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LETTRES GOTHIQUES

Dans Le Livre de Poche Collection dirigée par Michel Zink


« Lettres gothiques »

Abélard et Héloïse: LEITRES D'ABÉLARD ET HÉLOÏSE


Adam de la Halle: ŒUVRES COMPLÈTES
Alexandre de Paris: LE ROMAN D'ALEXANDRE
Antoine de La Sale : JEHAN DE SAINTRÉ
Benoît de Saint~~Jrf_aure: LE ~MAN DE TROIE
Charles d'Orlé~s':j\,BALLAD~·~T RONDEAUX
Chrétien de Troyes : J!HiE(';~~\•~$, Le CHEVALIER AU LION,
Boèce
LE CHEVALIERPE LA/jÏARR~~E, LE CONTE DU GRAAL
Christine de Piùrtt ~LE CHEMIN DE LONGUE ÉTUDE
François Villon : POÉSIES COMPLÈTES
Guillaume de Lorris et Jean de Meun: LE ROMAN DE LA ROSE
Guillaume de Machaut: LE VOIR DIT
Jean d'Arras : MÉLUSINE
La Consolation
Jean Froissart : CHRONIQUES (livres I et II, livres III et IV)
Joinville : VIE DE SAINT LOUIS
Louis Xl : LEITRES CHOISIES
de Philosophie
Marco Polo : LA DESCRIPTION DU MONDE
Philippe de Commynes : MÉMOIRES
René d'Anjou : LE LIVRE DU CŒUR D'AMOUR ÉPRIS Édition de Claudio MORESCHINI
Rutebeuf : ŒUVRES COMPLÈTES Traduction et notes de Éric VANPETEGHEM
BEOWULF
LA CHANSON DE LA CROISADE ALBIGEOISE
Introduction de Jean-Yves TILLIETTE
LA CHANSON DE GIRART DE ROUSSILLON
LA CHANSON DE ROLAND
CHANSONS DES TROUVÈRES
LE CYCLE DE GUILLAUME D'ORANGE
FABLIAUX ÉROTIQUES
LE HAUT LIVRE DU GRAAL
JOURNAL D'UN BOURGEOIS DE PARIS
LAIS DE MARIE DE FRANCE Ouvrage publié avec le concours
LANCELOT DU LAC (t. 1 et 2)
LA FAUSSE GUENIÈVRE (LANCELOT DU LAC, t. 3) du Centre national du livre
LE VAL DES AMANTS INFIDÈLES (LANCELOT DU LAC, t. 4)
L'ENLÈVEMENT DE GUEI')IÈVRE (LANCELOT DU LAC, t. 5)
LE LIVRE DE L'ECHELLE DE MAHOMET
LE MESNAGIER DE PARIS
MYSTÈRE DU SIÈGE D'ORLÉANS
NOUVELLES COURTOISES
PARTONOPEU DE BLOIS
POÉSIE LYRIQUE LATINE DU MOYEN ÂGE
PREMIÈRE CONTINUATION DE PERCEVAL
LA QUÊTE DU SAINT-GRAAL
RAOUL DE CAMBRAI
LE ROMAN D'APOLLONIUS DE TYR
LE ROMAN D'ÉNÉAS
LE ROMAN DE RENART
LE ROMAN DE THÈBES
TRISTAN ET ISEUT (Les poèmes français ; La saga norroise) LE LIVRE DE POCHE
LIBER QVINTVS LIVRE CINQUIÈME

1 1
1, 1. Dixerat orationisque cursum ad alia quaedam Elle avait fini de parler et allait diriger le cours de son
tractanda atque expedienda vertebat. 2. Tum ego : entretien vers d'autres examens et d'autres développe-
Recta quidem, inquam, exhortatio tuaque prors~s ments. Alors moi :
auctoritate dignissima, sed, quod tu dudum de provi- - Tu as raison, bien sûr, dis-je, de m'exhorter, et de
dentia quaestionem pluribus aliis implicitam esse manière tout à fait digne de ton autorité, mais ce que tu
dixisti, re experior. 3. Quaero enim an esse aliquid viens de dire sur la providence, à savoir que cette ques-
omnino et quidnam esse casum arbitrere. 4. Tum tion est mêlée à bien d'autres, j'en fais en réalité l'expé-
illa : Festino, inquit, debitum promissionis absolvere rience. Je te demande, en effet, si tu es d'avis qu'il y a
viamque tibi, qua patriam reveharis, aperire. 5. Haec en somme un hasard et ce qu'il est donc.
autem, etsi perutilia cognitu, tamen a propositi nos- Alors elle : ·
tri tramite paulisper aversa sunt, verendumque est - Je me hâte, répondit-elle, de m'acquitter de la pro-
ne deviis fatigatus ad emetiendum rectum iter suffi- messe que je te dois et de t'ouvrir la voie qui te ramènera
cere non possis. 6. - Ne id, inquam, prorsus vere are ; dans ta patrie. Or, même si ces choses sont très utiles à
nam quietis mihi loco fuerit ea quibus maxime connaître, elles nous écartent pourtant un moment du
delector agnoscere. 7. Simul, cum omne disputatio- sentier de notre propos et il est à craindre que fatigué
nis tuae latus indubitata fide constiterit, nihil de par ces détours, tu ne puisses plus avoir assez de force
sequentibus ambigatur. pour parcourir jusqu'au bout le bon chemin.
8. Tum ilia : Morem, inquit, geram tibi, simulque - N'aie aucune crainte, dis-je, car reconnaître ce qui
sic orsa est. Si quidem, inquit, aliquis eventum teme- a pour moi le plus grand charme me tiendra lieu de
rario motu nullaque causarum connexione produc- repos. En même temps, quand tous les points de ton
tum casum esse definiat, nihil omnino casum esse argumentation seront établis avec une assurance indubi-
table, il n'y aura aucune hésitation sur les conséquences.
Alors elle:
- Je vais me plier à ton désir, répondit-elle et elle
commença aussitôt ainsi. Si vraiment, dit-elle, on définis-
sait le hasard comme un événement produit par un mou-
vement accidentel et sans enchaînement de causes,
ii
·~
278 La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 1 279

confirmo et praeter subiectae rei significationem j'affirme qu'il n'existe absolument aucun hasard et je
inanem prorsus vocem esse decerno. Quis enim décrète que c'est un mot tout à fait vide de sens en
coercente in ordinem cuncta deo locus esse ullus dehors de la signification de la chose à laquelle il se rap-
temeritati reliquus potest? 9. Nam nihil ex nihilo porte. En effet, si Dieu contraint toutes choses à un
exsistere vera sententia est, cui nemo umquam ordre, quelle place peut-il rester pour le hasard aveugle ?
veterum refragatus est ; quamquam id illi non de Car que rien n'existe à partir de rien est une opinion
operante principio sed de materiali subiecto hoc vraie que personne parmi les Anciens n'a jamais réfutée,
omnium de natura rationum quasi quoddam iecerint même s'ils l'ont jetée comme une sorte de fondement à
fundamentum. 10. At si nullis ex causis aliquid oria- tous leurs raisonnements sur la nature pour l'appliquer
tur, id de nihilo ortum esse videbitur; quodsi hoc non au principe créateur, mais au substrat matériel.
fieri nequit, ne casum quidem huiusmodi esse possi- Pourtant, si une chose peut ne naître d'aucune cause, elle
bile est qualem paulo ante definivimus. semblera être née de rien, mais si cela ne peut arriver, il
11. Quid igitur? inquam. Nihilne est quod vel n'est pas possible qu'il existe même un hasard tel que
casus vel fortuitum iure appellari queat.? an est ali- nous venons de le définir.
quid, tametsi vulgus lateat, cui vocabula ista couve- - Comment donc? m'étonnai-je. N'y a-t-il rien que
niant ? 12. - Aristoteles meus id, inquit, in Physicis l'on puisse appeler à juste titre hasard ou accident? ou
et brevi et veri propinqua ratione definivit. - Quo- bien existe-t-il une chose, même si elle échappe au com-
nam, inquam, modo? 13. - Quotiens, ait, aliquid mun, à laquelle ces dénominations conviennent ?
cuiuspiam rei gratia geritur aliudque quibusdam de - Mon cher Aristote, répondit-elle, l'a définie dans sa
causis quam quod intendebatur obtingit, casus voca- Physique 1 d'une manière à la fois brève et proche du
tur, ut si quis colendi agri causa fodiens humum vrai.
defossi auri pondus inveniat. 14. Hoc igitur fortuitu - De quelle manière ? demandai-je.
quidem creditur accidisse, verum non de nihilo est ; - Chaque fois, dit-il, qu'une chose est accomplie dans
nam proprias causas habet, quarum improvisus un but quelconque et que suite à certaines causes, on
inopinatusque concursus casum videtur operatus. obtient autre chose que ce que l'on recherchait, on
15. Nam nisi cultor agri humum foderet, nisi eo loci appelle cela hasard, comme si en creusant le sol pour
pecuniam suam depositor obruisset, aurum non cultiver son champ, on trouvait une quantité d'or enter-
esset inventum. 16. Hae sunt igitur fortuiti causae rée. On croit donc que c'est arrivé fortuitement, mais
compendii, quod ex 6bviis sibi et confluentibus cau- cela ne vient pas de rien, car cela a ses propres causes
dont le concours imprévu et inopiné semble avoir pro-
duit un hasard. Car si le cultivateur n'avait pas creusé le
sol et si celui qui a mis en dépôt son argent ne l'avait pas
enterré à cet endroit, l'or n'aurait pas été découvert.
Telles sont donc les causes de ce gain fortuit qui provient
de causes qui se rencontrent et confluent, et non de
l'intention de celui qui agit. En effet, ni celui qui a
1. Physique, 2, 4-5, 195b31-196a35.
La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 2 281
280
~nterré l'or ni celui qui .a travaillé son champ n'a cherché
sis, non ex gerentis intentione provenit. 17. Neque
enim vel qui aurum obruit vel qui agrum exercuit, a. ce. que cet argent smt découvert, mais, comme je l'ai
ut ea pecunia repperiretur intendit, sed, uti dixi, quo dit, Il y a un accord et un concours de circonstances pour
ille obruit hune fodisse convenit atque concurrit. que l'u?- .c~eusât là où l'autre a enterré son or. On peut
18. Licet igitur definire casum esse inopinatum ex d?nc def1mr le hasard comme un événement inopiné issu
confluentibus causis in his quae ob aliquid geruntur d une conflu~nce de causes dans ce que l'on accomplit
eventum. 19. Concurrere vero atque confluere cau- dans un certam but. Or qu'il y ait concours et confluence
sas facit ordo ille inevitabili conexione procedens, de causes est le fait de cet ordre qui procède d'un enchaî-
neme~t inévitable, p:end sa source dans la providence,
qui de providentiae fonte descendens, cuncta suis
dont Il descend, et dtspose toutes choses en leur lieu et
locis temporibusque disponit.
temps.

D~ns un défilé rocheux d' Achéménie 1, là où la bataille fuyarde,


Rupis Achaemeniae scopulis, ubi versa sequentum a son retour, enfonce ses dards dans la poitrine des poursui-
pectoribus figit spicula pugna fugax, le Ti~re et l'Euphrate s~ c?nfondent ~n une seule source, [vants 2,
Tigris et Euphrates uno se fonte resolvunt ,_PUIS le~rs .ea~x se d1~tu~guent et Ils se séparent. [cours,
et mox abiunctis dissociantur aquis. 5 S tls se reumssment et etalent à nouveau rappelés à un seul
5 Si coeant cursumque iterum revocentur in unum, tout ce qu'emporte l'onde de l'un et l'autre fleuve confluerait
confluat alterni quod trahit unda vadi, les poupes et les troncs arrachés par leurs flots se rencontreraie~t
convenient puppes et vulsi flumine trunci et leurs ondes se mêleraient en une apparence accidentelle ;
mixtaque fortuitos implicet unda modos ; pourtant, ces errances hasardeuses, c'est la déclivité de la
quos tamen ipsa vagos terrae declivia casus 10 .et ~'ordre de ~'écoulement de l'eau qui les régissent. [terre
10 gurgitis et lapsi defluus ordo regit. Ams1 le sort qm semble ondoyer à bride abattue
Sic quae permissis fluitare videtur habenis subit un frein et s'écoule sous une loi.
fors patitur frenos ipsaque lege meat.

2
2
. - Je _vois, dis-je, et j'accorde qu'il en est comme tu le
2, 1. Animadverto, inquam, idque uti tu dicis ita esse dts. Mms dans cet enchaînement de causes attachées
consentio. 2. Sed in hac haerentium ~ibi serie cau- entre elles, y a-t-il une place pour notre libre arbitre, ou
sarum estne ulla nostri arbitrii libertas, an ipsos

1. Pays d'Aché~énès, grand-père de Cyrus, le premier roi des


Perses. . ~· Allu~wn au mode de combat des Parthes, peuple de
Perse, qm s enfuym~nt devant leurs attaquants avant de revenir brus-
quement sur eux les harceler de leurs flèches.
La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 2 283
282

quoque humanorum motus animorum ~atalis c_atena bien la chaîne du destin enserre-t-elle aussi les mouve-
constringit? 3.- Est, inquit; neque emm ~uent .ul~~ ments de l'âme humaine?
rationalis natura, quin eidem libertas adslt arbltrn. .- Oui,_il y en a une, répondit-elle. En effet, il ne pour-
4. Nam quod ra tione uti naturaliter potest, id ~a.bet rmt y avmr aucune nature rationnelle qui n'ait aussi son
iudicium quo quidque discernat ; per se 1g1t~r libre arbitre. Car tout ce qui peut de par sa nature user
fugienda optandave dinoscit ; S. quod vero qu~s de raison possède un jugement qui lui permet de discer-
optandum esse iudicat, petit, refug~t ver? q~o? ~estl­ ner chaque chose et distingue donc par lui-même ce qu'il
mat esse fugiendum. 6. Quare qmbus m 1ps1s mest faut fuir ou souhaiter ; or, ce que l'on juge qu'il faut sou-
ratio inest etiam volendi nolendique libertas, sed haiter, on le cherche, alors que l'on évite ce que l'on
hanc' non in omnibus aequam esse constitua. 7. Nam estime qu'il faut fuir. C'est pourquoi ceux-là mêmes qui
supernis divinisque substantiis et perspicax iudicium ont en eux la raison ont aussi en eux la liberté de vouloir
et incorrupta voluntas et efficax optatorum praesto et de ne pas vouloir, mais je précise qu'elle n'est pas
est potestas, 8. humanas vero animas liberiores qui- égale chez tous. Car les substances supérieures et divines
dem esse necesse est cum se in mentis divinae specu- ont à leur disposition un jugement perspicace, une
latione conservant, minus vero cum dilabuntur ad volonté qui n'est pas corrompue et le pouvoir de réaliser
corpora minusque etiam cum terrenis artubus colli- leurs souhaits ; quant aux âmes humaines, elles sont
gantur ;'9. extrema vero est servit':Ls cum vit~is dedi- nécessairement plus libres quand elles se maintiennent
tae rationis propriae possesswne cec1derunt. dans la contemplation de l'intelligence divine, moins
10. Nam ubi oculos a summae luce veritatis ad infe- qu~nd elles tombent pour se répandre dans un corps,
riora et tenebrosa deiecerint, mox inscitiae nube moms encore quand elles sont liées à des membres ter-
caligant, perniciosis turbantur affectibus, quib_u~ restres, mais leur servitude est extrême quand, livrées
accedendo consentiendoque quam invexere s1b1 aux vices, elles déchoient de la possession de la raison
adiuvant servitutem et sunt quodam modo propria qui leur est propre. Car quand elles détournent leurs
libertate captivae. 11. Quae tamen ille ab aeterno yeux de la lumière de la vérité suprême pour les baisser
cuncta prospiciens providentiae cernit intuitus et vers les ténèbres inférieures, elles sont bientôt obscurcies
suis quaeque meritis praedestinata disponit. par le nuage de l'ignorance, elles sont troublées par des
affections pernicieuses, s'y adonnent et y consentent,
renforcent la servitude qu'elles ont introduite en elles, et
sont d'une certaine manière captives de leur propre
lib~rté. Néanmoins, le regard de la providence, qui pré-
vmt toutes choses de toute éternité, discerne cela et dis-
pose pour chacune ce qui lui a été prédestiné selon ses
mérites.
284 La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 3 285

llavr' ecpor;tiv xat' ;ravr' e;raxoVEtV «Il jette un œil sur tout et prête l'oreille à tout 1. »
puro clarum lumine Phoebum Tel est, brillant d'un pur éclat, Phébus
melliflui canit oris Homerus ; que chante Homère de sa langue qui répand le miel ;
qui tamen intima viscera terrae pourtant, il ne peut forcer
5 non valet aut pelagi radiorum 5 les entrailles profondes de la terre ou de la mer
infirma perrumpere luce. par la trop faible lumière de ses rayons.
Haud sic magni conditor orbis : Tel n'est pas le créateur du vaste monde :
huic ex alto cuncta tuenti à lui qui du haut du ciel porte ses regards sur toutes choses,
nulla terrae mole resistunt, aucune terre, de sa masse, ne résiste,
10 non nox atris nubibus obstat ; 10 la nuit, de ses sombres nuées, ne fait pas obstacle ;
quae sint, quae fuerint veniantque tout ce qui est, qui a été et viendra,
uno mentis cernit in ictu ; ille discerne d'un seul coup de son intelligence ;
quem quia respicit omnia solus c'est lui, parce que seul, il voit tout, ·
verum possis dicere solem. que l'on pourrait dire le vrai soleil.

3 3
3, 1. Tum ego : En, inquam, difficiliore rursus ambi- Alors moi:
guitate confundor. 2. - Quaenam, inquit, ista est ? - Me voici, dis-je, à nouveau troublé par une incerti-
iam enim quibus perturbere, coniecto. 3. - Nimium, tude plus difficile encore à dissiper.
inquam, adversari ac repugnare videtur praenoscere - Laquelle? demanda-t-elle. En effet, je devine déjà
universa deum et esse ullum libertatis arbitrium. ce qui te bouleverse.
4. Nam si cuncta prospicit deus neque falli ullo - Il me semble, répondis-je, tout à fait contradictoire
modo potest, evenire necesse est quod providentia et incompatible que Dieu sache à l'avance l'ensemble
futurum esse praeviderit. S. Quare si ab aeterno non des choses et qu'il y ait un libre arbitre. Car si Dieu pré-
facta hominum modo sed etiam consilia volunta- voit toutes choses et qu'il ne puisse en aucune manière
tesque praenoscit, nulla erit arbitrii lib_ertas ; ~eque se tromper, il arrive nécessairement ce que la providence
enim v el factum aliud ullum v el quaehbet exs1stere. a prévu qu'il y aura. C'est pourquoi, s'il sait d'avance de
poterit voluntas, nisi quam nescia falli providentia. toute éternité non seulement les actions des hommes,
divina praesenserit. 6. Nam si aliorsum quam pro- mais aussi leurs intentions et leurs volontés, il n'y aura
plus de libre arbitre : en effet, il ne pourra plus exister
ni aucune autre action ni une autre volonté, quelle
qu'elle soit, que celles que la providence divine, qui ne
sait se tromper, aura prévues. Car si elles peuvent se
détourner dans une autre direction que celle qui était

1. Citation d'Homère, Iliade, 3, 277.


286 La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 3 287

visa sunt detorqueri valent, non iam erit futuri firma prévue, il n'y aura plus de prescience sûre du futur, mais
praescientia, sed opinio potius incerta ; quod de deo plutôt une opinion incertaine ; ce qu'il serait, à mon avis,
credere nefas iudico. sacrilège de croire de Dieu.
7. Neque enim illam probo rationem, qua se. qui- En effet, je n'approuve pas ce raisonnement par lequel
dam credunt hune quaestionis nodum posse dlssol- certains croient qu'ils peuvent résoudre ce nœud de la
vere. 8. Aiunt enim non ideo quid esse eventurum, question. D'après ce qu'ils disent, en effet, quelque chose
quoniam id providentia futurum ~sse prospexer~t, va arriver non parce que la providence aura prévu que ce
sed e contrario potius, quoniam qmd futurum est, 1d serait, mais au contraire, c'est plutôt parce qu'il y aura
divinam providentiam latere n~n posse eo.que modo quelque chose que cela ne peut échapper à la providence
necessarium hoc in contranam relab1 partem. divine, et de cette manière, la nécessité joue en sens
9. Neque enim necesse esse contingere quae J?ro':i- contraire. En effet, disent-ils, il n'arrive pas nécessaire-
dentur sed necesse esse quae futura sunt prov1den : ment ce qui est prévu, mais ce qu'il y aura est nécessaire-
quasi ~ero quae cuius rei causa sit, praes~ientiane ment prévu: c'est comme si on tâchait de savoir ce qui est
futurorum necessitatis an futurorum necess1tas pro- cause de quoi, si la prescience des choses futures est la
videntiae, laboretur ac non illud demonstrare nita-
cause de leur nécessité ou si la nécessité des choses futures
mur, quoquo modo sese habeat o~do causarum,
est la cause de la providence, et comme si l'on ne s'effor-
necessarium esse eventum praescltarum rerum,
etiam si praescientia futuris rebus eveniendi necessi- çait pas de démontrer que, de quelque manière que se
tatem non videatur inferre. tienne l'ordre des causes, il arrive nécessairement les
10. Etenim si quispiam sedeat, opinionem quae choses connues d'avance même si la prescience ne semble
eum sedere coniectat veram esse necesse est ; atque pas conférer aux choses futures la nécessité d'arriver.
e converso rursus, si de quopiam vera sit opinio quo- Et en effet, si quelqu'un est assis, l'opinion qui suppose
niam sedet eum sedere necesse est. 11. In utroque qu'il est assis est nécessairement -vraie et, inversement,
igitur nece~sitas inest, in hoc quid~m. seden~i, at si, à propos de quelqu'un, l'opinion d'après laquelle il est
vero in altero veritatis. 12. Sed non 1dc1rco qmsque assis est vraie, il est nécessairement assis. Dans l'un et
sedet, quoniam vera est opinio, sed haec P.otius vera l'autre cas, il y a donc nécessité, dans l'un qu'il soit assis,
est quoniam quempiam sedere praecesslt. 13: Ita mais dans l'autre que l'opinion soit vraie. Mais quelqu'un
cum causa veritatis ex altera parte procedat, mest n'est pas assis parce que l'opinion en est vraie, mais
tamen communis in utraque necessitas. 14. Similia ' celle-ci est plutôt vraie parce que le fait que quelqu'un
de providentia futurisque rebus ratiocinari pate~. est assis a précédé. Ainsi, bien que la cause de la vérité
Nam etiam si idcirco, quoniam futura sunt, provl- ne procède que d'une des deux parts, il y a une nécessité
dentur, non vero ideo quoniam providentur .eve: " commune dans l'une et l'autre. Il est évident que l'on
niunt nihilo minus tamen a deo vel ven tura prov1den peut tenir des raisonnements similaires sur la providence
'
et les événements futurs. Car même si c'est parce qu'ils
sont futurs qu'ils sont prévus mais non parce qu'ils sont
prévus qu'ils arrivent, il est néanmoins nécessaire soit
que les événements à venir soient prévus par Dieu, soit
288 La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 3 289

vel provisa necesse est evenire provisa, quod ad que ce qui a été prévu arrive, ce qui seul suffit à éliminer
perimendam arbitrii libertatem solum satis est. le libre arbitre.
15. lam vero quam praeposterum est ut aeternae Mais d'autre part, quel renversement de dire que les
praescientiae temporalium rerum eventus causa esse événements temporels sont la cause de la prescience ,
dicatur ! 16. Quid est autem aliud arbitrari ideo éternelle ! Or quelle différence y a-t-il entre estimer que
deum futura, quoniam sunt eventura, providere, Dieu prévoit les événements à venir parce qu'ils vmit
quam put<:tre quae olim acciderunt causam summae arriver, et penser que ce qui s'est passé autrefois est la
illius esse providentiae ? 17. Ad haec, sicuti cum cause de sa providence suprême ? De plus, de même que
quid esse scio, id ipsum esse necesse est, ita cum quand je sais qu'une chose est, cette chose même est
quid futurum novi, id ipsum futurum esse necesse nécessairement, de même, quand je sais qu'une chose
est ; sic fit igitur ut eventus praescitae rei nequeat sera, cette chose sera nécessairement; ainsi il s'ensuit
evitari. 18. Postremo si quid aliquis aliorsum atque donc que l'on ne peut éviter qu'il arrive un événement
sese res habet, existimet, id non modo scientia non connu d'avance. Enfin, si on estime qu'une chose est
est ; sed est opinio fallax, ab scientiae veritate longe ~ autrement qu'elle n'est, non seulement ce n'est pas une
diversa. 19. Quare si quid ita futurum est ut eius · connaissance, mais c'est une opinion trompeuse, fort
certus ac necessarius non sit eventus, id eventurum éloignée de la vérité d'une connaissance. C'est pourquoi
esse praesciri qui poterit ? 20. Sicut enim scientia si une chose est à venir sans qu'il soit certain et néces-
ipsa impermixta est falsitati, ita id quod ab ea conci- saire qu'elle arrive, qui pourra savoir d'avance qu'elle
pitur, esse aliter atque concipitur nequit. 21. Ea arrivera? En effet, de même que la connaissance n'est
namque causa est cur mendacio scientia careat, pas elle-même mêlée à la fausseté, de même, ce qui est
quod se ita rem quamque habere necesse est uti eam conçu par elle ne peut être autrement qu'il n'est conçu.
sese habere scientia comprehendit. Car la raison pour laquelle la connaissance est dépour-
22. Quid igitur, quonam modo deus haec incerta vue de mensonge, c'est que chaque chose est nécessaire-
futura praenoscit? 23. Nam si inevitahiliter even- ment comme la connaissance comprend qu'elle est.
tura censet quae etiam non evenire possibile est, fal.: Quelle est donc la manière dont Dieu connaît
litur ; quod non sentire modo nefas est sed etiam d'avance ce futur incertain ? Car s'il juge qu'il arrivera
voce proferre. 24. At si ita uti sunt, ita ea futura esse inévitablement ce qu'il est possible qu'il n'arrive même
decernit, ut aeque vel fieri ea vel non fieri posse pas, il se trompe, ce qu'il est sacrilège non seulement de
cognoscat, quae est haec praescientia, quae nihil cer- ·,; penser, mais aussi de prononcer à haute voix. Mais s'il
tum, nihil stabile comprehendit ? 25. Aut quid hoc décide que les choses seront comme elles sont, de
refert vaticinio illo ridiculo Tiresiae : manière à ce qu'il sache qu'elles peuvent également se
produire ou ne pas se produire, quelle est cette pre-
science qui ne comprend rien de certain ni rien de
stable ? Ou bien a-t-elle un rapport avec cet oracle ridi-
290 La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 3 291

quicquid dicam aut erit aut non ? cule de Tirésias : « Tout ce que je dirai, ou bien sera, ou
bien ne sera pas 1 » ? En quoi aussi la providence divine
26. Quid etiam divina providentia humana opinione l'emporte-t-elle sur l'opinion humaine si, comme les
praestiterit, si uti homines incerta iudicat quorum hommes, elle juge incertain ce dont la réalisation est
est incertus eventus? 27. Quodsi apud ilium rerum ' incertaine ? Et si auprès de cette source si certaine de
' omnium certissimum fontem nihil incerti esse toutes choses, il ne peut rien y avoir d'incertain, les évé-
potest, certus eorum est eventus quae futura firmiter nements futurs qu'elle connaît d'avance et avec assu-
ille praescierit. 28. Quare nulla est humanis consiliis rance arrivent certainement. C'est pourquoi il n'y a
actionibusque libertas, quas divina mens, sine falsita- aucune liberté pour les intentions et les actions humaines
tis errore cuncta prospiciens, ad unum alligat et que l'intelligence divine, qui prévoit toutes choses sans
constringit eventum. erreur ni fausseté, lie et enchaîne à une seule réalisation.
29. Quo semel recepto, quantus occasus huma- Une fois que l'on a admis cela, quel effondrement des
narum rerum consequatur liquet. 30. Frustra enim ~ affaires humaines ! Cette conséquence apparaît claire-
bonis malisque praemia poenaeve proponuntur, ment. En effet, c'est en vain que l'on propose aux bons
quae nullus meruit liber ac voluntarius motus ani· et aux méchants des récompenses ou des punitions
morum, 31. idque omnium videbitur iniquissimum qu'aucun mouvement libre ou volontaire de l'âme n'a
quod nunc aequissimum iudicatur, vel puniri impro- méritées, et il semblera plus injuste ce que l'on juge
bos vel remunerari probos, quos ad alterutrum non maintenant comme le plus juste, à savoir que les gens
propria mittit vol un tas, sed futuri cogit certa necessi- malhonnêtes sont punis et les gens honnêtes récompen-
tas. 32. Nec vitia igitur nec virtutes quicquam fue- sés, puisque ce n'est pas leur propre volonté qui les
rint, sed omnium meritorum potius mixta atque amène dans l'un ou l'autre état, mais la nécessité certaine
indiscreta confusio ; quoque nihil sceleratius excogi- du futur qui les y contraint. Par conséquent, ni les vices
tari potest, cum ex providentia rerum omnis ordo ni les vertus ne pourraient être quelque chose, mais il y
ducatur nihilque consiliis liceat humanis, fit ut vitia aurait plutôt une confusion mêlée et indistincte de tous
quoque nostra ad bonorum omnium referantur auc- les mérites, et - on ne peut rien imaginer de plus atroce
torem. que cela- puisque tout l'ordre du monde découle de la
33. Igitur nec sperandi aliquid nec deprecandi ulla providence et que rien n'est laissé aux intentions
ratio est ; quid enim vel speret quisque vel etiam humaines, il s'ensuit que nos vices aussi se rapportent à
deprecetur, quando optanda omnia series indeflexa l'auteur de tous les biens.
conectit ? 34. Auferetur igitur unicum illud inter Par conséquent, il n'y a plus aucune raison ni d'espérer
ni de prier : en effet, que peut-on espérer ou aussi
détourner par des prières quand un enchaînement
inflexible lie toutes les choses souhaitables ? Par consé-
quent, cet unique commerce entre les hommes et Dieu,

1. Citation d'Horace, Satires, 2, 5, 59, qui parodie l'entretien que


l'âme du devin Tirésias accorde à Ulysse aux Enfers (Odyssée, 11, 90-
149).
r 292 La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 3 293

homines deumque commercium, sperandi scilicet ac à savoir l'espérance et la prière, sera supprimé si du
deprecandi, si quidem iustae humilitatis pretio moins nous retirions comme prix d'une juste humilité
inaestimabilem vicem divinae gratiae promeremur ; l'inestimable retour de la grâce divine ; ce qui est la seule
qui solus modus est quo cum deo colloqui homines manière dont, semble-t-il, les hommes puissent s'entrete-
posse videantur illique inaccessae luci, prius quoque nir avec Dieu et s'unir par le moyen même de la suppli-
quam impetrent, ipsa supplicandi ratione coniungi. cation à cette lumière inaccessible avant d'en obtenir la
35. Quae si, recepta futurorum necessitate, nihil jouissance. Si, une fois admise la nécessité des choses
virium habere credantur, quid erit quo summo illi futures, on croit que l'espérance et la prière n'ont plus
rerum principi connecti atque adhaerere possimus? aucune force, quel sera le moyen qui nous permettra de
36. Quare necesse erit humanum genus, uti paulo , nous lier et de nous attacher à ce principe suprême de
ante cantabas, dissaeptum atque disiunctum suo toutes choses? C'est pourquoi il sera nécessaire que le
fonte fatiscere. genre humain, comme tu venais de le chanter, séparé et
disjoint de sa source, s'effondre.
Quaenam discors foedera rerum
causa resolvit ? quis tanta deus Quelle cause discordante rompt donc
veris statuit bella duobus les alliances du monde ? Quel dieu décide,
ut quae carptim singula constent entre deux vérités, de si grandes guerres
5 eadem nolint mixta iugari ? que, bien qu'elles existent chacune séparément,
5 elles refusent d'être unies et mêlées?
an nulla est discordia veris
semperque sibi certa cohaerent, À moins qu'il n'y ait aucune discorde entre ces vérités
et qu'elles ne soient toujours étroitement attachées,
sed mens caecis obruta membris
mais que l'esprit, enseveli sous des membres aveugles,
nequit oppressi luminis igne
ne puisse, la flamme de sa lumière étouffée,
10 rerum tenues noscere nexus ?
1o connaître les liaisons subtiles des choses ?
sed cur tanto flagrat amore Mais pourquoi brûle-t-il d'un si vif désir
veri tectas reperire notas ? de découvrir les signes cachés du vrai ?
scitne quod appetit anxia nosse ? Sait-il ce qu'il cherche avec inquiétude à connaître?
sed quis nota scire laborat ? Mais qui s'efforce de savoir ce qu'il connaît ?
15 at si nescit, quid caeca petit ? 15 Mais s'il ne sait pas, pourquoi cherche-t-il en aveugle?
quis enim quicquam nescius optet? Qui, en effet, souhaiterait quelque chose qu'il ignore ?
aut quis valeat nescita sequi Ou bien qui pourrait poursuivre ce qu'il ne connaît pas ?
quove inveniat ? quis reppertam Et où le trouverait-il? Qui pourrait, quand il l'ignore,
queat ignarus noscere formam ? reconnaître la forme qu'il a découverte?
20 an cum mentem cerneret altam 20 Ou bien, alors qu'il percevait l'intelligence altière,
pariter summam et singula norat, connaissait-il en même temps l'ensemble et les parties?
nunc membrorum condita nube Maintenant qu'il est dissimulé par la nuée des membres,
non in totum est oblita sui ne s'est-il pas complètement oublié
summamque tenet singula perdens ? ou retient-il l'ensemble en perdant les parties?
294 La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 4 295
25 igitur quisquis vera requirit 25 Par conséquent, quiconque recherche le vrai
neutro est habitu ; nam neque novit n'est ni dans l'un ni dans l'autre état, car il ne sait pas
nec penitus tamen omnia nescit, et il n'ignore pas complètement tout,
sed quam retinens meminit summam mais il retient et se souvient de l'ensemble,
consulit alte visa retractans, il l'examine quand il revient à ce qu'il a vu là-haut,
30 ut servatis queat oblitas 30 pour pouvoir ajouter aux parties oubliées
addere partes. celles qu'il a conservées.

4 4
4, 1. Thm illa : Vetus, inquit, haec est de providentia Alors elle:
querela. Marcoque Tullio, cum divinationem distri- - C'est une vieille plainte, dit-elle, sur la providence.
buit, vehementer agitata tibique ipsi res diu prorsus Cicéron, quand il a subdivisé la divination 1 , a soulevé
multumque quaesita, sed haudquaquam ab ullo ves- avec énergie le problème et toi-même, tu as étudié très
trum hactenus satis diligenter ac firmiter expedita. ' longtemps et souvent la question, mais jusqu'à présent,
2. Cuius caliginis causa est quod humanae ratiocina- aucun d'entre vous ne l'a exposée avec assez d'attention
tionis motus ad divinae praescientiae simplicitatem et de rigueur. La cause de cette obscurité est que le mou-
non potest admoveri ; quae si ullo modo cogitari vement de la raison humaine ne peut s'approcher de
queat, nihil prorsus relinquetur ambigui. 3. Quod ita l'unicité de la prescience divine ; or si on pouvait se
demum patefacere atque expedire temptabo, si prius représenter cette dernière de quelque manière, il ne res-
ea quibus moveris expendero. terait plus la moindre incertitude. Mais je vais tenter de
4. Quaero enim cur illam solventium rationem te le montrer et de te l'expliquer seulement quand j'aurai
minus efficacem putes, quae quia praescientiam non évalué ce qui te trouble.
esse futuris rebus causam necessitatis existimat, nihil Je me demande, en effet, pourquoi tu penses que le
impediri praescientia arbitrii libertatem putat. raisonnement de ceux qui résolvent la question est moins
5. Num enim tu aliunde argumentum futurorum concluant quand, estimant que la prescience n'est pas,
necessitatis trahis, nisi quod ea quae praesciuntur pour les choses futures, la cause de leur nécessité, il
non evenire non possunt ? 6. Si igitur praenotio nul- pense que le libre arbitre n'est nullement entravé par la
lam futuris rebus adicit necessitatem, quod tu etiam prescience. En effet, est-ce que tu tires la preuve de la
paulo ante fatebare, quid est quod voluntarii exitus nécessité des choses futures d'ailleurs que du fait que ce
que l'on connaît d'avance ne peut pas ne pas arriver?
Par conséquent, si la connaissance anticipée n'ajoute aux
choses futures aucune nécessité, ce que tu venais toi aussi
de reconnaître, quelle raison y a-t-il pour que l'issue des
choses qui dépendent de la volonté soit contrainte à se

1. Dans son traité La Divination, 2, 8.


296 La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 4 297

rerum ad certum cogantur eventum? 7. Etenim réaliser d'une manière précise? Et en effet, pour les
positionis gratia, ut quid consequatur advertas, sta- besoins du raisonnement, afin que tu voies quelle en est
tuamus nullam esse praescientiam. 8. Num igitur, la conséquence, supposons qu'il n'y ait aucune pre-
quantum ad hoc attinet, quae ex arbitrio veniunt ad science. Par conséquent, est-ce que, dans cette condition,
necessitatem cogantur? Minime. 9. Statuamus ce qui vient du libre arbitre est contraint à la nécessité ?
iterum esse, sed nihil rebus necessitatis iniungere ; pas du tout. Supposons à nouveau qu'il y ait une pre-
manebit, ut opinor, eadem voluntatis integra atque science, mais qu'elle n'impose aucune nécessité aux
absoluta libertas. 10. Sed praescientia, inquies, choses ; la volonté maintiendra aussi, à mon avis, sa
tametsi futuris eveniendi necessitas non est, signum liberté entière et absolue. Mais la prescience, diras-tu,
tamen est necessario ea esse ventura. 11. Hoc igitur même si elle n'est pas la nécessité que les choses futures
modo, etiam si praecognitio non fuisset, necessar~os arrivent, est toutefois un signe qu'elles arriveront néces-
futurorum exitus esse constaret ; omne etemm sairement. De cette manière donc, même s'il n'y avait
signum tantum quid sit os tendit, non vero .efficit pas eu de connaissance préalable, il serait établi que la
quod designat. 12. Quare demonstrandum pnus est réalisation des choses futures est nécessaire : et en effet,
nihil non ex necessitate contingere, ut praenotionem tout signe montre seulement ce qui est, mais ne réalise
signum esse huius necessitatis appareat ; alioquin ~i pas ce qu'il désigne. C'est pourquoi il faut d'abord
haec nulla est, ne illa quidem eius rei signum potent
démontrer qu'il n'y a rien qui n'arrive selon la nécessité
esse quae non est. 13. lam vero probationem firma ·' pour qu'il apparaisse que la connaissance anticipée est le
ratione subnixam constat non ex signis neque petitis
signe de cette nécessité; autrement, s'il n'y en a aucune
extrinsecus argumentis sed ex convenientibus neces-
nécessité, elle ne pourra même pas être le signe de ce
sariisque causis esse ducendam. . ,
14. Sed qui fieri potest ut ea non provemant, quae qui n'existe pas. Mais il est désormais établi que la
futura esse providentur ? quasi vero nos ea quae preuve qui s'appuie sur un raisonnement rigoureux doit
providentia futura esse praenoscit non esse eventura être déduite non de signes ou d'arguments recherchés à
credamus ac non illud potius arbitremur, licet eve- l'extérieur, mais de causes appropriées et nécessaires.
niant, nihil tamen ut evenirent sui natura necessita- Mais comment peut-il se faire que ce qu'il est prévu
tis habuisse. 15. Quod hinc facile perpendas licebit. qu'il arrivera ne se produise pas? C'est comme si nous
Piura etenim dum fiunt subiecta oculis intuemur, ut croyions que ce que la providence sait d'avance qu'il
ea quae in quadrigis moderandis atque flectendis arrivera n'arrivera pas, et si nous n'étions pas plutôt
facere spectantur aurigae, atque ad hune modum d'avis que, bien que cela arrive, cela n'aurait pourtant par
cetera. 16. Num igitur quicquam illorum ita fieri sa nature aucune nécessité d'arriver. Tu pourras l'évaluer
necessitas ulla compellit ? Minime ; frustra enim facilement d'après ce qui suit. Et en effet, nous voyons
esset artis effectus si omnia coacta moverentur. plusieurs choses sous nos yeux pendant qu'elles se
passent, comme ce que l'on voit les auriges faire quand ils
ralentissent et font tourner leurs quadriges, et toutes
choses de ce genre. Est-ce qu'il y a donc une nécessité qui
pousse les choses à se passer ainsi ? Pas du tout : en effet,
l'habileté n'aurait qu'un effet vain si toutes choses
298 La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 4 299 l
17. Quae igitur cum fiunt carent exsistendi necessi- étaient mues sous la contrainte. Par conséquent, les
tate, eadem prius quam fiant sine necessitate futura choses qui, pendant qu'elles se produisent, sont dépour-
sunt. 18. Quare sunt quaedam eventura, quorum vues de la nécessité d'exister, avant qu'elles ne se pro-
exitus ab omni necessitate sit absolutus. 19. Nam duisent, sont un futur sans nécessité. C'est pourquoi il y
illud quidem nullum arbitror esse dicturum, quod, a certaines choses qui arrivent et dont l'issue est indé-
quae nunc fiunt, prius quam fierent eventura non pendante de toute nécessité. Car je suis d'avis que per-
fuerint. Haec igitur etiam praecognita liberos habent sonne ne dira que ce qui se produit maintenant n'était
eventus. 20. Nam sicut scientia praesentium rerum pas, avant de se produire, une chose qui allait arriver.
nihil his quae fiunt, ita praescientia futurorum nihil Par conséquent, même les événements connus d'avance
his quae ventura sunt necessitatis importat. arrivent librement. Car de même que la connaissance des
21. Sed hoc, inquis, ipsum dubitatur, an earum choses présentes n'introduit aucune nécessité dans ce qui
rerum quae necessarios exitus non habent ulla possit se passe, de même la prescience des choses futures n'en
esse praenotio : 22. dissonare etenim videntur, introduit aucune dans ce qui va venir.
putasque, si praevideantur, consequi necessitatem, si Mais c'est cela même, dis-tu, qui est douteux: s'il peut
necessitas desit, minime praesciri, nihilque scientia y avoir une connaissance anticipée des choses qui n'ont
comprehendi posse nisi certum. 23. Quod si, quae pas une issue nécessaire ; et en effet, il semble inconci-
incerti sunt exitus, ea quasi certa providentur, opi- liable, et tu le penses, que, si une chose est prévue, sa
nionis id esse caliginem, non scientiae veritatem ; nécessité en est la conséquence alors que si la nécessité
aliter enim ac sese res habeat arbitrari ab integritate lui fait défaut, on ne la connaît pas du tout d'avance, et
scientiae credis esse diversum. qu'une connaissance ne peut rien comprendre qui ne soit
24. Cuius erroris causa est quod omnia quae certain. Mais si les choses qui ont une issue incertaine
quisque novit ex ipsorum tantum vi atque natura cog- sont prévues comme si elles étaient certaines, tu penses
nosci aestimat quae sciuntur. 25. Quod totum contra que c'est là opinion nébuleuse, non connaissance véri-
est : omne enim quod cognoscitur non secundum sui table : tu crois, en effet, que si l'on juge autrement qu'il
vim, sed secundum cognoscentium potius comprehen- en est, on s'éloigne de l'intégrité de la connaissance.
ditur facultatem. 26. Nam ut hoc brevi liqueat exem- La cause de cet égarement est que chacun estime que
plo, eandem corporis rotunditatem aliter visus aliter la connaissance de tout ce qu'il sait découle seulement
tactus agnoscit ; ille eminus manens totum simul du caractère et de la nature des choses mêmes qui sont
connues. Or c'est tout le contraire : en effet, tout ce qui
est connu n'est pas compris selon son caractère propre,
mais plutôt selon la capacité de ceux qui cherchent à
connaître. Car, pour t'éclairer par ce bref exemple, on
peut dire que la vue et le toucher reconnaissent chacun
d'une manière différente la rondeur d'un même corps :
l'une, en restant au loin, le perçoit tout entier en même
300 La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 4 301

iactis radiis intuetur, hic vero cohaerens orbi atque temps grâce aux rayons émis 1 ; l'autre, par contre, c'est
coniunctus circa ipsum motus ambitum rotundita- en s'attachant à la forme circulaire et en se mouvant sur
tem partibus comprehendit. 27. lpsum quoque tout son pourtour qu'il en embrasse la rondeur par par-
hominem aliter sensus, aliter imaginatio, aliter ratio, ties. L'homme lui-même est aussi perçu d'une certaine
aliter intellegentia contuetur. 28. Sensus enim figu- manière par les sens, d'une autre par l'imagination, d'une
ram in subiecta materia constitutam, imaginatio autre par la raison et d'une autre encore par l'intelli-
vero solam sine materia iudicat figuram ; 29. ratio gence. En effet, les sens jugent la forme du point de vue
vero hanc quoque transcendit speciemque ipsam, de la matière qui lui sert de support ; l'imagination juge
quae singularibus inest, universali consideratione la forme seule sans la matière ; la raison dépasse aussi la
perpendit. 30. Intellegentiae vero celsior oculus forme et évalue du point de vue de l'universel la spécifi-
exsistit ; supergressa namque universitatis ambitum, cité même qui est en chaque être singulier ; l'œil de
ipsam illam simplicem formam pura mentis acie l'intelligence s'élève plus haut car elle surmonte le
contuetur. 31. In quo illud maxime considerandum contour de l'universalité et contemple avec la pure acuité
est : nam superior comprehendendi vis amplectitur de l'esprit la forme même dans sa simplicité.
inferiorem, inferior vero ad superiorem nullo modo Sur ce point, il faut surtout considérer ceci : la capacité
consurgit. 32. Neque enim sensus aliquid extra mate- supérieure de compréhension embrasse celle qui lui est
riam valet vel universales species imaginatio contue- inférieure, mais celle qui est inférieure ne s'élève en
tur vel ratio capit simplicem formam ; sed aucune manière jusqu'à celle qui lui est supérieure. En
intellegentia quasi desuper spectans concepta forma effet, ni les sens n'ont aucune capacité en dehors de la
quae subsunt etiam cuncta diiudicat, sed eo modo matière, ni l'imagination ne perçoit les espèces univer-
quo formam ipsam, quae nulli alii nota esse poterat, selles, ni la raison ne saisit la forme simple, mais l'intelli-
comprehendit. 33. Nam et rationis universum et gence, comme si elle contemplait tout d'en haut et
imaginationis figuram et materiale sensibile cogno- concevait la forme, distingue aussi les choses qui sont en
scit nec ratione utens nec imaginatione nec sensibus, dessous de la forme, mais de la manière dont elle com-
sed illo uno ictu mentis formaliter, ut ita dicam, prend la forme même, qui ne pourrait être connue autre-
cuncta prospiciens. 34. Ratio quoque, cum quid uni- ment. Car elle connaît tout à la fois l'universel de la
versale respicit, nec imaginatione nec sensibus utens raison, la forme de l'imagination et la matière des sens
imaginabilia vel sensibilia comprehendit. 35. Haec sans user ni de la raison, ni de l'imagination, ni des sens
est enim quae conceptionis suae universale ita defi- et en prévoyant toutes choses d'un seul coup de l'esprit
nit : homo est animal bipes rationale. 36. Quae cum et, pour ainsi dire, formellement. La raison aussi, quand
elle perçoit un universel, comprend l'imaginable et le
sensible sans user de l'imagination ni des sens. En effet,
c'est elle qui a défini l'universel de sa conception comme
suit : l'homme est un animal bipède rationnel. Or,

1. Les Anciens pensaient que la vue était rendue possible à la fois


par des rayons lumineux émis par les yeux et par ceux émis par l'objet
que l'on voit.
302 La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 4 303

universalis notio sit, tum imaginabilem sensibilem- puisque cette notion est universelle, nul n'ignore qu'il y
que esse rem nullus ignorat, quod ilia non in imagi- a une réalité imaginable et sensible que la raison consi-
natione vel sensu sed in rationali conceptione dère non selon l'imagination ou les sens, mais dans une
considerat. 37. Imaginatio quoque, tametsi ex sensi- conception rationnelle. L'imagination aussi, même si elle
bus visendi formandique figuras sumpsit exordium, a commencé à voir et à former des figures à partir des
sensu tamen absente sensibilia quaeque conlustrat, sens, parcourt du regard toutes les choses sensibles en
non sensibili sed imaginaria ratione iudicandi. l'absence des sens, avec une manière de juger non pas
38. Videsne igitur ut in cognoscendo cuncta sua sensible . mais imaginative. Vois-tu donc que dans la
potius facultate quam eorum quae cognoscuntur connaissance, tous les modes usent de leur propre capa-
utantur? 39. Neque id iniuria; nam cum omne iudi-. cité plutôt que des propriétés de ce qui est connu ? Et
cium iudicantis actus exsistat, necesse est ut suam ce à bon droit car, puisque tout jugement est l'acte de
quisque operam non ex aliena sed ex propria potes- celui qui juge, il est nécessaire que chacun accomplisse
tate perficiat. sa tâche non à partir du pouvoir d'autrui, mais à partir
du sien propre.

Jadis, le Portique 1 présenta


des vieillards bien trop obscurs
qui pouvaient croire que les sensations
Quondam Porticus attulit et les images issues de 1' extérieur des corps
obscuros nimium senes, 5 s'impriment dans les esprits
qui sensus et imagines comme il est parfois d'usage,
e corporibus extimis avec un style 2 rapide, que la surface d'une page
5 credant mentibus imprimi, qui n'a nul signe ·
ut quondam celeri stilo est marquée de l'empreinte des lettres.
mos est aequore paginae lü Mais si, fort de ses propres mouvements,
quae nullas habeat notas l'esprit n'a aucun déploiement,
pressas figere litteras. mais subit seulement passivement
10 Sed mens si propriis vigens les empreintes des corps auxquelles il est livré
nihil motibus explicat, et, comme un miroir, renvoie
sed tantum patiens iacet 15 les vaines images des choses,
notis subdita corporum d'où vient ainsi dans les âmes la vigueur
cassasque in speculi vicem de la connaissance qui discerne toutes choses ?
15 rerum reddit imagines, Quelle force perçoit chaque chose en particulier
unde haec sic animis viget ou bien laquelle divise ce qui est connu ?
cernens omnia notio ? 20 Laquelle rassemble ce qui est divisé
quae vis singula perspicit
aut quae cognita dividit ? 1. Monument d'Athènes, situé près de l'Agora, où se réunissaient
20 quae divisa recolligit les premiers philosophes stoïciens. 2. Voir p. 47, note 1.
304 La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 5 305

alternumque legens iter et parcourant un chemin alterné,


nunc summis caput inserit, tantôt atteint de la tête les sommets,
nunc decedit in infima, tantôt se retire tout en bas,
tum sese referens sibi puis se ramène sur elle-même
25 veris falsa redarguit ? 25 et réfute le faux par le vrai ?
Haec est efficiens magis C'est une cause plus efficiente,
longe causa potentior de loin plus puissante
quam quae materiae modo que celle qui subit seulement
impressas patitur notas. les marques imprimées de la matière.
30 Praecedit tamen excitans 30 La sensation dans le corps vivant
ac vires animi movens précède toutefois en éveillant
vivo in corpore passio, et en mouvant les forces de l'âme
cum vellux oculos ferit quand la lumière frappe les yeux
vel vox auribus instrepit. ou quand la voix résonne aux oreilles.
35 Tum mentis vigor excitus 35 Alors la vigueur de l'esprit, réveillée,
quas intus species tenet appelant à des mouvements semblables
ad motus similes vocans les espèces qu'il garde au-dedans de lui,
notis applicat exteris les applique aux marques extérieures
introrsumque reconditis et mêle ces images aux formes
40 formis miscet imagines. 40 qu'il renferme à l'intérieur de lui.

5 5
5, 1. Quodsi in corporibus sentiendis, quamvis affi- Et si dans la perception des corps, bien que les qualités
ciant instrumenta sensuum forinsecus obiectae qua- qui se montrent du dehors affectent les organes des sens
litates animique agentis vigorem passio corporis et que l'action vigoureuse de l'âme soit précédée de la
antecedat, quae in se actum mentis provocet excitet- sensation du corps qui provoque l'action de l'esprit sur
que interim quiescentes intrinsecus formas, si in sen- elle et éveille les formes qui se reposaient pendant ce
tiendis, inquam, corporibus animus non passione temps à l'intérieur, si dans la perception, dis-je, des corps,
insignitur, sed ex sua vi subiectam corpori iudicat pas- l'âme n'est pas marquée par la sensation, mais juge par
sionem, quanto magis ea quae cunctis corporum affec- sa propre force la sensation soumise au corps, combien
tionibus absoluta sunt in discernendo non obiecta plus les êtres qui sont indépendants de toutes les affec-
extrinsecus sequuntur, sed actum suae mentis ex- tions des corps, quand ils portent un jugement, ne suivent
pediunt ! 2. Hac itaque ratione multipliees pas ce qui se montre du dehors, mais libèrent l'action de
cognitiones diversis ac differentibus cessere substantiis. leur propre esprit! C'est pour cette raison que de multi-
3. Sensus enim solus cunctis aliis cognitionibus desti- ples connaissances procèdent de substances variées et
différentes. En effet, les sens, à eux seuls et dépourvus
306 La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 5 307

tutus immobilibus animantibus cessit, quales sunt de tous les autres modes de connaissance, échoient aux
conchae maris quaeque alia saxis haerentia nutriun- .êtres animés immobiles tels que les coquillages de la mer
tur ; imaginatio vero mobilibus beluis, quibus iam et les autres qui se nourrissent accrochés aux rochers ;
inesse fugiendi appetendive aliquis videtur affectus ; l'imagination échoit aux bêtes mobiles dans lesquelles il
4. ratio vero humani tantum generis est, sicut intelle- semble y avoir quelque disposition à fuir ou à rechercher
gentia sola divini : quo fit ut ea notitia ceteris praes- une chose ; la raison est réservée au genre humain
tet, quae suapte natura non modo proprium sed comme la pure et simple intelligence est le propre du
ceterarum quoque notitiarum subiecta cognoscit. divin; il s'ensuit que ce mode de connaissance l'emporte
5. Quid igitur, si ratiocinationi sensus imagina- sur tous les autres, lui qui, par sa propre nature, connaît
tioque refragentur, nihil esse illud universale non seulement ce qui lui est propre, mais aussi l'objet de
dicentes quod sese intueri ratio putet ? 6. Quod tous les autres modes de connaissance.
enim sensibile vel imaginabile est, id universum esse
non posse ; aut igitur rationis verum esse iudicium Qu'arriverait-il donc si les sens et l'imagination
nec quicquam · esse sensibile a ut, quoniam sibi s'opposaient à la raison et prétendaient que cet universel
notum sit piura sensibus et imaginationi esse que la raison pense se représenter n'est rien? En effet,
subiecta, inanem conceptionem esse rationis, quae selon eux, ce qui est sensible et imaginable ne peut être
quod sensibile sit ac singulare quasi quiddam univer- universel et, par conséquent, soit le jugement de la raison
sale consideret. 7. Ad haec si ratio contra respon- est vrai et il n'y a rien de sensible, soit, puisque la raison
deat, se quidem et quod sensibile et quod sait que les objets soumis aux sens et à l'imagination sont
imaginabile sit in universitatis ratione conspicere, très nombreux, la conception de la raison est vaine
illa vero ad universitatis cognitionem aspirare non puisqu'elle considère ce qui est sensible et singulier
posse, quoniam eorum notio corporales figuras non comme si c'était quelque chose d'universel. Si la raison
posset excedere, de rerum vero cognitione firmio.ri rétorquait qu'elle conçoit à la fois ce qui est sensible et
potius perfectiorique iudicio esse credendum : m ce qui est imaginable du point de vue de l'universalité
huiusmodi igitur lite nos, quibus tarn ratiocinandi alors qu'eux ne peuvent aspirer à la connaissance de
quam imaginandi etiam sentiendique vis inest, l'universalité, puisque leur mode de connaissance ne
nonne rationis potius causam probaremus ? peut dépasser les figures corporelles, mais que, dans la
8. Simile est quod humana ratio divinam intelle- connaissance, il faut plutôt se fier à un jugement plus
gentiam futura nisi ut ipsa cognoscit non putat rigoureux et plus achevé, dans un litige de ce genre,
intueri. 9. Nam ita disseris : si qua certos ac necessa- donc, nous, en qui il y a la faculté aussi bien de raisonner
rios habere non videantur eventus, ea certo eventura que d'imaginer et également de sentir, n'approuverions-
nous pas plutôt la cause de la raison ?
C'est de manière semblable que la raison humaine
pense que l'intelligence divine ne se représente pas le
futur autrement que comme elle-même le connaît. Car
tu raisonnes ainsi : si certains événements ne semblent
pas avoir de certitude et de nécessité, on ne peut savoir
308 La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 5 309

praesciri nequeunt. 10. Harum igitur rerum nulla est d'avance qu'ils vont arriver certainement. Par consé-
praescientia ; quam si etiam ~n his esse ~redamus: quent, il n'y a aucune prescience de ces choses, mais si
nihil erit quod non ex necessltate provemat. 11. S1 nous croyons qu'il y en a une aussi pour elles, il n'y aura
igitur, uti rationis participes sumus ita divinae iudi- rien qui ne provienne de la nécessité. Par conséquent si,
cium mentis habere possemus, sicut imaginationem tout comme nous participons à la raison, nous pouvions
sensumque rationi cedere oportere iudicavimus sic avoir le jugement de l'intelligence divine, de même que
divinae sese menti humanam submittere rationem nous avons estimé que l'imagination et les sens doivent
iustissimum censeremus. 12. Quare in illius summae céder à la raison, de même nous jugerions très justement
intellegentiae cacumen, si possumus, erigamur : illic que la raison humaine se soumette à l'intelligence divine.
enim ratio videbit quod in se non potest intueri ; id C'est pourquoi élevons-nous, si nous le pouvons, au faîte
autem est, quonam modo etiam quae certos exitus de cette intelligence suprême : là, en effet, la raison verra
non habent certa tamen videat ac definita praenotio, ce qu'elle ne peut se représenter en elle-même, c'est-à-
neque id sit opinio, sed summae potius scientiae nul- dire de quelle manière une connaissance anticipée cer-
lis terminis inclusa simplicitas. taine et déterminée voit même ce qui n'a pas d'issue
certaine, et que ce n'est pas une opinion, mais plutôt
l'unicité, délimitée par aucune borne, de la connaissance
suprême.

Quam variis terras animalia permeant figuris ! Comme les animaux qui parcourent la terre ont des figures
namque alia extento sunt corpore pulveremque verront Certains ont le corps allongé, balaient la poussière [variées !
continuumque trahunt vi pectoris incitata sulcum ; et tracent un sillon de l'élan et de la force de leur poitrine;
sunt quibus alarum levitas vaga verberetque ventos il y en a dont les ailes légères et vagabondes frappent les vents
5 et liquido longi spatia aetheris enatet volatu ; 5 et qui nagent, d'un vol serein, dans les espaces de l'éther lointain;
haec pressisse solo vestigia gressibusque gaudent d'autres se plaisent à marquer le sol de l'empreinte de leurs pas
vel virides campos transmittere vel subire silvas. et à parcourir des plaines verdoyantes ou à pénétrer dans les forêts.
Quae variis videas licet omnia discrepare formis, On a beau voir toute cette discordance de formes variées,
prona tamen facies hebetes valet ingravare sensus ; penchée en avant, leur face peut alourdir leurs sens et les
10 unica gens hominum celsum levat altius cacumen 10 seul le genre humain lève plus haut une tête altière [émousser ;
atque levis recto stat corpore despicitque terras. et, dans sa légèreté, se tient le corps droit et regarde de haut
Haec, nisi terrenus male desipis, admonet figura : Si, être terrestre, tu n'as pas perdu le sens, cette image [les terres.
qui recto caelum vultu petis exserisque frontem, toi qui, le visage redressé, recherches le ciel et élèves [t'avertit :
in sublime feras animum quoque, ne gravata pessum porte ton âme aussi vers le haut pour qu'alourdi, [ton front,
15 inferior sidat mens corpore celsius levato. 15 ne s'affaisse point et ne se montre pas inférieur [ton esprit
[à un corps levé si haut.
310 La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 6 311

6 6
6, 1. Quoniam igitur, uti paulo ante monstratum est, Par conséquent, puisque, comme on vient de le
omne quod scitur non ex sua sed ex comprehenden- démontrer, tout ce que l'on sait est connu non à partir
tium natura cognoscitur, intueamur nunc, quantum de sa nature propre, mais à partir de la nature de ceux
fas est, quis sit divinae substantiae status, ut quae- qui le comprennent, examinons maintenant, dans la
nam etiam scientia eius sit possimus agnoscere. mesure où ce n'est pas sacrilège, quelle est la condition
2. Deum igitur aeternum esse cunctorum ratione de la substance divine pour que nous puissions recon-
degentium commune iudicium est. 3. Quid sit igitur naître quelle est aussi sa connaissance. Que Dieu est
aeternitas consideremus ; haec enim nobis naturam é~ernel est donc le jugement commun de tous ceux qui
pariter divinam scientiamque patefacit. 4. Aeternitas vivent selon la raison. Considérons donc ce qu'est l'éter-
igitur est interminabilis vitae tota simul et perfecta nité ; en effet, elle nous montre à la fois la nature et la
possessio, quod ex collatione temporalium darius connaissance divines. L'éternité est donc la possession à
liquet. 5. Nam quicquid vivit in tempore, id praesens la fois entière et parfaite d'une vie sans terme, ce qui
a praeteritis in futura procedit nihilque est in tem- ressort plus clairement d'une comparaison avec les
pore constitutum quod totum vitae suae spatium choses temporelles. En effet, tout ce qui vit dans le temps
pariter possit amplecti, sed crastinum quidem non- ~'avance dans le présent depuis le passé vers le futur et
dum apprehendit hesternum vero iam perdidit ; in Il n'y a rien d'établi dans le temps qui puisse embrasser
hodierna quoque vita non amplius vivitis quam in à la fois tout l'espace de sa vie, mais le lendemain n'est
illo mobili transitorioque momento. 6. Quod igitur pas encore appréhendé que la veille est déjà perdue;
temporis patitur condicionem, licet illud, sicuti de dans la vie d'aujourd'hui, vous ne vivez pas plus long-
mundo censuit Aristoteles, nec coeperit umquam te~ps non plus que dans un moment rapide et transi-
esse nec desinat vitaque eius cum temporis infinitate tOire .. _Par conséquent, même si tout ce qui subit la
tendatur, nondum tamen tale est, ut aeternum esse condition temporelle, comme Aristote l'a pensé du
iure credatur. 7. Non enim totum simul infinitae licet mo~de 1 , ne commence jamais ni ne cesse d'être, et que
vitae spatium comprehendit atque complectitur, sed sa vie tende vers l'infini du temps, il n'est pourtant pas
futura nondum, transacta iam non habet. 8. Quod encore tel que l'on puisse à bon droit le croire éternel.
igitur interminabilis vitae plenitudinem totam pari- En effet, il ne comprend et n'embrasse pas en une fois
ter comprehendit ac possidet, cui neque futuri quie- tout l'espace de sa vie, fût-elle infinie, mais il ne possède
quaro. absit nec praeteriti fluxerit, id aeternum esse pas e~core le futur et déjà plus le passé. Par conséquent,
iure perhibetur idque necesse est et sui compos c~ qm comprend et possède en même temps toute la plé-
praesens sibi semper adsistere et infinitatem mobilis mtude d'une vie sans terme et à qui rien ne manque du
temporis habere praesentem. futur ni n'a échappé du passé est considéré à bon droit
comme éternel et il est nécessaire qu'il reste toujours
présent à soi et en possession de soi, et tienne présente
l'infinité du temps qui passe.

1. Dans son traité Du ciel, 283b26.


312 La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 6 313

9. Unde non recte quidam, qui cum audiunt visum Ainsi, c'est à tort que certains, quand ils entendent
Platoni mundum hune nec habuisse initium temporis dire que pour Platon 1, ce monde n'a pas eu de commen-
nec habiturum esse defectum, hoc· modo conditori cement temporel et n'aura pas de fin, pensent que de
conditum mundum fieri coaeternum putant. 10. Aliud cette manière, le monde créé devient coéternel au créa-
est enim per interminabilem duci vitam, quod teur. En effet, une chose est qu'une vie soit prolongée
mundo Plato tribuit, aliud interminabilis vitae totam sans terme, ce que Platon attribuait au monde, une autre
pariter complexum esse praesentiam, quod divinae est que l'on embrasse en même temps la présence tout
mentis proprium esse manifestum est. 11. Neque entière d'une vie sans terme, ce qui est manifestement le
deus conditis rebus antiquior videri debet temporis propre de l'intelligence divine. Et Dieu ne doit pas sem-
quantitate, sed simplicis potius proprietate naturae. bler plus ancien que la création par une quantité de
12. Hune enim vitae immobilis praesentarium sta- temps, mais plutôt par l'unicité qui est le propre de sa
tum infinitus ille temporalium rerum motus imitatur, nature. En effet, cet état présent d'une vie immobile, le
cumque eum effingere atque aequare non possit, ex mouvement infini du monde temporel l'imite, et puisqu'il
immobilitate deficit in motum, ex simplicitate prae- ne peut le reproduire et l'égaler, il s'épuise en passant
sentiae decrescit in infinitam futuri ac praeteriti de l'immobilité au mouvement et décroît de l'unicité du
quantitatem, et cum totam pariter vitae suae pleni- présent à la quantité infinie du futur et du passé ; et
tudinem nequeat possidere, hoc ipso, quod aliquo puisqu'il ne peut posséder la plénitude tout entière de sa
modo numquam esse desinit, illud quod implere vie en même temps, c'est par le fait même qu'il ne cesse
atque exprimere non potest aliquatenus videtur jamais d'être d'une certaine manière, qu'il semble rivali-
aemulari, alligans se ad qualemcumque praesentiam ser jusqu'à un certain point avec ce qu'il ne peut pleine-
huius exigui volucrisque momenti. Quae quoniam ment exprimer, en se liant à l'espèce de présent de ce
manentis illius praesentiae quandam gestat imagi- moment bref et passager. Or, puisque ce dernier porte
nem, quibuscumque contigerit id praestat ut esse une certaine image de ce présent permanent, il apporte
videantur. 13. Quoniam vero manere rton potuit, à tout ce qu'il touche une apparence d'être. Mais,
infinitum temporis iter arripuit eoque modo factum puisqu'il n'a pas pu rester dans la permanence, il s'est
est ut continuaret eundo vitam cuius plenitudinem lancé sur la voie infinie du temps, et de cette manière, il
complecti non valuit permanendo. 14. !taque si est devenu tel qu'il a persisté dans une vie dont il n'a pu
digna rebus nomina velimus imponere, Platonem embrasser la plénitude par sa permanence. C'est pour-
sequentes deum quidem aeternum, mundum vero quoi si nous voulions appliquer aux choses des noms qui
dicamus esse perpetuum. leur conviennent, nous dirions, en suivant Platon 2 , que
15. Quoniam igitur omne iudicium secundum sui Dieu est bien éternel, mais que le monde est perpétuel.
naturam quae sibi subiecta sunt comprehendit, est Par conséquent, puisque tout jugement embrasse selon
autem deo semper aeternus ac praesentarius status, sa propre nature ce qui lui a été soumis et que, d'autre
scientia quoque eius, omnem temporis supergressa part, Dieu est dans un état toujours éternel et présent,
sa connaissance aussi, qui surpasse tout le mouvement

1. Platon s'exprime ainsi dans le Timée, 28b. 2. Dans le Timée,


37d.
314 La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 6 315

motionem in suae manet simplicitate praesentiae du temps, est permanente dans l'unicité de son présent et
infinitaqu~ praeteriti ac f~turi sp~tia .c?mple~~ens, 9uand .11 ~mbrasse les espaces infinis du futur et du passé,
omnia, quasi iam gerantur, m sua simphci cogmtiOn.e Il considere toutes choses dans l'unicité de son mode de
considerat. 16. Itaque si praesentiam. pe~sare veh~ connaissance comme si elles se produisaient maintenant.
qua uncta dinoscit, non esse pra.e~ciei.lti~m qu.asi C'est po~rq.uoi, si tu veux apprécier la prévoyance par
futuri sed scientiam numquam deficient!~ mst~ntiae laquelle Il discerne toutes choses, tu l'estimeras plus cor-
rectius aestimabis. 17. Unde non praevidentla. se? rectemen~ non comme une prescience, pour ainsi dire, du
providentia potius dicitur, quod porro a rebus IJ?-fi- ~utur~ mais comme la connaissance d'une imminence qui
mis constituta, quasi ab excelso rerum cacumme Jamais ne di~paraît. .Ainsi, on l'appelle plutôt non pré-
cuncta prospiciat. 18. Quid igitur postulas ut neces- voyance, mats providence parce que, établie loin des
saria fiant quae divino lumine lustrentur, cum ne c~oses les P!us basses, elle prévoit toutes choses, pour ainsi
homines quidem necessaria fadant. esse . qua~ dire, depms le sommet élevé du monde. Pourquoi
videant ? 19. Num enim quae praesentla cern~s,. ah- d~~andes-~u donc que ce qui est éclairé par la lumière
quaro eis necessitatem tuus ad?it intuitus ? ~m~me. divme devienne nécessaire alors que pas même les
20. Atqui si est divini humamque prae.sentls dign~ hommes ne rendent né~essaire ce qu'ils voient ? En effet,
collatio, uti · vos vestro hoc temporano. praesenti es~-ce que !on regard aJoute quelque nécessité à ce que tu
quaedam videtis, ita ille omnia ~uo cermt aeterno. VOIS de present ? pas du tout. Or, s'il est convenable de
21. Quare haec divina praenotiO naturam rerum comparer l~s présents divin et humain, de même que vous
proprietatemque n?n. mutat taliaq~e apud se prae- voyez certames choses dans ce présent temporel qui est le
sentia spectat quaha m tempore oh~ futura prove- vôtre, de même il distingue toutes choses dans son éter-
nient. 22. Nec rerum iudicia confundlt unoque su~e nité. C'est pourquoi cette connaissance divine anticipée
mentis intuitu tarn necessarie quam non necessane ne change pas la nature des choses et leur propriété, mais
ven tura dinoscit, sicuti vos cum pariter. am~mlare in les. contemJ?le présentes à ses côtés telles qu'elles se pro-
terra hominem et oriri in caelo solem videti.s, qua~­ duuont un JOUr dans le temps. Il ne confond pas ses juge-
quam simul utrumque conspectum tam~n d~sce.rm~Is ~eJ?-tS et, d'un. seul coup d'œil de son intelligence, il
et hoc voluntarium illud esse necessanu~ md1cat1~. distmgue ce qm va arriver aussi bien avec nécessité que
23. Ita igitur cuncta dispiciens divinus intmtus, quah- sans nécessité, de même que quand vous voyez en même
tatem rerum minime perturbat, apud se qmdem temps un homme se promener sur terre et le soleil se lever
praesentium ad condicionem ~ero ~e?lporis fut.ura- d~n~ le ciel, bien q.ue vous les aperceviez ensemble, vous
rum. 24. Quo fit ut hoc non slt opm10 sed ventate di_stmguez toutefOis, les deux choses et jugez que l'une
potius nixa cognitio, cum e~staturUJ? quid esse cog- depend de la volonte et l'autre de la nécessité. Ainsi donc
noscit quod idem exsistend1 necessltate carere non le regard divin, qui voit distinctement toutes choses, n~
nesciat. bouleverse pas du tout la qualité des choses qui sont bien
présentes à se~ côtés, mais futures sous le rapport du
temps. Il s'~nsmt que .ce n'est pas une opinion, mais plutôt
une conn~Issance qm s'appuie sur la vérité quand il sait
que ~a exister quelque chose dont il n'ignore pas qu'elle
est depourvue de la nécessité d'exister.
316 La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 6 317

25. Hic si dicas quod eventurum deus videt id non Maintenant, si tu disais que ce que Dieu voit qu'il va
evenire non posse, quod autem non potest non eve- arriver ne peut pas ne pas arriver, et que, d'autre part,
nire id ex necessitate contingere, meque ad hoc ce qui ne peut pas ne pas arriver se produit par nécessité,
nomen necessitatis adstringas, fatebor rem quidem , et si tu m'enchaînais à ce nom de nécessité, je reconnaî-
solidissimae veritatis sed cui vix aliquis nisi divini trais là un fait d'une vérité très solide, mais dont on peut
speculator accesserit. 26. Respondebo namque idem à peine approcher à moins de contempler le divin. Je
futurum, cum ad divinam notionem refertur, neces- répondrai, en effet, que le même événement futur
sarium, cmn vero in sua natura perpenditur, liberum semble nécessaire quand on le rapporte à la connais-
prorsus atque absolutum videri. 27. Duae sunt ete- sance divine, mais tout à fait libre et indépendant quand
nim necessitates, simplex una, veluti quod necesse on l'évalue dans sa nature propre. Il y a, en effet, deux
est omnes homines esse mortales, altera condicionis, nécessités, l'une, simple, comme le fait qu'il est néces-
ut, si aliquem ambulare scias, eum ambulare necesse saire que tous les hommes soient mortels, l'autre condi-
est. 28. Quod enim quisque novit, id esse aliter ac tionnelle, comme, si tu sais que quelqu'un se promène, il
notum est nequit, sed haec condicio minime secum est nécessaire qu'il se promène. En effet, ce que chacun
illam simplicem trahit. 29. Hanc enim necessitatem connaît ne peut être autrement qu'il est connu, mais
non propria facit natura sed condicionis adiectio ; cette condition n'entraîne pas du tout avec elle la néces-
nulla enim necessitas cogit incedere voluntate gra- sité qui est simple. En effet, cette nécessité, ce n'est pas
dientem, quamvis eum tum cum graditur incedere la nature propre d'une chose qui la produit, mais
necessarium sit. 30. Eodem igitur modo, si quid pro- l'adjonction d'une condition, car aucune nécessité ne
videntia praesens videt, id esse necesse est, tametsi contraint celui qui marche de sa propre volonté à avan-
nullam naturae habeat necessitatem. 31. Atqui deus cer même si, quand il marche, il est nécessaire qu'il
ea futura, quae ex arbitrii libertate proveniunt, prae- avance. De la même manière donc, si la providence voit
sentia contuetur ; haec igitur, ad intuitum relata divi- une chose présente, il est nécessaire que cette chose soit
num, necessaria fiunt per condicionem divinae bien que sa nature n'ait aucune nécessité. Or Dieu voit
notionis, per se vero considerata ab absoluta naturae
comme présents les événements futurs qui proviennent
suae libertate non desinunt. 32. Fient igitur procul
du libre arbitre ; par conséquent, ces événements, rap-
dubio cuncta quae futura deus esse praenoscit, sed
portés au regard divin, deviennent nécessaires sous la
eorum quaedam de libero proficiscuntur arbitrio,
condition de la connaissance divine, mais, considérés en
quae, quamvis eveniant, exsistendo tamen naturam
propriam non amittunt, qua prius quam fierent soi, ils ne perdent pas l'absolue liberté de leur propre
etiam non evenire potuissent. nature. Par conséquent, tous les événements que Dieu
33. Quid igitur refert non esse necessaria, cum connaît d'avance comme futurs se produiront sans aucun
propter divinae scientiae condicionem modis omni- doute, mais certains d'entre eux proviennent du libre
arbitre, et, même s'ils arrivent, ils ne perdent pas en exis-
tant leur nature propre par laquelle, avant qu'ils ne se
produisent, ils auraient même pu ne pas arriver.
Qu'importe-t-il donc qu'ils ne soient pas nécessaires
puisque, à cause de la condition de la connaissance
318 La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 6

bus necessitatis instar eveniet ? 34. Hoc scilicet quod divine, il arrivera de toute manière une chose équiva-
ea quae paulo ante proposui, sol oriens et gradiens lente à la nécessité? C'est bien sûr le cas de ce que je
homo, quae dum fiunt non fieri non possunt, eorum viens de proposer comme exemples, le soleil qui se lève
tamen unum prius quoque quam fieret necesse erat et l'homme qui marche : pendant qu'ils se produisent, ils
exsistere, alterum vero minime. 35. Ita etiam, quae ne peuvent pas ne pas se produire ; toutefois l'un, avant
praesentia deus habet, dubio procul exsistent, sed même qu'il ne se produisît, il était nécessaire qu'il arri-
eorum hoc quidem de rerum necessitate descendit, vât; l'autre pas du tout. Ainsi, même les choses que Dieu
illud vero de potestate facientium. 36. Haud igitur tient pour présentes existeront sans aucun doute, mais
iniuria diximus, haec, si ad divinam notitiam referan- les unes proviennent de la nécessité, les autres du pou-
tur, necessaria, si per se considerentur, necessitatis voir de ceux qui les font. Ce n'est donc pas à tort que
esse nexibus absoluta, sicuti omne quod sensibus nous avons dit que, si on rapporte ces choses à la
patet, si ad rationem referas, universale est, si ad se connaissance divine, elles sont nécessaires, mais que si
ipsa respicias, singulare. on les considère en soi, elles sont libres de tout enchaîne-
37. Sed si in mea, inquies, potestate situm est ment de la nécessité, de même que tout ce qui s'offre
mutare propositum, evacuabo providentiam, cum aux sens, si on le rapporte à la raison, est un universel,
quae illa praenoscit forte mutavero. 38. Respondebo mais si on l'envisage en lui-même, est singulier.
propositum te quidem tuum posse deflectere, sed Mais s'il est en mon pouvoir, diras-tu, de changer de
quoniam et id te posse et an fadas quove convertas dessein, je rendrai vaine la providence quand j'aurai
praesens providentiae veritas intuetur, divinam te peut-être changé ce qu'elle sait d'avance. Je répondrai
praescientiam non posse vitare, sicuti praesentis que tu peux bien infléchir ton dessein, mais puisque la
oculi effugere non possis intuitum, quamvis te in vérité de la providence voit comme présent à la fois que
varias actiones libera voluntate converteris. 39. Quid tu peux le faire et si tu le fais ou dans quelle direction tu
igitur, inquies, ex meane dispositione scientia divina te tournes, tu ne peux éviter la prescience divine, de
mutabitur, ut, cum ego nunc hoc nunc aliud velim, même que tu ne pourrais échapper au regard d'un œil
illa quoque noscendi vices alternare videatur ? présent même si tu te tournes vers différentes actions
40. Minime. Omne namque futurum divinus prae- selon ta libre volonté. Comment donc, diras-tu, la
currit intuitus et ad praesentiam propriae cognitio- connaissance divine changera-t-elle selon mes disposi-
nis retorquet ac revocat ; nec alternat, ut aestimas, tions au point que, selon que je veux tantôt une chose,
nunc hoc nunc illud praenoscendi vice, sed uno ictu tantôt une autre, elle semble passer alternativement de
mutationes tuas manens praevenit atque complecti-
l'une à l'autre forme de connaissance? Pas du tout. Car
tur. 41. Quam comprehendendi omnia visendique
le regard divin devance tout le futur, le ramène et le
praesentiam non ex futurarum proventu rerum sed
rappelle au présent de sa propre connaissance sans pas-
ser dans sa prescience, comme tu le crois, tantôt à une
chose, tantôt à une autre, mais d'un seul coup, il prévient
et embrasse dans sa permanence tes changements. Et
Dieu tire cette présence de compréhension et de vision
de toutes choses non de la réalisation des événements
320 La Consolation de Philosophie Livre cinquième, chapitre 6 321

expropria deus simplicitate sortitus est. 42. Ex quo futurs, mais de sa propre unicité. C'est ainsi que l'on
illud quoque resolvitur quod paulo ante posuisti, résout aussi ce que tu viens de poser, à savoir qu'il ne
indignum esse si scientiae dei causam futura nostra convient pas de dire que nos actions futures fournissent
praestare dicantur. 43. Haec enim scientiae vis prae- sa cause à la connaissance de Dieu. En effet, la nature
sentaria notione cuncta complectens, rebus modum de cette connaissance qui embrasse tout dans son mode
omnibus ipsa constituit, nihil vero posterioribus de connaissance présent détermine elle-même une
debet. mesure à toutes les choses, mais ne doit rien à celles qui
44. Quae cum ita sint, manet intemerata mortali- sont postérieures.
bus arbitrii libertas nec iniquae leges solutis omni Puisqu'il en est ainsi, les mortels gardent leur libre
necessitate voluntatibus praemia poenasque propo- arbitre intact et ce ne sont pas des lois injustes qui pro-
nunt. 45. Manet etiam spectator desuper cunctorum posent des récompenses et des punitions aux volontés
praescius deus visionisque eius praesens semper libres de toute nécessité. Il demeure aussi celui qui
aeternitas cum nostrorum actuum futura qualitate observe d'en haut et qui sait d'avance toutes choses,
concurrit, bonis praemia malis supplicia dispensans. Dieu, et l'éternité toujours présente de sa vision ren-
46. Nec frustra sunt in deo positae spes precesque, contre la qualité future de nos actes, en dispensant aux
quae, cum rectae sunt, inefficaces esse non possunt. bons les récompenses et aux méchants les châtiments. Et
47. Aversamini igitur vitia, colite virtutes, ad rectas ce n'est pas en vain que l'on place en Dieu des espoirs
spes animum sublevate, humiles preces in excelsa et des prières qui, quand ils sont justes, ne peuvent être
porrigite. 48. Magna vobis est, si dissimulare non inefficaces. Détournez-vous donc des vices, cultivez les
vultis, necessitas indicta probitatis, cum ante oculos vertus, élevez votre âme à de droites espérances, étendez
agitis iudicis cuncta cernentis. jusqu'aux hauteurs du ciel vos humbles prières. Elle est
grande, si"vous ne voulez pas vous la dissimuler, la néces-
sité qui vous impose l'honnêteté quand vous agissez sous
les yeux d'un juge qui distingue toutes choses.

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