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La defense du corps
Pierre Bourdieu, Luc Boltanski and Pascale Maldidier
Social Science Information 1971 10: 45
DOI: 10.1177/053901847101000403
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What is This?
La defense du corps
par ailleurs que l’accroissement du public des facultes des lettres est assez
ancien, compare a celui des facultes de droit, pour avoir determine une
interrogation sur les normes les plus indiscut6es jusque IA et meme une
mise en question des r6gles r6gissant traditionnellement le recrutement
et la carriere des maitres, mais pas assez toutefois pour susciter, au meme
degr6 que dans les facult6s des sciences, un commencement de redrsfini-
*Voir notes pp. 78-86
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45-
46
Tableau 1.
. ~~ ~.~ _
*
Les taux d’accroissement ont 6t6 calculés par rapport A 1’annee precedente; lorsque cela
n’6tait pas possible, les taux d’accroissement ont 6t6 calcul6s par rapport A la derni~re ann~e
pour laquelle on disposait de statistiques.
**
Pour I’ann6e 1952, les effectifs d’enseignants (professeurs notamment) paraissent
6lev6s. 11 n’a pas 6t6 possible de vérifier les donn6es statistiques (document du Bureau Uni-
versitaire de Statistiques non publi6).
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Tableau 1. (suite)
***
Les effectifs d’etudiants en sciences sont surestim6s; il faudrait en effet exclure des
dtudiants en sciences, les 6tudiants inscrits en CPEM (n 30 090 en 1969), et auparavant en
=
Tableau 1. (suite)
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4
50
,
lation 6tudiante a connu un accroissement brutal et rapide du a la
conjonction de la croissance genera.le du taux de scolarisation et de
Yelevation du taux de f6condit6 dans les annees d’apres-guerre, qu’elle a
requ en outre un encadrement fortement renforce, bien qu’a des degres
inegaux, dans toutes les facult6s, et que la main-d’oeuvre supplementaire
ainsi rendue n6cessaire ne peut etre recrut6e que dans une generation moins
scolaris6e et moins nombreuse, on observe une p6nurie relative de main-
&dquo; &dquo;
d’oeuvre qualifiee (par reference aux normes de recrutement en vigueur)
de nature a determiner une translation de la structure des chances d’acces
aux carrieres de 1’enseignement superieur et, au moins pour certaines
d’enseignement 8.
Tableau 2. Les professions exercies par les anciens élèves
de 1’Ecole Normale Supérieure en 1938 et en 1969
(en pourcentage)
Statistique 6tablie ~ partir de l’annuaire de 1’)‘cole Normale Superieure (les pourcentages ont
~t6 calcules sans tenir compte des anciens 61~ves dont la profession n’etait pas mentionn6e
dans l’annuaire, soit Downloaded en 1938 et 31,7 °o en 1969).
30,7 °io from ssi.sagepub.com at University of Waikato Library on July 11, 2014
52
*
Estimations.
Les benefices trop 6vidents (surtout aux yeux des membres de la gene-
ration la plus agee) que la situation d’expansion procure aux membres
de la generation la plus jeune en leur permettant entre autres choses de
franchir a moindre cout (comme en t6moigne la diminution tres importante
du temps pass6 dans le secondaire) le seuil de 1’enseignement superieur,
ne doivent pas faire oublier que toutes les categories d’enseignants ont
dent au moins autant, aussi bien dans leur intensite que dans leur qualite,
des lois structurales qui d6finissent le fonctionnement de chacune des
facultes ou des disciplines comme champs relativement autonomes que de
variables externes telles que l’intensit6 et la duree de 1’accroissement
du nombre des etudiants ; deuxiemement, que les transformations des
normes de recrutement et de carriere, des pratiques p6dagoglques, des
relations entre les enseignants et les 6tudiants ou entre les enseignants, qui
sont corr6latives des changements morphologiques du corps enseignant
dependent au moins aussi fortement des lois structurales qui font des
differentes facultes et des differentes disciplines, malgre l’identit6 formelle
des grades et des titres exiges pour y acc6der, autant de champs diff6rents,
que de l’importance de 1’accroissement differentiel du nombre des ensei-
gnants et plus precisement de Faccroissement relatif des differentes cat6-
gories du corps professoral de chacune des facultes et de chacune des
disciplines.
De meme qu’on ne peut rendre compte des variations des salaires selon
les regions, les branches ou les professions qu’a condition d’abandonner
l’hypothèse d’un march6 du travail uni f ie et de renoncer du meme coup à
agreger des donn6es radicalement h6t6rog~nes pour rechercher les lois
structurales de fonctionnement (e.g., normes de recrutement et de carriere,
procedures institutionnalls6es ou non de reglement des conflits, etc.) propres
aux différents marches qui coexistent ~ l’int6rieur d’un même système
propres ; il suffit d’ajouter que les dernieres venues ont connu un taux
d’accroissement nettement plus fort que les disciplines anciennes, pour
comprendre 1’apparition du mode de recrutement des nouveaux enseignants
qui confere au march6 des sciences humaines sa sp6cificit6 bien que -
relative -
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Le prix de la conservation
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a 1’enseignement superieur 17. Tout se passe en effet comme si 1’extension
ou la restriction de la tranche d’age a l’int6rieur de laquelle sont pr6lev6s
a chaque moment les enseignants dotes des titres necessaires pour occuper
,
un poste dans 1’enseignement sup6rieur (qu’elle s’accompagne d’une red6fi-
&dquo;
nition explicite de I’Age modal ou normal &dquo; d’acces 16gitime ou, simple-
’
’
ment, d’un accroissement de fait de la dispersion autour de cet age)
&dquo; &dquo;
constituait un des mecanismes par lesquels 1’ajustement de la demande
&dquo;
d’emploi a offre &dquo; d’emploi peut s’operer sans qu’il soit besoin de
d6roger aux normes d6finissant les conditions minimales de recrutement
dans le cas des disciplines qui, comme la g6ographie, ne disposent pas d’une
_
reserve importante 1‘. Un tel mécanisme ne peut agir parfaitement que
-
’
gnants d’un habitus universitaire qui, fonctionnant comme lex insita,
selon le mot de Leibniz, fait que, en 1’absence de toute r6glementation
expresse et de tout rappel a l’ordre explicite, les aspirations tendent a
s’ajuster objectivement a la carriere modale, donc normale pour une cat6-
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60
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grande leron le type de lecture et d’6criture qu’elles exigent, les
avec
probl6matiques et les
ideologies r6ifi6es qu’elles charrient. Enfin la pr6do-
minance de I’agr6gation est fonctionnellement li6e a la position dominante,
dans la structure des pouvoirs universitaires, des professeurs des disciplines
canoniques, parmi lesquels se recrutent pres de la molti6 des doyens et une
bonne part des recteurs et qui, mieux prepares a la grande vulgarisation
universitaire qu’a la recherche scientifique, opposent une resistance autre-
fois inconsciente, aujourd’hui organis6e, a toutes les tentatives de transfor-
mation de l’Universit6 ~6. Ainsi, le choix soit de &dquo;vieux&dquo; agr6g6s depour-
vus de toute competence h6t6rodoxe, donc peu port6s ~ relativiser la
culture de leurs maitres et renforces par cette promotion de la derni6re
chance dans 1’adhesion au systeme que le demi-echec engendre au moins
aussi infailliblement que le succes le plus eclatant, soit de ceux d’entre les
plus jeunes agr6g6s que leur discours, leur ton et toute leur exis corpo-
relle -
designent pour reproduire l’institution, constitue sans doute une des strat6-
gies les plus efficaces (meme si elle reste inconsciente) pour éviter qu’une
brusque transformation du mode de production scolaire des producteurs
et des consommateurs scolaires de produits scolaires ne vienne determiner
le &dquo;vieillissement technologique&dquo; et la devaluation de tous les producteurs
qu’il a produits et de leurs productions, c’est-a-dire de toutes les especes
de discours que seule I’autorit6 de l’institution qui leur fournit a la fois
leurs conditions de production et de consommation peut mettre a 1’abri
de 1’accusation d’imposture.
La partition du corps
d’attendre qu’un cycle de vie universitaire fut arrive a son terme pour
qu’un autre puisse s’accomplir. Mais simultanement, l’intervalle incompres-
sible de temps qui s6paralt les occupants des diff6rents grades 6tablissait
entre eux une distance infranchissable : les m6canismes objectifs r6gissant
la carriere concouraient avec les dispositions des agents pour faire que,
identiques a un cycle de vie wliversitaire près. professeurs et assistants
ne pussent jamais entrer en concurrence r6elle pour les memes postes,
les memes pouvoirs et les memes distinctions. Tel est le fondement de cette
sorte de gérontocratie universitaire où il n’y a rien a faire pour modifier
la pente de trajectoires d6finies avant 1’entr6e dans la carriere universi-
taire par le moyen r6gl6 des examens et des concours scolaires et ou la
competition entre les generations n’est exclue qu’au prix d’un renforcement
de la competition a l’int6rieur de la generation, le conflit entre les freres
pour la succession 6tant la condition de la perpetuation du pouvoir du pere.
La mise a jour de la relation qui unit la sauvegarde du pouvoir et la mani-
pulation de la duree permet d’apercevoir la fonction de 1’ensemble des
mecanismes de retardement, de la these de doctorat par exemple, qui, en
l’état ancien du systeme, tendaient a assurer la transmission bien ordonn6e
du pouvoir et des privileges, c’est-a-dire a éviter le chevauchement des
cycles de vie universitaires. Un tel systeme ne peut obtenir des agents qu’ils
acceptent pendant un temps aussi long et jusqu’h un age aussi avanc6 de
n’avoir rien, c’est-h-dire d’occuper des positions subalternes dans une
hi6rarchie ou tous les degr6s intermediaires, d’ailleurs fort rares, ne sont
definis que n6gativement, par la privation de certains des attributs attaches
au grade supreme, qu’en leur faisant attendre et esp6rer d’avoir tout et
tout d’un coup, c’est-a-dire de passer sans transition de l’incomp]6tude
de 1’assistanat a la plenitude du professorat, et, du meme coup, de la
classe des h6ritiers d6munis a celle des propri6taires 16gitimes : de meme
qu’en certaines soci6t6s la soumission aux n6cessit6s du systeme inculquee
par la necessite du systeme pouvait seule determiner les ain6s A accepter
les servitudes et les sacrifices d’un 6tat de minorite prolong6e au nom
des gratifications futures attacb6es au majorat, de meme la longue resi-
gnation de ces pr6tendants au titre de professeur qui, en tant que tels,
reconnaissent le manque objectivemcnt inscrit dans la definition du poste,
c’est-a-dire dans leur propre definition, et qui peuvent toujours etre
ramen6s par les autres de 1’etat de professeurs en puissance a celui de
simples &dquo;domestiques&dquo;, ne serait pas concevable si, comme on le voit
dans le cas de la these, rite d’automortification que le systeme ne peut
imposer qu’en produisant des agents inclines a se l’imposer, les contraintes
ne rencontraient la complicite de ceux qui les subissent.
qu’A
la presentation des resultats et a l’interpr6tation et a la systematisation
des relations 6tablieS 38.
En fait, le d6veloppement d’institutions de recherche ind6pendantes a
renforc6, en la sanctionnant, 1’action d’un nouveau principe de diff6ren-
ciation opposant des categories s6par6es, dans les dimensions principales
de leur pratique, par un ensemble de differences liees. Ainsi, sous le
rapport du partage du temps entre 1’enseignement et la recherche, tous
les types observables de pratique se situent entre les deux poles extremes que
marquent d’une part les professeurs des classes pr6paratoires aux grandes
écoles, totalement vou6s et devoues a un role total, exigeant le renonce-
ment a toute recherche &dquo;59 et d’autre part les chercheurs du Centre National
de la Recherche Scientifique, enti6rement disponibles pour leur activite
scientifique, les professeurs des disciplines litt6raires les plus canoniques
6tant les plus proches du professeur de khagne et les enseignants subal-
ternes des disciplines nouvelles les plus eloignes 4°. Le meme type d’oppo-
sition se retrouve en ce qui conceme la relation entre la formation reque
et la pratique professionnelle : la continuite parfaite qui caract6rise la
carriere scolaire et professionnelle des professeurs de khagne ou de taupe et,
presque au meme degre, des professeurs de lettres ou de grammaire
s’oppose a la discontinuite a peu pres totale (et parfois d6lib6r6ment
redoubl6e par souci de manifester la conversion et la rupture) qui
s’observe dans les sciences humaines, dominees par la tension permanente
entre les acquis disponibles et les exigences de la pratique. Cette relation
objective constitue sans doute un des principes fondamentaux des attitudes
a 1’egard du systeme d’enseignement, dans la mesure ou l’on peut supposer
que l’on est d’autant plus enclin a conserver inchange le systeme d’enseigne-
ment que la competence qu’on lui doit a ete plus positivement sanctionn6e
ou, si l’on pr6f6re, que les occasions d’en d6couvrlr les insuffisances ou
les limites ont ete plus rares (et inversement). Aux oppositions, d6jA
d6crites, dans les conditions objectives de travail et aux differences corr6-
latives dans les types d’activit6 professionnelle et dans les representations
du m6tier, se rattachent tout un ensemble de differences qui concement
aussi bien le type de public directement vise par la production orale et
la production ecrite (grand public intcllectuel ou public des sp6cialistes)
que le type de rapport avec ce public ou avec les collegues de la meme
autres disciplines. Ainsi, l’opposition s’6tend ~ toutes
discipline ou desDownloaded from ssi.sagepub.com at University of Waikato Library on July 11, 2014
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atteint son amplitude maxima, et cela sous tous les rapports, titres scolaires,
productivit6, etc. Et la relation parait 6vidente entre la bimodalite du
corps et 1’ambiguite structurale de la discipline qui oscille entre une posi-
tion tres 6lev6e rivalisant alors avec la philosophie dont elle pretend
-
Pierre Bourdieu, Directeur d’Etudes à l’Ecole Pratique des Hautes Études, VI e Section,
Paris, dirige le Centre de Sociologie Européenne. Parmi ses nombreuses publications, nous
: Le métier de sociologue (1968) (avec J. C. Chamboredon et J.C. Pas-
signalons deux livres
seron) ; La reproduction (1970) (avec J.C. Passeron).
Luc Boltanski, Maitre Assistant à l’École Pratique des Hautes Études, VI
e Section, et Pas-
cale Maldidier, Chef de Travaux à I’E’cole Pratique des Hautes Études, VI e Section, sont
chercheurs au Centre de Sociologie Européenne. Ils ont publié ensemble un article sur
les attitudes des chercheurs et des enseignants en sciences exactes à l’égard de la vulga-
risation scientifique. Luc Boltanski a publié différents travaux sur la sociologie du corps :
Primeéducation et morale de classe (1969) ; "Les usages sociaux du corps", Annales (1971).
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NOTES
1. D’une analyse (à paraitre ultérieurement) des transformations des carrières et de la pra-
tique pédagogique corrélatives de l’accroissement morphologique, on a retenu seulement les
éléments nécessaires pour définir la position des facultés des lettres dans la structure du sys-
tème des facultés.
2. Il faut mettre à part les facultés de médecine où, à la différence des autres facultés, les
purs enseignants (fondamentalistes) représentent une fraction relativement faible et ou l’in-
terdépendance entre la carrière enseignante et l’exercice de la profession autorise toutes les
combinaisons depuis l’exercice successif des deux types d’activité (favorisé par l’existence à
tous les échelons de la carrière d’une multiplicité de passerelles) jusqu’au cumul de fait ;
bref, où tout le processus d’orientation, de selection et d’avancement concourt à minimiser
les décalages générateurs d’anxiété et de tension, entre le niveau d’aspiration et le niveau
d’accomplissement en évitant les mvestissements (au double sens de l’économie et de la psy-
chanalyse) disproportionnés aux chances de réussite et en aménageant des voies institution-
nalisées de désinvestissement.
3. Selon que l’on considère l’évolution du nombre des professeurs ou l’évolution du nombre
des assistants et maitres-assistants, la faculté des lettres n’occupe pas exactement la même
position : dans le premier cas, elle est beaucoup plus proche des facultés de droit que des
facultés des sciences; dans le second cas, elle occupe une position intermédiaire (cf. Graphique
1, p. 50).
4. Le cadre A comprend les professeurs, les maîtres de conférence, les chargés d’ensei-
gnement et le cadre B les assistants et les maîtres-assistants.
5. A preuve le fait que le nombre des enseignants du collège B et le nombre des thèses de
e cycle augmentent de façon à peu près parallèle dans les facultés des sciences tandis qu’à
3
l’inverse l’agrégation semble rédutte à son rôle officiel de concours de recrutement de l’ensei-
gnement secondaire, la courbe de l’évolution du nombre des agrégations attribuées étant assez
nettement indépendante de toutes les autres.
6. Ainsi, dans les facultés des lettres, le nombre des professeurs ou le nombre des doctorats
varient très faiblement entre 1949 et 1969, tandis que le nombre des assistants et maitres-
assistants croit très rapidement, surtout depuis 1959. Par ailleurs, le nombre des thèses de
troisième cycle augmente à un rythme très élevé, sans que l’agrégation cesse d’occuper une
place centrale.
7. Les analyses qui suivent s’appuient sur des données fournies par l’exploitation d’une
enquête qui bien qu’elle eût pour objectif premier la préparation d’un annuaire des chercheurs
en sciences humaines, avait été conçue d’emblée, grâce à la complaisance de M. Jean Viet,
responsable de l’entreprise, comme susceptible de faire l’objet d’une analyse scientifique (le
Centre de Sociologie Européenne ayant pu en particulier ajouter un ensemble de questions
sur l’origine sociale). Bien qu’elle ait obtenu un taux de réponses très élevé (soit 80 % environ
dans l’ensemble et 86 % en histoire, 83 % en géographie, 74 % en philosophie, 67 % en études
littéraires) qui s’explique sans doute par l’intérêt que les destinataires des questionnaires
pouvaient avoir à ce que leur nom figurât dans l’annuaire, cette enquête souffre des défauts
inhérents à toute enquête par correspondance. Si l’on sait d’une part (comme on a pu le véri-
fier par ailleurs) que la propension à répondre varie en fonction du degré d’identification à
l’institution, et d’autre part que les responsables de l’établissement des annuaires s’étaient
donnés pour objectif prioritaire le recensement exhaustif des chercheurs et des enseignants
occupant le haut de la hiérarchie, enfin que le repérage des enseignants du collège B est à la
fois plus difficile et plus incertain que le repérage des enseignants du college A, on comprend
que les enseignants du collège B soient légèrement sous-représentés dans toutes les disci-
plines, comme le fait apparaître la comparaison systématique des structures de la population
de l’échantillon spontané et des structures de la population des maîtres de l’enseignement
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aussi au fondement des théories de la mobilité sociale : de même que la théorie économique
agrège des salaires qui sont obtenus sur des marchés régis par des lois structurales totalement
différentes, de même la théorie de la mobilité sociale agrège ou compare des phénomènes
qui sont radicalement incommensurables. Comment ne pas voir par exemple que les relations
statistiques entre les niveaux d’instruction et les revenus font abstraction des mécanismes
propres à chaque marché et en particulier du prix qu’ils accordent en général au diplôme
(e. g., l’opposition entre le petit commerce et la petite fonction publique) et, plus précisément,
aux différents types de diplômes et qu’elles reposent donc sur l’agrégation mécanique de
classes d’agents, obtenues par l’application des critères tels que le revenu qui réduisent à
une de ses dimensions le systernedesgratifications matérielles et symboliques offertes par les
différents marchés (e. g., les hauts fonctionnaires et les professeurs d’université)? Comment
ignorer dans la même logique que les relations statistiques entre les positions sociales occu-
pées par deux individus de générations différentes (ou entre deux relations, établies pour deux
générations différentes, entre le diplôme par exemple et la position sociale ou le revenu)
annulent, par la seule identification de titres et de statuts formellement ou nominalement
identiques, les différences de valeur qui résultent de la position occupée dans des structures
des professions différentes, i. e., sur des marchés définis par des normes de fonctionnement
irréductibles?
13. Ainsi, par exemple, la sociologie qui a été enseignee longtemps sous le nom de philo-
sophie sociale lorsqu’elle n’etait pas rattachée à la morale ou à la pédagogie, qui ne trouvait
place dans les facultés des lettres que dans le cadre d’un certificat de la licence de philosophie
(le certificat de morale et sociologie) et dont le corps enseignant ne se distinguait de celui de la
philosophie ni par son recrutement ni par le style de ses recherches, accède à l’indépendance
en 1958, avec la création de la licence de sociologie, au moment même de l’arrivée dans les
facultés des cohortes d’étudiants très nombreuses.
14. Si l’on sait premièrement, que les "besoins" de l’enseignement secondaire comman-
dent le nombre de places mises au concours de l’agrégation et, par consèquent, le nombre
d’agrégés produits annuellement et, deuxièmement, que le nombre d’heures consacrées à
l’enseignement de chaque discipline dans l’enseignement secondaire (soit, en nombre moyen
d’heures hebdomadaires pour les sept années de scolarité dans la section la plus classique
8 h 45 pour les lettres, 3 h 10 pour l’histoire et la géographie, 3 h pour les langues vivantes)
qui commande à son tour le volume du corps de professeurs requis pour les enseigner est
fonction de la valeur socialement accordéeà cette discipline (de sorte qu’il constitue peut-être
le meilleur indicateur de la place qu’elle occupe dans la 0hiérarchie des disciplines), on saisi
la relation qui unit la position de chaque discipline dans la hiérarchie universitaire et le volume
de la réserve de main-d ’œuvre possédant les titres universitaires les plus élevés dont cette
discipline est dotée. Si la philosophie échappe paradoxalement à cette règle et si le nombre
de ses professeurs est relativement peu élevé, c’est que, tenue pour particulièrement abstraite,
elle occupe un rang très haut dans la hiérarchie des disciplines, de sorte que son enseignement
est limité aux classes terminales moins nombreuses, on le sait que les aut res classes de l’ensei-
gnement secondaire puisque situées au terme d’un cursus marqué par une elimination
continue.
15. Ou, pour parler plus précisément, de la forme, propre à chaque discipline de la
"courbe de demande de postes" représentant la répartition des agents composant la réserve
selon le degré d’excellence scolaire (dont on aurait pu construire un indice synthétique en
cumulant des indicateurs partiels tels que le rang d’entrée à l’École Normale, le rang de
classement à l’agrégation ou même le degré de réussite en classe préparatoire, les mentions
aux certificats de licence et au baccalauréat).
16. Ainsi, on compte en littérature 20 % seulement d’anciens élèves de l’École Normale
Supérieure de la rue d’Ulm parmi les enseignants recrutés après 1960 contie 34,4% parmi
ceux qui sont entrés avant 1960 ; à l’inverse on compte 7,4% de cloutiens et 65,6% d’agré-
gés non passés par une grande école pa. mi les enseignants recrutes après 1960 contie 5,4%
et 58% parmi ceux qui sont entrés avant 1960. Parmi les enseignants de langues anciennes,
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81
la part des agrégés de lettres classiques passe de 76 % pour ceux d’entre eux qui sont entrés
en fonction avant 1960 a 62,5 % pour ceux d’entre eux dont le recrutement s’est opéré après
1960. A l’inverse, la part des agrégés de grammaire et de lettres modernes passe de 24 % pour
les enseignants entrés en fonction avant 1960 à 37,5% pour les enseignants recrutés depuis
cette date.
17. Ainsi, le cadre B qui ne comptait que 15,2 % de femmes en 1963 en compte 23,6 % en
1967 ; d’autre part, alors que la majorité des enseignants recrutés avant 1950 étaient entrés
dans l’enseignement supérieur avant l’âge de 28 ans, le mode de la distribution selon le même
critère se situe, pour les enseignants recrutés après 1960, entre 30 et 35 ans. Si la féminisation
et le vieillissement du recrutement sont malgré tout moins marqués que dans des disciplines
pourtant pourvues d’une réserve importante, comme les lettres, c’est que l’action des facteurs
qui, dans les lettres et les langues anciennes renforcent, on le verra, la propension à privi-
légier ces catégories est sans nul doute beaucoup moins forte dans une discipline qui, comme
la géographie, est placée au bas de la hiérarchie traditionnelle des disciplines et qui est rela-
tivement ouverte à la recherche scientifique.
18. Sans doute pourrait-on montrer que le mécanisme par lequel s’établit l’équilibre entre
le volume de la réserve de main-d ’œuvre et le nombre des postes à pourvoir ou si l’on veut
entre la demande et l’offre d’emploi sur le marché universitaire ne sont pas sans rapport avec
les mécanismes régulateurs du marché matrimonial qui font que, dans le cas d’un déséqui-
libre du sex-ratio, le changement de la structure de la distribution des ages au mariage des
individus appartenant au sexe déficitaire (c’est-à-dire le changement de l’âge modal au
mariage et peut-être surtout de la dispersion autour de cet âge) rend possible un réajustcment
du marché en permettant aux membres de chaque groupe social de se procurer un conjoint
sans transiger sur les critères les plus pertinents sous le rapport de l’union matrimoniale, à
savoir la classe sociale et le niveau de revenu. Ainsi, analysant les perturbations du marché
matrimonial consécutives à la première guerre mondiale, Halbwachs montre comment "la
réduction extrêmement forte (à peu près du quart) de la population masculine (classe 1900
à 1915) comprenant, à la fin de la guerre, les catégories d’âge de 23 ans à 38 ans", a eu pour
conséquence "de relever les jeunes dans l’échelle des âges (et peut-être d’y faire descendre
de quelques échelons les plus âgés)" (cf. M. Halbwachs, "La nuptialité en France pendant
et depuis la guerre", Annales sociologiques, série E, fascicule 1, 1935, pp. 1-46).
19. On a analysé ailleurs les mécanismes grâce auxquels le système d’enseignement fran-
çais parvenait à remplir lafonction de manipulation des aspirations qui incombe à tout système
d’enseignement et dont la formule pascalienne "tu l’éléves, je t’abaisse, tu t’abaisses, je t’eleve"
fournit une expression paradigmatique (cf. P. Bourdieu, Y. Delsaut et M. de Saint
Martin, La structure dualiste du système d’enseignement français, les classes préparatoires aux
grandes écoles, Paris, CSE, 1969). C’est parce qu’il confie aux mêmes mécanismes la tâche
d’exciter les aspirations et de les décevoir que le système d’enseignement français peut trouver
les moyens de surmonter la contradiction qui lui est inhérente (comme à tout systeme d’ensei-
gnement) et obtenir des agents qu’ils engagent un investissement d’efforts indissociable
d’un investissement aftectif (au sens de la psychanalyse) dans l’institution et les valeurs
qu’elle sert, c’est-à-dire dans l’apprentissage et l’exercice de la profession enseignante sans
que le ressentiment qu’il ne peut manquer de produire chez quelques-uns en frustrant les
aspirations qu’il a du susciter chez tous vienne à se transformer en révolte contre le systeme :
le ressentiment individuel contre le système est encore une manière de reconnaitre le sys-
tème puisqu’il témoigne par son excès même (comme on le voit dans le "syndrome" du
"premier collé") que le système parvient à exclure chez ceux qu’il exclut l’idée même de
contester le principe de l’exclusion.
20. Si la stratégie qui consiste à recruter des enseignants "ages" (relativement aux normes
du système évidemment) permet d’accroître le volume de la reserve dans des proportions au
moins équivalentes à la stratégie inverse, elle ne permet sans doute pas au même titre de
maintenir à un niveau constant les caractéristiques scolaires (au moins les plus subtiles et les
moins évidentes d’entre elles) des enseignants ainsi recrutés : les caractéristiques d’âge et de
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et de civilisation grecque sont dispensés dans leur presque totalité par des professeurs à la
Sorbonne en fin de carrière (particulièrement en latin et en philologie), bref par les représen-
tants les plus conservateurs de l’universite traditionnelle ; à l’opposé, l’enseignement de I’his-
toire est assuré par des enseignants nettement plus jeunes et plus novateurs appartenant pour
la plupart à l’École Pratique des Hautes Études ou, lorsqu’ils enseignent dans les facultés,
rattachés cette institution par des liens institutionnels ou intellectuels ; quant à l’enseigne-
ment de la philosophie, il occupe sous le rapport envisagé ici une position intermédiaire entre
la philologie et l’histoire, le corps enseignant se recrutant surtout dans la génération des
jeunes maîtres (titulaires ou non) de Paris et surtout de province. La crise qui coincide avec
le développement des sciences de l’homme affecte à la fois la culture traditionnellement trans-
mise par les disciplines canoniques (dans la mesure entre autres choses où les nouvelles
méthodes introduites par les sciences de l’homme tendent à concurrencer les méthodes
traditionnelles ou à les dévaluer lorsqu’elles ne vont pas jusqu’à prendre pour objet, avec la
sociologie de l’enseignement et de la connaissance, ces méthodes elles-mêmes), et la structure
des rapports entre les générations d’enseignants en introduisant la possibilité du dépérisse-
ment de la competence.
gnement supérieur une position identique à l’histoire si un taux d’accroissement relativement
fort n’avait entraîné l’épuisement rapide de réserves de jeunes agrégés et de jeunes normaliens
beaucoup moins importantes que dans les disciplines littéraires (et qui plus est, décimées
par des désertions nombreuses en direction des sciences humaines). Une telle similarité du
mode de recrutement n’aurait rien pour surprendre si l’on sait que la philosophie et l’histoire
occupent des positions à peu près semblables sous le rapport de la cumulativité : si elle se
rattache par de nombreux aspects aux disciplines les plus traditionnelles, la philosophie
au moins dans certaines de ses traditions (l’histoire de la philosophie, la philosophie des
sciences ou l’épistémologie par exemple) se rapproche des sciences humaines au moins par
ses méthodes et par la nature de ses intérêts.
26. Conformément aux mécanismes qui régissent les relations entre les représentations et
les intérêts, tout se passe comme si les enseignants ne pouvaient accéder à la critique intrin-
sèque de l’agrégation et, en particulier, de sa fonction de retardement scientifique que dans la
mesure où leur valeur propre, leur pouvoir universitaire et la valeur des biens intellectuels
52 % des chercheurs en psychologie, 56,5 % des chercheurs en géographie sont originaires des
classes supérieures contre respectivement 50 %, 40 % et 40,5 % des enseignants de même
discipline) se comprend immediatement si l’on sait que les chances d’accéder aujourd’hui
à la carrière de chercheur dépendent fondamentalement de la possibilité de se maintenir
dans la position d’étudiant ou d’apprenti chercheur (ce qui, malgré bourses et vacations,
suppose des dispositions et des moyens économiques en fait réservés aux plus favorisés)
assez longtemps pour s’imposer dans un groupe de recherche (ce qui suppose des relations,
elles aussi inégalement distribuées) ou pour gagner l’appui d’un "patron" influent.
28. On voit ainsi, par exemple, que ceux des chercheurs en sociologie qui ont quitté la
recherche pour passer dans l’enseignement supérieur ont un niveau de formation plus élevé
que ceux qui sont demeurés dans la recherche : 46 %des chercheurs du Collège B devenus
enseignants sont agrégés ou anciens élèves de l’École Normale Supérieure alors que l’ensemble
des chercheurs du Collège B ne compte que 9,5 % d’agrégés ou d’anciens élèves de l’École
Normale Supérieure. De la même façon, pour le Collège A, la part des agrégés ou anciens
élèves de l’École Normale Supérieure est respectivement de 50 % parmi les chercheurs
devenus enseignants et de 21 %parmi l’ensemble des chercheurs.
29. A quoi il faut ajouter que, en tant que membres des jurys de concours de recrutement
ou directeurs de thèses de doctorat et aussi en tant que membres du groupe d’interconnais-
sance constitué au cours des années d’études (i.e., en khâgne ou à l’École Normale), ils
peuvent avoir une appreciation directe ou médiate de l’ensemble des postulants.
30. La diversité des formations, des cursus et des titres va croissant, parmi les enseignants
de la même discipline, à mesure que l’on s’éloigne des disciplines traditionnelles dont le mar-
ché est resté relativement tendu pour aller vers les disciplines nouvelles : ainsi, par exemple,
alors que dans toutes les disciplines traditionnelles (exception faite de la géographie) prés du
quart des enseignants du cadre B sont passés par la khâgne (33 % en littérature, 32 % en phi-
losophie, 25 % dans les langues anciennes, 21 % en histoire, 20 % en anglais), formation
intensive et homogène dont les effets homogénéisants s’aperçoivent dans l’ensemble des
dispositions à l’egard de l’institution scolaire, de ses valeurs et de ses traditions, la part des
anciens khâgneux est égale ou inférieure à 20 % dans les disciplines nouvelles (18,8 % en
linguistique, 16,3% en psychologie, 8,4 % en sociologie). Les enseignants des disciplines
nouvelles ont reçu, le plus souvent en faculté, une formation plus courte et, en tout cas, moins
réussie scolairement, dont l’éclectisme et la disparate se manifestent tant au niveau des cursus
individuels (avec le cumul de certificats de licence empruntés à des disciplines differentes)
qu’au niveau collectif, la diversité des titres possédés par les membres d’une même discipline
et l’hétérogénéité des disciplines mises en jeu dans leur formation étant de plus en plus fortes
à mesure que l’on va vers des disciplines dont la consecration universitaire est plus récente.
De même, tandis que les enseignants des disciplines traditionnelles ont à peu près tous com-
mencé leur carrière dans l’enseignement secondaire, les enseignants des disciplines nouvelles
qui sont entrés directement dans l’enseignement supérieur et surtout dans la recherche dans
une proportion relativement importante (d’autant plus importante que l’on va vers les caté-
gories les plus récemment recrutées, donc les plus jeunes), ont préalablement exercé des acti-
vités très diverses et souvent sans rapport avec leur profession actuelle (cf. Tableaux 5 et 6).
31. Si la part des titulaires d’un doctorat de troisième cycle est plus grande dans les disci-
plines nouvelles et particulièrement parmi les enseignants dépourvus de l’agrégation, il reste
que ce titre est loin de constituer une condition nécessaire et suffisante de l’accès à l’ensei-
gnement supérieur ou à la recherche scientifique, puisque l’agrégation (sans parler du titre
d’ancien élève d’une grande école, s’agirait-il de Polytechnique) est si évidemment reconnue
par les responsables du recrutement (et jusqu’a une date récente par les commissions du
CNRS elles-mêmes) que la plupart des agrégés qui se destinent à la recherche ou y sont
déjà engagés se dispensent du doctorat de troisième cycle qui, à l’inverse, est loin d’ouvrir
automatiquement l’accès à des postes de maître-assistant ou même d’assistant (ce qui ne
signifie pas, on l’a vu, que le fait de ne posseder ni l’un ni l’autre titre suffise à interdire
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l’accès à l’enseignement supérieur). Ainsi, dans une discipline comme la sociologie où la
part des enseignants qui ont soutenu leur thèse de troisième cycle ou qui la préparent est
relativement forte, 28 % seulement des enseignants du cadre B qui ne possèdent pas de diplôme
superieur a la licence n’ont pas fait leur thèse de troisième cycle ou ne la préparent pas contre
85 % de ceux qui sont agrégés ou anciens élèves d’une grande école. Mais la moitié seulement
des enseignants en sociologie du cadre B qui ne sont pas titulaires de l’agrégation ni anciens
élèves d’une grande école ont soutenu leur thèse de troisième cycle (soit 44 %). Encore faut-il
noter qu’une partie importante d’entre eux exerçaient déjà dans l’enseignement supérieur
lorsqu’ils ont soutenu leur these de troisième cycle.
32. Ainsi, en sociologie, 10% seulement des anciens élèves de l’École Normale Supérieure
qui appartiennent au cadre B sont âgés de 36 ans ou plus contre 23 % des agrégés non nor-
maliens et 36 % des licenciés, alors qu’en lettres 41 % des anciens élèves de l’École Normale
qui appartiennent au cadre B sont âgés de 36 ans ou plus contre 65 % des agrégés et 67 % des
licenciés.
33. Dans l’hypothèse d’une transformation des normes tendant à assurer aux différents
grades des chances de carrère voisines de la moyenne de la catégorie, un accroissement du
nombre des nouveaux enseignants devrait nécessairement conduire, en cas de fermeture
relative du marché de l’emploi, à un accroissement disproportionné des détenteurs de postes
élevés, selon un mécanisme qui s’observe dans l’armée au cours de la décennie qui suit les
guerres.
34. L’analyse de l’évolution des relations entre les disciplines traditionnelles et les disci-
plines nouvelles en fonction notamment de l’évolution du marché universitaire et des change-
ments morphologiques qui l’ont affecté fera l’objet d’une publication ultérieure.
35. La part des chercheurs dans les différentes disciplines varie en raison inverse de la part
des enseignants qui ont reçu une formation traditionnelle sanctionnée par des titres tels que
l’agrégation et en raison inverse de la part des enseignants qui consacrent plus de 70% de
leur temps à l’enseignement.
36. Qu’il suffise d’indiquer, parmi les innombrables indices de cette indifferenciation des
tâches, I’absence d’un veritable enseignement de recherche la direction des travaux per-
—
sonnels des chercheurs se réduisant le plus souvent à quelques conversations aussi brèves
qu’espacées l’incertitude de la frontière entre la production scolaire et la production scien-
—
37. On comprend que dans ces conditions la constitution d’indices de productivité scien-
tifique pose des problèmes à peu près insurmontables : en effet, ignorer les différences qui
séparent par leurs objets, leurs méthodes, leurs résultats, les productions des differentes caté-
gories de producteurs (selon la génération, la discipline, etc.), c’est s’exposer à comparer
l’incomparable. En outre, étant donné que les conflits qui s’engagent aujourd’hui entre les
sciences humaines et les humanités traditionnelles ont pour principe le désaccord sur les
principes d’évaluation, il serait vain d’espérer mesurer à un étalon unique des productions
objectivement incommensurables. C’est ainsi par exemple qu’un groupe de "juges" reelle-
ment représentatif devrait reproduire dans ses jugements sur les ouvrages d’histoire ou de
critique littéraire les oppositions inconciliables qui divisent le champ dans son ensemble.
Et la difficulté d’une évaluation de la "qualité" des œuvres se trouve redoublée par les stra-
tégies conscientes ou inconscientes par lesquelles les enseignants tendent à accroitre l’ambi-
guité des indices de leur production ou de leur activité scientifique (en particulier par le voca-
bulaire utilisé).
38. C’est dans cette logique que doivent être interprétés la diminution du taux de thèses
d’état soutenues ou en cours de préparation quand on passe des disciplines traditionnelles
aux disciplines ouvertes à la recherche et inversement l’accroissement du taux de thèses de
troisième cycle soutenues ou en cours de preparation. On sait, en effet, que le doctorat de
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troisième cycle s’est développé d’abord dans les facultés des sciences ou il tend à supplanter
l’agrégation notamment pour ce qui est de l’accès aux postes d’enseignant dans le supérieur.
On voit ainsi que la part des enseignants du cadre B qui n’ont pas soutenu et qui ne préparent
pas une thèse de doctorat passe de 77,1 % en sociologie à 23,4 % en linguistique, à 10 % en
latin et grec, enfin à 5 % en littérature. A l’inverse, la part des enseignants du cadre B qui
n’ont pas soutenu et qui ne préparent pas une thèse de troisième cycle passe de 40% en
sociologie à 59,7 % en linguistique, à 73,6 % en latin et grec, à 75,1 % en littérature. Le
dépouillement du recueil des positions des thèses de troisième cycle soutenuesà Paris en 1968
montre que leur nombre est très inégal selon les disciplines puisqu’il passe de 32 pour la socio-
logie à 17 pour l’ethnologie, 14 pour la psychologie, 11pour le grec, 3 pour l’anglais.
39. Sur ce point, voir Bourdieu, Delsaut et Saint Martin, op. cit.
40. Ainsi, la part des enseignants du cadre B qui consacrent plus de 50 % de leur temps à
l’enseignement (et qui n’ont par conséquent qu’un temps relativement limité à consacrer à
la recherche) décroît lorsque l’on passe de l’anglais (91,7 %) au français (86 %), à la philo-
sophie (79,7 %), aux langues anciennes (77,4 %), à la sociologie (68,8 %) et à la psychologie
(65,5 %).
41. 11 serait intéressant d’analyser les variations de l’étendue et de la qualité sociale (faculté,
discipline, grade, etc.) de la population des autres enseignants que, en fonction de la position
qu’ils occupent eux-mêmes dans le corps enseignant, les enseignants considèrent comme des
"collègues" (sur cette notion, voir E. Gross, Work and society, New York, Thomas Y.
Crowell, 1958, pp. 223-235). On peut avancer I’hypothèse que, pour les professeurs les plus
conformes aux normes traditionnelles, la frontière entre le nouveau et l’ancien recrutement
serait beaucoup plus nettement marquée que la frontière entre les grades à l’intérieur de la
population recrutée selon le mode de recrutement ancien.
42. La sociologie qui regroupe dans une même communauté scientifique des agents venus
des horizons intellectuels ou para-intellectuels les plus divers depuis les grandes instances
de reproduction du corps universitaire comme l’École Normale Supérieure jusqu’a des
institutions construites sur le modèle des business schools anglosaxonnes comme l’IEP ou
HEC (lorsqu’il ne s’agit pas de semi-autodidactes rescapés du sous-prolétariat intellectuel)
et qui met ainsi en présence ou, plus précisément, en concurrence des individus dotés d’habi-
tus générateurs d’ambitions aussi parfaitement antagonistes que celles du grand intellectuel,
du savant, de l’homme d’action, du conseiller du Prince, concentre pratiquement dans l’en-
ceinte de ses assemblées, de ses sociétés savantes ou de ses colloques la plupart des contra-
dictions simultanées ou même successives de l’Université française de sorte que la crise
y prend une forme à la fois plus intense et si l’on peut dire plus personnalisée que dans toute
autre discipline.