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Pour mener & bien une telle exploration, nous devons porter une attention toute particuligre 4 Proust et 4 A la recherche du temps perdu. Si Yinfluence individuelle de la figure de Wilde a largement contribué & la formation et & |a définition de Pidentité homosexuelle anglo-européenne du tournant du siécle (dont celle de Proust), A Ja recherche du temps perdu constitue quant & lui, aujourd’hui encore, Pun des foyers les plus vifs des énergies de la culture élite littéraire gaie, ainsi que de nombreuses manifestations de la culture délite littéraire moderne en général. Il illustre ce qui a sans doute été la performance décisive des incohérences structurant Ja définition sexuelle gaie (ec donc non gaie) moderne et le genre gai (et non gai) : décisive en ce quielle a agencé des positions et des angles de vision, sans forclore une performance future, puisqu’il semble au contraire qu'au sein d’A La recherche du temps perdu la mise en scéne du placard s'exprime toujours via une performance, par la mobilisation, continue et changeante, de la dissimulation et de la révélation d’éléments tels que la rage, excitation, la résistance, le plaisir, le besoin, la projection et exclusion, 223 EpisrEMOLOGIE DU PLACARD Dans la veine pro-gaie, deux récentes approches critiques des incohé- rences liges 4 homosexualité chez. Proust - opposées dans leur ton et leur méthodologie, et de bicn des facons opposées jusque dans leurs inte! compartimentent de la méme fagon le traitement de la definition sexuelle par Proust, désavouant lun de ces aspects pour s'identifier & un autre et Palimenter. Le livre de 1980 de J. E. Rivers, Proust and the Art of Love ~ unc réflexion sur la centralité du « theme » homosexuel chez. Proust, entre réflexions universi- taires poussées et écriture poussive — entreprend essenticllement, grice & une recherche empirique si 'on en croit auteur, de clarifier la position de Proust sur les questions gaies, particulirement 4 propos des « stéréotypes négatifs » quills comportent. Lobjectif de cette recherche, d’aprés Rivers, est d’affirmer la normalité absolue — soit, en derniére instance, le manque d’intérét heuristique — de orientation homosexuelle. Louvrage est écrit avec une platitude congue pour décourager toute production textuelle future : ns — Le fait est que Phomosexualité est un adjuvant pérenne de la sexualité mammifére. Elle n’est ni une condition pathologique, ni une perversion, biologique. Elle a toujours existé, parmi les humains comme parmi les animaux’. [L]es deux types d’amour [homosexuel et hétérosexuel] peuvent impliquer, et impliquent souvent, des sentiments de tendresse comparables, des problémes d’harmonie comparables ct un potentiel d'enrichissement et de respect mutuels comparables (p. 4) Rivers cite des expériences de laboratoire démontrant que les homosexuels ne sont en fait pas plus créatifs que les hétérosexuels (p. 181-182) ; il considére, au sujet dela reconnaissance mutuelle des hommes gais, qu’e il devrait évre évident 3 quiconque y songe un instant |...] que les personnes dont orientation est homosexuelle ne sorganisent ou ne communiquent pas plus réguligrement ou plus talentueusement ensemble que quelque autre classed individus » (p. 172)° et tandis qu'il célebre un idéal d’androgynie, il le dissocie de Phomosexualité pour dénoncer avec fermeré tout écho ou rapprochement culturels quels quiils soient entre homosexualité et identification de genre. Dans son zéle & cortiger les « stéréotypes négatifs » de 'homosexualité chez Proust et & promouvoir en contrepoint un savoir positif (positiviste) normalisant, Rivers ne cesse de revenir sur Vintroduction de Sadome et Gomorrhe, « Premiére apparition des hommes-femmes, descendants de ceux des habitants de Sodome qui furent épargnés par le feu du ciel » — passage souvent cité sous le nom de « La Race maudite » — et au traitement du baron de Charlus qui y apparait de fagon particulirement importante, puisqu’il représente selon lui « les déformations, les semi-vétités, les idées dépassées et les éruptions constantes [...] d’homo- phobie internalisée » de Proust (p. 205). Parallélement & cela, Rivers fait Péloge du traitement du personnage sexuellement ambigu d’Albertine~ TLE. Rivers, Prous and the Art of Love: The Aesthetics of Sexuality in she Life, Times and Artof Marcel Proust, New York, Columbia University Press, 1980, p. 14. La pagination des prochaines citations sera donnée entre parentheses dans le texte. 2Y ayant longuement réfléchi, je ne vois absolument pas en quoi cela devrait ére évident. 224 Le SPECTACLE DU PLACARD apparemment parce quiil ne s'agit pas exactement d’homosexualité. Dans un récent article radicalement antipositiviste sur Proust et Mélanie Klein, et aussi sensible aux tonalités proustiennes que le livre de Rivers leur est sourd, Leo Bersani extrait les mémes passages d’A la recherche du temps perdu et les évalue de facon similaire. Comme Rivers, Bersani isole la « Premi¢re apparition des hommes-femmes », afin d’y critiquer « la banale thématisation de !homo- sexualité [...], la fois sentimentale et réductrice ». Ce que déplore Bersani dans ce passage est le fait qu'il cristallise explicitement « la question secondaire et, en un sens, purement anecdotique de la « préférence sexuelle »? ». Tout comme Rivers, Bersani conclut que ce passage dA /a recherche du temps perdu devrait et pourrait étre « implicitement écarté » (p. 416), la encore par les effets dune méditation plus tardive associée & Albertine — une méditation sur la possible préservation de la motilité originaire du désir, de ses « appétissantes métonymies » antisymboliques (p. 414). Bersani rattache cette lecture de Proust 4 un argument selon lequel les premiers travaux de Mélanie Klein suggérent de facon similaire la possibilité une mobilité non anxicuse du désir de enfant, un « plaisir primaire » (p. 407) antéricur et cn opposition & la violence symbolique fantasmatique et fétichisée du démembrement et de la réparation qu'il projette sur le corps de la mete. Bersani attache la plus haute valeur & cette possibilité du « plaisir primaire », en tant quill oppose & cette agression que constitue la mutilation définitionnelle, Cet argument est pourtant surprenant, encore plus de la part de Bersani que de celle de Rivers, car chacun de ces deux lecteurs de Proust devrait étre stimulé par les mises en scéne de démembrement et de réparation du corps textuel d’A La recherche du temps perdus : « les hommes-femmes [...] de Sodome » tels un sein empoisonné qu'il faudrait exciser, le personage métamorphique et aux joues rosées d’Albertine qui, tel le sein nourricier, doit & son tour étre rempli de valeur interprétative. I apparait que Rivers ~ dans sa banalisation quasiment héroique et résolue de la question du choix sexuel - et Bersani dans son désir denvisager pour Proust un « mode d'excitation qui {...] renforcerait [la] spécificité [des objets} ct fortifierait ainsi leur résistance a la violence de l'intention symbolique » (p. 420) — sont peut-etre motivés par une résistance a l'interprétation de Videntité homosexuelle, que chacun d’eux articule de facon différente. Rivers résiste 4 cette interprétation en se fondant sur une politique minoritaire et normalisante des droits gais, Bersani grice 4 la vision d'une « diversité phénoménale (et infinie] du monde » (p. 419) et, potentiellement, du désir, bicn trop dispersé en soi pour que la « thématisation réductrice et sentimentale » Leo Bersani, « « The Culture of Redemption » : Marcel Proust and Melanie Klein », in Critical Inquiry 1° 12, vol. 2, hiver 1986, p. 399-421 ; citation extrait de la page 416. La pagination des prochaines citations sera donnée entre parenthéses dans le texte. “Te geste de démembrement et de réparation de ce texte qu’accomplit Bersani rime quasiment avec la dichotomisation et la double évaluation du traitement de la « Race maudite » par De- lewze et Guattari: « Proust [...] oppose deux types Phomosexualité, ou plutor deux régions dont une seulement est adipienne, exclusive et dépressve, mais l'autre schizoide ancedipienne, incluse et inclusive » (‘Anti-CEdipe op. cit, p. 82-83). 225 EpIsTEMOLOGIE DU PLACARD de Pidentité homosexuelle puisse rendre justice & cette diversité. Je ne vois pas de raison de sopposer a cette résistance interprétative telle qu‘elle sexprime en une adoption des conceptions minorisantes - chez Rivers — ou universali- santes — chez Bersani ~ de la question de la définition gaie. On peut affirmer quune telle résistance 4 linterprétation est Ia seule réponse appropriée au fait que intense oppression historique qui dura plus d'un sidcle a précisément opéré via Vhyperstimulation de capillarités unidirectionnelles d’interpré- tation’, Parallélement a cela, le geste par lequel chaque lecteur et lectrice rejette violemment l'une des polarités d'un texte tout en luttant pour sapproprier la polarité opposée — ce double mouvement de dénonciation et de rappro- chement — est un moyen remarquablement efficace de déclencher Paction du texte. Imaginez un mobile de Calder d'une taille monumentale et ce qui serait nécessaire pour Pactiver. Ce puissant mouvement emprunte pourtant déja sa forme performative & la crise du tournant du siécle relative & Vincohérence de la définition homosexuelle. Supposez que nous nous accordions pour percevoir ~ comme la plupart des lecteuts, je suis moi-méme d’accord avec cette lecture ~ le chapitre de Proust sur «La Race maudite » comme un texte dont la thématisation directe de Pidentité gale est sentimentale et réductrice, Supposez que nous suivions également analyse de Rivers pour qui, instar de Maurice Bardéche, cest la conception que se fit Proust en 1909 des origines de « la Race maudite » qui, en réponse 4 un scandale homosexuel de premier ordre en Allemagne, catalysa soudai- nement en un unique vaste projet fictionnel d'un type nouveau ce qui jusque- la n’était qu'une collection de fragments et d'idées épars et génériquement instables. Bardéche soutient que, jusqu’en 1908, Proust menait parallélement deux projets : un roman avorté et son essai sur Sainte-Beuve. Mais tout a coup, on rencontre brusquement, au milieu du Cahier 6 et au lieu du Cahier 7 [...] deux séries de développements étrangers a la fois au roman de 1908 et & Pessai sur Sainte-Beuve, les divers fragments dont la réunion formera le chapitre intitulé La Race Maudite dans le Contre Sainte-Beuve et les premiers morceaux consacrés au « petit noyau » des Verdurin. Enfin, signe décisif, au milieu du Cahier 7, on peut lire Venerée en scene du baron de Charlus, présenté ici sous le nom de M. de Guercy : et est A ce moment-la que nous retrouvons la plage anonyme [...]- Selon la paraphrase de Rivers, « Bardéche affirme que ces expériences autour de Phomosexualité en tant que theme littéraire donnérent & oeuvre de Proust une « nouvelle orientation ». Ex il conclut que Cest & peu pris & cette période que Proust « se rend[it] compte qu'il pouvait tirer un livre de ces fragments! ». Fest ainsi intéressant de constater que l'agnosticisme public & propos des « causes de I'homo- sexualité », qui fat soudainement ct quasiment unanimement approuvé, sest révélé étre un des points d'appui les plus structurants du développement des politiques gaies orientées vers les dtoits civiques. La portée hétorique de cet agnosticisme inébranlable est eypiquement double déhire Valiénation historique par le biais de certaines disciplines explicatives er d'experts du droit des individus gais & Saurodécrte; et renvoyer la question des causes, avec la mobilisation qui 'accompagne, de visibilités et de vulnérabilits analytiques, au choix d’objet hétérosexuel, © Cité (pour la premire partie) et paraphrasé (pour la seconde) dans Rivers, Prout and the Art of. 226 Le SPECTACLE DU PLACARD Si « La Race maudice » est d’une part réducteur et sentimental, et qu'il constitue pourtant, de l'autre, un ~ on pourrait méme dire /e ~ naeud catalytique d’une ceuvre plus large & laquelle ces épithétes ne sont pas habituellement appliquées, nous pouvons alors nous pencher sur ce que nous disons et faisons en substance lorsque nous employons ces adjectifs. « Réducteur » sous-entend une relation de la partie au tout, dans laquelle il semble que la partie prétende donner une représentation adéquate du tout par une simple condensation quantitative (telle une sauce que l'on aurait fait réduire), néanmoins linflexion négative accolée a T'adjectif semble indiquer que la représentation qui est donnée est en réalité biaisée ou cour du moins qualitativement différente. En tant que description de la « Premitre apparition des hommes-femmes » située en relation a Pinté- gralité A la recherche du temps perdu, ce passage est notamment sensible ce que j'ai décrit comme la combinaison indissoluble et incohérente, en ce siécle, des incongruités conceptuelles des conceptions minorisantes et univer- salisantes de la définition homosexuelle. Ce qui veut dire que dans le fait méme de réprésenter (toute thématisation est ici une « thématisation banale »), le chapitre qui réifie et cristallise « la question secondaire et, en un sens, plutét anecdotique de la « préférence sexuelle » » en tant que principe personnel Propose une représentation forcément inadéquate par rapport 4 ce qui est diffusé ailleurs de fagon plus universelle, et donc différente, sous la forme d'un potentiel narratif. Mais le mordant, la saveur et 'ame de cette diffusion reposent en fait, de fagon instable, sur le potentiel sous-jacent de la thémati- sation banale, tandis que celle-ci (via le chapitre sur les « hommes-femmes » et le corps de M. de Charlus) expose l'anxiété représentationnelle absolue de sa compression réductrice, méme si elle ne peut contréler sa transmission. Bien que « La Race maudite » soit quasiment universellement pergu comme tun texte qui, relativement & Pinversion dans sa forme la plus pure, distille un certain paradigme minorisant et transitif en terme de genre, il est aprés tout lui-méme plein des contradictions qui l'entourent. I! est, par exemple, sensible a la différence entre objectif et objet : certains invertis « ne se préoccupent gre de la sorte matérielle de plaisir qu’ils regoivent, pourvu quils puissent le Tapporter 4 un visage masculin. Tandis que d'autres [...] donnent a leur plaisir matériel d'impérieuses localisations. » (SG, p. 622)’. De la méme fagon, dans cette méme phrase oit le narrateur décrit les invertis comme investis — par La persécution — des « caractéres physiques et moraux d’une race », il présente aussi les éléments d'une conception constructiviste historicisante de Pidentité homosexuelle. Les invertis, dit-il, ont plaisir : Love, op. city p. 150-151 & partir de Maurice Bardéche, Marcel Proust, romancier, 2 comes, Pati, Sept Couleurs, 1971, p. 216-217. ” Sauf contre-indication, la plupart des citations de Proust sone extraites d'A la recherche ds temps ‘perdu, plus précisément de I édtion de La Pigiade érablie par Pierre Clarac et André Ferré. (Mat- cel Proust, A la recherche di semps perdu, 3 tomes, Patis, Gallimard, 1978-1980). Les citations dans le texte renverront au livre d’oi est extrait le passage ainsi qu’au numéro de page du tome dans lequel il apparait. Le premier tome comprend Du cété de chez Swann (8) et A Tombre des Jeunes files en fleur (O) se second tome, Le Caré de Guermantes (G) ex Sodome et Gomorrhe (SC) ; Te troisitme tome rassemble La Prisonnitre (P), La Fugitive (F) et Le Temps retrouvé (1) 227 EptstéMOLOGTE DU PLACARD a rappeler que Socrate était 'un deux, comme les Israélites disene de Jésus Guiil ait juif, sans songer quil n'y avait pas d'anormaux quand 'homo- sexualité était la norme, [...] que lopprobre seul fait le crime, parce qu'il ta laissé subsister que ceux qui étaient réfractaires 4 toure prédication, & tout exemple, & tout chatiment, en vertu d'une disposition innée tellement spéciale qu'elle répugne plus aux autres hommes [...] que [...] certains vices [...] micux compris [...] du commun des hommes (SG, p. 616-617). Ala fin du chapitre, il est pourtant clair que loin d'etre tellement spéciales®, ces «créature[s] extraordinaire(s] » sont en fait trés «nombreulses] » — «Si quelqu'un peut compter la poussidre de la terre, il pourra aussi compter cette postérité » (SG, p. 631). En outre, le narrateur va presque jusqu’’ pousser Ie lecteur ou la lecttice & découvrir que ce récit minorisant explique aussi les motifset sentiments « insolents » etauto-protecteurs selon lesquels un narrateur (lui-méme 2) peut offrir un récit faussement minorisant des invertis sexuels : partic réprouvée de la collectivité humaine, mais partie importante, soupgonnée ld oit elle n'est pas, étalée, insolente, impunie 13 oi elle rest pas devinée ; comptant des adhérents partout, dans le peuple, dans Tarmée, dans le temple, au bagne, sur le trdne ; vivant enfin, du moins un grand nombre, dans Vintimité caressante et dangereuse avec les hommes de autre race, les provoquant, jouant avec eux & parler de son vice comme s'il n’écait pas sien, jeu qui est rendu facile par 'aveuglement ou la fausseté des autres (SG, p. 617). A la lecture d'un tel passage, on pourrait penser que seul le lecteur & qui il sladresse est imaginé appartenir & « autre race » !A Vévidence, les cing derniers mots de son agression « caressante et dangereuse » insinuent aussi pourtant que le lecteur lui-méme est susceptible d’avoir ses raisons, propres ou identiques, étre de connivence avec la ségrégation définitionnelle de la race maudite. En termes de genre également, ce dit locus classicus de la proto-doctrine de Pinversion sexuelle — anima muliebris in corpore virili inclusa — présente en fait un ensemble bien plus complexe et conflictuel de modéles métaphoriques. Au niveau le plus rudimencaite, explication sclon laquelle Charlus éprouve du désir pour les hommes parce qu’au fond de lui il est une femme, explication que le chapitre, si ce n’est le livre, ne cesse de proférer, est sérieusement sapéc, y compris par le court laps de temps qui sépare la premiée fois ott le narratcur réalise que Charlus lui rappelle une femme (SG, p. 604) et, plus tard dans le livre, Pépiphanie oi il s'apercoit que, si Charlus avait l'air d’en étre, c'est bien parce que « c'en était une ! » (SG, p. 614), Toutefois, ce n'est pas la conquéte d’un moi féminin par un autre moi représenté par opposition comme masculin a laquelle assiste le narrateur durant cet intervalle. Au contraire, la drague entre Charlus et Jupicn a pris deux autres formes. ‘Tout d’abord, elle est pergue comme une danse en miroir entre deux parties « en symétrie parfaite » (SG, p. 604), ce qui sape implicitement la décision du narrateur de rejeter le terme « homosexualité » sur la base que le concept prend appui sur un modele de la similarité, Parallélement & cela ~ de fagon plutét étonnante, et non des is dans le texte (NdT] 228 ‘Le SPECTACLE DU PLACARD moindres, car laporie reste implicite ~ la transaction est représentée comme la séduction d’un Jupien présenté comme féminin par un Charlus présenté comme masculin. « (On edt dit deux oiseaux, le male et la femelle, le make cherchant & s'avancer, la femelle — Jupien — ne répondant plus par aucun signe ce mandge, mais regardant son nouvel ami sans étonnement » (SG, p. 606). La représentation du genre est plus forcement déstabilisée encore par une métaphore botanique transversale dans laquelle la différence sexe/genre ct la différence d'espéce ne sont que partiellement représentables, au sens oit elles ne cessent de s'exclure mutuellement. Dresser le portrait de « la Race maudite » implique que soit exposée, par la fenétre des Guermantes avec vue sur la cour, une rare orchidée (« ce sont des dames») qui ne peut étre fertilisée que par intervention providentielle du parfait bourdon. Comme l'explique la duchesse, « Crest une espéce de plante oit les dames et les messieurs ne se trouvent pas sur leméme pied. [...] [I]ly a certains insectes qui se chargent d’effectuer le mariage, comme pour les souverains, par procuration, sans que le fiancé et la fiancée se soient jamais vus. Mais cela [exige] un tel hasard. Pense7, il faudrait qui ait justement été voir une personne de la méme espace et d'un autre sexe, et qu'il ait Tidée de venir mettre des cartes dans la maison. II n'est pas venu jusquici » (SG, p. 515-516). Dans la derniére phrase de « La Race maudite », le narrateur est méme « désolé d’avoir, par attention & la conjonction Jupien-Charlus, manqué peut-étre de voir la fécondation de la fleur par le bourdon » (SG, p. 632). Lanalogie constante entre la situation de Charlus et celle de l'orchidée révéle simplemente pathos lié & la profonde improbabilité d’un quelconque épanouis- sement, de Pabsurde, difficile et impossible spécificité du besoin que chacun a de Pautre. Ce point est explicitement défait par le mouvement universalisant a la fin du chapitre (« j'exagérais beaucoup alors [...] le caractére électif d'une conjonction sisélectionnée » (SG, p. 630)). Il est en outre silencieusement défait par les pages restantes d’A la recherche du temps perdu, dans lesquelles il apparait ¢ la relation amoureuse initiée & cette occasion entre Charlus et Jupien est = bien que cela ne soit jamais précisément établi — Punique exception & toutes les lois proustiennes du désir, de la jalousie, de la triangulation et de l'instabilité épistémologique radicale ; sans aucun commentaire ni rationalisation, amour de Jupien pour Charlus est montré comme étant un amour loyal s étendant sur plusieurs décennies et fondé sur une connaissance absolument confiante d’une co-créature qui n'est ni son opposé ni son simulacre, Méme lorsqu’on laisse de cété le pathos de la rareté et de la fragilité de la reproduction des orchidées, Panalogie ouvre néanmoins des abysses conceptuels lorsque l'on tente — comme ne cesse de le faire le chapitre en question — de comparer un modéle du désir entre personnes de méme sexe & la condition d'une orchidée virginale. Aprés tout, la différence entre la situation de ces orchidées géographiquement éloignées et celle de la paire humaine hétéro- sexuelle normative n’est pas que les partenaires orchidées sont de méme sexe, ni que le sexe de l'une ou l'autre a écé mal assigné ou attribué: Pune des orchidées est toujours simplement mile, l'autre toujours simplement femelle. La spécificité de leur situation est plutét que, étant immobilisées, elles doivent nécessairement avoir recours & un tiers partenaire — d'une autre espace et dont 229 EpisTEMOLOGIE DU PLACARD le sexe n'est pas précisé — pour accomplir la médiation, Aucune projection de Jupien ou Charlus comme étant le bourdon ou la seconde orchidée ne parvient 3 clarifier ou approfondir un quelconque modile de linversion sexuelle ; et la diversion qu’introduit le narrateur avec le théme de Phermaphrodisme botanique (pour se livrer & une autre conjonction entre espéces) rend d’autant plus vertigineusement impossible le décodage de la métaphore. A tel point que cette intrication d’images de la « nature », dont chacune comporte son propre ensemble d’appels contradictoires et scientifico-moralisants 4 ce qui est « naturel », a peut-étre finalement pour effet de dénaturer la nature en tant que ressort explicatif, la réduisant & un simple nom, celui d’un espace ou d’un principe de flux définitionnel autoritaire. Pour ne donner qu'un exemple, qui en soi est pas un cas atypique : Les lois du monde végétal sont gouvernées elles-mémes par des lois de plus en plus hautes. Sila visite d’un insecte, cest-A-dire apport de la semence dune autre fleur, est habituellement nécessaire pour féconder une fleut, est que Fautofécondation, la fécondation de la fleur par elle-méme, comme les mariages répétés dans une méme famille, aménerait la dégéné- rescence et a strilité, tandis que le croisement opéré par les insectes donne aux générations suivantes de la méme espéce une vigueur inconnue de leurs ainées. Cependant cet essor peut érre excessif, Pespéce se développer démesurément ; alors, comme une antivoxine défend contre la maladie, comme le corps thyroide régle notre embonpoint, comme la défaite vient punir lorgueil, la fatigue le plaisir, ct comme le sommeil repose & son tour de la fatigue, ainsi un acte exceptionnel d’autofécondation vient & point niommé donner son tour de vis, son coup de frcin, fait rentrer dans la norme la fleur qui en était exagérément sortie (SG, p. 603). La nature opére-t-elle au niveau de la survie de lindividu, des espéces ou de quelque « norme » de « proportion » ? D’autre part, le telos de la nature est de sanctionner les fautes morales ou, inversement, de mitiger leur punition ? Le « croisement opéré par les insectes » doit-il étre saisi comme une traversée des frontieres individuelles, de genre ou des formes de vie ? La nature aurait-clle pu choisird’exempter M. de Charlus deson régimed homéostasie thyroide ?Cesont 1 quelques-unes des questions que le récit suscite, tout en les transcendant. Lanalogie incessante entre la rencontre dans la cour et le triangle orchidée bourdon-orchidée semble notamment suggérer que ce lien érotique apparemment duel repose cn réalité sur 'activité hautement investie de quelque tierce figure mobile, zélée, agitée et encline a Pidentification, qui tout ala fois prend et ne prend pas part 3 la transaction. Bref, ce lien repose sur le narrateur et/ou sur le garcon indéterminé et espionnant de fagon acrobatique quill représente & nos yeux ; tout autant qu'il repose aussi sur nous, lectrices et lecteurs, dans la mesure oit nous sommes @ la fois invités & scruter ces position- nements indirects et & les occuper. Comme nous Vavons développé dans le chapitre m1, cette mise en relief des rapports voyeutistes cacitement indirects des lectcurs et lectrices releve sans doute de cette autre catégorie péjorative portée 4 notre attention par Bersani a propos de cc chapitre de Proust : la catégorie du « sentimental ». 230 Le SPECTACLE DU PLACARD Nous avons déja noté que deux choses peuvent étre dites & propos du phénoméne de la «sentimentalité» et, plus spécifiquement, & propos de ces sous-catégories de relations de savoir indirectes que sont la lubricité, la morbidité, la connaissance et le snobisme. D'abord, et de fagon cruciale : I faut en étre pour savoir. Lapparente syméurie de ce slogan épistémologique oit ‘Celui qui Sait et Celui qui En Est semblent interchangeables masque pourtant Pextréme asymétrie du positionnement thétorique implicite dans Pefficacité «projectile» de ces attributions. Une étude balistique du « sentimental » requiére que l'on Sarréte sur Pune des incarnations de la sentimentalité qui fut prise pour cible, que l'on examine sa présentation sous la forme d’un. spectacle pour une autre sentimentalité, dont le privilége de Vinvisibilité et de la désincarnation est préservé et rendu 4 nouveau possible par cet acte de mise en scéne hautement différentiel. Il nous faut dire ensuite que la sentimentalité en tant que spectacle est structurée trés différemment de la sentimentalité en tant que point de vue ou position ; que cette différence est rhétorique ; et que sa performance textuelle est particuliérement puissante. I faut en étre pour savoir : dois-je expliciter que chez. Proust le premier ressort d'une telle structure est ’épistémologie du placard ? « Car », comme l’énonce Proust dans la « Premiére apparition des Hommes-Femmes » : Jes deux anges qui avaient été placés aux portes de Sodome pour savoir si les habitants, dit la Genése, avaient entigrement fait toutes ces choses dont le cri était monté jusqu’a ’Eternel, avaient été, on ne peut que s’en réjouir, trés mal choisis par le Seigneur, lequel n’edt da conficr la tiche qu’a un Sodomiste. Celuila, les excuse : « Pére de six enfants, j'ai deux mattresses, etc. » ne lui eussent pas fait abaisser bénévolement I’épée famboyante et adoucit les sanctions. [...] Ces descendants des Sodomistes [...] se sont fixés sur route la terre, ils ont et accds & toutes les professions, et entrent si bien dans les clubs les plus fermés que, quand un sodomiste n'y est pas admis, les boules noires y sont en majorité celles de sodomistes, mais qui cont soin d'incriminer la sodomie, ayant hérité le mensonge qui permit & leurs ancétres de quitter la ville maudite (SG, p. 631-632) These évident que cet important passage produit exactement le processus qu'il décrie : la biographie de Proust et, plus important encore, le texte Iui-méme nous disent que la mondanité auroritaire qui seule peut garantir de telles attributions n'est disponible que pour un observateur qui est lui-méme & la fois un « descendant des Sodomistes » et un héritier du « mensonge » du déni homophobe et de la projection. Ce qui suggére pourtant, comme un corollaire, que la capacité & articuler le monde comme un tout, comme un univers qui inclut « le mondain » (méme sil peut le transcender), peut étre orientéc autour de Faxe spéculaire attributif entre deux placards : tout d/abord celui que lon regarde, le spectacle du placard ; et ensuite le placard de ceux qui dans ombre le fabriquent et le consomment, le placard vécu, le point de vue du placard. Si ceci est exact ou, au minimum, exact en ce qui concerne le « monde » que nous trouvons chez Proust, il est done tout & fait logique qu’en ce monde, invention du baron de Charlus pour les besoins du récit — dans la mattice sentimentale de « La Race maudite », en 1909 — ait cu le pouvoir inverse 231 EpistémMoLoGiE DU PLACARD de constituer pour la premiére fois, en cant que locuteur d’un récit plus que fragmentaire et sentimental, l'interlocuteur ainsi désincarné dont le nom nest probablement pas Marcel. Peut-étre « La Race maudite » est-elle le morceau le moins appétissant d’A la recherche du temps perdu, mais le personnage de M. de Charlus, dont Pesprit imprégne le récit, est néanmoins le produit le plus formidablement consommable du roman. Et la production infinie et infiniment riche de M. de Charlus — comme spectacle ou, pour étre plus précise, comme le spectacle du placard — permet au monde du roman de prendre forme et de tourner autour de l'axe de sa distance par rapport au placard différemment structuré du récit et de son narrateur. Rassurez-vous : la révélation désormais tout 2 fait banale selon laquelle le narrateur de Proust est un homosexuel au placard ne sera pas le geste structurant dePanalyse de texte qui va suivre. Quoi qu'il en soit, je ne vois pas comment cette banalité pourrait étre exclue du texte ou méme considérée comme optionnelle. Le roman semble & la fois prohiber cette violence du dévoilement interprétatif du narrateur et imposer aux lecteurs et lectrices de l'exercer, de faire du placard du narrateur un spectacle. La question la moins sentimentale serait sans doute : comment le lecteur est-elle constitué dans cette relation ? Comment, parmi les constructions incohérentes de la sexualité, du genre, de Pintimité et de la minorisation, une poétique et une politique dangereusement productives de exemption peuvent-elles se construire elles-mémes dans ct par le lecteur ? a Lirrésistibilité du baron de Charlus: sujet aussi inépuisable et difficile a aborder que, comme le remarque Proust, celui de la profanation de la mare — dont, devons-nous l'ajouter, ce sujer est rout sauf éloigné, Charlus est le don prodigue qui ne cesse de souvrir 4 ’émerveillement et au plaisir du lecteur et de Ta lectrice. C'est a en tout cas Vexpérience de la lectrice ou du lecteur, invité & ne pas trop s'appesantir sur les mécanismes de cette offre miraculeuse. Comme les fidéles & bord du train, les lecteurs et lectrices de certains longs passages A La recherche du temps perdu peuvent avoir l’impression que : si M.de Charlus ne vlient} pas, on [est] presque décu de voyager seulement entre gens comme tout le monde et de savoir pas auprés de Soi ce personage peinturluré, pansu et clos, semblable & quelque boite de provenance exotique et suspecte qui laisse échapper la curicuse odeur de fruits auxquels l'idée de goiter seulement vous souléverait le caeur (SG, p. 1042). (Dans sa traduction en anglais Scott Moncrieff propose le peu ragotitant « stirs the heart »(« agite le coeur »] pour « souléverait le cceur » ; Kilmartin la corrige maladroitement avec « would turn the stomach » [« retournerait Pestomac »].) Bien que charmé par Chatlus — visiblement en dépit de son homosexulité, mais en fait, «sans sen rendre compte», grice a son homosexualité (SG, p. 1041) ~ le cercle des Verdurin provoque néanmoins une vague continue de piques homophobes & son encontre, formulées dans son dos, 232 Le SPECTACLE DU PLACARD mais délicatement soumises & notre appréciation. Le réseau prudent ou audacieux des périmétres involontaires du « secret » de Charlus confére & sa présence une résonance incessamment renouvelée, pour les fidéles tout autant que pour les lectrices et lecteurs. La fascination que suscite chacun des éléments Cinstabilité de lépistémologie du placard du 20¢ sidcle irradie vers et & partir du baron de Charlus, quand elle n’émane pas directement de lui. Pour commencer, son autorité a décrire sa propre sexualité lui a été aliénée. Ce qui apparait de fagon tres symptomatique dans le tropisme par lequel les descriptions de Charlus par le narrateur n’ont de cesse de tendre vers un attrait pour l'expert médical, voire une identification avec lui : Un dlinicien n'a méme pas besoin que le malade en observation souléve sa chemise ni d’écouter la respiration, la voix suffit, Combien de fois plus tard fus-je frappé dans un salon par [intonation ou le rire de tel homme [...] dont la voix fausse sulfisait pour apprendre « c'est un Charlus » mon oreille exercée (...] ! (SG, p. 664). Lorsque Charlus, auparavant «és viril, devient plus efféminé avec le passage du temps, le narrateur diagnostique : il poussait maintenant involontairement presque les petits cris — chez lui involontaires, d’autant plus profonds — que jettent, volontairement, eux, les invertis qui s'interpellent en sappelane « ma chére » ; comme si ce « chichi » voulu, dont M. de Charlus avait pris si longtemps le contre-pied, nlétait en effet qu'une géniale et fidéle imitation des manigres qu artivent 4 prendre, quoi quiils en aient, les Charlus, quand ils sont artivés 3 une ccertaine phase de leur mal, comme un paralytique général ou un ataxique finissent fatalement par présenter certains symptomes. En céalité — et cest ‘ce que ce chichi tout intérieur révélait ~ il n'y avait entre le sévére Charlus tout de noir habillé, aux cheveux en brosse, que j'avais connu, et les jeunes gens fardés, chargés de bijoux, que cette différence purement apparente quil y a entre une personne agicée qui parle vite, remue tout le temps, et tun névropathe qui parle Jentement, conserve un flegme perpétucl, mais est atteint de la méme neurasthénie aux yeux du clinicien qui sait que celui-ci, comme l'autre, est dévoré des mémes angoisses ct frappé des mémes tares (P, p. 212), Le narrateur dit quasiment que la médecine est le systéme discursif le plus adéquat pour appréhender M. de Charlus. Bien que les médecins n’apparaissent dans ces passages que métaphoriquement, ils ne cessent pourtant de pointer & Ia porte avec la régularité des visites & domicile d’antan’, Leur fonction ici rest pas de prendre eux-mémes en charge Charlus et ses congénéres, Néanmoins, le fait que, depuis le xn¢ siécle, Ie travail de la taxinomie, de létiologie, * Lorsque, par excmple, Charlus et d’auttes convives s'échangent des potins gais lors de la récep- sion : «I n'y a pas de grande soirée mondaine, si, pour en avoir une coupe, on sait la prendre A une profondeur suffsante, qui ne soit parcille 4 ces soieées oit les médecins invitent leurs ‘malades, lesquels riennent des propos forts sensés, ont de txés bonnes maniéres, et ne montre- raient pas qu'ils sont fous sls ne vous glissaient 3 Vorcille cn vous montrant un vieux monsieur ‘qui passe: « C'est Jeanne d’Arc. »» (P, p. 244). On trouvera d'autres exemples dans Sodome et Gomorrbe, p. 1048-1049 et Le Temps reerowse, p. 838-839, 233 EpIsTéMOLOGIE DU PLACARD du diagnostic, de la certification du phénoméne de l'inversion sexuelle ait &é accompli avec succés par la médecine signifie que méme la salle d’attente du consultant médical entérine une étonnante et irréversible expropriation. Car partir du moment oit on sait qu'il existe un systéme par lequel on peut priver celui qui est rangé sous la catégorie « inverti » de 'autorité 4 dire ce qui en lui reléve de la volonté ou de la contrainte, A reconnaitre ce qui est authentique ou ce qui 3 trait 3 imitation, ce qui est conscient ou inconscient, et qu’en outre on peut méme aller jusqu’a le placer sous tutelle épistémologique, le résultat est quau-dela de expert médical, quiconque identifie Pinverti ou est témoin de ses comportements a la certitude d’en savoir plus sur lui qu'il n'en sait lui-méme. Lexistence méme de l'expertise, quel que soit celui ou celle qui s’en empare, garantit quiconque n'est pas désigné comme son objet un puissant ct excitant différentiel spéculaire de savoir qui isole momentanément de la crispation que provoque le slogan épistémologique « Il faut cn étre pour savoir ». ‘Ainsi, si le fait que Charlus soit au placard signific qu'il posséde un savoir secret, cela signifie également que cest le cas de tous ceux et celles qui Pentourent ; leur incessante lecture du récit de la préservation de son secret par rapport & son entourage fournit une intrigue bien plus riche encore qui consiste en la dissimulation du secret de l’entourage 4 Charlus"®. Tl est certain que linsistance avec laquelle cette situation est mise en scene révéle & quel point la vie imaginaire consciente du cercle des Verdurin est violente et prédatrice. Pourtant, le narrateur fait circuler cette vie imaginaire comme s'il s agissait de lasienne propre, et donc comme s'il s'agissait aussi de la nétre. « Oh ! », soupire gravement le sculpteur Ski dans le train, « si le baron se met & faire de Pecil au contrdleus, nous ne sommes pas prés d’arriver, le train va aller & reculons » (SG, p. 1041) ; néanmoins, le « fier redressement » de Charlus, « son élan pour plaire, la fusée de sa conversation » nous sont présentés par le narrateur sur le plan corporel rituellement désubordonné d’un « derriere presque symbolique » (SG, p. 861), éloigné de lui et ainsi exposé & Pobservation et a l'interprétation de quiconque excepté de lui-méme. Thest bien entendu peu étonnant que chez Proust — cest méme d’ailleurs la régle — les personages n’acquigrent leur énergie et leur vitalité que dans Ja mesure ot ils sont mystifiés quant & leurs propres motivations involon- taires, inauthentiques ou inconscientes. Charlus ne fait pas exception a la régle, mais son incarnation sactificielle flamboyante, tel le buisson ardent, donne corps & ce principe. La pression du terme « presque » dans l'expression « presque symbolique », la résistance a Vabsorption conclusive de Charlus dans un quelconque systéme interprétatif pertinemment intelligible, suggére que la scandaleuse matérialité de cet homme bedonnant joue un réle bien trop productif et crucial pour les réseaux d’incohérences actives du texte pour qu'on puisse leur permertre d’étre pleinement sublimés, Ces incohérences actives incluent les dichotomies instables que nous avons analysées comme les sites contestés inextricablement marqués par la crise du tournant du siédle de la définition homo/hétérosexuelle. Les plus évidentes sont secret/révélation et 7 Le passage de Sodome er Gomorrhe qui va de la page 1041 & la page 1053 offte une bonne illustration condensée de cet effet. 234 Le SPECTACLE DU PLACARD privé/public ; mais également ~ pour Charlus — masculin/féminin, problé- matique définitionnelle et descriptive bien trop omniprésente pour permettre ou requérir un quelconque exposé rapide''. Le transfert de Fautorité, opéré par le regard taxinomique, pour désigner ce qui est naturel/artificiel, sain/ décadent et nouveau/ancien (ou jeunc/vieux) est trés clair dans la phrase dont j'ai dgja cité un passage : Maintenant, dans un complet de voyage clair qui le faisait paraitre plus gros, en marche et se dandinant, balangant un ventre qui bedonnait et un derriére presque symbolique, la cruauté du grand jour décomposait, sur les levres, en fard, en poudre de riz fixée par le cold cream sur le bout du nez, cn noir sur les moustaches teintes dont la couleur d’ébne conteastait avec les cheveux grisonnants, rout ce qui aux lumires ef semblé Panimation. du teint chez un étre encore jeune (SG, p. 861) La décadence de sa présence (dans la littéralité toute swifticnne de sa décompo- sition en fragments), qui ne semble pas distincte de Pautorévélation de chacun de ces fragments comme artifices, est révélée par une relation en chiasme entre objet et la circonstance dans laquelle celui-ci est regardé (érant donné que ce qui semble naturel & la lumiére artificielle semble artificiel& la lumiere naturelle) par laquelle, sur le plan perceptuel, celui ou celle qui regarde est exempté des fissures représentationnelles de la description. Non seulement Charlus n'est pas seul dans son automystification sur chacun de ces points, mais il est, évidemment, inscrit dans un texte aut sein duquel chacun d’eux est problématisé de fagon assez centrale. Quel que soit ce que " Si Pon devaic toutefois slectionner un passage, ce serait sans doute celui-ci ‘Mime Verdurin lui demanda : « Avez-vous pris de mon orangeade ? » Alors M. de CCharlus, avec un sourire gracieux, sur un ton cristallin quiil avait rarement et avec mille moues de la bouche et déhanchements de la taille, répondie : « Non, j'ai préféré la voisine, Cest de la fraiserte, je crois, Cestdélicieux. » Il est singulier qu’un certain ordre d'actes secrets ait pour conséquence extérieure une maniére de parler ‘ou de gesticuler qui les révéle. Si un monsieur croit ou non 3 Fmmaculée Concep- tion, ou & innocence de Dreyfas, ou a la pluralité des mondes, et veuille sen tare, on ne trouvera, dans sa voix ni dans sa démarche, rien qui laisse apercevoir sa pensée, Mais en entendant M. de Charlus dire, de cette voix aigué et avec ce sourrire et ces gestes de bras: « Non, j'ai préfétésa voisine, la frasette », on pouvait dire : « Tiens il aime le sexe fort », avec la méme certitude que celle qui permet de condamnet, pour un juge, un eriminel qui na pas avoué, pour un médecin, un pparalytique général qui ne sait peut-&cre pas lui-méme son mal, mais quia fait elles fautes de prononciation d’oit on peut déduire quil sera more dans trois ans. Peut- etre les gens qui concluent de la maniére de dire: « Non, j'ai préféré sa voisine, la fraisette» 4 un amour dit antiphysique, rvont-ils pas besoin de rane de science. Mais Cesc quici il ya rapport plus direct entre le signe révélaceur et le secret. Sans ledire précisément, on sent que cest une douce et souriante dame qui vous répond, et qui parait maniérée parce quelle se donne pour un homme et qu’on n'est pas hrabieué & voir les hommes faire rant de maniéres. Er il est peut-écre plus gracieux de penser que depuis longtemps un certain nombre de femmes angéliques ont éé comprises par erreur dans le sexe masculin oi, exilées, rout en battant vainement des ailes vers les hommes & qui elles inspirenc une répulsion physique, elles savent arranger un salon, composent des « intérieurs » (SG, p. 966-967). 235 EPISTEMOLOGIE DU PLACARD Yon souhaite dire & propos de la culture occidentale moderne en général, Proust peut difficilement jouer le rdle de pice & conviction si l'on souhaite par exemple démontrer - méme si cest pour la déconstruire immédiatement — la construction normative des priviléges du masculin par rapport au féminin, du majoritaire par rapport au minoritaire, de Pinnocent par rapport & Vinitié, du naturel par rapport 3 'artficiel, de!’épanouissement par rapport la décadence, du sain par rapport au malade, de la cognition par rapport au paranoiaque, du volontaire par rapport a Vinvolontaire. Mais !& encore, il semble que ce soit le dlimat de déstabilisation qui rende si centrale et si précieuse (pour le processus de lecture) la joie frontale et continue avec laquelle le placard de verre de Charlus est incessamment soumis aux regards avides des I¢che-vitrine. Toure évaluation éthique, route tiche analytique a sa propre trajectoite barométrique instable, et Cest également le cas en ce qui concerne leurs implications avec la figure de Charlus. Garanties par le secret impossible & garder de Charlus, les relations établissant qui regarde qui — soit qui décrit et qui consomme qui ~ déconcertent de par le caractére invariable et quasiment figé de leur travail représentationnel non rationalisé, Prenez le célébre passage de «La Race Maudite » au cours duquel, de sa cachette, le narrateur assiste & une crillade secréte et impromptue entre Charlus et Jupien dans la cour : Jallais me déranger de nouveau pour quill ne pit miapercevoir ; je nen eus ni le temps, ni le besoin. Que vis-je ! Face & face, dans cette cour oit ils ne s étaient certainement jamais rencontrés |...) le baron ayant soudain largement ouvert ses yeux mi-clos, regardait avec une attention extraordinaire Pancien gileticr sur le seuil de sa boutique, cependant que celui-ci, cloué subitement sur place devant M. de Charlus, enraciné comme une plante, contemplaic d'un air émerveillé l'embonpoint du baron vieillisant, Mais, chose plus éconnante encore, attitude de M. de Charlus ayant changé, celle de Jupien se mit aussitér, comme selon les lois d'un art secret, en harmonic avec elle. Le baron, qui cherchait maintenant a dissimuler impression quil avait ressentie, mais qui, ‘malgré son indifference affectée, semblait ne s'éloigner qu’a regret, allait, venait, regardait dans le vague de la facon qu'il pensait mettre le plus en valeur la beauté de ses prunelles, prenant un air fac, négligent, ridicule. Or Jupien, perdant aussiedt 'air humble et bon que je lui avais, toujours connu, avait ~ en symétrie parfaite avec le baron ~ redressé la téte, donnait asa taille un port avantageux, posait avec une impertinence grotesque son poing sur la hanche, faisait saillir son derrigre, prenait des poses avec la coquetterie qu'auraic pu avoir Vorchidée pour le bourdon providenticllement survenu. Je ne savais pas qu'il pat avoir Vir si antipathique. [... Cette scéne n’était, du reste, pas positivement comique, elle éait empreinte d'une étrangeté, ou si Ton veut d'un naturel, dont la beauté allait croissant (SG, p. 604-605). Terence Kilmartin traduit « ridicule » par « faruous » (« stupide »] qui tajoure & impact de Péquation « fat» = « smug» (« gros » = « suffisant»], mais ne restitue pas leffet adjectival particulier que je reléve ici dans le texte original francais. 236 Le SPECTACLE DU PLACARD « Chose plus éronnante encore », « ridicule », « port », « impertinence grotesque », si antipathique », « pas positivement comique », Les vents de réceptivité et de stimulation quasi épidermiques de cc passage soufflent avec la confiance — Cest-a-dire Papparent arbitraire, sur le point de basculer dans l'auto-contra- diction ~ avec laquelle ces adjectifs sont assignés ; adjectifs qui renvoient rous 2 unc hypothétique relation de spectacle (« étonnante », « ridicule », « port », « grotesque», « antipathique », « comique », & chaque fois pour quelqu'un autre) dans laquelle le narrateur-espion est finalement, de fagon presque contraignante, prét & s'abandonner, & simpliquer, 3 sengager. Dans la mesure ot la capacité d’un enfant a survivre peut passer par sa maitrise hésitante Pune succession de prédicats adjectivaux (les points de repére importants incluent la capacité & formuler « je suis fatigué(e) », « X est violent(e) », « Y meurt », «Z est stupide », «A et B se disputent », «C a bu», «D est beau/belle », est enceinte »), de telle sorte que la tache des adjectifs et la création de communautés adjectivales fiables deviennent des insignes désirés du mondain, le mode d’appréhension de la scéne homosexuelle par le narrateur a la fois vieux et jeune de Proust doit simultanément désorienter le lecteur (quasiment proportionnellement a ce quill trouve familier dans la scéne) et le rassurer ; le dépouillement des logiques censées lui permertre de se frayet un chemin semble aussi réconforter d’une certaine fagon Parrogance descriptive du narrateur" Toutefois, le lecteur ne participe au pouvoir descriptif arbitraire du narrateur quen approuvant et en prenant part & sa propre dissimulation, & ses rafales imprévisibles et inexpliquées de désir et de mépris envers la mise en sctne interrogative et tenduc de la sctne de la reconnaissance gaie dans le refuge emprunté de ce placard adjectival que les trois noms abstraits (wempreinte d'une étrangeté, ou si Yon veut d'un naturel, dont la beaut allait croissant » (SG, p. 605, mes italiques)) peuvent acquérir une autorité quasiment opératoire. Laddition « d'un naturel » étant selon toute apparence la tache assignée de ce chapitre le plus « homosexuel » de Proust (ainsi encadré par la « question de 'orchidée »), intensification marquée, avec ces noms, de arrogance de 'autorité d'attribution tranquille du narrateur révéle en méme temps une affection et un mépris pour les termes dans lesquels la question du désit homosexuel peut, & distance, ne serait-ce qu'étre posée. Aprés tout, faire de I« émangeté » Vequivalent du « naturel » ne revient pas uniquement & rendre des termes opposés Equivalents, mais plutét & amalgamer une chaine de paires en dominos, chacun ayant ses propres implications historiques gaies : naturel/ contre-nature, naturel/artificiel, habituel/défamiliarisé, commun/rare, local/ étranger. Le bouleversement™ auquel on assiste ici, celui des divers systémes par lesquels le désir homosexuel était, dans ce chapitre, supposé étre analysé et mesuré, n’est toutefois pas en mesure de pouvoir interrompre ’épanchement de cet aria : la méme note est maintenue dans la méme clef pendant encore est * Gerrans afirmations prow «enceinte » (SG. p. 613). Bn frangais dans le texte [NdT]. nes et exemples du pouvote du prédicat: «fou » (G, p.379), 237 EpIsTEMOLOGIE DU PLACARD deux pages'’. Ce serait une litote que de dire que la cohérence des catégories analytiques est subordonnée & la continuité de leur énonciation ; le position- nement autoritaire de l'énonciation est simplement porté tout du long par Pimpétuosité avec laquelle les catégories sont vues comme transcendées. « Dont la beauté allait croissant » : ce qui aprés tout ne cesse de croftre, dans ces lignes, et ce que donc Ion est contraint de consommer (et que l'on consomme donc) en tant que beaueé, n'est pas la qualité intrinseque de Charlus, Jupien ou de leur rencontre, mais assurance et la verve enfléc, soutenue et infatigablement touchante de la prérogative descriptive du narrateur & leur encontre. On peut en fait aisément montrer que toutes les catégories analytiques ou éthiques appliquées tout au long d’A La recherche du temps perdu 2 Vhomosexualité de M. de Charlus peuvent étre subverties ou directement contredites ailleurs dans le texte. En revanche, ces catégorics proliférantes et, plus particuliérement, leurs indissolubles contradictions soutiennent effectivement et fermement Vérablissement du spectacle du placard homosexuel en tant qu'élément central garantissant la communauté rhétorique, Pautorité — Pautorité de quelqu un d'autre ~ sur le terrain discursif de la production du monde qui s‘étend bien au-dela de la question avouée de Phomosexuel. wo Lefficacité de M. de Charlus au sein du roman dépend tellement de la présentation par Proust du spectacle du placard comme vérité de Uhomosexuel = apparemment dans toute son exhaustivité — que trouver au sein de ce monde centré sur Charlus un espace dans lequel les autres désirs homosexuels du livre Pour tenter d'expliquer ce que signife cette clef: on nous dit par exemple tout au long du paragraphe que les hommes se parlent entre eux, mais aucun de leurs propos n'est rapporté ; ‘nous trouvons simplement la langue du narrateur nous rapportant les pes de choses qui auraient 4 dites, ce qui rend toralement impossible dimaginer ce quils ont pu dire vraiment. Cela a pour effet de nous convaincre que les hot « muets (augmentant le senti- ment de magie, de beauté, d’étrangeté, 'intemporalité de la scéne, tout autant que l'impression quion assiste fd 4 une pantomime théitrale), tandis que le tout est imprégné de la voix du nar- rateur dissimulé, LA encore, les propos qui traitent ostensiblemene des deux hommes semblent plurét 'acharner & décrire le tour de force de la mise en scéne descriptive, le silence érrangement dilaté lui-méme : « ce sentiment de la briéveté de toutes choses qui fait qu‘on veut que chaque coup porte juste, et qui end si émouvane le spectacle de rout amour » elle, toutes les deux minutes, la méme question semblait intensément posée & ju- pien dans 'erillade de M. de Charlus, comme ces phrases interrogatives de Beetho- ven, répétées indéfiniment, & intervalles égaux, et destinées — avec un luxe exagéré de préparations ~ & amener un nouveau motif, un changement de ton, une « re. trée », Mais justement la beauté des regards de M. de Chatlus et de Jupien venait, ‘au contraire, de ce que, provisoirement du moins, ces regards ne semblaiene pas avoir pour but de conduire & quelque chose. Cette beauté, cétat la premire fois ‘que je voyais le baron et Jupien la manifester (SG, p. 605) Que le narrateur use encore et encore de la méme ficelle, celle de Ia « beauté », a juste effet décrit, produisant une suspension entre stase ct initiation, organisée autour des prérogatives de la consommation ocalaire. 238 Le SPECTACLE DU PLACARD peuvent étre rendus visibles devient l'une des plus grandes difficultés liées & la lecture de Proust. Tirer l'eros qui entoure le narrateur et Albertine vers une vision binoculaire incluant la présentation de Charlus par le roman est une tache particuligrement difficile. I est une explication simple & cette difficulté : Cest précisément dans leur rapport 3 la visibilité que les deux sites érotiques sont si violemment incommensurables. Selon toute apparence, le placard de Charlus est spectacularisé de fagon telle que l'érotisme autour d’ Albertine (ce q) revient & dire autour du narrateur) peut continuer & résister 3 la visualisation ; Cest de lespace incomplet qui inclura Albertine, pour garantir le privilége de sa soustraction aux regards, que le narrateus met en scéne la présentation de Charlus ; est autour de ’axe perceptuel entre un placard vu et un placard vécu qu'un discours sur le monde prend place. Crest l& Ja maniére la plus simple de formuler cette difficulté, et je pense que c'est également la plus importante ; mais si les choses étaient aussi simples, il serait facile de maitriser cette difficulté par l'analyse. La différence de visibilité s'accomplit plutét par le biais des canaux des incohérences majeures et intrai- tables de la définition homo/hétérosexuelle et de la définition de genre, incohé- rences établies lors de la crise du discours sexuel du tournant du siécle. Commengons simplement en disant que si le spectacle de M. de Charlus est ostensiblement celui d'un placard & l'intérieur duquel se cache, avec une inefi- cacité fascinante, un homosexuel ; il est par ailleurs notoirement difficile de localiser un homosexuel ott que ce soit dans lintimicé fluctuante d’ Albertine. Erant donné la pluralité de leurs voies interprétatives, il est impossible de lire les volumes consacrés 4 Albertine sans y trouver nulle part de désir entre personnes de méme sexe ; parallalement cela, il est bien connu que la spécificité de ce désis, dans histoire d’Albertine, refuse de se fixer sur un seul type de personnage, sur une seule personne, ou sur un seul niveau ontologique du texte, Au vu de ce narrateur masculin concentré sur l’interprétation d’Albertine qui a, a eu ou a peut-étre eu des contacts sexuels avec de nombreuses autres femmes, on sattendrait 4 ce qu'il mobilise, au service de |'« explication » ou de la « compréhension » de celle-ci, toutes les idées recues'® sur le sujet 6 combien exotique de l'inversion — et plus particuligrement de Gomorrhe — quil a laboricusement assemblées dans «La Race Maudite ». Mais cela arrive quasiment jamais. La terrible dilatation de la pression interprétative qui pése sur Albertine ne finit pas par porter sur elle la charge de la catégorie

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