Gilles Kepel
2003/1 - no 9
pages 81 à 95
ISSN 1291-1941
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dossier
GILLES KEPEL
S
«
égorger, tu dois accomplir ce sacrifice. » Ce com-
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1. Plusieurs exemplaires de ce texte ont été retrouvés par le FBI. Les lecteurs arabisants
peuvent en consulter quatre pages sur (www.fbi.gov/pressrel/pressrel01/letter.htm)
Cf. l’analyse de Kanan Makiya et Hassan Mneimeh, « Manual for a “Raid” », dans
Robert. B. Silvers, Barbara Epstein (dir.), Striking Terror. America’s New War, New York,
New York Review Books, 2002, p. 302-327 ; traduction française (moins précise) parue
dans Le Monde, 2 octobre 2001. La citation du Coran provient de la sourate Le Butin,
verset 67, trad. M. Hamidullah (modifiée), Le Saint Coran, Paris, Club français du livre,
13e éd., 1985, p. 237.
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2. Voir Richard P. Mitchell, The Society of the Muslim Brothers, Londres, Oxford University
Press, 1993 (rééd.) ; Brynjar Lia, The Society of the Muslim Brothers in Egypt. The Rise of
an Islamic Mass Movement 1928-1942, Londres, Ithaca Press, 1998 ; Olivier Carré,
Gérard Michaud [ps. Michel Seurat], Les Frères musulmans 1928-1982, Paris, Galli-
mard, 1983 ; Amr El Choubaki, « Les Frères musulmans en Égypte », thèse de science
politique, université Paris I, 2002.
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3. Le terme par lequel on rend « politique » en arabe moderne, siyassa (qui ne connote pas
la polis mais le dressage des chevaux) ne figure pas dans le texte coranique. Cela se tra-
duit, chez les militants islamistes les plus rigoureux, par la négation de toute autonomie
du politique par rapport au transcendantal, voire, chez certains, par le refus de l’exis-
tence en propre d’une sphère politique (ainsi, les Frères musulmans refusent de se définir
comme un « parti politique »). J’utilise ici le terme pour qualifier l’attitude du Prophète
envers les deux « cités » de la Mecque et de Médine.
4. L’attitude envers les juifs est également tributaire des deux « phases » : lorsque le Pro-
phète et ses compagnons arrivèrent à Médine, encore faibles, les versets qui furent
révélés leur enjoignirent de rechercher l’alliance des juifs locaux. Plus tard, lorsque ceux-
ci représentèrent un obstacle à la domination des musulmans – désormais forts – sur
Médine, la révélation divine leur commanda de les liquider. On retrouve cette ambiguïté
dans l’attitude contemporaine des États et des partis musulmans envers Israël : pour jus-
tifier la signature de la paix avec l’État hébreu en 1979, Sadate invoqua le premier type
de versets – tandis que les adversaires du traité se référaient à ceux du second type.
5. Les expressions arabes sont respectivement marhalat al istid’af et marhalat al tamkin (ou
tamakkun).
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Pour que les oulémas acquièrent une influence, il leur faut conquérir
6. Pour une traduction partielle de ce texte de Qotb sur le jihad cf. G. Kepel, Jihad. Expan-
sion et déclin de l’islamisme, Paris, Gallimard, 2000, p. 427. Sur l’œuvre de Qotb, cf. Le
Prophète et Pharaon, Paris, Le Seuil, 1993 (rééd.), p. 39-72.
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échappe à ses concepteurs et déborde son objet prescrit, les plus grands
risques d’anarchie qui peuvent mettre en péril la communauté même
des croyants. En appelant l’ensemble des musulmans du monde à
s’engager dans le jihad contre l’URSS, les oulémas qui émirent les
fatwas idoines prenaient un risque calculé et circonscrit. Or le jihad
afghan se transforma en boîte de Pandore de l’islamisme. Échappant
effectivement à ses concepteurs, il devint prétexte à dupliquer son
propre exemple à l’infini. Par contagion jurisprudentielle, les activistes
charismatiques de tout pays, forts de leur victoire prestigieuse sur une
Armée rouge évacuant Kaboul en 1989, se firent forts de le proclamer,
au grand dam des oulémas désormais dépossédés de tout contrôle sur
le monstre par eux enfanté. De ce fait, la question de la violence se
trouva de nouveau au cœur de la problématique politique islamiste
comme une force dotée d’une logique autonome et parée en apparence
d’une irréfutable légitimation religieuse.
C’est au sein des camps d’entraînement de la zone frontalière
afghano-pakistanaise et parmi les « jihadistes » internationalistes que
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9. En février 1993, un premier attentat à la voiture piégée cause des dommages mineurs
au World Trade Center. Bien que ses exécutants, des militants islamistes égyptiens pour
la plupart, aient été identifiés, arrêtés et condamnés, de nombreuses zones d’ombre
entourent encore l’identité des commanditaires de l’opération. Rétrospectivement, il
apparaît comme une sorte de test des attentats qui ont suivi, sans qu’il soit possible à ce
jour d’établir encore de lien précis entre eux.
10. Ce jour-là, al jazeera diffuse le « testament » pré-enregistré de l’un des pirates de l’air
du 11 septembre 2001, Ahmed al Haznawi, qui revendique au nom de Ben Laden, et
en se référant à quelques oulémas mineurs appartenant à la mouvance salafiste-jihadiste
saoudienne, l’attentat contre le Pentagone et les tours jumelles – alors que, jusqu’alors,
les activistes, en n’assumant pas explicitement la responsabilité de leur acte, avaient
favorisé dans le monde musulman la propagation de rumeurs attribuant les attentats à
un complot israélien. Ce changement de tactique s’explique par son contexte : en avril,
une opération de ratissage particulièrement violente de l’armée israélienne prend pour
cible le camp de réfugiés jouxtant la ville de Jénine, en Cisjordanie autonome, d’où
étaient originaires bon nombre de responsables d’attentats suicides meurtriers sur le
territoire israélien. Dans l’opinion arabe, cette opération est identifiée aux massacres de
Deir Yassine (1948) ou de Sabra et Chatila (1982) – et elle illustre l’impuissance des
armées arabes (et des régimes en place) à intervenir face à Israël. En assumant désor-
mais explicitement les attentats du 11 septembre, le réseau Al Qa’ida se pose, envers
cette opinion, au vengeur de la cause arabe et musulmane tous azimuts, faisant jouer
une sorte de loi du talion. La justification morale de la violence par référence au statut
de victime des Palestiniens est un adjuvant majeur à sa légitimation religieuse dans le
processus par lequel les activistes espèrent conquérir le charisme.
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11. Au cours de l’automne 2001, l’auteur de ces lignes a pu constater, auprès de nombreux
jeunes du Moyen-Orient, l’enthousiasme qu’avait suscité la déclaration d’Oussama
Ben Laden du 7 octobre 2001, sans que ce sentiment se traduisît toutefois par un enga-
gement dans le combat qu’il prônait. Cf. Chronique d’une guerre d’Orient, Paris, Galli-
mard, 2002, p. 28-29 et 63-65.
12. Ibid., p. 72-77.
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tant, ce n’est pas la violence elle-même qui fut condamnée, mais son
usage hors du contexte légal du jihad. Nombre d’oulémas qui avaient
réfuté le caractère licite des opérations du 11 septembre entérinèrent
en effet doctrinalement les attentats suicides en Israël, même contre
les civils ou les femmes, estimant qu’à partir du moment où Israël
avait usurpé la « terre d’islam » palestinienne, le jihad de défense
pouvait y être proclamé et chaque citoyen juif de l’État hébreu pris
pour cible, d’autant que tous, femmes y comprises, servaient sous les
drapeaux 13. Cette dernière prise de position prouve combien il est
difficile aujourd’hui aux docteurs de la loi, s’ils ne veulent pas se
couper de leurs ouailles, de dénoncer le principe même de la violence
et il révèle l’importance de l’aura que les activistes charismatiques du
type de Ben Laden sont parvenus à créer autour d’eux ainsi que la
prégnance de leurs catégories doctrinales et langagières. À l’inverse,
les réseaux qui, par l’exemplarité terroriste, espéraient embraser
l’Oumma islamique tout entière, ne parvinrent pas non plus à leurs
fins. En faisant prévaloir la « phase de force » sur la « phase de
faiblesse », ils s’exposèrent au contraire à une rétorsion massive de
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13. Ibid.
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RÉSUMÉ