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LES DIABLERIES DE WITOLD

Mercredi 1er

Trois heures. –

[…]

– Entretemps, j'ai trouvé celui d'emmener Soraya au garage Renault de Pacy, afin qu'on y
installe une grille de séparation entre le coffre et les sièges arrière, puisque cet animal de Charlus
a trouvé le moyen de passer de l'un à l'autre dès qu'on le laisse seul dans la voiture. Je suis
remonté de Pacy dans une Twingo : l'impression de me retrouver dans un char à banc du XIXe
siècle.

Sept heures dix. – Depuis plusieurs jours, je lisais en alternance (je veux dire : au sein de la
même journée) les écrits politiques de Maurras et des romans : Paul-Jean Toulet, Cynthia
Ozick… Tout à l'heure, à peu près au milieu de l'après-midi, j'ai tout arrêté pour reprendre le
journal de Gombrowicz, l'un des plus étonnants du XXe siècle, assurément, qui pencherait
plutôt du côté de Kafka ou de Pavese que de celui de Léautaud ou de Kamureno. Cela, cette
brusque envie, parce que le roman de Mme Ozick, intitulé Le Messie de Stockholm tourne autour
du personnage de Bruno Schulz, lequel était un ami de Gombrowicz. Et je sens que je ne serai
pas long avant de ressortir les Boutiques de cannelle de leur rayon. Mais, pendant ce temps,
seront sans doute arrivés à bon port Léon Bloy et deux ou trois autres, qui me solliciteront avec
quelque impatience (surtout Bloy, je gage !). On ne s'en sortira jamais.

– Dans la voiture, revenue au bercail, Charlus dispose désormais d'une élégante grille (?) qui
l'empêchera de faire le zouave lorsque nous le laisseront seul dans le coffre. Ce fut tout de même
une plaisanterie à près de trois cents euros, “pièce et main d'œuvre, TTC”, ainsi que l'on dit.
[…]

Jeudi 3

Trois heures. – C'est au moment où, après un an et demi d'existence, Catherine s'apprête à
fermer sa “micro-entreprise” que l'URSSAF se met à déconner. Ce matin, en allant dire un petit
bonjour à nos divers comptes bancaires, j'ai eu la mauvaise surprise de constater que, sur un
gain trimestriel de 5700 €, ce digne organisme lui avait ponctionné… 5700 € ; ce qui était
pousser un peu loin la notion de charges. L'affaire s'est réglée assez rapidement par téléphone,
puis par une lettre assortie d'un RIB pour le remboursement des 4400 € pris en trop. Mais, bien
entendu, on ne sait pas quand cette somme va accomplir son retour au bercail. Cela n'a aucune
importance dans notre cas, mais je me suis imaginé dans quelles affres une telle bévue
administrative aurait plongé une personne n'ayant, en trois mois, gagné que ces 5700 € pour
tout revenu, et devant vivre avec, puis se les voyant brutalement confisquer. Certes, je suppose
que, l'erreur étant facile à prouver, les banques doivent, dans ces cas-là (sans doute assez
fréquents, supposé-je), se montrer plutôt arrangeantes. Mais d'une part je n'en sais rien, d'autre
part cela fera toujours des agios à payer pour cause de gros découvert. En outre, cela peut tomber
sur une personne se trouvant déjà en découvert, et donc plus ou moins en délicatesse avec sa
banque, laquelle sera forcément moins encline à se montrer patiente. Tout cela sans s'attendre,
bien entendu, au moindre mot d'excuse de la part de l'administration incompétente.

Vendredi 4

Onze heures. – Je viens de m'occuper de ma (ou plutôt de notre) déclaration de revenus pour
2017. Elle menaçait d'être un peu plus compliquée que les années précédentes, dans la mesure
où il fallait que je trouve la page où déclarer les revenus de la micro-entreprise de Catherine,
celle qui a encaissé “nos” revenus de FD. Je l'ai trouvée, cette page, sans la moindre difficulté,
non plus que la petite case où je devais inscrire les 27 600 € qu'elle a gagnés sans trop se fatiguer.
Seulement, après, page suivante, on me demandait d'inscrire son numéro Siret (pas de problème,
je l'avais) ainsi que son adresse. Cette dernière partie aurait dû, évidemment, être d'une
simplicité biblique : il n'en a rien été. Car tout se passait (département, commune puis rue) par
un système préenregistré dans lequel il fallait choisir. Par exemple, après avoir tapé 27 pour
indiquer que la micro-entreprise concernée était domiciliée dans l'Eure, il fallait dérouler toutes
les communes du département jusqu'à trouver et sélectionner le Plessis-Hébert : jusque-là, pas
de problème. C'est ensuite que l'affaire s'est corsée. On me demandait en effet de taper quelques
lettres du nom de ma rue (ou de mon lieu-dit), puis de cliquer sur “valider” et, seulement ensuite,
de choisir ma rue dans le déroulé. J'ai eu beau essayer toutes les combinaison possibles pour
“rue de l'Église”, toute validation m'a systématiquement été refusée : pour l'administration
fiscale, il n'y a pas de rue de l'Église au Plessis-Hébert, c'est comme ça et pas autrement. Comme
j'étais bloqué à ce stade, et que je soupçonnais la chose de n'être utile que dans les villes
importantes (pour ne pas se retrouver dirigé vers un autre centre d'impôts que le sien), j'ai fini
par taper les premières lettres du premier nom de rue me venant à l'esprit : celle de la Mare du
Four, qui se trouve être au bout de la nôtre. Là, miracle, on a bien voulu de moi, si bien que j'ai
pu mener la déclaration à son terme.

Terme qui me réservais une autre surprise, mais agréable celle-là. Alors que, pour nos revenus
de 2016, je paie 320 € par mois (sur dix mois), le calculateur automatique du site m'indiqua que,
au titre de l'année 2017, je ne serai redevable que de 2042 €. Or, si j'additionne nos deux retraites
avec les gains de l'entreprise catherinesque, nous arrivons tout de même à des revenus dépassant
(de peu…) soixante mille euros. D'où mon étonnement devant ces deux mille euros réclamés,
somme me paraissant vraiment très modeste. Mais, bien entendu, je n'envisage pas d'aller me
plaindre. Du reste, je me souviens d'avoir eu exactement le même genre de surprise pour nos
revenus de 2016 : mon impôt avait chuté par rapport à l'année précédente (alors que tout le
monde, au même moment, se plaignait du “matraquage fiscal”)… avant de remonter l'année
suivante, c'est-à-dire en ce moment. Bref : le retraité ne comprend rien, mais le retraité est bien
content.
Dimanche 6

Deux heures. – Depuis quelques semaines, j'ai un nouveau passe-temps, rendu possible par le
fait que je continue à me lever avant cinq heures, c'est-à-dire alors qu'il fait encore nuit. Plutôt
qu'un passe-temps, d'ailleurs, je devrais dire un relevé. Ou un compte à rebours. Enfin… Dans
la rue de l'Église, les lampadaires publics ont été programmés pour s'allumer à six heures
précises ; ce qu'ils font avec une ponctualité dont il convient de les féliciter. Il se trouve que
c'est également l'heure de l'un de mes cafés du matin, après ceux de cinq heures puis cinq heures
et demie et avant ceux de six heures et demie puis de sept heures. Ma ponctualité à moi tient à
la cafetière électrique qui, dans le but probable de sauver la planète, s'éteint automatiquement
toutes les demi-heures : pour ne pas oublier d'aller à la cuisine la remettre en route, j'ai pris
l'habitude de me “caler” sur le carillon du salon, lorsqu'il sonne la demie et l'heure juste. Une
fois debout, j'en profite naturellement pour me servir quelques gorgées de café, allumer une
cigarette et aller consommer le tout sur la terrasse, en compagnie du chien. Je suis donc aux
premières loges pour voir les lampadaires s'allumer, d'autant que René, le carillon, avance
souvent d'une minute ou deux.

Or, si l'éclairage publique s'allume selon l'heure qu'il est, il échappe au temps des hommes pour
ce qui est de s'éteindre : c'est alors la luminosité naturelle qui prend la relève du commandement
et décide de l'extinction. Si bien que, selon le processus maintenant bien connu de l'allongement
des jours entre le 24 décembre et le 21 juin, la durée d'éclairage des lampadaires héberto-
plessistes tend à subir le même sort que la peau de chagrin balzacienne. J'ai senti que le tragique
dénouement était proche il y a une douzaine de jours, lorsque le temps des illuminations est
tombé sous la demi-heure. Ensuite, l'agonie a été rapide : les lampadaires, hier, sont restés
allumés exactement cinq minutes et demie, et ce matin cinq. Je crains qu'avant une semaine ils
ne s'enfoncent pour plusieurs mois dans un long jour, qui est pour les lampadaires ce qu'une
longue nuit est pour les humains. J'en ressens comme une vague mélancolie, de celles qu'il est
préférable de garder pour soi si l'on ne veut pas faire figure de demeuré.

– Alors que je continue de jongler avec le journal de Gombrowicz et les livres de témoignages
édités par Rita-la-veuve, je viens en plus de ressortir le volume Quarto de chez Gallimard, qui
contient les quatre romans. En fait, il est aussi difficile de sortir de Gombrowicz que d'y entrer.

– Hier, j'ai étrenné la tondeuse toute neuve : elle est très bien, nettement plus légère et maniable
que l'ancienne, tout en étant largement aussi efficace.

Mardi 8

Cinq heures. – Ferdydurke.

– Je viens de décider, quasiment à l'instant, de ne plus mettre chez les pieds dans le blog de
Juan ex-Sarkofrance : en dehors du peu d'intérêt et du conformisme navrant de ses billets
proprement dits, il m'est apparu, avec une évidence dont je m'étonne de ne l'avoir pas perçue
plus tôt, que cela n'avait aucun sens de gaspiller mon temps à lire les ratiocinations sans fin
d'une poignée de vieux communistolâtres mal déstalinisés, qui vitupèrent en crachotant sur leurs
claviers, persuadés de l'absolue saloperie de notre société et de l'urgence d'une révolution qui
la ruinerait en moins de deux, bien calés par les coussins qui tapissent le fond de leurs fauteuils
roulants. Le pire est que je me crois obligé d'y participer, à leurs “débats” ! Bien sûr, je le fais
sous le paratonnerre de l'ironie, le parapluie de la distance ; mais enfin, le fait est que j'y passe
un temps hors de proportion avec le pâle amusement que cela me procure, lequel en outre va
s'amenuisant un peu plus chaque jour. Donc : stop. [Note du 30 mai : il y a eu rechute…]

Mercredi 9

Sept heures et quart. – Trans-Atlantique.

– Le plus déprimant (mot mal choisi : voir à la relecture) n'est pas d'être confronté à des gens
situés sur des planètes n'appartenant pas à son propre système solaire, ni même à sa galaxie
natale, mais au contraire à ceux qui, normalement, devraient être les plus proches de vous, mais
qui, en fait, s'éloignent d'autant plus qu'ils disent des choses que vous auriez pu dire vous-même,
en les déformant de telle façon – le plus souvent par l'entraînement naturelle de leur propre
bêtise – que vous avez soudain envie de vous transformer en gauchiste radical, pour le simple
soulagement de n'avoir absolument aucun point commun eux. C'était (jusqu'à hier) mon cas
avec ce commentateur du blog de Juan qui signe L'ancien : je sens bien que, sur le fond, nous
devrions être d'accord sur à peu près tout ; mais je sens encore plus, dès qu'il ouvre la bouche
(tripote son clavier), que je préférerais mourir que d'avoir le moindre point commun avec cet
individu. J'éprouve un sentiment apparenté (quoique fort différent) avec un autre blogueur qui
se déclare et se pense de droite, alors que, visiblement, son rêve le plus prégnant est d'être admis
dans cette espèce de panthéon où il s'imagine que trônent ses modèles de gauche – son principal
modèle étant Nicolas.

– J'ai donc replongé dans les romans de Gombrowicz. Et, comme les fois précédentes, j'ai eu,
durant les premières dizaines de pages de Ferdydurke, un peu peur de devenir fou. Ensuite,
toujours comme les autres fois, je me suis apaisé, en me disant que, en fait, il n'y avait pas lieu
de s'inquiéter, puisque j'étais déjà fou, et que c'était même pour ça que je relisais Gombrowicz.

Fou, peut-être ; mais, en attendant, je connais peu de livres aussi drôles que les siens.

Demain matin, j'aborderai La Pornographie.

– J'ai fait, en début d'après-midi, un aller-retour à Évreux, uniquement pour passer Soraya dans
les rouleaux : les travaux faits par les voisins l'avaient rendue immonde, couverte de poussière,
ce que nous ne supportions plus ni l'un ni l'autre. et c'est évidemment le moment qu'avaient
choisi pour tomber en panne les rouleaux du Super U de Saint-Aquilin.

– J'ai oublié de noter hier que, finalement, j'ai publié mon journal de mars (l'homme des
résolutions fermes, c'est moi !), mais en supprimant tout ce qui […]. Si bien que, le mois
prochain, je devrai également supprimer ce passage-là.

Jeudi 10

Sept heures vingt. – J'ai fait absolument n'importe quoi, avant-hier : décidant de mettre en ligne
une version “tronquée” de mon journal de mars […], j'ai en fait publié celui d'avril. Deux ou
trois lecteurs, moins endormis (ou confiants) que les autres se sont étonnés de certaines
“distorsions temporelles”. Du coup, j'ai, aujourd'hui, publié le vrai journal de mars, et je défie
qui que ce soit de s'y retrouver dans ce merdier.
– En train de terminer La Pornographie de Gombrowicz. Décevant, de mon point de vue, par
rapport à Ferdydurke et à Trans-Atlantique : trop forcé, artificiel. Mais, bien entendu, il est
possible que ce moi qui n'y comprenne rien. Constantin Jelenski, dans une lettre à l'auteur, dit
que c'est le plus métaphysique de ses romans : je veux bien. Je le trouve, moi, un peu gratuit,
par rapport aux deux précédents. Je vais commencer Cosmos demain matin : on verra.

Il est possible que je sois, sans le savoir encore, en train de faire mes adieux définitifs à
Gombrowicz, comme je les ai déjà faits à Kafka et à Dostoïevski : une perspective qui ne me
rend pas spécialement gai. Mais pas triste non plus : il ne faut rien exagérer.

Vendredi 11

Neuf heures du matin. – J'ai finalement interrompu ma lecture de Cosmos après quelques
dizaines de pages (deux ou trois…) : l'impression de retomber dans le même univers que celui
de La Pornographie, dans ce fourmillement de petits faits épars et insignifiants (?) mais que
l'auteur relie de force entre eux pour leur faire dire quelque chose. Pour ne pas quitter
Gombrowicz trop brutalement, j'ai décidé de relire les nouvelles (au moins quelques-unes…)
qui composent le recueil intitulé Bakakaï, sa première œuvre publiée, en Pologne, au milieu des
années 30.

– […]

Midi. – J'ai finalement remisé Witold et suis passé au livre d'un écrivain slovène dont je n'avais
jamais entendu parler jusqu'à présent : Boris Pahor. Le livre que j'ai entre les mains s'intitule
Nekropola, ce qui est devenu en français, un peu absurdement, Pèlerin parmi les ombres (avec
tout de même Nécropole en sous-titre). C'est bien de cela qu'il s'agit, d'ailleurs : un homme,
Pahor lui-même, revient au camp alsacien de Struthof, quarante ans après y avoir été interné,
mêlé au flot de touristes qui, eux, “visitent” l'ancien camp nazi (comme nous l'avons fait,
Catherine et moi, voilà quelques années, à l'occasion de l'un de nos petits séjours alsaciens, chez
André et Béa). Écriture très dense, pensée très imagée, complexe, ne supportant en aucune façon
le survolage : c'est un livre dans lequel on doit accepter de s'immerger totalement, ou bien le
laisser de côté.

L'édition que j'ai date de 2012 ; si la 4ème de couverture mentionne que Pahor est né à Trieste
en 1913, elle ne dit rien de sa mort. J'en ai d'abord déduit que personne n'avait pensé à remettre
à jour le résumé biographique depuis le “dépôt légal” de 1996. Or, pas du tout : tapant son nom
dans la petite fenêtre Google, j'ai eu la surprise de constater que Boris Pahor était toujours vivant
et allait sur ses 105 ans, qu'il aura dans trois mois. Cela après avoir fréquenté successivement
les camps de Struthof, Dora, Dachau, Hazungen et Bergen-Belsen : ce qui ne tue pas rend plus
fort, on dirait bien que c'est vrai dans certains cas, dont celui-ci.

Le fait que mon Slovène soit né à Trieste – et y vive toujours – a déclenché aussitôt une envie
pavlovienne : celle de relire Italo Svevo. Je viens donc de tirer de son casier La Conscience de
Zeno, que je relirai dès que j'aurai réussi à m'évader du Struthof.

Six heures. – Je viens de rouvrir le roman de Svevo. Avec un plaisir intact et quasi instantané.

Dimanche 13
Sept heures vingt. – La Conscience de Zeno ; rien de plus, rien de moins. Plus, tout de même,
quelques pages d'écriture vaine ce matin.

Lundi 14

Sept heures et demie. – Mail de Pierre Cormary (que je suis presque sûr de n'avoir jamais
rencontré in vivo), pour me signaler une charge d'une amie à lui contre ce pauvre Juan Asensio.
Le texte ne manque pas de brio, même s'il sent un peu trop le règlement de comptes pour mon
goût. Mais enfin, c'est un genre que l'Asensio lui-même n'a jamais dédaigné. J'ai répondu ceci
à Cormary :

Cher Cormary,
Je ne suis pas sûr que nous nous soyons déjà rencontrés (ou alors j’étais
saoul avant votre arrivée sur les lieux…). Mais je vous connais, puisque je
vous lis, et toujours avec intérêt et plaisir, dès que l’occasion se présente de
le faire.
Évidemment que le texte de votre amie Héloïse (saluez-la pour moi au
passage) m’a étiré les lèvres et fait pétiller les yeux ! Même si j’y subodore
tout de même une lutte homme/femme dans laquelle je ne me trouve pas
grand-chose à voir, un règlement de comptes qui ne me concerne pas.
Pour ce qui est de ce pauvre Asensio… Pourquoi s’obstiner à taper contre
un punching-ball qui s’est lui-même institué comme punching-ball ? Plus ce
malheureux Juan écume et plus il rapetisse : laissons-le faire tout seul le
travail qui va l’amener à son exacte proportion. Comme disait l’autre : il s’est
voulu César et…
Je m’arrête là : je ne puis absolument pas dire du mal de ce roquet écumant,
puisque, ayant été « victime » de ses coups de chicots, on me soupçonnerait
de chercher à me venger, ou, au moins, de parler par dépit (alors que les 20
feuillets qu’il m’a consacrés m’ont procuré une jouissance presque pure). Or,
il est bien évident que personne ne peut éprouver le moindre dépit vis-à-vis
de cet étrange ectoplasme qui va bientôt atteindre la cinquantaine sans avoir
réussi le moins du monde à exister (et, je suppose, sans Rolex…).
Bref. Pourquoi faut-il que notre premier échange ait pour sujet ce guignol ?
C’est une petite victoire qu’il ne mérite pas. Je vous propose de ne reparler
de lui que du jour où il sera capable d’écrire en français. Je pense qu’on sera,
vous et moi, morts avant.
Je vous salue bien bas, soit au niveau de notre sujet du jour.
Didier Goux
Mardi 15

Trois heures. – Il y a bien des points de ressemblance (et autant de dissemblance), évidemment)
entre le Svevo de Senilità et le Proust d'Un amour de Swann : Emilio fait souvent penser à
Swann, dans sa façon masochiste et tatillonne d'analyser sa jalousie, et Angiolina penche assez
fort du côté d'Odette. Néanmoins, même si l'Italien a publié son roman avec quinze ans d'avance,
on est quand même bien content que le Français soit arrivé avec le sien.

– J'avais décidé de ne rien écrire aujourd'hui, mais, ce matin, la première phrase du texte que je
méditais m'est venue ; comme il aurait été dommage de la laisser perdre, je l'ai notée… puis ai
écrit près d'un feuillet dans la foulée et cet enthousiasme juvénile qui fait une partie de mon
charme. On verra demain et après-demain pour les compléments.

Mercredi 16

Sept heures et demie. – Journée constructive, vraiment. Dix mille signes de compléments,
répartis entre ce matin et cet après-midi. Puis, tontine. Il doit me rester cinq mille signes de
compléments pour demain matin ; puis, je m'occuperai de ma tension artérielle. Et, samedi,
visite de Rémi.

(Le journal de ce mois-ci, si je me tiens à ce que j'ai décidé de faire, ne comportera que peu –
voire pas du tout – de […], mais, en revanche, il sera largement incompréhensible – ce qui
m'amuse beaucoup.)

– Léon Bloy : intéressant, voire plus, mais fatigant. Comme dans mon souvenir de lui.

Jeudi 17

Neuf heures du matin. – Le point commun le plus remarquable aux écrivains de droite du second
XIXe siècle et du premier XXe, c'est leur détestation quasi frénétique de Zola. De Barbey
d'Aurevilly à Kléber Haedens, en passant par Goncourt ou Daudet, ils ne peuvent s'empêcher
de le piétiner, puis de cracher sur ce qu'ont laissé leurs lourdes bottes. Le plus enragé est bien
entendu Léon Bloy. J'ai passé les deux premières heures de la matinée à lire son Je m'accuse…,
tout entier consacré à sa bête noire (ou devrais-je dire : à l'une de ses bêtes noires ?). Je dois
reconnaître que la charge est si outrée qu'elle devient rapidement fort réjouissante, et même
d'une irrésistible drôlerie par endroit. Il est vrai aussi que Bloy se fait le jeu facile en choisissant
pour cible Fécondité, ce roman aussi grotesque qu'illisible (je le sais : j'ai essayé). Il me
répondrait sans doute qu'il n'a pas choisi. Et, en effet, c'est ce roman-là qui, alors, au tournant
du siècle, paraissait en feuilleton dans L'Aurore, le journal de Clemenceau (et du J'accuse
zolien…). C'est donc un journal de bord de sa détestation que nous donne Bloy, qui s'astreint
chaque matin, avec un masochisme dont il est le premier à rire, à lire la tartine du jour et à nous
rendre compte de ses énervements, écœurements, colères, éclats de rire, etc. Lecture jubilatoire,
finalement, même pour quelqu'un comme moi, qui ai toujours placé Zola assez haut sur ma
petite échelle personnelle.

Sept heures dix. – Mes compléments ont été emballés et expédiés (j'ai profité de ce que la
présence de la femme de ménage me confinait dans la Case). À partir de demain matin, je vais
tâcher de vérifier si j'ai réellement l'âge de mes artères, comme on dit.
– Le journal 2017 (Juste avant après, excellent titre) de Renaud Camus devant m'arriver demain,
j'ai fait comme j'avais déjà fait l'année dernière, à savoir relire la seconde moitié de 2016, pour
me remettre dans le bain.

Vendredi 18

Midi. – Quand je disais, il y a quelque temps, que la Poste ressemblait de plus en plus à une
administration africaine, peut-être me montrais-je d'une trop grande sévérité envers les dites
administrations. J'attendais pour ce matin le dernier volume paru du journal de Renaud Camus,
Juste avant après. Il m'étais dûment annoncé par mon “suivi de colis”, mais, en réalité, je ne
l'attendais qu'à moitié, et même au quart : je commence à connaître les zigotos employés par
Chronopost. De fait, ça n'a pas manqué : peu après neuf heures, lorsque j'ai de nouveau consulté
le suivi en question, il m'a été notifié qu'une “tentative de livraison” avait été faite et que, pour
la suite, je devais me référer à l'avis de passage déposé dans ma boîte aux lettres ou encore
contacter mon “transporteur”. Contacter, il n'y fallait bien sûr point songer : sans doute tout à
leurs transports, ces gens ont décidé une bonne fois pour toutes d'être résolument injoignables.
Quant à l'avis de passage, il ne pouvait y en avoir, ni dans ma boîte, ni ailleurs, puis que, de
passage, il n'y avait pas eu non plus.

C'est une fatalité assez récente mais qui se multiplie à l'envi, ces tentatives de livraison, et je
crois avoir compris ce qui se passait. Avant de livrer mon explication (hypothétique, certes), je
dois préciser qu'à moins d'accomplir sa tournée avant cinq heures du matin, le livreur de
Chronopost n'aurait eu aucun mal à voir sa tentative pleinement couronnée de succès : il y a
une grosse cloche accrochée juste à droite du portail, et toujours l'un de nous deux – Catherine
ou moi – à l'intérieur de la maison pour l'entendre et accourir.

Donc, mon avis, c'est qu'aucune tentative n'a été faite. Pourquoi ? Parce que, dans sa
nonchalance et son manque de conscience professionnelle, mon livreur a dû s'apercevoir qu'il
n'avait pas assez de colis à déposer au Plessis-Hébert pour que je méritasse qu'il fît un détour :
il devait être bien plus agréable pour lui de terminer sa tournée avec une demi-heure d'avance,
voire davantage. La dernière fois qu'un tel contretemps s'est produit, la première tentative a été
suivie d'une seconde, le lendemain. Et ce n'est que le troisième jour que mon colis m'a été
remis… par notre factrice habituelle lors de sa tournée quotidienne. Je serais prêt à parier une
assez grosse somme que c'est encore elle qui va m'apporter le journal de Camus demain. À
moins que le fantôme de chez Chronopost ne se décide à une nouvelle tentative demain, auquel
cas le colis ne m'arrivera que lundi.

Pendant ce temps, lorsque Amazon a la bonne idée de faire appel à une véritable entreprise, du
genre d'UPS, le colis promis m'arrive toujours, non seulement au jour, mais également à l'heure
annoncés. Ce qui est évidemment très mal car c'est sans doute possible l'une des conséquences
visibles de l'ultralibéralisme qui ravage notre pauvre France ; et contre lequel Chronopost lutte
de plus en plus efficacement.

Sept heures. – Il m'arrive (pas tous les jours quand même…) de regretter d'avoir publié mes
deux livres, de considérer cela comme une sorte de faiblesse, ou d'accès de vanité. On devrait
avoir le minimum de force d'âme pour garder par-devers soi les livres médiocres que l'on s'est
laissé aller à écrire : pourquoi diable en ajouter un ou deux à la masse qui se publie chaque
année et disparaît aussitôt sans laisser de trace ? Mais c'est que, justement, chaque livre paru en
laisse une, de trace ; minuscule, presque invisible à l'œil nu, mais tout de même elle est là. Et
c'est elle que, certains jours, j'aimerais voir disparaître ; ou plutôt, faire en sorte qu'elle ne soit
jamais apparue, ce qui est évidemment impossible.

Enfin, ne dramatisons pas : voilà une petite écharde qui ne m'empêchera pas de bien dormir
cette nuit, ni, demain midi, d'accueillir Rémi Usseil avec les honneurs qui lui sont dus.

Dimanche 20

Dix heures du matin. – Hier, Rémi Usseil entre une heure et sept heures (à peu près). Nous
avons, selon la coutume, beaucoup parlé (lui et moi), pas mal bu (moi) et bien déjeuné (lui,
Catherine et moi). Lorsqu'il est parti pour Évreux où l'attendaient ses parents, je me suis
retrouvé seul, Catherine étant parti assister à la messe de Pentecôte à Miserey (comme le
cavalier d'Abel Hermant…), village situé entre Évreux et chez nous. Je me suis dit in petto (j'ai
pris cette habitude de me parler in petto lorsque je suis seul) : « Tiens ! et pourquoi pas une
petite vodka-orange, en l'attendant ? » Sitôt dit, sitôt servi, le breuvage m'a proprement
assommé et, quand Catherine est rentrée, à huit heures, j'étais dans mon lit et dormais telle une
marmotte alcoolique. Si bien que, quand le réveil a sonné, à cinq heures moins dix, j'étais en
pleine forme. Mais pas au point de m'intéresser à mon hypertension artérielle : ce sera pour
demain matin.

Cinq heures. – À l'initiative de Catherine, nous avons pris, ce matin, une décision radicale :
celle de résilier notre abonnement à Canal. Ce qui revient à dire, vu que nous n'avons nullement
l'intention d'acheter l'appareil permettant de recevoir les chaînes dites TNT, que nous allons
nous retrouver totalement privés de télévision ; ce dont nous nous moquons puisque nous ne la
regardons pratiquement plus jamais. Du reste, c'est un “nous allons” assez lointain puisque, à
Canal (ex-Canal Plus), on ne peut résilier un abonnement que lorsqu'il arrive à échéance. Or, il
se trouve que, pour nous, cette échéance tombera le 28 février prochain ; ce qui veut dire que,
durant les neufs mois qui viennent, tout va continuer comme avant. Cela représente une
économie de plus de trente euros par mois, à quoi va bien sûr s'ajouter celle de l'abonnement au
magazine de télévision, dont nous n'aurons plus l'utilité.

– Parce que je m'étais fait à l'idée de passer le week-end à lire le dernier volume du journal de
Renaud Camus, je me suis trouvé si frustré de ne pas le recevoir que, depuis hier (ou avant-
hier ?), j'ai repris le volume précédent, puis encore le précédent, remontant ainsi le fil de son
existence. Et je continuerai tant que Juste avant après ne sera pas entre mes mains : ce n'est
quand même pas Chronopost qui va faire la loi chez moi, si ?

Lundi 21

Midi. – Mon nom a brusquement surgi, tout à l'heure, au milieu d'une discussion qui ne me
concernait nullement, sur le forum de l'In-nocence. Et voici ce qu'écrit ensuite Renaud Camus :

« Oh, Didier Goux ! Didier Goux ! J’ai connu un Didier Goux, jadis. Il avait une épouse, même,
mais je ne sais plus si elle était danoise ou québecoise. Toujours est-il (rien à voir avec sa
femme) qu’il est arrivé exactement ce que je lui avais annoncé à notre première rencontre, et
dont il ne voulait pas croire un mot. Lui m’agaçait un peu parce qu'il s’était mis dans la tête,
dur comme fer, Dieu sait pourquoi, que je détestais être comparé à Léautaud. Il revenait
éternellement là-dessus, ça l’obsédait. Et évidemment, comme il arrive dans ces cas-là, plus je
dénégais, plus il se convainquait. J’ai fini par me taire. D’ailleurs on finit toujours par se taire.
C’est ça, l’amitié. J’aime mieux l’amour.

Dans un de ses romans il raconte de façon hilarante une soirée avec Houellebecq, dans une
petite ville de province. Mais ce ne doit pas être le même. Il doit être mort, à présent. Ou alors
c’est moi. Oui, plutôt. Tout cela est si loin. Mon Dieu ! Étions-nous assez jeunes ! Il y avait une
espèce de moulin sur un pont, je me souviens, et un chien, qui ne s’appelait pas Clément. C’était
un apérotiste des Derniers Jours. Didier Goux, je veux dire — pas le chien. Le chien aussi est
peut-être mort. J’espère pas, comme on disait à l’époque. Mais l’on me dit que plusieurs des
personnes que j’ai connues sont encore vivantes. Grand bien leur fasse. J’aime mieux que ce
soient elles que moi. »

À quoi je viens d'ajouter ceci :

« Mon Cher Maître, les chiens que vous avez connus (Swann et Bergotte) sont bien morts… et
Didier Goux ne vaut guère mieux. Mais il se doit de rester en vie pour tenir compagnie à son
épouse canado-dano-picarde ainsi qu'à Charlus, un genre de cocker qui aurait le même toiletteur
que Donald Trump.

(Pour le reste, vous mélangez deux ou trois rencontres successives, mais c'est sans importance.)

Mardi 22

Cinq heures. – Le Grand Allègement continue. Après avoir résilié notre abonnement à Canal –
ce qui va entraîner aussi l'abandon du magazine de programmes, je me suis, hier, désabonné de
L'Incorrect, le mensuel lancé il y a quelques mois par Guillebon. Déjà, depuis le début, je
trouvais leurs “cahier culture” en dessous de tout, consacré qu'il était pour l'essentiel à la variété,
au rock, à la BD, au théâtre de rue ou presque, etc. Mais la goutte d'eau, ce fut deux titres du
dernier numéro : « Robert Ménard, l'envie de Béziers » et, quelques pages plus loin : « Philippe
Bilger, toujours le barreau ». J'ai eu l'impression de tenir entre les mains une sorte de Libération
mensualisé, et j'ai décidé que ça suffisait comme cela. Enfin, comme par une sorte de
phénomène d'entraînement naturel, je me suis, ce matin, désabonné de Causeur : depuis quelque
temps, Élisabeth Lévy ouvre ses colonnes à un certain nombre de petits m'as-tu-vu-quand-j'écris
qui me déplaisent souverainement. Dont, en tout cas, je n'ai pas envie d'ouvrir ma bourse pour
avoir le douteux privilège de les lire. Il ne me reste plus que Valeurs actuelles : ayant payé pour
un an, je suis bien obligé de rester abonné, mais il est bien certain que l'expérience ne sera pas
renouvelée.

– Sinon, après deux tentatives de livraison infructueuses de la part de l'employé de Chronopost


(employé apparemment fantôme), c'est finalement la factrice qui m'a apporté ce matin Juste
avant après, le journal 2017 de Renaud Camus, que je suis occupé à lire depuis. J'ai évidemment
commencé par aller voir l'index des noms de personnes à la lettre G : point n'y suis ; ce qui est
sans doute préférable, vu la façon dont j'avais été accommodé l'année d'avant. J'ai sursauté dès
les premières pages (je n'ai pas le volume sous la main pour préciser laquelle) en lisant un “sauf
à” employé fautivement, c'est-à-dire comme l'utilisent désormais journalistes, hommes
politiques, blogueurs, présentateurs de télé, etc. Si même un Camus se laisse contaminer, alors
c'est que la France est vraiment foutue. Lui-même, d'ailleurs, ne dit à peu près plus rien d'autre
dans son journal. Non, j'exagère, il dit beaucoup d'autres choses tout de même. Mais enfin, on
constate que, d'une année sur l'autre, le cancer grand-remplaciste produit chez lui de
nombreuses métastases. D'un autre côté, comme il est tout aussi proliférant dans le monde qu'on
n'ose plus qu'à peine qualifier de réel, on ne peut pas trop le lui reprocher.

– Je me suis occupé de mon hypertension artérielle : la systole est désormais derrière moi, il me
reste à me pencher sur la diastole. Ce sera pour demain : s'il est un domaine où il convient de
ne pas se mettre la pression, c'est bien celui-là.

Mercredi 23 (saint-Didier)

Une heure. – Soulagement et frustration. Hier, le couple de mésanges charbonnières qui a établi
sa nichée dans la petite cabane dite “du grand volet” a brusquement cessé d'aller et venir pour
nourrir ses petits, dont on entendait fort distinctement les piaillements suraigus dès que l'un des
deux adultes pointait son bec à l'intérieur. Pendant ce temps le couple de petites bleues (elles
sont de taille normale, en réalité : petites seulement par rapport à leurs cousines charbonnières)
continuait inlassablement ses épuisants va-et-vient nourriciers. Comment expliquer la désertion
des charbonnières ? Il n'y avait que deux façons : soit les petits s'étaient tous envolés sans que
j'en voie un seul le faire, ce qui me paraissait tout de même improbable ; soit, pour une cause
inconnue, ils étaient brutalement morts, comme il est déjà arrivé à une nichée, l'année dernière
ou peut-être celle d'avant. Pour en avoir le cœur net, ce matin, je suis allé doucement décrocher
la cabane-nichoir, dont Catherine a délicatement soulevé le toit…

Le nid était vide. Soulagement, donc, de constater que 10 ou 12 petits (c'est le nombre d'oisillons
dans une nichée de mésanges) avaient tous quitté le nid avec succès, et probablement sans pertes
à déplorer, comme il arrive, puisque je n'ai retrouvé aucune trace de cadavre plumeux aux
alentours immédiats. Mais frustration de ce que ces petits cons aient réussi à quitter la maternité
sans que j'en voie un seul le faire. alors que les oiseaux sont censés faire leur premier envol tôt
le matin et que, précisément, je passe beaucoup de temps, le matin, dès avant le lever du soleil,
sur la terrasse, avec café et cigarette. Mais, évidemment, en y réfléchissant, je ne passe guère
plus de trois minutes dehors à chaque tasse et ne ressors plus avant une demi-heure (ma vie du
petit matin est assez strictement dépendante de Chronos…) ; ce qui laisse bien du temps aux
mésanges pour accomplir leur baptême de l'air hors de mes regards.

Il n'empêche : ils auraient pu faire un effort, ces petits ingrats.

Vendredi 25

Dix heures du matin. – Je ne sais plus du tout si j'ai noté dans ce journal que, au tout début du
mois, Catherine avait été victime d'un vol à l'arraché (ou arrachée ?) de la part de l'URSSAF :
ayant, pour le premier trimestre 2018, déclaré des gains de 5700 €, elle s'était vu ponctionner
la somme de… 5700 €. Eh bien, le remboursement du “trop perçu” (4400 €) a été effectué hier,
et sans que nous ayons dû faire face à la moindre difficulté pour l'obtenir – la plus pénible de
toutes (je parle des difficultés) étant toujours, désormais, celle de réussir à obtenir non pas
même la bonne personne au téléphone, mais simplement, modestement, quelqu'un. Dans le cas
présent, tout s'est passé comme sur des roulettes (si je puis dire, vu mon habileté légendaire à
me maintenir d'aplomb sur n'importe quel engin portant roulettes).
– Je n'ai pas de chance avec mes lectures, depuis quelques jours. Après l'intermède camusien,
celui fourni par son journal 2017, qui m'a tout de même un peu plombé le moral, non pas à
cause de son obsession grandissante envers ce qu'il nomme le Grand Remplacement (expression
qui continue de me paraître fâcheuse, ou au moins maladroite), mais plutôt parce que cette
obsession me paraît de plus en plus justifiée, après cet intermède plombant, donc, j'ai voulu
reprendre le volume de Bloy dans lequel je m'étais plongé courageusement : je n'y ai pas tenu
plus de deux ou trois cents pages. Bloy, décidément, me fait la même impression pénible qu'un
orchestre symphonique qui ne saurait jouer autrement que ffff : au bout d'un moment, assez
court, les tympans saturent et les nerfs lâchent. Je me suis alors tourné, plein d'allant et d'espoir,
vers Selma Lagerlöf, dont je n'avais absolument rien lu jusqu'à maintenant. J'ai commencé par
La Saga de Machin Chouette (pas le livre sous les yeux, et pas fichu de me souvenir de ces
noms scandinaves, voire scandinavrants…) : impression positive durant les premières dizaines
de pages, devant ce style fleuri assez inaccoutumé, ce côté “conte” que je ne pratique guère
dans mes lectures habituelles ; et puis, rapidement, un peu comme pour Bloy, la saturation, le
désintérêt croissant – et très vite croissant – pour ces histoires qu'on me racontait et leur
“merveilleux” auquel je ne dois pas être très sensible (mon côté brute). J'ai tout de même
conservé le volume au salon : comme il contient quatre ou cinq autres livres de la dame, je lui
donnerai une seconde chance d'ici quelques semaines. Du coup, pour tenter de me raccrocher à
une valeur éprouvée, éprouvée par moi en tout cas, j'ai commencé ce matin le premier roman
d'Italo Svevo, Une vie. Et, là, ça va bien. (J'oublie que, dans l'intervalle, j'avais tenté de lire un
roman d'un Italien, Daniele del Giudice, intitulé Le Stade de Wimbledon, au motif qu'il se
passait en partie à Trieste et qu'il y était plus ou moins question de Svevo : poubelle jaune après
une petite centaine de pages.)

– Ayant réglé mes problème d'hypertension hier midi, je comptais, ce matin, commencer à
m'intéresser à la qualité de mon sommeil. Mais, comme nous nous sommes autorisé un petit
apéritif hier soir, j'ai décidé que cette passionnante étude pourrait tout aussi bien être remise à
demain. D'autant que je n'ai pas plus de problèmes de sommeil que je n'en avais avec ma
tension : comprenne qui pourra.

Dimanche 27

Deux heures. – La série noire continue pour ce qui est de mes lectures. Mes rapports avec
Nabokov étaient restés ténus et fort lointains, puisque j'ai dû lire Lolita aux alentours de ma
vingt-cinquième année et rien d'autre depuis (je mets à part ses cours de littérature). J'en avais
gardé le souvenir d'un roman éblouissant, mais qui comportait une grosse centaine de pages en
trop – jugement dont je me méfiais d'ailleurs grandement, vu le nombre considérable d'années
me séparant du jour où il avait été porté. Bref, il m'est apparu, il y a quelques jours de cela, qu'il
serait tout de même bien d'y retourner jeter un coup d'œil, et j'ai aussitôt commandé deux
romans (mais pourquoi deux ? pourquoi pas un seul, pour commencer ? ou six d'un coup ?),
Ada ou l'Ardeur et Feu pâle j'ai commencé le premier nommé en fin de matinée. J'ai compris
presque tout de suite que notre chemin commun n'allait pas être bien long, sauf miracle. Le
miracle ne s'est évidemment pas produit (il ne se produit quasiment jamais) et j'ai abandonné
Ada bien avant la centième page, les dents agacées par un style que, faute de mieux, je
qualifierais de poseur. Le divorce – prononcé le jour même des noces – est si complet, si radical,
si définitif, que ça ne m'intéresse même pas de savoir si Nabokov est un grand écrivain ou une
valeur surestimée : je m'en fous, je le raye de ma mémoire, le renvoie à son inexistence auprès
de moi. – Malgré tout, puisque j'ai commis la sottise de l'acheter, je jetterai tout de même un
regard à Feu pâle. Mais le moins que je puisse écrire ici est que ce malheureux livre part avec
un handicap considérable. Pour effacer cette pénible expérience, j'ai commencé aussitôt Les
Buddenbrook de Thomas Mann : il est encore trop tôt pour dire si la série noire a pris fin ou si
elle continue.

Mardi 29

Onze heures du matin. – Parvenu à mi-chemin des Buddenbrook de Herr Mann, j'ai décidé de
ne pas en rester là. J'ai donc commandé hier La Mort à Venise, que je n'ai jamais lu, refroidi
que j'avais été par le ridicule film de Visconti (mais il est vrai que quasiment tous les films de
Visconti ont sur moi ce pouvoir refroidissant), ainsi que La Montagne magique, lu il y a une
vingtaine d'années, et au cours duquel (duquel roman : phrase éminemment boiteuse) j'ai le
souvenir de m'être vaguement ennuyé ; mais s'ennuyer dans un sanatorium suisse paraît au fond
assez logique. Dans la foulée (?), j'ai aussi commandé deux romans de Tom Wolfe, dont je n'ai
jamais rien lu : Le Bûcher des vanités ainsi que Bloody Miami. (C'est curieux, chez moi, cette
idiote manie de commander plusieurs livres d'un écrivain dont je ne connais rien, dont j'ignore
s'il va me convenir.)

– J'ai également coupé toutes les ronces dépassant de la haie, de manière à n'avoir pas les bras
lacérés la prochaine fois que je jouerai avec la tondeuse ; mais, ça, je suppose que tout le monde
s'en cogne.

Mercredi 30

Dix heures vingt du matin. – Visite chez la dentiste de Pacy, hier, pour une dent déjà soignée
mais qu'il fallait désormais “couronner”. Les soins ont été pratiqués et la couronne commandée.
L'ennui est que j'avais accepté un rendez-vous trop tardif (trois heures et demie), si bien que, à
l'heure du dîner, tout le côté gauche de ma bouche était encore “gelé” et qu'il ne pouvait être
question de manger dans ces conditions, sous peine de morsures diverses : langue, joue… Je
me suis donc consolé à la vodka-orange, qui m'a expédié au lit fort tôtivement, et me laisse ce
matin dans une assez petite forme. La seule chose qui m'a un peu réveillé, ce fut de constater
qu'un virement de 4200 € avait été effectué au profit de mon compte bancaire ; ce qui devrait
nous permettre de patienter en attendant la retraite de MM. Agirc et Arrco, les joyeux duettistes
qui, eux, se manifestent ponctuellement le premier de chaque mois. Contrairement à la caisse
de retraite “générale” qui, elle, nous fait lanterner jusqu'au neuf.

– Presque terminé Les Buddenbrook, et reçu hier les deux autres livres de Mann dont je venais
tout juste de parler. On attend Tom Wolfe d'un instant à l'autre, et c'en sera fini, pour ce mois-
ci, des dépenses culturelles.

Jeudi 31 mai

Sept heures et quart. – L'un des deux romans de Wolfe est en effet arrivé hier en fin de matinée.
Il s'intitule Back to Blood, ce que l'éditeur a cru bon de traduire par Bloody Miami : c'est d'une
stupidité confondante. Confondante mais de moins en moins rare : cette manie de traduire un
titre anglais par un titre différent mais également en anglais se répand depuis quelque temps,
aussi bien au cinéma que dans les séries télévisées. Il reste que j'ai “avalé” 300 pages de ce pavé
avec un grand plaisir : c'est réjouissant, brillant et délicieusement réactionnaire.

– Je termine le mois fort satisfait de moi-même, dans la mesure où j'ai bouclé dans la journée
un travail que je mets normalement deux jours à accomplir, quand ce n'est pas trois. Je deviens
bon, sur mes vieux jours.

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