C O L LE C TI O N D ’É T U D E S M É D I É V A L E S DE NICE
VOLUME 5
PRECHER LA PAIX
ET DISCIPLINER LA SOCIÉTÉ
ITALIE, FRANCE, ANGLETERRE (Xllle-XV« siècles)
BR EPO LS
La paix donnée par le Christ aux fidèles selon le verset de Jean
(14, 27) - « ]e vous laisse la paix, je vous donne ma paix » -
fut envisagée, au Moyen Âge, en fonction de la capacité
qu'avaient les hommes de l'établir au sein de la société et de la
sauvegarder. La paix était étroitement liée à une théologie de la
domination, renvoyant à Dieu tout en servant de fondement à
divers modèles d'autorité et d'obéissance.
C'est de cette paix prèchée pour discipliner et ordonner la société
qu'il est surtout question dans ce livre, qui s'ouvre par une étude
sur le sens et les usages des concepts de paix et de guerre entre
l'Antiquité classique et l'Empire chrétien. La période envisagée
ensuite - xme-xve siècles - est celle du renforcement, en Europe
occidentale, des institutions urbaines, de la monarchie et de la
papauté.
Les études réunies ici ne se limitent pas aux productions
savantes ; elles tentent aussi de comprendre les relations entre
idéologie et pratiques sociales, entre propagande et réception,
entre discours et mécanismes de discipline sociale, entre prédi
cation et mouvements collectifs, en observant comment les
éléments majeurs énoncés dans les traités se sont glissés dans la
parole publique.
À une époque où l'on assiste à l'essor de toutes sortes de prises de
parole et à un certain impérialisme de la prédication, le discours
sur la paix pose la question des modalités de la rencontre des
champs ecclésiastique et laïque dans ce genre de discours : quant
au statut des personnes qui prennent la parole (clercs ou laïcs),
aux lieux (l'église, la place publique, le conseil urbain, le
parlement), aux formes (le sermon ou la harangue), à la langue
(latin ou vulgaire), ou encore aux sources (références aux
Anciens et à l'Écriture).
ISBN 2 -5 0 3 -5 1 8 3 1 -1
9782503518312
782503 518312
PR ÊC H ER L A PAIX
ET D ISC IPLIN ER L A SO CIÉTÉ
C O L L E C T IO N D ’É T U D E S M É D IÉ V A L E S DE N IC E
Comité de rédaction
U w e B r u n n , Germain BUTAUD, Cécile CABY, Yann CODOU,
Rosa Maria DESSI, Philippe JANSEN, Michel LAUWERS,
Jean-Pierre W EISS, Monique ZERNER
Avertissement
Cet ouvrage constitue le cinquième volume de la Collection d ’études médié
vales de Nice qui pubüe les recherches animées par les médiévistes du Centre
d’études Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge (UMR 6130, CNRS - Université de
Nice). La Collection est désormais éditée et diffusée par les éditions Brepols.
Nos remerciements à Christophe Lebbe pour l ’intérêt porté à nos publications.
Illustration de couverture
Ambrogio Lorenzetti, Le Bon Gouvernement, 1338-1339, détail.
BtlEPOLS
CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
Centre d’études Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge
C O L L E C T IO N D ’É T U D E S M É D IÉ V A L E S D E N IC E
VOLUME 5
PRÊCHER LA PAIX
ET DISCIPLINER LA SOCIÉTÉ
ITALIE, FRANCE, ANGLETERRE (xnie-XVe siècle)
Sä
BREPOLS
© 2005 BREPOLS Sä PUBLISHERS, Tumhout, Belgium.
AU rights reserved. No part of this book may be reproduced,
stored in a retrieval system, or transmitted, in any form
or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording
or otherwise, without the prior permission of the publisher.
D/2005/0095/70
ISBN 2-503-51831-1
R o s a M a r ia D e ssí
ABRÉVIATIONS
AA SS Acta Sanctorum.
ANRW Aufstieg und Niedergang der römischen Welt.
BEC Bibliothèque de l ’École des Chartes.
BHL Bibliotecha Hagiografica Latina.
CCCM Corpus Christianorum. Continuatio Mediaevalis.
CCSL Corpus Christianorum. Series Latina.
CLCLT Cetedoc Library o f Christian Latin Texts.
JbAC Jahrbuch für Antike und Christentum.
JRA Journal of Roman Archaeology.
MEFRA Mélanges de l ’École française de Rome. Antiquité
MEFRM Mélanges de l ’École française de Rome. Moyen Age
MGH Monumenta Germaniae Historica.
MGH SS Monumenta Germaniae Historica. Scriptores.
PL Patrologia latina (MlGNE).
RAC Reallexikon für Antike und Christentum.
RHE Revue d ’histoire ecclésiastique.
RHEF Revue d ’histoire de l ’Église de France.
RIS Rerum Italicarum Scriptores.
SC Sources chrétiennes.
IN TR O D U CTIO N
R o s a M a r ia D e ssí
1. E. H. KANTOROWICZ, Laudes Regiae. Une étucle des acclamations liturgiques et du culte du souverain
au Moyen Âge [1946], trad, franç. par A. Wÿffels, Paris, 2004, p. 69-70.
2. Idem , Laudes Regiae, c it, p. 98,134.
Introduction 11
3. Y. SASSŒR, Royauté et idéologie au Moyen Âge. Bas-Empire, monde franc, France (IVe-XIIe siècle),
Paris, 2002, p. 290-297.
4. H.-W. G o e t z , « Die Gottesfriedensbewegung im Licht neuerer Forschungen », dans Landfrieden.
Anspruch und Wirklichkeit, éd. A. BUSCHMANN et E. W a l d e , Paderborn - Munich - Vienne - Zurich,
2001, p. 31-54. Sur la Paix de Dieu, cf. D. BARTHÉLEMY, L ’an mil et la paix de Dieu. La France chré
tienne et féodale, 980-1060, Paris, 1999, et Th. GERGEN, Pratique juridique de la paix et trêve de Dieu
à partir du concile de Charroux (989-1250), Francfort - Berlin - Bem - Bruxelles - New York -
Oxford - Vienne, 2004.
5. D. M ÉH U, Paix et communautés autour de l ’abbaye de Cluny, Xe-XVe siècle, Lyon, 2001.
6 . A. VAUCHEZ, « La paix dans les mouvements religieux populaires (XIc-XVe siècle) », dans Pace e
guerra nel Basso Medioevo, Atti del XL Convegno storico intemazionale, Todi, 12-14 ottobre, 2003,
Spolète, 2004, p. 313-333, ici p. 321.
12 R osa Maria D essí
7. Cf. J. HASCHET, La civilisation féodale. De l ’an mil à la colonisation de l ’Amérique, Paris, 2004,
p. 249.
Introduction 13
8. Lors de l’une des tables rondes préparant le présent ouvrage, Enrico ARTIFONI avait présenté les
discours sur la paix des orateurs laïcs. Cf. notamment de cet auteur : « Boncompagno da Signa,
i maestri di retorica e le città comunali del Duecento », dans II pensiero e l ’opera di Boncompagno da
Signa, Atti del Primo Convegno Nazionale, Signa 23-24 febbraio 2001, éd. M. BALDINI, Signa, 2002,
p. 23-36 ; IDEM, « L’éloquence politique dans les cités communales (xme siècle) », dans Cultures ita
liennes (XIIe-XVe siècles), éd. I. HEULLANT-DONAT, Paris, 2000, p. 268-296.
14 R osa Maria D essí
Pour finir, il nous faut signaler, parmi les éléments qui n’ont pas été pris en
compte dans cet ouvrage, une forme particulière de communication sur la paix :
celle des images. Le cas des villes italiennes est, encore une fois, significatif. De
même que la justice et la paix représentent les sujets par excellence des traités de
rhétorique communale, les peintures des palais communaux italiens célèbrent
l’une et l’autre de ces vertus urbaines. Cependant, dans les années où s’affirme
l’institution communale, c’est d’abord le thème de la guerre qui est présent dans
ces lieux, pas celui de la paix. Ce n’est que vers la fin du XIIIe, et surtout au
XIVe siècle, que la paix fait son apparition dans les fresques des palais commu
naux9, dont l’exemple le plus connu est le Bon Gouvernement d’Ambrogio
Lorenzetti. Dans les années 30 du XIVe siècle, le peintre siennois fait trôner la
paix au milieu de la fresque qui couvre le mur septentrional et central de la salle
de la Pace. La Fax de Lorenzetti est représentée par une femme légèrement vêtue
de blanc et doucement appuyée sur un coussin qui recouvre ime armure, tandis
que ses pieds reposent délicatement sur un heaume et un boucher. C’est l’image
qui a été choisie comme couverture de ce livre : elle désignait Y ordo pacis de la
commune de Sienne.
9. M. GaRGIULO, « Pace e guenra negli affreschi medievali dei palazzi pubblici in Italia settentrionale : fra
ideologia laica e affermazione del libero comune », dans Pace e guerra nel Basso Medioevo, cit.,
p. 347-373.
P r é l i m in a ir e
G U ERR E ET PAIX
D E L’A N TIQ U ITÉ CLA SSIQ U E
À L’EM PIRE CH RÉTIEN
Françoise M onfrdst
1. Pour les éditions de textes et les noms d ’auteur et titres abrégés des œuvres, j ’ai utilisé et cité, dans la
mesure du possible, celles qui sont indiquées dans le Nouveau Gaffiot et dans le Bailly et, pour
Augustin, celle de Y Augustinus-Lexikon. Pour quelques œuvres, on dispose dorénavant d ’éditions et de
traductions commentées récentes ; je mentionnerai en particulier pour Cyprien de Carthage : The
Letters o f St. Cyprian o f Carthage. Translated and annoted by G. W. CLARKE [Ancient Christian
Writers, 43-47], New York, 1984-1989 ; pour Eusèbe de Césarée : LC : Laus Constantini (Eusèbe de
Césarée. La Théologie politique de l ’Empire chrétien. Louanges de Constantin [Triakontaétérikos].
Introduction, traduction et notes par P. M araval [Sagesses chrétiennes], Paris, 2001), et VC : Vita
Constantini (traduction anglaise commentée : Eusebius, U fe o f Constantine. Translated with
Introduction and Commentary by A. CAMERON and S . G. H A L L, Oxford, 1999). La bibliographie est
fort abondante ; faute de pouvoir citer toutes les études sur lesquelles je me suis appuyée, je me conten
terai de renvoyer aux introductions et aux notes qui accompagnent la publication des sources, lesquelles
fournissent dans la plupart des cas la bibliographie essentielle.
2. L’expression vient par exemple sous la plume de Tite-Live, H, 21, 1 ; 26, 1 ; V, 17, 8. Le continuum
guerre / paix explique peut-être que la littérature antique n ’offre guère, comme le remarquait
A. Momigliano, de réflexion théorique sur la guerre et la paix des États en tant que telles, même si
l’historiographie et la réflexion politique, grecques comme romaines, s’intéressent aux causes des
guerres (A. M OM IGLIANO, « Some observations on Cause of War in Ancient Historiography », dans Acta
Congressus Madvigiani. Proceedings of the Second International Congress of Classical Studies, 1954,
Copenhague, 1958, p. 199-211 [= Secondo contributo alla storia degli studi Classici, Rome, 1960,
p. 13-27, ici 22]). Néanmoins, l’époque augustéenne devait marquer un changement notable dans
l’histoire de la réflexion antique sur la paix et la guerre, la « Paix d’Auguste » pouvant être considérée
comme un projet politique véritablement fondé sur la paix (même si c’est la paix imposée par Rome),
dépassant largement la seule perspective d’un état de non-guerre : ce fut sans doute l ’un des premiers
projets politiques, dans l’histoire, d’une paix « universelle », dont on notera cependant qu’il n’exclut pas
que Rome continuât de guerroyer contre ceux qu’elle considérait comme ses ennemis, car 1’« univers »
avait tendance à s’arrêter aux frontières de l’œkoumène romaine (voir par exemple Ovide, F., 2, v. 684).
18 F rançoise M onfrin
parce que l ’une et l’autre se nourrissent mutuellement, et d’autre part parce que la
guerre est presque toujours présentée comme entreprise menée afin d’assurer la
paix. Comme l’écrivait M.-D. Chenu en conclusion de sa réflexion sur la « roma-
nité de la théologie de la guerre et de la paix » chez Augustin, « le mythe de
Rome, de la pax romana, nourri au surplus de Virgile, enveloppait de légende et
d’épopée la réflexion philosophique et juridique ; si bien que la paix de Bethléem
était géographiquement et mystiquement instituée dans les anciens palais de
César », ce qui permit au Moyen Âge de se créer ainsi « une théologie de la
guerre, au milieu même de sa mystique de la paix. »3 Voilà pourquoi je présen
terai tout d’abord la conception grecque et surtout romaine de la « guerre juste »
et « pie », puis les textes bibliques qui vinrent se surimposer et se combiner avec
cette tradition qui continua à alimenter la réflexion des auteurs chrétiens, pour
tenter de montrer comment leur combinaison conduisit à passer de cette guerre
« juste » et « pie » à la guerre « sainte ».
D a n s l a R o m e pa ïe n n e
Avant tout - ce sont des banalités, mais on risque de les oublier à force d’évi
dence - deux points doivent être rappelés. En premier lieu, on se souviendra que
ni la Grèce ni Rome, qui vivent en régime de polythéisme, ne connurent de
guerres « religieuses » au sens où purent l’entendre les Juifs, mais surtout les
chrétiens, visant à éradiquer une religion considérée comme erronée pour la
remplacer par la « véritable » religion4 : dans l’Antiquité païenne, la guerre était
avant tout un moyen au service de la politique, même si elle était entourée de
rituels religieux, voire justifiée par des arguments religieux. Néanmoins, en Grèce
comme à Rome, la guerre comme la paix appartenaient à plus d’un titre au
domaine du sacré ; révélatrice est l’existence de dieux de la guerre, avec cette
divinisation des forces impliquées dans les combats que se livrent les hommes
ainsi que dans le rétablissement de la paix, de même qu’est significative l’opposi
tion constante de la piété (eusebeia, pietas) des Romains et de l ’impiété (asebeia,
dussebeia, impietas) de leurs ennemis5 dans la propagande romaine. Et même si
3. M.-D. CHENU, « L’évolution de la théologie de la guerre », dans Lumière et vie, 7,1958, p. 76-98, ici p. 86.
4. Voir les réflexions de P. VEYNE, « Humanitas : le Romain et les autres », dans A. GlARDINA dir.,
L ’Homme romain, Paris3, 2002, p. 438-478, ici p. 464-469.
5. Il est impossible de citer la très abondante bibliographie consacrée à la notion de « piété » en Grèce et à
Rome, différente de la future « piété » chrétienne, mais qui continue de faire débat, entre ceux qui privi
légient très fortement l’aspect rituel de la piété (le respect des devoirs - envers les dieux, les parents,
la patrie, etc. - traduit d’abord en actes, la connaissance et l ’exercice exacts des rites prescrits), et ceux
qui considère qu’elle inclut une dimension de « foi ».
G uerre e t paix de l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 19
6. Parmi les rares attestations de cette expression, on mentionnera Salvien, Gub., VI, 17, 94, en notant
cependant qu’il s’agit là d’un emploi métaphorique - « nous déclarons en un mot une sainte guerre à
toutes les impuretés », c’est-à-dire aux vices.
7. En revanche, le grec connaît l’expression « guerre sacrée (hiéros polémos) », soit pour désigner une
« guerre contre la divinité » (Aristophane, Av., 554 sq.), soit dans, le cas précis des trois ou quatre
« guerres sacrées » des Ve et rve s. menées par les Athéniens pour récupérer le sanctuaire de Delphes
dont s’étaient emparés les Phocidiens qui pillèrent le trésor dont ils se servirent pour stipendier leurs
mercenaires, un bien « sacré », investi par la divinité, le bien de cette divinité dont la prise constituait
un sacrilège (Thucydide, I, 112, 5 ; Diodore de Sicile, XVI, 23, 1 ; 38, 6 et 64, 3 ; Philon, Prou.,
transmis par Eusèbe, PE, VIH, 14, 33-35). Hormis cette désignation spécifique, hierós polémos est
employé en grec dans un sens qui s’apparente à celui du bellum iustum de Rome : une guerre
conforme à la justice et menée en vue du rétablissement de la loi, de la vertu et d’un ordre gouverné
par la Providence divine.
8. Faute de place, je m ’en tiendrai à Rome, quitte à faire allusion parfois aux réglementations et à la
réflexion grecques antérieures à la conquête romaine, qui nourrirent amplement la conception latine
de la guerre juste et pie.
9. 1,70.
20 Françoise M onfrin
énoncées plutôt dans le cadre de la réflexion sur la guerre civile, et elles sont fort
subjectives, épousant étroitement le point de vue du vainqueur.
Reprenant notamment les opinions du représentant du moyen-stoïcisme
Panaitios de Rhodes et du platonicien Carnéade, mais fidèle aussi à la tradition
spécifiquement romaine des conditions de la guerre « juste » et « pie », Cicéron en
énumérait les conditions religieuses et éthiques, leur donnant une forme systéma
tique, conditions qui devaient être citées durant toute l’histoire de Rome, y
compris par les auteurs chrétiens15. Une guerre n’est « juste » et « pie » que si
déclarée selon les règles du droit fécial16 et, de manière générale, conduite confor
mément à ce droit17 ; destinée à apporter la paix, à écarter ou corriger l’injustice, à
assurer la sécurité18 ; que si elle s’est révélée le seul moyen de régler un différend,
la négociation n’ayant point abouti19. Elle doit être annoncée formellement20 et
conduite selon le « droit » et avec « bonne foi »21, dans l’observance des règles de
la guerre légitime22 ; le droit et la justice doivent être également respectés dans les
ordres donnés à l’armée23 ; enfin, nul ne peut être chargé d’une mission en vue de
son seul intérêt privé24. La victoire assurée - une victoire juste comme la guerre
qu’elle conclut25 - la vie de ceux des ennemis « qui dans la guerre, n’ont été ni
sauvages ni brutaux » doit être épargnée26. Ayant fait sa soumission, le peuple
adversaire doit être protégé par Rome - Cicéron soutient que Rome pratiqua de
tous temps cette clémence envers les vaincus, les accueillant dans sa propre
communauté27.
15. Ce qui devait être désigné plus tard par ius ad bellum - le droit de faire la guerre - et ius in bello - les
moyens employés dans la guerre.
16. Rep., H, 17,31.
17. Off., 1,12,36.
18. Off., I, 11, 34 (cf. aussi 12, 38) et Rep., HI, 26, 37 frg. 1, cité par Augustin, Cm., XXII, 6, 2, dont le
commentaire oppose le « salut » de la cité temporelle au salut de la cité de Dieu : « La cité parfaite ne
fait la guerre que pour tenir ses engagements ou pour assurer sa sécurité » (nullum bellum suscipi a
duitate optima nisi aut pro fide aut pro salute : ces deux mots de salus et de fides sont importants, car
ils devaient prendre une résonance nouvelle avec le christianisme).
19. Off., 1,9,34.
20. Rep., DI, 26,37 frg. 2, cité par Isidore de Séville, Etym., XVHI, 1,2-3 ; Off., ï, 11,36, qui renvoie à la
codification du droit fécial.
21. Leg., H, 14,34.
22. Leg., IH, 3,9.
23. Leg., IH, 3,6.
24. Leg.,m , 3,9.
25. Iusta uictoria n ’est pas une expression très courante, mais elle est néanmoins attestée : ainsi, chez
Cicéron, Epist., 225,3. Seule cette victoire acquise au terme d ’une guerre juste autorisait d’ailleurs « le
triomphe légitime », tel par exemple celui d ’Auguste ayant dompté les peuples qui menaçaient Rome
sur ses frontières orientales (Horace, O., 1 ,12,54).
26. Ce jugement de « sauvage et brutal », dicté par la norme romaine, répartit de manière totalement sub
jective l’humanité en deux groupes, dont l’un mérite d ’être traité selon les règles de la guerre juste,
tandis que l’autre peut être anéanti.
27. Off., ï, 11,35 ; on se souviendra bien sûr aussi de Virgile, En., VI, 851-853, cités infra, p. 26.
22 Françoise M onfrin
Au fil des récits antiques et du droit classique se dessinent plus largement les
conditions de la guerre « juste » et partant, les conditions de la victoire. Toute
guerre menée à la suite de la rupture d’un traité est « impie », auquel cas la vic
toire risque bien de ne point venir la couronner : en effet, la rupture du traité,
garanti par les dieux, attire leur hostilité28. Les lieux et les biens appartenant aux
dieux ou placés sous leur protection devaient être épargnés, comme c’était le cas
déjà en Grèce - toute atteinte constituant un sacrilège29. De manière générale,
tout pillage excessif, surtout lorsque accompagné de cruauté, était à proscrire30 ;
le seul qui fût légitime était celui prévu par le « droit de pillage » que le droit
romain se préoccupa de réglementer (il va sans dire que les auteurs anciens
rapportent d’innombrables cas de pillages sauvages...) : selon Gaius, le butin pris
à l’ennemi devenait « naturellement » la propriété du vainqueur31 ; si l’on sait le
rôle que jouèrent bien souvent, dans les luttes politiques, les richesses acquises
grâce aux guerres victorieuses, le miroir du bon homme politique incluait cepen
dant parmi ses qualités qu’il mît ces richesses au service de la patrie323.
L’historiographie romaine païenne reprit - parfois inlassablement, pour certai
nes d’entre elles - quelques figures plus ou moins légendaires, érigées en types
paradigmatiques du respect des règles de la guerre « juste » et « pie » (on citera
notamment Camille), sans cesse réactualisés par les grands hommes dont le por
trait s’inspira de leur exemple : ainsi s’établit une tradition continue de guerres
menées selon les règles de la justice, de héros qui s’illustrèrent dans ce que
Cicéron nomme les bellica o fficici. Cette tradition forme comme une voix de
dessus masquant les horreurs de la guerre que rapportent cependant aussi les his
toriens, comme ils relatent ici ou là la fidélité à la foi jurée (la. fides) bafouée, les
embuscades et subterfuges divers (le proelium iustum est la bataille rangée3435,les
soldats marchant « sans rompre les rangs », formant une iusta acies...fi5. Rome
revendiquait comme l’une de ses caractéristiques éthiques la guerre loyale, mais
elle reconnaissait aussi que le respect de ces règles, pour aussi moral qu’il fût, lui
était d’abord bénéfique, sachant d’expérience que les ruses n ’apportaient que des
victoires provisoires, tandis que la « vertu » assurait une suprématie durable36.
L’opposition entre les méthodes des ennemis étrangers, des combattants
« injustes », et le respect des méthodes « justes » de la part de Rome devait être
largement exploitée par le discours de l’Église dirigé contre les dissidents - héré
tiques ou schismatiques. Ces règles n’étaient valables cependant que pour autant
que l’ennemi fût considéré - et c’est un corollaire essentiel à la notion de « guerre
juste » - comme un « ennemi juste ». Cicéron fournit une définition de l’ennemi
« juste » au sens de l’ennemi « régulier », à propos du « droit à la guerre », et du
respect de la foi jurée : un ennemi qui n’est ni un brigand ni un pirate37 ; mais
l’ennemi « juste » peut être aussi un ennemi vivant selon les lois, selon le ius
gentium, le « droit des gens » qui, outre une définition juridique38, est aussi une
valeur philosophique entraînant, dans l’idéal, le respect des principes de Y huma
nitas dans la manière de faire la guerre39. En revanche, lorsque l’ennemi se
plaçait en dehors de la communauté humaine et de la vie civilisée par sa sauva
gerie, toute forme de lutte était bonne, y compris les plus déloyales, y compris le
non-respect de la foi jurée et les faux serments. C’est là une différenciation dans
le traitement réservé à l ’adversaire qui devait être systématiquement exploitée
dans le discours sur la guerre injuste.
40. Voir par exemple Tite-Live, XXXIX, 36, 12 (discours du stratège Lycortas de Mégalopolis en 184
av. J.-C., lors de la phase préparatoire des hostilités entre Rome et Philippe V de Macédoine, et de
l’alliance entre Rome et les Achéens) : « Nous avons donc, en votre nom, entrepris une guerre juste et
sainte. Mais alors que d ’autres nous en félicitent, que même les Lacédémoniens ne peuvent nous
blâmer, que les dieux eux-mêmes nous ont approuvés en nous donnant la victoire, comment donc en
vient-on à contester des actions accomplies en vertu du droit de la guerre ? (Pro uobis igitur iustum
piumque bellum suscepimus. Quod cum alii laudent, reprehendere ne Lacedaemonii quidem possint,
dii quoque ipsi comprobauerint qui nobis uictoriam dederunt, quonam modo ea quae belli iure acta
sunt in disceptationem ueniunt ?) ».
41. Rom., 16,3-6, qui emprunte ses renseignements à Vairon, qu’il cite ici nommément.
42. V, 19-23.
43. Cam., 5-8.
44. Tite-Live, V, 21,1-3 (ce récit documente le rituel de Veuocatio : Junon est invitée à abandonner Viéies
et les Véiens pour protéger dorénavant Rome. Macrobe rapporterait encore, dans la première moitié du
Ve s., la formule de Veuocatio).
G uerre e t paix d e l ’Antiquité classique à l 'empire chrétien 25
la perspective sanctificatrice autoriserait, mesurée surtout à l’aune de l ’éternité promise, toutes les
contraintes physiques et morales sur l ’individu (voir infra, p. 59-60).
50. VI, 847-853. Le thème de l ’expansion et de la domination de Rome par les armes, les lois et la paix,
court tout au long de l ’historiographie de l’Empire ainsi que de la littérature poétique qui le célèbre,
dominé par le souvenir virgilien : voir par exemple, au IVe s., Rutilius Namatianus, I, notamment
V. 63-80.
51. 1,21,6.
52. La tradition des leux séculaires remonterait, selon les Res Gestae d’Auguste, au v e s. ; mais c ’est bien
ce dernier qui, pour des raisons politiques, décida de les rétablir (voir J. SCHEID, Romulus et ses frères.
Le collège des Frères Arvales. Modèle du culte public dans la Rome des empereurs [BEFAR 275],
Rome, 1990, p. 728-729).
53. L’importance que conservaient ces jeux aux yeux des Romains païens de l ’Antiquité tardive devait être
attestée par les regrets qu’appellerait leur suspension. Pour les différentes célébrations des Jeux sécu
laires, voir les n. de Fr. PASCHOUD dans le commentaire de Zosime, H, 4 et H, 6 (en particulier la n. 12
pour la question du projet de célébration de 304), et pour la description des rites les n. de II, 5.
54. Voir G. B. PlGHI, De ludiis saecularibus populi Romani Quiritium libri VI [Pubblicazione
dell’Università cattolica del S. Cuore, Ser. 5, Scienze filologiche, 35], Amsterdam, 19652.
55. Ovide, Ai., 15, v. 746-750.
G uerre et paix de l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 27
mit fm et dans les guerres extérieures56, tels tous les princes présentés dans les
« portraits » du bon empereur.
signa), revêtues elles-mêmes d’un caractère sacré - on jurait par elles et un culte
leur était rendu63. À partir de l’époque impériale, les imagines sacrae leurs furent
associées ; au culte des enseignes venait parfois s’adjoindre celui du numen ou
des numina impériaux. Le lien entre loyauté politique et religieuse était donc
étroit64, ce qui devait mettre les chrétiens dans une situation particulièrement
difficile : ils peinèrent à convaincre que le refus des rituels religieux imposés aux
soldats n’impliquait pas un refus du pouvoir politique (la situation des soldats
chrétiens n’étant qu’une illustration parmi d’autres des problèmes que pouvait
poser la participation à la vie civique commune dans un univers qui ignorait le
principe de séparation entre sphère profane [publique] et sphère religieuse
[privée]). Comme l’écrivait très justement R. Turcan : « Les chrétiens se feront
tuer pour ne pas adorer l’empereur païen. Mais, [ajoute-t-il] quand il se fera chré
tien, ils brûleront de l’encens au pied de sa statue... »65. Et cette dimension
civique qui avait précisément entraîné la mort de certains fidèles devait, paradoxa
lement, assurer à la religion impériale sa survie en régime de chrétienté, moyen
nant transformation et, partant, devait permettre aux chrétiens d’être des soldats
fidèles à leur chef.
La même intrication de la loyauté du soldat envers son chef, et de la
reconnaissance de facto du pouvoir suprême dont ce dernier tenait son pouvoir
terrestre se retrouve dans le serment qu’il devait prêter lors de son engagement et
renouveler l’occasion de la fête des calendes de janvier ainsi qu’à l’occasion de
l’anniversaire de l’avènement, au dies imperii, qui était un jour sacré. Du simple
fait qu’il constituait un engagement envers un être qui tenait son pouvoir des
dieux païens, et qu’il était prêté en des occasions religieuses, il en devenait lui-
même un engagement également religieux66. Le mot sacramentum pose un
dionysiados et l ’évolution de l ’architecture militaire tardive », dans MEFRA, 86, 1974, p. 819-850
(offrant de nombreuses comparaisons avec d ’autres camps ou castella), qui situe la construction avant
Dioclétien, vers le milieu du me s. ; voir aussi, par exemple, M. LENOIR, « Une martyre près des
Principia. À propos du camp et de la basilique á ’Ala Miliaria », dans MEFRA, 98,1986, p. 643-664.
63. J. HELGELAND, « Roman Army Religion », dans ANRW, H, 16, 2, 1978, p. 1371-1505, notamment
1490 et suiv. Tertullien, Apol., 16, 8, et Nat., I, 12, 15, offre deux témoignages particulièrement
précieux sur la religion des camps qu’il dénonce.
64. R. T u r c a n , « Le culte impérial au me siècle », dans ANRW, H, 16, 2, 1978, p. 996-1084, emploie,
p. 1011, l ’expression « civisme cultuel ».
65. Ibid., p. 1083.
66. Le serment prêté devant les tribuns fut imposé pour la première fois, au dire de Tite-Live, XXH, 38,
2-5, en 216 av. J.-C., au cours de la deuxième guerre punique ; auparavant, les soldats ne prêtaient
serment qu’au moment de leur enrôlement. La formule du serment ne paraît pas avoir comporté alors
d’élément proprement religieux : les soldats juraient seulement « de ne pas s’enfuir sous l ’effet de la
peur, de ne pas quitter leur rang sauf pour récupérer ou prendre un javelot, pour frapper l ’ennemi ou
pour sauver un camarade » (voir aussi des formules un peu différentes chez Aulu-Gelle, XVI, 4 ,2 -4 ;
Polybe, VI, 21, 2-3). Avant la formule christianisée transmise par Végèce, H, 5, on ne possède pas de
version officielle complète du serment, mais l’on a supposé qu’il avait subi peu de modifications
depuis l’époque républicaine, hormis l’adaptation à la religion nouvelle.
G uerre et paix d e l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 29
Si la guerre extérieure, à condition que les règles soient respectées, peut être
« juste » et « pie », en revanche, fondamentalement injuste est la guerre intestine,
qui ne répond à aucun des critères définis plus haut. Déjà dans VIliade, Nestor
avertissait Agamemnon ainsi que tous les Grecs : « Non, il n’a ni clan ni loi ni
foyer, celui qui désire la guerre intestine, la guerre qui glace les cœurs. »72 Puis,
dans la Grèce classique, ce fut l’expérience des rivalités constantes entre les cités,
que l’on tendit à assimiler, à partir du IVe s. à des guerres civiles, à des staseis
parce qu’opposant les Grecs aux Grecs73, l’émergence d’une conscience de la
communauté hellénique, ainsi que les turbulences de la démocratie qui amenèrent
à distinguer entre guerre condamnable et guerre louable, ou du moins acceptable.
Toujours condamnable est la stasis, la rébellion, la « révolution », la discorde
(Éris) - surtout entre les citoyens, mais aussi parfois entre les cités grecques - qui
conduit à la guerre civile, la guerre qui se déroule au sein de Voikos, qui rompt les
engagements d’amitié pris sous le regard des dieux, qui peut conduire à l ’anéan
tissement des empires les plus puissants. La discorde est bien souvent présentée
comme une conséquence de la mania, à laquelle correspond le furor latin (mot
caractéristique de la guerre injuste), de Vhybris, de la « soif de meurtre »74, qui
conduit l’homme à rejoindre la nature de la bête féroce - d’où la fréquence de la
comparaison avec les bêtes fauves pour les fauteurs de stasis, qu’on devait retrou
ver dans la dénonciation des persécuteurs et de tous les « déviants » chrétiens.
Thucydide fournit une définition exemplaire de la stasis en rapportant
comment les Corcyréens liquidèrent leurs concitoyens partisans de la démocratie
- parents, amis, suppliants protégés par l’asylie des temples - , analysant avec
pessimisme les causes de la guerre civile (« le pouvoir voulu par la cupidité et par
ambition ») ainsi que les mécanismes complexes qui l’amènent à s’étendre à
l’œkoumène grec tout entier à partir d’un premier foyer de dissension75. L’état
opposé à celui de la stasis qui dresse les uns contre les autres ceux qu’unissent
« la parenté et la communauté d’origine », qui sont « naturellement amis »76, est
l’entente et la concorde (l’homonoia) et/ou la « paix commune », associées
parfois à la vertu de « piété », à Veusebeia. Par opposition à la stasis, la guerre
contre l’étranger (polémos), contre ceux qui sont « naturellement ennemis »77,
s’en trouva valorisée jusqu’à devenir un dérivatif proposé à la guerre civile78, car
on percevait combien la menace d’un ennemi extérieur pouvait réconcilier les
éléments d’un même ensemble politique et culturel que déchiraient rivalités et
dissensions (ainsi par exemple la guerre contre les Perses79).
Rome reprit largement ces grandes oppositions entre stasis et polémos, qui
correspondent à guerre « juste » (si les règles en sont respectées) et guerre fonda
mentalement « injuste », la guerre civile. Même si l ’histoire de la Rome républi
73. J. de ROMOLLY, « Guerre et paix entre cités », dans J.-P. VERNANT éd., Problèmes de la guerre en
Grèce ancienne, Paris3, 1999, p. 273-290, notamment p. 286.
74. Cf. Eschyle, Eum., 858-425.
75. m, 82-83.
76. Platon, Rsp., V, 470 bd.
77. Ibid., 470 b.
78. Pour le rôle de la guerre contre l ’étranger comme correctif aux guerres fratricides, voir par exemple
Platon, Leg., 1,628 ab.
79. Voir par exemple Isocrate, Pan., largement consacré au thème de la concorde entre les Grecs obtenue
grâce à leur coalition (sous l’hégémonie d’Athènes) contre les « barbares ».
G uerre e t paix de l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 31
caine avait connu bien des conflits entre citoyens, ce fut la Guerre civile qui
entraîna la chute de la République, l’horreur du règne de la « Discorde », « cet
embrasement général » de tout l’Empire qui fut « plus qu’une guerre », provo
quée par la fureur de César et de Pompée, pour reprendre les mots de Florus80,
qui conduisirent les Latins, réfléchissant aux causes, aux méthodes et aux consé
quences de la guerre civile, à définir la guerre « injuste », « impie », et en consé
quence à affiner la notion de « guerre juste » (c’est ce que l’on a vu avec Cicéron)
et à définir plus positivement la « paix », étroitement liée à l’idée de concordia,
« salut des êtres et de l’universelle harmonie, amour sacré du monde »81, pensée
sur le modèle de Vhomonoia : au couple grec eirènè / homonoia correspond le
couple latin pax / concordia, avec la même note de spécialisation - paix se
rapportant plutôt à la sphère des relations extérieures, concorde à celle des rela
tions civiles, « domestiques ». On devait retrouver dans la réflexion chrétienne sur
la guerre et la paix la même dialectique poussant à forger, à partir de l’analyse des
troubles internes à l’Église, l’idée de paix et, par voie de conséquence, d’ortho
doxie et d’orthopraxie.
80. H, 13,4 (IV, 2). L’expression fut réutilisée par Augustin, Ciu., in , 14,1.
81. Lucain, IV, V . 190-191.
82. Lucain, H, V . 286.
83. Vn,v. 180-183.
84. 1,34,1-5 (H, 19).
32 Françoise M onfrin
romain, les autels, les foyers, les tombeaux des ancêtres, les lois, les tribunaux,
la liberté, nos femmes, nos enfants, la patrie », promettant « la liberté, les lois,
les droits, les tribunaux, la domination du monde, la dignité, la paix, le repos »,
tandis qu’Antoine « machine et lutte pour bouleverser et détruire tout cela, pour
trouver dans le pillage de la République un motif de guerre, pour dissiper une
partie de nos biens et distribuer le reste à des parricides », et n’offre que des
perspectives « sanglantes, repoussantes, criminelles, odieuses aux dieux et aux
hommes, sans effet durable et salutaire »94. Toujours tenu, bien entendu, comme
le premier fauteur de la guerre civile, l’adversaire politique vaincu était supposé
mû par des intérêts particuliers, des jalousies, des rivalités personnelles. Ainsi
Antoine, « furieux de se voir préféré Octave, avait entrepris une guerre inexpiable
pour s’opposer à l’adoption d’un adolescent si énergique »95. Mais à la guerre
inexpiable d’Antoine répond la guerre « inexpiable » (ici au sens métaphorique)
assumée par Cicéron contre Clodius afin de sauver la république de la destruction
dont ce dernier la menaçait, et non pour sauvegarder ses intérêts propres et ceux
des siens96.
Les désignations injurieuses s’accumulent (si nombreuses qu’on ne saurait
citer ici les sources), et l ’on note que leur répertoire devait se maintenir sans
changement majeur sous les plumes chrétiennes pour stigmatiser l’adversaire
politique et/ou l’adversaire religieux, païen, hérétique ou schismatique97. La
caractérisation est souvent d’ordre politique : le fauteur de la guerre civile est un
tyran98, son adversaire est le défenseur de la liberté, comme on vient de le voir
pour Antoine et Octave. Mais il y a aussi une criminilisation des responsables de
la guerre civile : ce sont des brigands, des bandits, des pirates ravageant le pays
de l’intérieur, tandis que les combattants de la juste cause sont toujours présentés
comme des adversaires réguliers appartenant à une armée (et non à une « bande »,
une « faction »), combattant selon les lois de la guerre juste. D’autres forfaits
encore relevant du droit commun leur sont imputés : violences faites aux enfants,
honneur bafoué des femmes soumises au plaisir des vainqueurs... - là encore, ce
sont de tristes énumérations qu’un Lactance ou un Eusèbe ne devaient pas oublier
lorsqu’ils dénonceraient le comportement des persécuteurs et des adversaires de
Constantin. Suprême accusation, les ennemis auxquels sont affrontés les combat-
tants du parti juste sont assimilés à des parricides puisque prenant les armes
contre la patrie, contre des concitoyens - « le plus atroce de tous les parricides",
la destruction de la patrie »10°. Criminalisé, transformée en délit de droit
commun9910101, la sédition, la révolte était vidée de sa dimension politique - on
mesurera l’enjeu.
Autre accusation venant renforcer celle-ci : les séditieux eux-mêmes, et les
masses de manœuvre sur lesquelles ils étaient réputés s’appuyer, se recrutaient,
disait-on, parmi les couches les plus infâmes de la population, représentants de
professions méprisées ou honteuses (artisans, cabaretiers, boutiquiers, tenanciers
de lupanars ou trafiquants du sexe, gladiateurs et gens du spectacle, esclaves et
affranchis...) soupçonnés de jouer un rôle dans les séditions locales, accusés de
servir d’appoints mercenaires aux partis démagogiques. La guerre menée par les
séditieux, tirée du côté d’une criminalité ignominieuse, appelait et justifiait des
châtiments infâmes. On retrouverait le même phénomène dans l’univers chrétien.
Les fidèles furent victimes de semblables soupçons - constituer des associations
criminelles et s’associer à des gens perdus102 ; puis les hérétiques et les schisma
tiques seraient dénoncés dans des termes identiques ; enfin, des accusations
semblables seraient lancées dans des affaires d’élection ou de contestation épisco
pales, ainsi pour les évêques de Rome Damase à la fin du rve s. ou encore
Symmaque à l’aube du V Ie s.
Une troisième catégorie de désignations ou de comparaisons vise à exclure les
partisans de la guerre injuste de la société et de Yhumanitas civilisée. Tout
d’abord, la qualification de « barbare », assortie de toutes les tares afférentes - la
fureur, la rage et, de manière générale, les passions qui sont signes d’une âme non
policée par la pratique de la philosophie et le sens de l’État - les exclut de
l’œkoumène. Et si l’adversaire n’était pas lui-même taxé de « barbare », reproche
pouvait lui être fait de s’être allié à des Barbares, tel César, accusé de s’être
99. Terme employé non seulement pour le meurtre du père, mais aussi, par catachrèse, pour l’assassinat
d’une mère ou d’un frère (sens donné par Quintilien, V m , 6,35).
100. Cicéron, Off., m , 21, 83 ; on peut en relever de multiples exemples notamment dans Cat. et Phil., et
Augustin, Cm., 1,5, fidèle à Cicéron, appellerait à son tour Catilina et ses partisans « des parricides de
la patrie ».
101. Lorsqu’à la fin du IVe s., Claudien dresserait le portrait du « tyran » Gildon, comes et magister
utriusque militiae per Africam qui ne prit pas la défense de Théodose lorsque ce dernier eut à affronter
l ’usurpateur Eugène, puis qui entra directement en conflit avec Honorius, il réunirait encore toutes les
accusations traditionnelles envers les rebelles, parmi lesquelles celle d ’être un praedo puisque ayant
ravi l ’Afrique à l ’Empire (Bell., v. 160-163) : ici, le vol est caractérisé de manière quasiment littérale,
une province ayant été soustraite par la révolte à l ’Empire de Rome. Quelque vingt ans plus tard, sans
employer le terme de « voleur », Orose, VH, 36,2, devait lui aussi décrire l ’acte criminel de Gildon
en des termes qui indiquent clairement sa qualité d’usurpation de bien et de vol.
102. Ainsi, selon Tertullien, Fug., 13,3, les chrétiens de Carthage firent l ’objet de dénonciations similaires
auprès des autorités militaires de la métropole africaine.
G uerre e t paix d e l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 35
L ’apaisement du conflit
Même s’il mettait fin à la discorde, tout apaisement des conflits n’était cepen
dant point tenu pour acceptable : à la guerre « injuste » correspond l’idée de la paix
« injuste », soit qu’elle ne fût qu’une poursuite de la discorde et de la guerre sous
l’apparence de la paix105, soit qu’elle fût une paix « tyrannique » parce que conclue
avec un homme violent et injuste106. Pourtant, l’horreur et la crainte de la discorde
civile étaient si grandes qu’il se trouva toujours des voix pour œuvrer en faveur de
la concorde et défendre la paix, tel Cicéron qui, en 49 av. J.-C., s’intitulant alumnus
pacis, se fit le défenseur de la paix entre Pompée et César, alors qu’il devait refuser
la paix avec Antoine107, jugeant une paix « même injuste [...] plus avantageuse que
la plus juste des guerres contre des concitoyens »108, car au moins, elle préserverait
des vies humaines109 ainsi que la République, même « sous une forme diminuée et
affaiblie »110. Un autre argument en faveur de la recherche d’un compromis de
paix, quel qu’en fût le prix, vient parfois s’ajouter à ceux-ci, l’argument religieux
que suggère implicitement le dictateur M. Valerius Cornus dans le discours que lui
prête Tite-Live : entre l’iniquité d’une mauvaise paix et l’impiété de la guerre
civile, c’est la première solution qui doit prévaloir111. Ici, en revanche, l’ecclésio-
logie chrétienne marquerait une rupture nette : l’Éghse ne peut accepter de « règle
ment inique » en matière de foi ni de discipline...
Paix et concorde
Dépassées les luttes intérieures de la guerre civile qui mit fin à la République,
ce fut le Principat qui inaugura l’ère de la pax romana120, devenant, grâce à
l ’œuvre d’Auguste, la « Paix d’Auguste » : au dire des chantres de l’empereur, ce
fut un nouvel âge d’or, la renaissance de la paix du règne de Saturne, non seule
ment dans le Latium, mais désormais dans un empire dilaté par les conquêtes121.
Cette paix était celle de tout l’œkoumène romain, marquant, au plan politique, le
112. Voir par exemple Tite-Live, IV, 2,.12 ; Tacite, H., V, 12,8 \Agric.,29.
113. Lucain, I, V . 158-181.
114. Tite-Live, 1 ,19 ; H, 39 ; H, 4 2,3. L’idée se retrouve chez Orose, V, 8 ,2 , peut-être inspirée de Florus,
1,34 (n , 19).
115. Polybe, VI, 57,2-58,13 ; Herr., 2,34.
116. C., X, 1 ; J., 41,1-3 ; H., 1 ,11 (Maurenbrecher), transcrit ou paraphrasé par Augustin, Ciu., D, 18,1
(voir aussi Ciu., HI, 21, et V, 12, 4 et 6) ; voir aussi H., I, 12 (Maurenbrecher) ; cf. Velleius
Paterculus, n , 1,1 ; Horns, 1,31,5 (H, 15) ; 1 ,47,7 (HI, 12).
117. Inst., VU, 15.
118. Outre les passages de Saliuste transcrits par Augustin, voir aussi Ciu., I, 30, 47 (repris dans Ps.-
Augustin, C. philosophos, disp., 1).
119. Hist., TV, 23,9-10.
120. L’expression elle-même est attestée pour la première fois chez Sénèque, Prou., IV, 14, qui l ’emploie
comme synonyme d’œkoumène romaine.
121. Virgile, En., VI, 791-797.
38 Françoise M onfrin
122. Voir par exemple le tableau révélateur que brosserait encore au rve s. Ps.-Aurelius Victor, Epist., 1 ,1-
14 (en s’inspirant de Suétone), des entreprises militaires d ’Auguste, consistant en une énumération de
ses victoires qui aboutirent à l ’annexion de nouvelles provinces et qui se conclut ainsi : « H eut une
telle horreur des troubles, des guerres et des dissensions que jamais, sauf raison légitime [c’est moi
qui souligne], il ne déclara la guerre à aucun peuple », reprenant la notation de Suétone, Aug., 21,4.
L’expression « contraindre à la paix » se rencontre dans ce même passage du Ps.-Aurelius Victor, à
propos des Gètes et des Bastemes, en 1,7.
123. À l a f in d u IVe s ., l ’u to p ie d e l a p a i x u n iv e r s e lle d é v e lo p p é e d a n s HA, Tac., 15,2, q u i s ’in s c r it d a n s la
d r o ite lig n e d e l a p r o p a g a n d e d e s Ie e t n e s ., m o n tre c la ir e m e n t le lie n e n tr e le s d e u x .
124. Voir par exemple Suétone, Aug., 21,1-4.
125. Cf. Cicéron, Off., Il, 8,27 ; Tite-Live, XXIX, 15,1 : pro fide et obsequio in populum romanum : ainsi
sont définies l ’obéissance et la foi que les cités conquises (puis plus tard les nations) furent tenues
d’observer à l ’égard du peuple romain.
126. Tite-Live, XXXVI, 7,12.
127. Rome reprit à son compte le discours grec sur la justification éthique de l’hégémonie athénienne,
comme facteur de libération et de civilisation des peuples conquis.
G uerre e t paix de l ’Antiquité classique A l ’empire chrétien 39
d’un nom128 : une remarque reprise, l’on ne s’en étonnera point, par le chrétien
Orose129. Les critiques les plus virulentes à l ’égard des guerres de Rome émanent
de ses ennemis ; je ne citerai ici que le réquisitoire si frappant du chef calédonien
Calgacus, sous Vespasien, rapporté par Tacite : « Voler, massacrer, ravir, voilà ce
que leur vocabulaire mensonger appelle autorité et faire le vide, pacification »130.
La guerre juste est donc tant celle qui défend la patrie contre les ennemis exté
rieurs que celle qui vise à assurer la paix et la prospérité intérieure, en éliminant
les criminels et les tyrans, et en assurant la pax deorum : moyennant les néces
saires métamorphoses des références religieuses, les fondements de la guerre
juste telle que la concevrait pour des siècles la civilisation occidentale étaient
jetés. De la sorte, Rome put prétendre poursuivre la paix en menant constamment
la guerre. Ainsi le formulait Valére Maxime au ne s. : « J’aborde maintenant ce
qui est le principal honneur de l’empire romain et son principal soutien, les obli
gations si strictes de sa discipline militaire qu’une salutaire persévérance a main
tenue jusqu’à nos jours dans toute son intégrité et sa force : c’est pour ainsi dire
sur son giron et sous sa garde que repose dans une tranquillité profonde l’état de
paix heureuse dont nous jouissons. »131
C h r é t ie n s et E m pir e r o m a n o - c h r é t ie n
Les chrétiens pour leur grande majorité - certains, dès avant la Paix de
l’Église - puis l’empire chrétien, par la voix de ses penseurs politico-religieux ou
par celle des empereurs s’exprimant par leurs textes législatifs, leurs missives,
leur iconographie, poursuivirent la fiction de la « guerre juste », reprenant, sans
grand changement, les points énumérés précédemment, tout en convertissant les
devoirs de piété à l’égard des dieux du polythéisme en devoirs de piété à l’égard
du Dieu unique, et en conjuguant l’héritage « classique » avec les apports
bibliques. La conception de l’homme, de la société humaine et de son histoire,
comme d’un champ de bataille où, depuis la scène du jardin d’Eden, s’opposent
le projet de salut divin et l’esprit de perdition du diable, T« antique ennemi », le
tyran qui se dresse contre le créateur et maître légitime du monde, Dieu, explique
que le discours chrétien - qu’il soit théologique, homilétique, hagiographique,
poétique ou politique - ait pu puiser en permanence à la tradition « païenne » du
discours sur la guerre et la paix qui offrait des modèles et des instruments
132. Ml 4 ; 11.
133. Ceux-ci ont utilisé les textes bibliques, mais aussi les commentaires qu’en fit le judaïsme hellénis
tique, qui puisait lui-même déjà à la double tradition grecque et scripturaire.
134. Is 9,5-6.
G uerre et paix d e l ’Antiquité classique A l ’empire chrétien 41
L’Église, ou plutôt la communion des Églises locales, fut très tôt pensée
comme un « corps », en référence au Christ, comme une « société », à l’instar du
142. Voir par exemple Cyprien, Unit. eccl. ou Ep. LV qui offrent un riche vocabulaire d’une part de la
collégialité, d’autre part de la concorde : consacerdos, coepiscopus, collega reviennent plus de 15 fois
dans cette lettre, et collegium et corpus 9 fois ; consensus, consensio, concordia y sont utilisés 10 fois.
143. Depuis Ignace d’Antioche, l’origine diabolique de l’hérésie et du schisme fut constamment réaffirmée.
144. Clément d ’Alexandrie, Str., HI, 12,2-3, à propos des Marcionites.
145. C’est avec Clément de Rome, à la fin du Ie s., que le vocabulaire de la concorde et des troubles civils
fait véritablement irruption dans le discours chrétien (voir A. Le BOULLUEC, La Notion d ’hérésie
dans la littérature grecque IF-llF siècles, Paris, 1985). Pour la patristique latine, on citera évidemment
les noms de Tertullien et de Cyprien. Le registre de la guerre « civile » transposé à la sphère ecclésias
tique s’étend au fur et à mesure que surgissent hérésies et schismes, que se dessinent plus précisément
les contours de l’orthodoxie au fil des conflits doctrinaux, que s’affermissent d ’abord le pouvoir épis
copal, puis celui de quelques sièges prééminents (Rome, Carthage, Alexandrie, Constantinople...) et,
enfin, que s’unifie la discipline ecclésiastique.
G uerre e t paix d e l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 43
146. Rebellis est un mot bien attesté pour les hérétiques et les schismatiques dans toute la patristique latine
depuis Tertullien. On attirera l’attention sur l ’idée de la rébellion telle que la développe Cyprien,
notamment en Ep. m , où il réclame des sanctions disciplinaires contre les diacres se révoltant contre
les évêques, alors que les premiers sont ordonnés aux seconds, et soumis à l’obéissance ; on lira aussi
Ep. LXXm concernant le baptême des hérétiques où, jouant sur le double sens de signaculum (signe de
l ’engagement du soldat et enseigne/signe et sceau du baptême), il assimile l’évêque au « bon soldat » et
le Christ au général, le premier étant chargé de défendre le camp et les enseignes confiées à sa garde
par le second : « C’est le devoir d’un bon soldat de défendre contre les rebelles et les ennemis le camp
de son général. C’est la gloire d’un chef de garder les enseignes qu’on lui a confiées (Boni milites est
aduersus rebelles et hostes imperatoris sui castra defendere. Gloriosi ducis est commissa sibi signa
sentaré) » (ibid., 10, 1) : partant, l’évêque a un rôle de défense du sacrement de baptême, et donc de
l’Église, qui s’exprime par des métaphores militaires et belliqueuses (ibid., 11, 3 et 15, 2). Ces seuls
deux exemples empruntés à Cyprien, au milieu du me s., suffisent à suggérer, me semble-t-il, comment
de la rencontre entre tradition profane et tradition biblique (après le prototype de Lucifer, l ’ange
rebelle, je me limiterai à citer Coré, Dathan et Abiron comme « types » de la révolte contre l’autorité) a
pu naître l’idée de la guerre sainte telle que le christianisme devait la développer, à partir du moment où
l’empereur serait censé assumer un rôle épiscopal à côté de son rôle militaire (c’est l’idéologie impé
riale d’Eusèbe), et où l’Église disposerait des moyens concrets de coercition qui réaliseraient effective
ment ce qui n ’était à l’époque encore que de type métaphorique.
147. De même que les lapsi, les hérétiques sont des traîtres à 1’« accord de foi » impliqué dans l’engage
ment du baptême - « traître » (proditor) étant amené parfois par la citation de 2 7m 3, 3-4 : voir par
exemple Clément d’Alexandrie, Str., VU, 90,1-2 ; Cyprien, Unit, eccl., 16, qui cite in extenso le texte
de Paul ; ibid., 22, qui utilise en outre, comme Ps-Tertullien, Haer., 2 , 5-6, Judas comme type de la
défection, de la « traîtrise » des hérétiques.
148. Par exemple Cyprien, Unit, eccl., 17 : pro fide perfidus, amené par la citation de 2 Tm 3, 1-9 ;
ibid., 21.
149. Alors que la littérature classique n ’employait guère « déserteur » pour désigner celui qui abandonne
son parti, ou qui passe d ’une école philosophique à une autre (en revanche, l’emploi du verbe dese
rere est fréquent), desertor / desertôr (ainsi que automoleô : cf. Clément, 1 Clém., 28, 3) sont
employés par les Grecs comme par les Latins pour les hérétiques et les schismatiques : voir par
exemple Clément d’Alexandrie, Str., VH, 16, 100-101, 3, pour la comparaison avec l ’abandon du
poste assigné au soldat (le croyant) par le général (le Logos) ; Tertullien, Pretese., 3 ,12 ; 11,3 (deser
ere fidem : expression peu courante dans la littérature classique, mais néanmoins attestée pour expri
mer la trahison d ’un engagement politique et militaire, celle de la fides scellée par une alliance ou un
traité, telle celle des étrangers rentrés in fidem populi romani) ; Cam., 1 ,3 ; Cyprien, Ep. XLIV, 3, 2
(matrem deserere) : il oppose aux déserteurs ceux qui se veulent « être les défenseurs, les adsertores
44 Françoise M onfrin
Dieu »150, « celui qui le premier fit schisme, qui se sépara de l’Église catholique
avec ceux qu’il entraîna à sa suite, celui-ci fut un déserteur (desertor) », écrirait
Augustin en visant Donatus151. Parfois appelés aussi « transfuges » - le mot est
généralement utilisé dans son sens traditionnel (le passage d’un soldat au camp
ennemi), suggéré par la comparaison si courante depuis Paul du fidèle avec le
soldat et les images de la militia Christi}52 - , ils retournent leurs armes contre leur
propre famille153, leur propre cité et leur propre demeure154. Les exemples sont
innombrables, qui témoignent de l’adoption massive, pour les hérétiques et les
schismatiques, de l’image de la désertion et, plus largement, du vocabulaire de la
guerre extérieure et civile. À l’instar de l’ennemi déloyal et, dans une perspective
spécifiquement chrétienne, du diable fallax qui les inspirent, ils usent de ruse et
s’insinuent dans l’Église sous couvert de la paix pour mieux la détruire, pour sub
vertir les fidèles qui ne seraient pas « armés de dévotion »155 ; combattants
déloyaux, ils dressent des embuscades dont doivent se dégager les fidèles qui
veulent regagner le giron de l’Église véritable156. Constituant des groupes séparés,
dissidents, les hérétiques et les schismatiques forment des « factions » - mot
souvent associé à « conspiration » {factio, conspiratio), comme dans la littérature
de l ’Évangile et du Christ) ; Ep. L, 2,1-2 ; Ep. LI, 1,1-2 où Cyprien associe désertion, fuite, traîtrise à
la foi ; Ep. LV, 24, 2 et 2 9,2 (Apostatae, desertores, aduersaríi, hostes) ; Ep. LVm, 10,2 (Dei deser
tores et contra Deum rebelles), etc.
150. Terminen, Mol., 9 , 1.
151. S. Caes. Eccl., 2.
152. Voir par exemple Tertullien, Praesc., 12,2 : « Quel est le serviteur qui attend sa nourriture d ’un étran
ger, pour ne pas dire d ’un ennemi de son maître ? Quel soldat s’en va demander des largesses et sa
solde à des rois qui ne sont pas alliés, pour ne pas dire à des rois ennemis, s’il n ’est un déserteur, un
transfuge, un rebelle (nisi plane desertor et transfuga et rebellis) ? » ; en Praesc., 3, 2, il utilisait une
formule suggérant plutôt le passage d ’un parti politique à un autre : in illam partem transierunt.
153. Cyprien et al. (lettre synodale), Ep. LVH, 3, 1 : « Des distinctions doivent être faites, frère très cher.
Ceux qui ont apostasié et qui, retournés au monde auquel ils avaient renoncé, y vivent en païens, ceux
qui, transfuges, passés à l’hérésie, prennent tous les jours contre l ’Église des armes parricides
(Interesse debet, frater carissime, inter eos qui uel apostatauerunt et ad saeculum cui renuntiauerant
reuersi gentiliter uiuunt, uel ad haereticos transfugae facti contra ecclesiam parricidalia cotidie arma
suscipiunt, et inter eos qui ab ecclesiae limine non recedentes) » : on retrouve indubitablement ici le
vocabulaire de la guerre civile, et cette conception extrêmement belliqueuse de l’hérétique et du schis
matique qui s’exprime par le choix du vocabulaire laisse entrevoir la dureté des sanctions qui pour
raient les frapper un jour.
154. Voir par exemple chez Jérôme, Tract. Psal., 82,7-8 : « Les Hagrites, que l’on doit interpréter comme
les prosélytes et les étrangers, qui avaient été concitoyens par le passé, puis sont devenus des étran
gers : ils ne sont pas de la maison, mais d ’un autre lieu, puisqu’ils donnent l’assaut à la maison du
Père [ou de leur père] (qui fuerant antea dues, postea facti sunt peregrini : non enim sunt de domo,
sed alieni sunt, quippe qui domum patris impugnant). » Grâce à l ’interprétation allégorique des
peuples coalisés pour conspirer contre Israël, et plus généralement, à une lecture de ce psaume mis
dans son entier en rapport avec l’hérésie et la guerre contre le Christ, le glissement du répertoire
sémantique profane à celui de la communauté chrétienne s’opère tout naturellement.
155. Voir par exemple Maxime de Turin, S., 90,2.
156. Cf. Sent, episc., 11.
G uerre e t paix de l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 45
de la guerre civile157 - dont les auteurs chrétiens soulignent parfois le vil recrute
ment158 ; ils ne représentent qu’un parti minoritaire, qui s’oppose au consensus
omnium159 ; à leur tête peut se trouver un « porte-enseigne »160, lui-même secondé
par des « satellites »161, comme dans les partis qui s’affrontaient à la fin de la
République romaine162 ; ils répandent autour d’eux leur hérésie : ce sont, écrit
157. Voir par exemple Cyprien, Ep. XLI, 2, 1-2 , XLIH, 2, 1 et 3, 2, à propos du diacre Felicissimus ;
XLV, 3,1-2 : « faction [hostile à Corneille de Rome] qui, par ses inventions et ses accusations calom
nieuses », troublent les évêques et les fidèles, « faction » qui est « opiniâtre et hérétique (peruicax et
haeretica) » ; LH, 1 , 2 : « la funeste faction de la pernicieuse hérésie (haereticae prauitatis nocens
factio ) ».
158. Voir par exemple, la manière dont Cyprien, Ep. LIX, 1, 2, désigne la délégation conduite par
Felicissimus auprès de l ’évêque de Rome pour annoncer l ’élection de Fortunatus au siège de
Carthage : caterua et factione desperatorum. Caterua, qui désignait à la fois les bandes barbares et les
bandes regroupées autour des chefs des clans séditieux (le double sens est significatif...), est relati
vement rare chez les auteurs chrétiens antérieurs à la fin du IVe s., mais devient ensuite extrêmement
courant.
159. C’est cette expression qui est le plus souvent utilisée, au détriment de celle de consensus uniuersorum
qui dominait dans la littérature de la guerre civile.
160. Cyprien, Ep. LIX, 9,1 : signifer seditionis.
161. Parmi d’innombrables emplois dans la littérature polémique chrétienne, on citera Cyprien, Ep. XLÏÏI,
7, 2 : « Mais si quelqu’un refusant de se convertir et de satisfaire à Dieu passe au camp de
Felicissimus et de ses satellites et se joint à la faction hérétique, qu’il sache qu’il ne pourra plus après
cela revenir à l’Église et être en communion avec les évêques et le peuple de Jésus-Christ (Si quis
autem paenitentiam agere et deo satisfacere detractans in Felicissimi et satellitum eius partes conces
serit et se haereticae factioni coniunxerit, sciat se postea ad ecclesiam redire et cum episcopis et
plebe Christi communicare non posse). » Felicissimus est lui-même le « satellite » de Novat
(Ep. LH, 2 ,3). On pourrait retenir aussi les invectives d’Augustin, C. litt. Pet., U, 103, contre l ’évêque
donatiste Optatus de Thamugadi, allié du comte Gildon, « cet Optatus que païens, juifs, chrétiens, les
vôtres et les nôtres, dans toute l ’Afrique, proclament voleur, pillard, traître, oppresseur, séparateur, et
non pas l ’ami ni le client, mais le satellite de ce comte qui était son dieu, comme disait l ’un des vôtres
(ita ne uero Optatus, quem pagani, iudaei Christiani, nostri, uestri per Africam totam furem, raptorem,
proditorem, oppressorem, separatorem et illius, quem quidam uestrum eius dixit comitem deum, non
amicum, non clientem, sed satellitem clamant)... » : la phrase révèle particulièrement bien la péren
nité du vocabulaire classique des luttes civiles et sa reprise par les auteurs chrétiens dans le contexte
du schisme et de l’hérésie, facilitée par le fait qu’à partir du IVe s., il put y avoir coïncidence, comme
ici, entre clan politique et clan religieux. On notera que « satellite » est souvent employé aussi pour
les acolytes du diable, ce qui est cohérent avec l’utilisation pour les hérétiques ou les schismatiques,
eux-mêmes inspirés par Satan : voir par exemple Augustin, Cat. rud., 18, 30 : « l ’ange qui, avec les
autres esprits, ses satellites, a refusé par orgueil l ’obéissance à Dieu et est devenu diable (et ideo nec
angelus, qui cum spiritibus aliis satellitibus suis superbiendo deseruit oboedientiam dei et diabolus
factus est) ».
162. Pour « porte-enseigne », cf. par exemple Cicéron, Dom., 5, 14 : « Sergius, écuyer de Catilina, ton
garde du corps [celui de Clodius], le porte-enseigne de la sédition, l ’excitateur des boutiques, un
repris de justice, un assassin (quis est Sergius ? Armiger Catilinae, stipator tui corporis, signifer
seditionis, concitator tabernariorum, damnatus iniuriarum, percussor, lapidator, fori depopulator,
obsessor curiae). » Pour « satellite », plus courant encore chez les auteurs chrétiens que païens, voir
par exemple, pour les auteurs classiques, Cicéron., Cat., 1 , 3 , 1 : « C. Manlius, l ’acolyte et l’instru
ment de ton audace [sc. celle de Catilina] (C. Manlium, audaciae satellitem atque administrum
46 Françoise M onfrin
tuae) », ou encore Tacite, An., H, 4 5 ,4 : Maroboduus, « traître à la patrie, satellite de César (prodito
rem patriae, satellitem Caesaris) ».
163. Cyprien, Ep. LXXin, 22, 2. Suffragator et fautor, même s’ils peuvent parfaitement être employés
dans un sens bénéfique (encourager le bien, soutenir les bons), sont bien attestés dans une acceptation
nettement plus négative pour les compétitions ou les luttes politiques (cf. par exemple Varron,
R., HI, 5,1 8 , qui associe suffragator et fautor dans une même phrase ; Cicéron, Phil., XQ, 1, 2 : les
« partisans d’Antoine [fautores Antoni] » ; Tite-Live, I, 47, 7-11, dans la description de l ’accès au
pouvoir de Tarquín -.fautorem infimi generis hominum ex quo ipse sit ; XLVQ, 30,7, pour les « parti
sans » de plusieurs tendances : fautorum utriusque partis). Le mot est plus rarement employé pour
désigner la diffusion d’idées ou de comportements répréhensibles, mais on le rencontre : voir par
exemple Tacite, An., X m , 25,4, rapportant les désordres du règne de Néron, qui s’entourait de soldats
et de gladiateurs, et qui encourageait « les désordres du théâtre et les cabales en faveur des histrions
(fautores histrionum) ».
164. Voir par exemple Cyprien, Unit. Eccl., 1-2 ou Ep. XLIQ, qui recourt très largement au vocabulaire de
la guerre civile et de la conspiration.
165. Même continuité dans l ’univers grec, entre la dénonciation de T« innovation » pour les révolutions
politiques (cf. Aristote, Poi., 1305 b 41 ; 1316 b 19) et les changements en matière de religion (Platon,
Eutyphr., 5 a), et la dénonciation de 1’« innovation » par rapport à la tradition apostolique chez les
auteurs chrétiens (Clément d’Alexandrie, Str., VI, 16, 103, 3 ; 17, 107, 2 : voir A. L E BOULLUEC,
« Orthodoxie et hérésie aux premiers siècles dans l’historiographie récente », dans S. ELM,
E. REBILLARD, a . R omano , éd., Orthodoxie, christianisme, histoire (Collection de l ’EFR, 270),
Rome, 2000, p. 303-319, ici p. 305-306).
166. Fr. JACQUES, « Le schismatique tyran furieux. Le discours polémique de Cyprien de Carthage », dans
MEFRA, 94, 1982, p. 921-949. Peut-être faudrait-il insister un peu plus sur le fait que ce sont cepen
dant des exempla bibliques et de longues citations littérales qui viennent illustrer les formulations
classiques.
167. Cf. Irénée, Haer., 5 ,4 ,2 -3 pour l ’opposition entre l ’unité et la constance de la Tradition, et la succes
sion des innovations.
G uerre e t paix de l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 47
mal. La continuité est indubitable entre la dénonciation du désir des choses nou
velles dans l’ordre du pouvoir profane, et la dénonciation de l’innovation coupa
ble que le diable, mû par sa jalousie, tente d’introduire dans le corpus théologique
de la Tradition et dans l’ordre providentiel du monde instauré par Dieu. De même
que la sédition et la rébellion politiques menaçaient la cité et la paix des dieux qui
garantissait sa sauvegarde, de même l’hérésie et le schisme - deux formes certes
spécifiquement chrétiennes de la rébellion mais largement perçues et analysées à
l’aide des catégories de la guerre civile, donc de la guerre injuste - menaçaient
l’un le contenu de la foi, l’autre l’ordre ecclésiastique puis, lorsque l’empire fut
devenu chrétien, son ordre social tel que voulu par Dieu et son vicaire sur terre,
l’empereur.
Avant la paix constantinienne, l’Église ne disposait que de sanctions ecclésias
tiques. La situation changea au IVe s. ; l ’existence des chrétiens et de l’Église (ou
des Églises) étant devenue licite, le pouvoir profane dut se préoccuper sinon de
définir, du moins de recevoir de leurs organes de représentation, les évêques et les
conciles, une définition du contenu de la foi et des règles de la discipline ecclé
siastique, ne fût-ce que pour trancher en cas de différend entre les personnes, les
communautés, ou pour accorder des privilèges, ou pour réprimer des comporte
ments soupçonnés de mettre en péril l’ordre public, comme le fit déjà Constantin
pour le schisme donatiste ou pour le conflit arien, engageant une tradition d’inter
ventions dans les affaires internes de l’Église168. A fortiori, lorsque les princes se
reconnurent chargés par Dieu d’un devoir de préservation de la religion chré
tienne, la législation impériale, parfois sollicitée par les dirigeants ecclésiastiques,
vint de plus en plus souvent doubler les sanctions ecclésiastiques par des sanctions
civiles destinées à ramener deux paix qui devaient se confondre toujours plus
étroitement, la paix religieuse et la paix civile169, les hérétiques et les schisma
tiques étant passibles des mêmes châtiments que les criminels de droit commun et
les criminels politiques (confiscation des biens, exil, condamnation à mort), et le
schisme et l’hérésie tendant même à devenir des crimes de lèse-majesté ou contre
l’État, comme le montre l’extension du chef d’accusation de sacrilegium dans le
168. On renverra à la pénétrante analyse de la politique constantinienne offerte par Ch. PIETRI,
« Constantin en 324. Propagande et théologie impériales d ’après les documents de la Vita
Constantini », dans Crise et redressement dans les provinces européennes de l ’Empire (milieu du IIIe-
milieu du IVe siècle apr. J.-C.), Actes du colloque de Strasbourg (décembre 1981), Strasbourg, 1983,
p. 63-90 [=Christiana Respublica. Éléments d ’une enquête sur le christianisme antique (Collection de
l’EFR, 234), Rome, 1997, p. 253-280].
169. On trouvera de très nombres références dans K. THRAEDE, « Homonoia (Eintracht) », dans RAC, 16,
1994, coll. 176-289, notamment 259 et suiv. La lettre de Constantin à Alexandre et Arius,
VC, H, 64-72, en particulier 65,1-2, affirme déjà très fermement le lien entre concorde ecclésiastique
et paix de l’Empire - localement, on sait que les « factions » chrétiennes pouvaient en effet occa
sionner d’importants troubles de l’ordre public.
48 Françoise M onfrin
176. Lactance, Mort., 44, 5-6 ; l’allié de Constantin, Licinius, écrasait quelque temps plus tard son rival
Maximin Daïa grâce à la prière que lui avait enseignée l’ange de Dieu, et parce que Dieu lui avait
livré l’armée ennemie (ibid., 46-37). Eusèbe, VC, IV, 19, attribue à Constantin cette prière qu’il aurait
fait apprendre à ses soldats chrétiens pour qu’ils la récitent le dimanche.
177. HE, IX, 9,10-11 ; cf. VC, 1,40.
178. Eusèbe, VC, 1,27-32.
179. Dans VC comme dans LC, Eusèbe affirme à plusieurs reprises que Dieu fut l’auteur de toutes les vic
toires de Constantin - c ’est là la christianisation de l’idéologie impériale traditionnelle de la victoire
étemelle du prince : ainsi en VC, 1 ,6 ; H, 19 ; H, 2 3 ,1 , ou en LC, 7,12-13 ; 8,9 . Constantin adopta à
partir de 324 le titre de uictor à la place du titre d’inuictus (voir J. R. F e a r s , « The Theology of
Victory at Rome », dans ANEW, II, 17, Berlin-New York, 1981, p. 738-826).
180. Eusèbe, HE, IX, 9 ,8 ; VC, 1 ,38. Le même type de Moïse devait être repris par Grégoire de Tours lors
qu’il raconterait la victoire de Clovis à Vouillé en 507 (Hist., Il, 37 ; voir déjà, avant lui, Venance
Fortunat, Hil., 20-23).
G uerre e t paix d e l ’Antiquité classique A l ’empire chrétien 51
seule assistance de D ieu [...] et que le symbole de la passion salutaire le guidait, lui et
toute son armée. » 181
Ces deux campagnes de Constantin sont donc non seulement des guerres
justes menées contre deux rivaux politiques - deux tyrans selon la terminologie
traditionnelle de la rhétorique de la guerre civile, à laquelle recourent large
181. VC, H, 3-4 pour la citation, et 3-18 pour le récit complet de l ’élimination de Licinius ; voir aussi
HE, X, 9, qui attribuait déjà la défaite de Licinius à son impiété, et la victoire de Constantin à
l’alliance et à la conduite de Dieu et du Christ.
182. Eusèbe indique qu’avant chaque combat, Constantin avait coutume de faire dresser la tente de la croix
où il se retirait pour prier et adresser des supplications à Dieu : VC, H, 12-14 ; IV, 56 (campagne
contre les Perses, où Eusèbe précise que la tente « est en forme d ’église »). Ces tentes, au dire du bio
graphe du prince, auraient été installées en dehors des camps : il ne s’agit donc pas d’un substitut
chrétien des chapelles des camps, mais d ’une installation destinée aux dévotions de l’empereur-
général qui demeure d’ordre sans doute privé ; ce, nonobstant, elles annoncent la christianisation des
chapelles militaires. Outre la structure des camps militaires romains, c ’est aussi le récit de l ’Exode,
avec « la tente de l’arche », explicitement rappelée en H, 12, 1, qui inspire vraisemblablement ici
Eusèbe (on a toutes les raisons de supposer que cette mise en scène chrétienne est tout entière de son
invention).
183. VC, H, 18. Pour Eusèbe, le règne de Constantin entraîna une conversion quasi générale et spontanée
de l ’Empire au christianisme.
184. VC, 11,55,1.
52 Françoise M onfrin
ment Lactance comme Eusèbe - , mais aussi des guerres saintes menées par le
champion élu par Dieu afin de restaurer ses droits : ainsi que l’annonçait Eusèbe
en introduisant sa biographie,
« Faisant de lui l ’image de son propre pouvoir souverain, il [Dieu] l ’a désigné comme
vainqueur de toute l ’engeance des tyrans et le destructeur des géants théomaques qui,
dans leur folle témérité, avaient pris les armes de l ’impiété contre le souverain de
l ’Univers lui-même. Ceux-ci périrent, pour ainsi dire, aussi vite qu’ils étaient apparus,
car D ieu, qui est un et unique, protégea son serviteur, seul contre une multitude, par
une armure divine, purifiant grâce à lui la terre de la foule des im pies, et il l ’établit
pour enseigner la piété à toutes les nations en témoignant à haute voix, afin d’être
entendu de tous, qu’il connaissait le D ieu véritable et qu’il rejetait l ’erreur des faux
dieux. »185
185. VC, 1,5 ,1 . Cf. aussi Rufin, HE, X, 9,1-6, résumant Eusèbe, HE, IX, 1-6) : Nec difficultas aliqua uic-
toriaefuit, ubi et causa iustior et fides purior et uirtus eminentior habebatur, deiectoque Licinio atque
omni memoria tyrannicae dominationis ablata soliditatem Romani regni cum filiis solus obtinuit.
Causa iustior et fides purior sont deux expressions qui avaient sans doute un sens aussi bien pour des
lecteurs païens que pour les lecteurs chrétiens ; si causa iustior, explicité par tyrannicae dominationis,
conserve vraisemblablement son sens politique traditionnel, le comparatif purior associé à fides ne
semble pas attesté dans la langue païenne et ne me paraît avoir de sens que si fides est pris dans son
acception chrétienne ; on constate, une fois encore, que les glissements d’un univers religieux à
l ’autre, de leur formulation, sont ténus, d’autant qu’ils s’effectuent dans le cadre d ’une tradition de
philosophie et de système politiques exempts de rupture majeure, mais néanmoins décisifs...
186. VC, IV, 9. Le « signe sur les épaules » n’est évidemment pas encore la croix inscrite sur le manteau
des croisés, mais l ’enseigne à longue hampe dont la partie supérieure évoque une croix (cf. les
images monétaires) que les portes-enseignes portent sur l ’épaule ; l’image d’Eusèbe est néanmoins
suggestive.
G uerre e t pah. de V Antiquité classique à l ’empire chrétien 53
187. Eusèbe HE, X , 1, 4-6 assimile la paix constantinienne avec le règne eschatologique de la paix en
citant Ps 45 (46), 8-9.
188. VC, 1 , 41, 2 ; cf. aussi H, 19,1 (après la victoire sur Licinius) « les rayons du soleil brillaient désor
mais purs de tout nuage de puissance tyrannique » ; H, 42 (lettre de Constantin aux peuples d’Orient) :
« Puisque les preuves les plus manifestes et les plus évidentes ont révélé que, par la vertu du Dieu
tout-puissant et grâce aux conseils et au soutien par lesquels il daigne constamment me favoriser, le
mal qui enveloppait auparavant l ’humanité entière est désormais chassé de toute région qui se situe
sous le soleil, chacun d ’entre vous peut voir, s’il y prête attention, quelle est cette puissance, quelle est
cette grâce [...] qui donne à nouveau toute possibilité que cette loi divine soit honorée comme il
convient. Ceux-là, émergeant comme d ’une profonde ténèbre et ayant reçu dans tout son éclat la
connaissance de ce qui est réellement, lui [sc. au Dieu des chrétiens] rendront désormais le culte qui
convient et l’honneur le plus convenable » ; m , 1,8 (grande reprise du début du 1. HI sur l’opposition
entre le règne des tyrans et celui de Constantin) : « Une ère nouvelle de formation récente venait,
semble-t-il, d ’apparaître, une lumière extraordinaire ayant soudain jailli des ténèbres pour éclairer
l’humanité, et l’on pouvait confesser que tout cela était l’oeuvre de Dieu qui avait opposé à la foule
des impies, comme un champion, l’empereur qui lui était cher » ; voir aussi la citation de m, 65, 2
(infra, n. 193). On ne peut s’empêcher, ici, d ’établir un rapprochement avec la déclaration du général
Jay Gamer, administrateur civil provisoire de l’Irak après la chute de Saddam Hussein, rapportée par
Le Monde, 26 avril 2003, p. 2 : « Le reste de l’Irak était dans une chambre sans lumière depuis trente-
cinq ans. Il y a deux semaines, nous avons ouvert la porte et poussé les Irakiens dans la lumière du
soleil [...]. La coalition a probablement mené la guerre la plus miséricordieuse jamais livrée dans
l ’histoire » ; voir aussi l ’interview de G. Bush publiée dans Le Monde, 27/29 avril 2003, p. 10, où le
Président américain rapporte ainsi l ’ordre donné à Tommy Frank de lancer l ’offensive : « J ’ai dit à
Tommy que, pour le bien de la paix, de la sécurité et de la liberté du peuple irakien, il avait l ’ordre de
poursuivre. J’ai demandé la bénédiction de Dieu pour lui et ses troupes », puis il déclare avoir
demandé à Dieu « force et conseil », son aide pour « prendre la meilleure décision [sur la guerre et sur
la paix] », pour faire son travail « de la manière la plus avisée » - comme Constantin, selon Eusèbe,
recherchait l ’inspiration de son action auprès de Dieu. Près de dix-sept siècles ont passé, et si le
Président Bush a parlé de « l ’axe du mal » et de « croisade », il n ’a certes jamais visé à convertir
l’Irak au christianisme ; mais la démocratie impérialiste américaine, nourrie encore par la tradition de
la philosophie politique de L. Strauss (dont certains conseillers présidentiels ont été directement ou
indirectement des disciples) couplée avec une religion « civique » fortement marquée par le christia
nisme (Bush est un « Bom again »), fait étrangement revivre la rhétorique de la guerre de l’Empire
romain chrétien... (on ne dispose pas encore d ’analyses de cette rhétorique : on renverra néanmoins à
C. G LU CK, « 11 Septembre. Guene et télévision au XXIe s. », dans Annales HSS, 2003-1, p. 135-162,
notamment 143-146).
189. VC, 111,6-23.
190. VC, IV, 41-42.
54 F rançoise M onfrin
aux hérétiques191, elles participent également, tels que les présente ou transcrit
Eusèbe, de la guerre sainte, bien que sous une forme d’action différente,
puisque les évêques sont assimilés à « une armée au service de Dieu »192
(une comparaison engendrée par l’idée très ancienne de la militia Christi)
placée sous la conduite de Constantin, puisque ce dernier se reconnaît
mission et qualité pour conduire la lutte contre « l ’ennemi de l’intérieur » de
Dieu et de son Église - les hérétiques et les schismatiques193 - en tant que
syntherapon194, « évêque du dehors »195, « semblable à un évêque général
(koinos episkopos) établi par Dieu » ...196 D ’après Eusèbe, il mena avec la même
ténacité la lutte contre le polythéisme, faisant détruire les temples païens, ériger
de nouvelles églises, interdisant la « superstition » ,..197
risé l’expansion de la foi chrétienne199. Qu’il lui fût reconnu un caractère provi
dentiel, ou qu’il fût accepté parce que, tout simplement, les chrétiens étaient des
citoyens romains, il en découlait une adhésion, explicite ou tacite, aux critères
traditionnels des guerres justes ou injustes, comme en témoigne Augustin qui - et
on l’oublie parfois, en faisant de l’évêque d’Hippone 1’« inventeur » des règles de
la guerre juste telles qu’elles seraient reprises par le Moyen Âge - nourrit très lar
gement sa réflexion sur la guerre juste (comme l’avait fait également Ambroise
de Milan200) de la formalisation élaborée par Cicéron, même s’il corrige et éclaire
cet héritage par l’apport biblique et par sa réflexion théologique sur les aspira
tions contraires des deux cités et sur le péché originel201. Augustin, si porté qu’il
fût pourtant à dénoncer les vices humains qui étaient à ses yeux la conséquence
du péché d’origine - et notamment la jalousie, la libido dominandi202, qui pous
199. Si certains écrivains chrétiens, tels l'auteur de l ’Apocalypse ou, plus tard, Hippolyte de Rome, ne
reconnurent dans l ’Empire qu’un pouvoir maléfique, bien plus nombreux furent cependant ceux qui,
notamment parmi les Grecs, soulignèrent, sous une forme ou sous une autre, la simultanéité du règne
d ’Auguste qui avait réuni tous les peuples de l ’univers sous une monarchie unique (il s’agit là du
thème commun aux chrétiens et aux païens de l ’unité des peuples sous la domination de Rome), et
celle de l’Incarnation (voir par exemple Justin, 1 Apol., 63, 16 ; Méliton de Sardes, apud Eusèbe,
HE, rv, 26,7-8 ; Origène, C. Cels., H, 30 ; Eusèbe, PE, V, 1,4-6 ; X, 9 ,2 ; HE, 1,6,7-8 ; LC, 16,2-7 ;
Léon le Grand, Serm., 69, 2 ; 82, 2, etc.), et qui virent dans la pax romana instaurée par l ’Empire, en
dépit des persécutions conduites par les « mauvais » empereurs (mais grâce aussi à ces persécutions,
auxquelles est ainsi conféré un caractère providentiel : semen est sanguis Christianorum, comme
l’écrivait Tertullien, Apol., 50), un facteur favorisant la mission chrétienne, voire le résultat du dessein
divin, voir par exemple Irénée, Haer., IV, 30, 3, et 36, 6 ; un montaniste cité par Eusèbe,
HE, V, 16,19 ; Origène, C. Cels., H, 30 ; Eusèbe, HE, H, 2 ,6 ; DE, m, 2,27 ; m, 7,30-35 ; VU, 2 ;
VIH, 4, 13 ; PE, 1 ,4, 3-5 ; LC, 16, 3-17, 15 ; Prudence (sans doute parmi les premiers des écrivains
latins à reprendre ce thème), Sym., H, v. 583-633 ; Perist., H, 414-444 ; Ambroise, Psalm, 45, 21 ;
Orose, VI, 1, 6-8 et 22, etc. La cessation des persécutions, l’idéologie politique constantinienne
orchestrée par Lactance et Eusèbe, la coïncidence progressive des frontières de l’Empire et de la
chrétienté au cours du IVe s ., le recrutement des chrétiens, y compris celui des évêques, parmi l ’aristo
cratie imprégnée des valeurs de l ’Empire, furent autant de facteurs qui ne purent que renforcer cette
réflexion.
200. Voir notamment Off., étroitement tributaire du traité homonyme de Cicéron, mais où Ambroise
s’appuie sur des exemples bibliques pour illustrer les principes de son modèle : 1,27,129 (éloge de la
fortitudo qui « à la guerre protège la patrie contre les barbares ») (cf. aussi Augustin, Ep. 220, 2) ;
1 ,29 (justice à observer à l’égard des ennemis) ; 1 , 35-36 sur la fortitudo, accompagnée de la iustitia,
illustrée notamment par David et Moïse pour le versant guerrier du courage. On connaît l ’influence
décisive d’Ambroise sur Augustin, qui n ’a pu que contribuer à entretenir l’inspiration cicéronienne de
ce dernier, marqué dès sa jeunesse par la lecture de 1’Arpinate.
201. En simplifiant beaucoup, on peut avancer l ’idée, me semble-t-il, que pour ce qui est des critères de la
guerre juste et injuste, Augustin reste tout à fait dans la tradition classique ; en revanche, son origina
lité profonde (même si l ’on trouve déjà chez Tertullien des intuitions qui l ’annoncent) réside en ceci
qu’il intègre ces deux catégories de guerre au dessein divin : sub specie aeternitatis, guerre injuste et
juste se valent.
202. Une expression qui avait une longue histoire bien avant le christianisme et Augustin : voir par
exemple Ciu., IH, 14,2, qui s’appuie sur Virgile et Salluste.
56 Françoise M onfrin
sent l’homme à dépouiller et écraser son semblable et donc à lui faire la guerre,
ce que l’histoire de l’humanité, qui s’ouvrait sur un meurtre suscité par la jalousie
qu’éprouvent toujours les méchants pour les bons (Caïn)203, puis celle, plus parti
culière, de Rome, fondée sur un meurtre primordial dû à la rivalité du pouvoir
terrestre (Romulus)204 - admettait bien la définition romaine de la guerre juste et,
partant, la légitimité de la guerre sous certaines conditions, de même, bien
entendu, qu’il admettait les guerres justes ordonnées par Dieu205. Tout en relativi
sant, au sens propre du terme, le jugement porté sur la paix terrestre (les biens de
la paix terrestre ne doivent jamais être érigés en biens absolus et ils doivent être
rapportés à ceux de la cité céleste), il considérait néanmoins cette paix comme
une aspiration naturelle206 et un bien207 ; il reconnaissait donc que la guerre était
juste si, destinée à venger une iniuria208, conduite dans le respect des règles
reçues définissant la guerre juste209, menée en vue de la paix, elle mettait fin à
une situation d’injustice plus grande que celle qu’elle constituait en elle-même :
« Mais si, en songeant à la condition et aux vicissitudes communes, elle [la cité terres
tre] s’enfle moins de la prospérité présente qu’elle ne s’angoisse des retours possibles
de l’adversité, sa victoire alors est seulement mortelle : car il lui sera impossible de
maintenir toujours sa domination sur ceux qu’elle a pu subjuguer de la sorte. Mais on
dirait à tort que les biens que cette cité désire ne sont pas de vrais biens, puisqu’elle-
même, comme partie du genre humain, est meilleure encore. Car en vue de biens
infimes, elle désire une certaine paix terrestre, et c’est pour l’obtenir qu’elle fait la
guerre21021; si elle triomphe et que personne ne lui résiste plus, ce sera la paix que
n’avaient pas les parties adverses lorsqu’elles se battaient pour des biens qu’en leur
malheureuse indigence, elles ne pouvaient posséder ensemble. Voilà la paix que pour
suivent ces guerres harassantes, la paix qu’obtient une victoire réputée glorieuse !
Quand sont vainqueurs ceux qui défendent la cause la plus juste, qui douterait que soit
louable une telle victoire et la paix qui en résulte ? Ce sont là des biens et assurément
des dons de Dieu (Quando autem uincunt qui causa iustiore pugnabant, quis dubitet
gratulandam esse uictoriam et prouenisse optabilem pacem ? Haec bona sunt et sine
dubio Dei dona sunt). »2U
Partant, il admettait ces « guerre justes, guerres indemnes d’impiété et d’injus
tice » qui permirent à l ’Empire d’étendre sa domination sur la terre, grâce à
l’injustice des peuples voisins guerroyant entre eux, jouant ainsi un rôle de juge
des nations212 ; nourri d’histoire et de culture classique, avec son horreur et sa
terreur des guerres civiles213, il reconnaissait également la distinction classique
209. Voir en particulier la reprise de la citation de Cicéron, Rep., Ht, 26,37 frg. 1 en Cìu., XXII, 6 ,2 , ainsi
que C. Faust., 2 2 ,74-77, qui, s’appuyant sans doute sur Cicéron, Off., 1,8,34-12,38, intègre la guerre
juste dans le dessein divin ; Ep. 189,6 (lettre adressée au comes Boniface) ; l’oeuvre d’Augustin offre
de nombreux autres exemples d’utilisation des définitions classiques de la guerre juste ou injuste pour
commenter l ’Ancien Testament.
210. Ad eam [pacem] desiderat peruenire bellando : cf. Cicéron, Off., I, 11, 34: Quare suscipienda
quidem bella sunt ob eam causam ut sine iniuria in pace uiuatur ; voir aussi Cìu., XIX, 12, 2 ;
Ep. 189, 6 ; 229, 2 (lettre à Darius, qui avait négocié une trêve avec les Vandales, où Augustin fait
l ’éloge de la guerre conduisant à la paix, pour néanmoins faire un éloge plus grand encore de la paix
acquise par la négociation, se montrant en cela aussi fidèle à la tradition classique qui voyait dans la
guerre le recours quand toute autre solution avait été épuisée).
211. Ciu., XV, 4; voir aussi DI, 10 (les guerres défensives menées par Rome contre ses ennemis injustes) ;
Qu., Quaest. in Iesu Naue, 6, 10 (suite du paragraphe cité précédemment, n. 208) : Sed etiam hoc
genus belli sine dubitatione iustum est, quod deus imperat, apud quem non est iniquitas et nouit quid
cuique fieri debeat. In quo bello ductor exercitus uel ipse populus non tam auctor belli quam minister
iudicandus est. Cf. aussi la définition du ius gentium fournie par Isidore de Séville (n. 38).
212. Ciu., IV, 15 ; mais le même résultat eût pu être acquis sans effusion de sang, n ’était-ce la soif de gloire
des Romains (V, 17,1).
213. Voir la formule qu’il emploie en Ciu., IH, 23 : discordiae duties uel potius induites, nec iam sedi
tiones, sed etiam ipsa bella urbana [...] il y cite bien souvent Saliuste, Lucain ou Florus, les sombres
écrivains de la Guerre civile.
58 Françoise M onfrin
entre ìusta bella et bella iniqua et impia, entre « les guerres d’une pire espèce, à
savoir les guerres sociales et civiles » et la « guerre juste »214. Cependant, la
guerre, même « juste », était à ses yeux une miseria fondamentale de l’humanité,
conséquence du péché originel215, un instrument de la justice divine, tout comme
l’esclavage216. Tenant constamment ce double point de vue - certaines guerres
sont justes, d’autres non, mais toute guerre découle de la faute d’Adam, et,
comme telle, participe du plan divin, qu’elle soit juste ou injuste - Augustin
intègre la guerre dans sa théodicée, et sa réflexion (et les lectures qu’en feraient
les théologiens des époques ultérieures) devait marquer une étape décisive pour la
réflexion de l’Occident chrétien sur la guerre et la paix.
Deux œcuménismes viendraient alors se rencontrer, celui de Rome et celui de
la catholicité, la guerre contre les Barbares païens, mais surtout ariens, renforçant
les couples antagonistes Romains-catholiques / barbares-hérétiques, les Romains
catholiques marchant sous le signum de la croix effectivement adopté, sinon dès
le règne de Constantin, du moins sous celui de son fils Constance217. L’Empire
218. Voir M. Lausberg , « Parcere subiectis. Zur Vergilnachfolge in der Johannis des Coripp », dans
JbAC, 32,1989, p. 105-126.
219. Le groupement des deux noms (ou des deux adjectifs) est bien attesté dans la LXX et la Vetus Latina :
voir par exemple Ep. 4,24.
220. Bernard de Clairvaux, Epist. 363, 7, enchaînait, juste après avoir cité le ui uim repetiere d’Isidore de
Séville (cf. supra, n. 38), avec la citation de Virgile, En., VI, 853 (cf. supra, p. 26), ainsi introduite :
Est autem Christianae pietatis, ut debellare superbos, sic et parcere subiectis, his praesertim quorum
est legislatio et promissa, quorum patres, et ex quibus Christus secundum camem, qui est super omnia
deus benedictus in saecula [...] ; la lettre est truffée de citations classiques, elles-mêmes entre-tissées
de citations bibliques.
221. STh, Ha, Hae, q. 40, a. 1 ; la citation la plus proche d’Augustin provient de Ciu., XIX, 12,1 (au début
du grand développement sur l ’aspiration à la paix universelle, même chez les méchants) : « C’est
donc en vue de la paix que se font les guerres, et cela même par ceux qui s’appliquent à l’exercice des
vertus guerrières dans le commandement et le combat. D ’où il est clair que la paix est le but recherché
par la guerre, et nul ne cherche la guerre en faisant la paix. »
60 Françoise M onfrin
pas la paix pour faire la guerre, mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Sois
donc pacifique en combattant, afin de conduire ceux que tu connais au bienfait de
la paix, en remportant sur eux la victoire. »222
222. STh, ibid., citant Augustin, Ep. 189,6 (je mets entre crochets les mots d’Augustin qui ont été modifiés
ou supprimés par Thomas) : Non [enim] pax quaeritur, ut bellum exerceatur [excitetur], sed bellum
geritur, ut pax adquiratur. Esto ergo etiam bellando pacificus, ut eos, quos expugnas, ad pacis utilita
tem uincendo perducas [beati enim pacifici, ait dominus, quoniam ipsi filii dei uocabuntur : Thomas
d ’Aquin omet la citation de Ufi 5,9].
I. AU SERVICE
DES MONARCHIES PONTIFICALE ET ROYALE
LE NEGOTIUM PACIS ET FIDEI
OU L’AFFAIRE DE PAIX ET DE FOI,
UNE DÉSIGNATION DE LA CROISADE ALBIGEOISE À REVOIR
M o n iq u e Z e r n e r
1. M.-H. VICAIRE, « “L’afifaire de paix et de foi” du Midi de la France (1203-1215) », dans Paix de Dieu et
guerre sainte en Languedoc au XIIIe siècle, Cahiers de Fanjeaux, 4, Toulouse 1969, p. 102-127.
64 M onique Z erner
profonds entre la paix et la foi, M.-H. Vicaire les voit se dessiner à partir de l’asso
ciation des routiers aux hérétiques faite au 3e concile du Latran en 1179.
Il m’avait semblé que parler de « l’affaire de paix et de foi » s’imposait dou
blement dans un colloque sur le thème « Prêcher la paix et discipliner la société ».
« L’affaire de paix et de foi » est d’autant mieux dans le sujet que la paix, mise
avant la foi, est l’objet principal comme le dit M.-H. Vicaire, et qu’elle a été la
cause immédiate de la prédication mendiante selon le témoignage particulière
ment fiable de Pierre des Vaux-de-Cemay, en tant que cistercien écrivant trois ans
avant la fondation de l’ordre des Prêcheurs2. Mais depuis le 4e colloque de
Fanjeaux, de nombreux travaux ont renouvelé la perspective dans laquelle on doit
considérer le Midi de la Gaule à l’époque de la croisade albigeoise, dont la
connaissance s’est beaucoup enrichie au plan politique et religieux. Ces travaux
ne font pas toujours l ’unanimité, mais quoi qu’il en soit, on ne peut plus ignorer
aujourd’hui la possibilité que le risque hérétique ait été largement instrumentalisé
et par conséquent grossi3. Par ailleurs, les enquêtes lexicales ont été révolution
nées par les techniques informatiques. En profitant des facilités que donnent
maintenant les bases de données numérisées, il était tentant de revenir sur
l’enquête menée par M.-H. Vicaire à propos de la trilogie « affaire de paix et de
foi » et du couple « paix et foi », pour reprendre ses mots, et de l’élargir au
couple « hérétiques et routiers ». Je me limiterai à ces associations textuelles pour
essayer de distinguer leur statut dans le discours et leur fonction. Il convient en
effet de ne pas prendre pour des informations positives des figures rhétoriques
plus ou moins mécaniquement répétées. Quand Pierre des Vaux-de-Cemay
associe les routiers aux hérétiques, cela ne prouve pas forcément que la Paix de
Dieu, les actions de foi et la guerre sainte étaient soudées dans les mentalités de
l’époque, comme l’écrit M.-H. Vicaire en considérant comme un fait acquis que
les mêmes personnages attaquaient la paix et la foi.
Dans cette enquête, VHystoria albigensis est d’un intérêt exceptionnel4. On
ne dira jamais assez combien cette œuvre, fort longue, particulièrement bien
2. C ’est Pierre des Vaux-de-Cemay qui rapporte comment l’évêque d ’Osma a donné aux légats du pape en
mission dans le Midi en 1206 le « conseil salutaire de s’adonner avec plus d’ardeur à la prédication,
d’agir et d ’enseigner en s’avançant humblement à l ’exemple du pieux Maître afin de pouvoir fermer la
bouche des méchants, et aller à pied, sans or ni argent, en imitant en toutes choses le modèle apos
tolique ». Un conseil accueilli de façon mitigée par la mission uniquement composée de cisterciens
« qui ne voulaient pas prendre sur eux ce qui était une quasi-nouveauté » - on sait que le pape donna
son autorisation seulement fin 1206 (cf. P. GUÉBIN et E. LYON, Petri Vallium Sarnaii monachi Hystoría
Albigensis (abrégé Hystoria),t. 1, Paris, 1926,p. 23, § 21).
3. Voir les différents points de vue soutenus dans La Croisade albigeoise, colloque de Carcassonne, CEC
- octobre 2002, sous la présidence de Michel Roquebert, juin 2004.
4. Hystoria, cit., t. 1,2, 3,1926-1939. Noter que mes traductions diffèrent un peu de celles de P. G U É b i n
et H. M a i s o n n e u v e , Histoire albigeoise, nouvelle traduction, Paris, 1951, pas assez littérale pour mon
propos.
L e negocium pacis et fedei ou l ’affaire de paix e t de foi 65
5. Hystoria, voir la notice, t. 3, p. i-cvn : on conserve encore onze manuscrits de VHystoria, trois sont du
xme siècle, trois du xrve, deux du XVe et deux du XVIe. La première traduction est connue par deux
manuscrits du xme siècle. Aubry de Trois-Fontaines (qui ne donne pas le nom de Pierre, dont beaucoup
de manuscrits ne citent que l ’initiale) en recommandait la lecture : « Pour bien connaître les Albigeois,
il faut se procurer le petit livre du moine du seigneur Guy, abbé de Cemay, où toute cette affaire est
expliquée avec soin. »
66 M onique Z erner
11. PL, t. 216 : Processus negotii Raymundi Comitis Tolosani (89-90 à 97-98), Forma juramenti baronum,
civitatum aliorumque locorum domino Papa danda (127-138), De negotio Comitum Tolosae,
Convenarum, Fuxi et Gastoni de Bearno (833-849) publié par Migne d ’après Baluze. A comparer avec
les textes réunis par M A N SI, XXII (864-891, Concilium Vaurensis in causa Petri Arragonum regis
contra Comitem Tolosanum protegentis..), qui insère quelques passages de VHystoria. Ces dossiers se
présentaient peut-être ainsi dans les registres originaux : rappelons que la chancellerie pontificale avait
bien consacré un registre au negocium Romani Imperii (édité par Migne à la fin du t. 216). Bien
entendu, nous n ’avons pas compté deux fois les occurrences qui se trouvent dans les textes du t. 213
faisant doublon avec ceux du t. 216.
12. PL, t. 11, 1261, Gesta collationis carthaginensis : [ ...] studio namque pacis et fidei tantorum dissidia
populorum ex antiqua persuasione venientia veritatis voluit manifestatione sedari [...]. Cunctos
etenim, tam catholicae quam Donatistiane partis episcopos, in unum voluit congregari [...].
13. Sur 45 occurrences de pacis et!ac fidei dans la Patrologie latine, 17 concernent la croisade albigeoise
(8 chez Innocent m , 8 chez Pierre des Vaux-de-Cemay, une dans la lettre de l’évêque de Béziers).
Quant aux autres, au nombre de 28, la grande majorité se trouvent dans les tomes regroupant les textes
antérieurs au XIe s., au nombre de 21 du 1 .1 au 1 .146 sous forme de citations récurrentes, à propos des
Donatistes (Studio namqüe pacis et fidei), de saint Chrysogone (Nos enim pro studio pacis et fidei), des
Nestoriens et des Eutychianites (Ad unitatem pacis et fidei), chez Léon 1er et Nicolas 1er (propter uni
tatem pacis et fidei). Seulement 7 se trouvent chez des auteurs des XIe et xne siècles, 6 se réfèrent à la
violation de paix ou de pactes (cf. les deux occurrences citées n. 10, aussi dans la Patrologie latine),
une se trouve chez Pierre de Blois dans la péroraison d’une lettre sur la mort de Thomas Becket qui se
termine sur les turbatores ecclesie et pacis et fidei subversores (t. 207,94).
Sur 5 occurrences à l’accusatif, une concerne la croisade albigeoise (cf. infra, lettre d’Innocent III du
10 mars 1208), une vient de Léon 1er et se rapporte aux Manichéens (qui ecclesiae pacem et fidem
conturbare).
Sur 7 occurrences au nominatif, aucune ne concerne la croisade albigeoise, l ’une vient d’Ambroise
citant IV Rois, 20,19, Fiat pax et fides in diebus meis, six identiques viennent de Rufin (Ecclesiarum
pax et fides in Orientis atque Occidentis partibus).
68 M onique Z erner
et dans une lettre de l’évêque de Béziers au pape, qui est copiée dans le dossier du
concile de Lavaur. Seule, par conséquent, l’affaire albigeoise porte ce nom.
Negotium est pourtant fréquent chez certains auteurs. Dans le Cetedoc, il
revient particulièrement souvent sous la plume de Guillaume de Tyr aux différents
cas du singulier (environ 600 occurrences), qui toutefois ne l’associe jamais ni à
pax, ni h fides. Dans la Patrologie latine, on compte plus de 3 100 occurrences
(plus de 1 700 au singulier, 1 400 au pluriel). Le terme implique des tractations
ou négociations dans le domaine économique, politique, militaire, judiciaire (voir
son emploi chez Gratien où l’on compte 176 occurrences, 104 au pluriel, la forme
la plus fréquente étant secularibus negotiis). Un bon tiers se trouve dans la
correspondance d’innocent E3, avec près de 1 000 occurrences au singulier et 200
au pluriel : 254 occurrences au singulier et 81 au pluriel au tome 214 (années 1 à
5 du pontificat, fév. 1198-fév. 1203), 380 occurrences au singulier et 61 au pluriel
au tome 215 (années 6 à 11, 1203-1209), 333 au singulier et 47 au pluriel au
tome 216 (années 12 à 16, 1209-1213), sans compter 116 occurrences au singu
lier et 34 au pluriel dans le Registrum de negotio Romani Imperii édité à la fin de
ce tome. Le terme de negotium semble avoir été privilégié par Innocent III
pour évoquer ses « affaires séculières ». Comme le negotium Romani Imperii, le
negotium Comitis Tolosani aurait mérité un dossier particulier en 1209 et en 1213,
si l’on se fie à la présentation de Migne, qui pourrait bien être l’auteur des titres14.
Toutes proportions gardées, le terme est aussi très fréquent chez Pierre des Vaux-
de-Cemay : 119 occurrences au singulier, 12 au pluriel.
En bonne rigueur, il aurait fallu mener l’enquête sur tous les cas où negotium
porte un nom qui en précise l’objet. Je me contente de dire que negotium fidei, ou
fidei negotium, aux différents cas du singulier, désigne la croisade, et qu’il s’agit
généralement de la croisade albigeoise (33 occurrences sur 43), principalement
ainsi désignée par Pierre des Vaux-de-Cemay (30 occurrences). De même,
negotium Christi ou Christi negotium (17 occurrences) désigne généralement la
croisade, parfois en Terre sainte (une occurrence chez Foucher de Chartres,
trois chez Bernard de Clairvaux, une chez Louis VII dans une lettre à Suger et
une chez Pierre de Blois), plus souvent la croisade albigeoise : 8 occurrences, qui
proviennent toutes de Pierre des Vaux-de-Cemay, qui parle plus volontiers de
« l’affaire de Jésus-Christ », Jhesu Christi negotium ou negotium Jhesu Christi
(21 occurrences) - l’expression lui est propre.
14. Si la correspondance des années 1 et 2, et 5 à 8, du pontificat d’Innocent III est maintenant disponible
dans l ’édition de l ’Institut autrichien de Rome (Die Register Innocenz’III, bearbeitet von
O . HAGENEDER et al., 1. Band, Gräz-Köln, 1964 ; 2. Band, Rome-Vienne, 1979 ; 5. Band, Vienne,
1993 ; 6. Band, Vienne, 1995 ; 7. Band, Vienne, 1997 ; 8. Band, Vienne, 2001), celle des autres années,
en particulier au temps de la croisade albigeoise (à partir de l’année 11 du pontificat) attend encore une
édition critique. La difficulté vient de la disparition de beaucoup de registres d’innocent m .
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire de paix et de foi 69
15. PL, t. 215,1354-1361 (POTT. 3323). Voir la recension des adresses par les éditeurs de VHystoria, t. 1,
p. 52, note 1.
16. Voir la lettre à Philippe Auguste, où l’accent est mis sur le devoir royal de la paix, attendens quod
usque adeo regium sit officium in regno suo pacis negotium promovere, célébrant Pierre de Castelnau
qui s’est illustré ad evangelizandum pacem et confirmandam fidem in provincia Occitania (PL, t. 215,
1358, POTT. 3353).
70 M onique Z erner
pour les exhorter à extirper la peste hérétique, leur demande d’annuler les exac
tions venant des usures, de relaxer les débiteurs de leurs dettes envers les juifs et
proroger les termes, et exhorte les clercs à fournir des subsides, « afin que le
negotium pacis et fidei puisse être promu plus efficacement dans ce que fait et
doit faire Simon de Montfort »17. Dans l’autre, il écrit à Simon de Montfort pour
lui confirmer la concession des cités et du pays de la vicomté de Béziers-
Carcassonne pro tutela pacis et fidei18. Deux mois plus tard, le 22 janvier 1210,
Innocent El s’exprime à nouveau ainsi pour ordonner à l’abbé de Cîteaux de
revenir sans délai à sa légation et promouvoir le negotium pacis ac fidei19. Et le
28 juin 1210, pendant le siège de Minerve, qui dure depuis mars et tombe fin
juillet, Innocent III confirme à Simon de Montfort la concession de la cité d’Albi
pro tutela pacis etfideí20.
Au comte, la protection, à l’abbé de Cîteaux, le negotium pacis et fidei.
17. PL, t. 216,158 :[...] dilectus filius nobilis vir utique strenuus et catholicus, terris a quibus illi depulsi
sunt provida est deliberatione praefectus, ut per prudentiam ejus in his quae gesta sunt vel gerenda
negotium pacis et fidei possit ibidem efficacius promoveri (POTT. 3828).
18. PL, t. 216,151 : [...] Nos igitur quod ab ipsis pie ac provide factum est ratum et gratum habentes, civi
tates et terras ipsas, sicut tibi sunt ad divinae majestatis honorem pro tutela pacis et fidei concessae
[...] confirmamus (POTT. 3834).
19. PL, t. 216,175 :[...] ad loca legationis tuae sine dilatione qualibet personaliter revertaris et negotium
pacis ac fidei tibi commissum unacum venerabili fratre nostro Regensi episcopo apostolicae sedis
legato studeas, [...] (POTT. 3885).
20. PL, t. 216,282 : Confirmat ei civitatem Albiensempro tutela pacis et fidei concessa (POTT. 4026).
21. C’est ainsi que YHystoria est une source très importante pour plusieurs lettres (voir la méticuleuse col
lation des sources faite par P. GUÉBIN et E. LYON, cit., dans l ’appareil critique des lettres que recopie
Pierre des Vaux-de-Cemay à plusieurs reprises - pratique courante chez les historiens du monde
Plantagenêt, collation qui montre généralement sa fidélité aux documents).
22. PL, t. 216,613 : Raymundi Uticensi episcopo et Narbonensi electo apostolice sedis legatis [...] et effi
caciter laboretis ut negocium bene inceptum dissolvi non possit [...] nos enim venerabili fratri nostro
Regensi episcopo et dilecto filio magistro Thedisio canonico Januensi nostris damus litteris in manda
tis ut secundum formam sibi datam in negocio isto procedant [...] quod nos, auctore Domino, procede
mus prout pacis et fidei causa requiret [...] (POTT. 4517).
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire de paix e t d e foi 71
23. Voir la fin de la lettre {Hystoria, § 557) : Nos autem, quia pro certo speramus quod, de tua salute solli
citus, numquam debeas mandatis apostolicis obviare, baronibus, consulibus, rectoribus et aliis Christi
fidelibus constitutis in terris predictis dedimus in mandatis, in virtute Spiritus Sancti precipientes dis
tricte, quatinus, tibi plenarie intendentes, mandata tua super negotio pacis et fidei et aliis que superius
sunt expressa inviolabiliter observare procurent, contra impugnatores catholice fidei et pacis disturba-
tores magnifice ac potenter tibi consilium et auxilium impendentes, ita quod, eorum cooperante subsi
dio, negotium pacis et fidei salubriter exequaris. Eidem quoque legato precipiendo mandamus [...].
Sur la traduction du texte qui n ’est pas éditée dans la Patrologie, voir la note de P. GUÉBIN et E. LYON,
qui l ’éditent d ’après l’original scellé (cit., t. 2, p. 247).
72 M onique Z ehner
Dans YHystoria, le couple negotium pacis n’apparaît jamais sans être suivi de
fidei, le couple negotium fidei est largement présent (30 occurrences aux diffé
rents cas du singulier contre 8 dans les lettres pontificales), le couple pacis et fidei
est moins fréquent (9 occurrences) et, associé à negotium, il n’apparaît que quatre
fois, compte non tenu de la bulle du 2 avril 1215. L’expression s’applique avant
tout à la situation en 1208-1209.
À l ’année 1208
Après avoir copié en entier l’appel à la croisade envoyé par Innocent III le
10 mars 1208 (§ 56 à 65), Pierre des Vaux-de-Cemay rapporte que « les prélats de
la province de Narbonne et d’autres, que touchaient le negotium pacis et fidei,
voyant mourir ces hommes bons, l’évêque d’Osma (30 décembre 1207, dans son
diocèse), le frère Pierre de Castelnau (14 janvier 1208) et le frère Raoul (pro
bable, 9 juillet 1207), qui avaient été les initiateurs et les maîtres de la prédication
dans cette terre, considérant aussi que cette même prédication avait déjà accompli
en grande partie son parcours sans beaucoup de profit, et même presque sans
aucun des résultats souhaités, décidèrent d’envoyer des délégués au souverain
pontife »24. Le contexte est celui de pourparlers.
À l ’année 1209
Il reprend deux fois l’expression, au début et à la fin de la mission de « maître
Milon et son collègue maître Thédise ». Il rapporte qu’arrivés à Montélimar où ils
ont convoqué archevêques et évêques (fin du mois de mai), Milon leur demande
« de quelle manière il faut procéder in negotio pacis et fidei, principalement sur le
fait du comte de Toulouse »25. Après le départ des croisés, quand seuls restent
24. Ibid., t. 1, § 67, p. 66 : Videntes igitur prelati Narbonensis provinde, et alii quos tangebat negotium
pacis et fidei, decessisse bonos viros Oxomensem episcopum et fratrem Petrum de Castro Novo, et
fratrem Radulfum, qui fuerant predicationis in terra prenotata principes et magistri, animadvertentes
etiam quod eadem predicado jam peregerit ex parte maxima cursum suum nec multum profecerit,
immo penitus fructu frustrata sit exoptato, ad pedes summi pontificis judicant transmittendum.
25. Ibid., § 74, p. 75 : [M. Milo] Qui, cum ad eum venissent, quesivit ab eis diligenter qualiter proceden
dum esset in negotio pacis et fidei et precipue in facto comitis Tholosani ; voluit etiam ut singuli prelati
super certis capitulis, de quibus eum abbas instruxerat Cisterciensis, sua ei traderent consilia scripta
et sigillata ; factum est ut precepit et (quod auditu est mirabile) omnia tam abbatis Cisterciensis quam
prelatorum consilia sine dissensione aliqua convenerunt. La critique reste à faire des actes de la procé
dure commencée au concile de Montélimar, qui s’achève avec la reconnaissance sous serment de ses
torts par Raymond de Toulouse et sa réconciliation à Saint-Gilles (18 juin 1209), auxquels fait ici
allusion Pierre des Vaux-de-Cemay, réunis sous le titre Processus negotii Raymundi comitis Tolosani
(cf. supra n. 11). L’expression negotium pacis et fidei en est absente.
L e negocium pacis et fedei ou l ’affaire d e paix e t de foi 73
À l ’année 1217
Pierre des Vaux-de-Cemay ne s’exprime ainsi qu’une fois encore, vers la fin
de VHystoria : dans l’hiver 1217, après son échec devant Beaucaire, Simon de
Montfort réussit à traverser le Rhône à Viviers et part batailler dans le Nord pour
mettre fin aux agissements « de Raymond VU et ses complices qui perturbaient le
negotium pacis et fidei de toutes leurs forces »27. La désignation revient sous sa
plume alors que la croisade est finie mais que Toulouse s’est soulevée, dans
l’incertitude du lendemain.
26. Ibid., § 138, p . 143 : Interea magister Milo, qui, sicut supra dictum est, in terre Provinde, legatione
pro p a c is e t fid e i n e g o tio fungebatur, convocavit apud Avinionensem civitatem concilium prelatorum ;
in quo concilio inter alia excommunicati fuerunt et expositi cives Tolosani, pro eo quod ea que legato
et crucesignatis promiserant de expulsione hereticorum, contempserant adimplere.
27. Ibid., § 596, p . 289 : Raimundus enim, filius quondam comitis Tolosani, et Ademaras Pictavensis et
complices eorumdem n e g o tiu m p a c is e t fid e i in partibus illis totis viribus perturbabant.
28. PL, t. 216, 843 : Nos igitur beatissime pater, quos tanquam propius positos magis negotium istud
tangit, sanctissimam pietatem vestram rogamus [...] quatenus [...] quibus comitis Tolosani et filii ejus,
si resurgerent, gladius inexorabiliter immineret, miseriorditer prospicientes in posterum, n e g o c io p a c is
e t f id e i, quod tam prudenter et potenter hactenus promovistis, finem perfectum et stabilem imponatis.
29. M A N SI xxn, 1070A : le s te rre s d e la c o m te s s e : quod per ipsas n e g o tiu m p a c is e t f id e i non valeat
perturbari. L e s te rre s d u je u n e c o m te : per viros idoneos qui n e g o tiu m p a c is e t f id e i manuteneant.
30. M AN SI xxm , 10E :[...] quae miserabiliter peccatis nostris exigentibus erat ab in im ic is p a c is e t fid e i
depressa, mirabiliter operando ; regis Franciae illustris cordi ratione suae gratiae exalto insudit, quod
divina gratiaa faciente, negotium p a c is e t f id e i contra heréticos terrae Albigensis in se assumens [...].
74 M onique Z erner
Chronique, bien plus tard, Guillaume de Puylaurens semble avoir hésité sur
l’expression, qu’il n’emploie à strictement parler qu’une fois, à propos des événe
ments qui ont suivi le traité de Meaux-Paris (12 avril 1229), in negotio pacis et
fidei prosequendo (chapitre 40). Sachant qu’un peu plus haut, il semble qu’il ait
écrit ad negotiationem (et non negotium) pacis et fidei prosequendum31 et que,
dans la première partie de son œuvre, l’expression vient une fois sous sa plume
mais inversée: rapportant le siège de Lavaur (1211), il écrit que Foulque,
l’évêque de Toulouse, a demandé à ses ouailles de se rendre à l’armée pour appor
ter secours et aide au negodo fidei et pacis. La forme « affaire de paix et de foi »
semble en train de s’estomper, s’il faut attacher un sens à l’ordre des mots comme
le propose le père Vicaire. La traduction en langue vulgaire de YHystoria en est
un autre indice. Le traducteur n’a pas cherché une figure équivalente en français.
Aux § 67 et 596, negotium pacis et fidei est simplement rendu par « foi » ; au
§ 74, par « besoigne » ; § 138, l’expression n’est pas du tout traduite. En aucun de
ces cas, le traducteur ne s’est soucié de traduire pax3132. De même disparaît le
couple pacis et fidei : ainsi, au § 61, verbum pacis et fidei est traduit par « la foi
de Jhesucrist » ; au § 72, le traducteur laisse tomber pacis et fidei turbatores.
Partir d’un sondage déterminé par les choix de l’abbé Migne et l ’état d’une
collection en cours, par conséquent biaisé, et limiter l’enquête à une figure rhéto
rique doit rendre prudent. A première vue, le couple « paix et foi » est assez rare
31. GUILLAUME de P u y l a u r e n s , Chronique, cit., chap. 39 : Anno Domini MCCXXX [ ...] venerabilis pater
dominus Clarinus episcopus Carcassonensis accedens ad Sedem apostolicam, legatum obtinuit mitti
ad negociationem pacis et fidei prosequendum [ ...] . Jean Duvemoy a retenu la leçon ad negocium
pacis et fidei prosequendum (d’après BnF, lat. 5213, C dans le stemma, écriture début XVIe s.) de pré
férence à la leçon ad negociationem pacis et fidei du manuscrit le plus ancien qui est le texte de base
de son édition (lat. 5212, P, écriture début xrve s.), considérant donc la leçon de P comme fausse (les
variantes de C sont retenues dans le texte « à titre exceptionnel lorsque les leçons de P sont manifeste
ment fautives », écrit-il, p. 19 de l ’introduction).
32. Cf. Hystoria, cit., t. 3. § 67 : « Après ices choses li prelat de la contrée de Narbone et li autre qui apar-
tiennent à la foi, veant [...]» , trad, de Videntes igitur prelati Narbonensis provinde, et alii quos tange
bat negotium pacis et fidei (supra n. 22). § 596 : « et Raimon, le filz le conte de Tholose, et Aimars de
Poitiers estoient contre la foi a leur povoir [...] », trad, de : Raimundos enim, filius quondam comitis
Tolosani, et Ademarus Pictavensis et complices eorumdem negotium pacis et fidei in partibus illis totis
viribus perturbabant (supra n. 25). § 74 : « Mestre Miles leur demanda comment ils devroient aler en
ceste besoigne, meismement el fait du conte de Tholose [...] », trad, de : Qui, cum ad eum venissent,
quesivit ab eis diligenter qualiter procedendum esset in negotio pacis et fidei et precipue in facto
comitis Tholosani {supra n. 23). § 138 : « Entre ices choses mestre Miles, qui iert legaz, fist un concile
de prelaz en la cité d ’Avignon », trad, de Interea magister Milo, qui, sicut supra dictum est, in terre
Provincie, legatione pro p a d s et fidei negotio fungebatur, convocavit apud Avinionensem civitatem
conciliumprelatorum (supra, n. 24).
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire d e paix et de foi 75
chez les auteurs des XIe et x n e siècles et apparaît plutôt dans le contexte des
guerres féodales que de l’hérésie, alors que le sens de fides s’infléchit sous la
pression de la foi vassalique33. En l’associant à negotium à propos du Midi, le
pape donne à ce nouveau champ d’action un statut qu’il faudrait comparer à celui
des autres « affaires » du pontificat. A ce stade, l’enquête montre que l’emploi de
negotium pacis et fidei est resté, somme toute, fort discret. Innocent HI n’utilise
l’expression que lorsque Simon de Montfort a supplanté pour de bon le jeune
vicomte de Béziers-Carcassonne, Raymond Roger Trencavel, mort ou sur le point
de mourir dans sa prison de Carcassonne, et tant que sa situation est fragile. Elle
ne réapparaît qu’au moment de la solution définitive, quand se prépare Latran IV.
De même, dans VHystoria, elle ressort au moment où la guerre albigeoise, qui
semblait terminée, redémarre.
Adoptée par les prélats investis dans la croisade, reprise de façon mesurée par
Pierre des Vaux-de-Cemay, ré-actualisée par Guillaume de Puylaurens dans un
passage de sa chronique, « l ’affaire de paix et foi » n’a peut-être pas désigné la
croisade albigeoise en dehors d’un cercle étroit.
Pour M.-H. Vicaire, l’unité est profonde entre l’affaire de paix et l’affaire de
foi dans la réalité elle-même. Son raisonnement repose sur l’association des rou
tiers aux hérétiques qu’il voit se faire à trois moments clefs dans le cadre de la
mission des légats contre l’hérésie. En 1203-1204, dans une première campagne
de serments que les légats cherchent à obtenir de la part des prélats et des princes
laïcs en Narbonnaise. En 1206-1207, quand Pierre de Castelnau, tantôt seul,
tantôt accompagné de l ’abbé de Cîteaux, mène une campagne de paix et pousse
jusqu’au delà du Rhône. En 1209, sous l’action des nouveaux légats qui établis
sent des « paix », depuis la procédure suivie contre le comte de Toulouse (début
juin) jusqu’au concile d’Avignon (septembre). Au lendemain du bain de sang de
Béziers (22 juillet 1209), écrit M.-H. Vicaire pour finir, la paix est devenue « une
paix transcendante, la Paix de Dieu ». « Faire la guerre sainte, c’est pacifier une
terre où la paix véritable avait péri avec la foi. Tel est le mythe qui donne sa réelle
unité au negotium pacis et fidei », écrivait-il. Réalité et mythe se conjuguent.
Mais il passe bien vite sur le fait de l’association des hérétiques aux routiers, qu’il
considère comme une évidence à partir de Latran DI, dont le dernier canon
associe dans un même anathème les hérétiques, qui reçoivent pour la première
33. Cf. ex. cités n. 10. Sur l’évolution du champ sémantique de fides, voir J. WlRTH, « La naissance du concept
de croyance (XIe-xne siècles) », dans Bibliothèque d ’Humanisme et Renaissance, 45,1983, p. 7-58.
76 M onique Z erner
34. Voir le début du canon, éd. dans Les Conciles œcuméniques - Les décrets, t. ïï-1, texte original établi
par G. A l b e r i g o , J . A . D o s s e t t i , P. J o a n n o u , C. L e o n a r d i et P. P r o d i avec la collab. de H . J e d i n ,
Paris, 1994, p. 482,484 (en romain, les passages clefs pour nous) : 27. Sicut ait beatus Leo, licet eccle
siastica disciplina, sacerdotali contenta iudicio, cruentas non efficiat ultiones, catholicorum tamen
principum constitutionibus adiuvatur, ut saepe quaerant homines salutare remedium, dum corporale
super se metuunt evenire supplicium. Ea propter, quia in Gasconia Albigesio et partibus Tolosanis et
abis locis, ita hereticorum quos abi Catharos, abi Patriaos, abi Pubbcanos, abi abis nominibus vocant,
invaluit damnata perversitas, ut iam non in occulto sicut aliqui nequitiam suam exerceant, sed suum
errorem publice manifestent et ad suum concensum simplices attrahant et infirmos, eos et defensores
eorum et receptores anathemati decernimus suiacere, et sub anathemate prohibemus, ne quis eos in
domibus vel in terra sua tenere vel fovere vel negotiationem cum eis exercere praesumat. Si autem
in hoc peccato decesserint, non sub nostrorum privilegiorum cuilibet indultorum obtentu nec sub
aliacumque occasione, aut oblatio fia t pro eis aut inter Christianos recipiant sepulturam. De
Brabantionibus et Aragonensibus, Navarriis, Bascubs, Coterelbs et Triaverdinis, qui tantam in Christia
nos immanitatem exercent, ut nec ecclesiis nec monasteriis deferant, non viduis et pupillis, non senibus
et pueris nec cuilibet parcant aetati aut sexui, sed more paganorum omnia perdant et vastent, similiter
constituimus, ut qui eos conduxerint vel tenuerint vel foverint per regiones, in quibus taliter debac
chantur, in dominicis et aliis solemnibus diebus per ecclesias publice denuntientur et eadem omnino
sententia et poena cum praedictis haereticis habeantur adstricti nec ad communionem recipiantur
ecclesiae, nisi societate Ula pestifera et haeresi abiuratis. Relaxatos autem se noverint a debito fidelita
tis et hominii ac totius obsequii donec in tanta iniquitate permanserint, quicumque illis aliquo tenentur
annexi. Ipsis autem cunctisque fidelibus in remissionem peccatorum iniungimus, ut tantis cladibus se
viriliter opponant et contra eos armis populum Christianum tueantur ; confiscenturque eorum bona et
liberum sit principibus huiusmodi homines subicere servituti. [...] Interim vero eos qui ardore fidei ad
eos expugnandum laborem istum assumpserint, sicut eos qui sepulcrum Dominicum visitant, sub
ecclesiae defensione recipimus [...].
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire d e paix e t de foi 77
35. Tous ces faits sont bien connus. L’exposé le plus commode, malgré un point de vue dépassé sur les
cathares, se trouve dans É. G RIFFE, L ’Aventure cathare (1140-1190), 1 . Les débuts de l ’aventure
cathare en Languedoc, Letouzey et Ané, 1968, qui a l ’intérêt de citer in extenso beaucoup de sources.
36. Canon 18 du concile de Reims : Ut nullus omnino hominum haeresiarchas et eorum sequaces qui in
partibus Guasconiae aut Provinciae vel alibi commorantur (MANSI, XXI, 718).
37. Canon 4 du concile de Tours : In partibus Tolosae damnanda haeresis dudum emersit, quae paulatim
more cancri ad vincina loca se diffundens, per Guasconiam et alias provincias quamplurimos jam
infecit (M A N SI, XXI, 1177).
38. Voir J.-L. BlGET, « “Les Albigeois”, remarques sur une dénomination », dans Inventer l ’hérésie ?
Discours polémiques et pouvoirs avant l ’Inquisition, M. ZERNER dir., Nice, 1998, (Collection du
Centre d’études médiévales de Nice, 2), p. 219-255.
39. Ph. CONTAMINE, qui s’appuie sur H. GRUNDMANN (« Rotten und Brabanzonen. Söldner-Heere im 12.
Jahr-hundert », dans Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 1942, p. 419-492), distingue
une première génération de routiers avant 1185 avec l’écrasement des Cotereaux près de Bourges et une
deuxième génération moins dangereuse et moins nombreuse (La Guerre au Moyen Âge, Paris, 1999).
78 MONIQUE ZEHNER
40. R. FOREVILLE, « Innocent HI et la croisade des Albigeois », dans Paix de Dieu et guerre, cit.,
p. 189.
41. Hystoria, § 64: [...] hereticam inde studeatis perfidiam abolere, sectatores ipsius, eo quam
Sarracenos securius quo pejores sunt illis, in manu forti et extento brachio impugnado.
42. Voir L. MACÉ, Les Comtes de Toulouse et leur entourage, XIIe-XIIle siècles, Toulouse, 2000, et
J.-L. BIGET, « Les Albigeois », cit.
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire de paix e t de foi 79
43. Le siège est rapporté par un chroniqueur du Limousin, GEOFFROY DE VIGEOIS, à l’année 1181 :
Legatus igitur Henricus Albanensis Episcopus tunc multo cum exercitu perexit contra haereticos
Albigenses. Castro de la Vaur expugnato, Raymundus de Vemoil occiditur. Filia Tolosani Alaizia idem
tradidit castrum legato ; & Rogenus Biterrensis vir cum principibus multis haereticam pravitatem se
deinceps abdicare profitetur. Quorum facinus erroris ob cautelam Catholicorum posteris censui signi
ficare. Haec sunt a modo verba cardinalis et legati : « Confessi sunt magistri quondam erroris [...] »
{Recueil des historiens de la France, t. XII, 1781,448-449). La capture des deux hérétiques est racon
tée par Guillaume de Puylaurens qui se souvenait d’avoir entendu le chanoine être appelé l’arien (cit.,
chap. 2,p. 28).
44. Y. M.-J. CONGAR, « Henri de Marcy, abbé de Clairvaux, cardinal-évêque d ’Albano et légat pontifi
cal », dans Studia Anselmiana, 43,1958, p. 1-90.
45. Voir H. DEBAX, La Féodalité languedocienne, Xle-Xlle siècles, serments, hommages et fiefs dans le
Languedoc des Trencavel, Toulouse, 2003.
80 M onique Z erner
dont l’effet principal est donc le renforcement du lien vassalique dans ses
seigneuries46. De notre point de vue ici, le paradoxe est que le vicomte était
probablement dans l’impossibilité d’employer des routiers faute de moyens, ce
qui peut justement expliquer l’importance qu’il donnait à l’hommage vassalique.
Bref, de routiers, il n’est pas question en cette affaire.
46. Voir Ead ., « Un cartulaiie et un sceau : le programme politique de Roger H, vicomte Trencavel,
V . 1185 », dans Les Cartulaires méridionaux, colloque organisé par la Jeune équipe 2247 (Culture et
cadres de vie dans l ’Europe méditerranéenne médiévale), avec la collaboration du GDR 2513
(Sources, acteurs et lieux de la vie religieuse à l ’époque médiévale), 20-21 septembre 2002, actes à
paraître (coll, de l ’École nationale des chartes).
47. MANSI X X n, 667C-671C, d’après un manuscrit copié par Fr. Bosquet, évêque de Montpellier (1655-
1676), et transmis à Baluze.
48. Ibid., 668D : Rursus omnes haereticos, Aragonenses, familias que mainate dicuntur, piratas quoque, &
illos qui deferunt arma seu armamenta vel lignamina galearum aut navium Sarracenis, de consensu
omnium sub anathemate posuit, & constitutione lateranensis concilii, quae contra hujusmodi emanavit,
in omnibus observata, constituit ut bona hujusmodi pestilentium hominum publicentur, & ipsi nihilomi
nus servituti subdantur. (Cf. Latran DI, c. 27 cit. supra et c. 24 : Itaque quorumdam animos occupavit
saeva cupiditas, ut cum glorientur nomine Christiano, Sarracenis arma ferrum et lignamina galearum
deferant et pares eis aut etiam superiores in malitia fiant, dum ad impugnandos Christianos arma eis et
necessaria subministrant. Sunt etiam qui pro sua cupiditate in galeis et piraticis Sarracenorum
navibus regimen et curam gubernationis exercent [...].
49. A cet égard, le résumé des statuts du concile de Montpellier de l ’Histoire des conciles de
Ch.-J. Hefele -H. LECLERCQ, t. V2, Paris, 1913 (cf. p. 1171) est trompeur.
L e negocium pacis et fidei ou L’AFFAIRE DE PAIX. EJ DE FOI 81
mention des hérétiques et des Aragonais n’est pas une information au sens positif.
En fait les nombreux statuts (plus d’une vingtaine) s’intéressent principalement
aux relations avec les Sarrasins et les juifs et à la protection qui leur est due s’ils
se convertissent, ainsi qu’aux mœurs, aux vêtements féminins et masculins qui ne
doivent pas être fendus, à l’habillement des clercs, à l’obligation de la tonsure.
Les hérétiques réapparaissent dans une addition finale qui est une mise en garde
« sur la manière de promulguer les interdits contre ceux qui transgressent les
statuts, parce qu’il y a des hérétiques dans plusieurs lieux de la province de
Narbonne qui pourraient profiter de l’occasion auprès des gens simples de foi
catholique »50. C’est la seule allusion aux hérétiques de la province. Christine
Thouzellier y voyait le signe de la progression de l’hérésie dans un pays où « seul
Montpellier demeure un centre irréductible d’orthodoxie », mais Élie Griffe
faisait déjà remarquer que la question de l’hérésie est seulement à l’arrière-plan51.
A ce stade, l’assimilation des hérétiques aux routiers, en l’espèce les Aragonais,
est toute relative.
Il n’est pas indifférent pour notre propos que ce concile se tienne à
Montpellier, non pas dans la métropole de la province, mais dans un castrum qui
avait donné naissance à une ville, abritait un studium de grande notoriété et se
trouvait avantageusement placé sur la voie de terre la plus fréquentée pour aller
d’Italie en Espagne. Les seigneurs avaient recherché avec constance et succès
l’appui de Rome depuis les temps grégoriens, une réussite facilitée par le fait que
Montpellier n’était pas un siège épiscopal. La fin des aimées 1180 voit cette colla
boration devenir un enjeu majeur pour celui qui devait être le dernier seigneur de
Montpellier, Guilhem VIII, qui avait répudié sa femme, Eudocie, une princesse
Comnène, dont il avait eu une fille, Marie, et voulait obtenir du pape la légitima
tion des nombreux fils qu’il avait eus de sa deuxième femme, Agnès de Castille,
épousée en 1187. Sous le pontificat du très vieux Célestin DI, au moment du
concile de Montpellier, le zèle catholique de Guilhem VIII n’est pas encore très
voyant. Il n’est probablement pas pour rien dans l’attention nouvelle à l’hérésie
50. M AN SI xxn 671C : Infine quoque omnium addidit, ut quia in pluribus locis provinciae Narbonensis,
haeretici sunt, in consilio arcchiepiscopi & episcoporum fit, qualiter pro eorum, quae superius statuta
sunt, transgressione, interdicta debeant promulgari : ne occasione generalis & diutini interdicti, hae
reticis occasio pateat ad simplices catholicae fidei supplantandos.
51. C. THOUZELLIER, Catharisme et valdéisme en Languedoc à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle,
Paris, 1965, p. 136 : « Au regard d’Alain de Lille qui lui dédie son traité contre les hérétiques,
Guilhem VUI est le bouclier de la foi chrétienne, un des rares princes qui, au milieu des tempêtes,
n ’abandonne pas la barque de Pierre [image reprise de la dédicace de la Summa quadripartita d’Alain
de Lille]. Le concile tenu à Montpellier en 1195 l’atteste ; il renouvelle contre l’ensemble des héré
tiques du Midi les articles du Latran (1179) : anathème, confiscation des biens, asservissement des
condamnés. » É . G RIFFE, Le Languedoc cathare de 1190 à 1210, Paris, 1971, p. 201-202 : « Le but
principal de concile fut de rappeler les décisions du concile du Latran de 1179 qui concernaient le Midi
de la France. Les hérétiques y sont nommés, mais ils restent à l’arrière-plan. »
82 M onique Z erner
au sein du studium. Peut-être le maître parisien Alain de Lille est-il déjà sur place
et a-t-il commencé à composer son De fide catholica en quatre parties, contre les
cathares, les vaudois, les juifs et les Sarrasins, dit aussi Summa quadripartita,
qu’il lui dédie. Au début de son pontificat, Innocent HI ne paraît pas spécialement
informé de l’hérésie en terre méridionale. S’il confie en juillet 1199 une mission
sur l ’hérésie dans les quatre provinces d’Arles, d’Aix, d’Embrun et de Narbonne
au frère Rainier, ancien moine de Fossanova, qu’il arrache de son ermitage de
Ponza, c’est en des termes très généraux et sans réminiscence de Latran IH52. La
mission est seconde par rapport à sa tâche en Espagne où il doit se rendre pour
obtenir l ’annulation du mariage du roi de Léon avec la fille du roi de Castille.
Pourtant, l’archevêque de Compostene lui avait écrit que le Léon est « menacé du
triple péril des hérétiques, des Sarrasins et des chrétiens » car l ’interdit qui le
frappe, primo empêche les fidèles d’être instruits contre l’hérésie, secundo les
retient d’aller combattre les Sarrasins pour la rémission de leurs péchés, tercio
appauvrit les clercs qui ne peuvent exercer leur ministère et recevoir les oblations.
Une logique qui n’a rien à voir avec celle de Latran IH. Avec l’avènement
d’innocent IH pourtant, qui avait personnellement soutenu Pierre de Castelnau
pour son élection disputée comme archidiacre à Maguelonne avant d’accéder au
pontificat et de ce fait devait avoir une connaissance assez précise du contexte
montpelliérain, Guilhem VIII a dû croire que son vœu de faire légitimer ses fils
pourrait se réaliser ; en tout cas, il manifeste de façon pressante son zèle catho
lique. Le cartulaire des actes de sa maison qu’il fait alors copier contient treize
lettres d’innocent m , plusieurs ont l’hérésie pour sujet53. Mais il n’y est jamais
question d’Aragonais ou autres routiers.
52. Voir les termes de la lettre aux archevêques d’Arles, Narbonne, Aix et Embrun :[...] specialiter autem
ac precipue ad confutandam hereticam pravitatem assurgat et scorpionum illorum aculeos omnipoten
tis Dei virtute reprimat et conculcet, qui virus draconis in aureo calice Babilonis propinant, habentes
secundum apostolum speciem pietatis, virtutem autem eius penitus abnegantes : quorum principium
religionem palliat, medium non docet sed seducit indoctos, finis perpetuum interitum comminatur ; qui
etiam secundum evangelicam veritatem ad nos veniunt in vestimentis ovium, intrinsecus autem sunt
lupi rapaces [...] (Die Register Innocenz'UI, cit., 2. Band, lettre 114, 7 juillet 1999) ; à rapprocher de
la lettre adressée à Rainier pour lui demander de quitter à nouveau son monastère de l’île de Ponza
pour corriger, statuer et confondre les hérétiques dans les provinces d ’Arles, Narbonne, Aix et Embrun
(113, 12 juillet) ; à comparer aussi à la lettre annonçant la mission de Rainier à l’archevêque de
Compostene et aux évêques du royaume de Léon (72, ca 10-31 juillet 1999).
53. Le 10 juillet 1199, le pape recommande ainsi le légat en partance pour l’Espagne à Guilhem VIU :
« Puisque tu nous as demandé d ’envoyer un légat pour détruire la dépravation hérétique..., nous
t’envoyons le frère Rainier... » Un an plus tard, il lui demande d’assister son nouveau légat Jean de
Sainte-Prisque sur le fait de l ’hérésie lors de son passage dans le Midi, « [...] de sorte que le glaive
matériel atteigne ceux que la crainte du Seigneur et le glaive spirituel ne touchent pas, qui semblent
craindre bien plus la confiscation de leurs biens [ ...]» . En juillet 1201, le pape lui écrit au sujet de
l’évêque d’Agde et de la capture d’hérétiques, loue son zèle, mais lui dit aussi qu’il ne peut pas répon
dre à ce qui lui est demandé contre les hérétiques tant que le légat ne sera pas revenu à Rome pour
l ’informer pleinement (voir M. ZERNER, « Question sur la naissance de l’affaire albigeoise », dans
L e negocium pacis et eedei ou l ’affaire d e paix e t de foi 83
Georges Duby. L ’écriture de l ’histoire, éd. CI. DUHAMEL-AMADO et G. LOBRICHON, Bruxelles, 1996,
p. 427-444).
54. Die Register Innocenz’III, cit., 6. Band : lettre à l ’archevêque de Narbonne, 29 janv. 1204, 242 (243),
p. 406 : ut cum ipsis ad dilectum filium nobilem virum comitem Tolosanum accederes, ut tam tua
quam ipsorum persuasione posset induci ad iurandum, quod heréticos expugnaret in defensionem
ecclesiastice unitatis, eis aquiesceré nullomodo voluisti, cum tu ipse rogare deberes potius quam
rogari. Sed nec etiam unam saltem equitaturam tunc voluisti concedere ad opus quod inceperant per
agendum [...].
84 M onique Z erner
l’hérésie »55. Ni dans l’une, ni dans l’autre lettre, il n’est question de guerre et de
routiers.
Trois mois plus tard, en mai 1204, Innocent III renforce la mission des deux
frères de Fontfroide en leur adjoignant l’abbé de Cîteaux lui-même, dont il fait
son légat. Cette fois, il se réfère précisément à la clause du canon 27 sur les
routiers, encore faut-il voir à quel propos. L’ennemi principal est en effet l’arche
vêque de Narbonne, en place depuis treize ans. Il est accusé d’avoir laissé l’héré
sie se développer et ce d’autant plus que son comportement et celui des autres
prélats nuisent à l ’Égüse en général, car il négüge son devoir d’évêque et ignore
en quoi consiste l’hérésie simoniaque. Mais surtout, et c’est le sujet principal de
la lettre, il est accusé d’employer des routiers dans deux siens castra, Capestang
(près de Béziers) et Cruscades (près de Narbonne), alors qu’il avait été statué au
concile de Latran que seraient excommuniés ceux qui fréquentaient les
Brabançons, Aragonais, etc.56. Je souligne que les hens de l’archevêque avec les
Aragonais sont dénoncés avec précision (les noms de lieux et de personnes incri
minés sont donnés), avec demande d’une enquête ; en revanche, ses liens avec les
hérétiques sont tout juste évoqués57. La référence au canon 27 ne conduit pas
Innocent IH à associer les routiers aux hérétiques.
La mission fait l’objet de trois autres lettres d’Innocent III également reco
piées dans le registre du Vatican : l’une adressée aux mêmes, écrite trois jours
plus tard ; une autre adressée à Philippe-Auguste, une dernière adressée à l’arche
vêque de Narbonne sur qui se concentrent ses reproches, lequel se défend avec
véhémence58. Dans les trois lettres, c’est en termes des plus convenus qu’il est
question d’hérésie et les routiers ne sont pas évoqués. La mission des légats, qui
se suit à travers la correspondance d’Innocent IE, se heurte au clergé en place ; si
amalgame il y a, c’est entre les vices du clergé et l’hérésie.
Pierre des Vaux-de-Cemay fait commencer VHystoria albigensis à l’arrivée à
Toulouse des deux frères institués légats par le pape. Il ne dit rien de leur action,
enchaînant aussitôt sur la description de la ville représentée comme un nid
55. Ibid., lettre à l ’évêque d ’Agde et à l ’abbé de St-Pons-de-Thomières, 18 fév. 1204,241, p. 403-405.
56. Ibid., 1. Band, lettre à l ’abbé de Cîteaux et Pierre et Raoul, moines de Fontfroide, légats du siège apos
tolique, 28 mai 1204, 76 (75), p. 119-120 : preterea cum in Lateranensi concilio sit statutum, ut, qui
Brabantiones, Aragonenses, Nauarros, Basc(u)los et Catarellos conducere presumpserint vel fovere,
per ecclesias in diebus Dominicis et aliis sollempnitatibus excommunati publice nudentur [...] archi-
episcopus ipse non solum huiusmodi non evitat, sedNicol(aum), ducem Aragonensium [...].
57. Après la description des Aragonais, suivie de la description beaucoup plus longue des moines et des
chanoines réguliers qui donnent le mauvais exemple (45 lignes dans l’édition des Register
Innocenz’III), les hérétiques réapparaissent dans cette simple proposition finale : et insultationem here-
ticorum ad processionem recipere non verentur, et quamplures prelati ecclesias suas hereticorum
fautoribus committere non formidant {ibid., p. 121).
58. Ibid., p. 122-126,77 (76,77) : 31 mai 1204, aux mêmes ; p. 126-127,78 : 29 mai 1204, à l’archevêque
de Narbonne ; p. 127-129,79,28 mai 1204, à Philippe Auguste.
L e negocium pacis et eidei ou l ’affaire de paix et d e foi 85
d’hérésie, Hec Tolosa, tota dolosa a prima suifondatione, l’occasion pour lui de
s’étendre sur l’hérésie et les sectes d’hérétiques en général59. Il faut attendre
quelque quarante ans après, pour que Guillaume de Puylaurens écrive que les
deux frères « avertirent le comte de Toulouse d’avoir à chasser les hérétiques et
les routiers de sa terre et sauvegarder la paix »60. D’où M.-H. Vicaire déduit bien
hardiment que l’objet du serment demandé au comte de Toulouse s’étendait aux
routiers61.
Désormais, la présentation des faits par Pierre des Vaux-de-Cemay qui écrit,
je le rappelle, avec un recul de huit années suit un schéma auquel il est difficile
d’échapper, tant il est détaillé et logiquement développé. Son récit commence
véritablement à l’année 1206 : « Ici, on commence à raconter comment les prédi
cateurs vinrent dans la terre albigeoise. L’an de l’Incarnation du Verbe 1206,
l’évêque d’Osma [...] » (§ 20). Le passage à Montpellier de l’évêque d’Osma
de retour de Rome (juin 1206) ; la rencontre avec les légats découragés, leur
conseil de prêcher sans apparat et leur décision de rester pour donner l’exemple
(§ 21) ; leurs prédications évangéliques et leurs discussions avec les hérétiques
à Servian et vers Narbonne (§ 22-23) ; leur arrêt à Béziers où le conseil est donné
à Pierre de Castelnau de les quitter tant il est haï (§ 24) ; la poursuite de la prédi
cation par l’évêque d’Osma et Raoul de Fontfroide, et les miracles (§ 25-26) :
ainsi se déroule YHystoria. La campagne de paix vient ensuite (§ 27). Je cite
Pierre des Vaux-de-Cemay sans craindre de répéter plusieurs fois le mot « paix »
avec lui :
« Ensuite, Pierre de Castelnau se sépara de ses compagnons et partit en Provence pour
travailler à la paix entre les nobles de Provence afin de pouvoir extirper l ’hérésie de la
Narbonnaise grâce à l ’aide de ceux qui avaient juré la paix. Mais le comte de
Toulouse, Raymond, ennemi de la paix, ne voulut pas donner son accord à ladite paix,
jusqu’à ce qu’il soit contraint à jurer cette paix à cause des raids menés contre lui par
les nobles de Provence à l ’instigation de l ’homme de D ieu et à cause de l ’excommuni
cation obtenue grâce au légat. Mais lui qui avait renié la foi et qui était pire qu’un infi
dèle, ne respectant jamais ses serments, plusieurs fois jura, plusieurs fois se parjura. Le
59. Après sa dédicace à Innocent m (§ 1) et sa préface (§ 2 à 4), Pierre des Vaux-de-Cemay développe une
longue diatribe sur Toulouse (§ 6 à 9) où il fait allusion au serment des Toulousains, race de vipères,
rejetant l ’hérésie par crainte du châtiment et aussitôt parjures, et continue par une description des
sectes hérétiques qui fait date (§ 10 à 19).
60. GUILLAUME de P uylaurens , Chronique, cit., chap. 7 : Qui comitem Tholosanum ad expellendos
heréticos et ruptarios de terra sua et pacem conservandam monuerunt et astrinxerunt etiam juramento.
61. M.-H. Vicaire , « “L’affaire de paix et de la foi” »,cit.,p. 110-111.
86 M onique Z erner
très saint homme Pierre de Castelnau déployait pour le corriger un grand courage,
s ’approchait sans crainte du tyran et lui résistait en face [...] 62 »
62. Hystoria, § 27 : His peractis, recessit frater P. de Castro Novo a sociis suis et ivit in Provinciam et
laboravit ut pacem componeret inter nobiles Provincie : hac intentione ut auxilio eorum qui pacem
juraverant posset heréticos de Narbonensi provincia extirpare. Set comes Tholosanus, Raimundus,
inimicus pacis, noluit aquiesceré dicte paci, donec tam per guerras, quas movebant ei nobiles
Provincie, mediante industria viri Dei, quam per excommunicationem, ab eodem in ipsum comitem
pronunciatam, jurare compulsus est illam pacem ; set qui fidem negaverat et erat infideli deterior,
nunquam deferens juramento, juravit pluries, pluries pejeravit ; quem vir sanctissimus frater P. magna
virtute corropiebat, tyrannum intrepidus aggrediens eique in facie resistens, quia reprehensibilis
(immo dampnabilis) erat valde, confundebatque eum vir magne constantie, vir conscientie illibate,
adeo ut exprobaret ei quo fallax erat per omnia et perjurus ; et vere sic erat. N. B. La traduction de
Maisonneuve, qui confond Provence et Languedoc, est fautive.
63. Pierre des Vaux-de-Cemay termine ce « bref préliminaire sur les prédicateurs » (§ 47-55) par le récit
du miracle de la cédule (cédula, malheureusement traduit “papier” par Maisonneuve) écrite par
Dominique au cours d’une discussion avec des hérétiques, qui, jetée au feu, ne brûla pas, qu’il tient de
sa bouche - seule mention de Dominique dans l'Hystoria.
64. PL, t. 215,1206 : Viterbe, 21 août 1207 : ad promotionem pacis juxta mandatum nostrum [...] praeci
pimus quatenus in dictos cives, ut memoratum Roncelinum excommunicatum, apostatam et perjurum,
a dominio suo, quod contra proprium juramentum, in contemptum Dei et fidei Christianae opprobium
detinet occupatum, prorsus amoveant et supradictae nobili haereditatem restituant (POTT. 3163).
Le negocium pacis et fidei ou l ’affaire de paix et de foi 87
65. Le premier signe de la réorientation de Pierre de Castelnau vers une campagne de paix est la paix avec
Montpellier (révoltée contre le pouvoir aragonais) jurée par le roi d’Aragon en octobre 1206 en sa
présence, confirmée par le pape en avril 1207.
66. Retenons l ’évocation des Aragonais: [...] Quandoquidem in Arelatensem provinciam cum
Aragonensibus tuis hostili vastitate crassando, rogatus a venerabili fratre nostro Arausicensi episcopo
ut monasteriis parceres [...] {PL, t. 215,1167, lettre au comte de Toulouse, 28 mai 1207).
67. La question reste secondaire pour L. M a cé , Les Comtes de Toulouse, cit., qui propose une synthèse de
la politique raymondine dans le Marquisat en préambule (p. 23-53). Retenons la signification des
palais ou donjons qu’ils élèvent à Vaison, Carpentras, Sorgues, « qui montre la volonté des comtes de
marquer symboliquement de leur empreinte les pays où s’étendent leur domination » (p. 47).
88 M onique Z erner
s’ils y trouvent avantage68. Il faut s’interroger sur les enjeux politiques de l’action
du légat dans le contexte plus général de la genèse de l’État moderne dans ces
pays du Bas-Rhône, de la mutation de « l’économie de l’institution ecclésiale »
et la transformation du pouvoir des clercs à la fin du xne et au début du
xme siècle69. Quand elle se tourne contre Raymond VI, la politique pontificale
heurte un pouvoir en pleine construction. Et c’est précisément dans ce contexte
que Pierre de Castelnau est mortellement blessé, alors qu’il venait de quitter Saint-
Gilles (où il avait essuyé un échec) et traversait le Rhône pour se rendre en Arles.
Raymond VI cristallise désormais sur sa personne les attaques de Rome, à la
place de l’archevêque de Narbonne vieillissant. La campagne de diffamation
menée contre lui, orchestrée par Innocent m en 1208, continuée par les prélats,
est d’une rare violence. Pierre des Vaux-de-Cemay en donne un écho qu’on veut
croire amplifié dans le long portrait du comte de Toulouse qui suit immédiate
ment le paragraphe sur la paix, sous la rubrique, hic narrat de infidelitate comitis
Raimundi (§ 28-46), sur la foi de ce que lui a raconté l’abbé de Cîteaux au concile
de Lavaur, écrit-il - relevons la description des relations incestueuses du comte,
qui brode sur un topos du discours antihérétique (§ 41), à opposer au trait bref et
plat disant que Raymond VI favorisait les routiers (§ 42)70.
68. En ce sens va l ’étude d ’Isabelle CARTRON sut la construction du castrum de Vaison au détriment de
l ’évêque, reprochée à Raymond VI (« Le château comtal de Vaison », dans Provence historique, 159,
1990,p. 37-51).
69. Voir J. CHIFFOLEAU, « Vie et mort de l’hérésie en Provence et dans la vallée du Rhône du début du
xm e au début du XIVe s. », et M. Z e r n e r , « Note sur l ’Église et l’hérésie dans la région du
Bas-Rhône », dans Cahiers de Fanjeaux, 20,1985, p. 73-99.
70. Hystoria, § 41-42 : Adeo etiam semper fu it luxuriosus et lubricus dictus comes quod, sicut pro certe
didicimus, sorore propria abutebatur in contemptum religionis Christiane ; ab infantia etiam sua
concubinas patris sui diligentissime querebat et cum illis libentissime concumbebat : vix enim aliqua
ei placeret, nisi sciret patrem suum prius concubuisse cum ea. Unde etiam pater ipsius, tam propter
heresim quam propter enormitatem istam, exheredationem suam ei sepissime predicebat [...] preterea
ruptarios mirabili semper amplexatus est affectu dictus comes.
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire d e paix e t d e foi 89
expédiées en mars 1208 pour appeler les fidèles à prendre les armes contre le
comte de Toulouse. C’est le concile réuni à Montélimar en juin 1209, juste avant le
passage des croisés, par les légats maître Milon et maître Thédise, qui réintroduit
les termes employés au concile de Montpellier en 1195 à propos du comte « qui
accueille les hérétiques et entretient des “mainades” de routiers ». Raymond VI
fait alors publiquement pénitence à Saint-Gilles, reconnaît ses fautes sous serment
et jure entre autres qu’il a tenu des routiers71. L’action se termine avec le concile
général réuni en Avignon en septembre après l’installation de Simon de Montfort
à Carcassonne à la place de Raymond-Roger Trencavel. L’article 10, « Contrain
dre à servir la paix », finit sur l’évocation d’Alexandre El qui avait dit qu’il fallait
expulser les routiers de même que les hérétiques, allusion évidente au canon 27
de Latran ffl72. L’association entre ceux qui accueillent des hérétiques et ceux qui
entretiennent des routiers refait surface alors seulement.
Il conviendrait de mettre en série, pour les comparer, les griefs contre le comte
de Toulouse dans la lettre d’excommunication du pape en 1207, les accusations
contenues dans les lettres réunies sous le titre Processus negotii Raymundi comitis
Tolosani, les articles des serments de Saint-Gilles réunis sous le titre Forma jura
menti baronum, civitatum aliorumque locorum domino Papa danda, enfin les
griefs et les accusations figurant dans les lettres envoyées à Lavaur sur le negotio
comitum Tolosae, Convenarum, Fuxi et Gastoni de Bearno. Une grille d’accusa
tions contre le comte de Toulouse semble avoir été établie du vivant de Pierre de
Castelnau une fois pour toutes et sans cesse reprise73.
Mais le contexte a complètement changé à partir de mars 1208. Le concile
d’Avignon réunit les archevêques de Vienne, Arles, Embrun et Aix, et vingt
évêques, tous d’Empire. Le comte de Provence, Alphonse E frère du roi
d’Aragon, est mort au loin en Sicile en train de négocier le mariage de leur sœur,
au moment où s’ébranlait la croisade qu’il s’était bien gardé de rejoindre. Lui
succède un très jeune enfant. Grâce à la paix jurée en Avignon en septembre
71. MANSI X X n , 770, [...] item quod heréticos dicor semper fovisse, eisdemque favisse ; item quod de
fide suspectus habeor ; item quodRuptarios sive Mainadas tenui [...].
12. MANSI X X n , 789, art. X, Ut ad pacem servandam etiam inviti cogantur : [...]. Quia vero per
Aragonés, Brabanzones, Basclones, Ruptarios, seu quocunque alio nomine censeantur, multotiens dis
codia & perturbatio & rapina genrantur in terris : de ipsis ad memoriam revocamus, quod ab eodem
dicto Alexandro contra ipsos noscitur, ut videlicet, sicut haeretici, & [...] ante alios excommunicentur,
& ab omnibus fidelibus expugnentur ubique locorum. Les neuf premiers articles traitent de la prédica
tion des évêques, des hérétiques qu’il faut exterminer, des juifs qu’il faut écarter de l’administration, de
l’usure, de la dîme, des péages, de l’immixtion des laïcs dans les élections ecclésiastiques, des églises
fortifiées. Les art. suivants traitent des juges ecclésiastiques et de l’excommunication (les statuts
comprennent 21 art.).
73. Références supra n. 11. Je n’ai malheureusement pas pu consulter la thèse de Marco M ESCHINI,
Innocenzo III e il « negotium pacis et fidei » in Linguadoca (1198-1215), soutenue à l’Université
catholique de Milan en 2003, qui consacre quelques pages à Raymond VI.
90 M onique Z erner
1209, la Provence et le couloir rhodanien vont être neutralisés jusqu’à Latran IV,
tandis que toute la rive droite du Rhône, la Narbonnaise, de fait, est extra pacem,
« exposée en proie ». « Au xme siècle, la vallée du Rhône, autant que l’Italie cen
trale, devient le laboratoire de la théocratie », pouvait écrire Jacques Chiffoleau74.
Les routiers sont bien présents dans l’Hystoria (52 occurrences), encore faut-il
distinguer dans quel esprit ils sont évoqués et chercher s’ils sont mis en avant du
point de vue du negotium pacis et fidei. Pierre des Vaux-de-Cemay ne se sert pas
des noms utilisés à Latran III mais du terme générique « routiers », inconnu du
canon 27. La première mention de routiers est mise dans la bouche des hérétiques
qui affichent leur haine contre eux : les hérétiques détestent l’Ancien Testament et
disent que « Moïse, Josué, David ont été les routiers et les serviteurs du Dieu
mauvais », écrit-il au début du portrait du comte de Toulouse en rapportant
comment il se serait procuré un Nouveau Testament afin de recevoir l’imposition
des mains (§ 28). Cependant il ne donne pas de connotation négative aux cheva
liers aragonais présentés avec leurs routiers (pourtant précisément visés par le
canon 27 de Latran m en tant qu’employeurs). Les milites Aragonenses font
bonne figure au début de son récit : « Le castrum de Fanjeaux avait été par
crainte des nôtres abandonné de ses chevaliers et autres habitants et des cheva
liers aragonais partisans de notre comte y étaient entrés et l ’avaient mis en état de
défense (...] » (§ 110). De même, il ne présente jamais Martin Algai, originaire
de Navarre, « chevalier espagnol » écrit-il, comme routier ou comme hérétique.
Pris par Simon de Montfort à son service pour le siège de Castelnaudary (§ 265),
il se retourne ensuite contre lui et périt supplicié après la prise de son château en
Agenais (§ 337). Très connu, célébré pour ses hauts faits par les troubadours,
auparavant à la solde de Richard Cœur-de-Lion puis sénéchal de Jean Sans-Terre,
il est pourtant le type même du capitaine de routiers pour toute l’historio
graphie75. Le comte de Foix, qui sème l’abomination dans les églises, est systé
matiquement présenté entouré de routiers qui ne sont pas, pour autant, associés
aux hérétiques76. Aussi bien, le recours aux mercenaires en complément du
idem comes et sui ruptariipredictam spoliarent ecclesiam [...] in ipsa etiam ecclesia equos suos collo
cantes dicti ruptarii, ipsos supra sacrosancta altaria comedere faciebant ; § 205 : Venit igitur quodam
die comes Fuxi cum ruptariis suis prope Apamias [...]',§ 206 :[...] statim ut burgenses egressi suntad
eum, vocavit secreto ruptarios suos, qui in insidiis latitabant [...].
77. Sur le recours généralisé aux mercenaires comme complément du service vassalique et le cas des
comtes de Toulouse, voir L. MACÉ, Les Comtes de Toulouse, cit., p. 355 et suiv.
78. Hystoria, § 379 : [...] ecclesiam Dei et christianitatem, fidem et pacem, cum hereticis et ruptariis et
aliis pestilentibus fortius impugnavit.
79. Hystoria :[...] et bona ecclesiastica hinc heretici inde rupatarii grassarentur [...] (§ 393). [...] heré
ticos et ruptarios, quos multotiens abjurevat, ex tunc ferventius solito fovere studuit et tenere (§ 394).
80. Hystoria : Hugo autem d ’Alfar, qui erat custos castri [...] se et ruptarios suos in castri munitione
recepit (§ 321). [...] venerunt ad quoddam castrum fortissimum, quod dicitur Penna in Albiensis ;
castrum illud adhuc christianitati et comiti resistebat semperque ruptariis erat plenum ; cum ergo
venissent sepedicti peregrini ante castrum illud, ruptarii qui erant in castro, exeuntes adversus
n o s t r o s .. . 327).
81. Hystoria : [...] Homines autem castri, cum audissent nostros accedere, vocaverunt ad se ruptarios et
homines tolosanos quamplurimos, ut eorum auxilio resistere nostris possent. Erant autem ruptarii illi
homines pessimi et perversi : cum enim castrum illud jamdudum fuisset a legatis domini pape inter
dictum, eo quod faveret hereticis inpugnaretque ecclesiam cum comite Tolosano, dicti ruptarii in contemp
tum Dei et nostrum campanas ecclesie, que in castro erat nobilis et amplissima, omni die ad omnem
horam festive faciebant pulsari. . .(§ 341). [...] dixit quod tali conditione reciperet eos : si ruptarios
omnes et illos qui causa munitionis castri veneant a Tolosa traderent in manus ejus [...] Quibus rite
peractis traditisque ruptariis et hominibis tolosanis, recepit comes castrum [...] accipientes autem
peregrini nostri ruptarios, ipsos avidissime interfecerunt [...] (§ 353).
92 M onique Z erner
82. Hystoria : Erat autem Tolosa civitas ultra modum plena populo, quia Biterrenses et Carcassonenses et
Tolosam heretici et hereticorum fautores et ruptaiii, amissis Divino judicio terris suis, Tolosam intrave
rant (§ 359).
83. Hystoria :[■■■] sed tam de Aragonensis quam de Tolosanis hereticis et ruptariis multi venerunt et time
batur ne venientem ad colloquium cum paucis prodiciose caperent comitem Jhesu Christi...{% 412).
84. Hystoria : Tolosani et ruptaiii, qui erant Tolose dupplo plures quam nostri, [...](§ 423).
85. GUILLAUME DE P u y l a u r e n s , Chroniques, cit., chap. 16, p. 66 '■[...] incidit consilium prelatis et prin
cipibus casrum Vauri in diocesi Tholosana, ubi multi dicebantur esse heretici, obsidere, hoc sibi
promerente negligentia dicit comiti Tholosani, qui in hoc, ut terram suam purgaret hereticis atque
ruptariis. Voir aussi chap. 6, p. 42 : Comes [...] quem a guerra sui quiescere non sinebant, propter
quod et de Hyspania sibi ruptarios advocabat, quibus licentiam dabat per terras libere discurrendi.
Qui etiam si forte multum vellet, nec heréticos multum radicatos in terra sine adversantium sibi volun
tate poterat extirpare.
L e negocium pacis et fidei o u l ’a f f a ir e d e pa ix e t d e f o i 93
86. M. Zerner , H. PiÉCHON-Palloc , « La croisade albigeoise, une revanche : des rapports entre la
quatrième croisade et la croisade albigeoise », dans Revue historique, 268,1981, p. 3-18.
87. M. ZERNER, « L’abbé Gui des Vaux de Cemay prédicateur de croisade », Les Cisterciens de
Languedoc, dans Cahiers de Fanjeaux, 21,1986, p. 183-204.
88. M. ZERNER, « L’épouse de Simon de Montfort et la croisade albigeoise », dans Femmes - Mariages-
Lignages, x n e-xive siècles - Mélanges offerts à Georges Duby (Bibliothèque du Moyen Âge),
Bruxelles, 1992, p. 449-470.
94 M onique Z erner
89. J. LONGÈRE, La Prédication médiévale, Paris, 1983, p. 148, qui renvoie au Repertorium de
J. B. SCHNEYER, vol. 4, 1972. N. BÉRIOU, « La prédication de croisade de Philippe le Chancelier et
d’Eudes de Châteauroux en 1226 », dans La prédication en pays d ’Oc (XIF-début XVe s.), Cahiers de
Fanjeaux, 32,1997, p. 85-109.
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire DE PAIX EF DE FOI 95
90. O. PONTAL, Les Statuts synodaux français du XIIIe siècle, t. I, Les statuts de Paris et le synodal de
l ’ouest (XIIIe siècle), Paris, 1971, p. 89. Voir p. 88, le texte latin : [94] Item moneant sollicite et assidue
parrochianos suos ut contra Albigenses heréticos se accingant ; iterum enim eamdem habebunt indul
gentiam quam alii habuerant. [95] Item moneant presbyteri sub pena excommunicationis omnes illos
qui crucem habuerunt et votum suum non sunt prosecuti, quod crucem suam non postponant resumere
et portare.
91. Ibid. [92] : Item districte inhibetur sacerdotibus ne permittant aliquos ignotos, sive litteratos sive ¡Ilite
ratos, etiam extra ecclesiam, sive in viis sive in plateis sive in aliis locis parrochie sue, predicare et
sepe dominicis diebus sacerdotes moneant et etiam sub pena excommunicationis inhibeant parrochia-
nis suis, ne tales audiant propter pericula heresum et errorum quos seminant. L’article complète les
articles 61, limitant le droit de prêcher dans les rues, et 68, disant « que nul ne soit admis à prêcher s’il
n ’est authentique personne ou envoyé de l’évêque ou de l ’archidiacre ». La pastorale impliquée dans les
statuts de Paris concerne l’enseignement des fidèles, signale J. LONGÈRE (« La prédication d ’après les
statuts synodaux du Midi au xnF siècle », dans La Prédication en pays d ’Oc, cit., p. 252-254).
92. Voir V. L. K e n n e d y , « The date of parisian Decree on the Elevation ot the Host », dans Medieval
studies, 8,1946, p. 87-96, qui discute l ’attribution de certains articles à Eudes de Sully.
96 M onique Z ehner
pour elle, l’article 94 sur la prédication de la croisade albigeoise a aussi été rédigé
par Eudes de Sully et suit immédiatement l ’appel lancé par Innocent HI en mars
1208, parce que, dans la lettre envoyée à l’archevêque de Tours et aux évêques de
Paris et Nevers, le pape évoque l’indulgence selon la forme que l’évêque de Paris
a obtenue. En ce cas, de même, l’article 95 sur le vœu de croisade, qui vient tou
jours après l’article 94 dans les manuscrits, si bien qu’il est admis qu’ils ont été
rédigés ensemble. Mais en mars 1208, le pape emploie le passé pour évoquer
l’indulgence (impetrasti)9394,et de même le rédacteur des statuts (quem alii habue
rant)^. De plus, l’article 95 implique que la croisade s’est déjà ébranlée. On voit
mal comment l ’indulgence pourrait concerner le premier appel du pape et avoir
été proclamée par Eudes de Sully. En revanche, des arguments sérieux parlent en
faveur d’une rédaction de ces articles par Piene de Nemours nettement plus tard,
en 1210-1211.
Tout d’abord, Piene de Nemours s’est lui-même suffisamment impliqué dans
la croisade albigeoise pour y partir, non pas à son démanage, mais deux ans plus
tard : il arrive vers la mi-Carême 1211 (13 mars) avec trois seigneurs, Enguenand
de Coucy, Robert de Courtenay (déjà venu en 1209) et Juhel de Mayenne95 ; il
participe au terrible siège de Lavaur qui dura plus d’un mois, et repart avec les
mêmes après la prise de la ville (3 mai 1211)96. Sa vocation de croisé est assez
puissante pour qu’il se croise à nouveau pour l ’Orient où il part en 1218 et où il
meurt. Il appartenait à la noblesse du Gâtinais tout comme Simon de Montfort.
Le départ tardif de Piene de Nemours à la croisade albigeoise pounait s’expli
quer par l’urgence d’une tâche à laquelle un autre article des statuts pounait bien
faire allusion : je veux parler de l’article 92 sur la prédication qu’il faut contrôler,
cité ci-dessus, qui pounait appartenir au même groupe d’articles et vise à mon
sens les disciples possibles des élèves du maître parisien Amaury de Bène, dialec
ticien, décédé en 1206, qui répandaient ses idées sur le corps mystique du Christ
et prédisaient l’avènement tout proche de l’Âge de l’Esprit après celui du Fils,
93. PL, t. 215,1362 : [...] injungentes hoc eis ex parte nostra in suorum indulgentiam peccatorum secun
dum formam quam tu frater Parisiensis episcopa impetrasti [...].
94. Supra, n. 90.
95. Le savant éditeur de VHystoria signale une charte du 4 février 1211 où Juhel de Mayenne déclare avoir
pris la route du pèlerinage pour combattre les ennemis de la foi, à savoir les hérétiques albigeois, ad
debellandum contra hostes fidei nostre, contra videlicet Albigenses heréticos (cf. t. l ,p . 212, n. 3).
96. Hystoria, § 213 : Anno Verbi incarnationis M°CC°X°, circa mediam Quadragesimam [dimanche
13 mars 1211], venerunt de Francia crucesignati nobiles et potentes, episcopus videlicet Parisiensis P.,
Ingerannus de Cocciaco [Enguerrand UI de Coucy], Robertus de Coreniaco [Robert de Courtenay],
Juellus de Meduana [Juhel de Mayenne] et plures alii ; hii nobiles viri in Christi negotio se nobiliter
habuerunt. Au siège de Lavaur, Pierre de Nemours rejoint les évêques de Toulouse et Lisieux et
Bayeux : Pierre des Vaux-de-Cemay, qui n ’était pas présent, rapporte que Lavaur tomba enfin sous
l’assaut des croisés (3 mai) quand tout le clergé entonna le Veni Creator Spiritus, car, écrit-il, sicut
postea confessi sunt, plus terrebant eos cantantes quam pugnantes (§ 226).
L e negocium pacis et fedei ou l ’affaire de paix e r d e foi 97
Revenons à l’année 1209 avec le récit que donne Pierre des Vaux-de-Cemay
de la façon dont Simon de Montfort a été appelé à la croisade. Il vient de raconter
97. Contra : O. PONTAL voit dans l ’art. 92 la preuve qu’on craignait que l ’hérésie albigeoise ou vaudoise
ne contaminât Paris : « On est alors en pleine période d ’hérésie albigeoise et vaudoise et il apparaît
bien d’après cette prescription et la suivante [l’auteur pense à l ’art. 94] que la région parisienne même
n ’était pas à l’abri de la contamination. », notait-elle (Les Statuts synodaux français, cit., p. 87, n. 5).
98. Il semblerait que Guillaume l ’archidiacre de Paris de VHystoria et le chantre de la cathédrale de la
Chanson fût un seul et même personnage : Guillaume de Nemours, frère cadet de l ’évêque, le plus
jeune fils du chambellan du roi (cf. Chanson, cit., 1 .1, p. 156, n. 1).
99. Sur le point de vue des habitants de Cologne, voir la thèse de doctorat d ’U. BRUNN, L ’Hérésie dans
l’archevêché de Cologne (1100-1233), Université de Nice, décembre 2002 (à paraître aux Études
augustiniennes).
100. Hystoria, § 175 : Predicabat cotidie, instituebat collectas in sumtus machinarum, docebat quippe
fabros, carpentarios instruebat, omnem denique artificem in edocendis hiis que ad obsidonium
spectabant negocium superabat [...]. Voir aussi sa participation au siège de Penne (§ 326,330) et de
Moissac (§ 342,351).
98 M onique Z erner
Quoi qu’il en soit de la véracité du récit, l’important pour notre propos est que
Pierre des Vaux-de-Cemay a choisi de présenter ainsi l’appel reçu par Simon de
Montfort. Pas de prédication : une lettre du duc de Bourgogne transmise par son
voisin et ami Guy, l’abbé des Vaux-de-Cemay. Il est vrai que cela se passe dans
une église, que l’abbé doit commenter un passage de l’Écriture choisi miraculeu
sement. Mais la scène se joue à deux, elle est intime. Nous sommes dans le regis
tre de la direction de conscience, non de la prédication par définition publique.
L’appel d’innocent IH n’a pas suscité un grand mouvement de prédication en
1209, pour des raisons variées, parmi lesquelles la politique royale a forcément
joué un rôle - n’oublions pas que Philippe Auguste n’avait autorisé que le comte
de Nevers et le duc de Bourgogne à lever une armée qui ne devait pas dépasser
cinq cents chevaliers.
L’archidiacre, qui vient de passer une année au côté de Simon de Montfort, est
vraisemblablement à l’origine de l’engagement de Jacques de Vitry. Le témoi
gnage de VHystoria vient ainsi combler un peu le silence de ce dernier sur ses
débuts dans l’expérience de la prédication et pourrait contribuer à préciser
comment Foulques de Neuilly est devenu un modèle pour la « nouvelle prédi
cation », célébré comme on le sait par lui103. La prédication contre les hérétiques
que Jacques de Vitry dit avoir faite l’année de la mort de Marie d’Oignies (23 juin
1213) dans sa Vita correspondrait donc à une seconde campagne. Le témoignage
cité ici est écrit avant la fin du mois de janvier 1213 et ne permet aucun doute sur
l’existence d ’une première campagne en 1211-1212. Un peu plus loin, Pierre-des-
Vaux de Cemay l’évoque à nouveau : des pèlerins auxquels l ’archidiacre et
Jacques de Vitry avaient fait prendre la croix, venus par l’Auvergne, arrivent tous
les jours devant Hautpoul que Simon de Montfort est en train d’assiéger, écrit-il
(mars 1212, § 306)104.
103. Cf. JACQUES de VITRY, Historia occidentalis, cap. vm (éd. J. F. HlNNEBUSCH, The Historia
Occidentalis o f Jacques de Vitry, A critical edition, Fribourg, Suisse, 1972, p. 94-96). Voir le com
mentaire du modèle représenté par Foulques pour Jacques de Vitry par A. FORNI, « La “nouvelle
prédication” des disciples de Foulques de Neuilly : intentions, techniques et réactions », dans Faire
croire. Modalités de la diffusion et de la réception des messages religieux du XIIe au XIVe siècle, Table
ronde organisée par l’École française de Rome en collaboration avec l ’Institut d ’Histoire médiévale
de l’Université de Padoue (Rome, 22-23 juin 1979), Rome, 1981, p. 19-37. Le fait que ce soit l ’archi
diacre de Paris qui ait entraîné Jacques de Vitry vient à l’appui de Taffiimation de Vincent de
Beauvais selon qui Jacques de Vitry avait eu la charge de la paroisse d’Argenteuil près de Paris avant
son départ pour Oignies, en contradiction sur ce point avec Thomas de Cantimpré pour qui il serait
revenu à Paris en 1210 sur les conseils de Marie d ’Oignies afin de recevoir l ’ordination sacerdotale
(voir l’exposé du problème par J. LONGÈRE, dans l’introduction à Jacques de Vitry, « Histoire occi
dentale », Historia occidentalis (Tableau de l ’Occident au xine siècle), trad, par G. DUCHET-
SUCHAUX, Paris, 1997, p. 9-10). Comme l ’écrit Jean Longère, une ordination ancienne expliquerait
mieux les missions importantes de prédication qui lui sont confiées à partir de 1211 ; j ’ajoute que le
rôle de l’archidiacre, qui se tournerait en ce cas vers un prêtre de son diocèse dont il n ’ignorait pas les
qualités, émule de Foulques de Neuilly, rend la chose d ’autant plus vraisemblable.
104. La mention de « l’abbé de Saint-Hubert dans l ’évêché de Liège » au siège de Puycelci en 1213 « avec
un petit nombre de chevaliers et des croisés piétons » (§ 426) - qui implique, j ’ajoute, une prise de
croix résultant d ’une prédication « populaire », ou si, l ’on préfère, d ’un sermon public - est vraisem
blablement une trace de la prédication faite par Jacques de Vitry l ’année de la mort de Marie
d ’Oignies (cf. la longue note des éditeurs réfutant une critique du témoignage de VHystoria sur la
campagne de 1211-1212, t. l ,p . 281-282).
100 M onique Z erner
Pour leur part, pendant le même hiver, l’évêque de Toulouse et l’abbé des
Vaux-de-Cemay ont soutenu par leurs exhortations la campagne de recrutement
du très pieux et exalté Robert de Mauvoisin, compagnon de fortune et d’infortune
de Simon de Montfort depuis le siège de Zara105. Mais ces deux-là ont-ils vérita
blement prêché ?
Cela étant, ce très noble chevalier, ce serviteur du Christ, le premier à aimer l ’affaire
du Christ et la promouvoir, Robert Mauvoisin qui était parti en France l ’été précédent
revint en ayant avec lui plus de cent chevaliers d ’élite, qui tous avaient fait de lui leur
dux et leur maître. Tous, sur les exhortations des deux vénérables homm es, l ’évêque de
Toulouse et l ’abbé des Vaux-de-Cemay, avaient pris la croix et venaient rejoindre la
m ilice de Jésus-Christ. Ils restèrent tout l ’hiver au service du Christ, et redressèrent
noblement l ’affaire susdite, qui était alors dans une situation très critique (§ 286).
105. Sur Robert Mauvoisin, voir M. ZERNER, « L’épouse de Simon de Montfort », cit.
106. Ainsi, Jacques de Vitry dit dans un exemplum qu’il a « disputé » contre des hérétiques en présence de
nombreux chevaliers « en terre albigeoise » (cité par M. LAUWERS, « Sub evangelica regula, Jacques
de Vitry, témoin de 1’“évangélisme” de son temps », dans Évangile et évangélisme (xne-XMe siècle),
Cahiers de Fanjeaux, 34,1999, p. 103) : à quelle date ?
Le negocium pacis et fedei ou l ’affaire de paix e t d e foi 101
Dans la bulle de mars 1208 qui appelle à la croisade, le pape célèbre la prédi
cation du défunt légat dans un raccourci saisissant, verbum pacis et fidei, et les
mots paix et foi sont récurrents. Mais par la suite, le couple « paix et foi » n’est
pas fréquent dans sa correspondance : on le retrouve quatre fois en 1209-1210,
deux fois en 1212, deux fois en 1215. Cela paraît peu, mais il est vrai que les
registres pontificaux de cette période souffrent de lacunes et l ’enquête reste
encore ouverte. Le couple « paix et foi » se retrouve neuf fois chez Pierre des
Vaux-de-Cemay. Cela paraît peu aussi, rapporté à la longueur de VHystoria107. La
référence à Latran III pour parler des routiers qu’il faut traiter comme les héré
tiques n’est explicite qu’en septembre 1209 au concile d’Avignon. Elle n’est pas
centrale. Aussi bien, l’association des hérétiques aux routiers était une nouveauté
en 1179 : les noms étaient pris à l’actualité, l’appel à prendre les armes s’inspirait
des bulles de croisade forcément ignorées du Décret et il était si prudemment
rédigé qu’on n’est pas assuré que les hérétiques soient visés. En 1208,
Innocent III éprouve le besoin de dire que les hérétiques sont pires que les
Sarrasins. J’ai fait remarquer ailleurs le long écart entre le moment où Gratien
rassemble dans la causa 23 les questions concernant la guerre juste, quasiment
toutes illustrées par les guerres menées contre les Donatistes au temps de saint
Augustin, sans aucune référence aux Sarrasins, et la décision de lancer la croisade
albigeoise, première et seule grande croisade contre les hérétiques108. La papauté
était isolée, le projet n’était pas bien accueilli. Mis à exécution un an plus tard, il
commence par un terrible massacre109. Negotium pacis et fidei, le besoin de cette
belle figure rhétorique signifie aussi cela. Je me demande aujourd’hui si nous
107. Cf. le manuscrit reproduit par les éditeurs, Paris, Bibliothèque nationale, lat. 2601, f°s 76-157,
303 X 215 mm, écriture du xm e s. à deux colonnes, de 37 lignes chacune (Hystoria, t. 3, p. XL).
108. M. ZERNER, « Le déclenchement de la croisade albigeoise : retour sur l’affaire de paix et de foi »,
dans La Croisade albigeoise, colloque de Carcassonne, cit., p. 127-142.
109. Ainsi s’exprime Robert d ’Auxerre, qui prend la plume avant Pierre des Vaux-de-Cemay : Nulli sexui
vel etati parcitur, omnes a minimo usque ad maximum pariter trucidantur. Occisorum cadavera
coarcevant et concremant, et devorante cuncta incendio, fit vastitas circumquaque et horribilis
solitudo, voir K. C a v a z z o c c a -M a z z a n t i , « La croisade albigeoise vue par Robert de Saint-Marien
d’Auxerre », dans La Croisade albigeoise, colloque de Carcassonne, cit., p. 55-69.
102 M onique Z erner
110. Pour ne citer que deux exemples, j ’ai ainsi intitulé une communication au colloque de Carcassonne.
De même, M. Meschini nomme ainsi la croisade tout au long de sa communication au même
colloque, « Diabolus [...] illos aã mutuas inimiciias acuebat : divisions et dissensions dans le camp
des croisés au cours de la première croisade albigeoise (1207-1215) », p. 171-196, et adopte l ’expres
sion pour le titre de sa thèse Innocenzo IH e il « negotium pacis et fidei » in Linguadoca, cit., ainsi
que pour le titre de son article « Il negotium pacis et fidei in Linguadoca tra x n e xm secolo secondo
Guglielmo di Puylaurens », cit.
PAIX ET HÉRÉTIQUES DANS L’ITALIE COMMUNALE :
LES STRATÉGIES DU LANGAGE
DANS LES REGISTRES DU PAPE GRÉGOIRE IX
A n d r e a P ia z z a
1. Pour une première orientation sur le thème de la paix dans sa dimension politique au Moyen Âge, on
peut citer les essais suivants, qui renvoient à la bibliographie : J . TURNER JOHNSON, The Quest o f Peace.
Three Moral Traditions in Western Cultural History, Princeton, 1987, p. 67-109 ; U. M EIER , « “Pax et
tranquillitas”. Friedensidee, Friedenswahrung und Staatsbildung im spätinittelalterlichen Florenz », dans
Träger und Instrumentarien des Friedens im hohen und späten Mittelalter, éd. J . FR IED , Sigmaringen,
1996 (Vorträge und Forschungen, 43), p. 489-523, en particulier p. 490-497 ; K. SCHREINER,
« “Gerechtigkeit und Frieden haben sich geküßt” (Ps. 84,11). Friedensstiftung durch symbolisches
Handeln », dans Ibidem, p. 37-86, ainsi que les études historiographiques proposées par E. W ADLE,
« Gottesfrieden und Landfrieden als Gegenstand der Forschung nach 1950 », dans Funktion und Form.
Quellen- und Methodenprobleme der mittelalterlichen Rechtsgeschichte, éd. K. K r OESCHELL et
A. CORDES, Berlin, 1996 (Schriften zur Europäischen Rechts- und Verfassungsgeschichte, 18), p. 63-91,
et par D. W o lf th a l , « Introduction », dans Peace and Negotiation. Strategies for Coexistence in the
Middle Ages and the Renaissance, éd. D. W OLFTHAL, Tumhout, 2002, p. XI-XXVUI.
2. Voir à cet égard les réflexions de J. M Œ TH K E, « Propaganda politica nel tardo medioevo », dans
La Propaganda politica nel basso medioevo, Atti del XXXVIII Convegno storico intemazionale, Todi,
14-17 ottobre 2001, Spolète, 2002, Atti dei Convegni del Centro italiano di studi sul basso medioevo -
Accademia Tudertina e del Centro di studi sulla spiritualità medievale, n. s., 15, p. 1-28.
104 Andrea Piazza
les pratiques judiciaires, qui avaient pour but de rétablir la paix dans les commu
nautés urbaines. Toutes ces recherches ont souligné la polysémie qu’a revêtu le
mot « paix » pour les différents protagonistes : villes, Siège apostolique et empe
reur. On a aussi mis en évidence l’usage d’instruments juridiques pour la résolu
tion des conflits en milieu urbain3, l ’importance du thème de la paix dans l’art
oratoire civil4 et le lien que l’Église et l’Empire ont établi entre la paix et la
restauration de leurs « droits » menacés comme prémisse à l’engagement pour la
croisade et la libération de la Terre sainte5.
3. En ce qui concerne le problème des rapports entre le droit et les réconciliations urbaines, cf. la très inté
ressante synthèse, accompagnée d’une ample bibliographie, de H. KELLER, « Tradizione normativa e
diritto statutario in “Lombardia” nell’età comunale », dans Legislazione e prassi istituzionale
nell’Europa medievale. Tradizioni normative, ordinamenti, circolazione mercantile (secoli XI-XV), éd.
G. ROSSETTI, Naples, 2001 (Europa mediterranea. Quaderni, 15), p. 159-173, surtout p. 164 et suivan
tes, ainsi que p. 170. Sur la politique des pactes destinés à conclure des alliances et édifier des zones
d’hégémonie sous le signe de la paix : M. VÀLLERANI, « I rapporti intercittadini nella regione lombarda
tra x n e xm secolo », dans Legislazione e prassi istituzionale nell'Europa medievale, cit., p. 270-289.
Voir aussi les perspectives tracées par A. ZORZI, « Conflits et pratiques infrajudiciaires dans les forma
tions politiques italienne du xm e au XVe siècle », dans L ’infrajudiciaire du Moyen Age a l ’époque
contemporaine, dir. B. GARNOT, Dijon, 1996, p. 19-36, et IDEM, « La Cultura della vendetta nel
conflitto politico in età comunale », dans Le Storie e la memoria. In onore di Arnold Esch, éd.
R. D e l l e d o n n e et A. ZORZI, Florence, 2002, p. 135-170, et par M. SBRICCOLI, « “Vidi communiter
observari” . L’emersione di un ordine penale pubblico nelle città italiane del xm secolo », dans
Quaderni fiorentini per la storia del pensiero giuridico moderno, 27,1998, p. 231-268.
4. Sur l’éloquence politique : D. QUAGLIONI, « Politica e diritto al tempo di Federico D. L’“Oculus pasto
ralis” (1222) e la “sapienza civile” », dans Federico II e le nuove culture, Atti del XXXI Convegno
storico intemazionale, Todi, 9-12 ottobre 1994, Spolète, 1995, p. 17-20 ; E. ARTIFONI, « L’éloquence
politique dans les cités comm unales », dans Cultures italiennes (XIIe-XVe siècle), dir. I. HEULLANT-
DONAT, Paris, 2000, p. 269-296, en particulier p. 283-286,292-294 (l’essai, accompagné d’une impor
tante bibliographie, reprend l ’article « Sull’eloquenza politica nel Duecento italiano », dans Quaderni
medievali, 35, 1993, p. 57-78) ; M e i e r , « “Pax et tranquillitas” », cit., p. 493-495 ; M. G i a n s a n t e ,
Retorica e politica nel Duecento. I notai bolognesi e l ’ideologia comunale, Rome, 1999 (Nuovi studi
storici, 48), spécialement p. 1-20 ; et enfin E. ARTIFONI, « Prudenza del consigliare. L’educazione del
cittadino nel “Liber consolationis et consilii” di Albertano da Brescia (1246) », dans « Consilium ».
Teorìe e pratiche del consigliare nella cultura medievale, éd. C. CASAGRANDE, C. CRISCIANI,
S. VECCHIO, Florence, 2002, et I d e m , « Boncompagno da Signa, i maestri di retorica e le città comu
nali nella prima metà del Duecento », dans II Pensiero e l'opera di Boncompagno da Signa, Atti del
Primo Convegno Nazionale, Signa, 23-24 febbraio 2001, éd. M. B a l d i n i , Signa, 2002, p. 23-36.
5. De manière générale, voir l’essai récent d’A. RIGON, « Idea di pace e cristianità europea da Onorio IO a
Innocenzo IV », dans II Papato e l ’Europa, éd. G. DE ROSA et G. CRACCO, Soveria Mannelli 2001,
p. 177-190. Sur l’importance du thème de la paix dans les stratégies d ’Honorius IH, surtout dans les
dernières années de son pontificat, lorsque les rapports entre l ’Empire et les villes deviennent plus diffi
ciles, voir les réflexions de S. CAROCCI et M. VENDITELLI, « Onorio m », dans Enciclopedia dei Papi,
H, Istituto della enciclopedia italiana, 2000, p. 350-362, notamment p. 357 et suivantes. Sur l’emploi
par la papauté de l ’arbitrage comme instrument de paix : W. M a l e c z e k , « Das Frieden stiftende
Papsttum in 12. und 13. Jahrhundert », dans Träger und Instrumentarien des Friedens im hohen und
späten Mittelalter, éd. J. FRIED, Sigmaringen, 1996 (Vorträge und Forschungen, 43), p. 249-332, en
particulier p. 294-297. Sur l’emploi des légats : B . BARBICHE, « Diplomatie, diplomatique et théologie :
les préambules des lettres de légation (xme-XVIIe siècle) », dans Inquirens subtilia diversa. Dietrich
Paix et hérétiques dans l 'Italie communale 105
Lohrmann zum 64. Geburstag, éd. H. KRANZ et L. FALKENSTEIN, Aix-la-Chapelle, 2002, p. 123-132,
en particulier p. 129-132. Sur le lien entre le thème de la paix et celui de la justice chez Frédéric H, spé
cialement en ce qui concerne la législation pour le royaume de Sicile, voir dans [...] colendo iustitiam
et tura condendo [...] Federico II legislatore del Regno di Sicilia nell’Europa del Duecento. Per una
storia comparata delle codificazioni europee, Atti del Convegno Intemazionale di Studi organizzato
dall’Università di Messina. Istituto di Storia del Diritto e delle Istituzioni (Messina - Reggio Calabria
20-24 gennaio 1995), éd. A. R o m a n o , Rome, 1997 (Comitato nazionale per le celebrazioni dell’V m
centenario della nascita di Federico H, Atti di Convegni, 1), les essais de A. C a r a v a l e (« Legislazione
e giustizia in Federico II », p. 109-131), E. M a z z a r e s e BARDELLA (« Federico II legislatore nel
“Regnum” », p. 133-142) et G. VALLONE (« Profili costituzionali nel “Liber Augustalis” », p. 167-
184), de même que l ’étude, intéressante du point de vue de la critique historiographique, de P. L a n d a u ,
« Federico II e la sacralità del potere sovrano », dans Federico II e il mondo mediterraneo, éd.
P. T o u b e r t et A. P a r a v i c i n i B a g l i a n i , Palerme, 1994, p. 31-47. Sur l’idée de paix dans les diplômes
impériaux, voir G. F a SOLI, « Federico II e le città padane », dans Politica e cultura nell’Italia di
Federico II, éd. S. G e n s i n i , Pise, 1986 (Collana di Studi e Ricerche, 1), p. 53-70, notamment p. 70 ;
A. RlGON, « Desiderio di pace e crisi di coscienza nell’età di Federico H », dans Archivio storico ita
liano, 156, 1998, p. 211-226, en particulier p. 220 et suivantes ; A. HARDING, Medieval Law and the
Foudations o f the State, Oxford, 2001, p. 88-98 ; A. RlGON, « Idea di pace e cristianità europea da
Onorio m a Innocenzo IV », cit., p. 186 et suiv.
6. Les recherches particulières et récentes sur le langage des sources concernant la France méridionale
dans la première partie du x m c siècle sont rares. Outre l’essai classique de M.-H. VICAIRE, « L’“affaire
de paix et de foi”. Du Midi de la France (1203-1215) », dans Paix de Dieu et guerre sainte
en Languedoc au XIIIe siècle, Toulouse, 1969 (Cahiers de Fanjeaux, 4), p. 102-127 (repris dans
M. H. VICAIRE, Dominique et ses prêcheurs, Paris, 19792, p. 3-20), cf. les considérations de
Th. N. BISSON, « The Organized Peace in Southern France and Catalonia (c. 1140-1233) », dans I d e m ,
Medieval France and Her Pyrenean Neighbours. Studies in Early Institutional History, Londres, 1989,
p. 215-236, ici p. 233-236 ; de L. ALBARET, Les Prêcheurs et l ’Inquisition, dans L ’Ordre des Prêcheurs
et son histoire en France méridionale, Toulouse, 2001 (Cahiers de Fanjeaux, 36), p. 319-341 ; de
I. H. ARNOLD, Inquisition and Power. Catharism and the Confessing Subject in Medieval Languedoc,
Philadelphie, 2001, p. 35 et suivantes. Voir surtout la contribution de M. Z e r n e r dans ce volume.
7. La bibliographie sur cette question s’est allongée au cours des années. Outre A. VAUCHEZ, « Une cam
pagne de pacification en Lombardie autour de 1233. L’action politique des ordres mendiants d’après la
réforme des statuts communaux et les accords de paix », dans Mélanges d ’archéologie et d ’histoire
publiés par l ’École française de Rome, 78,1966, p. 503-549 (repris dans IDEM, Religion et société dans
l ’Occident médiéval, Turin, 1980, p. 71-117, et, en traduction italienne, sous le titre « Una campagna di
pacificazione in Lombardia verso il 1233. L’azione politica degli ordini mendicanti nella riforma degli
106 Andrea P iazza
statuti comunali e gli accordi di pace », dans Ordini mendicanti e società italiana. X1II-XV secolo, Milan,
1990, p. 119-161), et V. FUMAGALLI, « In margine all’“Alleluia” del 1233 », dans Ballettino
dell’Istituto storico italiano per il medio evo e Archivio muratoriano, 80, 1968, p. 257-272, qui ont
ouvert la voie à de nouvelles interprétations du mouvement de YAlleluia, voir, plus récemment,
A. THOM PSON, Revival Preachers and Politics in Thirteenth-Century Italiy. The Great Devotion of
1233, Oxford, 1992 (traduit en italien : Predicatori e politica nell’Italia del secolo XIII, Milan, 1996
(Fonti e ricerche, 9) ; D. A. BRO W N , « The Alleluia. A Thirteenth Century Peace Movement », dans
Archivum franciscanum historicum, 81, 1998, p. 3-16; A. RIG O N , « Desiderio di pace e crisi di
coscienza nell’età di Federico II », cit., p. 211-226, en particulier p. 211-218. Bibliographie dans
L. CANETTI, « Giovanni da Vicenza », dans Dizionario biografico degli italiani, 56, Rome, 2001,
p. 263-267.
8. Constitutiones et acta publica imperatorum et regum, D, Inde ab a. MCXCVIII. usque ad a. MCCLXXII.,
éd. L. WEILAND, Hanovre, 1896 (MGH Legum, sectio IV). Le nombre de documents s’accroît encore si
Ton prend en considération l’ensemble de ceux qui nous sont parvenus dans les archives du Siège apos
tolique, c’est-à-dire non seulement les textes insérés dans les Registres, mais aussi ceux qui ont été
conservés sous forme d’originaux ou de copies éparses. Pour les pontificats d’Honorius HI et de Grégoire
IX, cf. les témoignages suivants, transmis par ce moyen et édités par WEILAND : p. 72, doc. n° 58 ; p. 77-
80, nos 65-66 ; p. 82, n° 70 ; p. 84-86, n° 72 ; p. 100-111, n°s 79-88 ; p. 114-117, n°s 91-93 ; p. 126 et
suiv., n° 100 ; p. 129-131, n°s 102-103 ; p. 141-147, n°s 109-114 ; p. 160-168, n°s 120-123 ; p. 170-183,
nos 126-149 ; p. 199-209, n°s 161-169 ; p. 219-221, n» 177 ; p. 22 et suiv., n°s 179, 180 ; p. 224-227,
nos 182-185 ; p. 239 et suiv., n°s 194-195 ; p. 280-285, n°s 209-211 ; p. 313-317, n°s 225-232.
Paix, e t hérétiques dans l ’I taue communale 107
9. Sur cette paix entre les villes de Lombardie et l’empereur, mûrie entre les pontificats d’Honorius 1H et
de Grégoire IX, voir les récents essais de G. CH IOD I, « Istituzioni e attività della seconda Lega lom
barda (1226-1235) », dans Studi di storia del diritto, 1,1996, p. 79-262, en particulier p. 215-230, et de
M. V a l l e r a n i , « Le Città lombarde tra impero e papato (1226-1250) », dans G. A n d e n n a ,
R. BORDONE, F . SOMADA, M. V a l l e r a n i , Comuni e signorie nell’Italia settentrionale : la Lombardia,
avec la collabor, de A. CELLERINO, A. CERES ATTO et M. FOSSATI, Turin, 1998 (Storia d'Italia, VI),
p. 455-480, en particulier p. 455-458 (et bibliographie p. 803 et suiv.). En général, sur les paix entre
l’empereur et les villes de la plaine du Pô : G. FASOLI, « Federico II e la Lega lombarda. Linee di
ricerca », dans Annali dell’Istituto storico italo-germanico in Trento / Jahrbuch des italienisch-deuts
chen historischen Instituts in Trient, 2,1976, p. 39-74.
10. Voir n. 12 et le texte correspondant.
11. A. Piazza , «“Affinché... costituzioni di tal genere siano ovunque osservate” . Gli statuti di Gregorio
IX contro gli eretici d ’Italia », dans Scritti in onore di Girolamo Arnaldi offerti dalla Scuola nazionale
di studi medioevali, Rome, 2001 (Nuovi studi storici, 54), p. 428-441, en particulier p. 428-431.
12. Ibidem,p. 431-458.
108 A ndrea Piazza
13. Cf. la troisième constitution (De haereticis) du IVe concile du Latran : Conciliorum oecumenicorum
decreta, éd. G. ALBERIGO, P.-P. J o a n n O U, C. LEONARDI, P. P r o d i , consultante H. JEDIN, Bâle-
Barcelone-Fribourg-Rome-Vienne, 1962, p . 209.
14. Cf. A. PIAZZA, «Affinché... costituzioni di tal genere siano ovunque osservate », cit.,p. 456-458.
15. Je fais ici référence aux documents suivants, conservés dans les Archives Vaticanes : Registre Vatican
[dorénavant Reg. VatJ 16, f° 17 r°-v°, nos 28 et 29 (12 juillet 1232 : cf. L. A u v r a y , Les Registres de
Grégoire IX, I - Années I à V ili (1227-1235), Paris, 1896 (Bibliothèque des Écoles françaises
d'Athènes et de Rome, 2e série, 1), col. 509, nos 812 et 813 ; Epistolae saeculi xni, cit., I, p. 379 et
suiv., nos 470 et 471) ; Reg. Vat. 16, f° 75 r°-v°, nos 258 et 259 (26 janvier 1233 : Les Registres de
Grégoire IX, cit., I, col. 615 et suiv., nos 1057 et 1058 ; Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 404 et suiv.,
nos 505 et 506) ; Reg. Vat 16, fos 83 r°-85 v°, n° 280 (10 et 13 mai 1232 : Les Registres de Grégoire IX,
cit., I, col. 624 et suiv., nos 1081-1083 ; Epistolae saeculi Xlll, cit., I, p. 376, n° 466 ; Constitutiones et
acta publica imperatorum et regum, II, cit., p. 204-209, n° 166-169). Pour une évaluation de
l ’importance de cette paix : G . CHIODI, Istituzioni e attività della seconda Lega lombarda, cit., p. 230-
248, et M. V a l l e r a n i , « Le Città lombarde tra impero e papato (1226-1250) », cit., p. 480 et suiv.
16. A.S.V., Reg. Vat. 17, f°s 41 v°-42 v°, n° 146 (5 juin 1233). Le document, qui est présenté sous forme de
registre dans L. Auvray , Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 761, n° 1356, est édité dans
Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 426-428, n° 531.
17. Voir plus haut, n. 7.
Pa ix e t h é r é t iq u e s d a n s l ’I t a l ie c o m m u n a l e 109
du frère Jean de Vicence dans le nord et le centre de l’Italie18, l ’autre les événe
ments qui auraient eu lieu à Plaisance où, en septembre-octobre 1233, à l’occa
sion d’une prédication anti-hérétique du frère Prêcheur Roland de Crémone,
plusieurs individus reconnus comme « hérétiques » tuèrent un moine du monas
tère urbain de Saint-Savin. Je voudrais m’arrêter sur les textes relatifs à cet
épisode, car ils introduisent des éléments originaux dans le discours pontifical à
propos des rapports entre paix et hérésie, destinés à laisser une empreinte
profonde dans les années suivantes.
2. Les événements de Plaisance ont été étudiés soit dans la perspective d’une
histoire religieuse et ecclésiastique19, soit, mais dans une moindre mesure, dans
18. Sur l’importance de la référence à l’hérésie dans les rapports entre Jean de Vicence et le Siège aposto
lique, voir spécialement les documents suivants : Reg. Vat. 17, f° 14 v°, n° 68 (29 avril 1233 :
L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 713, nos 1268-1269 ; Bullarium ordinis ff.
Prcedicatorum, sub auspiciis SS. D N D : Benedicti XIII, pontificis maximi, ejusdem ordinis, opera
reverendissimi patris f. Thomce Ripoll, magistri generalis, editum, et ad autographam fidem recogni
tum, variis Appendicibus, Notis, Dissertationibus, ac Tractatu de Consensu Bullarum, illustratum a
P. F. Antonino Bremond S.TM., provincite Tolosanœ ordinis memorati alumno, I, Ab Anno 1215 ad
1280, Rome, 1729, p. 48 et suiv., doc. 74) ; Reg. Vat. 17, fos 14 v°-15 r°, n° 69 (28 avril 1233 : Les
Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 713, n° 1270 ; Bullarium ordinis ff. Prcedicatorum, cit., I, p. 48,
doc. 73) ; Reg. Vat. 17, f° 69 v°, n° 241 (13 juillet 1233 : Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 813
et suiv., n° 1461 ; Bullarium ordinis ff. Prcedicatorum, cit., I, p. 57, doc. 88) ; Reg. Vat. 17, f3 74 r°-v°,
n° 260 (5 août 1233 : Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 823, doc. 1487 ; Bullarium ordinis ff.
Prcedicatorum, cit., I, p. 58 et suiv., doc. 91) ; Reg. Vat. 17, f® 74 v°, n° 261 (5 août 1233 : Les
Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 823 suiv., n° 1488 ; Bullarium ordinis ff. Prcedicatorum, cit., I,
p. 59, n° 92) ; Reg. Vat. 17, f®s 82 v°-83 r°, n° 287 (22 septembre 1233 : Les Registres de Grégoire IX,
cit., I, col. 839, n° 1515 ; Bullarium ordinis ff. Prcedicatorum, cit., I, p. 60 et suiv., n° 95). Pour la
bibliographie, cf. l’étude de L. CANETTI mentionnée à la n. 7.
19. Les travaux les plus importants et les plus récents sont les suivants : H. MAISONNEUVE, Études sur les
origines de l ’Inquisition, Paris I9602, p. 252 et suiv. ; G. MICCOLI, « La storia religiosa », dans Storia
d ’Italia, D, Dalla caduta dell’Impero romano al secolo XIII, I, Turin, 1974, p. 720 ; A. THOMPSON,
Revival Preachers and Politics in Thirteenth-Century Italy, cit., p. 36 et suiv., 212 et suiv. (trad. ital. :
Predicatori e politica nell’Italia del secolo XIII, cit., p. 42-44, 205 et suiv.) ; L. CANETTI, «Gloriosa
Civitas». Culto dei santi e società cittadina a Piacenza nel Medioevo, Bologne, 1993 (Cristianesimo
antico e medievale, 4), p. 259 ; L. PAOLINI, « Italian Catharism and written Culture », dans Heresy
and literacy, 1000-1530, éd. P. BILLER et A. HUDSON, Cambridge, 1994, p. 83-103, en particulier
p. 98 et suiv. ; L. CANETTI, L ’Invenzione della memoria. H culto e l ’immagine dì Domenico nella
storia dei primi frati Predicatori, Spolète, 1996 (Biblioteca di «Medioevo latino», 19), p. 94 et suiv. ;
C. BRUSCHI, « n “Liber Suprastella” (1235), fonte antiereticale piacentina. L’ambiente ed il motivo di
produzione », dans Archivio storico per le province parmensi, 4a ser., 49, 1997, p. 405-427, en parti
culier p. 406-410 et 417-423 : C. BRUSCHI, « Introduzione », dans Salvo Burri, Liber Suprastella, éd.
C . BRUSCHI, Rome, 2002 (Fonti per la storia dell’Italia medievale. Antiquitates, 15), p. VH-XXTV,
spécialement p. IX-XII ; M. P. ALBERZONI, « Gregorio de Romania », dans Dizionario biografico
degli italiani, 59, Rome, 2002, p. 287-291. Sur l ’érudition ecclésiastique : M. CAMPI, Dell’Historia
ecclesiastica di Piacenza, H, Plaisance, 1651, p. 149, 152, 154 ; C . POGGIALI, Memorie storiche di
Piacenza, V, Plaisance, 1758, p. 171-175.
110 A n d r e a P ia z z a
20. Voir J. KOENIG, Il «popolo» dell’Italia del Nord nel XIII secolo, Bologne, 1986 (titre originai : The
Popolo o f Northern Italy in the XIII Century (1196-1274) : a political Analysis, Los Angeles, 1977),
p. 72-81 ; P. Ra c in e , Plaisance du Xe à la fin du x m e siècle, Paris-Lille, 1980, p. 857-860 ; IDEM, « La
Chiesa piacentina nell’età del comune », dans Storia di Piacenza, H, Dal vescovo conte alla signoria
(996-1313), Plaisance, 1984, p. 349-390, en particulier p. 387 et suiv. ; A. H a verkam p , « Die
Beziehungen der Stadt Piacenza zur Reichsherrschaft in staufischer Zeit », dans A. HAVERKAMP,
Gemeinden, Gemainschaften und Kommunikationsformen im hohen und späten Mittelalter. Festgabe
zur Vollendung des 65. Lebensjahres, éd. F. BURGARD, L. CLEMENS et M . MATHEUS, Trier, 2002,
p. 89-104, en particulier p. 92-94 (sous le titre « I rapporti di Piacenza con l’autorità imperiale nell’e
poca sveva », dans II « Registrum Magnum » del comune di Piacenza, Atti del Convegno intemazio
nale di studio [Piacenza, 29-31 marzo 1985], Plaisance, 1986, p. 79-115, surtout p. 82 et suiv.) ;
R. HERMES, «Totius Ubertatis Patrona ». Die Kommune Mailand in Reich und Region während der
ersten Hälfte des 13. Jahrhunderts, Francfort-Berlin-Bern-Bruxelles-New York-Vienne, 1998, p. 389 et
suiv. ; G. Al b in i , « Piacenza dal x n al XIV secolo. Reclutamento ed esportazione dei podestà e capi
tani del Popolo », dans 1 podestà dellTtalia comunale, I, Reclutamento e circolazione degli ufficiali
forestieri (fine XII sec.-metà XIV sec.), éd. J.-Cl. MAIRE VIGUEUR, I, Rome, 2000 ( Nuovi studi storici,
51), p. 422 et suiv.
21. Voir la bibliographie dans la note précédente.
22. En dernier lieu : L. CANETTI, L ’Invenzione della memoria. Il culto e l ’immagine di Domenico nella
storia dei primi frati Predicatori, Spolète, 1996 (Biblioteca di «Medioevo Latino», 19), p. 94 et suiv.,
et note 195.
23. C. BRUSCHI, « E “Liber Suprastella” (1235) », cit., p. 405-427.
24. Voir ci-dessus la note 20.
Pa ix e t h é r é t iq u e s d a n s l ’I t a l ie c o m m u n a l e 111
25. Reg. Vat. 17, f° 92 v°, n° 328 (15 octobre 1233), et f° 94 v°, n° 335 (22 octobre 1233). Les deux docu
ments, dont le regeste est donné dans L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, I - Années I à VIII
(1227-1235), Paris, 1896 (Bibliothèque des Écoles françaises d ’Athènes et de Rome, 2e série, 1),
col. 858, n° 1560, et col. 862, n° 1569, sont édités dans Epistolae saeculi XIII e regestis pontificum
Romanorum selectae per G. H. Pertz, éd. C. RODENBERG, I, Berlin, 1883, respectivement aux p. 449
et suiv., nos 556, et 552 et suiv., n° 559.
26. Reg. Vat. 17, f° 108 r°, n° 378 (9 décembre 1233 : L. A u v r a y , Les Registres de Grégoire IX, cít., I,
col. 889 suiv., doc. 1613) ; Reg. Vat. 17, f° 105 r°, nos 371 et 372 (10 décembre 1233 : Les Registres de
Grégoire IX, cit., I, col. 883 et suiv., nos 1606 et 1607).
27. Reg. Vat. 17, fos 146 v°-147 r°, nos 539-540 (15 février 1234 : AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX,
cit., I, col. 983 et suiv., nos 1795 et 1796 (15 février 1234) ; Reg. Vat. 17, f°s 203 v°-204 r°, nos 202
et 203 (26 août 1234) : Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 1118, nos 2065-2066 (26 août 1234) ;
Reg. Vat. 17, f° 211 r°, n° 237 (3 octobre 1234 : Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 1136,
n° 2107 ; Bullarium ordinis ff. Prœdicatorum, cit., I, p. 69, n° 111).
28. Sur l’évêque Vicedomino Cossadoca : P. RACINE, « La Chiesa piacentina nell’età del comune », cit.,
p .365.
29. Il s’agit d’Odemaro Buzius, qui devint évêque de Novare après Odelberto Tomielli : F. SAVIO, Gli
antichi vescovi d ’Italia dalle origini al 1300. Il Piemonte, Turin, 1898, p. 276 et suiv. ; F. COGNASSO,
« Novara nella sua storia », dans Novara e il suo territorio, Novare, 1952, p. 170-173 ;
Th. BEHRMANN, Domkapitel und Schriftlichkeit in Novara (11.-13. Jahrhundert). Sozial- und
Wirtschaftsgeschichte von S. Maria und S. Gaudenzio im Spiegel der urkundlichen Überlieferung,
Tübingen, 1994, (Bibliothek des Deutschen historischen Instituts in Rom, 77), p. 55,287,305, avec des
indications précises sur les étapes de sa carrière ecclésiastique.
30. En ce qui concerne frère Rolando et son engagement anti-hérétique : E. Filthaut, Roland von Cremona
OP. und die Anfänge des Scholastik im Predigerorden. Ein Beitrag zur Geistesgeschichte der älteren
Dominikaner, Vechta, 1936, en particulier p. 9-29 ; A. DONDAINE, « Un commentaire scripturaire de
Roland de Crémone : “Le livre de Job” », dans Archivum fratrum Praedicatorum, 11,1941, p. 109-137 ;
M. H. VICAIRE, « Roland de Crémone ou la position de la théologie à l ’Université de Toulouse », dans
Les Universités du Languedoc au XIIIe siècle, Toulouse, 1970 (Cahiers de Fanjeaux, 5), p. 145-178
(repris dans M. H. VICAIRE, Dominique et ses Prêcheurs, Paris 19792, p. 75-100) ; G.G. STROUMSA,
« Anti-Cathar Polemics and the “Liber De Duobus Principiis” », dans Religionsgespräche im Mittelalter,
éd. B. LEWS et F. NIEWÖHNER, Wiesbaden, 1992 (Wolfenbütteier Mittelalter-Studien, 4), p. 169-183, en
particulier p. 180 et suiv. ; G. Cremascuoli, « La “Summa” di Rolando da Cremona. Il testo del
prologo », dans Studi medievali, 16, 1975, p. 825-876, surtout p. 825-827 ; Ch. BURNETT, « Master
Theodore, Frederick ü ’s Philosopher », dans Federico l i e le nuove culture, Atti del XXXI Convegno
112 An d r e a P ia z z a
storico intemazionale. Todi, 9-12 ottobre 1994, Spolète, 1995 (Atti dei Convegni del Centro italiano di
studi sul Basso Medioevo - Accademia Tudertina e del Centro di studi sulla spiritualità medievale, n. s.,
8), p. 225-285, en particulier p. 250 et suiv., 255 et suiv. ; A. BRUNGS, « Roland von Cremona O.P., Die
Geschichte des geistigen Lebens im frühen 13. Jahrhundert und Die definition der Tugend », dans
Roma, magistra mundi. Itineraria culturae medievalis. Parvi Flores. Mélanges offerts au Père
L. E. Boyle à l ’occasion de son 75e anniversaire, éd. J. HAMESSE, Louvain-la-Neuve, 1998, p. 27-51 ;
F. SANTI, « H Cielo dentro l’uomo. Anime e corpi negli anni di Federico U », dans Federico II « Puer
Apuliae ». Storia, arte, cultura, Atti del Convegno Intemazionale di studio in occasione dell’Vm
Centenario della nascita di Federico II (Lucera, 29 marzo-2 aprile 1995), éd. H. HOUBEN et O. LIMONE,
Galatina, 2001, p. 143-170 (avec bibliographie mise à jour).
31. O. Guyotjeannin, « I podestà imperiali nell’Italia centro-settentrionale (1237-1250) », dans
Federico II e le città italiane, éd. P. TOUBERT et A. PARAVICINI Bagliani, Paierme, 1994, p. 115-128,
en particulier p. 126 et suiv.
32. Dans la lettre du 22 octobre 1233 : Reg. Vat. 17, f° 94 v°, n° 335. Le podestat, Lantelmo Maineri,
appartenait à une famille de vavasseurs. Sur celle-ci : H . KELLER, Adelsherrschaft und städtische
Gesellschaft in Oberitalien (9. bis 12. Jahrhundert), Tübingen, 1979 (Bibliothek des Deutschen
Historischen Instituts in Rom, 52), p. 387, 391, 395 et suiv., 404 ; G. ALBINI, « Piacenza dal x n al
XIV secolo », cit., p. 414 ; E. Mercauli INDELICATO, « Per una storia degli Umiliati nella diocesi di
Lodi. Le case di S. Cristoforo e di Ognissanti nel XIII secolo », dans Sulle tracce degli Umiliati, éd.
M. P. Al BERZONI, A. AMBROSIONI, A. LUCIONI, Milan, 1997 (Bibliotheca erudita. Studi e documenti
di storia e filologia, 13), p. 362-364,431-433.
Pa ix e t h é r é t iq u e s d a n s l ’I t a l ie c o m m u n a l e 113
33. Ibidem.
34. Ibidem.
35. Reg. Vat. 17, fi> 108 r°, n° 378 (9 décembre 1233). Voir ci-dessus, la note 26. Identification de ce per
sonnage avec Grégoire de Romania par M. P. ALBERZONI, « Gregorio de Romania », cit., p. 287-291,
avec renvoi à la bibliographie. L’historiographie qui s’est attachée, dans des perspectives multiples,
aux événements de l’an 1233 (voir plus haut, notes 19 et 20), a souvent soutenu l’identification avec
Grégoire de Montelongo. Tendance analogue, avec quelques doutes, dans G. MARCHETTI L o n g h i ,
« La legazione in Lombardia di Gregorio da Monte Longo negli anni 1238-1251 », dans Archivio della
R. Società Romana di Storia Patria, 36, 1913, p. 225-285, en particulier p. 243-249 ; G. MARCHETTI
LONGHI, La Legazione in Lombardia di Gregorio de Monte Longo (1238-1251), Rome, 1965, p. 26-30.
36. Reg. Vat. 17, f° 105 r°, n° 372 (10 décembre 1233) : voir ci-dessus, note 26.
114 A n d r e a P ia z z a
37. Reg. Vat. 16, f° 44 v°, n° 135 (21 octobre 1232). Le document - dont on lit le regeste dans L. AUVRAY,
Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 554, n° 924 - est édité dans Epistolae saeculi XIII , cit., I,
p. 390 et suiv., doc. 486.
38. Reg. Vat. 16, f° 48 r°-v°, n° 149 (27 octobre 1232) : cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit.,
I, col. 559 et suiv., n° 938, et Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 392 et suiv., doc. 488.
39. Reg. Vat. 17, f°s 102 v°-103 r°, n° 362. Regeste de la lettre : L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX,
cit., I, col. 879, n° 1597 ; édition dans Bullarium ordinis ff. Prœdicatorum, éd. Th. RIPOLL, I, Ab anno
1215 ad 1280, Rome, 1729, p. 65 et suiv., doc. 105, et Bullarium franciscanum, éd. J. HY. SBARALEA,
I, Ab Honorio III. ad Innocentium 1111., Rome, 1759, p. 119 et suiv., n° 120. Cf.
G. G. MeerSSEMAN, « Les Confréries de Saint-Pierre Martyr », dans Archivum Fratrum
Praedicatorum, 21, 1951, p. 51-196, à la p. 58 où le document est daté du 1er décembre 1233 (voir
aussi « Le Confraternite di San Pietro Martire », dans IDEM, Ordo fraternitatis. Confraternite e pietà
dei laici nel medioevo, in collaborazione con G. P. PAONI, H, Rome, 1977 (Italia sacra, 25), p. 761).
40. Reg. Vat. 17, f° 104 r°-v°, n° 368 : cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 881,
n° 1603, et Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 459, n° 566. En ce qui concerne la tradition locale de cette
lettre, qui appartient au couvent de Saint-Eustorge à Milan et est aujourd’hui conservée dans
rArchivio di Stato du chef-lieu lombard (Diplomatico, Bolle e brevi, Innocenzo III, Onorio m ,
Gregorio IX, scatola 2) : L. FUMI, « L’inquisizione Romana e lo Stato di Milano. Saggio di ricerche
nell’Archivio di Stato », dans Archivio storico lombardo, ser. IV, 14, 1910, p. 145-220, ici p. 193 et
suiv., n. 1 ; G. G. MEERSSEMAN, « Les Confréries de Saint-Pierre Martyr », cit., p. 114 et suiv., n. 3 ;
« Le confraternite di San Pietro Martire », cit., p. 822-824, n. 4. Voir aussi Schedario Baumgarten.
Descrizione diplomatica di Bolle e Brevi originali da Innocenzo III a Pio IX, I, Innocenzo 111 -
Innocenzo I V (an. 1198 -1254), éd. G. Battelli, Vatican, 1965, p. 286, n. 1105.
41. Sur l’activité anti-hérétique à Milan en 1233, la contribution la plus récente est celle de Th. SCHARFF,
Häretikerverfolgung und Schriftlichkeit. Die Wirkung der Ketzergesetze auf die oberitalienischen
Pa ix e t h é r é t iq u e s d a n s l ’I t a l ie co m m u nale 115
Les lettres de décembre 1233 relatives à Plaisance ne doivent donc pas être
considérées de manière indépendante de l’ensemble de la correspondance du
Siège apostolique avec l’Italie du nord. L’intervention pontificale dans cette ville
d’Émilie s’inscrit dans le cadre d’une réflexion générale sur la situation du monde
du Pô. Plaisance apparaît comme le beu où l’action de l’Église romaine manifeste
le plus haut degré de conscience et d’élaboration de plans : Grégoire IX étabbt, à
propos de cette vüle, un ben non seulement entre le désordre d’une société et la
présence hérétique, mais aussi entre une stratégie de paix - pax reformanda - et
un engagement pour la défense de la foi - negotium fidei. Cet effort de paix que la
papauté poursuit aussi dans d’autres vibes d’Itahe du Nord - conscient que cet
effort détermine sa capacité à exercer une influence sur les sociétés urbaines - et
cette action de défense de l’orthodoxie qui figure aussi aiheurs parmi les pré
occupations romaines se conjuguent dans le cas de Plaisance au sein d’un discours
unique, et ce pour la première fois dans l’histoire du pontificat de Grégoire IX.
Enfin, en décembre 1233, Plaisance devient pour la papauté le ressort d’une
stratégie globale et, à l’égard de l’Italie, originale. Des deux éléments constitutifs
de cette stratégie, celui de la paix est le plus traditionnel : à plusieurs reprises
dans les années précédentes, l’argument de la paix avait été utilisé dans la plaine
du Pô, tant à propos des vibes que des alhances entre vibes. L’autre argument,
celui de la lutte contre l’hérésie, constitue une nouveauté dans la mesure où il est
élevé au rang de negotium et représente un thème d’importance non pas locale,
mais régionale. En outre, dans le discours du pape, le negotium fidei revêt un rôle
éminent : il conditionne la solution au problème de la paix. Ce qui apparaît déjà
dans les lettres que je viens d’évoquer émerge de manière plus claire encore dans
la correspondance de deux mois plus tard.
44. Reg. Vat. 17, f°s 146 v°-147 r°, n° 539 : cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 983,
doc. 1795 et, pour l’édition, Acta Imperii inedita secali XIII, éd. E. WINKELMANN, I, p. 515 et suiv.,
n° 638.
Pa ix e t h é r é t iq u e s d a n s l ’I t a l ie c o m m u n a l e 117
49. La documentation piacentine postérieure à celle examinée ici est constituée par les pièces suivantes :
Reg. Vat. 17, f°s 203 v°-204 r°, nos 202 et 203 (26 août 1234 : L. Auvray, Les Registres de
Grégoire IX, cit., I, col. 1118, nos 2065-2066) ; Reg. Vat. 17, f° 211 r°, n° 237 (3 octobre 1234 : Les
Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 1136, n° 2107) ; Reg. Vat. 18, f° 33 r°, n° 84 (4 juin 1235 : Les
Registres de Grégoire IX, cit., H, col. 71-73, n° 2603) et Reg. Vat. 18, f° 138 v°, n° 11 (2 avril 1236 :
Les Registres de Grégoire IX, cit., H, col. 342, n° 3070). Sur le changement des équilibres dans la ville
émilienne : D. ABULAFIA, Federico IL Un imperatore medievale, Turin, 1990 (édition originale :
Frederick IL A medieval emperor, Londres, 1988), p. 243 et suiv. ; G. ALBINI, « Piacenza dal x n al
x rv secolo », cit., p. 423 et suiv.
50. Ce lien est établi tant dans les lettres de Grégoire IX que dans les lettres de paix entre les villes de la
Société de Lombardie et l’empereur. Tous ces textes ont été rassemblés dans les Registres pontificaux :
Reg. Vat. 14, f° 1 v°, n° 4 ; f° 2 v°-3v°, nos 11-12 ; fP 5 r°-v°, nos 28-30. Cf. L. AUVRAY, Les Registres
de Grégoire IX, cit., I, col. 4, n° 4, col. 8, nos 11-12, col. 15 et suiv., nos 28-30 ; Epistolae saeculi XIII,
cit., I, p. 263, n° 345 ; p. 265-268, nos 349-351 ; Constitutiones et Acta publica imperatorum et regum,
cit.,n,p. 143 et suiv.,n° 112,etp. 145-147,n° 114.
51. Reg. Vat. 14, f°s 53 v°-55 v°, n° 177 : cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 101,
n° 178 ; Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 281-285. Analyse de cette lettre attentive aux modalités de
construction du discours par L. SHEPARD, Courting Power. Persuasion and Politics in the Early
Thirteenth Century, New York-Londres, 1999 {Garland Studies in Medieval Literature, 17), p. 116-123.
Pa ix e t h é r é t iq u e s d a n s l ’I tal ie c o m m u n ale 119
52. Reg. Vat. 14, fos 163 v°-164 r°, n° 11 : L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 262 et
suiv.,n°421 ; Constitutiones et Acta publica imperatorum et regum, cit., H, p. 177 et suiv., n° 141.
53. « Hii autem qui sunt de societate prefata, ad honorem Dei omnipotentis et Ecclesie sue ac tuum dent
pro subsidio Terre Sancte in expensis societatis predicte per biennium milites quingentos, ituros in
termino quem Romana Ecclesia duxerit prefigendum » (A.S.V., Reg. Vat. 17, f° 42 r°). Voir ci-dessus,
note 16 et le texte correspondant.
54. Voir supra les documents cités dans la note 15.
55. Voir supra le document mentionné dans la note 16.
56. On trouve cette expression dans une lettre du pape à l’évêque de Préneste, datée 7 mai 1235 - Reg.
Vat. 18, f° 19, n° 45 (cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., H, col. 46, n° 2538) - et dans
une lettre aux autorités ecclésiastiques et civiles de l’Italie septentrionale datée du 21 mai 1235 et des
tinée à annoncer la légation d’Albert, patriarche d’Antioche - Reg. Vat. 18, f® 27 r°, n° 73 (cf. Les
Registres de Grégoire IX, cit., H, col. 62 et suiv., n° 2575, et Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 533 et
suiv.,n° 641).
57. Voir la note précédente.
58. Voir la note 56.
59. Je le ferai dans l’ouvrage annoncé dans la note 41.
120 A n d r e a P ia z z a
60. Dans la lettre du 29 février 1236 à Frédéric H, Grégoire DÍ mentionne pour la dernière fois le negotium
fidei : Reg. Vat. 18, f°s 113 r°-114 r°, n° 398 ; cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., H,
col. 275, n° 2986, et Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 573-575, doc. 676. Nous pouvons comparer ce
texte avec la lettre du 21 mars 1236 adressée à l’empereur : Reg. Vat. 18, f° 185 r°-v°, n° 1 ; Les
Registres de Grégoire IX, cit., H, col. 333, n° 3046, et Epistolae saeculi XII, cit., I, p. 576-578, n° 678.
61. Voir les lettres suivantes : Reg. Vat. 18, f®s 161 v°-162 v°, nos 105 et 106, datées du 10 juin 1236, adres
sées aux patriarches d’Aquilée et de Grado, aux archevêques de Milan, de Ravenne et de Gênes et à
leurs suffragants, aux évêques de Pavie, de Plaisance et de Ferrare, aux prélats de leurs diocèses, aux
comtes, aux marquis, aux podestats, aux conseils et aux communautés de la Lombardie, de la Marche
de Trévise et de la Romaniola (L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., H, col. 403, nos 3179-
3180 ; Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 589-591, n° 693), d’où est tirée la citation ; Reg. Vat. 18, fos 185
r°-186 r°, n° 194, daté 19 août 1236, aux archevêques de Milan et de Ravenne et à leurs suffragants
(L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., n, col. 462, nos 3287 et 3288 ; Epistolae saeculi XIII,
cit., I, p. 594-596, n° 699) ; Reg. Vat. 18, f° 206 v°, n° 272, datée du 29 novembre 1236, aux arche
vêques d’Aquilée, de Grado, de Milan, de Ravenne et de Gênes et à leurs suffragants, aux évêques de
Plaisance et de Ferrare et aux prélats de Lombardie, de la Marche de Trévise et de la Romaniola, ainsi
qu’aux autorités de la même région (cf. Les Registres de Grégoire IX, cit., II, col. 507, nos 3384-3385,
et Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 605 et suiv., n° 704).
Pa ix e t h é r é t iq u e s d a n s l ’I t a l ie c o m m u n a l e 121
62. Une telle préoccupation apparaît pour la première fois dans la lettre envoyée par Grégoire IX aux
archevêques de Milan et de Ravenne, ainsi qu’à leurs sufffagants, le 19 août 1236. Le pape y demande
aux prélats de dissiper les craintes du Souabe concernant les actes du cardinal de Préneste dans la ville
d’Émilie, lorsque ceux-ci seront à la cour impériale (voir la note précédente). Le 23 octobre de la
même année, le pape revient sur le sujet en s’adressant à l’empereur, qu’il essaye de convaincre de la
droiture de l’action du Siège apostolique (Reg. Vat. 18, f°s 200 v°-203 v° ; cf. L. Auvray, Les
Registres de Grégoire IX, cit., n , col. 497, n° 3362 ; Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 599-605, n° 703).
Le thème réapparaît dans la célèbre lettre Ascendit de mari, du 1er juillet 1239, par laquelle l’excom
munication de l’empereur est rendue publique : Reg. Vat. 19, f°s 156 r°-159 v° (cf. Les Registres de
Grégoire IX, cit., EU, col. 209 et suiv., nos 5118-5121 ; Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 645-654,
n° 750).
63. Reg. Vat. 18, f° 29 r°, n° 89. Regeste dans L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., H, col. 657
et suiv., nos 3676-3685 ; édition dans Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 610 et suiv., n° 708.
64. Reg. Vat. 17, fos 70 v°-71 r°, n° 244 : cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 815,
n° 1464, et Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 444 et suiv., doc. 550.
122 A n d r e a P ia z z a
il intervint entre 1233 et 1235, le Siège apostolique n’assimila, en effet, les ques
tions politiques à des questions ecclésiastiques ou religieuses, et les adversaires
politiques à des adversaires religieux : aux yeux du pape, les deux plans, religieux
et politique, se croisaient, mais ne coïncidaient jamais. Ainsi, à Plaisance, la
référence à l ’hérésie fut un moyen de pression sur la société urbaine, dans le but
d’apaiser les conflits ; lorsque l’action du pape prenait un tour radical, avec
l’expulsion d’une partie de la classe dirigeante, le souverain pontife la légitimait
sans évoquer la défense de l’orthodoxie, mais plutôt le fonctionnement réglé de
la société. L’exercice du pouvoir politique devait répondre à des modalités ordon
nées, qui se révèlent dans sa disposition à seconder le negotium fidei. Sans quoi,
il pouvait y avoir des conséquences sur le plan rebgieux : il revenait à l’Éghse
- locale et romaine - d’évaluer quand cela pouvait se produire et d’en indiquer le
danger. Certes, dans le cadre politique et ecclésiastique complexe de l ’Italie du
Nord, Grégoire IX ne se servit que rarement de l’argument de la lutte contre
l’hérésie comme d’un ressort de sa stratégie de réconciliation : au milieu des
années trente le negotium fidei ne constituait plus un thème susceptible d’ordon
ner en profondeur le fonctionnement des sociétés urbaines. On en veut pour
preuve que la réforme des statuts urbains - avec insertion de règles relatives à la
lutte contre l’hérésie - , commencée en 1231 et culminant en 1233, ne progresse
plus après 1234 : lorsque se dissipe la ferveur religieuse de la magna devotio, les
légats du pape ne parviennent plus à insérer la lutte contre l’hérésie dans les cons
titutions urbaines, c’est-à-dire à la faire passer pour une tâche essentielle du
gouvernement des villes65. Pourtant, pendant un peu plus de deux ans, le thème
du negotium fidei assuma la dimension d’un programme général : combiné à
d’autres thèmes, en premier lieu celui de la paix, il fut l’un des ressorts de la
stratégie du Siège apostolique à l’égard de l ’Italie des communes.
65. À cet égard, la meilleure analyse est proposée par Th. SCHARFF, Häretikerverfolgung und
Schrifilichkeil, cit., p. 125-159.
G U ERR E JU STE ET PAIX CH EZ LES SCOLASTIQUES
Elsa M armursztejn
ppréhender le discours que les scolastiques ont élaboré sur la paix revient
à rendre compte du traitement intellectuel du thème de la paix en relation
avec celui de la guerre juste. Le champ de l’enquête se restreindra ici à un heu
- l’université de Paris - et à un moment - le XHte siècle - , qui voient la cristal
lisation d’une doctrine spécifiquement théologique de la guerre juste. L’objet
présente plusieurs types de difficultés : en premier heu, la banalité fondamentale
du concept de guerre juste et, en contrepoint, l’absence de discours spécifique sur
la paix chez les scolastiques (à de rares exceptions près) ; la qualité des sources,
en second heu, dans la mesure où le thème de la guerre juste se rencontre essen
tiellement dans des sommes ou des traités que leur mode d’élaboration et leur
degré d’abstraction rendent rebelles à toute contextualisation précise ; à cet
égard, on peut déplorer l’absence des motifs de la guerre juste et la paix dans la
littérature quodhbétique, dans la mesure où les Quodlibets s’apparentent assez
souvent à des débats d’actualité naturellement plus propres à être contextualisés.
Lorsque la guerre y est évoquée, c’est à l’occasion de questions portant sur des
aspects concrets qui relèvent bien davantage du ius in bello que du ius ad bellum
(par exemple les ruses de guerre ou le statut du butin)1, et par le biais des formu
les augustiniennes qui font l’objet, pendant tout le Moyen Âge, d’un « pieux psit
tacisme »2. C ’est dire que la guerre juste, dans les textes scolastiques, semble
1. Cf. par exemple GODEFROID DE FONTAINES, Quodlibet Xm, 17 (« Si aliqui subditi domini habentis
bellum contra aliquos, non vocati a domino immiscent se exercitui dicti domìni et rapiant aliqua de
bonis inimicorum possint illa retinere, et si tenentur restituere, cui est restitutio facienda »), dans Les
Quodlibets onze - quatorze de Godefroid de Fontaines, éd. J. HOFFMANS, Louvain, 1932, p. 298-299 ;
PIERRE De JEAN O l iv i , Quodlibets IV, 18 (« An milites exercitus regis, sumentes necessaria a gentibus
regni regis propter defectum stipendiorum, teneantur accepta reddere genti illi »), IV, 19 (« An milites
regis credens bellum esse iustum, teneatur reddere illa quae ibi rapuit postquam scit bellum fuisse
iniustum »), éd. SOARDI, Venise, 1509, f° 29 v° ; SERVAIS Du MONT-Sain T-ÉLOI, Quodlibet I, 84
(«r Duo principes existentes sub dominio superioris bellant ad invicem, nec petita nec obtenta licenda
superioris domìni et dampnificat unus alium ; querebatur utrum dampnificans alium qui eum dampnifi-
caverat teneatur ei restituere illud in quo eum dampnificavit »), éd. F. RUSSELL ; Quodlibet anonyme
XI, 15 (« Si ex necessitate belli aliquis vir possit se simulare in habitu mulieri ut sic obtineat contra
hostes »), ms. Vat. lat. 782, f° 26 r°-v°.
2. J. B arnes , « The Just War », dans N. KRETZMANN et al., The Cambridge History of Later Medieval
Philosophy. From the Rediscovery o f Aristotle to the Disintegration of Scholasticism, 1110-1600,
124 El sa M ar m u r sztejn
n’être rien moins qu’un thème d’actualité, rien moins qu’un lieu d’innovations
notables, rien moins, non plus, qu’un enjeu propre de controverses.
Pour banal qu’il soit, le thème de la guerre juste n’en constitue pas moins,
jusqu’à la fin du Moyen Âge, l’entrée quasiment exclusive de la réflexion
scolastique sur la paix ; d’où la pertinence de l’articulation entre ces deux
notions qui, comme on le verra, ne sont antinomiques qu’en apparence. À
défaut de pouvoir démontrer l’originalité des discours scolastiques sur la paix, à
défaut de pouvoir les relier à des conjonctures précises, on s’efforcera du moins
d’établir la régularité des énoncés scolastiques, qui dessinent des figures discur
sives de la paix ; de voir sous quelles formes ces énoncés réactualisent, sans la
contester, la tradition augustinienne ; de souligner, enfin, les inflexions nouvel
les que ces énoncés font apparaître, au sein d’un discours théologique globale
ment voué, au XDIe siècle, à encadrer la société chrétienne et à la discipliner en
la soumettant aux normes qu’il lui assigne - normes fondées sur le droit naturel
et, précisément, sur la justice.
L’a r t ic u la tio n d e s n o t io n s d a n s l e d is c o u r s s c o l a s t iq u e :
LA PAIX COMME CAUSE FINALE DE LA GUERRE JUSTE
Cambridge, 1982, p. 773 : « Augustin’s scriptural exegesis [...] was gratefully accepted and piously
parroted by the medieval political theorists. »
3. THOMAS D’Aquin, Summa theologiae, Ha Ilae, q. 29, a. 1 : « Utrum pax sit idem quod concordia »,
éd. Léonine, t. VIH, p. 236.
4. Ibid., q. 29, a. 2 : « Utrum omnia appetant pacem », p. 237.
5. Ibid., q. 29, a. 3 : « Utrum pax sit proprius effectus caritatis », p. 238.
6. Ibid., q. 29, a. 4 : « Utrum pax sit virtus », p. 237.
G uerre ju ste e t p a ix c h e z l e s s c o l a s t iq u e s 125
7. Ibid., q. 29, a. 1, responsio : « Unio autem horum motuum [appetitus] est quidem de ratione pacis »,
p. 236.
8. Ibid., q. 29, a. 2, responsio, p. 237.
9. Ibid., q. 29, a. 2, ad Sum et ad 4um, p. 237.
10. Ibid., q. 29, a. 4, responsio : « Ut patet in rebus corporalibus : quia enim ignis calefaciendo, liquefacit
et rarefacit, non est in igne alia virtus liquefactiva et alia rarefactiva, sed omnes actus hos operatur
ignis per suam unam virtutem cale]activam ».
126 E lsa M ar m u r sztejn
C ’est sur ces bases que les conditions de la guerre juste sont relayées par les
théologiens, sans plus de souci d’uniformité dans l ’énumération ni la nomencla
ture. Nous nous proposons de montrer comment guerre juste et paix s’articulent
dans quatre textes théologiques importants, relevant de différents genres scolas
tiques : les sommes de théologie d’Alexandre de Halès et de Thomas d’Aquin,
une détermination quodlibétique d’Henri de Gand, le Traité du gouvernement
des princes de Gilles de Rome.
22. THOMAS D’A quin , Summa, cit., q. 40, a. 1 : « Utrum bellare semper sit peccatum », p. 312.
23. Ibid., q. 40, a. 1, responsio, p. 312.
24. HENRI D e Gand , Quodlibet XV, 16 (Avent 1291 ou Carême 1292).
25. Ibid. : « Utrum miles, si praevolando consortes suum in exercitum hostium cadat, faciat opus magna
nimitatis », éd. Paris, 1518, f°s 594 v°-597 v°. La réponse finale de la très longue détermination magis
trale est positive.
26. Ibid. : « Idcirco quaestionem paulo altius sublevando, bellorum celebritatem paulo altius, quam quaes
tio proponat, exequamur, dicendo in primis cum Tullio in libro Io De officiis, sic dicente : In republica
maxime conservanda sunt iura belli. Nam cum sint duo genera decertandi, unum per disceptationem,
alterum per vim, cumque illud proprium sit hominum, hoc beluarum, confugiendum ad posterius si uti
non licet superiori [...]. Quare, ut idem prosequitur continuo, suscipienda quedam sunt bella ob eam
causam, ut sine iniuria in pace vivatur », f° 594 v° (cf. CICÉRON, De officiis, L. I, XI, 34).
130 E l sa M a r m u r s z t e j n
27. Ibid. : « De bello busto est distinguendum, quia aut est ad recuperandum bona iniuste ablata [...], aut
est ad repellendum iniuriam, qua nituntur hostes bello bona auferre, puta vitam, patriam, libertatem,
leges et cetera bona sive spiritualia, quale bellum instruxerunt Sarraceni contra Acconen., in quo
mortuus est miles de quo quaestio nostra proposita est, utrum irruendo praevolanter in Sarracenos,
fecit opus magnanimitatis », f° 594 v°.
28. Commentateur des écrits politiques d ’Aristote traduits par Guillaume de Moerbeke vers 1260, Gilles
de Rome (1243-1316) n ’a pas été, comme on l’a souvent dit, précepteur de Philippe le Bel, auquel il
dédie cet ouvrage probablement rédigé dans les mois qui ont suivi sa condamnation en février 1277 ;
dans cette circonstance, Gilles aurait tenté de se placer auprès du roi Philippe DI comme conseiller.
Sans intérêt immédiat ni pratique, l ’ouvrage a néanmoins été traduit en français dès 1288 et très large
ment diffusé.
29. GILLES DE R ome , De regimine principum, L. 3 , 3e partie, éd. Lyon, 1556, f° 328 r° sq.
30. Ibid.,L. 3 , 3e partie, chap. 23, f° 367 v°.
31. ARISTOTE, Ethique à Nicomaque X, 7 (1177 b 5 ,9 et 18).
32. ARISTOTE, Politique v n , 14 (1333 a 35).
G uerre j u s t e e t p a ix c h e z l e s s c o l a s t iq u e s 131
d’autre part entre guerre et remède40. Ce texte propose ainsi une seconde figure
discursive de la paix, non plus oxymorique (les « guerres pacifiques »), mais
analogique, dans le cadre d’une réflexion qui ne porte plus tant sur les critères de
la guerre juste que sur les fondements de l’organisation politique.
40. GILLES De Rome , De regimine, cit., L. 3, 3e partie, chap. 23, f° 367 v°.
41. AUGUSTIN, Contra Faustum, 23, 75.
42. GILLES D e Rome , De regimine, cit., L. 3, 2e partie, chap. 8 : « Si rex aut princeps gentem sibi commis
sam vult debite gubernare et scire desiderat quod sit eius officium, diligenter considerare debet in
naturalibus rebus. Nam si natura tota administratur per ipsum Deum, qui est princeps summus et rex
regum, a quo rectissime regitur universa tota natura, quare a regimine quod videmus in naturalibus
derivari debet regimen, quod trahendum est in arte de regimine regum. Est enim ars imitatrix
naturae », f° 278 r°.
43. Ibid., L. 3, 2e partie, chap. 8 : « In naturalibus autem sic videmus, quod natura primo dat rebus ea per
quae possunt consequi finem suum ; secundo dat eis ea per quae possunt prohibentia removere ; tertio
per huiusmodi collata, naturaliter intendunt in suos fines sive in suos terminos, ut natura dat igni levi
tatem, per quam potest tendere sursum ; secundo dat ei calorem, per quem agit et resistit contrariis ;
tertio ignis, per ea quae accepit a natura, naturaliter tendit sursum », f° 278 r°.
G uerre ju ste e t p a ix c h e z l e s s c o l a s t iq u e s 133
44. Ibid., L. 3, 2e partie, chap. 8 : « Aid hoc quod regimen sit bonum et naturale, tria requiruntur [...].
Restat ostendere, quomodo spectat ad reges et principes huiusmodi prohibentia removere. Quae etiam
tria sunt, quorum unum quasi sumit originem ex natura, aliud vero ex perversitate civium, tertium
quidem ex malevolentia hostium. Primum sic patet, nam homines in seipsis sunt naturaliter corruptibi
les ; inde est ergo quod, quia in seipsis durare non possunt, naturaliter appetunt perpetuari in suis
filiis, sive sint naturales sive adapti. Videtur enim homini quasi post mortem vivere si, eo decedente,
secundum suam institutionem alius in haereditatem succedat. Valde ergo turbari potest tranquillitas
status et pax civitatis et finis intentus in vita politica, si reges et principes non solicitentur qualiter pos
teriores succedant in haereditatem priorum. Removere igitur unum maxime prohibentium bonam vitam
politicam, est bene ordinare quomodo haereditates decedentium perveniant ad posteros. Secundo,
status tranquillus civitati et regi aliquando impeditur ex perversitate civium. Sunt enim aliqui adeo
perversi, ut semper velint alios molestare. Solicitari ergo debent reges et principes, ne impediatur pax
regni, ut exterminentur malefici et corrigantur delinquentes. Tertium huiusmodi impeditivum sumit ori
ginem ex malitia hostium. Quasi enim nihil esset vitare interiora discrimina, nisi prohibentur exteriora
pericula, spectat igitur ad regis officium sic solicitari circa civilem potentiam et circa industriam
armatorum, ut possint hostium rabiem prohibere », fos 278 v°-279 r°.
45. THOMAS D’A quin , Summa, cit., q. 50, a. 4 : « Utrum militaris debeat poni species prudentiae »,
éd. léonine, t. v m , Rome, 1895, p. 376-377.
46. THOMAS D’A quin , De regimineprindpum, L. 1, chap. 16, éd. Frommann-Holzboog, t. IH, p. 600.
134 E lsa M ar m u r sztejn
est un par soi (unum per se) peut mieux les produire [...]. Si un seul gouverne,
la paix des citoyens sera moins facilement troublée. » La monarchie est ainsi
conçue comme la meilleure forme de gouvernement, en tant qu’elle se rapporte
à une unité plus parfaite : « Vivant sous le règne d’un seul roi, les hommes igno
rent les guerres, visent à la paix, jouissent de l ’abondance »47.
Enfin, les compétences des gouvernants doivent être ordonnées à la paix. Le
prince doit être doué de la prudence militaire, car s’il est permis aux soldats de
combattre pour supprimer ce qui fait obstacle au bien commun, c’est au prince
qu’il incombe de savoir comment les guerres doivent être menées, et de quelle
façon supprimer prudemment ce qui fait obstacle au bien commun48.
Dans le chapitre conclusif de son traité, où la paix est définie en termes stric
tement aristotéliciens comme cause finale de la guerre, Gilles de Rome entre
prend de justifier la guerre en montrant qu’elle doit être à la société humaine ce
que sont les potions et les saignées au corps humain : « en effet, de même qu’il
y a plusieurs humeurs dans le corps humain, il y a plusieurs hommes dans la
société humaine. Et de même qu’aussi longtemps que les humeurs sont équi
librées dans le corps et qu’il n’y a aucun excès d’humeurs, nous n’avons besoin
ni de potions ni de saignées, de même, aussi longtemps que les hommes se
comportent comme ils le doivent et que nul ne fait d’injustice à autrui, il n’est
besoin de faire la guerre. C’est pourquoi, de même qu’il faut éliminer par une
saignée ou une potion la superfluité des humeurs, qui trouble la santé, de même
47. GILLES De R om e , De regimine, cit., L. 3, 2e partie, chap. 3 : « Cum plures principantur, numquam
potest esse pax in huiusmodi principatu, nisi iili plures sint uniti et concordes [...]. Si ergo est pax et
concordia inter cives, si plures principes sint quam unum, ergo si solus unus principaretur inter eos,
non sic de facili turbari posset pax ipsorum civium [...]. Bonum est igitur regimen populi sive multitu
dinis, si sit rectum ; melius est tamen regimen paucorum, eo quod magis ad unitatem accedat ; optima
est autem monarchia sive gubernatio unius regis, eo quod ibi perfectior unitas referuetur [...].
Existentes [...] sub uno rege [...], guerras nesciunt, pacem sectantur, abundantia florent », f°s 269 v°-
270 v°.
48. Ibid., L. 3, 3e partie, chap. 1 : « Hanc autem prudentiam videlicet militarem, maxime decet habere
regem. Nam licet executio bellorum et removere impedimenta ipsius communis boni spectet ad ipsos
milites, et etiam ad eos quibus ipse rex aut princeps voluerit committere talia, scire tamen quomodo
committenda sint bella, et qualiter caute removeri possit impedientia commune bonum, maxime spectat
adprincipantem », f° 330 r°.
G uerre j u s t e e t p a ix c h e z l e s s c o l a s t iq u e s 135
il faut terrasser et tuer par la guerre les ennemis qui font obstacle au bien
commun et à la paix des citoyens et de ceux qui vivent dans le royaume »49.
C ’est dans les mêmes termes que Marsile de Padoue définira la tranquillitas
(synonyme, dans le Defensor pacis, de pax et de quies) comme homologue
politique de la santé corporelle50 : « Tout comme un vivant bien constitué selon
sa nature se compose de parties déterminées ordonnées les unes aux autres, exer
çant leurs fonctions dans un échange réciproque et en relation avec le tout, de
même, la cité se compose de telles parties déterminées si elle est bien ordonnée
et établie en raison. Tout comme, donc, la constitution d’un être vivant et de ses
parties est faite en vue de la santé, de même [...] celle d’une cité [...] sera faite
en vue de sa tranquillité », la santé étant « selon la nature, la meilleure disposi
tion d’un être vivant » et la paix, la « meilleure disposition d’une cité établie en
raison »51. La discorde - qui selon Marsile, doit immanquablement aboutir à la
« dépravation de la société civile » - est comparée, en contrepoint, à la maladie
qui affecte les êtres vivants.
Significativement, la comparaison du corps politique avec le corps humain et
celle de la paix avec la santé ne débouchent pas seulement sur l’assimilation
métaphorique de la guerre juste au remède, mais aussi sur l’assimilation, plus
large, de la science politique à la science médicale : la politique doit s’appliquer
à réguler les actions humaines par les lois, comme la médecine s’emploie à
réguler et équilibrer les humeurs par des remèdes. L’enquête doit donc prendre
en compte cette sorte de guerre intérieure, conduite par le prince législateur au
nom de la justice. On avait bien vu, chez Gilles de Rome, ces deux formes poli
tiques de la résistance naturelle aux contraires : corriger et punir les mauvaises
gens, repousser et vaincre les ennemis extérieurs. Et Thomas d’Aquin avait sou
ligné, par ailleurs, la double acception de la guerre juste : l ’acception générale,
qui renvoyait au combat dans une armée, et l’acception particulière, illustrée par
l’exemple d’un juge qui ne renoncerait pas à porter un juste jugement par
crainte d’une arme qui le menacerait ou de quelque danger, fût-il mortel52.
49. Ibid., L. 3 ,3e partie, chap. 23 : « Nam sic se debent habere bella in societate hominum, sicut se habent
potiones et phlebotomiae in corpore humano. Nam sicut in humano corpore sunt plures humores, sic in
conversatione et societate hominum est dare plures personas et plures homines. Et sicut quamdiu
humores sunt aequati in corpore, et non est ibi humorum excessus, non indigemus potione nec phlebo
tomia, sic quamdiu homines debite se habent et unus non iniuriatur alteri, non sunt committenda bella.
Quare, sicut per phlebotomiam et potionem, superfluitas humorum est eiicienda per quam turbatur
sanitas corporis, sic per bella sunt hostes conculcandi et occidendi, per quos impeditur commune
bonum et pax civium et eorum qui sunt in regno », f°s 367 v°-368 r°.
50. En se fondant à la fois sur la définition aristotélicienne de la cité comme nature animée ou vivante et sur
la comparaison entre paix et santé établie par Pierre d’Abano, qui fut le maître de Marsile, dans le Conci
liator differentiarum (cf. MARSILE DE PADOUE, Le Défenseur de la paix, trad. J. QUILLET, n. 14, p. 51).
51. Ibid., p.58.
52. THOMAS D’AQUIN, Summa, cit., Ha Hae, q. 123, a. 5, responsio : « Potest autem aliquod esse iustum
dupliciter : uno modo, generale, sicut cum aliqui decertant in acie ; alio modo, particulare, ut puta cum
136 Elsa M arm u rsztejn
L e s a r m e s e t l e s l o is :
LA GUERRE COMME POURSUITE DE LA JUSTICE PAR D ’AUTRES MOYENS
Gilles de Rome traite de la fonction médicinale des lois dans le chapitre qu’il
consacre à l ’obéissance des sujets au prince et aux lois53. Cette obéissance est
utile, dit-il, dans la mesure où elle conditionne les vertus du peuple, le salut du
royaume, la paix et la tranquillité des citoyens, et l ’abondance de biens54.
Vouloir vivre « sans frein et sans loi » est le fait du criminel, du fauteur de
guerre, du trouble-paix ; de la bête, plus que de l ’homme. Ceux qui assimilent
l ’observance des lois et l’obéissance au prince à la servitude, ignorent ce qu’est
la liberté55.
C ’est sur ces bases que Gilles compare, d’après la Politique d’Aristote56, le
roi à l’âme et le royaume au corps : « De même que l’âme dirige et conserve le
corps, le roi dirige et conserve le royaume ; et de même que l’âme est le salut et
la vie du corps, le roi, s’il gouverne droitement, est le salut et la vie du
royaume »57. Pour assumer convenablement son office, le prince doit faire en
sorte que les citoyens vivent dans la paix et l’unanimité : « Les législateurs sont
aux âmes ce que les remèdes sont aux corps. Car de même que le médecin vise à
apaiser les humeurs, pour que ne surgissent pas la maladie et la guerre dans le
corps, de même le législateur vise à [...] apaiser les âmes, pour que ne surgissent
pas la rixe et la dissension dans le royaume ou la cité. H s’ensuit qu’il est moins
nuisible de pécher contre l’ordre du médecin que de s’habituer à ne pas obéir au
prince. L’âme est en effet un bien supérieur au corps, et la paix des citoyens [...]
est plus importante que l’équihbre des humeurs ou que la santé du corps »58.
aliquis iudex vel etiam privata persona non recedit a iusto iudicio timore gladii imminentis vel cuius
cumque periculi, etiam si sit mortiferum. Pertinet ergo ad fortitudinem firmitatem animi praebere
contra pericula mortis, non solum quae imminent in bello communi, sed etiam quae imminent in parti
culari impugnatione, quae communi nomine bellum dici potest », éd. léonine, t. X, Rome, 1899,
p . 11-12.
53. GILLES De ROME, De regimine, cit., L. 3 ,3e partie, chap. 34, fos 323 v°- 325 r°.
54. Ibid., L. 3 ,3epartie, chap. 34, f° 323 v°.
55. Ibid. : « Ignorant enim quid est libertas, dicentes observare leges et obedire regibus esse servitutem.
Cum enim bestiae sint naturae servilis, quanto quis magis accedit ad naturam bestialem, tanto est
magis naturaliter servus. Esse quidem sceleratum et affectatorem belli et turbatorem pacis, velle vivere
sine freno et sine lege, secundum sententiam Philosophi et secundum dictum Homeris, est esse magis
bestiam quam hominem », f° 324 r°.
56. ARISTOTE, Politique, 1,5,1254 a b.
57. GILLES De Rome, De regimine, cit., L. 3, 3e partie, chap. 34 : « Sicut anima corpus regit et conservat,
sic rex regit et conservat regnum ; et sicut anima est salus et vita corporis, sic rex, si recte principetur,
est salus et vita regni », f0 324 r°.
58. Ibid., L. 3, 3e partie, chap. 34 : « Sic se habebant legislatores ad animas, sicut medicina ad corpora.
G uerre j u s t e e t p a ix c h e z l e s s c o l a s t iq u e s 137
Ainsi, les armes et les lois se présentent comme les deux moyens dont
dispose le prince pour assurer la paix du royaume : « Il faut donc savoir », dit
encore Gilles de Rome, « qu’en temps de guerre, il faut défendre la cité par les
armes, de même qu’en temps de paix il faut la gouverner par de justes lois et par
des coutumes approuvées, qui obtiennent force de lois. Il semble donc qu’il
faille que les armes soient aux temps de guerre, ce que les lois sont aux temps
de paix »59. Dans le premier cas, il s’agit de restaurer la paix ; dans le second,
de la conserver ; dans les deux cas, d’obéir au principe général de justice.
Or ce principe général s’incarne, à son plus haut degré, dans la loi divine :
comme le dit Thomas d’Aquin dans la Summa contra Gentiles, « en vertu de la
loi divine, l ’homme est institué en sorte qu’il se comporte envers les autres
hommes selon l ’ordre de la raison [...]. La loi divine dispose donc les hommes,
les uns envers les autres, en sorte que chacun tienne sa place ; ce qui revient à
dire : en sorte que les hommes soient en paix les uns avec les autres [...], sans
quoi ils s’empêcheraient mutuellement de poursuivre leur fin commune [...]. La
concorde ordonnée [c’est-à-dire la paix60] est observée entre les hommes, quand
on rend à chacun le sien61 : ce qui correspond à la justice. Et c’est pourquoi il
est dit dans Isaïe : la justice produit la pavfi2. Il fallait donc que la loi divine
donnât des préceptes de justice, en sorte de rendre à chacun le sien et d’empê
cher quiconque de nuire à autrui »63.
Nam sicut medicus intendit sedare humares, ne insurgat morbus et bellum in corpore, sic legislator
intendit placare corda, sedare animas, ne insurgat rixa et dissensio in regno aut in civitate. Inde est ergo
quod dicitur in I o Rhet., quod non tantum nocet peccare contra praecepta medici, quantum consuescere
non obedire principi. Est enim anima maius bonum quam corpus, et pax civium et eorum qui sunt in
regno potior est quam aequalitas humorum vel quam sanitas corporum », f0 324 v°.
59. Ibid., L. 3, 2e partie, chap. 1 : « Sciendum igitur, quod tempore belli defendenda est civitas per arma,
sicut tempore pacis gubernanda est per leges iustas et per consuetudines approbatas, quae vim legum
obtinent. Videntur ergo sic se höhere arma ad tempus belli, sicut leges ad tempus pacis », f° 266 v°.
60. La « concordia ordinata » renvoie à l ’une des définitions augustiniennes de la paix, citée plus haut
dans le texte par Thomas d’Aquin : « Pax enim hominum nihil aliud est quam ordinata concordia, ut
Augustinus dicit » (De civitate Dei, L. 19, chap. 13, cité par THOMAS D’AQUIN, Summa contra
Gentiles, L. ID, chap. 128, éd. léonine, t. XIV, Rome, 1926, p. 392).
61. Dig. 1,1, De iustitia et iure, 10 et Inst. 1 ,1, eodem titulo.
62. L’idée que la paix est un effet indirect de la justice apparaît dans la question du De pace où Thomas
d’Aquin envisage les rapports de la paix et de la charité : à l ’argument qui invoquait la citation d ’Isai'e
« Opus iustitiae pax », Thomas d ’Aquin répond que « la justice produit la paix indirectement, en écar
tant ce qui lui fait obstacle. La charité, en revanche, produit directement la paix » (Summa theologiae,
Ila Hae, q. 29, a. 3, Sum et ad 3um, éd. léonine, t. VIH). La guerre, vouée à écarter ce qui fait obstacle
au bien commun et à la paix, ressortit donc indubitablement à la justice.
63. THOMAS D’A quin , Summa contra Gentiles, L. HI, chap. 128, p. 392.
138 Ei s a M ar m u r sztejn
Ainsi, pour justifier que la guerre juste ne puisse être entreprise qu’en vertu
de l ’autorité du prince, Thomas d’Aquin affirme dans le De bello qu’« il n’est
pas du ressort d’une personne privée d’engager la guerre, car elle peut faire
64. Ibid.
65. GILLES D e R om e , De regimine, cit., L. 3, 2e partie, chap. 28 : « Non solum lex humana non prohibet
interiores concupiscentiis, sed etiam non prohibet omnia exteriora delicta. Nam legibus humanis
aliquando dissimulantur minora mala, ut vitentur maiora, ut permittuntur fornicationes simplices, et
non puniuntur legibus humanis, ut vitentur adulteria », f> 317 r°.
G uerre ju s t e e t p a ix c h e z l e s s c o l a s t iq u e s 139
valoir son droit au tribunal de son supérieur »66. En cela, le théologien semble
faire écho à un texte d’Innocent IV (extrait de son commentaire sur les
Décrétales de Grégoire Di, achevé vers 1245) sur « la restitution des biens
spoliés » : « Partout où il est impossible de poursuivre son bien et son droit
grâce à un autre (per alium), il est licite de prendre les armes, en vertu de l’auto
rité d’un supérieur, et de déclarer la guerre pour récupérer ses biens [...]. Si,
cependant, on a un prince au-dessus de soi, il ne faut faire [la guerre] qu’en
vertu de son autorité. Et cela paraît juste, parce qu’il n ’est permis à personne de
disposer du droit sans [posséder] l ’autorité du législateur [...]. Mais au prince
lui-même, qui est délié des constitutions civiles, cela est permis sans [autre]
autorité »67.
Cette conception de la guerre comme poursuite de la justice par d ’autres
moyens rejoint la définition augustinienne de la guerre juste : « Sont dites justes
les guerres qui ont pour but de venger des injustices, lorsqu’il faut contraindre
par la guerre un peuple ou un Etat qui a négligé de punir les méfaits des siens ou
de restituer ce qui a été pris injustement »68.
Le rapprochement entre la procédure judiciaire et la justice qui s’obtient par
la guerre était également présent chez Gratien : livrant la définition isidorienne
de la guerre juste (« La guerre juste est celle qui est faite d’après un édit pour
reprendre des choses enlevées ou pour repousser les ennemis »), Gratien passait
en effet sans transition à une définition du juge : « Le juge est ainsi nommé
parce qu’il dit le droit au peuple, ou parce qu’il se prononce sur le droit. Se
prononcer sur le droit, c’est juger avec justice ; car il n ’y a pas de juge, s’il n’y a
pas en lui la justice »69. Mais ce rapprochement entre guerre et procédure judi
ciaire est perceptible à la simple lecture des questions traitées dans la Cause 23
du Décret : parmi des questions portant sur la licité, la finalité ou les modalités
de la guerre juste, on trouve la question de savoir si c’est un péché, de la part du
juge ou de l’exécuteur, que de mettre à mort des coupables70.
La mise en exergue de la fonction pénale de la guerre confirme l ’idée que
la guerre était conçue comme une forme d’exécution de la justice, visant à
66. THOMAS D ’A q u i n , Summa theologiae, Ila Ilae, q. 40, a. 1, responsio : « Non enim pertinet ad perso
nam privatam bellum movere, quia potest ius suum in iudicio superioris prosequi », p. 312.
67. INNOCENT IV , In decretalium librum commentaria, « De restitutione spoliatorum », c. 12, « Olim
causam », 8 : « Ubicumque per alium rem suam et ius suum prosequi non potest, licitum est auctoritate
superioris arma movere, et bellum indicere ad recuperandum sua, et etiam furtive accipere [...]. Et
hoc videtur iustum, quia nulli licet iura temperare sine auctoritate conditoris iurium. In iure autem
continetur, quod etiam suam possessionem nullus occupare possit », éd. V e n is e , 1578, f° 96 r°b.
68. A u g u s t i n , In Pentat. 6,10 ; cf. Grat. 23,2,2 (Fr. 894-895).
69. Grat. 23, 2, 1 : « Iustum est bellum, quod ex edicto geritur de rebus repetendis, aut propulsandorum
hominum causa. § 1. Iudex dictus est, quia ius dictat populo, sive quod iure disceptet. Iure autem
disceptare est iuste iudicare. Non enim est iudex, si non est iustitia in eo » (Fr. 894).
70. Grat. 23,4,5 : «■ Quinto, an sit peccatum iudici vel ministro reos occidere » (Fr. 928).
140 El s a M a r m u r s z t e j n
protéger ou à restaurer des droits menacés. Néanmoins, cette idée - sans doute
parce qu’elle ne constituait qu’un aspect secondaire, plus propre à être traité par
des juristes - n’a pas plus que cela suscité l ’intérêt des théologiens.
C a r la C a sa g ra n d e
5. GUIBERT DE Tournai, Tractatus de pace, p. 3-4. Cf. aussi p. 10 : « Nam quod umts Ordo non habet,
alius habet; ergo sub compage mutuae caritatis habeat unus in altero quod non possidet in seipso.
Omnes Ordines imitari non possum, in habitus confirmitate, statutorum diversitate, tamen omnes teneo
in vinculo caritatis et in pacifica spiritus unitate. Nihil enim contrarietatis infert diversitas, ubi caritatis
et fidei persevarat unitas ». H s’agit très probablement des tensions entre l’ordre franciscain et l’ordre
cistercien (cf. P. E. Longpré, Intr., p. XXXVni-XXXIX). Cela expliquerait aussi la dédicace du
Tractatus à Marie de Dampetra, moniale cistercienne.
6. « Nam adversus oculum erigetur manus nec manum despiciet oculus, sed agentur omnia divinis legibus
ut pro invicem sint membra sollicita et sit Religio corpus unum, sicut vocati sumus in una spe
vocationis, licet habitacula sint diversa, idem Deus omnium indivisus » (GUIBERT DE TOURNAI,
Tractatus de pace, cit., p. 3).
7. « Pacis autem origo Deus est, qui per suam sapientiam multiformem et unicam per gradus, differentias
et ordines universam speciem creaturae distinxit et mirabili varietate pulcritudinis decoravit. Sed ne
multitudo schisma faceret et contra se dominatione contraria repugnaret, concordiae legibus, sicut ipse
principium unum est, univit cuncta concorditer, ut pax et unitas in omnibus perseverent : Non est enim
Deus dissensionis, sed pacis, sicut Apostolus in omnibus docet Epistolis » {Ibid., p. 7-8).
8. Ibid., p. 18.
Le r o i , l e s a n g e s e t l a p a ix c h e z l e f r a n c is c a in G u ib e r t d e T o u r n a i 143
dissensio, mais distinctio ; en tant que tel, il est une parfaite représentation de la
paix, qu’il serait téméraire de comprendre, mais à laquelle il faut croire9.
À un niveau inférieur par rapport à la paix divine, il y a la paix angélique10.
Divisés en trois hiérarchies et neuf ordres, les anges constituent néanmoins une
communauté, c’est-à-dire une unité qui n’est plus substantielle, comme dans le
cas de Dieu, mais consensuelle. Les anges ne sont pas un être unique, mais
plusieurs êtres, distincts entre eux. Mais l’accord ou consensus existant entre eux
en fait une communauté11. Une communauté tranquille, parce que libre de toutes
sortes de perturbation (les nécessités de la vie, les changements liés au temps, les
affections intérieures, les ennemis extérieurs)12, une communauté ordonnée selon
un ordre hiérarchique, une communauté harmonieuse dans laquelle chacun
remplit sa fonction spécifique en accord avec celles des autres, une communauté
comparable à une tranquille et laborieuse communauté religieuse, à une armée
bien organisée dans ses hiérarchies et dans ses tâches, à un instrument à plusieurs
cordes qui émettrait un son harmonieux13.
Le troisième niveau, nettement inférieur aux deux autres, ne serait-ce que parce
qu’il est soumis au temps et donc au changement, est constitué par la paix du
monde, c’est-à-dire la paix qui gouverne la nature. À cause du manque de charité,
il ne s’agit pas, comme le dit Guibert, d’une véritable paix, mais plutôt d’une
effigie de la paix ; toutefois, cette paix du monde, qu’il vaudrait peut-être mieux
qualifier de paix naturelle, réalise une certaine forme d’unité dans la multiplicité.
En effet, ici encore, on peut voir, dans le ciel comme sur la terre, que des créatures
9. « Pax enim haec dicitur ipse Deus in se ipso tranquillissimus, omnia revocans ad tranquillitatem et
conservans pacem ordinis per totam rerum universitatem. Quid autem pax ista sit, solus Ipse qui pax
ista dicitur, Deus, novit [...]. Hoc tamen sobrie possumus dicere quod in illa superexcellenti Dei
natura nihil tam proprium intelligere possumus secundum hominem quam quietem et pacem. Non est
enim in illa Dei natura dissensio, sed personarum distinctio, sed unitatis et pacis unifica repraesenta
tio, quod perscrutari temeritas est, credere pietas est, noscere vita aeterna est, hoc est Trinitatem in
unitate et unitatem in Trinitate. Dicimus enim tres personas, sed non adpraeiudicium unitatis ; dicimus
unam substantiam, sed non ad confusionem Trinitatis » (Ibid., p. 13-14).
10. L’analyse de la paix angélique est très détaillée et s’étend du chap. IV au chap. XII du Tractatus (p. 21-
78). Guibert examine d ’abord l ’ensemble de la communauté angélique et, ensuite, chaque ordre angé
lique (anges déchus compris) dans ses caractères et ses fonctions particulières.
11. GUIBERT d e T o u r n a i , Eruditio regum, p . 88 : « sic [angeli] unum effecti sint, non substantia sed
consensu ».
12. G u i b e r t DE T o u r n a i , Tractatus de pace, p . 22-27.
13. Pour la similitude avec la communauté religieuse, cf. Ibid., p. 21 : «■ Ibi sicut in conventu [angeli] resi
dent et perfectae pacis ordinem tenent [...] », et p. 37-38 : « Beati vero vestri concives angeli, nunc in
claustro beatitudinis pacifice congregati, quieti student, sedent et silent, et officia sibi competentia
secundum differentias suae discretionis exercent [...] ». Pour la similitude « militaire », cf. p. 40:
« Caelestium ergo militiarum exemplar nos instruit ut conformemur ad pacem ». Pour la similitude
« musicale », cf. p. 61 : « Ji sunt, Domine, novem chordae, quae in cithara tua melodiam caelestis
continent harmoniae ».
144 C a r l a Ca s a g r a n d e
différentes, des planètes et des étoiles, des éléments et des forces naturelles, des
plantes et des animaux, unies entre elles par un lien de perfection, vivent ensemble
dans rharmonie ; chacune est à sa place et chacune a une fonction particulière qui,
associée à celles des autres, garantit la vie de l’univers entier14.
A la dernière place, la paix humaine. Il ne s’agit pas de la paix entre les
hommes, mais de la paix intérieure, la paix de l’âme qui mène à la contemplation
de Dieu. C’est une paix qui, contrairement aux autres, n’est pas octroyée, mais
qu’il faut atteindre en suivant un processus d’élévation spirituelle que Guibert
décrit avec nombre de détails, puisqu’il lui consacre une bonne moitié du texte15.
Entre ces quatre types de paix placés, nous l ’avons dit, le long d’une échelle
de perfection croissante allant de l ’homme à Dieu, s’établit un processus d’imita
tion du bas vers le haut: les anges contemplant au-dessus d’eux l’unité de la
Trinité s’efforcent de devenir un16 ; à son tour, l’homme essaie d’atteindre une
paix semblable, dont il voit la réalisation parfaite dans la paix divine et dans
celles, moins parfaites, des anges et du monde. Si les anges, comme le dit
Guibert, sont pour les hommes un exemplum d’unité spirituelle17, le monde, à
travers son évolution harmonieuse et continuelle, est pour l ’âme rationnelle une
sorte de « prédication silencieuse » de la paix18.
Comment, à chaque niveau, du plus haut au plus bas, la réalisation de la paix
est-elle assurée? La seule force capable d’unifier la multiplicité, c’est-à-dire de
produire la paix, est l’amour, « l’amour qui parvient à unifier celui qui aime et
celui qui est aimé, l’amour qui, en pénétrant chaque chose, s’approche de l’unité
en soi »19. C’est dans la grâce de la charité que se réalise l’unité des trois
personnes divines, c’est dans un amour étemel et réciproque que les anges vivent
ensemble en paix, c’est l’amour qui pousse l’âme à s’unir à Dieu et à parvenir à la
paix20. Seule, la paix du monde ne se réalise pas à travers l’amour. Elle n’est
d’ailleurs pas une véritable paix, mais plutôt une simple effigie de celle-ci, car
elle concerne des créatures qui suivent des lois naturelles établies par la provi
dence de Dieu21.
Mais l’amour n’exerce pas seulement son action à l’intérieur de chacun des
différents niveaux que constituent Dieu, les anges, les hommes ; il fait communi
quer ces trois niveaux, en diffusant la paix du haut vers le bas et en contribuant de
cette manière à la formation d’une paix générale qui comprend toute chose22.
Cette action est possible parce que celui qui est en paix grâce à l’amour répandra
la paix autour de lui à travers ce même amour. La paix est donc « contagieuse »,
elle se répand naturellement. Encore une fois, c’est Dieu qui est à l’origine de ce
processus : Dieu est paix et, en même temps, il donne la paix, « unifiant et conci
liant chaque chose dans une harmonie concordante »23. Dieu, qui est paix de la
manière la plus parfaite, qui est à la fois un et multiple, est aussi l’origine et le
garant de toute paix, de toute forme de multiplicité harmonieuse et unitaire.
À commencer par celle des anges, qui, à leur tour, puisqu’ils possèdent la paix,
deviennent diffuseurs de paix auprès de leurs sujets, les hommes, et les aident
dans leur recherche de celle-ci. Tout cela à travers la force d’un amour qui, chez
les anges, comme l’explique Guibert, prend trois directions: vers le haut, car ils
sont poussés à désirer ce qu’il y a au-dessus, la paix de Dieu ; à l’intérieur d’eux-
19. « Amor enim cum ipso dilecto facere te vult unum, et ideo penetrat omnia et appropinquat quantum
potest ad unum ipsum » (Ibid., p. 76).
20. Ibid., p. 15 : « Haec [Trinitas] est unio caritatis in gratia, cum in personis divinis sit identitatis unitas
in natura » ; p. 40 : « Hinc [angeli] se pax et caritas vice mutua complectuntur, et concordiae manet
unanimitas et in Deo beneplacita dilectione sinceritas ». Sur l’amour comme condition de la paix de
l’âme, cf. p. 141-150 et en particulier p. 142-143 : « Nonne igitur ad cor suum anima reversa divinam
imaginem in se cognoscit, cognitam diligit, dilectione solidatur ut murus ? Diabolicis impugnationibus
arietata resistit ut turris, et in dulcedine dilectionis, sicut in affluentia lactis, propriam pacem fovet et
nutrit, semper habens intentionis oculum ad Dominum maiestatis. Sic dilecta dilecto iungitur et dilec
tus ad eam convertitur per dilectionem et impletur illud Moysi verbum : Convertat Dominus vultum
suum ad te et det tibi pacem ».
21. Cf. n. 14.
22. « Videamus ergo quomodo se extendit eorum [angelorum] caritas, ut pax salvetur et unitas. In illis
enim beatis spiritibus et Deo proximis, quasi e vicino ardentibus et ferventibus, amplius ignis dilectio
nis ad superiora ducitur per dilectionem Dei, et ad inferiora per participium boni sui, utpote bonum
suum sitientes et consortes, secum colligere volentes. Diligentes ergo diligendi formam subiectis
tribuunt et ardentes in se alios flamma dilectionis accedunt. Propter hoc angelorum dilectio nostri est
amoris et pacis instructio » (Ibid.,p. 65-66).
23. « Omnia siquidem in unam concordem unit et conciliat harmoniam et conservat in proprietate sibi
conveniente uniuscuiusque naturam » (Ibid., p. 16).
146 Ca r l a Ca s a g r a n d e
mêmes, car ils font personnellement l’expérience de la paix; vers le bas, car ils
poussent leurs sujets (les hommes) à désirer cette même paix et à y goûter24.
Tout le système est donc parcouru d’un mouvement constant allant dans deux
directions opposées : du bas vers le haut et du haut vers le bas. Dans la première,
du bas vers le haut, les hommes regardent et prennent comme modèles les formes
supérieures de paix : la paix de Dieu, des anges, de la nature, qui remplissent donc
une fonction exemplaire par rapport à la paix de l’homme. Dans la direction
contraire, du haut vers le bas, ce sont les réalisations les plus parfaites de la paix
qui deviennent actives à l’égard de celle qui est imparfaite, c’est-à-dire que Dieu
et les anges répandent, soutiennent, développent la paix parmi les hommes. La
paix du monde, l’ordre harmonieux de l’univers ne peuvent évidemment avoir
aucun rôle actif dans la propagation de la paix ; leur fonction par rapport à la paix
de l’homme est uniquement celle de Y exemplar, du modèle.
24. « Nam in eis legimus triplicem vim amoris : supra ipsos moventur per desiderium ; in ipsis per sensum ;
sub ipsis etiam per affectum; supra ipsos in eo quod appetunt; in ipsis in eo quod sentiunt; sub ipsis,
quia ad id quod sentiunt et ad id quod appetunt, subditos secum attrahunt. Et haec omnia in una dilec
tione sunt, et una dilectio sunt, quae desuper eis datur et per eos seriatim ad subditos derivatur ut
omnia concorditer uniantur » (Ibid., p. 66).
25. AUGUSTIN, De civitate Dei XIX, éd. B. DOMBART et A. KALB, dans CC SL 48, Tumhout, 1955,
p. 658-699. Sur rinfluence de la théorie augustinienne de la paix au Moyen Âge, cf. Y. M.-J. CONGAR,
« Maître Rufin et son De bono pacis », dans Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 41,
1957, p. 428-444.
26. Guibert distingue, comme on l’a vu, la paix de Dieu, des anges, du monde et de l ’homme, tandis
qu’Augustin parle de paix du corps, de l ’âme irrationnelle, de l’âme rationelle, du corps avec l ’âme, de
l’homme avec Dieu, des hommes entre eux, de la maison, de la cité, de la cité céleste (AUGUSTIN,
De civitate Dei, XEC, 13.1, éd.p. 678-679).
Le r o i , l e s a n g e s e t l a p a ix c h e z l e f r a n c is c a in G u ib e r t d e T o u r n a i 147
27. AUGUSTIN, De civitate Dei, XIX, 17, é d . p . 684 : « Ita etiam terrena ciuitas, quae non uiuit ex fide, ter
renam pacem appetit in eoque defigit imperandi oboediendique concordiam ciuium, ut sit eis de rebus ad
mortalem uitam pertinentibus humanarum quaedam compositio uoluntatum. Ciuitas autem caelestis vel
potius pars eius, quae in hac mortalitate peregrinatur et uiuit ex fide, etiam ista pace necesse est utatur,
donec ipsa, cui talis pax necessaria est, mortalitas transeat » ; XIX, 26, é d . p . 696-697 : « Hanc autem
ut interim habeat in hac vita, etiam nostri interest; quoniam, quamdiu permixtae sunt ambae civitates,
utimur et nos pace Babylonis ». V o ir l ’in te rp ré ta tio n q u e p r o p o s e A . N ESKE, « L a c ité n ’e s t p a s à n o u s .
Res publica e t civitas d a n s le XIXe liv re d u De civitate Dei d ’A u g u s tin d ’H ip p o n e », d a n s M. VEGETTI
e t M. ABBATE d ir., La Repubblica di Platone nella tradizione antica, N a p le s , 1999, p . 219-244.
28. Cf. B .F a e S ,// « Corpus Dionysianum » nel Medioevo. Rassegna di studi: 1900-1972, Bologne, 1977.
29. PSEUDO-DENYS L’AÉROPAGITE, De divinis nominibus, chap. XI, dans Dionysiaca, 1, éd.
Ph. CHEVALLIER, Paris, 1937, p. 495-526 ; tr. fr. M. DE GANDILLAC, Œuvres complètes du Pseudo-
Denys l ’Aréopagite, Paris, 1943, p. 164-170.
30. PSEUDO-DENYS L’Aéro pa g ite , De coelesti hierarchia, ch. VI-X, dans Dionysiaca, 2, éd.
Ph. CHEVALLIER, Paris, 1950, p. 828-925 ; tr. fr. M. DE GANDILLAC, dans SC 58, Paris, 1958,
p. 103-142.
148 Ca r l a Ca s a g r a n d e
31. GUIBERT de TOURNAI, Tractatus de pace, p. 134-135 : « pacem vero tenemus, cum ad interiora nostra
regredimur ; pacem dico, non pacis perfectionem, sed illius pacis imaginem ».
32. Ibid., p. 177 : « in tantum hoc mentis excessu pax illa, quae neque turbatur neque formidatur, invenitur
atque obtinetur, ut fia t silentium in caelo hora quasi dimidia, ita ut contemplantis animus nulla alter
nantium cogitationum tumultuatione turbetur, nihil omnino inveniens vel quod per desiderium petat vel
quod per fastidium arguat vel per odium accuset, et sic ad summam pacem componitur mens, quae
intra contemplationis tranquillitatem tota colligitur et concluditur » ; p. 183 : «■ Haec est éxtasis sive
raptus, cum intentio arripitur a corporeis sensibus et animus alienatur. Consideratione aeternae
patriae, mens divina aspiratione tangitur, tacta movetur et derelictis inferioribus circa caelestia delec
tatur. Postquam enim supernae lucis radios raptim contemplando contigit, in admirationem surgit et
pacifice requiescat. »
33. Cf. n. 14.
34. Voir, par exemple, GUIBERT DE TOURNAI, Tractatus de pace, p. 106 : « Sed caveas, athleta Christi, ne,
quando dimicas, ante tuum conspectum [...] ». L’expression à’athleta Christi est reprise à Cassien,
auctoritas monastique, très souvent citée dans le Tractatus.
35. Un travail systématique sur les sources du Tractatus de pace reste à faire. Dans cette perspective, on
dispose déjà des précieuses indications du père Longpré (qui signale l’influence de Bonaventure, qui
n ’est pas cité explicitement dans le texte), de l’analyse d’Anna Maria Salvato (cf. n. 2), de la contri
bution de L. Mauro, « Nota sulla presenza del De spirituali amicitia di Aelredo di Rievaulx nel X in
secolo : il capitolo XXTV del Tractatus de pace di Gilberto da Tournai », dans Divus Thomas, 83,
1980,p . 130-139.
Le r o i , l e s a n g e s e t l a p a ix c h e z l e f r a n c is c a in G u ib e r t d e T o u r n a i 149
dont Guibert se sert ici sont les mêmes que l’on retrouve dans les sermons
Ad solitarios, dans le recueil de ses Sermones ad varios status36.
Du reste, Guibert précise dans le prologue et rappelle tout au long du texte que
son œuvre s’adresse aux religieux, dans le but de favoriser la paix entre les
ordres. Toutefois, si les destinataires demeurent les mêmes du début à la fin du
traité, le problème qui était au début ecclésiologique, et donc politique, devient à
la fin un problème de perfectionnement spirituel. Guibert n’explique pas aux reli
gieux comment vivre en paix avec les membres des autres ordres, il leur explique
comment vivre en paix avec eux-mêmes dans la contemplation de Dieu. On pour
rait soutenir que Guibert insiste beaucoup sur la paix intérieure car il la considère
comme une sorte de propédeutique nécessaire pour arriver à la paix extérieure.
Mais, d’une part, il n’y a dans le texte aucune affirmation explicite à ce sujet et,
d’autre part, on voit mal pourquoi, après avoir parlé de la paix intérieure, Guibert
ne parle pas de la paix politique.
Je crois, bien plus banalement, que pour Guibert la dispute entre les ordres
religieux a été une occasion, certes réelle, mais rien de plus qu’une occasion, pour
aborder une question, la paix intérieure, qui était au centre de ses intérêts. Ce n’est
pas un hasard si dans sa typologie de la paix on ne trouve pas, à côté de la paix de
Dieu, des anges, de la nature et de l’âme, la paix entre les hommes, autrement dit
la paix politique, alors que celle-ci est présente dans d’autres typologies proposées
au cours des siècles37. À vrai dire, Guibert y fait quelques rares allusions. J’ai déjà
eu l’occasion d’évoquer la paix de la communauté religieuse vue comme image de
la paix des anges, mais il est aussi question de la paix domestique considérée
comme image de la paix régnant dans une âme bien ordonnée38. De plus, dans le
chapitre consacré à la paix du monde, pour souligner que l ’accord des parties est
fondamental pour la vie de l’ensemble, et cela pas seulement dans le monde
naturel, il prend l’exemple du peuple d’Israël dont les malheurs, de la captivité de
Babylone à la destruction du Temple, auraient commencé après la perte de la paix
entre les familles ou au sein des familles39. Guibert n’est donc pas sans savoir
36. GUIBERT de Tournai, Sermones ad varios status, Lyon, 1511 : Ad contemplativos et solitarios, I-V,
f®s XLIXra-LXrb. Voir en particulier le thème du silence des facultés de l’âme (vis sensitiva, imagina
tiva, memorativa, intellectiva) que Ton trouve dans le Tractatus de pace, ch. XXV, p. 134-141, comme
dans les Sermones, au sermo IH, fos LTVra-LVIvb. Cf. P. E. LONGPRÉ, Intr., p. XLII.
37. Voir la classification d’Augustin (cf. n. 24) et, toujours dans la tradition augustinienne, celle de Rufin
(cf. Y. M.-J. CONGAR, « Maître Rufin », cit.).
38. « Cum igitur, sicut dictum est, ab exteriorum strepitu mens intra secretarium suum se receperit, et
circumstrepentium turbas vanitatum effugerit et clauso ostio suo divitias suas spirituales perlustraverit
et nihil occurrerit inquietum, nihil inordinatum, nihil quod remordeat vel oblectet, sed omnia iucunda,
pacifica et tranquilla, et ad instar ordinatissimae et pacatissimae cuiusdam familiae, omnis cogitatio
num, sermonum et operum turba ipsi animo quasi patrifamilias domus arriserit, orietur subito mira
securitas et iucunditas [...] » (GUIBERT DE TOURNAI, Tractatus de pace, p. 139-140).
39. « Nonne familiaritaes hominum et amicitiarum foedera, nonne coniugii sacramenta, si pax abfuerit,
perseverant? Si pax non adfuerit, pereunt et non constant. Ad populum Domini, quem vocamus Israel,
150 C a r l a C a sa g r a n d e
qu’il existe aussi une paix politique et que le maintien de cette paix est nécessaire
à la survie des communautés humaines, qu’il s’agisse de monastères, d’Église, de
familles ou de peuples. Cependant, du moins dans le Tractatus, il se limite à assi
gner à cette paix la double fonction de métaphore et d’exemple. En somme, il n’en
fait pas un objet d’analyse, et encore moins d’intervention. Ce qui l’intéresse,
c’est ce qui se produit de Dieu jusqu’à l’âme de l’homme en passant par les anges
et la nature. Le problème de la paix politique reste loin, au-dehors, dans ce monde
que l’âme, pour chercher sa paix, a abandonné.
descendamus et amissa pace et unanimitatis concordia, quid nunc sustineat videamus » (Ibid., p. 80-81).
Guibert insère ici un long résumé des luttes internes au peuple d’Israël et des malheurs qui ont suivi.
40. Cf. J. Le GOFF, Saint Louis, Paris, 1996, p. 409-417.
41. GUIBERT DE TOURNAI, Eruditio regum m , ch. VI, Quod ex affectu debito protectio subditorum nasci
tur, quae in pace firmatur, p. 88-89.
42. Ibid.,p. 83-88.
Le r o i , l e s a n g e s e t l a p a ix c h e z l e f r a n c is c a in G u ib e r t d e T o u r n a i 151
43. Mise au point sur cette question et bibliographie par M. GlANSANTE, Retorica e politica nel Duecento.
I notai bolognesi e l ’ideologia comunale, Rome, 1999, en particulier p. 125-131.
44. « Ex hoc itaque caritatis affectu reges et principes beatis spiritibus qui dicuntur Séraphin comparan
tur, qui, motu dilectionis tendentes in Deum, in idipsum reducunt subditos ut dilectione consimili pro-
portionaliter inflammentur [...]. Superfervidus est amor iste in graduando, quia per mentis excessum
est in raptu continuo. Hic est amor intensus ad summum, qui nec remittitur nec lentescit [...]. Iste est
affectus amoris in Deum qui descendit ad inferius per assimilationem pariter et actum. Sicut enim
ignis sibi assimilat quae contingit, sic sincerae dilectionis affectus omnes pro suae receptibilitatis dif
ferentia in amando Deum assimilat pro viribus et reducit. Et quoniam inferiora reducuntur in super
iora per media, constituti sunt principes et prelati, ut per eorum ministerium reducantur in Deum
angelico more subjecti. Affectus enim amoris tendens in Deum extasim facit, non permittens amatores
esse sui ipsorum per sobrietatem mentis, sed eorum qui amantur per mentis excessum. Unde et princi
pes facit esse subjectorum per providentiae protectionem, et subjectos facit esse superiorum per
amoris ad eos conversionem et in deum reductionem » (GUIBERT DE TOURNAI, Eruditio regum, éd.
p. 84-85). Cf. PSEUDO-DENYS L’AÉROPAGITE, De divinis nominibus, chap. IV, dans Dionysiaca, 1,
éd. Ph. Chevallier, Paris, 1937, p. 214-215.
152 Ca r l a Ca s a g r a n d e
trice des prélats, parmi les hommes aussi45. Ce n’est pas tout: à l’amour et à la
paix qui suit l’amour, si l’amour est tel qu’il doit être, les rois doivent ajouter la
protection. Encore une fois, ils peuvent s’appuyer sur un modèle angélique: non
plus celui des Séraphins, mais d’un autre ordre d’anges spécifiquement destinés à
la fonction de dominer l’ordre divin de la création, les Dominations46.
Nous retrouvons ici bon nombre de thèmes qui seront traités de façon plus
systématique dans le Tractatus de pace : Dieu en tant que paix et source de paix,
la typologie hiérarchique des formes de la paix, le rôle de médiation des anges
dans la transmission de la paix, la paix comme unité de la multiplicité, l ’amour
comme véhicule de paix en tant que force qui unit celui qui aime et celui qui est
aimé. Tout cela est, ici, appliqué au domaine politique. Avec quelles consé
quences ? Quels résultats ? Quelle est l’idée de paix politique qui ressort finale
ment de Y Eruditio de Guibert ?
C’est une paix que j ’ai beaucoup de peine à qualifier de « politique », car elle
ne possède qu’une seule dimension: la dimension verticale, sans attention aucune
à la dimension horizontale. Je m ’explique : la paix, on l ’a vu, est un effet du lien
d’amour entre le roi et ses sujets, un lien à travers lequel les sujets peuvent arriver
à s’approcher de Dieu. C’est-à-dire que la paix n’est possible qu’après que les
sujets, à travers le roi, se sont tournés vers le haut, vers Dieu. La dimension verti
cale décide donc de l ’horizontale, dans la mesure où les rapports des sujets entre
eux sont déterminés par les rapports que les sujets ont d’abord avec le roi et
ensuite avec Dieu. L’éventuelle concorde ou discorde entre les sujets dépend de
l’amour ou de la haine qu’il y a entre les sujets, le roi et Dieu. Une fois qu’il a
énoncé ce principe, Guibert ne se consacre plus qu’aux rapports « verticaux »
entre sujets, roi et Dieu, avec une attention particulière aux comportements du roi
45. « Quoniam ex affectu debito sequitur in principibus subditorum protectio, hoc agere debent pro viribus
reges et principes ut sic sibi subditos protegant ut in pacis unanimitate consistant subditae sibi plebes.
Et si coelestia sunt exemplaria terrestrium, et aeterna praesentium, videamus originem et principium
unitatis unde pax derivatur et unitas perseverat in regnis, et viget unanimitas in subjectis. In illa igitur
ineffabilis et excelsa Dei natura nihil tam proprium quam unitas, pax et concordia. Nam licet creda
mus fideliter et confiteamur alacriter tres personas in Trinitate, ipsa tamen Trinitas Deus unus est tam
unitate voluntatis quam substantiae unitate. Hanc unitatem et pacem pro earum captu proportionaliter
universis distribuit creaturis, adeo ut nominetenus appelletur Deus unitatis et pacis. Ex hac igitur
unitate Trinitatis, quam super se contemplantur, angeli pacem et concordiam possident, vacantes
jugiter unitati. Qui, sicut ab illo primo lumine splendorem luminis praesuscipiunt unde illustrantur
interius veritate, unde lux effecti lucis perfectae radiant claritate, sic unum effecti sunt non substantia
sed consensu, et contemplata simplici unitate [...]. Coelum aeri lucem, aer terris ymbrem, terra victum
et vitam viventibus administrat, et sic in unam compagem concordiae Deus cuncta dispensat et
ordinans et rationalibus per insensibilia muta praedicans, ad pacem et concordiam nos invitat. Hanc
igitur principes dum sectantur et amant, populum sibi subditum protegunt et gubernant » (Ibid.,
p. 88-89).
46. « Sicut autem principes beatissimis spiritibus qui dicuntur Séraphin conformari debent propter carita
tis affectum, ita et Dominationibus conformandi sunt in protectione subditorum » (Ibid., p. 90).
Le r o i , l e s a n g e s e t l a p a ix c h e z l e f r a n c is c a in G u ib e r t d e T o u r n a i 153
H e r v é M a r t in
I. L ’é v ê q u e L a u r e n t d e l a F a y e : u n p r e m i e r c o n s t a t d e s d é g â t s
ET UN APPEL À LA MOBILISATION DES ESPRITS AU DÉBUT DES ANNÉES 1380
Le premier orateur pris en compte n’est autre que le prélat Laurent de la Faye,
originaire de Tours, un ancien maître des requêtes de l’hôtel de Charles Y, qui
devint d’abord évêque de Saint-Brieuc entre 1375 et 1379, puis évêque
d’Avranches entre 1379 et 1391. Il nous a laissé une série de 60 sermons et colla
tions contenus dans le manuscrit 94 de la Bibliothèque municipale de Tours. L’une
de ses allocutions, intitulée Rex in etemum (f° 143), daterait de son entrée en fonc
tion à Saint-Brieuc en 1375. Les autres homélies semblent appartenir plutôt à la
phase normande de sa carrière, dont un sermon d’ouverture du carême daté de
1383 (f° 73) et l’éloge funèbre d’un bienfaiteur du monastère du Mont-Saint-
Michel (f° 140), sans parler d’une référence explicite à la Coutume de Normandie1.
4. H. M ARTIN, Le Ministère de la parole de la peste noire à la Réforme, thèse, Paris IV, 1986, version
dactylographiée, p. 652 et suiv.
5. Sorbonne, ms. 747, f° 69 v° : « Unde tales semper incedunt bibunt et comedunt et interdum dormiunt
induti lorica de leur haubergeon. »
6. I. DELAFOSSE-DELUMEAU, Les sermons de Gui Bernard, évêque de Langres à la fin du XVe siècle, TER,
Rennes, 1998, p. 191 et suiv. Voir aussi Gallia Christiana, IV, col. 629.
160 H ervé Martin
totale destruction »101. Comme ses devanciers, le prélat oppose de façon antithé
tique l’avant et l’après-guerre, en prenant seulement en compte la « seconde mi-
temps » de ce conflit séculaire, les calamiteuses armées 1411-1453. Auparavant,
rappelle-t-il, le royaume « s’est tenu en pleine gloire et dans un ordre parfait, car il
détenait toutes les conditions requises pour atteindre la perfection », dont l’anti
quité, la richesse et la paix. Survinrent les guerres, « qui durèrent quarante ans, en
réponse au péché des hommes ». Loin de se contenter de ce topos, le conseiller de
Charles VII expose en détail certaines des conséquences les plus fâcheuses du
conflit, à commencer par l’hémorragie d’argent, imputable aux « gens d’armes
étrangers qui ont transféré des richesses dans les autres pays, sous forme de
chevaux, d’armes et d’autres choses nécessaires à la pratique de la guerre »n . Le
numéraire a fui également à l’étranger sous la forme de rançons « pour le rachat
de captifs » plus ou moins illustres, princes, chevaliers et autres. On a vu se multi
plier « les veuves, les pupilles et les orphelins accablés par les malheurs du
temps... Les nobles princes et les chevaliers sont morts en nombre incalculable au
cours des guerres... Qui plus est, de très nombreux gens du peuple des deux
sexes, tenaillés par la faim, ont été contraints par une pressante nécessité d’errer
comme des exilés ». Le tableau des misères de la guerre resterait incomplet s’il y
manquait la ruine du patrimoine ecclésiastique : « Je ne crois pas, poursuit Gui
Bernard, que l’on puisse contenir ses larmes en voyant les destructions des églises
et non seulement la diminution, mais le bouleversement de fond en comble du
culte divin, par les mains d’hommes autrefois très pieux, pris d’une folie telle
qu’ils se sont précipités pour verser le sang des innocents »12.
Au terme de ce sombre diagnostic, corroboré par les récits de chroniqueurs
contemporains comme Thomas Basin et Juvénal des Ursins, et conforté par les
constats d’historiens actuels comme Guy Bois, le prélat gallican donne aux épreu
ves subies par le royaume une dimension symbolique et sacrificielle, en les rap
prochant des souffrances endurées par le Christ au cours de sa Passion :
« Finalement, des guerres si cruelles ont sévi dans ce royaume que celui-ci,
naguère si glorieux, [...] a été réduit à une telle pitié et à une telle pauvreté qu’on
peut lui appliquer cette formule très sacrée utilisée à propos du Christ au cours de
sa très glorieuse Passion : de la plante des pieds jusqu’à la nuque, aucun de ses
membres n’est indemne. » Après Saint Louis, « roi-hostie » s’il en fut, voici que la
nation France est promue au rang de peuple martyr, avec quelques siècles
d’avance sur la Pologne, autre pays « souffre-passion » à se fonder sur Les Aïeux
d’Adam Mickiewicz. Fort heureusement, poursuit Gui Bernard, le ciel n’est pas
m . L a G r a n d e G u e r r e e s t f e st e , m a i s l e s p r o b l è m e s p e r s i s t e n t
13. Ibid., p. 161. Comme le prouve la péroraison, ce texte ne peut avoir été composé avant 1454.
14. JEAN M asselin , Le Journal des états généraux de 1484, éd. A. BERNIER, Paris, 1835, p. 167 et suiv.
15. Ibid.,p. 255,187.
16. Ibid., p. 187.
DES PRÉDICATEURS FRANÇAIS DU B AS MOYEN ÂGE ENTRE GUERRE ET PAIX 163
trois cents hommes pour remporter la victoire sur les Madianites ? Les victoires
de Clovis ne sont-elles pas attribuables au Tout-Puissant, en particulier l’écroule
ment miraculeux des murs d’Angoulême ? Et Saint Louis, eut-il besoin de « gens
d’armes d’ordonnance » pour maintenir son royaume en paix17 ?
C’est la sagesse qui fait la force d’un roi, poursuit l’orateur. À preuve,
Charles V qui, sans ceindre l’épée, « recouvra son royaume » et conquit la Castille,
façon très cocardière d’apprécier le soutien apporté par Du Guesclin à la cause
d’Henri de Trastamare, l’heureux compétiteur de Pierre le Cruel. La puissance
d’un souverain tient aussi à la « bonne ordonnance, règle et discipline mise sur les
gens de guerre ». N’est-ce pas elle qui a permis la conquête romaine, bien plus que
le nombre des soldats, souvent surpassé par les adversaires ? César en Gaule,
Scipion en Espagne et Metellus en Numidie ont eu pour premier souci de faire
observer le règlement et non d’augmenter les effectifs. Charles VII lui-même a
adopté cette sage ligne de conduite, opérant ses « grandes et glorieuses conquêtes
[...] avec pou de gens d’armes, bien esleuz, bien disciplinez et bien entretenus »18.
Cette approbation sans réserve de la réforme militaire de 1445, et donc de la
« retenue » permanente de quinze puis de dix-huit compagnies pour constituer la
« grande ordonnance », peut surprendre dans la mesure où Saint Louis était célébré
plus haut pour ne pas s’être entouré de « gens d’armes d’ordonnance ».
La suite de l’intervention du chanoine parisien nous concerne moins, à
l’exception d’un réquisitoire assez convenu contre l’indiscipline de la noblesse,
appréciée en des termes très traditionnels. En principe, rappelle-t-il, les nobles
sont chargés de « la défense et tuición de leurs subjectz ». Mais il arrive qu’un
seigneur opprime son vassal « en luy ostant le sien, en le contraignant à corvées
non deues »19, ce qui constitue un manquement caractérisé à l’éthique féodale.
Certains confrères de Jean de Rély, auteurs de sermons au sens strict du terme,
nous montrent que, dans les années 1480-1500, la guerre a continué à faire partie
du paysage discursif et à alimenter le stock de métaphores indispensable aux
prédicateurs. Comment s’en étonner, si l’on se souvient des guerres de Louis XI
contre les princes, de la conquête de la Bretagne par Charles VIH et de l’expé
dition en Italie de ce même souverain (1494-1495), imité par son successeur
Louis XU (1499 et s.) ? Sans constituer un thème-hantise corame au temps de
Charles VI et de Charles VU, la guerre continue à rôder dans les sermons. Le
carême dit de Valenciennes prononcé peu avant 1500 par le dominicain Jean
Clérée en témoigne. Ce religieux familier des allées du pouvoir dénonce les
méfaits des soudards qui n’hésitent pas à piller les maisons et à en briser les
armoires pour se procurer le nécessaire. Non content d’évoquer des situations très
20. H. MARTIN, « Un prédicateur au début de la Renaissance : Jean Clérée O.P. (1455-1507) », dans
R ÍÍ£F ,77,1991,p.200.
21. QuÉTIF et ÉCHARD, Scriptores ordinis Praedicatorum, éd. 1719,1,854-855, n. 45.
22. J. NÉVE, Sermons choisis de Michel Menot (1500-1518), Paris, 1924, p. 474.
23. Ibid., p. 24.
24. Ibid.,p. 196.
D es prédicateurs français d u b a s M oyen â g e entre guerre e t paix 165
Bretons : les Français sont admirables au combat, Hz assaillent comme des lions
et finalement, a Chateaubriant, lorsqu’ils voulurent se retirer, Hz tirèrent toute
leur artillerie et incendièrent les faubourgs »25. On notera au passage que le
cordelier regrette visiblement ces ruines et se garde bien de prendre parti dans le
conflit franco-breton. En un autre passage, il mentionne les guerres suscitées par
le mariage d’Anne de Bretagne, qu’il situe dix-huit ou dix-neuf ans avant son
intervention ; « Voyez, rappelle-t-il, les dissensions du mariage et les
ribleries »26.
Au risque de sacrifier à une mode actuelle, je dirai que Martin François, dont
l’essentiel de l’œuvre a malheureusement été perdu, et Michel Menot ont été, à
ma connaissance, les premiers prédicateurs à amorcer un travail mémoriel, sans
esquiver les sujets douloureux et les passés qui passent mal, comme la décollation
du connétable de Saint-Pol en 1475, le châtiment précité des Arrageois, la mort
ignominieuse de Charles le Téméraire ou l’intégration forcée de la Bretagne à la
France27. Au moment même où l’État-nation France absorbe la mosaïque de
grands fiefs, d’apanages et de principautés qui l’a précédé, alors que le pays est
plus que jamais rassemblé derrière son souverain, certains sermons en viennent à
revêtir, par intermittence, des allures de catéchisme monarchique et national. On
ne saurait toutefois oublier que la principale mission de ces homélies reste reli
gieuse. Si elles constituent des lieux de mémoire, c’est avant tout pour garder
intact le souvenir de la geste du Messie, des apôtres et des martyrs. Au regard de
cette histoire sainte, les tribulations de l’État-nation France ne pouvaient occuper
qu’une place secondaire, quoique significative.
1. Voir pour le cas anglais, J. HUDSON, « Kings and Crime : Ideology and Practice in the Tenth and
Twelfth Centuries », dans Ph. CHASSA1GNE et J.-Ph. GENET, éd., Droit et Société en France et en
Grande-Bretagne, XIIe-XXe siècles .-fonctions, usages et représentations, Paris, 2003, p. 9-33.
2. R. W. KAEUPER, Guerre, Justice et Ordre Public, Paris, 1994.
3. J.-Ph. GENET, « Politics : Theory and Practice », dans Ch. Allmand , éd., The New Cambridge
Medieval History. VII. The Fifteenth Century, Cambridge, 1998, p. 3-26 et 848-855.
4. Voir Ph. CONTAMINE dir., Guerre et concurrence entre les États, Paris, 1998.
168 J ean -Ph iu ppe Genet
5. J ’ai utilisé la version 5.3 pour PC (le logiciel tourne aussi sur les macintosh).
6. J.-Ph. G e n e t , « Un corpus de textes politiques : les textes parlementaires anglais de 1376 à 1410 »,
dans les Actes du IIe Colloque National de l’Association Française pour l’histoire et l ’informatique, éd.
par A. RUGGIERO, numéro spécial des Cahiers de la Méditerranée, n° 53, décembre 1996, p. 123-148.
7. J. H. ROSKELL, The Commons and their Speakers in English Parliaments, 1376-1523, Manchester,
1965.
8. Pour la constitution des corpus, voir l’annexe, qui donne aussi les références des textes : ces références
ne sont donc pas reprises dans le corps de l’article.
Paix et guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 169
Il est assez facile de caractériser les textes parlementaires, quelle que soit leur
langue. Il s’agit en effet des reports, non de textes originaux : certains de ces
reports sont toutefois d’une telle qualité qu’il paraît vraisemblable que le clerc du
Parlement a eu en main une cédule contenant une version écrite de l ’intervention
projetée11. C’est très probablement le cas pour les sermons du chancelier Adam
le premier parlement de Richard IH, il existe en revanche en plusieurs versions, qui ne correspondent
d ’ailleurs pas au compte rendu du roll o f parliament : les brouillons sont édités dans S. B. CHRIMES,
English Constitutional Ideas in the fifteenth Century, Cambridge, 1936, p. 168-185. Sur ce texte, voir
A. H a n h a m , « Text and Subtext : Bishop Russell’s Parliamentary Sermons, 1483-1485 », dans
Traditio, 54, 1999, p. 301-322 et J. A. W a t t s , « The Policie in Christen Remes : Bishop Russell’s
Parliamentary Sermons of 1483-1484 », dans G. W. BERNARD et S. J. GUNN, Authority and Consent in
Tudor England. Essays presented to C.SJL. Davies, Aldershot, 2002, p. 33-60.
12. RP., H, 361-362.
13. Notamment celui prononcé en 1383 pour l ’accusation d’impeachment contre Henry Despenser,
l ’évêque de Norwich, après l’échec piteux de sa « croisade » de Flandres, et celui prononcé pour sa
propre défense lorsqu’il est à son tour accusé d ’impeachment : RP., m , 153-157 et 351-352. Voir aussi
J. S. ROSKELL, The impeachment o f Michael de la Pole, Earl of Suffolk in 1386 in the context of the
reign of Richard II, Manchester, 1984.
14. Les deux discours de Langham en 1363 et 1365 passent pour avoir été les deux premiers donnés en
anglais.
15. Dans la base de données sur les auteurs actifs dans le domaine de l’histoire et du politique en
Angleterre de 1300 à 1600 (consultable en ligne à l’adresse http:/Aamop.univ-parisl.fr ou accessible à
partir du site du LAMOP et de Ménestrel), sur 2551 textes politiques, 232 sont des sermons (y compris
les sermons parlementaires).
16. R. M. HAINES, John de Stratford. Political Revolutionary and Champion of the Liberties of the English
Church ca. 1275/80-1340, Toronto, 1986.
Pa ix et guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 171
souverains et leurs chanceliers (le plus souvent laïcs jusqu’au dernier quart du
XIVe siècle) n’aient pas tenu à faire du Parlement une chaire privilégiée !
La tentation a cependant existé, puisque nous trouvons trace dès 1331 d’abord,
puis en 1365, de sermons : mais, s’il faut en croire les reports, il s’agirait là de cas
isolés, qui n’ont pas suffi pour lancer une mode ou établir une pratique régulière.
Après tout, les prélats pouvaient toujours se rattraper en prêchant devant la
Convocation. Ce n’est en fait qu’en 1377 avec Adam de Houghton que cette tradi
tion commence, même si elle ne devient tout à fait régulière qu’au XVe siècle : de
1399 à Thomas More, un seul chancelier (Thomas Beaufort) est un laïc et l’unique
discours qui lui est attribué est, aux yeux de plusieurs spécialistes, dû sinon à la
plume du moins à l’inspiration de son frère, Henry Beaufort ; il règne par ailleurs
une certaine incertitude pour les périodes les plus sombres de la Guerre des Deux
Roses car les rolls du Parlement deviennent alors de si piètre qualité qu’il est
impossible d’en tirer des conclusions. On ne s’est guère interrogé sur les raisons
de changement dans la procédure des cérémonies d’ouverture du Parlement : les
avantages, en termes d’augmentation de la solennité et du prestige de l’occasion,
sont considérables et contribuent à légitimer les demandes et la position royales
que le chancelier est chargé de présenter. Par ailleurs, si le risque politique d’offrir
à l’Église une tribune était bien réel (d’où, en partie, le choix d’Henri VIII de
confier le poste de chancelier à un laïc au moment où s’engage la Great Matter),
le roi d’Angleterre est, au moins depuis Henri V, le chef incontesté d’une Église
d’Angleterre qui ne peut que se plier à ses moindres désirs17. Nous verrons, le cas
échéant, les éléments de réponses que le vocabulaire peut apporter18.
Arrêtons-nous d’abord un instant sur le profil de nos locuteurs en commençant
par les chanceliers, auteurs des sermons français et latins. On voit que nous avons
affaire à des hommes cultivés, tous passés par les universités (y compris les
« aristocrates » comme Beaufort et Arundel, même si eux se sont contentés d’être
bachelier ou maître ès arts sans passer dans les facultés supérieures) ; et, en majo
rité, ils ont été formés à Oxford. Surtout, ce sont pour la plupart des juristes : un
sur deux est un docteur en droit civil, deux sont des docteurs en droit canon, et
un, le célèbre William Lyndwood, probablement le plus grand canoniste anglais
du Moyen Age (il est l’auteur des Constitutiones Provinciales, dont il subsiste
une soixantaine de manuscrits et une quinzaine d’éditions entre 1483 et 1557),
est docteur in utroque. L’absence des théologiens est un fait notable : rappelons,
parce qu’il s’agit d’une observation concordante, que le dernier archevêque
de Canterbury médiéval à avoir été un théologien n’est autre que Thomas
17. « In all but name, more than a century before the title could be used, Henry V had begun to act as the
supreme governor of the Church of England » : J. CATTO, « Religious Change under Henry V », dans
G. L. Harriss , éd., Henry V. The practice erfKingship, Oxford, 1985, p. 97-115, à la p . 115.
18. Cf. infra à propos du discours lancastrien.
172 J e a n -P h iu p p e G e n e t
19. J.-Ph. Genet , « L’auteur politique : le cas anglais », dans M. Zimmermann , éd., Auctor et auctoritas.
Invention et conformisme dans l ’écriture médiévale, Actes du colloque tenu à l ’Université de
Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines (14-16 juin 1999), Paris, 2001, p. 553-567 en particulier
p. 558-559 sur la notion de texte virtuel, puisque les sermons et les discours dont il est question ici
appartiennent à cette catégorie (par opposition aux textes qui constituent le corpus « Conseil », qui
sont des œuvres à part entière).
Paix e t guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 173
* *
Partons donc du mot clé le plus évident, paix en français (ou pax en latin et
peace en anglais), puis de guerre (ou bellum en latin, war en anglais), dont nous
regrouperons dans un tableau les fréquences et les fréquences relatives, afin de
tenir compte de la longueur inégale des corpus22.
Autrement dit, en termes de fréquences sur ce seul couple, l’opposition est
claire : les scores les plus forts du terme paix sont dans les sermons et donc les
textes prononcés par des ecclésiastiques. Si, en règle générale, on note une
fréquence au moins double de paix par rapport à guerre (c’est le rapport qui
ressort du corpus « Conseil »), on constate que deux corpus s’écartent nettement
de cette norme. C’est tout d’abord le corpus des sermons latins, où l’on relève à la
fois la fréquence relative de très loin la plus élevée du mot paix, et la fréquence la
plus basse du mot guerre, et le corpus des speakers, le seul où, au contraire, la
fréquence de guerre est très supérieure à celle de paix, la plus basse ici de tout le
corpus : les speakers sont les seuls à parler de guerre, et pour ainsi dire jamais de
paix ; il y a là une divergence radicale dans l’appréciation et la représentation
20. J.-Ph. GENET, « Des capitaines au Parlement (1353-1370) », dans J. PAVIOT et J. VERGER, éd., Guerre,
pouvoir et noblesse au Moyen Âge. Mélanges en l ’honneur de Philippe Contamine, Paris, 2000,
p. 313-322 pour les discours des « militaires », et « La Normandie vue par les historiens et les
politiques anglais au XVe siècle » dans P. BOUET et V. Gazeau , éd., La Normandie et l ’Angleterre au
Moyen Age, Caen, 2003, p. 277-306, pour la participation des membres des communes aux campagnes
anglaises en France dans la première moitié du XVe siècle.
21. Les inns ont été incendiées par les rebelles en 1381, mais les premières véritables archives commen
cent en 1422, et encore pour une seule des quatre grandes inns : voir W. P. BAILDON, éd., The Records
o f the Honourable Society o f Lincoln's Inn, The Black Books, 2 vol., Londres, 1897-1902.
22. Par exemple, nous avons 52 occurrences de pax (lemmatisé) dans le corpus des sermons latins : la
fréquence relative est donc de 52 / 7081, soit 7,34.
174 J e a n -P h il ip p e G e n e t
d’une situation commune. On peut aussi noter que les chanceliers (qui ont aussi
prononcé les « discours ») parlent d’autant plus de paix qu’ils le font dans le
cadre d’un sermon, et plus encore si le report est en latin au lieu d’être en fran
çais. S’agit-il d’un effet d’euphémisation dû à la langue, ou au contraire d’un
changement de tonalité imputable à des circonstances politiques différentes ? Un
indice semble confirmer cette seconde hypothèse : pax figure en tout sept fois
dans le texte biblique choisi par les chanceliers, mais une seule fois dans les
sermons antérieurs à 1423, contre six fois à partir de 1425. C’est pour la période
qui correspond au règne d’Henri VT le mot le plus fréquent dans les thèmes des
sermons23, devant regnum, alors qu’à la période précédente, c’est le mot rex qui
est de loin le plus fréquent, précédant notamment consilium et lex.
Le faible emploi de paix par les speakers rend vaine l’étude de la distribution
du terme dans leurs discours. Elle est en revanche possible pour les sermons fran
çais et latins des chanceliers et pour les discours français. Pour la mettre en évi
dence, la méthode proposée par Étienne Brunet, méthode que nous avons utilisée,
est celle des « écarts »24 : elle consiste à utiliser l’écart réduit, c’est-à-dire la
différence entre la fréquence théorique d’un mot dans chacun des textes du corpus
et la fréquence observée, divisée par l’écart type (racine carrée de la variance).
Les écarts sont ensuite représentés par un histogramme simple qui permet de
visualiser instantanément les différences.
La structure de la répartition chronologique des emplois de paix par les chan
celiers apporte d’ailleurs une explication qui n’a rien de mystérieux : en effet, on
remarque que, exception faite pour le sermon de Langham en 1365, les discours
que l’on pourrait qualifier de discours de paix, tant la fréquence de paix y paraît
élevée, sont les discours de la période lancastrienne et plus précisément ceux du
règne d’Henri V, notamment le deuxième discours de Henry Beaufort en 1416
(écart 2,22) et celui de Thomas Langley en 1419 (écart 2,72). En 1416, Beaufort
martèle l ’historique de la position du roi à travers ses cinq premiers parlements,
en établissant un parallèle avec la Trinité pendant la Création qui, après six jours
23. Voici les mots les plus fréquents dans les citations bibliques prises comme thème par les auteurs des
sermons ; la première colonne donne l’effectif les sermons français, la deuxième pour les latins,
la troisième le total :
Rex 7 1 8
Pax 1 6 7
Consilium 4 1 5
Deus 3 2 5
Facere 4 1 5
Lex 3 1 4
Regnum 1 3 4
Justicia 2 2 4
24. Sur l ’utilisation des écarts en statistique, voir chapitre que leur consacre Ch. MÜLLER, La Statistique
linguistique, Paris, 1973.
Paix e t guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 175
25. Ch. Allmand , Henry V, Berkeley, 1992, p. 128-141 sur les opérations militaires et les négociations de
paix qui aboutissent finalement à une trêve générale publiée le 24 décembre 1419 ; sur la chronologie
delà guerre de Cent Ans, voir en général aussi J. Favier , La Guerre de Cent Ans, Paris, 1980.
26. Sur ce point, G. L. HARRISS, « The Management of Parliament », dans G. L. HARR1SS, Henry V, cit.,
p . 137-158.
27. W. Ormrod , The Reign o f Edward III. Crown and Political Society in England 1327-1377, New
Haven-Londres, 1990, p. 34-35.
176 J e a n -P h iu p p e G e n e t
28. G. L. H arriss , « The Management of Parliament » ,cit.,p . 147-148 sur le discours de nécessité.
29. N. SAUL, Richard II, New Haven-Londres, 1997, p. 135-137 et, en général, J. J. N. PALMER, England,
France and Christendom, 1377-1399, Londres, 1972.
30. En 1389, c’est le premier parlement de Richard II après qu’il eut formellement mis fin à sa
« minorité », en fait après qu’il eut pris les rênes du pouvoir des mains des Appellants. Pour une fois,
le programme royal est effectivement un programme de paix avec la France.
Paix et guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 177
* *
31. C’est une période d ’amélioration des relations franco-anglaises : en revanche, l ’année voit se décider
l ’expédition de Richard H en Irlande.
32. Sur le contexte complexe dans lequel Sir Thomas Beaufort (il sera fait amiral d ’Angleterre et Earl o f
Dorset quelques mois plus tard, avant de devenir ensuite duc d ’Exeter), voir G. L. HARRISS, Cardinal
Beaufort. A Study o f Lancastrian Ascendancy and Decline, Oxford, 1988, p. 56-58 : le Conseil royal
est alors dominé par le prince de Galles [Henri V] qui a monté une expédition « privée », dirigée par
son principal retainer, Thomas Fitzalan, Earl of Arundel, qui permit à Jean sans Peur de disperser les
troupes de Charles d’Orléans à Saint-Cloud (J. FAVIER, La Guerre, cit., p. 426), mais Henri IV entend
grâce au Parlement reprendre le contrôle de son Conseil pour évincer le prince, ce qui implique qu’il
ne peut attaquer de front les éléments les plus populaires de son programme politique.
178 J e a n -P h iu p p e G e n e t
33. Voir dans M. DEMONET, A. GEFFROY, J. GOUAZE, P. LAFON, M. M ouillaud et M. Tournier , Des
tracts en mai 68. Mesures de vocabulaire et de contenu, Paris, 1975, une présentation de méthodes
permettant d ’exprimer la force des liaisons par un indice synthétique en pondérant la fréquence par la
proximité, ainsi qu’un système de représentation graphique des liaisons sémantiques. Voir aussi
J.-Ph. GENET, « Ordinateur, lexique, contexte », dans L. FOSSIER, A. VAUCHEZ et C. V iolante ,
Informatique et Histoire médiévale, Rome, 1977, p. 299-317. Les lexicologues semblent aujourd’hui
s’orienter dans d ’autres voies, s’intéressant surtout aux termes fonctionnant en « segments répétés » ou
qui apparaissent en « rafales » dans les textes. Les logiciels sont adaptés à ces nouvelles orientations
(cf. pour les rafales le logiciel Léxico d’André Salem) : voir P. LAFON, « Analyse lexicométrique et
recherche de cooccurrences », dans Mots, EŒ, 1981, p. 95-148, et P. LAFON et A. SALEM, « L’inventaire
des segments répétés d’un texte », dans Mots, VI, 1983, p. 161-177.
Pa ix e t g u e r r e d a n s l e s s e r m o n s p a r l e m e n t a ir e s a n g l a is (1362-1447) 179
Ta blea u IV. Les proch es v oisin s d e p a x d ans les serm ons latins
différencient nettement des sermons, qu’ils soient latins ou français ; les sermons
sont peut-être plus « littéraires », en martelant avec parfois une fréquence très
élevée des paires de mot comme « pax bona », « paix et quiete », « traité de
paix », « paix - guerre ». Mais en dépit des fréquences élevées des paires, un seul
triplet stable est repérable dans les discours français (« paix, quiete et tran
quillité » qui a même quatre occurrences si on le prend dans le désordre), tout
comme dans les sermons, qu’ils soient latins ou français : « bon conservation de la
paix » dans les sermons français, et « pax inter regna Anglie [et Francie] » dans
les sermons latins. Au total, on peut cependant conclure que le vocabulaire dans
les discours français est plus figé en formules répétées que celui des sermons
français et surtout latins (où l’on peine en outre à repérer des voisins de troisième
position), qui n’utilisent qu’un nombre restreint de formules, même s’ils les
répètent plus souvent. Nous détaillerons pour commencer le cas des sermons
latins, car le nombre des occurrences de pax est plus élevé dans ce corpus pourtant
sensiblement plus court que les autres.
On observe immédiatement trois emplois relativement différents, mais les
contextes des uns et des autres sont enchevêtrés. Un premier emploi peut être
considéré comme général, car les mots voisins traduisent les bénéfices moraux et
les vertus qui accompagnent ou caractérisent la paix : d’abord la tranquillité et le
calme, puis la justice, et plus loin l’unité, l’amour, l’équité, etc. On se retrouve ici
dans la tonalité sémantique des éloges de la paix, qui sont l’un des genres litté
raire caractéristiques de la période34 : c’est une sorte de vision éthique de la paix
qui est proposée, la paix comme pré-requis pour que s’épanouissent à la fois les
vertus et la prospérité, la paix comme condition sine qua non pour que puisse
s’instaurer une « bonne gouvernance ». Parfois, la paix est rapprochée de ses
contraires, le défaut de justice, l ’insidieuse influence des zélateurs de la guerre.
Deux autres emplois se singularisent, bien qu’ils se mêlent parfois au premier
emploi, sans qu’il soit toujours possible d’établir une stricte coupure : le second
concerne les aspects concrets de la recherche de la paix dans le conflit entre les
deux royaumes de France et d’Angleterre, évoquant leurs rois et les ambassadeurs
de ces derniers, et l’on peut qualifier cette contextualisation de « diplomatique ».
Et le troisième de ces emplois concerne plutôt la « paix du roi », c’est-à-dire la
paix intérieure, la paix au sens de la concorde entre les sujets, par opposition à
l’état créé par les rebelles, les brigands et les dissensions qui agitent les classes
dirigeantes : au fond, cette troisième contextualisation est celle de la paix civile et
de la bonne gouvernance « interne » (par opposition à l’exteme, c’est-à-dire
diplomatique) : on pourrait parler ici de contextualisation « civique », mais la
« bonne gouvernance », par le lien qu’elle entretient avec le contexte éthique par
Ta blea u V. L’en v iron n em ent thém atique d e p a x d ans les serm ons latins
35. Voir par exemple N. HABERT, Les Réseaux d ’alliance en diplomatie aux XIVe et XVe siècles. Étude de
sémantique, Paris, 1999.
182 J e a n -P h iu p p e G e n e t
Le tableau donne, pour chacune des trois distances, l’écart, la fréquence dans
le corpus et la fréquence dans le sous-texte défini par la longueur de chacun des
trois contextes. Tout d’abord, la distance est celle du « paragraphe », en l’occur
rence, presque le texte entier de chaque sermon, les Rotuli Parliamentorum ne
découpant que rarement le texte des sermons en paragraphes. C’est donc une
vision globale, qui donne la tonalité générale des sermons dans lesquels le mot
pax est utilisé. On trouve les mots suivants : ambassiatox, Dieta, tractare,
utriusque, Cardinalis, adversarius, adversus, etc. Autrement dit, tout le vocabu
laire technique de la négociation diplomatique : cela se comprend aisément,
puisque ces termes n’ont aucune existence indépendante dans le corpus, en dehors
des moments où l’on évoque cette paix que Ton est entrain de négocier, notam
ment en 1435. Ensuite, nous avons une distance de « moyenne », de 500 caractè
res, ce qui correspond à cinq ou six lignes de texte, en gros la phrase complète
dans laquelle figure le mot pax, plus éventuellement une ou deux phrases voisines.
On trouve ici des mots qui évoquent les conséquences de la paix (gloria, tran
quillitas, virtus), souvent avec une coloration politique (honor, unitas), mais ils
Pa ix e t guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 183
sont mêlés avec des termes qui évoquent un discours d’action politique (subditus,
debitus, auctoritas, Francia). Enfin, la vision rapprochée est obtenue avec un
contexte limité à 100 caractères, ce qui équivaut à un peu plus que le contexte
KW1C étudié précédemment : apparaissent les avantages de la paix (tranquillitas,
quies, dulcedo, gaudium) d’abord, la coloration politique apparaissant seulement
en deuxième lieu (gloria, justicia, unitas) et l’action diplomatique pas du tout.
Autrement dit, la variation de la focale permet de retrouver, dans un ordre qui
n’est pas indifférent, les trois contextes que l ’étude des proches voisins avait
permis d’identifier : au niveau le plus général, le contexte « diplomatique »,
au niveau moyen, le contexte « civique », au niveau rapproché, le contexte « éthi
que ». L’enveloppement du discours par la contextualisation diplomatique est en
tous cas logique, étant donné la situation de plus en plus difficile de la monarchie
lancastrienne qui cherche désespérément une solution diplomatique à ses diffi
cultés. Mais la mise en relation des contextualisations repérées et des niveaux de
grossissement de la focale peut-il être considéré comme général, ou cette structure
sémantique observée dans les sermons latins est-elle exceptionnelle ? L’examen
des discours et des sermons français va nous permettre d’en juger.
Commençons par les sermons français. Nous utiliserons pour ce faire deux
tableaux construits selon les mêmes principes que pour les sermons latins, un
tableau des proches voisins (tableau VI) et un tableau d’environnement théma
tique (tableau VII) :
Ta blea u VI. L es proches v oisin s d e « paix » dans les serm ons français
Dans les sermons français, on retrouve bien les trois contextes que nous
avions décelés dans les sermons latins, mais leurs poids relatifs apparaissent
différents. C’est ici le contexte civique qui apparaît le plus présent : les liens
« lois-paix », « conservation-paix », « royaume-paix », « paix-bon gouverne
ment », « paix-regalie », « paix-terre », etc., sans compter que les mots en posi
tion deux et trois permettent de voir que des liens comme « paix-tranquillité »,
« bon paix » ou « bonne paix », à première vue appartenant au registre éthique,
fonctionnent en fait dans le cadre de cette contextualisation civique (« loi »,
« gouvernance », « gouvernement »). Le contexte civique occupe donc la position
générale et enveloppante qui était celle du contexte diplomatique dans les
sermons latins. La contextualisation diplomatique n’en est pas moins présente :
« Traité-paix », « paix-faire », « paix-adversaire de France » ; la contextualisation
éthique, en partie absorbée par le contexte civique, n’est pas absente : « désirer-
paix », « bien-paix ». Les préoccupations du pouvoir lancastrien transparaissent
ici, avec la nécessité de pacifier l’Angleterre après la révolution lancastrienne36
mais sans la possibilité d’utiliser un vocabulaire éthique de légitimation ou de
sacralité, puisque la réalité non dite de l’usurpation reste en permanence sous-
jacente37. Va-t-on retrouver ces trois contextes dans les trois niveaux de l’environ
nement thématique ?
Contrairement à ce que la hiérarchie des contextes dans les sermons français
laissait prévoir, la vision la plus générale ne met pas au premier plan le contexte
civique, mais le contexte diplomatique, qui retrouve ici la position qu’il occupait
dans les sermons latins : « France », « partie », « adversaire », « souverain »,
« recouvrer », « restitution », « querelle », etc. Ses composantes sont pourtant bien
différentes du lexique observé dans les sermons latins : point d’équivalent exact de
36. S. WALKER, « Rumour, sedition and popular protest in the reign of Henry IV », dans Past and Present,
166,2000, p.31-65.
37. P. Str OHM, England's empty throne : usurpation and the language o f legitimation, 1399-1422, New
Haven-Londres, 1998.
Tablea u V E. L’en v iro n n em en t th ém atique d e « paix » dans les serm ons français
00
21 2.84 13
O
8 Ville 2.91 5 3 Perpétuel 3.28 9 Bon
22 2.84 13 8 Déclarer 2.91 5 3 Nommément 3.00 21 3 Désirer
23 2.82 33 16 Terre 2.87 8 4 Tranquillité 2.45 14 2 Mieux
24 2.69 5 4 Traité 2.87 8 4 Dedans 2.09 17 2 Gouverner
25 2.69 5 4 Glorieux 2.81 27 9 Présent
26 2.69 5 4 Plaisance 2.65 24 8 Garder
27 2.69 5 4 Israël 2.58 3 2 Profie
28 2.66 21 11 Désirer 2.58 3 2 Héritage
29 2.47 12 7 Propos 2.58 3 2 Demande
30 2.44 17 9 Profit 2.58 3 2 Continuellement
31 2.42 108 40 Bon 2.49 6 3 Amour
32 2.29 8 5 Prospérité 2.48 21 7 Désirer
33 2.29 8 5 Omnipotent 2.48 13 5 Maintenir
34 2.29 8 5 Dedans 2.46 17 6 Profit
35 2.21 6 4 Tierce 2.33 108 25 Bon
36 2.21 6 4 Excellent 2.28 14 5 Mieux
37 2.18 4 3 Seigneurie 2.15 7 3 Quiete
38 2.18 4 3 Sang 2.15 7 3 Nécessaire
39 2.18 4 3 Réformation 2.15 7 3 Fin
40 2.18 4 3 Nouveau 2.15 7 3 Droiturel
41 2.18 4 3 Labourer 2.14 28 8 Honneur
42 2.18 4 3 Conclusion 2.08 11 4 Malice
43 2.03 19 9 Semonce 2.03 4 2 Sentir
44 2.03 4 2 Conclusion
45 2.03 4 2 Reformation
46 2.03 4 2 Punissement
47 2.03 4 2 Punir
48 2.03 4 2 Nouveau
49 2.03 4 2 Memoire
50 2.03 4 2 Labourer
51 2.03 4 2 Encres
186 J e a n -P h il ip p e G e n e t
Dans les discours français, si le contexte éthique est présent (le lien paix-
quiete est même le plus fréquent avec dix occurrences, dont trois le lient à « tran
quillité »), le contexte diplomatique est très marqué (lien avec traité, poids des
syntagmes « forme de la paix » et « paix finale »), et cela sous les deux formes
que nous avons déjà observées, comprenant à la fois le lexique de la négociation
et le lexique de l’opposition (« guerre ») ; les notations concrètes ou conjoncturel
les (Écosse, Écossais, Irlande, Calais) sont nombreuses et, ici plus nettement
encore que dans les sermons français, elles peuvent être rattachées au lexique
diplomatique. Le contexte civique est également bien représenté, avec les liaisons
relativement nombreuses entre paix et « royaume », « roi », « gouverner » (ainsi
que « gouvernement » et « bon gouvernement »). Une chose très frappante, par
rapport aux sermons (qu’ils soient latins ou français), est l’importance des formes
verbales (« prendre », « faire », « sauver », « garder », « ordonner », « avoir »,
sans compter « traiter »), qui n’a pas d’équivalent dans les sermons. Il s’agit
188 J e a n -P h il ip p e G e n e t
Ta b l e a u EX. L ’e n v i r o n n e m e n t t h é m a t iq u e d e « p a ix » d a n s l e s d is c o u r s f r a n ç a is
La structure observée pour les sermons latins n’est donc pas généralisable.
Elle est peut-être même exceptionnelle, s’expliquant par les contraintes de la
langue et l’importance des formules utilisées, sinon par les chanceliers, du moins
par ceux qui rédigeaient les reports. Néanmoins, l’utilisation des voisins définis à
partir des contextes KWIC et celle de l’environnement thématique obtenu par la
fonction « Thème » du logiciel Hyperbase® a permis d’étudier les contextes pour
éclairer assez précisément le contenu et la fonction du mot paix/pax dans le dis
cours politique en Angleterre à la fin du Moyen Age, étant entendu que cette
étude porte sur un corpus assez réduit. Les observations faites jusqu’ici peuvent
commodément être rassemblées sur un petit tableau, avec, pour chacun des
corpus, la caractérisation des contextes dans l’ordre d’importance que nous leur
avons attribué, et celle de l’environnement thématique en fonction des trois
niveaux définis (général, moyen, rapproché) :
La divergence entre les sermons latins et les sermons français est intéressante.
Elle peut en effet être un effet de langue, mais plus probablement est-elle due à la
différence des contextes politiques et militaires dans lesquels les sermons ont été
prononcés, puisque les sermons français correspondent en gros à la période anté
rieure au règne d’Henri VI, alors que les sermons latins, à une exception près,
appartiennent à ce règne. La coloration éthique du terme « paix » par ses voisins,
évitée par les Lancastriens jusqu’aux victoires d’Henri V, devient, surtout à partir
de 1429, le refuge d’un gouvernement malade qui ne peut que secondairement
avoir recours au discours civique, alors que celui-ci est au contraire mis en avant
tant sous le règne de Richard II que sous les deux premiers rois Lancastre.
Au total, il est frappant de constater que, tant au niveau des voisinages qu’au
niveau thématique général, la contextualisation diplomatique occupe une position
éminente. C’est une preuve que le discours politique anglais est d’abord un
discours raisonné et concret, qui vise à transmettre des informations (orientées,
mais cela est une autre histoire...) et à préciser, devant l’acteur collectif qu’est cet
auditoire parlementaire, des positions politiques. Mais il a d’autres composantes,
en particulier celles que nous avons définies ici comme éthiques et civiques : les
contextes et les connotations sémantiques que ceux-ci induisent montrent que le
langage de l’action est sous-tendu et accompagné par un discours à proprement
Pa ix e t g u e r r e d a n s l e s se r m o n s p a r l e m e n t a ir e s a n g l a is (1362-1447) 191
parler idéologique, qui introduit des concepts et des notions que nos chanceliers,
hommes d’église et universitaires, ont acquises et développées sur les bancs de
l’école et présentent comme allant de soi. Même s’il se retrouve atténué dans
les discours français (ou prédominent les laïcs), ce vocabulaire et tout ce qu’il
véhicule est ainsi introduit dans ce qui devient une langue politique commune,
dans laquelle chaque discours trouve alors sa place singulière en se distançant
sémantiquement et lexicalement des autres. L’importance du motif de la paix dans
ces discours nous permet de bien saisir le fonctionnement de cette langue poli
tique, dont nous n’avons ici malheureusement qu’un écho déformé (les discours
ont été prononcés pour la plupart en anglais mais les reports sont en latin ou en
français et abrégés) : l’existence d’une telle langue est l’une des manifestations
les plus éclatantes du système de communication et du rôle qu’il joue au sein de
la société politique ; c’est en tous cas l’une des conditions sine qua non pour que
puissent se développer les « États modernes » de l’Europe occidentale.
A n n e x e I. L a d i s t r i b u t i o n d e paxI ppjx d a n s l e s s e r m o n s
ET LES DISCOURS FRANÇAIS ET LATINS
Langley 1421B 04 1
Chichele 1422 1,18 2
Langley 1423 0,1 1
13 15 17 19 21 23 25
1. Simon LANGHAM, « verrai Justice et droiturel jugem ent aoument le See du Roi » (Ps.) 1365
[RP., H, 283],
2. Adam HOUGHTON, « Libenter suffertis insipientes cum sitis ipsi sapientes » (Paul), 1377 [R.P.,
H, 361-2],
3. Simon Sudbury, « Vostre roy vient a toy [Rex tuus venit] », 13 Oct. 1377 [R.P., HI, 3].
4. Adam H oughton , « Congregatio justorum est ecclesia dei », 1378 [RP., IQ, 32].
5. W illiam COURTENAY, « Rex convenire fecit consilium », 1381 (Act.) [RP., HI, 98].
6. Edmund STAFFORD, « Rex unus erit omnibus » (Ez.), 1397 [RP., HI, 347],
7. Thomas ARUNDEL, « Incumbit nobis ordinare pro regno » (1 Mac. 6.57), 1399 [RP., DI, 415].
8. Edmund STAFFORD, « Pax m ulta diligentibus legem » (Ps. 118.165), 1402 [ R P , HI, 485].
9. Henry Beaufort , « Multitudo sapientium » (Sap. 6.26), 14 janvier 1404 [R P , HI, 522].
10. Henry Beaufort , « Rex vocavit seniores terre » (3 Reg. 20.7), octobre 1404 [R P , IH, 545],
11. Thomas LANGLEY, « M ultorum consilia requiruntur in magnis », 1406 [ R P , HI, 567].
12. Thomas ARUNDEL, « Regem honorificate » (I Pet. 2.7), 1407 [ R P , HI, 608].
13. Henry BEAUFORT, « Decet nos implere omnem justiciam » (Mat. 3.15), 27 janvier 1410 [R P ,
m ,6 2 2 ].
14. Henry BEAUFORT, « Ante omnem actum consilium stabile » (Eccli. 37,20), mai 1413 [R P , IV, 3].
15. Henry Beaufort , « Posuit cor suum ad investigandas leges » (I Esdr. 7 ,1 0 ), mai 1414 [R P , IV,
15-16].
16. Henry Beaufort , « Dum tempus habemur » (Gal. 6 10), novembre 1414 [ R P , IV, 34].
17. Henry BEAUFORT, « Sicut et ipse fecit nobis ista et nos ei faciamus », 1415 [ R P , IV, 62].
18. Henry Beaufort , « Iniciavit vos viam » (Heb. 10,20), 6 mars 1416 [ R P , IV, 70].
19. Henry BEAUFORT, « Operam detis ut quiete sitis » (I Thess. IV 2), 19 octobre 1416 [ R P , IV, 94].
20. Thomas L angley , « Confortamini, viriliter agite, et gloriosi eritis » (I M ac. 2 64), novembre
1417 [R P , IV, 106],
21. Thomas L angley , « Bonum facientes non deficiamus » (Gal. 6 9), 1419 [RP., IV, 116].
22. Thomas LANGLEY, « Inivit David consilium » (I Par. 13 1), décembre 1420 [ R P , IV, 123].
23. Thomas Langley , « Laudans invocabo Domino » (Ps. 17 4), mai 1421 [R P , IV, 129].
198 J e a n -P h iu p p e G e n e t
24. Thomas Langley , « Lex Domini immaculata convertens animas » (Ps. 18.8), 1421 [R R , IV,
150].
25. Henry Chichele , « Principes populorum congregati sunt cum Deo » (Ps. 16 10), 1422 [R.P, IV,
169].
26. Thomas L angley , « Deum Timete, regem honorificate » (I Pet. 2 17), 1423 [ R P , IV, 197].
1. Thomas ARUNDEL, « Vir Dominabitur populo » (I Sam. IX .17), 1399 [R-P., HI, 423]38.
2. Henry BEAUFORT, « Iniciavit vos viam » (Heb. 10,20), 6 mars 1416 ?39
3. Henry BEAUFORT, « Gloria et pax et Pax omni operanti bonum ... » (Rom. 2.10), 1425 [RP., TV,
261],
4. Henry BEAUFORT, « Sic facite u t salvi sitis » (Eccle. 3 ,2 ), 1425 [RP., IV, 295].
5. John Kem pe , « Sine providentia regali impossibile est pacem » (2 Mac. 4 ,6 ), 1427 [R.P., IV, 316].
6. John KEMPE, « Quomodo stabit regnum ... » (Mat. 12,26), 1429 [R R , IV, 335].
7. W illiam Ly n d w o o d , « Firmabiliter solium regni ejus » (1 Par. 22.10), 1430 [R R , TV, 367].
8. John STAFFORD, « Deum Timete, regem honorificate » (I Pet. 2-17), 1432 [R R , IV, 388].
9. John Stafford , « Suscipiant montes pacem populo et colles iusticiam » (Ps. 71.3), 1433 [R E ,
IV, 419].
10. John STAFFORD, « Soliciti sitis servare unitatem spiritus in vinculo » (Eph. 4.3), 1435 [RP., IV,
489],
11. John STAFFORD, « Corona regni in m anu dei » (Is. 62-3), 1436 [R R , IV, 495],
12. John Stafford , « Adapariat Dominus cor vestrum in lege sua et in preceptis suis » (2 M ac. 1.4),
1439 [R R , V, 3].
13. John Sta ffo rd , « Rex et thronus ejus sit innocens » (2. Reg. 14.9), 1441 [RP., V, 35-36].
14. John STAFFORD, « Justicia et Pax osculate sunt » (Ps. 74.11), 1444 [RP., V, 66].
15. John STAFFORD, « Qui autem ineunt pacis consilia sequitur illos gaudium » (Prov. 12.20), 1447
[RR., V, 128].
1. Sir Henry GREEN, Causes des somons du Parlement, 1362 [RR, D, 268],
2. Simon de LA N G H A M ?, Causes « en especial » du Parlement aux Lords en présence du roi, 1364-
5 [RR, H, 283-4],
3. Simon de L A N G H A M , Causes des somons du Parlement, 21 septembre 1366 [RR, H, 289].
4. Simon de L A N G H A M , Causes des somons du Parlement, 22 septembre 1366 [RR., □ , 289-290].
5. Simon de LANGHAM, Causes des somons du Parlement, 4 mai 1368 [RR, H, 294],
6. Simon de L A N G H A M , Causes des somons du Parlement, 5 mai 1368 [RR, H, 294-295].
7. Wiliam de W Y K E H A M , Causes des somons du Parlement, 1369 [RR, H, 299].
8. Wiliam de W Y K E H A M , Causes des somons du Parlement, 1371 [RR., H, 303].
9. Sir John Knyvet , Cause des somons du Parlement, 5 novembre 1372 [RR, R, 309].
10. Guy B r ia n , Discours aux Lords, en la Chambre Blanche, 5-6 novembre 1372 [RR, II, 309-310],
11. Sir John KNYVET, Cause des somons du Parlement, 1373 [RR, H, 316].
38. Voir A. D. THOMAS et I. D. THORNLEY, The Great Chronicle o f London, Londres, 1938, 69-71, et
C. L. KlNGSFORD, Chronicles o f London, Oxford, 1905,44-46, d’après le MS. B.L. Cotton Julius B U,
pour une version anglaise.
39. Le texte est donné dans F. TAYLOR et J. RO SKELL, Gesta Henrici Quinti, Oxford, 1975, p. 121-126 :
mais il ne donne pas le texte biblique et son contenu présente des différences notables par rapport aux
Rotuli Parliamentorum.
Paix e t guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 199
12. Sir John KNYVET, Cause des somons du Parlement, 1376 [R.P., H, 363].
13. Sir Robert A S H T O N , Complément au sermon d'Adam de Houghton [RP., Il, 363],
14. Sir Richard le SCROPE, Cause des somons et réponse au Speaker, Sir James Pickering, 1378
[ P P , EH, 34-35].
15. Sir Richard le SCROPE, Causes des somons du Parlement, 1379 [ P P , HI, 55].
16. Sir Richard le SCROPE, Causes des somons du Parlement, 1380 [ P P , JH, 71].
17. Sir Richard le SCROPE, Deuxième déclaration des causes des somons du Parlement, 1380 [J?.P.,
m ,7 1 ].
18. Simon SUDBURY, Cause des somons du Parlement, 1380 [P J3., DI, 88].
19. Hugh Seg ra ve , Cause des somons du Parlement, 1381 [P J5., ID, 99],
20. Sir Richard le SCROPE, Cause des somons du Parlement, 1382 [RP., DI, 122],
21. Robert BRAYBROKE, Discours d ’ouverture du Parlement, 1382 [RP., DI, 132].
22. John G IL B E R T , Discours au Parlement, 1382 [RP., DDE, 133-134].
23. Robert BRAYBROKE, Discours d ’ouverture du Parlement [RP., EH, 144].
24. M ichael de la POLE, Cause des somons du Parlement, 1383 [ P i 1., DI, 149-150].
25. M ichael de la P O L E , Interventions au Parlement contre Henry Despenser, 1383 [RP., DI,
153-154].
26. Henry DESPENSER, Défense contre ses accusateurs, 1383 [RP., IH, 156].
27. M ichael de la POLE, Cause des somons du Parlement, 1384 [P.P., DI, 156-157].
28. M ichael de la POLE, Cause des somons du Parlement, 1386 [P-P., Ht, 215],
29. M ichael de la P O L E , Réponse à ses accusateurs, 1386 [P P ., EH, 216-8].
30. Thomas A R U N D E L , Discours d ’ouverture du Parlement du 2 février [P P ., DI, 228].
31. W illiam WYKEHAM, Discours d ’ouverture du Parlement, 1389 [ P P , DI, 257].
32. W illiam WYKEHAM, Discours d ’ouverture du Parlement, 1390 [ P P , )H, 277].
33. Thomas ARUNDEL, Cause del somons du Parlement, 1391 [ P P , EU, 284],
34. Thomas A R U N D E L , Cause del somons du Parlement, 1392 [ P P , m , 300].
35. Thomas A R U N D E L , Cause del somons du Parlement, 1393 [P P ., m , 309].
36. Thomas ARUNDEL, Cause del somons du Parlement, 1394 [P P ., m , 329].
37. Richard II, Discours, 1397 [ P P , ffl, 338].
38. Sir WîlMam Th i RNING, Adresse au Parlement, 21 janvier 1401 [ P P , HI, 454-455].
39. Thomas A R U N D E L , Discours en réponse au Speaker Thomas Chaucer, 1397 [P P ., EH, 609].
40. Thomas BEAUFORT, Sermon d ’ouverture du Parlement de 1411 [ P P , Ht, 647].
Corpus 5 - « Conseil »
Le corpus « Conseil » est présenté en détail ailleurs et je n ’en donne ici qu’une très brève
description. H est composé de sept textes ou groupes de textes :
I. John Gower, le livre 7 de la Confessio Amantis40 (25 780 mots).
H. Thomas Hoccleve, The Regement o f Princes*1 (32 998 mots).
IH. John Lydgate, 19 poèmes choisis (20 915 mots)42.
IV. 22 poèmes « lancastriens » anonymes, ou d ’Hoccleve, Gower, Ryman et Audelay (12
250 mots)43.
V. Poèmes « yorkistes », 13 poèmes choisis (6 788 m ots)44.
VI. George Ashby, The Active policy o f a prince (7 486 mots)45.
Vn.Sir John Fortescue, Advertisementes sente by my lord to the Earl o f Warwick his fa th er in law,
Example w hat good counsel helpith et The Governance o f England*6 (17 686 mots).
40. G. C. MACAULAY, éd., The English Works o f John Gower II (EJE.T.S., E.S., 82), Londres, 1900,
p. 233-385.
41. F . J. FURNIVALL, éd., The Regement o f Princes (EJE.T.S., E.S., 72), Londres, 1897.
42. H. N. M ac CRACKEN, éd., The Minor Poems o f John Lydgate. Part II, Secular Poems, Londres, 1934,
p. 600-713 ; R . H. RO BBINS, éd. Historical Poems o f the XIVth and XVth Centuries, New York, 1959,
p. 3-6, 175-176, et 232-239 et H. BERGEN, éd. Lydgate’s Fall o f Princes (E.E.T.S., E.S., I), 1924,
passim.
43. G. C. MACAULAY, éd., The English Works o f John Gower III, cit., p. 481-492 ; M. C. SEYMOUR,
Selections from Hoccleve, Oxford, 1981, p. 53-60 ; R. H. ROBBINS, Historical Poems, cit., p. 45-51,
56-57, 74-77, 91-93, 108-110, 189-201, 227-232 ; F. TAYLOR et J. S. ROSKELL, éd., Gesta Henrici
Quinti, Oxford, 1975, p. 191-192.
44. R. H. ROBBINS, Historical Poems, cit., p. 201-227.
45. Ed. dans M. BATESON, George Ashby’s Poems (E.E.T.S., E.S., 76), Londres, 1899, p. 12-42.
46. Les trois textes sont édités dans Ch. PLUM M ER, The Governance o f England, Oxford, 1885. Sur ces
textes, voir les commentaires de M. L. KEKEWICH dans M. L. KEKEW ICH, C. RICHMOND,
A. E. SUTTON, L. VlSSER-FU CH S et J. WATTS, The Politics o f Fifteenth Century England : John Vale’s
Book, Stroud, 1995.
LA PAIX PROCLAMÉE.
ACTEURS, GESTES ET RÉCEPTION DE LA PUBLICATION
DES ACCORDS DE PAIX PENDANT LA GUERRE DE CENT ANS
N ic o l a s O f f e n s t a d t
V
la suite d’une historiographie aux armes bien affûtées1, l’organisatrice de
A ces rencontres « Prêcher la paix » se demande en quoi les discours de paix
participent des « entreprises des pouvoirs pour discipliner la société ». Les publi
cations des traités, trêves et autres lettres de pacification à la fin du Moyen Âge,
loin d’un simple mécanisme administratif, sont un observatoire privilégié pour
donner des éléments de réponse, à condition de déplacer le questionnement histo
rique qui leur est traditionnellement appliqué. Il convient en effet de penser la
dimension administrative de la publication dans le problème plus vaste des
formes du politique ou plus spécifiquement des formes de l’exercice du pouvoir
au bas Moyen Âge. L’acte de publier, c’est-à-dire d’officialiser et de promulguer,
relève d’une réflexion sur l’espace public médiéval, non seulement d’un point de
vue théorique mais aussi dans l’action concrète des acteurs qui s’y déploient2. Il
nous faut cependant nous justifier d’isoler les publications de paix parmi toutes
les autres proclamations qui concernent tant de domaines à l’époque. Les méca
nismes que nous allons décrire sont en partie les mêmes pour des « cris » sans
rapport avec la paix et l’on pourra d’ailleurs faire ici mention de certains d’entre
eux. Mais la proclamation de la paix conserve des spécificités. D ’abord, elle est
moins régulière que certaines publications administratives, royales ou urbaines.
Ce caractère irrégulier, voire exceptionnel, a des conséquences sur les formes de
l’information. Les acteurs de la publication apparaissent plus diversifiés, parfois
plus directement liés aux princes et à leurs entourages : comme les hérauts ou les
envoyés particuliers après une paix réussie. Cela conduit fréquemment à une
solennité accrue du « moment-publication » par rapport à une ordonnance moné
taire ou un ban sur les vendanges. Les réactions du « peuple » à ces publications
1. Voir pour notre domaine, le grand livre de M. FOGEL, Les cérémonies de l'information dans la France
du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, 1989 et un bilan dans « Pouvoirs et information », Cahiers d ’histoire,
revue d ’histoire critique, 66,1997.
2. Sur la question de l ’espace public, voir G. MELVILLE et P. von M O O S éd., Das Öffentliche und Private
in der Vormodeme, Cologne, 1998 ; nous nous permettons aussi de renvoyer à N. OFFENSTADT,
Discours et gestes de paix pendant la Guerre de Cent ans, Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne,
2001,2 vol., p. 327 et suiv. qui contient des références bibliographiques sur le débat.
202 N ic o l a s O f f e n s t a d t
montrent assurément des traits propres - sans être exclusifs - comme les expres
sions de joie. Par ailleurs la publication de la paix enclenche des processus origi
naux qui, dans l’ensemble, ne se retrouvent pas dans les autres publications, à
savoir les prestations de serment et les fêtes de la paix3.
La publication de la paix ne peut donc être placée en dehors de ce processus
rituel pour être rangée simplement avec d’autres types d’informations publiques.
D’autant moins, sans doute, que le texte lu en place publique à l’occasion de la
pacification comporte souvent tout un discours de paix qu’il faut ici résumer pour
bien saisir l’enjeu de sa diffusion. Les traités de la guerre de Cent Ans comme les
lettres royales ou princières sanctionnant un accord de pacification (ou invoquant
la paix) pendant la guerre civile entre les princes au XVe siècle, dans leur préam
bule comme parfois dans les clauses mêmes, s’emploient à décrire l’ordre idéal
de la concorde retrouvée. Ils mettent en scène la fonction princière de pacifi
cation, présentant un roi ou un prince de paix médiateur entre Dieu et les
hommes, soucieux du bien de paix, de relever ses sujets des oppressions et mal
heurs de la guerre, de les tenir en « paix, unité et concorde » (1360). Ces discours
qui se répètent et s’affinent tout au long des conflits n’ont rien de figé car ils
s’insèrent dans la concurrence entre les pouvoirs. Plus généralement, le discours
de paix des princes s’apparente à un « idiome rhétorique », entendu comme un
ensemble discursif construisant une question en la situant dans un univers moral
globalisant. Il est supposé que ceux qui vont entendre ce discours adhèrent aux
valeurs qu’il véhicule. Les contre-rhétoriques ne peuvent en venir au fond du
propos - tant ces valeurs sont partagées dans leur expression littérale : ici la paix,
la concorde et le refus de verser le sang - mais doivent l’invalider par d’autres
stratégies4. Ce discours du prince de paix comporte un certain nombre de théma
tiques récurrentes qui passent de l ’écrit à l’oral, de l’acte public à la chronique.
Six points d’articulation, pour l’essentiel, composent cette posture pacificatrice :
- la déploration des malheurs de la guerre ;
- le refus de verser du sang chrétien ;
- la constance du sentiment pacifique (emploi usuel du terme « toujours »), senti
ment ancré dans le cœur du prince ;
- la répétition des tentatives de faire la paix, mises en échec par l ’adversaire ;
- l’utilisation de nombreux, voire de tous les moyens en ce sens ;
- les sacrifices consentis à cette fin qui peuvent aller jusqu’à l’engagement
personnel du Prince pour éviter la guerre, sous forme d’un éventuel duel par
exemple5.
3. Ibid.
4. P. R. IBARRA, J. I. KITSUSE, « Vernacular Constituents of Moral Discourse : An Interactionist Proposal
for the Study of Social Problems », dans G. M iller , J. A. HOLSTEIN dir., Constructionist
Controversies. Issues in Social Problems Theory, New York, 1993, p. 21-54.
5. Ce point est traité en détail dans notre thèse, Discours et gestes, cit., vol. 2, p. 275 et suiv.
La p a ix p r o c l a m é e 203
D if f u se r l a pa ix
Premières annonces
Dès la paix signée, une première proclamation peut se dérouler sur le lieu
même des négociations pour faire cesser les hostilités ou informer les présents,
souvent après la prestation de serment. Les premiers informés de la réussite d’une
négociation sont donc les membres de l’entourage des protagonistes, des princes
aux valets. Proclamation signifie ici garantie : soit par la simple présence de
témoins d’importance, soit parce que la publication est liée à la prestation de
serment. Après que le régent a prêté serment au traité de Brétigny, à Paris, « la
dicte paix fu criée par un sergent d’armes, aus fenestres de la chambre du dit
regent, sur la court du dit hostel de l’arcevesque de Sens »6. Même publication
immédiate après la confirmation de Calais : les lettres de paix et d’alliance datées
du 24 octobre sont lues devant les rois et leurs entourages7.
Lors de la paix d’Angers (1394), dans la querelle de Bretagne après les
serments, « la paix fust leue devant les deux partis, et devant les capitaines, tant
du roi comme du duc de Bourbon, qui estoient avec Clisson, et les autres, afin que
chascun fust tesmoing du traictié »8. Il en est de même des traités de paix de la
guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons. Ainsi, en 1412, la négociation du
6. Chronique des règnes de Jean II et de Charles V, I, éd. R. DELACHENAL, Paris, 1910, p. 316 ;
F. AUTRAND, Charles V, Paris, 1994, p. 392.
7. Chroniques de J. Froissart, éd. S. LUCE, VI, Paris, 1876, p. 33.
8. Chronique du bon duc Loys de Bourbon, éd. A. M. CHAZAUD, Paris, 1876, p. 214. Cf. l’itinéraire de
Jean IV dans M. JONES, Recueil des actes de Jean TV, duc de Bretagne, I, Paris, 1980, p. 70.
204 N ic o l a s O f f e n s t a d t
traité entre les princes et le roi est annoncée dans le camp même « par la voix du
héraut, et à son de trompe »9. En 1414, c’est la paix d’Arras : « Laquelle paix et
concorde fmablement faicte fut publiée devant la tente du Roy au son de la
trompète, le mardi quatriesme jour de septembre, à huit heures. »101
Il y a donc une première publication spécifique, à la fois locale et essentielle
par son public, et qui scelle, pour les présents, l’unité retrouvée après avoir, le cas
échéant, interrompu les opérations.
Le circuit de la paix
1. Les intermédiaires
Tout l ’enjeu de la publication commence après, quand il s’agit de commu
niquer les nouvelles de la pacification au royaume. Les intellectuels du temps
reconnaissent bien la distinction - et le lien - entre la paix signée et la paix diffu
sée. Ainsi Georges Chastellain, dans une œuvre qui suit la paix entre Louis XI et
Charles le Téméraire (1468), écrit de la paix entre princes : « Et par ainsi paix une
fois donnée et accordée par eux, prononcyée et publyée par leurs bouches et jà
respandue et toute extense sur les régions qui en font joye, doit estre vraye et
entière [...] »n Les chroniqueurs signalent souvent l’acte de publication, parfois
alors même que le passage consacré à l’événement est fort bref, témoignant par là
qu’il s’agit d’un moment essentiel du processus de paix. Le vénitien Antonio
Morosini raconte la paix de Pouilly en quelques lignes, mais précise : « e publi-
chada fose et cridada ady XXIII (sic) de quel dito mexe »12. Perceval de Cagny
ouvre sa présentation de la paix d’Arras (1435) par l’évocation de la publi
cation13. Dans une épitaphe pour Charles le Téméraire, Jean Molinet écrit : « La
bataille vaincquis [de Montlhéry], ce fut mon premier faict, la victoire emportay
et tins les campz de faict. Puis fismes paix crier par ung vueil obliget, en ma main
fut remis le pars engaiget », résumant la paix, de Conflans sans doute (octobre
1465), par sa publication14.
9. Chronique du religieux de Saint-Denys, contenant le règne de Charles VI de 1380 à 1422, éd. et trad.
M. L. BELLAGUET, Paris, 1839-1855, 6 vol. [Reprint en 3 vol. avec une introduction de B. GUENÉE,
Paris, 1994], t. IV, p. 701, « lituis resonantibus, voce preconia ».
10. E ngueran De MONSTRELET, Chronique, DI, Paris, 1859, p. 32.
11. Georges CHASTELLAIN, Le Livre de Paix, in Œuvres, t. VH., éd. KERVYN DE LETTENHOVE, Bruxelles,
1865, p. 394, cf. P. CONTAMINE, « Charles VH, les Français et la paix, 1420-1445 », dans Académie
des Inscriptions et belles lettres, comptes rendus des séances de l'année 1993 (janvier-mars), p. 10.
12. Antonio MOROSINI, Chronique..., extraits relatifs à l ’histoire de France, éd. G. LEFÈVRE-PONTALIS,
t. 2, Paris, 1899, p. 174 et suiv.
13. Perceval DE CAGNY, Chroniques, éd. H. MORANVILLE, Paris, 1902, p. 195.
14. H. SERVANT, « Un poème inédit de Molinet à la bibliothèque municipale de Valenciennes », dans
Valentiana, 12, décembre 1993, p. 7. Cf. encore Les Vigiles de Charles VII de Martial d’Auvergne
La pa ix p r o c l a m é e 205
écrites à partir de 1477. De la paix de Cusset, l ’auteur écrit (Les Poésies de Martial de Paris dit
d ’Auvergne, procureur au Parlement, I, Paris, 1724, p. 178) :
« Le Roy les reçeut humblement,
Et parla bien à eulx d’assiette,
Puis tout a coup joyeusement,
La paix si fut criée et faicte
Tretout fut redressé et mis.
Au gré d’un chascun lyement,
Et demourerent bons amys,
Par l ’accord et appointement ».
15. Cf. S. PETIT-RENAUD, « Faire loy » au royaume de France de Philippe VI à Charles V (1328-1380),
thèse de doctorat en droit, Université Panthéon-Assas (Paris H), 1998, p. 538 et suiv.
16. Paris, BnF, ms., fr. 25997, pièce 303. La date exacte n ’est pas spécifiée dans le compte.
17. Cf. J. R. M ADDICOTT, « The County Community and the Making of Public Opinion in Fourteenth-
Century England », dans Transactions o f the Royal Historical Society, 28, 1978, p. 35, et J. D O IG ,
« Propaganda, Public Opinion and The Siege of Calais in 1436 », dans R. A . ARCHER dir., Crown,
government and people in the fifteenth century, New York/Stroud, 1995, p. 82.
18. M. FOGEL, Les Cérémonies, cit., p. 49.
19. Sur la diffusion institutionnelle, voir G. DUPONT-FERRIER, Les Officiers royaux des bailliages et séné
chaussées et les institutions monarchiques locales en France à la fin du Moyen Age, Paris, 1902,
p. 269-275. On trouve souvent quelques indications sur les mécanismes de publication à l’échelle
locale dans les monographies concernant un bailliage ou une ville.
20. Cf., pour Dijon et la Bourgogne, T. D UTOUR, « L’élaboration, la publication et diffusion de l ’informa
tion à la fin du Moyen Âge (Bourgogne ducale et France royale) », dans D . LE T T , N. OEFENSTADT dir.,
206 N ic o l a s O f f e n s t a d t
« Haro ! Noël ! Oyé ». Pratiques du cri au Moyen Âge, Paris, 2003, p. 141-155, et pour Toulouse,
X. N a d r i g n y , L ’Information politique à Toulouse dans la première moitié du XVe siècle (1414-1444),
thèse de l ’École des Chartes, 1999.
21. Cf. par exemple la publication de la lettre de paix du roi de septembre 1418 à Carcassonne dans
G. BESSE, Recueil de diverses pièces servant à l ’histoire du roy Charles VI..., Paris, 1660, p. 247-249
et les procès-verbaux de publication de la lettre du dauphin s’engageant à faire appliquer la lettre
royale de mai 1419 sur l’abstinence de guerre dans Mémoires pour servir à l'histoire de France et de
Bourgogne..., Paris, 1729, p. 254.
22. Pour la France, cf. G. DUPONT-FERRIER, Les Officiers royaux, cit., p. 271-272, T. DUTOUR,
« L’élaboration », cit., p. 145 et pour l ’Angleterre, J. R. M a d d i c o t t , « The County Community », cit.
23. Cf. pour Paris par exemple, A.N. LL 112, p. 240. Merci à Catherine Vincent pour cette référence.
24. A.C. Douai, AA 114. Vidimus du 16 juin 1360.
25. Archives départementales du Nord (A.D.N.), Registre des lettres missives, I, pièce 23.012.
26. Sur cette question, cf. S. PETIT-RENAUD, « Faire loy » ,cit.,p . 541.
27. Cf. pour Toulouse, X. NADRIGNY, L ’Information politique, cit., p. 295-296.
28. Paris, BnF, ms. fr. 26003, n° 998.
29. J. DENIAU, La Commune de Lyon et la guerre Bourguignonne, 1417-1435, Lyon, 1934. p. 591.
L a p a ix p r o c l a m é e 207
2. La diffusion
À l ’échelle du royaume. Une question s’impose ici. Y a-t-il un circuit immua
ble de la publication, identique pour tous les actes royaux, une sorte de
quadrillage immanquable du territoire ? Compte tenu de la dispersion des
sources, il semble difficile de donner une réponse très détaillée mais il est évident
que la publication suit l’emprise sur le territoire et les allégeances politiques. Elle
peut aussi dépendre - dans son extension - d’enjeux politiques immédiats.
La tradition fonde cependant la diffusion de l ’information, d’abord émise des
« lieux accoustumés ». Il semble que la définition du circuit exact soit souvent
laissée à l’appréciation des officiers. Le roi d’Angleterre écrit à son capitaine en
Bretagne de proclamer la trêve avec Charles de Blois ubi expedire videritis323.
Même formule pour les accords de 1360, avec cette précision tam infra libertates,
quam extra 33. Les ordonnances et lettres des rois rapportent souvent que l’offi
cier devra publier l’acte aux lieux accoutumés, mais aussi « ou il appartiendra »,
selon l’enjeu. Lorsque, après le meurtre de Jean sans Peur, le dauphin diffuse une
lettre de justification dans laquelle il clame son souci de paix, il est précisé que
les officiers du bailliage de Vermandois auront à « signifier » la nécessité de s’en
tenir à la paix partout ou « ilz verront estre a faire »34. Ici pas de « fieux accou
tumés » : les officiers ont une marge de manœuvre pour s’adapter à la situation
politique de crise.
30. Pour les lettres du roi enregistrées au Parlement, cf. Xla/8605/579 et 580.
31. AC Douai, EE 43 (sous forme de rouleau cousu).
32. 20 novembre 1353, Lettre du roi d’Angleterre : De Treugis, in Britannia proclamandis dans T. RYM ER,
Foedera, Conventiones, Litterae et Cujuscunque Ceneris Acta publica inter reges Angliae et A lios...,
La Haye, Neaulme, 1739-1745,10 vol., m (I), p. 92. Édition complétée et corrigée, Londres, Record
Commission, 1816-1869,4 vol., IH (I), p. 269 (désormais RYM ER).
33. R y m e r , m ( I ) ,p . 209.
34. Une copie de cette lettre (différents modèles ont été envoyés) est insérée dans un formulaire conservé à
la Bibliothèque nationale, Fr. 5271, f® 160. Souligné par nous. Sur ces lettres, voir B. GuenÉE, « Les
campagnes de lettres qui ont suivi le meurtre de Jean sans peur, duc de Bourgogne (septembre 1419-
février 1420) », dans Annuaire-Bulletin de la Société d ’histoire de France, 1993, p. 45-65.
208 N ic o l a s O f f e n s t a d t
Dans la ville. De même, lorsque les sources narratives signalent, dans les
villes, la publication aux carrefours, elles évoquent souvent ce qui doit être fait et
non ce que leurs auteurs savent positivement, comme le montre la répétition à
l’identique des mêmes formules. Mais les actes de la pratique et les comptes
urbains permettent de dépasser ces discours stéréotypiques.
Quels sont plus précisément ces « lieux accoutumés à faire cri » dans l’espace
urbain ? Paris, première ville d’Occident par sa population, capitale politique et
symbolique, représente un cas particulier. L’information s’y diffuse plus abon
damment qu’ailleurs. La paix y est proclamée d’abord dans les lieux institution
nels qui, de plus, enregistrent les actes royaux : le Parlement, la Chambre des
comptes, le Châtelet. Elle peut être criée de la fenêtre d’un hôtel, comme on l’a
35. « Mises faictes par deliberación du merquedy 8e de janvier 1482 pour au moien des bonnes nouvelles
de paix », dans E . CHARVET, Recherches sur les anciens théâtres de Beauvais, Beauvais, 1881, p. 119.
Pour la paix d ’Arras de 1482, « au cry qui fut fait de nuit par les officiers de la Ville, du Roy, et de
M. de Beauvais ».
36. Voir par exemple, Paris, BnF, ms. fr. 26040, n° 4862 (1414). Il en est de même pour la prestation des
serments comme le montre D . D UBO IS, Recherches sur les serments prêtés au roi de France à la fin du
Moyen Âge, mémoire de D .E .A ., sous la direction de P. CONTAMINE, Université de Paris-IV Sorboime,
juin 1990, p. 105,143.
37. F .L .G ansh OF,Recherches sur les capitulaires,Paris, 1958,p. 56-61.
38. Vidimus du 16 juin 1360 par le chapitre Saint-Amé de Douai des lettres du dauphin exposant qu’il a
fait la paix avec le roi d’Angleterre (22 mai 1360). Archives communales de Douai, AA 114.
39. Chroniques, livre I : Le manuscrit d ’Amiens..., t. DI. Depuis la bataille de Crécy jusqu'au mariage du
duc de Bourgogne avec Marguerite de Flandre (1346-1369), éd. G. T. D lLL ER , Genève, 1992, p. 247.
La p a ix p r o c l a m é e 209
40. Cf. A.N., LL 295, « De pace » f° 1 et LL 253 et 112. Merci à Catherine Vincent pour cette dernière
référence.
41. Comme à Auxerre pour la paix d’Arras, cf. la lettre du prévôt d’Auxerre du 7 avril 1415 dans
D. DUBOIS, Recherches, cit., p. 147.
42. Cf. B. GUENÉE, « Information et propagande politiques en France à la fin du Moyen Âge », dans
Institut de France, Séance publique annuelle des cinq académies, 9,1991, p. 14-19, p. 15, et bien des
ordonnances qui mentionnent cette publication aux carrefours de Paris.
43. Chronique du religieux de Saint-Denys, t. V, p. 137.
44. Nouvelle Histoire de Paris. Paris au XVe, 1380-1500, Paris, 1974, p. 51. L’auteur en dorme une carte
p.49.
45. Les plombs, selon Ernest Prarond, sont « une sorte de galerie extérieure ou de balcon d ’où l ’on faisait
des publications à THotel-de-Ville », E. PRAROND, Abbeville aux temps de Charles VII, des ducs de
Bourgogne maîtres du Ponthieu, de Louis X I (1426-1483), Paris, 1899, p. 28 cf. aussi R . RICHARD,
« Louis XI et l’échevinage d’Abbeville », dans Mémoires de la société d'émulation historique et litté
raire d ’Abbeville, 27,1960, p. 22.
46. Cf. O. DEROUIN, L ’information et son fonctionnement à travers les registres de délibération du conseil
de ville de Troyes au XVe siècle, mémoire de maîtrise sous la direction de C. G a u v a r d , Université de
Reims, 1991-1992, p. 82.
47. M. R ouche dir., Histoire de Douai, Dunkerque, 1985, p. 55. En règle générale, à Manosque, le crieur
s’arrête en cinq endroits. M. HÉBERT, « Voce preconia : note sur les criées publiques en Provence à la
fin du Moyen Âge », dans Milieux naturels, espaces sociaux, études offertes à Robert Delort, Paris,
1997, p. 696.
48 . 25 juin 1419, éditée dans M. MOLLAT dir., Comptes généraux de l ’État bourguignon entre 1416 et
1420, deuxième partie, 2e fascicule, Paris, 1966, n° 5409, p. 885-886.
210 N ic o l a s O f f e n s t a d t
place Saint Martin, la porte au pain49. L’ensemble du processus dure deux à trois
heures. La paix d’Auxerre est publiée à Laon, « par les quarefours »50.
L’expression « lieux notables », sous une forme ou une autre, revient réguliè
rement quand les textes royaux décrivent l ’étendue souhaitée de la publication.
Le terme implique une logique de représentation et d’affirmation du pouvoir tout
autant que d’information. L’espace de la publication est bien un espace politique
de représentation qui isole ces lieux « notables » ou « accoutumés » pour y
déployer les rites du pouvoir.
À ce stade intervient un maillon clé de la diffusion : celui qui présente aux
sujets les ordonnances et traités en question.
Rites
L ’équipe de la publication
On peut penser que la publication, moment particulier impliquant des person
nages spécifiques - « l’équipe » de la publication, issue des « métiers de la
parole »51 : hérauts d’armes, crieurs, sergents, trompettes - transforme pour un
temps un lieu usuel (le carrefour, la place) en un espace spécifique qui dit le
pouvoir. C’est encore plus vrai lorsque les circonstances exigent une publication
particulièrement solennelle. Par exemple en 1413, le roi spécifie que l’ordon
nance qui rétablit les Armagnacs et dénonce les cruautés commises doit être
publiée par les officiers « solennelment, comme ilz ont acoustumé de faire criz et
publicacions notables »52. Si l’usage du terme « solennel » est fréquent, sans être
systématique, pour qualifier les publications de la paix, l’expression « publi
cacions notables » semble plus rare, et le cumul des deux mots peut vouloir
marquer une insistance.
La composition de « l’équipe » semble à vrai dire assez mouvante, aussi faut-
il en préciser les différents acteurs. Les hérauts d’armes s’affirment au cours des
xne-xme siècles comme les spécialistes des tournois53. Ils les annoncent, présen-
49. « Publication faite à Langres par le lieutenant du Bailli de Sens, du 1er traité d’Arras, signé à Paris en
février 1414 et conclu entre Charles VI et le Duc de Bourgogne ». Bibliothèque municipale de
Langres, copie moderne, ms 192.
50. A.C. Laon, CC 387.
51. J. LE G off , J.-Cl. Schmitt , « Au xme siècle, une parole nouvelle », dans J. DELUMEAU dir., Histoire
vécue du peuple chrétien, I, Toulouse, 1979, p. 261.
52. Ordonnances des Rois de France de la troisième race (jusqu’au roi de France Louis XII), vol. X.,
Paris, 1723-1849, p. 169 , « a d sonum lituorum vel alias, sollempniter, ut consueverunt facere publica
ciones notabiles », ainsi que le rapporte Michel Pintoin, Chronique du religieux de Saint-Denys...,t. V,
p. 194. L’ordonnance est datée du 5 septembre 1413.
53. Cf. A. R. WAGNER, Heralds and Heraldry in the Middle Ages, Oxford, 2e éd., 2000.
La pa ix p r o c l a m é e 211
tent les combattants et célèbrent leurs beaux faits54. Ce sont donc des porteurs par
excellence de la parole publique55. On a ici affaire à des personnages d’une
importance relative qui n’interviennent dans la diffusion de l’information qu’en
cas de « représentation » impliquant les princes. Un exemple est bien attesté,
celui de la paix d’Arras de 1435. Les hérauts des Grands rassemblés à Arras sont
chargés de publier le traité dans les « meilleures » villes du Royaume56. Jean
Chartier écrit dans sa chronique : « Pour veoir et rapporter parmy le royaulme de
France ce qu’il serait conclud en ladite ville d’Arras touchant le fait de la paix,
pour le ray de France y avoit plussieurs roys d’armes, mareschaulx, héraulx et
poursuivans ». Il énumère ensuite tous les hérauts. « Après laquelle conclusion de
ladite assemblée fut par lesdits héraulx et poursuivans dessudits criée la paix. Et
se partit chacun endroit soy où bon leur sembla porter les nouvelles [...] »57 Le
cas d’Arras est à vrai dire un peu exceptionnel. Beaucoup de grands s’y trou
vaient rassemblés avec leurs hérauts. Et, même là, les responsables de la publica
tion apparaissent plus hétéroclites : un chevalier et un prévôt des maréchaux sont
envoyés l’organiser à Reims58. Pour la publication de l’accord d’octobre 1465
entre les princes et le roi, à Paris, on apprend que les choses se passent ainsi. Des
hérauts notamment du comte du Maine et du duc d’Alençon doivent faire crier la
paix avec un huissier d’armes du ray, un greffier et un trompette59.
L’équipe se compose en règle générale de crieurs, clercs, sergents et trom
pettes60, comme le décrit la pièce comptable bourguignonne concernant Mâcon
en 1419 - déjà citée - qui définit le rôle de chacun dans la publication d’une lettre
de « seur estat et estinence de guerre » entre les partis en lutte : un clerc qui lit le
texte, un trompette qui annonce la publication, un crieur sans rôle précisé, puis
des sergents/messagers qui ont apporté les lettres en d’autres villes. Selon le lieu
et l’enjeu, l ’équipe est plus ou moins nombreuse et plus ou moins spécialisée.
Lors de la publication de la paix d’Arras à Langres en 1415, deux sergents-crieurs
du bailliage se partagent les tâches lors de l’annonce de la publication : l’un
54. Ces proclamations ont aussi leurs règles, cf. Parties inédites de l ’Œuvre de Sicile, héraut d'Alphonse V
roi d'Aragon, éd. P. ROLAND, Mons, 1867, p. 176 et suiv. et sur les hérauts, P. CONTAMINE, « Office
d ’armes et noblesse dans la France de la fin du Moyen Âge », dans Bulletin de la société nationale des
antiquaires de France, 1994, p. 310-322, G. M elville , « Der Brief des Wappenkönigs Calabre.
Sieben Auskünfte über Amt, Aufgaben und Selbstverständnis spätmittelalterlicher Herolde (mit Édition
des textes) », dans Majestas, 3,1995, p. 69-116.
55. Cf. D. LETT, N. Offenstadt , « Les pratiques du cri au Moyen Âge », dans « Haro ! Noël ! Oyé », cit.,
p. 23-25.
56. Paris, BnF, ms. fr. 21721, f° 52, Publication de paix par le Roy d’armes (copie moderne).
57. J. CHARTIER, Chronique française, éd. Vallet De VlRIVILLE, Paris, 1858,1, p. 206-208.
58. Ibid., p.212.
59. Paris, BnF, ms. fr. 5036, f° 15 et suiv.
60. Pour l’époque suivante, voir M. FOGEL, Les Cérémonies, cit., p. 23-129.
212 N ic o l a s O f f e n s t a d t
sonne de la trompe et l’autre lance le cri « à haulte voix ». Ensuite, il est fait
« publier et lire » les lettres de la paix par un « tabellion juré ou bailliage de
Lengres ». Un cri, lancé par le même crieur que précédemment, annonce enfin la
convocation de la communauté pour prêter serment. La publication de lettres du
roi pour dénoncer le duc de Bourgogne après l’épisode cabochien et sa fuite de
Paris, relève, dans une partie de la vicomté de Rouen, de la responsabilité d’un
clerc, Guillaume Le Tourneur. Il visite cinq lieux en six jours pour assurer la dite
publication, mais la quittance ne précise pas s’il est accompagné, et par qui (il la
« fait faire »)61. La paix de Saint-Maur (1418) « fut criée parmi Paris à quatre
trompes et à six ménestrels, le lundi 19e jour de septembre [...] ». Celle de
Pouilly à Montpellier le fut par des trompettes accompagnés de « menestriers »62.
La fonction de crieur peut être autonome, se confondre avec celle de trompette
ou bien encore, souvent, relever de personnages multifonctionnels, à la fois
sergent, crieur, trompette, messager...63 D’origine modeste le plus souvent64, les
crieurs sont désignés et rémunérés par le pouvoir qu’ils servent. La charge peut
être affermée. Le nombre des crieurs varie d’un lieu à l’autre. Les crieurs peuvent
relever de diverses autorités : représentants du seigneur, du roi ou du prince, ou
encore des corps municipaux. La possession du « cri » devient dès lors un enjeu
politique, suscitant quelquefois des conflits. On veille à préciser au nom de qui
doit être exécuté le cri, associant souvent plusieurs autorités, comme à Langres
pour la publication de la paix d’Arras de 1414-1415, « tant de par le Roy nostre-
dit seigneur comme de par le dit monseigneur de Lengres »65. Les coutumes
spécifient souvent les formules des cris à employer.
Le crieur, plus qu’un simple rouage administratif, représente, par sa présence
même, le pouvoir qui l’envoie. Il porte fréquemment uniforme et signes distinc
tifs. Les crieurs qui diffusent les ordonnances royales dans l’ensemble du
royaume apportent la parole du roi. Les autorités veillent ainsi à la qualité de
61. Paris, BnF, ms. fr. 26040, n° 4862. La quittance est datée du 14 mai 1414, la publication a débuté le 27
février de la même année.
62. Journal d ’un bourgeois de Paris de 1405 à 1449, éd. C. BEAUNE, Paris, 1990, p. 133 ; X. NADRIGNY,
L ’Information politique, cit., p. 305. La fonction de « menestrel » désigne sans doute ici des musiciens.
X. Nadrigny voit aussi dans les « menestriers » de Montpellier avant tout des musiciens.
63. Voir notamment N. Offenstadt , « Les crieurs publics à la fin du Moyen Âge. Enjeux d ’une
recherche » dans C. BOUDREAU, K. FlA N U , C. G a UVARD et M. HÉBERT éd., Information et société en
Occident à la fin du Moyen Âge, Paris, 2004, p. 203-217, D. Lett , N. OFFENSTADT dir., « Haro !
Noël ! Oyé », cit.,passim et M. HÉBERT, « Voce preconia », cit.
64. Mais à Toulouse, des marchands - certains sans doute aisés - occupent parfois cette charge,
X. N a d r i g n y , L ’Information politique, cit., p. 309 et suiv., que nous remercions pour les notes et
documents complémentaires qu’il nous a livrés à ce sujet.
65. « Publication faite à Langres par le lieutenant du Bailli de Sens », cit.
La p a ix p r o c l a m é e 21 3
71. Cf. M. BO URIN , « La circulation des nouvelles dans les communautés paysannes : de la place publique
à l’Inquisition (xne-xm e siècle) », dans Cahiers d ’histoire, revue d'histoire critique, 66,1997, p. 11-22
et ici p. 14-15 surtout.
72. P. M. G y , « La signification pastorale des prières du prône », dans La Maison-Dieu, 30,1952, p. 131.
73. Sur des publications pendant la messe, cf. G. L. THOMPSON, Paris and its people under English rule.
The Anglo-Burgundian Regime, 1420-1436, Oxford, 1991, p. 194 ; dans les églises, pour une trêve
privée au milieu du xrve siècle : G. ESPINAS, « Les guerres familiales dans la commune de Douai aux
xm e et XIVe siècles », dans Nouvelle revue historique de droit français et étranger, 23, 1899, p. 443 ;
vers 1330, une déclaration de guerre privée fut lue lors du prône dans une église de la banlieue de
Saint-Omer, H. PLATELLE, « Vengeance privée et réconciliation dans l’œuvre de Thomas de
Cantimpré », dans Revue d ’histoire du droit, 42,1974, p. 272. En 1419, un sergent de Lille publie une
ordonnance sur la vente de boissons, selon le mandement « a heure de messe ou de vespres es églises
parrossiaus », ce qui fut fait. (D’après une transcription de J.-M. CAUCHIES de A.C. Lille, 143/2674-
2675. Merci à lui pour ce document.) Dans la région de Templeuve, pour l’abbaye d ’Anchin, on crie
les rentes « és églises des paroisses », « a heure de grant messe », en 1476, publication sur la percep
tion des dîmes à Violaines « en l’eglise paroissial [...] a heure de la grant messe », dans
J.-M. C auchies , La Législation, cit., p. 226. Pour les monitoires prononcés au prône, cf. E. WENZEL,
« Le clergé diocésain d ’Ancien Régime au cœur de l ’infrajustice : l’exemple de la Bourgogne aux
XVIIe et XVIIIe siècles », dans B. GARNOT dir., L ’infrajudiciaire du Moyen Âge à l ’époque contempo
raine (actes du colloque de Dijon, 5-6 octobre 1995), Dijon, 1996, p. 242.
74. Pour les xne-xme siècles, Monique Bourin écrit : « Dans de nombreuses régions, c’était par le prône
aussi que passaient les informations de l ’État, d ’une manière bien mal attestée » (« La circulation des
nouvelles », cit., p. 15).
75. Lettre close du duc de Bourgogne au « A noz amez Bailli Escoutete Burgmaistres Escbeuins et Conseil
de nostre ville de Bruges », de Tournai, 19 décembre 1385, dans L. G i l l i o d t s -V a n Severen,
Inventaire des Archives de la ville de Bruges, m , Bruges, 1875, p. 68 ; J.-M. C A U C H E S , La
Législation, cit., p. 225.
76. Chronique du religieux de Saint-Denys, cit., t. V, p. 195-197.
77. J. CHARTIER, Chronique, I, cit., p. 213.
La pa ix p r o c l a m é e 215
nous en savons peu sur le déroulement précis de l’annonce. J.-M. Cauchies arrive
pour le Hainaut à une conclusion identique :
« Il n’est pas d ’usage au XVe siècle en Hainaut de donner lecture au prône, dans les
églises, durant les offices - sinon, on l ’a dit, à la sonie des m esses - de textes légis
latifs [...] Pareille lecture n ’est cependant pas, sous les Bourguignons, une chose
totalement ignorée, mais les cas dans lesquels elle se déroule paraissent très rares : il
s ’agit alors, de toute manière, de textes exceptionnels par leur portée, leur solennité
(traités de paix, notamment) »78.
Par ailleurs, il est bien connu que les pouvoirs demandaient au clergé de faire
des annonces politiques dans les sermons et que certaines ordonnances ou lettres
royales étaient affichées aux portes des églises79. Sans doute, un travail sur des
fonds proprement ecclésiastiques permettraient de recueillir des données plus
précises sur ces publications à l ’église et sur le rôle du clergé, paroissial notam
ment, à cette occasion.
Roussillon : mit der Wiedergabe aller 53 Miniaturseiten des Widmungsexemplars fü r Philipp den
Guten, Herzog von Burgund, Codex 2549 der österreichischen Nationalbibliothek in Wien, Graz, 1989.
Merci à Christine Bellanger pour cette référence.
83. Bibliothèque royale de Belgique, manuscrit 9287, P 315 (Antoine de la Sale), illustré en 1461 pour le
duc de Bourgogne Philippe le Bon. Merci à Christine Bellanger pour cette référence.
84. Paris, BnF, ms. fr. 2691, P 85 v°, chronique de Jean Chartier. Cette image est reproduite hors-texte
dans P. De THOISY, P. CHAMPION, Bourgogne-France-Angleterre au traité de Troyes, Jean de Thoisy,
évêque de Tournai, Paris, 1943.
85. Voir les images reproduites dans H. VON SEGGERN, Informationsübermittlung im Mittelalter. Bilanz
und Perspektiven der Forschung, M A ., Université de Kiel, 1993, p. XXXVH.
86. Journal de Jean de Roye connu sous le nom de chronique scandaleuse, 1460-1483, éd. B. DE
M a n d r o t , I, Paris, 1894, p. 232-233. La publication se déroule le 4 novembre 1469. Voir une publica
tion du même type pour l ’alliance entre Louis XI et Henri VI (1470), p. 246-247.
87. Cf. aussi pour Paris, K. WEIDENFELD, La Police de la petite voirie à Paris à la fin du Moyen Âge,
Paris, 1996, p. 46. Pour Béthune, M. DEM ONT, L ’Organisation municipale à Béthune sous l ’ancien
régime, Lille, 1937, p. 232, ou à Saint-Jean-d’Angély, D . D ’AU SSY , « Registres de l’échevinage de
Saint-Jean d’Angély (1332-1496) », dans Archives historiques de la Saintonge et de l ’Aunis, XXXII,
DI, Paris, Saintes, 1902, p. 283.
La p a ix p r o c l a m é e 21 7
Réception
La fonction manifeste de ces publications est d’informer mais il faut aussi les
analyser comme diffusion de manière cérémonielle d’un discours d’autorité. Mais
quelle est la forme de ce discours ? L’acte est-il lu en entier ? Dans les institutions
parisiennes (tel le Parlement), l’acte est sans doute lu intégralement tel qu’il a été
étabü. On dispose de témoignages de lecture de plus d’une heure et demie pour
une ordonnance au Parlement devant le roi (la fameuse ordonnance cabo-
chienne)90. Dans ces institutions, il est vrai, la pubücation se double d’une fonc
tion d’enregistrement et donc de mémoire symbolique et administrative de l’État.
L’utilisation du verbe Yvcdlegere doit sans doute marquer que l’autorité attend
une lecture in extenso91. Ce fut le cas, par exemple, lors de la paix d’Arras. Tous
les comptes rendus précisent qu’elle a été lue « moût a moût »92. En cette
occasion, la publication précédait une prestation collective de serments. On peut
penser que, en règle générale, les traités sont lus intégralement lorsque l’assis
tance, qu’il s’agisse des princes ou d’un groupe plus hétérogène, doit ensuite
prêter serment ou prendre une décision :
Ainsi, en 1402, « publiquement et entendiblement » devant les princes
réconciliés, leurs entourages et les officiers royaux93.
88. « Chronique, ou Annales du Doyen de S. Thiébaut de Metz », dans Dom Calmet, Histoire de
Lorraine..., V, Nancy, 1745, preuves, CXXV. Ce « cry » de paix est repris quasiment à l’identique par
les chroniques messines postérieures (Jacomin Husson, Philippe de Vigneulles). Pour le contexte,
cf. P. MaROT, « L’expédition de Charles VII à Metz, 1444-1445 », Bibliothèque de l ’École des
Chartes, 102,1941, p. 133-134 pour la paix.
89. A.C. Amiens, AA 5, f0 184.
90. Cf. Chronique du religieux de Saint-Denys, cit., t. V, p. 52.
91. T. DUTOUR, « L’élaboration », cit., X. NaDRIGNY, L ’Information politique, cit., p. 303.
92. Cf. D. DUBOIS, Recherches, cit., p. 142,146,148.
93. Texte édité dans L. DOUËT-D’ARCQ, Choix de pièces inédites relatives au règne de Charles VI, I, Paris,
1863,p .225.
2 18 N ic o l a s O f f e n st a d t
94. Texte édité dans Dom PLANCHER, Histoire générale et particulière de Bourgogne avec des notes, des
dissertations et les preuves justificatives, m , Dijon, 1748, n° CCLXXXVH, p. CCLXXXXV.
95. C. Allmand, Henry V, Berkeley/Los Angeles, 1992, p. 144.
96. Antoine de la TAVERNE, Journal de la Paix d ’Arras, 1435, éd. A. BOSSUAT, Arras, 1936, p. 81.
97. A. ROSEROT, Le Plus Ancien Registre des délibérations du conseil de ville de Troyes (1429-1433),
Troyes, collection de documents inédits relatifs à la ville de Troyes..., m , 1886, 24 septembre 1429,
p. 200-201. Cette abstinence est publiée avec d ’autres lettres.
98. Cf. les travaux de S. Dauchy, « Souveraineté et justice. L’exécution des arrêts et jugés du Parlement
de Paris en Flandre aux XVe et XVIe siècles », dans Les Épisodiques, 5, 1991, p. 3 et « “Informer les
plaideurs”. L’exécution des arrêts du Parlement en Flandre au XVe siècle », dans C. BOUDREAU,
K. Fianu, C. Gauvard et M. HÉBERT éd., Information, cit., p. 389-403.
99. F. OLIVIER-MARTIN, Les Lois du roi, Paris, 1997, p. 294-295.
La paix , p r o c l a m é e 219
100. On a des exemples de cris de sergents du Châtelet qui abrègent des actes royaux, R. ROYNETTE, Les
sergents royaux du Châtelet de Paris à la fin du Moyen Age et au début du XVIe siècle. Agents de
justice, agents de police, mémoire de maîtrise sous la direction de C. Gauvaed , Université de Paris I,
1998-1999, p. 215.
101. Cf. De SAULCY, HuGUENIN Aîné éd., Relation du siège de Metz en 1444 par Charles VII et
René d ’Anjou, Metz, 1835, p. 307 et suiv.,P. MAROT, « L’expédition », cit.
102. « Chronique, ou Annales du Doyen de S. Thiebaut de Metz », cit.
103. Cf. A.N., Y2, n° 285, B.N., Fr. 5036, f° 22 pour la publication à Paris. Le texte de l’accord précède ici
f° 15 et suiv.
104. J.-M. CAUCHIES, Louis XI et Charles le Hardi. De Péronne à Nancy (1468-1477) : le conflit,
Bruxelles, 1996, p. 116-117.
105. Ibid., p. 116.
106. A.C. Amiens, AA 5 f° 184 v°-185, cf. aussi AA 12 (1473).
107. A.C. Amiens, AA 12, f° 76.
108. Cf. A.C. Bordeaux, EE 13. Publications de paix (1678, 1684...). Monique Constant considère, à
partir d’un échantillon sans doute à préciser, que l’on publie de « larges extraits » des traités
220 N ic o l a s O f f e n s t a d t
On rencontre parfois, dans les archives, des résumés de traités de paix qui ne
rapportent que les points principaux de l’acte ou certains morceaux choisis. La
fonction précise de ces documents n’apparaît pas toujours clairement, mais on
peut très bien envisager que certains puissent servir à ces fameux cris qui ne
retiennent de la paix que les modalités pratiques ou les points devant être portés à
la connaissance « de tous »109. Jean Le Fèvre de Saint-Rémy publie dans sa
chronique une version abrégée du traité de Troyes (des deux tiers environ) desti
née aux officiers royaux. La logique des abréviations et des coupes ne nous est
pas apparue.
Le mandement de proclamation de l’ordonnance ou du traité s’accompagne
fréquemment d’un commandement qui précise interdiction et sanction, moyen de
sanctifier la paix par là même : non pas sainteté intrinsèque mais extrinsèque par
la peine qui interdit sa corruption110. Ainsi, lors d’une trêve marchande entre
l’Angleterre et la Flandre, le duc de Bourgogne ordonne la pubücation « en
faisant commandement » que personne ne vienne à l’encontre et que d’éventuels
transgresseurs soient punis111.
Parfois, le commandement accompagne la publication en donnant immédia
tement des modalités pratiques de l’accord. Reprenons la pubücation de la paix
devant Arras, le 4 septembre, cette fois teüe que rapportée par Le Fèvre de Saint
Rémy :
« Laquelle paix fut publiée, à son de trompe, le mardi niJe jour de septembre, devant
les tentes du roy, environ VI heures après disner ; et, p a r le cry fut expressément com
mandé, sur peine d’encourir l’indignacion du roy, que les bendes fussent ostées ; et
aussi les gens du duc de Bourgoingne dévoient oster la croix Saint-Andrieu. »112
Le chroniqueur distingue ici, semble-t-il, la publication et un cri d’accompa
gnement plus sommaire et plus limité. La paix de Pontoise, rapporte le bourgeois
de Paris, « fut criée la paix par tous les carrefours de Paris, et que nul ne se mêlât
de chose que les seigneurs fissent, et que nul ne fît armée, sinon par le comman
dement des quarteniers, et cinquanteniers ou dizeniers »113. Même duaüté dans
l’orgardsation de la proclamation de la paix d’Arras à Paris. L’ordonnance devra
(M. CONSTANT, « Les traités : validité, publicité », dans L. BÉLY dir., L ’invention de la diplomatie.
Moyen Age-Temps modernes, Paris, 1998, p. 245).
109. Cf. ADN, B 304, 15 658 (4), abrégé des articles de la paix d ’Arras de 1435. Les articles du traité,
parfois assez longs, sont ici résumés en quelques lignes qui s’en tiennent à l’essentiel. Les quatre
feuillets sont attachés par une ficelle conservée.
110. « Le droit romain isole la sanction en une norme spécifique [...] Est sanctus ce qui ne peut être violé,
ce qui ne peut être violé est sanctus », Y . THOM AS, « De la “sanction” et de la “sainteté” des lois à
Rome. Remarques sur l ’institution juridique de l’inviolabilité », dans Droits, 18,1993, p. 135-151.
111. ADN, 3 juin 1408, B 550,15130 (11).
112. Jean LE FÉVRE Seigneur DE SAINT-RÉMY, Chronique, I, éd. F. M orand , Paris, 1876, p. 182, souli
gné par nous. L’expression de Monstrelet est « Et fist on commandement », cit., p. 32.
113. Journal d ’un bourgeois de Paris, cit., p. 67.
L a p a ix p r o c l a m é e 221
être publiée en faisant commandement que l’on dénonce ceux qui parleraient
contre la paix ou les Grands, afin qu’ils soient dûment punis114. Il semble bien
que le commandement s’ajoute au texte lui-même, sous la forme d ’un cri complé
mentaire qui protège les mots de la paix.
Les accords peuvent prévoir des « cris » particuliers qui permettront de définir
l’état de paix ou de souligner des points spécifiques. Ce cri particulier peut être
défini dans le texte même du traité, comme en témoigne la clause suivante du
traité d’Arras (1435). L’article 2 souligne que le roi poursuivra les assassins de
Jean sans Peur puis le suivant stipule :
« Item, et ne souffrera le R oy aucun d’eulx estre receptez ou favorisez en aulcun lieu
de son obéissance et puissance ; et fera crier et publier par tous les lieux desdiz
royaume et Daulphiné acoustumez de faire criz et publicacions, que aucun ne les
recepte ou favorise, sur peine de confiscación de corps et de biens » 115.
Écouter la paix
114. D. DUBOIS, Recherches, cit., p. 139. Cette dualité se retrouve dans d’autres types de publication, telles
celles concernant les villes étapes pour la vente du vin en 1405, à Bapaume. AC Arras, AA 6.
115. E. COSNEAU, Les Grands Traités de la guerre de Cent Ans, Paris, 1889, p. 126.
116. A. FARGE, Dire et mal dire : l'opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, 1992, p. 289.
117. G. CHASTELLAIN, Le Livre de paix, cit., p. 390.
222 N ic o l a s O f f e n s t a d t
118. R. CAZELLES, « La réglementation royale de la guerre privée de saint Louis à Charles V et la précarité
des ordonnances », dans Revue historique de droit français et étranger, 38,1960, p. 545. L’adage est
d’origine romaine mais, selon Henri Roland et Laurent Boyer, il n ’est inscrit nulle part. H. R o l a n d ,
L. BOYER, Adages du droit français, Paris, 1999, p. 579 et suiv., cf. K. WEIDENFELD, « “Nul n ’est
censé ignorer la loi” devant la justice royale (xrve-xve siècles) », dans C. BOUDREAU, K. FlANU,
C. G auvard et M. HÉBERT éd., Information, cit., p. Voir encore S. PETIT-RENAUD, « Faire loy », cit.,
p. 517 et suiv.
119. 24 octobre 1360, RYM ER, IH (II), p. 10. Édition Record Commission, HI (I), p. 521.
120. A .N .,Y 4,f°46.
121. Chronique du religieux de Saint-Denys, cit., t. V, p. 436. Pour la paix de 1415.
122. A.D.N., B 286,15 000 bis, 1403.
123. Cf. M. FOGEL, Les Cérémonies, cit., p. 49-50.
124. K. W EIDENFELD, « Nul n ’est censé », cit.
125. Ibid. De même que la doctrine accepte l ’ignorance de la loi pour certaines personnes ou en certains
cas, S. Petit-Renaud , « Faire loy », cit., p. 523-524.
126. Cité dans C. G a u var d , « Résistants et collaborateurs pendant la Guerre de Cent ans : le témoignage
des lettres de rémission », dans La « France anglaise » au Moyen Âge, Paris, 1988, p. 130.
La p a ix p r o c l a m é e 223
propos des trêves qui accompagnent le traité de Brétigny : « Mais ceulz, qui
serraient ignorans des dites treues, araient juste cause de la dite ignorans, ne
serroyent pas puniz se il fesoient ou avoient fait aucune chose contre les dites
treues. »127
Quand l’information est portée à la connaissance de « tous », elle risque, par
sa diffusion même, de susciter la « rumour ». Au bruit réglé, normé, officiel
(le son des trompettes, le cri, la lecture) peut répondre le bruit désordonné,
anormé, officieux128. A vrai dire, ce ne sont pas les proclamations de paix qui
motivent le plus de contestations, sur le moment même, on l’a noté, à la diffé
rence de publications fiscales ou administratives129.
Cela dit, informer des négociations en cours, de la conclusion de la paix n’est
pas sans enjeu. Il y a bien une stratégie de la publication. Le Religieux de Saint-
Denis rapporte que la publication des trêves avec les Anglais, se fit pour apaiser
l’opinion mécontente des négociations en cours et des atermoiements des ambas
sadeurs : « [...] Ils reprochaient à leurs ambassadeurs d’avoir, depuis la mort
du duc de Bourgogne, perdu leur temps en démarches inutiles. De peur qu’il
n’éclatât dans Paris à cette occasion quelqu’une de ces révoltes qui sont toujours
si funestes aux grandes villes, on fit promulguer, le dernier jour de cette année
[1419], par ordonnance royale et à cri public, la trêve conclue entre les rois de
France et d’Angleterre en attendant une paix définitive »13°. Alors que les opéra
tions militaires continuent, c’est encore pour répondre à l’opinion qu’on fait
publier une prolongation de ces mêmes trêves, pour éteindre le « murmur » des
Parisiens. Les conseillers assurent que la paix est proche131. Fin 1432, les
négociations de paix à Auxerre n’aboutissent pas à une entente tangible
entre Français, Anglais et Bourguignons. Le Bourgeois de Paris écrit dans son
journal :
« on fit entendre au peuple que [les négociateurs] très bien besogné avaient, mais le
contraire était. Et quand le peuple le sut au vrai, si commencèrent à murmurer moult
127. 7 mai 1360, Rymer, m (I), p. 201. Edition Record Commission EI (I), p. 486. Pour d’autres d’excuses
d’ignorance admises, cf. S. Petit-Renaud , « Faire lay », cit., p. 525.
128. Cf. C. G auvaRD, « Rumeurs et stéréotypes à la fin du Moyen Âge », dans S JÎ.MJE.S.P., La circula
tion des nouvelles au Moyen Âge, Rome/Paris, 1994, p. 165.
129. Cf. N. Offenstadt , « Les crieurs publics », cit., p. 214-216, H. Platelle , « Une révolte populaire à
Saint-Amand en 1356 », dans La guerre et la paix. Frontières et violences au Moyen âge, Comité des
travaux historiques et scientifiques. Actes du 101e congrès des Sociétés savantes (Lille, 1976), Paris,
1978,p . 349-363.
130. « [...] eorum ambassiatores culpabant quod a morte ducis Burgundie frustra ambassiatas continua
verant tediosas. Qui timentes ne inde motus civiles semper magnis urbibus funesti orirentur Parisius,
ultima die hujus anni, edicto regali et voce preconia promulgari fecerunt inducíale fedus initum inter
Francie et Anglie reges sub spe pacis confirmande [...] » Trad. BELLAGUET, Chronique du religieux
de Saint-Denys..., t. VI, p. 386-387.
131. Chronique du religieux de Saint-Denys, cit., t. VI, p. 388.
224 N ic o l a s O f f e n s t a d t
fort contre ceux qui y avaient été, dont plusieurs furent mis en prison, dissimulant que
c ’était afin que le peuple ne s’émut [...] » I32
Germain B utaud
u temps des conciles des paix, l’excommunication fut promue par l ’Église
A comme un moyen privilégié du maintien de l’ordre social. Tous ceux qui
attaquaient les églises, agressaient les clercs et les personnes désarmées devaient
craindre d’être exclus de la communauté chrétienne. La Trêve de Dieu, qui trouva
son premier terrain d’application en Provence, grâce à l’archevêque d’Arles
Raimbaud de Reillanne, étendit plus encore l’emploi de l’excommunication, qui
pouvait désormais sanctionner toutes les violences commises du mercredi soir au
lundi matin, ainsi que pendant les fêtes religieuses1.
L’élaboration de cette nouvelle législation canonique sur l’excommunication
dans le contexte de la société féodale a souvent été étudiée2. Mais il est difficile de
mesurer sa pérennité pour les siècles ultérieurs. En outre, le champ d’application
de l’excommunication ne cessa de s’élargir. La querelle des investitures et le
conflit du Sacerdoce et de l’Empire en firent une arme politique des papes contre
leurs ennemis. La papauté utilisa aussi largement l’excommunication pour définir
et condamner les hérétiques. Au xine siècle, les excommunications furent ainsi sys
tématiques en Provence contre tous ceux qui s’opposaient au « magistère ecclésias
tique »3. De même, à partir d’innocent HI, les papes n’hésitèrent pas à lancer de
véritables croisades contre les pouvoirs laïcs menaçant les possessions de l’Église
en Italie4. Hors du registre politique, l’essor général des juridictions ecclésiastiques
(officialités) permit le développement de l’excommunication pour dettes5.
1. J.-P. POLY, La Provence et la société féodale, 879-1166. Contribution à l ’étude des structures dites
féodales dans le Midi, Paris, 1976, p. 191-204.
2. Cf. par exemple H.-W. Goetz , « La paix de Dieu en France autour de l ’an mil : fondements et objec
tifs, diffusion et participants » dans Le Roi de France et son royaume autour de l ’an mil, Paris, 1992,
p. 131-146, et D. BARTHÉLEMY, L'An Mil et la paix de Dieu. La France chrétienne et féodale,
980-1060, Paris, 1999.
3. Fl. MAZEL, La Noblesse et l'Église en Provence, fin xe-début XIVe siècle. L ’exemple des familles
d’Agoult-Simiane, de Baux et de Marseille, Paris, 2002, p. 455-456.
4. N. HOUSLEY, The Italians Crusades. The papal-angevin alliance and the crusades against Christian lay
powers, 1254-1343, Oxford, 1982.
5. Pour l ’excommunication pour dettes fiscales en Comtat Venaissin, cf. G. BUTAUD, « La perception de
l ’impôt et le recouvrement des arrérages en Comtat Venaissin (fin Xive-début XVe siècle) », dans
226 G e r m a in B u taud
Ainsi au bas Moyen Âge, on peut faire le constat « d’une dérive juridique de
l ’excommunication », conduisant « à de nombreux abus qui affaiblissent sa portée
et son autorité religieuse »*6. Cette question de « l’usure » de l’excommunication
mérite toutefois d’être discutée. Nous le ferons en examinant un point particulier :
la politique de la papauté avignonnaise à l ’égard des gens de guerre, et en parti
culier de ses ennemis directs ; les « envahisseurs des terres de l’Église ». Comme
ce sujet ne semble pas avoir beaucoup intéressé les historiens et les juristes, il ne
s’agira ici que d’apporter quelques pièces au dossier et des éléments de réflexion,
qu’il faudrait affiner, ou corriger, grâce à des recherches dans les Archives vati
canes et une étude des écrits des canonistes de l’époque.
Dans un premier temps, nous verrons comment la papauté avignonnaise
renforça son pouvoir d’excommunication au XIVe siècle. La période que nous étu
dions n ’est en effet pas indifférente dans ce domaine. Dans un deuxième temps,
nous présenterons les procédures contre les agresseurs d’Avignon et du Comtat
Venaissin, c’est-à-dire les chefs de guerre concernés et la forme de la condamna
tion. Cela nous permettra de préciser quelque peu la nature de ces textes condam
nant les violences. Enfin, nous aborderons le problème de la publication des
excommunications et de leur portée.
Au cours du XIVe siècle, les papes d’Avignon consoüdèrent leurs armes spiri
tuelles. Ils le firent selon deux directions. D’abord, ils renforcèrent la protection
de leurs possessions, prolongeant ainsi une tendance amorcée par l’Église depuis
le XIe siècle. Ensuite, ils édictèrent une série de censures visant spécifiquement
les Grandes Compagnies, la nouveauté militaire, scandaleuse pour les clercs, du
milieu du XIVe siècle.
longuement tout ce qui était inviolable : des chapelles et maisons religieuses aux
moindres prélèvements pécuniaires, en passant par les terres, fiefs et castra pos
sédés par l’Église. Tous les ecclésiastiques et les hommes qui dépendaient d’eux
étaient protégés8. Ces dispositions contre les invasores bonorum ecclesiasticorum
furent réitérées et complétées en 1316, lors du concile tenu dans le monastère des
chanoines de Saint-Ruf, aux portes d’Avignon9. L’interdit sur le lieu de résidence
de l’agresseur, ou sur ses possessions, venait s’ajouter à l’excommunication.
Cependant, Jean XXII (1316-1334) approfondit plus encore cette législation
en faisant explicitement des terres pontificales des deux côtés des Alpes un terri
toire protégé. Les compilations de décrétales qui circulaient le plus largement, les
Extravagantes XX Joannis XXII et les Extravagantes communes n’ont pas retenu
ce texte10. E faudrait donc des recherches complémentaires pour retrouver le texte
original au sein de ce pontificat, très riche du point de vue législatif11. Mais les
confirmations ultérieures du texte permettent d’en connaître la teneur12.
E était interdit à tous, laïques ou clercs, d’envahir ou d’occuper, directement
ou indirectement, toutes les possessions dépendant de l’ÉgHse romaine, que ce
soit la Romagne, la Marche d’Ancône ou le Comtat Venaissin par exemple. Ceux
qui aEaient contre cette interdiction seraient excommuniés et l’interdit serait jeté
sur leurs terres et leurs viEes. Les excommuniés perdaient également tous les
privüèges, indulgences, grâces et immunités accordés par l ’Égüse, de même que
tous leurs fiefs et offices dépendant d’un pouvoir ecclésiastique. Les bénéfices
étaient enfin retirés à leur fils et leurs neveux ; ces peines étant valables jusqu’à la
deuxième génération.
Cette constitution fut reprise par les papes suivants : Benoît XE, et
Clément VI qui la réaffirma contre les agresseurs des territoires et des habitants
d’Avignon et du Comtat13. En 1355, Innocent VI dans une bulle rappelait que ces
8. Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, éd. G.-D. MANSI, t. 24, Venise, 1780,
col. 956-958. Ce canon est en fait présenté comme une reprise d’un canon pris lors du concile
d’Avignon de 1282, dont les décisions sont connues partiellement, cf. ibid., col. 437-446.
9. Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, éd. G.-D. MANSI, t. 25, Venise, 1782,
col. 748-751 (canons 11,12 et 13).
10. Cf. Corpus juris canonici, éd. E. FRIEDBERG, Leipzig, 1879, t. 2.
11. Nous avons vainement cherché le texte au sein des deux grandes publications de bulles de Jean XXII :
Lettres secrètes et curiales, relatives à la France, éd. A. COULON, S. CLEMENCET, Paris, 1900-1967
(3 t., 9 fase.) et Lettres communes, éd. G. M O L L A I, Paris, 1904-1946 (16 tomes).
12. Nous résumons le texte donné dans une confirmation de Clément VI du 14 juillet 1346 (Magnum
bullarium romanum, éd. L. CHERUBINI, Lyon, 1655,1.1, p. 278) et dans le préambule d’une bulle du
4 décembre 1355, éditée dans Innocent VI (1352-1362). Lettres secrètes et curiales, éd. P. G a s n a u l t ,
M.-H. L a u r e n t , N. G o t t e r i , Paris-Rome, 1959-1976, t. DI, n° 1857, p. 228.
13. Voir la confirmation de Clément VI citée à la note précédente et la bulle d ’excommunication de
Bertrand du Guesclin et de ses complices, le 1er septembre 1368, M. Pro u , Étude sur les relations
politiques du pape Urbain V avec les rois de France Jean II et Charles V (1362-1370), Paris, 1888,
p . 161-162.
228 GERMAIN BUTAUD
Peu de temps après avoir fait, en théorie, de leurs terres une sorte de sanc
tuaire, les papes d’Avignon durent affronter un nouveau contexte militaire : les
Grandes Compagnies19. Il s’agissait de la résurgence d’un problème que l’Église
n’avait plus affronté avec une telle acuité depuis le XIIe siècle. En 1179, le
troisième concile œcuménique de Latran avait condamné comme hérétiques les
routiers qui sévissaient alors, les Cotereaux20.
Au milieu du XIVe siècle, la situation était plus inquiétante pour le pouvoir
pontifical21. En 1357-1358, le Comtat faillit être pillé par les troupes d’Arnaud de
22. H . DENIFLE, La Désolation des églises, monastères et hôpitaux en France pendant la guerre de cent
ans, Paris, 1897-1899, t. H, p. 395 ; Jean FROISSART, Chroniques, éd. S. LU C E, Paris, 1876, p. 73-74 ;
Vitae paparum Avenionensium (1304-1394), éd. E. BA LU ZE, G. M O L L A I, Paris, 1916-1928, t. I,
p. 323 ; N . HOUSLEY, « The Mercenary Companies, the Papacy, and the Crusades, 1356-1378 », dans
Traditio, 38, 1982, p. 262-263.
23. N . Housley, « The Mercenary Companies, the Papacy », cit., p. 263,267.
24. « Die X X m Februarii anno LX dominus P. Ostiensis exivit extra civitatem Carpentoratis contra hostes
qui erant in Sancto Spirito et intravit Momas cum magna turba gentium ». Le 22 février, le recteur du
Comtat avait noté la prise de croix de son représentant auprès du cardinal, N . CO ULET, « Le livre de
raison de Guillaume de Rouffilhac (1354-1364) » dans Genèse et débuts du Grand Schisme d ’Occident
(1362-1394), Colloque d’Avignon, septembre 1978, Paris, 1980, p. 85 ; MATTEO VILLANI, Cronica,
con la continuazione di Filippo Villani, éd. G. PORTA, Parme, 1995, t. E, p. 493.
25. Ces sentences d ’excommunication furent publiées le 29 août 1361 à la grande messe conventuelle de
Saint-Trophime d’Arles, E.-G. LÉONARD, Histoire de Jeanne Ire, reine de Naples et comtesse de
Provence (1343-1382), Monaco-Paris, 1936, t. m , p. 450.
26. M. PRO U , Étude sur les relations politiques, cit., p. 24-26 ; Vitae paparum Avenionensium, cit., t. I,
p. 352,384,396,400.
230 G e r m a in BUTAUD
dans la guerre, à partir pour la Terre sainte, afin de faire pénitence pour leurs
crimes27.
Ce projet ne se réalisa pas et Urbain V décida alors de renforcer les armes
spirituelles contre les Compagnies qui attaquaient d’innocents chrétiens28. Par la
bulle Cogit nos (27 février 1364), il les excommunia mais surtout, à la demande
des populations locales, prêcha la croisade contre elles, accordant une indulgence
plénière pour tous ceux qui mourraient en les combattant29. La bulle Miserabilis
nonnullorum (27 mai 1364) confirma ces indulgences, demandant aux compa
gnies de se dissoudre, et étendit l’excommunication à tous ceux qui entraient en
leur contact, les ravitaillaient ou les conseillaient. Les villes complices risquaient
ainsi l’interdit30. La troisième bulle, Clamat ad nos (5 avril 1365), qui reprenait
les textes précédents, précisa les peines contre les personnes et les localités qui
négociaient avec les Compagnies : les premières, avec leur descendance sur trois
générations, y perdaient leurs offices, leurs fiefs et la fidélité de leurs vassaux ;
les secondes, leurs libertés et leurs privilèges31.
Ces bulles eurent un large écho. Les chroniqueurs mentionnent leurs disposi
tions32 et il y a des indices de leur application. Les malédictions et les difficultés
d’approvisionnement des Compagnies, avec lesquelles aucun chrétien ne devait
entrer en contact, causèrent parfois des vengeances contre les gens d’Église33.
Pour marquer les esprits, le pape avait aussi ordonné de déterrer les cadavres des
gens des Compagnies, de les priver de sépulture et de les mettre face contre terre,
alors que leurs victimes, remarquait-on, avaient les yeux tournés vers le ciel34.
Des sources accordent même aux bulles d’Urbain V un effet presque miraculeux
27. H . DENIFLE, La Désolation des église, cit., t. H , p. 377, n. 2, 444 ; N. HOUSLEY, « The Mercenary
Com panies, the Papacy », cit., p. 271-272.
28. N. HOU SLEY , « The Mercenary Com panies, the Papacy », cit., p. 265-266.
29. H . DENIFLE, La Désolation des église, cit., t. H , p. 445 ; N. HOUSLEY, « The M ercenary Companies,
the Papacy », cit., p. 264.
30. H. DENIFLE, La Désolation des église, cit., t. H, p. 446-447.
31. Ibid.,?. 450-451.
32. U n chroniqueur norm and en fait un bon résum é, qu’il situe en 1367 : « Urbain, pape de Romme,
excom m enia les dictes compengnes et m audit de Tauctorité Saint Pierre et Saint Poi et tous leurs sous-
tenans appertement ou couvertem ent, tous leurs aliez et tous leurs confortans ou qui riens leur adminis-
treroient, de tous sains sacremens de Sainete Eglise les priva, et de tous biens temporeux et
espiritueulx par succession ou autrement eulx et leurs hoirs privoit jusquez au tiers genouil »,
Chronique des quatre premiers Valois (1327-1393), éd. S. LUCE, Paris, 1862, p. 192. Voir aussi la
Prima vita et la Secunda vita Urbani V, Vitae paparum Avenionensium, 1.1, p. 354,385.
33. « Par toute Teglise du povoir de Rom e fut commandé que les dictes com pengnes fussent excommenies
et engregies et le feu et l ’iaue de quoy ilz prenoient leur sustentación et les vivres dont ilz vivoient. Par
quoy les dictes com pengnes firent trop de griefz et de tourments aux ministres de Sainete Église, quant
ilz les prenoient, et plusieurs en m istrent à m ort » (1367), Chronique des quatre premiers Valois, cit.,
p. 192.
34. Vitae paparum Avenionensium, 1.1, p. 410 (écrit par Aymery de Peyrac).
L ’e x c o m m u n ic a t io n d e s a g r e s s e u r s d e s t e r r e s d e l ’é g l is e 231
dans la disparition des Compagnies35. Cependant, dans les faits, ce fut en 1365 le
succès du nouveau projet de Croisade en Espagne proposé aux troupes qui permit
au royaume de France de profiter d’un vrai répit.
Dès le pontificat d’Urbain V, la papauté disposait donc d’un pouvoir d’ex
communication renforcé. Au sein des biens de l ’Église, Avignon et le Comtat
Venaissin jouissaient d’un statut spécifique. Directement concerné par le danger
des Grandes Compagnies, Urbain V avait forgé un nouveau droit contre les gens
de guerre.
Les e x c o m m u n i é s et l e u r s c r im e s
Durant un siècle, il est permis d’observer une série de procédures contre les
agresseurs des terres de l’Église (cf. tableau en annexe36). Ces bulles intéressent
l’histoire militaire de la région comtadine mais aussi la diplomatique de l ’ex
communication.
35. Ibid., 1.1, p. 354-355 (Prima vita Urbani V ), p. 407 (Aymery de Peyrac).
36. Pour alléger le tableau, nous ne répétons pas les références de chaque excom m unication : on les
trouvera dans les notes au fil du texte.
37. Innocent VI, lettres secrètes et curiales, cit., t. Ett, n° 1857.
38. L . BARTHELEMY, Inventaire chronologique et analytique des chartes de la maison des Baux,
M a r s e ille , 1882, n° 435 (29 a o û t 1365) ; Lettres secrètes et curiales du pape Urbain V (1362-1370) se
rapportant à la France, éd. P. LECACHEUX, G. M OLLAT, P a r is , 1902-1955, n° 1927.
39. Lettres secrètes et curiales du pape Grégoire X I relatives à la France, éd. L . M lR O T , H. JASSEMIN,
J. VffiLLiARD, G. M o l l a i et E.-R. L a b a n d e , Paris, 1936-1957, n° 2992 (18 juin 1373).
232 G e r m a in B u taud
40. Pour ces derniers crim es, la lettre de rém ission de Charles VU fut donnée à Jam eau en m ai 1430. Les
bulles d ’absolution de M artin V sont du 13 juillet suivant, elles stipulaient qu’Hum bert devait restituer
la rançon à ceux qu’il avait capturés, G. BRIZAJRD, Histoire généalogique de la maison de Beaumont en
Dauphiné, Paris, 1779, t. I, p. 155-156 ; t. H, p. 427-428 ; J. CHEVALIER, Mémoires pour servir à
l ’histoire des comtés de Valentinois et de Diois, Paris, 1906, t. II, p. 98-99.
41. Par une bulle du 5 mars 1414, C. FAURE, Étude sur l ’administration du Comtat Venaissin du XIIIe au
XVe siècle (1229-1417), Paris-Avignon, 1909, p. 168.
42. Archives départementales de Vaucluse : 3 E 71/227, f®47 v° (relation du notaire Robert Du Bosquet),
cf. J.-P. ISNARD, « Une équipée de quelques habitants du Valentinois ou la prise de Valréas », dans
Bulletin de la société d ’archéologie et de statistique de la Drome, 2 6 , 1892, p. 251-252.
43. Le pape ordonna à l’archevêque d ’Arles de procéder canoniquem ent contre Robert de Duras le 2 mai
1355 , Innocent VI, lettres secrètes et curíales, cit., t. m , n° 1486.
44. L a bulle d ’excom m unication est du 1er septembre 1368, Lettres secrètes et curiales du pape Urbain V
(1362-1370) se rapportant à la France, cit., n° 2839 ; M . PROU, Étude sur les relations politiques, cit.,
p . 161-163.
45. A. N. : P 1351, n°* 6 9 4 ,6 9 6 ,6 9 7 ,6 9 8 ,6 9 9 .
L ’EXCOMMUNICATION DES AGRESSEURS DES TERRES DE L'ÉGUSE 233
52. A. N. : P 1351, n° 694 ; N. VALOIS, « Raymond de Turenne et les papes d ’Avignon (1386-1408) »,
dans Annuaire-Bulletin de la Société de l ’Histoire de France, 26, 1889, p. 235 ; N. VALOIS, La France
et le grand schisme d ’Occident, cit., t. D, p. 355.
53. A. N. : P 1351, n° 694 ; N. VALOIS, « Raym ond de Turenne », cit., p. 220.
54. Gantonnet d ’Abzac, Guillaume Pot et Tristan Roger de Beaufort.
55. A. N .: P 1351, n« 694.
56. A. N . : P 1351, n°s 69 6 ,6 9 7 ,6 9 8 ,6 9 9 .
57. Cette bulle doit être de la fin décembre 1426. J.-J. Gib e r t i , L ’Histoire de la ville de Pernes, M arseille,
1925, p. 458-459 ; J. FORNERY, Histoire du Comté Venaissin, cit., t. I, p. 442 ; P. Pa n sie r , Les
Boucicaut à Avignon, cit., p. 67-68.
L ’EXCOMMUNICATION DES AGRESSEURS DES TERRES DE VÉGLISE 235
On retrouve en tête Charles de Poitiers, des nobles mais aussi de modestes servi
teurs, comme Jean Perinei, alias Perret, secrétaire de l’évêque de Valence et deux
frères carmes. Il s’agit d’une liste bien informée, même si l’un des excommuniés,
Jean de Champeyroux, affirma qu’il n’avait pas participé à la guerre et était resté
chez lui en Touraine58.
Cette capacité d’enquêter pour constituer une liste d’ennemis à ostraciser est
une manifestation du développement de l ’administration pontificale, et de son
efficacité. Les évêques et les archevêques pouvaient cependant être aussi éner
giques pour collecter les noms de leurs ennemis. Une bulle fulminée en février
1402 par l ’archevêque de Vienne contre les frères Torchefelon leur associait
trente-neuf complices. Elle les suspectait par ailleurs de l’hérésie vaudoise et
signalait qu’ils avaient créé, en dérision de la dignité ecclésiastique, un pape, un
archevêque, un official, et leur demandaient l ’absolution de leurs crimes.. ,59
La phraséologie particulière des bulles d’excommunication - la part de tradi
tion que renferme ces textes contre des mauvais chrétiens, le souci de faire rentrer
chaque ennemi dans la catégorie prédéfinie des ennemis de l’Église - ne doit
donc pas faire oublier que le texte affiché sur les portes et proclamé dans les
diocèses était aussi le résultat d ’une procédure spécifique, d’une véritable enquête
qui visait un chef de guerre et son entourage, coupables de crimes précis. En ce
sens, pour reprendre des catégories de canonistes, l’excommunication était
ab homine, émanant d’un pape déterminé, per modum praecepti particularis, se
rapportant à un fait particulier ou à un certain nombre de personnes seulement.
D if f u s io n e t e ffic a c it é d e s e x c o m m u n ic a t io n s po n t ific a l e s
À première vue, la liste assez longue des ennemis de l’Église incline à penser
que l’excommunication pontificale était peu dissuasive. L’efficacité de l’arme
spirituelle semble bien émoussée. Toutefois, plusieurs indices montrent que
l’excommunication n’était pas vaine pour les autorités et que les gens d’armes
eux-mêmes les considéraient avec sérieux.
Ainsi les menaces d’excommunication pesant sur les ennemis de l’Église
étaient-elles réitérées quand le danger approchait, comme un élément de la
routine de la mise en alerte. Au début de l’été 1374, des troupes de Bretons
étaient massées dans le Bas-Languedoc et la rumeur de leur venue en Provence
courait. La proximité de ces troupes inquiéta immédiatement toute la région60.
61. L. M lR O T , « Sylvestre Budes et les Bretons en Italie », dans Bibliothèque de l'École des Chanes, 58,
1897,p. 588.
62. Archives communales de L’Isle-sur-la-Sorgue : CC 42, f° 2 r° (26 et 29 juin 1374 : lettres ordonnant de
faire bonne garde).
63. K.-H. SCHÄFER, Die Ausgaben der Apostolichen Kammer unter den Pasten Urban V. und Gregor XI.
(1362-1378), Paderborn, 1937, p. 573 (25 juin 1375 : paiem ent du m essager pour avoir fait ces publi
cations).
64. Archivio segreto Vaticano : cam. ap., Introitus, et Exitus 3 7 1 ,f°8 7 v° (25 août 1394).
65. Bibliothèque municipale de C arpendas : m s. 795, f° 22 v° ; Archives départementales de Vaucluse :
C 142, f° 38 v° ; C 144, f° 3 r°.
L ’EXCOMMUNICATION DES AGRESSEURS DES TERRES DE L ’ÉGLISE 23 7
diocèse. Ainsi, l’excommunication est si bien publiée que tout le monde en a peur, par
l’amour de Dieu »66.
Une deuxième lettre du 25 janvier 1427 nous apprend que cette proclamation
eut un effet immédiat puisqu’un chevalier de Villeffanche-sur-Saône fut convo
qué devant l’archevêque car son fils faisait partie des complices de Boucicaut.
Berto Buzaffi ajoute ensuite :
« Dans ce pays, on tient grand compte de l’excommunication par la façon dont elle a
été publiée, comme je vous en fait part dans une autre lettre. Et ce jour, j’ai envoyé le
procès en Auvergne pour le faire publier dans tout l’évêché de Clermont car on m’a dit
que dans cette région nos ennemis se rassemblent »67.
Pour les contemporains, l’excommunication pouvait avoir donc une réelle
utilité. Bien proclamée, et véritablement prêchée en langue vernaculaire, selon
des cérémonies qui pouvaient être longues68, il s’agissait d’une parole qui pouvait
dissuader des hommes d’armes de rejoindre une expédition militaire hostile. Des
rites séculaires accroissaient la force de la parole : on actionnait les cloches des
églises, comme le signale Buzaffi, symboüquement on éteignait des cierges pour
signifier l’exclusion des excommuniés de la société des fidèles. La dernière bulle
de Benoît X m contre Raymond de Turenne indiquait des rites de malédiction.
L’interdit était jeté sur tous les lieux où résidaient Raymond et ses compüces. Les
prêtres devaient chaque dimanche et jour de fête organiser une procession en
portant une civière devant la porte des excommuniés ou, du moins, à travers les
chemins, en chantant le psaume 109, le psaume imprécatoire, puis lancer à terre
trois cailloux en signe de malédiction étemelle69. Les chevaliers et les seigneurs
perdaient leur titre et n’apparaissaient plus que comme olim miles, olim dominus.
Les coupables devaient ainsi de soumettre, se présenter en consistoire afin d’être
jugés et réconciliés avec l’Église, faire pénitence et restituer leur butin.
Que penser cependant de l’attitude des hommes de guerre face à ces excom
munications ?
66. « Yeu ay facbs publicar nos escumenges si altenticament et an ci grant solempnitat que totas las cam
panas de Lion sonant, et fachas publicar et rom ansar las et lo curat m ajor nomnat hom e par hom e et lo
sermonador après dinar, et dire públicam ent tochs los m aleficis, et fach sagellar las copias del sagel de
m ossen de Lion, et clavar à sant Juhan et à sant Nezier, que son las grans gleysas d ’ayssi, et fach far
copias et m andat las per la diocesia. Si es si ben publicade que tot lo m onde n ’a paor per amor de
dieu », P. PANSIER, Les Boucicaut à Avignon, cit., p. 244.
67. « En aquest pays fan grant conte de l ’escumenge en la m aniera que es estat publicat com m a per autra
vos ho ay m andat, et aquest jort ay m andat lo proces en Alvem ha per far lo publicar per tota Pavescat
de Clarmont, car hon m ’a dich que en aquel pays se acampon nostres enemics », P. PANSIER, Les
Boucicaut à Avignon, cit., p. 248.
68. On peut même se dem ander si les bulles visant Raymond de Turenne étaient intégralement lues ou
traduites, tant elles sont longues et com portent des répétitions...
69. A. N. : P 1351, n° 699 ; N. Va l o is , « Raymond de Turenne », cit., p. 247.
238 G e r m a in B u taud
70. Froissart place cette parole en 1391, soit avant la prem ière excom m unication de Raymond de Turenne.
71. JEAN Froissart, Chroniques, éd. J . Kervyn de LETTENHOVE, Bruxelles, 1867-1877, t. XIV, p. 297.
72. Archives départementales de Vaucluse : B 7, f° 52 r° ; L .- H . LABANDE, « Bertrand du Guesclin et les
États pontificaux de France », dans Mémoires de l'Académie de Vaucluse, 2e série, 4, 1904, p. 75 ;
D. W H IT M A N , Calendar o f the Letters o f Arnaud Aubert, camerarius apostolicus, 1361-1371, Toronto,
1992, p .2 7 3 .
73. Cf. N. HOUSLEY, « The M ercenary Com panies, the Papacy », cit., n. 22, p. 278.
74. K. Fowler, Medieval mercenaries, cit., p. 143-149 ; N. HOUSLEY, « The Mercenary Companies, the
Papacy », cit., p. 279.
L ’e x c o m m u n ic a t io n d e s a g r e s s e u r s d e s t e r r e s d e l ’é g l is e 239
75. F. E hrle , « Neue Materialen zur Geschichte Peters von Luna (Benedicts Xm .) », dans Archiv fier
Literatur- und Kirchengeschichte des Mittelalters, 6,1892, p. 146. La lourdeur de cette pénitence est à
la mesure d’un crime, dont Benoît X m , enfermé dans son palais, le 21 mai 1399, avait affirmé qu’il
était impardonnable, ibid., p. 305.
76. Ibid., j,. Al (13 février 1408).
77. Cet ultimatum date du 14 août 1425, P. PANSIER, Les Boucicaut à Avignon, cit., p. 228-230. Mais
P. Pansier, dans le corps de son texte, le situe le 25 janvier 1425, ibid., p. 52.
78. P. PANSŒR, Les Boucicaut à Avignon, cit., p. 230-233,57-58.
79. F. EHRLE, « Aus den Acten des Afterconcils von Perpignan 1408 », dans Archiv fu r Literatur- und
Kirchengeschichte des Mittelalters, 5,1889, p. 85 (23 mai 1426).
240 G e r m a in B u taud
80. L’excommunication fut confirmée par Calixte m le 25 février 1458 et par Pie H le 17 janvier 1459,
F. BARON, Le Cardinal Pierre de Foix le Vieux (1386-1464) et ses légations, Amiens, 1920, p. 110-111,
n. 7.
L ’e x c o m m u n ic a t io n d e s a g r e s s e u r s d e s t e r r e s d e l ’é g l is e 241
s’ils ne les avaient plus en leur possession. Ils pouvaient également les déposer au
lieutenant du sénéchal de Montélimar. Tous s’obligèrent devant les cours de
justice à la façon d’une reconnaissance de dette. Ensuite, ils demandèrent aux
syndics de Valréas leur consentement à la levée des sentences d’excommunica
tions lancées contre eux. Enfin, après ce consentement, tous se mirent à genoux
devant l’official, renouvelèrent leurs aveux et reçurent l’absolution. Pierre
Troignon fut le dernier à observer le cérémonial, mais in extremis, au moment où
la séance était levée, un excommunié parut dans la salle d’audience et avoua son
butin, un manteau usé et un autre fort petit, et il fut absous81. Une cérémonie
similaire fut organisée à Montélimar le 2 juin, où comparurent le seigneur de
Chabrillan et dix autres coupables. Quelques retardaires remboursèrent leur
méfait jusqu’en 145982.
L’efficacité des sentences ecclésiastiques dans ce cas s’explique assez bien.
Les excommuniés étaient originaires du Dauphiné, de Montélimar, Livron, Loriol
en particuber. La proximité du pouvoir pontifical faisait que l’excommunication
était appliquée et constituait un réel handicap social.
81. J.-P. ISNARD, « Une équipée de quelques habitants du Valentinois » ,cit.,p . 263.
82. Tout ce qui précède est détaillé par J.-P. I s n a r d , « Une équipée de quelques habitants du Valentinois »,
cit.,p. 256-265.
242 G e r m a in B utaud
spirituelles n’empêcha pas les terres de l’Église d’être pendant près d’un siècle la
cible des guerriers. Mais l’on peut penser que les violences furent plus contenues
en Comtat qu’en Provence ou en Languedoc. De même, si l’excommunication
n’était pas suffisante pour discipliner les gens de guerre, elle était un moyen de
faire pression sur eux. Elle contribuait à saper leurs forces et mobilisait en
quelque sorte les populations contre eux. Les agresseurs de l’Église aspiraient
également à être pardonnés par leur victime et parfois faisaient-ils même répara
tion de leurs crimes. Chaque conflit portait en lui une dialectique de l’excommu
nication et de l’absolution. Ainsi, ce qui peut paraître comme une faiblesse de la
papauté, se trouve en fait au cœur de l’excommunication : celle-ci est temporaire,
et n’est pas que vindicative, mais cherche l’amendement des coupables et leur
conversion.
A n n e x e . Les p r o c é d u r e s d ’e x c o m m u n i c a t i o n
R o s a M a r ia D e s s í
« En chacun de nous, suivant des proportions variables, il y a de l ’homme d ’hier ; c ’est même l ’homme
d ’hier qui, par la force des choses, est prédominant en nous, puisque le présent n 'est que bien peu de
choses, comparé à ce long passé au cours duquel nous nous sommes formés et d ’où nous résultons.
Seulement, cet homme du passé, nous ne le sentons pas, parce qu’il est invétéré en nous ; il forme la partie
inconsciente de nous-mêmes. Par suite, on est porté à n ’en pas tenir compte, non plus que de ses exigences
légitimes. Au contraire, les acquisitions les plus récentes de la civilisation, nous en avons un v if sentiment
parce qu’étant récentes elles n'ont pas encore eu le temps de s'organiser dans l ’inconscient »
(É. Durkheim, L ’Évolution pédagogique en France, Paris, 1938, p. 16).
U HABITUS ET LA PROPHÉTIE
ans une étude consacrée aux pratiques de la parole de paix dans l’histoire de
D l’Italie urbaine, la référence à François d’Assise paraît aller de soi1. Thomas
de Spalato évoque, en un passage fameux, le discours, auquel il avait assisté, que
François tint à Bologne en 1222 devant le palais du podestat, afin de réconcilier
les familles en lutte. Ce ne fut pas vraiment un sermon, écrit le chroniqueur, mais
une quasi-concio, développée à partir de trois mots : angeli, homines, daemones2.
1. Sur François et la paix, ainsi que sur le mythe du pacifisme franciscain, je renvoie à la contribution de
R . M lCH ETTI dans ce volume.
2. « Nec tamen ipse modum predicantis tenuit, sed quasi condonantis » (THOMAS D E SPALATO, Historia
Salonitarum, éd. P. A. L e m m e n s , « Testimonia minora saec. X m de sancto Francisco », dans Archivum
Franciscanum Historicum, 1, 1908, p. 69). Comme l ’a souligné tout d’abord C. DELCORNO (« Origini
della predicazione francescana », dans Francesco d'Assisi e Francescanesimo dal 1216 al 1226, Assise,
1977, p. 127-160, ici p. 150-153), le chroniqueur entend ici établir une analogie avec l’art oratoire des
dirigeants des cités. Z . ZAFARANA, « La predicazione francescana », dans Francescanesimo e vita reli
giosa dei laici nel ’200, Atti dell’ VHI Convegno intemazionale, Assisi, 16-18 ottobre 1980, Pérouse,
1981, p. 205-250 (repris dans EA D EM , Da Gregorio a Bernardino da Siena. Saggi di storia medievale,
éd. O. C a p i t a n i , C. L e o n a r d i , E. M e n e s t ò , R. R u s c o n i , Pérouse-Florence, 1987), a insisté sur ce
point. E. A r t i f o n i , « Gli uomini dell’assemblea. L’oratoria civile, i concionatori e i predicatori nella
società comunale », dans La Predicazione dei frati dalla metà del ’200 alla fine del ’300, Atti del XXII
Convegno della Società intemazionale di studi francescani, Spolète, 1995, p. 141-188, ici p. 160-164,
est revenu de manière décisive sur cette question. Sur l’éloquence politique en Italie : E. A r t i f o n i ,
« Sull’eloquenza politica nel Duecento italiano », dans Quaderni medievali, 35, 1993, p. 57-78 ;
C. DELCORNO, « Professionisti della parola : predicatori, giullari, concionatori », dans Tra storia e
246 R o sa M a r ia D e s s í
Un autre récit bien connu, rapporté par la Compilatio Assisiensis dans les années
1240* 3, évoque la pacification réclamée par François pour mettre fin à un conflit
opposant l’évêque et le podestat d’Assise4. Malade et ne pouvant agir en
personne, François avait demandé à ses compagnons d’inviter le podestat et les
magnats de la ville à se rencontrer ad episcopatum et de chanter le Cantique de
frère Soleil, notamment les vers sur le pardon qu’il avait composés et ajoutés à
son Cantique « en cette occasion ». François avait annoncé que le conflit aurait
été ainsi résolu : « ils se pacifieront l’un l’autre et en reviendront à leur amitié et à
leur amour d’avant »5.
Comparons les deux récits. Le premier, limité à l’essentiel, se présente comme
une reportatio très succincte. L’événement est décrit sans les ornements caracté
ristiques de la narration hagiographique : il n’y eut ni miracle, ni prophétie, mais
seulement des paroles de paix prononcées sous la forme d’une quasi-concio6.
Dans le second récit, la pacification est associée à une série d’événements mira
culeux et à la réalisation d’une prophétie : le Cantum fratris Solis, chanté par les
simbolo. Studi dedicati a Ezio Raimondi, Florence, 1994, p. 67-90 ; E. ARTEFONI, « Retorica e organiz
zazione del linguaggio politico nel Duecento italiano », dans Le Forme della propaganda politica nel
Due e Trecento (Trieste, 2-5 marzo 1993), Rome, 1994, p. 157-182 ; P. C a m m a r o s a n o , « L’éloquence
laïque dans l ’Italie communale (fin du xne-xrve siècle) », dans Bibliothèque de l'École des Chartes,
158, 2000, p. 431-442 ; R. M. D ESSI, « La giustizia in alcune forme di comunicazione medievale.
Intorno ai protesti di Giannozzo Manetti e alle prediche di Bernardino da Siena », dans Letteratura in
forma di sermone. I rapporti tra predicazione e letteratura nei secoli XIII-XVI (Bologna, 15-17 novem
bre 2001), éd. G. AUZZA S, G. BAFFETTI, C. D e l c o r n o , Florence, 2003, p. 201-232, en particulier
p. 218-232. En ce qui concerne le début du discours de François d’Assise, les trois mots utilisés, à l ’ins
tar du thème d ’un sermon (angeli, homines, daemones), font penser à la structure du De bono pacis
longtemps attribué à l’évêque Rufin d ’Assise, où sont distinguées trois sortes de paix : celle d ’Égypte
(du diable), celle de Babylone (du monde, entre les hommes) et enfin celle de Jérusalem (des bienheu
reux et des anges). Contrairement à ce qui est suggéré par A. BRUNACCI et G. CATANZARO (Magistri
Rufini episcopi De bono pacis, Assise, 1986, p. 28-31), l ’auteur du De bono pacis n ’est pas le Rufin
évêque d ’Assise, mais sans doute Rufin de Sorrente. Voir à ce propos la récente édition du De bona
pacis par R. DEUTINGER, dans MGH Studien und Texte, 17, 1997, qui attribue l’oeuvre à l ’archevêque
de Sorrente, Rufin, ancien moine du Mont-Cassin.
3. Cf. E. P r in z t v a l l i , « Francesco e il francescanesimo : consapevolezze storiografiche e prospettive »,
dans Francesco d 'Assisi fra Storia, letteratura e iconografia, éd. F. E. CONSOLINO, Cosenza, 1996,
p. 69-81 ; R. M ICHETTE « Francesco d ’Assisi e l’essenza del cristianesimo », dans ibid., p. 37-67 et
ID EM , Francesco d ’Assisi e il paradosso della « Minoritas ».L a « Vita beati Francisci » di Tommaso
da Celano, Rome, 2004.
4. « Magna verecundia est vobis servis Dei, quod episcopus et potestas ita se ad invicem odiunt et nullus
de illorum pace et concordia se intromittit » (Compilatio Assisiensis, dans Fontes franciscani, éd.
E. M EN ESTÒ , S. B r u f a n i , G. C r e m a s c o l i et al., Assise, 1995, p. 1599-1600).
5. « Ite et coram episcopo et potestate et aliis qui sunt cum ipsis cantate “Cantum fratris Solis", et
“Confido in Domino ” quod ipse humiliabit corda ipsorum et pacificabuntur ad invicem et revertentur
ad pristinam amicitiam et dilectionem » (Compilatio Assisiensis, p. 1600-1601). Il n’est pas inintéres
sant de signaler que dans le Speculum perfectionis, l’épisode est inséré sous la rubrique De spiritu pro
phetiae (ibid. p. 2013-2015).
6. E. A r t i f o n i , « Gli uomini dell’assemblea », cit., p. 161-164.
P r a t iq u e s d e l a p a r o l e d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 24 7
7. J ’exclus donc ici les discours de paix qui avaient comme but la justification de la guerre contre les
Infidèles, car la problématique est en partie différente.
8. Sur les rapports entre papauté et lutte anti-hérétique, voir A. PIAZZA, « Affinché ... costituzioni di tal
genere siano ovunque osservate. Gli statuti di Gregorio IX contro gli eretici d’Italia », dans Scritti in
onore di Girolamo Arnaldi offerti dalla Scuola nazionale di studi medioevali, Rome, 2001 (Nuovi studi
storici, 54), p. 425-458, en particulier p. 457, ainsi que les contributions d’A. PIAZZA (avec la biblio
graphie) et de M. Zerner dans ce volume.
9. Très vaste bibliographie sur la question. Pour ne citer que quelques titres fondamentaux :
H. GRUNDMANN, « Litteratus - illitteratus. Der Wandel einer Bildungsnorm vom Altertum zum
Mittelalter », dans Archiv f . Kulturgeschichte, 40,1958, p. 1-65 ; Y. CONGAR, « Clercs et laïcs au point
de vue de la culture au Moyen Age : Laicus = sans lettres », dans Studia mediaevalia et mariologica
P. Carolo Balie O P M ., Rome, 1971, p. 309-332 ; P. Z u m t h o r , « Litteratus / illitteratus. Remarques
sur le contexte vocal de l ’écriture médiévale », dans Romania, 106, 1985, p. 1-18 ; M. T. C l a n c h y ,
From Memory to Written Record. England, 1066-1307, Cambridge Mass., 19932.
248 R o sa M a r ia D e s s í
question par la suite - , mais plutôt la parole envisagée comme pratique sociale.
Zelina Zafarana avait bien compris l’importance d’une « histoire de la prédication
prenant en considération non seulement la chaire, mais aussi le moment de la
prédication en tant que fait culturel global », car « la prédication n’est pas seule
ment l’expression de personnes singulières ; c’est le fruit d’un milieu et le résultat
d’une œuvre d’une certaine manière collective »10. Ce n’est pas uniquement la
prédication, mais toute forme de prise de parole publique qu’il conviendrait
d’envisager comme un « fait culturel global ». La distinction, souvent prélimi
naire à l’analyse des documents, entre discours religieux et discours politique est,
me semble-t-il, moins adaptée aux réalités médiévales que celle qui renvoie aux
catégories de litterati et d’illitterati, binôme correspondant, du moins pendant un
certain temps, à celui de clercs et laïcs. Pour autant, ces catégories renvoient à des
réalités qui ne sont pas immuables : à partir du xne siècle, le monde des litterati
s’élargit sans cesse à de nouveaux groupes sociaux11.
Dans le cas mentionné au début de cette étude, c’est la quasi-concio ou le
quasi-sermon de François d’Asisse qui attire en premier lieu l’attention. La prédi-
cation-concio suppose la rencontre, dans un contexte précis, entre un orateur et
son public ; il s’agit d’une pratique sociale qui peut précéder des événements
subversifs (on pense aux mouvements hérétiques) ou dont la fonction est de
maintenir et de légitimer l’ordre d’une société : en favorisant la paix civile,
laquelle s’accompagne généralement d’un pacte juridique et même du renouvelle
ment des statuts urbains. Dans un cas comme dans l’autre - rupture ou maintien
de l’ordre - , cette pratique suppose la promotion de nouvelles formes de commu
nication12 et se constitue en modèle pour de nouveaux systèmes de relation entre
les individus et les institutions. Si l ’on considère le discours parénétique comme
une pratique sociale, la notion d'habitus proposée par Pierre Bourdieu peut s’avé
rer utile pour apprécier les variations de cette pratique, tout en reconnaissant
l’autonomie relative des acteurs sociaux par rapport aux situations immédiates.
Afin de rendre compte des usages de la parole publique, il faut alors recourir à
10. Z . ZAFARANA, « Bernardino nella storia della predicazione popolare », dans Bernardino predicatore
nella società del suo tempo, Convegni del Centro di Studi sulla Spiritualità Medievale, XVI, Todi,
9-12 ott. 1975, Todi, 1976, p. 39-70, notamment p. 69-70, repris dans EA D EM , Da Gregorio a
Bernardino da Siena, cit.
11. A. PETRUCCI, « Pouvoir de l ’écriture, pouvoir sur l’écriture dans la Renaissance italienne », dans
Annales ESC, 43,1988, p. 823-847 ; C. DlONISOTTI, « Chierici e laici », dans Geografia e storia della
letteratura italiana,Turin, 1967, p. 55-88.
12. Sur les relations entre communication orale et communication visuelle : L. BOLZONI, La Rete delle
immagini. Predicazione in volgare dalle origini a Bernardino da Siena, Turin, 2002. Comme cela a été
affirmé par M. M. D o n a t o (« La bellissima inventiva : immagini e idee nella Sala della Pace », dans
Ambrogio Lorenzettì : il Buon governo, éd. E. CASTELNUOVO, Milan, 1995, p. 23-41, ici p. 29), la
fresque du Bon Gouvernement de Sienne est « comme une prédication figurée ». J’ai avancé quelques
hypothèses sur les rapports entre les discours des laïcs sur la justice et le Bon Gouvernement :
R. M. DESSI, « La giustizia in alcune forme di comunicazione medievale », cit., p. 224-229.
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e V I t a l ie u r b a in e 249
trois notions : l’enjeu, la stratégie et Vhabitus. Ces catégories - qui doivent être
analysées dans leurs interrelations - correspondent à trois types d’interprétation.
En ne considérant que l’enjeu et la stratégie, nous risquerions de réduire les
pratiques de la parole à un processus mécanique : eu égard à un enjeu, qui est le
facteur de cohésion sociale, la stratégie est la réponse explicite de la personne ou
du groupe qui s’adonne à ces pratiques dans une conjoncture précise. Bien que
nécessaires et fonctionnelles, les prises de parole publiques sont aussi partielle
ment autonomes par rapport aux situations concrètes, en tant qu’elles résultent,
précisément, de la relation dialectique entre telle situation et l ’habitus, ce dernier
étant entendu comme le produit de l’éducation, qui laisse une porte ouverte au
champ du possible en histoire13.
Pour reconnaître aux pratiques de la parole un rôle actif dans les processus
sociaux, la définition wébérienne de la prédication peut être d’un certain
secours14. Selon Max Weber, la prédication participe à la prophétie : elle perd
généralement de son importance lorsque la routine transforme la religion révélée
en entreprise sacerdotale. Le pouvoir de la prédication est le plus fort dans les
moments de tensions et de crise, c’est-à-dire lorsque le prédicateur peut se faire
prophète. Le prophète suscite une rupture de l’ordre social, mais légitime et justi
fie en même temps, sans en être toutefois conscient, un ordre nouveau.
Considérer que le moment prophétique et la rupture de l ’ordre ne sont pas tout à
fait prévisibles, en tant qu’ils résultent de la rencontre entre Vhabitus et la
conjoncture, permet d’échapper à l’illusion de la totale autonomie du discours
religieux et, à l’opposé, aux théories qui en ferait un simple reflet des structures
sociales ou une réponse mécanique aux besoins de la société15.
13. « La pratique est à la fois nécessaire et relativement autonome par rapport à la situation considérée
dans son immédiateté ponctuelle parce qu’elle est le produit de la relation dialectique entre une situa
tion et un habitus, entendu comme un système de dispositions durables et transposables qui, intégrant
toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions,
d’appréciations et d’actions, et rend possible l ’accomplissement de tâches infiniment différenciées
[...] » (P. BOURDIEU, Esquisse d ’une théorie de la pratique, Paris, 1972, p. 178). Sur l’emploi variable
de la catégorie d’habitus dans la sociologie de P. Bourdieu, voir les remarques d’A. TORRE (« Percorsi
della pratica 1966-1995 », dans Quaderni storici, 90, 1995, p. 799-829) qui souligne les risques liés à
l ’emploi d’habitus et stigmatise la « perdita di valore della interazione concreta, delle situazioni in cui
i fenomeni sociali si producono e manifestano » dans le but de réévaluer la valeur de Taction (ibid.,
p. 816). Alain Guerreau souligne, au contraire, l ’utilité des catégories d ’enjeu, stratégie et habitus pour
« penser l ’imbrication du temps dans la structure sociale » (A. GUERREAU, L ’Avenir d ’un passé incer
tain. Quelle histoire du Moyen Âge au XXIe siècle ?, Paris, 2001, p. 225-226).
14. Sur les théories wébériennes concernant la prophétie et le chef charismatique, cf. P. BOURDIEU,
« Genèse et structure du champ religieux », dans Revue française de sociologie, 12,1971, p. 295-334,
en particulier p. 331-334.
15. « Max Weber, qui s’accorde avec Marx pour établir que la religion remplit une fonction de conserva
tion de l ’ordre social en contribuant, pour parler son langage même, à la « légitimation » du pouvoir
des « dominants » et à la « domestication des dominés », fournit le moyen d ’échapper à l ’alternative
250 R o sa M a r ia D e s s í
simpliste dont ses analyses les plus incertaines sont le produit, c’est-à-dire à l’opposition entre l ’illu
sion de l ’autonomie absolue du discours mythique ou religieux et la théorie réductrice qui en fait le
reflet direct des structures sociales : mettant en pleine lumière ce que les deux positions opposées et
complémentaires ont en commun d ’oublier, à savoir le travail religieux que réalisent les producteurs et
les porte-paroles spécialisés, investis du pouvoir, institutionnel ou non, de répondre, par un type déter
miné de pratique ou de discours, à une catégorie particulière des besoins propres à certains groupes
sociaux, il trouve dans la genèse historique d’un corps d’agents spécialisés le fondement de l’auto
nomie que la tradition marxiste accorde, sans en tirer toutes les conséquences, à la religion [...] »
(P. BOURDIEU, « Genèse et structure du champ religieux », cit., p. 299). Sur la sociologie de la reli
gion, cf. S. TRIGANO, Qu’est-ce que la religion ? La transcendance des sociologues, Paris, 2001, qui
prétend démasquer, pour la critiquer, la transcendance cachée dans les théories des grands sociologues
(Marx, Durkheim, Weber, Bourdieu), coupables d ’avoir produit d’abord le déconstructivisme, puis le
post-modemisme (« Du projet de la déconstruction - en ce qui nous concerne : le rabattage de la
religion sur la politique - à l ’idée que toute réalité est construite et donc qu’il n’y a pas de réel plus
vrai que les réalités partielles et trompeuses des sujets sociaux, il n’y a qu’un pas » : ibid., p. 305), et
qui termine par une proposition se voulant efficace pour penser le « divin » en se basant sur le langage
en tant que réalité extérieure aux hommes. Cf. aussi, du même, Alle radici della modernità : genesi
religiosa del politico, Gênes, 1999, en particulier p. 35. Le débat se poursuit dans Qu’est-ce que le
religieux ? Religion et politique, dans Revue du MA.U.S.S., 22,2003.
16. C. DELCORNO, « Professionisti della parola : predicatori, giullari, concionatori », cit., p. 5. Ces consta
tations ne peuvent toutefois nous aider à comprendre les transformations dans la pratique de la prise de
parole publique ou l’apparition de nouveaux acteurs recourant à des formes oratoires héritées du passé.
Angelo Torre se pose de semblables questions à propos des études relatives aux rapports entre clercs et
P r a t iq u e s d e l a p a r o l e d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 251
Wanderprediger d e l a pa ix u r b a in e
Pacifier par la parole n’était pas une innovation des ordres mendiants : avant
les Prêcheurs et les Mineurs, des ermites prédicateurs, que les historiens alle
mands ont qualifié de wanderprediger18, s’étaient employés à obtenir la paix
entre les familles et les pouvoirs en lutte. Comme l’écrit à juste titre Patrick
Henriet, la parole érémitique était avant tout une parole de paix, de concorde et de
restructuration sociale. Les licentiae praedicationis, autorisations de prêcher
accordées aux ermites par les autorités ecclésiastiques, doivent être interprétées
laïcs : A. TO RRE, « Vita religiosa e cultura giurisdizionale nel Piemonte di antico regime », dans Fonti
ecclesiastiche per la storia sociale e religiosa d ’Europa : XV-XVÜ secolo, éd. C. NUBOLA,
A . TURCHINI, Bologne, 1999,p. 181-211, notammentp. 188.
17. « Le prophète qui réussit est celui qui réussit à dire ce qui est à dire, dans une de ces situations qui
paraissent appeler et refuser le langage, parce qu’elles imposent la découverte de l'inadéquation de
toutes les grilles de déchiffrement disponibles. Mais plus profondément, l’exercice même de la fonc
tion prophétique n ’est concevable que dans des sociétés qui, échappant à la simple reproduction, sont,
si l’on peut dire, entrées dans l’histoire : à mesure que l ’on s’éloigne des sociétés le plus indifféren
ciées et le plus capables de maîtriser leur propre devenir en le ritualisant (rites agraires et rites de
passage), les prophètes, inventeurs du futur eschatologique et, par là, de Vhistoire comme mouvement
vers le futur, qui sont eux-mêmes les produits de l ’histoire, i.e. de la rupture du temps cyclique qu’in
troduit la crise, viennent remplir la place jusque-là impartie aux mécanismes sociaux » (P. B o u r d i e u ,
« Genèse et structure du champ religieux », cit., p. 333). Sur le pouvoir charismatique et la prophétie,
voir désormais la synthèse historiographique de R. M lC H E T n , « Gli storici e il profetismo medievale :
alcuni percorsi degli studi tra XIX e XX secolo », dans L ’attente des temps nouveaux : eschatologie,
millénarisme et visions du futur du Moyen Âge au XXe siècle, éd. A. VAUCHEZ, Tumhout, 2002,
p. 111-133, auquel je renvoie pour la bibliographie des études sur la prophétie au Moyen Âge.
18. Le terme s’est imposé au début du XXe siècle avec J. von WALTER, Die ersten Wanderprediger
Frankreichs. Studien zur Geschichte des Mönchtum, Leipzig, 1903-1906.
252 R o sa M a r ia D e s s í
comme un moyen utilisé par l’Église pour pacifier la société chrétienne par le
biais de ces personnages charismatiques19.
Avant l’arrivée des ordres mendiants, durant et après la réforme grégorienne, les
catégories de ceux qui avaient le droit de prêcher furent mises en discussion20.
Certains laïcs tinrent des discours pour défendre la réforme - ici un juge, là un
simple illitteratus. Leurs prises de parole furent connotées de manière négative ou
positive en fonction du camp ou du parti qu’ils choisirent et du contenu de leur
discours21 : dans le premier cas, nous trouvons le tenne de concio, au sens de parole
publique, et dans le second, celui à’exhortatio, à savoir une parole adressée à un
cercle limité de personnes, mais jamais, s’il s’agissait de laïcs, celui de praedicatio.
A la manière des wanderprediger, certains laïcs non nobles et illitterati prê
chèrent et œuvrèrent pour la paix, tels de nouveaux prophètes défenseurs de cette
communitas urbaine qu’allaient bientôt définir les théologiens et juristes de la
cité2223. C’est qu’il y avait un lien très étroit entre le premier idéal urbain, où la
ville est envisagée comme une confrérie de cives unis dans la caritas23 et üés par
19. P. HENRIET, « Verbum Dei disseminando. La parole des ermites prédicateurs d’après les sources hagio
graphiques (xie-xne siècles) », dans La parole du prédicateur siècle), éd. R. M. DESSÌ et
M. LAUWERS, Nice, 1997 (Collection du Centre d’études médiévales de Nice, 1), p. 153-185, ici
p. 182.
20. M. LAUWERS, « Praedicatio - exhortatio. L’Église, la réforme et les laïcs (XP-xme siècle) », dans La
parole du prédicateur, cit., p. 187-233, notamment p. 231. Sur les lai'cs et la Patona : G. MICCOLI,
« Per la storia della Pataria milanese », dans Ballettino dell'Istituto storico italiano per il medio evo e
Archivio muratoriano, 70, 1958, p. 43-123, repris dans IDEM, Chiesa Gregoriana. Ricerche sulla
Riforma del secolo XI, Florence, 1966, p. 101-160 ; C. VIOLANTE, « I laici nel movimento patarino »,
dans I laici nella « societas Christiana » dei secoli XI e XII, Atti della terza Settimana intemazionale di
studio, Mendola, 21-27 agosto 1965, Milan, 1968, p. 597-697.
21. Plusieurs cas sont examinés par M. LAUWERS, « Praedicatio - exhortatio », cit., p. 191.
22. L’idéal de paix et la vertu de la caritas sont à la base du serment communal et sous-tendent la nais
sance de la Commune urbaine. H s’agit là d’une question fort vaste qu’il n ’est pas possible de traiter
dans le cadre de cette étude ; je me limite à mentionner la contribution récente de H. KELLER, « La
responsabilità del singolo e l’ordinamento della comunità. Il cambiamento dei valori sociali nel xn
secolo », dans II secolo x n : la « renovatio » dell'Europa cristiana, éd. G. CONSTABLE, G. GRACCO,
H. K e l l e r , D. Q u a g l i o n i , (Annali dell’Istituto storico italo-germanico in Trento, Quaderni, 62),
Bologne, 2003, p. 67-88. P. COSTA, « Civitas ». Storia della cittadinanza in Europa, dalla civiltà
comunale al Settecento, I, Bari, 1999, affirme justement : « La città come luogo o come ordinamento
particolare, come ius civium o ius proprium (civitatis), non è comprensibile per il giurista, per il
teologo medievale, se non in quanto inserita all’interno di una rappresentazione complessiva del
mondo politico-giuridico ; e anche quando la Politica di Aristotele, grazie alla traduzione di Guglielmo
di Moerbeke, inizia, proprio nel pieno fiorire della civiltà comunale, il suo secolare cammino nella
cultura europea, la continuità semantica fra civitas (e civitates) e Civitas prosegue indisturbata » {ibid.,
p. 6). Cf. aussi D. QUAGLIONI, « The legal definition of Citizenship in the Late Middle Ages », dans
City states in classical and medieval Italy : Athens and Rome, Florence and Venice, éd. A . MOLHO,
K. R a a f l a u b , J. E m l e n , Stuttgart, 1991, p. 155-168, et du même, « Civitas : appunti per una rifles
sione sull’idea di città nel pensiero politico dei giuristi medievali » dans Le ideologie della città
europea dall’umanesimo al romanticismo, éd. V. CONTI, Florence, 1993, p. 59-76.
23. Sur la vertu de la caritas : A. GUERREAU-J a LABERT, « Spiritus et caritas. Le baptême dans la société
médiévale », dans La Parenté spirituelle, éd. F. HÉRITIER et E. C o p e t -ROUGIER, Paris, 1995, p. 133-203.
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t alie u r b a in e 25 3
24. Significatif, le cas d’une « prédication » pour la civitas prononcée par Dino Compagni (DINO
COMPAGNI, Cronica, éd. D. Cappi , Rome, 2000, H, 31-32, p. 52). Le chroniqueur florentin raconte
qu’il a réuni, avant l ’arrivée de Charles de Valois dans la cité en 1301, molti buoni cittadini dans l’é
glise de San Giovanni pour leur tenir un discours de paix et d ’union, dont il rapporte les mots : « Cari
e valenti cittadini, i quali comunemente tutti prendesti il sacro battesimo di questa fonte, la ragione vi
sforza e strìgne ad amarvi come cari frategli ; e ancora perché possedete la più nobile città del
mondo. Tra voi è nato alcuno sdegno per gara d ’ufici, li quali, come voi sappete, i miei compagni e io
con saramento v ’ab<b>iamo promesso d ’acomunarli. Questo signore viene, e conviensi onorare.
Levate via i vostri sdegni e fate pace tra voi, acciò che non vi truovi divisi. Levate tutte l ’offese e ree
volontà state tra voi di qui adietro : siano perdonate e dimesse, per amore e bene della vostra città.
E sopra questo sacrato fonte, onde traesti il santo battesimo, giurate tra voi buona e perfetta pace,
acciò che il signore che viene truovi i cittadini tutti uniti. »
25. Sur la phase de transition et le système « podestarile-consiliare », cf. E. ARTIFONI, « Città e comuni »,
dans Storia medievale, Rome, 1998, p. 363-386. Sur les podestats, voir désormais I podestà dell’Italia
comunale. I. Reclutamento e circolazione degli ufficiali forestieri (fine XII sec.-metà XIV see.), éd.
J.-Cl. M a ir e V ig u e u r , Rome, 2000.
26. E. ARTIFONI, « Retorica e organizzazione del linguaggio », cit.
27. Sur la prédication et la cité : J. L E G O FF et J.-Cl. SCHM ITT, « Au XIIIe siècle. Une parole nouvelle »,
dans Histoire vécue du peuple chrétien, éd. J. Delumeau, I, Toulouse, 1979, p. 257-279 ;
C. CASAGRANDE, S . VECCHIO, / peccati della lingua. Disciplina ed etica della parola nella cultura
medievale, Rome, 1987 ; ALBERTANO da BRESCIA, « Liber de doctrina dicendi et tacendi » : la parola
del cittadino nell’Italia del Duecento, éd. P. Navone, Florence, 1998 (avec la bibliographie).
28. Selon le prologue de la Vie de Rainier, écrite par le chanoine Benincasa vers 1161-1162 : « Exorsus est
itaque hic beatissimus Raynerius spiritu Dei plenus, populo euangelizans, multa loquens et exhortons :
Deus, fratres mei, me ad vos per vestram salutem misit. Nuntio eius nomine, ex eius mandato, pacem,
gaudium, et laetitiam, et vestrae civitatis exaltationem futuram vobis » ( Vita auctore Benincasa, dans
A ASS. lun. III, p. 421-469, ici p. 426).
29. A. Va u CHEZ, « Le “trafiquant céleste” : saint Hom ebon de Crémone ( t 1197), m archand et “père des
pauvres” », dans Horizons marins, itinéraires spirituels (Ve-XIIIe siècles), I Mentalités et sociétés, éd.
H. DUBOIS, J.-Cl. HOCQUET, A. VAUCHEZ, Paris, 1987, p. 115-122 ; « Beatus vir et re et nomine
Homobonus ». La figura di sant’Omobono ad ottocento anni dalla morte (1197-1997), éd. A. FOGLIA,
Crém one, 1998. La lettre de canonisation d ’Hom ebon, datée du 12 janvier 1199, dans laquelle sont
brièvem ent décrits quelques traits de la vie du saint, est transcrite dans les registres d ’innocent IH.
Paix, sainteté et lutte contre l ’hérésie y sont mis en relation : « Et in hoc presertim hereticorum confun
datur perversitas, cum ad catholicorum tumulos viderint prodigia pullulare [...] ». Hom ebon est un
aspernator heretice pravitatis et vir pacificus qui agit super pace reformanda per civitatem (Vatican,
254 R o sa M a r ía D e s s í
encore Raimondo Zanfogni (mort en 1200)30, ont tenté de pacifier leur ville, assu
mant le rôle de « podestats-prophètes ». Une véritable hagiographie des saints de
la paix et de la résolution des conflits se développe alors31. Dans la Vie qu’il écrit
vers 1212, un certain magister Rufinus raconte comment Raimondo, un cordon
nier de Plaisance, avait décidé de fréquenter des religieux savants afin
d’apprendre la « science sacrée ». Fort de cet endoctrinement improvisé,
Raimondo tint des exhortations au cercle restreint de ses compagnons de travail. Il
n’en perdit pas pour autant le statut d’illitteratus : Raimondo connaissait les inter
dits concernant les laïcs en matière de prédication et de condonatio et, de ce fait,
évitait de prendre la parole en un heu public32. L’hagiographe fait pourtant état
d’un discours et d’une action pour la paix menée par Raimondo, en un récit où
rien n’est laissé au hasard. Pour apaiser les conflits qui déchiraient les partes dans
la cité, Dieu concéda au cordonnier le pouvoir de prendre la parole, ainsi que
Archivio Segreto, Innocentius IH, Breves, Arm. XXXIX, I, f°s 76 v°-78 r°, éd. dans Die Register
Innocenz 111. Pontifikatsjahr 1198-99, éd. O. Hageneder-A. Haedacher, I, Graz-Cologne, 1964,
p. 761-764). Sur les relations entre sainteté et lutte anti-hérétique, cf. R PACIOCCO, Da Francesco ai
« Cataloghi Sanctorum ». Livelli istituzionali e immagini agiografiche nell'ordine francescano (secolo
XIII-XIV), Assise, 1990, p. 26-41. Dans le texte pontifical, il n’est pas fait allusion à la prédication, mais
certaines versions de la Vie rapportent qu’en dépit des demandes incessantes de ses concitoyens,
Homebon refusait de prêcher et se limitait à donner de brefs conseils. Cf. D. PIAZZI, Omobono di
Cremona. Biografie dal XIII al XVI secolo. Edizione, traduzione e commento, Crémone, 1991.
30. La Vie de Raimondo Zanfogni, surnommé Palmerio en raison de ses pèlerinages dans les lieux saints,
fut rédigée en 1212 par magister Rufinus, chanoine de Plaisance, mais aucun manuscrit de cette
première Vie n’a été conservé. On dispose aujourd’hui de deux versions du texte. La première, Vita
Sancti Raymundi Palmarii confessoris, auctore Rufino, éditée dans les Acta Sanctorum, est la traduc
tion d’une versio italica (rédigée dans la première moitié du XVIe siècle et perdue) de l’original de
Rufin. La seconde est une autre version en vulgaire, écrite au xvne siècle par Pier Maria Campi et
inspirée de la Vie latine de Rufin (P. M. CA M PI, Vita di S. Raimondo Palmerio, Plaisance, 1618). Sur
tout cela, voir désormais M. G a z z i n i , « Memoria “religiosa” e memoria “laica”. Sulle origini di
ospedali di area padana (secoli xn-xiv) », dans La Mémoire des origines dans les institutions médié
vale, éd. C. C a b y , Mélanges de l ’École française de Rome. Moyen Âge, 115, 2003, p. 361-384, en
particulier p. 361-364. Cf. aussi A. VAUCHEZ, « Raimondo Zanfogni », dans Bibliotheca sanctorum,
IX, Rome, 1968, col. 26-29. L. CANETTI, « H santo vivente. Raimondo Palmerio e Piacenza », dans
IDEM « Gloriosa civitas ». Culto dei santi e società cittadina a Piacenza nel Medioevo, Bologne, 1993,
p. 167-291, consacre de denses développements à Raimondo. Je n’ai pu consulter la Vie de Campi ;
j ’utilise celle éditée dans les Acta Sanctorum.
31. Luigi Canetti souligne le nécessaire « distacco, vero e proprio rituale dissociativo di inversione sociale
che si realizza nella forma specifica della peregrinatio-xenitéia [...] e la riconversione alla civitas [...]
alle cui tensioni e dissonanze Raimondo offriva [...] le risorse di un potere che, se pure pubblicamente
riconosciuto, non trovava alcun riscontro o formale legittimazione » (« Gloriosa civitas ». Culto
dei santi e società cittadina a Piacenza, cit., p. 273-274). Ces saints de la cité devaient d’abord parcou
rir les lieux saints, ceux de la Civitas, avant de devenir prophètes de la civitas, c’est-à-dire de leur
patrie.
32. A A SS. Iui., V I, p. 648b-649a. Henri de Suse condamne les prédicateurs laïcs, même lorsqu’ils sont lit
terati : « Nullus enim quantumcunque litteratus predicare debet » (HOSTEENSIS, Lectura in quinque
Decretalium Gregorianarum libros, Paris, 1512, f° 36 r°, cité par M. LAUWERS, « Praedicatio - exhor
tatio », c it.,p . 231).
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 255
42. Sur le lexique de la politique au x m e siècle : E. ARTIFONI, « Retorica e organizzazione », cit., p. 182.
43. ALANI D e In su lis Summa de arte praedicatoria, cap. 1, dans PL 210, col. 112. Le passage est cité et
commenté par E. ARTIFONI, « Sull’eloquenza politica », cit., p. 68, et C. DELCORNO, « Professionisti
della parola », cit., p. 17.
44. C f . les considérations de N. BÉRIOU dans Les Sermons et la visite pastorale de Federico Visconti
archevêque de Pise (1253-1277). Édition critique par N . BÉRIOU et I . LE M ASN E DE CHERMONT, avec
la collaboration de P. BOURGAIN et M . INNOCENTI. Avant-propos de A. V a u c h e z et E . C r i s t i a n i ,
Rom e, 2001, p. 241-243.
45. Ibid., n° 94, p. 998-1000, ici p. 999. Sur les relations entre harangue et prédication dans les sermons de
Federico Visconti, je renvoie au commentaire de N . BÉRIOU (ibid., p. 109,224).
P r a t iq u e s d e l a p a r o l e d e pa ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 257
« Je vous donnerai la bouche et la sagesse [Luc 21, 15]. Dieu promet ici de donner
deux choses, nécessaires pour exposer de manière utile et élégante : à savoir la
bouche, c’est-à-dire une langue savante, par laquelle on parle élégamment, et la
sagesse, par laquelle on parle utilement. Sachez, en effet, que l’une sans l’autre n’est
pas suffisante pour ceux qui veulent prêcher et aussi haranguer utilement. »46
Pour autant, les deux types d’orateurs ne sont pas confondus. Federico
Visconti entendait certes dénoncer les harangueurs qui ne faisaient pas preuve
d’un langage cultivé et de sagesse47, mais il rappelle aussi, le jour de la
Pentecôte, que par la bouche des prédicateurs, c’est l’Esprit-Saint qui parle, que
leur parole - le verbum praedicationis - est destinée à la conversion et au salut
des hommes. Il ajoute enfin que « Mineurs et Prêcheurs, savants en théologie »
sont, par excellence, les « collaborateurs de la prédication des prélats »48. Si j ’é
voque les propos de Federico Visconti, c’est parce que l ’archevêque de Pise, bien
conscient du rôle de sa parole ad rei publicae confirmationem, tint, en 1267, un
sermon-arenga sur la paix devant le podestat et le Grand Conseil, dans le but de
convaincre les autorités civiles à envoyer des représentants de Pise auprès de
Charles d’Anjou pour signer la paix de Toscane. Ce sermon, qu’étudie Nicole
Bériou dans ce volume, fut du reste suivi par un instrumentum publicum49.
U ars de la parole, qu’elle renvoie ou non à la grâce sacramentelle dérivant de
l’Esprit-Saint, appartenait de toute façon aux litterati à qui ne devait pas manquer
la scientia. Cela avait déjà été soutenu par les plus grands défenseurs de la rheto
rica assimilée à la Sapientia Salomonis, ces « hommes de la Sagesse », comme
Boncompagno da Signa et Guido Faba, ainsi que les a définis Enrico Artifoni50.
46. « Ego dabo vobis os et sapientiam. Duo hic promittit se Dominus daturum que sunt necessaria ad
pulcre et utiliter proponendum, scilicet os, idest linguam eruditam qua pulchre proferat, et sapientiam
qua utiliter proferat. Nostis enim quod unum istorum sine altero non sufficit volentibus utiliter predi
care vel etiam arengare » (sermon du 23 mai 1260, éd. n° 2, p. 347).
47. Federico Visconti aborde encore cette question dans un autre sermon : « Ista etiam duo sunt necessaria
volenti bene arengare ad populum vulgaliter ; et nota quod unum sine alio non sufficit » (ibid., n° 41,
p. 657).
48. Sermon du 23 mai 1260, éd. n° 2, p. 347,351. Dans d’autres sermons, Federico Visconti revient sur la
prédication des Prêcheurs et des Mineurs dans son diocèse (nos 44,45,57, éd. p. 670,688,777).
49. Ibid., p. 449-458.
50. E. ARTIFONI, « Sapientia Salomonis. Une forme de présentation du savoir rhétorique chez les dictato
res italiens (première moitié du xm e siècle) », dans La parole du prédicateur, cit., p. 291-310 ; IDEM ,
« Boncompagno da Signa, i maestri di retorica e le città comunali nella prima metà del Duecento »,
dans II pensiero e l ’opera di Boncompagno da Signa, Atti del Convegno Nazionale, Signa 23-24 feb
braio 2001, éd. M. Baldini, Signa, 2002, p. 23-36. Boncompagno divinise certes la rhétorique ; toute
fois, il place la théologie au plus haut degré de l’échelle des savoirs en tant que science divine
supérieure à toutes les autres, la seule qui demeurera lorsque la langue des juges et la sagesse mon
daine se tairont : « Contra theologiam, que in terris divinis est obsequiis deputata, nemo debet aliquid
allegare, quoniam illa sola remanebit, quando causidicorum lingue cessabunt et mundana sapientia
destruetur » (BONCOMPAGNO DA SIGN A , Rhetorica novissima, 9.3.12, que je cite à partir de l’édition
électronique de Boncompagno par S. M. Wight <http ://dobc.unipv.it/scrineum/wight>).
258 R o sa m a r ia d e s s í
Dans les villes italiennes où règne trop de liberté, écrit Boncompagno, il y a des
contionatores laïcs, a sola consuetudine instructi, qui parlent sans posséder la
scientia51. Ce constat, teinté ici seulement de regret, ne demeura pas critique
stérile. L’auteur de YOculus pastoralis (1222) et Jean de Viterbe dans son Liber
de regimine civitatum (vers 1260) expliquent avoir été poussés à composer leur
traité pour instruire ces rudes qui assumaient des charges de gouvernement urbain
et leur permettre de pouvoir tenir des discours civiques5152. Le causidicus Albertano
de Brescia écrivait également ses traités pour éduquer les laïcs à la parole53.
Ainsi les ecclésiastiques, d’un côté, et les dictatores et juristes, de l’autre,
menèrent une action pour instruire et en même temps canaliser dans les structures
urbaines les orateurs laïcs. Dans les faits, ce sont surtout les Mendiants qui
51. « Omnes contionatores habent contionandi scientiam magis per consuetudinem quam naturam, quia
non potest esse scientia naturalis, maxime cum verba contionatorum in abusionem et aperta mendacia
dilabuntur, nec esse valet quod aliquando non referant veritatem [...]. Verum quia contionandi offi
cium rarissime ad viros pertinet litteratos, idcirco hec plebeia doctrina est laids Italie reliquenda, qui
ad narrandum magnalia contionum a sola consuetudine sunt instructi » (BONCOMPAGNO DA SIGNA,
Rhetorica novissima, 13.1.10 et 13.1.11, éd. SM . WIGHT < http ://dobc.unipv.it/scrineum/wight >). Le
passage est cité et commenté par E. Arufoni, « Boncompagno da Signa », cit., p. 29-30. De telles
assertions ne pourraient-elles pas justifier plutôt qu’exclure l ’hypothèse de Muratori d’une attribution
de VOculus à Boncompagno (L. M. MURATORI, Antiquitates Italicae Medii Aevi, IV, Milan, 1741,
col. 92c) ? Contee l ’attribution à Boncompagno : A. Gaudenzi, « Sulla cronologia delle opere dei
dettatori bolognesi da Buoncompagno a Bene di Lucca », dans Bullettino dell’Istituto storico italiano,
14, 1895, p. 115 et suiv., A. Galletti, L ’eloquenza (dalle Origini al XVI secolo), H, Milan, 1938,
p. 457, D. FRANCESCHI, « VOculus pastoralis e la sua fortuna », dans Atti della Accademia delle
Scienze di Torino, 99,1964-1965, p. 205-261, en particulier p. 228-236.
52. Dans le prologue de VOculus pastoralis : « In hoc opuscolo, quod rogatus quasi invitus agredior, stillo
clariori et simplici dictamine fungar ; quoniam simplicitas est amica laicis rudibus et modice literatis,
ad utilitatem quorum si qui quandoque ad locorum regimina sint assumpti, sequentia componuntur, ut
ex eis aliqua subtili ingenio et sagaci praelibare valeant quibus rectoriçent in subiectos et alios, cum
ocurerit utilitas vel necessitas proponendi » (Oculus Pastoralis pascens officia et continens radium
dulcibus pomis suis, éd. D. FRANCESCHI, Turin, 1966 (Memorie dell’Accademia delle Scienze di
Torino. Cl. di Scienze Morali, Storiche e Filologiche, s. TV, n. 11), p. 23). Dans son De regimine civita
tum, Jean de Viterbe évoque des motivations semblables à celles exprimées dans VOculus pastoralis :
« rudes vero et indoctos in eodem opusculo fideliter edoceri non pigeat, ut postmodum ispius commodis
peritia eruditi, ad regendum alios secure accedentes, de suo bono regimine consequantur commodum,
gloriam et honorem » (JOHANNIS VlTERBIENSIS Liber de regimine civitatum, éd. G. SALVEMINI,
Bologne, 1901 (Bibliotheca iuridica medii aevi, IH), p. 217-280 ; cf. G. SALVEMINI, « II Liber de regi
mine civitatum di Giovanni da Viterbo », dans Giornale storico della letteratura italiana, 41, 1903,
p. 2-21). Voir aussi C. FROVA, « Storiografia e poesia nello specchio dei testi di retorica civile », dans
Storiografia e poesia nella cultura medioevale, Atti del colloquio, Roma 21-23 febbraio 1990, Rome,
1999, p. 213-222, en particulier p. 215-216. Sur VOculus : D. QUAGLIONI, « Politica e diritto al tempo
di Federico H. VOculus pastoralis (1222) e la sapienza civile », dans Federico II e le nuove culture,
Atti del XXXI Convegno storico intemazionale, Todi 9-12 ottobre 1994, Spolète, 1995, p. 3-26 ;
E . ARTIFONI, « Retorica e organizzazione del linguaggio politico », cit. ; P. C a m m a r o s a n o ,
« L’éloquence laïque dans l’Itahe communale », cit. ; R. M. D ESSI, « La giustizia in alcune forme di
comunicazione », cit.
53. ALBERTANO DA BRESCIA, « Ü ber de doctrina dicendi et tacendi », cit.
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 259
54. « Tu dell’ordine di santo Domenico, che d i’ che non ci dobbiamo impacciare dello Stato, tu non hai
bene letto ; va’, leggi le Croniche dell’ordine di santo Domenico, quello che lui fece nella Lombardia
ne’ casi di Stati. E così di san Pietro martire quello che fece in Firenze, che s' intromisse per compo
nere e quietare questo Stato, intanto che il trattato della sua morte fu fatto in questa città. El cardinale
messer Latino, dell’ordine nostro, fu egli quello che fece la pace tra guelfi e ghibellini. Santa Caterina
da Siena fece fare la pace in questo Stato al tempo di Gregorio papa. Lo arcivescovo Antonino, quante
volte andava in Palagio per ovviare alle leggi iniquie, che non sifacessino ! Ma dimmi, chi sono quelli
che debbono pacificare e comporre la città di Firenze ? Certo non bisogna già gli appassionati.
Adunque debbe essere pure qualcuno dì mezzo, senza passione » (prédication du 20 janvier 1495 :
Girolamo Savonarola, Prediche sopra i Salmi, éd. V. Romano, I, Rome, 1969, p. 107-108).
260 R o sa M a s ía D e s s í
55. À partir du thème Potestas et terror apud eum qui facit concordiam in sublimibus suis (Job 25,2), le
dominicain évoque la paix et la justice à propos des motifs qui doivent conduire à la révision des
ordonnances et cite l ’Épître aux Ephésiens 2, 14 : « Quia ipse [Deus] est pax nostra qui fecit
utrumque, idest magnos et populum, unum, idest unius velle [...]. Et ideo omnis iniustitia removenda
est a statutis civitatis » (S a l v a d ORI-FEDERICI, 1 sermoni d ’occasione, le sequenze e i ritmi di Remigio
Girolami fiorentino, Rome, 1901, p. 482 et suiv. ; E. PANELLA, « Nuova cronologia remigiana », dans
Archivum fratrum praedicatorum, 60, 1990, p. 145-311, ici p. 193). Cf. S. GENTILI, « Girolami,
Remigio de’ », dans Dizionario Biografico degli Italiani, Rome, 1999, p. 531-541. Le prédicateur
dominicain a également prononcé un sermon De iustitia, qui nous est parvenu sous la forme d ’un traité
incomplet (cf. O. CAPITANI, « L’incompiuto “tractatus de iustitia” di fra Remigio de’ Girolami », dans
Ballettino dell’Istituto Storico Italiano per il Medio Evo e Archivio muratoriano, 72,1961, p. 91-134).
56. M. C. DE MATTEIS, La teologia politica comunale di Remigio de’ Girolami, Bologne, 1977, et en
dernier lieu : EADEM, « Impegno sociale e pastorale di Francescani e Domenicani », dans Ovidio
P r a t iq u e s d e l a pa r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 261
devant Robert d’Anjou, probablement entre 1310 et 1315, il ne renonce pas à son
idéal municipal, à la théologie de paix, ou mieux : s’il exploite ces thèmes, c’est
pour exalter cette fois un autre régime, celui d’un seul, l’idéal monarchique. Le
roi n’est pas un tyran, et parmi les nombreuses qualités qui le différencient de ce
dernier, il y a sa dimension de roi de paix, qui n’use des armes que pour obtenir
cette paix, alors que le tyran le fait pour attiser la haine57.
Le thème de la paix fait ensuite son apparition dans la propagande du Trecento,
chez des orateurs n’appartenant pas à l’ordre des prédicateurs : il est fréquent dans
les sermons de Robert d’Anjou, dans le programme de Cola de Rienzo58, dans de
nombreuses lettres et orationes de Pétrarque. On le retrouve en particulier dans
certains des discours du tribun de Rome et de son ami humaniste qui se confor
ment, de manière plus ou moins rigoureuse, aux règles de Yars praedicandi59.
C’est à l’époque où renaissaient des mouvements de paix, tels que les pénitents
guidés par Venturino de Bergame dans les années 1330, que refleurit cette élo
quence lai'que, sous l’impulsion du roi Robert et du cercle napolitain et avignon-
nais. Ce « roi à sermon », selon la lucide et péremptoire définition de Dante60,
relança donc la pratique homilétique des laïcs en matière de vie civique. L’activité
de Robert d’Anjou dans le domaine de la prédication fut extraordinaire : indépen
damment de l’appellation teintée d’ironie de Dante, le roi angevin était considéré
comme un roi savant ayant reçu la grâce du sermon, une sorte de rex et praedica
tor selon l’association qu’avait jadis opérée un Alcuin à propos de Charlemagne61.
Robert prêcha en particulier à Gênes après sa nomination comme seigneur de la
ville. Le contenu des sermons prononcés entre 1318 et 1331, examinés dans ce
Capitani. Quarant’anni per la storia medievale, I, éd. M . C. D e M ATTEIS, Bologne, 2003, p. 11-28
avec la bibliographie. Sur le thème de la justice, du bien commun et de la paix dans les sermons de
Giordano de Pisa : C. Iannella , Giordano da Pisa. Etica urbana e forme della società, Pise, 1999,
p. 61-102, ainsi que sa contribution dans ce volume.
57. J.-P. BOYER, « Florence et l ’idée monarchique. La prédication de Remigio dei Girolami sur les
Angevins de Naples », dans La Toscane et les Toscans autour de la Renaissance. Cadres de vie,
société, croyances. Mélanges offerts à Charles-M. de La Roncière, Aix-en-Provence, 1999, p. 363-376,
en particulier p. 366 et suiv.
58. Cf. J.-Cl. M A IRE V igueur , « Cola di Rienzo », dans Dizionario biografico degli italiani, Rome, 1982,
p. 662-676, ici p. 670 ; M . M IG LIO , « Gli ideali di pace e giustizia in Roma a metà del Trecento », dans
La Pace nel pensiero, nella politica, negli ideali del Trecento, Convegni del Centro di Studi sulla spiri
tualità medievale, XV, Todi, 13-16 ottobre 1974, Todi, 1975, p. 175-197.
59. Sur les sermons de Pétrarque, cf. C. GODI, « L’orazione del Petrarca per Giovanni il Buono », dans
Italia medievale e umanistica, 8,1955, p. 45-83.
60. Purgatorio, VIH, 147.
61. J.-P. B O Y ER, « Ecce rex tuus. Le roi et le royaume dans les sermons de Robert de Naples », dans Revue
Mabillon, 67, 1995, p. 101-136, ici p. 112. Sur le modèle du rex praedicator : M. L a UWERS, « Le
glaive et la parole. Charlemagne, Alcuin et le modèle du rex praedicator : notes d’ecclésiologie
carolingienne », dans Alcuin, de York à Tours. Écriture, pouvoir et réseaux dans l'Europe du haut
Moyen Âge (Tours, 4-6 mars 2004), éd. Ph. DEPREUX et B . JUDIC, dans Annales de Bretagne et des
pays de l ’Ouest, 111,2004, p. 221-244.
262 R o sa m a r ia d e s s í
volume par Jean-Paul Boyer, peut être ainsi résumé : la paix et le bien commun
constituent le but de tout gouvernement, et le meilleur moyen d’atteindre paix et
bien commun est d’accepter et de rechercher la tutelle d’un gouvernement mono-
cratique, dont la perfection est incarnée par le chef angevin. Quand il parle en
personne devant les Génois, le roi se propose comme un défenseur et gardien de la
civitas, un chef super partes du gouvernement urbain. L’interprétation aristotélico-
thomiste du bonum commune se fond dans les sermons du roi Robert avec le thème
de la caritas, avant de se déployer au sein d’une argumentation articulée portant
sur la nécessité d’un gouvernant susceptible de sauvegarder la paix urbaine62.
Avec la mort de Robert, le rêve « guelfe » d’un gouvernement urbain sous
tutelle de l’Angevin, destiné à freiner la politique expansionniste des seigneurs de
Milan, se transforme en sentiment d’échec63. Si Robert ne fut pas, comme le
souhaitaient certains, l’unificateur de l ’Italie, ses sermons d’auto-légitimation
relancèrent les prises de parole publiques par les laïcs. Ce qui demeura du roi
Robert ne fut donc pas seulement un mythe, mais aussi les moyens et l’argumen
tation de sa propagande : le sermon tout d’abord, le thème de la paix ensuite.
Grâce à l ’action homilétique du roi prédicateur, la théologie de la paix civile
devint un indispensable instrument de propagande de régime, tant du Popolo que
de la Seigneurie. Avec Remigio, elle avait été utilisée afin d’obtenir et de soutenir,
après l’expulsion de Giano, un équilibre entre les factions, puis afin de défendre
un programme politique monocratique où le roi était opposé au tyran, et la guerre
juste à la guerre qui attise les haines et ne cherche pas la paix. Cola de Rienzo fit
aussi ample usage de la parole publique, en prêchant la paix et la justice64, mais
sa tentative d’union des villes italiennes se solda par un échec65. Peu après la
défaite du tribun de Rome, c’est François Pétrarque qui se lança donc, lui aussi,
dans l’aventure homilétique. Les Visconti, grâce à la largeur de vue de l’arche
vêque Giovanni, réussirent, en effet, à obtenir les services d’un orateur prêt à
62. Cf. S. KELLY, The New Solomon, Robert o f Naples (1309-1343) and Fourteenth-Century Kingship,
Leyde-Boston, 2003, p. 220-227, et surtout la contribution de J.-P. BOYER dans ce volume (avec
l ’édition du sermon prononcé à Gênes en 1318).
63. A. BARBERO, Il Mito angioino nella cultura italiana e provenzale fra Duecento e Trecento, Turin,
1983, p. 121-182, ici p. 162.
64. Nombreux sont les passages de l’Anonyme Romain relatifs aux sermons et dicerie de Cola de Rienzo.
Le chroniqueur raconte par exemple : « Non moito tiempo passao che ammonio lo puopolo per uno
bello sermone vulgare lo quale fece in Santo Ianni de Laterani [...]. Puoi concluse e disse : “Pregove
che la pace con voi aiate” ». Et, à propos de la stratégie de fin de carrière du tribun, le chroniqueur
note : « “mutato" dello sio proponimento, sallìo nella aringhiera e fece uno bello sermone. Fonnaose
nello paternostro : “Dimitte nobis debita”. Puoi scusao li baroni e disse ca volevano essere in servizio
dello puopolo, e pacificaoli collo puopolo » (ANONIMO ROMANO, Cronica, éd. G. PORTA, Milan, 1981,
chap. XVH, p. 108-109 et chap. XVin, p. 141).
65. Sur la tentative d ’« union » de la part de Cola : J.-Cl. M aire VIGUEUR, « Cola di Rienzo », cit.,
p. 670.
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e paix , d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t alie u r b a in e 263
66. Sur la propagande guelfe et gibeline et sur le rôle de Pétrarque : R. M. D E S SÌ, « I nomi dei Guelfi e
Ghibellini da Carlo I d ’Angiò a Petrarca », dans Guelfi e ghibellini nell’Italia del Rinascimento, éd.
G. Chtitolini, M. Gentile , Rome, 2005, sous presse.
67. E. H . WILKINS, Petrarch’s eight years in Milan, Cambridge, 1958, p. 167-169 ; U. DOTTI, Vita di
Petrarca, Ban, 1992, p.279-317 ; V. PACCA, Petrarca, Bari, 1998, p. 179-187, ici p. 181.
68. Sur ce discours : R. M. D ESSI, « I nomi dei guelfi e ghibellini da Carlo I d’Angiò a Petrarca », cit.
69. Ce thema ne se trouve pas dans le répertoire des sermons latins de J. B. SCHNEYER, Repertorium der
Lateinischen Sermones des Mittelalters. Index der Textanfänge, dans Beiträge zur Geschichte der
Philosophie des Mittelalters, X Lm , 10-11, Münster i. Westfalen, 1989-1990.
70. « Convertetur populus meus hic [Ps 71 10]. Et propter domini presenciam et propter tarditatem höre,
et quia nec predicator sum [...], simpliciter et in formam non predicationis, sed domestici quotidia
nique colloquii, invocato Spiritu sancto, sine quo nec dici nec fieri nec cogitari omnino boni aliquid
potest, dicam pauca brevissime ad gloriam et laudem eterni domini nostri Ihesu Christi, ad honorem
ac statum temporalis domini presentis, ad pacem et requiem huius defesse civitatis ac populi ad quem
mihi sermo est ». Le texte nous est parvenu dans la transcription d ’un manuscrit unique conservé à
Vienne : Österreichischen Nationalbibliothek, lat. 4498, fos 98 r°-104, ici f° 98 r°, où l ’on trouve égale
ment Voratio de Pétrarque pour Jean le Bon (éd. dans C. G O D I, « L’Orazione del Petrarca per
Giovanni il Buono », cit). La harangue de Novare est publiée et commentée par A. HORTIS, Scritti
inediti di Francesco Petrarca, Trieste, 1874, p. 164-166, 341-358, et par C. NEGRONI, Francesco
Petrarca a Novara e la sua arringa ai novaresi, Novare, 1876. Des extraits de cette harangue sont
transcrits et commentés dans R. M. DESSÌ, « I nomi dei Guelfi e Ghibellini », cit.
264 R o sa M a r ia D e s s í
71. Un tel rejet des voies obligées de la rhétorique semble être caractéristique de Pétrarque. M. FEO,
« L’epistola come mezzo di propaganda politica in Francesco Petrarca », dans Le Forme della propa
ganda politica, cit., avait noté le même détachement par rapport aux formes du dictamen : « Nella XL
dichiara Petrarca che Cola non deve attendersi dalle sue lettere un “dictamen” bensì molto
semplicemente un “familiare colloquium” » (p. 211).
72. F. COGNASSO, « Prefazione », dans PETRI A ZA RE, Liber gestorum in Lombardia, dans Rerum
Italicarum Scriptores, 2e éd., XVI/4, Bologne, 1926, p. X-XI, XVI, XXIV-XXV, et dans PETRI A ZARE
Liber gestorum, p. 103-108,118,122-126. Cf. aussi F. COGNASSO, Storia di Novara. Nuova ed. con un
saggio introduttivo di G. ANDENNA, Novare, 1992, p. 346-347 ; J.-Cl. M A IRE-VIG UEUR, « Cola di
Rienzo », cit., p. 9. En dernier lieu : L. G a t t o , « Temi e spunti di propaganda politica nella Roma del
Trecento : il caso di Cola di Rienzo », dans La Propaganda politica nel Basso Medioevo, Atti del
XLVm Convegno storico intemazionale, Todi, 14-17 ottobre 2001, Spolète, 2002, p. 411-453.
73. Ainsi que le soutient F. COGNASSO (« Prefazione » dans PETRI AZARE, cit., p. X) et que le confirment
de nets parallélismes entre le discours de Pétrarque et la chronique d’Azario.
P r a t iq u e s d e l a pa r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 26 5
niger14, serait monté super carucio pour prêcher aux citoyens de Pavie, insérant
dans son sermon des historias Romanorum15, afin d’inciter son auditoire à la
résistance et de le convaincre à accepter la mort dans sa patrie, car la guerre
contre le tyran Visconti était juste. Le frère aurait aussi demandé à ses conci
toyens de suivre son exemple de pauvreté et en particulier aux femmes de « se
conduire comme des béguines, la tête couverte »747576.
Pendant - et après - le siège de Pavie, François Pétrarque adressa au frère
augustin, chef des assiégés, deux lettres au ton rude et accusateur77. L’ensemble
du réquisitoire de l’humaniste est fondé sur le thème de la paix. Ainsi, dans
l’exorde de la première lettre, du 25 mars 1359 : « Souvent, ô frère, je t’ai
admonesté pour que, te souvenant de ton état et de ton office, tu œuvres pour la
paix. » Le poète rappelle alors au frère les passages d’Augustin relatifs à la
guerre juste, « et en ceci, il est en accord avec Cicéron quand il dit qu’il faut
faire la guerre “pour vivre en paix sans injustice” »78. Mais la guerre n’est pas
l’affaire des frères :
« Puisque, sous la tunique du Christ, tu te montres consacré à Mars et plus dévot de
Bellone que de Marie, et que, sous l ’habit religieux, tu caches le projet d ’un guerrier,
ou plutôt tu ne le caches pas, mais tu le montres par les paroles et les faits [...] ,
puisque, parmi de nombreuses nations et dans presque toute l ’Italie, tu as suscité par
tes machinations une guerre désastreuse, funeste pour ton peuple, qui est peut-être la
dernière [...] on peut dire à bon droit de toi ce qu’on a dit jadis de manière imméritée
de Jérémie : “Cet homme ne cherche pas la paix pour son peuple, mais le mal”79.
74. Après avoir ainsi nommé Bussolari (PETRI Azaru Liber gestorum in Lombardia, cit., p. 123), Azario
ajoute : « erat fantasticus » (suggérant peut-être une attitude de visionnaire ?).
75. Le titre Historiae Romanorum peut renvoyer aux Gesta Romanarum de Valére Maxime, mais aussi se
rapporter à d’autres œuvres : cf. A. VERDE, « Libri tra le pareti domestiche. Una necessaria appendice
a “Lo Studio Fiorentino 1473-1503” », dans Memorie domenicane, 18 (Tradizione medievale e innova
zione umanistica a Firenze nei secoli XV-XVÍ), 1987, p. 1-225, ici p. 43,54,73.
76. « [...] de vestibus ipsius pulcris non curare et se vestire stola nigra et cilicio ». Les femmes devaient
« tamquam begine procedere, coperto capite » (PETRI AZARU Liber gestorum in Lombardia, cit.,
p. 120,123). Sur Bussolari et Pétrarque, cf. M. BERENGO, L'Europa delle città. Il volto della società
urbana europea tra Medioevo ed Età moderna, Turin, 1999, p. 806-807.
77. Lettre du 25 mars 1359 : F. PETRARCA, Familiarum Rerum Libri, XIX, 18, dans Opere : Canzoniere,
Trionfi, « Familiarum rerum libri », éd. M . M ARTELLI, Florence, 1975, p. 1036-1045. Lettre d ’octobre
1359, date proposée par son dernier éditeur : F. PETRARCA, Lettere disperse varie e miscellanee, éd.
A. PANCHERI, Parme, 1994, p. 308-314. Je cite à partir de ces éditions. M . F E O , « L’epistola come
mezzo di propaganda politica in Francesco Petrarca », cit., p. 219-220, commente ces lettres en prenant
en considération une version de la F am. XIX 18, moins développée que la définitive, rédigée après que
la cité se fut rendue. Que la lettre ait été (ré)écrite après la reddition, on le déduit aussi de la phrase sui
vante : « dominare, sed integra in urbe, sive, id iam quoniam fieri nequit, his ipsis in ruinis dominare
placatior » (PETRARCA, Familiarum Rerum Libri, cit., p. 1044).
78. PETRARCA, Familiarum Rerum Libri, XIX, 18, cit., p. 1036-1037.
79. « Siquidem homo non quaerit pacem populi huius se malum » (1er. 38,4-19).
266 R o sa M a r ia D e s s i
Heureux sois-tu d ’être arrivé à cette gloire militaire assis et en parlant, sans employer
les annes [...]. Hélas, mon frère, cela eût été meilleur et plus digne de ta profession si
tu avais utilisé ta langue, consacrée à D ieu, pour les louanges divines, plutôt que pour
des flatteries séniles et des exhortations pleines de vent adressées au peuple [...]. Tu
t’es rendu responsable ou plutôt maître de tous les méfaits dont la guerre abonde [...].
Chaque fois que le désir de dominer s ’enflamme en toi [...], dresse les yeux vers toi-
mêm e, et regarde fixement tes sandales, ton cordon, ta tunique. Tu verras qu’il n ’y a
aucune trace de pourpre et que tout révèle le service du Christ, non le principat sur les
hommes Rejette le ridicule amour pour la tyrannie, accueille au moins en toi le
désir de la paix. [...] Avide de domination, règne sur qui veut servir ; domine, ô frère,
domine ceux qui le veulent, mais en paix, dans cette paix qui seule peut faire grandir
ce qui est petit, rassembler ce qui est épars et raviver ce qui est exsangue ; domine,
mais dans une ville intacte, ou du moins, car ceci n ’est désormais plus possible,
domine sur les ruines avec plus de douceur, et ne permets pas qu’ainsi lacérée, cette
ville le soit plus encore avec une implacable cruauté. »80
80. « Sepe te, frater, admonui ut status et officii tui memor, paci operam dares [...]. In quo quidem
Ciceroni consentit, ubi suscipienda bella ait : « ob eam causam ut sine iniuria in pace vivatur » [...]» .
« [...] sub Cristi tunica Marti sacer et Bellone devotior quam Marie, sub religiosi habitu tegens propo
situm bellatoris, nec id quoque iam tegens sed dictis et factis aperiens - relatu mirum, terribile cogi
tatu -, in eo tibi summam meritorum et felicitatis et glorie sitam putas, si hoc videat etas nostra, hoc
posteritas audiat te multis gentibus et toti pene Italie pestiferum, populo autem tuo funestum et fo r
tasse ultimum bellum ingenio fovisse [...]. 0 felicem te, qui ad hanc rei militaris gloriam sine ullo
armorum exercitio sedendo loquendoque perveneris [...]. Heu michi, frater, quanto melius quantoque
professione tua dignius fuit, linguam Deo dicatam divinarum laudum occupare preconiis, quam delini-
mentis anilibus et ventosis adhorationibus populorum, quibus te non uno aut altero, ut ceteri, sed
omnibus omnium flagitiis inquinares, omniumque quibus abundare bellum solet, particeps delictorum,
nec tantum particeps fieres sed magister ! » (ibid., p. 1038-1040). « Quotiens ista tua dominandi cupi
ditas inardescet, non dico celum aspice, quod quidam bene instituti et modesti homines faciunt dum
tentationibus perurgentur, sed in te ipsum verte oculos ac vicissim calceos zonam amictumque tuum
contemplare acriter : videbis nil tibi purpureum et sub Cristo famulatum redolere omnia, non super
homines principatum. Ad summam, si nullis ad hoc seu iurgiis seu monitis seu precibus flecti potes ut
ridiculum tyrannidis appetitum exuas, at saltem pacis amorem indue [...]. Dominandi avidus, servire
cupientibus impera ; dominare, frater, dominare volentibus sed in pace, que sola quidem et parva
augere potens est et dissipata colligere et exsanguia refovere ; dominare, sed integra in urbe, sive, id
iam quoniam fieri nequit, his ipsis in ruinis dominare placatior, nec laceram iam amplius lacerandam
implacabili censeas feritate [...] » (ibid., p. 1043-1044).
81. « Deuentusque de pastore lupus, de fraterculo humili superbissimus tiramnorum, sic tibi commissum
gregem, sic populum tuum regis [...]. Christi professus paupertatem, diabolicas opes ac indignam te
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e pa ix d a n s l ’h is t o ir e d e V I t a l ie u r b a in e 267
potentiam concupisti. Vitia (?) dissimula et quamuis tumentibus oculis ubi videre non potes [...] »
(PETRARCA, Lettere disperse, cit., p. 310-311).
82. C. ALO NSO , « Bussolari, Giacomo », dans Dizionario Biografico degli italiani, Rome, 1972,
p. 580-582, en particulier p. 581.
83. M. FOSSATI, A . CESATTO, « La Lombardia alla ricerca d ’uno Stato », dans Comuni e signorie
nell'Italia settentrionale : la Lombardia, éd. G. ANDENNA, R. BORDONE, F . SOM AINI, M. VALLERANI,
Turin, 1998, p. 483-572, en particulier, p. 545-547.
84. De la bulle du pape, on déduit que ce fut Matthieu d’Ascoli - certes contraint avec instantia et terrori-
bus par le tyran - qui jugea et condamna Iacopo Bussolari, et que ce fut son successeur qui rendit
possible une réhabilitation de l’augustin :« [ ...] Sane exhibita nobis tua petitio continebat quod dudum
civitate Papiense pro cuius liberi status conservatione (ne veniret ad tyrannidem dampnationis filii
Galeacii de Vicecomitibus de Mediolano, qui eam occupare et dicte sue tyrannidi subiicere totis
viribus conabatur, prout tandem subiecit) multa operatus extiteras, ad tyrannidem prefatam deducta,
idem Galeacius te capi et ad Civitatem Vercellen. quam tunc detinebat, duci captivum et ibidem in loco
Ordinis Fratrum Heremitarum sancti Augustini diris vinculis et carceri mancipari procuravit et fecit,
ed deinde quondam Matheus de Esculo, Prior Generalis dicti Ordinis, prefati Galeacii et suorum
complicum instantia et terroribus, ad perpetuum carcerem condempnavit et contra te alios processus
fecit, idemque Galeacius te in huiusmodi carcere per plures annos fecit detineri captivum, quodque
postmodum dicto Matheo viam universe camis ingresso, bone memorie Hugolinus Patriarcha
Constantinopolitanus, tunc prior generalis ordinis prelibati immediatus successor dicti Mathei, huius
modi condempnationem et processus tamquam iniuste factos totaliter revocavit, prout in eius litteris
inde confectis dicitur plenius contineri. Continebat etiam petitio supradicta quod nuper Civitate
Vercellen. prefata a dicta tyrannide gratia divina subtracta, et ad manus et regimen Ecclesie predicte
reducta, tu per fideles et gentes eiusdem Ecclesie a prefato carcere diliberatus fuisti, statimque ad
nostram presentiam accessisti. Quare nobis supplicasti humiliter ut cum revocatio predicta ad aliqui
bus vertatur in dubium nec sit plena et sufficiens, statui tuo contra condempnationem et processus
huiusmodi providere misericorditer dignaremur [...]» (R. MAIOCCHI-N. CASACCA, Codex diplomati
c s Ordinis eremitarum sancti Augustini Papiae, IV, Pavie, 1913, p. XXXIII).
85. C. ALO NSO , « Bussolari », cit.,p. 581.
268 R o sa M a r ia D e s s í
les intérêts des seigneurs de Milan. Si les sermons de Iacopo Bussolari nous
étaient parvenus, nous aurions pu les comparer précisément à la harangue de
Pétrarque aux Novarais. Le récit de Pietro Azario est toutefois suffisant pour nous
faire une idée du type de discours tenu par Bussolari. Dans son invective contre le
prédicateur augustin, le chroniqueur mentionne, en effet, tout ce qui caractérise les
liens entre la prédication des Mendiants et la ville : l’appel à la renonciation à ses
propres biens, le tiers-ordre, la défense de la res p u b lica comme défense du bonum
com m une, la prophétie et, pour terminer, un sermon prononcé sur le carroccio,
symbole de la com m unitas de Pavie. Mais il y a aussi, dans le sermon de Bussolari
tel que le rapporte Pietro Azario, des éléments assez neufs, ou du moins récupérés
depuis peu : le slogan du p ro p a tria m orì et le projet de création d’un gouverne
ment régi par des « centurions ». La référence à certains éléments du programme
de Cola de Rienzo est évidente86. Des idées et des concepts propres à la tradition
romaine, réélaborés par le cercle napolitain-avignonnais, viennent ainsi enrichir le
discours du prédicateur : imbrication et influences réciproques entre les discours
des p ra ed ica to res et ceux des autres orateurs se poursuivaient87.
Telle fut donc, d’après nos sources, la bataille du fisch u lu s n iger, la résistance
du « prophète désarmé »88 de Pavie contre le tyran. Matteo Villani le dépeint, en
effet, sous un jour très favorable, comme un grand prédicateur, aimé et défendu
par son public, comme un combattant héroïque face aux Visconti89. Le commen
tateur de Dante, Benvenuto d’Imola, rappelle de son côté les capacités oratoires
86. F. COGNASSO, « Prefazione », dans PETRI A ZA RU, cit., p. 25 ; J.-Cl. M A IR E V IGU EU R, « Cola di
Rienzo », cit., p. 9. En dernier lieu : L. G a t t o , « Temi e spunti di propaganda politica nella Roma del
Trecento », cit., p. 411-453.
87. Ainsi que le montra dans un article célèbre Emst K a n t OROWICZ (« Pro patria morì in Medieval
Political Thought », dans The American Historical Review, 56, 1951, p. 472-492, puis dans IDEM, Les
Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Age, trad, franç., Paris, 1989, ici
p. 183) : « [...] l’héroïsation du guerrier mort pour la patrie a été l ’œuvre des humanistes. Il n ’y a
aucun doute : 1’amor patriae romain, ressuscité, cultivé et glorifié avec tant de passion par les huma
nistes, a formé l’esprit laïc moderne. L’influence humaniste, cependant, ne se fit sentir qu’après - et
non avant - que l’idée de patria eut pris forme et eut été érigée en éthique tant par la théologie que par
la jurisprudence. La vision originelle, quasi religieuse, de la mort pro patria comme un martyre,
découlait évidemment de l ’enseignement de l ’Église, de l’adaptation de formes ecclésiastiques aux
corps politiques séculiers. » Voir sur ce point : P. VON MOOS, « Public et privé à la fin du Moyen Âge.
Le “bien commun” et la “loi de la conscience” », dans Studi medievali, 41,2000, p. 505-547.
88. C’est ainsi que Machiavel définit Savonarole.
89. « Il valente frate, sentendo il popolo disposto a seguire il suo consiglio, avendo consentimento dal
marchese di Monferrato vicario dello ‘mperadore in Pavia, raunato un dì il popolo alla sua predica,
avendo molto detto contro alle scellerate cose, e ’ vizii che regnano nelle tirannie, e aperto Vaguato
che alla sua persona più volte era fatto per li tiranni di Beccherìa per torli la vita disse che Ila salute
di quello popolo era che si reggessono a comune, e sopra ciò ordinò molto bene le sue parole. E
stando in sul pergamo, nominò venti uomini di diverse contrade della città, e a catuno disse che volea
ch’avesse cento uomini a ssuo séguito ; e de' detti XX fece quattro capitani di tutti. E com’elli li ebbe
pronunziati nella predica, così il popolo li confermò con viva boce, ed elli accettarono l'uficio »
(M a t t e o v i l l a n i , Cronica, éd. G. PORTA, n , P a r m e , 1995, lib. v m , HI, 5-15, p. 139).
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 26 9
90. « Tamen non habebat divitias, non potentiam, non amicitias, sed solum mirabilem eloquentiam »
(BENVENUTO d a I m o l a , Commentum super Dantis Aldigherij comoediam, é d . J. P. LAICATA, I,
Florence, 1887, p. 322).
91. En 1402, c ’est justement un frère augustin, Pietro de Castelletto, qui prononce l’éloge funèbre de Gian
Galeazzo Visconti. H s’agit d ’un sermon de type scolastique, mais fortement influencé par la forme
épidictique ; le prédicateur exalte les vertus du seigneur de Milan à partir du thema : « Posuit eum
ducem virtutum universarum » (1 Mac xn). Les vertus sont au nombre de douze. Mais il n ’y a plus
trace, ni même le souvenir, dans ce sermon, de la paix civique ; la paix recherchée par Visconti était
« in Ecclesia Dei atque Imperio » (R. M A IO C C m -N . CASACCA, Codex diplom atics, cit., H, Pavie,
1905, p. 13-23, ici p. 19). Sur l’éloquence funèbre des humanistes, cf. J. M . M C M a n a m o n , Funeral
Oratory and the Cultural Ideals o f Italian Humanism, Chapel Hfll-Londres, 1989.
92. « Petrarca non è un laico : il fondatore dell’Umanesimo italiano ed europeo, il maestro della nuova
poesia amorosa, è un chierico, cappellano e canonico, vive dei proventi di benefici ecclesiastici, e pur
valendosi ripetutamente della ospitalità e protezione dei signori laici, non si riduce però mai intiera
mente al servizio di alcuno di quelli » (C. D i o n i s o t t i , « Chierici e laici », cit., p. 48, cité par
C. D O T TI, Petrarca a Milano. Documenti milanesi, Milan, 1972, p. 19).
93. G. C m T TO LIN I, « Infeudazioni e politica feudale nel ducato visconteo-sforzesco », dans Quaderni
storici, 19, 1972, p. 57-130, désormais dans ID EM , La formazione dello Stato regionale e le istituzioni
del contado. Secoli XIV e XV, Turin, 1979, p. 101-180. Cf. aussi, à propos de Pétrarque, R. M. D ESSI,
« I nomi dei Guelfi e Ghibellini », cit.
94. Pétrarque explique aux Vénitiens que la fin ultime de la guerre est la paix et que les demandes de trac
tations voulues par Giovanni Visconti, dont il est le porte-parole, sont tout à fait légitimes, puisque
Gênes s’était spontanément soumise à sa seigneurie : « Ad hec cum nuper lanua, sponte sua, dominio
eius accesserit [...] mirum non est si ad terrarum suarum requiem studet » (texte et traduction dans
C. D OTTI, Petrarca a Milano, cit., p. 176-179).
270 R o sa M a r ía D e s s í
95. « Hic enim prima malorum radix vestris extirpando securibus ; hic est rex ille periurus [...]. Qui
semper pacis autor esse soleo, nunc fidenter hoc dixerim ; expedit vobis vel ista vel similia iusta bella
non mori. Rubigo civilis externo labore detergitur ; nescio quid vobis animi est ; vestre me, fateor,
iniure exacerbant ; itaque peream si in his literis ullam pacis legeritis mentionem. Opto vobis incruen
tam de perfido hoste victoriam » (C. DOTTI, Petrarca a Milano, e it, p. 97-99,163-164).
96. M. FEO, « L’epistola come mezzo di propaganda politica », cit., p. 217.
97. PIERRE Dubois , De recuperatione Terre Sancte. Traité de politique générale, éd. Ch.-V. LANGLOIS,
Paris, 1891. Cf. L. GATTO, « La pace nel pensiero politico di Pierre Dubois », dans La Pace nel
pensiero, nella politica, negli ideali del Trecento, cit., p. 113-153.
P r a t iq u e s d e l a p a r o l e d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e V I t a l ie u r b a in e 271
cation, est le signe d’un changement important, dont il fut toutefois un interprète
solitaire, en une sorte de défi personnel lancé contre le monopole homilétique des
Mendiants98. Une telle attitude représentait, à bien y regarder, une sorte d’attaque
contre l’institution des prédicateurs et leur sermon scolastique, à l’instant même
où la cérémonie-action qui créait cette institution était en train de s’accomplir. Il
reste que le pouvoir de la parole publique appartenait toujours - et appartiendrait
encore pour longtemps - aux ordres mendiants. Tant Coluccio Salutati que
Machiavel, pourtant critiques à l’égard des prédicateurs, sont bien conscients de
ce que la vehementia de la parole est le propre de ces derniers. Coluccio l’écrit
dans une lettre où il exalte justement l’éloquence de Pétrarque9910, et Machiavel
lorsqu’il explique pourquoi les Florentins ont écouté Savonarole :
« Le peuple de Florence ne se croit ni ignorant ni rustre ; cependant, Jérôme
Savonarole le persuada qu’il s ’entretenait avec D ieu. Je ne veux pas décider si la chose
était ou non exacte, car on ne doit parler d ’un si grand homme qu’avec respect. Je dis
cependant que nombreux étaient ceux qui le croyaient, sans qu’ils aient rien vu
d’extraordinaire qui les ait portés à le croire. M ais sa vie, sa doctrine et surtout le texte
dont il se servit suffisaient pour ajouter foi à sa parole. Que personne ne désespère
donc de pouvoir faire ce que d ’autres ont fait, car tous les hom m es, ainsi que nous
l ’avons dit dans notre préface, vivent et meurent suivant les mêm es règles. » 10°
98. Pétrarque veut ôter à Bussolari le qualificatif à ’orator, car Vorator, d ’après la définition des rhéteurs
romains, est un vir bonus dicendi peritus.