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AMOR CHADLI

BOURGUIBA, TEL QUE JE L'AI CONNU


LA TRANSITION BOURGUIBA - BEN ALI
AVANT-PROPOS

Tous les leaders de ce monde ont connu une vie mouvementée,


jalonnée de succès et de gloire et, pour certains, assombrie par
l'usure inhérente à l'exercice du pouvoir. Cependant, rares sont
ceux qui, après s'être entièrement investis dans la libération de
leur pays, puis dans la construction d'un État moderne, ont été
écartés du pouvoir, privés de liberté et relégués dans l'isolement.
Bourguiba compte parmi ceux-là.
Comme tous les hommes hors du commun, Bourguiba a fait
l'objet d'éloges et de louanges, de la part de ses concitoyens et
de la part des grands de ce monde, d'hommes politiques les plus
éminents et des plus brillants analystes. Il a été décrit comme un
« chef prestigieux franc et sincère qui a le courage d'aller vers la
vérité et de la dire ». Mais il a également été la cible de critiques,
parfois virulentes. Il a été accusé à la fin de son mandat « de se
mettre à tout régenter, à s'occuper de détails, à décider de tout,
au point d'empêcher les gouvernements de gouverner ». Pour les
uns, il a respecté les termes et l'esprit du Livre Saint, notamment
en qui concerne l'héritage, en dépit de son souci d'égalité entre
les hommes et les femmes, il a prôné la raison et la réflexion
dans la compréhension du Texte Sacré et a été le premier à avoir
traduit dans les faits les idées des grands réformateurs de l'Islam.
D'autres l'ont taxé d'adversaire de l'Islam. Certains l'ont accusé
d'occidentalisme, d'autres reconnaissent qu'il a œuvré avec finesse
politique et intelligence pour utiliser au mieux l'environnement
international de l'époque, afin de libérer son pays et l'engager dans
la voie du progrès et du développement et ceci, sans rien concéder
à l'Occident. Certains ont parlé de naufrage et d'artériosclérose
pendant les dernières années de son « règne » alors que d'éminents
médecins parisiens reconnaissaient, en 1978, «la relative
bénignité des signes d'involution vasculaire » et en 1981 « un
électroencéphalogramme rigoureusement normal ». Ceux qui
ignoraient les traits de son caractère et les abus thérapeutiques
5
qu'il a eu à subir, l'ont taxé de comédien ou de sénile. D'autres, en
octobre 1991, soit quatre années après son éloignement du pouvoir,
ont reconnu que « ses réponses n'avaient rien de sénile ».
Alors que partout ailleurs, les leaders qui ont secoué le joug
colonial pour instaurer un État moderne continuent à être honorés,
adulés, et leur renommée entretenue par leur peuple qui cultive la
mémoire des hauts faits ayant marqué les heures glorieuses de leur
histoire, nous sommes astreints, en Tunisie, à maintenir une chape
de silence sur l'homme qui faisait vibrer les foules et nous assistons
à la diffusion d'une version tronquée des périodes héroïques de la
conquête de l'indépendance et de l'édification d'un État souverain.
Est-ce à dire que nous, Tunisiens, sommes atteints d'une
myopie si profonde qu'elle nous empêche de saisir l'ampleur de
l'œuvre et le relief de l'homme dont la jeunesse a été marquée par
la prison et le bannissement, de l'homme que nous avons eu la
chance d'avoir aux commandes du pays ? Sommes-nous atteints
d'indifférence envers ce qui touche notre histoire ?
En fait, si de fausses rumeurs circulent à 1 ' encontre de Bourguiba
et se sont ancrées dans l'opinion publique, c'est qu'elles ont été
façonnées avec une malveillance inspirée par l'orgueil, la jalousie,
la convoitise et la soif du pouvoir. La persistance de ces rumeurs
s'explique par une désinformation entretenue avec vigilance et
savamment orchestrée par des médias qui se sont faites le support de
renseignements manipulés et dénaturés, que des politiciens avisés
et des commentateurs sérieux ont malencontreusement repris.
Ayant eu l'occasion de côtoyer Bourguiba pendant les quarante
dernières années de sa vie, j'estime de mon devoir, par respect de la
vérité, de rapporter ce que j'ai vu et entendu à son contact.
Ce témoignage n'a nullement la prétention d'être exhaustif. Il
ne fait que reproduire mes constatations et mes souvenirs et relater
certains événements vécus. Ne pouvant malheureusement pas,
sans risques pour moi-même et mes proches, publier cet ouvrage
qui dénonce le double langage de celui qui a succédé à Bourguiba,
ainsi que ses jeux d'alliance et ses manœuvres dans sa course
insidieuse vers l'usurpation du pouvoir, j'ai classé ce manuscrit,
dans l'attente de jours meilleurs.
Tout au long de ce récit, je me suis attaché à rapporter les
faits, à les mettre à nu, en évitant les à-peu-près qui laissent

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planer le doute. S'agissant d'un homme public, j'ai été conduit
à citer des noms, à rapporter parfois avec une franchise frisant la
crudité, quelques événements et anecdotes, ainsi que l'exige la
rigueur de toute œuvre à portée historique. J'ai révélé certains faits
soigneusement dissimulés et certaines contrevérités, car j'estime
que c'est là un devoir de mémoire. Tout citoyen a droit à la vérité. Il
doit comprendre comment le langage officiel a pu être fabriqué de
toutes pièces et l'opinion dupée par des campagnes médiatiques. Il
est essentiel qu'il prenne conscience de la menace que représente
la manipulation de l'information par ceux qui, sous des dehors de
libéralisme, n'ont pour but que d'accaparer le pouvoir. S'il est vrai
que la politique et la morale sont deux choses différentes, il n'en
est pas moins vrai, comme le disait l'écrivain et penseur français,
André Malraux que « l'on ne fait pas de politique avec de la morale,
mais on n 'en fait pas davantage sans ».
Le premier chapitre de cet ouvrage a été rédigé pendant la
semaine qui a suivi la destitution de Bourguiba. J'ai ensuite décidé
en 1990, sur la base de mes notes et de divers documents, de donner-
un aperçu plus général de sa vie et de son oeuvre. En l'an 2000, après
son décès, j ' ai repris ce travail pour le compléter par les trois derniers
chapitres. Sans vouloir être un nostalgique du passé, mon but est
d'aider à rétablir la vérité dans les esprits et les cœurs des générations
montantes et d'apporter un éclairage sur les prétendues dérives
attribuées à ce visionnaire en politique, à ce réformateur intègre, à cet
homme qui a voué sa vie à son pays, qu'il a marqué d'une empreinte
indélébile et qui nous a fait rêver d'une autre Tunisie.
C'est, en connaissance de cause qu'il sera possible d'émettre un
jugement objectif sur cette phase glorieuse de notre histoire et sur cet
homme qui, après avoir mené une lutte sans merci pour libérer son
pays, a donné à tous les Tunisiens, hommes et femmes, quels que
soient leur niveau intellectuel et leur condition sociale, une raison de
vivre dans la dignité. Les jeunes générations pourront estimer à sa juste
valeur l'œuvre réalisée en Tunisie au lendemain de l'Indépendance et la
nécessité de faire fructifier ce legs bourguibien ouvert sur la modernité,
l'intégrité, la justice sociale, la dignité et l'unité de la nation.
Je dédie ce travail à la mémoire du Président Bourguiba que j ' ai
eu la chance de côtoyer pendant de longues années et à mes parents
qui m'ont élevé dans le respect des valeurs arabo-musulmanes et
qui m'ont inculqué les principes de justice et de respect d'autrui.
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CHAPITRE 1
Quelle incertitude et quelle obscurité la succession
des temps ne doit-elle pas répandre sur l'Histoire
puisque dans les faits récents et qui se sont
passes presque sous nos yeux, le faux prend la
place du vrai.

PLUTARQUE
Le banquet des sept sages.

Samedi 7 novembre 1987. Il est 5 heures du matin. Le


téléphone, sur ma table de nuit, me réveille en sursaut. C'est
un confrère de la faculté de médecine, le professeur Abdelaziz
Ghachem, qui m'apprend que Mohamed Sayah a été arrêté au
cours de la nuit. Bien qu'encore ensommeillé, m'étant couché
après minuit, je m'interroge sur les raisons qui ont pu conduire
à l'arrestation d'un ministre d'État , historiographe du Président
1

Bourguiba, qui lui a toujours manifesté son attachement et qui, cinq


jours auparavant, déjeunait à sa table. Devant l'invraisemblance
de cette nouvelle, plusieurs hypothèses se bousculent dans mon
esprit. Je sais que Mohamed Sayah avait séjourné du 2 au 4
novembre 1987 à Paris où se trouvait Wassila Ben Ammar, ex-
femme du Président . L'aurait-il rencontrée ? Aurait-il participé
2

à l'une des réunions qu'elle organisait ? La rumeur publique, à


Tunis, laissait entendre que le séjour à Paris de l'ex-première dame
était motivé par des raisons autres que des raisons de santé . 3

Ces pensées défilent rapidement lorsque le téléphone sonne


à nouveau. Cette fois, c'est Ali Chanoufi, professeur à la faculté
des Lettres, qui avait exercé les fonctions de chargé de mission
au cabinet du ministère de l'Éducation, de l'Enseignement

1. Mohamed Sayah a été promu ministre d'État une semaine après sa nomination en
tant que ministre de l'Éducation, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche
scientifique, le 16 mai 1987.
2 . Le divorce du couple présidentiel a été prononcé le 11 août 1986 par le Tribunal de
première instance de Tunis.
3. Le Nouvel Observateur, dans sa livraison du 22 août 1986, s'est fait l'écho d'une telle
rumeur avec l'entrefilet intitulé La réponse de l'ex-femme de Bourguiba : « Wassila
Ben Ammar, ex-femme du Président Bourguiba, divorcée depuis le 11 août 1986, est
actuellement à Paris. On lui prête l'intention d'y réunir tous les disgraciés du régime,
dont Tahar Belkhodja et Driss Guiga, pour préparer, en exil, la succession qu'elle
organise sur place ».
supérieur et de la Recherche scientifique (MEESRS), du temps
où je dirigeais ce département.
As-tu entendu Radio Tunis ?
En lui répondant « Non », j'ouvre la radio. Je reconnais la
voix du Premier ministre Zine Ben Ali qui déclare :
Les énormes sacrifices consentis par le dirigeant Habib
Bourguiba, premier président de la République (...)
Premier président ? Mais qu'est-ce que cela signifie ? Serait-
il arrivé quelque chose à Bourguiba au cours de la nuit ? Aurait-il
fait une récidive de son infarctus qui, pourtant, s'était entièrement
stabilisé depuis 1967 ? S'il en est ainsi, pourquoi n'aurais-je pas
été informé ? Il était pourtant en parfaite santé lorsque je l'ai
quitté, il y a à peine six heures !
A la Radio, la lecture se poursuit :
Face à sa sénilité et à l'aggravation de son état de santé, se
fondant sur un rapport médical, le devoir national nous impose
de le déclarer dans l'incapacité d'assumer les charges de la
présidence de la République ...
Tout devient clair !
Je téléphone immédiatement au garage de la présidence
pour demander ma voiture. Une dizaine de minutes plus tard,
le chauffeur Mahjoub est là. Le policier de service, Ahmed Ben
Arous, averti, nous rejoint devant la porte de l'Institut Pasteur où
je réside. La route vers Carthage est entièrement dégagée.
En chemin, les événements de la soirée de la veille, passée
auprès de Bourguiba en compagnie de sa nièce Saïda Sassi,
défilent dans mon esprit. Le thème de la discussion n'avait pas
porté, comme souvent, sur la littérature ou sur le mouvement
national, mais sur les croisades. Le Président nous avait donné
une véritable leçon d'histoire à ce sujet. Il en avait évoqué la
genèse qui remontait à la victoire du sultan seljouquide, Arslan,
sur l'empereur romain Diogène, fait prisonnier en 1071, nous
expliquant notamment que seule la première croisade, menée
en 1098, avait été un succès pour les Croisés mais qu'ensuite
l'avantage avait changé de camp, en faveur des Musulmans.
-Après une période pendant laquelle les forces entre les deux
protagonistes ont été à peu près égales, sans que l'un des camps

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ne remporte une franche victoire, on assista à une unification des
Musulmans puis à de nombreuses victoires sur les Croisés sous
la bannière de Saladin.
- C'est pour cela qu 'il est considéré comme un héros ?demanda
Saida
- C'est vrai, Saladin est toujours présent dans l'esprit et
le cœur des Musulmans car son nom est resté lié à la gloire
de l'Islam. Ce jeune officier de l'armée de Nouredine, fils de
Mahmoud Zengui, a d'abord opéré sous les ordres de son oncle,
le général kurde Chirkouk. Après sa victoire sur les Croisés
en Egypte, il s'est installé au Caire avec le titre de Grand vizir
du calife fatimide. Depuis, la roue de la fortune a tourné en sa
faveur. Coup sur coup, la mort de son oncle, celle du dernier
calife fatimide, puis celle de Nouredine, l'ont hissé à la tête d'un
immense empire comprenant l'Égypte, la Syrie et le Yémen. De
1169, date de sa prise de pouvoir, à 1193, date de sa mort, il a
poursuivi sans relâche la lutte contre les Croisés et a unifié le
monde musulman en consacrant le pouvoir sunnite et en mettant
fin au pouvoir fatimide en Égypte. Le prestige de Saladin est
attaché à sa réputation de libérateur, mais il n 'en a pas moins
été un grand réformateur qui a fait régner le droit, la morale et la
probité. Il concevait le pouvoir comme une fonction au service
de la société. Homme cultivé, ouvert, tolérant et humain, il s'est
entouré de sages et de savants et a encouragé l'instruction et la
marche vers le progrès, ce qui a favorisé le rayonnement de la
nation arabe et l'a engagé dans un mouvement unificateur. Aussi,
est-il important de garder à l'esprit, pour en tirer la leçon, que
l'union et la cohésion d'un peuple conditionnent sa puissance,
alors que sa division et son déchirement (fitna) entraînent sa
faiblesse. Cette règle s'est toujours vérifiée. Dès l'aube de l'Islam,
les Arabes après avoir remporté, en 636 H, une victoire éclatante
à Yarmouk sur l'empereur byzantin Héraclius, ont vu leur élan se
ralentir pendant un certain temps à la suite des divisions et des
luttes intestines entre le calife Ali et le gouverneur Mouaouia.
- C'est Saladin qui a chassé définitivement les Croisés ?
questionne Saida
- Non, répondit le Président. Après la mort de Saladin, les
Musulmans subirent de nombreux revers. Quelques décennies
s'étaient à peine écoulées, que l'aimée mongole dirigée par

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Hulagu massacrait le dernier calife abbasside et brûlait la ville
de Bagdad en 1258. La prestigieuse bibliothèque de la ville fut
consumée par les flammes. Puis les Croisés assiégèrent le Caire,
mais les Mamelouks arrivèrent et délivrèrent la ville. Après la
mort d'Ayyoub, dernier sultan descendant de Saladin, son épouse
Chajarat ed-Dorr fut portée au pouvoir. Elle épousa l'un des chefs
mamelouks, Aïbeg, qui prit le titre de sultan. Ainsi, la dynastie
ayyoubide laissa place à la dynastie des Mamelouks dont les
membres ne sont autres que d'anciens esclaves turcs devenus
chefs militaires. Aïbeg mort, Qoutouz lui succéda. Il s'attaqua à
l'aimée mongole en Palestine, qu 'il écrasa à Aïn Jallout (fontaine
de Goliath). Il décima l'armée mongole, deux ans à peine après
la destruction de Bagdad. Son successeur, Baybars, réunifia
l'ancien empire ayyoubide et déracina les Croisés de la plupart
de leurs places fortes. Mais les Croisés ne désarmèrent pas. Le
roi de France, Louis IX (Saint-Louis) et son frère Charles I er

d'Anjou, roi de Naples et de Sicile, entreprirent une huitième


croisade. Ils cherchaient notamment à convertir au christianisme
Mohamed El Montassar, le roi hafside de Tunis qui régnait sur
un territoire comprenant la Tunisie et l'Algérie orientale. Mais ils
furent repoussés par ce dernier et leur croisade se termina avec
la mort de Saint- Louis en 1270, à Tunis. Le successeur de Saint-
Louis sur le trône de France, Philippe III Le Hardi, signa la même
année un traité avec Mohamed El Mountassar pour l'évacuation
du territoire tunisien par l'armée des Croisés.
- Mais comment faites-vous, Monsieur le Président, pour
vous rappeler tous ces détails ? m'étonnais-je.
- J'ai beaucoup lu, au cours de mes détentions, notamment
l'ouvrage de René Grousset en trois volumes sur les croisades.
Et puis, il y a des choses qui vous marquent à un point tel qu 'on
ne peut les oublier ! me répondit-il. Vous voyez bien que la lutte
entre l'Orient et l'Occident est très ancienne ! Aujourd'hui,
cette lutte se poursuit. La chrétienté n 'a pas pardonné à l'Islam
d'avoir réoccupé les territoires conquis par Alexandre Le Grand
en Orient et d'avoir ramené le Proche Orient au sémitisme et à
l'Islam après une domination de près de mille ans parles Grecs,
par les Romains puis par les Byzantins qui y avaient implanté
le christianisme. Il n'a pas pardonné non plus aux Arabes
l'occupation de l'Espagne pendant huit siècles, ni aux Ottomans

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d'avoir occupé les Balkans et d'être parvenus jusqu 'au cœur de
l'Europe.
Le Président parlait avec conviction et émotion. Je l'écoutais
attentivement, plein d'admiration devant la précision et la clarté
de ses idées. Cependant, j'étais préoccupé par le risque d'insomnie
qu'une telle exaltation risquait d'engendrer. Conscient que cette
page d'histoire ne pouvait le laisser indifférent et risquait de lui
rappeler les sacrifices qu'il avait consentis au cours de sa lutte
contre le colonialisme, je changeais de sujet pour le soustraire
aux émotions à cette heure tardive, et orientais la discussion vers
un propos moins prenant pour lui. Je fis remarquer :
Saladin était soigné par un médecin israélite, de culture arabe,
disciple d'Averroès, connu sous le nom de Maimonide. Baybars,
de son côté, était suivi par un grand médecin arabe d'origine
syrienne, Ibn al-Nafîs, celui qui a été le premier à décrire, au
XIII siècle, la petite circulation du sang.
e

Voyant que le Président m'écoutait avec intérêt, j'ajoutais :


En Europe, on considère que c'est William Harvey, médecin
anglais, qui a décrit pour la première fois, au XVIle siècle, la
circulation sanguine, alors qu'en réalité il s'est basé sur la
théorie d'Ibn al-Nafîs et en a réalisé la preuve expérimentale. De
nombreux manuscrits médicaux arabes ont été rapportés d'Orient
en Italie au XVIe siècle par Andréa Alpago, médecin italien
qui avait séjourné pendant plus de trente ans auprès du consul
vénitien à Damas. Harvey avait certainement pris connaissance
des écrits d'Ibn al-Nafîs au cours de ses études à Padoue, ville
qui s'était ouverte sur l'Orient depuis son annexion en 1404 par
la république de Venise.
- Il est effectivement établi que l'Occident moyen âgeux a
beaucoup bénéficié de l'apport arabe, ajouta le Président : Charles
d'Anjou, le propre frère de Saint-Louis, ne s'est-il pas procuré à
Tunis le Kitab el-Hawi d'Al-Razi en le faisant traduire par un
médecin sicilien ? Et Hassen Ibn el Haithem, n 'a-t-il pas été le
premier à démontrer que les rayons lumineux pénètrent dans
l'œil alors que l'on pensait auparavant que les rayons émanaient
de l'œil ?
- Oui monsieur le Président », me limitais-je à répondre.

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Comprenant mon intention de mettre fin à cette discussion
tardive, le Président se tourna vers Saïda qui se mit à gesticuler,
à faire des simagrées et à raconter des histoires futiles qu'elle
mêlait à des souvenirs familiaux. Quelques minutes plus tard, les
paupières du Président se faisaient lourdes et, sentant le sommeil
l'envahir, il prit la direction de sa chambre. Je le suivis et restai
debout devant son lit alors que Saïda, assise auprès de lui,
poursuivait son bavardage. Vers 23 heures 30, le Président qui
était allongé sur le dos, se mit sur le côté, tournant le dos à Saïda,
signifiant par-là qu'il s'apprêtait à dormir. Nous lui souhaitâmes
une bonne nuit et quittâmes sa chambre. Saïda qui passait la nuit
au palais se dirigea vers son appartement alors que je quittais
Carthage pour regagner mon domicile à Tunis.
Il était presque minuit, et tout paraissait normal. Ni le
chauffeur, ni le policier qui m'accompagnaient, ni moi-même,
n'avions remarqué la moindre anomalie lors de la traversée du
parc et le passage du portail de la Présidence.
Je revivais les détails de cette soirée qui prenait un relief
particulier mais, en trame de fond, l'inquiétude me lancinait :
dans quelles conditions le Président avait-il appris la nouvelle
de sa destitution ? Comment y avait-il réagi ? Où se trouve-t-il à
l'heure actuelle, et surtout, quel sort va-t-il lui être réservé ?
Des gardes nationaux et des policiers qui s'affairaient
dans tous les sens me ramenèrent à la réalité. Nous étions
déjà à Carthage. Une voiture blindée stationnait au carrefour,
au niveau du terre-plein, contre le chapiteau. Plus loin, j'en
remarquai d'autres. Je pus néanmoins parvenir devant la porte
extérieure du palais. Là, un officier supérieur de la Garde
nationale s'approcha pour m'avertir qu'il avait reçu l'ordre
formel de ne laisser entrer personne. J'insistai en précisant que
je venais rendre visite à Bourguiba en tant que son médecin
traitant et non en tant que ministre. Mais rien ne put le faire
changer d'avis. Très poliment, il me fit comprendre qu'il ne
pouvait enfreindre les instructions reçues. Après une dizaine
de minutes de pourparlers avec lui et avec d'autres officiers de
police, je compris qu'à leur niveau, je ne pouvais rien espérer
et retournai chez moi.

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Le chauffeur et le policier semblaient, comme moi, atterrés
par la nouvelle. J'autorisai le chauffeur à réintégrer le garage de la
présidence et libérai le policier en garnison dans mon jardin ainsi
que celui qui m'accompagnait en voiture.
De mon bureau à l'Institut Pasteur, je suivis l'évolution de la
situation, à l'aide d'une petite radio.
Il ne m'appartient pas ici de relater les événements de cette
journée. Ils sont reproduits dans les quotidiens et hebdomadaires
tunisiens et étrangers. Cependant, l'expérience m'a appris que
certains journalistes ou responsables sont capables, selon les
circonstances, de manipuler l'information, de la romancer et
même de l'inventer de toutes pièces. La comparaison du contenu
du quotidien La Presse du 7 novembre 1987, avec le numéro
spécial de ce même quotidien paru en fin de matinée du même
jour, en constitue un exemple. C'est d'ailleurs là, la raison qui
m'a conduit à écrire ce témoignage dans le but de faire la lumière
sur des faits que j'ai vécu et de rectifier certaines informations
eiTonées et trompeuses ainsi que les interprétations fantaisistes et
tendancieuses, espérant ainsi aider au rétablissement de la vérité.
Pour essayer de légaliser son acte, Zine Ben Ali a fait établir
un certificat médical signé par sept médecins réquisitionnés en
pleine nuit par le procureur de la république, Hachemi Zammal,
celui-là même qui avait présidé le procès des intégristes, deux mois
auparavant. Quatre de ces médecins n'avaient eu aucun contact
avec Bourguiba depuis plusieurs années. Il s'agit de Ezzedine
Gueddiche, Mohamed Gueddiche, Sadok Ouahchi et Abdelaziz
Annabi. Comment, sans avoir vu ni examiné un patient depuis
si longtemps, ces quatre signataires ont-ils pu « constater », le
7 novembre 1987, «après concertation, discussion et évaluation,
que son état de santé ne lui permet plus d'exercer les fonctions
inhérentes à sa charge » ? Les trois autres - le cardiologue
Mohamed Ben Ismaïl, le gastro-entérologue Hachemi El Garoui
et le pneumo-phtisiologue Amara Zaïmi - qui rendaient visite
au Président une fois par semaine ou à sa demande ont, sans
examen préalable, apposé leur signature à côté de celles des
quatre premiers, sur ce certificat rédigé de la main du psychiatre
Ezzedine Gueddiche. Si donc ces consultants en cardiologie, en

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gastro-entérologie et en pneumo-phtisiologie ont, le 7 novembre
1987, estimé que « l'état de santé de Bourguiba ne lui permet
plus d'exercer les fonctions inhérentes à sa charge », l'épreuve
du temps a démontré qu'ils se sont trompés puisque, plus de dix
ans après l'établissement de ce certificat, le Président a continué
à bien se porter, sans se plaindre ni de son cœur, ni de son tube
digestif, ni de ses poumons. Il est surtout essentiel de souligner
que ce certificat n'a été signé par aucun des deux médecins
personnels du Président Bourguiba, Ahmed Kaâbi qui a assuré
cette fonction de 1970 à 1978 et moi-même . 4

Le même jour, 7 novembre, vers 10 heures, Souad Lyagoubi-


Ouahchi, sœur du docteur Sadok Ouahchi, qui avait conservé
son poste de ministre de la Santé publique dans le gouvernement
formé le jour même, m'appelle au téléphone :
- Si-Amor - me dit-elle - il a été décidé que vous pourrez
continuer à voir Si El-Habib dès qu 'il aura quitté Carthage.
- De quel Habib parlez-vous ? lui répondis-je.
Elle me précisa alors sa pensée.
- Vous voulez dire le Président Bourguiba ?m'écriais-je.
- Bien sûr, me répondit-elle.
Une heure plus tard, vers 11 heures, un coursier m'apporte une
enveloppe de grand format, à l'en-tête du ministère des Affaires
étrangères, libellée comme suit : « Son Excellence le professeur
Amor Echadli, Institut Pasteur, Tunis » et portant les mentions
manuscrites « Cabinet» et « Très urgent». J'ouvre l'enveloppe.
Elle contient une chemise renfermant un carton émanant du
Cabinet qui mentionne : « Texte du message communiqué ce
matin par téléphone par Si Hédi Mabrouk »
Le message lui-même est reproduit sur une feuille agrafée à ce
carton. On y lit :
Monsieur le Premier ministre
Comme suite aux instructions de son Excellence Monsieur
le Président de la République, j'ai pris mes dispositions pour

4. Le Monde du dimanche 8-lundi 9 novembre 1987 (p. 1), n'a pas manqué, sous la
signature de son correspondant à Tunis, Michel Deuré, de signaler l'absence, parmi
les signataires, du docteur Amor Chadli, médecin personnel du Président.

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m'excuser auprès du Roi Fahd qui devait me recevoir ce matin. J'ai
également prévenu le ministre saoudien des Affaires étrangères
qu'un remaniement ministériel a donné lieu à la nomination
de Monsieur Mahmoud Mestiri comme ministre des Affaires
étrangères et que le nouveau ministre demandera audience par la
suite au Souverain saoudien. En ce qui me concerne, n'ayant pas
de vol aujourd'hui même sur Tunis, ni direct, ni indirect, j'arriverai
demain pour remercier Monsieur le Président Habib Bourguiba
de l'honneur qu'il m'a fait pendant de nombreuses années en
m'associant, avec ses autres collaborateurs, à son œuvre.
Je vous dirai à vous-même, de vive voix, mes remerciements,
ma fidèle amitié et mon entière disponibilité pour vous apporter
mon concours, en dehors du gouvernement, chaque fois qu'il
pourra être de quelque utilité.
Bien fraternellement
Hédi Mabrouk
Pour quelles raisons la lettre de Hédi Mabrouk m'a-t-elle été
adressée à titre personnel, à l'Institut Pasteur, par un coursier,
le matin-même du 7 novembre ? Qui est celui qui a cru bon de
le faire alors que j'étais, dès lors, exclu de toute responsabilité
gouvernementale ? Je ne le sais. Il est vrai que pendant la période
au cours de laquelle j'ai assuré les fonctions de ministre directeur
du Cabinet présidentiel, Bourguiba m'avait confié, au début du
mois de juillet 1987, et pour une période de près de deux mois,
l'intérim du ministère des Affaires étrangères. J'ai eu, alors,
l'occasion de collaborer avec les responsables de ce ministère et
c'est probablement l'un d'eux qui a jugé bon de me tenir informé
du contenu du message de son ministre.
Quelques jours plus tard j'ai été surpris de lire la déclaration
de Hédi Mabrouk, dans l'hebdomadaire Jeune Afrique :
Depuis de nombreuses années, surtout ces dernières semaines,
avant le changement, la fidélité de mon amitié et de mon soutien
au président Ben Ali, s'est manifestée sans défaillance et sans la
moindre hésitation à l'égard de l'homme que je jugeais et que
je considère comme le mieux placé pour assumer les hautes et
difficiles responsabilités historiques de la relève à la tête de la
magistrature suprême du pays. Et si je reste en France, c'est

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pour éviter toute velléité de participation directe ou indirecte à la
vie politique du pays, respectant ainsi mon engagement. 5

Hédi Mabrouk, ministre des Affaires étrangères, avait été


désigné quelques semaines auparavant à la tête de la délégation
tunisienne qui devait participer au sommet des chefs d'États
arabes à Amman en Jordanie, le dimanche 8 novembre 1987. Ce
sommet, qualifié souvent de Sommet de l'Entente ou Sommet de
l'Accord, visait au rétablissement des relations diplomatiques
des pays arabes avec l'Égypte. Rappelons que, huit ans après
l'exclusion de l'Égypte de la Ligue arabe, à la suite du traité de
paix séparé qu'elle avait conclu avec Israël en 1979, à Camp
David, la plupart des États arabes étaient mûrs, prétendaient-ils,
pour sceller l'unité de la nation arabe en acceptant la réintégration
de l'Égypte au sein de la Ligue et le principe du rétablissement de
leurs relations diplomatiques avec cet État. Le front de refus qui
s'était constitué au début des années 80, était en train de s'effriter.
Mais la position de la Tunisie n'avait pas changé, Bourguiba
considérant toujours que la réintégration de l'Égypte au sein de
la Ligue arabe serait catastrophique pour les Palestiniens. Au
Président Chadli Ben Jedid qui l'entretenait à ce sujet, lors de sa
dernière visite à Tunis, il avait répondu :
Tant que le drapeau d'Israël flottera sur le Caire, la Tunisie
ne rétablira pas ses relations diplomatiques avec l'Egypte.
C'était d'ailleurs l'instruction qu'il avait donnée à Hédi
Mabrouk.
Or, quelques jours à peine après avoir été nommé Premier
ministre, Zine Ben Ali me proposa de l'aider à convaincre
Bourguiba de participer en personne à ce sommet. Qu'est-ce
qui le motivait à souhaiter voir Bourguiba se rendre à Amman ?
Cherchait-il à le mettre en minorité devant ses pairs ? Cherchait-
il à compromettre ses relations avec l'Amérique déjà altérées par
sa prise de position à la suite des bombardements de Hammam
Chott ? Ou visait-il autre chose ? Je fis simplement remarquer à
Zine Ben Ali que le problème était déjà réglé, le Président ayant
désigné et donné les directives suivantes à Hédi Mabrouk afin
qu'il le représente au sommet de Amman lui expliquant que :

5. Jeune Afrique n° 1403 du 25 novembre 1987, p. 77.

20
La réadmission de l'Égypte au sein de la Ligue arabe
signifierait que tous les pays qui la constituent admettent
implicitement une paix séparée avec Israël et une reconnaissance
du fait accompli de ses agissements et par voie de conséquence,
de son non-respect des résolutions de l'ONU, et cela, je ne
peux l'admettre, car alors, tout pays arabe qui tenterait d'aider
les Palestiniens dans leur lutte légitime contre l'occupation
sioniste, serait taxé de renégat, de fauteur de trouble et mis à
l'index par l'Amérique, allié inconditionnel d'Israël. La Tunisie
a refusé de céder aux pressions de la France en poursuivant son
aide à l'Algérie dans sa lutte pour son indépendance. Pourquoi
tous les pays arabes réunis devraient céder aux pressions de
l'Amérique ?
Il est permis de se demander si c'est le hasard qui a fait que
le Président a été éloigné du pouvoir à la veille de ce sommet ou
si, précisément, il a été éloigné à cause de cela.
Le 7 novembre en fin d'après-midi, je décidai d'appeler au
téléphone le nouveau Premier ministre, Hédi Baccouche, pour
lui demander des nouvelles du Président Bourguiba et lui faire
part de mon souhait de lui rendre visite. Il me répondit que le
transfert de Bourguiba dans une résidence aux environs de Sfax
avait été décidé, mais que Bourguiba manifestait de la réticence à
quitter Carthage. Il poursuivit en me demandant si je voulais bien
le convaincre dans ce sens. Je répondis spontanément:
Mais je ne comprends pas la raison d'un tel empressement !
Patientez donc un peu ! Laissez à cet homme le temps de s'habituer
à la nouvelle situation !
Deux jours plus tard, j'appris qu'ils avaient trouvé
quelqu'un pour accomplir cette triste mission, en la personne de
Hamadi Ghedira, ministre de l'Agriculture, qui accompagna le
Président, en hélicoptère, du palais de Carthage à sa résidence
du Mornag.
Je demandai ensuite au nouveau secrétaire d'État à la
Présidence, Abdallah Kallel, l'autorisation de me rendre au palais
de Carthage pour récupérer des documents et livres personnels
dans mon bureau, ainsi que des vêtements que j'avais laissés
dans la chambre qui m'était réservée au palais. Il me répondit
que, pour le moment, cela était impossible et qu'il fallait attendre

21
encore quelques jours. Une semaine plus tard, on m'apporta une
partie de mes vêtements restés à Carthage.
Ce fut là mon dernier contact avec le nouveau gouvernement.
Il me paraît superflu de mentionner, ici, les « retournements
de veste » publiés dans la presse locale. En ce qui concerne la
presse internationale, la déposition du Président Bourguiba a été
accueillie d'une façon mitigée. 6

Au Maghreb, seule l'Algérie a manifesté de la satisfaction. La


radio libyenne s'est contentée de rapporter, sans commentaires,
les faits qui ont provoqué le changement de régime à Tunis. Le roi
du Maroc, tout en adressant ses félicitations au nouveau président
a rendu un hommage appuyé « à son frère le Président Habib
Bourguiba ».
A Washington, le Département d'État a fait l'éloge de l'ancien
président déposé et a exprimé l'espoir que les liens traditionnels
entre les Etats-Unis et la Tunisie soient maintenus, sous son
nouveau régime.
En France, un communiqué du ministère des Affaires
étrangères, tout en rendant hommage « à l'œuvre accomplie par
celui qui fut le créateur de la Tunisie moderne», a formé des
vœux « pour l'heureux avenir et la prospérité du peuple tunisien,
sous la conduite de ses hauts responsables, dans l'amitié et la
coopération avec la France ». Raymond Barre a fait état de sa
récente visite à Monsieur Bourguiba, ajoutant qu'il avait sa pleine
lucidité, bien qu'il l'ait trouvé physiquement affaibli.
Il m'avait dit le jour de cette visite : « J'ai consacré ma vie
à l'indépendance de mon pays, mais aussi à ce qu 'il regarde vers
l'Occident. Aujourd'hui, je suis inquiet de voir certains éléments
de notre population regarder dans une autre direction. Je ferai
tout ce que je pourrai pour conserver le cap ».
Pierre Messmer, président du groupe RPR à l'Assemblée
nationale, académicien, ancien ministre du général de Gaulle et
ancien premier ministre (1972-1974), notait :
Le coup d'Etat en Tunisie a pour auteur un militaire et cela
semble devenir la règle en Afrique. Il y a quelque chose qui
choque un peu la morale, mais, dans le domaine du pouvoir, les

6. Le Monde du mardi 10 novembre 1987, p. 3.

22
hommes qui ont envie de s'en emparer ne sont pas toujours très
scrupuleux.
Quant au peuple tunisien, il fut dans l'ensemble atterré par
la nouvelle de cette destitution. Les personnes âgées, en quête
de nouvelles, n'arrivaient pas à cacher leur émotion et leur
chagrin, donnant l'impression d'avoir perdu un père et un guide.
Beaucoup de femmes pleuraient à chaudes larmes. Cependant,
la rue se remplissait de jeunes qui n'hésitaient pas à manifester
leur joie. Des portraits du nouveau président commençaient à être
brandis devant le palais du gouvernement. Un certain nombre
de Destouriens et de responsables étaient arrêtés ou mis sous
surveillance.
Une page glorieuse de la Tunisie était définitivement tournée.
CHAPITRE 2
Bourguiba ! Q u e l homme, qui de rien a fait
un parti, d'un parti,,une nation et qui, d'une
nation veut faire un Etat digne de ce nom ! Et
tout c e l a derrière les barreaux d'une prison.

PIERRE M E N D E S F R A N C E

J'ai relaté, plus haut, ma dernière veillée auprès du Président


de la République ainsi que les circonstances qui ont marqué la
journée de sa destitution. Avant d'analyser la genèse de la mise à
l'écart de Bourguiba, je ressens la nécessité de retracer l'itinéraire
de cet homme. J'évoquerai successivement, en respectant autant
que possible un ordre chronologique, certains épisodes qui
ont marqué sa jeunesse, son combat pour l'indépendance, son
action dans l'édification du nouvel État ainsi que les péripéties
qui ont émaillé la lutte pour la succession dont l'idée commença
à germer dans les esprits à partir de 1967. Je m'attacherai plus
particulièrement à relater certaines situations, notamment sa
vie au quotidien et ses ennuis de santé qui ont fait l'objet de
tant de dérives des médias. J'analyserai ensuite les différentes
étapes qui ont abouti à sa destitution, en terminant par quelques
réflexions personnelles sur les critiques que certains n'ont pas
hésité à faire à l'encontre de l'homme qui a incarné la Tunisie
indépendante.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il apparaîtra,
chemin faisant, que ce sont les trois personnes qui ont le plus
bénéficié de l'affection de Bourguiba et de sa confiance - à savoir
Wassila, sa seconde épouse, Saïda sa nièce et Zine Ben Ali à
qui il a fait gravir en trois ans tous les échelons de la hiérarchie
gouvernementale pour en faire son dauphin - qui lui ont causé le
plus de torts, confirmant ainsi le dicton « Dieu, garde-moi de mes
amis, mes ennemis, je m 'en charge ».
Mais il est vrai que pour certains, tout s'efface devant l'appât
du gain et la convoitise du pouvoir.

27
Comme Bourguiba se plaisait à le rappeler, quatre événements
ont éveillé en lui le sens de la lutte politique et le culte de la
dignité.
Le premier événement qui lui avait été relaté par son père,
remonte à l'année 1864. Le Bey qui devait rembourser de lourds
emprunts contractés à l'étranger avait décidé de doubler l'impôt
sur les oliviers (canoun), déjà difficile à supporter. La population du
Sahel, éprouvée par de mauvaises années agricoles, contesta cette
mesure. Les dignitaires décidèrent de procéder à la « consultation
de l'olivier ». Les très vieux arbres étaient considérés comme la
manifestation visible de la présence de Dieu ou d'un esprit auquel
on pouvait adresser des requêtes. Les notables qui n'étaient pas
dupes, se placèrent en face du plus vieil olivier et posèrent au vieil
arbre la question de savoir s'il fallait accepter l'augmentation de
l'impôt. Le mouvement des branches de l'olivier dans le sens
latéral, sous l'effet de la brise, fut interprété par eux comme une
réponse négative, ce qui emporta l'adhésion de la population.
L'acquittement de l'impôt fut refusé et la révolte qui s'ensuivit,
connue sous le nom de « révolte d'Ali Ben Ghedhahem » fut 1

durement réprimée. Elle servit de prétexte à la suspension de la


Constitution de 1861 qui établissait un partage du pouvoir entre
le Bey, ses ministres et un Conseil, gardien de la Constitution,
disposant de larges prérogatives. Sadok Bey envoya à Monastir
un détachement de l'armée commandé par le général Ahmed
Zarrouk, ministre de la Guerre. Ce dernier rassembla les notables
qu'il soumit au carcan, sur la grande place. Parmi eux se trouvait
Hadj Mohamed Bourguiba, grand-père du président, qui ne fut
relâché que lorsque son fils, Ali Bourguiba, père du président,
apporta au général Zarrouk, tous les biens de la famille, argent,
bijoux, titres de propriétés. Le grand-père relâché devait mourir
quelques jours plus tard. Quant à Ali Bourguiba, à peine âgé
d'une quinzaine d'années, il fut enrôlé dans l'armée beylicale
qu'il ne quitta qu'au bout d'une vingtaine d'années avec une
maigre pension.

1. Ali Ben Mohamed ben Ghedhahem, qualifié de "Bey des Arabes", né en 1815, est
issu de la tribu des Majer. II dirigea l'insurrection contre Mustapha Khaznadar qui
avait proclamé le doublement de la mejba, le 19 avril 1864. Il fut arrêté et emprisonné
au Bardo où il mourut 18 mois plus tard.

28
Le deuxième événement fut l'exécution de Manoubi Ben
Ali Khadraoui, dit Ejjarjar. Agé et malade, Ali Bourguiba avait
tenu à ce que son fils Habib, benjamin d'une famille de huit
enfants, obtienne son certificat d'études primaires afin d'être
dispensé du service militaire. Il confia à son fils Mhamed, qui
avait déjà une situation enviable à Tunis, la charge de son jeune
frère. C'est ainsi qu'en 1908, le jeune Habib quitta Monastir
pour la capitale. Inscrit à l'annexe du collège Sadiki, il obtint
son certificat d'études primaires en 1913. Deux ans auparavant,
le 7 novembre 1911, à la suite de la décision de la municipalité
de Tunis de faire immatriculer le cimetière musulman du Djellaz
- bien habous donc inaliénable - pour y aménager le passage de
la voie ferrée, la population tunisienne craignant l'appropriation
par le gouvernement du protectorat de ce lieu sacré, protesta
énergiquement. L'affrontement avec les forces de l'ordre se solda
par de nombreux morts et blessés, des deux côtés. Les instigateurs
de ce mouvement de protestation furent arrêtés et traduits en
justice. En juin 1912, ils furent condamnés, certains à la peine de
mort. Un jour, l'attention du jeune Bourguiba, alors âgé de 9 ans,
fut attirée par une foule nombreuse qui se dirigeait vers la place
de Bab Saâdoun pour assister à l'exécution de Ejjarjar, principal
instigateur de la manifestation. Il suivit la foule et fut horrifié par
le spectacle de ce corps guillotiné, en convulsion, qui baignait
dans son sang. Il devait comprendre que la défense des idées
pouvait se faire au péril de la vie et il trouvait cela sublime.
Le troisième événement qui le marqua profondément fut de
voir son père pleurer. C'était en avril 1917. Il était interne au
collège Sadiki, donc pris en charge par cet établissement. Son
père était venu à Tunis pour accomplir ce qu'il considérait comme
un devoir, rendre un dernier hommage à Béchir Sfar. Il en profita
pour sortir son fils de pension et, le tenant fermement par la main
pour ne pas le perdre, il alla se joindre au cortège funèbre.
La rue était pleine de monde, me racontait Bourguiba. Mon
père que j'ai toujours considéré comme un roc, pleurait comme
une fillette. Je voyais ses larmes couler sur ses joues. Même
à la mort de ma mère, en 1913, il avait les yeux secs. Je m'en
souviens parfaitement. A mon arrivée de Tunis, il m'avait alors
dit d'un ton ferme : «Va embrasser ta mère». J'allais l'embrasser

29
sur son front, déjà glacé. Mais le jour de l'enterrement de Béchir
Sfar, mon père n'était pas seulement triste, il était effondré. Il
m'expliqua, en me ramenant au collège, que Béchir Sfar avait
été président de la Jemiâ des Habous, qu'il avait été l'un des
fondateurs de la Khaldounia, en 1896, et que les exposés qu'il
dispensait dans cette institution constituaient un modèle de
patriotisme, ralliant à ses conceptions de nombreux auditeurs. En
mars 1906, à l'occasion de l'inauguration de la Tekia, il n 'hésita
pas à reprocher aux autorités françaises le bilan négatif de vingt-
cinq années de protectorat et à dénoncer la politique coloniale qui
jette continuellement une grande partie des Tunisiens dans la misère
note et l'infortune. L'administration coloniale qui voyait dans ses
contacts avec la jeunesse une réelle menace, l'éloigna de la capitale
en lui attribuant le poste de caïd à Sousse, ce qui ne l'empêcha pas
de poursuivre, dans l'hebdomadaire El Hadhira, sa dénonciation
des inégalités, des injustices et des convoitises des colons qui
s'appropriaient le patrimoine public et piivé du pays. Béchir Sfar
avait su - me précisa mon père - maintenir un peu de fierté au cœur
de nos compatriotes.
Le quatrième événement qui remonte à l'année 1922, concerne
sa première prise de position contre le pouvoir colonial. Le Destour,
fondé en 1920, trouvait auprès du bey Mohamed Ennaceur un
soutien efficace. Le résident général, Lucien Saint, qui n'appréciait
pas cette entente cherchait à semer la discorde entre le Parti et le
Souverain. L'un de ses stratagèmes risqua de tourner à l'émeute. Une
visite officielle du président de la république française, Alexandre
Millerand, était prévue en Tunisie. L'attaché de presse à la résidence,
de Mézières, accompagna le correspondant d'un journal français
auprès du Bey. Le journaliste publia une interview du souverain dans
laquelle il déforma ses paroles, lui attribuant une déclaration selon
laquelle il ne partageait pas les opinions du Destour. Le souverain,
hors de lui, menaça d'abdiquer. Le 5 avril, la nouvelle de l'abdication
de Mohamed Ennaceur, publiée par Essawab, journal dirigé par
Mohamed Jaïbi, se propagea dans la capitale. Les Tunisiens se
rendirent par milliers à La Marsa pour soutenir leur souverain. Parmi
-

eux se trouvaient deux jeunes, Habib Bourguiba et son ami Habib


Jaouahdou. Craignant que le président français, lors de sa visite, ne
trouve un pouvoir vacant, Lucien Saint fit déployer un escadron de

30
chasseurs d'Afrique autour du palais, ce qui fit revenir le souverain
sur son intention d'abdiquer. Les instigateurs de la manifestation
populaire en faveur du souverain, dont le poète Chadly Khaznadar,
l'un des fondateurs du Destour et proche parent du Bey, furent
suspendus de leurs fonctions et le journal Essawab, considéré comme
propagateur de fausses nouvelles, fut interdit. Réagissant contre une
telle procédure qui portait atteinte à la dignité du souverain et à la
liberté de la presse, Bourguiba et son ami adressèrent au Résident
général un télégramme de contestation : « Protestons énergiquement
contre la suspension d'Essawab» lui écrivaient-ils. Bourguiba qui
était alors en classe de première au Lycée Carnot évita de peu le renvoi,
grâce à l'intervention d'un parent monastirien, Tahar Zouiten, qui
exerçait les fonctions de secrétaire du proviseur. Quant à Mohamed
Ennaceur Bey, il ne put supporter cette atteinte à sa dignité et décéda
peu de temps après, le 10 juillet 1922.
Bourguiba obtint la première partie du baccalauréat avec
une excellente note en mathématiques. Son professeur en cette
matière, Monsieur Perrachon, mutilé de guerre qui se déplaçait à
l'aide de béquilles - me racontait Bourguiba - l'avait marqué par sa
bonhomie et par la clarté de son raisonnement. Il l'invitait souvent
au tableau en l'appelant « Monsieur Bourguiba », ce qui flattait
son amour propre. Ses camarades pensaient qu'il allait choisir la
section Mathématiques élémentaires pour la deuxième partie du
baccalauréat. Après réflexion, il opta pour la section philosophie,
discipline ouverte sur la logique, la psychologie et les problèmes
sociaux. A la fin de l'année, il était classé premier aux épreuves
écrites du baccalauréat avec une note de 16/20 en philosophie.
Son frère, Si Mahmoud, qui subvenait matériellement à ses
besoins, au prix de gros sacrifices, l'accompagna pour assister aux
épreuves orales. La question, tirée au sort, portait sur la méthode
expérimentale de Claude Bernard. Pendant le temps imparti à la
préparation de son exposé, le jeune candidat sembla distrait à son
frère qui, inquiet de le voir occupé par autre chose que la préparation
de sa question, lui faisait, de loin, des signes pour l'inciter à rédiger
quelque chose. « Je connaissais parfaitement le sujet, devait lui
déclarer Bourguiba en quittant la salle d'examen, mais je portais
toute mon attention sur mon examinateur pour le sonder et saisir le
genre de questions qu 'il posait ».

31
En 1924, il est inscrit à la faculté de droit, à Paris. Tout
l'intéresse. La vie parisienne, le théâtre, les débats à l'Assemblée
nationale, la littérature et même les cours de psychopathologie
donnés par le professeur Georges Dumas, à l'hôpital Sainte-Anne,
cours qu'il suivait d'une façon assidue. « J'étais empoigné par la
fébrilité politique et idéologique», déclarait-il plus tard dans ses
conférences de 1973, au Campus. Il se laisse séduire par la devise
« Vivre pour autrui », inscrite sous la statue d'Auguste Comte, place
de la Sorbonne. Si ses camarades prisent le cinéma, lui préfère le
théâtre, les cours de littérature française dispensés à la Sorbonne ou
encore les débats improvisés des ténors de la Chambre des députés.
Un jour du mois de novembre 1926, alors qu'il venait de recevoir de
Tunis une tranche de la bourse d'études qui lui avait été attribuée par
le Collège Sadiki, il rencontre au quartier latin un compatriote de ses
connaissances, grelottant de froid dans un complet léger et froissé,
qui lui explique qu'il cherche vainement du travail depuis plusieurs
semaines. Bourguiba lui remet la moitié de la somme qu'il venait de
percevoir. Il le quitte ébranlé de le voir dans cet état, puis revenant
sur ses pas, il le rappelle pour lui donner la seconde moitié de la
somme. « Tu achèteras un manteau bien chaud » lui dit-il.
Cette année 1926 fut marquée par deux événements
importants : la mort de son père en septembre et sa rencontre
de Mathilde Lefrat, née Lorrain, veuve de la première guerre
mondiale, dont l'adresse lui avait été communiquée par son
instituteur à Monastir, Pierre Mounier-Pillet. Mathilde devait
devenir sa femme et lui donner, en 1927, son fils unique, Habib
Bourguiba Junior.
En août 1927, Bourguiba rentre à Tunis avec une licence en
droit, un diplôme de sciences politiques en finances publiques,
une épouse française et un bébé de 5 mois. «J'ai choisi les
finances publiques, me disait-il, pour mieux comprendre les
secrets du déplacement irrésistible des richesses par le système
colonial ». Il s'installe d'abord, pendant quelques mois, au Kram,
chez son frère Si-Mahmoud. Il loue ensuite, en 1928, une maison
à Marsa-Ville, qu'il quitte au bout d'une année pour occuper à
Tunis, jusqu'en 1933, l'étage d'un petit immeuble sis au 16 rue
du Réservoir. Il s'installe ensuite à Mars a-Résidence, rue Taïeb
Bey, dans une maison qu'il fit construire avec ses appointements
et sa part d'héritage.

32
À quatre reprises, il changea de maître de stage. Maître Cirier
chez lequel il commença son stage en 1927, l'invita à quitter
l'étude au bout de quelques semaines en raison de ses idées
politiques. Le deuxième, maître Pietra, gêné par la popularité
croissante de son jeune stagiaire auprès de nombreux clients qui
préféraient s'adresser à lui, le confina aux écritures. Il poursuivit
son stage, pendant trois mois, auprès de Maître Salah Farhat
pour enfin se stabiliser chez maître Sebault où il se trouva si bien
qu'il prolongea son stage d'une année avant d'ouvrir, en 1931,
sa propre étude au 158, rue Bab Souika à Tunis. Il était apprécié
2

par les juges pour son éloquence mais aussi pour sa générosité,
son respect de l'éthique et son sens des responsabilités et se fit
rapidement une bonne clientèle. Chargé un jour d'une affaire de
meurtre où l'inculpé, un certain Wahada, si j'ai bonne mémoire,
persistait à nier son crime alors que tout laissait penser le contraire,
Bourguiba persuadé que son client ne lui disait pas la vérité lui
signifia que dans ces conditions, il ne pouvait le défendre. Il lui
fit toutefois remarquer qu'il risquait d'avoir ce meurtre sur la
conscience pendant toute sa vie, alors que s'il avouait son acte, il
lui garantissait un jugement avec une peine minimale. Le client
avoua finalement avoir tué pour défendre son honneur, l'homme
qu'il avait surpris avec sa femme. Il fut condamné à dix ans de
prison, puis fut gracié cinq ans plus tard.
Malgré son succès professionnel, Bourguiba se sentait
malheureux de côtoyer à longueur de journée un peuple miséreux,
démuni, affligé par la famine et surtout fatalement spolié par
les organismes fonciers de la colonisation qui, pour le moindre
prétexte, n'hésitaient pas à hypothéquer les terres des paysans.
En effet, l'étau du pouvoir colonial n'avait cessé de se resserrer.
Depuis les événements du Djellaz en 1911, la Tunisie vivait sous
l'état de siège.
Le journal Le Tunisien, organe du parti évolutionniste« Jeunes
Tunisiens », devenu en 1920 « Parti libéral constitutionnel » ou
« Destour», était suspendu, son directeur Ali Bach Hamba et le
président du Destour Abdelaziz Thaâlbi, expulsés. Le Destour
entrait dans une phase de repli face aux avancées de l'arbitraire
colonial : institution par le résident général Eugène Flandin, en

2. La plaque mentionnant le nom de maître Habib Bourguiba figure, à ce jour, à l'entrée


de l'immeuble.

33
1919, du tiers colonial en faveur des fonctionnaires de nationalité
française, extension des terres de colonisation en 1920, dissolution
en 1925, de la jeune organisation syndicale « Confédération
Générale des Travailleurs Tunisiens » (CGTT) et exil de son leader
M'hamed Ali El Hammi, promulgation, en 1926, par le résident
général Lucien Saint d'un décret réglementant la presse....
Bourguiba commentait ces événements avec ses amis Tahar
Sfar et Bahri Guiga et, à l'occasion, affirmait publiquement ses
positions. Ainsi, lors d'une conférence-débat organisée sur le
problème du voile, une dame, Habiba Menchari, se plaignit de
la condition de la femme et se défit de son voile en le jetant par
terre. Bourguiba demanda la parole. Il plaida pour le port du voile
qui, comme la chéchia, font partie des traditions et représentent,
dans les conditions inhérentes à la colonisation, un moyen de
se protéger de l'assimilation, face à l'occupation étrangère, par
l'affirmation de la personnalité tunisienne :
Nous devons nous attacher à tous les attributs, mêmes
décadents, de notre personnalité. Nous discuterons du voile
le jour où sa disparition ne menacera plus l'intégrité de notre
personnalité nationale.
Il fut critiqué par le socialiste et syndicaliste Joachim Durrel
qui, niant l'existence d'une personnalité tunisienne, allait jusqu'à
contester aux Tunisiens le droit à une patrie. Dans deux articles
parus les 1 et 23 février 1929, dans L'Étendard tunisien, sous
er

le titre « Le durrellisme ou le socialisme boiteux », Bourguiba


dénonça le caractère hybride de ces socialistes qui, en métropole,
prônent l'égalité des hommes et se posent en défenseurs du droit,
alors que dans les colonies, ils soutiennent l'exploitation des
richesses et pratiquent une politique d'assimilation pour garantir
la pérennité de la colonisation.
En 1930, la France commémora le centenaire de la colonisation
de l'Algérie par l'organisation à Carthage, du 7 au 11 mai, d'un
congrès eucharistique dont les dépenses fastueuses bénéficièrent
d'une subvention prélevée sur le budget tunisien. Tunis et sa
banlieue furent envahis par des pèlerins. Des processions de
jeunes catholiques vêtus d'uniformes de croisés traversèrent les
rues de Tunis. Dans les discours, il fut question de résurrection
de l'Église d'Afrique. Cette manifestation fut vécue par les

34
Musulmans comme un acte de propagande religieuse et son
caractère symbolique comme un outrage à la religion. Déjà, en
novembre 1925, à l'occasion du centenaire du cardinal Lavigerie,
dont la vocation était de christianiser les populations africaines,
la France nous avait fait l'injure d'ériger une statue du Cardinal
brandissant la croix, face à la Médina, à l'entrée de la rue qui mène
à la Grande Mosquée Djemâa Ezzitouna, l'une des plus anciennes
mosquées du monde arabe . Cette velléité de désislamisation et
3

d'assimilation avait provoqué une manifestation des étudiants de


la Grande mosquée dont certains furent appréhendés.
À l'occasion du cinquantenaire du protectorat (mai 1931),
alors que les Français se préparaient à fêter l'événement,
Bourguiba,dans un article intitulé « L'évolutiond'un protectorat »,
paru dans La Voix du Tunisien, les défiait en ces termes :
Tout traité de protectorat porte en lui son germe de mort
en raison même de son objet, un État ne pouvant être à la fois
sujet et souverain. Une évolution inévitable susceptible de se
manifester sous deux formes opposées y mettra nécessairement
un terme. S'agit-il d'un pays sans vitalité, d'un peuple dégénéré
qui décline, réduit à n 'être plus qu 'une « poussière d'individus »,
qu'un «ramassis de peuple», c'est la déchéance qui l'attend,
c'est l'absorption progressive, l'assimilation, en un mot la
disparition totale et inéluctable. S'agit-il au contraire d'un
peuple sain, vigoureux, que les compétitions internationales
ou une crise momentanée ont forcé d'accepter la tutelle d'un
État fort, la situation nécessairement inférieure qui lui est
faite, le contact d'une civilisation plus avancée, détermine en
lui une réaction salutaire : sous l'aiguillon de la nécessité qui
se confond en l'espèce avec l'instinct de conservation, il entre
résolument dans la voie du progrès, il brûle les étapes, une
véritable régénération se produit en lui et grâce à une judicieuse
assimilation des principes et des méthodes de cette civilisation,
il arrivera fatalement à réaliser, par étapes, son émancipation
définitive. L'avenir dira si le peuple tunisien appartient à l'une
ou à l'autre catégorie. 4

3. La mosquée Djemaa Ezzitouna a été édifiée en l'an 734, c'est-à-dire 102 ans après
la mort du Prophète et 238 ans avant la mosquée Al-Azhar du Caire.
4. La Voix du Tunisien, 23 février 1931.

35
Comme Habib Bourguiba, d'autres jeunes nationalistes,
notamment Mahmoud Materi, Mhamed Bourguiba, Tahar Sfar
et Bahri Guiga, se distinguaient par leurs écrits qu'ils publiaient
chacun dans le journal de son choix L'Étendard tunisien et La
Voix du Tunisien . Afin de mieux coordonner leur action, ils
5

décidèrent de constituer un comité de rédaction pour soutenir


La Voix du Tunisien. Cependant, à la suite d'un désaccord avec
le directeur de ce journal, le groupe s'isola pour créer son propre
quotidien L'Action Tunisienne. Le choix du titre lui-même était
significatif : le journalisme seul ne suffit pas, il faut lui associer
l'action. Au groupe des cinq se joignirent Ali Bouhajeb et Béchir
Mhedhbi qui assura le secrétariat de la rédaction. Le premier
numéro parut le 1 novembre 1932. Il contenait un article, « Le
er

budget tunisien », dans lequel Bourguiba se demandait :


Le protectorat ne constitue-t-il pas une formule commode
pour réaliser sans heurts et sous couvert d'une collaboration de
pure forme, l'appauvrissement progressif du peuple tunisien par
le moyen d'un déplacement systématique de ses richesses ?
Afin de communiquer ses idées à un éventail plus large
de la population, Tahar Sfar créa le quotidien arabe El Amal
qui signifie «Action». En 1931, Bourguiba se rendit en sa
compagnie à Vichy au congrès de la Ligue française des Droits
de l'Homme. Il y présenta un rapport intitulé « Le problème
tunisien ». Là, il fit la connaissance de Félicien Challaye avec 6

-lequel il tissa de solides liens d'amitié.


A la fin de l'année 1932, Mhamed Chenik, vice-président du
Collège tunisien au Grand Conseil et président de la Coopérative
tunisienne de Crédit, se rendit à Paris pour attirer l'attention
du gouvernement français sur les abus de la politique agricole
appliquée en Tunisie. Il déclara : « Toute collaboration est devenue
impossible entre la représentation élue tunisienne et une certaine
administration ». Une commission comprenant des fonctionnaires
métropolitains, présidée par Louis Tardi, directeur de la Caisse
nationale du Crédit agricole, fut désignée par le président Herriot

5. L'Etendard tunisien et la Voix du Tunisien ont été créés, le premier en 1929, le


second en 1931, par Chadly Khairallah, fils du général Khairallah Ben Mustapha.
6. Félicien Challaye, célèbre philosophe et membre du comité de la Ligue des droits de
l'homme avait combattu dans ses ouvrages la colonisation en Indochine.

36
aux fins d'examiner sur place la situation en Tunisie. La Résidence
désapprouva la liberté avec laquelle Mhamed Chenik avait agi à
Paris. Sa coopérative fut mise sous scellés . Mais alors que les
7

nationalistes n'avaient jamais apprécié les membres du Grand


conseil qu'ils considéraient comme des collaborateurs, Bourguiba,
voyant dans cette affaire le moyen de gagner les faveurs de la
grande bourgeoisie, décida de soutenir Mhamed Chenik. Il lança
-

un appel à l'union de tous les Tunisiens. Pour éviter d'engager


une polémique entre collègues militant dans le même journal, il
supprima d'un article de Ali Bouhajeb, une phrase litigieuse dans
laquelle ce dernier manifestait sa désapprobation au soutien de
Mhamed Chenik. A la parution de son article amputé d'une phrase,
Ali Bouhajeb dénonça la censure et décida de quitter le journal.
Il fut suivi de Bahri Guiga et Béchir Mhadhbi. Ces défections
menaçaient l'avenir du quotidien, d'autant plus que Mahmoud
Materi et Mhamed Bourguiba avaient avisé Habib Bourguiba
qu'ils ne pourraient pas produire plus d'un article par semaine.
Afin de maintenir la parution quotidienne de L'Action Tunisienne,
Habib Bourguiba dut abandonner son étude. Ses éditoriaux, écrits
dans un style clair et attrayant, retraçaient les événements du jour.
Les informations qu'il recevait de correspondants de tous les
coins du pays lui permettaient la rédaction d'articles véhéments
provoquant l'intérêt et suscitant des polémiques.
Le problème de la naturalisation des Tunisiens (lois du 12
juillet et du 20 décembre 1923) souhaitée par le pouvoir colonial,
lui donna l'occasion de mobiliser l'opinion contre cette politique
d'assimilation. À la fin de l'année 1932, la population de Bizerte
refusa l'inhumation d'un naturalisé dans le cimetière musulman,
ce que le Mufti de la ville approuva par une consultation juridique
(fatwa). Bien que les autorités du protectorat eussent obtenu
du Cheikh al-Islam de Tunis, Tahar Ben Achour, une fatwa
prescrivant que la naturalisation n'entraînait pas l'exclusion
du naturalisé de la communauté musulmane, Bourguiba mena
une campagne vigoureuse en faveur de la proposition du Mufti
de Bizerte. L'inhumation d'un naturalisé dans un cimetière
musulman fit désormais l'objet d'une opposition violente de

7. Habib Bourguiba : « L'affaire de la coopérative tunisienne de crédits », L'Action


tunisienne, 8 et 14 février 1933.

37
la population et d'une intervention des forces de l'ordre pour
réprimer les manifestations qui se produisaient un peu partout.
Les troubles, lors de l'inhumation des naturalisés, prenant de plus
en plus d'ampleur, le résident général Manceron promulgua, le
6 mai 1933, un arrêté réservant à l'inhumation des naturalisés,
un enclos spécial attenant aux cimetières musulmans. Il décida
en même temps de sévir contre tout nationaliste activiste et de
suspendre tout journal ou association hostile au protectorat.
Les 12 et 13 mai 1933, lors de son congrès, le Destour invita
le groupe de L'Action Tunisienne à se joindre à eux. Habib
Bourguiba, prenant la parole, annonça déjà l'éventualité d'une
scission au sein des nationalistes tunisiens :
Le grand parti libéral constitutionaliste avec son organisation
formidable était la formation toute indiquée pour unir et unifier
toutes les tendances du nationalisme tunisien, à condition qu'il
abandonne ses méthodes désuètes et son ancien programme,
largement dépassé par les événements et ne répondant plus aux
aspirations profondes du peuple. s

L'intégration du groupe au Destour eut pour conséquence


l'accroissement du nombre de cellules destouriennes dans le
pays. Les manifestations de rues - pratiquement abandonnées
depuis le procès du 11 novembre 1925 qui aboutit au
bannissement du syndicaliste Mohamed Ali El Hammi et
aux mesures répressives (limitation de la liberté de presse et
condamnation des délits politiques) ordonnées par Lucien Saint,
le 29 janvier 1926 - reprirent de plus belle. Les troubles et les
grèves se multiplièrent. Le 27 mai 1933, Manceron interdisait
les journaux tunisiens de langue française et le 31 mai, il
dissolvait le Destour. Le 1 juin 1933, une grève de dockers
er

paralysa le port de Tunis. Mais la création de cimetières réservés


aux musulmans naturalisés, considérée par la colonie française
comme une forme d'abdication, conduisit celle-ci à réclamer le
départ du résident général. Manceron fut remplacé par Marcel
Peyrouton, le 29 juillet 1933.
Quant à Bourguiba, son journal suspendu, il se rendit à
Monastir où il créa une cellule destourienne et plaça à sa tête un

8. L'Action Tunisienne du 16 mai 1933.

38
homme de confiance, Chadli Kallala. Le 8 août 1933, à Monastir,
la population s'opposa de nouveau, avec violence, à l'inhumation
d'un naturalisé dans le cimetière musulman au lieu de l'enclos
spécial. Le contrôleur civil fit intervenir les forces de l'ordre
pour réprimer cette manifestation et imposer l'inhumation dans
le cimetière musulman. Au cours des affrontements et des sévices
à la caserne militaire, un militant, Chaabane Bhouri, fut tué et
plusieurs autres blessés. Une délégation de Monastiriens se rendit
à Tunis pour demander à Bourguiba d'informer le Bey de ces
incidents graves. Le 4 septembre, Bourguiba était reçu au palais
beylical par le général Slim Dziri à qui il transmit le message
-

dont il avait été chargé. Dès le lendemain, le comité exécutif du


Destour adressait à Bourguiba un blâme pour n'avoir pas averti
au préalable son Parti de la tenue de cette audience. Considérant
que le comité exécutif n'avait pas à intervenir dans sa liberté
d'action, Bourguiba démissionna du Parti, le 9 septembre 1933.
Il fut aussitôt suivi par son frère Mhamed.
C'est au cours de cet été 1933 que j'ai vu Bourguiba pour
la première fois. Nous habitions alors La Marsa. Nous y avions
emménagé en 1929, sur les conseils de notre médecin de famille,
le docteur Ernest Conseil qui, ne trouvant pas de cause à notre
manque d'appétit, invoqua le microclimat peu aérée et humide,
disait-il, du quartier Bab Saadoun et recommanda une zone en
altitude ou mieux, l'air marin riche en iode. Pendant les trois
mois d'été, mon père qui exerçait les fonctions de rédacteur à
l'administration du collège Sadiki - dont il devint plus tard
l'administrateur - profitait de la séance unique pour nous amener
chaque après-midi à la plage. Il nous interdisait d'y aller le matin
comme la plupart des jeunes de notre âge, probablement par peur
des noyades, des coups de soleil ou des mauvaises fréquentations.
Ce n'est pas sans émotion que je me rends maintenant à cet endroit
situé, en regardant la mer, à gauche de la maison du père de
Salah et de Taieb Mehiri et à droite de la maison des Ben Ammar
où apparaissaient parfois Wassila et sa sœur cadette Neila. Le
chemin que nous empruntions pour aller à la plage était toujours
le même. Il longeait la villa de Madame Mathilde, cette dame
française qui venait souvent à la maison pour s'initier avec ma
mère à la langue arabe qu'elle prononçait avec un drôle d'accent.

39
Elles semblaient parfaitement communiquer, ma mère étant l'une
des rares tunisiennes, à l'époque, à avoir obtenu son certificat
d'études primaires. C'est donc à La Marsa, en allant à la plage,
par un après-midi d'été, que j'aperçus un homme élégant, jeune
et alerte, qui avançait d'un pas pressé. L'homme ne tarda pas à
rejoindre mon père et engagea avec lui une discussion très animée
dont je conserve toujours l'image. Il se démenait dans sa jebba
blanche immaculée, gesticulait et exprimait par des mimiques
changeantes, tantôt la joie, tantôt la colère. Étonnés et intimidés,
nous nous tenions à distance, mes frères et moi. Ce n'est qu'au
bout d'un temps qui me parut très long que mon père nous
rejoignit. Il nous expliqua que cet homme, monastirien comme
lui, et dont il connaissait parfaitement la famille, était le mari de
Madame Mathilde, qu'il était avocat, qu'il était engagé dans le
journalisme et la lutte nationale et qu'il habitait depuis quelques
mois la maison de la rue Taïeb Bey. Bourguiba connaissait bien
notre place habituelle à la plage et les habitudes de mon père,
pour être venu quelquefois s'asseoir à côté de lui pendant que
nous prenions notre bain puis notre goûter, ou que nous jouions
sur le sable jusqu'au crépuscule sous l'œil paternel vigilant.
Pendant l'année scolaire, Bourguiba ne paraissait plus.
Pourtant son fils Habib, que l'on appelait «Bibi», poursuivait
avec nous ses études primaires à l'annexe du collège Sadiki.
Nous prenions chaque matin le train T.G.M. , à 6 heures 50 pour
9

arriver à la gare « Le Passage » à 7 heures 20. Bibi se faisait


parfois accompagner par son oncle, Si Mahmoud, qui tenait
alors compagnie à mon père pendant le trajet. Du Passage, nous
poursuivions, à pied, notre chemin jusqu'au collège Sadiki où les
cours commençaient à 8 heures précises. Comme nous, Bibi était
externe surveillé, c'est-à-dire qu'il prenait ses repas de midi au
collège. Au retour, le soir, s'il nous arrivait de manquer le train,
nous trouvions Madame Mathilde attendant son fils, debout à la
gare de Mars a-Résidence ou chez nous, à la maison, pour vérifier
que nous n'y étions pas encore, s'assurant par-là que son fils,
comme nous, avait raté le train.
Je compris, plus tard, pourquoi Bibi ne se faisait jamais
accompagner par son père. C'est que l'année scolaire 1933-34 avait

9. Tunis-Goulette-Marsa.

40
été particulièrement riche en événements politiques. Le nouveau
résident général, Marcel Peyrouton avait décidé de venir à bout du
mouvement nationaliste, notamment en semant la discorde entre le
groupe de l'Action et les membres de la commission exécutive du
Destour. Il essaya d'améliorer ses relations avec les membres de la
commission exécutive du Destour en autorisant la parution de leur
journal El Irada. En novembre 1933, il invita certains membres
de la commission exécutive ainsi que Mahmoud Materi et Bahri
Guiga du groupe de l'Action, et leur annonça des réformes en vue
de l'amélioration du statut des fonctionnaires tunisiens et de la
réduction du tiers colonial. Mais il leur fit promettre de garder le
secret pour ne pas déchaîner une réaction de la colonie française.
Bahri Guiga viola le secret de cette réunion auprès d'autres
militants du groupe de l'Action. Il fut immédiatement exclu par
la commission exécutive pour son indiscrétion. Materi et Sfar, par
solidarité, démissionnèrent à leur tour.
Écartés du Destour, mais décidés à poursuivre leur action et à
renforcer leur base militante, Bourguiba et ses camarades se lancèrent
dans une campagne d'explication à travers le pays. À Ksar Hellal,
le 3 janvier 1934, en plein ramadan, les destouriens refusèrent de
l'accueillir, lui et son ami Tahar Sfar, au local de la cellule. Devant
leur insistance, le militant Ahmed Ayed proposa de les recevoir
le soir, dans son pressoir, après la rupture du jeûne. Bourguiba et
Sfar retournèrent à Monastir pour dîner puis se présentèrent, au
heu et à l'heure convenus. Ahmed Ayed y avait invité un groupe de
militants.
La nuit était froide, me racontait Bourguiba. J'avais les pieds
gelés. L'assistance d'abord réticente et fermée à nos explications
commença peu à peu à se détendre pour se ranger à notre option
politique au bout de trois heures de débats, vers minuit.
Pour Bourguiba, ce contact direct avec les militants fut une
révélation. Il venait de découvrir l'instrument majeur qui allait
lui permettre de dynamiser le peuple pour la cause nationale.
Les articles de presse s'adressent à une élite qui certes, a une
influence sur l'opinion, mais seuls, ils ne peuvent constituer une
force suffisante pour affronter la puissance coloniale. Il fallait
multiplier les contacts avec toutes les couches de la population.
Aussi Bourguiba et ses amis organisèrent-ils des réunions dans
tout le pays pour expliquer leur conception de la lutte nationale.

41
L'augmentation notable du nombre d'adhérents et du nombre
de cellules destouriennes témoignait de l'impact de leurs
interventions.
La nouvelle équipe suggéra la tenue d'un congrès
extraordinaire pour arrêter la doctrine de la lutte nationale et
définir sa ligne d'action. La date du congrès fut fixée au 2 mars
1934. Le Résident général, toujours dans l'optique de diviser
le mouvement, laissa faire. À la date fixée, le congrès tint ses
assises à Ksar Hellal. Certaines cellules, restées fidèles aux
anciens destouriens n'envoyèrent pas de délégués. La majorité
des présents adhéra aux options défendues par le groupe des
jeunes. Le parti dissident fut nommé Néo-Destour et un nouveau
bureau fut constitué : Mahmoud Materi en fut désigné président,
Habib Bourguiba secrétaire général, Tahar Sfar secrétaire général
adjoint, Mhamed Bourguiba trésorier et Bahri Guiga trésorier
adjoint. A l'époque, Salah Ben Youssef poursuivait ses études en
droit à Paris.

42
CHAPITRE 3

MOUVEMENT NATIONAL
ET COMBAT
POUR L'INDÉPENDANCE

(2 MARS 1 9 3 4 - 31 JUILLET 1 9 5 4 )
L'homme de volonté a l'avenir pour complice.

CHARLES NICOLLE

Dès la création du Néo-Destour, Bourguiba entreprit de parcourir


le pays pour raffermir le contact avec le peuple. Il allait de village en
village, de préférence le jour du marché hebdomadaire, pour toucher
les masses qui venaient du fond de la campagne. S'exprimant dans
un langage dialectal imagé, ses discours percutants et persuasifs
produisaient un effet considérable. Il soutenait les revendications des
ouvriers et des paysans brimés par l'ordre colonial. Pour la première
fois, les masses populaires résignées qui, jusqu'ici se sentaient
abandonnées, trouvèrent l'espoir dans cette solidarité avec une élite
dont le discours adhérait à leurs déboires et à leurs espoirs.
Afin de sensibiliser l'opinion française à son action et aux
revendications destouriennes de justice et de dignité, Bourguiba
invita, en avril 1934, le professeur Félicien Challaye et son épouse,
pour une tournée à travers le pays. Ses invités furent conquis par
son enthousiasme, son charisme, son courage et son pouvoir de
galvaniser les masses.
Le Résident général finit par comprendre que la scission du
Destour, loin d'affaiblir le mouvement nationaliste, avait renforcé
la nouvelle équipe qui avait la capacité de mobiliser le peuple
dans une lutte contre l'administration coloniale. Parlant des Néo-
Destouriens, Marcel Peyrouton écrivait :
Les Néo-Destouriens dont le chef était Habib Bourguiba
représentaient l'élément jeune, athée et occidentalisé de
l'élite tunisienne. Ils étaient révolutionnaires par leur appétit
d'universalité, dans la conception des réformes et l'instantanéité
de leurs réalisations. Ils systématisaient la violence.'

1. Histoire générale du Maghreb, Marcel Peyrouton .Édition Albin Michel, Paris 1966,
p. 247.

45
Bourguiba, de son côté, savait que l'épreuve de force n'allait
plus tarder. Le 30 août 1934, dans un long article intitulé « Signes
avant-coureurs de la tempête » publié par El Amal, il écrivait
notamment :
Chaque fois que le gouvernement se trouve impuissant
à accomplir son devoir et que les moyens de la duplicité, de
l'intoxication et de la poudre aux yeux se révèlent impuissants, il
recourt à une politique de force et de pression pour détourner le
peuple de ses revendications et terroriser les faibles au point de
les amener à préférer leur condition présente, leur misère, leur
dénuement, leur humiliation, au sort dont ils sont menacés avec
son cortège d'emprisonnement, de déportation, de répression
et d'effusion de sang, et de conclure : les menaces ne nous
feront pas céder, alors que notre peuple est affamé : vous savez
pertinemment qu 'à ce sort indigne, la mort est préférable.
Le 1 septembre, Peyrouton interdisait les journaux
er

d'opposition tunisiens et français et le 3 septembre 1934, les


principaux dirigeants destouriens étaient arrêtés. Bourguiba qui
se trouvait à Monastir d'où il devait se rendre, le lendemain, à une
réunion à El Djem, fut averti que le Caïd attendait les gendarmes
pour procéder à son arrestation. Chadli Kallala, chef de la
cellule, se plaça devant la porte, déclarant qu'il faudrait passer
sur son cadavre avant que l'on n'arrête son chef. Bourguiba lui
répondit :
Non, il faut me laisser partir. Mais votre devoir est de
maintenir l'agitation après mon départ.
Et il fut arrêté.
En chemin vers le Sud, le convoi des déportés, comprenant
huit dirigeants du Néo-Destour, s'arrêta à Gabès pour le déjeuner.
Un serveur, déjouant la surveillance, le rejoignit alors qu'il quittait
la table pour aller se laver les mains et lui demanda discrètement
s'il était bien Bourguiba. «Oui, c'est moi» lui répondit-il,
ajoutant : « Acceptez-vous de me rendre un service ? » L'homme
acquiesça. « Allez à Monastir. Avisez Chadli Kallala de notre
départ vers le Sud et dites-lui surtout de ne pas manquer de faire
ce que je lui ai recommandé ».
Aussi, à la suite de ces déportations, les émeutes se
multiplièrent pour réclamer la libération des prévenus. Mais
Peyrouton, qui avait encore durci sa position, procédait lors de

46
chaque manifestation à de nouvelles arrestations, à tel point
que tous ceux qui exprimaient la moindre velléité de faire de
la politique se trouvaient déportés dans le Sud. Les dirigeants,
d'abord installés à Kebili, furent ensuite transférés à Bordj Lebœuf
où leur nombre s'éleva bientôt à soixante. D'autres militants
étaient détenus dans des villages relevant des territoires militaires.
Afin d'entretenir l'amalgame pour compromettre les Destouriens
aux yeux de l'opinion publique et affaiblir le mouvement de
protestation, le Résident général n'hésita pas à associer des
communistes au groupe des nationalistes. Mais les manœuvres
du Résident général étaient loin d'échapper à Bourguiba qui ne
cessait de les dénoncer à ses compagnons de déportation.
Bourguiba encourageait ses compagnons à tenir bon, il leur
expliquait qu'au moindre fléchissement de leur part, le Néo-
Destour risquait de perdre toute audience auprès du peuple.
Aux militants détenus dans des villages relevant de territoires
militaires, il faisait parvenir le même message pour les encourager
à résister aux vicissitudes de la déportation. Un jour, il confia à
un ancien militaire tunisien qu'il était arrivé à rallier à sa cause,
une lettre destinée à son frère Mhamed, exilé à Tataouine. Cet
homme fut arrêté et la lettre saisie. Bourguiba, affecté d'avoir été
à l'origine de cette arrestation, adressa à Peyrouton la missive
suivante, datée du 20 novembre 1934, dans laquelle il écrivait
notamment :
Un service d'espionnage auquel je me plais à rendre hommage
a intercepté la lettre. Mon service de contre-espionnage m'a
immédiatement averti. (...) Cette lettre est destinée à obtenir, si
possible, la libération d'un pauvre diable - ancien combattant de
Verdun - qui devant aller à Médenine toucher sa retraite, s'est
chargé, sans penser mal, de porter ma missive et a été arrêté
à Tataouine, laissant une femme et un bébé de trois mois sans
soutien. Quant à moi, je suis à votre disposition. «J'accepte l'âpre
exil n 'eut-il ni fin ni terme et je vivrais proscrit voulant rester
debout». (...) Aussi n 'attendez de moi ni soumission ni rémission
car c 'est alors que je perdrais l'estime de mon adversaire à laquelle
je tiens.
Cependant, la déportation se prolongeant, la démoralisation
finit par gagner certains de ses compagnons qui cessèrent de lui
adresser la parole, l'accusant d'être responsable du marasme dans

47
lequel ils se trouvaient. Guiga considérait que le Néo-Destour avait
fait faillite. Materi ne cachait pas qu'il ne pouvait plus supporter
ce mode de vie et qu'il voulait reprendre son travail à Tunis. Le
15 avril 1935, les détenus rédigèrent à l'insu de Bourguiba, une
requête au général Paul Azan, commandant supérieur des troupes
de Tunisie, dans laquelle ils déclaraient :
Nous affirmons que nous n'avons nullement l'intention,
après notre retour dans nos foyers, de faire ou de provoquer la
moindre agitation. Il ne nous viendra jamais à l'esprit de susciter
des difficultés quelconques au gouvernement du moment où le
résident général M. Peyrouton est en train de réaliser l'œuvre de
redressement économique et administratif nécessité par la gravité
de l'heure. 2

Ils présentèrent alors à Bourguiba cette lettre signée par tous.


Bourguiba refusa de la signer. Devant leur insistance, il finit par
accepter d'y apposer sa signature, afin d'éviter l'effritement du
Parti, mais leur demanda, en contre partie, de rédiger un procès
verbal relatant la situation et confia ce document, daté du 16 avril
3

1935, à Sadok Hamida, l'un des rares compagnons qui lui était
resté fidèle. Sadok Hamida sauva ce document en le cachant dans
les semelles de ses babouches. A la suite d'une seconde lettre
écrite au Résident général, le 10 juillet, ce dernier s'engagea à
procéder à la libération de tout détenu qui « reconnaîtrait ses torts
et demanderait l'aman ». Le premier qui flancha fut le frère aîné
de Bourguiba, Mhamed. Dans une lettre personnelle au Résident
général, il s'engagea à cesser désormais toute activité politique
pour se consacrer uniquement à ses devoirs de père de famille et
à son métier d'avocat. Cette lettre humiliante, datée du 13 août
1935, eut pour conséquence de ressouder les liens des déportés
de Bordj Lebœuf et de leur redonner courage. Materi lui-même
adopta un langage plus ferme.
En France où le Front populaire gagnait du terrain, on
considérait que la mission de Peyrouton, pour ramener le calme
en Tunisie, avait échoué. Le 7 mars 1936, il fut remplacé par
Armand Guillon. Le 3 mai, le socialiste Léon Blum prenait la tête
du gouvernement français. Le 22 mai, tous les déportés politiques

2. Habib Bourguiba, Ma vie, mon œuvre (1938-1943), Édition Pion 1986, p. 72.
3. Félix Garras, Bourguiba et la naissance d'une nation. Julliard 1956, p. 85.

48
tunisiens étaient relâchés. Malgré les divisions qui s'étaient
manifestées, la plupart des militants sortirent la tête haute de leur
long calvaire de plus de vingt mois et le Néo-Destour se trouva
renforcé par le succès de cette première épreuve de force.
En dépit du scepticisme de certains de ses camarades,
Bourguiba trouvait le moment propice pour maintenir la pression
sur le gouvernement colonial, jugeant le contexte favorable en
France. Aussi, quelques semaines à peine après sa libération, il
se rendit en France où il comptait des amis socialistes. Grâce
à l'intervention de Charles-André Julien, secrétaire général du
haut comité méditerranéen, il fut reçu, le 6 juillet 1936, par Pierre
Vienot, sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères, à qui il
remit un mémorandum sur les revendications tunisiennes.
Dans le journal L'Action, Bourguiba explique sa politique en
relatant son entretien avec Vienot:
L'idéal normal, logique et nécessaire du peuple tunisien -
comme tous les peuples soumis à une tutelle étrangère - est de
réaliser un jour son indépendance. Mais cette indépendance,
nous la concevons comme la conséquence nécessaire de son
émancipation qui sera aussi bien l'œuvre de la France que du
parti qui a la confiance des masses. (...) Aussi avons-nous songé
de tenter avec la France, une vaste expérience en vue d'orienter
le protectorat, par des moyens pacifistes, vers un régime normal
qui tire sa force, non de la résignation du plus faible, mais de son
adhésion libre, pleine et entière, et de la claire vision des intérêts
communs.
La colonie française de Tunisie, craignant les conséquences
de cette nouvelle orientation politique s'éleva auprès du Résident
général, contre tout projet de réformes. Le porte-parole des
colons, Robert Vénèque, président de la chambre française
d'agriculture, dans une lettre à Armand Guillon datée du 23
janvier 1937, l'avertit de la préparation d'une révolte prochaine
dont les Français seraient les victimes, et alla jusqu'à proférer des
menaces :
Si des mesures énergiques et immédiates ne sont pas prises,
le sang coulera. Je vous en tiendrais pour responsable.
Le 12 février 1937, Bourguiba se rendit de nouveau en France,
mais cette fois Pierre Viénot refusa de le rencontrer. Bourguiba
lui fit néanmoins parvenir un mémoire sur la situation politique

49
et économique en Tunisie. Une semaine plus tard, Pierre Vienot
se rendit à Tunis et reçut une délégation du bureau politique du
Néo-Destour dirigée par Mahmoud Materi . Pour ne pas irriter la
4

colonie française, il évita d'associer Bourguiba à cette délégation.


Mahmoud Materi lui fit part du malaise économique et plaida pour
une émancipation du pays dans le cadre du protectorat. Tout en
se prononçant sur le caractère définitif des traités liant la Tunisie
à la France, Pierre Viénot déclara que « certains intérêts privés
des Français de Tunisie ne concordent pas nécessairement avec
l'intérêt de la France ». Mais le gouvernement du Front populaire
tomba le 22 juin 1937. La Résidence se montra, dès lors, plus
ferme et interdit toute réunion publique.
Le 8 juillet 1937, Abdelaziz Thaâlbi , figure emblématique du
5

Vieux Destour, est autorisé à rentrer au pays. Il se met aussitôt en


campagne, essayant de ramener les militants à plus de modération.
Il semble décidé à réunifier le parti sous son autorité et taxe
Bourguiba et ses compagnons d'égarés et de déviationnistes.
Mais Bourguiba, qui dirigeait de fait le Néo-Destour, n'accepte
ni de modifier sa ligne de conduite, ni de partager le pouvoir
avec le vieux militant qu'il suspecte d'avoir été dépêché par la
France pour réduire l'action du Néo-Destour. Il désapprouve la
politique du « tout ou lien » des Archéos qui ne peut que rejeter le
parti dans l'isolement. A ceux qui lui reprochent sa politique de
compromis engagée avec Pierre Viénot, il explique que la vraie
politique est celle qui s'appuie sur le réel, ajoutant :
C'est depuis notre retour de Borj-Le-Bœuf et depuis le
renversement que ce retour a révélé dans la politique de la France,
que nous avons poussé de toutes nos forces au développement de
cette politique. La France a cessé de voir en nous des malfaiteurs
ou des ennemis, elle a voulu causer avec nous, elle a essayé de
comprendre le peuple tunisien et de concilier les besoins et les

4. La Presse de Tunisie, « Chez le docteur Materi »,4 juin 1936 et « Le docteur Materi,
pour une collaboration étroite avec la France », 5 juin 1936, sous la plume de Claude
Alain.
5. Abdelaziz Thaâlbi, auteur de La Tunisie martyre, s'est exilé au Caire depuis le 26
juillet 1923, soit six jours après la mort de Mohamed Ennaceur Bey et l'accession au
trône de son cousin Mohamed Lahbib Bey, docile au protectorat. Dans sa déclaration
au juge d'instruction De Guérin du Cayla, il indiquait que Monsieur Gaillard,
ministre de France en Egypte, insistait pour son retour à Tunis. H. Bourguiba, Ma
vie, mon œuvre 1938-1943. Pion 1986, p. 66.

50
aspirations du peuple avec les intérêts français. Devions-nous lui
répondre par une fin de non recevoir et nous draper dans une
attitude négative et faire le jeu des exploiteurs ? (...) Si cette
conception doit nous valoir pour aujourd'hui les ligueurs de la
répression, j'ai la ferme conviction qu'elle s'imposera demain,
inéluctablement, aussi bien à la France qu'à la Tunisie, car elle
est la seule praticable, la seule possible, la seule humaine.
Aussi, entreprit-il de barrer la route à Abdelaziz Thaâlbi, aidé
par Slimane Ben Slimane, Habib Thameur, Hédi Nouira et Ali
Belhaouane, anciens membres du bureau du Néo-Destour en France,
ainsi que de Salah Ben Youssef et Bahi Ladgham qui représentaient
l'aile radicale du Néo-Destour. Abdelaziz Thaâlbi est conspué au
cours de ses tournées au Sahel et même à Mateur, l'un des fiefs du
Vieux-Destour. Le ton monte entre les deux leaders. Thaâlbi rejette
le projet proposé par Bourguiba, d'un congrès qui décidera de la
position à suivre. Face au durcissement du gouvernement français à
l'égard du Néo-Destour, Bourguiba décide de lui retirer « le préjugé
favorable » qu'il lui avait reconnu un an auparavant et d'appeler à
une grève pour soutenir les troubles qui avaient éclaté en Algérie et
-

au Maroc. Materi condamne ces méthodes qui peuvent conduire le


Résident général à durcir encore plus ses positions. Aussi, craignant
le pire, il présente, le 17 décembre 1937, sa démission au conseil
national du Parti, déclarant que la politique n'était pas sa vocation
et qu'il y était venu par amitié pour Bourguiba. D'abord refusée,
6

elle est enfin acceptée, en janvier 1938. Bourguiba, quant à lui, est
décidé à poursuivre la lutte. Dans un article intitulé « Inconscience
ou cynisme ?», il rappelle qu'à toutes les provocations en série
du pouvoir colonial, le Parti a déjà répondu par l'organe de son
Conseil national :
Continuer la lutte avec plus de force que jamais, pour une
action coordonnée des masses tunisiennes, en vue de hâter
l'avènement d'une politique d'entente et de compréhension qui ne
peut se concevoir que par l'abolition des inégalités et privilèges
basés sur la race ou la nationalité. 1

La tension avec le pouvoir colonial ne cesse d'augmenter


et la répression reprend de plus belle. Le 8 janvier, lors d'une

6. Slimane Ben Slimane, Souvenirs politiques, Collection «Mémoire», Cérès


Productions, 1989, p. 101.
7. L'Action tunisienne, 25 décembre 1937.

51
manifestation syndicale à Bizerte, la police et les gendarmes tirent
sur la foule, tuant six personnes. Le Parti répond à la violence
par l'incitation à la désobéissance civile. A Nabeul, Bourguiba
harangue la foule :
On ne doit craindre ni la police, ni les gendarmes, ni les tanks.
On ne doit baisser la tête devant personne quand on ne réclame
que son droit. Que la France accepte nos revendications et nous
vivrons en paix. Si elle nous accorde les réformes qu 'elle nous a
promises, elle trouvera en nous des amis. Si elle ne fait lien pour
nous, nous reprendrons notre liberté d'action.
Le 22 mars, Ali Belhaouane, professeur au collège Sadiki,
est suspendu de ses fonctions pour avoir tenu, le 19 mars au local
du Parti, malgré l'interdiction de la Résidence, une conférence
sur la participation de la jeunesse à l'action destourienne et à
la lutte politique. Apprenant la nouvelle de son arrestation, les
élèves du collège Sadiki et les étudiants de la Grande Mosquée
lancent un ordre de grève pour le 27 mars. Les autorités décident
la fermeture du collège Sadiki. Slimane ben Slimane, Youssef
Rouissi, Salah ben Youssef, Hédi Nouira et Mahmoud Bourguiba,
poursuivant leur campagne d'incitation à la désobéissance civile
sont arrêtés le 6 avril. Le 8 avril, à l'appel du Néo-Destour, une
foule massée devant la Résidence demande la libération des
détenus. Le Résident général reçoit Mahmoud Materi qui avait
été invité à se joindre à cette manifestation. À la suite de son
entrevue, Materi se rend au domicile de Bourguiba, alité, pour lui
demander d'arrêter cette escalade. Bourguiba refuse, objectant
que la France ne lui offrait aucun compromis.
Le lendemain, 9 avril 1938, Ali Belhaouane est appelé à
comparaître devant le tribunal militaire. Des heurts se produisent
entre les militants et les forces de l'ordre qui brutalisent la foule.
On compte de nombreux morts et blessés. L'état de siège est
proclamé. Bien que souffrant, Bourguiba est arrêté. Il avait déjà
rédigé l'éditorial de L'Action qui devait paraître le lendemain
et dont la morasse, corrigée de sa main, figure dans le dossier
instruit par le juge d'instruction, le colonel de Guérin du Cayla.
Dans cet article intitulé « La rupture », il écrit notamment :
La bataille était nécessaire... Nous sommes persuadés qu'à
la longue, elle fera fléchir aussi bien les prépondérants que la

52
France elle-même. Souhaitons que lorsque les prépondérants se
décideront à faire des concessions, il ne sera pas trop tard pour
la France.
Le 9 avril 1938, je n'avais pas encore 13 ans. Madame
Mathilde Bourguiba avait dû vendre sa maison de Marsa-
Résidence pour subvenir aux besoins de sa famille. Depuis 1935,
elle avait loué un logement à Tunis, au n°6 de la rue Djemâa
El-Haoua qui donne sur la place aux Moutons, devenue après
l'Indépendance, place du Leader. A La Marsa, l'atmosphère
était lourde. Tout l'après midi, des groupes de manifestants
parcouraient les rues en entonnant des chants patriotiques. En
rentrant de Tunis, mon père parla d'une véritable insurrection,
de façades de magasins éventrées, de morts jonchant la cour du
palais de justice et le trottoir, d'un tramway renversé en pleine
place Bab Souika, de militaires casqués venus en renfort soutenir
les policiers. Il s'enferma ensuite dans sa chambre. Au bout
d'une quinzaine de minutes, il en sortit, une boite métallique à la
main. Il la cacheta minutieusement à la cire et alla l'enterrer dans
le jardin. Il y avait mis des correspondances compromettantes
ainsi qu'un drapeau tunisien qu'il conservait amoureusement et
qui, à l'époque, était proscrit. Mon père semblait d'autant plus
inquiet qu'il avait été, au cours des années vingt, convoqué par
les autorités du protectorat qui lui avaient demandé d'intervenir
auprès de son frère Salem Eschadely afin qu'il cesse toute
8

activité politique.
Madame Bourguiba se faisait beaucoup de soucis pour son
mari. La minutie dont le colonel-juge d'instruction faisait preuve,
au cours de l'interrogatoire, afin de compromettre les prévenus,
et sa détermination à les inculper, ne lui laissaient pas beaucoup
d'espoir. Nombreuses étaient les lettres qu'elle adressait à des amis
en France, notamment au professeur Félicien Challaye et à son

8. Salem Eschadely qui poursuivait ses études médicales en France, fonda l'Association
des étudiants musulmans nord-africains (AEMNA) dont il fut le premier président
en 1927. Il milita au sein du Néo-Destour et fut membre du Conseil national du
Parti en 1936. (R. Casemajor, L'Action nationaliste en Tunisie, p. 319). En octobre
1937, il participa au congrès du Néo-Destour de la rue du tribunal. Il fut arrêté pour
complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l'État, le 24 août 1946, avec
les personnalités tunisiennes ayant participé au Congrès clandestin de la « Nuit du
Destin » qui réclamait l'indépendance de la Tunisie.

53
épouse. Elle dactylographiait elle-même les rapports à l'intention
de l'avocat maître Mohamed Noômane, ancien militant du Vieux-
Destour, devenu l'un des plus grands admirateurs de Bourguiba.
« Il a été formidable à l'audience, disait maître Noômane à mon
père, chaque fois qu'il le rencontrait, mais je crois que cette fois-
ci ils ne le lâcheront pas ». Il ne tarissait pas d'éloges, émerveillé
par le courage, l'habileté et l'intelligence de son client et outré
de voir certains militants se transformer en témoins à charge.
Thaâlbi ne déclara-t-il pas, lors de son interrogatoire par le juge
d'instruction De Guérin du Cayla, à propos de sa responsabilité
dans les émeutes du 9 avril 1938 ?
A mon avis, la responsabilité est partagée, moitié par
les dirigeants néo-destouriens qui ont commis de véritables
enfantillages en excitant le peuple, à en juger d'après leur
propagande, moitié par l'administration responsable qui aurait
dû intervenir plus tôt pour réprimer leurs abus. 9

Quant au docteur Mahmoud Materi, ancien président du Néo


Destour, il déclara :
Mon opinion est celle de l'émancipation. J'ai toujours
combattu le principe de l'Indépendance parce que irréalisable
et dangereux pour les Tunisiens mêmes, en tant que patriote
tunisien ». 10

D'autres se distinguaient par leur courage et leur patriotisme.


Slimane Ben Slimane classait les inculpés comme suit :
D'abord, au sommet, «les durs». Bourguiba était en tête,
suivi de Salah Ben Youssef qui a rallié les durs pour l'épreuve
du 9 avril, alors qu'à Bordj Le Bœuf, en 1935, il était parmi les
flanchards. "
Le 22 novembre 1938, Éric Labonne remplace Armand
Guillon. Un comité d'accueil l'attend à son arrivée à Tunis, au
sein duquel Chadlia et Saïda Bouzgarrou, nièces de Bourguiba,
et les deux filles Mahjoub s'étaient infiltrées, un bouquet de
fleurs à la main. Au passage du Résident général, elles se mirent
à clamer « Vive la Tunisie, vive la France, à bas les privilèges,
vive le Destour, vive Bourguiba ». Elles furent immédiatement
appréhendées par la police et passées en jugement. Dans le but

9. Habib Bourguiba, Ma vie, won œuvre (1938-1943), Édition Pion 1986, p. 68.
10. Id.p.74.
11. Slimane Ben Slimane, Souvenirs politiques, Cérès Productions 1989, p. 123.

54
de dévoiler les objectifs du Destour, le juge invita le secrétaire
général de ce parti à la barre. Bourguiba se présenta entre deux
policiers. A son entrée dans la salle d'audience, il fut acclamé par
l'auditoire, ce qui conduisit le Président à faire évacuer la salle.
En Europe, l'Allemagne nazie équipait son armée et l'Italie
fasciste ne cachait plus ses visées sur la Tunisie. Afin d'impliquer
le Néo-Destour dans une collusion avec l'Axe, la France déclara
avoir saisi sur un Italien dénommé Balbo, une lettre révélant des
relations de Bourguiba avec un membre du gouvernement italien,
le ministre Anfuso . L'expertise de cette lettre devait montrer
12

qu'il s'agissait d'un faux forgé par la nation «protectrice».


Les militants destouriens étaient pourtant lucides sur la position
à adopter face au conflit franco-italien. Voici ce qu'écrivait
Bourguiba à Maître Pierre Dominique :
Le danger italien, nous le réalisons autant, sinon plus que la
France, car si pour la France, il pose un problème d'hégémonie
ou de puissance, pour nous, il pose un problème de vie ou de
mort. Et rien ne pourra endormir notre méfiance ni apaiser nos
inquiétudes, car le mouvement qui pousse le fascisme italien
vers l'Afrique du Nord est un de ces mouvements impérialistes
irrésistibles, conditionné beaucoup plus par la géographie que
par le caprice d'un dictateur. Aussi, contre ce danger réel, nous
n 'avons pas trop de nos forces aussi bien morales que matérielles,
conjuguées avec celles de la France. (...) Malheureusement, les
gouvernements français ayant si souvent confondu la cause de
la France avec celle des prépondérants, il est à craindre que le
peuple tunisien ne fasse à son tour, au moment critique, la même
confusion et n 'en arrive à voir, dans la cause de la France celle de
ses exploiteurs les plus irréductibles. 13

Le 10 juin 1939, le tribunal militaire prononce son verdict.


Bourguiba et ses dix-huit compagnons sont inculpés d'incitation
à la guerre civile et de complot contre la sûreté de l'État.
Incarcérés à la prison militaire de Tunis, ils sont ensuite transférés
à Téboursouk. Bahri Guiga et Tahar Sfar devenus témoins à

12. Habib Bourguiba Ma vie, mon œuvre 1938-1943, Pion 1986, pp. 680-681.
13. Interrogatoire de Bourguiba par le juge d'instruction de Guérin du Cayla, Dossier
n°1, document 64/16-31/193 8.

55
charge, sont libérés . Ce dernier regrettant d'avoir accusé son
14

ami Bourguiba, devait sombrer dans une dépression qui l'emporta


en 1942. Fin octobre 1939, Bahi Ladgham, Hédi Saïdi, Hsouna
Karoui et Hédi Khefacha sont arrêtés. Bahi Ladgham et ses
compagnons sont incarcérés à Lambèse en Algérie jusqu'au 7
mai 1944.
La deuxième guerre mondiale éclata en septembre 1939.
En 1940, nous quittions La Marsa pour nous réinstaller à Tunis,
non pas à Bab-Saâdoun, dans la maison de mon grand-père où
j'avais vu le jour, mais dans un des endroits les plus surélevés
de la capitale où mon père avait acheté une villa entourée d'un
immense jardin, attenante à l'un des réservoirs d'eau de la
capitale, sise 3 bis rue du Réservoir, à environ deux cents mètres
de la place aux Moutons. Nous retrouvions ainsi le voisinage de
Madame Mathilde et de Bibi. Contrairement à la solitude dans
laquelle la famille Bourguiba se trouvait à La Marsa, leur maison
à Tunis était maintenant très animée. On y voyait notamment
Chadlia, Mongia et Saïda Bouzguarrou, filles de Najia, la sœur
de Bourguiba et Rifaât, fils de son frère aîné Si-Mohamed, élève
comme nous au collège Sadiki. Il y avait également Ammar qui
aidait déjà la famille Bourguiba à La Marsa et qui devait, plus
tard, devenir le chauffeur attitré du président Bourguiba. De
nombreux militants venaient par ailleurs rendre visite à Madame
Mathilde, s'enquérir de sa santé, voir si elle ne manquait de rien
ou lui manifester leur sympathie et leur soutien. La sollicitude
envers la famille était générale : certains commerçants auprès
de qui Madame Bourguiba faisait ses emplettes, tel Abdelkader
dont le magasin était situé à l'angle d'un couloir périphérique
du marché central de Tunis, lui rendaient en monnaie, après ses
achats, toute la somme qu'elle leur avait donnée. C'était leur
manière de manifester leur nationalisme. D'autres, tel Abdelmajid
Mestiri, se mettaient à sa disposition, par patriotisme, pour l'aider
dans la préparation ou le transport du couffin, les jours de visite
à la prison.
Au Parti, Habib Thameur et Taieb Slim prirent la relève.
Avec la détention de ses principaux dirigeants, l'activité du Parti

14. Slimane Ben Slimane, Souvenirs politiques, Cérès Productions 1989, p. 131.

56
devenait clandestine. L'agitation se poursuivait toutefois par des
initiatives individuelles, des sabotages,parfois aussi sous forme de
propagande comme celle organisée par Béchir Zarg El Ayoun qui
adressait régulièrement à Younès Bahri, présentateur du journal
en langue arabe radiodiffusé à Berlin, des dépêches l'informant
de l'agitation contre l'oppression coloniale en Tunisie. Mais ce
dernier, agent des services de renseignements anglais, transmettait
ces dépêches au gouvernement anglais qui, à son tour, les faisait
parvenir aux Français. Béchir Zarg El Ayoun, qui pourtant n'avait
jamais signé ses missives et a fortiori, mentionné son nom ou son
adresse, se limitant à apposer le cachet de son organisation, fut
quand même déniché et arrêté. L'autorité française était remontée
jusqu'à lui par l'intermédiaire de l'une des deux entreprises qui
fabriquaient les cachets à Tunis.
En pleine bataille de France, le 27 mai 1940, Bourguiba et
ses dix-sept compagnons sont transférés au fort Saint-Nicolas, à
Marseille. En juillet 1940, l'amiral Esteva remplace Éric Labonne
au poste de résident général. En octobre 1940, douze des militants
transférés en France sont libérés et placés en résidence surveillée
à Trets, village près de Marseille. Seuls, les sept principaux
dirigeants sont maintenus en détention au fort Saint-Nicolas. Ce
sont Habib Bourguiba et son frère Mahmoud, Salah Ben Youssef,
Ali Belhaouane, Slimane Ben Slimane, Mongi Slim et Hédi Nouira.
Leurs conditions de vie sont abominables : le pénitencier est infesté
de rats et l'humidité se condense en gouttes le long des murs.
Madame Bourguiba qui avait essayé à maintes reprises
de rendre visite à son mari, fut enfin autorisée à le faire. Elle se
rendit en France durant l'été 1942. Bourguiba lui proposa de lui
confier une lettre à remettre à Habib Thameur qui dirigeait alors
le bureau politique. Mais, craintive, elle lui fit part des risques
que cela pourrait entraîner pour la famille. Bourguiba se rangea
immédiatement à ses arguments, mais considérant que cette lettre
constituait son testament politique destiné aux Néo-Destouriens
appelés à poursuivre la lutte, il la remit quand même à son fils, en
cachette de sa mère. Bibi ne manqua pas de confier cette missive
à son oncle, Si-Mhamed Bourguiba, qui la remit en mains propres
à son destinataire. Cela m'a été confirmé plus tard par Bourguiba
Junior lui-même. Mais, disait-on, Habib Thameur s'empressa de la
cacher, racontant à ses intimes que Bourguiba lui avait envoyé « une

57
bombe ». À l'époque, en effet, la plupart des Tunisiens ne cachaient
pas leurs sentiments pro-allemands car ils voyaient, dans la défaite
de la France, une aubaine inespérée pouvant favoriser l'accession
de la Tunisie à l'indépendance. Avant même la fin de l'année 1942,
j'apprenais que Bourguiba était d'un avis contraire. C'était maître
Mohamed Noômane qui l'avait rapporté à mon père. Ce n'est que
plus tard, en 1946, que la lettre de Bourguiba à Habib Thameur,
datée du 8 août 1942, fut diffusée. Elle témoigne du courage et du
dévouement de cet homme pour la cause nationale mais surtout de
sa clairvoyance hors du commun. On y ht notamment :
La vérité qui crève les yeux, c'est que l'Allemagne ne
gagnera pas la guerre, qu 'elle ne peut plus la gagner, que le temps
travaille contre elle et qu'elle sera mathématiquement écrasée.
Entre le colosse russe qui n'a pas été liquidé l'année dernière
- qui reprend déjà l'offensive - et le colosse américain ou anglo-
saxon qui tient les mers et dont les possibilités industrielles sont
infinies, l'Allemagne sera broyée comme dans les mâchoires
d'un étau irrésistible. (...) Notre soutien aux Alliés doit être
inconditionnel. Car l'essentiel pour nous, c'est qu'à la fin de la
guerre - qui maintenant ne saurait tarder beaucoup - nous nous
trouvions dans le camp des vainqueurs, ayant contribué, si peu
que ce soit, à la victoire commune. 15

Le 10 novembre 1942, les troupes de l'Axe débarquent à


Tunis. La population voit en eux des libérateurs. Habib Thameur
et Rachid Driss n'hésitent pas à se ranger de leur côté.
Le 21 novembre 1942, les sept prisonniers du fort Saint-
Nicolas sont transférés au fort Mont Luc et le 3 décembre au fort
militaire de Vancia. Le 18 décembre, le chef de la Gestapo de
la région lyonnaise, Klaus Barbie, se présente à la prison pour
les libérer. Le Président m'a raconté qu'il était très embarrassé
d'être libéré par un officier allemand. Afin de manifester sa
réserve et surtout pour que les deux agents français présents en
soient témoins, il prit tout son temps pour rassembler ses affaires.
Impatient, l'officier allemand vint lui demander de se dépêcher,
et pour appuyer son ordre ajouta que c'était le Fuhrer en personne
qui avait décidé leur libération.

15. Roger Stéphane. La Tunisie de Bourguiba, Collection Tribune libre, Édition Plon
1958,p.13 à 15.

58
- Le Fuhrer me connaît, moi 7 demanda le prisonnier.
- Vous êtes bien Monsieur Bourguiba ? demanda l'officier.
- Oui répond le prisonnier.
- Eh bien alors, vous serez beaucoup mieux en liberté !
C'est ainsi qu'après cinq ans d'emprisonnement, Bourguiba
et ses compagnons se trouvèrent libres. Après avoir récupéré leurs
camarades à Trets, non sans difficultés en raison d'une confusion
entre Trets et Metz, ils sont dirigés vers Nice où les Allemands les
confient aux Italiens. Le 9 janvier 1943, ils arrivent à Rome où ils
sont chaleureusement accueillis. Malgré les sollicitations répétées
des agents du ministère italien des Affaires étrangères, celles de la
plupart de ses compagnons et de certains représentants des pays
arabes séjournant à Rome, Bourguiba refuse de se prononcer en
faveur de l'Axe, exigeant au préalable une reconnaissance de
l'Indépendance de son pays et son retour à Tunis. Ses camarades
sont envoyés à Tunis le 26 février. Lui-même est encore retenu
à Rome. Dans une déclaration à Radio-Bari qui émet en arabe,
Bourguiba remercie les puissances de l'Axe pour leur hospitalité
et, tout en se retranchant derrière la souveraineté du Bey, dénonce
certaines convoitises étrangères. Il dit notamment :
Alors que notre pays est le théâtre de terribles opérations
meurtrières, il est la proie de la cupidité colonialiste et l'objet des
convoitises de l'étranger. 16

Au grand mufti de Jérusalem qui lui demande de se ranger du


côté de l'Axe, Bourguiba répond, le 20 janvier 1943 :
Le peuple tunisien refuse de collaborer avec tout État ne
reconnaissant pas son indépendance.
Le 8 avril 1943, Bourguiba quitte l'Italie pour la Tunisie,
accompagné du commandant Dadone. L'avion qui le ramène ayant
eu des difficultés techniques, est obligé d'atterrir en catastrophe,
dès son survol du territoire tunisien, à Menzel Temime.
Au cours des trois années d'absence de Bourguiba et de ses
compagnons, beaucoup de choses avaient changé dans le pays.
La Tunisie avait vécu en 1942 deux événements importants :
l'investiture de Moncef Bey après la mort d'Ahmed Bey, le 19

16. Roger Stéphane, La Tunisie de Bourguiba, Collection Tribune libre, Éd. Pion 1958,
p.5à7.

59
juin, et le débarquement des Allemands au mois de novembre.
Le Parti, affaibli par la déportation de ses chefs, se trouvait
éclipsé par la popularité et le patriotisme de Moncef Bey. A
l'occasion de la présentation des vœux de l'Aïd El-Fitr, le 12
octobre 1942, le nouveau souverain faisait remarquer au Résident
général qu'aucun Tunisien ne figurait parmi les directeurs de
l'administration qui l'accompagnaient. Il lui demanda l'accession
des Tunisiens à tous les emplois publics, la suppression du tiers
colonial, la limitation de l'action des contrôleurs civils dans leur
mission et le retour à l'esprit des traités. Le débarquement des
troupes de l'Axe devait accroître la tension des relations entre le
Bey et le Résident général, bien que le Bey n'ait cessé d'affirmer
sa neutralité dans le différend qui opposait les forces alliées
aux forces de l'Axe. Le 31 décembre 1942, Moncef Bey, sans
demander l'avis du résident général, constituait un gouvernement
présidé par Mhamed Chenik.
Le 12 avril 1943, alors que Bourguiba rendait visite à son
frère Ahmed, sa belle-sœur Bebbya Mnakbi lui présenta deux
jeunes femmes, Wassila et Naila, filles de Mhamed Ben Ammar
qui rêvaient - lui dit-elle - de saluer le leader. Le serrement de
main de Wassila alluma en lui un amour qui ne devait plus le
quitter, sa vie durant.
Bourguiba était conscient qu'il fallait tout reprendre en
main. Il était préoccupé par l'engagement de certains militants
en faveur des Allemands et par l'accélération de la retraite des
forces de l'Axe, qui impliquait le retour des forces françaises
et la répression des nationalistes. Un mouvement de troupes
allemandes amorçait le repli rapide des forces de l'Axe vers
Tunis. L'état major allemand proposa aux Destouriens de quitter
le pays. Certains acceptèrent. Bourguiba refusa.
Dans l'après-midi du 7 mai 1943, un mois après son retour
d'Italie, alors qu'il était assis devant la pharmacie Ben Hamouda,
on vint l'aviser que des chars occupaient la place Bab Souika.
On pensa d'abord qu'il s'agissait de chars allemands. Mais on
se rendit rapidement compte qu'il s'agissait de chars anglais.
Pressentant le danger de la situation, Bourguiba se réfugia
immédiatement chez Belhassine Jerad, originaire de Metouia,
dans le quartier de Tronja. Prévoyant les desseins de revanche des

60
autorités coloniales envers les Tunisiens pour leurs sympathies
pro-allemandes, il rédigea de sa cachette, le 9 mai, au nom du
bureau politique, un premier tract intitulé « Le Néo-Destour au
côté des Alliés». Toujours dans la clandestinité, il rédigea un
deuxième tract, le 13 mai, qu'il signa de son nom et qu'il intitula
«Pour un bloc franco-tunisien», dans lequel il rappelait sa
position passée et présente en faveur des Alliés. Mais le général
Juin, sur ordre du gouvernement provisoire installé à Alger, lança
un mandat d'arrêt contre les dirigeants nationalistes, même les
plus modérés, tels Hassen Guellaty, Chadly Khalladi, Moncef
Okby,... qui furent arrêtés. Le souverain Moncef Bey, lui-même,
accusé de collaboration avec les forces de l'Axe, fut déporté le
14 mai 1943, puis amené à abdiquer, moins de deux mois plus
tard, le 6 juillet 1943. Il lui était fait grief d'avoir procédé, le
12 avril 1943, à la décoration de plusieurs généraux et officiers
supérieurs allemands et italiens. En fait, c'était essentiellement
sa velléité à faire respecter le Traité du Bardo et à mettre un
terme à l'administration directe, autrement dit « sa rupture avec
la tradition de docilité et de soumission jusque là en honneur dans
la famille husseinite » qui était à l'origine de son éloignement.
17

Le 15 mai, le général Juin, résidant général par intérim, présidait


l'investiture de son altesse Lamine Bey.
Face à la détermination de la France combattante de déraciner
tout esprit nationaliste, au nom d'une prétendue collaboration avec
les forces de l'Axe, Bourguiba sollicita une entrevue avec le consul
des États-Unis d'Amérique à Tunis, Hooker Doolittle. Au cours
d'un long entretien, il le convainquit de son orientation politique.
Le consul américain se chargea d'expliquer aux autorités françaises,
documents à l'appui, les convictions de Bourguiba. Devant les
preuves avancées par le consul américain, et afin de ne pas exacerber
le mécontentement de la population déjà profondément ulcérée par
la déposition de son souverain, le général Juin arrêta les poursuites
contre Bourguiba et l'autorisa à régulariser sa situation auprès du
général Mourot, chef de la gendarmerie.
La veille du rendez-vous, Bourguiba décida de quitter son
refuge clandestin de la rue Tronja et de passer la nuit chez lui.

17. Le Tourneau R. Évolution politique de l'Afrique du Nord Musulmane (1920-1961),


A. Colin, 1962.

61
Craignant d'être interpellé en chemin par la police qui pourrait
prétexter ne pas être au courant de la décision le concernant, il se
dissimula sous un sefsari, quitta son refuge et se dirigea vers son
domicile, rue Djemâa el-Haoua, place aux Moutons. Arrivé devant
la caserne de La Kasbah, il aperçut son fils. « Habib » lui dit-il à
voix basse. Bibi se retourna mais ne voyant qu'une femme voilée, il
poursuivit son chemin. « Habib » répéta Bourguiba en découvrant
légèrement son visage. «Papa !» s'exclama Bibi. «Chut» lui
dit son père. Et il lui fit signe de poursuivre sa marche devant lui.
Le lendemain, 9 juin 1943, il se rendit en carrosse à vitres closes,
accompagné de Naceur Makhlouf, à la caserne Saussier pour
rencontrer le général Mourot.
Le général Charles Mast désigné au poste de résident général
n'était pas homme à concéder la moindre liberté d'action aux
dirigeants nationalistes. Un décret du gouvernement d'Alger
déléguait tous les pouvoirs du Bey ainsi que le contrôle direct
des ministres tunisiens, au Secrétaire général du gouvernement,
de nationalité française bien entendu. Pendant toute la durée
du proconsulat du général Mast, de juin 1943 à mars 1947,
l'activité du Néo-Destour fut réduite et les déplacements des
Néo-Destouriens étroitement surveillés. Bourguiba n'avait pas
l'autorisation de franchir les limites de Tunis et de sa banlieue. Il
suivait cependant de près la politique internationale et l'évolution
des idées concernant les empires coloniaux. Contrairement au
comportement de la France en Afrique du Nord, l'Angleterre
desserrait l'étau de sa domination aux Indes dont l'indépendance
totale devait être proclamée le 15 août 1947. Au Moyen
Orient, l'Égypte et l'Irak étaient déjà indépendants. La Ligue
arabe venait de voir le jour, le 22 mars 1945, concrétisant le
vœu de l'Angleterre de détacher le monde arabe du reste de la
communauté musulmane, après le démembrement de l'empire
turc. Bourguiba estima qu'il pourrait trouver un appui auprès de
cette nouvelle institution. Il formula une demande aux autorités
pour effectuer le pèlerinage à La Mecque. Mais cette demande lui
fut refusée. Alors, en accord avec Salah Ben Youssef, Bourguiba
décida de quitter clandestinement le pays pour se rendre au Caire,
capitale la plus en vue du monde arabe, afin de faire connaître la
question tunisienne. Salah Ben Youssef avait tout préparé. Le 26

62
mars 1945, laissant sa voiture devant son domicile, rue Djemaâ
El-Haoua, pour déjouer la surveillance de la police, Bourguiba
se rendit de bon matin à la gare, comme à son habitude lorsqu'il
allait rendre visite à son frère Ahmed ou à son ami le docteur
Sadok Boussofara, à Hammam-Lif. S'étant assuré qu'il n'était
pas suivi, il prit le train pour Sfax. Là, il se trouva face à son
ancien maître de stage, Salah Farhat, qui se rendait à Sousse pour
une plaidoirie. « Je vais à Sfax dans le même but que vous»,
lui dit Bourguiba. À Sfax, Habib Achour et Khalifa Haouas
l'attendaient. Nationaliste et fidèle admirateur de Bourguiba,
c'était Khalifa Haouas qui apportait nouvelles et victuailles de
Tunis à Bourguiba, lors de sa détention au fort Saint Nicolas, en
profitant de sa fonction de mécanicien navigant sur une navette
faisant la liaison entre Marseille et Tunis. Vêtu en pêcheur
kerkenien, Bourguiba s'embarqua en compagnie de Khalifa
Haouas, sur un voilier un «Loud», pour éviter la traversée de la
frontière tuniso-lybienne par voie terrestre. Au large de Sfax, le
voilier n'avançait pas. Il fallait attendre le vent. Ce n'est qu'au
bout de trois jours qu'ils abordèrent la côte libyenne. Leur périple
saharien fut extrêmement pénible. Bourguiba ne sentait plus ses
pieds au cours de sa marche interminable dans le sable, mais il
était obligé d'avancer malgré un furoncle au bas du dos, qui le
faisait beaucoup souffrir. Il fallait également éviter les garnisons
anglaises disséminées dans la région. A bout de forces et avec
l'aide de quelques amis libyens, ils finirent par arriver à la frontière
égyptienne. N'ayant pas de visa d'entrée, ils furent retenus par
la police jusqu'à ce que le secrétaire de la Ligue arabe, averti,
intervienne en personne. Après un mois de fatigues harassantes et
d'aventures, Bourguiba et son compagnon atteignirent Le Caire,
le 26 avril 1945. Un séjour chez Pierre Mounier-Pillet, ancien
instituteur à Monastir, leur permit de se débarrasser de toute la
vermine glanée au cours de ce long voyage. « Prendre un bain
chaud, me racontait Bourguiba, me paraissait une manne de Dieu.
Je me sentais revigoré». Ses moyens financiers étant très limités, il
s'installa dans une modeste pension « Misr », où il disposait d'un
lit dans une salle commune. Un matin, alors qu'il s'apprêtait à
quitter la pension, il aperçut un homme qui s'adressait à l'hôtelier
en prononçant son nom à haute voix. « C'est moi, dit Bourguiba,
qu'y a-t-il?» L'homme se présenta. C'était un journaliste

63
palestinien, Mhamed Ali Tahar, qui dirigeait au Caire un journal,
La Choura. Il s'intéressait aux mouvements de libération des pays
du Maghreb et notamment au Néo-Destour, et avait appris, par les
services de la Ligue arabe, la présence de Bourguiba au Caire. Le
journaliste lui fit remarquer que ce n'était pas en s'installant dans
une modeste pension qu'il pouvait espérer être introduit dans
les milieux politiques du Caire. Il prit les choses en main en lui
aménageant des rendez-vous avec des personnalités égyptiennes
et étrangères, à l'Hôtel Continental.
Quelques mois plus tard, apprenant que l'avion qui
transportait la délégation des pèlerins tunisiens allait faire escale
au Caire, Bourguiba se rendit à l'aéroport pour les rencontrer.
Mais l'horaire qui lui avait été indiqué était inexact et l'avion
avait déjà décollé. Alors qu'il tempêtait au guichet pour avoir été
mal renseigné, il fut rejoint par un Saoudien, conseiller du Roi, qui
s'apprêtait à rejoindre Jeddah. Celui-ci l'invita à l'accompagner
dans son avion personnel et prit en charge son logement au Grand
hôtel de Jeddah. Cependant, les pèlerins tunisiens firent preuve
d'une réelle mauvaise volonté en refusant d'accepter de rapporter
à Tunis les quelques souvenirs que Bourguiba voulait faire
parvenir à sa famille. Seul le professeur Cheikh Béchir Ennaifar
accepta de lui rendre ce service. A son retour à Tunis, le cheikh
fut convoqué par la police, à qui il déclara que Bourguiba avait
été son élève à Sadiki, qu'il considérait tous ses élèves comme
ses fils spirituels, et que de ce fait, il ne pouvait rien refuser à
Bourguiba.
Azzam Pacha, secrétaire général de la Ligue arabe, auprès
de qui Bourguiba avait insisté pour inscrire l'affaire tunisienne à
l'ordre du jour de cette assemblée lui répondit :
La Ligue s'occupe actuellement de l'affaire palestinienne et
on ne peut distraire de leur tâche les personnes qui s'occupent de
cette affaire. Dès que nous aurons réglé l'affaire palestinienne,
nous nous occuperons de la Tunisie.
Alors qu 'il cherchait à renforcer sa position auprès de la Ligue
arabe en ralliant à lui d'autres Maghrébins, Bourguiba apprit que
les Néo-Destouriens Habib Thameur, Rachid Driss, Taïeb Slim,
Hédi Saïdi et Hassine Triki qui avaient quitté la Tunisie avec les
Allemands, s'étaient, à la fin de la guerre, réfugiés en Espagne.
Grâce à son ami Tahssin El Askri, ambassadeur d'Irak en Égypte,

64
il obtint pour eux des passeports irakiens pour leur permettre de le
rejoindre au Caire. Là, ils fondèrent le bureau du Néo-Destour, au
10 avenue Dharih Saâd. Progressivement, des militants algériens
et marocains vinrent se joindre à eux. C'est ainsi que le bureau du
Néo-Destour au Caire constitua l'amorce d'un bureau du Maghreb
arabe représentant les mouvements nationalistes de ces pays. Les
mouvements de libération des autres pays du Maghreb étaient
loin de laisser Bourguiba indifférent : le 29 juillet 1946, il écrivit
une longue lettre à Farhat Abbas, leader de l'Union Démocratique
du Manifeste Algérien (UDMA) pour lui conseiller de faire bloc
avec le Parti populaire Algérien (PPA) de Messali Hadj et l'inciter
à participer à une union des partis d'opposition des trois peuples
nord-africains . 18

Le 24 novembre 1946, à la suite d'une entrevue avec le


capitaine Soulié, premier secrétaire de l'ambassade de France
au Caire, Bourguiba lui remet, à l'intention de l'ambassadeur de
France et sur la demande de ce dernier, un rapport intitulé « La
France devant le problème tunisien » . 19

Le 2 décembre 1946, il se rend en Amérique, son visa


d'entrée lui ayant été procuré par l'ancien consul des États-Unis
en Tunisie, Hooker Doolittle, muté à Alexandrie. Slaheddine Ben
Othman, restaurateur tunisien à New York, l'attendait sur le quai.
Bourguiba fit la connaissance de Cécil Hourani, un Libanais qui
dirigeait le bureau arabe d'information à New York. Ce dernier
lui facilita les conditions de séjour et l'introduisit auprès de
certaines personnalités influentes. Lors d'une réception donnée,
en janvier 1947, par l'ambassadeur d'Arabie Saoudite, une photo
de Bourguiba aux côtés de Dean Acheson, sous-secrétaire d'État
américain, fut prise. Immédiatement envoyée à Tunis et distribuée
aux médias, elle provoqua une protestation énergique de la France
auprès de l'Amérique.
En mars 1947, Bourguiba retourne au Caire. Il charge Youssef
Rouissi de créer une représentation du Néo-Destour à Damas.
En mai 1947, Mohamed Ali Tahar, avec lequel Bourguiba s'était
lié d'une solide amitié, l'informe que le bateau qui transporte
l'Émir marocain, Abdelkrim El Khattabi, le héros du Rif, doit

18. Habib Bourguiba, La Tunisie et la France, Édition Julliard, Paris 1954, p. 189.
19. Id. p. 200.

65
faire escale, le 21 mai, à Suez. Bourguiba va à sa rencontre
pour le convaincre de débarquer afin d'étendre leur action de
libération à l'ensemble du Maghreb. Mais Abdelkrim hésite car
il s'est engagé, avec le gouvernement français, à cesser toute
activité politique. Bourguiba, accompagné de Allai El-Fassi,
leader de l'Istiqlal marocain, entreprend des démarches auprès
du gouvernement égyptien, obtient pour lui un permis de séjour
et le rejoint à Port-Saïd avec ce permis. Abdelkrim se décide
enfin à descendre. Le 25 mai, il est au Caire. En janvier 1948, le
Comité de Libération du Maghreb arabe est fondé. Abdelkrim
est porté à la présidence, Bourguiba est secrétaire général.
Khalifa Haouas qui avait accompagné Bourguiba au Caire et qui
s'occupait de ses relations avec les responsables du Néo-Destour
à Tunis, m'a confirmé, le 4 janvier 1990, que c'était bien sur les
conseils de Bourguiba que l'Émir Abdelkrim s'était installé au
Caire et que le dynamisme de Bourguiba en faveur de la cause
maghrébine n'avait pas manqué de susciter des jalousies. Les
Marocains l'accusèrent d'avoir acheté une voiture avec les fonds
qu'il avait collectés, en tant que secrétaire général du Bureau du
Maghreb arabe. En fait, ce véhicule, une Citroën 11 légère, lui
avait été offert par un Tunisien dénommé Sahraoui. Après la
visite de Bourguiba au roi Abdallah de Jordanie, ils reprochèrent
également à Abdelkrim ses lettres d'introduction de Bourguiba
auprès des rois et chefs d'États arabes, qui permettaient à ce
dernier de prendre la parole au nom des trois pays du Maghreb.
Un jour, alors qu'il était en visite dans l'un des pays arabes,
il reçut de l'Émir Abdelkrim un télégramme lui demandant
d'interrompre sa tournée et de retourner au Caire. Bourguiba
n'en fit rien et poursuivit ses contacts avec les responsables
arabes, ce qui accentua le mécontentement des Marocains. Par
ailleurs, la conception de la stratégie de libération était un sujet
de dissension entre Abdelkrim et Bourguiba : l'Émir était pour
la lutte armée conjointe des trois pays du Maghreb. Les membres
du bureau, y compris la majorité des Tunisiens se prononçaient
en faveur de ce programme, et notamment Mohiedine Klibi,
dépêché par le Vieux-Destour pour contrecarrer Bourguiba.
Celui-ci était parfaitement conscient qu'une offensive frontale
contre la France serait longue, douloureuse et n'aboutirait à
aucun résultat. Il tenait également à ne pas aliéner ses relations
avec l'Occident car pour lui, la libération de son pays, loin
66
de constituer une fin en soi, ne représentait qu'une étape vers
l'édification d'un État moderne. Ses contradicteurs allaient
jusqu'à l'accuser d'entretenir des relations qu'ils qualifiaient de
suspectes avec l'ambassadeur de France au Caire. Le bureau
du Maghreb arabe lui reprochait également ses dépenses jugées
excessives. Finalement, Bourguiba fut informé par Habib
Thameur que le Bureau politique, à Tunis, le relevait de toute
responsabilité financière du Parti « pour des motifs qu'il serait
long d'exposer ».
En Tunisie, après le départ de Bourguiba en Égypte, la
politique de la France ne connut aucun changement notable. Le
plan de réformes du général Mast était dérisoire. Malgré cela,
le bureau politique prêchait la modération. Les dirigeants de la
Commission exécutive proposèrent à Salah Ben Youssef d'unifier
leur action pour former un front unique à même de mieux répondre
aux aspirations du peuple. Dans la nuit du 23 au 24 août 1946,
veille du 27 ramadan, plus de trois cents personnalités de toutes
tendances se réunissaient en Congrès national, sous la présidence
Laroussi Haddad, président de la Chambre criminelle de l'Ouzara.
Ils réclamaient l ' indépendance immédiate de la Tunisie et signèrent
une motion en ce sens (Congrès de l'Indépendance ou Congrès
de la Nuit du Destin). Mais la police fit une irruption brutale en
pleine séance et procéda à une cinquantaine d'arrestations. Le
peuple décida une grève de trois jours et le Bey manifesta sa
désapprobation en refusant de se rendre au Bardo le jour de l'Aïd.
Le Résident général relâcha les personnalités arrêtées, mais le
régime du protectorat demeurait inébranlable.
Le 3 mars 1947, Jean Mons, ancien directeur du cabinet
Léon Blum, remplace le général Mast. Il instaure une politique de
détente, supprime la censure, abroge les décrets répressifs d'Alger
de 1943 et lève l'interdiction de séjour de Bourguiba. Le 15 20

juillet 1947, Mustapha Kaâk succède à Slaheddine Baccouche au


poste de premier ministre. Dans ce climat ouvert aux réformes,
des journaux reparaissent, notamment El Honia, en langue arabe

20. Louis Périllier, La conquête de l'indépendance tunisienne, Robert Laffont 1979,


p. 61.

67
et Mission, en langue française. L'UGTT oeuvre en relation 21

étroite avec le Parti. Les artisans et les commerçants réunis au


sein de l'UTAC et les agriculteurs au sein de l'UNAT adoptent
22 23

les mêmes options que les travailleurs. Mais la nouvelle politique


atteint ses limites. A l'occasion d'une grève décidée par l'UGTT,
à Sfax, en 1947, en vue d'une amélioration des salaires, le service
d'ordre intervint violemment. L'affrontement avec les forces
coloniales se solda par la mort d'une trentaine d'ouvriers.
Le 1 septembre 1948, à Tunis, la nouvelle de la mort de Moncef
er

Bey, déporté dans le Sud de la France, à Pau, éclata comme une bombe.
Le 5 septembre, les Tunisiens vinrent très nombreux à l'arrivée
de sa dépouille. Afin d'éviter la traversée de la ville, un parcours
excentrique du cortège funèbre fut prévu pour l'accompagner au
Djellaz où il fut inhumé le lendemain matin, au milieu de son peuple
et non dans le mausolée de la famille husseinite.
Au Cake, Bourguiba escomptait que cette douloureuse
journée d'adieu au souverain exilé fût l'occasion d'un
soulèvement populaire. Mais aucune agitation ne perturba la
cérémonie des funérailles. Le mot d'ordre du Parti était « Calme
et tranquillité ».
Sous l'égide de Salah Ben Youssef, le Néo-Destour renforçait
sa structure administrative mais semblait chercher à éviter tout
affrontement avec les forces de l'ordre. Certains militants,
opposés à cette vision, demandèrent la tenue d'un congrès pour
préciser les objectifs du Parti. Salah Ben Youssef se rendit au
Caire pour consulter Bourguiba. Les deux hommes s'accordèrent
pour que Bourguiba assure la présidence du Parti et que Salah
Ben Youssef en soit le secrétaire général.
Au cours du congrès qui se tint, le 16 octobre 1948, à Dar
Slim, Salah Ben Youssef annonça qu'il était de retour du Caire
et que les directives qu'il avançait étaient celles du leader exilé.
Il fut alors interpellé par un congressiste: « Qu'est-ce qui nous
prouve que ce sont bien les ordres de Bourguiba ? ».

2t. L'UGTT (Union Générale des Travailleurs de Tunisie) a été créée le 20 janvier
1946 par Farhat Hached, militant syndicaliste dès l'âge de 14 ans, qui avait été élu
secrétaire général de l'Union des Syndicats de Sfax en 1944. Patriote fervent, il était
convaincu que la défense des droits de la classe ouvrière tunisienne passe par la
libération politique de la patrie.
22. Union Tunisienne de l'Artisanat et du Commerce.
23. Union Nationale des Agriculteurs de Tunisie.

68
Lors du Conseil national tenu à Tunis, le 2 août 1949, certains
militants n'hésitèrent pas à contester l'autorité de Bourguiba. Seule
une minorité du conseil, parmi laquelle Hédi Nouira et surtout
Slimane Ben Slimane, continuait à le soutenir. Ce dernier reprochait
à Salah Ben Youssef de mener une campagne anti-Bourguiba et de
s'opposer à son retour. Allala Laouiti se rendit alors au Caire pour
24

informer Bourguiba de la situation. Félix Carras écrivait :


Pendant les quatre années d'absence, Salah Ben Youssef est
le véritable maître du Parti dont il contrôle l'appareil. Il s'efforce
de placer des hommes à lui aux postes clés et d'éliminer, par
tous les moyens, l'influence de Bourguiba. Il laisse entendre
que le pèlerin de l'idée nationale ne reviendra jamais, qu'il s'est
condamné délibérément à cet exil, bref qu 'il ne faut plus compter
sur lui. On va même jusqu 'à lui enlever le contrôle de la trésorerie
du Parti. 25

Déçu par la faiblesse de l'appui de la Ligue arabe et par le


comportement des membres du bureau du Maghreb et comprenant
que son absence de quatre ans et demi hors du pays commençait à
lui causer du tort, Bourguiba décida de rentrer à Tunis. Salah Ben
Youssef lui envoya un câble le priant de retarder son voyage. De
son côté, le chargé d'affaires de France au Caire essaya de l'en
dissuader. Mais sa décision était prise.
À son arrivée à Tunis, le 8 septembre 1949, le peuple lui
réserva un accueil des plus chaleureux. Il rendit visite au Bey, alla
se recueillir sur la tombe de Moncef Bey puis reprit ses tournées à
travers le pays. Ses discours subjuguaient les foules. En quelques
mois, il arriva à reconquérir l'opinion.
Slimane Ben Slimane, membre du Bureau politique, critiquait
ouvertement la nouvelle orientation donnée au Parti par Salah Ben
Youssef : « Engager le Néo-Destour dans la voie de la modération,
répudier la lutte révolutionnaire basée sur l'agitation des masses et
faire pression sur la France par des méthodes politiques misant sur
la bourgeoisie et les contacts directs avec le Palais ». Il estimait 25

que « Seul Bourguiba était en mesure de redresser la situation » , 27

24. Slimane Ben Slimane, Souvenirs politiques, Cérès Production 1989, pp. 206-7.
25. Garras F. Bourguiba et la naissance d'une nation, Julliard 1956, p. 274.
26. Slimane Ben Slimane, Souvenirs politiques, Cérès Productions 1989, p. 263.
27. Id.p. 282.

69
À l'occasion de la réunion du Comité tunisien pour la
liberté et pour la paix (CTLP), au sein duquel se trouvaient des
communistes, pour la mise au point du programme de la journée
du 11 mars 1950 contre la guerre au VietNam, le désaccord entre
Ben Youssef et Ben Slimane éclata au grand jour. Alors que
Ben Slimane annonçait que le Comité se réunirait chez lui, Ben
Youssef mettait en garde les Destouriens contre toute participation
à cette action et leur demandait de ne pas répondre à l'appel lancé
par le CTLP. Bourguiba - qui avait placé ses espoirs dans les
options de la démocratie américaine pour libérer son pays, et qui
l'avait énoncé clairement, en mars 1946, devant la commission
d'enquête anglo-américaine tenue au Caire - mit Slimane Ben
Slimane devant l'alternative de quitter le CTLP ou de quitter le
Néo-Destour. Il lui donna 24 heures de réflexion. Ce délai passé,
Slimane Ben Slimane fut exclu du Parti, lors d'une réunion du
bureau politique, tenue le 18 mars 1950.
En mars 1950, tenant une réunion de la cellule de quartier
Bab Al-Jazira, Bourguiba exposa la stratégie à employer à la
prochaine bagarre avec la France. Il parla de lutte armée. 28

Le 12 avril 1950, Bourguiba se rendit en France pour rallier


à sa cause les étudiants tunisiens et reprendre les négociations
avec le gouvernement français. Dans une déclaration à l'Agence
France-Presse, le 15 avril, il énonçait les revendications du Néo-
Destour qu'il résumait en sept points :
1. Résurrection de l'exécutif tunisien dépositaire de la
souveraineté tunisienne.
2. Constitution d'un gouvernement tunisien homogène,
responsable de l'ordre public, présidé par un premier ministre
tunisien désigné par le souverain.
3. Suppression du secrétariat général du gouvernement.
4. Suppression des contrôleurs civils qui faisaient de
l'administration directe.
5. Suppression de la gendarmerie française qui consacrait
l'occupation militaire du pays.
6. Institution de municipalités élues qui conserveraient
cependant une représentation des intérêts français dans les
agglomérations où ces minorités existaient.
7. Création d'une assemblée nationale élue au suffrage universel

28. Slimane Ben Slimane, Souvenirs politiques, Cérès Productions 1989, p. 287.
70
qui aurait pour première tâche d'élaborer une constitution
démocratique.
Et de conclure :
Hors ces solutions, la Tunisie connaîtra une période
dangereuse et chaotique.
À la demande de Bourguiba,Tahar ben Ammar,président de la
section tunisienne du Grand conseil et de la Chambre d ' agriculture,
remit aux autorités françaises, un mémoire préconisant ces
requêtes. Mais le Rassemblement français de Tunisie réagit
vigoureusement à ces revendications et son représentant au
Sénat, Antoine Colonna, reçu en audience par le Président de la
République française Vincent Auriol, réclama l'interdiction du
Néo-Destour et l'engagement de poursuites contre Bourguiba.
Vincent Auriol ne donna pas suite à cette requête, l'option qui
prévalait alors en France n'étant pas favorable à la répression,
d'autant plus que les Nations Unies avaient décidé de reconnaître
l'indépendance de la Libye voisine avant le 1 janvier 1952. Laer

colonie française de Tunisie obtint toutefois le départ de Jean


Mons, partisan des «évolutions nécessaires». Louis Périllier,
superpréfet de Metz, fut nommé résident général, le 31 mai 1950.
Robert Schuman, ministre français des Affaires étrangères, dans
un discours prononcé à Thionville le 9 juin 1950, annonça :
Monsieur Périllier, dans ses nouvelles fonctions, aura pour
mission de conduire la Tunisie vers le plein épanouissement de
ses îichesses et de l'amener vers l'indépendance. 29

Bourguiba fut satisfait de la nouvelle, mais dès le lendemain,


Georges Bidault, président du conseil, différa cette promesse en
déclarant que « L'indépendance est l'objectif final pour tous les
territoires au sein de l'Union française ».
A Tunis, Périllier opta pour un gouvernement regroupant
toutes les tendances de l'opinion, y compris le Néo-Destour.
Bourguiba donna son accord et proposa la participation de Salah
Ben Youssef. Le gouvernement Kaâk, en poste depuis le 15 juillet

29. Louis Périllier, La conquête de l'indépendance tunisienne. Édition Robert Laffont,


Paris 1979, p. 72 et 84.

71
1947, fut remercié. Un gouvernement d'union dirigé par Mhamed
Chenik fut formé, le 17 août 1950. Il comprenait, outre sept
directeurs français, sept ministres tunisiens : Salah Ben Youssef 30

à la Justice, Mahmoud Materi à l'Intérieur, Mohamed Badra


aux Affaires sociales, Mohamed Salah Mzali au Commerce, à
l'Industrie et à l'Artisanat, Mohamed Saâdallah à l'Agriculture
et Mohamed Ben Salem à la Santé publique. Un communiqué de
presse annonçait que :
Le nouveau gouvernement aura à négocier les modifications
institutionnelles qui, par étapes successives, devront conduire la
Tunisie vers l'autonomie interne.
Mais aucun calendrier ne vint conforter cette déclaration qui
ne définissait pas non plus le contenu des étapes annoncées.
La colonie française de Tunisie, farouchement opposée
à l'idée de réformes substantielles, parlait, elle, de politique
d'abandon. Elle mobilisa les parlementaires d'Algérie qui
exercèrent une forte pression sur le gouvernement français. Le
quotidien Le Monde faisait observer : « Tout renoncement dans
le régime, même si localement il pourrait apparaître de sage
inspiration, aurait des répercussions à l'ouest ».
Les négociations piétinaient alors que se poursuivait la
politique de répression : le 20 novembre, à Enfidaville, la troupe
intervint pour imposer 1 ' affectation d'ouvriers étrangers à la région
en remplacement des ouvriers agricoles en grève. L'affrontement
se solda par sept morts.
Face à l'immobilisme de la situation, la position de Bourguiba
fut arrêtée : de deux choses l'une, ou les négociations respectaient
les termes du Traité du Bardo en reconnaissant l'autonomie
interne de la Tunisie, ou alors une troisième épreuve de force
allait être engagée et cette fois, la France trouverait devant elle un
Parti investi dans le gouvernement et qui bénéficierait du soutien
international.
Bourguiba continua à entretenir la mobilisation de
la population. Il demanda au trésorier du Parti d'allouer

30. Ainsi, à cette date, Salah Ben Youssef acceptait bien l'objectif d'une autonomie
interne. Périllier devait écrire plus tard : « L'ambition de Salah Ben Youssef était
grande et j'eus l'impression qu'il considérait Habib Bourguiba comme un rival plutôt
que comme son chef ». Louis Périllier, La conquête de l'indépendance tunisienne.
Édition Robert Laffont, Paris 1979, p. 82.

72
secrètement une somme mensuelle de 50 000 francs qui
serait confiée à Allala Laouiti afin d'organiser un réseau de
résistance dans les villes et de développer l'agitation dans les
campagnes. Il chargea également Allala Laouiti de contacter les
nationalistes algériens en vue de coordonner la résistance dans
les deux pays. Ce dernier s'ouvrit à Ahmed Ben Bella qui se
récusa, alléguant que les Algériens étaient encore sous le coup
des événements de Sétif (8 mai 1945). Cette déclaration m'a
été rapportée par Allala Laouiti lui-même. Elle est confirmée
par Jean Rous :
Les dirigeants néo-destouriens avaient, les premiers en 1952,
pratiqué l'action directe. J'en ai été témoin, les Algériens en
pleine crise ont refusé de les suivre.
Un réseau de résistance, dénommé «Onze noirs», fut
organisé. Il couvrait la presque totalité du pays et comptait des
militants sûrs et décidés. Hassen Ben Abdelaziz et Chadli Kallala
avaient la charge du Sahel, Ahmed Tlili et Belhassine Jerad
contrôlaient Tunis et le Sud-Ouest, Mahmoud Zhioua le Cap Bon,
Ladjimi Ben Mabrouk le Centre et Toumi Ben Ahmed le Sud-Est.
C'est autour de ces hommes que se constituèrent les bandes de
futurs maquisards dénommés « fellagas » par le pouvoir colonial.
La Résidence publia une lettre de Bourguiba à Abed Bouhafa,
représentant du Néo-Destour à New York, datée de juillet 1950,
dans laquelle il parlait de recourir aux armes en cas de refus de
négocier et où il précisait :
L'ossature d'une organisation clandestine à côté et en dehors
du Parti est déjà en place.
Pour mieux s'assurer de l'appui du syndicat américain
dont le vice-président, Irving Brown, lui avait été présenté par
son ami Jean Rous, Bourguiba convainquit Farhat Hached de
quitter la confédération syndicale mondiale (FSM), d'obédience
communiste à laquelle il avait adhéré le premier janvier 1949, et
d'affilier l'UGTT à la confédération internationale des syndicats
libres (CISL) où étaient représentées les deux grandes centrales
syndicales américaines, ce qui fut décidé lors du Conseil National
de l'UGTT tenu le 30 Mars 1951. Cela permit à Farhat Hached

31. Jean Rous, Habib Bourguiba, Éditions Martinsart, 1984, p. 49.

73
de trouver une tribune internationale pour plaider la cause
tunisienne.
Une fois les bases de la résistance mises sur pied,
Bourguiba quitta Tunis, le 2 février 1951, pour un long voyage
à travers le monde : Pakistan, Inde, Indonésie, Madrid, Tanger,
Le Caire, Londres, Stockholm, Washington, San Francisco,
Rome, Istanbul, afin de sensibiliser l'opinion internationale à la
question tunisienne mais également afin d'acquérir des armes et
des fonds de soutien pour la cellule de résistance. Le 9 février,
il prononça une allocution au Congrès islamique mondial de
Karachi. À New Delhi, avec Taïeb Slim, il ouvrit un bureau
d'information. A Djakarta, il prit la parole devant le parlement
indonésien pour dénoncer la politique coloniale de la France.
Au cours de ce long périple, il multiplia les déclarations et les
conférences de presse. En Amérique, on lui attribua un discours
incendiaire anti-occidental. Il s'agissait, en réalité, d'un projet
de discours rédigé par Abed Bouhafa, de tendance extrémiste.
Ce discours, contraire à la pensée de Bourguiba, n'a jamais
été prononcé par lui. A deux reprises, à Londres, la BBC lui
demanda d'exposer ses thèses. Les autorités françaises étaient
irritées du remue-ménage qu'il provoquait autour de la question
tunisienne.
A Paris, Robert Schuman reçut, le 30 octobre, Chenik, Ben
Youssef et Saâdallah, écouta leurs doléances et leur demanda de
lui remettre un mémorandum.
Parallèlement, le 26 novembre, le sénateur des Français de
Tunisie, Antoine Colonna, remettait au Quai d'Orsay un mémoire
réclamant le renvoi du ministère Chenik et la constitution d'un
gouvernement pouvant être présidé par Slaheddine Baccouche. 32

Informé de la mauvaise tournure des événements, Bourguiba


se rendit le 15 décembre 1951 à Paris. Il y trouva Chenik et Ben
Youssef, atterrés par une lettre du Quai d'Orsay qu'ils venaient de
recevoir. Il demanda à la voir. Chenik hésita à la lui remettre, se
demandant s'il ne devait pas en donner la primeur au souverain.
Bourguiba répliqua :

32. Louis Périllier, La conquête de l'indépendance tunisienne, Édition Robert Laffont,


Paris 1979, p. 118.

74
Cette note peut entraîner la guerre, et ce n 'est pas le Bey qui va
la mener.
Le document évoquait l'œuvre civilisatrice de la France et
33

le maintien du principe de la co-souveraineté et faisait fi de toutes


les propositions tunisiennes. Bourguiba convoqua immédiatement
la presse et déclara :
La réponse de Robert Schumann ouvre une ère de répression
et de résistance avec son cortège inévitable de deuils, de larmes et
de rancunes. Exaspéré, déçu, à bout de patience, le peuple tunisien
saura administrer la preuve, aux yeux du monde, qu 'il est mûr pour la
liberté. Sa liberté est une condition nécessaire à la défense du monde
libre en Méditerranée et à la paix.
Le 17 décembre, le Néo-Destour et l'UGTT décrétaient une
grève de protestation de trois jours.
Le raidissement de la position du gouvernement français se
confirma par la désignation, le 24 décembre 1951, d'un nouveau
résident général, le vicomte Jean de Hautecloque, candidat de la
droite conservatrice. Bourguiba décida de faire appel aux Nations
Unies pour faire contrepoids à la pression des forces coloniales
qui avaient investi le gouvernement français.
La délégation tunisienne rentra à Tunis alors que lui-même
restait à Paris pour intervenir auprès des membres des délégations
des pays arabes et des pays amis présentes au palais de Chaillot où
devait se tenir une réunion des Nations Unies. De retour à Tunis, le
2 janvier 1952, il se rendit chez le Bey et l'enjoignit de présenter,
auprès des Nations Unies, une requête dénonçant la violation, par
la France, du Traité du Bardo. Il multiplia ensuite les réunions
publiques : le 8 janvier à Monastir, il informa la population
du projet d'envoi de cette requête et somma publiquement le
gouvernement tunisien d'exécuter le projet.
Sachez que le ministère auquel nous avons donné notre
confiance, que nous avons dirigé et appuyé et pour le soutien
duquel nous avons subi des critiques et des accusations n 'a pas
rempli son rôle jusqu 'à ce jour. Il était de son devoir de lutter
alors qu 'il se trouvait à Paris. Mais je l'ai mis en garde et l'ai mis
en demeure de faire le nécessaire dans les 48 heures qui suivent,
sinon le peuple lui demandera des comptes pour son laisser-aller,

33. Note du 15 décembre 1951.

75
car c 'est une occasion unique qui nous est offerte par Dieu. Il ne
faut pas laisser passer cette occasion de sortir de l'esclavage... Il
faut que le gouvernement fasse parvenir sa plainte à l'ONU.
Le 11 janvier, il tint une grande réunion à Tunis et le 13
janvier, à Bizerte où il déclara :
Il faudra entreprendre des actions guerrières de grande
envergure. La révolte s'organisera et le sang coulera... Les
intérêts de la France seront peut-être perdus.

Paris, Janvier 1952. Réception, par le Dr. Luis Padilla Mervo, Président de l'Assemblée
Générale des Nations Unies, de représentants des pays arabo-asiatiques venus demander
l'inscription de la question tunisienne à l'ordre du jour de la 6éme Assemblée Générale des
Nations Unies.
De gauche à droite : Farès El Khoury Bey (Syrie), Dr. Mohamed Fadhel Al Jamali (Irak), Sayed
Hassen Ibrahim (Yémen), M. U. Mynt Thein (Birmanie), Dr. Luis Padilla Mervo, Sardar Malik
(Inde), Dr. Ali Choli Ardalan (Iran), Sarder Mohammad Naim (Afghanistan), Dr. Raschad
Pharaon (Arabie Saoudite), M. Jamil Mikaoul (Liban).

Le 13 janvier, le gouvernement tunisien fit suite à la demande


de Bourguiba : Salah Ben Youssef et Mohamed Badra se rendirent
à Paris et remirent, le 14 janvier, au Président du Conseil de
sécurité de l'ONU une requête dénonçant la violation des traités
par la puissance protectrice. Le jour-même, le nouveau résident
général arrivait en Tunisie à bord d'un navire de guerre. Il fut
accueilli par un déploiement militaire.
Le 16 janvier, le Résident général interdit le congrès du Néo-
Destour prévu pour le 18 janvier. Les manifestations sanglantes
se poursuivirent faisant des morts et des blessés à Bizerte et à
Ferryville.

76
Bourguiba poursuivait son action. Il galvanisait les masses
par ses discours ardents, appelait à la lutte, au sacrifice et à une
agitation qui devait se poursuivre tant que les revendications
nationales ne seraient pas satisfaites.
En France, le cabinet Pleven était renversé le 7 janvier.
René Pleven qui continuait à assurer la marche des affaires
courantes informa le président de la république, Vincent Auriol,
de l'arrestation imminente de Bourguiba. Le 17 janvier, Edgar
Faure obtenait l'investiture. Le nouveau résident général profita
de cette phase de transition pour arrêter Bourguiba, le 18 janvier
1952 à 3 heures du matin. En quittant son domicile entre deux
policiers, Bourguiba embrassa son fils endormi et déclara à son
épouse que cette arrestation serait la dernière.
Le congrès du Néo-Destour qui se tint clandestinement sous
la présidence de son trésorier Hédi Chaker, demandait l'abolition
du protectorat et l'accession de la Tunisie à l'indépendance.
Chaker fut à son tour arrêté. Bourguiba fut placé en résidence
surveillée à Tabarka. Il était relativement libre de ses mouvements.
Il recevait des amis et des journalistes. Aux militants destouriens,
il demandait de poursuivre la lutte. Farhat Hached l'assura qu'il
était prêt à résister pendant deux ans. « C'est bon ! » lui répondit
Bourguiba. Des actions de résistance furent déclenchées : le 22
janvier, le colonel Durand était abattu à Sousse, le 28 janvier le
lieutenant Vacher, commandant la section de la gendarmerie du
Cap Bon, était tué. Et la répression y répondit. De Hautecloque
donna 1'ordre au général Pierre Garbay, célèbre pour ses atrocités à
Madagascar en 1947, de ratisser les régions du Cap Bon et du S ahel.
Les assassinats, les viols, les destructions de maisons s'ajoutèrent
aux rafles, aux arrestations massives et aux aveux soutirés par la
torture. Du 20 au 31 janvier 1952, la légion étrangère réprima
les populations dans des conditions de brutalité qui soulevèrent
une indignation internationale. En Amérique, le Washington Post
reprocha à la France de s'accrocher à un colonialisme dépassé.
En Angleterre, dans le Manchester Guardian, on pouvait lire :
Une expérience prometteuse et unique dans le monde arabe
en matière de coopération s'est vue porter un coup sérieux et il ne
sera pas facile de recoller les morceaux.
L'opinion tunisienne manifesta une unanimité exemplaire
dans la réprobation de ces atrocités. Farhat Hached demanda à la

77
CISL de procéder à une enquête sur la situation en Tunisie. Pour
étayer sa position, le Résident général accusait le Néo-Destour de
collusion avec l'étranger, et pour pratiquer l' amalgame, il procéda
à l'arrestation de militants destouriens et de deux communistes.
Or, Bourguiba considérait que les options du parti communiste
étaient inconciliables avec celles du Néo-Destour, ce qui l'avait
conduit, le 18 mars 1950, à exclure du Parti le docteur Slimane
Ben Slimane, destourien des plus engagés, parce qu'au sein du
comité pour la paix qu'il animait, figuraient des communistes.
Le gouvernement Edgar Faure essaya de calmer les esprits. Il
parla de malentendus et se montra disposé à reprendre le dialogue,
mais Edgar Faure fut renversé à son tour le 18 février 1952.
Antoine Pinay qui lui succéda reprochait aux Tunisiens l'envoi
d'une requête à l'ONU. De Hautecloque demanda au Bey et au
gouvernement Chenik de retirer cette requête. Cette injonction
restant sans suite, il confia, le 26 mars, les pouvoirs de police au
général Garbay et fit procéder à l'arrestation de Chenik et des
membres tunisiens de son gouvernement pour collusion avec
le Néo-Destour. Déportés à Kebili puis à Djerba, ils ne furent
autorisés à rentrer chez eux que le 6 mai 1952. Quant à Bourguiba
et ses compagnons, ils étaient transférés, le 26 mars, à Remada,
par avion militaire. Salah Ben Youssef et Mohamed Badra,
apprenant l'arrestation de Chenik quittèrent Paris avec l'aide de
Hassen Belkhodja pour aller en Belgique et gagner Le Caire. Le
21 mai, Bourguiba était isolé de ses compagnons et exilé dans
une île déserte, La Galite, dans des conditions très rudes.
Sous la pression de la France, le Bey céda et se vit contraint
de remplacer, le 28 mars 1952, son premier ministre Mhamed
Chenik par Slaheddine Baccouche. Le 4 juillet, le Bey recevait
d'Antoine Pinay, président du conseil français, une lettre
promettant des réformes devant aboutir à l'autonomie interne.
Le Bey soumit ces propositions, le 1 août, à une quarantaine
er

de personnalités politiques. Dans sa réponse à la France, le 9


septembre, le Souverain rejetait ce projet élaboré unilatéralement
à Paris et considéré comme portant atteinte à la souveraineté
tunisienne. Il réclamait l'ouverture de négociations.
De son île, Bourguiba arrivait à faire parvenir à Mohamed
Masmoudi, président de la cellule destourienne de Paris, plusieurs
lettres pour lui transmettre ses recommandations, l'inciter à

78
maintenir l'enthousiasme des étudiants et lui faire part de sa
détermination à poursuivre la lutte tant que durerait le régime
colonial. Dans un échange de lettres avec Jean Rous, il dénonçait
le ratissage du Cap-Bon et du Sahel ainsi que le gâchis provoqué
par la politique outrancière de de Hautecloque. Au cours de l'été
1952, sa santé se détériora. Un médecin de la marine, le docteur
Duluc, mit en cause l'humidité de l'île et lui annonça l'arrivée
d'une commission médicale. Les membres de cette commission
proposèrent à Bourguiba un transfert en France à la condition qu 'il
adresse au résident général une demande en ce sens et s'engage
à cesser toute activité agitatrice. Ce à quoi Bourguiba répondit
qu'il était décidé à continuer à faire son devoir tant qu'il serait
en vie et que ni les épreuves, ni les brimades, ne pouvaient avoir
prise sur lui. Ainsi, physiquement épuisé, Bourguiba conservait
un moral de fer.
En Tunisie, le climat politique et social ne cessait de se
dégrader. Des groupes de fellagas se constituaient dans les régions
du Sud. Des incidents sanglants se produisirent à Gabès et à
Gafsa. Les arrestations et les déportations peuplaient les prisons
et les camps de concentration. La résidence reconnaissait que la
prison civile de Tunis, prévue pour 900 détenus, en hébergeait
2 000. Au terrorisme des militants tunisiens s'opposait le contre-
terrorisme de la Main Rouge qui bénéficiait de l'indulgence et
34

de la complicité de la police. L'hebdomadaire d'extrême droite


Paris, édité à Casablanca sous la direction de Camille Aymard,
désigna Farhat Hached comme le principal continuateur de
l'action de Bourguiba et le responsable des troubles en Tunisie.
Il recommanda d'accomplir « le geste viril et libérateur qui
s'impose » : le 5 décembre 1952, Farhat Hached est assassiné par
la Main Rouge. 35

Aux Nations Unies, en mars 1953, quatorze pays afro-


asiatiques soulevaient à nouveau la question tunisienne et
dénonçaient l'absence de réformes. Il fut décidé de réunir une
commission en octobre. Le 1 juillet 1953, le bey de camp,
er

Ezzeddine, connu pour ses sentiments francophiles était assassiné.

34. Organisation terroriste du Rassemblement français.


35. Louis Périllier, La conquête de l'indépendance tunisienne, Édition Robert Laffont,
Paris 1979, p. 186. Félix Garras, Bourguiba et la naissance d'une nation, Julliard,
1956,p.197.

79
Le 13 septembre 1953, Hédi Chaker était aussi assassiné par un
groupe commandité par un Tunisien, Belgaroui, soutenu par la
Main Rouge. Le 20 août 1953, le roi Mohamed V, à qui la France
reprochait de soutenir le parti de l'Istiqlal, était déposé et déporté.
Cette mesure fut fortement ressentie en Tunisie.
Devant la recrudescence de la violence et la pression
internationale, le gouvernement français décida, le 2 septembre
1953, de mettre fin à la mission de de Hautecloque. Pierre Voizard
qui connaissait bien l'administration coloniale nord-africaine pour
avoir fait partie, en 1922, du cabinet du résident général Lucien
Saint à Tunis, le remplaça le 8 septembre 1953. Le nouveau
résident général promit des réformes en vue de l'accession de la
Tunisie à l'autonomie interne mais maintint le premier ministre
Baccouche. Se déclarant pour la réconciliation, il libéra Hédi
Nouira en novembrel953, Sadok Mokadem en décembre, puis
Mongi Slim et les 40 nationalistes détenus au secret au camp de
Tataouine en janvier 1954. Le 2 mars, il annonça la constitution
du gouvernement Mzali. Mais ce gouvernement, formé alors que
Bourguiba et de nombreux militants se trouvaient en détention,
et qui ne comptait aucun membre du Néo-Destour, ne reçut pas
l'aval des Destouriens. Afin de favoriser le succès de l'expérience
Voizard, le gouvernement français se montra disposé à accorder
à Mzali les principales revendications refusées à Chenik. Mais,
le 4 mars, les Français se voyaient accorder des droits politiques
et la possibilité de participer aux délibérations de l'assemblée
budgétaire. Bourguiba, persuadé que le but de cette nouvelle
politique était de diviser les nationalistes, d'isoler le Bey du Néo-
Destour et d'introduire le principe de l'intégration, recommanda
de son exil, une opposition ferme aux réformes Voizard. Il répétait
aux nationalistes modérés tentés de souscrire à cette expérience :
Par le biais d'une réforme d'apparence démocratique, on
escamote tout simplement l'État tunisien.
Voizard avait bien compris que le véritable obstacle au succès
de son plan était Bourguiba. Mais connaissant mal la trempe de son
adversaire, il tenta une nouvelle manœuvre visant à l'amadouer.
Le 18 janvier 1954, le docteur Duluc vint examiner Bourguiba
à La Galite et lui proposa la visite de Wassila Ben Ammar en
échange de son alignement à la position de Bey. Bourguiba refuse
sans hésiter.

80
Accepter la visite de cette femme dans ces conditions, c'est
détruire à jamais mon amour pour elle et certainement aussi son
amour pour moi.
En France certaines personnalités, édifiées par l'échec de la
politique de répression au VietNam, se déclaraient persuadées que
rien ne pouvait se résoudre par la contrainte et sans pourparlers
avec les leaders nationalistes. Dans une interview à Jeune
République, Alain Savary déclarait, en janvier 1954 :
« Il n'y aura pas de solution contre ou sans Bourguiba et le
Néo-Destour ».
Louis Périllier considérait que :
« La détente ne saurait être complète aussi longtemps que
Bourguiba sera maintenu en résidence surveillée. Il n 'y aura pas
de véritable règlement sans son adhésion. » 36

Le général Garbay, commandant des troupes de Tunisie,


qui réprouvait ces « politiques oscillantes génératrices de
catastrophes », fut muté, le 10 mars 1954 à Dakar et remplacé par
le général Pierre Boyer de Latour. Mais, dès son installation, une
manifestation des étudiants de la Grande mosquée, près du palais
Dar Hussein, siège de ses bureaux, était réprimée par la police qui
fit usage de ses armes. Les actions de résistance se multipliaient :
le réseau qui jusqu'ici agissait dans les villes, rejoignit les
montagnes où il multiplia ses actes contre les colons.
Le 1 avril 1954, le Bey demanda au Président de la
er

République française l'amnistie des condamnés politiques et le


transfert de Bourguiba en France. Mais cette requête resta lettre
morte et les militants condamnés à mort à la suite des événements
de Moknine, furent exécutés. Par ailleurs, des Français briguaient
l'élection à la tête des mairies de Tunis et de Bizerte. Le 15 avril,
les représentants des organisations politiques, économiques et
syndicales se réunirent sous la présidence de Tahar Ben Ammar
et décidèrent à l'unanimité, de s'opposer aux réformes. Lors
d'une visite que lui rendit Rachid Mzali, fils du premier ministre,
Bourguiba le chargea de transmettre à son père sa recommandation
expresse de démissionner. Le 21 mai 1954, Bourguiba était
transféré en France à l'île de Groix, au premier étage d'une
maison dont le rez-de-chaussée était occupé par une pharmacie.

36. Le Petit Matin, 20 mars 1954, Le Monde, 24 avril 1954.

81
Il téléphona à Wassila et lui demanda d'avertir Allala Laouiti
pour qu'il le contacte. A celui-ci, il donna l'ordre de remettre
au prince Chedly, fils du Bey, la décoration que le Souverain 37

lui avait décernée en 1951 et de diffuser la nouvelle, exprimant


par ce geste son rejet de toute collaboration avec le pouvoir en
place. Le jour même, Salah Ben Youssef adressait du Caire ses
vœux à l'occasion de la Fête du Trône. Les militants, apprenant
la position du chef du Néo-Destour, redoublèrent de violence. On
assista à une recrudescence des opérations de guérilla menées par
des groupes armés de « fellagas », dans le Sud et le Centre du
pays. Le 26 mai, cinq colons français étaient assassinés dans la
région du Kef. Des attentats étaient perpétrés à Sousse et à Bizerte.
L'insécurité dans les campagnes se généralisait. L'agitation dans
les villes devint permanente. Quatre ministres du gouvernement
Mzali démissionnèrent. Lui-même échappa, fin mai, à un attentat.
Il finit par démissionner le 16 juin, après trois mois et demi de
gouvernement. Voizard chercha à le remplacer mais aucune
personnalité tunisienne n'accepta une telle mission. L'ordre
était profondément troublé. Le 24 juillet, le lieutenant colonel
de la Paillonne, chef de l'administration de l'année tunisienne
était assassiné en plein jour, dans une rue de Tunis. Le 28 juillet,
Pierre Voizard se rendit à Paris pour ne plus revenir. Parlant de
Bourguiba, il devait confier plus tard :
Cet homme a un regard de magnétiseur. C'est un médium. 38

Et Michel Jobert d'ajouter :


Cari 'homme est chargé de charisme dans l'attitude, le regard,
la parole. N'a-t-il pas conduit la Tunisie avec le verbe.
Le 31 juillet, la France proclamait l'autonomie interne de la
Tunisie.
Ainsi, la lutte s ' était déroulée selon la conception de B ourguiba,
énoncée dans sa lettre de Tataouine du 8 février 1935 :
La force qui impose le respect du droit est la force de cohésion
du peuple et la solidarité de ses membres. C'est une force morale
devant laquelle s'incline tôt ou tard la force matérielle, à condition
de faire preuve de patience, de ténacité et d'espiit de sacrifice.

37. Grand Cordon du Nichan Iftikhar


38. Michel Jobert, Le Maghreb à l'ombre de ses mains, Albin Michel, Paris 1985, p. 236.

82
CHAPITRE 4

L'AUTONOMIE INTERNE
ET LE CONFLIT
BOURGUIBA-BEN YOUSSEF

31 j u i l l e t 1954 - 20 mars 1956


Ce que l'on n'a pas bâti de ses mains montre
une fragilité extrême. L'avantage qu'on en tire
est p a s s a g e r : si le vent tourne, le profiteur
impuissant contre la nécessité, connaît la pire
détresse.

CHARLES NICOLLE

La défaite des forces françaises à Diën Bien Phu, le 7 mai, et


la démission du président du conseil français, Joseph Laniel, le 12
juin, conduisirent Mendès France au pouvoir le 17 juin 1954. Il
désengage la France du bourbier vietnamien et cherche à assainir
la situation en Tunisie. Il invite le général Boyer de La Tour,
commandant supérieur des troupes de Tunisie à Genève et lui fait
part de son intention d'accorder l'autonomie interne à la Tunisie,
sous condition de l'arrêt de la rébellion et du rétablissement
de l'ordre, puis contacte le délégué du Néo-Destour en France,
Mohamed Masmoudi qui lui propose de consulter le Conseil
national du Néo-Destour. Mais devant l'urgence de la situation,
Mendès France lui demande de recueillir l'avis de Bourguiba.
Celui-ci donne son accord. Le 30 juillet, Mendès France nomme
le général Boyer de Latour résident général en remplacement de
Pierre Voizard. Il réunit son cabinet pour lui faire part de son
programme tunisien et lui demande d'en garder le secret. Le
lendemain, 31 juillet, il quitte Paris pour Tunis, accompagné du
Maréchal Juin qui ne prend connaissance que dans l'avion, du
texte de la déclaration officielle que devait prononcer Mendès
France devant le Bey. Deux heures à peine après son arrivée, il se
présente au palais de Carthage et déclare au Souverain, quelque
peu troublé par cette visite inopinée :
L'autonomie interne de l'Etat tunisien est proclamée sans
arrière-pensée par l'Etat français.
Le soir-même, le Président du conseil français retourne à
Paris. 1

1. Pierre Mendès France. Choisir, Stock 1974, p. 63-69.

85
Dans toute la Tunisie la proclamation de l'autonomie interne
fit l'effet d'une bombe, Quant au Rassemblement français, il ne
comprenait pas la présence du Maréchal Juin, à côté du Président
du conseil français. Le Bey lança dès le lendemain, un appel pour
le retour au calme.
Depuis le début juillet, Bourguiba était autorisé à recevoir des
visites, avant d'être transféré, fin juillet à Amilly dans le Loiret où
il déclarait à la presse :
L'indépendance reste l'idéal du peuple tunisien mais la
marche vers cet idéal ne prendra plus désormais le caractère
d'une lutte entre le peuple tunisien et la France.
Le 23 août, dans une interview au quotidien Le Monde, il
précise sa conception du statut futur des Français de Tunisie :
La Tunisie est un pays souverain, les Français seront
considérés comme faisant partie d'une minorité juridique, mais
privilégiée et protégée.
Un gouvernement présidé par Tahar Ben Ammar est constitué.
Il comprend quatre ministres destouriens : Sadok Mokaddem à
la Justice, Hédi Nouira au Commerce, Mongi Slim et Mohamed
Masmoudi, ministres d'État chargés, avec Aziz Jallouli, des
négociations. Alors que le bureau politique approuve, le 4 août,
à la majorité, la participation du Néo-Destour au gouvernement
de Tahar Ben Ammar, Salah Ben Youssef, à Genève, refuse de se
rallier à ce choix.
Les négociations sur l'autonomie interne s'ouvrent à Paris,
le 18 août 1954. Le 19 août, Tahar Ben Ammar et Mohamed
Masmoudi rendent visite à Bourguiba à Amilly. Dès leur
démarrage, les négociations butent sur le problème des fellagas
qui continuent à maintenir l'insécurité dans les campagnes.
Mendès France décide d'étudier ce problème avec Bourguiba
lui-même. Ne pouvant le recevoir officiellement à Matignon,
il le rencontre secrètement chez l'un de ses amis, le journaliste
Charles Gombault.
- Les affrontements des fellagas avec les militaires français
risquent de faire capoter notre projet. Il faudrait trouver le moyen
de ramener le calme afin d'éviter les lenteurs des négociations »,
s'inquiète Mendès France.

86
- Ce sont vos soldats qui pourchassent les résistants tunisiens,
répond Bourguiba. Si vous dites à vos militaires de ne plus les
considérer comme des terroristes et de ne plus les humilier, moi, je
me fais fort de leur demander de déposer les armes.
Au bout de deux heures, les deux hommes arrêtent d'un
commun accord, la procédure à suivre : les combattants remettront
leurs armes à des comités mixtes formés de Tunisiens et de
Français contre une attestation signée par le Résident général lui-
même.
À la fin de l'entrevue, alors que Bourguiba s'apprête à enfiler
son pardessus, Mendès France s'approche et l'aide dans son
geste.
- C'est très gentil à vous, monsieur le président», lui dit
Bourguiba.
- Vous avez beaucoup souffert, lui répond Mendès France.
- Je l'ai fait pour mon pays, réplique Bourguiba.
Le 1 novembre 1954, trois mois, jour pour jour après
er

la déclaration de l'autonomie interne en Tunisie, la révolte


algérienne est déclenchée. Elle ne facilite pas l'application
des mesures arrêtées pour concrétiser cette autonomie. Mais
l'engagement de désarmement pris par Bourguiba est tenu :
près de 2 500 hommes rendent les armes. Les résistants du
Sahel, Hassen Ben Abdelaziz et Chadli Kallala, n'acceptent
de rendre leurs armes qu'après avoir entendu au téléphone le
chef du Néo-Destour les sommer de le faire. Bourguiba leur
explique qu'il saura tirer un bien meilleur parti du silence de
leurs armes que de la violence. Le calme revient en Tunisie. Le
6 février 1955, le parlement français, craignant que l'expérience
tunisienne n'ouvre la voie à la liquidation de l'empire français
et ne constitue pour l'Algérie une valeur d'exemple, retire sa
confiance à Mendès France. Les négociations sont rapidement
reprises par le nouveau président du Conseil français, Edgar
Faure et son ministre des affaires marocaines et tunisiennes,
l'avocat et journaliste Pierre July.
Deux mois plus tard, du 18 au 24 avril 1955, les représentants
de 29 pays du Tiers-Monde étaient réunis en conférence, à
Bandoeng afin de définir une ligne d'action contre le colonialisme.
Nehru (Inde), Chou en-Laï (Chine), Sukarno (Indonésie) et Nasser

87
(Égypte) comptaient parmi les ténors. Le docteur Mohamed Fadhel
Al Jamali qui présidait la délégation irakienne avait associé à sa
délégation des représentants maghrébins, dont Salah Ben Youssef.

La Marsa, janvier 1997


De droite à gauche : Abbès Al Jamali, Kanâane Tahsin El-Askri (fils de l'ambassadeur
d'Irak en Égypte qui avait remis à Bourguiba, en 1946, les passeports de Habib Thameur,
Rachid Driss, Taïeb Slim, Hédi Saïdi et Hassine Triki, afin qu'ils le rejoignent au Caire),
Mohamed Fadhel Al Jamali, Darem El-Bassam, expert international (tous irakiens) et le
docteur Amor Chadli.

ContrariéeparlaparticipationdesMaghrébinsàcetteconférence,
la France demande au gouvernement irakien leur départ. Invité par
son premier ministre Nouri Saïd à le faire, le docteur Mohamed
Fadhel Al Jamali se déclare prêt à démissionner plutôt que d'y
2

consentir car il ne saurait participer à un gouvernement disposé à


s'aligner sur les suggestions d'un gouvernement colonialiste.

2. Mohamed Fadhel Al Jamali avait occupé à deux reprises la présidence de


l'Assemblée parlementaire irakienne et deux fois le poste de Président du Conseil
des Ministres. Il avait été l'un des signataires de la charte fondatrice de L'ONU, le
24 octobre 1945 à San Francisco. Ami du Président Bourguiba, il avait quitté l'Irak
après la révolution de 1958 pour venir exercer en qualité de professeur à la Faculté
des Lettres et des Sciences humaines de l'Université de Tunis.
À Paris, au cours du mois d'avril, sous l'impulsion de Mongi
Slim, la délégation tunisienne aux négociations sur l'autonomie
interne, augmente ses exigences. Charles-André Julien,
unanimement considéré comme l'un des plus grands spécialistes
de l'histoire de la colonisation et plus particulièrement de
l'Afrique du Nord, se demande si ces exigences n'étaient pas
concertées avec Salah Ben Youssef.
L'opposition de Mongi Slim apparut aux observateurs
avertis comme inspirée parla volonté ferme de faire échouer les
négociations et d'assumer le risque d'un affrontement au cours
duquel ses talents pourraient lui permettre de tenir le premier
rôle. 3

Félix Garras assure :


En 1954, lorsque Salah Ben Youssef rencontre Mongi Slim à
Genève, il se déclare d'accord avec lui sur le discours de Carthage
et a fait savoir en sous-main à Mendès France que Bourguiba était
dépassé et que lui, Ben Youssef, était prêt à un arrangement. 4

Charles Saumagne, haut fonctionnaire du protectorat, né à


Tunis, avertit Bourguiba. Celui-ci mit fin aux atermoiements de
ces négociations. Une entrevue entre Edgar Faure et Bourguiba à
Matignon permit de rapprocher les points de vue et de résoudre
les points litigieux. La commission reprit alors ses travaux et un
protocole d'accord sur l'ensemble des conventions fut paraphé le
29 mai 1955. Le 3 juin 1955, les conventions franco-tunisiennes
furent signées officiellement par Edgar Faure, Tahar Ben Ammar,
Pierre July et Mongi Slim. Elles furent ratifiées par l'Assemblée
Nationale française avec 538 voix pour, 44 voix contre et 29
abstentions.
Bourguiba avait fixé son retour à Tunis, le 1 juin 1955, mais
- er

avant de quitter Paris, il rappela que l'indépendance de la Tunisie


était son but suprême.
Le 1 juin restera dans les annales, comme le jour le plus
er

glorieux qu ' ait connu la Tunisie. De tous les coins du pays, la foule
convergea vers Tunis pour saluer son leader. Celui-ci, debout sur
la passerelle du paquebot Ville d'Alger saluait, avec une profonde

3. Charles André Julien, Et la Tunisie devint indépendante, Éditions JA 1985, p. 190.


4. Félix Garras, Bourguiba et la naissance d'une nation, Julliard 1956, pp. 274-5.

89
émotion, le peuple exalté. Le chef du gouvernement, Tahar Ben
Ammar, ainsi que le fils aîné du souverain, Chedly Bey, étaient
au bas de la passerelle. Toutes les organisations nationales étaient
représentées, y compris les anciens fellagas avec, à leur tête, Sassi
Lassoued et Lazhar Chraiti. Bourguiba fut porté en triomphe. Le
service d'ordre, assuré par les scouts et la jeunesse destourienne
était parfait. Après avoir rendu visite au souverain à Carthage,
Bourguiba, tantôt en voiture, tantôt à cheval, fit la tournée de la
capitale.
La mission du résident général Boyer de la Tour prit fin.
Roger Seydoux fut nommé haut commissaire de France à Tunis.
Le Bey chargea Tahar ben Ammar de constituer un nouveau
gouvernement.
Bourguiba, dans une série de discours, expliqua au peuple
tunisien la portée des conventions. Le 13 septembre 1955, il
accueillit Salah Ben Youssef de retour du Caire. Mais après une
tournée triomphale dans la capitale au cours de laquelle les deux
leaders, côte à côte, saluaient un public en liesse, Ben Youssef 5

qui pourtant était plus modéré que Bourguiba dans le passé,


prononça une harangue, du balcon de son domicile à Montfleury,
pour dénoncer les conventions. Le 7 octobre, à la mosquée
Zitouna, dans un discours d'une rare violence, il confirma sa
position en préconisant la constitution d'un front maghrébin
unique pour lutter contre l'occupation française. Bourguiba,
perdant l'espoir de voir son premier collaborateur se ranger à sa
conception, réunit le bureau politique du Destour. A ceux qui lui
firent part de leur crainte que l'autonomie interne ne perdure et ne
desserve la lutte des combattants algériens, Bourguiba expliqua
que l'autonomie interne était un système bâtard qui ne pouvait
durer, qu'une Tunisie autonome, bien dirigée par un parti uni ne
pouvait tarder à conquérir son indépendance et que, souveraine
et reconnue sur le plan international, elle serait beaucoup plus
efficace à la libération de l'Algérie qu'engagée à ses côtés dans

5. Déjà, en 1953, Ali Belhaouane reprochait à Salah Ben Youssef son caractère
dominateur et surtout ses tentatives de faire oublier Bourguiba en omettant de
publier sa lettre du 20 décembre 1952 adressée à Masmoudi, dans laquelle Bourguiba
critiquait la reculade du Bey face aux pressions et à la répression française. Il
reprochait également aux responsables du Caire leur gestion financière et demandait
de réserver l'essentiel des moyens financiers du Parti aux Moujahidines. In
Correspondances de Bahi Ladgham, Cérès Production, Tunis 1990, p. 291-293.

90
une guerre classique contre l'armée française. Le 12 octobre, le
bureau politique prononçait l'exclusion de Salah Ben Youssef de
son poste de secrétaire général. Ce dernier répondit par sa non-
reconnaissance du bureau politique et par la constitution d'un
secrétariat général dont il prenait la tête. Il entreprit une tournée
dans le pays pour mobiliser le peuple à ses vues. La jeunesse
destourienne, fidèle à Bourguiba, intervint pour perturber ses
réunions. Le 29 octobre, à Kairouan, Bourguiba subjuguait la
foule et, pour trancher le différend qui l'opposait à Ben Youssef,
décida de s'en remettre au Parti. Il proposa de tenir un congrès
dont il fixa la date au 15 novembre. Le lieu choisi fut Sfax, fief de
Habib Achour, secrétaire général de l'UGTT. Salah Ben Youssef
déclina l'invitation, exigeant de modifier la date et la procédure
du choix des délégués. Le congrès se tint à la date prévue.
Bourguiba, prononça un discours qui fit vibrer l'assistance. Il fut
élu président du Néo-Destour et Bahi Ladgham, nommé secrétaire
général en remplacement de Salah Ben Youssef. Mais Salah Ben
Youssef ne s'avouant pas vaincu, organisa la résistance, soutenu
par les commerçants de Djerba et certains milieux religieux. Il
reçut des armes d'Égypte par l'intermédiaire de la Libye. Certains
Tunisiens que Bourguiba considérait comme acquis à ses idées,
décidèrent pourtant de ne pas le suivre. Des maquisards partisans
de la généralisation de la lutte à l'ensemble du Maghreb, dirigés
par Tahar Lassoued, reprirent le chemin de la montagne, en accord
avec les maquisards algériens qui les incitaient à étendre la lutte.
Avec l'aide égyptienne, ils organisèrent un camp d'entraînement
sur le territoire libyen. Ils entreprenaient des actions contre les
partisans de Bourguiba et terrorisaient les colons. Devant cet état
de fait, Bourguiba renforça la jeunesse destourienne qu'il érigea
en milice pour neutraliser les youssefistes. De son côté, l'armée
française intervint pour mater la rébellion. Bourguiba profita
de cet état d'insécurité pour exiger la passation du contrôle des
services de Sécurité au gouvernement tunisien.
Un jour, lors d'une réception organisée par Lévy-Despat,
directeur de Monoprix, Bourguiba rencontre Roger Seydoux,
haut-commissaire de France à Tunis. La discussion porte sur le
maintien de l'ordre dans le pays. Seydoux soulève le problème
des soldats de l'Oujak (Spahis) demeurés au service du Bey, celui-
ci tardant à signer le décret de leur transfert au gouvernement

91
tunisien. Bourguiba qui ignorait ce fait, se rend chez le Premier
ministre afin d'en savoir plus. Tahar Ben Ammar le reçoit
affablement mais ne lui souffle mot de l'histoire. Bourguiba,
pour le tester, en fait de même. Mais le lendemain, il demande
audience au prince Chedly. Celui-ci réfute l'accusation, affirmant
que le Bey n'avait jamais refusé de signer le décret en question
et accusant Roger Seydoux d'avoir amplifié démesurément cette
affaire. « Si le peuple venait à apprendre les réticences du Bey, il
ferait sauterie trône en feu d'artifice » lance Bourguiba à Chedly
Bey. Le lendemain, le décret était signé et les soldats de l'Oujak
rejoignaient le ministère de l'Intérieur, alors dirigé par Mongi
Slim.
Afin d'aider Bourguiba à contenir les fauteurs de troubles
et à arrêter les accointances des youssefistes avec l'Egypte et les
maquisards algériens, la France accepte, le 8 décembre 1955, de
déléguer la responsabilité des forces de l'ordre au gouvernement
tunisien.
Le 29 décembre 1955, le Bey scelle le décret portant création
d'une Assemblée constituante. L'élection des députés est prévue le
25 mars 1956.
Bourguiba apprend que les youssefistes programmaient
d'attenter à sa vie, à Redeyeff où il devait prononcer un discours, le
13 janvier 1956. Refusant de se dérober, il se présente le jour fixé,
non sans avoir revêtu une cotte de maille. Au cours de la réunion,
un individu camouflé sort son arme et vise Bourguiba au visage.
Mais le regard pénétrant de Bourguiba et la teneur de son discours
persuasif le paralysent. « Mon doigt n 'arrivaitpas à appuyer sur la
gâchette, j'avais l'impression de voir mon père » devait-il déclarer
à ses anciens chefs, Hassen Abdelaziz et Chadli Kallala, auxquels
il alla remettre son pistolet et raconter son aventure. Cet homme,
Abdeirahman Jaballah a été, dès lors, recruté dans le corps des
gardes nationaux.
Dépité de voir la France renforcer la position du gouvernement
tunisien, Salah Ben Youssef chercha à s'entretenir avec le haut
commissaire de France en Tunisie. Celui-ci, ne pouvant recevoir
un dissident, chargea Charles Saumagne de le rencontrer.
L'entrevue eut lieu le 23 janvier 1956 au domicile de Salah Ben
Youssef. Elle dura plus de deux heures. Salah Ben Youssef lui
déclara notamment :

92
Comment la France ne se rend-elle pas compte que Bourguiba
et les siens l'ont déjà trahie ? Qu'il se moque d'elle, alors qu'à
moi, elle ne peut me reprocher que de ne l'avoir jamais trompée !
Où sont la coopération, la communauté, la réciprocité ? Peut-être
en moi, mais je n 'en dirai rien, car eux, ils renient leur signature
comme ils ont renié les programmes du parti... La France capitule
devant ce forban et les siens en leur consentant des forces de
police que je ne revendique pas, moi, parce que je n 'en ai pas
besoin pour me défendre contre elle. 6

Quelques jours plus tard, le 28 janvier 1956, Salah Ben


Youssef quittait clandestinement le territoire tunisien pour
aller d'abord en Libye d'où il continua à exhorter ses partisans
à poursuivre la lutte. Le 29 février, le gouvernement tunisien
décida de constituer une cour criminelle, la Haute Cour, chargée
de juger les auteurs de sabotages, d'agressions contre les cellules
destouriennes ou d'embuscades contre les militaires français. Du
Caire, Salah Ben Youssef poursuivait une campagne active en
vue du renversement de Bourguiba.
En 1955, avec le retour du roi Mohamed V sur le trône après
une déportation de deux ans, en Corse puis à Madagascar, la
France engagea avec le Maroc des négociations pour satisfaire
ses revendications d'accession à l'indépendance. Bourguiba
dont le combat contre le colonialisme et les pourparlers avec la
France étaient bien antérieurs à ceux du Maroc, suivait de près ces
négociations. Estimant que les conventions d'autonomie interne du
3 juin 1955 étaient dépassées que les Tunisiens étaient à même
de se diriger eux-mêmes et que la Tunisie ne pouvait être spoliée
de son droit à l'indépendance , il se rendit à Paris, le 2 février
7

1956, pour demander leur révision. À l'annonce de l'accession à


l'indépendance du Maroc, le 2 mars 1956, il retourna à Paris. Après
un long entretien avec le ministre des Affaires étrangères, Christian
Pineau, le 5 mars, il obtint du président du conseil, le socialiste
Guy Mollet, la reconnaissance de l'indépendance de la Tunisie.
Celle-ci fut proclamée le 20 mars 1956.

6. Charles Saumagne, Les temps modernes 11° 356, mars 1976, p. 1502-25.
7. « La Tunisie formait trois fois plus de bacheliers, chaque année, que le Maroc, alors
que le Maroc était trois fois plus peuplé » écrivait Mendès France. P. Mendès France.
Choisir, Stock 1974, p. 64.

93
CHAPITRE 5

L'INDEPENDANCE
ET LES GRANDES OPTIONS
20 m a r s 1 9 5 6 - 2 n o v e m b r e 1 9 7 0
Il a p p a r a î t , de temps en temps, sur la surface
de la terre, d e s hommes rares, exquis, qui
brillent par leur vertu et dont les qualités
éminentes jettent un éclat prodigieux.

LA BRUYÈRE

Pour la première fois, dans la Tunisie indépendante, des


élections législatives sont organisées, le 25 mars 1956. Quatre-
vingt-dix membres de l'Assemblée nationale constituante sont
élus. Bourguiba obtient 100% des suffrages à Monastir. Lors
de la première réunion de l'Assemblée nationale, le 8 avril
1956, Bourguiba, seul candidat, est porté, par acclamation, à la
présidence de cette assemblée. Le 10 avril, le Bey fait appel à
lui pour former le nouveau gouvernement qui est constitué le 14
avril. Pendant un an et trois mois, Bourguiba cumule les postes
de premier ministre, de ministre de la Défense nationale et de
ministre des Affaires étrangères.

1 . L e s prémisses d e l ' é t a t m o d e r n e

Bourguiba entreprend ses principales réformes dès le


lendemain de l'indépendance. Sa détermination à libérer le
pays des griffes du colonialisme et à consacrer la dignité de son
peuple ont fait place à une volonté d'édifier un État moderne
inspirant le respect et la considération. Un des premiers gestes
de son gouvernement est de demander l'admission de la Tunisie
à l'UNESCO. Il fait front sur tous les tableaux en s'attaquant à
des problèmes divers, surmonte les difficultés et fait preuve d'une
activité inépuisable, d'un dynamisme débordant et d'une audace
exceptionnelle.

97
Il lui faut d'abord concrétiser l'indépendance, c'est-à-dire
soustraire le pays à l'administration française, en le dotant de
tous les attributs de la souveraineté : une police et une garde
nationale (gendarmerie), une armée n'ayant aucun lien avec
l'année française et une représentation du pays à l'étranger. En
mai 1956, il demande le remplacement de la mission française
chargée de l'organisation de l'année beylicale par une mission
chargée d'aiderla nouvelle armée tunisienne. Un comité d'experts
militaires est désigné, mais Bourguiba se montre réticent envers
les cadres français et demande l'enrôlement des officiers
tunisiens engagés dans des unités françaises. Des stagiaires sont
envoyés en formation en France et une école de cadres est créée
en Tunisie. Dès juillet 1956, ce sont des militaires tunisiens qui
sont chargés de la surveillance des régions du Sud. Bourguiba
disait, en 1958 :
De tout ce que j'ai fait, ce qui a été le plus important, c'est
mon effort pour la concrétisation de l'indépendance. Voyez-vous,
j'ai cru, le 20 mars 1956, que tout était fini sur un certain plan.
Eh bien, je me suis aperçu que tout commençait ! Les Français
m'ont donné l'indépendance, mais ils n'y ont pas cru. Ils m'ont
donné l'indépendance, mais Bizerte était encore française. Ils
m'ont donné l'indépendance mais il y avait des aérodromes qui
devaient rester entre leurs mains. Ils m'ont donné l'indépendance
mais ils voulaient conserver le contrôle de l'espace aérien. Ils
m'ont donné l'indépendance, mais s'ils acceptaient de parler
d'évacuation, ils restaient. 1

Il lui faut ensuite :


Unifier les efforts de tous les Tunisiens en démantelant les
dissensions. Salah Ben Youssef qui cherchait à attenter à sa vie
et bénéficiait de l'encouragement de l'Egypte à la rébellion, est
condamné à mort par contumace par une Haute cour, le 8 janvier
1957.

1. Roger Stéphane, Tribune libre: La Tunisie de Bourguiba, Éditions Pion, 1958,


pp. 52-53.

98
Veiller au respect de l'État et des institutions et donner la
priorité au progrès socio-économique. En décembre 1956, il
désigne, à la tête de l'UGTT, Ahmed Tlili, l'un des fondateurs
de l'UGTT et néo-destourien, à la place de Ahmed Ben Salah,
partisan de l'autonomie de la centrale syndicale et considéré
comme trop entreprenant. Quelques mois auparavant, un groupe
d'une cinquantaine d'anciens fellagas armés fait irruption dans les
bureaux du ministère de l'Intérieur, alors dirigé par Mongi Slim.
Ne trouvant pas le Ministre, ces hommes séquestrent son attaché de
cabinet et exigent avec arrogance l'attribution d'avantages matériels
et de postes de responsabilité. Bourguiba qui inaugurait alors la
foire de Tunis, averti de cet incident, se rend immédiatement et seul
sur les lieux, les sermonne, leur fait admettre que la gestion du pays
ne peut être confiée qu'à des personnes possédant les qualifications
nécessaires et que la loi doit être respectée par tous. Honteux, ils
quittent le ministère la tête basse.
Développer, moderniser et relever le niveau de 1 ' enseignement
en utilisant toutes les forces vives de la nation. Le projet de réforme
proposé avant l'indépendance par la Fédération de l'enseignement
de la centrale syndicale (UGTT) qui comporte l'unification du
système scolaire, le bilinguisme et le choix de certaines valeurs
culturelles occidentales considérées comme universelles, est
adopté. De même, la scolarisation est rendue obligatoire, pour les
filles tout comme pour les garçons, dans l'ensemble du pays et
dans toutes les couches de la population.
Faire fructifier au mieux les biens publics. Pour Bourguiba,
le droit de propriété de la terre implique le devoir de la faire -

fructifier. Constatant qu'une grande partie du patrimoine national


était gelée par le système des biens de mainmorte, il abolit le
31 mai 1957 les habous publics , remettant ainsi dans le circuit
2

économique le quart des terres fertiles qui était pratiquement


à l'abandon. Plus tard, en décembre 1959, en annonçant la
suppression des habous privés, il autorise leur partage entre les
descendants des deux sexes.

2. Les habous sont des biens immobiliers qui ne peuvent faire l'objet d'aucune vente et
qui ne se transmettent pas par voie successorale.

99
Réformer l'administration régionale : le 21 juin 1956, les
caïdats, les khalifats, les cheikhats ainsi que les contrôles civils
sont supprimés et remplacés par des gouvernorats, des délégations
et des bureaux d'état civil.
Unifier la magistrature : le 3 août, le 25 septembre puis le 25
octobre 1956, il réforme le corps de la magistrature en affectant
aux tribunaux séculiers les prérogatives des tribunaux charaïques.
Il supprime les tribunaux rabbiniques et les tribunaux français. Au
congrès juif mondial qui lui adresse un émissaire pour avoir des
explications au sujet de la suppression des tribunaux rabbiniques,
Bourguiba répond :
La Tunisie indépendante ne peut admettre qu 'une quelconque
organisation étrangère s'immisce dans la sauvegarde des droits
des Tunisiens, qu 'ils soient juifs ou musulmans, ce qui n'empêche
pas les organisations tunisiennes, juives ou autres de gérer leurs
propres affaires.
Restituer à la femme sa dignité : le 13 août 1956, il promulgue
le code du statut personnel qui abolit la polygamie, réglemente le
mariage, supprime le consentement des parents au mariage des
jeunes filles majeures et la répudiation unilatérale de la femme. Il
précise dans ses discours :
Nous nous sommes conformés à l'esprit du Livre Saint qui
oriente vers la monogamie. Notre décision en la matière ne contredit
aucun texte religieux et se trouve en harmonie avec notre souci de
justice et d'égalité entre les sexes.
La séparation du couple relève désormais des tribunaux
séculiers. A ceux qui avancent la stérilité de la femme comme
motif de répudiation, il rétorque avec humour qu'en toute justice,
il serait alors logique d'admettre que la femme soit polyandre en
cas de stérilité de l'époux. Il reconnaît à la femme son droit d'être
électrice et éligible et décide de l'égalité de la rémunération entre
hommes et femmes à travail égal. C'est ainsi qu'à partir de 1957,
les Tunisiennes se trouvent avoir plus de droits que les femmes
de certains pays européens.
Éveiller le sens civique du Tunisien : suivant l'exemple du
Prophète Mohamed qui a remplacé le nom du bourg « Yathrib »,

100
lieu de bédouinité et de tribalisme en « Médine » qui signifie Cité,
afin d'ancrer dans les esprits l'idée de citoyenneté, Bourguiba
s'attaque au tribalisme et au nomadisme pour faire accéder le pays
à une modernité indispensable à son développement. Conscient
que la transformation des institutions archaïques en institutions
modernes ne peut se réaliser si l'état d'esprit et les mentalités
ne suivent pas, Bourguiba, au cours de conférences, de réunions,
d'inaugurations et surtout au cours de ses causeries hebdomadaires
à la radio, dispense de véritables leçons de comportement et
de savoir-vivre. Il se révèle un véritable pédagogue, donnant
des conseils, parlant le langage du peuple. Tous les sujets sont
passés en revue, ceux relevant de la vie publique comme de la
vie privée. Aucun sujet ne lui échappe. Craignant que l'explosion
démographique ne freine le relèvement économique, il s'engage
dans une campagne pour convaincre les femmes de leur intérêt
à maîtriser les naissances. Il décide d'élever l'âge du mariage,
tout en imposant les mesures nécessaires pour réduire la mortalité
infantile : gratuité des soins aux indigents dans les hôpitaux
et dispensaires, campagnes de vaccination antituberculeuse,
campagne de vaccination antipoliomyélitique de tous les enfants
âgés de trois mois à dix ans et campagne de lutte contre les autres
maladies infantiles, lutte contre les conjonctivites, lutte contre
le paludisme qui aboutit à l'éradication de cette maladie dans le
pays en 1979,....
Dans son combat contre tout ce qui risque de constituer un
frein dans la marche vers le progrès et le développement, il va
jusqu'à remettre en question le jeûne du Ramadan qui maintient,
un mois durant, le pays dans une quasi-léthargie. Pour ce faire, il
en appelle au comportement du Prophète qui avait, au cours d'une
guerre, encouragé en plein Ramadan, ses combattants à boire
avant d'affronter l'ennemi. Or, l'ennemi aujourd'hui, explique
Bourguiba, c'est la pauvreté, le non-emploi et l'humiliation. De ce
fait, ceux qui, parce qu'ils pratiquent le jeûne, fléchissent devant
leur tâche, gagneraient à ne pas observer cette prescription pour être
à même de subvenir aux besoins de leur famille et ne pas freiner la
productivité et la marche du pays vers la prospérité.
C'est en travaillant que nous nous imposerons dans ce monde
et défendrons notre religion et non en nous isolant pour attendre la
rupture du jeûne.

101
Il se plaisait à raconter un épisode de la vie du Prophète qui,
lorsqu'il se rendait à la mosquée, y retrouvait immanquablement
le même homme en pleine force de l'âge. Intrigué par cette
présence permanente aux offices religieux, le Prophète demande
à cet homme de quoi il vivait. L'homme répond que c'était son
frère, bûcheron, qui subvenait à ses besoins et à ceux de sa famille.
« Ton frère sera mieux récompensé par Dieu que toi-même » lui
dit le Prophète. Bourguiba conseillait à chacun « de se comporter
selon sa conscience et d'éviter de faire perdre au pays un mois
de production nationale» . Dans son interprétation du Coran,
3

Bourguiba se montrait cependant très prudent. Il prenait soin


de ne jamais transgresser le texte coranique et précisait à son
auditoire que celui qui n'était pas convaincu était libre de pratiquer
le jeûne.
Supprimer l'arbitraire et le fanatisme : le 30 mai 1956,
l'Assemblée constituante vote l'abolition des privilèges de
la famille beylicale et le 31 mai, la dissolution des confréries
religieuses.
Au cours de ses contacts avec le peuple, Bourguiba procédait
à un véritable sondage de l'opinion. Il arrêtait certains choix et
options politiques en fonction des réactions de son auditoire.
Il le fit en 1956, lorsqu'il commença à dénoncer les abus de la
famille beylicale. Constatant un écho favorable auprès du peuple,
il intensifia ses critiques jusqu'au 25 juillet 1957 où il prononça
l'abolition de la monarchie et la proclamation de la République.
Il attendait toujours le moment propice pour prendre une
décision : c'est ce qu'il fit plus tard, en 1961, pour l'évacuation
de Bizerte, en 1964 pour la nationalisation des terres ou encore,
en 1969, lorsqu'il donna le coup d'arrêt au système coopératif. Il
considérait toutefois que le rôle du chef ne consiste pas toujours
à répondre à la demande du peuple mais à le convaincre dans le
sens de l'intérêt supérieur de la nation.
Ainsi, le militant sans haine ni faiblesse se transformait en un
bâtisseur d'une nation moderne.

3. Vincent Monteil, La pensée arabe, Seghers 1987, p. 55.

102
2. Le conflit franco-algérien et l'affrontement de Bizerte

Conscient que l'indépendance et l'invulnérabilité de la


Tunisie ne pouvaient se réaliser aux frontières d'une Algérie
sous joug colonial, Bourguiba apporta tout son appui au maquis
algérien. Il déclarait :
Je ne dormirai pas tant que coulera le sang de nos frères
algériens.
Le territoire tunisien abritait les camps algériens
d'entraînement de l'Armée de Libération Nationale (ALN) et les
contingents de soldats du Front de la Libération Nationale (FLN).
Il leur servait de base de repli après les incursions en Algérie. Ce
soutien quasi inconditionnel suscita une grave tension entre la
Tunisie et la France, et lorsque le gouvernement tunisien saisit
l'organisme français chargé de l'assistance à l'armée tunisienne
d'une demande d'équipement, il lui fut répondu que la Tunisie,
contrairement au Maroc, avait refusé de confier la formation de ses
troupes à des cadres français. A la suite de l'acheminement par la
Tunisie de matériel militaire en provenance d'Égypte et de Syrie,
destiné aux combattants algériens, les relations tuniso-françaises
se dégradèrent. La subvention versée à la Tunisie depuis 1955 fut
suspendue et l'aide refusée, tant que le gouvernement tunisien
continuerait à apporter son aide à la rébellion algérienne. Aussi,
en septembre 1957, Bourguiba sollicita-t-il l'aide américaine.
Le président Eisenhower et le secrétaire d'État, Foster Dulles,
persuadés qu'une Tunisie forte et stable constituerait un rempart
contre l'extension du communisme en Afrique du Nord,
accédèrent à sa demande en fournissant des armes ainsi qu'une
aide financière et alimentaire, au nom du combat des peuples
opprimés pour la liberté et la défense du monde libre.
Le 22 novembre 1957, Bourguiba et Mohamed V
proclamaient leurs bons offices pour le règlement du problème
algérien. Prenant acte de cette démarche, l'Assemblée générale
des Nations-Unies vota à l'unanimité, le 10 décembre, une
résolution dans ce sens.
Mais la France qui n'acceptait aucune ingérence en Algérie
qu'elle considérait comme faisant partie de son propre territoire,
ne l'entendait pas de cette oreille. Elle entreprit l'édification d'une
barrière électrifiée longeant une longue partie de la frontière algéro-

103
tunisienne, la ligne Monice, et s'arrogea le droit de poursuite
des Algériens sur le territoire tunisien. Le 11 janvier 1958, un
accrochage en territoire algérien, près de Sakiet Sidi Youssef,
entraîna la mort de quinze soldats français et la capture de quatre
autres. Le 15 janvier, la France envoyait à Bourguiba, dans un
esprit d'intimidation, deux émissaires, M. Larché, chef de cabinet
du président du conseil et le général Buchalet, son conseiller
militaire qui combattit les résistants tunisiens dans la région du
Kef en 1954. Bourguiba refusa de les recevoir. Reçu par Bahi
Ladgham, le général Buchalet se montra particulièrement grossier
et arrogant. Le 17 janvier 1958, Buchalet et Larché repartaient
pour Paris. Le 8 février 1958, jour du marché hebdomadaire, le
commandement militaire de Constantine bombardait, dans la
matinée, Sakiet-Sidi-Youssef. Une école fut touchée. On releva
plus de 80 morts parmi lesquels des enfants. Bourguiba décida
la consignation de l'armée française dans ses casernes et déposa
une plainte au Conseil de Sécurité des Nations-Unies.
Afin d'éviter l'escalade, Washington et Londres proposent
leurs bons offices. Le 15 février 1958, les gouvernements
français et tunisien annoncent leur acceptation de cette entremise
américano-britannique. Robert Murphy, conseiller diplomatique
du Département d'État américain et Harold Beeley, sous-
secrétaire d'État au Foreign Office, chargé des affaires du Moyen-
Orient, sont reçus le 25 février par Bourguiba. Celui-ci demande
le retrait des troupes françaises de tout le territoire tunisien, y
compris de Bizerte, ainsi que le règlement du problème algérien
qui est à l'origine de ces incidents. Belley demande au préalable à
Bourguiba des assurances absolues sur l'étanchéité de la frontière
tuniso-algérienne et lui propose l'aménagement d'une zone
interdite le long de cette frontière. Bourguiba refuse tout contrôle
international de ses frontières, ajoutant :
Vous savez que l'Algérie sera indépendante. Les Français
eux-mêmes s'en rendent compte... Vous me demandez de
compromettre l'avenir des rapports tuniso-algériens, des rapports
inter-maghrébins pour obtenir ce à quoi la Tunisie indépendante
a droit : l'évacuation de son territoire. Je ne le ferai pas. Je ne
poignarderai pas dans le dos le FLNpour que partent les soldats
français qui, après tout ne me gênent que moralement. 4

4. Roger Stéphane in La Tunisie de Bourguiba, Éditions Pion 1958, p. 47.


104
Les intentions hostiles de la France ne s'arrêtèrent pas là.
Bourguiba apprit en effet que Félix Gaillard, le président du
conseil, s'était enquis auprès du général Ely, chef d'état-major
de l'armée, du coût d'une reconquête de la Tunisie . De plus, 5

la rumeur faisait état d'une opération d'envergure que l'armée


française se préparait à engager le 25 mai 1958 à partir de l'Algérie,
avec la collaboration des troupes du général Mollot, chef de la
garnison de Remada . Le général Salan, dans ses mémoires donne
6

d'amples renseignements sur ce projet dénommé Serpe et pioche


qui visait à sanctionner la Tunisie pour son aide aux combattants
algériens.
Le nouveau président du conseil français, Pierre Pflimlin,
parle d'ouvrir des négociations avec le FLN, ce qui irrite la
colonie française d'Algérie : le 26 avril 1958, une grande
manifestation à Alger réclame un gouvernement de salut public.
De plus, à la suite de la capture et de la prétendue exécution de
trois soldats français par le FLN en Tunisie , une insurrection7

se produit à Alger le 8 mai. Les manifestants demandent le


retour du général de Gaulle au pouvoir. Celui-ci, investi le
1 juin 1958 par l'Assemblée nationale, accepte le retrait des
er

troupes françaises de Tunisie, à l'exception de Bizerte.


Bourguiba accepte provisoirement de disjoindre le problème
de l'évacuation de la base de Bizerte de celui de l'évacuation
du reste du territoire et d'ajourner les négociations concernant
Bizerte après le départ de l'armée française. En France, les
concessions de Bourguiba sont accueillies favorablement par le
gouvernement.
Mais la tension entre la Tunisie et la France n'est pas réglée
pour autant. A l'occasion d'une dévaluation du franc français,
sans que la Tunisie qui était rattachée à la zone franc n'en ait été
avisée, Bourguiba décide de décrocher sa monnaie de la banque
d'Algérie et crée la banque centrale de Tunisie. Le 19 septembre
1958, Bourguiba reconnaît le Gouvernement Provisoire de la

5. Joseph Alsop (Le Monde) cité par Roger Stéphane in La Tunisie de Bourguiba,
Éditions Pion 1958, p. 41.
6. Gorse G. La Nuit de Mai, La Revue des deux mondes, novembre 1984. Voir aussi
la déclaration de Félix Gaillard devant l'Assemblée nationale française, Le Petit
Matin, 16 novembre 1957.
7. En fait, ils furent libérés quelques mois plus tard et reçus par l'ambassadeur Georges
Gorse.

105
République Algérienne (GPRA) et lui offre de siéger à Tunis.
Le début de l'année 1959 est marqué par une nouvelle flambée
des relations franco-tunisiennes. La Tunisie découvre un réseau
d'espionnage : des fonctionnaires français des PTT avaient
instauré un système d'écoute téléphonique relié à l'ambassade
de France. Ce système visait, d'après eux, la surveillance de
l'activité du GPRA. Bourguiba ne pouvant admettre que des
experts français agissent, à partir de son pays, contre les Algériens,
fit arrêter la plupart de ces fonctionnaires, provoquant la colère
du gouvernement français qui n'hésita pas à brandir l'amie de la
suppression de la coopération économique et culturelle.
En décembre 1959, Bourguiba invite le président Eisenhower à
effectuer une visite officielle en Tunisie, pour le sensibiliser à 1 ' affaire
algérienne qui risque de faire basculer l'ensemble du Maghreb dans
le camp communiste si l'Occident reste dans l'expectative face à la
politique hégémonique de la France.
Aux Algériens qui souhaitent voir la Tunisie et le Maroc
s'adjoindre à leur lutte, Bourguiba explique que le rôle de base
arrière, ainsi que le soutien à leur cause et à leur résistance année,
que ces deux pays assurent aux combattants algériens, sont
bien plus efficaces que leur intervention directe dans le conflit.
Rappelons que cette position est partagée par le roi Mohamed V
du Maroc mais elle ne l'est ni par l'émir Abdelkrim Al Khattabi,
ni par le parti marocain Istiqlal dirigé par Allai El Fassi, ni par
Salah Ben Youssef et Gamal Abdennasser, tous partisans d'une
guerre classique des trois pays jusqu'à l'indépendance complète
du Maghreb. La position de Bourguiba et du roi du Maroc est
d'autant plus défendable que l'électrification de la ligne Morrice
en 1957 et son renforcement par la ligne Challe en 1959,
empêchaient la traversée des frontières tunisienne et marocaine
par les combattants algériens, ce qui autorisait le général Challe
à parler, en 1959, de pacification intégrale. L'existence de cette
barrière épuisait le maquis intérieur qui avait pourtant remporté
de belles victoires en 1956 et en 1957. L'ALN restait bloquée en
Tunisie comme au Maroc. On parlait d'« armée des frontières »
et de « réfugiés de Tunis ».
Malgré la présence sur le territoire tunisien de deux armées
étrangères, Bourguiba restait très pointilleux sur la souveraineté
de son pays vis-à-vis de la France, comme vis-à-vis des résistants

106
algériens qu 'il se devait d'aider àmaintenir lapression sur laFrance
jusqu'à ce que celle-ci arrive à composition. Il réceptionnait les
armes destinées à l'ALN et les remettait ensuite aux Algériens.
Cette façon de faire lui permettait de contrôler ce qui se passait sur
son territoire et de ne pas se laisser surprendre par une escalade
quelconque du côté français comme du côté algérien.
Les conséquences de cette vigilance constante et de ce
déploiement d'énergie ne manquèrent pas de retentir sur la santé
de Bourguiba. A force de surmenage, de soucis et de stress, son
sommeil fut atteint. Pour venir à bout de ses insomnies tout en
maintenant le cap, Bourguiba augmenta ses prises de somnifères.
Les effets toxiques des doses excessives de Binoctal ne se 8

firent pas attendre : il présenta des étourdissements et même des


évanouissements. A la suite d'un malaise survenu au cours
d'un meeting à Béja en 1960, le ministre de la Santé, Ahmed
Ben Salah, organisa une consultation médicale qui réunit, entre
autres, les docteurs Sadok Mokkadem, Béchir Daoud, Ali El
Okby, Sadok Boussofara, Léon Moatti ... Bien que nettement
plus jeune et n'ayant jamais prodigué de soins à Bourguiba, je
fus désigné pour faire partie de cette consultation, probablement
en ma qualité de pastorien, étant donné que l'Institut Pasteur de
Tunis était, à l'époque, la seule institution publique du pays qui
assurait l'ensemble des analyses de biologie clinique et que j'étais
le seul médecin tunisien à y exercer . Dès notre première réunion,
9

je conclus à un surdosage du Binoctal. Vue l'accoutumance du


Président à ce produit dont il absorbait des doses de plus en plus
élevées pour trouver le sommeil, je proposai de le remplacer.
Mes confrères considéraient que le Binoctal n'avait pas son
équivalent et que, étant donné que le Président avait besoin de
dormir, on ne pouvait le priver de ce médicament sans provoquer
des perturbations dont il était difficile de prévoir l'ampleur des
conséquences. Bien entendu, je me pliai à l'avis de la majorité
qui décida d'activer l'élimination de ce produit pour en réduire

8. Barbiturique agissant sur les centres nerveux supérieurs pour entraîner le sommeil.
Il est métabolisé par le foie mais provoque accoutumance et dépendance.
9. Il existait bien des laboratoires dans les hôpitaux Charles Nicolle, Thameur et
Sadiki, mais ils étaient gérés par des préparateurs contrôlés par des biologistes
conventionnés qui exploitaient, par ailleurs, un laboratoire privé.

107
les effets secondaires. Mes confrères se mirent d'accord sur une
thérapeutique qui devait être poursuivie deux semaines, durant
lesquelles le patient devait garder la chambre et recevoir chaque
matin une injection intraveineuse de sérum glucosé, que je fus
chargé de lui administrer. Ainsi, chaque matin, muni de mes
seringues et aiguilles soigneusement stérilisées, je me rendais
à la me du 1 juin où résidait le Président. J'étais introduit
er

par Wassila. Invariablement, Bourguiba me faisait part de ses


insomnies, du temps qu'il passait à contempler le plafond et à se
retourner à droite puis à gauche, sans pouvoir goûter au sommeil,
précisant que même si, fatigué, il finissait par s'endormir, il se
réveillait en sursaut au bout d'un laps de temps qu'il estimait
très court. A ses plaintes journalières, je répondais qu'on ne
pouvait, dès les premiers jours d'un traitement, juger de son effet
et qu'il fallait laisser le temps à la thérapeutique d'agir. Je lui
rappelais que la durée du traitement était de deux semaines et
que lui, qui nous avait toujours donné l'exemple de la patience et
de la persévérance, devait attendre jusqu'à la fin de cette période
pour juger du résultat de cette thérapeutique. En fait j'essayais
de trouver des arguments pour calmer ses plaintes et n'imaginais
pas que j'étais en train de préparer le piège dans lequel j'allais
tomber. Il fit effectivement preuve de patience. Mais le quinzième
jour, il s'écria :
Voilà ! Les quinze jours se sont écoulés et rien n'a changé !
Peux-tu dire que je n'ai pas fait preuve de patience ?
Pris au dépourvu par sa réaction et ayant l'intime conviction
de l'inefficacité de la thérapeutique arrêtée par mes confrères, je
me laissai aller à exprimer le fond de ma pensée. Je m'entendis
lui répondre :
- Pour ma part, si j'avais eu à traiter un cas tel que le vôtre, je
m'y serais pris autrement.
- Ah ! Qu'aurais-tu fait ? Et qu'attends-tu pour le faire ?
rétorqua-t-il vivement.
Je mesurai alors les conséquences de ce que je venais
d'énoncer. Cependant, assumant cette nouvelle conjoncture dans
laquelle je m'étais engagé sans trop réfléchir, je lui promis que,
dès le lendemain matin, je le soumettrai à un nouveau traitement.
De retour à l'Institut Pasteur, je pensai un instant à réunir mes
confrères et à les aviser de ce qui venait de se passer. Mais,

108
convaincu qu'ils n'allaient pas approuver la suppression du
Binoctal, je m'abstins de le faire. Après tout, j'avais appliqué
à la lettre, pendant toute la durée prescrite, la thérapeutique
arrêtée, mais celle-ci s'était soldée par un échec. Et comme le
patient, très inquiet de son état, me demandait un avis personnel,
déontologiquement, il était de mon droit et même de mon devoir
de prendre la décision que je jugeais bonne. Aussi, le jour suivant,
je supprimai complètement le Binoctal pour le remplacer par un
anxiolytique myorelaxant, à base de méprobamate, l'Equanil.
Je lui recommandai de prendre un demi-comprimé à 200 mg à
midi, un demi à 16 heures et un comprimé le soir au coucher,
avec la possibilité d'ajouter un demi-comprimé en cas de réveil
au milieu de la nuit. Le lendemain matin, il était apparemment
moins nerveux mais il s'empressa de me dire que si, auparavant,
il sombrait de temps à autre dans un léger sommeil, il n'avait
pas fermé l'œil de la nuit. Je dois reconnaître que je m'attendais
un peu à cette réponse en contrecoup du sevrage du Binoctal. Je
lui précisais qu'il fallait attendre au moins trois jours pour juger
du résultat de la nouvelle thérapeutique. Le surlendemain, bien
qu'il déclarât avoir peu dormi, il était nettement plus détendu.
Le troisième jour, la situation s'était encore améliorée. Même
son entourage reconnaissait qu'il devenait beaucoup moins
irritable.
Un jour, lors de ma visite matinale, je trouvai ses mains
enduites d'huile. Il m'expliqua que cela lui avait été conseillé
pour guérir la desquamation de ses paumes. Constatant qu'il
suivait un régime pauvre en lipides, je le soumis à une cure de
vitamine A (Arovit) et de vitamine PP (Nicobion) qui fit disparaître
entièrement cette desquamation.
A l'époque, il se plaignait également d'une irritation
chronique des cordes vocales qu'il malmenait par des discours
et des entretiens incessants. Le docteur Léon Moatti avait
prescrit des pastilles d'Euphon pour ses laryngites et surtout une
aérosolthérapie de Solucort qui était appliquée par le docteur
Albert Pérez. C'est ainsi que Pérez et moi-même étions devenus
les principaux médecins chargés de surveiller sa santé, conduits à
le suivre dans la plupart de ses déplacements en Tunisie. S'il nous
arrivait de manquer de lui rendre visite le matin, c'est lui qui nous
téléphonait pour nous convier à déjeuner ou à dîner.

109
Pour contrebalancer son activité débordante, le Président avait
pris l'habitude de faire des séjours ou des cures assez fréquents
à l'étranger. Alors que je l'accompagnais pour une cure thermale
à la station de Salsomaggiore en Italie, je fus impressionné
par le flot de responsables tunisiens qui se relayaient pour lui
rendre visite et j'imaginais la charge que pouvaient atteindre
de telles missions sur le budget de l'État. Or, en Tunisie, le
thermalisme restait tout à fait archaïque, nullement exploité en
dehors de rares stations telles Korbous et El Harama de Gabès
qui étaient fréquentées par des Tunisiens de condition modeste,
les personnes aisées se rendant généralement en Europe dans des
stations comme Vichy. Je me rendais également compte à quel
point un thermalisme bien exploité pouvait favoriser le tourisme
dans le pays. M'étant intéressé à ce sujet, je découvris, à la
bibliothèque de l'Institut Pasteur, une brochure établie au cours
des années vingt, qui inventoriait avec minutie les eaux thermales
de Tunisie. Toutes les sources y étaient répertoriées avec leurs
caractéristiques et leur composition chimique détaillée. Cette
brochure indiquait notamment, à proximité d'Aïn Draham, à
quelques kilomètres de la frontière algérienne, une source appelée
Aïn el-Hammam, dont les caractéristiques s'avéraient voisines
de celle de Salsomaggiore, qui s'était révélée bénéfique pour le
Président et dont j'avais relevé tous les paramètres. En visitant
Aïn el-Hammam, je trouvai une simple cabane de deux mètres sur
trois environ, au toit endommagé, contenant une vieille baignoire
métallique dans laquelle arrivait une eau tiède qui filtrait à travers
la roche dont le lit était blanc laiteux. Renseignements pris auprès
des habitants de la région, il s'avéra que certains d'entre eux
venaient y prendre des bains. J'effectuai des prélèvements de
cette eau et les analysai à l'Institut Pasteur. Ils me confirmèrent
la composition mentionnée dans la brochure. J'informai alors
le Président de mes investigations et de la possibilité, au prix
d'aménagements relativement peu coûteux, d'en faire une station
thermale dont la cure pourrait produire les mêmes effets que celle
de Salsomaggiore. Il se montra enthousiaste pour ce projet. Un
architecte bulgare fut désigné pour dresser le plan d'un chalet,
sa construction ayant été confiée à une petite entreprise de la
région. Je m'inspirais, dans la définition de la partie technique,
des caractéristiques de la station de Salsomaggiore en Italie et

110
de celle d'Enghien, en France. Un jeune géologue tunisien de
la Faculté des Sciences, Mohamed Jellouli, fut chargé du captage
de la source et de la délimitation du périmètre de protection. Je
profitai de mes déplacements à l'étranger, à l'occasion de congrès
médicaux, pour visiter quelques stations thermales, en vue de
l'organisation des salles de soins et du choix de leur équipement. Ce
choix revêtait une grande importance car les appareils devaient être
suffisamment robustes pour résister à l'action corrosive du soufre
et du calcaire contenus dans cette eau chaude. Mon choix porta sur
les appareils d'inhalation, de pulvérisation et de humage d'aérosols
qui équipaient la station d'Enghien-les-Bains, près de Paris. Les
visites de contrôle du chantier que j'effectuais et la bonne volonté
du délégué d'Aïn Draham, Tahar Boussema, ont fait qu'au bout
d'une année, le chalet était prêt. Je conviais alors, le docteur Albert
Pérez de me soumettre aux divers modes de soins en vue de vérifier
l'innocuité de cette eau. Je le soumis à mon tour à la même cure à
travers l'ensemble des appareils installés.
Dès que j'annonçai au Président que le chalet était prêt à le
recevoir pour sa première cure, je fus assailli de critiques, d'abord
de la part de Wassila et des siens qui se voyaient privés de séjours
plaisants en Italie, puis du secrétaire d'État à la présidence, Bahi
Ladgham, qui m'exprima son désaccord de me voir expérimenter
cette source sur la personne du Président. Ces mêmes critiques
ayant été avancées par Wassila, je compris qu'elles lui avaient
été soufflées. Je lui précisai que, d'après les études antérieures , 10

cette source, était fréquentée depuis l'époque romaine, qu'elle


était connue pour ses vertus et que nous avions vérifié ce fait,
non seulement par les déclarations des personnes de la région
qui l'utilisaient mais également par les analyses chimiques,
biologiques et les essais appliqués par le docteur Pérez et
moi, sur nous-mêmes. À la suite de sa première cure à Ain el-
Hammam, le Président se déclara satisfait. Il fut alors décidé de
changer l'appellation de Aïn el-Hammam par celle de Hammam
Bourguiba. Le chalet fut, par la suite, rattaché à la direction du
Tourisme et du Thermalisme qui édifia un hôtel utilisant ainsi
cette source pour en faire une station thermale ouverte au public.

10. Pellissier E. Exploration scientifique de l'Algérie, description de la Régence de


Tunis, Imprimerie impériale, Paris 1853. Édition Bouslama, Tunis 1980, p. 231.

111
Nous avons vu plus haut, que le général de Gaulle, en reprenant
le pouvoir le 1 juin 1958, à la suite de l'insurrection d'Alger
er

du 13 mai 1958, avait accepté d'évacuer l'ensemble du territoire


tunisien à l'exception de Bizerte et des territoires militaires du
Sud. Un échange de lettres entre de Gaulle et Bourguiba réglait,
en 1958, le retrait partiel des troupes françaises stationnées en
Tunisie et spécifiait que l'évacuation de Bizerte et des territoires
du Sud ferait l'objet d'un examen ultérieur.
En ce qui concerne les frontières avec la Lybie, étant donné
que la France avait étendu ses chasses gardées en Algérie, au
détriment des pays voisins, malgré l'accord signé en 1901 par
Mohamed El Hédi Bey, Bourguiba fit valoir le principe du
découpage des frontières arrêtées par le Traité de Berlin , selon 11

lequel celui qui détient la côte, possède l'arrière pays en traçant


des perpendiculaires au littoral. De plus, il se basa sur un document
officiel fixant le tracé des frontières de la borne 1 à la borne 233
située à 15 kilomètres au sud du parallèle de Ghadamès, au lieu
dit Gaaret el-Hamel. Cet accord avait été signé le 19 mai 1910
par les représentants de la France, Desportes de la Fosse, Jules
Le Bœuf et Moulet Desjardins, par le cadhi de Tataouine, Sghaïer
Belhadj Mansour Mkadmini, représentant de la Tunisie et par
Ahmed Rachid, Mohamed Taoufik, Daoud Effendi et Jamal Bey,
représentants de l'Empire ottoman pour le compte de la Libye
sous occupation ottomane, à l'époque. L'original de la lettre est
signé par le résident général Alapetite.
Le 17 février 1959, Bourguiba propose à la France d'engager
des pourparlers pour une coopération franco-tunisienne dans
l'utilisation commune de la base de Bizerte, à condition que cela
ouvre la voie à une solution du problème algérien. La France
n'ayant pas répondu à cette proposition à l'issue du délai de
quatre mois qu'il avait fixé, Bourguiba annonce, le 18 juin 1959,
le retrait de cette proposition. Or, on apprend le 22 décembre
1959, d'une part, que les USA s'engagent à libérer les bases
américaines au Maroc avant la fin de l'année 1963, et d'autre

t l . Lors de la conférence de Berlin (15 novembre 1884 - 26 février 1885) les pays
européens qui s'affrontaient pour la possession des territoires en Afrique, s'étaient
partagés le continent, en traçant les frontières de leurs colonies, parfois à la règle et
au crayon. L'acte qui régissait cette occupation des terres africaines, dénommé Traité
de Berlin, fut signé unilatéralement, sans l'accord des populations concernées, par
13 pays européens et les Etats Unis d'Amérique, le 26 février 1885.

112
part que la France décide de retirer toutes ses forces du Maroc
à la date du 2 mai 1961. Bourguiba fait alors état de sa lettre au
gouvernement français, datée du 17 juin 1958, prévoyant que le
retrait des forces françaises de Bizerte ferait l'objet d'un examen
ultérieur et réclame, le 25 janvier 1960, un accord sur l'évacuation
de la base. Répondant à l'argument français selon lequel la France
tenait à garder Bizerte pour la défense du monde libre, Bourguiba
dénonce, le 15 février 1960, la position colonialiste de la France,
estimant qu'il n'était pas certain que le monde libre ait besoin de
Bizerte pour sa défense.
Depuis 1958, la politique du général de Gaulle vis-à-vis
de l'Algérie, ne cessait d'évoluer. Après avoir ménagé les
Européens d'Algérie qui avaient favorisé son retour au pouvoir,
en leur déclarant les avoir compris et en clamant à Mostaganem
« Vive l'Algérie française », il y renforce les investissements
pour tenter de rapprocher Musulmans et Européens. Le « plan
de Constandne» d'octobre 1958, prévoyait des constructions
urbaines et des actions socio-économiques diverses. En 1959, il
déclare concevoir trois situations possibles pour les Algériens :
la sécession, la francisation qualifiée d'intégration ou encore
l'association. Il ne tarde pas à rejeter l'intégration pour offrir aux
Algériens le choix entre l'association à la France ou la sécession.
Cette proposition déchaîne le mécontentement de la colonie
française dont les diverses organisations se regroupent dans un
parti, le Rassemblement pour l'Algérie française. Des heurts se
produisent entre le service d'ordre et des activistes pied-noirs qui
dressent des barricades en plein centre d'Alger et se livrent à des
actes de violence au cours desquels on enregistre des morts et des
blessés. Durant ce conflit, l'année garde ses distances et ne se
mêle pas aux insurgés.
Le 20 octobre 1959, dans un entretien avec Alain Peyrefitte qui
revenait d'Afrique Centrale et lui faisait part des vives critiques
du docteur Albert Schweitzer à sa politique de décolonisation en
Afrique, le général de Gaulle répond :
Schweitzer a raison et il a tort. C'est vrai que les indigènes
ne sont pas encore mûrs pour se gouverner vraiment par eux-
mêmes. Mais ce qu 'il oublie, c 'est que le monde existe autour
de nous et qu'il a changé. Les peuples colonisés supportent de
moins en moins leurs colonisateurs. Un jour viendra où ils ne se

113
supporteront plus eux-mêmes. En attendant, nous sommes obligés
de tenir compte des réalités. Ce que nous avions à faire de plus
urgent, c'était de transformer notre empire colonial en remplaçant
la domination parle contrat. Nous avons grand avantage à passer
le témoin à des responsables locaux avant qu'on ne nous airache
la main pour nous le prendre. 12

Les succès de l'armée française sur le terrain, favorisés par


les barrages électrisés aux frontières tunisienne et marocaine,
l'épuisement de certains maquis intérieurs, tel celui de la Wilaya 4
d'Alger qui, jugeant le combat perdu, engagea des négociations
avec la France à l'insu du FLN, et l'intense activité des Algériens
et de la Ligue arabe auprès des Nations-Unies, conduisent de
Gaulle, en position de force, à engager, le 25 juin 1960, les premiers
pourparlers avec le FLN à Melun. Ils déboucheront rapidement
sur un échec. Le 4 novembre, de Gaulle parle de « République
algérienne ». Le 8 janvier 1961, il organise un référendum pour
l'approbation ou le rejet de sa politique algérienne. Celle-ci est
approuvée par 70% des voix en Algérie et 75% en France, mais
les grandes villes d'Algérie votent « Non ». Le 20 février 1961,
une réunion secrète est organisée à Luceme en Suisse, entre
Georges Pompidou, Bruno de Leusse, du côté français et Ahmed
Boumendjel et Taïeb Boulahrouf du côté algérien, pour discuter
d'un cessez-le-feu. Le représentant français précise d'emblée que
« la base de Mers El-Kébir est à la France ce que Gibraltar est à
l'Angleterre» et ajoute que « le Sahara est une mer intérieure
avec de nombreux riverains » . Car, de Gaulle n'est nullement
13

disposé à abandonner le Sahara. Voici ce qu'il écrit dans ses


Mémoires :
Pour garder la disposition des gisements de pétrole que nous
avons mis en œuvre et celle des bases d'expérimentation de nos
bombes et de nos fusées, nous sommes en mesure, quoiqu'il
arrive, de rester au Sahara, quitte à instituer l'autonomie de ce
vide immense. Pour qu'aussi longtemps qu'il soit utile, notre
armée reste en Algérie dont elle domine entièrement le territoire
et les frontières, il ne tient qu 'à nous d'en décider. 14

12. Alain Peyrefitte, C'était de Gaulle, Éditions Fayard 1994,1, p. 54.


13. Omar Khlif, Bizerte, la guerre de Bourguiba, Média Com 2001, p. 98.
14. Charles de Gaulle, Mémoires d'espoir. Le Renouveau 1958-1962, Éditions Pion,
Presses Pocket, Paris 1980, p. 124.

114
De Gaulle avance même l'alternative de regrouper les
Européens ainsi que les Musulmans qui désireraient rester français
dans une zone bien délimitée en Algérie où ils seraient majoritaires
et que la France protégerait comme étant son territoire. Il déclare
à Alain Peyrefitte, le 12 juillet 1961, c'est-à-dire, une semaine
avant la guerre de Bizerte :
Le Sahara, habité dépopulations attachées à la France,pourrait
être érigé en une république autonome, directement reliée à la
partie de l'Algérie qui resterait française (...) L'important pour une
minorité, c'est d'être majoritaire quelque part. Si les Français de
souche étaient majoritaires en Oranie et dans la plaine de la Mitidja
jusqu'à Alger, ils seraient maîtres du sol (...) Les Canadiens
français sont majoritaires au Québec, là ils ont pu exister, ils ont
pu se défendre (...) Les deux millions d'Israéliens ont bien tenu en
face des 100 milHons d'Arabes qui les entourent. 15

Face à l'insurrection des Français dans les grandes villes


d'Algérie et la détérioration de la position française sur le
plan diplomatique, de Gaulle se décide, le 11 avril 1961 à
une décolonisation. Certains officiers supérieurs se révoltent,
soutenus par un mouvement terroriste clandestin, l'O.A.S. . 16

Ce sont ces mêmes officiers qui, en janvier 1960, s'étaient


abstenus d'intervenir auprès des émeutiers des barricades. Le 21
avril 1961, Alger tombe aux mains des parachutistes. Dans un
communiqué, le général Challe déclare :
Je suis à Alger avec les généraux Zeller et Jouhaud et en
liaison avec le général Salan, pour tenir notre serment, le serment
de l'armée, de garder l'Algérie française.
Cependant, le putsch échoue le 25 avril car d'autres généraux,
notamment ceux d'Oran et de Constantine, refusent de s'y
rallier. Mais même ces derniers n'ont pas caché le dilemme cruel
devant lequel ils se trouvaient. C'est ainsi que le général Pouilly,
commandant de l'année d'Oran et principal opposant au putsch
déclare :
J'ai choisi la discipline, mais en choisissant la discipline, j'ai
également choisi de partager avec mes concitoyens et la nation
française la honte d'un abandon. 17

15. Alain Peyrefitte, C'était de Gaulle, Éditions Fayard, 1994,1, p. 77.


16. Organisation de l'Armée Secrète, fondée au début de l'année 1961.
17. Procès du généraI Raoul Salan, Nouvelles éditions latines, 1962.

115
Les premières négociations d'Evian qui se déroulèrent du 20
mai au 13 juin 1961, conduisirent à un échec à cause du Sahara.
Ces mêmes exigences poussèrent de Gaulle à interrompre les
négociations de Lugrin le 20 juillet 1961. Édifié par la position
de Bourguiba sur le Sahara, clairement exprimée à la Conférence
des peuples africains tenue à Tunis le 25 juillet 1960, selon
laquelle le Sahara, compte tenu de ses ressources récemment
découvertes, devrait profiter à tous les pays riverains, de Gaulle
sonda le sentiment de ces pays. Modibo Keita, au Mali, se
ralliant à la position de la Tunisie et à celle du Ghana devenu
indépendant en 1958, se prononça pour le partage du Sahara entre
les pays riverains. Le Maroc en revendiqua la partie occidentale
avec Tindouf et Colomb-Béchar. La Libye déclara vouloir régler
directement avec l'Algérie ses problèmes de frontières. Farhat
Abbès qui présidait alors le GPRA demanda aux États riverains
de mettre en sourdine leurs revendications sur le Sahara et leur
proposa une mise en commun éventuelle des richesses du Sahara et
une rectification des frontières après l'indépendance de l'Algérie.
Mais depuis, ces promesses sont restées lettres mortes. Si, pour
éviter des heurts avec son voisin, la Tunisie a cédé aux Algériens
en 1970, soit sept ans après leur indépendance, le territoire du
Sud situé entre les bornes 220 et 233, la frontière algéro-libyenne
n'a pas été bornée, l'Algérie ayant refusé de reconnaître l'accord
franco-libyen de 1956, pourtant déposé aux Nations-Unies comme
traité international. Quant au Maroc, son contentieux frontalier
avec l'Algérie a non seulement abouti à un affrontement militaire
entre les deux pays frères, mais a entretenu une rivalité, aggravée
par le problème du Sahara occidental. La revendication, par le
Maroc, dans son contentieux avec l'Espagne, de ce territoire qui
compte à peine 80 000 habitants dont une bonne partie nomadise
dans les pays voisins du Nord et du Sud, a été contestée par
l'Algérie au nom des droits des peuples à disposer d'eux-mêmes
et du principe de l'intangibilité des frontières coloniales.
La lucidité et la sagesse de Bourguiba l'ont donc amené
à concevoir une solution pacifique aux problèmes frontaliers
avec l'Algérie, pour faire l'économie d'une guerre fratricide et
préparer la voie à la constitution d'un Maghreb uni qu'il a toujours
considéré comme prioritaire.

116
Le 10 février 1961, Bourguiba se rendit à Zurich pour un
séjour de repos. Il avait décidé, également, de suivre une cure
végétarienne à la clinique Bircher-Benner, au 48 Keltenstrasse à
Zurich. Il fut rejoint, quelques jours plus tard par Wassila, venue
pour la même cure.
En fait de repos, Bourguiba recevait visites sur visites,
notamment de journalistes et d'hommes politiques tunisiens et
étrangers. C'est ainsi qu'il apprit que, lors de la cérémonie de
présentation des vœux du corps diplomatique à Paris à l'occasion
du nouvel an, de Gaulle avait reçu notre chargé d'affaires à Paris,
Tahar Belkhodja.

Février 1961, devant la clinique Bircher-Benner.


De bas en haut : le président Habib Bourguiba, Madame Wassila Ben Ammar, épouse Ali
Ben Chedli, le docteur Amor Chadli, le docteur Hédi Raïes.

117
Quelques jours plus tard, Tahar Belkhodja vint informer le
Président du souhait de de Gaulle de le rencontrer. Répondant
à cette invitation, le Président se rendit à Paris à la tête d'une
délégation comprenant notamment, Sadok Mokkadem, ministre
des Affaires étrangères, Mohamed Masmoudi, ministre de
l'Information et Bourguiba Jr, ancien ambassadeur à Paris. Le
26 février 1961, le Président et la délégation qui l'accompagnait
se rendirent à Rambouillet, tandis que Allala Laouiti et moi-
même restions à Paris. Le 27 février 1961, un long tête-à-tête
Bourguiba-de Gaulle fut suivi d'une séance de travail réunissant
18

autour des deux présidents, le docteur Sadok Mokkadem,


Mohamed Masmoudi et Bourguiba Jr du côté tunisien, Michel
Debré, Maurice Couve de Murville et Geoffroy de Courcel du
côté français. Au déjeuner qui suivit ces entretiens, Bourguiba
tint à ce que Béchir Zarg El-Ayoun, militant de la première heure,
qui avait eu à en découdre avec la France pendant la période
coloniale, se joigne aux personnalités conviées.
Au retour de la délégation tunisienne à Paris, le soir même,
nous apprîmes le décès du roi Mohamed V. Bourguiba, très affecté,
demanda à ce que toutes les dispositions soient prises pour son
départ, le lendemain, au Maroc.
Arrivé le 28 février 1961 à Rabat, Bourguiba fut reçu en
véritable père par le prince héritier Hassen et son frère Abdallah.
Il était le premier chef d'État présent à Rabat. Le lendemain, à la
sortie de la dépouille de Mohamed V, il s'avança et chargea sur
son épaule l'un des quatre bras de la civière portant le cercueil.
Une morne tristesse planait sur la ville. Les Marocains bouleversés
n'arrivaient pas à retenir leurs larmes. Les femmes se lamentaient
au passage du cercueil. Certaines se roulaient à terre, d'autres se
griffaient le visage en hurlant leur douleur. Puis le corps du roi
défunt fut mis en terre et Hassan II, proclamé roi. Soudain les
lamentations se transformèrent en cris de joie, en danses dans
les rues et en youyous. C'était hallucinant. Le dicton « Le roi
est mort, vive le roi » trouvait sa pleine application devant mes
yeux.

18. Le contenu de cette réunion est rapporté in Charles De Gaulle, Mémoires d'espoir,
le Renouveau 1958-1962, Éditions Pion, Presses Pocket, Paris 1980, pp 108-110.

118
Rabat, février 1961.
De droite à gauche : Hassen II, le président Habib Bourguiba, le docteur Sadok
Mokkadem secrétaire d'État aux Affaires étrangères, le prince Abdallah, Mohamed
Masmoudi secrétaire d'État à l'Information, Abdelaziz Mehiri chef du protocole, Rachid
Driss secrétaire d'État aux PTT, et à l'extrême gauche le docteur Amor Chadli.

Cette visite au Maroc, à la fois spontanée et calculée par


Bourguiba, devait se traduire par l'amélioration des relations
qui s'étaient refroidies entre les deux pays, à la suite de la
reconnaissance, par la Tunisie, en 1960, de la Mauritanie
indépendante.
De retour à Zurich, Bourguiba fut informé, le 2 mars 1961,
par l'ambassadeur de Tunisie à Berne, que les services de sécurité
suisse avaient appréhendé à la frontière, un Tunisien du nom de
Salah Ben Youssef, muni de faux papiers. Bourguiba qui n'avait
peut être pas désespéré de voir son compagnon de lutte rejoindre
les rangs du parti ou, du moins, de le voir faire amende honorable,
demanda à le rencontrer. L'entrevue eut lieu le 3 mars au milieu
19

19. Contrairement à ce qui est parfois avancé, c'est Bourguiba qui avait demandé à
rencontrer Salah Ben Youssef, à la suite de son arrestation en Suisse, comme me
l'a confirmé plus tard l'ambassadeur de Tunisie en Suisse lui-même, qui avait été
contacté en persoune par les services de sécurité suisses pour l'informer de cette
arrestation.

119
de la matinée. Salah Ben Youssef fut introduit entre deux policiers
en civil. Presque méconnaissable, il était coiffé d'un feutre et
vêtu d'un imperméable beige. Bourguiba le reçut, debout dans le
couloir. Parmi les personnes présentes à cette rencontre, il y avait
notamment Wassila, sa sœur Neila, sa fille Nabila, Béchir Zarg
El-Ayoun et notre ambassadeur en Suisse, Taoufik Torjeman,
mari de Nabila. Salah Ben Youssef s'avança en tendant la main.
Bourguiba refusa de lui rendre la pareille et lui fit signe de s ' arrêter
à deux pas de lui.
Je transcris, de mémoire, le dialogue qui dura à peine quelques
minutes :
- Alors, dit Bourguiba, voilà déjà cinq ans que la Tunisie est
indépendante. Penses-tu toujours que les conventions constituent
un pas en arrière ?
- C'est notre action qui a accéléré l'accession à l'indépendance,
répondit promptement Salah Ben Youssef.
- Et qu'as-tu à dire à propos des tentatives d'assassinat
organisées par tes hommes de main ?
Après un instant de silence, Salah Ben Youssef répliqua :
- Ce ne sont que des balivernes... C'est Béchir Zarg El-
Ayoun qui te les a rapportées ?
- Mais tes hommes de main, des Tunisiens détenant des
passeports égyptiens, ont tout avoué. Et les manœuvres de Salah
Ennajar? Et le poison ? Et le silencieux destiné à me tuer ? Ce
sont aussi des balivernes ?
- Ce sont des histoires inventées de toutes pièces, répond
Salah Ben Youssef.
- Je vois que tu persistes dans ton entêtement. Très bien, tu
peux partir !
Et il fit signe aux deux policiers de le ramener. Dès que
Salah Ben Youssef fut sorti, Béchir Zarg El-Ayoun se pencha
sur Bourguiba et lui chuchota quelque chose à l'oreille. « Fais
ce que tu veux ! » lui répondit Bourguiba à haute voix. Quelques
heures plus tard, Zarg El-Ayoun fit savoir à Bourguiba que Salah
Ben Youssef persistait dans son entêtement et n'était nullement
disposé à s'amender.
Le 12 août 1961, on apprenait l'assassinat de Salah Ben
Youssef à l'hôtel Royal de Frankfort. À l'annonce de la nouvelle,
Bourguiba, qui était alors fortement préoccupé par les suites de

120
la guerre de Bizerte, me parut surpris et même ému. Plus tard,
dans les années 70, Bourguiba me raconta au cours d'une veillée,
les circonstances de cet assassinat. L'un des adeptes de Salah
Ben Youssef, du nom de R., qui entretenait en même temps des
liens avec Taïeb Mehiri, ministre de l'Intérieur, fit croire à Salah
Ben Youssef qu'un groupe de militaires mécontents se proposait
d'attenter à la vie du Président. Salah Ben Youssef lui ayant
demandé de les rencontrer, rendez-vous fut fixé le 12 août 1961, en
fin d'après midi à Frankfort. Au jour et à l'heure convenus, deux
personnes désignées par Hassen Ben Abdelaziz , se présentèrent20

à l'hôtel. Salah Ben Youssef les attendait au salon. Ils lui dirent
qu'ils préféraient se rendre dans sa chambre pour une discussion
aussi confidentielle. Ce qui fut fait. Salah Ben Youssef s'installa
dans un fauteuil, écoutant le premier, alors que l'autre se dirigeait
vers les toilettes où il décrocha le cran d'arrêt de son silencieux,
puis retournant dans la chambre, il profita d'un large éclat de rire
de Salah Ben Youssef pour lui introduire son silencieux dans la
bouche et appuyer sur la gâchette. Sans perdre de temps, les deux
visiteurs quittèrent l'hôtel et se dirigèrent vers l'aéroport où ils
parvinrent à prendre le premier avion pour Genève. Béchir Zarg
El-Ayoun les y attendait, muni de billets pour Rome. A leur arrivée
à Rome, ils apprirent que l'Interpol venait d'annoncer l'assassinat
de Salah Ben Youssef. Mais l'avion Rome-Tunis était complet.
Alors qu'il essayait de trouver une issue pour le rapatriement en
urgence des deux hommes, Zarg El-Ayoun reconnut parmi les
voyageurs en partance pour Tunis, l'un de ses proches parents,
accompagné d'amis djerbiens. C'est, munis de leurs billets, que
les deux hommes purent rejoindre Tunis à temps.
En mai 1961, Bourguiba effectua une visite officielle aux
États-Unis.
Le Président, son épouse Moufida (Mathilde), son secrétaire
particulier Allala Laouiti, son conseiller Cecil Hourani et moi-
même, étions logés à Blair House, au 1651 Pennsylvanie Avenue,
alors que la délégation officielle était installée à l'hôtel Lafayette.
Une tournée de Washington fut effectuée par les deux présidents

20. Militant destourien originaire de Ouardanine, ancien chef du groupe de "fellagas"


du Sahel.

121
dans une longue voiture entourée de motards. Aux réunions en
tête-à-tête Bourguiba-Kennedy, succédèrent des réunions au
niveau ministériel et des réunions élargies entre les membres
des deux délégations. Au cours de ses entretiens, Bourguiba
se montra disposé à mettre provisoirement la base militaire de
Bizerte au service de la stratégie occidentale, en cas de conflit
Est-Ouest. Je reviendrai plus loin sur la position de Bourguiba
vis-à-vis d'Israël, exprimée dans son discours devant l'Assemblée
générale des Nations Unies, en mai 1961.
Pour le dîner et la soirée offerts par John Kennedy en
l'honneur de Bourguiba et de sa suite, chacun revêtit l'habit de
cérémonie à basques en queue-de-pie. Si l'acquisition de cet habit
fut facilement réalisée à Washington par les membres de notre
délégation, il nous était beaucoup moins aisé de le porter. Aussi
nous sommes-nous beaucoup amusés à nous observer les uns les
autres, vêtus de cette redingote dont les basques plongeantes à
l'arrière nous faisaient ressembler à des pingouins et à voir certains
d'entre nous, empêtrés dans leur accoutrement, tel Ahmed Ben
Salah dont le plastron remontait devant la poitrine parce qu'il
avait omis de l'agrafer. Par contre, Mongi Slim accoutumé au
port de cet habit, évoluait avec la plus grande aisance. Après
le dîner, le bal me donna l'occasion de danser avec la première
dame des États-Unis, Jacqueline Kennedy, qui me parla de ses
origines, dans un français impeccable. Le président Kennedy,
qui s'exprimait beaucoup moins bien en français, me parla de sa
blessure de guerre au bas du dos, qui le faisait toujours souffrir
et lui imposait le port d'une ceinture spéciale. Il me présenta son
orthopédiste, une dame d'un certain âge, avec qui nous avons
échangé nos vues sur la thérapeutique qu'elle lui appliquait. Lors
de sa conférence de presse, la veille de notre départ, Bourguiba
répondit avec clarté et pertinence aux questions des journalistes
qui se pressaient, nombreux. Il alerta notamment l'opinion
internationale sur l'urgence du règlement du conflit algérien et
sur le droit de la Tunisie à parfaire son indépendance avec le
départ des dernières troupes d'occupation basées à Bizerte et
dans le Sud tunisien. Il était d'autant plus à l'aise qu'il avait été
comparé par le président Kennedy, au père fondateur des États
Unis d'Amérique, Georges Washington.

122
Washington, Blair House, mai 1961.
De droite à gauche : Cecii Hourani conseiller du président Bourguiba, Allala Laouti
secrétaire particulier du Président et le docteur Amor Chadli.

À son retour à Tunis, Bourguiba prit connaissance


d'une note datée du 4 mai 1961, émanant de l'amirauté
française à Bizerte, ayant trait à des travaux d'allongement
de la piste d'atterrissage de la base. Renseignements pris,
il s'avérait que ces travaux avaient été entrepris depuis le
mois d'avril, dans la perspective de permettre l'atterrissage
des avions mystère 4, beaucoup plus performants que les
Mistral utilisés jusque-là. Cette violation du statu quo,
sans aucun préavis, était d'autant plus inacceptable par
Bourguiba, qu'elle renforçait la position de la France dans
le conflit algérien. En effet, la situation en Algérie, à la
suite de l'échec des négociations, le préoccupait beaucoup.
Plusieurs indices lui donnaient à penser que le conflit allait
s'aggraver, notamment l'activisme de l'OAS, groupe armé
qui semait la terreur, fondé par les « pieds noirs » et soutenu
par des officiers de l'armée française, commandés par le
général Raoul Salan. Le 28 juin, la Tunisie exigeait l'arrêt
des travaux de prolongement de la piste. Le 3 juillet, Bahi
Ladgham déclarait, au cours d'une manifestation à Bizerte,
que la France se verrait confrontée à une crise d'une
extrême gravité si elle continuait à refuser le dialogue.
Le 7 juillet, Abdallah Farhat, envoyé spécial de Bourguiba,

123
remettait une lettre à de Gaulle lui demandant d'admettre le
principe de l'évacuation de Bizerte et des territoires du Sud.
De Gaulle prit la lettre, la parcourut rapidement et remercia
l'envoyé, sans même l'inviter à s'asseoir. Une semaine plus tard,
le chargé d'affaires de France en Tunisie avisait verbalement
Bahi Ladgham que la France ne négociait pas sous la menace.
Compte tenu de la décision de la France de retirer toutes ses
forces du Maroc le 2 mai 1961 et du fait que la violation du
statu quo était imputable à la France, Bourguiba craignant que
la solution du problème de Bizerte ne s'éternise, engagea le
peuple tunisien à multiplier les manifestations de protestation
contre l'occupation de Bizerte. Celles-ci s'étendirent rapidement
à tout le pays. A Bizerte, la jeunesse destourienne organisa
des défilés. Des volontaires venant de partout se rendirent par
milliers à Bizerte. Des tranchées furent creusées pour parer à
une éventuelle agression des troupes françaises. Dans le Sud
tunisien, une marche fut organisée en direction de Gaaret El-
Hamel, à la borne 233, pour y planter notre drapeau. Bourguiba
était déterminé à ce que de telles manifestations se poursuivent
au cas où la France, en infraction avec le droit international,
persisterait à garder ses troupes dans une Tunisie indépendante.
Il visait, non seulement la récupération de la base de Bizerte,
mais à plus long terme, un soutien à l'Algérie dans sa lutte pour
l'indépendance.
Dès le 5 février 1959, Bourguiba déclarait :
Nos frontières territoriales et notre existence géographique
nous ont été spoliées au Nord et au Sud et doivent nous être
rétrocédées.
Depuis sa demande d'évacuation de Bizerte, réitérée en
janvier 1960 à la suite des promesses de Washington et de la
France d'évacuer leurs troupes des bases marocaines, la Tunisie
réclamait à la France une déclaration de principe, même si
cette évacuation devait s'échelonner sur plusieurs années.
Face aux manifestations de la jeunesse destourienne, de Gaulle
aurait très bien pu fixer un délai, à sa convenance, pour éviter
la confrontation. Mais, au lieu de le faire, il s'engagea dans
la préparation d'une véritable guerre. Des avions Corsaires
débarquaient matériels et troupes d'élite sur la base, des bateaux
de guerre, dont le porte-avions Arromanches, appareillaient

124
devant la rade de Bizerte, des avions de chasse multipliaient
les rondes de reconnaissance en violant parfois notre espace
aérien. Tout se passait comme si Bourguiba devenait « le bouc
émissaire des difficultés françaises en Algérie » . L'impression 21

qui prévalait était que de Gaulle, pour satisfaire l'esprit de


revanche des officiers supérieurs devenus intransigeants à
la suite de leur double échec au VietNam et à Suez et de leur
enlisement en Algérie, voulait leur donner carte blanche en
les laissant sanctionner l'homme qui avait ouvert la voie à la
désintégration de l'empire français en Afrique et qui laissait
transiter sur son territoire les armes égyptiennes destinées aux
Algériens, apportant ainsi un soutien inconditionnel à leur
rébellion. 22

Il faut reconnaître que le comportement de certains


Tunisiens n'était pas fait pour calmer les esprits surchauffés
Il m'a été rapporté par un homme de l'entourage de Mahjoub
Ben Ali, commandant de la Garde Nationale à l'époque,
que ce dernier se faisait remarquer par un excès de zèle.
Multipliant les barrages à Bizerte, il repérait les militaires
français vêtus en civil qui se trouvaient en ville, les arrêtait
et les envoyait à Tunis où ils étaient incarcérés dans un sous-
sol de l'ancienne caserne Saussier. Il était encouragé en cela
par les animateurs de la télévision tunisienne, tels Mohamed
Maherzi qui le glorifiait en le qualifiant de « Saladin ». De
tels comportements - qu'à mon sens, Bourguiba ignorait - ne
pouvaient qu'encourager l'escalade de la violence. Les avions
français n'hésitaient plus à survoler Bizerte. Le gouvernement
tunisien, déterminé à faire respecter ses droits, donna l'ordre
de tirer sur tout avion violant l'espace aérien tunisien. Et
l'affrontement ne manqua pas de se produire. Le 19 juillet
1961, au début de la nuit, les troupes françaises attaquèrent,
provoquant un véritable carnage. La Tunisie était atterrée. Des
rumeurs circulaient selon lesquelles la France était en train de
réoccuper la Tunisie.
C'est avec un moral au plus bas que je rendais visite à
Bourguiba, chaque matin, au palais Essaâda, à La Marsa. Je le

21. Roger Stéphane, La Tunisie de Bourguiba, Tribune libre n° 22, Éditions Pion 1958, p. 31.
22. Georges Gorce, La nuit de mai, Revue des deux mondes, 1984 n° 5, pp. 299-309.

125
trouvais serein et confiant, ce qui me rassurait. Le troisième jour
suivant le début des hostilités, le Président me dit :
Cette fois, l'armée française ne va pas tarder à se retirer.
En plus de la défense acharnée que son armée rencontre face à
la nôtre, de Gaulle a donné l'autorisation à des journalistes de
pénétrer dans la base.
Le lendemain, nous assistions effectivement à l'arrêt des
hostilités. Mais le bilan de l'engagement était catastrophique. La
France avançait les chiffres de 700 morts, plus de 800 prisonniers,
plusieurs milliers de blessés du côté tunisien et 27 soldats tués
du côté français. Les sources américaines faisaient état de mille
victimes du côté tunisien. Parmi ces victimes, le Président
déplorait notamment la disparition du commandant Mohamed
Béjaoui, qui l'avait accompagné à Rambouillet en tant qu'officier
d'ordonnance, à peine quelques mois auparavant.
Le 25 août 1961, Mongi Slim, notre représentant aux Nations-
Unies , élu en septembre président de l'assemblée générale de cette
organisation, obtenait à la suite de la plainte tunisienne contre la
France, un score remarquable en faveur de la Tunisie: 66 voix
pour, 30 abstentions et aucune voix contre. Fort de cette victoire
écrasante, Bourguiba, plus que jamais déterminé à poursuivre la
libération de son pays en contrecarrant les velléités françaises
de conserver en Tunisie des possessions - tel Gibraltar, territoire
anglais en Espagne ou les enclaves espagnoles de Sebta et de
Mellila au Maroc - décidait de poursuivre les manifestations
populaires contre l'occupation. Mais la France l'entendait tout
autrement et la Tunisie paya encore une fois le prix du sang. Le
5 septembre 1961, un groupe de la jeunesse destourienne qui
essayait de traverser les barrages installés en pleine ville, fut
mitraillé par l'armée française. Il y eut deux morts et une dizaine
de blessés. De Gaulle, dans une conférence de presse, évoqua le
jour-même cette affaire, déclarant :
Quand on veut se faire un jugement sans parti pris sur cette
affaire de Bizerte, il faut regarder la carte : Bizerte occupe une
situation exceptionnelle, là où la Méditerranée se resserre sur
ses deux bassins, l'oriental et l'occidental. Il y a toujours la
perspective d'une agression qui viendrait de l'oriental et il est
impossible de ne pas l'envisager, d'autant que la situation est
dominée par la perspective d'une guerre que l'Est déclencherait

126
contre l'Ouest... Puisse Tunis trouver avec Paris un airangement
qui soit conforme au bon sens. C'est le souhait de la France.
Les médias tunisiens réagirent vigoureusement à cette
déclaration : « De Gaulle dévoile son intention de perpétuer
l'occupation de Bizerte» écrivait El Amal. De son côté, le
quotidien La Presse notait: «De Gaulle refuse d'évacuer
Bizerte». Alors que les diplomates tunisiens s'inquiétaient de
la position intransigeante du général, Bourguiba qui participait à
la conférence des Pays non-Alignés à Belgrade, lisant le journal
qui reproduisait la conférence de presse de de Gaulle, manifesta
sa satisfaction. Appelant le correspondant de l'Agence France-
Presse, il lui déclara :
J'ai l'impression que le Général de Gaulle envisage pour la
première fois le départ des troupes françaises.
Les médias tunisiens informés changèrent alors de langage.
Bourguiba savait qu'après l'agression de juillet 1961, l'effet
de cette agression sur « les pleurnichards soit-disant français
qui se sont déchaînés à cette occasion » et la fin de la guerre
23

d'Algérie, l'évacuation de Bizerte ne tarderait plus. En effet, la


consultation du 8 avril 1962, par laquelle la France approuvait
avec 91% des voix les accords d'Evian, marqua pour la Tunisie,
la fin de la tension avec la France. Bourguiba avait ainsi gagné
son double pari, à savoir aider la résistance algérienne en évitant
l'extension des hostilités à son pays et prouvé, contrairement
aux convictions de Salah Ben Youssef, de Nasser et de bon
nombre d'Algériens, qu'une Tunisie indépendante pouvait
apporter une aide beaucoup plus efficace à la révolte algérienne
qu'une Tunisie associée à l'ensemble des pays du Maghreb dans
une guerre classique contre la France. C'est dans cet esprit
24

qu'il n'a laissé aucun répit à la France au cours du conflit de


Bizerte. Le 25 juillet 1962, « après le conseil des ministres, de
Gaulle donne instruction à son porte-parole, Alain Peyrefitte,
d'annoncer que l'armée évacuera Bizerte, le jour où la France
en aura les moyens ». 25

Le 10 avril 1963, de Gaulle déclarait à Alain Peyrefitte :

23. Alain Peyrefitte, C'était de Gaulle, Éditions Fayard 1994,1, p. 327.


24. Au cours de l'affrontement de Bizerte, Bourguiba était intervenu énergiquement
pour empêcher Boumediene de venir au secours de l'armée tunisienne.
25. Alain Peyrefitte, C'était de Gaulle, Éditions Fayard 1994,1, p. 326.

127
Maintenant, rien ne s'oppose à ce que nous partions. Nous
commençons à disposer d'engins nucléaires. Nous allons être
capables de pulvériser Bizerte et Moscou à la fois. 26

Le 15 octobre 1963, le dernier soldat français évacuait la base


de Bizerte.
On abeaucoup épilogué sur laresponsabilité du déclenchement
des hostilités à Bizerte. De Gaulle, dans ses Mémoires, tout comme
certains analystes politiques français, accuse Bourguiba d'avoir
été l'agresseur dans cette affaire. Pourtant les faits semblent
prouver le contraire. Jean-Marcel Janneney, ambassadeur et haut
représentant de France en Algérie jusqu'en 1963 et plusieurs fois
ministre en France, l'affirme clairement :
Des malentendus entre Bourguiba et le général de Gaulle
avaient conduit celui-ci à donner l'ordre à la flotte française de
défendre et au besoin de reconquérir Bizerte. 27

Il est fort probable qu'aux yeux de de Gaulle, l'occupation de


la base de Bizerte, en 1961, était beaucoup plus liée à la défense
de l'Algérie qu'à la défense du monde libre puisque la France
possédait déjà sa première bombe atomique depuis février i960 . 28

En fait, la base de Bizerte garantissait à l'armée française un lieu


d'intervention militaire et de surveillance des déplacements et
des voies de ravitaillement des résistants algériens installés en
Tunisie. En mai 1962, le général de Gaulle déclarait :
D'ici la fin de l'année prochaine, nous aurons cequ 'il faut pour
tuer 20 millions d'hommes, deux heures après le déclenchement
d'une agression. 29

Plusieurs facteurs incitèrent de Gaulle à hâter la fin du conflit


algérien, à savon : l'entrevue avec Bourguiba, à Rambouillet en
-

février 1961, au cours de laquelle ce dernier avait défini sa position


sur la question du Sahara, les exigences des Algériens à ce sujet lors
des premières négociations d'Evian en juin 1961, l'opposition des
pays africains riverains du Sud saharien au principe de l'annexion
du Sahara par la France, la révolte de l'OAS, la rébellion des
généraux, et enfin sa vision d'une Europe unie pour laquelle il se
devait de concentrer ses moyens. Ainsi, sept a huit mois après la

26. Alain Peyrefitte, C'était de Gaulle, Éditions Fayard 1994,1, p. 415.


27. Jean Lacouture et Roland Mehl, De Gaulle ou l'étemel défi, Éditions Seuil 1988,
p.333.
28. Alain Peyrefitte, C'était de Gaulle, Éditions Fayard 1994,1, p. 164.
29. Id.p. 164.

128
guerre de Bizerte, le 11 février 1962 aux Rousses, puis le 5 mars
1962 à Evian, de Gaulle reprit les négociations avec les Algériens :
elles devaient aboutir à la signature des accords dits d'Evian, le 18
mars 1962. Ces accords reconnaissaient cependant à la France, dans
une Algérie indépendante, des droits privilégiés dans la recherche
et l'exploitation du pétrole, la poursuite des expériences atomiques
et spatiales, le maintien de l'année française pendant trois ans et la
disposition de la base de Mers El-Kébir et de certains aérodromes
pendant au moins quinze années.
Si donc, le 20 février 1961, lors de la réunion secrète
franco-algérienne organisée à Lucerne en Suisse, soit cinq
mois avant les événements de Bizerte, la France considérait
que Mers El-Kebir devait rester sous sa domination et si,
après ces événements, elle exigeait de se maintenir à Mers-El-
Kebir pendant au moins quinze ans, comment admettre que de
Gaulle était disposé, en février 1961, à quitter, dans un délai
de un an, la base de Bizerte dont l'importance stratégique
était au moins équivalente à celle de Mers El-Kébir ? On
ne peut, par conséquent, retenir la théorie selon laquelle il
était décidé à évacuer Bizerte dans un délai de l'ordre d'une
année , théorie sur laquelle se basent certains Tunisiens pour
30

considérer que la guerre de Bizerte a été inutile et les pertes


humaines superflues. Il suffit de se référer aux déclarations-
mêmes du général de Gaulle, lors de sa conférence de presse
du 5 septembre 1961, pour constater ses contradictions à ce
sujet. Voici ce qu'il affirmait :
Quand le Président de la République tunisienne a été reçu
par moi-même à Rambouillet, le 21 février dernier et que la
question de Bizerte est venue dans nos entretiens, je lui ai dit
de la façon la plus nette que la situation étant ce qu 'elle était, la
France ne pouvait et ne voulait pas quitter Bizerte.
Après avoir déclaré, en 1958, « Vive l'Algérie française»,
« De Gaulle qui voulait se débarrasser au plus vite du boulet
algérien, cédera à toutes les exigences des Algériens, leur livrant
même le Sahara sur un plateau ». 31

Il faut reconnaître aussi que l'abandon de Bizerte n'était pas


aisé : la France en avait fait un port militaire d'une importance

30. Charles de Gaulle, Mémoires d'espoir, le Renouveau, Éditions Pion 1980,1, p. 109.
31. P.C. Renaud, La bataille de Bizerte, L'Harmattan 1996, pp. 170-1.

129
exceptionnelle pour la surveillance en Méditerranée et, quatre
années durant, elle avait creusé et dragué le canal reliant le lac à
la haute mer et avait édifié la ville européenne sur le remblai.
Tout porte à croire que le général De Gaulle considérait,
avant l'agression de Bizerte, que cette base est pour la France ce
que Sebta et Mellila sont pour l'Espagne et ce que Gibraltar est
pour l'Angleterre.
Notons, pour terminer ce propos, que si de Gaulle est parvenu à
dégager son armée d'une guérilla et s'il a réussi à éviter l'intégration
des Algériens comme citoyens français, ce qui, d'après ses dires,
« risquait de submerger la France parles Arabes », l'accouchement a
été pour le moins dystocique. Les actes de terrorisme étaient peipétrés
par les deux camps. Alors que le FLN massacrait les Harkis restés en
Algérie, l'OAS étendait ses exactions, ne visant plus seulement les
nationalistes algériens et leurs sympathisants français mais, depuis
l'approbation des accords d'Evian, pratiquant une politique de la
terre brûlée, afin de détruire toutes les infrastructures du pays et ne
laisser aux Algériens que des ruines. Des incendies étaient allumés
partout, dans les écoles, les magasins, les entrepôts, l'université.
La population française, prise de panique, s'enfuyait massivement
vers la France, si bien qu'en l'espace de trois mois, de mars à juillet
1962, l'effectif de un million de Français d'Algérie s'était réduit à
une centaine de mille. Ce sont donc les Français eux-mêmes qui,
par cet exode, se sont rendus fortement minoritaires en Algérie, au
point de ne plus exister dans ce pays. Mhamed Yazid, ministre de
l'information du GPRA le reconnaissait. Il écrivait à ce propos :
Le phénomène OAS a fait éclater les accords d'Evian, en
retirant de la situation algérienne le facteur présence européenne.
Le 3 juillet 1962, l'indépendance de l'Algérie était proclamée
à la suite d'un referendum adopté en Algérie par 99% des voix.

3. Le socialisme destourien

Bourguiba allait pouvoir maintenant régler un problème qui


lui tenait à cœur : régulariser sa situation avec Wassila, qui vivait
avec lui depuis quelques années déjà. Il lui fallait, au préalable,
divorcer de sa première épouse Moufida, à laquelle il avait
toujours voué estime et affection.

130
La cérémonie du mariage se déroula au palais Essaâda à
La Marsa, le 12 avril 1962. Taieb Mehiri, maire de La Marsa et
ministre de l'Intérieur légalisa l'union. Il connaissait parfaitement
Wassila du fait de leur voisinage à Marsa Cube. Il s'adressa à elle
en ces termes :
Le Président vous prend pour épouse et vous élève au rang le
plus élevé auquel une Tunisienne peut aspirer... Sa tranquillité,
son bonheur et sa quiétude sont désormais entre vos mains.
Les problèmes critiques, à savoir la rébellion yousséfiste, la
question de Bizerte et le conflit franco-algérien ayant abouti à leur
épilogue ,B ourguibaporta son intérêt et son énergie à la concrétisation
du nouvel État et à la refonte des secteurs névralgiques, qu'il
s'agisse de l'éducation, de la santé, de l'agriculture, de l'habitat ou
de la culture. Les discours, les séances de travail, les visites et les
réceptions se multipliaient. S'il écoutait avec attention les analyses
et les suggestions de ses collaborateurs et recherchait le dialogue,
c'était lui qui traçait les orientations. Il suivait, notamment à la
radio, l'ensemble de l'activité gouvernementale ainsi que les
doléances des citoyens dans des émissions qu'il inspirait parfois
lui-même. Il intervenait en direct à la radio, au cours de certains
débats, pour rectifier une position, proposer une solution ou
redresser une injustice. Il se sentait concerné par tous les aspects
de la vie du pays et intervenait jusque dans les moindres détails
dont il était informé ou qu'il constatait. Ni le comportement moral,
ni la tenue vestimentaire des Tunisiens ne le laissaient indifférent.
Il déployait sans cesse une activité débordante, quasi-surhumaine.
Son enthousiasme à faire de l'enseignement la priorité des priorités,
à assurer aux citoyens l'égalité devant les soins, à veiller à la bonne
application des réformes sociales et du statut de la femme, bref à
édifier une Tunisie nouvelle et à instaurer un État moderne, était
sans limites.
Quelques manifestations de mécontentement se produisaient
ça et là, parfois superficielles, tel un article dénonçant le pouvoir
personnel , parfois sérieuses, tels les affrontements sanglants
32

à Kairouan, le 17 janvier 1961, à propos des déclarations


présidentielles sur le jeûne pendant le mois de Ramadan, mais

32. Hebdomadaire Afrique Action du 7 octobre 1961.

131
parfois beaucoup plus graves, tels les agissements d'anciens
yousséfistes, Abdelaziz Akremi et Salah Hachani, soutenus par
Lazhar Chraiti, Hédi Gafsi et certains éléments algériens, qui
tramèrent un coup d'État. Ils gagnèrent à leur cause de jeunes
officiers formés à Saint-Cyr ainsi que des militaires issus de la
garde beylicale dont Kbaier Maherzi, aide de camp du Président et
le commandant Ben Saïd, responsable de la caserne d'El Aouina.
C'est ce dernier qui devait déployer ses chars pour cerner le palais
présidentiel de La Marsa. Ces militaires reprochaient notamment
à Bourguiba d'utiliser l'armée à des besognes qu'ils estimaient
avilissantes, telles la participation à la construction de bâtiments
ou la réfection des routes en cas d'urgence. Ils lui reprochaient
également de ne réserver à l'armée qu'une portion congrue (6%)
du budget de l'État dont la majeure partie allait aux secteurs de
développement. Ils étaient motivés par les coups d'états militaires
au Moyen-Orient, et probablement par l'exemple de l'Algérie
où les résistants et les militaires détenaient les rênes du pouvoir.
Certains lui reprochaient les morts de la bataille de Bizerte.
Mais le groupe de conjurés était tellement disparate et leurs
motivations tellement variées, que des dissensions ne manquèrent
pas d'apparaître et un sous-officier, Toukabri , les dénonça, le 19
33

décembre 1962. Comme pour la rébellion yousséfiste, Bourguiba


se montra très ferme. Ceux qui avaient fomenté la sédition furent
condamnés à la peine capitale et exécutés. Seuls deux jeunes
officiers, Moncef Materi, neveu de Mahmoud Materi, ancien
président du Néo-Destour et son collègue Guiza furent condamnés
aux travaux forcés à perpétuité.
Ce complot révélait à Bourguiba qu'il n'était nullement à
l'abri des trahisons et des manœuvres politiques et qu'un régime
fort était, en l'occurrence, impératif. Il destitua le directeur de la
Sûreté, Driss Guiga à qui il reprocha un manque de vigilance.
Considérant que les dirigeants algériens n'étaient pas étrangers à
cette action de déstabilisation, il rappela son ambassadeur à Alger
en signe de protestation. L'hostilité de notre voisin de l'Ouest
qui n'était un secret pour personne, était dénoncée ainsi, sous la
plume de Mohamed Ben Smaïl :

33. Un article intitulé 1962, Toute la vérité sur le complot contre Bourguiba donne une
autre version : Zarg Al Ayoun et non Toukabri aurait découvert les premiers indices
de ce complot. Réalités n° 235, 16-22 décembre 1990, p. 7.

132
Dès sa libération, le prisonnier d'Aulnoy, avec ses
compagnons, s'est envolé de Rabat vers Le Caire, brûlant
l'espace de Tunis, où l'Algérie en guerre avait sa base
opérationnelle et diplomatique. Quand il y vint, ce fut pour
un éclat oratoire. Lors de la crise entre le GPRA et lui-même,
Ben Bella comprit mal que la Tunisie respectât la légalité
algérienne de l'époque et ses engagements envers l'équipe de
Ben Khedda, plutôt que de parrainer sa conquête du pouvoir.
Vint la bataille pour gouverner, qu'il livra et gagna. La politique
du Président Bourguiba fut clairement et loyalement celle de la
main tendue. En retour, le gouvernement d'Alger réservait aux
avances tunisiennes un accueil dont la chaleur était très relative.
À peine au pouvoir, Ben Bella a reçu, venant du Caire et de
Tripoli, des lieutenants de Ben Youssef qui commencèrent à
parler opérations, conquêtes et révolution... Il est acquis que les
Yousséfistes d'Alger ont largement participé au complot de Noël
en Tunisie. L'un des conspirateurs (condamné à mort depuis),
après avoir réussi à s'échapper, est allé naturellement se joindre
à leur groupe. De toute évidence, il s'agit là d'hommes décidés
par tous les moyens à s'attaquer à la Tunisie et à son régime...
Si nos pays maghrébins et africains s'engagent sur cette pente
de l'interventionnisme, sur la subversion du voisin, il y a pour
tous le chaos au bout du chemin. 34

Face à une telle situation, Bourguiba se devait de raffermir


l'autorité de l'État. S'inspirant de la réorganisation consécutive
aux rescrits édictés par les Ottomans en 1839, sous l'appellation
« Tanzimmet» qui signifie ordre, il décida, en 1963, de modifier
la devise de la République qui était « Liberté, Ordre, Justice »
en « Ordre, Liberté et Justice », mettant ainsi l'accent sur le fait
que c'est l'ordre qui garantit la liberté et non l'inverse. Pour
mieux convaincre son entourage de ce principe, il citait souvent,
à l'époque, l'expression de Charles Péguy :
L'ordre et l'ordre seul fait en définitive la liberté, le désordre
fait la servitude.
Bourguiba apprit qu'un mouvement contestataire créé au
sein de l'UGET , le Mouvement perspectiviste, cherchait à
35

34. Jeune Afrique n° 119 du 28 janvier 1963.


35. Union générale des étudiants tunisiens.

133
semer l'agitation parmi les étudiants. Le 8 janvier 1963, il décida
d'interdire le parti communiste qui soutenait ce mouvement.
36

En mai 1963, j'accompagnai Bourguiba à Addis-Abeba où


il participa à la fondation de l'Organisation de l'Unité Africaine
(OUA). Il eut des entretiens avec de nombreux chefs d'État, dont le
président algérien, Ahmed B en B ella et le président égyptien, Gamel
Abdenasser. Le 10 octobre 1963, il reçut à son tour l'empereur
d'Éthiopie, Haïlé Sélassié à Tunis. Le 15 octobre 1963, Nasser,
Ben Bella et le prince héritier libyen Hassen Erridha, étaient invités
à Tunis à l'occasion de la célébration de l'évacuation de l'ensemble
du territoire tunisien, y compris Bizerte.
Déjà à cette époque, la généralisation de la scolarisation, les
mesures sanitaires et l'urbanisation avaient changé le visage du
pays. Même dans les campagnes les plus reculées, on voyait surgir
des écoles et des dispensaires. Mais les souhaits de Bourguiba
pour accélérer cette évolution dépassaient beaucoup les moyens
disponibles. Aussi lui fallait-il trouver une formule lui permettant
de tirer le meilleur parti des ressources du pays, optimiser
l'exploitation des terres et développer le commerce et l'industrie.
René Dumont, le célèbre agronome parisien, venait de publier
un ouvrage qui faisait sensation . L'idée de la collectivisation
37

était dans l'air. Les pays scandinaves, en appliquant ce système


dans les exploitations agricoles, industrielles et de pêche, avaient
abouti à la prospérité malgré leur sol peu fertile.
Avec un nombre comparable d'habitants, leur exemple
pouvait servir de modèle à la Tunisie. Bourguiba décida de
visiter ces pays. Il choisit, comme pour ses autres déplacements
à l'étranger, le mois de juin (du 4 au 25 juin 1963) pour effectuer
une visite officielle en Scandinavie. J'étais du voyage.
Nous avons visité successivement le Danemark, la Norvège,
la Finlande et la Suède. Bourguiba fut impressionné par le niveau
de vie élevé des populations, le nombre très réduit de chômeurs,
les différences très atténuées entre les catégories sociales et le
caractère libéral social-démocrate des régimes politiques de ces

36. Notons qu'en Algérie, Ben Bella avait interdit le parti communiste le 29 novembre
1962 et que la centrale syndicale algérienne (UGTA) était passée sous l'autorité du
FLN en janvier 1963 : les bureaux syndicaux élus avaient été remplacés par des
délégués désignés, ce qui avait conduit la confédération internationale des syndicats
libres (CISL) à prononcer le retrait de l'UGTA.
37. René Dumont, L'Afrique noire est mal partie, Le Seuil 1962.

134
Addis-Abeba, mai 1963. La délégation tunisienne lors de la fondation de l'OUA.
De droite à gauche, 1er rang : le Président Bourguiba et Mongi Slim, secrétaire d'état des
Affaires étrangères, 2Éme rang : Mohamed Badra ambassadeur de Tunisie au Caire et le
docteur Amor Chadli.

Norvège, Oslo, juin 1963.


De gauche à droite : Wassila, le roi Olav, Hassen Hachiche chef du protocole, le président
Bourguiba et le docteur Amor Chadli.

135
pays. À son retour à Tunis, il se laissa séduire par une théorie du
plein emploi et d'utilisation optimale des ressources qui, selon son
défenseur à Tunis, le professeur Gérard de Bemis, constituait pour
les pays nouvellement indépendants, la meilleure voie d'accès au
développement. Ahmed Ben Salah, qui prônait déjà la socialisation
de l'économie et la planification lorsqu'il militait à la Centrale
syndicale tunisienne (UGTT), sut convaincre le Président en ce
sens. Dès lors, Bourguiba imputa la faiblesse de la production
agricole à l'absence de planification et au manque de moyens
de certains agriculteurs pour exploiter au mieux leurs terres. Le
collectivisme s'avérait pour lui le seul moyen de surmonter les
aléas de l'effritement de la propriété agricole et de favoriser le
décollage économique. Aussi, se lança-t-il dans une campagne
visant à expliquer aux agriculteurs qu'il leur fallait abandonner
les méthodes archaïques pour adopter, au moins dans un premier-
temps, un système de coopératives de service, car seule l'action
collective pouvait leur permettre une exploitation efficiente et
profitable. Il se rendit alors compte que les bonnes terres étaient
encore entre les mains des colons français, alors qu'en Algérie,
Ben Bella avait, dès le mois d'octobre 1963, nationalisé toutes
les terres agricoles. Aussi, décida-t-il de rompre l'accord convenu
en 1963, entre Ahmed Ben Salah, son ministre de l'Économie et
des Finances et Valéry Giscard D'Estaing, ministre français des
Finances et des Affaires économiques, qui prévoyait la restitution
progressive de ces terres aux Tunisiens, par tranches annuelles de
20%, moyennant une indemnité à convenir entre les deux pays. Il
estimait que cet échelonnement sur cinq ans était trop long et que
le pays ne pouvait se permettre d'attendre une si longue période
pour renflouer son économie. Il choisit la date anniversaire du
protectorat, le 12 mai, pour nationaliser l'ensemble des terres
agricoles. C'est ainsi que, le 12 mai 1964, 400 000 hectares de
bonnes terres se transformèrent en unités de production.
La France, surprise de cette décision unilatérale, réagit
immédiatement par la suppression de l'aide financière et le gel de
son assistance technique. Beaucoup de projets déjà engagés ou en
instance d'engagement se retrouvèrent en difficulté. Ainsi, ayant
été chargé de faire démarrer la faculté de médecine de Tunis en
octobre 1964, je comptais sur un recrutement d'enseignants dans
le cadre de la coopération technique franco-tunisienne. Mais

136
Institut Pasteur, janvier 1964.
De gauche à droite, le président Habib Bourguiba, Mahmoud Messâadi secrétaire d'État à
l'Éducation nationale, Ahmed Nourreddine secrétaire d'État à l'Équipement et à l'Habitat,
Béchir Bellagha gouverneur de Tunis et Amor Chadli directeur de l'Institut Pasteur.

Institut Pasteur, janvier 1964.


Le président Bourguiba examinant au microscope un frottis sanguin d'un malade atteint
de paludisme et Amor Chadli directeur de l'Institut Pasteur.

137
Inscription du président Bourguiba sur le Livre d'or de l'Institut Pasteur de Tunis, au
terme de sa visite.
En ce vendredi 31 janvier 1964, j'ai visité cet Institut et me suis rendu compte de
son activité. Je ne puis qu'être fier de son excellente tenue, de la compétence, de
l'enthousiasme et du désintéressement qui animent ses responsables ayant à leur tête le
professeur Amor Chadli. Puissent les hommes de la classe du professeur Amor Chadli se
multiplier en Tunisie et puisse Dieu assister tous ceux qui œuvrent pour relever le niveau
de ce pays. Je rends hommage à tous les étrangers qui prêtent leur concours à cet
établissement qui illustre la nécessité de la coopération désintéressée pour le bien-être
de l'humanité entière.

celle-ci fut suspendue par représailles à la nationalisation des


terres agricoles et je dus prendre des contacts personnels avec des
collègues français. Je reconnais qu'ils ont répondu favorablement
à ma demande de venir effectuer des missions d'enseignement à
Tunis. Mais, si le projet de création de la faculté de médecine a
pu se poursuivre sans encombre ni retard, d'autres projets eurent
à souffrir de la rupture de nos relations avec la France à la suite
du coup de force que Bourguiba engagea avec de Gaulle le 12
mai 1964.
En janvier 1964, Bourguiba reçut le premier ministre chinois,
Chou En Laï. Une semaine plus tard, il visita l'Institut Pasteur.
Bourguiba se montrait pressé de mettre l'économie
tunisienne sur les rails. Lui qui avait su mobiliser le peuple pour

138
en faire l'artisan de l'indépendance, était décidé à faire tout ce
qui était en son pouvoir pour que son peuple soit l'artisan du
décollage économique. Il était porteur d'un message, d'un projet
civilisationnel qu'il tenait à réaliser à tout prix. Il déclarait au
quotidien Le Monde, en août 1964 :
Si le chemin qui doit nous mener au développement est le
chemin du socialisme ou même celui du collectivisme, eh bien !
Je n'y vois aucun inconvénient !
Il avait foi en ses convictions et ne doutait pas de la justesse
de ses options, mais savait que l'essentiel résidait dans son
acceptation par la population et sa bonne application.
Pour souligner son engagement dans cette nouvelle voie, il
décida de remplacer l'appellation Néo-Destour du Parti qui avait
œuvré pour l'accession du pays à l'indépendance par celle de
Parti Socialiste Destourien (PSD), dorénavant responsable du
combat pour le bien être social et le décollage économique. Cette
reconversion eut lieu en octobre 1964, au congrès de Bizerte.
Les nouvelles instances dirigeantes du Parti furent définies, à
savoir un comité central élu incluant les secrétaires d'État, les
gouverneurs et certains hauts responsables et un bureau politique
dont les membres seraient choisis par le Président parmi les
membres élus du comité central. Bahi Ladgham, secrétaire
général du PSD était encadré de trois secrétaires généraux
adjoints : Taieb Mehiri, Ahmed Ben Salah et Habib Bourguiba
Jr. Mongi Slim assurait les fonctions de trésorier et Mohamed
Sayah, la direction du Parti. Cependant, contrairement à ce qui
s'était passé en Algérie en janvier 1963, où l'UGTA s'était alignée
aux vues du FLN, l'UGTT avait montré une certaine réticence.
Afin de contrebalancer la centrale syndicale, le Président décida
la création de cellules professionnelles dans tous les secteurs
d'activité, y compris l'administration. La dénonciation, par
Habib Achour, secrétaire général de l'UGTT, de cette tendance
hégémonique du Parti lui coûta son poste. L'incendie d'un bateau
qui faisait la navette entre Sfax et les îles Kerkennah, dans lequel
succombèrent six touristes, servit de prétexte à son limogeage . 38

Il fut arrêté, condamné et remplacé par Béchir Bellagha, l'un des


proches de Wassila.

38. Habib Acliour était l'un des gestionnaires de la société propriétaire du bateau.

139
Zurich, février 1964.
Le président Habib Bourguiba et le docteur Amor Chadli.

Palais de La Marsa, 1 e 'juin 1964.


De droite à gauche, le président Habib Bourguiba, le docteur Amor Chadli et le capitaine
Chadly Caïed Essebsi, aide de camp du Président de la République.

140
4. Le problème israélo-palestinien

Les Hébreux, peuple sémitique, étaient à l'origine des tribus


nomades qui vivaient en Mésopotamie (Irak, Syrie) depuis le 19 e

siècle av. J.C. Certaines de ces tribus s'installèrent en Égypte, du


17 au 13 siècle av. J.C.
e e

L'histoire des Hébreux commence avec leur sortie d'Égypte,


sous la conduite de Moïse, et leur exil en Mésopotamie. Ils se
sédentarisèrent aux confins de l'Égypte et de la Mésopotamie où
ils formèrent un petit État autour de Jérusalem.
En 721 av. J.-C, les Assyriens détruisirent cet État, puis
deux siècles plus tard, en 587-586 av. J.-C, le roi de Babylone,
Nabuchodonosor, occupa Jérusalem et déporta ses habitants à
Babylone.
En 539 avant JC, les Perses, nouveaux maîtres de la région,
leur permirent de retourner dans leur État situé en Palestine, et de
reconstruire le Temple de Jérusalem.
La région fut ensuite conquise par les Grecs (330 av. JC), puis
par les Romains (63 av. J.C) qui en firent une province romaine.
Au temps du roi Hérode 1 , Jésus remit en cause certaines
er

pratiques du judaïsme, ce qui irrita les rabbins du Temple qui le


firent mettre à mort par les Romains.
En 70, les légions romaines, sous les ordres de Titus,
occupèrent Jérusalem et détruisirent le Temple. En souvenir de
son exploit, Titus fit édifier à Rome un arc de triomphe sur le bas-
relief duquel on peut voir le chandelier à sept branches ramené
en butin.
En 636, Jérusalem est conquise par les Arabes, sur ordre du
deuxième calife du Prophète, Omar Ibn Al-Khattab, qui accorda
sa protection aux habitants de la ville et garantit la sauvegarde
des sites chrétiens.
En 1099, au cours de la première croisade, les Croisés
s'emparèrent de Jérusalem, créant le royaume latin de Jérusalem.
En 1187, Saladin s'empara de la Palestine. Il laissa la vie
sauve à l'ensemble des défenseurs de Jérusalem. Sa victoire
déclencha en Occident la troisième croisade (1189-1192), à l'issue
de laquelle Saladin abandonna aux croisés Acre, Jaffa et Ascalon,
mais conserva la ville sainte de Jérusalem, en garantissant aux
pèlerins chrétiens la liberté de visite au Saint-Sépulcre.

141
En 1516, la Palestine fut occupée par les Turcs. Elle fit partie,
pour quatre siècles, des provinces arabes de l'empire ottoman.
L'idée de la création d'un État juif fut formulée, pour la première
fois, par Theodor Herzl, écrivain juif hongrois, correspondant à Paris
d'un journal viennois qui publia, en 1896, L'État juif, dans lequel
il assigne à cet État le rôle d'un « bastion avancé de la civilisation
occidentale contre la barbarie orientale ». Tourmenté par la vague
39

d'antisémitisme suscitée par le procès du capitaine Dreyfus, il


réunit, en août 1897, à Bâle, un congrès constitutif de l'organisation
sioniste mondiale et multiplia les démarches diplomatiques pour
obtenir l'appui nécessaire à l'établissement d'un foyer national juif
en Palestine. Mais le sultan Abdelhamid qui était alors à la tête
de l'empire ottoman - dont la Palestine faisait partie - s'opposa
à la réalisation d'un tel projet. La Grande-Bretagne proposa alors
d'affecter l'Ouganda aux Juifs, mais cette solution fut rejetée
par le 4 congrès sioniste (1903). Afin de démanteler l'empire
ème

ottoman, les Anglais demandèrent aux banquiers juifs de les aider à


monnayer la première guerre mondiale en leur promettant de créer
en Palestine le « foyer national juif». Elle poussa en même temps
la Syrie, l'Irak et la Jordanie à se révolter contre les Turcs en leur
promettant l'indépendance.
En 1917, l'Angleterre occupa la Palestine et en obtint le
mandat en 1922. Les Juifs y représentaient alors moins de 10%
de la population. Le 2 novembre 1917, Arthur James Balfour,
ministre anglais des Affaires étrangères, proposa la création d'un
foyer national juif en Palestine.
A la fin de la guerre 1914-1918, qui vit la destruction de
l'empire ottoman, l'Angleterre respecta son engagement vis-
à-vis des Juifs, mais non vis-à-vis des Arabes, gardant l'Irak et
la Palestine sous sa domination et reconnaissant à la France sa
domination sur la Syrie et le Liban.
En 1921, l'Angleterre créa une principauté, la Transjordanie,
à la tête de laquelle elle installa l'émir Abdallah, fils du Cheikh
de la Mecque, Chérif Hussein. Depuis, les juifs commencèrent

39. Herzl Th. L'État juif, Librairie Lipsshutz, 1926, p. 95. Le programme de cet État,
exposé en février 1982 par la revue de l'organisation sioniste mondial Kivounim, est
« la désintégration de tous les États voisins, du Nil à l'Euphrate ». R. Garaudy, La
Palestine, terre des messages divins, L'Albatros, 1986, p. 315-8 et 377-87.

142
à émigrer en Palestine. La révolution russe et l'indépendance de
la Pologne donnèrent de l'ampleur à ce mouvement. En 1937,
un plan de partition de la Palestine en deux États, élaboré par
la commission Peel, fut avancé par la Grande Bretagne, mais
refusé par les Arabes. En 1939, un Livre blanc préconisait un
cheminement progressif vers un gouvernement à majorité arabe
en Palestine, ce qui fut également refusé. Pendant la deuxième
guerre mondiale, Hitler persécuta les juifs et projeta de les
cantonner à Madagascar, ce qui exalta leur action en faveur
de la concrétisation d'un État juif. Arrêtée pendant la guerre,
l'émigration juive reprit. Les colons les plus déterminés étaient
cette fois les sionistes européens, entraînés aux techniques
modernes de guerre dans les rangs des forces anglo-saxonnes.
Les humiliations et les massacres qu'ils avaient subis en Europe
renforcèrent leur solidarité avec les autres juifs dans le monde et
notamment avec ceux des USA qui étaient nombreux, actifs et
influents. Des organisations sionistes virent le jour, s'attaquant
d'abord à l'occupant anglais, aux Palestiniens, allant jusqu'à
assassiner le secrétaire général des Nations Unies, le comte
Bernadotte. La Grande Bretagne ne trouvant aucune solution
40

qui satisfasse les deux partis, présenta le problème aux Nations-


Unies. Au cours de son assemblée générale du 29 novembre 1947,
cette instance adopta un plan de partition encore plus favorable
aux juifs que celui de 1937 : un État juif de 14 100 km pour une 2

population juive qui ne représentait que 32% de la population totale


et un État arabe de 11 500 km . Cette décision fut encore rejetée
2

par les États arabes. L'État d'Israël proclama son indépendance,


le 14 mai 1948. Une campagne militaire engagée par les États
arabes contre Israël (1948-1949) ne régla nullement le problème.
Bien au contraire, elle permit à Israël de conquérir le Néguev et
la Galilée et d'étendre sa superficie à 20 700 km . Pendant ce 2

temps, en Transjordanie, la légion arabe sous le commandement


de Glubb Pacha permit au roi Abdallah d'annexer la Cisjordanie,
partie de la Palestine restée arabe, et d'agrandir son royaume

40. Aujourd'hui, les Israéliens reprochent aux Palestiniens de pratiquer ce qu'ils


appellent le terrorisme, alors qu'ils ont été les initiateurs de cette pratique, comme
en témoignent les attentats de l'Hôtel King David, dans lequel une douzaine de
diplomates anglais et de Palestiniens furent tués en 1946 et celui du village arabe
Dar Yassine, dans lequel plusieurs centaines d'habitants ont été massacrés.

143
qui prit le nom de Jordanie. La résolution 194 de l'Assemblée
Générale des Nations Unies reconnaissait, le 11 décembre 1948,
le droit de retour des réfugiés palestiniens. Israël avait signé le
12 mai 1949, à la conférence des Nations Unies à Lausanne,
un protocole entérinant à la fois le plan de partage de 1947 et
la résolution 194. Mais une fois admis comme membre des
Nations Unies, Israël s'empressa de renier la résolution 194,
considérant que le retour des réfugiés constituait une menace à
son existence même.
Pour mieux saisir la stratégie américaine, rappelons quelques
faits marquants de leurs rapports avec l'Europe et les motifs qui
ont présidé à la création de l'État d'Israël.
A la fin de la première guerre mondiale, les États-Unis avaient
pris conscience de leur puissance et du rôle qui, de ce fait, leur
incombait à l'échelle mondiale. Le président Wilson soutenait
le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, le règlement
des problèmes coloniaux et l'instauration de la démocratie.
L'Angleterre et la France, à l'apogée de leur puissance, ne
donnèrent aucune suite aux idées du président Wilson. La
deuxième guerre mondiale devait modifier cet équilibre. Les
nations européennes s'épuisaient dans une guerre sans merci.
La France était occupée et l'Angleterre continuait à supporter,
seule, le poids de la guerre contre les nazis. L'Amérique vendait à
l'Angleterre des armes et des avions payables au comptant ou en
échange de bases dans les mers des Antilles, comme cela a été fait
pour cinquante destroyers. En mars 1941, lorsque l'Angleterre
41

eut épuisé toutes ses ressources, le président Roosevelt institua un


système de « prêt-bail » pour ses achats de matériel de guerre aux
USA. En juin 1941, lorsque Hitler attaqua la Russie, l'Amérique
étendit le bénéfice de ce « prêt-bail » à ce pays. En août 1941,
Roosevelt signa avec Churchill la Charte de l'Atlantique, qui
stipulait notamment la liberté de chaque peuple à choisir sa forme
de gouvernement et l'accès de tous les États à toutes les sources
de matière première. Mais le Congrès américain restait opposé à
toute intervention directe dans le conflit. Ce n'est qu'en décembre
1941, à la suite de l'attaque de la flotte américaine à Pearl Harbor
que le Congrès américain vota la guerre contre le Japon. Depuis,

41. Chastenet J. Winston Churchill, Fayard, Paris 1965, pp. 307-308.

144
la capacité industrielle des États Unis s'avéra sans limites. La
fabrication du matériel de guerre se réalisa à un rythme intensif,
atteignant cinq mille avions par mois et plus , 42

À la fin de la guerre, l'Amérique et l'Union soviétique


émergeaient commepremières puis sances. Mais 1 ' Union soviétique
ne pouvait pas tenir longtemps face à la puissance économique et
militaire des États Unis, d'autant plus que son régime dictatorial
ne pouvait lui assurer durablement l'adhésion des peuples sous
sa domination. Bourguiba, étant persuadé de cette donnée, avait
dès cette époque, fait son choix pour se trouver à la fin de la
guerre en bons termes avec l'Amérique. Quant à La France et
l'Angleterre, elles étaient tellement épuisées, qu'une aide des
États Unis (plan Marshall) leur fut nécessaire pour reconstruire
leur économie. Leur dernière tentative, en 1956, à Suez, pour
imposer leur influence à leurs anciennes colonies, se heurta à une
opposition franche des États-Unis et de l'URSS. L'Amérique,
décidée à poursuivre sa croissance et son hégémonie, se devait
de contrôler les ressources d'énergie dans le monde. Or, la plus
grande réserve se trouvait dans les pays du Moyen Orient qui
s'étaient dégagés de l'emprise coloniale européenne. Certes,
l'accord conclu par l'Amérique avec l'Arabie Saoudite, lui
assurait une large autosuffisance, mais il ne lui permettait
pas de contrôler les autres sources d'énergie de la région.
La création de l'État d'Israël, véritable abcès de fixation au
milieu du monde arabo-musulman, permettait à l'Amérique de
manœuvrer à sa guise pour surmonter toute velléité de réticence
de la part des dirigeants de ces pays. Après la disparition de la
menace soviétique, l'Amérique pour maintenir son hégémonie
et préserver l'OTAN, identifia une nouvelle menace qui n'était
autre que le fondamentalisme islamique. La position d'Israël en
fut renforcée.
La plupart des pays arabes mirent sur le compte des
Occidentaux, leur échec à entériner leur refus du partage de la
Palestine et 1 ' attribution, àunÉtat juif, d ' unepartie de son territoire
comprenant le troisième lieu saint de l'Islam. Tout en optant
pour un non-alignement, ils développèrent leurs relations avec
l'Union soviétique qui pourtant avait, avec la Tchécoslovaquie,

42. Chastenet J. Winston Churchill, Fayard, Paris 1965, p. 353.

145
fourni des armes à Israël en 1948 et qui, comme l'Occident,
avait reconnu l'existence d'Israël. La frustration née de cette
situation aiguisa, dans ces pays, le sentiment d'appartenance à
une même nation arabe dont les forces réunies pourraient être
en mesure de venir à bout de l'adversité. En Egypte, Nasser
dans sa logique d'union de tous les Arabes, considérait qu'il
appartenait à son pays de jouer le rôle de pays leader, même pour
la Palestine. Face à la montée des nationalismes arabes, Israël
s'appliquait à renforcer sa position sur le plan militaire comme
sur le plan diplomatique. En 1967, Nasser, en accord avec la
Syrie et la Jordanie, considérant que les forces arabes réunies
étaient en mesure de jeter les Israéliens à la mer, décida de
renvoyer les forces des Nations-Unies stationnées à la frontière
égypto-israélienne et d'interdire aux bâtiments israéliens le
passage du détroit d'Akaba occupé par Israël depuis 1956.
Israël, confiant dans sa suprématie militaire, passa à l'action :
le 5 juin 1967, ses forces, soutenues par l'aviation américaine,
détruisirent l'aviation égyptienne au sol et, en quelques jours,
arrachèrent aux Égyptiens le Sinaï jusqu'au canal de Suez et
Gaza, aux Syriens le Golan, aux Jordaniens la Cisjordanie et
une partie de Jérusalem, avant d'accepter un cessez-le-feu. Au
mois de novembre, le Conseil de sécurité des Nations-Unies
approuva la résolution 242 prévoyant la reconnaissance d'Israël
dans des frontières sûres, contre son retrait des territoires
conquis en 1967. L'administration au pouvoir aux USA, de 1952
à 1967, fit de son mieux pour trouver une solution au problème
palestinien, conformément aux résolutions des Nations-
Unies. Après l'échec de la tentative d'occupation du Canal de
Suez par les armées franco-anglaise et israélienne en 1956,
Israël demanda à la France de l'aider à se doter d'un réacteur
nucléaire. Une coopération franco-israélienne décidée par le
gouvernement Guy Mollet permit de démarrer ce projet dans le
désert de Néguev. Le président Kennedy, soucieux de réduire les
armes nucléaires, dans le monde, se montra intransigeant envers
Israël pour que ce réacteur soit utilisé uniquement dans un but
pacifique. Mais, après son assassinat, en novembre 1963, son
successeur, Johnson se montra plus souple. L'arrivée au pouvoir

146
des républicains (1968-1976) et celle d'Henri Kissinger au 43

gouvernement, renforcèrent la position d'Israël. Puis l'affaire


du Watergate imposa les médias comme quatrième pouvoir. Or,
on connaît l'influence des juifs dans les médias en Amérique
et dans le monde. L'attaque surprise d'Israël par l'Égypte en
1973 ne tarda pas à confirmer la supériorité militaire de l'État
d'Israël et surtout, la détermination de l'Amérique à le soutenir
par n'importe quel moyen. Depuis, Israël viole impunément
toutes les résolutions des Nations Unies le concernant.
Ces réalités n'échappaient nullement à Bourguiba. Il savait
qu'Israël cherchait la guerre pour étendre ses frontières. David
ben Gourion ne s'en cachait pas. Il en avait d'ailleurs informé le
général de Gaulle de la manière la plus évidente. 44

Bourguiba, de par sa vaste culture et son respect de l'être


humain, quelles que soit sa croyance, n'a jamais manifesté aucun
préjugé, aucune opinion préconçue, contre les Juifs.
Le judaïsme est une chose et le sionisme en est une autre... La
majorité des juifs ne sont pas sionistes et les sionistes notoires ne
sont pas de religion juive. 45

Il avait eu, il est vrai, des différends politiques avec les juifs
communistes. Mais il avait également apprécié, dès 1933, l'option
anticolonialiste de certains membres de cette communauté
siégeant au Grand conseil, qui avaient soutenu Mhamed Chenik
dans sa défense des petits agriculteurs contre la voracité des
colons. Il écrivait à l'époque :
Le peuple tunisien se souviendra que les délégués de cette
communauté israélite se sont intéressés au sort de nos fellahs,
bien plus que certains délégués musulmans. (...) La Tunisie que
nous entendons libérer ne sera pas une Tunisie pour musulmans,
pour juifs ou pour chrétiens. Elle sera la Tunisie de tous ceux qui,
sans distinction de religion ou de race, voudraient l'agréer comme
leur patrie et l'habiter sous la protection de lois égalitaires.
Il désapprouvait le décret pris par le franc maçon Isaac Moïse
Crémieux, ministre français de la Justice et l'un des fondateurs

43. Juif allemand qui s'expatria en 1938 aux USA à l'âge de 15 ans, avec sa famille,
pour fuir le régime nazi.
44. De Gaulle Ch. Mémoires d'espoir, Le Renouveau 1958-1962, Pion, Paris 1980, pp. 284-5.
45. L'Action Tunisienne, 8 janvier 1938.

147
de l'alliance israélite universelle, qui attribua, le 24 octobre
1870, la citoyenneté française aux juifs d'Algérie et leur interdit
la polygamie. Lui, avait su honorer ceux qui avaient soutenu le
mouvement tunisien de libération nationale, tels Albert Bessis et
André Barouch qui, après l'indépendance, avaient fait partie de
son gouvernement.
Il suivait de près l'évolution de la situation en Palestine. À la
réunion de la Commission anglo-américaine tenue le 6 mars 1946
au Caire, à l'hôtel Mina House, il déclarait :
La solution de la question juive n 'est pas en Palestine. (...) On
a parlé de dénazifier les Allemands, il convient aussi de désioniser
les juifs. (...) Fuyant l'antisémitisme des peuples européens, les
juifs îisquent de provoquer un antisémitisme de défense chez les
Arabes qui ne les avaient jamais persécutés. (...) Il s'agit bien
d'un problème colonial.
Il était conscient du véritable enjeu qui expliquait le
maintien au Moyen-Orient, à la fois par les États-Unis et
l'Union soviétique, de leur flotte en Méditerranée, enjeu qui
n'était autre que le contrôle des réserves d'énergie de la région
et la protection de l'État d'Israël, instrument de l'exécution
de ce contrôle. Il savait qu'avant de quitter la Palestine,
l'Angleterre avait remis ses armes aux Juifs et que les experts
internationaux estimaient que l'armée israélienne était plus
forte que les armées des pays arabes dont les actions, sur le
terrain, n'étaient nullement coordonnées. Il était informé que,
déjà au début des années soixante, Israël était sur le point de
se doter de l'arme nucléaire. Il partageait à ce sujet l'opinion
de de Gaulle qui s'exprimait ainsi en 1963 :
Vous savez depuis quand les Américains se sont décidés à
reconnaître Israël, ce qu'ils avaient refusé jusque là 7 Depuis
qu'ils ont appiis qu'Israël avait sa bombe. Même s'il ne l'a pas
essayée, il la possède et c'est nous qui la lui avons fournie. 46

Bourguiba, évaluant objectivement le rapport des forces,


suivait d'un œil critique les options politiques de certains
dirigeants arabes. Il ne partageait pas la velléité de l'Égypte
de se substituer aux Palestiniens pour régler leurs problèmes et
désapprouvait les vues que Nasser essayait d'imposer au monde

46. Alain Peyrefitte, C'était de Gaulle, Éditions Fayard 1997, II, p. 114.

148
arabe. Lors de sa visite officielle aux USA, en mai 1961, en tant
que premier chef d'État invité par le président John Kennedy,
Bourguiba déclarait :
Tout le monde sait qu 'Israël constitue un nouveau type de
colonialisme. Ce n 'estpas une question de domination d'une nation
par une autre nation, mais quelque chose de pire, le remplacement
d'un peuple par un autre peuple. Les gens qui vivaient en Palestine
sont maintenant dans la même situation que celle dans laquelle
les juifs s'étaient trouvés eux-mêmes durant la seconde guerre
mondiale lorsqu 'ils étaient opprimés parles nazis. Les Palestiniens
sont maintenant dans des camps de concentration dans leur ancien
pays. (... ) Israël se sent maintenant très puissant. (...) Cependant
la France aussi était très puissante quand elle a conquis l'Algérie,
il y a 130 ans. (...) Je pense que si les organisations internationales
sont incapables de trouver une solution juste à ce problème, tôt
ou tard, si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera demain, si ce n'est pas
demain, ce sera le surlendemain, dans un an ou dix ans, une lutte
armée s'installera en Palestine et ce qui est arrivé en Algérie aura
lieu aussi là-bas.
A la conférence des chefs d'États arabes, tenue au Caire, du
13 au 17 janvier 1964, il définissait avec une rare clairvoyance sa
vision du problème palestinien ainsi que la méthode à suivre pour
le sortir de l'impasse dans laquelle il se trouvait :
-

L'affaire palestinienne n 'estpas seulement une querelle entre


juifs et arabes. Elle est avant tout la cause d'un peuple qui s'est
vu spolié par la force et supplanté sur son propre territoire par des
gens venus de partout, qui n 'ont entre eux d'autres liens que ceux
des préjugés de race et de fanatisme religieux et qui s'imaginent
trouver un remède à la diaspora en opprimant, en versant le sang
et en condamnant tout un peuple à une autre diaspora. Tel est
pour nous le vrai problème palestinien qui ne diffère en rien dans
son essence des problèmes coloniaux. Il est plus particulièrement
encore, le même que celui de l'Afrique du Sud où, sur leur
propre sol, les Africains vivent en parias. Le drame palestinien
est peut être encore plus odieux puisque le colon sioniste vise à
se débarrasser du peu qui reste des populations autochtones afin
de demeurer seul dans le pays. La question palestinienne est donc
une question coloniale et toutes les caractéristiques du problème
colonial s'y trouvent réunies...

149
Si nous admettons cette vérité première, il en découle qu 'il
doit être traité par des moyens analogues à ceux qui ont été
utilisés parles peuples colonisés pour obtenir leur indépendance.
L'analyse de ces moyens - en Afrique comme en Asie, en Egypte
comme en Tunisie, au VietNam comme en Algérie - nous révèle
qu'en aucun cas, la victoire n'a été le résultat d'une guerre
classique entre armées normalement constituées. Elle a toujours
été le résultat d'une lutte longue et diffuse au cours de laquelle
le peuple colonisé affirme sa volonté de tenir aussi longtemps
qu 'il faut, de consentir les plus lourds sacrifices et de résister par
tous les moyens de façon à mettre l'occupant dans un dilemme :
accepter une lutte longue et épuisante dont il ne peut prévoir la
fin et en vérité, il ne peut s'y résigner n 'ayant cherché à imposer
sa loi que pour accroître sa fortune et assurer le bien être de
ses ressortissants, ou choisissant le moindre mal, se résoudre à
partir après avoir désespéré de la victoire, c'est-à-dire désespéré
de pouvoir rétablir l'ordre à son profit dans le pays. Telle est
la dialectique du combat que les peuples colonisés ont mené
ou mènent encore pour secouer le joug colonial et accéder à la
liberté : à l'intérieur, harcèlement continu, troubles incessants,
pressions ininterrompues évoluant à la fin vers le terrorisme et la
guérilla, à l'extérieur, offensive politique visant à isoler l'ennemi
sur le plan international, à le montrer sous son visage odieux, à
dénoncer ses réactions violentes de façon à retourner contre lui
toutes les nations et à amener ses propres alliés à s'abstenirpetit à
petit de le soutenir et à le pousser, enfin, à rechercher une solution
conforme à la charte du monde civilisé...
Nous ne devons pas confiner la question à un conflit entre
Israël et les États arabes, en tant que puissances concernées par
la rupture de l'équilibre dans cette zone. Poser le problème sous
cette forme n'aboutit qu'à éloigner, pour nos frères palestiniens,
l'heure de la délivrance. Depuis 1948, en effet, la libération de la
Palestine n'a cessé d'être le souci majeur des états arabes. Ils n'y
sont pas parvenus et il n 'est pas possible qu 'ils y parviennent s'ils
s'obstinent à compter sur une gueire classique où Israël avec ses
possibilités intérieures et extérieures illimitées serait aujourd'hui
plus forte que nous tous réunis. Il est donc nécessaire de poser le
problème palestinien dans son cadre véritable qui est la Palestine.
Il est nécessaire ensuite de faire en sorte que le problème préoccupe

150
le monde entier. Nous n'y parviendrons que si les Palestiniens
prennent sur eux de réagir d'une manière directe et continue, s'ils
sont résolus à accepter pour cela tous les sacrifices et s'ils se donnent
une direction lucide et clairvoyante... Nous ne disons pas cela pour
éluder nos responsabilités et jeter tout le poids de la lutte sur les
Palestiniens déjà accablés sous le poids d'un grand malheur. Bien
au contraire, dans cette nouvelle perspective, nos responsabilités ne
seraient ni moins lourdes, ni moins graves car nous aunons à leur
faire reprendre la lutte, mais aussi à la soutenir continuellement
et efficacement, sans reculer devant aucun sacrifice. Toutefois, le
centre de la résistance doit être en Palestine, au cœur des villes, dans
les déserts et dans les montagnes. Il n'est pas d'autre voie si nous
voulons être sérieux dans notre action et sincères dans nos propos,
si nous voulons que nos paroles concordent avec nos actes, si nous
sommes décidés réellement à relever le défi et mettre fin à cette
humiliation qui accable tous les arabes. Que nos frères palestiniens
ne s'imaginent surtout pas que l'entreprise est au-dessus de leurs
forces ! L'important n'est pas le nombre de combattants ou la
quantité d'armes dont ils disposent. Ce qui importe par-dessus tout
c'est le souffle, l'opiniâtreté, et aussi l'organisation et une bonne
direction qui sait tirer parti des événements ». 47

Après avoir rappelé la tactique adoptée par la Tunisie dans sa


lutte pour l'indépendance et dans l'aide apportée à la révolution
algérienne pour maintenir les lignes de repli ouvertes lorsque
la pression de l'ennemi devenait irrésistible, et cela quels que
puissent être les risques auxquels était exposée la jeune Tunisie,
il conclut en déclarant :
Hors la politique des étapes, il n'y a pas, en l'occurrence, de
moyens efficaces. La politique des étapes ne signifie nullement
la renonciation à l'objectif ou l'acceptation de n'importe quel
compromis plus ou moins dérisoire. Bien au contraire, elle vise
à occuper des positions stratégiques dont la conquête facilite la
progression,l 'avance en force sur le terrain vers le but recherché...
Il n'y a pas de confusion possible entre cette tactique et le
comportement connu sous le nom "accepte ce qu'on te donne et
revendique le reste" et qui est entaché de veulerie et de cet esprit
de mendicité qui fait accepter n 'importe quoi en attendant d'avoir

47. La Presse de Tunisie du 4 mars 1965.

151
un peu plus... Il est nécessaire pour le responsable de distinguer
entre les compromis positifs ou révolutionnaires propres à faciliter
la progression et à renforcer la lutte et les faux compromis qui
freinent la progression, bouchent les issues et font paifois dévier
le cours normal de la lutte.
En juillet 1964, à la conférence de l'OUA, Bourguiba critiqua
durement Israël et reprocha à certains pays africains d'entretenir
avec cet Etat des relations amicales. Il les mit en garde contre le
danger d'aider l'expansionnisme économique et d'encourager la
croissance d'un État qui, dans son essence est un phénomène du
colonialisme.
En septembre 1964, au second Sommet arabe d'Alexandrie,
il déclarait :
Le problème palestinien est le problème d'un peuple dont la
patrie a été prise par la force des armes et colonisée par des gens
provenant de divers exils. Il n'y a pas d'autre lien entre tous ces
juifs que leur race et leur religion et leur certitude que ce qu'ils
ont enduré en Europe, ils sont en droit de l'infliger au peuple de
Palestine.
Malgré un regain de tension entre les pays arabes et Israël,
aucune position politique cohérente susceptible d'arrêter le conflit,
n'était avancée en dehors des déclarations belliqueuses et des
prises de position extrémistes. Même le projet de détournement
de l'eau du Jourdain semblait abandonné.
Bourguiba décida d'effectuer un voyage au Moyen-Orient
pour exposer son plan aux Palestiniens eux-mêmes. Le voyage
fut minutieusement préparé. La délégation, dont je faisais partie,
comprenait une suite nombreuse dans laquelle la plupart des
membres du gouvernement et des hauts responsables devaient se
relayer suivant les pays à visiter.
A notre arrivée au Caire, le 16 février 1965, le président
Nasser et son épouse, ainsi que le roi Hussein de Jordanie qui se
trouvait en visite en Égypte attendaient Bourguiba à l'aéroport. La
réception fut grandiose, empreinte de cordialité et d ' enthousiasme.
Le Président Nasser était aux petits soins. Cependant, au cours de
réunions privées, Bourguiba fut parfois incisif, n'hésitant pas à
mettre son interlocuteur dans l'embarras. Soulevant le problème
de la guerre au Yémen, il critiqua la présence de l'année

152
égyptienne et conseilla à Nasser de se retirer. « Nous sommes
tellement engagés, lui répond Nasser, qu 'il est devenu difficile de
faire marche arrière ». Sans hésiter, Bourguiba répliqua « Hitler
disait la même chose ». Nasser était fier de certaines de ses
réalisations qu'il nous fit visiter, notamment le barrage d'Assouan
qu'il appelait le Haut barrage et qui était réellement gigantesque
et impressionnant. Par ailleurs, Bourguiba ne se lassait pas de
visiter monuments et musées. Il fit également un pèlerinage
à Dhabha, à la frontière libyo-égyptienne où, en avril 1945, il
avait failli être refoulé avec son compagnon Khalifa Haouas, si le
secrétaire général de la Ligue arabe, Abderahman Azzam, n'avait
pas répondu à temps à son appel.
A l'Assemblée nationale égyptienne, sous l'œil vigilant
de son président, Anouar Sadate, et du président Nasser lui-
même, Bourguiba exposa, pendant près d'une heure et demie sa
conception politique du socialisme, captant l'attention de tous. A
l'université du Caire où il prit à nouveau la parole, le diplôme de
docteur honoris causa lui fut décerné. La fin du séjour égyptien
devait cependant être marquée par une certaine dissension. Le 21
février, veille de notre départ pour l'Arabie Saoudite, Bourguiba
participait aux côtés de Nasser à un grand meeting populaire
pour fêter l'anniversaire de l'Union de l'Égypte avec la Syrie
(République Arabe Unie). Au cours de son allocution, Nasser
glorifia le front uni arabe qu'il assurait être capable de faire échec
à toute agression israélienne malgré l'armement que l'ennemi
avait déjà reçu de Bonn. Bourguiba qui ne pouvait admettre que
l'unité arabe puisse dépendre d'un soutien inconditionnel de
tous les pays arabes à l'Egypte, ni croire à un succès des pays
arabes dans une guerre classique contre un État d'Israël soutenu
par l'Amérique, prit la parole. Il souligna qu'une véritable union
nécessitait l'adoption et l'application de préalables sociaux
et économiques et qu'en l'absence de tels préalables, parler
d'unité arabe était prématuré, signalant au passage que l'union
de l'Égypte avec la Syrie et le royaume du Yémen, proclamée en
mars 1958, objet de cette commémoration, était rompue depuis
septembre 1961.
Le 22 février, à Jeddah, le roi Fayçal d'Arabie faisait une
entorse aux coutumes en recevant lui-même Bourguiba à
l'aéroport. Il avait bien connu le Président lorsqu'il était ministre

153
Le Caire, janvier 1964. Conférence des chefs d'États arabes.
De gauche à droite: le prince héritier lybien, Hassen Erridha, le président Habib
Bourguiba, le roi Hassen II du Maroc, le président égyptien, Gamal Abdel Nasser, le
président irakien, Abdessalam Aref, le roi Hussein de Jordanie, le président algérien,
Ahmed Ben Bella et (probablement) le représentant du Yémen.

Le Caire, février 1965.


Au premier plan, de gauche à droite : un militaire égyptien, un haut cadre égyptien,
le président Bourguiba, Mohamed Mzali, Férid Soudani et le docteur Amor Chadli. Au
second plan, on reconnaît Khalifa Haouas et Mohamed Meherzi.

154
des Affaires étrangères de son père, Abdelaziz Al-Saoud. Les
deux hommes se vouaient estime et considération mutuelles.
Au cours du dîner offert par le roi, Bourguiba eut l'agréable
surprise de trouver parmi les convives Abderrahman Azzam, le
premier secrétaire de la Ligue arabe, devenu conseiller en Arabie
Saoudite.
Le Président, son épouse et les personnalités présentes
effectuèrent le petit pèlerinage à la Mecque et se recueillirent
sur le tombeau du Prophète à Médine. Nous eûmes l'insigne
avantage de pénétrer à l'intérieur du sanctuaire de la Kaâba, où
par des escaliers intérieurs étroits, on accédait à la terrasse qui
était miraculeusement propre, sans la moindre fiente de pigeons.
Le 27 février, le Président et sa suite furent accueillis à
l'aéroport d'Amman, en Jordanie, par le roi et son épouse. Le
lendemain, une réunion d'état-major était organisée, à laquelle
participaient deux ou trois généraux qui, sous l'œil attentif du roi
Hussein, expliquèrent à Bourguiba, cartes à l'appui, la situation
militaire aux frontières. Aux questions de Bourguiba de savoir
si les forces jordaniennes étaient en mesure de s'opposer à une
éventuelle agression d'Israël, le roi reconnut l'existence de
quelques points faibles étant donnée l'étendue de ses frontières
avec Israël, qui passaient à travers la ville sainte. A ce propos,
il fit part au président du nombre de plus en plus important
d'Israéliens qui défilaient à longueur de journée devant le mur
des lamentations, à l'époque en territoire jordanien. La réponse
du président fut immédiate : « Mais en quoi ça vous gène-t-il ?
Laissez-les venir pleurer chez vous ! »
Le 3 mars à Jéricho, le Président et Wassila visitèrent
une école de petits orphelins palestiniens et furent fortement
impressionnés par le nombre de familles exilées regroupées dans
le camp de Akabet Jaber. En ville, un podium fut dressé. Une
foule très nombreuse s'était rassemblée pour écouter Bourguiba.
Le Président reprit les idées directrices de son discours de
janvier 1964 au premier Sommet arabe du Caire. Il insista sur la
responsabilité qui incombait aux Palestiniens :
Vous êtes les titulaires d'un droit violé. A ce titre, vous vous
devez d'être à la première ligne du front pour la reconquête de
la Palestine... Mon expérience personnelle, issue d'une dure et
longue lutte m'a appris que l'enthousiasme et les manifestations

155
de patriotisme ne suffisent point pour remporter la victoire. C'est
une condition nécessaire, mais elle n 'estpas suffisante. En même
temps que l'esprit de sacrifice et le mépris de la mort, il faut un
commandement lucide, une tête pensante qui sache organiser la
lutte, voir loin et prévoir l'avenir. Or, la lutte rationnellement
conçue implique une connaissance précise de la mentalité de
l'adversaire, une appréciation objective du rapport des forces
afin d'éviter l'aventure et les îisques inutiles qui aggravent
la situation... Il est extrêmement facile de se livrer à des
proclamations enflammées et grandiloquentes mais il est autrement
difficile d'agir avec méthode et sérieux. S'il apparaît que nos
forces ne sont pas suffisantes pour anéantir l'ennemi ou le bouter
hors de nos terres, nous n'avons aucun intérêt à l'ignorer ou à le
cacher... Force nous est alors de recourir en même temps que se
poursuivra la lutte, aux moyens qui nous permettent de renforcer
notre potentiel et de nous rapprocher de notre objectif par étapes
successives. La gueire est faite de ruses et de finesse... Lorsque
le leader s'aperçoit que la ligne droite ne mène pas au but, il doit
prendre un détour. Des militants à courte vue pourraient penser
qu'il a abandonné la poursuite de l'objectif. Il lui revient alors
de leur expliquer que ce détour est destiné à éviter l'obstacle que
ses moyens réduits ne pouvaient lui permettre d'aborder de front.
Une fois l'obstacle contourné, la marche reprend sur la grande
route qui mène à la victoire... L'impuissance des aimées arabes
à attacher la victoire malgré l'enthousiasme des combattants est
due à ce que les conditions du succès n 'étaient pas réunies. Il ne
faut pas qu'on accuse de défaitisme ou de compromission tel ou
tel leader arabe parce qu'il a proposé des solutions partielles ou
provisoires, si celles-ci représentent des étapes nécessaires sur
la voie de l'objectif... La politique du « tout ou rien » nous a
mené en Palestine à la défaite et nous a réduit à la triste situation
où nous nous débattons aujourd'hui... En Tunisie, chaque point
stratégique conquis augmentait davantage nos moyens d'action.
Le processus devenait ainsi absolument irréversible. En Palestine,
au contraire, les Arabes repoussèrent les solutions de compromis.
Ils refusèrent le partage et les clauses du Livre blanc. Ils le
regrettèrent ensuite ».
Le discours fut accueilli par des acclamations nourries.

156
Si j'ai relevé de larges extraits des discours de Bourguiba de
janvier 1964 au Cake et de mars 1965 à Jéricho, c'est d'abord
pour présenter ici, l'analyse claire et lumineuse qu'il a dressée du
drame palestinien et de la manière de le solutionner et aussi parce
que nul ne peut traduire les idées de ce génie politique, mieux
que lui-même. A Jéricho où Bourguiba s'adressait au peuple
palestinien pour le sensibiliser au rôle qui lui incombait, son
discours n'a pas été différent de celui du Caire, destiné aux chefs
d'États arabes, hormis la stratégie proposée et la formulation. En
effet, pour ne pas soulever de réactions violentes des Palestiniens
opposés à la reconnaissance d'Israël par les Nations-Unies,
Bourguiba n'avait pas formulé explicitement une reconnaissance
de cet État par la Palestine sur la base de la résolution des Nations-
Unies de 1947. Mais, comme en 1964, il avait insisté sur le fait
que la résistance contre les Israéliens ne pouvait être agissante
qu'en Palestine-même, au cœur des villes, dans les déserts et
dans les montagnes. Cela laissait entendre que les Palestiniens
devaient accepter cette résolution et, de ce fait, abandonner leur
condition de réfugiés en Jordanie pour se doter officiellement de
la citoyenneté palestinienne. Son idée de reconnaissance d'Israël
sur la base de la résolution des Nations-Unies de 1947, il ne la
précisera que le 21 avril 1965, après son retour à Tunis.
A Jérusalem, le Président visita les lieux saints et se rendit à
la mosquée El Aqsa où, entouré de sa délégation, il fit la prière.
Il parcourut ensuite la ville et les localités avoisinantes ainsi que
les premières lignes du front, observant les positions de l'ennemi
aux jumelles. Recevant des mains du maire de Jérusalem la clé de
la ville, il précisa un peu plus sa position :
Nous revendiquons précisément nos droits. Ensemble, nous
œuvrons pour les récupérer. Ensemble, nous cherchons une
solution définitive à ce problème, source de rancœur et de haine
entre des races et des confessions qui vivaient, jusqu 'à la création
de l'Etat d'Israël, en bonne intelligence... Si cette injustice, si
cette spoliation, si cette substitution d'un peuple à un autre peuple,
si tout cela prenait fin, plus rien ne resterait des affrontements et
des tensions permanentes qui ont fait de cette partie du monde,
depuis 17 ans, un foyer d'instabilité et d'insécurité... Car la cause
de la Palestine n 'est pas un problème opposant Juifs et Arabes. La
cause palestinienne est celle de la justice, de la liberté, du droit,

157
La Mecque, mars 1965.
De droite à gauche : Béji Caïed Essebsi directeur de la Sécurité nationale, Férid Soudani
directeur de l'Orientation au secrétariat d'État à l'Information, docteur Amor Chadli, le
président Bourguiba, Chadli Klibi secrétaire d'État aux Affaires culturelles, Mohamed
Meherzi journaliste et Mahjoub Ben Ali commandant de la Garde nationale.

Beyrouth, 13 mars 1965, conférence de presse.


De droite à gauche : Taieb Sahbani directeur du Cabinet présidentiel, Habib Bourguiba
Jr secrétaire d'État aux Affaires étrangères, docteur Amor Chadli, Fethi Zouhir secrétaire
d'État à la Santé publique, Osman Bahri ingénieur, Habib Boularès responsable de la
presse du PSD et Habib Chatty, journaliste.
158
donc de l'humanité toute entière. J'ajouterai qu'à la conférence
des chefs d'État africains, j'ai été le premier à préconiser la
fermeté à l'égard des pays qui reconnaissent Israël.
Partout, il fut chaudement applaudi. Il remporta un succès
immense et fut reçu avec enthousiasme et frénésie, notamment à
Naplouse où une foule délirante lui manifesta sa reconnaissance
d'avoir utilisé le langage de la franchise et de la raison.
Le 7 mars, l'avion présidentiel atterrissait à Beyrouth.
L'accueil fut des plus chaleureux. Répondant à l'allocution du
président Bourguiba, le président Helou déclarait notamment :
Je souhaite du plus profond du cœur la bienvenue à notre
frère, son Excellence le président Bourguiba, le combattant
suprême, le grand tribun, celui qui durant de longues années a lutté
pour concrétiser un vœu cher à tout Arabe et à tout Libanais. Le
président Bourguiba a donné l'exemple du sacrifice, de l'intégrité
et de la persévérance dans le combat jusqu'à la réalisation de
l'objectif final...
La route qui menait de l'aéroport à Beyrouth était bordée
d'une foule délirante. Le cortège s'arrêtait fréquemment pour
recevoir des gerbes de fleurs. La presse ne tarissait pas d'éloges.
Le quotidien Le Soir commentait :
On aime en Bourguiba l'homme courageux, l'homme
entreprenant, le chef audacieux connaissant la valeur de la
personne humaine et de la liberté... le premier combattant de
la Tunisie est donc assuré de trouver au Liban une audience
respectueuse et une sympathie foncière.
Assahafa salue en lui :
... l'architecte de la Tunisie moderne, le libérateur du peuple
tunisien et le fondateur d'une nouvelle école de pensée politique,
fondée sur la bonne volonté dans les relations internationales.
Une note discordante apparaissait, cependant, dans le journal
libanais En Nahar, de tendance pro-nassérienne :
Nous saluons le président Bourguiba et le bourguibisme dont
il fera selon toute probabilité, un exposé au cours de sa visite au
Liban mais nous espérons que le distingué visiteur s'abstiendra
de lancer un nouvel appel à une coexistence pacifique avec
l'ennemi... Nous savons qu'il croit en la modération et que son
principe s'énonce ainsi : "Prends ce que l'on t'offre et demande
davantage après".

159
Il s'agissait là, bien entendu, d'une interprétation simpliste
et restrictive de la pensée de Bourguiba qui avait défini ainsi sa
méthode dans son discours du 6 avril 1961 :
Il faut se placer dans le cas de quelqu'un qui, de l'extérieur
veut enlever une forteresse tenue par un ennemi plus fort et à qui
l'on ne peut pas tout arracher du premier coup. S'il offre de vous
céder un sentier sans utilité, rien ne sert d'accepter le compromis.
Mais s'il vous abandonne une position stratégique, susceptible de
devenir une base de départ pour enlever tout le système fortifié,
alors il serait criminel de refuser. Tant que je ne me sens pas
capable d'enlever par la force toute la citadelle, je manquerai au
devoir et je porterai atteinte à la cause de la patrie si je refuse une
position qui, parla suite, me permettra d'arracher tout le reste.
Retrouvant son ami, le journaliste palestinien Mohamed Ali
Tahar, à Beyrouth, Bourguiba eut le réconfort de se trouver en
parfaite concordance de vue avec lui. Cependant, les critiques,
les mises en garde et les déformations ne tardèrent pas à envahir
la presse arabe : les médias pro-nassériens diffusèrent des
controverses virulentes de la vision de Bourguiba, tandis que la
Syrie annonçait qu'elle n'était pas en mesure d'assurer sa sécurité.
En Irak, des manifestations hostiles furent organisées. Pourtant,
ses conférences au cénacle libanais et à l'Université furent suivies
avec la plus grande attention. Seule, la conférence de presse du
13 mars qui devait clôturer son séjour fut houleuse. Un nombre
impressionnant de journalistes arabes et étrangers était présent.
Après avoir exposé, sous une forme adaptée aux circonstances,
les grandes lignes de sa conception du problème palestinien,
Bourguiba donna la parole aux journalistes, poursuivant avec
eux le débat pendant près d'une heure. Certains se montrèrent
arrogants et même franchement hostiles. Bourguiba précisa ses
positions, en essayant de ne pas se départir de son calme. Ses
répliques étaient parfois cinglantes :
Oui, je dis bien, il nous faut chercher une autre solution que
la guerre classique à laquelle l'expérience a montré que nous ne
sommes pas préparés. Il est temps de renoncer à la démagogie et
au fanatisme.
L'atmosphère était franchement à l'orage. Bourguiba
expliqua clairement que son option de coopérer avec le monde

160
libre se basait essentiellement sur l'évaluation des forces en
présence, précisant que tant que l'Amérique nous donnait la
possibilité de lui opposer ses propres valeurs en faveur de la
liberté et de la défense des droits des peuples, nous pourrions
poursuivre le dialogue avec elle. Il insistait sur le fait qu'une
bonne connaissance de l'adversaire, une stratégie intelligente, un
comportement digne qui inspire le respect et une détermination
dans la défense de nos droits légitimes, étaient en mesure de nous
assurer de sérieuses chances de succès. Rien ne put ramener ses
contradicteurs à la raison.
Le refus de Bourguiba à la demande de Nasser d'entériner
la rupture avec Bonn qui a décidé de verser à Israël une somme
importante pour se dédommager, augmenta la tension entre la
Tunisie et l'Égypte. Rabat et Tripoli adoptèrent la position de
Bourguiba.
Voyant la tournure prise par les événements, Bourguiba
abandonna son projet d'aller en Syrie et en Irak et décida de
visiter le Koweït avant de se rendre en Iran.
Je demandai au Président de m'autoriser à retourner quelques
jours à Tunis où mon absence, depuis près d'un mois, se faisait
sentir, tant à l'Institut Pasteur qu'à la Faculté de médecine. Le
docteur Béchir Daoud arriva de Tunis le 10 mars 1965 pour
prendre la relève. Le 20 mars, vers 10 heures trente, alors que je
m'apprêtais à me rendre à la clinique où mon épouse avait mis
au monde notre fils Adel, au cours de la nuit, je fus avisé que
le Président était malade et que je devais me présenter le jour-
même, à midi, à l'aéroport pour le rejoindre à Téhéran. C'est le
pédiatre qui annonça à mon épouse qui m'attendait à la clinique,
que la radio avait annoncé mon départ pour Téhéran. Un avion
spécial DC3 me transporta à Rome où je pris le courrier régulier
qui me fit rejoindre Téhéran le soir même. Le président souffrait
d'une bronchite qui fut rapidement jugulée.
En Turquie, le Président évita de développer ses points de
vue sur la Palestine. Il rencontra le compagnon d'Ataturk, Ismet
Inonu, avec lequel il eut un long entretien. Dans ses discours, il
évoqua la personnalité et l'œuvre d'Ataturk et analysa la condition
de l'Islam dans le monde :
La religion n 'a rien à voir avec ce qui a causé la décadence
des Musulmans et l'Islam ne peut servir d'alibi à tout ce qui est

161
rétrograde ou justifier la décrépitude. La faute est aux ulémas et
non à l'Islam. Ceux-là ont figé les croyances. Or l'Islam vaut par
ses hommes. C'est lorsque ceux-ci sont arriérés, décrépis, étroits
d'esprit, myopes, aveugles, que l'Islam prend figure de religion
rétrograde... L'Islam s'estdégagécomme une croyance dynamique,
encourageant le sens des responsabilités et du progrès... C'est
grâce à ce grand sentiment religieux que l'humanité a pu faire de
si grandes choses.
Devant l'Assemblée nationale turque, il rappela les liens
historiques existant entre la Turquie et la Tunisie et loua l'héroïsme
de Mustapha Kamel. Mais il dit aussi sa divergence de vues avec
le grand homme qui considérait les traditions islamiques comme
des facteurs d'immobilisme et de stagnation :
Notre jugement sur ce point diffère sensiblement de ces
solutions radicales. Il est vrai que dans certains cas, on a dû parler
du sommeil de l'Islam mais on a confondu le plus souvent les
faits avec la cause.
Ainsi, Bourguiba était loin de partager toutes les options de
Mustapha Kamel, comme certains le prétendent. S'il reconnaissait
en lui le grand patriote, héros des exploits militaires, et s'il le
rejoignait dans sa volonté de modernisation et dans une certaine
laïcisation de l'État, il s'en distinguait franchement pour ce qui
était du rejet de la civilisation arabo-musulmane en faveur d'une
occidentalisation non sélective, car il était profondément attaché
aux valeurs de la civilisation arabe et de la religion musulmane. 48

Le 9 avril 1965, après avoir terminé son périple par la visite


de la Yougoslavie et la Grèce, Bourguiba rentrait à Tunis.
Ce même jour, prenant la parole au club de la presse, à
Tel-Aviv, le premier ministre israélien Levi-Eshkol, parlant de
Bourguiba, déclarait :
Laissons-le parler encore quelquefois, peut être en viendra-t-
il à faire mention de l'État d'Israël, pas seulement des juifs.

48. Signalons que trois ans plus tard, en 1968, lors de sa visite en Espagne, il se rendit
à la Grande mosquée de Cordoue qui, ouverte au culte catholique par Ferdinand III
après la chute de la ville, fut ensuite transformée en cathédrale par Charles-Quint
qui y fit ériger un sanctuaire. Bourguiba ne cacha pas sa désapprobation quant à
ces changements, faisant remarquer aux membres du gouvernement espagnol qui
l'accompagnaient qu'ils avaient fait perdre au monument son esthétique. Il ne
fut satisfait que lorsqu'on lui expliqua qu'un projet de restauration était en cours
d'étude.

162
Effectivement, au Sommet arabe, comme au cours de tout son
périple moyen-oriental, Bourguiba avait évoqué la coexistence
entre communautés arabe et juive, mais jamais entre États.
Le 21 avril, recevant à Carthage les étudiants destouriens,
Bourguiba précisa les non-dits de ses multiples interventions
au Moyen-Orient en exprimant, cette fois d'une façon claire,
sa vision de la solution du problème palestinien qui consistait à
recourir à la légitimité onusienne, c'est-à-dire à la reconnaissance
des résolutions votées par cette Assemblée en 1947. Pour lui,
seule l'application de ces résolutions - que les Arabes n'étaient
pas arrivés à modifier, ni par la guerre, ni par la diplomatie depuis
17 ans - pourrait permettre la restitution aux Palestiniens d'une
partie importante de leur territoire occupé par Israël et le retour
des réfugiés dans leur patrie usurpée. Et si l'État d'Israël refusait
de s'y conformer en ne restituant pas les territoires occupés et en
continuant à s'opposer au retour des réfugiés palestiniens dans
leurs foyers, il se verrait discrédité et placé, aux yeux de l'opinion
internationale, non plus au rang de victime mais au rang d'accusé.
Cette prise de position, dont le corollaire était la reconnaissance
de l'État d'Israël dans les limites décidées par l'Assemblée
générale des Nations-Unies en 1947, déchaîna à nouveau les
médias arabes. Quant aux Israéliens, conscients du danger que
constituerait pour eux cette politique, ils se félicitaient de son
rejet par les Arabes. Cependant, ils n'eurent pas à s'inquiéter
longtemps. La campagne menée par les Arabes eux-mêmes mit
fin au danger. Dans le quotidien israélien Jérusalem Post, on
pouvait lire :
Il est de notre intérêt que ces propositions aient été rejetées
par les Arabes et non par Israël. S'ils les avaient approuvées,
ils seraient passés pour des réalistes et des épris de paix et nous
aurions porté la responsabilité du sabotage des efforts de paix....
Le véritable but de Bourguiba pourrait être la partition et la
disparition d'Israël dans un Etat fédéré arabo-juif... Une demande
d'application des résolutions de l'ONU serait plus efficace pour
atteindre cet objectif qu'une guerre que les Arabes ne peuvent
gagner.
Le Monde écrivait :
En fait, Bourguiba est peut être le seul homme que doit
redouter l'état juif. Israël a certainement plus de raisons de

163
craindre un adversaire relativement modéré, dont on sait qu 'il va
au bout des choses, que ceux qui manifestent une violence verbale
et dont la politique n 'a aucune chance d'être mise en pratique.
Si la presse officielle cairote se montra, au début, relativement
modérée dans ses critiques, c 'est que les déclarations de Bourguiba
au cours de son périple moyen-oriental allaient dans le sens de
celles que Nasser avait exposées au correspondant du périodique
Réalités . Mais du jour où Bourguiba précisa sa pensée en
49

souscrivant à l'idée de négociations directes entre Palestiniens et


Israéliens sur la base des résolutions de 1947 des Nations-Unies,
une campagne de presse d'une violence inouïe se déchaîna, cette
fois non plus seulement en Syrie et en Irak, mais dans tout le
Machrek, car on estimait que parler de négociations avec Israël
était déjà une trahison. Des manifestations hostiles à la Tunisie
se multiplièrent au Caire, à Damas et à Bagdad, aboutissant à
l'attaque de nos ambassades et à l'incendie de la résidence de
l'ambassadeur de Tunisie au Caire, Mohamed Badra.
Cette aventure moyen-orientale, malgré tous les aléas qui
l'ont émaillée, a confirmé la justesse des vues de Bourguiba.
Avec bon sens, courage et réalisme, il a appelé à un dialogue qui
aurait pu sortir la question palestinienne de l'ornière. Il a plaidé
pour une paix qui, compte tenu du contexte international, aurait
constitué la meilleure solution possible pour les Palestiniens. Elle
leur aurait garanti le droit à une vie digne en Palestine et aurait
évité 1 ' implantation, dans leur territoire, des colonies israéliennes,
qui a débuté dès la fin de la guerre de 1967, par l'appropriation de
l'eau et des meilleures terres et par le maintien de la souveraineté
sur Jérusalem-Est. Cette solution aurait probablement ouvert la
voie à la constitution d'un État multireligionnaire où musulmans,
chrétiens et juifs auraient pu vivre dans un respect réciproque. Elle
aurait limité l'afflux, volontaire ou imposé, de juifs d'autres pays,
pour renforcer la population d'Israël. En fait, Bourguiba proposait
de faire la paix avec Israël, tout en poursuivant la résistance, alors
qu'aujourd'hui, Palestiniens et Arabes cherchent à faire la paix
avec Israël en acceptant de se résigner à son existence.

49. Réalités (revue française) qui a publié, quelques jours avant la visite de Bourguiba
au Caire, une interview de Nasser dans laquelle ce dernier reconnaît qu'il faut tenir
compte des résolutions de l'ONU, dans le problème palestinien.

164
L'on sait qu'après la guerre avortée contre Israël qu'il engagea
en 1973, Anouar Sadate fit un voyage surprise à Jérusalem, en
1977, pour proposer aux Israéliens des négociations directes sous
l'égide des Américains. S'alignant sur la politique américaine
soumise aux pressions du lobby juif et recevant en contre-partie
une aide financière et militaire importante, l'Égypte accepta une
paix séparée avec Israël contre la restitution du Sinaï occupé
en 1967. Mais cet accord entérinait l'annexion par Israël de la
Cisjordanie avec la partie arabe de Jérusalem tout comme celle
du Golan syrien. Sa signature conduisit les pays arabes à rompre
leurs relations avec l'Égypte. Le 15 novembre 1988, le Conseil
national palestinien, réuni à Alger, reconnut à son tour l'État
d'Israël et se déclara disposé à des négociations directes avec lui.
Mais Israël, plus que jamais conscient de sa force et de son poids
en Amérique, avait maintenant des projets plus ambitieux.
En l'absence de tout accord de paix, le peuple palestinien
continue à souffrir. Les combattants palestiniens dirigés par Yasser
Arafat, devenus menaçants pour l'État jordanien, furent chassés
de ce pays en 1970. En septembre 1974, Yasser Arafat, invité
à prendre la parole devant l'Assemblée générale des Nations
Unies, consulta Bourguiba. Celui-ci lui proposa d'annoncer qu'il
était prêt à reconnaître Israël, à la condition de prendre comme
base de discussion de paix le plan de partage de 1947. Arafat
déclara ne pas pouvoir le faire. Installés au Liban, les combattants
palestiniens furent accusés d'être la cause de dissensions et de
rivalités entre chrétiens et musulmans, ce qui aboutit à une
véritable révolte dans le pays puis à l'occupation du Liban par
les armées syrienne et israélienne. A nouveau expulsés, ils furent
accueillis à Tunis en 1982. Et face à la poursuite de la politique
d'annexion menée par Israël, aux humiliations et à l'accélération
des implantations de colonies juives dans les territoires occupés,
qui se poursuivent en violation constante des lois internationales,
le peuple palestinien, sous la direction de l'OLP , continue sa
50

rébellion contre l'occupant en une Intifada, avec son lot quotidien


de victimes parmi lesquelles de nombreux enfants.

50. OLP : Organisation de Libération de la Palestine.

165
Dès 1965, déçu par l'opposition des pays arabes à sa
proposition sur la Palestine, Bourguiba décida de raffermir ses
relations dans le continent africain où, depuis sa participation à
Addis-Abeba, en mai 1963, à la fondation de l'OUA, il s'était
fait souvent inviter. C'est ainsi qu'au cours d'un long périple,
du 15 novembre au 22 décembre 1965, il visita successivement
la Mauritanie, le Mali, le Sénégal, le Liberia, la République
centrafricaine, le Cameroun et le Niger. Cette fois, Wassila ne
l'accompagnait pas. L'Afrique sub-saharienne ne l'enchantait
guère. Bourguiba apprécia la chaleur de l'accueil qui fut partout
considérable. En Côte d'Ivoire, par exemple, toute la route qui
mène de l'aéroport à Abidjan était bordée de cavaliers derrière
lesquels se pressait une foule très dense. Cependant, à peine
Bourguiba avait-t-il pris place dans la voiture découverte aux
côtés du président Houphouët Boigny, que s'abattit sur eux une
pluie drue et abondante. Mais comme ni la foule, ni les cavaliers
ne bronchaient sous cette averse, les deux présidents restèrent
debout pendant tout le parcours, si bien que Bourguiba arriva à
la résidence, trempé jusqu'aux os. Un bain chaud permit d'éviter
un refroidissement. Le président Houphouët Boigny nous fit
visiter sa plantation de caféiers et de cacaotiers à Yamoussoukro
où Bourguiba demanda à Ahmed Ben Salah de faire un exposé
sur le socialisme destourien.
A Dakar, le Président parla de la francophonie, thème cher au
président Senghor. Il la défendit avec conviction, ce qui favorisa
la normalisation des relations de la Tunisie avec la France, altérées
depuis la nationalisation des terres des colons français, le 12 mai
1964. Pendant tout ce voyage, je ne quittai pas le Président d'une
semelle. A la fin du séjour, l'influence du climat chaud et humide
et les déplacements continus nous avaient épuisés. Malgré cela,
le programme s'était déroulé comme prévu, le Président n'ayant
présenté aucun trouble de santé.
En juillet 1966, Bourguiba entreprenait un voyage en Europe
où il fut reçu avec tous les égards en Belgique, en Hollande, au
Luxembourg et en Allemagne fédérale.
Au cours de son séjour qui dura dix-sept jours, Bourguiba,
lors de ses allocutions, de ses déclarations et de ses conférences
de presse, suscita beaucoup d'intérêt. Les journalistes ne se
privèrent pas de le presser de questions, les unes pertinentes, les

166
Nouakchott, novembre 1965,
De droite à gauche : le président mauritanien Mokhtar Ould Dadah, le président
Bourguiba, Kamel Tarzi chargé de mission au secrétariat d'État à la Présidence, le docteur
Amor Chadli, Mondher Ben Ammar secrétaire d'État aux Affaires sociales.

Abidjan, Yamoussoukro, novembre 1965.


De gauche à droite. Premier rang : le président Bourguiba et le président ivoirien
Houphouët Boigny. Deuxième rang : Ahmed Ben Salah secrétaire d'État au Plan, aux
Finances et à l'Économie et le docteur Amor Chadli.

167
autres parfois provocantes, telle celle de ce journaliste belge sur
les relations des anciennes colonies avec les métropoles dont
elles avaient dépendu. Ses réponses fusaient, claires, pertinentes,
synthétiques ou déjouaient habilement les questions pièges.
Son esprit constamment en éveil, son sens de la mesure et de
la responsabilité politique ne manquèrent pas de surprendre les
observateurs internationaux. Au cours d'une discussion à bâtons
rompus, un responsable luxembourgeois évoqua devant lui les
injustices et les atrocités subies par les juifs pendant la deuxième
guerre mondiale, qui justifiaient, selon lui, leur droit à une
patrie.
Pourquoi leur avoir donné la Palestine ? Pourquoi pas le
Luxembourg ? lui répondit Bourguiba.
Abordant devant ses hôtes allemands le problème de la faim
dans le monde et ses lourdes conséquences pour la paix, il mit
l'Occident devant ses responsabilités, lançant l'idée d'un plan
Marshall pour les pays pauvres, à l'image du plan décidé par les
États-Unis d'Amérique en 1947 pour le relèvement économique
et la reconstruction de l'Europe occidentale. Reconnaissons que
si une telle mesure avait été appliquée à l'époque, le phénomène
de l'immigration maghrébine en Europe n'aurait pas revêtu
l'ampleur actuelle.
Jeune Afrique, sous la plume de Mustapha Tlili écrivait ' : 5

Le capital de sympathie acquis au cours de ce voyage


européen est immense. Pendant 17 jours, la Tunisie n'a pas
cessé d'être présente à la « une » des plus grands quotidiens et
hebdomadaires de Hollande, de Belgique, du Luxembourg et
d'Allemagne fédérale, sur les écrans de télévision et dans les
cœurs. Ses problèmes ont été exposés, ses besoins expliqués et
les possibilités de coopération avec les pays visités, chaque fois
nettement soulignés.

51. Jeune Afrique, n° 293 du 7 août 1966, p. 20 « Bourguiba, un plan Marshall pour le
Tiers Monde ».

168
Pays Bas, juillet 1966.
De droite à gauche : La reine Juliana, le président Bourguiba, le prince Bernard, époux
de la reine et le grand Chambellan. 2ème rang : Mme Abdelmlak Bergaoui, épouse de
l'ambassadeur de Tunisie aux Pays Bas, Abdelaziz Mehiri, chef du protocole et le docteur
Amor Chadli.

Bruxelles, août 1966.


De gauche à droite. Le président Bourguiba, le roi Baudouin, Hédi Nouira gouverneur
de la Banque centrale, Taieb Sahbani directeur du Cabinet présidentiel, docteur Amor
Chadli, Abdelaziz Mehiri directeur du Protocole, Amor Msadek directeur du cabinet du
secrétariat d'État à l'Information et le colonel Mohamed Salah Mokaddem aide de camp
du Président Bourguiba.

169
Luxembourg, juillet 1966.
Rang supérieur de droite à gauche : La duchesse de Luxembourg, le duc de Luxembourg,
le président Bourguiba. Sur les escaliers, à gauche : Habib Bourguiba Jr secrétaire d'État
aux Affaires étrangères, Slahedine El Golli ambassadeur, Mahmoud Messâdi secrétaire
d'État à l'Éducation nationale, Hédi Nouira gouverneur de la Banque centrale, Taïeb
Sahbani directeur du Cabinet présidentiel. À droite : le colonel Mohamed Salah
Mokaddem aide de camp du Président, Ahmed Ben Salah secrétaire d'État au Plan, aux
Finances et à l'Économie et le docteur Amor Chadli.

Allemagne fédérale, juillet 1966 : Bourguiba en visite officielle.

170
5. L ' a l e r t e et l'éveil des ambitions

À chaque retour de voyage, Bourguiba multipliait les


réunions et les contacts personnels avec les cadres du parti
et du gouvernement afin de les dynamiser, de les tenir en
haleine en insistant sur l'importance de l'œuvre en cours
d'accomplissement. Il n'avait de cesse de « recharger les
batteries » de tous ses collaborateurs. Il se souciait également
de la cohésion de son équipe, et se préoccupait de renforcer son
audience, tant à l'intérieur du pays que sur le plan international.
Cette tension continue déployée pour construire un État digne
de ce nom - ce qui représentait à ses yeux le « jihad el-akbar », le
combat suprême contre le sous-développement, par opposition
à celui mené pour conquérir l'indépendance et que le Président
qualifiait de petit combat - ne tarda pas à faire son effet : le 14
mars 1967, il présenta, vers 23 heures, une douleur thoracique
brutale et intense. A peine commença-t-il à souffrir que je fus
appelé à Carthage. Suspectant un infarctus du myocarde, je
contactai mon confrère cardiologue, Mohamed Ben Ismaïl.
L'électrocardiogramme confirma un infarctus antéroseptal du
myocarde.
Cette alerte, bien que rapidement jugulée sous la direction du
professeur Jean Lenègre , dévoila la vulnérabilité de cet homme.
52

Les réactions furent très diverses.


La population était littéralement atterrée par la nouvelle de
la maladie du Président. Des lettres de compassion affluaient
de toutes part, traduisant l'attachement indéfectible d'un
peuple à son leader. Parmi celles qui parvenaient à Carthage,
l'une, particulièrement émouvante, retenait mon attention.
Voici le fac similé de l'enveloppe et de la lettre qui m'était
personnellement adressée.

52. Professeur de cardiologie à la faculté de médecine de Paris.

171
172
Traduction de la lettre :
Hammam-Lif, le 26 mars 1967
L'attente, par le peuple, d'une guérison du Combattant
Suprême, est pesante. Malgré les bulletins de santé rassurants, je
ne suis pas entièrement rassuré. En tant que médecin particulier
de celui qui a guidé notre combat et qui représente le support de
nos espoirs, vous êtes considéré comme le médecin de tout le
peuple qui vous accorde sa confiance dans votre mission auprès
de son chef bien-aimé.
Après mûre réflexion, j'ai décidé de vous proposer le projet,
objet de cette lettre dont je détiens copie. Si les médecins sont
d'accord, et vous particulièrement, pour l'extraction de mon
coeur, au cas où la santé du Président l'exigerait, je suis disposé à
l'offrir pour le salut de ma patrie, représentée par son libérateur,
défenseur de son existence. Cette décision a été prise après mûre
réflexion. Elle émane d'un vœu impérieux, sincère et loyal. Quelle
est la valeur de mon cœur, face à l'apôtre de notre salut. Combien
je serais heureux si mon cœur pouvait battre dans la poitrine de
celui qui a supporté l'exil, les prisons et la souffrance pour le
salut de tout un peuple.
Si vous retenez ma proposition et si vous considérez qu 'elle
peut être utile et profitable, je répondrai, si Dieu le Veut, en
tout lieu et à tout instant à votre appel, en homme consentant
et sincère. Il vous suffit de faire mention de cette lettre par une
voie quelconque. Je me présenterai alors à vous avec la copie de
la lettre que vous avez entre les mains et qui porte ma signature.
Je signerai alors un engagement formel qui vous permettra de
disposer de mon cœur au proûtde celui qui représente notre patrie,
de celui qui nous a sorti de la servilité et de l'avilissement.
Remarques :
1. Je n 'ai écrit à personne d'autre en dehors de vous car vous êtes
le plus qualifié à ce sujet.
2. Je n 'ai pas mentionné mon nom pour éviter d'être suspecté de
rechercher un profit quelconque.
3. J'ai tu ma décision à mes enfants et à ma famille, afin qu 'ils ne
m'en dissuadent pas.
4. Mon geste est un acte de reconnaissance pour un homme qui a
élevé ma condition de laissé pour compte.
5. Si mon projet se réalise, mes enfants deviendraient les enfants
de Bourguiba. Existe-t-il père plus vénéré ?

173
L'idée de l'après-Bourguiba qui, jusqu'ici, n'avait jamais
effleuré le Président, commença à le travailler. Mais elle se
dissipa rapidement de son esprit à la suite de l'amélioration
de son état de santé. Cependant, dans l'entourage, cette alerte
laissa entrevoir l'éventualité d'une vacance du pouvoir. Si Bahi
Ladgham ne montrait aucun empressement, ni aucune ambition,
à accéder à la magistrature suprême, ce n'était pas le cas pour
d'autres. La position de Ahmed Ben Salah dans le gouvernement,
sa compétence, son intelligence lumineuse et son militantisme à
l'UGTT et au Parti le qualifiaient pour la succession. Mais d'autres
militants ne l'entendaient pas ainsi. Des réactions hostiles à son
encontre ne tardèrent pas à se faire jour.
Wassila qui, depuis 1962, s'était attaché les personnes
susceptibles de servir ses ambitions et de lui fournir des
renseignements sur les leviers du pouvoir, n'était pas étrangère à
ces réactions. Forte de l'amour que le Président lui portait et qu'à
mon avis, elle ne semblait pas partager, elle avait réussi à noyauter
l'administration et les centres de décision pour placer ses alliés aux
postes stratégiques, tout en garantissant la fortune des membres de
sa famille. Elle ne supportait pas de voir le Président faire confiance
à quiconque manifestait une certaine indépendance à son égard et
ne voyait pas d'un bon œil l'ascension de Ahmed Ben Salah.

Bureau du Président à Carthage, 20 mars 1967.


Wassila, le Président, une semaine après son infarctus et le docteur Amor Chadli.

174
Elle constitua autour d'elle un groupe comprenant notamment
Hassib Ben Ammar, Radhia Haddad sa sœur, Ahmed Mestiri,
Béji Caid Essebsi, Habib Boularès, Fouad Mbazaa, Chadli Ayari,
tous partisans du libéralisme politique. Si certains militaient par
conviction, d'autres le faisaient par calcul. Wassila savait qu'elle
ne pouvait pas les mettre tous dans son jeu. Aussi, pour renforcer
sa position, elle chercha également à s'attacher d'anciens militants
et des hommes de confiance de Bourguiba.
C'est à partir de 1965, lors de son périple au Moyen-Orient
aux côtés de Bourguiba, que Wassila découvrit sa vocation en
politique. Entourée d'une suite qui comptait, en plus de sa sœur
Neila et de sa dame de compagnie Jelila Hafsia, de nombreuses
femmes de ministres et des journalistes attachées à sa personne,
elle entrevit au cours de ce voyage, des horizons nouveaux. En
Egypte, elle fit la connaissance de l'épouse du Président, Tahia
Nasser. Elle rencontra également la cantatrice Om Kalthoum. En
Arabie Saoudite, grande fut sa surprise de trouver en la reine Afet,
épouse unique du roi Fayçal, une grande dame, belle, ouverte et
éprise de démocratie. Fille d'une circassienne et d'un Saoudien
vivant en Turquie, la reine Afet possédait une large culture et était
profondément attachée à des œuvres sociales qu'elle avait créées.
En Jordanie, elle fit la connaissance de la reine mère Zine et de la
princesse Mona, épouse du roi Hussein. Wassila fut bouleversée
par la visite des camps palestiniens et par sa rencontre avec un
groupe d'orphelines. Au Liban, elle prit contact avec la haute
société. La princesse Mona Solh avait mis à la disposition du
Président et de sa suite, son palais, où Wassila reçut Nina Helou,
épouse du Président libanais, madame Kamel Joumblatt, de
nombreuses princesses ainsi que la chanteuse Fairouz. En Iran
comme en Turquie, la chaleur des contacts et la beauté des sites
l'avaient enchantée. Ce voyage fut, pour elle, une véritable
féerie et éveilla en elle deux nouvelles passions : la politique
qui permettait d'atteindre la notoriété, et la cause palestinienne
dont elle fit son cheval de bataille. C'est ainsi qu'elle rentra à
Tunis, mordue par le virus de la politique. Elle noua des liens
étroits avec des dirigeants palestiniens dont Yasser Arafat, Abou
Iyad et Sartaoui. Quelques années plus tard, elle étendit le champ
de ses relations à nos voisins, d'abord de l'Ouest, notamment
l'Algérien Abdelaziz Bouteflika, ministre des Affaires étrangères
puis, à partir de 1970, avec le Libyen Ahmed Gaddaf Eddam,
-

175
considéré comme l'homme des missions délicates de son cousin,
le colonel Mouammar Gaddafi. Bourguiba n'appréciait nullement
la nouvelle passion de son épouse et encore moins ses contacts
avec des responsables étrangers, mais il évitait de s'y opposer
ouvertement. Il essayait de tempérer ses ardeurs par la persuasion,
confiant que ces relations ne pouvaient pas avoir de conséquences
sérieuses sur le plan national et encore moins international.
La guerre israélo-arabe du 5 juin 1967 révélait déjà, dans
l'entourage de Bourguiba, un certain déviationnisme par rapport
à ses idées. De graves manifestations éclatèrent à Tunis et
tournèrent rapidement au pillage, au vandalisme et à l'hostilité
envers la population juive. Le centre culturel américain et surtout
la synagogue furent la cible des manifestants qui entreprirent de
les incendier. Le ministère de l'Intérieur était alors dirigé par Béji
Caïed-Essebsi, homme de compromis, proche de Wassila, affable,
et qui entretenait de bonnes relations avec toutes les personnes
proches du pouvoir. La responsabilité de ces événements incomba,
comme après le complot de 1962, au directeur de la Police, Fouad
Mebazaa . Bourguiba lui reprocha de n'avoir pas su prévenir ces
53

manifestations, ni pu mettre la main sur les meneurs. Des rumeurs


circulaient à l'époque, laissant entendre que la police s'était
distinguée par sa passivité et sa nonchalance et qu'elle serait même
complice de ces manifestations, qui auraient été inspirées à Wassila
par ses amis palestiniens. Foued Mebazaa considéré comme
proche de Wassila pouvait -il ne pas souscrire à ses desseins? On
murmurait également que ces troubles arrangeaient Wassila dans
la mesure où elle pourrait les utiliser contre le système coopératif
de Ben Salah en les mettant sur le compte d'un mécontentement
populaire. Quoiqu'il en soit, le Président décida de révoquer Fouad
Mbazaa, de renforcer les équipements des services de police et de
la garde nationale et de les regrouper sous une même direction, la
Sécurité nationale, qu'il confia le 8 juin 1967 à Tahar Belkhodja,
ancien chargé d'affaires à Paris, promu ambassadeur à Dakar
et qui exerçait depuis 1966 les fonctions de chef de cabinet de
Ahmed Ben Salah, au ministère de l'Économie. Tahar Belkhodja
ne tarda pas à devenir un protégé de Wassila.

53. Foued Mebazaa avait débuté sa carrière en 1961 en tant qu'attaché de cabinet du
Secrétaire d'État à la Santé publique, Mondher Ben Ammar, frère de Wassila.

176
À l'époque, l'opposition était menée par des étudiants
de gauche. Ils s'étaient organisés en un groupe de réflexion
dénommé GEAST , créé en octobre 1963 à Paris où il comptait
54

des membres de comités et de cellules et bénéficiait de l'aide et


de la complicité d'enseignants français. Contestataires, ils étaient
férus de marxisme-léninisme et avaient adopté, sans réserve,
l'idéologie de Jean-Paul Sartre, à l'honneur à Saint-Germain des
Près, notamment son existentialisme, son engagement politique
pour la révolution marxiste et sa vision critique à l'égard des
traditions. Épris du rêve de liberté absolue de l'homme sartrien,
les membres de ce groupe croyaient pouvoir tout changer. A
Tunis, en 1964, ils formèrent un groupe qui choisit le nom de
« Perspectivistes » . Selon Gilbert Naccache, perspectiviste
55

notoire, ce groupe incarnait le « mai 68 tunisien, c'est-à-dire la


révolte contre toutes les autorités et contre tous les pouvoirs ».
Si les convictions politiques du groupe contre l'impérialisme
et en faveur de la révolution culturelle chinoise et le maoïsme
pouvaient être respectables dans leur idéal de justice sociale et
dans leur modernité intellectuelle, il n'en est pas moins vrai que
cette idéologie importée était inadaptée à une jeune université qui
n'avait pas encore renforcé ses bases et à un pays dont le niveau
économique et social était encore précaire.
Les perspectivistes, soutenus par des professeurs français tel
Michel Foucault , animèrent des débats à l'Université et même
56

dans les foyers universitaires. Ils prirent violemment position


contre la réforme collectiviste et l'option socialiste tunisienne
qu'ils taxaient d'impérialisme de petits bourgeois, faisant par là
totale abstraction de la réalité du pays et de la modicité de ses
moyens humains et matériels. Utopistes plutôt qu'idéalistes, ils
refusaient le dialogue et s ' étaient fixés comme objectif 1 ' éclatement
du régime en place. Ils investirent progressivement l'université en
exploitant le mécontentement de certains enseignants et étudiants,

54. GEAST : Groupe d'études et d'action socialiste tunisien.


55. Cette dénomination aurait été choisie, selon certains, par Françoise Valensi, et
selon d'autres, elle était inspirée d'une revue française intitulée Perspectives juives.
Nouredine Ben Khedder, l'un des fondateurs de ce groupe et sa cheville ouvrière,
était originaire du Sud tunisien et son père, ancien youssefiste, avait été tué.
56. Philosophe et essayiste français, auteur, entre autres, de Histoire de la folie, L'usage
des plaisirs, Les aveux de la chair, ouvrages vecteurs de conceptions qui s'opposent
aux préceptes de l'Islam.

177
les encourageant à s'associer à toute forme d'opposition contre
le régime. Voici ce que Gilbert Naccache, qui signait ses écrits
clandestins et ses tracts du pseudonyme de Spartacus, écrivait à
l'époque sur la situation en Tunisie :
Dans le pays, la mainmise de l'État s'accompagnait d'une
répression larvée, du refus de toute forme de contestation ou même
de critique. A côté de cela, l'université était restée un lieu de relative
démocratie, comme une enclave libre au milieu d'un territoire
occupé. Et cette université était sensible aux courants d'idées qui
traversaient le monde... et à ceux de notre groupe. 57

Après avoir infiltré les rangs de l'UGET et perturbé


l'enseignement par de fréquentes assemblées générales, les
perspectivistes étendirent leur propagande auprès des ouvriers.
Les tracts qu'ils diffusaient incitaient à la révolution, à la
destruction de l'appareil de l'État et à son remplacement par
un socialisme révolutionnaire. « Non au socialisme sans parti
révolutionnaire léniniste », lisait-on dans leur journal clandestin
Perspectives , imprimé en France et distribué clandestinement
52,

en Tunisie, jusqu'en 1968. Pour eux, rien ne pouvait être réglé


sans violence, seule la destruction de l'État bourgeois pourrait
ouvrir la voie à la vraie démocratie. L'opinion tunisienne était
mal informée sur les objectifs et les véritables intentions de ce
groupe et, paradoxalement, le pouvoir n'entreprit rien contre lui,
considérant que l'agitation à l'Université était le fruit d'un esprit
contestataire inhérent à la jeunesse. Aussi, les forces de sécurité
se montrèrent-elles réservées à son égard, ce qui lui permit de
mieux s'organiser et de renforcer son action. En 1967, il adopta la
résolution d'une assemblée internationale d'intellectuels dirigée
par Jean-Paul Sartre contre la guerre des Américains au VietNam.
Des tracts dénoncèrent la politique américaine. Ces manifestations
allaient à l'encontre de la position de Bourguiba qui approuvait la
décision de JF Kennedy de retirer ses troupes du VietNam mais
qui s'était abstenu, après l'assassinat de ce dernier, de prendre
position contre l'escalade de violence américaine au VietNam,
pour ne pas altérer ses relations avec les USA.

57. Gilbert Naccache, Cristal, Édition Salammbô, Tunis 1982, p. 92.


58. GEASTPerspectives .-Stratégie et tactique, CollectionLe Patrimoine OUTROUHAT,
1989, Dar Bayram, 10 rue de Hollande, Tunis.

178
Aux perspectivistes qui avaient investi cette « enclave libre »,
calme jusqu'en 1967, vinrent se joindre les baâthistes. Ce groupe
commença à faire parler de lui après les émeutes du 6 juin 1967.
Ils étaient représentés par des professeurs de l'enseignement
secondaire ayant fait leurs études au Caire, à Beyrouth ou à
Damas et qui avaient le soutien de la représentation diplomatique
syrienne à Tunis.
Face à l'agitation perspectiviste-baâthiste qui ne cessait
de s'étendre à la plupart des facultés depuis le début de l'année
universitaire 1967-68 et qui connut son apogée en mars 68, le
PSD mobilisa la jeunesse destourienne pour neutraliser les piquets
de grève qui s'opposaient au déroulement des enseignements.
Bourguiba mesura le danger que ces agitateurs faisaient courir
au pays, lors des troubles survenus au cours de sa tournée en
compagnie du président Houphouët-Boigny ,puis de la manifestation
organisée contre la visite en Tunisie du vice-président des États-
Unis d'Amérique, Hubert Humphrey, le 11 janvier 1968. Il somma
Tahar Belkhodja d'arrêter les meneurs. En mars 1968, quatre-vingt
activistes furent arrêtés et condamnés, en septembre, à de lourdes
peines de prison. Cependant, ces arrestations étaient tardives. Le
groupe avait eu le temps de contaminer l'université par ses idées
subversives.
Wassila, profitant de la réduction de l'activité du Président
consécutive à son accident de santé, en mars 1967, prenait de
plus en plus de libertés. Autour d'elle, le front anti-Ben Salah,
se renforça tout au long de l'année 1968. En plus de Tahar
Belkhodja et du groupe des libéraux, ce front comprenait des
personnalités, tels Hassen Belkhodja, PDG de la STIL, Mohamed
Farhat, procureur général de la République et des militants de
la première heure, tels Béchir Zarg el-Ayoun et Khalifa Haouas.
Étant parvenue à s'attirer la collaboration de personnalités très
proches de Bourguiba, Wassila put, à partir de 1968, étendre son
influence et s'immiscer dans les affaires de l'État. Elle interféra,
par exemple, dans un problème de politique intérieure en essayant
d'obtenir du Président l'indulgence envers les deux militaires,
Materi et Guiza, condamnés aux travaux forcés à perpétuité
à la suite de leur participation à la tentative du coup d'État de
décembre 1962. N'ayant pu arriver à ses fins et sollicitée par la
mère et la tante de Materi, épouse de Mahmoud Materi, Wassila

179
décida, après s'être assurée que Bourguiba ignorait les conditions
de leur détention, de faire desserrer l'étau autour de ces détenus
qui, depuis leur condamnation en janvier 1963, étaient gardés au
secret à la prison de Nador à Bizerte, dans un sous-sol où le soleil
filtrait à peine. Mohamed Farhat intervint en personne en ce sens
et leurs conditions de détention furent améliorées, sans que le
Président en soit informé. 59

Il faut reconnaître que si la collectivisation progressait,


ce n'était pas sans pressions ni contraintes. Beaucoup de
commerces étaient remplacés, contre le gré de leur propriétaire,
par des offices étatiques. Mais l'étincelle allait être allumée
par les manifestations des agriculteurs, très attachés à leur
patrimoine. Ils avaient le sentiment que l'on cherchait à les
spolier de leur capital pour les convertir en simples salariés
sur leurs propres terres et montrèrent beaucoup de réticence à
accepter les nouvelles structures de coopératives qui prenaient
en charge la gestion et la récolte de leur propriété. Pour
vaincre ces résistances, Ahmed Ben Salah, soutenu par certains
gouverneurs, notamment ceux de Sousse, de Nabeul et de Sfax,
et fort de la confiance de Bourguiba, menait une politique de
persuasion active sur les ondes et sur le terrain.
Le 26 janvier 1968, au Conseil supérieur du Plan, présidé par-
Ahmed Ben Salah, Ahmed Mestitri critiqua sans ménagements la
politique de collectivisation et le monopole du pouvoir par Ahmed
Ben Salah. Le 29 janvier, Ahmed Mestiii présentait sa démission
au Chef de l'État, précisant dans une déclaration à la presse : « Les
rouages de l'état ne fonctionnent plus ». Le 30 janvier, il était exclu
du Néo-Destour pour non-respect de la discipline du Parti.
Les critiques de salon contre le système coopératif, menées
par le directeur de la Sécurité nationale lui-même et par Taoufik
Torjeman, gendre de Wassila, n'étaient plus un secret pour
personne. Elles se propagèrent et s'amplifièrent, dans le contexte
de crise grave qui régnait dans le pays, jusqu'à prendre l'ampleur
d'une véritable cabale.

59. Cet épisode m'a été rapporté par un responsable de l'administration pénitentiaire de
l'époque.

180
En février 1968, Ben Salah averti de cette contre-propagande,
en informa le Président, à qui on vint rapporter également qu'au
cours d'un repas privé auquel participaient certains responsables
dont Mohamed Sayah, Mongi Kooli et Tahar Belkhoja, ce dernier
avait tenu des propos malveillants sur Ben Salah et la politique de
collectivisation. Bourguiba fut contrarié de la remise en question,
par des membres de son gouvernement, de la politique collectiviste,
qu'il considérait indispensable à la modernisation du pays. Déjà
préoccupé par les troubles de l'université, il demanda à Bahi
Ladgham de procéder à une enquête.
Dans son discours à l'Assemblée générale des Nations
Unies, Bourguiba défend le droit du peuple palestinien à disposer
de lui-même. Au retour de New York, il s'arrête en Espagne pour
prendre quelques jours de repos.

Madrid, mai 1968.


De gauche à droite : le Président Bourguiba, l'ambassadeur d'Espagne à Tunis et le
docteur Amor Chadli.

181
Quelques mois plus tard, en novembre 1968, il prit
connaissance des résultats de cette enquête qui révéla, non
seulement la véracité des critiques de salon contre le collectivisme,
mais aussi l'existence de fiches de renseignements confectionnées
par les services de sécurité sur les faits et gestes de certains
ministres. Indigné par de tels procédés, le Président limogea
Tahar Belkhodja, le 6 décembre 1968, et le fit incarcérer. Quant à
Ahmed Ben Salah, croyant avoir anéanti ses opposants, il donna
un coup d'accélérateur au système coopératif. Le 25 janvier 1969,
les unités de service furent transformées en unités de production
dans les gouvernorats de Sousse et de Nabeul. Mais le lendemain,
de graves incidents survinrent à Ouardanine. Les paysans
empêchèrent un tracteur de défoncer les haies de cactus qui
délimitaient une propriété et la sœur de Mohamed et de Abdallah
Farhat, respectivement procureur de la république et ministre des
Transports et des Communications, harangua la foule, à la tête
d'un groupe de femmes. Une bagarre s'ensuivit, laissant un mort
et sept blessés sur le terrain. Ces événements affectèrent beaucoup
le Président qui, d'autre part, avait appris que l'intégration des
agriculteurs dans certaines unités de production se faisait contre
leur gré, que certains d'entre eux avaient cessé de semer et que
le niveau de productivité de la plupart des coopératives était
faible. On parlait également d'un rapport de la Banque mondiale
faisant état d'un bilan négatif de l'expérience collectiviste et d'un
rapport très critique de l'Ambassade de France. Bourguiba se mit
à douter de l'efficience de cette politique qu'il avait considérée
comme une panacée pour dynamiser l'économie du pays. Sous
l'influence de Wassila et de Mohamed Farhat, il innocenta Tahar
Belkhodja qui fut libéré et désigné ambassadeur à Dakar puis à
Madrid.
En mars 1969, j'accompagnais le Président à Washington.
Il se rendait aux obsèques du président Eisenhower. Lors de la
cérémonie, on lui réserva une place au premier rang, à côté du
général de Gaulle.
Le 13 mai 1969, au cours du dîner à Carthage, je remarquais
que Bourguiba, qui d'habitude avalait voracement son repas,
mangeait du bout des lèvres ou repoussait les plats. Intrigué
par ce changement soudain, je le fis remarquer à Wassila qui

182
me confirma qu'elle aussi avait constaté ce manque d'appétit
depuis la veille. Interrogé, le Président me confirma qu'il ne
se sentait pas en forme. Je l'avertis que le lendemain, avant
son petit déjeuner, je viendrais lui faire un prélèvement de
sang. Le taux élevé de transaminases me permit d'établir le
diagnostic d'hépatite. J'en informai le Président et l'avertis
qu'il allait présenter une coloration jaune de la peau et des
muqueuses, ce qui se confirma quelques jours plus tard. Cette
affection, traitée à son début sous la direction du professeur
Caroli , fut rapidement jugulée. Si les signes cliniques et le
60

taux de transaminases s'étaient normalisés au cours du mois


de juin, la non adhésion de la population à la collectivisation
ne cessait de le tourmenter. De nouveau, il perdit le sommeil.
On lui conseilla d'effectuer un séjour à Rakkada , dans le 61

gouvernorat de Kairouan. Wassila l'y précéda pour superviser


les préparatifs. C'était en plein mois d'août. J'accompagnai
le Président en voiture. Ben Salah était assis à sa gauche, le
gouverneur et moi-même leur faisions face. Au bord de la route,
on voyait de part et d'autre, des ouvriers en bleu de chauffe tous
les trente mètres. Se tournant vers Ben Salah, Bourguiba lui fit
remarquer l'absence de population civile. Le surlendemain, ne
trouvant pas le sommeil et souffrant également de la chaleur, il
décida de quitter Rakkada pour aller se reposer à Hammamet.
Il séjourna dans la résidence du gouverneur Amor Chéchia, 62

située sur la route entre Nabeul et Hammamet. Le 22 août, un


projet de loi portant sur la généralisation du système coopératif
en agriculture lui fut présenté par Ben Salah. Il décida de le
soumettre à l'avis du Conseil de la République, constitué par les
membres du gouvernement et du bureau politique du PSD.
Profitant de la relative proximité de Tunis et afin de pouvoir
me libérer pour faire face à mes obligations professionnelles,
j'organisai auprès du Président une permanence médicale
régulière, tout en allant le voir chaque matin. L'anecdote suivante

60. Professeur de Gastro-Entérologie à la Faculté de Médecine de Paris, chef de service


à l'hôpital Saint-Antoine.
61. La cité Rakkada, fondée en 886 par l'Émir Ibrahim Ibn Al-Aghlab, doit son nom au
fait que celui-ci, souffrant d'insomnies, trouva le sommeil en ce lieu. Pellissier E. La
Régence de Tunis, Éditions Bouslaina 1980, p. 315.
62. Et non au Centre culturel, comme cela est mentionné dans l'ouvrage Bourguiba, un
si long règne, 2, de S. Bessis et S. Belhassen, JA Livres 1989, p. 86.
183
montre le degré de tension nerveuse dans laquelle il se trouvait
à la suite des difficultés nées de l'expérience collectiviste. Un
jour, il me téléphona vers 15 heures pour me dire, sur un ton de
reproche, que je l'avais abandonné entre les mains d'un médecin
qui ne savait même pas prendre une tension artérielle et il me
demanda de le rejoindre à Hammamet, précisant qu'il retournait,
l'après-midi même, à Carthage. Je lui répondis qu'à son arrivée
à Carthage je serais présent au palais où je l'attendrais. Mais
il exigea que je me rende à Hammamet. Je le rejoignis une
heure plus tard. Au retour, je pris place dans sa voiture avec le
gouverneur. Quant à mon confrère, qui avait probablement eu un
mouvement d'hésitation en plaçant le brassard du tensiomètre,
il était morfondu. Quelques années plus tard, le gouverneur
revenant sur cet épisode me confiait que ce jour-là, l'atmosphère
était telle qu'il avait senti planer sa révocation.
Le 2 septembre 1969, le Conseil de la République rejeta la
politique économique de Ben Salah et rappela la coexistence des
trois secteurs étatique, coopératif et privé.
Soucieux d'éclairer les Tunisiens, le Président demanda à
Bahi Ladgham d'organiser un débat télévisé avec Ahmed Ben
Salah, pensant que ce dernier allait analyser objectivement les
faits et reconnaître que le Président et le Parti avaient souvent
été tenus dans l'ignorance de la mauvaise gestion de certaines
coopératives. Le débat eut lieu le 6 septembre 1969, mais au
lieu de reconnaître les défaillances du système coopératif, ne
fut-ce que dans son application, Ben Salah domina entièrement
le débat, en défendant énergiquement son programme.
Le 8 septembre, le Président déchargea Ahmed Ben Salah du
ministère de l'Économie, en lui laissant l'Éducation nationale.
Le 15 octobre, à la fin de la cérémonie de commémoration de
l'Évacuation de Bizerte, le Président prit place dans l'hélicoptère
qui devait le ramener à Carthage. J'étais assis derrière lui.
Alors que les moteurs de l'hélicoptère commençaient à ronfler,
Ben Salah s'approcha de la porte encore ouverte pour dire au
Président qu'on essayait de monter une cabale contre lui. Celui-ci
le tranquillisa en lui disant qu'il veillerait à ce que rien de tel ne
se produise.
Dès le début du mois de septembre 1969, ses doutes sur la
pertinence du système coopératif et la perspective de sa remise

184
en question aggravèrent les insomnies du Président. L'Équanyl,
anxiolytique que j'avais prescrit en 1960 et auquel Jean Lenègre
associa une petite dose de Binoctal en 1967, devenait inopérant.
Bourguiba Jr, en accord avec Wassila, consulta son ami
Ezzeddine Mbarek, psychiatre tunisien formé à Genève, notre
ancien camarade au collège Sadiki. Celui-ci, de concert avec son
patron à Genève, le professeur Julien Ajuriaguera, introduisit
pour la première fois un traitement antidépresseur, le Laroxyl.
Le Président continuant à se plaindre, le professeur Ajuriaguera
vint à Tunis le 12 septembre 1969 et remplaça le Laroxyl par
l'Anafranil, antidépresseur du même groupe, en y ajoutant
l'Elavil. Ces produits sont doués d'une action prépondérante
sur la sérotonine, neuromédiateur cérébral qui intervient dans
la transmission de l'influx nerveux au niveau des synapses. La
thérapeutique prescrite visait à augmenter le taux de sérotonine.
Mais les insomnies du Président, loin de s'amender, se doublèrent
de vertiges, de confusion et d'angoisses.
Devant ce tableau qui ne cessait de se compliquer, Bourguiba Jr
s ' adressa à l'école parisienne de psychiatrie, dirigée par le professeur
Jean Delay, connu pour ses travaux sur l'électro-encéphalographie
et les électrochocs. Le professeur Delay, accompagné de son
adjoint, le professeur Pierre Deniker, vint examiner le Président à
Tunis. Il avait été informé au préalable de la situation par une lettre
du professeur Ajuriaguera au professeur Deniker, dont il m'avait
adressé la copie, (fac-similé page suivante).
Face à l'anxiété et aux demandes pressantes du Président
dont l'insomnie était exacerbée par le cercle vicieux obsessionnel
de l'échec du collectivisme, à laquelle s'ajoutaient les effets
secondaires des antidépresseurs prescrits par le médecin suisse,
les deux consultants français évoquèrent une autre possibilité
thérapeutique, celle de recourir à des séances d'électronarcose,
c'est-à-dire à une série d'électrochocs effectuées sous sommeil
provoqué et sous respiration artificielle. Pour ma part, j'étais
réticent à ce genre de traitement, étant persuadé que les insomnies
du Président ne relevaient pas d'une dépression. Wassila et
Bourguiba Jr approuvèrent d'emblée la proposition des médecins
parisiens. Les deux confrères avaient alors attiré l'attention sur
les effets secondaires d'une telle thérapeutique qui consistent
en des céphalées, des nausées et des vomissements pouvant

185
186
survenir au réveil ainsi qu'en d'éventuels trous de mémoire pour
les événements vécus pendant la cure ou les événements récents,
en signalant toutefois que ces derniers finissent généralement
par régresser au bout de quelques mois. Ils exigèrent également
d'appliquer ce traitement, non pas à Tunis mais à Paris. Le
Président, impatient de voir ses insomnies disparaître, se fit de bon
cœur à cette idée, qui lui laissait entrevoir l'espoir d'une solution
rapide et radicale à son aspiration obsessionnelle au sommeil. En
accord avec les deux médecins parisiens, il fixa son départ au 17
novembre 1969. Le 7 novembre 1969, Bahi Ladgham fut promu
au poste de premier ministre et chargé par Bourguiba de former un
nouveau gouvernement. Ahmed Ben Salah n'en faisait plus partie.
Le 9 novembre, il était exclu du PSD pour « déviation idéologique
grave ».
Le jour de son départ à Paris, le Président s'entretint, en
ma présence, avec Bahi Ladgham pour lui faire deux dernières
recommandations « Allamout, âllahyia » : il lui confia la direction
63

des affaires de l'État et lui recommanda de régler le problème des


frontières avec l'Algérie, dans le sens convenu, pour favoriser la
réalisation de l'unité du Maghreb. Puis, se retournant vers Allala
Laouiti, il le pressa d'acheter une maison à Tunis pour Hager,
sa fille adoptive, en précisant que la maison du Mornag que son
entourage lui avait proposé de lui attribuer ne pouvait lui convenir,
étant donné sa situation en pleine campagne.
Comme d'habitude, je faisais partie du voyage. J'avais
la ferme intention de convaincre mes deux confrères parisiens
d'éviter toute thérapeutique aux conséquences imprévisibles
et de recourir à des méthodes moins agressives. J'espérais que
l'interruption provisoire des activités du Président lui permettrait
de sortir du cercle vicieux qui lui faisait perdre le sommeil. Le
déplacement à Paris pourrait également me permettre de chercher
un centre de rééducation spécialisé qui lui apprendrait à gérer lui-
même ses insomnies.
A Paris, je fis notamment remarquer à mes confrères parisiens:
Que, compte tenu des qualités intellectuelles de Bourguiba et
de ses responsabilités de chef d'État, une certaine circonspection
s'imposait.

63. Expression dialectale signifiant « Après ma mort ou de mon vivant ».

187
Que le tableau clinique qu'il présentait n'était pas en faveur
d'une dépression nerveuse, celle-ci touchant habituellement les
personnes fragiles, mélancoliques, apathiques et résignées dont
l'humeur varie, passant par des périodes de découragement et de
pessimisme alternant avec des périodes d'exaltation. Or, l'état
psychique du Président était normal avec, il est vrai, des traits de
caractères remarquables. C'était un homme décidé, volontaire,
au caractère exigeant et perfectionniste, toujours passionné par ce
qu'il faisait, mais aussi émotif, nerveux et irritable. S'il cherchait le
sommeil, c'était pour récupérer ses forces afin de mieux se dépenser
dans la réalisation des desseins qui lui tenaient à cœur.
Qu'en raison même de ce tempérament nerveux, il était
permis de penser à un état névrotique plutôt qu'à une psychose.
Que, même si par inflation diagnostique, on voulait conclure
à une dépression névrotique ou à une dépression réactionnelle
consécutive à un événement ou à un épuisement physique, ces
formes de dépression non psychotiques sont généralement traitées
par des antidépresseurs légers, l'électronarcose étant réservée
aux formes de dépression psychotiques c'est-à-dire endogènes,
surtout lorsque le traitement aux antidépresseurs reste inopérant,
ou à la rigueur, aux sujets âgés présentant un ralentissement
psychique. Certains auteurs pensent même, que l'électronarcose
peut être néfaste aux dépressions névrotiques.
Que l'interrogatoire avait été effectué en grande partie, non pas
auprès du patient lui-même, mais surtout auprès des membres de
son entourage qui souhaitaient voir le Président plus calme, moins
irritable, moins coléreux et moins exigeant, en un mot, plus docile.
Enfin, que si l'on commençait à savoir que le sommeil
n'envahit pas le cerveau d'un seul coup et que certaines zones
peuvent entrer en sommeil lent alors que d'autres manifestent
encore une activité d'éveil, on ignorait encore les mécanismes
sous jacents de ces phénomènes.
Devant ma persistance à m'opposer au traitement projeté,
Wassila et Bourguiba Jr me demandèrent de ne plus intervenir, ni
même de donner mon avis à mes confrères français. Ne pouvant
admettre que cet homme si captivant par son intelligence, son
regard, la chaleur de son verbe, sa richesse intellectuelle et
morale, que cet homme sous la conduite duquel nous avions

188
accédé au statut d'hommes libres et qui avait ouvert la voie à
la décolonisation pacifique de l'empire français en Afrique, qui
avait participé à l'échec du projet du général de Gaulle de garder
des comptoirs au Maghreb et d'annexer le Sahara - ce qu'il avait
payé par la tragédie de Bizerte -, qui avait failli faire échouer
l'extension et la domination d'Israël au Moyen Orient, que cet
homme soit livré aux mains de personnes étrangères - fussent-elles
médecins - dont on ne pouvait connaître l'orientation politique, et
qui ne voulaient voir en lui que l'étiquette qu'elles avaient bien
voulu lui coller, je continuai à faire fi de l'opinion de Wassila et de
Bourguiba Jr et insistai auprès de mes deux confrères pour éviter
les électrochocs. Devant ce que Wassila appelait mon entêtement
ou mon obstination, elle finit, en accord avec Bourguiba Jr, par
m'intimer l'ordre de ne plus intervenir auprès de mes confrères
et même de ne plus me rendre auprès du Président. Ne pouvant
cautionner par ma présence une thérapeutique agressive, à mon
avis inadaptée, aux succès tout à fait aléatoires, que je réprouvais
et contre laquelle on m'empêchait d'agir, je demandai à rentrer
à Tunis, ce qui fut rapidement accepté. Je fus remplacé par mon
confrère, Ahmed Kaabi qui assura la coordination des soins du
Président, avec le docteur Mbarek, jusqu'en 1978. À son retour,
le Président continua cependant à m'inviter de temps à autre à
Carthage, pour un repas ou pour lui tenu compagnie et je procédais
-

toujours à ses analyses de biologie clinique.


Le Président avait donc été soumis à des électrochocs.
Il convient de mentionner ici, ce qui est rapporté dans
l'ouvrage de Samuel Merlin :
L'année 1967 a été une année pendant laquelle Bourguiba
s'est trouvé en grave danger sur les plans tant psychique que
politique. Il souffrit d'une grave attaque cardiaque qui faillit
lui coûter la vie. Il dut garder le lit à l'hôpital pendant plusieurs
semaines, la plupart du temps sous une tente à oxygène. En mai,
hors de danger et sorti de l'hôpital, il n'en demeurait pas moins
sous la stricte surveillance de ses médecins. Il ne fut pas autorisé
à reprendre entièrement ses activités quotidiennes. 64

Cette déclaration est des plus fantaisiste. Elle est truffée


d'inexactitudes, puisque l'infarctus du Président date du 14 mars

64. Samuel Merlin, Guerre et paix au Moyen Orient : le défi du Président Bourguiba,
Éd. Denoël 1970,p.383.
189
1967. Il avait été soigné au palais de Carthage, sous la direction
du professeur Jean Lenègre et non à l'hôpital. L'évolution avait
été favorable, sans la moindre complication, si bien que le 20
mars, en recevant les vœux des secrétaires d'État, à l'occasion de
l'anniversaire de l'Indépendance, Bourguiba leur déclara :
Je me porte beaucoup mieux que le 9 avril 1938. 65

Le 9 avril 1967, soit moins d'un mois après cette alerte


cardiaque, Bourguiba présidait la cérémonie des Martyrs à
Sedjoumi et prononçait un important discours. Nous avons vu
également qu 'en mai 1969, son hépatite, traitée précocement, avait
guéri rapidement sans la moindre séquelle. Donc, contrairement
aux déclarations de Samuel Merlin, le Président n'a été ni
hospitalisé, ni placé sous une tente à oxygène, ni en 1967, ni
en 1969. Par contre, en 1970, lors du traitement instauré par les
professeurs Delay et Deniker dans une clinique privée à Paris, il
a effectivement été placé sous masque à oxygène, pratique qui
accélère l'élimination du curare au cours du réveil suivant les
séances d'électronarcose. À cette époque, il s'était produit un
incident qui m'a été rapporté par Ali, son valet : il y eut, un jour,
une terrible panique pendant le temps mis à chercher la clef de
la bouteille d'oxygène qui avait été égarée, alors que le Président
était sous narcose. C'est, en fait, à cette même époque que le
Président avait été placé sous surveillance médicale jusqu'à la
fin du mois de mai. Aussi est-il permis de se demander comment
Samuel Merlin - dont on connaît les liens avec Israël - a pu avoir
accès à des informations sur des faits qui, en réalité, se sont
déroulés en 1970, à Paris au cours des séances d'électronarcose
et non en 1967 lors de son infarctus, comme il le prétend.
Pour en revenir à Ahmed Ben Salah, il résidait chez lui à
Radès sous une surveillance discrète depuis le 7 novembre 1969.
L'idée qui prévalait, pendant le dernier trimestre de 1969, était
de l'éloigner momentanément en lui confiant une ambassade.
Ben Salah m'a d'ailleurs confirmé plus tard qu'effectivement,
Bourguiba Jr lui avait téléphoné pour lui proposer le poste
d'ambassadeur à Madrid et qu'il avait accepté cette proposition.

65. Jeune Afrique, n° 325 du 2 avril 1967, pp. 5 et 6.

190
Au début de l'année 1970, il reçut une lettre de Bruno Kreisky
- président de l'Institut de Coopération et de Développement à
Vienne, qui venait d'être élu chancelier d'Autriche - l'invitant
à prendre en charge la direction de cet établissement. Bahi
Ladgham, informé par le docteur Mhamed Ben Salah, frère aîné
de Ahmed, se montra plutôt favorable au départ de Ahmed Ben
Salah à Vienne. Mais il dut changer rapidement d'avis à la suite
d'une communication téléphonique de Wassila qui lui reprocha
même le fait qu'Ahmed Ben Salah ne soit pas encore en prison.
Dans une lettre adressée à Bahi Ladgham, le 4 janvier 1970,
probablement avant les séances d'électronarcose, Bourguiba
conseillait à son premier ministre d'être vigilant, compréhensif,
sans avancer la moindre allusion à une quelconque sanction à
l'encontre de son ancien ministre de l'Économie :
Il ne faut pas que Ben Salah arrive à se créer un clan par ses
contacts, ses alliés et les jeunes, en réunissant autour de son nom
un grand nombre de mécontents parmi ceux qui ont été frappés.
(....) BrahimHayderm'aparu aussi bensalhiste que Chelli. Mais
il a pu changer, surtout que la politique de Ben Salah paraissait
venir du gouvernement entier et cautionnée par moi. Il y a des
circonstances atténuantes pour ceux qui manifestent leur fidélité
au gouvernement et promettent d'agir selon ses directives (....)
J'ai beaucoup regretté le départ de Mongi Fkih qui était honnête,
discipliné, compétent, aimé des Kairouanais et, qui après tout,
n 'a fait qu 'appliquer les directives de Ben Salah. 66

La position du Président vis-à-vis de Ahmed Ben Salah avait


donc évolué. Méfiant, il craignait un regain de son influence et
souhaitait le voir isolé de ses amis. Mais, on m'a rapporté que
dans le même temps, à Paris, Wassila, de concert avec notre
ambassadeur à Paris, Mohamed Masmoudi, encourageait les
personnes venant rendre visite au Président à lui décrire le
désespoir des agriculteurs dont on avait confisqué les terres et qui
se trouvaient parfois réduits à n'être que de simples journaliers. Il
apprit ainsi que certains paysans avaient sombré dans la démence,
que l'hôpital des maladies mentales de la Manouba comptait

66. Foued Lakhoua : Le gouvernement Ladgham, Alif Édition, Tunis juin 1990, pp.
150-3.

191
plusieurs patients dans ce cas et que d'autres s'étaient suicidés.
Déjà ébranlé par son traitement éprouvant, il fut très affecté par
ce sombre tableau. Sensibilisé par le récit de ces événements dont
on ne lui avait pas soufflé mot auparavant, il s'adressa, le 20 mars
1970, à la Nation, dans une cassette enregistrée à l'Ambassade de
Tunisie à Paris. Il déclarait notamment :
Si on n'a pas le courage d'aller jusqu'au bout, on n'est pas
capable de gouverner. 67

Le message s'adressait clairement à Bahi Ladgham. Ahmed


Ben Salah, qui était jusque là en résidence surveillée, fut arrêté le
24 mars 1970. Le 31 mars, la commission parlementaire présidée
par Mohamed Jeddi conclut à un abus à l'égard du chef de l'État,
ce qui équivalait à un véritable complot contre la Sûreté de l'État.
Dans cette même allocution, Bourguiba annonçait la suspension
de peine et la libération des 80 perspectivistes condamnés en
septembre 1968. Le 24 avril 1970, Bahi Ladgham réintégrait
Hassib Ben Ammar à la direction du PSD. Ahmed Mestiri qui
était également en disgrâce depuis sa démission de son poste de
ministre de la Défense et de son exclusion du PSD, fut reçu à
Paris par le Président et réintégra le PSD. Les options de Wassila
commençaient à gagner du terrain.
Au cours de son procès, ouvert le 19 mai 1970, Ahmed Ben
Salah ne mit pas en cause le Président. Il dit sa bonne foi et ajouta
que, même s'il y avait eu erreur, elle ne méritait nullement sa
comparution devant la Haute Cour. Il fut pourtant condamné à
dix ans de travaux forcés.
Tels sont les faits marquants qui ont émaillé l'affaire Ben
Salah.
Plus tard, Ben Salah soumettait son analyse de cette sentence,
analyse lucide qui correspond, à mon avis, à la réalité :
L'un des dessous du retournement a été certainement, au
niveau politique comme au niveau économique, une panique,
la panique de la cour, de certains intérêts économiques, certains
privilèges, plutôt. Il y avait sans doute le sentiment très net
chez certains privilégiés, en 1969, qu'une lame de fond était
en train de les toucher ... Cette lame de fond ... allait rendre
la socialisation irréversible... Cela a provoqué la panique et, je

67. La Presse du 21 mars 1970.

192
pense, qu 'ont coïncidé les intérêts, la peur des privilégiés et aussi
cette frayeur d'un homme qui craignait de ne plus être le leader
comme avant. 68

Quant à la description romanesque de Bourguiba au cours


de cette période, par Sophie Bessis et Souhayr Belhassen, elle
relève d'une imagination fébrile de leurs auteurs, si ce n'est de
pure médisance. 69

Le 1 juin 1970, le Président rentrait à Tunis. La Presse faisait


er

paraître le communiqué suivant :


La direction du protocole communique : après l'accueil
tiiomphal réservé à Monsieur le Président de la République à son
retour, accompagné de madame Wassila Bourguiba, le directeur
du protocole a l'honneur de porter à la connaissance des citoyens
que les jeudis après-midi ont été réservés pour les audiences
accordées par Madame Bourguiba. Les demandes doivent être
préalablement adressées à la direction du protocole. 70

Après la thérapeutique aux électrochocs, Wassila se


considérait-elle déjà comme régente ? Le 8 juin 1970, Bourguiba
déclarait :
L'expérience vient de montrer que tous les pouvoirs entre les
mains d'un seul responsable, aussi intègre, aussi dévoué, aussi
bien intentionné soit-il, présente des dangers.
Il créa une commission chargée de préparer un projet de réforme
de la Constitution. Cette commission était constituée de Bahi
Ladgham, Sadok Mokkadem, Hédi Nouira, Mohamed Masmoudi,
Bourguiba Jr, Abdallah Farhat, Habib Achour, Hassib Ben Ammar
etAhmedMestiri.Le 12juin 1970, Mohamed Masmoudi , qui avait 71

critiqué violemment Ahmed Ben Salah, était désigné à la tête du


ministère des Affaires étrangères à la place de Bourguiba Jr, affecté
à la Justice. Ahmed Mestiri remplaçait Hédi Khefacha au Ministère
del'Intérieur. Chadli Ayari remplaçait Mohamed Mzali au ministère

68. Marc Nerfin, Entretiens avec Ahmed Ben Salah, Édition Maspero, 1974.
69. S. Bessis, S. Belhassen, Bourguiba 2, un si long règne, J.A. Livres, 1989, pp. 88
et suivantes.
70. La Presse, 3 juin 1970.
71. Le Monde, 26-27 avril 1970, Pour la vérité, par M Masmoudi, en réponse à un
article de J.M. Domenach dans lequel ce dernier défendait les positions de Ahmed
Ben Salah.

193
de la Jeunesse et des Sports et Ahmed Nourreddine au ministère de
l'Éducation. Tahar Bellchodja entrait dans le gouvernement comme
secrétaire d'État à l'Agriculture. À peine quelques mois plus tard,
le 6 novembre 1970, dans le gouvernement Hédi Nouira, Tahar
Belkhodja était promu ministre de la Jeunesse et des Sports alors
que Mohamed Sayah, qui n'avait jamais accepté de se soumettre
aux desiderata de Wassila, était éloigné de son poste de ministre
chargé de l'Information et nommé ambassadeur auprès des Nations
Unies à Genève. « La femme a une puissance singulière qui se
compose de la réalité de la force et de l'apparence de la faiblesse »
écrivait Victor Hugo. Ainsi, profitant de la convalescence de son
mari après son traitement qui avait momentanément diminué
ses capacités de mémorisation, Wassila était arrivée à ses fins :
non seulement Ahmed Ben Salah était lourdement condamné et
ceux qui ne suivaient pas ses directives, écartés, mais ses alliés
libéraux, tunisois dans leur majorité, réintégraient le Parti et le
gouvernement. Tout se passait comme si le libéralisme de façade
prôné par les Tunisois depuis 1967, avec l'aide de Wassila, était
utilisé pour les placer en bonne position, pour une éventuelle prise
de pouvoir au cas où des séquelles sérieuses devaient persister à la
suite du traitement aux électrochocs.
Puis ce fut le tour de Bahi Ladgham. Le 2 novembre 1970,
soit cinq mois après son retour à Tunis, le Président mit fin à ses
fonctions et le remplaça par Hédi Nouira.
Bahi Ladgham devait déclarer plus tard, que son départ
était dû surtout aux intrigues qui avaient commencé à partir
du moment où l'on avait vu en lui le successeur du Président,
l'héritier présomptif, ajoutant qu'à l'époque :
Le président Bourguiba était sous tutelle, son entourage
faisait tout. 72

Je ne voudrais pas clore ce chapitre sans rappeler le rôle


joué par Bahi Ladgham dans l'organisation de l'administration
tunisienne. Bourguiba, homme éminemment politique, n'ayant
pas de goût pour l'administration, le nommale 14avril 1956,vice-
président du Conseil puis le 29 juillet 1957, secrétaire d'État à la

72. Foued Lakhoua, Le gouvernement Ladgham, Alif Édition, Tunis juin 1990 pp. 80-
141.

194
présidence et le 7 novembre 1969, premier ministre. La loi du 31
décembre 1969 fit de lui le successeur automatique du Président
de la République, chargé d'assurer l'intérim de la direction du
pays . Bahi Ladgham fit toujours preuve d'intégrité, de loyauté
73

et d'une grande compétence administrative, à la satisfaction du


Président qui en parlait souvent comme de son « bras droit ».
L'un des mérites de Bahi Ladgham, et non des moindres,
fut son action en faveur de la question tunisienne pendant la
période cruciale 1952-1955, auprès des instances internationales
et notamment auprès de l'Assemblée générale des Nations Unies
et du Conseil de Sécurité . 74

En septembre 1970, lors de l'attaque des Palestiniens par


l'armée jordanienne, connue sous le nom de « Septembre noir »,la
présidence de la Commission supérieure arabe pour l'application
des accords du Caire entre le roi Hussein et le Fatah, lui fut
confiée. Cet accord devait aboutir à la cessation des hostilités et
au retrait des forces en présence vers leurs régions d'origine.
Signalons enfin, que Bahi Ladgham avait, dès son jeune âge,
milité dans les rangs du Néo-Destour et qu'il avait été détenu
pendant plus de cinq années à la Maison Carrée d'Alger puis au
pénitencier de Lambèse.

73. Décret du 17 novembre 1969.


74. Bahi Ladgham, Correspondances, Cérès Production, Tunis 1990.

195
CHAPITRE 6

LE LIBÉRALISME ÉCONOMIQUE
ET LA CONSPIRATION CONTRE
HÉDI NOUIRA

2 n o v e m b r e 1 9 7 0 - 26 f é v r i e r 1 9 8 0
Sache-le : « C e l u i qui veut la vérité sans voile,
doit chercher ses secrets lui-même, et faire
tous ses efforts pour les obtenir ».

IBN TUFAYL,
Philosophe Arabe (1100-1181)

Dès sa prise de fonction, Hédi Nouira, nouveau premier


ministre, se trouva en butte à des tiraillements au sein même
de son gouvernement. Contrairement à la ligne de politique
étrangère suivie depuis l'Indépendance, Mohamed Masmoudi,
nouveau ministre des Affaires étrangères, tenta d'imposer
une démarche différente. Il adopta une politique pro-arabe et
essaya, en accord avec Wassila, de raffermir les relations de
la Tunisie avec ses voisins de l'Est et du Sud. Il vota en 1971,
l'admission de la Chine à l'O.N.U. et, un an plus tard, annonça
l'établissement de relations diplomatiques avec le Nord VietNam.
Ce changement d'orientation entraîna un manque de cohésion au
sein du gouvernement, d'autant plus que Bourguiba, continuait à
se plaindre de ses insomnies et à souffrir des effets secondaires
de ses médicaments.
Le 4 janvier 1971, Bourguiba promulgua un décret qui fit
du Premier ministre le successeur constitutionnel du chef de
l'Etat, en cas de vacance du pouvoir. Le 6 janvier, alors qu'il
s'apprêtait à prendre l'avion mis à sa disposition par le président
Lyndon Johnson, pour se rendre aux États Unis, afin de suivre
des soins à l'hôpital Walter-Reeds, Ahmed Mestiri serait venu lui
présenter, pour signature, un projet de décret le désignant vice-
premier ministre. Bourguiba, estimant ce geste indélicat en pareil
moment, ne le lui pardonna jamais.
Rapidement déçu par les conditions de son hospitalisation
et par l'absence d'amélioration de ses insomnies, le Président
quitta les États-Unis au bout d'une semaine pour se rendre à
Genève puis à Paris où il séjourna plusieurs mois. Cette longue
absence hors du pays, ouvrit les portes à beaucoup d'insinuations
malveillantes quant à son état de santé mais aussi à des velléités

199
de déstabilisation du régime : le 17 juin 1971, Habib Boularès,
ministre de l'Information et des Affaires culturelles présentait sa
démission à Hédi Nouira.
À l'occasion de la commémoration de l'avènement de la
République, le 25 juillet 1971, Bourguiba, de retour en Tunisie
depuis le 19 juin, fit un discours improvisé de plus d'une
heure, apportant la preuve que ses facultés mentales n'étaient
pas affaiblies. Il n'en demeurait pas moins que depuis son
traitement aux antidépresseurs puis aux électrochocs effectués
à Paris, au cours du premier trimestre 1970, son comportement
avait quelque peu changé. Alors qu'auparavant, il déployait une
activité intense et s'adressait régulièrement à la nation par des
discours enflammés, ses interventions publiques improvisées
étaient devenues beaucoup plus rares.
A son retour d'un congé, le 7 septembre 1971, Ahmed Mestiri,
ministre de l'Intérieur et porte-parole des libéraux, démissionnait
du gouvernement afin de marquer son mécontentement à la suite
de la nomination d'un directeur de la Sécurité, sans qu'il ait été
consulté. Hédi Nouira assura l'intérim de ce ministère pendant
près de deux mois, puis le confia à Hédi Khefacha.
Lors du VIII congrès du PSD, tenu à Monastir le 11
e

octobre 1971, les résultats de l'élection des membres du Comité


central furent surprenants : Bahi Ladgham qui était éloigné du
gouvernement depuis quelques mois, arrivait en tête de liste, Ahmed
Mestiri, démissionnaire, était en seconde position, suivi de Sadok
Moklcadem et de Jallouli Farès, Hédi Nouira, premier ministre, était
classé cinquième et Tahar Belkhodja, pourtant, fidèle de Wassila,
n'obtenait pas les voix requises pour figurer au Comité central.
Bourguiba apprit que le groupe des libéraux avait fait circuler une
consigne de vote en ce sens, pendant le congrès. Estimant qu'une
telle manœuvre visait la prise du pouvoir beaucoup plus que la
démocratisation du régime et allait à l'encontre des traditions du
Parti, en vigueur depuis 1956, il décida d'intervenir pour redresser
la situation. Il convoqua les congressistes à Carthage et leur fit part
de sa décision de choisir les membres du Bureau politique parmi les
membres du Comité central, tous issus de l'élection par le Congrès.
Il désigna Hédi Nouira au poste de secrétaire général du PSD et prit
une mesure d'exclusion du Parti à l'encontre de Ahmed Mestiri,
accusé d'avoir manœuvré contre Hédi Nouira.

200
Je pense que si, dans la consigne de vote, Hédi Nouira avait
été placé en tête de liste, comme l'a toujours été le Premier
ministre et secrétaire général du PSD depuis 1956, et comme
l'avaient suggéré certains libéraux, tels Sadok Ben Jemaâ, la
sanction contre Ahmed Mestiri n'aurait pas été aussi lourde et
le projet de révision constitutionnel annoncé par Bourguiba dans
son discours du 8 juin 1970 n'aurait pas été abandonné.
De son côté, Wassila, déçue par le score obtenu par son
allié fidèle, Ta h ai' Belkhoja, imputa ce résultat au groupe des
libéraux et cessa d'apporter son soutien à leur chef de file, Ahmed
Mestiri. Depuis, Ahmed Mestiri poursuivit une activité politique
dans l'opposition, à la tête du Mouvement des Démocrates
Socialistes.
Le 29 octobre 1971, Hédi Nouira remaniait son
gouvernement. Aucun représentant de la tendance libérale n'en
faisait plus partie, mais Masmoudi conservait son poste aux
Affaires étrangères. En 1972, Béji Caïed Essebsi démissionnait
de son poste d'ambassadeur en France.
La même année, le Président participa, à Rabat, au sommet
de l'OUA. dont il avait été membre fondateur en 1963.
Du 28 juin au 1 juillet, il effectua, en compagnie de
er

son épouse, sa première visite officielle en France, depuis


l'Indépendance. Dans l'allocution prononcée au déjeuner offert en
son honneur, le président Pompidou reconnaissait en Bourguiba,
l'homme de la pensée, de la sagesse et de la coopération euro-
africano-arabe. Dans sa réponse, Bourguiba rappela que s'il avait
été l'adversaire déterminé d'une certaine France, c'était pour
mieux coopérer avec l'autre France, celle du savoir et celle de la
Déclaration des droits de l'homme. Il ne se retint pas de plaider pour
la paix dans la région et de dénoncer « l'arrogance et la déraison
d'Israël qui multiplie les erreurs envers l'homme et le sacrilège
envers Dieu, au point d'exposer un pays aussi pacifique que le Liban
à la guerre et au chaos ». Cette visite permit à Bourguiba d'avoir
de nombreux entretiens au Palais de l'Élysée, au Quai d'Orsay
et à sa résidence, à l'hôtel Grillon. Pompidou, impressionné par
la pertinence, la justesse et le courage des propos de Bourguiba,
devait confier à son ministre des Affaires étrangères « Je crois que
notre cher Président est un malade imaginake ou un adepte du

201
bon usage de la maladie ».' En souvenir de cette visite empreinte
d'une grande chaleur humaine, un numéro spécial de la revue
de l'Association « France Tunisie», dirigée par le recteur Jean
Roche, fut édité. J'étais associé, pour ma part, à la délégation
tunisienne, en ma qualité de président de l'Association Tunisie-
France.
Le 16 décembre 1972, Mouammar Gaddafi effectuait une
visite en Tunisie. Pour répondre à son vœu de s'adresser aux
jeunes, une rencontre en ce sens fut organisée au Palmarium . 2

Le Président, souffrant d'une légère bronchite, devait garder la


chambre. Je lui tenais compagnie au cours de la matinée. Trop
nerveux pour garder le lit, Bourguiba arpentait sa chambre en
diagonale, ouvrant et fermant tour à tour la radio qui diffusait le
discours de son hôte. Soudain, je vis son visage se crisper lorsque
qu'il entendit Gaddafi déclarer son accord avec Bourguiba dans
sa politique d'union avec les pays arabes. Le Président appela
aussitôt son valet pour s'habiller et demanda sa voiture. Mais
le chauffeur l'avait déjà reconduite au garage de la présidence,
à Tunis, étant donné qu'aucune sortie n'était prévue ce jour-là.
Trop impatient pour attendre qu'elle lui soit ramenée jusqu'à
Carthage, il s'engouffra dans une voiture de police. J'étais à ses
côtés. Le chauffeur faisait du 100 à l'heure. Le Président, écoutant
toujours la radio, demandait au policier qui conduisait, de rouler
encore plus vite. Nous arrivâmes au Palmarium. Le Président
était satisfait. D'un pas décidé, il fit son entrée dans la salle. À
sa vue, Gaddafi suspendit son exposé. Le Président lui fit signe
de poursuivre. Puis, s'emparant du micro, il rappela certaines
péripéties de sa lutte qui remontait à un demi-siècle, précisant
qu'il n'avait pas pris le pouvoir à la faveur d'un coup d'État, que
l'union des pays arabes devait être progressive, décidée par les
peuples concernés et non imposée par l'un de leurs chefs, qu'il
était vain d'avancer que l'on pouvait défier l'Amérique et qu'une
politique sensée devait tenir compte des réalités et des forces en

1. Michel Jobert, Maghreb à l'ombre de ses mains, Albin Michel 1985, p. 236. Plus
tard, des Tunisiens se sont posé la même question, à savoir si le Président ne jouait
pas la comédie de la maladie pour se donner le temps de réfléchir et de prendre les
bonnes décisions.
2. Grande salle de cinéma à Tunis.

202
présence, tout en défendant la justice et les droits légitimes des
peuples. Gaddafi pâlissait. Son adjoint, le commandant Jelloud se
leva pour lui chuchoter quelques mots à l'oreille mais Gaddafi lui
fit signe de patienter. Il avala le discours du Président en souriant
jaune.
Ahmed Ben Salah, ayant désespéré de voir Bourguiba
prendre une mesure d'amnistie en sa faveur et bénéficiant, fort
probablement, de complicités, s'évada de la prison de Tunis, le
4 février 1973. Il transita par l'Algérie, qu'il quitta pour Rome.
Une rumeur circulait, selon laquelle certains membres du Parti,
craignant son retour aux affaires, avaient projeté de se débarrasser
à jamais de lui. Béchir Zarg El Ayoun, devenu très proche de
Wassila, aurait été l'un des partisans avoués de cette solution
radicale. Je pense, personnellement, qu'il s'agissait de ragots
manœuvriers destinés à pousser Ben Salah à l'évasion pour
discréditer son avenir politique et que son évasion a été facilitée
par des complicités. En effet, quelques jours avant l'évasion,
Wassila recevait le docteur Mhamed Ben Salah, frère aîné de
Ahmed, auquel elle révéla le prétendu complot. Ses liens avec
Abdelaziz Bouteflika pouvaient expliquer le choix du passage
de Ahmed Ben Salah par l'Algérie. On sait aujourd'hui que le
docteur Ahmed Taleb Ibrahimi, ami de Ben Salah, a joué un
rôle dans cette affaire. Quoiqu'il en soit, Wassila exploita cette
évasion pour éloigner de nouveau Hédi Khefacha, homme loyal
et réfractaire aux intrigues et le remplacer par Tahar Belkhodja,
qui allait diriger le ministère de l'Intérieur pendant quatre ans et
demi, du 17 mars 1973 au 23 décembre 1977.
En avril 1973, Bourguiba reçut le président égyptien, Anouar
El-Sadate. Il lui déclara que le conflit au Moyen Orient ne pouvait
être résolu par une guerre classique, mais par la résistance du
peuple palestinien.
Le 1 octobre de la même année, Bourguiba reçut à Tunis
er

le professeur Jacques Monod, directeur de l'Institut Pasteur de


Paris, prix Nobel de médecine, accompagné du professeur Louis
Chambon, sous-directeur de cet Institut.
Au cours du mois d'octobre, Bourguiba entreprit une série de
conférences au Campus universitaire, dans le cadre de l'Institut
de presse et des sciences de l'information, sur l'histoire du
mouvement national.

203
Campus universitaire, octobre 1973.
De droite à gauche : Drissa Guiga, ministre de l'Éducation nationale, Allala Laouiti
secrétaire particulier du Président, le président Bourguiba, Sadok Belaïd doyen de la
faculté de Droit, Ahmed Bouraoui directeur de l'Enseignement supérieur, Hammadi Ben
Halima doyen de la faculté des Lettres, Mohamed Abdesselem professeur à la faculté des
Lettres, Amor Chadli doyen de la faculté de Médecine.

Palais de Carthage, octobre 1973.


De gauche à droite: Habib Chatti directeur du Cabinet présidentiel, Abdelmajid Karoui
directeur du Protocole, le président Bourguiba, Jacques Monod prix Nobel de médecine,
Louis Chambon sous-directeur de l'Institut Pasteur de Paris, Othman Sfar directeur des
hôpitaux au ministère de la Santé publique, Amor Chadli directeur de l'Institut Pasteur
de Tunis, Driss Guiga ministre de la Santé publique.

204
Le 11 mai 1973, une rencontre Bourguiba-Boumediene fut
organisée au Kef, par Mohamed Masmoudi, ministre des Affaires
étrangères. Le président algérien proposa à Bourguiba une union
des deux pays. Bourguiba, embarrassé, suggéra de commencer
par la réalisation de projets communs, promettant de réfléchir au
problème. Le lendemain, il donna son accord pour réaliser cette
union par étapes. Il proposa de rattacher, dans un premier temps,
la wilaya de Constantine à la Tunisie, avant de concrétiser, dans
un deuxième temps, l'union totale, ce que Boumediene refusa.
Ayant échoué dans sa tentative d'union avec l'Algérie,
Masmoudi se tourna vers la Libye où Gaddafî concédait à
Bourguiba la présidence des deux républiques réunies. Bourguiba,
séduit par le poids que représentaient les puissances détentrices
de pétrole et par l'équilibre que pourrait constituer un ensemble
tuniso-libyen pris entre l'Algérie et l'Égypte, se laissa convaincre.
L'accord d'union tuniso-libyenne fut signé à Djerba, le 12 janvier
1974. D'après cet accord, la nouvelle république devait porter
le nom de République arabe islamique. Elle était présidée par
Bourguiba, Gaddafi occupant le poste de vice-président. Un
projet de gouvernement était établi, avec notamment Mohamed
Masmoudi, ministre des Affaires étrangères, Tahar Belkhodja,
ministre de la Défense et le lieutenant-colonel Zine-El-Abidine
Ben Ali, chef du deuxième bureau . 3

A son retour à Carthage, le soir même, Bourguiba téléphona


à Boumedienne pour l'informer de l'accord conclu. Mais le
Président algérien, marquant son objection, lui fit remarquer qu'il
n'avait pas été avisé au préalable. Hédi Nouira, qui était en voyage
officiel en Iran, désapprouva le projet, tout comme de nombreux
responsables tunisiens, pris au dépourvu par la nouvelle. Wassila,
elle aussi en voyage au Koweït, qui n'avait pas été consultée,
réprouva également l'union. L'un des membres de sa suite me
rapporta qu'en apprenant la nouvelle, elle accusa immédiatement
Masmoudi d'avoir dépassé les limites. Tahar Belkhodja et Habib
Chatti, tous deux fidèles de Wassila, furent envoyés à Alger
pour fournir de plus amples explications au président Haouari
-

Boumediene. A leur retour, ils parlèrent d'une attitude algérienne

3. Le « deuxième bureau » est l'appellation utilisée en France, comme en Italie et au


Liban, pour désigner les services de renseignements et d'espionnage.

205
menaçante : les troupes algériennes avaient été mises en alerte, leur
aurait dit Bouteflika. Le projet d'union fut abandonné, Mohamed
Masmoudi limogé et Zine-El-Abidine Ben Ali, encore inconnu du
public, éloigné en tant qu'attaché militaire à Rabat.
Cet épisode et la réaction que lui avait réservée l'Algérie, ne
devaient pas aider au rétablissement de la santé de Bourguiba qui
continuait à se plaindre de ses insomnies. Un séjour à la clinique
Bel-Air, à Genève dans le service du professeur Ajuriaguerra ne
fut suivi d'aucune amélioration. La thérapeutique abondante et
active à laquelle il était soumis entraînait maintenant une véritable
maladie iatrogène.
Le IX congrès du PSD, tenu du 12 au 15 septembre 1974,
e

ramena le Parti dans le rang. Hédi Nouira, élu à l'unanimité cette


fois, conservait de plein droit son poste de secrétaire général. Les
délégués confirmèrent l'exclusion du groupe des libéraux et de
Masmoudi qui fut éloigné du ministère des Affaires étrangères
pour être remplacé par Habib Chatti. Au cours de ce congrès, un
délégué, Ali Marzouki, proposa de nommer Bourguiba, président
à vie. La proposition fut adoptée à l'unanimité. Le 15 mars 1975,
l'Assemblée nationale approuvait à son tour cette proposition.
La réforme de la Constitution, promulguée le 8 avril 1976,
confirmait le Premier ministre comme successeur du Président de la
République, en cas de vacance du pouvoir. Elle ne fit qu'intensifier
l'opposition à Hédi Nouira. Wassila, qui n'appréciait nullement la
confiance de plus en plus grande que le Président accordait à son
Premier ministre dont elle réprouvait la réserve qu'il manifestait
à son égard et le caractère rigoureux, n'hésitait pas à critiquer
publiquement son époux, allant jusqu'à le qualifier publiquement,
en 1974, de « candélabre à cent bougies dont soixante-dix sont
éteintes » . En janvier 1977, à son retour à Tunis après un long séjour
4

à la clinique Bel Air à Genève, Bourguiba décidait de se décharger,


sur son Premier ministre, d'une grande partie de ses prérogatives,
en limitant son rôle à la désignation du premier ministre, au choix
des membres du bureau politique parmi les élus du comité central
du PSD, et à l'aval des ministres désignés par le premier ministre,
tout en contrôlant la bonne marche du gouvernement.

4. Jeune Afrique n° 1402 du 18 novembre 1987, p. 29.

206
Wassila ne pouvant admettre de se voir ainsi mise à l'écart
du pouvoir, intensifia ses manigances avec l'appui de ses fidèles,
notamment de Tahar Belkhodhja dont la rumeur publique
annonçait un prochain mariage avec sa fille Nabila. Cet homme,
qui s'était fait remarquer en 1968 par la répression au moyen de
sa brigade spéciale (BOP), se mua soudain en partisan déclaré du
libéralisme politique. Le 7 mai 1977, Tahar Belkhodhja donna
son accord pour la création, pour la première fois en Tunisie et
en Afrique, d'une Ligue des droits de l'homme puis du Conseil
national des libertés. Le 24 octobre de la même année, il autorisa
la parution d'un journal d'opposition, Errai, dirigé par Hassib
Ben Ammar, qui s'empressait de dénoncer toute mesure non
démocratique prise par le gouvernement. Hédi Nouira avalisait
ces options, il était cependand préoccupé par le redressement
de l'économie. Il s'était entouré de technocrates compétents
en la matière. Il favorisa l'émergence de petites et moyennes
entreprises qui s'avérèrent tout à fait compétitives. Il promulgua
un nouveau code pour encourager les investissements dans le
pays. Afin d'assurer la paix sociale indispensable à la confiance
des investisseurs tunisiens et étrangers, il chercha à s'attacher la
centrale syndicale et son chef Habib Achour. Tout se passa très
bien au début et le leader syndicaliste devint le principal partenaire
du premier ministre, qui le consultait avant même les membres du
gouvernement. Le 19 janvier 1977, un pacte social était signé par
Habib Achour et les autres partenaires économiques et sociaux.
Ce pacte accordait de substantiels avantages aux personnes
économiquement faibles, en contrepartie d'une garantie de paix
sociale pendant la durée du plan quinquennal 1977-1981. Wassila
décida de s'allier Habib Achour et de l'utiliser pour déstabiliser
le premier ministre. Elle le recevait souvent au Palais, à l'insu du
Président, s'évertuait à flatter son ambition et l'encourageait à ne
pas se contenter des concessions consenties par le gouvernement.
Subjugué par son ambition, sollicité à la fois par le chef du
gouvernement, par Wassila, par les libéraux et par Masmoudi,
Habib Achour prit de plus en plus d'autorité. Le 4 septembre
1977, il était reçu par Gaddafi en présence de Masmoudi, qui le
désigna comme « l'homme le plus indiqué pour entreprendre et
réussir le nécessaire travail de réconciliation, au-dedans comme
au dehors », louant son passé de lutteur, sa capacité d'organisation

207
et son attachement aux valeurs arabo-musulmanes . À l'issue 5

de l'entrevue, Gaddafi annonçait l'alignement du salaire des


travailleurs tunisiens en Libye sur celui des ouvriers libyens et
remettait à Achour un chèque pour la construction d'un nouveau
local de l'UGTT, à Tunis. Le 12 décembre, Masmoudi de retour
à Tunis pour apporter son soutien à Habib Achour, est accueilli
à son arrivée par le numéro deux palestinien, Abou Yadh. Se
voyant ainsi courtisé, Achour perdit toute mesure. Il exigea de
nouvelles discussions salariales en faveur d'un certain nombre
de sociétés étatiques, reniant par là même le pacte social et le
gel des salaires convenu avec Hédi Nouira. N'ayant pu obtenir
satisfaction, il décréta, le 20 décembre 1977, devant le Conseil
national de l'UGTT, la grève des cheminots. Il répondit un jour
à Hédi Nouira qui l'invitait à plus de circonspection : « Est-ce
que Gaddafi est plus qualifié que moi ?». Cette répartie m'a été
rapportée par Hédi Nouira lui-même au début des années 1990.
Persuadé de l'implication de Tahar Belkhodja dans les
manigances de Wassila et de Habib Achour, Hédi Nouira
décida, le 23 décembre 1977, de s'en remettre au Président.
Celui-ci suspendit Tahar Belkhodja de ses fonctions et confia le
ministère de l'Intérieur à Abdallah Farhat, qui cumulait ainsi les
responsabilités de deux ministères avec la fonction de trésorier du
PSD. Abdallah Farhat rappela Zine Ben Ali de Rabat, où il occupait
le poste d'attaché militaire, et le rattacha à son cabinet, au ministère
de la Défense nationale, puis il lui fit quitter la carrière militaire et
le chargea, toujours en décembre 1977, de la direction générale de
la Sûreté nationale. Quelques semaines plus tard, Hédi Baccouche
était rappelé à son tour et chargé de mission auprès du premier
ministre, pour préparer le congrès du PSD de 1979.
Dès le surlendemain du départ de Tahar Belkhodja, cinq
ministres démissionnaient. Il s'agissait de Habib Chatti (Affaires
étrangères), Mohamed Ennaceur (Affaires sociales), Abdelaziz
Lasram (Économie), Mongi Kooli (Santé publique) et Mohamed
Bel Hadj Amor, secrétaire général du gouvernement. Ils étaient
les alliés de Wassila au gouvernement et espéraient, par ce geste,
provoquer une crise politique. Quant à Habib Achour, il annonçait,
le 8 janvier 1978, sa démission du bureau politique du PSD, puis

5. Mohamed Masmoudi, Les Arabes dans la tempête, Édition Simoën, 1977, p.22.

208
appelait à une grève générale, le jeudi 26 janvier. Le président
algérien Boumediene, bien renseigné sur ce qui se passait à Tunis,
notamment sur les accointances de Habib Achour et Mohamed
Masmoudi avec Gaddafi, effectua une visite à Carthage où il fut
reçu par Bourguiba, le 15 janvierl978, ainsi que par Hédi Nouira
et Abdallah Farhat.
Le mercredi 25 janvier, Hédi Nouira demandait à Ahmed
Mestiri d'intervenir auprès de Habib Achour pour annuler la
grève. Ahmed Mestiri répondait que Habib Achour n'était pas
disposé à le faire, et confirmait cette grève en prédisant « qu'il
y aura de la casse ». Ses paroles m'ont été rapportées par Hédi
Nouira lui même au cours des années 90.
Jeudi 26 janvier 1978, le pays fut paralysé par une grève
générale. La milice du PSD affronta les syndicalistes. Mais ces
derniers furent violemment réprimés par le nouveau directeur de
la Sûreté, Zine Ben Ali. L'assaut se solda par plus de 50 morts
et des centaines de blessés. Le Président avait décidé de faire
intervenir l'armée pour ramener l'ordre. Ce triste jour est encore
appelé, aujourd'hui, «le jeudi noir». Habib Achour fut arrêté,
jugé et condamné à dix ans de travaux forcés. L'Union générale
des Travailleurs algériens exprimait sa solidarité avec l'UGTT.
Le 6 février, ce fut de tour de Gaddafi de venir à Tunis. Logé
-

à l'Hôtel Hilton, il ne fut pas reçu par Bourguiba.


Dans le nouveau gouvernement que constitua Hédi Nouira,
Habib Bourguiba Jr occupait le poste de ministre conseiller du
Président de la République et le docteur Mongi Ben Hamida
était affecté à la Santé publique. Bourguiba Jr, qui avait été suivi
par ce dernier après l'intervention chirurgicale nécessitée par un
accident vasculaire cérébral en 1971, le chargea de superviser le
6

traitement du Président.
En janvier 1978, en accord avec l'équipe médicale genevoise
constituée par le professeur Ajuriaguerra et les docteurs Tissot et
Dick, Mongi Ben Hamida et Bourguiba Jr programmèrent le suivi
médical du Président, à Carthage, en collaboration avec le docteur
Ezzeddine Mbarek. Le palais se transforma alors en un véritable
hôpital. Cette situation devait durer près de cinq mois. En plus de

6. Cet accident cérébral a été signalé comme une rupture d'un angiome intracrânien.
Certains le rapportent à une blessure par balle au cours d'une altercation avec le
prince Abdallah du Maroc.

209
son infirmier, deux infirmières suisses étaient là à demeure. Elles
notaient tout : horaires et doses des prises de médicaments, activités,
comportements, réactions du « malade »... Bref, le Président était
sous surveillance médicale continue pendant la journée et pendant
la nuit. Douze médecins se relayaient, à tour de rôle auprès de lui
depuis son réveil, jusqu'à son coucher, déjeunant, dînant avec lui,
l'accompagnant partout sauf dans son bureau lors de ses activités
officielles : Ahmed Kaabi, Ezzeddine Mbarek, Sadok Boussofara,
Béchir Daoud, Mohamed Ben Ismaïl, Amara Zaimi, Mustapha
Attallah, Zouhaïer Kallel, Ridha Mabrouk, Taoufilc Daghfous,
Hachemi Garoui et moi-même. Chacun de nous assurait une
permanence hebdomadaire d'une demi-joumée, ce qui couvrait les
six jours ouvrables de la semaine.

Carthage avril 1978, cour d'honneur du palais de Carthage.

La coordination de ces permanences était assurée par le


ministre de la Santé qui se comportait au Palais comme dans son
service hospitalier. La thérapeutique prescrite par les médecins
suisses (Marsilid, Rohypnol, sirop de chloral, Valium, ...) était
drastique. Patient et discipliné, Bourguiba s'accommodait de
cette situation. C'était, pour lui, une épreuve qu'il voulait mener
à terme, espérant la voir aboutir à la récupération d'un sommeil
réparateur. Il prenait cependant, plaisir à converser avec chacun
de nous, je dirais même à procéder à de véritables psychanalyses,
sondant le fond de la pensée de l'un, posant des questions subtiles

210
à l'autre... Mais le sommeil ne venait toujours pas. Ses insomnies
se compliquaient, de plus, par les effets secondaires de l'ensemble
des drogues qu'il absorbait : vertiges, irritabilité alternaient avec
une lassitude, et plus rarement, une certaine désorientation. Le
1 février, il recevait la visite du docteur Dick qui lui conseilla
er

de suivre une cure thermale à Djebel Oust, ce qui fut fait, mais
sans résultat. Le sommeil, qui constituait le nœud gordien de son
problème, ne venait toujours pas.
Wassila, entièrement neutralisée politiquement était d'autant
plus mécontente qu'avec cette présence étrangère constante,
elle perdait la haute main sur l'organisation de la vie au palais.
Prétextant des rendez-vous médicaux, elle se rendit à la fin du
mois de février 1978 à Paris et y séjourna quelques mois. L'état
de santé du Président ne s'améliorant toujours pas, celui-ci
commença à manifester une certaine impatience. Le 1 mai, iler

reçut la visite du docteur Ajuriaguerra qui décida, en accord avec


les docteurs Ben Hamida, Mbarek et Kaabi, de maintenir le même
traitement jusqu'au mois suivant, date à laquelle il se proposait
de procéder à une nouvelle consultation avec les docteurs Dick
et Tissot. Je constatai qu'Ajuriaguerra passait beaucoup plus de
temps à bavarder avec les uns et les autres, ministres et proches
du Président, qu'à s'intéresser à son patient.
Et le mal était toujours là, le sommeil du Président restait
perturbé. Le 25 mai, il tomba de son lit, renversant sa table de nuit
et brisant son poste de radio. Le 28 mai, le docteur Ajuriaguerra,
revenu en consultation en compagnie des docteurs Tissot et Dick,
maintenait la décision de conserver le même traitement. Au bout de
cinq mois d'essais, le 29 juin 1978, excédé par le régime draconien
auquel il était soumis et qui n'apportait aucune amélioration aux
insomnies qui l'obsédaient, le Président prit la décision de se rendre
à Genève, à la clinique Bel Air, pour signaler au docteur Ajuriaguerra
que, non seulement ses insomnies persistaient mais qu'elles se
compliquaient de vertiges et d'une grande lassitude. Ce dernier lui
ayant recommandé de ne pas modifier le traitement, le Président
décida, au bout d'une semaine de quitter Genève pour Paris.
Le 7 juillet, il était examiné, à Paris, par les docteurs Antoine
Gorceix et Pierre Maurice, à l'hôpital Lariboisière St Louis.
Ceux-ci décelèrent une perturbation de la tension artérielle et
un tremblement involontaire de la mâchoire provoqué par les

211
antidépresseurs, tremblement connu sous le terme de dyskinésie.
Après avoir pris l'avis de différents spécialistes français et tunisiens,
les médecins parisiens réduisirent progressivement certains
médicaments prescrits par l'équipe suisse, tels le Rohypnol, les
inhibiteurs de la monoamine oxydase (IMAO) et le chloral, et les
remplacèrent par des tranquillisants, donc par des médicaments
du même groupe que celui que j'avais prescrit en 1960 et que
Bourguiba avait continué à prendre jusqu'en septembre 1969. Très
vite, le Président alla mieux, son humeur s'améliora, il retrouva
sa vigilance, l'aisance de ses mouvements et de son langage. Il
était furieux contre les médecins suisses qui l'avaient mis sous une
chape de plomb en lui administrant des drogues aussi puissantes.
Sans même attendre son retour à Tunis, il décida, le 3 août 1978 de
démettre de ses fonctions gouvernementales, Mongi Ben Hamida
qui avait cautionné cette thérapeutique.
Le 7 août 1978, l'AFP déclare :
Un médicament particulièrement puissant qui éprouvait sa
santé ayant été progressivement supprimé, le Président Bourguiba
est maintenant en excellente forme.
Le 31 août 1978, le Président et son épouse rentraient à
Tunis. Le Président, effectivement en excellente forme, reprit son
rythme habituel de travail.
À cette date, le monde arabe était en pleine mutation.
L'Egypte venait de signer une paix séparée avec Israël et l'Irak
faisait campagne contre l'Egypte pour obtenir l'exclusion de cette
dernière de la Ligue arabe. Il était même question de transférer
le siège de la Ligue arabe à Tunis. Bourguiba réprouvait la paix
séparée égypto-israélienne qui ne pouvait que renforcer la position
d'Israël. Il reprochait également aux Palestiniens de s'ingérer
dans la politique des pays d'accueil, ce qui les avait conduits à
être refoulés de Jordanie et à générer des difficultés au Liban.
Mais Wassila, dont les liens avec les dirigeants palestiniens et la
passion pour la cause palestinienne ne faisaient que se renforcer,
allait-elle accepter passivement cette position critique du Président
envers l'Égypte et les Palestiniens ?
Le 7 septembre 1978, le Président faisait une chute dans sa
salle de bain. Sa démarche devenait titubante, il présentait des
troubles de mémoire et son sommeil, qui s'était amélioré au
cours des deux derniers mois, était à nouveau perturbé. Devant

212
la persistance de ces troubles, le président quitta Tunis, le 23 octobre
1978, pour Paris, accompagné de son épouse, de son secrétaire
particulier Allala Laouti et du docteur Ahmed Kaabi. Il fut examiné
de nouveau par le docteur Gorceix. Ce dernier, perplexe, ne trouva
pas d'explication à la reprise des troubles de son patient qu'il avait
pourtant bien équilibré avant son retour à Tunis, le 31 août 1978. Il
suspecta la prise de drogues autres que celles qu'il lui avait prescrites.
Il voulut s'assurer, lors des « mauvaises périodes »,del'absence dans
les urines, de substances psychotropes autres que les benzodiazépines
(tranquillisants) et l'Équanil, et plus particulièrement de métabolites
de butyrophénone et d'amphétamines. Des prélèvements furent
effectués, le jour même de son arrivée, et soumis au docteur Bourdon,
biologiste des hôpitaux, expert analyste.
Trois jours plus tard, sans attendre les résultats des prélèvements,
le Président décida de se rendre en Allemagne fédérale. Accompagné
de Allala Laouiti, de son infirmier et de son valet, il était accueilli
à Bonn, le 27 octobre, par notre ambassadeur et hospitalisé à la
clinique neurologique Venusberg dirigée par le professeur Huber,
assisté par le docteur Mattes. Wassila et Ahmed Kaabi renflèrent à
Tunis. Quelques jours plus tard, Bourguiba recevait la visite de son
fils, de Hédi Nouira et de Mohamed Sayah. Le surlendemain de son
retour, Hédi Nouira me convoqua à son bureau à La Kasbah, avec
les docteurs Mohamed Ben Ismail et Sadok Ouahchi. Il nous fit paît
de l'intention du Président d'aller se faire soigner aux États-Unis et
nous demanda notre avis à ce sujet. Compte tenu de l'expérience du
6 janvier 1971, nous émîmes un avis défavorable.
Je vous propose donc - nous dit Hédi Nouira - d'aller à Bonn
pour le convaincre en ce sens.
Nous arrivâmes le lendemain après-midi à Bonn où nous
fûmes conduits immédiatement, par l'ambassadeur Driss Guiga,
à la clinique neurologique. Le Président fut heureux de nous voir,
d'autant plus qu'il se trouvait seul avec Allala Laouiti. Il se plaignit
de ses insomnies ainsi que de tuméfactions fessières douloureuses
survenues à la suite des injections intramusculaires quotidiennes.
Croyant pouvoir le consoler, Sadok Ouahchi lui raconta que
lui-même avait contracté, durant sa jeunesse, un rhumatisme
articulaire aigu et qu'il avait reçu, pendant longtemps, des
injections intramusculaires de Pénicilline. Le Président lui répondit
vertement : « On voit bien qu 'il ne s'agit pas de tes fesses ! ».

213
Bonn novembre 1978, Clinique neurologique Venusberg.
De droite à gauche : le président Bourguiba, le docteur Amor Chadli, Driss Guiga
ambassadeur de Tunisie en Allemagne fédérale.

Faire revenir le Président sur sa décision d'aller se faire soigner


aux U.S.A., fut difficile. Compatissant tantôt à ses souffrances,
revenant à la charge lorsque sa disposition d'esprit le permettait,
changeant de sujet dès qu'un début de tension apparaissait sur ses
traits, nous parvînmes au bout de deux jours, à le convaincre que
son voyage aux U.S.A. ne pouvait rien lui apporter. Notre mission
ayant abouti, nous retînmes nos places d'avion pour rentrer à Tunis
le lendemain. Nous prîmes congé du Président après le dîner. Il
me remit une grande bouteille d'eau de Cologne à l'intention
de Wassila. Vers trois heures du matin, le téléphone sonna dans
ma chambre d'hôtel. Le gardien de nuit m'avisa qu'une voiture
m'attendait pour me conduire à la clinique neurologique. Je me
trouvais seul dans la voiture, sans mes deux confrères. Le Président
était assis dans son lit, calme, mais se plaignant de ne pas trouver
le sommeil et de se sentir bien seul dans cette clinique. Il semblait
me reprocher sa solitude et essayait de me dire, à sa manière, qu'il
ne voulait pas me voir partir. Il ne me laissait pas d'autre choix que
d'ajourner mon départ.
Mes deux confrères embarquèrent comme prévu pour Tunis.
Je retardai mes rendez-vous à l'Institut Pasteur et téléphonai le

214
surlendemain à Wassila pour la prier de venir, pendant quelques
jours, à Bonn, le temps de me permettre de m'acquitter de
certaines obligations professionnelles urgentes à Tunis, ce qu'elle
fit sans réticence. A mon retour à Bonn, quelques jours plus tard,
elle ne semblait pas pressée de rentrer à Tunis. Elle avait pris goût
à son séjour à Bonn et passait ses soirées, à l'ambassade, dans
de longues discussions avec Driss Guiga avec qui elle semblait
parfaitement s'entendre. Il ne m'était pas difficile de comprendre
que ces deux-là changeaient de sujet de conversation lorsque
j'entrais dans la pièce où ils se trouvaient.
À Bonn, l'état du Président s'améliorait progressivement. À
la veille de notre départ de Bonn, je tins, le 10 janvier 1979, une
réunion de travail avec les docteurs Huber et Mattes au cours
de laquelle le docteur Huber me remit un rapport médical dans
lequel il concluait :
A l'avenir, il faudra veiller à ce que seuls des somnifères
soient permis. C'est le seul moyen d'éviter que l'état de santé
du Président ne stagne et qu'un syndrome transitoire d'amnésie
n'apparaisse (pouvant être provoqué par des médicaments). Le
patient s'est bien remis grâce à la médication décrite ci-dessus et
à l'injection intraveineuse de Rhéomakrodex 10g. Sa démarche
s'est peu à peu normalisée et les bras sont devenus plus souples. Le
symptôme d'amnésie a disparu. Il en est de même des symptômes
psychopathologiques décrits au début, ce qui a permis au patient
de reprendre ses activités correspondant à son âge. L'insomnie
restera problématique. Nous avons expliqué au patient que, vu
son âge, 5 à 6heures de sommeil devraient suffire. Il faut, de plus,
veiller à ce que le Président ait suffisamment de mouvements et à
ce qu 'il aille au grand air.
Au cours de cette même réunion, le docteur Huber m'informa
avoir reçu une lettre du docteur Gorceix, dans laquelle ce dernier
lui révélait que le Président avait absorbé des médicaments autres
que ceux prescrits, mais que les contrôles que lui-même avait
effectué sur des échantillons prélevés à Bonn n'avaient décelé
aucune substance suspecte.
Tout au long de mon séjour à Bonn, aucune explication ne
m'avait été donnée sur l'absence du docteur Kaabi, auprès du
Président. On parlait d'un désaccord, sans plus. Je ne devais
connaître les raisons de son effacement qu'après notre retour, le

215
11 janvier 1979, à Tunis. Le rencontrant fortuitement à la faculté,
je lui demandai les raisons de son absence auprès du Président, à
Bonn. Il me répondit avec véhémence :
- Ma mission auprès du Président n 'a plus aucun sens depuis
que j'ai appris qu 'on lui faisait absorber des médicaments, autres
que ceux qui lui sont prescrits.
- Mais ce que tu me dis là est extrêmement grave ! répondis-
je. Je comprends maintenant cette histoire de recherche de
substances suspectes effectuée parle docteur Huber !
Le lendemain, Ahmed Kaabi me remettait des copies de
trois documents qui lui avaient été adressés : deux lettres du
docteur Gorceix, la première datée du 27 octobre, jour du départ
de Bourguiba en Allemagne et dans laquelle il relatait l'histoire
clinique du Président depuis sa première hospitalisation, le 7 juillet
1978 et la deuxième datée du 28 décembre 1978, par laquelle
il lui transmettait la lettre du docteur Bourdon mentionnant le
résultat des analyses des urines du Président prélevées le jour
de son arrivée à Paris, le 23 Octobre 1978 et les jours suivants.
La deuxième lettre du docteur Gorceix était adressée au docteur
Kaabi.
Les pages suivantes présentent les fac-similés de ces trois
lettres.
Il s'avère donc qu'après avoir suivi le traitement par les
tranquillisants, décidé en juillet-août 1978 par le professeur
Gorceix, traitement qui avait amélioré son état, le Président
avait, à l'insu du docteur Kaabi, absorbé, après son retour à
Tunis, les antidépresseurs antérieurement prescrits par l'équipe
suisse, produits que le professeur Gorceix avait pourtant
catégoriquement supprimés ! Or, le Président n'avait jamais accès
aux médicaments, qui lui étaient toujours présentés, soit par ses
infirmiers, soit par son valet, soit par son épouse. Et même en
cas d'insomnie tenace, lorsqu'il demandait un supplément, il en
faisait part à son infirmier qui le lui fournissait en l'enregistrant
dans le cahier prévu à cet effet, comme il le faisait pour toute
prise de médicament.

216
218
219
Ainsi, alors que le Président avait été traité de 1960 à
1969 par des tranquillisants pour pallier à ses insomnies, il a
été, de 1970 à 1978, traité pour une prétendue dépression dont
la symptomatologie se limitait, en réalité, à des insomnies
amplifiées par un surmenage, sur la base d'un tempérament
nerveux. Le fait que l'affection dont il souffrait n'avait répondu
ni aux antidépresseurs tricycliques qui agissent sur la sérotonine
(Laroxyl, Anafranil), ni aux antidépresseurs qui agissent sur la
noradrénaline (Marsilid), ni aux antidépresseurs qui agissent sur
les monoamines (IMAO), ni à l'électronarcose, allait à l'encontre
du diagnostic de dépression. Ces médicaments, loin de le soulager,
n'avaient fait qu'aggraver son état. L'arrêt des antidépresseurs à
partir de juillet 1978 et leur remplacement par des hypnotiques
anxiolytiques et sédatifs, lui ont permis de retrouver une activité
quasi normale. D'ailleurs, le professeur Gorceix à Paris, tout
comme les professeurs Huber et Mattes à Bonn n'ont jamais parlé
de dépression.
À Tunis, j'appliquai strictement la thérapeutique
recommandée par les médecins allemands, thérapeutique qui
d'ailleurs cadrait parfaitement avec les vues du professeur
Gorceix et les miennes. L'état du Président allait en s'améliorant,
hormis quelques nuits de sommeil perturbé. Ces nuits-là, il me
téléphonait pour me faire part de ses réveils, auquel cas je lui
prescrivais d'autres palliatifs légers tels la passiflorine ou un
autre calmant à base de plantes.
Le 13 mars 1979, à la suite d'une imprudence (il avait ouvert
la vitre de sa voiture, par temps froid), le Président contracta un
refroidissement qui s'accompagna d'une fièvre à 39°C. La fièvre
régressa rapidement, mais l'obligea à garder la chambre pendant 3 à
4 jours, donc à réduire son activité physique. Le dimanche 18 mars
au matin, le Président me signala qu'il avait mal dormi. Wassila
était à ses côtés. Pour le tranquilliser, je lui proposai de consulter à
nouveau le docteur Huber, à Tunis ou à Bonn si nécessaire, puis je
me rendis dans lapièce attenante pour consigner, comme d'habitude,
dans le cahier prévu à cet effet, les médicaments convenus avec le
docteur Huber. Au bout d'un moment, Wassila me rejoignit pour
me dire que le Président avait décidé de faire appel aux médecins
suisses et au docteur Mbarek. Je fus d'autant plus étonné qu'il ne
m'en avait pas soufflé mot quelques minutes auparavant, lorsque
j'étais auprès de lui. Je retournai dans sa chambre et lui rappelai
220
que la thérapeutique suisse ne lui avait pas convenu, en insistant sur
les conséquences dont il avait déj à eu à souffrir : troubles de mémoire,
troubles tensionnels et même troubles locomoteurs. Le Président
m'écouta avec attention. Je lui précisai que j'avais inscrit sur le
cahier les médicaments à prendre, et le quittai vers 11 heures 30,
pensant que je l'avais convaincu. A mon arrivée chez moi, vers
20 heures, mon épouse me signala que la Présidence m'avait
réclamé à plusieurs reprises, au cours de l'après-midi. J'appelai
immédiatement le palais. C'est Wassila qui me répondit. Elle me
dit que le Président avait consulté le cahier où étaient consignés
les médicaments prescrits par l'équipe de médecins suisses, qu'il
était persuadé que ces médicaments le faisaient mieux dormir et
qu'il avait décidé de reprendre le Rohypnol. Je lui fis part de ma
totale désapprobation.
- Veux-tu que je te le passe ?me dit-elle (il était apparemment
à ses côtés puisqu'elle répétait tout ce que je lui disais).
- Non, répondis-je, je viens tout de suite.
J'étais perplexe, ne trouvant aucune explication à la conduite
du Président, ni aux conditions qui lui auraient permis de consulter
cet ancien cahier qui était entreposé dans un endroit ignoré de lui,
d'autant plus qu'il n'avait jamais cherché à prendre connaissance
de ce genre de documents.
A mon arrivée, je fus surpris de trouver ses nièces Saïda
Sassi et Zohra Chekir qui, habituellement ne venaient jamais
au palais lorsque Wassila s'y trouvait. Elles étaient éplorées,
comme si le Président était dans un état critique. Je ne mâchai
pas mes mots, expliquant clairement au Président que la prise de
Rohypnol était contre-indiquée, que son état de santé risquait fort
d'empirer, que l'iatrogénèse médicamenteuse était d'autant plus
grave que la personne était âgée et que ce produit, non seulement
ne pouvait améliorer son sommeil, mais qu'il aurait des effets
secondaires dont on ne pouvait évaluer la gravité, que cela avait
été constaté chez lui plus d'une fois et que s'il en reprenait, il
n'allait pas tarder à souffrir de troubles de mémoire et de troubles
locomoteurs, avec des risques de chute, de désorientation dans
le temps et dans l'espace. J'insistai sur le fait que les effets
indésirables des antidépresseurs, qui s'étaient déjà manifestés chez
lui (hypotension orthostatique, accès d'hypertension, inversion
de l'humeur), risquaient fort de s'amplifier. Il me répondit que si

221
je lui parlais ainsi, c'est que je ne ressentais pas ce que lui-même
ressentait, que je ne savais pas ce que voulait dire d'être sevré de
sommeil, qu'il préférait mourir plutôt que de vivre un tel enfer.
Il me reprocha enfin de passer tranquillement mon après-midi du
dimanche à la campagne, alors que lui ne cessait de souffrir. Je
lui proposai d'aller, dans les jours prochains, consulter le docteur
Huber à Bonn. Il me répondit qu'avec Huber, son état ne s'était
pas tellement amélioré, qu'il croyait se souvenir que seuls les
médicaments des Suisses le faisaient dormir et qu'il était décidé à
les reprendre. Il était inébranlable, obsédé par sa quête de sommeil,
hanté par son idée fixe, celle de pouvoir enfin dormir comme tout
le monde. J'eus beau essayer de lui rappeler que la thérapeutique
des Suisses ne lui avait jamais permis de normaliser son sommeil
et qu'à ses insomnies s'étaient ajoutés les effets secondaires
de ces produits, il restait persuadé du contraire. Pendant notre
entretien qui dura près d'une demi-heure, Wassila était restée
dans sa chambre, alors que ses deux nièces, affolées, se tenaient
derrière la porte pour écouter notre discussion. Pourquoi avait-il
adopté brusquement une telle attitude ? Je suspectai que seule,
Wassila pouvait l'avoir convaincu dans ce sens.
Ne pouvant ébranler sa détermination, je tentai de limiter
les dégâts, précisant à l'infirmier Hadj Ismail, que si le Président
exigeait de prendre du Rohypnol, il ne devait surtout pas y ajouter
les médicaments prescrits par le docteur Huber, que j'avais
consignés, le matin même, sur le cahier.
Le lendemain, le Président était abattu, sombrant parfois dans
le sommeil. L'infirmier avait bien consigné la prise de Rohypnol,
la veille au son . Au cours de sa promenade matinale, je revins
-

à la charge, lui expliquant que son organisme était sain, que ses
artères étaient en bon état comme le confirmait le rapport du
docteur Gorceix, qu'il pouvait espérer vivre encore longtemps
en bénéficiant d'une santé satisfaisante, qu'il était regrettable
de compromettre ainsi sa santé par une thérapeutique inadaptée,
qu'il ne supportait pas et qui, loin de lui permettre de retrouver
le sommeil, entraînerait des effets secondaires désagréables et
dangereux. Je lui assurai que c'était l'affection que je lui portais qui
me poussait à lui donner ces conseils et non un désir quelconque
de ne pas le voir profiter d'un sommeil réparateur. J'insistai enfin
sur les recommandations des professeurs Gorceix et Huber. Pour

222
toute réponse, il me dit qu'il se sentait fatigué et qu'il voulait
retourner se reposer dans sa chambre. Après que je l'aie salué, il
me rappela et me dit : « Ne pense surtout pas que je ne t'ai pas
compris, mais que veux-tu, il faut aussi me comprendre ».
Avant de quitter le palais j'allais voir Wassila pour lui
demander de me décharger de mon activité de médecin du
Président et lui proposai, maintenant que la thérapeutique des
Suisses avait été reprise, de s'entendre avec le docteur Mbarek
pour qu'il prenne la relève, car je n'étais pas qualifié dans le
maniement des médicaments qui relèvent des psychiatres. Elle
me répondit que le docteur Mbarek n'était pas disposé à reprendre
le suivi du Président et que les médecins suisses eux-mêmes,
mécontents que nous ayons abandonné leur cure, avaient décliné
sa demande de consultation. Je lui répétai que ma présence n'avait
plus de raison d'être, puisque le Président avait décidé de prendre
des médicaments que, comme les docteurs Gorceix et Huber, je
considérai comme contre-indiqués, et que la situation étant ce
qu'elle était, il serait préférable que le président soit suivi par des
psychiatres. Elle me répondit que, de toutes façons, ce n'était pas
le moment d'abandonner le Président et que maintenant, son état
de santé exigeait la collaboration de tous. Le lendemain, l'infirmier
Hadj Ismail me signalait que le Président avait poursuivi la prise
de Rohypnol, que sa démarche était devenue titubante, qu'il était
très asthénique et qu'il souffrait d'une soif intense.
J'appris bien plus tard que Wassila avait effectivement contacté
le docteur Mbarek pour lui demander de venir gérer cette situation
et que celui-ci s'était enquis auprès du docteur Brahim El Gharbi,
secrétaire général du Conseil de l'Ordre des médecins, sur son
droit de refuser cette demande. Je suppose qu'il avait été informé,
lui aussi, par le docteur Kaabi, de la rectification du diagnostic des
médecins suisses par les médecins français et allemands.
Le jeudi 22 mars 1979, à 9 heures du matin, Wassila me
téléphona pour m'informer de l'aggravation de l'état de santé
du Président et de son départ, avec lui, dans sa propriété de Aï'n
Ghelal où elle me demandait de les rejoindre. Je passai la journée
en leur compagnie puis rentrai, le soir, à Tunis. Le lendemain,
vendredi 23 mars à 9 heures, Neïla, la sœur de Wassila, passa à
l'Institut Pasteur me chercher en voiture pour aller à Aïn Ghelal.
Je trouvai le Président dans un état lamentable, abattu, asthénique,
titubant, la bouche sèche, instable, ne pouvant demeurer en place.
223
On me signala que la veille, après mon départ, il avait fait une
crise d'anxiété terrible, ne cessant de répéter « Klakt» . Face
1

au refus du docteur Mbarek de revenir auprès du Président, je


-

conseillai de faire immédiatement appel à un autre psychiatre,


par exemple, le docteur Sadok Ouahchi qui avait vu le président
à Bonn, en novembre 1978. Ce dernier arriva avec Allala Laouiti,
suivi peu après de Hédi Nouira. J'expliquai à celui-ci la situation,
relatant ce qui s'était passé depuis le dimanche 18 mars en
précisant que quelqu'un s'était chargé de persuader le Président,
que les médicaments des médecins suisses pourraient lui procurer
un sommeil réparateur. Bien entendu, je n'allai pas jusqu'au fond
de ma pensée et ne prononçai pas le nom de Wassila. Il me donna
l'impression d'avoir compris.
L'état de santé du Président allant de mal en pis, il fut
hospitalisé le mardi 27 mars à midi, à l'hôpital militaire, au
service de cardiologie où il fut suivi, non par des cardiologues,
comme certains médias l'ont prétendu, mais par deux
psychiatres, Ezeddine Gueddiche et Sadok Ouahchi. Ceux-ci lui
8

administrèrent du Tranxène, du Seresta, du Neureptil. Rien n'y fit.


Ses troubles s'accentuèrent avec, en plus, des idées de désespoir.
Le jeudi 29 mars, il exigea de rentrer à Carthage « pour mourir
chez lui », précisa-t-il. Une équipe de réanimateurs, dirigée par
le docteur Mohamed Dhahri, assura une surveillance permanente
au palais. Le lendemain, il fit une poussée hyperthermique à
39°C, rapidement jugulée par les antibiotiques. Il présentait un
état de confusion frisant parfois le délire. Ses troubles moteurs
s'accentuèrent au point qu'il n'arrivait plus à se lever. Le
mercredi 4 avril, il n'arrivait même plus à se tenir assis, s'affalant
vers l'avant dès que l'on essayait de le redresser dans son lit. Ma
présence à ses côtés devenait de plus en plus inconfortable. Je
ne savais plus quoi faire ni quoi dire, si ce n'est raconter ce qui
s'était passé le 18 mars. J'étais là parce que ma présence était
exigée et que je ne pouvais me soustraire dans un moment aussi
critique. Cependant, cette position de spectateur passif me pesait
lourdement, compte tenu de mon affection et de mon admiration
pour cet homme. Je supportais mal de le voir dans cet état.

7. Je m'ennuie.
8. Psychiatre à l'Hôpital militaire de Tunis.

224
L'inquiétude et le sentiment que la fin était proche gagnaient
de plus en plus la famille et l'entourage. Sachant, comme cela avait
été démontré à Paris puis à Bonn, que ce syndrome neurologique
de désorientation et de troubles de la motricité et de l'équilibre
était consécutif à la thérapeutique, j'avisai Ezzeddine Gueddiche
et Sadok Ouahchi que, le résultat de leur thérapeutique tardant
à porter, ses fruits, il était temps maintenant de procéder, soit à
une large consultation médicale, soit à m'autoriser à supprimer
tous ces médicaments pour revenir à la thérapeutique prescrite
par le professeur Huber. Eux-mêmes, soucieux de l'aggravation
continue de l'état de santé du Président, donnèrent immédiatement
leur accord. Wassila, de son côté, craignant le pire, se rangea à
mon avis. Entre-temps, elle avait, en accord avec Bourguiba Jr,
demandé à un praticien parisien, le docteur Cyrille Koupernik de
venir examiner le Président. Je recommandais pour ma part, de lui
associer le docteur Gayral, professeur de psychiatrie à Toulouse que
je connaissais de longue date et qui, j'en étais sûr, ne me cacherait
rien des manigances qui risqueraient de se faire à mon insu.
Le mercredi 4 avril 1979, reprenant la situation en main,
j'arrêtai le Rohypnol, le Seresta et le Neureptil et administrai de
nouveau des tranquillisants. Le lendemain 5 avril, l'état de santé
du Président commença à s'améliorer. Le 6 avril, l'amélioration
était encore plus perceptible. Le 7 avril, le docteur Koupernik
arrivait à Tunis, suivi le 8, par le professeur Gayral. Une
consultation réunit ces deux médecins, les docteurs Gueddiche,
Ouahchi, Dhahri et moi-même, en présence de Bourguiba Jr. Ce
dernier, irrité, ne mâcha pas ses mots, accusant les docteurs Delay
et Deniker d'avoir traité son père sans remettre de rapport, et les
docteurs Gorceix et Kaabi d'avoir rompu l'équilibre établi par
les médecins suisses. Je constatai avec étonnement l'obstination
que mettait Bourguiba Jr à défendre la conduite thérapeutique des
médecins suisses. Il semblait occulter le manque d'amélioration
qui s'en était suivi et oublier que c'était le Président lui-même
qui, de sa propre initiative, après cinq mois d'essais, était allé
en Suisse pour signaler au docteur Ajuriaguerra, le 29 juin 1978,
la persistance de ses symptômes en dépit du traitement, et avait
décidé, face à la détermination des Suisses, de ne pas modifier ce
traitement, de s'adresser à l'équipe médicale parisienne, puis à
celle de Bonn en RFA.

225
Gayral et Koupernik confirmèrent que les médicaments pris
depuis le 18 mars 1979 par le Président n'étaient pas indiqués. Ils
recommandèrent de continuer à administrer l'Atosil et le Truxal
prescrits par le docteur Huber, de supprimer les antidépresseurs
et d'introduire le Temesta, l'hydrate de chloral et le Parkinane-
retard 2 mg pour réduire la dyskinésie apparue en juillet 1978.
Ils rappelèrent que ces tremblements correspondaient aux effets
secondaires des drogues absorbées. Par ailleurs, le professeur
Gayral proposa d'améliorer le sommeil et les fonctions de
vigilance du patient tout en réduisant les effets secondaires des
médicaments, par une thérapeutique non médicamenteuse.
Le Président allait mieux. Le 9 avril 1979, il présidait la
cérémonie des Martyrs à Sedjoumi. C'est dans ce contexte que
le 12 avril 1979, la Ligue des États arabes installait son siège à
Tunis. Quelques jours plus tard, Wassila informa le Président de
son intention de s'absenter pour se rendre auprès de sa mère en
Italie, puis à Grenoble. Cette annonce éveilla en lui une certaine
anxiété. Au cours des nuits de sommeil perturbé, il demandait
lui-même à l'infirmier de lui donner des suppléments de Temesta
ou d'hydrate de chloral.
Le 6 mai 1979, Bourguiba se rendit à Paris où il subit
l'extraction de l'incisive latérale droite qui le faisait souffrir. Le
lundi 21 mai à 12 heures 45, alors que nous étions à l'ambassade
à Paris, Wassila lui téléphona de Grenoble. Au bout de quelques
minutes, le Président me fit appeler dans sa chambre. Il écoutait
sa femme sans broncher puis il me passa le combiné. Wassila
se déversa dans une description des mouvements du menton
du Président lors d'une séance de signature du courrier à
l'ambassade de Tunisie à Paris, dont elle avait visionné le film
destiné aux nouvelles télévisées de Tunis. Elle déclarait qu'elle
ne l'avait jamais vu dans un tel état, avançant que si c'étaient
les médicaments qui avaient causé ces symptômes, il fallait
immédiatement les arrêter pour ne laisser que ceux destinés au
cœur, ainsi que le chloral. Elle me demanda ensuite pourquoi
l'Heptamyl prescrit par le docteur Koupernik avait été interrompu
et me suggéra d'introduire le lithium. Je lui répondis que le lithium
est un produit qui traite les dépressions et non les insomnies et
qu'aucun psychiatre ne l'avait prescrit, ni même suggéré. Quant
à l'Heptamyl, le docteur Koupernik l'avait prescrit du 8 avril au

226
8 mai, comme le prouvaient les ordonnances qui figuraient dans
le dossier médical. S'étant probablement rendue compte de ses
contradictions, elle se calma et prétexta que les mouvements du
menton du Président étaient tellement prononcés qu'elle n'avait
pas pu dormir de la nuit parce qu'elle avait été très affectée
de le voir dans cet état. Sans oser lui répondre qu'elle était
responsable de cette situation, ce qu'elle savait parfaitement,
je lui répondis que je n'avais pas vu la télévision mais que
la dyskinésie qui datait de juillet 1978, donc de près d'un an
auparavant, semblait, à mon avis, avoir plutôt régressé et que
les images télévisées avaient, sans doute, été prises après une
séance de soins dentaires. J'ajoutais que le Président prenait du
Parkinane-retard prescrit par le docteur Koupernik, médicament
dont l'effet est de réduire ces dyskinésies et que pour le reste,
nous appliquions la thérapeutique recommandée par Koupernik
et Gayral. Je lui repassai le Président. Elle lui dit que l'Atosil et
le Truxal semblaient superflus. Le Président, heureux de l'appel
téléphonique de sa femme qu'il n'avait pas vu depuis près d'un
mois et demi, lui répondit qu'il pourrait ne plus les prendre.
Ainsi Wassila, même absente, était avertie de tout ce qui se
passait autour du Président, même de la nature des médicaments
qu'il prenait. On comprend aisément que cette façon d'interférer
dans la thérapeutique - proposition d'introduire le lithium ou
d'interrompre des médicaments en cours de prescription - ne
pouvait que rendre le rôle du médecin du Président insupportable.
Mais je considérais que ma présence auprès du Président me
permettait de limiter, autant que faire se peut, les manipulations
inconsidérées de son traitement par son épouse. Et puis, le
Président accepterait-il mon départ ?
De retour à Tunis, je contactai le docteur Ahmed Kaabi et
lui proposai à nouveau de partager avec moi, le suivi médical
du Président. Il réitéra son refus en me rappelant les événements
qu'il avait vécus en septembre-octobre 1978 et les résultats des
analyses qui ne laissaient aucun doute sur l'interférence de son
épouse dans les prescriptions thérapeutiques.
Quelques jours plus tard, le professeur Gayral me précisait
les spécifications de deux appareils susceptibles d'améliorer

227
le sommeil, le premier dénommé Relaxometer , et le second, 9

un générateur de sommeil non encore commercialisé, mais qui


pouvait nous être prêté par la Faculté de médecine de Toulouse.
Il ajoutait que les spécialistes qui manipulaient ces appareils dans
son service, les docteurs Escande et Fayat, étaient disposés à se
déplacer à Tunis pour en faire la démonstration. Les deux confrères
de Toulouse arrivèrent avec leurs appareils. Je leur demandai
de les tester sur moi-même avant de les appliquer au Président,
ce qui fut fait. Le professeur Gayral m'indiqua également qu'il
pourrait lui-même, se libérer vers le 14 juillet, pour effectuer
une visite de contrôle de l'état de santé du Président. Wassila se
montra réticente à cette visite qui, en fin de compte, n'eut pas
lieu. La raison de cette réticence était qu'elle ne pardonnait pas au
professeur Gayral sa présence (due à mon initiative), aux côtés du
docteur Koupernik, lors de la consultation du 8 avril. Je soumis
néanmoins le Président, pendant les mois de juillet et d'août
1979, à des séances de traitement par le générateur de sommeil,
conformément aux recommandations du professeur Gayral et de
ses assistants. Le bénéfice s'en avéra évident.
Le Président retrouvait un rythme de vie normal, vaquant à
ses occupations quotidiennes, recevant le premier ministre ainsi
que les membres du gouvernement et accueillant longuement
les visiteurs étrangers. Il se plaignait beaucoup moins de ses
insomnies. Au cours du second semestre 1979, tout semblait être
rentré dans l'ordre, en dehors d'un accès passager d'arthrose
cervicale qui fit l'objet d'une consultation du professeur De Seze
venu de Paris le 26 octobre 1979.
Mais, Wassila persistait dans son ambition d'imposer ses
vues et de faire peu de cas des décisions du Président. Le 17
décembre 1979, au cours de la veillée, le Président me dit qu'il
allait inaugurer, le lendemain, une clinique privée à proximité
de l'hôtel Hilton, et qu'il se proposait de lui attribuer le nom
de Al-Mouassat. Je lui répondis que cette clinique fonctionnait
déjà depuis quelques temps et qu'elle portait le nom de Clinique
Taoufik . Wassila, qui écoutait notre conversation, se tourna
10

vers le Président, répliquant que je lui racontais des mensonges.

9. Appareil fabriqué à Cambridge par Alephon (PO Box 72, Angleterre).


10. Prénom du gendre de Wassila, Taoufik Torjeman.

228
Sidéré, je précisai au Président que la carte d'invitation à cette
inauguration, que j'avais reçue et que je pouvais apporter de ce
pas, mentionnait bien le nom de Clinique Taoufik. Évitant une
polémique, le Président détourna la conversation. Le lendemain,
je l'accompagnais à l'inauguration de la clinique qu'il dota du
nom de Clinique Al-Mouassat, comme l'atteste la plaque de
marbre qui se trouve à l'entrée de cet établissement, connu de
tous, à Tunis, sous le nom de Clinique Taoufik.
Poursuivant l'ouverture politique instaurée en mai 1977,
Hédi Nouira qui avait neutralisé l'opposition au sein de son
gouvernement, libérait, le 3 août 1979, Habib Achour pour le
placer en résidence surveillée et relâchait également certains
opposants. Aux élections législatives du 4 novembre 1979, les
listes présentées aux électeurs comprenaient deux fois plus de
candidats que de postes à pourvoir.
Nous avons signalé plus haut que son ministre de la Défense
et trésorier du PSD, Abdallah Farhat, avait fait appel en décembre
1977, à Zine Ben Ali à la tête de la Sécurité nationale puis,
quelques semaines plus tard, à Hédi Baccouche comme conseiller
auprès du Premier ministre, pour organiser le X congrès du PSD,
e

fixé au 5 septembre 1979. Je participai pour la première fois à un


congrès du PSD en tant que délégué de la cellule des professeurs
de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, dont
j'avais été élu président. Lors du Congrès, dès l'entrée dans la
grande salle, je fus surpris, je dirais même indigné, par le nombre
et le zèle des militaires qui assuraient le service d'ordre, allant
jusqu'à nous mettre en rangs pour nous placer ou pour nous
permettre d'aller voter. Aux élections des membres du Comité
central, Hédi Nouira fut réélu à l'unanimité. Hédi Baccouche,
malgré sa condamnation à cinq ans de prison avec sursis, lors du
procès de Ben Salah, en 1970, se retrouvait soixante-seizième
devant Mohamed Sayah, classé quatre-vingtième sur les quatre-
vingt membres que comptait le Comité central à l'époque.
Personnellement, j'étais classé onzième. Le Président, alerté par
la présence insolite de militaires dans un congrès du Parti, flaira
une manœuvre de Abdallah Farhat visant à remplacer Mohamed
Sayah par Hédi Baccouche au poste de directeur du PSD. Il démit
Abdallah Farhat et Hédi Baccouche de leurs fonctions et désigna
Mohamed Sayah au bureau politique du PSD.

229
Mais, si la situation était stable dans le pays, une manœuvre
se tramait chez nos voisins de l'Ouest et'du Sud.
Le Président algérien Boumediene semblait désapprouver
l'intransigeance de Hédi Nouira au sujet du taux des redevances
pour le passage, par la Tunisie, du gazoduc algérien vers l'Italie
et également notre refus de condamner l'intervention des Jaguars
français au Sahara. Quant à Gaddafi, n'oubliant pas la leçon que
lui avait donné Bourguiba en décembre 1972, et ne pardonnant
pas à Hédi Nouira l'échec, en 1974, de l'union tuniso-libyenne,
il entretenait un groupe d'opposants tunisiens réfugiés en Libye
et abritait une radio clandestine, Radio Gafsa, qui diffusait des
critiques contre Hédi Nouira.
Au début du mois de janvier 1980, un groupe armé d'une
trentaine d'opposants tunisiens, comprenant notamment d'anciens
yousséfistes, quittait Tripoli pour Rome, transitait par l'Algérie et
arrivait à Gafsa. Ils attaquèrent, le 27 janvier 1980, le poste de
police, le local de la garde nationale et un lycée, puis appelèrent
la population à se révolter. La population ne répondit pas à cet
appel. L'armée rétablit rapidement l'ordre, au prix de quelques
dizaines de morts et de blessés. Le Président, qui résidait à cette
époque à l'hôtel Sahara Palace, à Nafta, à moins d'une centaine de
kilomètres de Gafsa, opposa une totale indifférence à cette agression
et poursuivit son séjour sans rien changer à son programme de
travail et à ses promenades dans l'oasis. Au général Kateb, venu
lui signaler que ses services avaient identifié des avions libyens
survolant très haut le territoire tunisien, en lui demandant s'il
aurait fallu déclencher des tirs de DCA, le Président répondit :
Le devoir d'un officier supérieur de l'armée est de tirer sur
tout agresseur, sans hésiter. Nous l'avons fait contre la France à
Bizerte, pourquoi hésiterions-nous à le faire contre la Libye qui
nous agresse ?
La rébellion de Gafsa fut donc rapidement matée par l'année qui
avait été appelée, pour la deuxième fois, à quitter ses casernes pour
rétablir l'ordre. Cependant, cette affaire était d'autant plus sérieuse
que le commando était resté caché pendant près de trois semaines
à Gafsa avant l'attaque et avait donc bénéficié de la complicité de
certains habitants. L'enquête, en effet, a révélé qu'au cours du mois
de janvier, des camions venus d^dgérie ont pénétré dans la ville
de Gafsa pour apporter des ravitaillements dans une villa située en

230
pleine ville et qu'une femme âgée, qui habitait près de cette villa,
avait majoré d'une manière inconsidérée ses achats quotidiens de
pain. Le Président avait également été informé que des éléments
algériens étaient impliqués dans ce raid. Ne voulant pas attaquer sur
deux fronts, il envoya un émissaire au président algérien, Chadli Ben
Jedid, qui déclara n'être au courant de rien. Par contre, le Président
accusa publiquement Gaddafi qu'il critiqua sans ménagements.
Pour mieux saisir les dessous de cette agression, je rapporte
ci-après les déclarations de Gaddafi à ce sujet :
Certes, le commando tunisien armé est parti de chez nous,
le financement et les armes ont été fournis par des Libyens. Là
s'arrête notre responsabilité et je reconnais volontiers qu'elle est
sérieusement engagée. Mais il est injuste de dire que nous sommes
à l'origine de cette affaire. L'instigateur, celui qui a voulu qu 'elle
existe et m'a demandé mon aide, c'est Boumediene. Il est mort,
mais ses collaborateurs qui ont organisé l'affaire avec nous sont
bien vivants. Je suis tellement excédé de voir que l'on ne parle
que de nous dans cette affaire que je vais - pour la première fois -
donner les noms et les circonstances. Boumedienne est rentré un
jour furieux de Tunis. Ce devait être en janvier 1978. Il avait eu
une altercation avec le Premier ministre de l'époque, Hédi Nouira
et le ministre de la défense, Abdallah Farhat. Je pense qu'ils orït
refusé de condamner, comme il le leur demandait, l'intervention
des Jaguars français au Sahara et aussi de décommander la visite
du chef d'état-major français en Tunisie. Je sentais au téléphone
que Boumediene était mû par une rage froide. Sa voix tremblait.
Il était question de leçon à donner, de montrer que l'on ne
résistait pas impunément à sa volonté. Il m'a dit : «Je t'envoie
trois collaborateurs de confiance. Mets en face d'eux des gens de
même niveau pour monter une opération. Il faut faire trembler la
Tunisie et tomber Nouira. Je m'occuperai de la partie politique
et nous en reparlerons...» C'est Slimane Hoffmann, le docteur
Taleb Ibrahimi et un troisièmè homme dont j'ai oublié le nom
qui sont venus me voir de la part de Boumediene. J'ai eu tort
d'accepter de fournir l'intendance de l'opération. Le docteur
Taleb Ibrahimi est celui-là même, je crois, que le gouvernement
se propose d'envoyer à Tunis comme ambassadeur. "

11. Jeune Afrique n° 1114 du 12 mai 1982, pp. 52-53.

231
Dans sa déclaration, Gaddafi rapporte que « Boumediene
est rentré un jour furieux de Tunis, ce devait être en janvier
1978 ». Effectivement, le 15 janvier 1978, Bourguiba avait reçu
Boumediene à Carthage et avait eu avec lui un entretien de 45
minutes (précisément de 18 heures à 18 heures 45, tel que cela a
été consigné sur le cahier tenu par les infirmières suisses de janvier
à juin 1978). Le lendemain, 16 janvier, il l'invitait à déjeuner avec
la délégation qui l'accompagnait. Le choix de la date de la visite
en Tunisie du Président Boumediene n'était certainement pas
l'effet du hasard. C'était d'abord la période au cours de laquelle
Bourguiba subissait la thérapeutique éprouvante et inadaptée de
l'équipe médicale suisse. C'était également une période critique
pour le gouvernement Nouira : cinq ministres, fidèles de Wassila,
avaient démissionné de concert, en réplique au départ, le 23
décembre 1977, de Tahar Belkhodja démis de ses fonctions de
ministre de l'Intérieur. C'était également après le retour à Tunis
de Mohamed Masmoudi qui avait séjourné à l'étranger pendant
plus de trois ans et qui était venu épauler Habib Achour, lequel
avait annoncé, le 8 janvier 1978, sa démission du Bureau politique
du PSD et lancé un appel à une grève générale. Ainsi, tout se
passait comme si Boumediene, parfaitement renseigné sur ce qui
se tramait à Tunis et sur la course à la succession, venait tâter le
terrain et participer à la chute du dauphin, Hédi Nouira. Habib
Achour ayant échoué dans son aventure, Boumediene sollicita la
participation de Gaddafi pour fomenter l'affaire de Gafsa, dans le
but de déstabiliser le gouvernement Nouira que Wassila cherchait
aussi à déstabiliser.
Une autre information confirmait le rôle primordial de
l'Algérie dans l'attaque de Gafsa. Elle m'a été rapportée par un
ami intime de Azzedine Azzouz : des responsables algériens
12

avaient proposé à Azzedine Azzouz, vers la fin du mois de


décembre 1979, le poste de ministre de la Défense en Tunisie, au
cas où un événement arriverait à changer le régime dans le pays.
Étonné par une telle proposition, Azzedine Azzouz en informa le

12. Chef scout et résistant, Azzedine Azzouz critiqua le régime du protectorat français
en Tunisie au congrès scout de Londres, en 1946. Il se rendit ensuite au Caire où
il collabora avec les nationalistes tunisiens au Bureau du Maghreb arabe. Puis il
rejoignit la Syrie où il suivit pendant trois ans les cours de l'école militaire de Damas
qu'il quitta avec le grade d'officier. Accusé à tort de complicité dans le complot de
1962, il fut condamné et incarcéré jusqu'en 1964.

232
ministre de l'Intérieur, Othman Kechrid. Au lieu d'accentuer la
surveillance aux frontières et d'engager une enquête, ce dernier
chargea les services de la Sécurité nationale de cette affaire.
Azzedine Azzouz fut mis sous bonne surveillance. L'attaque de
Gafsa eut lieu le 27 janvier 1980.
Wassila attribua cette défaillance au ministre de l'Intérieur,
afin de le faire remplacer par Driss Guigua, ambassadeur à
Bonn. Pour mieux convaincre le Président de procéder à cette
nomination, elle décida d'entreprendre en personne une visite
à Gafsa. Le Président lui donna son accord, en me demandant
de l'accompagner. Le gouverneur, M'hamed Abbès, qui avait
échappé par miracle à l'attaque et qui, avec l'aide de l'armée,
avait rapidement repris la situation en main, organisa pour elle une
réunion publique comprenant près d'une centaine de personnes.
A son retour à Nafta, elle rendit compte au Président de sa visite,
insistant sur la carence des services de sécurité qui, non seulement
ne s'étaient pas rendus compte des préparatifs de l'attaque, mais
s'étaient aisément laissés investir par les assaillants.
Le 26 février 1980, le Président invita son premier ministre
à venir le voir, pour s'entretenir avec lui de ces problèmes.
Ce jour-là, levé très tôt comme à l'accoutumée, le Président
se préparait à recevoir Hédi Nouira, lorsqu'il fut informé,
par téléphone, que ce dernier avait été victime d'un malaise.
Quelques minutes plus tard, d'autres informations téléphoniques
précisaient la gravité de l'état du Premier ministre qui, à la
suite d'une hémorragie cérébrale survenue pendant la nuit, était
dans un état subcomateux. Le Président décida alors de rentrer
immédiatement à Tunis. Deux heures plus tard, nous étions dans
l'avion. Le Président se rendit directement au chevet de Hédi
Nouira, avant son transfert d'urgence dans un service parisien
spécialisé. Lorsqu'il vit son compagnon fidèle et dévoué,
inconscient et hémiplégique, sur un brancard, il fut tellement
ému qu'il se mit à pleurer à chaudes larmes. J'avoue n'avoir
jamais vu le Président dans un tel état. 13

13. Dans Bourguiba, un si long règne 2 (p. 171), S. Bessis et S. Belhassen, font un lien
de cause à effet entre l'accident vasculaire de Hédi Nouira et la nomination, en
tant que ministre de l'Intérieur, de Driss Guiga que Hédi Nouira n'appréciait pas.
Précisons que, la nomination de Driss Guiga (1 mars) est postérieure à l'attaque
er

cérébrale de Hédi Nouira.

233
Ce n'est que bien après le 7 novembre 1987, que j'appris,
de la bouche même de Othman Kechrid, les détails de la 14

mésaventure de Azzedine Azzouz avant l'attaque de Gafsa.


Vers la fin du mois de décembre 1979, une audience auprès
de Othman Kechrid, ministre de l'Intérieur, fut sollicitée par
Kaies Azzouz. Ce dernier informa le ministre que son père,
Azzedine Azzouz, désirait le rencontrer pour une affaire très
urgente. Un rendez-vous fut fixé au ministère de l'Intérieur,
le lendemain à 9 heures. Azzedine Azzouz se présenta au lieu
et à l'heure fixée et relata à Othman Kechrid que la veille, il
avait été contacté par Sliman Hoffman qui lui avait demandé
15

de le rejoindre immédiatement à Genève. Le ministre appela


alors Zine Ben Ali, directeur de la Sécurité nationale et lui
recommanda de mener une enquête sur cette affaire, puis Zine
Ben Ali et Azzedine Azzouz quittèrent le bureau ministériel.
Après les événements de Gafsa du 26 janvier 1980, Othman
Kechrid apprit que Zine Ben Ali n'avait pas trouvé mieux que
de mettre Azzedine Azzouz sous écoute, puis de l'incarcérer
pendant une semaine. Il reconnaît aujourd'hui, que son tort a
été de ne pas avoir assuré le suivi de l'enquête dont il avait
chargé le directeur de la Sûreté. En tout état de cause, il est
difficile d'admettre que le directeur de la Sécurité nationale ait
considéré comme négligeables les informations fournies par
Azzedine Azzouz, au point de ne pas donner suite à l'enquête
dont l'avait chargé son ministre. Il est également peu plausible
qu'il n'ait pas été informé par la police locale des activités
inhabituelles qui se déroulaient au cours du mois de janvier
à Gafsa, alors même que la présence de Bourguiba à Nafta,
imposait une vigilance accrue dans le Sud tunisien.

14. Othman Kechrid a occupé le poste du ministre de l'Intérieur du 7 novembre 1979 au 1 er

mars 1980. Il connaissait bien Azzedine Azzouz pour avoir collaboré avec lui au sein
des mouvements scouts dans les années 40. Il l'avait revu clandestinement à Kairouan
en 1953, lorsque Azzedine Azzouz, muni d'un pouvoir de Abdelkrim Al-Khattabi,
directeur du bureau du Maghreb au Cane, était revenu en Tunisie pour organiser la
lutte armée. Ce projet qui était contraire aux options politiques de Bourguiba n'eut pas
de suite. Voir Azzedine Azzouz, L'histoire ne pardonne p<7s,L'Harmattan-Dar Aschraf
Édition, 1988, p. 153.
15. Sliman Hoffman, fils d'un Allemand et d'une Algérienne, était l'adjoint de Kasdi
Merbah, coordinateur des services de sécurité algériens et chef de la sécurité
militaire (police politique) de 1962 à 1979. Kasdi Merbah, devenu vice-ministre de
la Défense, a été promu premier ministre en 1988. Il fut écarté du pouvoir l'année
suivante, puis assassiné le 21 août 1993.

234
Wassila était au courant de la proposition algérienne (je le
tiens d'un ami à qui elle en avait fait part, après l'attaque). Il serait
intéressant de savoir qui l'avait informée. Ses amis algériens ou le
directeur de la sécurité ? La nomination, pour la première fois, de
Zine Ben Ali à un poste d'ambassadeur après son limogeage de la
direction de la sécurité nationale pour carence dans l'exercice de
ses fonctions, plaide en faveur de la deuxième hypothèse, à moins
qu'il ne s'agisse du soutien d'un gouvernement étranger.

235
CHAPITRE 7

FLUCTUATIONS POLITIQUES,
ÉCONOMIQUES ET SOCIALES

23 a v r i l 1 9 8 0 - 8 j u i l l e t 1986
Le Président reprit en main le contrôle du gouvernement.
Il présidait lui-même les conseils des ministres. Les réunions et
les entrevues avec les personnalités tunisiennes et étrangères se
multipliaient. Les Tunisiens étaient satisfaits de retrouver leur
Président en meilleure forme. Tous lui manifestaient leur soutien
et leur solidarité, y compris les partis d'opposition. Les pays
voisins qui avaient participé à l'attaque de Gafsa se rendaient
compte que le régime était loin d'être fragile.
Le choc des événements de Gafsa et la maladie de Hédi
Nouira donnèrent à Wassila l'occasion d'aller de l'avant. Nous
avons vu que sa visite à Gafsa visait à convaincre le Président
1

de confier le ministère de l'Intérieur à Driss Guiga. Par ailleurs,


craignant que le Président ne désigne Mohamed Sayah au poste 2

de premier ministre, elle ne ménagea pas ses critiques envers lui,


incitant les personnes ayant des entrevues prévues avec le Président,
en séance de travail ou à sa table, à souligner la responsabilité de
Mohamed Sayah dans les événements du Jeudi noir qui, d'après
certaine rumeur savamment entretenue, auraient été déclenchés
par la milice destourienne qu'il dirigeait. Pour augmenter ses
chances d'éloigner Mohamed Sayah, elle suggéra au Président la
candidature d'un Monastirien, homme de lettres, qui ne faisait partie
d'aucun groupe politique et qui occupait, dans le gouvernement, le
poste de ministre de l'Éducation nationale, Mohamed Mzali. Elle
considérait qu'il ne risquait nullement de lui porter ombrage et était
d'autant plus certaine d'occuper le terrain qu'elle avait déjà assuré
ses arrières en parvenant, le 1 mars, à faire nommer Driss Guiga
er

1. Contrairement à ce qui a été avancé par Tahar Belkhodja dans son ouvrage Les trois
décennies de Bourguiba (Edition Arcanteres 1998, p. 245), le Président ne s'est pas
rendu à Gafsa à la suite de l'attaque du 27 janvier 1980.
2. Ministre délégué auprès du Premier ministre et directeur du PSD.

239
à la tête du ministère de l'Intérieur. Mohamed Mzali fut chargé de
l'intérim du premier ministère pendant une période d'essai. Le 15
avril 1980, un décret du ministère de l'Intérieur créait une direction
générale de la Police en plus de la direction générale de la Sûreté
nationale. L'ancien responsable de cette dernière institution, Zine
Ben Ali, ayant été éloigné en tant qu'ambassadeur à Varsovie,
Abdelhamid Skhiri et Ahmed Bennour furent désignés pour diriger
respectivement ces deux directions, le commandement de la garde
Nationale ayant été confié à Ameur Ghedira.
Mzali, encore à l'essai, se déclara favorable à l'ouverture
politique et tint plusieurs réunions avec les anciens libéraux,
devenus démocrates socialistes et dont la plupart étaient des
fidèles de Wassila.
Le 23 avril 1980, le président confirmait Mzali dans les fonctions
de premier ministre. Les ministres démissionnaires de 1977 revinrent
aux affaires : le 25 avril 1980, Abdelaziz Lasram était nommé ministre
de l'Économie, Moncef Bel Hadj Amor, ministre de la Fonction
publique et Mongi Kooli directeur du PSD en remplacement de
Mohamed Sayah affecté au ministère de l'Équipement. Étaient
maintenus dans leurs fonctions, Mohamed Ennaceur et Fouad
Mbazaa nommés respectivement ministre des Affaires sociales
et ministre des Affaires culturelles, le 7 novembre 1979 et Habib
Chatti qui occupa de 1979 à 1984 le poste de secrétaire général de la
Conférence islamique (OCI). Tahar Belkhodja qui avait, le 20 mars
1980, remplacé Driss Guiga au poste d'ambassadeur en Allemagne,
les rejoignit au sein du gouvernement, le 3 décembre 1980, en tant
que ministre de l'Information. Wassila était satisfaite.
Poursuivant son élan, Mzali tint de nombreuses réunions
en vue d'introduire un pluralisme politique. C'est ainsi que les
syndicalistes arrêtés en 1978 furent libérés et que l'activité de
l'UGTT prit la voie de la normalisation. Le congrès de l'UGTT
désigna un universitaire, Taïeb Baccouche, comme secrétaire
général. Le parti communiste fut officiellement reconnu et son
secrétaire général reçu au palais de Skanès. Bourguiba approuva
la constitution de nouvelles formations politiques, à condition
qu'elles « s'engagent à sauvegarder l'intérêt supérieur du pays et
ne soient pas inféodées à des pays étrangers ». Le 8 août 1980, la
fonction de procureur de la république fut également supprimée,
ce qui renforça le libéralisme politique du pays.

240
Ainsi, deux ans après la démission de ses alliés dans le
gouvernement, Wassila, dominante, rattrapait le terrain perdu. Ses
hommes étaient revenus au pouvoir et Mzali se pliait à ses vues.
En septembre 1980, le Président se rendit à Paris pour des soins
dentaires. Sa dyskinésie s'était doublée d'un défaut d'occlusion
des maxillaires. Il fut examiné par le docteur Fouré, chirurgien
dentiste de l'hôpital américain à Paris. A l'ambassade, il reçut la
visite du président Valéry Giscard D'Estaing qui lui recommanda
son propre stomatologue, le docteur Tecuciannu. Ce dernier
vint examiner le Président, accompagné du docteur Altmeyer,
chirurgien dentiste installé au 16, avenue Montaigne à Paris.
Altmeyer lui ajusta des plans d'occlusion en matière plastique.
De retour à Tunis, le Président déclara se sentir beaucoup plus à
l'aise avec ces plans d'occlusion.

Paris 1980, parc du Musée Rodin, à proximité de l'ambassade de Tunisie.


De droite à gauche : le président Bourguiba, le docteur Amor Chadli et Hédi Mabrouk
ambassadeur de Tunisie en France.

En avril 1981, se tint le XI congrès extraordinaire du PSD.


e

Aux élections, Tahar Belkhodja qui n'avait pas été élu parmi les
quatre-vingt membres du Comité central du congrès de 1979,
figurait au dix-neuvième rang, alors que Mohamed Sayah était
classé vingt-huitième.

241
La date des élections législatives était fixée au 1 novembre de
er

la même année. La campagne, ouverte le 18 octobre, permit l'accès


des partis politiques (MDS, MUP-1, Parti communiste) aux médias :
journaux, radio et télévision. Une véritable ère de libéralisme
semblait commencer. Mais cette volonté d'ouverture ne fut qu'un
mirage, puisqu'à la proclamation des résultats des élections, aucun
candidat de l'opposition n'obtint le nombre de voix requis pour être
élu. En effet, la nouvelle conjoncture inquiétait Wassila qui craignait
d'être marginalisée par le rapprochement de Mohamed Mzali et du
groupe des démocrates socialistes de Ahmed Mestiri. Le risque d'un
recul du PSD à l'Assemblée nationale ne lui convenait guère. Aussi,
manœuvra-t- elle avec Driss Guiga pour arrêter ce courant. Elle aurait
été vue au siège du gouvernorat, de bon matin, le jour des élections,
accompagnée de Mhedheb Rouissi, gouverneur de Tunis. Certains
prétendent même que les résultats proclamés auraient été arrêtés dès
la veille des élections. De son côté, Driss Guiga, interrogé par les
membres du gouvernement et du Parti sur les scores obtenus, n'hésita
pas à répondre qu'il n'était qu'un exécutant et que les comptes, il
fallait les demander au palais. Il est important de souligner qu'il
parlait du palais et non du Président.
Comment Mzali, jusqu'ici partisan d'une ouverture
démocratique à laquelle il semblait attaché, acceptait-il de bon
cœur ce revirement ? Dans sa Lettre ouverte à Bourguiba - 3

pamphlet qui exprime le dépit, bien plus que la vérité - il invoque


la « raison d'État ». En fait, les élections du PSD et de l'Assemblée
nationale lui avaient permis de renouveler ces instances dans une
forte proportion (70%) et d'y placer ses hommes.
Le Président n'était pas dupe des manœuvres politiques de
son épouse et de ses alliés mais il essayait d'éviter les conflits
dans son couple. Cette situation le faisait, cependant, vivre dans
un état de grande tension. Il était de nouveau souffrant. A ses
ennuis stomatologiques, s'ajouta une douleur de la main droite.
Consulté, le professeur Cayla, rhumatologue de l'hôpital de la
Pitié à Paris, demanda un électroencéphalogramme pour vérifier
l'état du système nerveux, Cet enregistrement, réalisé par le
professeur F. Contamin, chef du service de neurologie de l'hôpital
St Antoine, s'avéra « rigoureusement normal ».
Ci-contre le fac-similé de la lettre.

3. Mohamed Mzali, Lettre ouverte et Bourguiba, Édidon Alain Moreau, juin 1987.

242
243
En voici le texte.
Mon cher Collègue
J'ai reçu cet après-midi copie de l'EEG de notre malade
et m'empresse de vous répondre. Ce tracé est rigoureusement
normal et il n'y a vraiment rien de grave à envisager ni d'autres
explorations à proposer.
Je pense que l'hypothèse mécanique d'un conflit dorso-
radiculaire à l'étage cervical est la seule plausible, avec une
symptomatologie un peu atypique peut être en raison du bloc
congénital C-C . Lorsque, comme dans le cas particulier,
5

l'évolution est un peu traînante, on recommande la mise au repos


le plus complet possible de la colonne cervicale, et dans le cas
particulier mieux vaudrait interrompre la piscine pendant une
dizaine de jours. À part cela, je pense qu 'il faut poursuivre comme
prévu les injections de Thiodérazine vitamine B en passant à la
r

variété « forte », les applications d'air chaud, et le repos nocturne


sur un seul oreiller pour éviter la cassure de la colonne.
N'hésitez pas à me tenir au courant d'ici une quinzaine de
jours et croyez à mon meilleur souvenir.
En ce qui concerne les soins dentaires du Président et son
défaut d'occlusion, il avait été convenu avec le docteur Altmeyer
que le traitement serait confié au grand spécialiste en la matière,
le professeur Morton Amsterdam, de Philadelphie aux USA. Un
programme fut établi pour ce faire, s'échelonnant entre le 18
janvier et le 8 février 1982. Le jeudi 14 janvier 1982, le Président,
son épouse et sa suite, quittaient Tunis pour Washington, via
Paris. Je les accompagnais. Le samedi 16 janvier, nous arrivions
à Washington à bord du Concorde Air-France. Comme prévu,
le Président se rendit le surlendemain matin, à Philadelphie, au
cabinet du professeur Amsterdam qui procéda à des radiographies,
au démontage de l'ancien bridge, à l'extraction des deux incisives
inférieures infectées, à la fabrication d'un bridge provisoire, à sa
mise en place et son ajustement et à la prise d'empreintes pour
le bridge définitif. Le Président fit part au docteur Amsterdam
de sa douleur à la main et lui demanda de lui conseiller un bon
spécialiste. Wassila ayant terminé ses courses en ville, arriva à la
clinique dentaire vers 12 heures 30, avant la fin de la séance. Je

244
l'informai de la demande du Président au docteur Amsterdam.
Sans même s'en entretenir avec son époux, elle s'emporta et
clama, dans le couloir, devant les policiers « Ah ! Vous faites dire
au Président ce que vous voulez ! ».
Le lendemain, 19 janvier, au cours d'une nouvelle séance,
le professeur Amsterdam ajusta le bridge provisoire, vérifia
l'occlusion et procéda à de nouvelles radiographies. Il informa
également le Président qu'il avait contacté le professeur Donald
Silberberg, chef de service de neurologie à l'université de
Philadelphie, et que ce dernier proposait d'abord de rencontrer
le médecin particulier du Président, le jour-même à 11 heures
30. Malgré son caractère strictement médical, mon entrevue
avec Silberberg se déroula en présence de Mohamed Atallah,
fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères. Un rendez-
vous au lendemain fut pris pour le Président. Après examen, le
professeur Silberberg prescrivit de l'Inderal 10 en remplacement
de l'Hydergine. Wassila, de son côté, ne pouvant s'empêcher
de prendre des initiatives et d'ajouter son grain de sel, chargea
Abdelmajid Karoui, chef du protocole, de faire venir de Tunis,
le professeur Rafik Boukhriss, endocrinologue formé aux USA,
demanda à l'ambassadeur Habib Ben Yahia de contacter le
Département d'État américain pour qu'il lui conseille un bon
neurologue et de prendre rendez-vous à l'hôpital Walter Reeds pour
un bilan clinique et biologique. Le nom du professeur Mac Lahn,
neurologue à Baltimore, fut avancé. Rafik Boukhriss contacta
ce spécialiste et tous deux nous rejoignirent à Philadelphie. Mac
Lahn conseilla de supprimer le Modopar et le Disipal. Devant
la persistance des plaintes du Président, nous décidâmes, le
docteur Boukhris et moi-même, de prescrire de l'aspirine et
d'y ajouter une petite dose de colchicine, ce qui entraîna une
régression provisoire des douleurs. Le lundi 25 janvier eut lieu
la troisième séance de soins dentaires, au cours de laquelle le
docteur Amsterdam procéda au démontage du bridge provisoire,
à l'ajustage du moule du bridge inférieur, à l'ajustage du bridge
assemblé, à la prise de l'empreinte finale de l'occlusion à la cire
et au cimentage du bridge provisoire.
Le mardi 26 janvier, le Président se rendit à l'hôpital Walter
Reeds, rendez-vous programmé par l'ambassadeur à l'initiative de
Wassila. Il fut examiné par le docteur Cuetter, neurologue puis par

245
un rhumatologue. Un électromyogramme fut pratiqué vers midi
et un doppler cervical vers 13 heures. Un autre rhumatologue,
le docteur Welton, l'examina vers 15 heures 30. Il évoqua la
possibilité d'une ostéodystrophie pour laquelle il suggéra de faire
des infiltrations stellaires. Les douleurs de la main se manifestèrent
à trois reprises au cours de cette journée. Wassila, pour sa part,
profita de cette journée à Walter Reeds, pour se faire hospitaliser
et effectuer un bilan clinique et biologique. De retour à l'hôtel, le
Président, déçu par l'inefficacité de ces multiples consultations non
prévues au programme initial, et remarquant la discordance dans
les diagnostics et dans les thérapeutiques avancés par les divers
médecins - « de races blanche, ja une et noire », disait-il - qui 1 ' avaient
examiné, décida d'arrêter les frais de tout ce remue-ménage et de
rejoindre notre ambassade à Washington. Le lendemain 27 janvier,
il refusa de prendre sa température, déclarant que les médecins ne
trouveraient rien pour le soulager et que c'étaient sa main et sa
bouche qui le faisaient souffrir, et non les autres organes que l'on
s'évertuait à explorer. Il était abattu et très pensif. J'essayai de le
distraire par la lecture d'un ouvrage qu'il appréciait, Le temps des
léopards, traitant de la guerre d'Algérie. Au bout d'une heure, il
m'interrompit en me disant qu'il n'arrivait pas à fixer son attention.
Vers midi, ce fut la tempête ! Il appela à tour de rôle dans sa
chambre Wassila, puis l'ambassadeur, puis le ministre des Affaires
étrangères Béji Caïed-Essebsi, puis Rafik Boukhris et moi-même,
pour nous dire qu'il était en train de souffrir le martyre, qu'il en
avait assez de cette vie de souffrances et qu'il avait décidé de
rentrer à Tunis, par le prochain Concorde, samedi 30 janvier. Vers
13 heures, il demanda à Wassila de rester un peu près de lui. Elle lui
répondit qu'elle-même avait besoin de quelqu'un pour la consoler
et s'en alla. Il se contenta de lui répondre « Bon ! ». J'avais la nette
impression que cet état de tension avec son épouse exacerbait
ses douleurs. Au dîner, Wassila vint lui tenu compagnie. Je sortis
-

pour rejoindre, à la salle à manger, l'épouse de l'ambassadeur et


les membres de la délégation. A la fin du dîner, Wassila vint nous
annoncer que le Président était à bout de nerfs, qu'il considérait
son cas comme désespéré, qu'il avait décidé d'interrompre ses
soins dentaires et confirmé sa décision de rentrer à Tunis par le
premier vol du Concorde. Je lui expliquai que le bridge provisoire
qu'il portait était en cire, qu'il risquait à tout moment de se rompre

246
et qu'il était impératif d'attendre le bridge définitif. Wassila éclata
de rire, ajoutant :
On voit que Si-Amor ne connaît pas le Président. Lorsqu 'il
décide quelque chose, rien ne peut le faire changer d'avis.
J'attirai l'attention de l'assistance, constituée de Béji Caïd
Essebsi, Habib Ben Yahia et son épouse, Abdelmajid Karoui et
quelques membres de l'ambassade, sur les conséquences d'une
pareille décision, précisant qu'en l'occurrence, seule Wassila
pouvait nous sortir de cette impasse. Elle ricana de nouveau, en
raillant ce qu'elle appelait mon entêtement. Le soir, vers 21 heures,
au cours de la marche que le Président faisait régulièrement
avant de se coucher, j'essayai de le raisonner, lui expliquant
que le bridge qu'il portait ne pourrait tenir plus de deux ou trois
semaines. J'insistai sur le fait que nous partagions ses souffrances
et que c'étaient mon souci de sa santé et mon attachement à sa
personne qui me poussaient à revenir sur ce sujet. Je lui précisai
que le gros du travail, pour la confection du bridge définitif était
déjà fait et qu'il suffisait de retarder notre retour d'une semaine,
pour qu'il puisse disposer d'un bridge confortable et solide. Le
Président me répondit, exaspéré :
J'en ai assez. Je sais qu 'il n 'existe aucun espoir, ni pour ma
main, ni pour ma bouche. Je refuse cette vie de souffrance.
Wassila qui était dans sa chambre, entendit ses éclats de voix
et pour ne rien perdre de la discussion, prit une chaise et vint
s'asseoir dans le couloir où nous faisions les cent pas. Je gardais
le silence, le laissant se calmer puis revenais à la charge car, ayant
donné mon accord à la suggestion d'Altmeyer, je me sentais
responsable de ce déplacement en Amérique qui risquait de se
terminer par un échec. Comme son exaspération ne régressait
pas, je finis par lui dire que même si sa vie devait arriver à son
terme, il faudrait éviter que ce soit en Amérique car, dans un tel
cas, le gouvernement américain ne manquerait pas de procéder à
une enquête approfondie avec autopsie et tout ce qui s'en suivrait
et, lui tendant la perche, j'ajoutais :
Du moment que vous avez décidé de prendre le Concorde du
samedi 30 pour Paris, votre décision sera strictement respectée.
Mais au lieu de prendre l'avion à Washington, on pourrait le prendre
à New York, ce qui nous permettrait de passer à Philadelphie et
de récupérer le bridge définitif chez Amsterdam.

247
J'obtins enfin son assentiment pour récupérer le bridge
définitif. Wassila qui écoutait cet entretien qui dura plus d'une
heure, réintégra sa chambre, furieuse d'avoir été contredite et, qui
plus est, devant témoins.
Le jeudi 28 janvier 1982, je téléphonai à la première heure au
docteur Amsterdam pour lui expliquer la situation et lui demander
de se débrouiller, quand bien même il lui faudrait travailler la
nuit, afin que le bridge du Président soit prêt samedi matin. La
date de son départ des USA ayant été respectée avec, de plus,
l'espoir d'un bridge mieux adapté, le Président paraissait plus
calme, le lendemain. Il reçut le numéro deux du Département
d'État américain, accompagné du général Vernon Walters et du
nouvel ambassadeur d'Amérique à Tunis. Mais ce calme n'était
qu'apparent, puisque vers midi, il réitéra à l'ambassadeur Habib
Ben Yahia son refus de continuer à vivre dans la souffrance et
lui demanda même une arme pour mettre fin à ses jours. Ne
connaissant pas les multiples facettes du caractère du Président,
Habib Ben Yahia prit cette information au premier degré et crût
que le Président avait effectivement l'intention d'en finir avec
la vie. Je reste persuadé, en ce qui me concerne, qu'il signifiait
par-là que ses désagréments de santé ainsi que ses conflits avec
son épouse, lui rendaient la vie insupportable. Confiant dans son
pouvoir de séduction et de persuasion, il cherchait, à mon avis
à sensibiliser son entourage à ses souffrances et à solliciter sa
compassion pour mieux le mobiliser autour de sa personne.
Le 30 janvier, nous quittâmes la résidence de l'ambassade à
Washington en voiture, pour Philadelphie où Amsterdam ajusta
le bridge définitif du Président et arrivâmes à l'aéroport de New
York vers 12 heures 45. À 13 heures, selon son habitude, le
Président demanda son déjeuner. Mais celui-ci avait été placé
dans une autre voiture, qui n'était pas encore arrivée. Le Président
piqua une crise de colère que je dus calmer seul, étant donné que
toute la suite, y compris Wassila, s'était éclipsée. Une dizaine de
minutes plus tard, elle lui apporta un plateau d'Air France.
Dans l'avion, Wassila s'installa à côté de Béji Caïd Essebsi,
à la quatrième rangée derrière le Président, auprès duquel je pris
place. Une vingtaine de minutes après le décollage, il appela
Wassila. Elle refusa de venir auprès de lui. Les trois heures du

248
trajet se passèrent en discussions et en lecture, ce qui ne me laissa
pas le temps de déjeuner. Le steward reprit mon plateau tel qu'il
l'avait posé. Le Président devait penser que j'avais, comme lui,
déjeuné à l'aéroport, avant de prendre l'avion. Arrivés à Paris, nous
passâmes le dimanche à l'ambassade, désorientés par le décalage
horaire, au point qu'à 13 heures, heure de Paris, le Président
n'avait pas encore demandé son repas. L'ayant attendu en vain
jusqu'à 14 heures 30, j'allai me reposer dans ma chambre, non
sans avoir demandé à ses deux valets ainsi qu'au maître d'hôtel
de l'ambassade de m'appeler dès qu'il sortirait de sa chambre.
En quittant ma chambre, vers 16 heures, je rencontrai Béji Caïd
Essebsi qui me dit :
- Où étais-tu ?Nous t'avons cherché partout ! Nous pensions
que tu n'étais pas à l'ambassade !
- Mais j'ai prévenu les deux valets et le maître d'hôtel que
j'étais dans ma chambre !
Ayant insisté auprès du maître d'hôtel pour savoir pourquoi
il ne m'avait pas prévenu lorsque le Président était sorti de sa
chambre et s'était enquêté de moi, il finit par m'avouer qu'il
avait reçu ses instructions de Wassila. Quant à l'ambassadeur
Hédi Mabrouk, de connivence avec Wassila, il me signifia que
je n'avais pas à hausser le ton et à demander des comptes à son
maître d'hôtel. Le Président tira malheureusement la conclusion
escomptée de ce procédé peu loyal qui visait à me discréditer
à ses yeux, puisqu'il me fit remarquer, courtoisement, de bien
vouloir préciser à son infirmier les médicaments qu'en cas de
besoin, il devait prendre, afin que l'on ne « perde pas de temps à
me chercher ».
Lundi 1 février, l'avion ramenant le Président et sa suite
er

atterrit vers 11 heures à Tunis-Carthage. Le jour même, vers


14 heures 30, le Président me téléphona pour m'informer que
sa main le faisait souffrir. Je lui recommandai la prise d'un
comprimé d'aspirine. Vers 17 heures, le Premier ministre,
Mohamed Mzali me demanda de venir au palais pour participer
à une consultation médicale. A mon arrivée, je rencontrai le
valet Ali. Il m'informa que depuis 14 heures, le Président
n'avait cessé de réclamer son épouse et que celle-ci avait
refusé d'aller le voir, prétextant une migraine. Au salon, je
trouvai Mzali et Wassila en compagnie de trois confrères,

249
Rafik Boukhriss, Abdelaziz Annabi et Mhamed Hamza. Je
me limitai à souligner que l'état nerveux du Président était
tel, que toute contrariété provoquait chez lui une angoisse
qui exacerbait ses douleurs.
Deux semaines après son retour d'Amérique, les douleurs de
la main du Président s'étaient atténuées et la prothèse dentaire
confectionnée par le docteur Amsterdam, s'avérait convenable. Il
reprit une activité quasi normale. Il reçut notamment le premier
ministre français Pierre Mauroy, puis Gaddafi qui, en excellentes
dispositions, cherchait, après l'incident de Gafsa, à rétablir de
bonnes relations avec la Tunisie. Avait-il compris la manœuvre de
Boumediene ? En mars 1983, Bourguiba signa avec le président
algérien Chadli Ben Jedid, le traité d'amitié et de concorde entre
les deux pays, accord ratifié aussitôt par la Mauritanie.
Le mercredi 5 mai, le Président me téléphona pour me
dire que sa bouche le faisait souffrir et qu'il désirait que le
docteur Altmeyer vienne l'examiner. Je pris contact avec
Altmeyer qui fixa sa visite au dimanche 9 mai à Tunis et
promit de me téléphoner le lendemain, pour me communiquer
ses horaires. Le jeudi 6 mai de bonne heure, Wassila me
contacta pour me dire qu'elle ne voyait pas l'intérêt de la
visite de ce dentiste. Je répondis que je ne l'avais pas joint
de mon propre chef et qu'il lui appartenait de s'entendre, à
ce propos, avec le Président. L'après-midi du jeudi 6 mai,
Altmeyer m'appelait pour m'informer que l'ambassadeur
Hédi Mabrouk avait annulé le rendez-vous, ajoutant qu'il
restait à notre disposition au cas où nous changerions d'avis.
Je lui répondis que la décision appartenait au Président et
qu'il en serait avisé par son épouse ou par l'ambassadeur. Le
matin du samedi 8 mai, le Président me dit :
- Alors, Altmeyer vient demain ?
- Il était d'accord pour venir, mais on a dit que sa visite n 'était
pas nécessaire.
- Ah bon, on a dit que sa visite n 'était pas nécessaire ?
Et il changea de sujet. Le soir, vers 21 heures, Altmeyer
me contacta pour m'informer qu'il était à l'hôtel La Baie des
Singes à La Marsa et qu'il proposait d'examiner le Président
le lendemain à 9 heures, au palais. Le lendemain, après la
séance de soins, le Président nous invita à nous retrouver tous

250
les deux à sa table, pour le déjeuner. Je sortis avec Altmeyer
faire une promenade dans les ruines de Carthage. C'est alors
qu'il me fit le récit de ce qui s'était passé. L'ambassadeur lui
avait téléphoné, jeudi matin, pour lui dire :
- Vous avez un empêchement et vous ne pouvez pas venir en
Tunisie.
- Non, je n 'ai pas d'empêchement ! répondit Altmeyer.
- Mais si, vous en avez un, je crois.
- Mais non ! Je me suis engagé, hier, auprès du docteur Chadli
pour être en Tunisie le dimanche 9 mai.
Samedi matin, l'ambassadeur l'avait néanmoins prié de
programmer le déplacement et lui avait remis son titre de
voyage. Altmeyer ajouta qu'il restait très surpris de l'attitude de
l'ambassadeur et qu'il n'arrivait pas à comprendre la « pensée
orientale ».
Le Président, très fin, avait donc compris que son épouse
cherchait à contrecarrer toute action ou initiative à laquelle elle
n'avait pas pris part, mais il ne m'en avait pas soufflé mot. Wassila
arrivait à imposer cette façon de faire à tout son entourage et
même à la plupart des ministres. Elle n'avait pas admis que je
puisse ne pas la consulter. Je me trouvais en porte-à-faux dans
cette situation, pour le moins inconfortable. Mais, chaque fois
que j'essayais de prendre mes distances, de réduire mes visites
et que je passais deux ou trois jours sans me rendre au palais,
c'était le Président lui-même, qui me téléphonait. Je remarquais
aussi que plus le Président m'accordait sa confiance, plus Wassila
cherchait à m'éloigner de lui.
Avec le temps, la position de Mzali se renforçait, son
assurance s'affirmait, et son ambition aussi. Sans altérer ses
bonnes relations avec Wassila, il essayait de parfaire son image,
tant à l'intérieur du pays où il multipliait les rencontres avec
la population, qu'à l'étranger où il fit de nombreuses visites.
Devant une telle ascension de Mzali, Wassila ne pouvait rester
indifférente. Elle tenait à garder le devant de la scène et ne
ménageait rien pour y parvenu . Pour mieux s'imposer auprès
-

des membres du gouvernement, elle convoquait, dans son salon


particulier, les personnes programmées pour être reçues par le
Président, n'hésitant pas à les orienter sur ce qu'elles devaient dire

251
et ne pas dire. Elle interférait, de la sorte, dans la marche du pays,
aidant ses fidèles au gouvernement pour qu'ils aient les coudées
franches et éloignant de l'entourage du Président tous ceux qui
n'étaient pas inconditionnels à sa personne. L'incident suivant
est édifiant sur les méthodes qu'elle était capable d'utiliser. Après
avoir obtenu du Président la nomination de Driss Guiga à la tête
du ministère de l'Intérieur, le 1 mars 1980, Wassila convoqua
er

Mhamed Abbès, alors gouverneur de Gafsa et son épouse, pour


un déjeuner à Carthage. J'y avais également été convié par le
Président. À l'arrivée de Abbès au palais, elle testa ses intentions
sur une éventuelle mutation au sein de l'administration centrale,
à Tunis, ce qu'il déclina poliment. Elle lui déclara qu'elle était
en mesure d'améliorer sa situation et lui demanda de ne pas la
contredire devant le Président. Une fois à table, Wassila se mit
à compatir sur la santé de Madame Abbès, supposée souffrir de
fatigue et d'insuffisance cardiaque, sur les énormes difficultés
qu'elle rencontrait à Gafsa pour se soigner et demanda au
Président de rapprocher Mhamed Abbès de Tunis. Le Président,
pensant que Mhamed Abbès avait eu des scrupules à lui formuler
personnellement cette demande et ayant beaucoup d'affection et
d'estime pour le gouverneur et madame Abbès qu'il rencontrait
régulièrement lors de ses séjours à l'oasis de Nafta, accéda à la
demande, pensant ainsi aider le couple. Mhamed Abbès et son
épouse qui ne s'étaient jamais plaints de quoique ce soit, sidérés
par les propos de Wassila, gardaient le silence. C'est par de tels
procédés que Wassila desservait les personnes qui bénéficiaient de
la confiance du Président et qu'elle allait dans le sens des désirs et
des intérêts de ses alliés, en l'occurrence le nouveau ministre de
l'Intérieur qui désirait placer dans les gouvemorats, des hommes
qui lui étaient dévoués.
Pour mieux se soustraire à la vigilance de son époux, elle
abandonna, vers la fin de l'année 79, la chambre mitoyenne à
celle du Président pour aller loger à l'autre extrémité du palais.
Bourguiba, de son côté, déménagea dans le nouveau pavillon, plus
clair et mieux aéré. Dès lors, pour se rendre aux appartements de
son épouse, il devait traverser près de 200 mètres de couloirs et
de salons. Une telle distance permettait à Wassila de recevoir,
sans être inquiétée, le flot de responsables qui venaient lui faire
la cour, l'informer, la conseiller, recevoir ses instructions et lui

252
rendre des comptes. Et comme tout déplacement du Président
lui était immédiatement signalé par téléphone par le valet, cette
distance lui donnait le temps d'éloigner les visiteurs. De plus,
elle refusait de rendre visite au Président, lorsque ses demandes
personnelles n'étaient pas satisfaites.
Wassila n'hésitait plus à aller de l'avant. Sa photo paraissait
de plus en plus fréquemment à la une des journaux. Elle accorda
une interview à la revue Choisir, dans laquelle elle annonça la
nomination prochaine d'une femme ministre et précisa que
les droits acquis par 3 millions de femmes tunisiennes étaient
irréversibles . Elle s'octroya même la liberté de faire des
4

déclarations à la presse étrangère. A Jeune Afrique, elle exposa,


en juillet 1982, sa conception personnelle de la politique qui,
sur certains points, s'opposait à celle de son époux, suggérant
par exemple une révision de la Constitution pour rendre plus
démocratique la succession du Président de la République . 5

Elle qualifiait Habib Achour de destourien de la première


heure, ajoutant que le peuple respectait Bourguiba, mais qu'il
ne respecterait pas de la même façon un homme qu'il n'aurait
pas élu. En août 1982, elle convainquit le Président de recevoir
en Tunisie plusieurs milliers de combattants palestiniens et de
rescapés de la bataille de Beyrouth et les accueillit sur le bateau
qui les menait à Bizerte, laissant entendre que cela s'était fait
sur une discrète recommandation de Washington. A El Majalla , 6

en octobre 1982, elle alla au-delà de la conception de son époux


concernant la politique israélo-arabe, affirmant que Yasser
Arafat était le représentant unique du peuple palestinien et que
les Israéliens avaient intérêt à négocier avec lui. Grâce aux
recommandations des dirigeants palestiniens, elle se rendit dans
un certain nombre de capitales arabes pour défendre, auprès des
dirigeants de ces États, la cause palestinienne. Elle se plaisait
à raconter qu'elle avait même reproché au Président Hafedh
El Assad d'avoir occupé le Liban. Abou Yadh, le numéro deux
palestinien alla jusqu'à dire : « L'homme politique arabe qui nous
aide le plus... c 'est Wassila ».

4. Le Temps n° 1848 du 14 avril 1981.


5. Jeune Afrique n° 1125 du 28 juillet 1982, pp. 13-21.
6. Cécil Hourani, Avec le Combattant suprême, El Majalla, magazine hebdomadaire
saoudien n° 141,23-29 octobre 1982, p. 12-18.

253
Considérant qu'elle dépassait les limites, le Président la pria
de faire preuve de plus de retenue. Dépitée, elle manifesta son
mécontentement en s'éloignant du palais : elle effectua un voyage
de plusieurs mois en France, en Allemagne, en Arabie Saoudite
où elle fut reçue officiellement dans les ambassades. Lors de son
séjour à Ryadh, elle refusa de répondre aux appels téléphoniques
du Président et demanda que les communications soit prises
par son médecin, Abdelamjid Charrad, mettant l'ambassadeur,
Kacem Bousnina, dans l'embarras.
Mohamed Mzali profita de cette absence pour renforcer
sa position de dauphin constitutionnel, notamment auprès
des économiquement faibles pour lesquels il se montrait
particulièrement généreux. Ayant toujours en mémoire les
événements douloureux du 26 janvier 1978, il accorda aux
ouvriers indemnités et majorations de salaires malgré un déficit
budgétaire qui allait en s'aggravant. Pour équilibrer ce déficit,
Mzali décida de surtaxer des produits de luxe alors que le ministre
des Finances, Mansour Moalla, proposait plutôt de ramener
progressivement à leur véritable prix, certains produits de base
subventionnés par la Caisse de compensation et qui constituaient
7

un fardeau sans cesse croissant pour le budget de l'État. Mzali


finit par se plaindre de son ministre des Finances au Président,
qui mit fin aux fonctions de Mansour Moalla et le remplaça par
Salah Mbarka. Mzali profita de ce remaniement pour éloigner
Tahar Belkhodja, le 18 juin 1983 et le remplacer par Abderrazak
El Kéfi.
Wassila était à l'étranger lors du limogeage de Tahar
Belkhodja. Elle ne put admettre que l'un de ses plus fidèles alliés
soit écarté de la sorte. Craignant que le contrôle des rouages du
pays ne lui échappe, elle décida de mettre fin à sa bouderie et
de rentrer à Tunis. S'étant assurée, par des contacts auprès du
Président, qu'il ne demandait qu'à la voir revenir, elle fixa la date
de son retour pour les festivités du 3 août 1983, non sans avoir
obtenu que le ministre des Affaires étrangères, Béji Caïd Essebsi,
vienne la chercher en personne, pour la ramener en Tunisie. Ayant
appris que, pendant son absence, S aida avait introduit au palais une

7. Allocation versée par l'État pour combler la différence entre le prix de revient des
produits de base et le prix de vente au public de ces produits.

254
dame, Mme Najet Khan touche, haut fonctionnaire au ministère de
l'Équipement, elle convoqua Mohamed Sayah et lui demanda des
explications. Celui-ci nia toute intervention de sa part dans cette
affaire. Pour ma part, je savais bien que Bourguiba avait éprouvé
de la sympathie pour cette dame, mais je ne l'ai jamais vue au
Palais. Néanmoins, la rumeur d'une relation entre cette femme
et le Président se répandant à Tunis, Wassila exigea du Président
le départ du ministre de l'Équipement. Le 26 novembre 1983,
Mohamed Sayah était éloigné comme ambassadeur à Rome.
Ayant obtenu gain de cause pour Mohamed Sayah, Wassila
se retourna contre Mohamed Mzali qui avait osé éloigner Tahar
Belkhodja. Mais, sachant que Bourguiba n'était pas favorable au
départ de son Premier ministre, il lui fallait le déstabiliser par un
autre moyen. Exploitant le différend Mzali-Moalla concernant
les produits subventionnés par la caisse de compensation et la
demande de Moalla d'augmenter les prix de certains produits de
base, elle engagea une campagne contre le gaspillage du pain
dont le prix, très bas, était soutenu par la caisse de compensation,
racontant au Président que, dans les villes, les poubelles
regorgeaient de pain et que dans les campagnes, il était donné
comme aliment au bétail. Des images de monceaux de pain
abandonnés sur les trottoirs ou débordant des poubelles étaient
quotidiennement exhibées à la télévision et dans les journaux.
Le maire de la capitale, Zakaria Ben Mustapha, convoqué par le
Président pour enquête, confirma ce gaspillage. La plupart des
personnes invitées à déjeuner ou à dîner à la table du Président
évoquaient ce sujet. Le Président était désormais convaincu que
le prix du pain et des produits céréaliers devait être majoré. Le
19 septembre, il prit la décision d'effectuer une cure thermale en
Allemagne, à Bad-Nuenahr, où il séjourna jusqu'au 12 octobre.
Je faisais, comme d'habitude, partie du voyage. Là, également,
les partisans de l'augmentation du prix du pain défilèrent pour
défendre cette option. A son retour, le Président déclara lui-
même, au cours d'un conseil des ministres, que le prix du pain
devait doubler. A l'issue de ce conseil, Mzali lui demanda de
retarder l'application de cette mesure pour préparer l'opinion
publique. Le Président adopta la proposition de son Premier
ministre, qui fixa au 1 janvier 1984 son application. Mzali
er

s'engagea, pendant ce délai, à expliquer aux responsables et

255
au public, les raisons d'une telle augmentation qu'il se mit à
défendre avec vigueur.
Le Président se portait mieux, ses douleurs à la main
avaient entièrement disparu et les mouvements de son menton
avaient beaucoup diminué. Seules des insomnies persistaient.
Il s'en plaignait d'ailleurs beaucoup moins et se limitait à une
thérapeutique relativement réduite (Temesta et sirop de chloral).
Pendant l'absence de Wassila, son activité avait été intense. Il avait
engagé un dialogue fructueux avec l'Algérie et inauguré avec le
président algérien Chadli Ben Jedid et le président italien Sandro
Pertini, la station de pompage du gaz d'El Haouaria au Cap Bon
qui ouvre le gazoduc transméditerranéen à l'Europe. Du 29 au
31 mai, il effectua sa première visite en Algérie : elle s'avéra un
véritable triomphe. Le peuple algérien n'oubliant ni son action
politique pour ouvrir la voie à l'indépendance du Maghreb (l'on
se rappelle que le soulèvement contre l'oppression coloniale, en
Algérie, avait commencé le 1 novembre 1954, soit trois mois
er

après la déclaration de l'autonomie interne de la Tunisie), ni ses


positions et son aide lors de sa lutte nationale, l'honora comme
son propre leader et pas seulement celui de la Tunisie. A El-Biar,
je me souviens avoir entendu Farhat Abbas lui dire « Je viens vous
demander d'aider l'Algérie à sortir de son marasme économique
et à construire le grand Maghreb arabe ». Le Président inaugura
ensuite, le premier tronçon du canal Medjerda-Cap Bon. Il reçut la
visite du vice-Président américain, Georges Bush, célébra à Bizerte
le vingtième anniversaire de l'évacuation, inaugura le barrage de
Joumine. Il donna son accord pour la nomination de Rachid Sfar à
la tête du ministère de l'Économie en remplacement de Abdelaziz
Lasram, auquel Wassila reprochait de désapprouver la présence
des Palestiniens en Tunisie, qui risquait, selon lui, de décourager
les touristes et de réduire d'autant les entrées de devises.
Je sentais que ma présence au palais contrariait de plus en plus
Wassila. J'étais indépendant vis-à-vis d'elle et, de plus, un témoin
gênant. Ayant appris que pendant sa dernière absence, j'avais été
régulièrement convié à dîner et à veiller avec le Président, elle
essaya de recourir à l'intimidation. Le 17 novembre 1983, alors
que j'accompagnais le Président au palais après une inauguration
qui avait eu lieu au cours de la matinée, j'y trouvai les docteurs

256
Aziz Matri et Abdelaziz Annabi, ainsi que Hédi Mejri, mon
préparateur à l'Institut Pasteur, que Wassila avait convoqué à mon
insu, pour effectuer une prise de sang afin d'évaluer le taux de sa
glycémie et, avait-elle décidé, vérifier le taux d'urée du Président.
Vers 17 heures, je m'apprêtais à me rendre au palais pour informer
le Président et son épouse des résultats de ces analyses, lorsque je
fus appelé par le ministre de l'Intérieur, Driss Guiga, qui me pria
de passer chez lui, sur mon chemin. Il habitait Carthage, à 200
mètres du palais. Il me reçut avec son épouse et me demanda de
ne pas me rendre au palais car, disait-il, Bourguiba Jr était furieux
contre moi parce que Wassila l'aurait informé que je prescrivais
trop de médicaments à son père, à tel point que son urée avait
«grimpé» à 0,50 g/litre. Je rétorquai que ce n'était pas chez
Bourguiba Jr que je me rendais, qu'un taux d'urée à 0,50 gr n'était
pas franchement pathologique à l'âge du Président, que la prise
de sang du matin même révélait un taux normal d'urée à 0,35 gr/
litre et qu'enfin, une telle accusation n'était pas fondée car j'avais
toujours manipulé les médicaments avec toute la parcimonie
possible. Le cahier détenu par l'infirmier, au palais, permettait
d'ailleurs de le vérifier. J'illustrai mon propos en relatant à Guiga
un épisode survenu au cours de notre dernier séjour à Nafta. À la
suite d'une bronchite accompagnée d'une fièvre à 38,5°C, j'avais
décidé de mettre le Président sous antibiotiques. Je m'apprêtais à
faire la première injection lorsque Wassila me dit :
En pareil cas, le docteur Zaimi associe à l'antibiotique une
injection de Soludécadron . Pourquoi n 'en fais-tu pas autant ?
8

Elle savait très bien que j'avais toujours été réticent à l'usage
des corticoïdes, en l'absence d'indication précise. Considérant
que ce domaine n'était pas de son ressort, je gardais le silence.
Le Président s'était alors écrié, une pointe d'inquiétude et
d'agacement dans la voix :
Mais réponds donc ! Pourquoi ne fais-tu pas cette injection ?
Je lui dis que pour traiter son affection, il n'était pas
indispensable d'avoir recours à un produit à base de cortisone
car il était préférable de laisser l'organisme réagir par ses propres
défenses.

8. Soluté injectable formé de corticoïdes de synthèse, utilisé notamment en cas de


maladie infectieuse grave mais qui présente l'inconvénient de diminuer la réponse
immunitaire.

257
- Mais Zaimi est spécialiste des maladies respiratoires et il en
donne ! Est-ce que cela peut me causer du tort ?
- Une seule injection ne peut pas vous faire de mal. Si vous y
tenez, je vais vous la faire.
Je pris alors une ampoule de Soludécadron et, après en avoir
éliminé discrètement la moitié, je lui injectai le reste. Cet épisode,
parmi d'autres, montrait bien le caractère injustifié du reproche
dont je venais de faire l'objet.
Devant mon refus d'obtempérer à sa demande de ne pas me
rendre au palais, Guiga appela Wassila au téléphone, lui fit part de
ma position, puis me passa le combiné. « Tu veux donc entraîner un
désaccord entre le père et son ûls ? » me demanda-t-elle. Je répondis
que là n'était pas le problème et que, de toutes façons, je venais de
ce pas pour remettre au Président les résultats des analyses qu'elle
avait pris, elle-même, l'initiative de demander. Quant à mes visites,
il appartenait au Président d'en décider et non à son fils. Arrivé au
palais, j'informai le Président du résultat de ses analyses, puis je le
saluai pour me retirer, mais il me retint pour le dîner.
Les rapports du couple présidentiel étaient complexes,
malaisés à comprendre. J'avais l'impression que Bourguiba faisait
preuve d'une patience d'ange pour maintenir un certain équilibre
dans son couple, alors que Wassila, persuadée que Bourguiba ne
pouvait se passer d'elle, abusait de plus en plus de la situation. Je
relate ici un fait pouvant en donner un aperçu. Un jour, j'arrivai
au palais vers 16 heures 30, comme d'habitude. Je trouvai Allala
Laouiti dans le salon attenant au hall d'entrée. Il me montra une
lettre adressée au Président par Abdelaziz Hamzaoui qui venait
d'être écarté de son poste d'ambassadeur à Londres pour être
remplacé par Saïd Ben Ammar, neveu de Wassila. Abdelaziz
Hamzaoui, ancien secrétaire d'État aux Affaires étrangères en 1973
et 1974, puis ambassadeur, estimait avoir été injustement évincé
et dénonçait dans cette lettre, très dure et quasi insultante vis-à-
vis de Wassila, les intrigues de cette dernière et son intervention
dans l'octroi du poste à son neveu. Devant une telle véhémence,
j'appréhendai la colère du Président. Celui-ci entra au salon à 17
heures. Allala lui parla de l'affaire et voulut commencer la lecture
de la lettre lorsque le Président l'interrompit.
C'est au sujet de notre ambassade à Londres, dis-tu ?

258
Demande au ministre des Affaires étrangères de s'occuper
de cette affaire.
Et tournant le dos à Allala, il poursuivit sa marche.
Je fus réellement soulagé car je prévoyais, pour le Président,
après la lecture de cette lettre, un après-midi houleux et une nuit
sans sommeil. J'étais en même temps stupéfait par la perspicacité
de cet homme qui avait deviné le contenu de la lettre et le rôle de
Wassila dans cette affaire et avait décidé d'éluder le problème. Ce
comportement, apparemment entaché de faiblesse, allait à l'encontre
du caractère du Président. Il traduisait, à mon avis, son amour pour
Wassila et son désir de la ménager en évitant de la critiquer devant
Allala et moi-même. Malheureusement, il était loin de se douter
de sa façon de faire avec les ministres et personne, à l'époque,
ne pouvait prendre le risque de le lui rapporter. Il ne pouvait, de
ce fait, mesurer la gravité des répercussions des agissements de
son épouse. Pour ce qui est de Abdelaziz Hamzaoui, il quitta le
pays pour se réfugier à l'étranger et son exemple servit de leçon à
quiconque aurait voulu se plaindre de Wassila.
Wassila n'avait rien perdu de sa passion pour la politique du
Moyen-Orient. Le 11 novembre 1983, elle lançait un appel pour
l'arrêt des combats fratricides au Liban. Puis, en contrepartie de
la visite effectuée en Algérie par le Président au mois de mai et
de celle entreprise par Mohamed Mzali, le 21 septembre, elle s'y
rendit le 4 décembre 1983, pour saluer les prisonniers palestiniens
récemment libérés, déclarant à la presse :
Ma visite en Algérie s'inscrit dans la position inébranlable
de la Tunisie pour le soutien de la cause du peuple palestinien et
de l'OLP ayant à sa tête le leader Yasser Arafat Cette visite
m'offre l'occasion de prendre contact avec les responsables
algériens pour leur transmettre les salutations du Président
Bourguiba, du gouvernement et du peuple tunisien.
Elle était accompagnée dans cette visite par deux ministres,
Slaheddine Baly, ministre de la Défense nationale et Mahmoud
Mestiri, secrétaire d'État auprès du ministre des Affaires
étrangères. À son départ de Tunis, elle avait été saluée par le
Premier ministre, le directeur du protocole, le gouverneur de Tunis,
le représentant de l'OLP à Tunis et l'ambassadeur d'Algérie.
Sans s'aligner à ses vues, Mohamed Mzali faisait de son
mieux pour ne pas offenser Wassila. Mais celle-ci ne pouvait

259
^ pardonner de prendre des initiatives contraires à ses idées et
de poursuivre activement ses campagnes de propagande dans le
pays et à l'étranger.
Le 1 janvier 1984, la hausse du prix du pain et des produits
er

céréaliers entrait en application. L'après-midi du dimanche


1 janvier, une marche fut organisée, à Gafsa, par la section
er

locale de la Ligue des droits de l'homme et se dirigea vers le


siège du gouvernorat. Elle fut rapidement dispersée. Mais une
seconde manifestation fut programmée pour le lendemain. À
Kasserine, une manifestation se déroula le 1 janvier au matin.
er

Les manifestants furent chassés sans ménagement, ce qui


déclencha une réaction en chaîne à Gabès, Douz et Kebili. La
révolte, née dans le Sud, s'étendit rapidement à tout le pays.
Le Président, qui ne pouvait se douter des dessous de cette
affaire, se rendit le 3 janvier, à Ksar Hellal pour commémorer
le cinquantième anniversaire de la réunion qui vit la naissance
du Néo-Destour. La cérémonie eut lieu comme prévu. Dans
l'après-midi, alors qu'il s'apprêtait à visiter certaines localités
de la région, le premier ministre vint l'informer de l'ampleur
des manifestations. Le Président décida de rentrer à Tunis. Il
fallait rejoindre l'aéroport de Monastir et de là, prendre l'avion
à destination de l'aéroport de Tunis-Carthage. Le parcours en
voiture se fit sans encombre, malgré la présence de quelques
nuages de fumée provenant de pneus de voitures en train de
brûler à proximité de villages. Il n'y eut ni manifestants, ni jets
de pierre au passage du cortège comme certains^'ont prétendu.
J'étais présent, dans la troisième voiture, après celle du Président
et celle de la police. Dans l'avion qui nous ramenait à Tunis,
Mohamed Mzali prit place à côté du Président. Je m'installai
à côté du docteur Sadok Boussofara. Celui-ci se rongeait
d'inquiétude en se demandant si on allait venir le chercher à
l'aéroport de Tunis-Carthage pour le conduire à son domicile
à Hammam-Lif. A l'arrivée à l'aéroport de Tunis-Carthage, il
faisait déjà nuit. Le ministre de l'Intérieur était là, rayonnant.
Il informa le Président des dernières évolutions de la situation
et recommanda, pour des raisons de sécurité, que le cortège ne
suive pas l'itinéraire habituel qui passe par Sidi Daoud. Suivant
ses recommandations, les voitures empruntèrent un chemin
détourné passant par La Maâlga. On voyait ça et là des pneus de
voitures en feu dégageant d'épais nuages de fumée dont l'odeur
260
s'infiltrait jusqu'à l'intérieur des voitures. Sadok Boussofara,
que nous avions laissé à l'aéroport, nous rejoignit au palais, au
bout d'une quinzaine de minutes.
- Tu ne devais pas aller à Hammam-Lif ? Comment es-tu airivé
ici ?» luidis-je.
- Je n 'ai trouvé personne à l'aéroport. Et comme mes bagages
ont été transportés avec les autres, au palais, un ami qui habite à
Carthage m'a accompagné jusqu 'ici.
- Par quelle route êtes-vous passés ?
- Nous avons emprunté le trajet habituel.
- Celui qui passe par Sidi Daoud ?
- Oui
- Avez-vous été gênés par des manifestations ? demandais-
je. Le cortège présidentiel a été détourné pour éviter celles de
Sidi Daoud, que nous a signalées Driss Guiga. Malgré cela, nous
avons vu au loin trois ou quatre incendies.
- Non, je n 'ai vu aucune manifestation.
Le stratagème devenait évident à mes yeux : ce détour ne
visait qu'à inquiéter le Président et à lui donner à réfléchir.
Le dîner, ce soir-là, réunissait autour du Président, Wassila,
Mohamed Mzali, Driss Guiga, Mezri Chekir, Sadok Boussofara,
Mahmoud Belhassine et moi-même. Mzali était tendu, le visage
cramoisi, la voix cassée. Al'opposé, Driss Guiga était très à l'aise,
discourant et riant à pleines dents. Le reste de l'assistance était très
affecté, à l'exception de Wassila et bien entendu du Président qui,
comme dans tous les moments difficiles, affichait un calme et un
sang froid admirables. Après une veillée très écourtée, je rentrai
chez moi en méditant sur les événements de cette journée.
Comme en 1978 et en 1980, il fallut l'intervention de l'armée
pour contenir la révolte.
Le vendredi 6 janvier, le Président décida l'annulation
de toutes les mesures d'augmentation du prix du pain et des
céréales et demanda à son gouvernement de préparer un projet de
budget prévoyant des majorations n'intéressant pas les produits
de base, afin d'épargner les couches sociales défavorisées. Il
accorda un délai de trois mois pour que lui soient présentées
des propositions concrètes permettant de combler le déficit
budgétaire. Cette décision fut annoncée dans une déclaration
radiotélévisée dans laquelle il disait notamment :

261
Maintenant que l'ordre règne et que la sécurité est rétablie
dans le pays ... j'ai décidé de supprimer les augmentations du
prix du pain, de la semoule et des pâtes et de revenir à la situation
antérieure. J'annule donc les augmentations décidées... Voulant
en avoir le cœur net, j'ai demandé au maire de la capitale, Zakaria
Ben Mustapha, lors du conseil des ministres, s'il est vrai que le
pain est jeté dans les poubelles. Ayant eu la confirmation de ce
fait, j'avais moi-même donné des instructions pour décider une
légère augmentation du prix du pain. 9

Son intervention radiotélévisée fut accueillie avec


enthousiasme. Une foule en liesse se déchaîna dans les rues,
poussant des cris de joie et d'approbation. Au milieu de cette liesse
populaire, un groupe de manifestants s'était rassemblé devant le
ministère de l'Intérieur, vers deux heures de l'après midi, en criant
« Mzali, démission ! ». Quant à Driss Guiga, il aurait été vu, debout
derrière l'une des fenêtres du ministère, d'où il encourageait les
manifestants, en leur adressant de la main le signe de la victoire.
Driss Guiga, pressé de voir cette manœuvre aboutir au
but qu'il recherchait, délégua dans l'après-midi du vendredi
6 janvier, Ameur Ghedira, chef de la Garde nationale, pour
demander à Mzali de tirer la leçon de cet échec politique et
le persuader de démissionner dans la dignité avant qu'il ne
soit trop tard. Les rumeurs circulaient déjà sur une possible
démission de Mzali, lorsque le matin du samedi 7 janvier,
Bourguiba, apprenant que son Premier ministre avait été
conspué au cours des émeutes, sans que l'on n'ait repéré, ni
arrêté les auteurs et n'admettant pas que la police ait laissé
commettre un tel outrage, mit fin aux fonctions de Guiga au
ministère de l'Intérieur, pour les déléguer provisoirement au
Premier ministre lui-même. Driss Guiga, ayant échoué dans
sa tentative de remplacer Mzali, quitta dès le lendemain,
dimanche 8 janvier 1984, le territoire tunisien.
L'enquête devait révéler la carence des services de sécurité :
10

utilisation de grenades lacrymogènes périmées, désarmement

9. Dialogue n° 483 du 9 janvier 1984, p. 7.


10. Le Monde, 31 janvier-1-2 février 1984 : La Tunisie des frustrations, Le Monde, 10
janvier et 14 janvier 1984, Jeune Afrique n° 1214 du 11 avril 1984, Dialogue n° 498
du 23 avril 1984.

262
de policiers sous prétexte de révision de matériel, renvoi dans
leurs foyers des policiers en congé qui, face à ces troubles,
étaient revenus à leurs postes, sans compter le refus de prendre
en considération les avertissements de l'administration régionale
sur les risques de révolte, restés lettre morte dans les tiroirs du
ministre de l'Intérieur".
La crise avait été suivie avec attention à l'étranger. Le 11
janvier, le président Ronald Reagan dépêcha auprès du président
Bourguiba son ambassadeur itinérant, le général Vernon Walters,
pour l'assurer de « toute l'importance que les États-Unis accordent
à l'indépendance, à l'intégrité territoriale et à la sécurité de la
Tunisie ».
Le départ de Driss Guiga du gouvernement et sa condamnation
pour haute trahison coupaient l'herbe sous les pieds de Wassila,
à qui le Président signifia qu'elle n'avait plus à interférer dans
les affaires du pays. La rancœur de Wassila se transforma alors
en dépit. Elle déforma à sa façon l'histoire de Najet Khantouche,
critiqua ouvertement son époux, l'accusant de donner libre cours
à sa libido, allant jusqu'à inviter au palais une femme de sa
connaissance, apparemment de mœurs légères pour compromettre
le Président, Celui-ci se rendait bien compte de l'aigreur de son
épouse. Il y répondait souvent par des gentillesses, faisant parfois
semblant d'ignorer certains faits pour éviter un différend qui
aurait risqué de compromettre leur union.
Le poste de Driss Guiga, au ministère de l'Intérieur, restait
vacant. On rapportait que Kamel Letaief, entrepreneur en

lt. Bien plus, le l'apport d'enquête révèle que le ministre de l'Intérieur quitta son bureau
le 2 janvier à 10 heures du matin et n'y revint pas de toute la journée. Il se contenta de
téléphoner de l'extérieur pour recommander à ses collaborateurs de prendre contact, si
la situation l'exigeait, avec Ahmed Bennour, secrétaire d'État à la Sécurité nationale. Le
rapport signale aussi que Driss Guiga s'était entouré de partisans, dont il s'était assuré
le dévouement en leur prodiguant sans compter de l'argent puisé dans le Trésor public,
qu'il réintégra, avec une promotion, un policier renvoyé de son poste pour avoir créé une
maison clandestine de jeux et nomma sous-préfet de police un employé à la municipalité
de Tunis. Outre ces graves accusations, le rapport cite un cas où Driss Guiga s'est rendu
coupable de concussion. Un marché financé par un don saoudien de 10 millions de
dollars pour améliorer l'équipement des Forces de l'Ordre était attribué, le 21 janvier
1981, à une société brésilienne malgré l'avis défavorable de la commission technique.
Cette curieuse décision aurait été prise par Ezzedine Driss, chef de cabinet du ministre
de l'Intérieur, avec la complicité de Guiga. Notons enfin que le rapport d'enquête en
question a été élaboré par une commission présidée par le procureur général à la Cour
de cassation et comprenant trois membres dont Hamed El Abed, conseiller juridique du
gouvernement, connu pour son intégrité, son sérieux et sa droiture.

263
bâtiments, avait suggéré à Mezri Chekir, ministre de la Fonction
publique et de la Réforme administrative, de confier la direction
de la Sécurité nationale à Zine Ben Ali qui occupait, depuis 1980,
le poste d'ambassadeur à Varsovie. Mzali donna son accord et
Zine Ben Ali retrouva la direction de la Sécurité nationale, le
30 janvier 1984. Le colonel Habib Ammar fut désigné au poste
de commandant de la Garde nationale. Quelques semaines plus
tard, Hédi Baccouche était également rappelé en Tunisie. Mzali,
croyant renforcer ses alliés, s'était ainsi entouré des principaux
protagonistes qui allaient préparer sa chute.
L'hebdomadaire Réalités écrivait :
Des changements imminents pourraient intervenir au niveau
de la direction du PSD. M. Hédi Baccouche, actuel ambassadeur
de Tunisie à Alger pourrait être désigné à un poste clé... M.
Ahmed Bennour pourrait remplacer Hédi Baccouche à la tête de
l'ambassade de Tunisie à Alger. Ce mouvement intervient à la
suite de la nomination de Zine El Abidine Ben Ali à la tête des
services de Sécurité nationale. 12

Le 13 mars 1984, la nouvelle se confirmait. Hédi Baccouche


remplaçait Mongi Kooli à la direction du PSD.
En avril 1984, le Président se rendit à Lyon pour se faire opérer
d'une cataracte. Bien que faisant partie du voyage, mon nom ne figura
pas sur la liste publiée par l'attaché de presse du palais, sur ordre de
Wassila. Le 25 août 1984, le Président rappelait Mohamed Sayah de
Rome et lui confiait, à nouveau, le ministère de l'Équipement.
Le matin du 4 novembre 1984, le Président signala à son réveil
une angoisse avec une légère sensation de lourdeur thoracique.
N'ayant constaté aucune modification de sa tension artérielle, ni de
son rythme cardiaque, je le tranquillisai et demandai au cardiologue,
Mohamed Ben Ismail de venir vérifier son électrocardiogramme.
Mais Wassila ne l'entendait pas ainsi. Craignant, disait-elle, une
récidive de l'infarctus du Président, qui datait pourtant de 1967,
elle dramatisa la situation en exigeant qu'il soit hospitalisé pour
un examen approfondi. Elle alerta le Premier ministre, Mohamed
Mzali. Le président algérien, Chadli Ben Djedid lui-même,
vint rendre visite à Bourguiba à l'hôpital. La série d'examens
et d'analyses n'ayant rien montré d'anormal, Bourguiba quitta

12. Réalités n° 17 du 24 février 1984, p. 19.

264
Bourguiba à l'hôpital, novembre 1984.
Geste affectueux coutumier du président Bourguiba au président algérien Chadli Ben Jedid.
Au deuxième plan, Wassila, Mohamed Mzali premier ministre et Habib Bourguiba Jr conseiller
particulier du Président de la République.

l'hôpital au bout de trois jours. Wassila espérait-elle, par le tapage


organisé autour de cette prétendue maladie, imposer son ascendant
à son époux ? J'avoue que je n'arrivais plus à la suivre !
Pour mieux saisir le rôle joué par Hédi Baccouche, rappelons
succinctement son itinéraire. Président de la cellule destourienne
des étudiants en France, Hédi Baccouche a été, à son retour en
Tunisie, nommé délégué du Bureau politique pour les questions
estudiantines. Il occupa ensuite les postes de gouverneur de Bizerte,
de Sfax puis de Gabès. Après son inculpation, en 1970, avec Ahmed
Ben Salah, pour sa participation à l'œuvre de collectivisation de
l'économie et sa condamnation à une peine d'emprisonnement
assortie de sursis, suivie d'une « traversée du désert», il a été
rappelé, en 1978, par Abdallah Farhat et Hédi Nouira et chargé de
la direction des affaires politiques pour la préparation du X congrès e

du PSD. Éloigné des instances du Parti à la suite des tractations


survenues lors de l'élection des membres du Comité central, il est
nommé consul à Lyon, puis, en 1982, ambassadeur à Alger.

265
Lorsqu'en mars 1984, Hédi Baccouche prit en charge la
direction du PSD, l'hebdomadaire Jeune Afrique écrivait :
Il fait un tandem au sein du gouvernement avec son ami le
ministre de l'Intérieur, Zine ElAbidine Ben Ali, originaire comme
lui de Hammam Sousse. 13

Dans une interview à Jeune Afrique, Hédi Baccouche résumait


comme suit, sa position ambiguë vis-à-vis des extrémistes de
gauche et des islamistes :
Une nouvelle société s'est constituée en Tunisie, qui s'est
beaucoup éloignée de la société traditionnelle, aussi bien au
plan politique que culturel et social et qui se sent parfois coupée
de ses racines ... Face à cette généralisation du modernisme, on
assiste à une réaction visant à rétablir le lien avec la tradition.
J'y vois un désir de protection contre ce que l'on considère
parfois comme un excès. La violence est une manière, pour de
jeunes citoyens, de dire «nous sommes là». Il existe une masse
d'énergie contenue dans ce pays qui n'est pas bien canalisée
...Je pense que la Tunisie a besoin d'une révolution appelant
le pays à plus d'efforts au travail, afin que nous puissions faire
face aux besoins d'une population de plus en plus nombreuse.
Un parti national comme le nôtre ne peut exclure l'expression
d'un certain extrémisme de droite ou de gauche. L'Islam
est le fondement de la personnalité tunisienne, nos masses
destouriennes sont musulmanes et pratiquantes... Notre rôle est
de distinguer une approche saine de l'Islam adaptée au monde
moderne et une approche figée qui perçoit l'Islam comme il y
a mille ans. Jusqu'à présent les islamistes se sont manifestés à
l'Université de façon négative. En participant à un mouvement
organisé, ils pourraient agir de manière positive. Ce sont des
Tunisiens et, s'ils acceptent la règle du pluralisme, ils jouissent
des mêmes droits que leurs concitoyens. 14

Le 3 août 1984, le Président accordait, à la demande de


Mohamed Mzali, sa grâce aux détenus condamnés dans le
procès engagé en 1981, par Driss Guiga contre des dirigeants du
mouvement de la tendance islamique (MTI). Rached Ghannouchi,
Abdelfatah Mourou, Salah Karkar, Mohamed Salah Boughanmi,

13. Jeune Afrique n° 1403 du 25 novembre 1987, p. 32.


14. Jeune Afrique n° 1259 du 20 février 1985. Jeune Afrique n° 1403, 25 novembre
1987,pages 32 et 33.

266
Mohamed Béchir Chammam, Abdelkader Trabelsi, ... étaient
libérés. Sur proposition de Mohamed Mzali également, un
15

large mouvement de nouvelles nominations de gouverneurs et de


délégués fut décidé : ils étaient appelés à agir sous son autorité.
16

Treize gouverneurs furent reçus par le Président : Khaled Guezmir,


ancien chef de cabinet de Abdelaziz Ben Dhia à Kairouan, Chedli
Neffati à Béja, ... Réalités écrit :
Les nouveaux gouverneurs sont très jeunes pour la majorité.
Lorsqu'ils furent reçus par le Président, Bourguiba n'aurait
reconnu aucun d'eux : «Je ne connais que Monsieur Zine El
Abidine Ben Ali directeur général de la Sûreté nationale» aurait-
il remarqué. 17

Certains journaux annonçaient que dorénavant, les


gouverneurs auraient plus de liberté pour agir, sans avoir besoin de
consulter la capitale. Comment Mzali s'était-il laissé convaincre
pour accepter de changer treize gouverneurs à la fois et comment
a-t-il pu admettre qu'ils bénéficieraient à l'avenir de beaucoup
plus d'autonomie, alors que jusqu'ici, bien que sous la tutelle
du ministre de l'Intérieur, les gouverneurs qui représentaient le
Président de la république dans leur région, avaient toujours eu
un contact direct avec Bourguiba en personne, pour prendre ses
directives et lui rendre directement compte des nouvelles de leur
gouvemorat. Tout se passait comme si une décision avait été prise,
afin de réduire le contact des gouverneurs avec le Président, en
faveur de leur chef hiérarchique, le ministre de l'Intérieur. C'est
d'ailleurs pour souligner ce changement et faire part, une fois de
plus, de sa confiance en son Premier ministre que le Président avait
déclaré qu'il ne connaissait parmi ceux qui lui avaient rendu visite,
que Zine Ben Ah, le directeur général de la Sécurité. Trois mois
plus tard, le 29 octobre 1984, Zine Ben Ali était désigné au poste
de secrétaire d'État à l'Intérieur. Il faisait ainsi sauter le dernier
verrou entre lui et les gouverneurs et devenait, de fait, leur chef
hiérarchique. Une telle opération ouvrait une brèche importante
qui allait jouer contre Mzali, à l'avantage du tandem Zine Ben Ali-
Hédi Baccouche qui disposaient maintenant du pouvoir de décision
sur les structures d'autorité de l'État et du Parti.

15. Réalités n° 17 du 24 février 1984, Jeune Afrique n° 1232/33,15 - 22 août 1984, p. 22.
16. Jeune Afrique n° 1232/33,15-22 août 1984,p.23.
17. Réalités n°39 du 27 juillet 1984, p. 30.

267
En décembre 1984, soit moins d'un an après l'arrivée de
Zine Ben Ali au ministère de l'Intérieur et de Hédi Baccouche à
la direction du PSD, des troubles graves éclataient à l'Université.
Au campus, sur l'esplanade de la faculté de Droit et des Sciences
économiques, un groupe d'étudiants maltraitait un de leurs
camarades, Mohamed Ali El Achaoui, étudiant à la faculté
des sciences, en l'accusant d'être destourien, indicateur du
PSD et de détenir une liste de noms des partisans de la gauche
révolutionnaire. Le 29 décembre, le doyen de la faculté des
Sciences était séquestré par des étudiants qui demandaient la
libération de leurs camarades, arrêtés alors qu'ils collaient des
affiches sur les murs de l'université. L'époux d'une laborantine
de la faculté des Sciences était pris à parti parce qu'il appartenait
à la Garde nationale . 18

A Gabès, Chokri Hamouda, étudiant en 5 année de génie ème

civil à l'ENIG , racontait l'aventure qui lui était arrivée le vendredi


19

14 décembre 1984 :
J'ai exigé qu 'on me remette une lettre qui m'était adressée
et ce fut le début d'une véritable hystérie animée par un groupe
d'étudiants, qui ont trouvé l'occasion bonne pour me reprocher
d'être le président de la cellule destourienne de l'École... Le
lendemain samedi 15 décembre, un individu cagoulé est venu
me chercher. Devant mon refus d'obtempérer, quatre autres
personnes sont venues lui porter soutien. Ils m'ont traîné
jusqu'au 3 étage où un autre groupe d'étudiants attendait.
ème

Aussitôt après, l'interrogatoire a commencé... Puis les coups


fusèrent de toutes parts de ces quelques éléments terroristes,
jusqu'à l'évanouissement. Quand je repris connaissance, je
me suis trouvé ligoté, les yeux bandés. Non seulement ils me
condamnaient pour mon appartenance au PSD mais ils me
demandaient également la liste des adhérents de la cellule. J'ai
refusé et de nouveau la violence. J'ai cité quelques noms et par
hasard, un étudiant destourien qui se trouvait à l'École a été
introduit dans le cercle pour connaître le même sort. Condamné
par un tribunal d'occasion, on me rasa le crâne et on m'intima
l'ordre de ne plus remettre les pieds à l'ENIG. 20

18. Jeune Afrique, n° 1255 du 23 janvier 1985, p. 37, sous la plume de Souhayr Belhassen.
19. École Nationale des Ingénieurs de Gabès.
20. Dialogue n° 533 du 24 décembre 1984, p. 11.

268
À la faculté des Lettres et des Sciences humaines, des
batailles rangées opposèrent des groupuscules extrémistes..
Deux pôles se disputaient la masse des étudiants : les intégristes
musulmans, appelés « islamistes » par les médias, peu nombreux,
bien organisés et la gauche révolutionnaire (marxiste léniniste et
unioniste arabe) qui accusait le pouvoir d'aider les islamistes à
créer une nouvelle structure syndicale. La masse silencieuse des
étudiants, qui percevait la violence affichée par certains jeunes
comme une réponse à la politique du régime, était à l'écoute
de ces discours. Quant aux professeurs, ils considéraient que
« le pouvoir qui avait pris une position d'attentisme, jouait au
pourrissement de la situation ». 21

Le secrétaire d'État à l'Intérieur, chargé de la Sécurité,


d'habitude si prompt à réagir, affichait paradoxalement une
certaine passivité. Le directeur du PSD, Hédi Baccouche, tout en
condamnant le terrorisme à l'Université, déclarait néanmoins :
Peu importe si je ne suis pas majoritaire à l'Université. Je ne
compte pas faire des destouriens une force pour détruire d'autres
forces. Ce que je veux, c 'est arriver à ce que plusieurs tendances
se mettent d'accordpour s'occuper des affaires des étudiants qui,
jusqu 'ici n 'ontpas pesé sur l'orientation de l'université et guère
sur la politique nationale. C'est une réalité qui évolue en dehors
de la réalité nationale. Je veux briser cet écran. 21

En juin 1985, le Président se rendait en visite officielle aux


USA. Au cours des séances de travail qu'il tint avec le président
Ronald Reagan, il précisa sa position sur le problème palestinien,
déclarant que « la Tunisie apportera son soutien à toute initiative de
paix que les Palestiniens jugeront appropriée pour le recouvrement
de leur droit légitime et l'instauration d'une paix juste et durable
dans la région ». Le Président américain l'assura du soutien de
l'Amérique contre toute agression libyenne. Bourguiba s'entretint
par ailleurs avec de nombreuses personnalités parmi lesquelles,
le vice-président George Bush, le directeur du Fond monétaire
international, le secrétaire d'État aux Affaires étrangères George
Schultz, le secrétaire d'État à la Défense Gaspar Weinberger ainsi
que de nombreux sénateurs et industriels américains.

21. S. Belhassen, «La violence à l'Université», Jeune Afrique, n° 1255 du 23 janvier


1985, p. 37..

269
À la suite de cette visite, Gaddafi, expulsait au cours du
mois d'août 1985, près de 30 000 travailleurs tunisiens sans le
moindre préavis. La Tunisie répondit en rappelant ses coopérants
en Libye, en fermant l'école tunisienne de Tripoli et les deux
écoles libyennes de Tunis. Le vendredi 6 septembre, le secrétaire
d'État à la Sûreté nationale, Zine Ben Ali, dénonçait, dans une
conférence de presse en présence de journalistes nationaux et
internationaux, une pseudo-tentative de sabotage organisée
par trois agents libyens, en assurant que ses services étaient
« constamment en éveil et qu 'ils seraient encore plus vigilants en
pareils moments ».
En septembre 1985, le Président Chadli Ben Jedid effectuait
une visite d'amitié auprès du Président Bourguiba.
Le 1 octobre 1985, l'aviation israélienne bombardait les
er

locaux de l'OLP à Hammam Chott en représailles de l'assassinat


de trois Israéliens à Chypre, par des activistes palestiniens venus
de Tunis. Bourguiba qui venait d'effectuer une visite officielle aux
USA, en fut contrarié. Il déposa une plainte devant le conseil de
sécurité de l'ONU et convoquant 1 ' ambassadeur des USA à Tunis,
Peter Sebastien, il l'informa qu'au cas où l'Amérique opposerait
un veto à la condamnation d'Israël, la Tunisie romprait ses
relations diplomatiques avec son pays. Pour la première fois dans
l'histoire du conseil de sécurité, l'Amérique s'abstint d'opposer
un veto et laissa passer une résolution condamnant Israël.
Tout au long de l'année 1985, les absences de Wassila avaient
été de plus en plus fréquentes, motivées, tantôt par de prétendus
-

soins de son diabète à l'étranger, qui se prolongeaient outre


mesure, tantôt pour répondre à l'invitation de l'épouse d'un chef
d'État ou d'un monarque qui avait visité la Tunisie. Par ses longs
voyages, Wassila pensait probablement créer un vide autour du
Président afin de l'amener à se plier à ses volontés. Lors de ces
absences, le Président conviait, pour lui tenir compagnie, l'une
de ses nièces préférées, tantôt Zohra, épouse Chekir, fille de sa
sœur Aïcha, tantôt Saïda épouse Sassi, fille de sa sœur Najia.
Autant la première était honnête et intègre, autant la seconde
était maligne et intrigante, sachant distraire son oncle avec son
bagou ininterrompu, devancer ses désirs et, de ce fait, s'imposer
au palais en éloignant petit à petit tous les autres membres de sa
famille. Pour prendre avantage sur sa cousine, elle ne cessait de

270
rappeler à son oncle l'incident au cours duquel il avait failli être
électrocuté en actionnant un interrupteur alors qu'il prenait une
douche chez elle, à Ksar Hellal, et comment elle l'avait sauvé en
coupant immédiatement le courant. Saïda s'éclipsait chaque fois
que Wassila revenait au palais. Avec le temps, les absences répétées
de Wassila renforcèrent la position de Saïda. Bien entendu, celle-
ci n'aimait pas Wassila, qui lui rendait largement la pareille. Mais
elle n'osait pas la critiquer ouvertement, craignant les foudres
du Président qui n'admettait pas que l'on médise de son épouse.
Elle se limitait à dénoncer parfois certains de ses agissements. Sa
véritable cible, à l'époque, était Allala Laouiti qui, de son côté
n'avait aucune estime pour elle, la considérant capable de tous
les coups bas. L'opinion publique à Tunis n'était pas non plus
favorable à Saïda. On racontait qu'elle avait des fréquentations
extraconjugales. A ce sujet, je me permets de rapporter le fait
suivant : vers la fin des années soixante, j'étais un soir, vers 21
heures, dans mon bureau à l'Institut Pasteur, lorsque l'on frappa à
ma porte. Le gardien m'annonça la visite de Saïda Sassi. Je la fis
entrer. Elle était en pleurs, son visage bouffi présentait une légère
ecchymose. Elle avait saigné du nez. Elle me montra des traces
de coups sur le bras et me demanda de lui établir un certificat
médical qui lui permettrait d'intenter un procès contre son mari qui
venait de la battre en l'accusant d'adultère. Il me fallut plus d'une
heure pour la calmer et lui faire entendre raison, la persuadant de
passer l'éponge et d'oublier cette affaire qui risquait de nuire à
sa famille et de compromettre l'avenir de ses nombreux enfants,
d'autant plus que mon opinion sur Hassen Sassi, son mari, était
tout à fait favorable. Il était connu pour être un militant franc,
honnête, régulier et dévoué à Bourguiba.
Saïda ne cessait de répéter à son oncle que Allala Laouiti
usait du nom de Bourguiba pour servir ses intérêts personnels.
Bourguiba signifia alors à Allala Laouiti, plus d'une fois, de
s'abstenir de le faire, ce à quoi Allala répondait en rejetant avec
véhémence les accusations de Saïda. Mais celle-ci continuait de
plus belle. Un jour, Zohra Chekir demanda à Allala Laouiti de
mettre à sa disposition une voiture, à l'occasion d'un mariage
familial. Elle indiqua au chauffeur l'heure approximative à
laquelle il devait venir la chercher pour la ramener chez elle. A
la fin de la cérémonie, après le départ de tous les invités, Zohra

271
était encore là à attendre vainement le chauffeur. Le lendemain,
Saïda apprenant la mésaventure de sa cousine, s'empressa d'aller
la raconter à son oncle, insistant sur le fait que la femme de
Allala disposait en permanence d'une voiture avec chauffeur
pour faire ses emplettes et rendre ses visites, alors que la propre
nièce du Président ne parvenait même pas à trouver une voiture
pour être ramenée chez elle, un soir, après une fête familiale.
C'était la goutte qui fit déborder le vase. Le Président mit fin
aux fonctions de Allala, le 24 juillet 1985. Les accusations de
Saïda avaient-elles été confirmées au Président par le Secrétaire
d'État à l'Intérieur, Zine Ben Ali ? Quoiqu'il en soit, j'estime
que l'éloignement de Allala Laouiti du palais fut l'acte le plus
fâcheux qui pouvait toucher le Président. Il se trouva, de ce fait,
coupé de ses contacts avec les militants et de toute source fiable
et objective d'informations concernant l'opinion publique, ce qui
donnait libre cours à des manœuvres de toutes sortes. Allala était
la seule personne qui pouvait rapporter au Président certains faits,
sans répercussions intempestives de sa part. En effet, lorsque l'on
venait lui relater un événement, le Président avait coutume de le
révéler au grand jour et de s'empresser de confronter accusateur
et accusé pour y voir plus clair, afin de prendre les mesures qui
s'imposaient. Outre son caractère franc et direct, il estimait que
son charisme, son passé de combattant et de bâtisseur de la Tunisie
indépendante lui permettaient de relater ouvertement n'importe
quel événement, sans avoir recours à des discrétions avec qui
que ce soit. Il était aidé en cela par une certaine mégalomanie
inhérente à tous les grands de ce monde, qui l'amenait à
sanctionner, au moins provisoirement, même les personnes les
plus proches de lui, pour redresser une injustice ou renforcer sa
position, qu'il considérait être celle de l'intérêt supérieur de la
nation. En fait, il ne lui arrivait de se contenir et de s'accorder
sur une action discrète qu'avec un seul homme, Allala Laouiti.
On peut aisément comprendre que les liens anciens noués entre
ces deux hommes (Allala a été son clerc depuis 1927) avaient
créé entre eux une confiance réciproque, un dévouement sans
faille de Allala à Bourguiba et un attachement qui ne s'est jamais
démenti de Bourguiba pour Allala. Même après son éloignement,
personne ne pouvait se permettre de médire de Allala devant le
Président ou du Président devant Allala. La connaissance de ce

272
trait de caractère de Bourguiba est essentielle à souligner. Il ne
s'autorisait de complicité qu'avec Allala. Il ne se le permettait
avec aucun de ses ministres, ni avec aucun de ses chefs de
gouvernement, qu'il s'agisse de Mohamed Mzali, de Rachid
Sfar ou de Zine Ben Ali, considérant qu'en tant que « Père de la
Nation », il était au-dessus de toute intelligence avec qui que ce
soit. On comprendra ainsi que Zine Ben Ali n'était pour lui qu'un
homme de renseignements, discipliné et dévoué, mais jamais un
complice pour une éventuelle action secrète. Il ne pouvait y avoir
avec lui, ni avec aucun autre de ses ministres, aucune connivence.
Tout était dit en présence de tout le monde. Son ami Jean Rous
disait à ce sujet :
Bourguiba n 'est pas un homme de secret et vit au grand jour
avec le peuple tunisien . 22

Après le mariage de Bourguiba, Allala avait été longtemps la


cible de Wassila, jusqu'au jour où, vers la fin des années soixante,
elle finit par comprendre que cette guéguerre était néfaste pour
chacun d'eux et ne pourrait aboutir à rien. De son côté, Allala
fit de son mieux pour améliorer ses relations avec Wassila, sans
toutefois manquer à l'obligation d'informer le Président de
certains détails, de certains faits et gestes. Depuis, Wassila se
plaisait à dire que le Président ne pouvait pas se passer de deux
personnes, elle-même et Allala Laouiti.
Le Président espérait qu'ayant renforcé la position de son
Premier ministre à la suite des émeutes du pain, celui-ci allait
s'attaquer aux véritables défis économiques. Il avait, en fait,
dès 1980, soutenu son Premier ministre contre vents et marées,
l'encourageant même dans son expérience démocratique, tout en
veillant qu 'elle ne tourne pas au désordre. Édifié par les événements
du 26 janvier 1978 et du 27 janvier 1980 puis ceux de janvier
1984, il considérait que toute ouverture démocratique devait
être précédée par des actions socioéconomiques et culturelles et
qu'un pays qui s'était avéré encore fragile, ne pouvait s'exercer
à une véritable démocratie sans courir de risques qui pourraient
retarder son développement, ou même l'interrompre. Il avait
incité Mohamed Mzali à développer des projets industriels et

22. Jean Rous, Habib Bourguiba, Éditions Martinsart, 1984, p. 220.

273
agricoles initiateurs d'emplois, surtout dans le Sud et l'Ouest du
pays afin de réduire les disparités économiques régionales et à
multiplier ses contacts directs, tant avec la population, pour la
sensibiliser à un meilleur esprit civique, qu'avec les cadres pour
ancrer dans leur esprit la notion de service public. Il était d'autant
plus confiant en Mzali qu'il appréciait ses qualités de pédagogue
et d'orateur.
Mais Mohamed Mzali s'employait à enjoliver son image
de marque. Au lieu de chercher à associer les responsables à la
recherche de solutions visant à juguler les difficultés économiques
parlapersuasionetparlafermetésinécessaire,quitteàmécontenter
certains nantis, il évitait de les braquer contre lui, en occultant les
luttes intestines de plus en plus fréquentes qui divisaient certains
membres du gouvernement soucieux de préserver leur poste,
sinon leurs privilèges.
En 1982, malgré la dégradation de la situation économique,
l'alourdissement de la dette et des charges de la Caisse de
Compensation, il augmentait des salaires des travailleurs de plus
de 20%.
En février 1984, il faisait paraître son ouvrage La Parole de
l'Action dans lequel il retraçait les étapes de son enfance, de
23

sa formation, de son militantisme dans la lutte anticoloniale et


de son accession aux responsabilités nationales, y dépeignant
ses facettes d'homme de pouvoir, d'écrivain et de politique, bref
d'homme de pensée et d'action. Le lômars 1985, à Paris, au cours
d'une cérémonie à la Sorbonne, la médaille de la chancellerie
des universités lui fut décernée. Le 17 mars, Jacques Chirac lui
remettait la plaque commémorative de la Ville. En décembre
1985, il recevait la médaille d'or de l'ALECSO . Dans la même 24

optique, il renforçait son groupe par le recrutement d'adeptes


fidèles ou du moins qu'il considérait comme tels, reléguant
certains problèmes politiques ou économiques au second plan.
Au début du mois de décembre 1985, ayant eu vent par Mansour
Skhiri - ancien gouverneur de Monastir, désigné le 20 septembre
1985 au poste de ministre directeur du cabinet présidentiel - de
défectuosités de la nouvelle autoroute Tunis-Hammamet, assorties

23. Mohamed Mzali, La Parole de l'Action, Publisud, février 1984.


24. ALECSO ; Organisation arabe pour l'Education, la Science et la Culture.

274
d'une affaire de prévarication lors de la conclusion des marchés
en vue de sa construction, le Président réunit un conseil des
ministres au Palais de Carthage et demanda d'ouvrir une enquête
visant à déterminer la cause des fissures apparues sur le pont qui
conduit au village de Turki et à en préciser les responsabilités.
Les conclusions de l'enquête faisant état des défauts patents de
cette autoroute - les fissures du pont résultaient, disait-on, d'un
ferraillage insuffisant des poutres de soutien - il décida de déférer
devant les tribunaux, le responsable du bureau d'études chargé de
ce projet, Moncef Thraya, ingénieur qui, en peu d'années, disait-
on, avait monté une importante société d'études employant près
de 200 personnes dont 80 ingénieurs. On racontait que c'était
Mansour Skhiri, qui avait un vieux contentieux à régler avec
Moncef Thraya, qui avait monté le Président contre ce dernier.
Le Président n'arrivait pas à admettre que certains Tunisiens,
surtout parmi ceux qui avaient bénéficié de la générosité de l'État
pour leur formation scolaire et universitaire, puissent faire passer
leur intérêt particulier avant l'intérêt de la nation ou, pire encore,
détourner les deniers de l'État à leur profit. Voulant décourager
toute velléité de corruption, il décida de sévir, déterminé à faire
du cas de Moncef Thraya, un exemple. Son mécontentement et sa
décision de redresser la situation s'accrurent davantage lorsqu'il
fut informé de l'implication de l'entrepreneur Bouzguenda dans
l'octroi de marchés étatiques, en échange de pots de vin distribués
à certains responsables, ainsi que d'autres cas de malversations
commises par des personnes proches de son épouse : le propre
gendre de Wassila, Taoufik Torjeman, PDG de l'UIB et Mohamed
Bel Hadj, PDG de Tunis-Air . 25

Considérant que la corruption était la racine du mal, le


Président décida de mener contre ce fléau une lutte sans merci et
de combattre la mauvaise gestion, le laxisme et le détournement
des biens de l'État. Présidant la séance de clôture des travaux
d'une réunion du comité central du PSD, tenu les 19, 20 et 21
décembre 1985, il déclara notamment :
Je tiens à vous dire que je consacrerai tout le restant de
ma vie à l'élimination de la corruption et du détournement des

25. Affaire de l'Union Internationale des Banques (UIB) impliquant Taoufik Torjeman,
gendre de Wassila, affaire de l'autoroute Tunis-Hammamet impliquant Moncef
Thraya.

275
deniers publics afin que l'État tunisien reste propre et au-dessus
de tout soupçon... Vous avez pu constater que j'avais ordonné, au
cours de la dernière réunion du conseil des ministres, l'arrestation
d'un individu qui s'était rendu coupable de malversations aux
dépens de l'Etat... En vertu de la Constitution, il existe dans le
pays trois pouvoirs, l'exécutif, le législatif et le judiciaire dont
aucun n'empiète sur les prérogatives de l'autre... Lorsque j'ai
ordonné d'arrêter cet individu, c'était dans le but de le déférer
devant les tribunaux car, en tant que chef de l'État, je ne détiens
qu'une seule et unique prérogative judiciaire, celle relative
aux condamnations à la peine capitale, à l'instant où l'on vient
solliciter la grâce présidentielle, avant l'exécution de la sentence...
Il est cependant une chose qui m'a peiné lors de l'arrestation de
l'individu dont je vous parle, c'est qu'il y a eu des interventions
qui n'ont eu toutefois aucun effet. Ces interventions n'ont pas
manqué de me surprendre venant de personnes dont nous ne
croyions pas qu'elles se satisferaient de laisser les prévaricateurs
continuer à piller les caisses de l'état... Je prie Dieu pour qu'il
me prête vie jusqu'au jour où je verrai la Tunisie et ses cadres
parfaitement iiréprochables et débairassés de toute suspicion...
Je suis convaincu que cet état me survivra, car l'homme n 'est que
de passage sur cette terre et tout ce qu 'il en reste, c 'est le bien ou
le mal qu 'il aura fait. 26

Habib Bourguiba Jr, qui avait des relations amicales avec


Moncef Thraya et qui entrevoyait les conséquences fâcheuses
pour son ami et pour les personnes proches de Wassila, était
intervenu auprès de son père pour essayer de calmer sa vindicte.
Il s'y était pris à sa façon directe et passionnée, ce qui avait irrité
le Président et l'avait conduit à mettre fin à ses fonctions de
conseiller, le 7 janvier 1986.
Il est vrai que les relations entre le père et le fils étaient parfois
orageuses. Bourguiba Jr avait été ulcéré par certaines déclarations
de son père, lors de ses exposés au Campus universitaire, en 1973,
où Bourguiba avait relaté sa première rencontre avec sa mère.
Il était également froissé par le peu de chaleur que le Président
manifestait parfois, à l'égard de son épouse Néila et de ses trois
enfants. Cette attitude du Président ne relevait cependant pas

26. Dialogue n° 585 du 23 décembre 1985, pp. 8-9.

276
d'un manque d'affection, mais plutôt d'une recherche de paix,
d'un souci de sauvegarder la concorde avec sa deuxième épouse
qui, avec beaucoup de subtilités, essayait insidieusement, sous
une apparence de grande cordialité, d'installer des distances entre
le Président et ses proches. A mon avis, le désaccord entre ces
deux hommes, si proches par ailleurs, portait beaucoup plus sur
le choc de leurs opinions et de leur vision des problèmes, que sur
un manque d'affection de l'un pour l'autre. En effet, même après
l'avoir déchargé de ses fonctions de conseiller, le Président était
toujours heureux de voir son fils qui venait souvent le matin vers
huit heures, le saluer, lui rendre compte de ses déplacements à
l'étranger, de l'activité de la banque qu'il dirigeait et participer
à la réunion quotidienne du matin qui précédait les audiences
officielles du Président. Il appréciait sa présence à ses côtés.
J'en donnerai comme preuve le fait qu'il le désigna en troisième
position parmi les vingt membres du Bureau politique du PSD,
alors qu'il avait été placé au 23 rang dans la liste des membres
ème

du Comité central, lors du Congrès des 19-21 juin 1986. Si


toutefois Bourguiba Jr répugnait à venir à Carthage, comme il
me l'a confié lui-même, c'était pour ne pas rencontrer sa cousine
Saïda Sassi dont il n'appréciait ni la présence au palais, ni le
comportement.
Je me dois aussi de préciser que l'éviction de Bourguiba Jr
de ses fonctions de conseiller spécial auprès du Président de la
République, a non seulement surpris, mais a été réprouvée par
beaucoup de militants. En effet, les Tunisiens ont gardé une grande
compassion pour ce fils qui a connu les privations matérielles et
la souffrance morale, consécutives aux emprisonnements, aux
procès et aux condamnations de son père en butte aux abus du
colonialisme. Il est vrai que sa mère, Mathilde, qui a pris le nom
de Moufida après sa conversion à l'Islam, était toujours présente,
dévouée, prête à tous les efforts et les sacrifices, pour éviter à
son fils tout préjudice, tant dans sa vie quotidienne que dans son
éducation et dans sa formation scolaire et universitaire. Cette
femme, exemplaire à tous points de vue, que j'ai eu la chance
de bien connaître dès ma première enfance, représente aux yeux
de tous les Tunisiens, le symbole même de la probité, de la
morale, du dévouement et de l'efficience. Je reste persuadé que
sans son soutien, sa loyauté et son aide, le Président Bourguiba
ne serait pas arrivé à ses fins. Une fois l'Indépendance acquise,
277
les restrictions matérielles et les souffrances morales qu'avait
connues Bourguiba Jr ont fait place à la vie facile. Sa carrière
diplomatique - ambassadeur à Paris puis à Washington pendant
de nombreuses années - puis ses charges de ministre des Affaires
étrangères, l'ont mis en contact avec les grands de ce monde
avec lesquels il a su, grâce à sa faconde, sa verve et son contact
agréable, nouer des liens d'amitié. Ces liens et ce mode de vie ont
fini, avec le temps, par modeler son caractère qui devenait de plus
en plus coulant, jovial et généreux, évoluant ainsi dans le sens
inverse de celui de son père qui, lui, ne perdait rien de sa rigueur,
de sa ténacité, de son ardeur et de son sens de l'efficacité face aux
problèmes. Après les efforts consentis pour l'édification de l'État,
le Président était de plus en plus exigeant et pressé car il estimait
que sa mission - changer les mentalités et sortir la Tunisie du sous
développement - n'était pas encore achevée, qu'il était le seul à
même de le faire, que des manœuvres de déstabilisation et de
corruption se poursuivaient, alors qu'il commençait à ressentir le
poids des ans et les effets d'une thérapeutique lourde et inadaptée.
Peut être ce sentiment peut-il expliquer son acceptation, en 1974,
de la présidence à vie dont il avait pourtant lui-même écarté le
principe, lors de son accession au pouvoir.
Le 7 janvier 1986, Wassila était intervenue, de son côté,
auprès du Président pour faire libérer son protégé, Mohamed
BelHadj. Sa démarche provoqua la colère du Président qui parla
pour la première fois de divorce. Il n'avait pas oublié les charges
pesant sur son ancien ministre de l'intérieur, Driss Guiga, un
autre chevalier servant de Wassila, concernant les commissions 27

qu'il avait touchées sur les contrats d'armement avec une société
brésilienne, à l'occasion de l'achat de matériel pour les Forces de
l'Ordre.
Dénoncer la corruption et s'y attaquer directement ne peut
se faire sans conséquences fâcheuses. Le Président Kennedy
n'avait-il pas été abattu, du jour où il s'était mis à dos, à la fois,
la mafia, le complexe militaro-industriel et la CIA ? Le Président
Mohamed Boudiaf n'avait-il pas payé lui aussi le prix fort, le 29
juin 1992, parce qu'il voulait restaurer l'ordre, parler un langage

27. Rapport de la commission d'enquête sur les événements du 3 janvier 1984 in La


Presse du 19 et 20 avril 1984 et Dialogue n° 498 du 23 avril 1984.

278
de vérité à son peuple et engager l'Algérie dans une démocratie
moderne et transparente ? Mais la vérité n'est pas toujours bonne
à dire : à partir du moment où il a défié les corrompus, projetant
même de traduire un général en justice, il est devenu leur cible. Et
ce ne sont pas les islamistes du FIS qui l'ont assassiné ! Ceux qui
s'adonnent à la corruption n'agissent jamais isolément. Ils sont
toujours soutenus par des personnalités influentes, des groupes
financiers ou des multinationales qui influent sur la politique. Ola
Balogun, cinéaste nigérian, analysait ainsi la corruption :
Les pays dominants se servent volontiers de la corruption
comme d'un moyen parmi beaucoup d'autres pour maintenir leur
domination du monde, en faisant des élites dirigeantes des pays
dominés, des auxiliaires complaisants. 28

Les relations de Bourguiba avec son épouse devenaient de


plus en plus fluctuantes, marquées par des tensions fréquentes.
Wassila, même lorsqu'elle n'était pas en voyage, ne passait
plus sa journée au palais. Elle venait le soir, tenir compagnie au
Président pendant son dîner. Elle quittait le palais le lendemain
matin, vers 9 heures, pour passer la journée dans sa villa à La
Marsa, auprès de sa famille. La santé du Président, jusqu'ici
tout à fait satisfaisante, commença, à partir de janvier 1986, à
présenter des variations bizarres. Vers le milieu de la matinée,
il était pris de somnolence, sa démarche devenait titubante et
s'accompagnait d'un trouble de l'équilibre et même de difficultés
d'élocution. Ce syndrome neurologique nouveau et inexpliqué se
dissipait progressivement en cours de journée pour disparaître en
fin d'après-midi. Je suspectais l'effet d'une drogue quelconque,
mais aucun des médicaments prescrits - et toujours notés dans
le cahier - ne pouvait expliquer ces symptômes. J'étais d'autant
plus intrigué que la thérapeutique du Président n'avait subi
aucune modification notable depuis 1982. Devant la répétition
de ces épisodes, je fis part à Saïda Sassi de mon inquiétude et
de la nécessité de procéder à une vérification, par un laboratoire
spécialisé, d'une éventuelle prise d ' une drogue qui serait à 1 ' origine
de ces troubles. Quelques jours plus tard, Saïda Sassi m'informa
que Khaled Kallala, chef de cabinet du ministre de l'Intérieur,
fils du militant Chadli Kallala et gendre de Hédi Mabrouk notre
ambassadeur à Paris, était disposé à faire spécialement le voyage

28. Roland Passevant,Ia mafia du quatrième pouvoir, Éditions Messidor, Paris 1989, p. 89.
279
pour faire parvenir, le jour même, un prélèvement de sang du
Président à Paris. Il fallait maintenant attendre le jour où ces
troubles allaient se manifester. Ils se reproduirent le 31 janvier
1986. Averti, je soumis le Président, à 10 heures du matin, à une
prise de sang que je répartis dans deux flacons stériles encapsulés
en vue de la recherche de produits autres que les médicaments
prescrits. Khaled Kallala prit 1 ' avion de 13 heures et amena le colis
au laboratoire de chimie toxicologique de l'hôpital Fernand Widal
à Paris dont j'avais contacté téléphoniquement le responsable du
service, pour l'avertir de l'arrivée du prélèvement. Je joignis aux
deux flacons une lettre mentionnant les médicaments prescrits et
l'âge du patient, sans mentionner son nom. Le 1 février, Madame
er

Martine Galliot, chargée de l'analyse, me faisait parvenir sa


réponse ( fac similé de la lettre, page suivante) :
Paris le 1 février 1986
er

Monsieur,
Nous avons reçu hier après midi les deux échantillons de
sang concernant votre patient. Les extractions et analyses par
spectrométrie de masse sont actuellement en cours. Les résultats
définitifs nécessitent un délai assez long. Pour l'instant, nous
n'avons retrouvé que les constituants noimaux du sang et les
métabolites des médicaments delà liste que vous nous avez fournie.
Nos recherches analytiques continuent et nous communiquerons
les résultats à monsieur l'ambassadeur.
La rapidité et la simplicité des analyses auraient été améliorées
si nous avions pu disposer d'échantillon urinaire. S'il existe à
votre disposition quelques ml d'urine du 31 janvier, nous serions
heureux de les recevoir pour compléter cette investigation.
Nous vous remercions de la confiance que vous nous
témoignez et vous prions d'accepter, monsieur, l'expression de
nos respectueuses salutations.
Le 4 février, le Président ayant présenté de nouveau des
troubles de la démarche et de l'équilibre, j'adressai à Madame
Galliot un échantillon d'urine recueillie à 10 heures du matin, que
Khaled Kallala fit parvenir, à Paris, l'après midi même.
Vers la fin du mois de février, ne recevant aucune réponse
du laboratoire, je contactai téléphoniquement madame Galliot

280
sur sa ligne directe : 4 206 86 98. Elle m'apprit qu'elle avait
décelé la présence de morphine dans les prélèvements et que le
compte-rendu des analyses avait été remis à l'ambassadeur Hédi
Mabrouk. Hédi Mabrouk avait donc volontairement omis de me
communiquer les résultats des analyses que j'avais demandées
et dont je venais d'avoir connaissance de la bouche même de
madame Galliot. Conscient de la gravité de la situation, de son
exploitation éventuelle par Hédi Mabrouk et des relations de
Khaled Kallala avec Zine Ben Ali, je n' insistai pas pour obtenir un
duplicata des comptes rendus, puisque, dans sa lettre du 1 février
er

1986, Madame Galliot m'avait averti qu'elle communiquerait les


résultats « à monsieur l'ambassadeur ».
Ainsi, après les manipulations thérapeutiques constatées
en 1978 par les docteurs Gorceix et Bourdon et qui s'étaient
renouvelées le 18 mars 1979, et avec la confirmation de mes
soupçons par le docteur Martine Galliot, je venais de découvrir
la cause véritable des « périodes d'éclipsé », des « crises de
lucidité » ou de l'expression « le Président fonctionne sous
courant alternatif» employées par les personnes qui avaient
eu l'occasion de le rencontrer lorsqu'il se trouvait sous l'effet
de ces drogues administrées en sous-main. Je décidai de ne pas
en parler au Président, d'abord par crainte des répercussions
que de telles révélations pourraient entraîner sur sa santé, puis
de la tournure que cette grave histoire pourrait prendre. Saïda
Sassi, de son côté, ne souffla plus mot de cette affaire. Les
relations, dans le couple présidentiel, ne s'amélioraient guère.
Dès qu'un différend survenait entre les deux époux, Wassila se
faisait hospitaliser à la clinique Taoufik pour soigner, disait-
elle, son diabète. Dans d'ultimes tentatives de réconciliation,
le Président se rendit plus d'une fois à son chevet. Mais
rien n'y faisait, le ton finissait toujours par monter. Wassila,
probablement avisée par Hédi Mabrouk de la réalisation et du
résultat des analyses et craignant la divulgation de son manège,
quitta le pays prétextant toujours soigner son diabète. Prise en
charge par nos ambassades, elle séjourna plusieurs mois à Paris
et aux États-Unis.
Depuis le départ de son épouse, le Président ne présentait
plus de syndrome neurologique et de troubles de l'équilibre,
mais il se languissait de l'absence de Wassila. Lui, dont le

282
courage et la volonté étaient exemplaires, devenait parfois
taciturne et gardait de longues périodes de silence au cours de
ses promenades. Un jour d'avril 1986, je l'entendis fredonner
un poème en arabe qu'il n'avait jamais récité auparavant. Ce
poème disait notamment :
Si un être ne te cause que des ennuis, renonce à lui sans regrets.
Personne n 'est irremplaçable, le renoncement apporte la sérénité
et ton cœur doit s'aimer de patience pour surmonter l'absence de
l'amie qui t'a quitté.
Il est vain de croire que la personne aimée te manifestera son
amour en retour et qu 'une personne à qui tu accordes ta confiance
te rende la pareille.
Si la pureté de la rivière n 'est pas naturelle, on ne peut rien
attendre d'une amie dont les intentions ne sont pas pures.
On n'a rien à espérer de l'amie qui te trahit et qui, après
t'avoir accordé son affection, te délaisse et t'abandonne, qui
renie la longue vie commune et qui diffuse tes secrets les plus
intimes....
Adieu à ce monde, s'il n 'est pas possible d'y trouver un ami
authentique, loyal et juste.
Par ces vers, le Président exprimait son désarroi. Ce poème
s'appliquait si parfaitement à sa situation que je me demandai
même s'il ne l'avait pas composé lui-même. Mais ne lui
connaissant pas ce talent, je me plongeai dans les ouvrages de
littérature arabe et finis par en découvrir l'auteur. C'était l'Imam
Echaffai , le grand théologien musulman fondateur du rite
29

chaffeïte (rite dominant en Égypte), qui vécut il y a plus de 1 200


ans (150-204 de l'Hégire).
Le Président souffrait de l'absence de son épouse et lui en
tenait grief. Mais, au-delà de ses sentiments, sa réprobation de
certains faits ne s'atténuait pas, bien au contraire. Il évoquait
parfois l'interview qu'elle avait accordée à l'hebdomadaire Jeune
Afrique , dans lequel elle avait pris le contre-pied de sa politique.
30

C'est lorsqu ' il apprit qu' un sy stème d'écoute fiés sophistiqué, reliant
son bureau au petit salon attenant où se tenait Wassila pendant les

29. Imam Mohamed Ibn Idriss Echaffâï : In Morceaux choisis arabes par Mohamed
Hassan Mahmoud et Aminé Omar Al-Bajouri, p. 82.
30. Jeune Afrique n° 1125 du 28 juillet 1982, pp. 13 à 21.

283
audiences présidentielles avait été découvert, qu'il prit la décision
de divorcer. Tahar Belkhodja a, plus tard, justifié la présence de
ce système d'écoute en affirmant que « le Président avait tenu à
faire enregistrer directement, pour l'Histoire, ses entretiens avec
Richard Nixon et avec Henri Kissinger, puis en accord avec son
épouse et pensant qu'au fond, tous ses propos étaient historiques,
avait laissé fonctionner ces appareils»? Cette version est une
1

pure invention étant donné que le système d'écoute n'a été installé
qu'après le déménagement du Président dans le nouveau pavillon,
en 1979, alors que Nixon avait quitté la vie politique à la suite du
Watergate en 1974 et que Kissinger avait quitté le département d'État
américain en 1976. Avant 1979, Wassila suivait les audiences de son
mari en écoutant derrière la porte simulant une bibliothèque, qui
fait communiquer le petit salon attenant à la chambre à coucher du
Président avec son bureau. Tahar Belkhodja savait que Wassila épiait
toutes les conversations derrière la fausse bibliothèque puisqu'il
écrit, au sujet de l'une de ses entrevues avec le Président, en 1977 :
« Comme d'habitude, en de tels moments, Wassila avait tout écouté.
A ma sortie, elle me reprocha ma véhémence» . 32

Tahar Belkhodja a été jusqu'à prétendre que le divorce du


couple présidentiel a été prononcé « par un simple communiqué,
sans que la procédure légale eût été respectée », alors qu'il sait
33

que ce divorce avait fait l'objet d'un procès et du communiqué


34

suivant :
Le tribunal de première instance de Tunis a rendu un jugement
prononçant le divorce aux torts de madame Wassila bent Mhamed
Ben Ammar et a ordonné la suppression du titre Majda, et ce, en
raison des déclarations et prises de position en violation de la
Constitution, à l'insu du Président de la République et sans son
autorisation.
L'éloignement de Allala Laouiti, de Bourguiba Jr et le départ
de Wassila augmentaient l'influence de Saïda Sassi et de Mansour
Skhiri. Ce dernier, ingénieur des travaux publics, connu pour
être un homme froid, ambitieux mais sachant être cordial, avait

31. Tahar Belkhodja, Les trois décennies : Bourguiba, Arcanteres Plublisud, Paris 1998
p. 157.
32. Id. p. 142.
33. Id. p. 22.
34. Procès n° 86678 du 11 août 1986.

284
exercé à la Municipalité de Tunis, ce qui l'avait amené à taire la
connaissance de Wassila, qui s'intéressait beaucoup à tout ce qui
touchait le domaine foncier. Aussi, favorisa-t-elle son ascension.
Gouverneur de Sousse en 1974, il fut muté à la tête du gouvernorat
de Monastir en 1977. Depuis sa nomination en tant que ministre
directeur du cabinet présidentiel en septembre 1985, il occupait à
Carthage une villa attenante au palais . 35

Mansour Skhiri avait de bonnes relations avec Saïda


Sassi. Mais il avait certains griefs contre Mohamed Mzali. Il le
critiquait pour son manque d'exigence vis-à-vis de ses proches
et pour les largesses dont ceux-ci bénéficiaient. Il reprochait
notamment à Mzali d'avoir confié à Rachid Azzouz, ingénieur
conseil, entre 1976 et 1986, une quarantaine de projets de
construction, d'extension et d'aménagement de lycées,
collèges, foyers et autres bâtiments pour un montant global
de plus de 800 000 dinars. Il lui reprochait également d'avoir
présenté, en conseil des ministres, le projet de construction de
la faculté des Lettres de la Manouba en concédant sa réalisation
à une entreprise française, qui s'était avérée fictive - ce que
Hédi Nouira n'avait pas manqué de lui reprocher devant ses
pairs. L'entreprise choisie pour réaliser ces travaux était en fait
l'entreprise Letaief, dont le propriétaire était un ami de Mezri
Chekir, ministre de la Fonction publique et de la Réforme
administrative. Ce dernier réservait à Letaïef des appels d'offre
de construction de bâtiments de l'État et intervenait en sa faveur
pour le faire bénéficier de prêts bancaires sans qu'il ne donne,
en contrepartie, les garanties nécessaires.
Un jour, Saïda Sassi suggéra au Président d'aller à Sidi Bou
Saïd. La voiture présidentielle s'arrêta au sommet de la colline.
La journée était ensoleillée et la vue superbe. Non loin, se trouvait
une somptueuse villa nouvellement construite.
- Devine - dit Saïda au Président - à qui appartient cette villa.
Eh bien, à l'un de tes ministres, un jeune monastirien issu d'une
famille très modeste, Mezri Chekir ! Devine maintenant combien
elle a coûté ?ajouta-t-elle.

35. Cette villa qui fait partie du domaine de l'État, était réservée au directeur du cabinet
présidentiel. Lors de ma nomination à ce poste, en mai 1987, je ne l'avais pas
occupée puisque je logeais dans la maison de fonction de l'Institut Pasteur. Plus
tard, cette villa fut occupée par Zine Ben Ali, alors ministre de l'Intérieur.

285
Le Président qui ne s'était jamais intéressé à l'argent, ni à sa
valeur répondit : Cinquante mille dinars.
- Eh bien, elle a coûté huit cent mille dinars ! » dit-elle en
martelant ses mots.
La perfidie avait atteint son but. Le Président qui aimait se
faire comprendre à demi-mot, signifia de façon subtile à son
premier ministre d'éloigner du gouvernement Mezri Chekir sur
lequel pesait maintenant le soupçon d'enrichissement rapide.
Mais Mzali fit la sourde oreille.
Le 7 avril 1986, le Président prit la décision de décharger
Mezri Chekir de ses fonctions de ministre de la Fonction publique
et de la Réforme administrative pour attribuer ses prérogatives
au ministre directeur du cabinet présidentiel, Mansour Skhiri.
Le 28 avril 1986, Mzali perdait le portefeuille du ministère de
l'Intérieur, cette fois au bénéfice de Zine Ben Ali. Le même
jour, le poste de secrétaire d'État au ministère de l'Intérieur était
supprimé. Ainsi, Zine Ben Ali, déjà responsable de la Sécurité,
avait légalement la main haute sur l'administration régionale.
A cette même date, j'étais désigné recteur de l'université. Le 5
mai 1986, Fredj Chedly était remplacé par Abdelaziz Ben Dhia
qui quittait le ministère de l'Enseignement supérieur et de la
Recherche scientifique pour prendre en charge le ministère de
l'Éducation nationale. J'entrai pour ma part, pour la première
fois, au gouvernement, en tant que ministre de l'Enseignement
supérieur et de la Recherche scientifique. Je reviendrai plus loin
sur les circonstances de ma désignation. Le 10 mai, la direction
du Culte, jusqu'ici et depuis toujours, sous la tutelle du Premier
ministre, était placée sous la coupe du ministre de l'Intérieur et
ce, sans qu'aucune explication n'ait été donnée.
Le 13 mai 1986, Béchir Ben Slama était remplacé par Zakaria
Ben Mustapha au ministère des Affaires culturelles.
Dès la nomination de Zine Ben Ali à la tête du ministère
de l'Intérieur, les relations de Saïda Sassi avec Mansour Skhiri
commencèrent à s'altérer et Saïda entama une litanie nouvelle,
devant le Président, en ne plaidant qu'en faveur de Zine Ben Ali.
Avec le recul du temps, le déroulement des événements m'a fait
comprendre que déjà, à cette époque, Zine Ben Ali était habité par
une immense ambition. Mais rien ne le laissait soupçonner sous ses

286
dehors modestes et son abord obséquieux vis-à-vis du Président.
L'on conçoit facilement que Zine Ben Ali ne pouvait poursuivre
son ascension tant que Saïda Sassi gardait une bonne entente avec
Skhiri. Le moyen de briser les relations Skhiri-Saïda, d'occuper
le devant de la scène et de faire le vide autour du Président était
à sa portée : il lui suffisait de séduire Saïda. Il y parvint aisément,
probablement avec l'aide de son chef de cabinet, Khaled Kallala
dont les relations quasi-familiales avec la famille du Président, et
bien entendu avec Saïda, étaient bien connues. Le ministère de
l'Intérieur conférait à Zine Ben Ali des moyens autrement plus
importants que ceux dont pouvait disposer Skhiri, pour combler
Saïda en satisfaisant tous ses vœux, ses désirs et ses caprices.
Ainsi, les pouvoirs de Mzali et de ses fidèles s'effritaient en
faveur de Zine Ben Ali et de Mansour Skhiri. Une nouvelle ère
commençait, marquée par des procédés équivoques, tels les trois
suivants :
En mai 1986, soit deux semaines après la nomination de Zine
Ben Ali au ministère de l'Intérieur, Saïda présentait au Président
une lettre manuscrite, ainsi libellée.
Paris le 10 mai 1986
Chère Madame,
Je suis français et j'aime beaucoup le Président Bourguiba.
J'ai appris que vous êtes sa nièce et qu 'il vous aime beaucoup et
que vous lui dites la vérité. Cela vous attire des ennuis. J'ai appris
que des gens envoyés par votre Premier ministre Mzali, à Paris
sont en train de chercher des renseignements sur vous. Ils disent
que vous avez une bijouterie à Paris, avenue Franklin Roosevelt
et que le Premier ministre Mzali cherche des renseignements
pour vous nuire. Faites attention. Mzali avec Bourguiba junior
veut vous faire du mal.
Un ami, François De Lalande
Cet « ami » ne donnait aucune adresse. Bourguiba écouta,
impassible, sa lecture par Saïda. Au bout de quelques minutes, il se
retira dans sa chambre, en compagnie de sa nièce. Comme cette lettre
m'intriguait, je profitai de leur courte absence pour la retranscrire
intégralement. Elle portait en guise de signature un nom présumé,
mais en fait, c'était bel et bien une lettre anonyme. Qui donc pouvait
bien en être l'auteur ? Il est vrai que Mansour Skhiri n'aimait pas

287
beaucoup Mohamed Mzali, mais il avait un grand respect pour le
Président et pour son fils pour concevoir un tel écrit.
Quelques jours plus tard, alors que Saïda et moi,
attendions que le Président sorte pour sa veillée, elle me
montra un article dactylographié : c'était une interview
qui devait paraître dans l'hebdomadaire La Suisse et dans
laquelle on lisait :
Je m'entends merveilleusement avec mon oncle, même si
nous avons une quinzaine d'années de différence. En lui, je vois
mon oncle, mon père, mon leader et mon enfant. Lorsque je suis
dans sa chambre, je veille sur lui, sur son repos et sa santé, je me
retrouve reportée des années en arrière, lorsque je surveillais mes
bébés... 36

- Mais tu déraisonnes !» lui dis-je. Cela dessert ton oncle de


publier de telles sornettes.
- Non, c'est bien le sentiment que j'ai pour mon oncle, s'écria-
t-elle. D'ailleurs Zine Ben Ali est d'un avis contraire au tien. Lui, il
m'approuve et apprécie beaucoup le contenu de cette interview.
Quelques semaines plus tard, alors que je venais d'arriver
au palais vers 19 heures 50, le Président me fit appeler dans sa
chambre.
- Est-il vrai, me dit-il, que tu as engagé madame Emna
Lazoughli au ministère de l'Éducation ?
- Oui monsieur le Président, répondis-je.
- J'ai appris que cette personne entretient des relations étroites
a vec des Algériens etqu 'elle leur rapporte les informations qu 'elle
pourrait glaner.
- Cela m'étonnerait beaucoup, Monsieur le Président, car
je connais cette personne depuis son enfance. Son père, ancien
technicien de laboratoire à l'Institut Pasteur, l'y amenaitpaifois.
Après ses études supérieures, elle a fait partie de l'équipe des
économistes du Premier ministre Hédi Nouira.
- Quels moyens as-tu pour connaître les dessous de ses
activités ? me répondit-il. C'est le ministre de l'Intérieur qui
dispose d'un service de renseignements efficace qui, seul,pourrait
le savoir. Il faut te débarrasser de cette personne qui pourrait être
suspecte.

36. Interview réalisée par le journaliste Claude Richoz, La Suisse du 22 mai 1986.

288
Le lendemain je demandai à Madame Lazoughli de réintégrer
son ministère d'origine.
Signalons qu'après le 7 novembre, Emna Lazoughli n'a
plus été suspecte puisqu'elle a occupé la fonction de directrice
d'administration au ministère des Affaires étrangères.
Le 19 juin 1986, à l'occasion de l'ouverture des travaux
du XII congrès du PSD, le président Bourguiba prononçait un
e

discours inaugural où il réaffirmait un ensemble de valeurs et de


principes, prônant l'unité nationale et la nécessité d'un État fort
et propre :
Dans la dégradation des sociétés, la déstabilisation des
régimes et la mort des États, la diffusion de la corruption des
mœurs joue un rôle essentiel car elle fait perdre le solide appui que
représentent la confiance, la cohésion et l'adhésion des peuples.
...Il faut de la propreté. ...Il faut que ce pays soit propre. Je suis
assez solide pour vivre encore plusieurs années et désinfecter la
Tunisie, une fois pour toutes. ... Si j'ai veillé à mettre en place
un Etat respecté et un régime républicain doté d'une constitution,
soutenu par l'adhésion des masses, mettant au service du peuple
tous les moyens dont il dispose, c'est en raison de ma conviction
profonde qu'il s'agit là du seul moyen d'assurer les conditions
de la sécurité, de la stabilité et de l'invulnérabilité. A cet égard,
je tiens à rendre hommage aux efforts méritoires que ne cesse de
déployer mon fils dévoué, Zine El Abidine Ben Ali, ministre de
l'Intérieur.
À la fin de son discours, Bourguiba proposait que la
présidence du Congrès soit confiée à « Mohamed Mzali, assisté de
Mansour Skhiri, Amor Chadli et Hédi Baccouche », proposition 37

approuvée par les 1 120 délégués.


Le soir même vers 21 heures, les résultats de la session
principale du baccalauréat étaient affichés. Ils étaient
catastrophiques . Devant les lycées, les élèves, accompagnés
38

de leurs parents, étaient littéralement choqués . Le Président 39

n'apprit la nouvelle que le lendemain matin. L'après-midi même,

37. Quelques jours auparavant, le Premier ministre, Mohamed Mzali, avait suggéré au
Président d'attribuer la vice-présidence du Congrès à Zine Ben Ali. Le jour même,
Bourguiba me fit part, en tête-à-tête, de cette proposition, ajoutant que Zine Ben Ali,
homme de la Sécurité, n'avait jamais milité au sein du Parti et il me proposa cette
vice-présidence.
38. Le Temps du 21 juin 1986, sous le titre « La grande déception ».
39. Id.

289
vers 17 heures, il rendit une visite inopinée au Palais des congrès
pour faire part de sa décision de créer une commission chargée
de réexaminer le régime du baccalauréat. Devant les participants,
il désigna lui-même les membres de cette commission composée
de « Amor Chadli, Abdelaziz Ben Dhia, Mansour Skhiri, Rachid
Sfar, et Zine ElAbidine Ben Ali » . 40

Le soir du 22 juin, un communiqué de la Présidence de la


République annonçait :
Après avoir pris connaissance des résultats de la première
session du baccalauréat, le Combattant suprême, S.E, le président
Habib Bourguiba a décidé ce qui suit :
- D'autoriser l'organisation d'une session exceptionnelle
durant le mois de septembre prochain tout en veillant à la
préservation du niveau.
- La session de contrôle aura lieu à la date prévue, c'est-à-
dire à compter du lundi 23 juin.
- La session exceptionnelle de septembre concernera
également le diplôme des Ecoles normales et le diplôme de
technicien. 41

Le Président imputait la faiblesse des résultats aux


mouvements de grève enregistrés au cours de l'année scolaire. Ces
résultats avaient, en fait été biaisés par un facteur que beaucoup de
responsables, y compris le Président lui-même, ignoraient, à savoir
que les critères de rachat au baccalauréat avaient été modifiés par
décision du nouveau ministre de l'Éducation nationale, Abdelaziz
Ben Dhia. Alors qu'auparavant, tout candidat ayant obtenu au
baccalauréat une moyenne comprise entre 9 et 9,99 pouvait être
racheté s'il avait obtenu la moyenne annuelle au cours de la 7 ème

année, le ministre avait décrété, cette année, que le candidat, ne


pourrait bénéficier du rachat qu'avec une moyenne arithmétique
des moyennes annuelles de la 6 année et de la 7 année égale
ème ème

ou supérieure à 11 sur 20, La session exceptionnelle de septembre


42

1986, décriée par beaucoup, n'a permis la réussite que de 1 291


candidats (5,81% de l'ensemble des succès). Il est important
de souligner qu'aux trois sessions (principale, de contrôle et
exceptionnelle) du baccalauréat 1986, le taux de réussite, toutes

40. La Presse du 21 juin 1986.


41. La Presse du mardi 24 juin 1986.
42. Le Temps n° 3571 du 24 juin 1986 sous le titre « La vérité des notes ».

290
sections confondues, a été d'environ 30%, alors qu'en 1985 il était
de 41% et en 1984 de 46%. Ces pourcentages prouvent qu'il n'a été
fait de cadeau à personne, et que pour cette session exceptionnelle,
comme pour les autres, les critères de qualité ont prévalu.
Rappelons que les membres du Comité central issus des
congrès du Néo-Destour et du PSD ont, dans le passé, été classés
en fonction de leur score au scrutin et que la liste mentionnant
ce score était publiée dans la presse locale. Ce n'est qu'au cours
du XII Congrès (19-21 juin 1986), et pour la première fois, qu'il
e

n'y a pas eu de suffrage et qu'un vote par acclamation d'une liste


pré-établie a eu lieu, liste publiée dans la presse, sans mention
de score. Cette absence de scrutin, engagée par Hédi Baccouche,
alors directeur du PSD et vice-président du Congrès, constitue
une entorse grave aux règles suivies par les délégués du Congrès,
dans le choix des cadres du Parti. Mohamed Mzali, en tant que
secrétaire général du PSD et président du congrès, était le seul à
pouvoir dénoncer cette manipulation, ou à avertir le Président.
Aussi, par ce laisser-faire, il porte la responsabilité, de ce recul
dans la voie de la démocratie. Le président Bourguiba était loin
de se douter de la combine. Estimant que les élections s'étaient
déroulées selon la tradition du Parti, avec un véritable scrutin
qui avait amené Zine Ben Ali au 4 rang du Comité central, il
ème

l'a, dès lors, considéré comme un militant destourien et non plus


comme un homme de sécurité ou un militaire.
Le 21 juin, à la fin du congrès, Bourguiba désigna les vingt
membres du Bureau politique parmi les nouveaux membres du
Comité central.
Le dimanche 22 juin après-midi, j'arrivai vers 18 heures au
Palais de Carthage pour m'entretenir avec le Président au sujet
de la commission chargée d'examiner le régime du baccalauréat.
Il faisait les cent pas devant le palais en compagnie de Zine Ben
Ali. Ce dernier relatait au Président que Nouredine Hached, dans
son discours devant l'OJ.T. à Genève, n'avait cessé d'évoquer
les hauts faits de son père, sans jamais prononcer le nom de
Bourguiba. Le Président avait, en effet, reçu quelques semaines
auparavant son ministre du Travail, Nouredine Hached, fils du
leader syndicaliste Farhat Hached, qui était venu l'informer de la
tenue à Genève, du 4 au 26 juin 1986 de la 72 session de l'O.I.T.
ème

et solliciter son autorisation de conduire la délégation tunisienne

291
à cette session, à laquelle la Tunisie se devait de participer de
façon efficiente, en sa double qualité de présidente des Groupes
Arabes et des Non-alignés . Dès que je me trouvai en tête-à-tête
43

avec Zine Ben Ali, je lui demandai comment il avait obtenu cette
information.
Mes agents, me répondit-il, ont photocopié son discours
qu 'ils ont plis dans sa chambre d'hôtel, alors qu 'il était en séance
de travail à l'O.I.T.
Cette indiscrétion ne manqua pas de faire son effet : le 23
juin 1986, le Président décidait de décharger Nouredine Hached
de ses fonctions de ministre du Travail qu'il assurait depuis le 25
octobre 1985 et de rattacher son département au ministère de la
Protection sociale . Il déchargea également Fethia Mzali, épouse
44

du Premier ministre, de ses fonctions de ministre de la Famille et


de la Promotion de la Femme. 45

Le 23 juin 1986, il désigna, parmi les vingt membres du


bureau politique, les responsables du bureau du PSD : Mohamed
Mzali, secrétaire général, Mansour Skhiri, secrétaire général
adjoint, Zine El-Abidine Ben Ali, secrétaire général adjoint,
Amor Chadli, secrétaire général adjoint, Rachid Sfar, trésorier et
Hédi Baccouche, Directeur du Parti.
La confirmation de Mohamed Mzali comme secrétaire général
du PSD et premier ministre, à la fin des travaux du XII congrès,
e

montre bien que le Président appréciait toujours son militantisme


et ses qualités d'orateur et qu'il n'avait nullement l'intention de
le remplacer à la tête du gouvernement. Il semblait seulement
lui reprocher un mauvais choix de certains de ses collaborateurs,
maintenant éloignés.
Le mercredi 25 juin, la journée fut marquée par une rencontre
mémorable de Bourguiba avec une impressionnante foule venue
au palais de Carthage exprimer sa joie et sa gratitude pour son
geste en faveur des candidats au baccalauréat. Prenant la parole,
le Président mit les élèves et les professeurs en garde contre « ces
grèves qui ne profitent à personne et qui sont provoquées à dessein
par des esprits mal intentionnés à l'encontre du peuple tunisien et
dans lesquels les seuls perdants sont les élèves ».

43. Le Temps du 31 mai 1986.


44. Le Monde du 25 juin 1986.
45. Id.

292
Dès le 25 juin, les sous-commissions formées au niveau des
régions pour réexaminer le régime du baccalauréat et la situation
de l'enseignement se sont mises au travail, réunissant autour du
gouverneur, le secrétaire général du comité de coordination, des
enseignants, des étudiants, des élèves et des parents d'élèves. Un
service spécial fut mis en place, au ministère de l'Enseignement
supérieur, pour étudier toutes les suggestions.
Le jeudi 26 juin, au cours d'un conseil des ministres
présidé par le Chef de l'État, une série de mesures synthétisant
nos propositions et suggestions concernant les commissions
régionales - sur les résultats desquels nous reviendrons plus loin -
furent prises . Ces textes étaient destinés à assainir les structures
46

universitaires pour assurer la bonne marche de l'Université, en


crise depuis la rentrée 1985.
Ici, un bref rappel historique sur l'Université de Tunis me
semble s'imposer.
Fondée par le décret 60/98 du 31 mars 1960, l'Université
comprenait, à l'époque, quatre facultés : la faculté des Lettres
et des Études philologiques et linguistiques, la faculté de Droit
et des Sciences économiques, la faculté des Sciences, la faculté
zitounienne et une École Normale de professeurs crée en 1958.
L'année 1964 vit la création d'une faculté de Médecine, et
l'année 1968 la création d'une École d'ingénieurs, l'ENIT. Ces
établissements d'enseignement supérieur étaient tous dirigés
par des doyens ou des directeurs désignés par le ministre de
l'Éducation nationale. Ils avaient la charge de la gestion de
leur établissement sur les plans administratif et pédagogique
mais relevaient, sur le plan financier, des services d'un rectorat
dirigé par un prorecteur qui disposait des pouvoirs de décision,
de contrôle et d'ordonnancement du budget, sous la tutelle du
ministre de l'Éducation nationale.
Face aux difficultés inhérentes àlacroissance,une commission
fut constituée dans le cadre du PSD au milieu des années soixante,
pour analyser la situation et identifier les ajustements à y apporter.
Elle tenait des réunions hebdomadaires au siège du PSD, rue de
Rome àTunis, où la discussion prenait parfois un caractère houleux.

46. L'Action du vendredi 27 juin 1986.

293
Au cours de la réunion du 31 juillet 1967, le président Bourguiba
avait lui-même exposé ses vues sur la mission de l'université,
insistant sur l'importance de la concertation et de la participation
de toutes les bonnes volontés. L'on se souvient des troubles
signalés plus haut, menés conjointement par les perspectivistes
et les baâthistes, tout au long de l'année universitaire 1967-1968.
Le 24 octobre 1968, Ahmed Ben Salah, principal animateur de
cette commission, remplaça Mahmoud Messaadi à la tête du
ministère de l'Éducation nationale. Il supprima les services du
rectorat et le poste de prorecteur et attribua la personnalité civile
et l'autonomie financière aux facultés. C'est ainsi que l'autorité
qui était détenue par le prorecteur fut transférée aux doyens qui
devaient désormais être élus par leurs pairs. Il en était de même
des membres des conseils de facultés. Tous les enseignants d'une
faculté donnée, quelle que soit leur discipline, étant électeurs
et éligibles, le jeu des voix faisait que tous les départements
d'enseignement n'étaient pas représentés au sein de son conseil.
C'est ainsi que certaines disciplines, pourtant essentielles mais
qui comptaient à l'époque peu ou pas d'enseignants tunisiens, ne
figuraient pas dans le conseil alors que d'autres qui comptaient de
nombreux enseignants tunisiens y étaient fortement représentées.
Par exemple, le conseil de la faculté des Lettres et des Sciences
humaines qui comptait onze disciplines (Arabe, Anglais,
Français, Italien, Allemand, Espagnol, Philosophie, Psychologie,
Sociologie, Histoire et Géographie) et qui comportait de
nombreux professeurs d'arabe, était constitué en grande majorité
d'arabisants mais ne comportait aucun membre de certaines autres
disciplines. De ce fait, les moyens matériels et les avantages se
trouvaient drainés par les membres des disciplines représentées
au conseil de la faculté. De même, l'ouverture des postes aux
concours de recrutement d'enseignants se faisait en faveur
des adeptes des membres du conseil. Les jurys des concours
de recrutement des enseignants favorisaient des candidats qui
étaient sélectionnés, non pas toujours suivant leur niveau et leur
valeur mais souvent en fonction de copinage et d'une manière
qui maintenait la mainmise de la majorité au conseil de faculté.
Un tel déséquilibre se retrouvait dans d'autres facultés, telle la
faculté de Médecine où les disciplines fondamentales, c'est-à-
dire les sciences médicales, perdaient du terrain du fait qu'elles

294
comptaient beaucoup moins d'enseignants tunisiens que les
disciplines cliniques. Des départements cliniques, tels ceux de
clinique médicale et de clinique chirurgicale avaient même été
scindés en plusieurs départements ou sections de spécialités, alors
que certaines disciplines fondamentales ou mixtes étaient réunies
dans un même département. Cela était d'autant plus aberrant que
nos besoins se faisaient sentir pour les sciences fondamentales
dont l'enseignement couvrait trois années d'études sur cinq.
Pourtant notre jeune faculté venait à peine de terminer le cycle
des études médicales en vue du doctorat en médecine et n'avait
pas encore atteint le stade des enseignements spécialisés.
Avec le développement, la multiplication des établissements
d'enseignement supérieur et l'augmentation du nombre
d'enseignants et d'étudiants (en 1956, le nombre d'élèves et
d ' étudiants représentait 7,6% de la population, alors qu' il atteignait
23,8% de la population en 1984), certaines disciplines devenaient
des parents pauvres et ceux qui les choisissaient avaient peu de
chance de trouver un poste dans la hiérarchie universitaire. Il faut
reconnaître que les ministres qui se sont succédés à l'Éducation
nationale, étaient essentiellement préoccupés par les problèmes
des enseignements primaire et secondaire. C'est pourquoi, à
partir de 1978, Hédi Nouira créa un nouveau ministère, celui
de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique
(MEESRS) qui fut confié à Abdelaziz Ben Dhia. Au lieu d'exiger
que toutes les disciplines soient représentées au conseil de faculté
ou tout au moins de définir quelles étaient les disciplines devant
y figurer, compte tenu de leur importance et du volume de leur
intervention dans les programmes d'enseignement, le nouveau
ministre maintint le statu quo. Il répondait aux sollicitations et
aux réclamations des enseignants des disciplines non représentées
au conseil en se réfugiant derrière les décisions de ce conseil qui,
pourtant, était consultatif. De leur côté, le doyen et les membres du
conseil se référaient à la réglementation en vigueur et à l'autorité
de tutelle. Cela ne manqua pas d'introduire, au sein de certaines
facultés, une hiérarchie de valeurs de certaines disciplines basée,
moins sur leur impact dans la formation des étudiants, que sur le
nombre de leurs représentants au conseil de la faculté. Les adeptes,
groupes et chapelles devenaient de règle. Une telle situation ne
manqua pas d'augmenter le mécontentement des étudiants et

295
d'avoir des répercussions surla qualité de leur formation. Labaisse
du niveau, les échecs et le mécontentement s'amplifièrent et avec
eux, la contestation et l'opposition . La cellule des professeurs de
47

l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique du PSD


débattit de ce problème au cours de trois colloques qui permirent
d'analyser les origines du malaise et de formuler des propositions
concrètes afin de rectifier le tir . 48

En 1985, Abdelaziz Ben Dhia, ministre de l'Enseignement


supérieur et de la Recherche scientifique, qui pourtant dirigeait
ce ministère depuis sa création, en 1978, semblait débordé. Dans
un article intitulé « Mzali face à la grogne », Le Monde brossait
un sombre tableau de l'Université :
L'Université tunisienne est en péril et des mesures urgentes
s'imposent. Parmi celles-ci, monsieur Ben Dhia propose
parallèlement à la multiplication des instituts de formation
professionnelle, un concours d'entrée à l'Université qui aurait
le double avantage de sélectionner les élèves aptes à suivre
un enseignement supérieur - 50% des étudiants abandonnent
aujourd'hui au cours du premier cycle - et de limiter leur nombre
pour pouvoir assurer un enseignement de qualité : « L'espoir déçu
engendre l'amertume. Peut-être aurait-il fallu ne jamais faire
naître cet espoir » écrit le ministre pour qui « l'État ne pourra plus
continuer seul à assurer les charges de l'enseignement » ...Les
étudiants désenchantés laissent agir « une poignée d'agitateurs »
islamistes ou gauchistes dont la contestation est avant tout
politique. « La masse se tait - affirme une jeune étudiante - car
elle a peur d'être cataloguée comme alliée d'un pouvoir qui
n'a lien à nous offrir». Les tentatives de quelques étudiants de
refaire surface à l'Université n 'ont réussi qu 'à ressouder pour un
temps islamistes et gauchistes. « Personne ne peut véritablement
s'affirmer destourien aujourd'hui en faculté - poursuit-elle - sans

47. Le rapport établi par Abdelaziz Ben Dhia, ministre de l'Enseignement supérieur et
de la Recherche scientifique en juillet 1985, intitulé « L'Université tunisienne : le
temps des questions. L'âge des nouvelles options » est significatif à ce sujet.
48. Trois fascicules rapportent les comptes rendus de ces colloques, le premier, tenu
les 11-12 novembre 1983 sur la recherche scientifique (100 pages), le deuxième,
tenu les 9, 10 et 11 mai 1985 sur le système éducatif (250 pages) et le troisième,
tenu les 11-12 décembre 1985, sur la restructuration de l'université et l'accès à
l'enseignement supérieur (200 pages), Editions Founoun Errasm oua Ennachar oua
Essahafa, rue du 2 mars 1934, La Kasbah, Tunis.

296
risquer de se faire éjecter immédiatement ». Les dirigeants du Parti
accusent à ce propos certains doyens de laxisme ou de manque de
fermeté. Ceux-ci leur renvoient la balle : « Le gouvernement ne
veut pas régler les problèmes, pourquoi les enseignants le feraient-
ils ? » En attendant, des grèves se poursuivent, des facultés ont
dû être fermées et certains s'interrogent pour savoir si l'année
universitaire pourra être validée en juin, compte tenu du nombre
d'heures non assurées. 49

Au lieu de s'attaquer à la racine du mal en imposant la


représentation de toutes les disciplines dans les conseils des
facultés, Abdelaziz Ben Dhia avançait, dans son rapport publié
en juillet 1985, un train de réformes qui ne pouvait qu'augmenter
le mécontentement des étudiants. Il proposait l'institution
d'un concours d'entrée à l'Université ouvert aux nouveaux
bacheliers, concours qui sélectionnerait les élèves aptes à suivre
un enseignement supérieur. Selon sa thèse, cette sélection
permettrait d'assurer un enseignement de qualité, faute de quoi
nos institutions se transformeraient en « garderie d'étudiants » et
notre université en « temple de la médiocrité ».
Le 10 février 1986, lors d'une conférence de presse, il
déclarait :
Plusieurs établissements d'enseignement supérieur ne sont
plus en mesure de jouer, comme il se doit, leur mission éducative.
Ces mêmes institutions ne cessent de se convertir en écoles où
s'apprennent la violence et le terrorisme, à telle enseigne que
plusieurs étudiants ne peuvent plus poursuivre leurs études à
cause d'éléments nocifs qui, masqués, envahissent les salles pour
en chasser étudiants et professeurs. De même, en raison de ces
agissements, bon nombre de doyens ne sont plus en mesure de
s'acquitter convenablement de leur mission. 50

Il est permis de se demander pourquoi le ministre responsable


de l'Enseignement supérieur, en poste depuis 1978, a laissé
la situation se dégrader à ce point, sans redresser la barre, et a
attendu huit ans pour dresser ce constat d'échec.
Dans cette conférence de presse, il précisait les six mesures
de sauvegarde de l'Université :

49. Le Monde 25 janvier 1986, sous la plume de Françoise Chipaux.


50. Dialogue n° 593 du 17 février 1986, pp 22-23.

297
Une série de mesures et d'actions ont été entreprises par
plusieurs universitaires et certains conseils pour dépasser la crise
et maîtriser la situation en restaurant le dialogue, mais en vain, car
les méthodes d'action prônées par certains éléments qui sèment
l'anarchie, échappent au cadre universitaire.
Les dégâts matériels occasionnés par les troubles permanents
au sein de l'Université et leur incidence financière ne cessent
d'augmenterd'unemanière alarmante,coûtantainsiàlacollectivité
nationale, si l'on s'en tient au seul campus universitaire, 20 mille
à 30 mille dinars par journée de grève.
Beaucoup de parents d'étudiants refusent catégoriquement cet
état d'insécurité qui sévit dans notre université. Ils ont ainsi cessé
d'inscrire leurs enfants dans les facultés tunisiennes et consentent
d'énormes sacrifices pour les envoyer dans les universités
étrangères.... Étant donné ces réalités, le gouvernement lance un
appel à tous les étudiants afin de bannir la violence, les troubles
et le chaos, l'anarchie et le terrorisme... Mais si l'appel du
gouvernement n'est pas entendu et si les troubles continuent,
l'État qui est décidé à sauvegarder le droit de chaque étudiant
à poursuivre ses cours dans les meilleures conditions sera dans
l'obligation d'appliquer selon le cas, les six mesures suivantes :
1. Tout étudiant qui empêchera le déroulement normal des cours
en recourant à des actes de violence fera l'objet de poursuite
judiciaire. Si la culpabilité est établie, il sera définitivement
renvoyé de l'Université.
2. À compter du 12 février 1986, toute suspension de cours à
la suite de troubles et après rapport du doyen ou du directeur
responsable, entraînera la suppression de l'une des sessions
d'examen.
3. À partir du 12 février 1986, si une grève se poursuit, le droit de
redoubler, au premier et au second cycle, peut être supprimé
pour un ou deux étudiants ou pour toute la section.
4. S'il y a trouble dans les établissements, les foyers et les
restaurants universitaires, il sera procédé à la vérification des
cartes estudiantines parles agents de police qui sont habilités
selon la Constitution de protéger tout citoyen qui se trouve
en danger.
5. Les meetings au sein des institutions, des foyers et des
restaurants universitaires sont soumis à une autorisation

298
préalable du doyen ou du directeur. Au cas où cette
autorisation ne serait pas accordée, la tenue d'une telle
assemblée constituera alors une violation flagrante de la loi
et le principe de l'intégrité de l'université devient caduc. Dès
lors, le lieu où se tiendra le meeting sera considéré comme un
lieu public au même titre que tous les autres lieux publics en
Tunisie.
6. En cas de persistance des troubles au sein de l'université,
il sera décidé, en commun accord avec le doyen ou le
responsable de l'établissement concerné et selon la gravité
de la situation, de faire appel au service des agents de l'ordre
qui se tiendront en permanence dans l'enceinte de la faculté.
Ainsi, le « laisser faire » qui prévalait depuis 1978, au nom
d'une prétendue intégrité de l'Université se transformait, en
1986, en une rigueur absolue. Nous avons vu qu'en 1985, Hédi
Baccouche n'hésitait pas à déclarer : « Peu importe si je ne
suis pas majoritaire à l'Université. Je ne compte pas faire des
destouriens une force pour détruire d'autres forces ». Loin de
51

calmer les esprits et de conduire les étudiants à poursuivre leurs


études, cette politique du tout ou rien ne pouvait qu'encourager
le mécontentement et aboutir à une intensification des troubles.
La tension à l'Université avait atteint son paroxysme et on parlait
d'année blanche. En avril 1986, on estimait qu'à la faculté des
Lettres du boulevard du 9 avril et son annexe à La Manouba, les
cours n'avaient pas été assurés dans des proportions respectives
de 49% et 34%. Le 18 avril 1986, la mort d'un étudiant, militant
du mouvement islamiste, Othman Ben Mahmoud, abattu par les
forces de l'ordre dans des circonstances restées obscures, devait
mettre le feu aux poudres. Des incidents violents, survenus le
21 avril, firent des blessés à l'annexe de la faculté des Lettres
et des Sciences humaines et surtout au foyer des étudiants de
La Manouba où ils provoquèrent de nombreux dégâts matériels.
Plus de mille étudiants furent interpellés lors d'une rafle monstre.
L'annexe de la faculté des Lettres et des Sciences humaines, ainsi
que le foyer des étudiants, furent fermés. À la suite d'une grève
déclenchée par un groupe d'enseignants affiliés au syndicat de

51. Jeune Afrique, n" 1255 du 23 janvier 1985, p. 37.

299
l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, qui
protestaient contre le licenciement de l'un de leurs collègues,
le ministère de l'Enseignement supérieur décida de dissoudre
le syndicat et d'infliger un blâme aux enseignants qui avaient
participé au mouvement de grève. Le secrétaire général du syndicat
de l'Enseignement supérieur, Moncef Ben Slimane, fut arrêté,
en attendant de passer en jugement. Le ministère de l'Intérieur
installa un poste de police en face du campus universitaire.
Le 26 avril 1986, il me fut demandé par le cabinet présidentiel,
de me présenter au palais, le lendemain à 8 heures 30, pour une
audience officielle avec le Président.
Le 27 avril à 9 heures, le Président me reçut seul dans son
bureau. Il me fit part de sa grande inquiétude pour ce qui se
déroulait à l'Université où les troubles ne cessaient de s'amplifier
depuis le début de l'année, présageant sérieusement une année
blanche :
Nous sommes à la fin du mois d'avril et on m'informe que
plus de la moitié des programmes de l'enseignement n 'a pas été
assurée. Le déroulement des examens ne pourrait dans ce cas
aboutir qu'à un pourcentage important d'échecs, sinon à une
baisse de niveau, ce qui est encore plus grave. De plus une année
blanche dans le supérieur aura des répercussions fâcheuses sur le
secondaire et le primaire.
Soulignant ensuite l'importance qu'il avait toujours accordée
au domaine de l'éducation, il rappela que l'État avait réservé à
l'éducation près d'un tiers du budget, qu'il en avait fait la priorité
des priorités car il la considérait comme le premier facteur de
progrès et de développement du pays, bien plus que les autres
ressources, plus ou moins aléatoires, ajoutant :
Si les pays occidentaux dominent le monde, c'est bien grâce
à la matière grise qu 'ils n 'ont eu cesse de développer et même
de drainer, alors que chez nous, notre potentiel n 'était même pas
utilisé. C'est pour accélérer le progrès que j'ai libéré la femme
et lui ai ouvert les portes du savoir, doublant par-là même les
compétences du pays.
Revenant à l'objet de notre entrevue, il me déclara qu'on lui
avait assuré que j'étais la personne capable de sortir l'université
de cette impasse. Il ne semblait pas me laisser beaucoup de choix

300
pour accepter la charge du rectorat de l'université. Je soulevai
quelques problèmes d'organisation, notamment ceux de la
décentralisation de l'université et de la désignation éventuelle de
l'un ou l'autre doyen, si cela s'avérait nécessaire. Il s'empressa
de répondre :
La méthode, c'est ton affaire, ce qui m'importe, c'est le
résultat.
Quelqu'un avait-il réellement suggéré au Président que je
pouvais être l'homme de la situation ? Ou bien, s'était-il souvenu
qu'en 1964, alors que les relations de la Tunisie avec la France
étaient au plus mal à la suite de la nationalisation des terres, j'avais
fait démarrer, pour la première fois dans la Tunisie indépendante,
une faculté de médecine ? S'était-il souvenu qu'en octobre 1973,
alors que le doyen de la faculté de médecine qui m'avait succédé
en 1971, avait démissionné en raison d'un désaccord avec son
ministre, j'avais accepté de reprendre en main cette faculté et
assuré la rentrée universitaire ainsi que l'organisation, pour
la première fois en Tunisie, de deux concours d'agrégation en
médecine et d'un concours d'assistanat universitaire ? Suivait-il
à la radio l'activité de la cellule de l'enseignement supérieur et
de la recherche scientifique du PSD que je présidais ? Bourguiba
ne m'a jamais révélé les raisons ou le nom de celui qui lui aurait
conseillé de faire appel à moi.
Le lendemain 28 avril 1986, j'étais nommé recteur de
l'université de Tunis.
Il fallait agir vite pour sauver l'année universitaire en cours
et réduire, sinon mettre fin à la gabegie.
Je multipliai les réunions de travail avec les doyens, les
membres des conseils de faculté et les organisations d'enseignants
et d'étudiants et leur expliquai les grandes lignes de ma conception
de la réorganisation de l'université qui permettrait d'améliorer
son rendement et de la voir retrouver sa mission. J'expliquai
notamment qu'un doyen ne devait pas se limiter à solutionner les
différends, à ordonnancer le budget et à transmettre les décisions
au ministère de tutelle après consultation du conseil de son
établissement, mais qu'il devait également et surtout, assurer à
celui-ci un bon fonctionnement. Il ne suffisait pas d'être élu pour

301
s'improviser bon gestionnaire. Aussi, le doyen devait-il posséder
une formation adéquate, un sens aigu des responsabilités et faire
preuve de bonnes dispositions pour diriger l'administration de
son institution et non l'abandonner à un secrétaire général qui
ne posséderait pas toujours toutes les qualifications requises. Il
conviendrait également de tenir compte des spécificités de chaque
faculté. Si certaines se trouvent trop encombrées parce qu'elles
englobent des disciplines différentes, telles la faculté de Lettres
et des Sciences humaines ou la faculté de Droit et des Sciences
économiques, il serait bon de les scinder pour les rendre mieux
gérables. J'insistai par ailleurs sur l'intérêt de la décentralisation
de l'Université à l'intérieur du pays et précisai que la désignation
éventuelle d'un doyen, parmi les membres élus du Conseil d'une
faculté, ne diminuait en rien son caractère démocratique puisque
toutes les décisions, qu'elles touchent à la pédagogie ou aux
programmes, seraient prises par un conseil de la faculté élu de
façon démocratique et qui comprendrait des représentants de
l'ensemble des disciplines enseignées. Une telle organisation
aurait l'avantage d'assurer plus d'efficience et de justice puisque,
en définitive, les décisions présentées au ministère de tutelle
seraient prises, non par le seul doyen après consultation de son
conseil, mais à la majorité des membres du conseil et, de ce fait, la
démocratie serait renforcée. A force de réunions et d'explications,
j ' obtins 1 ' adhésion de nombreux doyens, enseignants et étudiants,
ce qui permit de ramener le calme et la reprise des cours dans la
plupart des établissements.
Le mécontentement des étudiants de l'annexe de la faculté
des Lettres de la Manouba, fermée à la suite des événements du 21
avril, constituait un handicap. Je proposai et obtins du Président
son accord pour sa réouverture.
Le 3 mai 1986, le Président me confia le ministère de
l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique et
muta Abdelaziz Ben Dhia à la tête du ministère de l'Éducation
nationale.
Quelques jours plus tard, Réalités, sous le titre « Le dernier
remaniement » écrivait :
Des sources généralement bien informées laissent entendre
que le nouveau ministre cherchera dans un premier temps à sauver
l'année universitaire, mais qu'il compte préparer un programme

302
d'action pour l'année prochaine qui aurait deux buts : mettre fin à
la politisation à l'Université et lui redonner sa fonction concernant
la formation et la recherche... Le nouveau ministre est décrit par
ses proches comme un homme ferme, qui ne recule jamais devant
une situation difficile. 52

Mais quatorze jours après, alors que les cours avaient


repris, cette revue changeait de ton et préambulait, dans un
article « Le couteau dans la plaie », très critique sur la situation
à l'université :
Voilà donc un médecin au chevet de l'Université. Il lui faudra
énormément de talent pour tirer ce malade de tous les maux qui
l'assaillent, tâche surhumaine.... 53

Je procédai d'abord à la mise en application de la


décentralisation par la nomination de deux autres recteurs, l'un
à l'université du Centre, Habib Achour, un chirurgien connu
pour son sérieux et sa compétence, l'autre à l'université du Sud,
Mustapha Zghal, professeur d'économie et secrétaire général de
la cellule de l'enseignement supérieur, également passionné par
son travail.
A Tunis, les enseignants et les étudiants continuaient à se
plaindre de la fermeture du foyer universitaire de La Manouba
ainsi que de l'installation du poste de police en face du campus
universitaire. Le foyer de La Manouba, attenant à l'annexe de
la Faculté des Lettres et des Sciences humaines et destiné au
logement de plusieurs centaines d'étudiants avait été, du temps
de mon prédécesseur, le théâtre d'une bataille rangée entre police
et étudiants. Aussi était-il très endommagé. Je fis procéder aux
réparations, j'étudiai avec la garde nationale locale les questions de
sécurité le concernant, procédai à la réorganisation administrative
de sa gestion et sollicitai une audience auprès du Président en
vue de proposer sa réouverture. Le Président convoqua, à cet
effet, le 30 mai 1986, le Premier ministre, Mohamed Mzali, le
ministre de l'Intérieur, Zine Ben Ali et moi-même, en présence de
son directeur de cabinet, Mansour Skhiri. J'exposai la situation,
expliquant notamment que de nombreux étudiants pensionnaires
de ce foyer qui ne souhaitaient que poursuivre leurs études

52. Réalités n° 117 du 9 mai 1986, sous la plume de Arbi Belhassen.


53. Réalités n° 119 du 23 mai 1986, sous la plume de Arbi Belhassen.

303
mais n'ayant pas les moyens de se loger à Tunis, avaient rejoint
leurs domiciles à l'intérieur du pays, lors de la suspension des
cours. Certains de ces étudiants désœuvrés, s'occupaient à semer
l'agitation dans les établissements secondaires de leur région.
Le ministre de l'Intérieur plaida vigoureusement contre la
réouverture de ce foyer. Aux arguments qu'il avançait, j'apportai
les rectifications nécessaires. Mohamed Mzali, hésitant, favorisait
plutôt la prolongation de sa fermeture. Mansour Skhiri adopta une
position neutre. Au bout d'une heure environ de discussion serrée,
le Président décida la réouverture du foyer et le démantèlement
progressif du nouveau poste de police aménagé face au campus.
A la sortie, Mansour Skhiri me rejoignit pour me dire « Tu t'es
défendu comme un lion ».
En moins de trois semaines, la crise était désamorcée et le pire
avait été évité , à la satisfaction des étudiants, des enseignants et
54

du gouvernement, et tout cela au prix de mesures qui pourraient


sembler relativement simples.
Comment expliquer que l'on soit arrivé à frôler l'année
blanche, avec ses répercussions incalculables ? Pour justifier
l'escalade qui avait conduit à la crise, le ministre de l'Intérieur
parlait de terrorisme islamiste alors que les enseignants et les
étudiants se plaignaient des provocations des forces de sécurité.
La crise jugulée, il fallait consolider la situation. Il était
hors de question d'instaurer un concours d'entrée à l'Université,
comme le proposait Abdelaziz Ben Dhia. La baisse du niveau
qu'il avançait dans son rapport de juillet 1985, relevait plutôt
de la fréquence des grèves, du laisser-aller dans la gestion des
établissements universitaires et parfois des injustices dans les
concours de recrutement des enseignants, comme nous le verrons
plus loin. L'institution d'un concours d'entrée à la faculté,
que proposait Ben Dhia, ne pouvait, à mon avis, améliorer la
situation. Elle ne ferait, tout au plus, que retarder les difficultés,
sans compter les risques de troubles qu'elle pourrait engendrer.
Aussi, avons-nous décidé de continuer à ouvrir l'université à

54. Le Temps du 22 mai 1986 « Reprise des cours à l'Université : retour au calme ». Le
Monde du 29 mai 1986 « La situation est normalisée à l'Université ». La Presse du
31 mai 1986 « Université : retour à la normale et reprise des cours dans le calme ».
L'Action du 31 mai 1986 « Satisfaction du Président pour le retour à la normale de
l'Université».

304
tous les bacheliers, à améliorer autant que possible le système
d'orientation et surtout à rester vigilant sur le bon déroulement des
cours, tout en évitant que l'université ne soit le lieu d'expression
d'un certain extrémisme de droite ou de gauche.
À la suite du retour au calme et de la normalisation de la
situation à l'Université, le chef de l'État, se félicitant de ce résultat
et estimant que les deux acteurs de ce succès étaient son ministre
de l'Enseignement supérieur et son ministre de l'Intérieur,
décida à l'occasion de la fête de la victoire, de nous décerner le
grand cordon de l'Ordre de l'indépendance, ainsi qu'au ministre
directeur du cabinet présidentiel, Mansour Skhiri. La cérémonie
de remise des décorations avait été fixée au 2 juin 1986. Une
heure avant le début de la cérémonie, j'étais avec le Président
dans sa chambre à coucher lorsque Saïda y fit irruption. Elle se
mit à louer les mérites de Hamed Karoui, qui avait été nommé
ministre de la Jeunesse et des Sports en avril 1986. Elle insista sur
son militantisme depuis son plus jeune âge, sur son dévouement
et son admiration pour Bourguiba. Elle supplia de l'adjoindre
au groupe des trois bénéficiaires de décorations. Bourguiba
n'appréciant pas cette intervention lui fit remarquer qu'il pourrait
le décorer à une autre occasion. Elle revint à la charge et insista
tellement qu'il finit par s'écrier :
- De toutes façons, il est trop tard. J'ai avisé le protocole de
préparer trois décorations et non quatre.
- Ce n'est pas un problème, répliqua-t-elle, cela peut être
rattrapé.
Et ne laissant même pas au Président le temps de répondre,
elle quitta en courant la chambre. Elle avait probablement pris,
au préalable, ses dispositions avec le chef du protocole, Moncef
Ben Mahmoud, pour qu'il soit prêt à cette éventuelle adjonction.
Le Président, mis devant le fait accompli, finit par remettre quatre
décorations au lieu des trois initialement programmées.
Hamed Karoui, originaire de Sousse, était lié d'amitié avec
Hédi Baccouche et Zine Ben Ali. Alors que la rumeur laissait
entendre que Saïda Sassi avait partie liée avec Skhiri, cette
ingérence confirmait son revirement en faveur de Zine Ben Ali et de
Hédi Baccouche. A quelle date remontait ce revirement? Je pense
qu'il s'est produit au cours de l'année 1985, soit quelques mois

305
après la nomination de Zine Ben Ali au poste de ministre délégué
auprès du Premier ministre, chargé de la Sécurité nationale. Les
absences répétées de Wassila, à partir de cette époque, avaient
laissé le champ libre à Saïda Sassi pour s'imposer au palais.
Depuis, le vide avait commencé à se faire autour du Président et
l'ascension de Zine Ben Ali n'avait cessé de s'accélérer.
Mes vagues présomptions sur l'identité de ceux qui
s'évertuaient à déstabiliser la situation se précisaient. Je
suspectais également que leurs actions à contre-courant, loin
d'être innocentes, entraient dans une machination, dont la phase
ultime était la succession. Mais, par succession, je pensais que l'on
lorgnait la tête du gouvernement. A aucun moment je n'imaginais
que le but était la mainmise sur la magistrature suprême par la
mise à l'écart du Président.
Mes présomptions qui portaient surtout sur Zine Ben Ali ne
cessèrent de se confirmer. Rappelons brièvement son itinéraire.
De retour en Tunisie en 1958, après une formation accélérée
en France et un stage aux USA pour acquérir une spécialisation
55

dans les renseignements, Zine Ben Ali est chargé par Bahi
Ladgham, secrétaire d'État à la Présidence et à la Défense
nationale, d'organiser le service de sécurité militaire de la jeune
armée tunisienne. Son nom apparaît pour la première fois dans
les médias, le 12 janvier 1974, lorsqu'il est désigné comme
chef du 2 bureau de l'éphémère union tuniso-libyenne, la
ème

République arabe islamique. A la suite de l'échec de cette union,


il est éloigné, en tant qu'attaché militaire, à Rabat. Là, il fait la

55. Dans son article Le défi de la réforme, paru dans Tunisie : la politique économique de
la réforme, ouvrage dirigé par William Zartman, imprimé en Tunisie en mars 1995
par Alif, Édition de la Méditerranée, Susan Waltz rapporte : « En 1956, Zine Ben
Ali fut choisi parmi vingt Tunisiens pour être formé à l'Académie militaire de Saint-
Cyr, en France, un arrangement qui avait été négocié au moment de l'Indépendance
dans le but de fournir un corps d'officiers à la jeune armée tunisienne. Toutefois, la
candidature de Ben Ali fut rejetée par les chefs locaux de sa ville natale d'Hammam
Sousse qui prétendaient que la famille de Ben Ali avait collaboré avec les Français
pendant la lutte pour l'Indépendance. Hédi Baccouche, alors à l'époque dirigeant
régional du Néo-Destour, s'établit lui-même comme patron en défendant le jeune
Ben Ali et en soutenant sa nomination » (p. 49) (Huxley 1989). Je précise à ce sujet
qu'un militant de Ksar Hellal m'a confirmé l'exactitude de l'assertion de Susan
Waltz, en signalant toutefois que l'intervention déterminante dans cette nomination
a été celle du grand militant Hassen Ben Abdelaziz, originaire du village de
Ouardanine, comme Abdallah Farhat.

306
connaissance d'un agent des renseignements américains, William
Baker Carlton, qui exerçait les fonctions d'attaché politique à
l'ambassade des États-Unis d'Amérique. En 1977, Hédi Nouira,
à la demande de Abdallah Farhat, le rappelle pour lui confier la
Sûreté nationale qu'il dirige de décembre 1977 à avril 1980 et où
il se distingue, en janvier 1978, par ses méthodes de répression
contre les syndicalistes lors de la grève générale et des émeutes
qui l'ont suivie. En 1979, WB Carlton est muté à Tunis en tant
que chef de la section économique à l'ambassade des États Unis. 56

Après l'attaque de Gafsa par un commando de Tunisiens, le 27


janvier 1980, il est à nouveau éloigné, à Varsovie, avec le titre,
cette fois, d'ambassadeur . Au lendemain des émeutes du pain,
57

à la demande de Mezri Chkir, Mohamed Mzali le rappelle, le


30 janvier 1984, pour lui confier à nouveau la direction de la
Sécurité nationale. Le 29 octobre 1984, il occupe l'un des deux
postes de secrétaire d'État à l'Intérieur, l'autre poste étant occupé
par Ameur Ghedira depuis le 7 janvier 1984. Une année plus
tard, le 23 octobre 1985, il est nommé ministre délégué auprès
du Premier ministre, chargé de la Sécurité nationale. Le 28 avril
1986, le poste de Ameur Ghedira est supprimé et Zine Ben Ali
est nommé ministre de l'Intérieur. Le 16 mai 1987, il est promu
ministre d'État. Cinq mois plus tard, il est premier ministre, et au
bout d'un mois, il devient président de la république.
Quel est le secret de cette ascension fulgurante qui a fait
que trois années d'activités gouvernementales lui ont suffi pour
gravir tous les échelons de la hiérarchie du pouvoir, jusqu'à la
magistrature suprême ?
Outre son alliance avec Hédi Baccouche, sa mainmise sur
l'information, comme nous le verrons plus loin et la confiance que
lui manifestait Mzali, deux facteurs ont certainement beaucoup
joué : sa façon de se présenter au Président comme « celui qui
lui dit tout et ne lui cache lien », l'effacement de Rachid Sfar
et le soutien inconditionnel de Saïda S as si. Certains considèrent
qu'il entretenait des relations avec les services de renseignements

56. Al-Jazaïri Saïd, Les renseignements et le monde, ouvrage en langue arabe, Dar Al-
Jil, Beyrouth 1989, III, p. 141-2,.
57. Il est remplacé par Abdelhamid Skhiri à la Direction générale de la Police nationale
et Ahmed Bennour à la Direction générale de la Sûreté nationale.

307
américains, la CIA . Les seules indications en ce sens sont
58

signalées dans l'ouvrage de Saïd Al-Jazaïri. Je dois cependant


reconnaître qu'il existe quelques présomptions en faveur de ces
rumeurs :
- Le fils de l'une des nièces du Président m'a rapporté qu'une
Américaine, fonctionnaire à l'ambassade des USA à Tunis,
lui avait dit en 1981, avoir pris connaissance d'un document
mentionnant que les prétendants les mieux placés à la succession
du Président Bourguiba étaient Mohamed Sayah et Zine El
Abidine Ben Ali. Elle précisait que Mohamed Sayah, qui avait
adhéré au parti communiste, n'avait aucune chance de bénéficier
du soutien de l'Amérique et qu'en ce qui concernait le second, il
était entièrement inconnu des médias.
- Le Monde, dans un article traitant du danger de 1 ' intervention
de l'armée pour rétablir l'ordre, intitulé «La Tunisie des
frustrations, l'ombre de l'aimée », écrit :
Dans les milieux proches des communistes, on estime que
l'armée (tunisienne) est trop infiltrée par la CIA pour qu'un
militaire envisage de se lancer dans une aventure, sans le feu vert
de Washington. 59

- De son côté, le chargé d'affaires d'Iran à Paris, à la suite de la


décision de la Tunisie de rompre ses relations diplomatiques avec
ce pays, en raison d'une prétendue découverte, en Tunisie, d'un
réseau khomeyniste, démentait formellement cette allégation,
ajoutant :
Je pense que la Tunisie a rompu ses relations avec l'Iran,
à l'instigation d'une puissance étrangère qui lui dicte ce qu'elle
doit faire, et s'il est un pays étranger qui se mêle des affaires
intérieures de la Tunisie, c'est bien les États-Unis. ...Le pouvoir
a créé la crise que traverse actuellement le pays. 60

- De même, un journaliste, faisant le portrait de Zine Ben Ali


à la suite de sa nomination comme premier ministre affirmait :
On le dit proche des milieux américains. 61

- La Lettre d'Afrique mentionne clairement :

58. Central Intelligence Agency.


59. Le Monde 2 février 1984, sous la plume de Paul Balta.
60. Jeune Afrique n° 1337 du 27 mai 1987, p. 27.
61. Radio France International, bulletin de 19 heures du 2 octobre 1987 (Gérard
Grizbeck).

308
La coopération a toujours été très étroite entre le Pentagone
et l'armée tunisienne. 62

Sous le titre de « Tensions à Tunis », Le Figaro écrivait :


Atmosphère de rumeurs et de tensions à Tunis à une semaine
de la réunion du congrès du parti socialiste destourien, parti au
pouvoir depuis plus de trente ans. La guerre de succession, en
fait, est ouverte et fait rage jusque dans l'entourage du président
Bourguiba qui, depuis quelques temps, a repris en main l'essentiel
du pouvoir. L'inconnu principal est l'avenir du premier ministre
Mohamed Mzali. 63

Il est aisé de comprendre que les mesures prises par


Abdelaziz Ben Dhia à l'Université et l'annonce, en plein
congrès, des mauvais résultats du baccalauréat amplifiés par
la modification des critères de rachat, étaient autant de coups
insidieux montés contre le Premier ministre. Malgré cela, le
Président qui appréciait le verbe aisé de ce dernier, qui rendait
facile son contact avec le peuple, continuait à considérer
Mohamed Mzali comme son dauphin.
Le 1 juillet, le Président rejoignait Monastir après avoir
er

présidé, la veille, la journée du Savoir. Les élections législatives


étaient annoncées pour novembre 1986. Les troubles à 1 ' Université
ayant été surmontés, il fallait,pour les prétendants à la succession,
trouver un autre cheval de bataille et agir vite pour déstabiliser
Mohamed Mzali avant qu'il ne puisse renforcer ses alliés à la
chambre des députés comme cela avait été fait au comité central
du PSD.
On laissa d'abord entendre que la baisse de niveau de
l'enseignement était la conséquence de sa politique d'arabisation
excessive et on accusa son équipe d'avoir favorisé l'édition et
l'importation d'ouvrages intégristes. Mais Bourguiba, qui avait
déjà éloigné l'équipe de Mzali du gouvernement, ne donna aucune
suite à ces arguments. Ceux-ci se révélant insuffisants, on mit alors
en exergue sa mauvaise gestion, lui imputant la crise économique
qui affectait la Tunisie. Le 8 juillet 1986, le Président réunissait
un conseil ministériel restreint pour examiner les moyens de faire

62. Lettre d'Afrique n° 39-87 du 12 octobre 1987,8 rue Mandar, 75002 Paris.
63. Le Figaro du 11 juin 1986.

309
face à la dégradation de l'économie. Rachid Sfar, ministre des
Finances et de l'Économie et Ismail Khelil, ministre du Plan,
figuraient parmi les six ministres présents. Le rapport présenté
au conseil était sombre. Ainsi, la moyenne du PIB et du taux de
croissance économique qui avait baissé de 7,3 (au cours des années
1970-1979) à 4,6 (au cours des années 1980-1985), atteignait un
taux beaucoup plus bas en 1986, et cela malgré l'augmentation
des recettes (pétrole, tourisme et autres) qui avaient presque triplé
de 1980 à 1985 par rapport à ce qu'elles étaient de 1974 à 1979.
Quant à la valeur du dinar, elle avait baissé du quart en l'espace
d'une année, passant de 10 FF en décembre 1985 à 7,5 FF en
décembre 1986. Ce rapport fut décisif. A la fin de la réunion,
un communiqué annonçait le limogeage de Mohamed Mzali et
son remplacement par Rachid Sfar. Le lendemain, le Président
signait deux décrets, le premier portant nomination de Rachid
Sfar en qualité de premier ministre et le second de Ismail Khelil
en qualité de ministre du Plan et des Finances.
Ainsi, bien avant les législatives du mois de novembre.
Celui-ci gardait néanmoins son siège au Comité central et à la
Chambre des députés. Le 25 juillet 1986, il comptait parmi les
invités du Président au palais de Skanès à l'occasion de la fête de
la République.

310
CHAPITRE 8

LA DÉSTABILISATION
DU RÉGIME

8 juillet 1986 - 6 novembre 1987


Tout se défait dès lors que des personnqges
insuffisants se succèdent au sommet de l'Etat.
L'unité se dissout q u a n d la grandeur s'efface.

MAURICE DRUON

1 . L a r é d u c t i o n des l i b e r t é s e t l ' i s o l e m e n t d u P r é s i d e n t

Depuis sa nomination à la tête du ministère de l'Intérieur le 28


avril 1986 et l'insertion de son nom dans la liste des membres du
Comité central du XII Congrès du PSD qui a motivé sa désignation,
e

par le Président, comme membre du Bureau politique et secrétaire


général adjoint du Parti en juin de la même année, Zine Ben Ali
avait les coudées franches pour manœuvrer à sa guise.
La surveillance policière ne fit que s'accentuer partout dans
le pays, les arrestations et les condamnations se succédèrent et
les libertés individuelles se réduisirent. Un membre du Conseil de
1 ' Ordre des avocats, Jemaledine Bida, fut accusé, le 12 juin, d'outrage
à magistrat et condamné à six mois de prison avec exécution
immédiate. Certains avocats reçurent cette condamnation comme un
avertissement à l'ensemble de leur coips qui, à l'occasion de récents
procès politiques s'était montré attaché à une indépendance et une
liberté de parole de plus en plus insouhaitables . Le 14 juin, Moncef 1

Ben Slimane, secrétaire général du syndicat de l'enseignement


supérieur et de la recherche scientifique, arrêté en avril 1986, fut
condamné à un an de prison pour diffamation des autorités et pour
avoir signé une motion qui critiquait la politique du gouvernement,
notamment à l'université. Le même jour, Mouldi Fahem,
syndicaliste et dirigeant du Rassemblement socialiste progressiste,
était condamné à huit mois de prison pour distribution de tracts et
appartenance à une organisation non reconnue. Ces jugements ne
manquèrent pas de susciter une vive réaction de la Ligue tunisienne
des droits de l'homme dont les responsables notaient :

1. Le Monde du 14 juin 1986.

313
La Tunisie connaît depuis quelques mois une évolution
préoccupante et grave, caractérisée par les atteintes répétées
aux libertés publiques et une inquiétante offensive contre les
organisations populaires. 2

La surveillance policière s'étendait même au-delà des


frontières. Wassila, qui avait quitté la France au mois de mai
1986 pour les USA, se plaignit aux médias que, pendant son
séjour parisien, des policiers tunisiens surveillaient l'entrée de
son immeuble avec pour mission d'identifier ses visiteurs . La 3

persécution de son gendre, Taoufik Torjeman, s'accentua : déjà


condamné à six ans de prison pour mauvaise gestion à la tête de
l'UIB , il vit s'ajouter à cette peine dix ans de travaux forcés,
4

trois ans de prison ferme et diverses amendes pour avoir accordé


des prêts exagérés à la société « Carthago-Film » présidée par
Tarak Ben Ammar, neveu de Wassila . 5

Au ministère, j'étais assailli par des lettres de protestation


des syndicats des enseignants et des étudiants ainsi que des
représentants des ligues des droits de l'homme de nombreux pays.
Je me limitais à adresser ces lettres au ministre de l'Intérieur,
responsable de ces arrestations.
Le 10 juillet, le tribunal militaire de Tunis jugeait 26 personnes
arrêtées au mois de mai 1986 et prononçait quatre condamnations
à mort dont deux par contumace, quatre peines de travaux forcés
à perpétuité et d'autres peines d'emprisonnement s'échelonnant
entre 5 et 20 ans. La présence, parmi les inculpés, d'un lieutenant
de l'armée, Ouchahi Kilani, justifiait le fait que cette affaire ait
été soumise à un tribunal militaire. L'accusation s'employa, tout
au long du procès, à maintenir l'affaire dans un cadre crapuleux
alors que l'un des deux condamnés à mort, Habib Dhaoui qui
se réclamait du Jihad islamique, affirmait avoir agi en militant
politique, que le lieutenant Ouchahi Kilani, condamné à mort
également, niait toute participation aux activités du groupe et que
les autres accusés affirmaient avoir agi sous l'influence de Habib
Dhaoui. 6

2. Le Monde du 17 juin 1986.


3. Le Canard Enchaîné du 28 mai 1986, p. 3.
4. Union Internationale des Banques.
5. Le Monde du 23 mai 1986.
6. Le Monde du 12 juillet 1986.

314
L'opposition se trouvait muselée. Le 27 juillet 1986, le poste
de procureur général de la République, supprimé depuis le 8 août
1980, était rétabli et Hachmi Zammal désigné pour l'occuper.
7

Après le démantèlement de l'UGTT survenu à la fin de l'année


1985, Ahmed Mestiri, chef du Mouvement des Démocrates
Socialistes, sous le coup d'une condamnation, préféra se désister.
Seules, de petites formations restaient en lice, telles le PUP et le
parti communiste. Ces manœuvres qui étaient orchestrées par le
ministre de l'Intérieur et le directeur du PSD, avaient l'accord de
Rachid Sfar et de ce fait, la bénédiction de Bourguiba.
Saïda Sassi faisait de son mieux pour convaincre son oncle
de poursuivre Mohamed Mzali en justice. Ce à quoi le Président
se contentait de répondre : « Il sera vite oublié ». Dans le même
temps, une série d'enquêtes sur Mzali et sa famille fut ouverte. Le
8 août 1986, son fils aîné, Mokhtar Mzali, PDG de la STIL était
arrêté sous l'inculpation de « malversation ». Il devait rester six
semaines en garde à vue avant d'être l'objet d'une condamnation
pénale, alors qu'aucune des sommes détournées dont l'accusation
faisait état, n'avait bénéficié à l'inculpé et que rien dans son
dossier ne permettait de conclure à une intention frauduleuse de
sa part. Monique Pelletier, avocat à la Cour d'appel de Paris et
ancien ministre de la République française, chargée du pourvoi
en cassation de l'affaire, avait conclu que ces poursuites pénales
apparaissaient exorbitantes et injustifiées. Le 19 août, invité
par le Comité International Olympique dont il était membre,
Mohamed Mzali voulut se rendre à Genève. Il se présenta à
l'aéroport, enregistra ses bagages, passa les formalités de police
et de douane mais, au moment de prendre la navette qui devait le
conduire à l'avion, il fut averti par le commissaire de police de
l'aéroport qu'il ne pouvait quitter le territoire. Le 24 août, ce fut
au tour du docteur Rifaat Daly, époux de Houda, la fille aînée de

7. En 1989, Hachmi Zammal fut traduit devant le Conseil de l'Ordre des avocats pour
affaire grave. Mis à la retraite en 1988, il avait présenté une demande d'inscription
au barreau. Le Conseil de l'ordre, se basant sur la loi 37 du 15 mars 1958 qui stipule
que pour exercer les fonctions d'avocat, il faut justifier d'une bonne moralité et
d'une bonne réputation, décida de rejeter sa demande, estimant que Hachmi Zammal
ne répondait ni à l'une, ni à l'autre de ces qualités. Ce dernier interjeta appel de la
décision du Conseil de l'Ordre et la Cour d'appel, ne se limitant pas seulement à
casser la décision du Conseil de l'Ordre, ordonna l'inscription de Hachmi Zammal
au barreau, en précisant que cette inscription devait se faire dans la circonscription
de Tunis.

315
Mohamed Mzali, d'être mis en garde à vue et d'être accusé d'avoir
mis en place un «réseau parallèle à l'administration». Il était
soupçonné également de préparer un dossier médical sur l'état
de santé du Président en vue de préparer sa destitution. Il est vrai
que plus d'une fois au cours de nos réunions du bureau politique
« restreint » , Rachid Sfar, Zine Ben Ali et Hédi Baccouche
8

avaient avancé le nom du docteur Rifaât Daly à propos d'une


action de ce genre. Ils semblaient persuadés de la véracité de cette
accusation. J'avoue, quant à moi, n'avoir décelé aucune preuve
concrète pouvant authentifier ce fait.
Les déboires de Mzali ne s'arrêtèrent pas là. Une rumeur
commença à circuler, selon laquelle Bourguiba voulait faire
subir à son ancien premier ministre le sort de Ali Bhutto . Rachid 9

Azzouz, ancien militaire qui avait collaboré avec Mzali lorsqu'il


était ministre de la Défense nationale en 1968-69, lui proposa
de l'aider à fuir le pays dans un petit avion prêt à décoller.
Mzali refusa d'abord - je tiens ce fait de l'un de ses proches
collaborateurs - puis finit par prendre au sérieux ces balivernes. 10

Accompagné de Rachid Azzouz, il se rendit en voiture dans la


nuit du 3 au 4 septembre 1986, à la frontière algérienne qu'il
traversa clandestinement à pied. Rachid Azzouz retourna à son
11

domicile en fin de nuit pour quitter le pays, le lendemain, par-


le premier avion. Le 8 septembre, le Président décida d'exclure
Mohamed Mzali du PSD et de prononcer la levée de son
immunité parlementaire. Il ne s'agissait nullement d'un acte de
vindicte puisque ces décisions furent prises après sa fuite. A Saïda
Sassi qui ne cessait de l'inciter à poursuivre Mzali en justice, il
répondait : « Il s'est compromis de son propre chef en quittant
clandestinement le pays ».
Dans cette affaire, Rachid Azzouz est suspect d'avoir
joué double jeu. Il a, en effet, été autorisé à rentrer en Tunisie
le 17 novembre 1987, soit dix jours après le coup d'État. La 12

bienveillance à son égard, de Zine Ben Ali et de Hédi Baccouche

8. Le bureau politique restreint dit permanent comprenait le secrétaire général du Parti,


Rachid Sfar, les trois secrétaires généraux adjoints, à savoir Mansour Skhiri, Zine
Ben Ali et moi-même et le directeur du Parti, Hédi Baccouche.
9. Ali Bhutto, premier ministre pakistanais exécuté par son successeur.
10. Revue Destour du lundi 10 novembre 1986.
11. Le Monde du 7-8 septembre 1986, Le Figaro du 8 septembre 1986.
12. Jeune Afrique n° 1403 du 25 novembre 1987, p. 29.

316
- qui connaissaient parfaitement les avantages exorbitants dont
Mzali l'avait gratifié, avantages qui figuraient parmi les motifs
des poursuites judiciaires de ce dernier - est pour le moins
surprenante. Il semble donc que Mzali se soit laissé prendre au
piège tendu par ceux-là même qu'il prenait pour ses fidèles, alors
que ces derniers cherchaient à le compromettre afin de l'éloigner
à jamais de la scène politique. Je ne suis pas seul à avoir formulé
cette hypothèse, puisque Mohamed Sayah me fit part, le 12 juin
1989, de sa conviction en ce sens, fondée notamment, d'après
lui, sur le fait suivant : la journaliste Tania Mattews, qu'il avait
rencontrée le vendredi 5 septembre 1986, lui avait rapporté
que la veille, c'est-à-dire le jeudi 4 septembre, elle avait appris
par Radio Londres, la nouvelle de l'évasion par l'Algérie,
de Mohamed Mzali. À Tunis, ce vendredi-là, la nouvelle était
encore totalement ignorée. Mohamed Sayah, alors ministre de
l'Équipement, téléphona immédiatement à Mansour Skhiri,
vers 13 heures, pour lui demander s'il était au courant de cette
évasion. Mansour Skhiri lui répondit par la négative, ajoutant
qu'il venait de quitter Zine Ben Ali qui, lui aussi, l'ignorait. Est-il
plausible que Radio Londres annonce une telle nouvelle, le jeudi
4 septembre et que, de plus, Mohamed Mzali téléphone à son
épouse à Tunis ce même jour à 14 heures, sans que le ministre de
l'Intérieur n'en soit informé, 24 heures plus tard ? Il faudrait être
bien naïf pour le croire.
Une fois à l'étranger, Mzali mena une campagne de
dénigrement de son pays dans la presse et auprès de nombreux
responsables étrangers avec lesquels il avait noué des relations
pendant les six années où il avait dirigé le gouvernement,
distillant des critiques infondées contre Bourguiba et ternissant
par là l'image de marque de celui à qui il devait toute sa carrière
politique. Le 10 décembre 1986, son fils et son gendre furent
condamnés abusivement, le premier à dix ans de travaux forcés
et le second à sept ans. De dépit, il publia en juin 1987, son
ouvrage Lettre ouverte à Habib Bourguiba qui dépeint de manière
tendancieuse et injustifiée un Bourguiba amoindri. Cet ouvrage
servira de tremplin à Zine Ben Ali pour préparer son coup d'État
du 7 novembre 1987.
Les accusations que Mohamed Mzali porte contre Bourguiba dans
ce pamphlet sont entachées d'incohérence. En voici quelques unes :

317
- Mzali déclare que Bourguiba empêchait les gouvernements
de gouverner. Pourtant il était bien placé pour avoir vécu le
contraire. Il avait fait admettre au Président ses propres vues, dès
sa nomination au poste de premier ministre. En 1984, le Président
lui avait donné son accord pour l'amnistie des intégristes
religieux après le procès intenté contre eux, en 1981, par Driss
Guiga. Il lui avait également donné son accord pour la libération
de Habib Achour, condamné à dix ans de prison, le 10 octobre
1978, ainsi que pour sa reconduction à la tête de la Centrale
syndicale. Comment Mzali peut-il ensuite prétendre avoir été
empêché de gouverner alors que Bourguiba avait acquiescé à sa
demande, bien qu'il fut persuadé que Habib Achour était devenu
un opposant invétéré ?
- Mzali prétend que Mahmoud Belhassine a influencé le
Président Bourguiba pour soustraire la Direction du Culte du
Premier ministère et la rattacher au ministère de l'Intérieur.
Connaissant bien Mahmoud Belhassine pour l'avoir côtoyé de
près pendant plusieurs années, je puis affirmer qu'il est étranger
à ce genre de problèmes. D'ailleurs, quel intérêt aurait-il eu à
suggérer un tel transfert ? Mzali oubliait-il que la police relevait
du ministère de l'Intérieur et que le responsable de ce département
n'était autre que Zine Ben Ali ? Oubliait-il que Bourguiba, depuis
1970, avait délégué les problèmes de gestion du pays à son
gouvernement et que Zine Ben Ali n'était pas homme à se laisser
imposer quoique ce soit par ses collègues ?
- Dans «l'affaire du pain», il accuse le Président d'être à
l'origine de la décision de l'augmentation des prix. Là, il enfonce
une porte ouverte puisque Bourguiba a reconnu lui-même, dans sa
déclaration du 6 janvier 1984, avoir donné des instructions pour
cette augmentation après avoir consulté le maire de la capitale.
Mais c'est aussi à l'occasion de cette affaire qu'il avait renforcé les
prérogatives de son premier ministre Mohamed Mzali en lui confiant
le portefeuille du ministère de l'Intérieur après avoir limogé Driss
Guiga de ce poste.
- Alors qu'en octobre 1986, Mzali reconnaissait « ne pas
croire que le Président était au courant des mesures prises
contre sa famille et que c'étaient Saïda Sassi, Mansour Skhiri,
Hédi Mabrouk et Mahmoud Belhassine qui avaient séquestré
le pouvoir et constitué un barrage autour du Président, qu'ils

318
étaient à l'origine de son limogeage et de ce qui était arrivé à sa
famille » , il se contredit en juin 1987, dans sa Lettre ouverte
13

en reprochant à Bourguiba d'avoir éloigné du gouvernement


ses ministres les plus dévoués et même son épouse avant de le
limoger et d'intenter des procès contre son fils et son gendre.
- Mzali affirme que Saïda Sassi et Mahmoud Belhassine
harcelaient de coups de téléphone Hamed Abed, conseiller
juridique au premier ministère, en l'enjoignant de publier un projet
de texte préparé par Mansour Skhhri, visant à attribuer à ce dernier
certaines des prérogatives du Premier ministre. Or, la vérité est
toute autre : Hamed Abed m'a affirmé lui-même que ni Saïda ni
Mahmoud Belhassine ne lui avaient jamais téléphoné en ce sens,
mais que le chef de cabinet de Mansour Skhiri, Ali Slim, l'avait
informé que le Président désirait le voir à Skanès. A son arrivée,
il fut reçu, non par le Président, mais par Mansour Skhiri, à qui il
fit part de son point de vue défavorable sur le projet en question. Il
retourna ensuite à Tunis et le projet n'eut aucune suite.
Ces contradictions de Mohamed Mzali s'expliquent, à mon
avis, par sa rancœur, son dépit et son amertume découlant du
calvaire infligé - injustement - à son fils et à son gendre et au
procès préfabriqué dont il fut lui-même l'objet. Mzali se trompe
de toute évidence en rapportant ses griefs à Bourguiba et manque
de lucidité en occultant le rôle joué par des hommes auxquels
il avait fait confiance, en l'occurrence Zine Ben Ali, qu'il avait
fait venir de Pologne en 1984 pour lui confier la direction de la
Sécurité nationale puis le poste de secrétaire d'État à l'Intérieur,
Hédi Baccouche qu'il avait désigné pour diriger le Parti ou encore
Abderrazak El Kéfi qu'il avait introduit au gouvernement comme
ministre de l'Information en juin 1983. A propos de Abderrazak
El Kéfi, Mzali rapporte que ce dernier avait multiplié à son égard
des demandes pour partir en guerre contre Hédi Mabrouk et
Mohamed Sayah, lui déclarant :
Je n'attends qu'un signe de vous pour les démolir. 14

Est-ce là le rôle d'un ministre de l'Information ? Pourquoi


Mzali, alors premier ministre, avait-il accepté, sans réagir, pareils
propos venant de l'un de ses ministres ?

13. Quotidien de Paris n° 2134 du 1 octobre 1986.


er

14. Lettre ouverte à Bourguiba, 1987, p. 40.

319
Depuis sa nomination à la tête du gouvernement, le 8 juillet
1986, Rachid Sfar s 'était, apparemment, fixé pour tâche essentielle
la résolution des difficultés économiques. Trouvant en Hédi
Baccouche un homme averti sur le plan politique, il n'hésita pas à
s ' aligner sur ses idées, persuadé que c ' était là le meilleur moyen de
prévenir l'agitation estudiantine et la progression de l'intégrisme.
Cette impression se dégageait nettement de nos débats aux
réunions du bureau politique restreint. Au cours de ces réunions,
le groupe Rachid Sfar, Zine Ben Ali et Hédi Baccouche prenait
l'initiative des sujets à débattre. Ces trois s'avéraient toujours
d'accord, alors que Mansour Skhiri et moi-même, participions
aux débats mais nous nous trouvions toujours étrangers au choix
des sujets et minoritaires face aux décisions, comme si Rachid
Sfar, Zine Ben Ali et Hédi Baccouche s'étaient concertés et
avaient tout arrêté à l'avance. A l'époque, je m'expliquais cette
situation par le fait que le ministre de l'Intérieur qui centralise les
renseignements et que le directeur du Parti qui gère les comités
de coordination, les fédérations et les cellules du PSD, détenaient
les informations qui nourrissaient les sujets de nos réunions. Lors
des débats sur certains sujets bien précis, d'autres membres du
gouvernement ou certains militants étaient invités par Rachid
Sfar, mais ils étaient choisis de telle manière que la majorité des
voix se trouvait toujours du côté du groupe des trois. Rachid
Sfar réunissait rarement les vingt membres du bureau politique
et même lorsqu'il le faisait, les avis recueillis étaient souvent
rediscutés par les cinq membres du bureau politique retreint au
sein duquel Zine Ben Ali et Hédi Baccouche, approuvés par
Rachid Sfar, faisaient la pluie et le beau temps. Rachid Sfar se
souciait-il d'éviter tout désaccord avec Zine Ben Ali et Hédi
Baccouche ? Certains prétendaient que chaque fois qu'il essayait
de se dégager de l'influence du ministre de l'Intérieur, ce dernier
laissait planer l'éventualité du réveil de l'affaire d'un accident de
la route au cours duquel sa femme aurait tué quelqu'un...
Les déclarations du premier ministre et du directeur du PSD
se faisaient continuellement écho. Alors que Rachid Sfar déclarait
dans une interview : « Chez nous, le fanatisme ne passera pas
et mon gouvernement est décidé à tenir sous son contrôle le
mouvement intégriste et à lui ôter toute possibilité et envie de

320
nuire» , le directeur du PSD, Hédi Baccouche, nous adressait le
15

28 octobre 1986 un rapport, qualifié de secret , sur les exactions


16

des intégristes et le danger de la diffusion de leurs idées.


Le 30 juillet 1986, dans le but d'assurer une bonne
coordination entre les trois niveaux de l'enseignement, primaire,
secondaire et supérieur, le Président décida de réunir le ministère
de l'Éducation nationale et celui de l'Enseignement supérieur et
de la Recherche scientifique en un seul département ministériel
dont il me confia la charge. Abdelaziz Ben Dhia fut muté à la tête
du ministère des Affaires sociales.
Mes relations avec Rachid Sfar étaient, au début, empreintes
d'une certaine cordialité. C'est du moins ce que je pensais. Je
devais rapidement déchanter. En effet, en automne 1986, c'est-
à-dire à peine quelques mois après sa désignation en tant que
premier ministre, nous tenions avec le Président, un conseil des
ministres au Momag. Ce conseil se prolongea jusqu'à midi, ce
qui conduisit le Président à retenir à sa table les membres du
gouvernement. Ce jour-là, Gisèle Halimi avait également 17

été conviée au déjeuner. Au milieu du repas, alors que rien ne


l'avait laissé prévoir, Rachid Sfar éclata dans une critique acerbe
contre moi qui, d'après lui, aurais cherché à porter atteinte à son
intégrité. Je réfutai énergiquement ces accusations puis introduisis
rapidement un autre sujet pour détendre l'atmosphère. J'eus le
sentiment que le Président avait apprécié ma façon de faire. Le
repas terminé, Gisèle Halimi partie et le Président retiré dans sa
chambre pour sa sieste, je demandai des explications à Rachid
Sfar. Il s'écria :
Oui, tu as introduit des livres de Ahmed Sfar comme livres
scolaires pour que l'on dise que j'ai profité de ma position de
Premier ministre pour favoriser mon oncle.
Je trouvai son argument ridicule. Le fait d'avoir un neveu
premier ministre doit-il priver un homme de ses droits ? Et
puis, si le choix des livres de son oncle le gênait si peu soit-il,
pourquoi ne m'en avait-il pas parlé auparavant, au lieu de faire un
esclandre devant le Président en présence d'une invitée étrangère

15. Interview accordée à l'envoyé spécial du quotidien italien Corriere délia Sera du 4
octobre 1986.
16. Document n° 6146.
17. Avocate à Paris et ancienne militante du MLF (Mouvement de Libération de la Femme).

321
et de l'ensemble des membres du gouvernement ? Avait-il été
manipulé pour agir de la sorte ? J'avais bien remarqué dans la
presse une information saugrenue selon laquelle « Mansour Skhiri
et les autres membres de la garde rapprochée du Chef de l'Etat
souhaitaient à l'époque le remplacement de Mohamed Mzali par le
ministre de l'Education nationale et de l'Enseignement supérieur
Amor Chadli» . Mais je n'avais accordé à cette information
18

aucune crédibilité puisque, d'une part, il n'en avait jamais été


question et que d'autre part, je ne souhaitais aucunement une
telle responsabilité à laquelle je n'étais pas préparé, tandis que
Skhiri, lui, en rêvait. Je conclus que celui qui avait soufflé cette
information au journaliste ne visait qu'à altérer mes relations avec
le premier ministre Rachid Sfar. Quoiqu'il en soit, je trouvais
la réaction de Rachid Sfar déplacée, injuste et, pour le moins,
démesurée. Pour toute réponse, je lui répliquai que la décision
d'introduire les livres d'Ahmed Sfar me revenait, en tant que
responsable du ministère de l'Éducation, de l'Enseignement
supérieur et de la Recherche scientifique, et que si le choix de
ces livres devait être contesté ou des critiques avancées, c'est
au responsable de ce choix - c'est-à-dire à moi-même - qu'elles
devaient être adressées.
Je précise à ce sujet que ma décision de réintroduire deux
livres d'Ahmed Sfar, était fondée sur l'avis autorisé d'une
commission comprenant les responsables de l'enseignement
primaire, les directeurs régionaux et les inspecteurs intéressés.
J'avais, quelques semaines après ma désignation à la tête du
ministère de l'Éducation nationale, reçu à sa demande, Ahmed
Sfar, oncle et beau-père de Rachid Sfar, que je connaissais
de longue date, du fait qu'il était lié d'amitié avec mon père
qui, comme lui, avait fait toute sa carrière à la direction de
l'Enseignement . Ahmed Sfar était venu m'entretenir de six
19

livres scolaires dont il était l'auteur, qu'il avait fait éditer à ses
propres frais et qui avaient servi de manuels scolaires pendant
de nombreuses années, avant d'être remplacés par d'autres qu'il
estimait beaucoup moins valables. Je promis de soumettre les six
ouvrages à une commission spécialisée. La commission conclut

18. Le Quotidien de Paris du 20 août 1986, sous la signature de Dominique Lagarde, p. 10.
19. Appellation du ministère de l'Éducation nationale, à l'époque du protectorat.

322
que deux des six livres d'Ahmed Sfar étaient meilleurs que les
manuels scolaires qui se trouvaient entre les mains des élèves et
émit un avis favorable pour les réintroduire dans la liste officielle
des manuels scolaires à la rentrée d'octobre 1986. J'en avais
d'ailleurs informé le Président, au cours d'un déjeuner en tête-
à-tête, en été à Monastir. Il avait immédiatement approuvé mon
initiative, en précisant :
Ahmed Sfar est et reste un de nos meilleurs pédagogues.
Après cet incident, mes relations avec Rachid Sfar ne
subirent pas d'autres accrocs mais elles ne redevinrent pas, non
plus, claires et sereines.
Le tandem Ben Ali-Baccouche avait donc le soutien total du
chef du gouvernement. En même temps, les liens de Zine Ben Ali
avec Saïda Sassi ne cessaient de se consolider. Au cours de nos
veillées avec le Président, Saïda Sassi, depuis plusieurs mois déjà,
faisait un panégyrique dithyrambique de Zine Ben Ali. Après avoir
passé la journée auprès de lui, au ministère de l'Intérieur, elle
arrivait avant le dîner, les mains tendues, se jetait au cou de son
oncle, l'embrassait, le félicitait de l'avoir choisi comme ministre
de l'Intérieur, lui racontait comment il s'adonnait en personne à
la poursuite des intégristes, louant son énergie, son dynamisme,
son dévouement, sa compétence, sa loyauté, son attachement à
Bourguiba... Pour mieux toucher la fibre sensible du Président,
très attaché à sa ville natale, elle racontait que Zine Ben Ali avait
été circoncis à Monastir. Elle lui montrait des photos du temps où
Zine Ben Ali était militaire en garnison dans le Sud tunisien. Elle
lui répétait tous les soirs :
C'est lui qui garantira ta sécurité dans ta vieillesse. Il est la
gratification que Dieu t'envoie pour te récompenser de tous les
sacrifices que tu as consentis pour la Tunisie...
Un compte-rendu plein d'éloges sur le programme de la
journée du ministre de l'Intérieur dans sa poursuite des intégristes,
entrecoupé de quelques plaisanteries et d'éclats de rire, se
poursuivait au cours du dîner et souvent pendant la soirée.
En contre partie de cette propagande, Zine Ben Ali répondait
à tous les caprices de Saïda : ouverture de boîtes de jeux, billets
de voyage en France, prises en charges diverses pour elle et
ses enfants, facilités douanières, simplification des démarches

323
administratives... Le matraquage du Président en faveur de
Zine Ben Ali était assorti de critiques directes ou indirectes
envers toutes les personnes capables d'entraver son action :
après Allala Laouiti puis Bourguiba Jr, ce furent Wassila et
Mohamed Mzali.
Au lendemain du divorce du couple présidentiel, le 11 août
1986, Jeune Afrique prit violemment Wassila à parti, l'accusant
de « népotisme, de détournement de biens, de trafic d'influence
au profit d'hommes d'affaires peu scrupuleux, d'expropriation
de terrains à Sidi Bou Saïd et à La Marsa, d'infraction à la
réglementation des devises, d'organisation de soirées mondaines
où la morale ne trouvait pas son compte, et même d'infidélité
envers le vieux lion » , A la suite de ces propos infamants avancés
20

par le groupe Jeune Afrique, Nabila, fille de Wassila, demanda


audience au Président pour dénoncer ces propos. De son côté,
Mondher Ben Ammar, frère de Wassila, essaya de faire parvenir
au Président, par l'intermédiaire de Khalifa Haouas , une lettre 21

qu'il avait rédigée après le divorce de sa sœur. Au ministère, je


reçus également de lui et de Wassila du courrier dans le même sens.
J'informais le Président du contenu de ces missives. Il m'écouta
sans broncher.
Le 24 novembre 1986, un hebdomadaire de langue arabe,
Ad-Dastour, fit paraître, sous la photo de Wassila, un entrefilet
intitulé «Le retour de la Glorieuse », dans lequel on lisait
22

notamment :
Dans les prochains jours, on doit s'attendre à un événement
important par ses conséquences politiques et sociales, à savoir
le retour à Tunis de Wassila la Glorieuse et ce, à la demande
insistante du Président Bourguiba. La Glorieuse a accepté le
principe de son retour mais a demandé que le Président vienne en

20. Jeune Afrique n° 1338 du 27 août 1986. Jeune Afrique Magazine n° 29 de septembre
1986, Jeune Afrique Économique n°l-29 de septembre-octobre 1986. Notons que
le tribunal de grande instance de Paris, dans son jugement rendu le 8 juillet 1987
condamna le groupe Jeune Afrique en « rejetant le surplus des prétentions de Wassila
Ben Ammar.
21. Nous avons vu plus haut que Khalifa Haouas était un ancien militant destourien qui
a notamment accompagné Bourguiba lors de sa traversée du désert libyen pour se
rendre en Egypte en mars 1945. Il faisait partie, depuis 1986, des personnes invitées
à déjeuner, le dimanche, avec le Président.
22. Glorieuse est la traduction de El Majda, surnom donné à Wassila, en tant qu'épouse
du Président.

324
personne à Paris pour la ramener avec lui à Tunis. Le Président
aurait accepté la proposition et son déplacement à Paris semble
fixé au mois de décembre. 23

La fausse nouvelle de ce retour de Wassila visait-elle à


influencer le verdict du tribunal français dans le procès que
Wassila avait intenté à Jeune Afrique ? Quoiqu'il en soit, le
24

29 novembre 1986, soit cinq jours à peine après la parution de


l'information diffusée par Ad-Dastour, le ministre de l'Intérieur,
Zine Ben Ali, connaissant la sensibilité particulière du Président
aux affaires de corruption, adressa au premier ministre Rachid
Sfar la lettre n° 1007, dans laquelle, après avoir exposé les
irrégularités administratives et financières et les abus de pouvoir
commis par Mondher Ben Ammar, du temps où il était maire de
La Marsa, concluait en demandant la traduction de ce dernier
devant la justice et la suspension des fonctions de Raouf Ben
Hafsa, secrétaire général de la mairie de cette commune, impliqué
avec lui dans ces irrégularités.
Mais s'il fallait se parer contre Wassila et sa famille, il ne
fallait pas non plus oublier Mohamed Mzali qui, malgré sa fuite du
pays, restait un concurrent sérieux pour les nouveaux prétendants
au pouvoir. La meilleure preuve en est un mémorandum
confidentiel, Middle East Desk Viesbaden, daté du 20 octobre
1986, parvenu quelques mois plus tard à Tunis. On y lisait
notamment :
Selon les services de renseignements américains, la Maison
Blanche est en train de rectifier et de modifier la politique
maghrébine des USA. Cette dernière se basait jusqu'en juillet
1986 sur l'analyse du Département d'État basée sur les rapports
des ambassades américaines à Tunis, Alger et Rabat, ainsi que sur
certaines analyses de la CIA. Trois éléments nouveaux ont décidé
ce changement :

23. Ad-Dastour, revue hebdomadaire saoudienne éditée à Londres, 24 novembre 1986,


p. 3. Le Maghreb, n 192 du 9 mars 1990, p. 9 évoque les relations très étroites
de Abdelwahab Abdallah, à l'époque, PDG de l'Agence TAP, avec un journaliste
saoudien, Abdelwahab Fetal, fonctionnaire de l'ambassade d'Arabie Saoudite à
Londres, qui joue un rôle important dans la collecte des informations sur la vie
politique tunisienne.
24. Notons que le tribunal de grande instance de Paris, dans son jugement rendu le
8 juillet 1987 condamna le Groupe Jeune Afrique en « rejetant le surplus des
prétentions de Wassila Ben Ammar ».

325
1. La brusque disgrâce de Mohamed Mzali après sa
confirmation au congrès du Néo-Destour et la rapide montée des
périls qui s'ensuivit.
2. Le renforcement très net des relations franco-américaines
entre la maison Blanche et le gouvernement de Jacques Chirac,
en particulier.
3. L'ampleur et la cohérence des rapports du Pentagone
(département de la Défense) contredisant celle des diplomates.
Selon ces mêmes sources ainsi que des sources européennes,
les rapports du Département de la Défense démontrent l'échec
de la doctrine Foster Dulles qui a toujours été d'appuyer les
militaires... Cette doctrine était envisagée encore récemment
pour la succession de Bourguiba par certains éléments du State
Department. Il semblerait que maintenant la Maison Blanche
et le département de la Défense misent sur la continuité du
pouvoir civil en Tunisie qui, à part les péripéties actuelles,
pourrait être demain un dépositaire véritable des acquis de
Bourguiba et un bouclier contre l'intégrisme et le communisme.
Les observateurs sérieux à Washington et ailleurs pensent que
cette alternative correspond à l'image qu'offre Mohamed
Mzali, libéral, démocrate et l'assembleur des différentes
affinités... Ce changement important de la stratégie américaine
s'est manifesté par les assurances données par Georges
Schultz à Jacques Chirac sur la question, lors de la session
de l'assemblée générale de l'ONU à New York. La France,
dit-on, pourrait jouer le rôle principal dans les rapports entre
l'Occident et le Maghreb étant donné ses relations privilégiées.
D'ailleurs nul n'ignore l'amitié qui lie Chirac à Mzali. Mzali
aurait fait une excellente impression sur la Maison Blanche et
le Congrès lors de sa visite officielle à Washington en 1983.
En décembre 1986, le State Department américain publie
un bulletin hebdomadaire confidentiel sur la Tunisie. Ce bulletin
décrit Bourguiba comme un homme à réactions imprévisibles
ayant disgracié Mohamed Mzali, considéré comme « le seul
homme politique tunisien à disposer d'une assise intellectuelle
et libérale pouvant succéder à Bourguiba ». Comme par hasard,
depuis cette date, les procès et les brimades ne se limitèrent plus
aux membres de la famille Mzali, mais se concentrèrent sur
l'ancien premier ministre lui-même.

326
Au cours de ce même mois de décembre, Hédi Baccouche
n'hésita pas à procéder à une modification des décisions du
XII congrès du PSD, en supprimant de la liste des membres
e

du Comité central issus de ce congrès, les noms de Mohamed


Mzali, premier de liste, et de Fethia Mzali son épouse et en
plaçant Rachid Sfar en tête de liste, sous prétexte que Bourguiba
avait remplacé Mohamed Mzali par Rachid Sfar. Il a publié cette
liste sous le titre trompeur de « Membres du Comité central du
parti issu du XII congrès » . Mais entre remplacer un premier-
e 25

ministre secrétaire général du PSD et modifier les décisions


d'un congrès, il y a une différence de taille, car seul un congrès
est habilité à modifier les décisions d'un congrès antérieur.
La Chambre criminelle de la Cour d'appel de Tunis fut saisie
d'une plainte pour mauvaise gestion des fonds publics. Après
enquête, Mzali fut condamné, le 20 avril 1987, à une peine de
quinze ans de travaux forcés, à des amendes diverses totalisant
près de 700 mille dinars, à la mise sous séquestre de ses biens et
à la privation de ses droits civiques. De ce fait, l'avenir politique
de ce rival potentiel était miné.
Les actions contre Wassila et Mohamed Mzali ne détournaient
nullement les prétendants à la succession de leurs principaux
chevaux de bataille pour déstabiliser le régime, à savoir : entretenir
le désordre à l'université et brandir la menace du péril intégriste.

2. Un enjeu de t a i l l e , l'université

Tout au long de l'été 1986, les rapports de police qui me


parvenaient au MEESRS prévoyaient une rentrée scolaire
et universitaire «explosive». Ces rapports insistaient sur le
renforcement et la réorganisation de l'opposition intégriste.
L'année universitaire à venir était qualifiée d ' « année rouge ». A la
lecture de tels rapports, la réaction première du responsable de ce
département aurait été plutôt d'aller se réfugier à l'autre extrémité
de la planète. Ceci, d'autant plus qu'ayant pris connaissance du

25 Brochure en langue arabe publiée par la direction du Parti, relatant le déroulement


du XII congrès ( 1 9 - 2 1 juin 1986) et mentionnant que la modification a été faite en
e

décembre 1986. Société de gravures, de publications et de presse, La Kasbah, Tunis


février 1987, pp. 169-170.

327
procès-verbal de la réunion périodique des gouverneurs, tenue à
Tunis les 3, 4 et 5 mars 1986, je fus très surpris de lire à la page
11, la déclaration suivante de Abdelaziz Ben Dhia, alors ministre
de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique :
Je précise... que l'année 1987 sera difficile caria capacité de
recrutement de nos établissements universitaires est très limitée
et elle ne nous permettra pas d'inscrire tous les étudiants qui
réussissent. Aussi des solutions courageuses s'imposent pour
affronter cette situation qui nécessite beaucoup de patience et
beaucoup de foi.
Personnellement, je restais serein, car rien dans ce que je
constatais au Ministère et auprès des recteurs, des doyens, des
enseignants et des étudiants ne semblait justifier ces menaces et ces
déclarations. Cherchait-on par ces rapports de police à m'intimider
parce que je ne faisais partie d'aucun groupe et que je bénéficiais de
la confiance du Président ? Cherchait-on à me pousser à quitter le
gouvernement parce que j'avais réussi à préserver l'Université de
l'année blanche qui planait en avril 1986 ? Loin de me décourager,
les rapports de police ne faisaient que stimuler ma détermination.
J'étais décidé à réussir dans ma mission. Je savais qu'elle était
astreignante et ardue, mais elle était également passionnante. Je
m'imposais une vigilance de tous les instants. Dès le début de
l'année 1986-87, j'arrivai chaque matin à 8 heures à mon bureau,
au ministère, et travaillais en séance continue jusqu'à 19 heures
30, prenant en quelques minutes, une collation en guise de repas
de midi. Je devais être chaque soir à 19 heures 55 au plus tard, au
Palais, pour accompagner le Président pour son dîner, servi à 20
heures précises. L'obligation de ma présence auprès du Président
m'était d'un bon prétexte auprès des gouverneurs : elle justifiait
ma défection à la plupart des réunions politiques agrémentées de
discours, qui étaient organisées au cours de déplacements dans les
divers gouvernorats et qui faisaient partie des activités politiques
inhérentes à ma position de secrétaire général adjoint du Parti.
J'évitais ces activités au bénéfice de l'étude des solutions visant
à résoudre les problèmes scolaires et universitaires qui, pour
moi, avaient la priorité. J'intervenais dans tous les secteurs de
l'enseignement, vérifiais les programmes, contrôlais les emplois
du temps, veillais à la préparation des livres scolaires et à leur

328
mise sur le marché dans les délais, contrôlais l'aménagement
et l'équipement des établissements, multipliais les réunions
avec les directeurs, les doyens, les organisations d'enseignants,
les organisations d'étudiants, procédais à la sensibilisation des
gouverneurs,... Bref, je veillais à tout ce qui pouvait garantir une
année scolaire et universitaire sans problèmes. Mon enthousiasme
n'avait d'égal que mon ardeur à réparer et à redresser tout ce
qui pouvait l'être et à ramener à la raison, par la persuasion,
les enseignants et les étudiants dévoyés. J'évitais à tout prix le
changement pour le changement. J'étais convaincu de pouvoir
assurer une année universitaire normale car le retour au calme à
l'Université en avril 1986, n'avait pas été difficile à réaliser. La
méthode qui m'avait réussi, au cours de ma gestion de la faculté
de Médecine, en tant que doyen, pendant dix années, n'avait pas
de raison d'échouer dans les autres établissements de l'Université.
Ce qui augmentait encore ma conviction d'arriver à mettre de
l'ordre dans nos institutions d'enseignement et à les reconvertir
en instruments de développement et non de contestation, était de
trouver dans le corps enseignant une vision similaire à la mienne
et chez les étudiants un désir ardent de se remettre au travail et
de réussir.
Cependant, j'étais également bien placé pour savoir que
la plupart des enseignants sont réfractaires aux changements.
Mon option du principe de désignation éventuelle des doyens, à
l'image des directeurs des Instituts d'enseignement supérieur,
avait déjà soulevé de sérieuses réticences. La réforme Ben
Salah de 1969, avait fait des doyens, des chefs d'établissement
à personnalité civile et à autonomie financière, c'est-à-
dire de véritables ordonnateurs des deniers de l'État, tout
comme les directeurs des instituts d'enseignement supérieur,
qui eux, sont nommés et non élus. Aussi était-il logique de
modifier la réglementation des institutions de l'enseignement
supérieur afin de pouvoir, en cas de nécessité, désigner un
doyen, pour le responsabiliser sur les plans administratif et
financier vis-à-vis de l'État et pas seulement vis-à-vis du
corps électoral. Une nouvelle réglementation en ce sens fut
préparée et présentée à l'Assemblée nationale qui l'adopta.
De même, des projets fixant le nombre des départements
d'enseignement ou sections de chaque faculté, les conditions

329
d'élection de leurs représentants au conseil de faculté ainsi
que les modalités de fonctionnement de ces conseils, furent
établis. Ils devaient faire l'objet d'un échange de vue avec
les représentants des enseignants avant la mise au point des
décrets d'application. Enfin, pour assurer la protection des
établissements du campus , j'avais, dès ma désignation
26

en tant que recteur de l'Université de Tunis en avril 1986,


délimité le territoire dévolu à chacune des institutions qui
y sont implantées en les faisant clôturer, afin de faciliter la
définition des responsabilités des chefs de ces établissements.
Cette clôture put être achevée, grâce à l'aide efficace du
ministre de l'Équipement, Mohamed Sayah, auprès de qui je
trouvai toutes les facilités nécessaires.
Le quotidien Le Temps, dès le mois d'août 1986, avait ouvert
ses pages aux enseignants, aux étudiants, aux élèves et à leurs
parents, dans une rubrique intitulée « Pour une refonte globale
de l'enseignement ». La lecture du contenu de cette tribune libre
me permit d'intervenir directement pour redresser les abus et
rétablir les anomalies qui y étaient signalés. Après vérification des
faits, j'engageai une action rapide pour apporter les ajustements
nécessaires et réparer les torts. Je suivais en cela une démarche qui
m'était familière, celle du médecin : les symptômes qui m'étaient
signalés me permettaient de poser le diagnostic et d'appliquer la
thérapeutique appropriée.
Plongé dès le début de l'été dans la préparation de la rentrée,
je traçais les grandes lignes des modifications à apporter, telles
que nous les avions définies au cours des nombreuses séances de
travail organisées au ministère, en vue de faire la synthèse des
rapports des commissions régionales. Je préférais remédier aux
insuffisances en redressant les points faibles de notre système
éducatif plutôt que de procéder à des refontes en profondeur,
tout au moins dans l'immédiat.

26 On désigne sous le terme de campus universitaire le terrain que Mahmoud Messaadi,


ministre de l'Éducation nationale (mai 1958 - octobre 1968) avait acquis pour
l'emplacement de la future Université de Tunis. Ce terrain comporte plusieurs
bâtiments : la Faculté des Sciences, la Faculté de Droit et des Sciences économiques,
l'École nationale des ingénieurs de Tunis, un restaurant universitaire et une mosquée,
sans la moindre délimitation des espaces qui reviennent à chacun de ces établissements.
Ce qui fait que, lors des grèves et des troubles dans cet ensemble indivis qui rassemble
un grand nombre d'étudiants, on ne pouvait identifier ni l'établissement à l'origine de
ces grèves et troubles, ni la responsabilité du chef d'établissement concerné.

330
Dans le primaire, plusieurs mesures étaient décidées :
Réorganisation de l'administration et des directions
régionales,
Amélioration du niveau des instituteurs par une formation
continue organisée par- l'Institut supérieur de l'éducation dans
le primaire et par la création, pour commencer, de quatre écoles
normales dans les régions qui souffraient d'un manque d'instituteurs
compétents : Siliana, Jendouba, Kasserine et Sidi Bou Zid,
Amélioration de la connaissance des langues arabe et
française en renforçant le nombre d'heures d'enseignement de la
langue arabe et en introduisant l'enseignement du français en 2 ème

année primaire,
Restructuration de l'année scolaire en neuf mois (du 1 octobre er

au 30 juin), divisée en trois trimestres par des vacances de deux


semaines, les vacances d'hiver et les vacances de printemps,
Instauration d'un système de vacation souple, offrant la
possibilité d'une seule vacation au primaire, à la discrétion des
directeurs et en fonction de l'environnement,
Amélioration de l'équipement des écoles, en vue de les doter
du matériel didactique nécessaire,
Entretien et maintenance réguliers des bâtiments avec la
participation de l'État, mais aussi des collectivités locales et des
particuliers,
Création et développement d'écoles professionnelles
destinées à absorber les exclus de l'enseignement et à les former
à des métiers dont le pays avait cruellement besoin.
Dans l'enseignement secondaire :
Amélioration de la qualité de l'enseignement. Pour ce faire, nous
avions constitué une commission de réflexion sur le livre scolaire,
comprenant des personnalités qualifiées . L'Institut supérieur de
27

l'Éducation dans le secondaire a été chargé de coordonner cette


activité, de pourvoir les établissements secondaires en matériel
audio-visuel et documents pédagogiques et d'assurer la formation
continue et le perfectionnement des professeurs.

27 Le professeur Mohamed Fadhel Al Jamali, pédagogue et éminent spécialiste en


civilisation musulmane a participé à ces réunions de réflexion. Ancien premier
ministre et ministre de l'Éducation nationale et des Affaires étrangères d'Irak,
il avait été l'un des signataires de la Charte fondatrice des Nations Unies, le 24
octobre 1945. En 1955, il avait participé à la Conférence de Bandung et contribué
à la défense des droits des peuples à la liberté et à l'indépendance. Décédé en mai
1997, à l'âge de 94 ans, il est enterré au cimitière Sidi Abdelaziz à La Marsa.

331
Recrutement en premier lieu des enseignants issus des
écoles normales supérieures, puis des titulaires d'une maîtrise
dans la discipline à enseigner. Une vigilance particulière devait
être portée au fait que les professeurs n'enseignent que les
disciplines dans lesquelles ils avaient obtenu leur maîtrise,
Encadrement des enseignants par le renforcement de
l'inspection et de l'assistance pédagogique,
Création d'un tronc commun de trois années (premier
cycle), ouvert à tous les élèves ayant réussi au concours d'entrée
en première année de l'enseignement secondaire,
Institution au second cycle des quatre sections suivantes :
Mathématiques, Sciences expérimentales, Lettres et Technique,
vers lesquelles les élèves étaient orientés à l'issue de la seconde
année du deuxième cycle (5 année).
ème

Dans l'enseignement supérieur :


Renforcement du pouvoir des conseils élus des faculté, pour
tout ce qui touchait aux programmes et à la pédagogie, par une
représentation de toutes les sections (départements d'enseignement)
de la faculté ainsi que par des représentants d'étudiants. Au cas où
le doyen se serait avéré incapable d'assurer la bonne marche de son
établissement, le ministre pouvait le remplacer,
Scission de la faculté des Lettres et des Sciences humaines et
sociales en deux facultés, l'une des Lettres et l'autre des Sciences
humaines et sociales. Scission de la faculté de Droit et des
Sciences économiques en deux facultés, l'une de Droit et l'autre
des Sciences économiques,
Réduction de l'orientation des étudiants vers les secteurs
pauvres en débouchés (Lettres et Sciences sociales), étant donné
que la prédominance des troubles dans ces facultés tenait, en
partie, aux soucis des étudiants de trouver un emploi à l'issue de
leurs études,
Raffermissement des liens de chacune des trois universités
avec les unités de production et adaptation de l'enseignement
aux exigences de la vie économique et sociale pour favoriser
l'adéquation formation-emploi,
Instauration d'un cycle de base et d'un cycle de spécialisation
dans la formation des ingénieurs. Cette mesure était accompagnée
de la création d'un nouvel établissement à Nabeul réservé au 1 er

cycle. Dotation des écoles d'ingénieurs de centres d'ingénierie.

332
Pour la recherche scientifique :
Application des acquisitions technologiques mises au
point dans les pays avancés, sans pour autant abandonner les
investigations originales concernant les particularités de notre
pays,
Encouragement de l'esprit d'équipe et de la coordination
entre les divers organismes de recherche théorique et appliquée,
Attribution, pour les thèses, de la priorité aux thèmes
répondant aux exigences du développement national et visant la
maîtrise de la technologie et l'amélioration de la production,
Encouragement de l'implantation progressive de cellules
de recherche dans les institutions économiques et les entreprises
industrielles,
Ouverture de l'université sur l'environnement par la
coordination et l'harmonisation de la recherche réalisée à
l'Université avec la recherche appliquée, qui dépend d'autres
ministères. Ce renforcement des liens visait l'amélioration de
la production de nos institutions économiques et la fertilisation
croisée entre l'université et les entreprises.
En ce qui concernait les œuvres universitaires :
Augmentation des moyens accordés à ce secteur
afin d'améliorer les conditions de travail dans les foyers
universitaires,
Rétablissement du système de prêt d'honneur destiné aux 28

étudiants ne répondant pas aux critères d'octroi d'une bourse.


En octobre 1986, je me déchargeai du poste de recteur de
l'université de Tunis et le confiai à Mohamed Amara, professeur
de Mathématiques à la faculté des Sciences. Je décidai également,
afin d'éviter tout retard dans la communication, de travailler
directement avec les directions générales et de diminuer les
intermédiaires au sein de l'administration centrale, pour me tenir
informé du déroulement de l'activité et me permettre de résoudre
à temps les difficultés. Estimant que la fonction de chef de cabinet
- qui consiste, entre autres, à coordonner l'activité du ministère
que je voulais coordonner moi-même dans cette période de crise

28. Le système de prêt d'honneur, institué en 1930, avait été remplacé après
l'indépendance par l'attribution de bourses universitaires.

333
- créait un intermédiaire supplémentaire, je décidai de me passer
de ce service et confiais à un chargé de mission le soin de me
présenter, dès le lendemain de leur arrivée, les correspondances
adressées au ministère, dûment enregistrées et portant un numéro
d'ordre du cabinet. Il les acheminait ensuite à la direction
intéressée, annotées et revêtues de ma signature, pour éléments de
réponse. Il devait les récupérer pour me les présenter à nouveau,
au plus tard au bout d'une semaine, avec l'avis de la direction
intéressée.
Ainsi que je l'avais prévu, la rentrée se déroula dans des
conditions pour le moins satisfaisantes. Le 1 octobre 1986,
er

1 750 000 élèves et écoliers reprirent le chemin des établissements


primaires et secondaires. Toutes les conditions avaient été réunies
pour le bon déroulement des cours : augmentation du nombre
d'enseignants, cours de recyclage, multiplication des stages,
intensification des inspections et des contrôles pédagogiques,
amélioration de l'infrastructure scolaire. Le recyclage et la
formation continue des enseignants s'avéraient encore plus urgents
dans l'enseignement secondaire où, seul le tiers des professeurs
de mathématiques et de français étaient titulaires d'une maîtrise
dans leur discipline.
Le 3 octobre, je me rendis au campus universitaire où,
après une visite de l'ENIT, j'allai au restaurant universitaire
pour m'enquérir auprès des étudiants de leurs doléances. Cette
visite avait notamment pour but de renforcer mes contacts avec
les étudiants. On m'avait dûment averti des risques de toutes
sortes auquel je m'exposais en effectuant une telle visite et
affirmé que mon prédécesseur, Abdelaziz Ben Dhia ne s'y était
jamais aventuré. D'autre part, doutant de la véracité de certaines
informations, je souhaitais rencontrer certains responsables
appartenant à l'opposition, tant islamiste que syndicaliste, et à
discuter avec eux cartes sur table, chaque fois que cela pouvait
être utile. J'étais persuadé qu'avec les mesures que j'avais
prises, notamment la suppression du poste de police devant le
campus et la réouverture du foyer universitaire de La Manouba,
les étudiants ne manifesteraient aucune hostilité à mon égard
et qu'ils chercheraient plutôt à me faire part de leurs soucis
et à écouter mes réponses. J'avais le sentiment d'être plus
un enseignant doté de responsabilités administratives, qu'un

334
ministre et un homme politique et que les étudiants le percevaient
également ainsi. A la même période, je convins avec le professeur
Mohamed Tahar Chaïeb, secrétaire général du syndicat national
des maîtres de conférence et des professeurs de l'enseignement
supérieur, de certaines mesures concrètes, à mettre en application
par le ministère, avec le concours de l'organisation syndicale
qu'il dirigeait. Ces contacts me permettaient de distinguer les
opposants qui défendaient des options et des idées constructives,
des partisans d'un dénigrement systématique motivé par leur
ambition personnelle.
Quelques semaines plus tard, le professeur Ahmed Friâa,
directeur de l'ENIT, m'avisa qu'un grand nombre d'étudiants
déferlaient tous les vendredis dans son établissement pour faire
la prière dans une grande salle de cours et que certains habitants
du quartier, étrangers à l'Université, venaient se joindre à eux. Je
trouvai cette situation d'autant plus incongrue, qu'une mosquée
attenante à l'ENIT était inutilisée. Je convoquai le gouverneur
de Tunis, Abbès Mohsen, pour lui en demander les raisons. Il
me répondit qu'il avait hérité cette situation de son prédécesseur,
Hamadi Khouini. En visitant la mosquée avec lui, je constatai
qu'elle était fonctionnelle et qu'il suffirait de très légères
réfections et d'un bon nettoyage pour la remettre en état. Il fallait
également aménager l'allée qui mène de l'ENIT à la mosquée. Je
lui demandai de faire le nécessaire pour que la mosquée et l'allée
soient prêtes pour la rentrée de janvier 1987. Je considérais cette
affaire close, lorsqu'en février 1987, je fus de nouveau avisé par
le directeur de l'ENIT que le nombre d'étudiants et de riverains
qui venaient faire la prière du vendredi dans son établissement ne
cessait d'augmenter et que rien n'avait été fait depuis ma dernière
visite. Le gouverneur, interrogé se montra plutôt gêné. Ses
réponses vagues faisaient essentiellement état de ses multiples
occupations. Suspectant que ses hésitations étaient liées au fait
que son chef direct n'était autre que le ministre de l'Intérieur,
je décidai de résoudre moi-même ce problème. Je chargeai une
équipe d'ouvriers du ministère de l'Enseignement supérieur et de
l'Institut Pasteur de débroussailler l'allée et de la niveler, ce qui
fut fait en deux jours. La mosquée fut ouverte aux étudiants. Je
recommandai néanmoins, au gardien de restreindre son accès, en
cas de troubles, à la seule prière du vendredi.

335
La détermination dont je faisais preuve pour trouver une
solution adéquate à tout problème soulevé et les mesures prises
en accord avec les représentants des enseignants et des étudiants
finirent par détendre l'atmosphère et calmer les esprits. Les grèves
d'étudiants, si fréquentes l'année précédente, étaient devenues
rares. Même lorsqu'elles avaient lieu épisodiquement, elles
restaient limitées. Les programmes étaient assurés conformément
au calendrier et les enseignants se félicitaient de ce retour au
calme. Au ministère, je tenais des réunions bimensuelles avec
les cadres de l'administration centrale, les directeurs régionaux
et les recteurs pour débattre de tous les problèmes au fur et à
mesure qu'ils se posaient. A ces réunions, participaient parfois
des représentants de l'enseignement primaire, secondaire
et supérieur ainsi que toute personne dont la présence était
souhaitable, compte tenu des sujets inscrits à l'ordre du jour.
Ces réunions permettaient à chacun d'émettre son avis sur les
mesures à arrêter et sur les modalités de leur application. Elles
nous permettaient aussi d'apporter les correctifs nécessaires aux
insuffisances signalées dans la presse locale et dans la nombreuse
correspondance qui me parvenait au ministère.
Entre deux réunions bimensuelles au ministère, le recteur
de Sousse, celui de Sfax et les directeurs régionaux du primaire
et du secondaire réunissaient respectivement les doyens et les
chefs d'établissement de leur région pour leur présenter nos
propositions sur les sujets discutés au ministère et recueillir leurs
avis. Lors de la réunion suivante, le procès verbal de la réunion
antérieure était réexaminé et éventuellement réajusté en fonction
des recommandations et suggestions recueillies au cours des
réunions régionales. Puis, les mesures étaient définitivement
arrêtées. Le procès verbal final, revêtu de ma signature, était
distribué aux doyens, aux directeurs de l'administration centrale
et aux directeurs régionaux pour exécution. Cette approche
consensuelle avait l'avantage de nous permettre de combler des
lacunes et de remédier aux points faibles sans perdre de temps et
surtout d'impliquer le plus grand nombre de responsables dans les
décisions et le suivi des mesures arrêtées d'un commun accord. Je
profitais de la réunion périodique des gouverneurs tenue du 15 au
17 décembre 1986, pour mieux les sensibiliser à l'importance de
ces problèmes et pour les inciter à veiller au maintien de l'ordre
dans les établissements scolaires et universitaires.

336
la Caserne d'EI Aouina, décembre 1986. Réunion périodique des gouverneurs.
De gauche à droite : Habib Ammar commandant de la Garde nationale, Khaled
Kallala chef du cabinet du ministre de l'Intérieur, Amor Chadli ministre de l'Éducation,
de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, Zine Ben Ali ministre de
l'Intérieur, Abdallah Kallel directeur au ministère de l'Intérieur et Ahmed Kallala directeur
au ministère de l'Intérieur.

Caserne d'EI Aouina, décembre 1986. Réunion périodique des gouverneurs.


Amor Chadli ministre de l'Éducation, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche
scientifique, Zine Ben Ali ministre de l'Intérieur.

337
Si la réforme a bénéficié de l'enthousiasme, sinon de l'accord
de l'immense majorité des enseignants, ma détermination de
m'attaquer à la racine du mal n' a pas manqué de m' attirer certaines
hostilités, notamment de la part d'un groupe d'enseignants d'arabe
de la faculté des Lettres et des Sciences humaines et de la part
des 'chercheurs' de l'Institut National de recherche scientifique
et technique (INRST). Le groupe de professeurs d'arabe
s'était immédiatement dressé contre la scission de la faculté
des Lettres et des Sciences humaines en deux facultés dirigées
chacune par un doyen que j'étais amené à nommer : la faculté
des Sciences humaines et sociales, sise boulevard du 9 avril à
Tunis, comportant quatre départements ou sections (Histoire-
Géographie, Philosophie, Sociologie, Psychopédagogie) et
comptant 3 456 étudiants (2 250 en premier et second cycles et
1 206 étudiants en troisième cycle) et la faculté des Lettres, à
La Manouba, comportant six sections (Arabe, Français, Anglais,
Italien, Espagnol et Allemand) et comptant 3 779 étudiants (3 117
en premier et second cycles et 662 en troisième cycle).
La disjonction de la faculté des Lettres et des Sciences
humaines, devenue trop encombrée, en deux ensembles, visait,
de mon point de vue, à rendre cette faculté plus homogène et
mieux gérable . 29

L'on conçoit qu ' au lendemain de 1 ' indépendance, il ne fut créé


qu ' une seule faculté englobant les Lettres et les Sciences humaines,
du fait du nombre réduit d'étudiants en Sciences humaines. Les
enseignants de la section des Lettres arabes, plus nombreux,
se sont trouvés favorisés par le système d'élection du doyen,
instauré en 1969 : ils détenaient la majorité au conseil de faculté
et maintenaient leur prépondérance sur toutes les autres sections,
tant celles des Lettres que celles des Sciences humaines. Cette
scission qui allait réduire leur domination, ne rencontra pas leur
approbation. De même mon option de faire participer au conseil
de faculté un représentant de chacune des disciplines enseignées,
risquait plus encore de limiter leur influence. Dès le 28 octobre
1986, ils diffusèrent dans les locaux de l'Université, une note non

29. Rappelons que les disciplines enseignées à l'Institut des hautes études de Tunis
(IHET), créé en 1945, avant l'indépendance étaient réparties en quatre ensembles :
les études philologiques et linguistiques, les études sociologiques et historiques, les
études juridiques, administratives et économiques et les études scientifiques.

338
signée dans laquelle ils dénonçaient la nomination des doyens,
mesure qu'ils qualifiaient de non démocratique, et critiquaient les
deux seuls doyens que j'avais nommé à savoir : Mongi Raddadi,
professeur à la faculté des Lettres et Ridha Boukraâ, professeur
à la faculté des Sciences humaines et sociales. Cette note me fut
communiquée par la Direction de la Sûreté nationale sous le n°
10903. Le 30 octobre 1986, un représentant syndical, Jounaïdi
Abdeljaouad, m'apporta un texte dactylographié, accompagné
d ' une imposante liste de noms, mais sans la moindre signature, me
précisant qu'il s'agissait là d'une copie d'une motion relative à la
situation à l'Université, adressée au Président de la République.
Constatant que cette motion avançait des informations erronées,
je la classais sans lui accorder d'importance. Je savais qu'un
groupe d'enseignants avait le soutien de certains membres du
gouvernement et du Parti, mais il me fallait attaquer le mal à la
racine. Le 17 novembre 1986, un groupe de six enseignants de
la faculté des Lettres, ayant à leur tête Abdelkader Mehiri - ami
et ancien professeur, disait-on, de Mohamed Sayah - demanda
audience au Premier ministre. Celui-ci les reçut en ma présence.
Ils proclamèrent leur désapprobation au sujet de la scission de
leur faculté et du principe de la nomination des doyens. Je tentai
vainement de les convaincre de la nécessité de scinder cette
faculté hypertrophiée, qui englobait deux ensembles de disciplines
différentes et qui était devenue ingouvernable, du fait du nombre
élevé des étudiants, comme le prouvaient les troubles graves qui
s'y étaient déroulés au cours de l'année précédente et de leur
expliquer que la nomination des deux doyens était provisoire,
en attendant les nouvelles élections. Rien ne put modifier leur
conviction. Le Premier ministre ne prenait aucune décision. Pour
couper court à ce langage de sourds, je proposai de remettre à
plus tard cette discussion et d'y associer le Recteur de Tunis,
Mohamed Amara. Sans attendre l'élection des nouveaux conseils
des deux facultés, ce groupe d'enseignants m'adressa une lettre,
datée du 4 décembre 1986, pour me rappeler de constituer le
comité de réflexion que j'avais suggéré et me proposer de réunir
les anciens chefs de section ou de département sous la présidence
du Recteur.
Le 9 décembre 1986, le secrétaire général de la faculté
des Sciences humaines et sociales, Abid Bechraoui - qui avait

339
travaillé avec moi pendant plusieurs années lorsque j'étais doyen
de la faculté de Médecine - m'informa dans un rapport, qu'une
quarantaine d'étudiants devaient organiser une réunion syndicale
sauvage pour procéder à des élections et avaient placardé des
affiches en ce sens. Alors qu'il enlevait ces affiches, il fut rejoint
par le doyen, Ridha Boukrâa, qui lui demanda d'autoriser cette
réunion, de ne plus procéder à l'arrachage des affiches sans sa
permission expresse, de fermer l'œil et de laisser faire, tant que
les cours n'étaient pas perturbés. Le doyen, à qui je demandais
des explications, me précisa que c'étaient là les instructions
que le recteur, Mohamed Amara, lui avait communiquées par
téléphone, lui expliquant que le but était d'éviter les affrontements
et de préserver le bon fonctionnement des cours. De pareilles
instructions allaient à l'encontre des règlements régissant la
vie universitaire et de mes recommandations qui exigeaient
une autorisation préalable à tout affichage. J'estime, que le
recteur se devait de m'aviser avant de donner des instructions
contraires à mes décisions. Quant à Ridha Boukrâa, excédé par le
comportement de certains de ses collègues à son égard et par les
instructions contradictoires de son ministre et de son recteur, il
me présenta sa démission dans une lettre ainsi libellée :
Je voudrais vous remercier pour la confiance que vous avez
bien voulu me témoigner en me nommant doyen et de m'avoir
ainsi donné l'occasion de diriger les sciences sociales et humaines
à l'Université de Tunis. Je demeure convaincu que ces disciplines
présentent une spécificité indéniable par rapport aux disciplines
strictement littéraires et auront ainsi gagné à être regroupées
dans une faculté autonome. Néanmoins, et ainsi que vous avez
vous-même eu l'occasion de le constater à maintes reprises, la
tension qui règne à la faculté, suite au refus qu 'oppose la quasi-
totalité du coips enseignant au projet de réforme, a mis à rude
épreuve ma santé. C'est pour cela que je me trouve contraint de
vous demander d'accepter ma démission du poste de doyen de la
faculté des Sciences humaines et sociales...
Quelques critiques du comportement des enseignants de
la section des Lettres arabes parurent dans les journaux. C'est
ainsi que La Presse publia un article sous la signature de Béchir
30

30. La Presse, 30 octobre 1986, p. 3 : « Débat : le droit au divorce ou le dépérissement


de la faculté des Lettres et des Sciences humaines de Tunis ».

340
Tlili, professeur d'Histoire contemporaine à l'Université, dans
lequel il s'insurgeait contre les abus qui avaient prévalu à la
faculté des Lettres et des Sciences humaines au cours des dix
dernières années. Il y dénonçait « l'agitation des prépondérants
de cette faculté, notamment ceux du département d'Arabe ainsi
que les machineries des campagnes électorales qui débouchent
souvent sur des alliances d'intérêt divers ». L'auteur de l'article
estimait que « la législation récente qui consacre la séparation
de la faculté des Lettres de la faculté des Sciences humaines et
sociales a été déjà préparée en fait par la politique de ceux qui se
sont succédé au califat de l'ancienne faculté des Lettres et des
Sciences humaines de Tunis ». Il concluait que « par ce mauvais
usage de la démocratie et par le refus de l'alternance, l'abus
de pouvoir ne peut engendrer que d'autres types d'abus et que
finalement c 'est l'institution qui en pâtit ».
De nombreuses lettres de contestation me parvenaient, qui se
faisaient l'écho de certains abus notamment dans le recrutement
du personnel enseignant, consécutif à cet esprit de chapelle. Je
me limiterai à citer deux exemples concernant le comportement
des jurys de concours de recrutement d'assistants de Français,
qui n'avaient pas hésité à favoriser leurs propres candidats au
détriment d'autres plus méritants.
Jamal Guermazi, dans une requête en date du 8 décembre 1986,
adressée au recteur de l'Université du Centre et qui m'avait été
transmise par ce dernier, déclarait avoir été l'objet d'une injustice
-

intolérable : candidat au concours d'assistanat en langue et civilisation


françaises, il avait été classé cinquième, après des candidats qu'il
estimait moins méritants que lui et avait été refusé malgré un dossier
substantiel. De ce fait, il se trouvait contraint d'enseigner dans un
lycée, à El Ksour, loin de la faculté de Lettres de Kairouan où, à la
demande du doyen, il assurait une vacation. Il sollicitait le réexamen
de son cas et un rapprochement de Kairouan, afin qu'il puisse assurer
sa vacation tout en préparant son doctorat d'État.
Amel Fakhfakh, par lettre du 4 février 1987, déclarait que
« les critères adoptés par le jury de recrutement n'avaient pas de
caractères scientifiques et obéissaient plutôt à des considérations
subjectives, telles que les relations personnelles et les rapports
de clientèle ». Elle signalait également qu'un membre du jury,
le professeur Karoui, avait déclaré au professeur Garbouj, son

341
directeur de recherche, que son oral avait été excellent et que
les quatre candidats qui avaient été retenus n'auraient jamais
eu la chance de réussir sans son propre soutien. Elle ajoutait
que Monsieur Karoui défendait avec acharnement ses protégés
malgré l'indignation de l'un des membres français du jury.
Je décidai de convoquer les membres tunisiens du jury
(les Français ayant déjà quitté le pays) pour leur demander
des explications à propos de ces plaintes. Leur réponse fut
catégorique : « le jury est souverain ». Je ne manquai pas de leur
rétorquer qu'un jury est certes souverain, mais sur la base de
critères de valeur et de compétence des candidats et non sur les
relations personnelles.
Je savais que l'Université, et plus particulièrement, la faculté
des Lettres et des Sciences humaines était noyautée par des clans
et des chapelles , mais je ne pensais pas que les abus pouvaient
31

atteindre ce degré. Ces constatations me confortaient dans l'idée


d'accélérer l'application des nouvelles mesures relatives à
l'élection des chefs des départements d'enseignement ou sections
et des conseils des facultés ainsi qu'a la normalisation des jurys
des concours qui devraient, à l'avenir, être tirés au sort avant
chaque concours et non désignés un ou deux ans à l'avance, ce
qui ne manquait pas d'entraîner des abus de toutes sortes.
Le comportement de certains 'chercheurs' me préoccupait
également. Si le directeur du Centre d'Études et de Recherche
économiques et sociales (CERES), Abdelwahab Bouhdiba, s'était
montré particulièrement compréhensif à ma sollicitation de fournir
un rapport annuel d'activité des diverses sections de son Institut
et d'inciter ses chercheurs, rémunérés en tant qu'universitaires,
à assurer leurs charges d'enseignement, comme lui-même le
faisait, la directrice de l'INRST , Néjia Ariguib, qui pourtant ne
32

31. Abdelkader Mehiri qui dirigeait cette campagne contre mon projet de scission de
la faculté des Lettres et des Sciences humaines a été désigné au poste de Secrétaire
d'État à l'Enseignement supérieur et à la Recherche scientifique par Mohamed
Sayah qui m'a succédé au MEESRS, le 16 mai 1987. De ce fait, « la succession
au califat et les alliances d'intérêt » dénoncés par Béchir Tlili ne faisaient que se
renforcer.
32 Signalons que cet Institut a continué à poser des problèmes quelques années plus
tard. En 1990, il a fait l'objet d'un débat dans l'hebdomadaire Le Maghreb n° 228
s

et 229 des 7 et du 14 décembre 1990, pp. 28 à 30.

342
cessait de demander des crédits, se refusait à toute interférence du
ministère dans son institut et dans les sept centres régionaux qui lui
étaient rattachés. À la suite d'une réunion tenue, le 20 novembre
1986 sous sa présidence, au Centre de biotechnologie de Sfax,
l'un des chercheurs qui assistait à cette réunion me rapporta dans
une lettre datée du 22 novembre, enregistrée au bureau d'ordre
du MEESRS sous le n° 8145 et au bureau d'ordre du cabinet de
ce même ministère sous le n° 7646, certaines des déclarations
publiques de Néjia Ariguib. Elle affirmait notamment que « le
ministre de l'Intérieur n'aime pas le ministre de l'Education et
que dans ces conditions, on n'aura aucun problème si on embête
ce dernier... », « Si le recteur de l'université de Sfax vient une
deuxième fois au Centre de biotechnologie, ne le laissez pas entrer,
même s'il arrive avec des policiers, carie ministre de l'Intérieur
est avec nous... », « La voiture dont je dispose m'a été offerte
par l'ex-premier ministre (Mohamed Mzali)... », « J'ai contacté
l'actuel premier ministre (Rachid Sfar), qui m'a rassurée sur le
maintien du Centre de biotechnologie. On a d'ailleurs avec nous
le Premier ministre et le ministre de l'Intérieur ».
La déclaration de Souhayr Belhassen s'avérait ainsi plus
33

que jamais à l'ordre du jour : « Dans la classe politique tunisienne


.... chacun n'a qu'une préoccupation : enfoncer son rival quitte
à couler en même temps que lui et même à faire sombrer tout le
régime ».
Certains collègues, membres du gouvernement, critiquaient
également mon action, mais d'une manière plus discrète. Ils me
gardaient probablement rancune d'une mesure que j'avais prise
au cours de l'année 1986-87, concernant un nombre important
d'instituteurs et de professeurs d'enseignement secondaire,
considérés en détachement, qui émargeaient au budget du
ministère de l'Éducation, sans assurer d'enseignement. Poussé
par le besoin en enseignants qui se faisait cruellement sentir,
j'engageai une enquête sur ce personnel. Elle révéla, qu'une
fois leur période de détachement terminée, ces enseignants, au
lieu de réintégrer leur poste, étaient le plus souvent détournés
- grâce à la complicité des responsables du ministère de
l'Éducation - auprès de certains membres du gouvernement, du

33. Jeune Afrique du 15-22 août 1984, p. 22 et 23, « Mzali se consolide ».

343
Parti ou d'organisations nationales, afin de les seconder dans
des activités d'ordre politique ou administratif. Ces enseignants
continuaient toutefois à émarger au budget du ministère de
l'Éducation nationale qui les considérait toujours en détachement.
Je demandai à ces enseignants « détachés » de m'adresser, dans
les meilleurs délais, un rapport sur la nature de leurs activités
présentes. Ces rapports furent examinés par une commission du
ministère de l'Éducation qui avait mission de juger de la nécessité
ou pas de prolonger leur période de détachement. Dans un concert
de grincements des dents, certains d'entre eux reprirent leur
enseignement. Cette remise en question de ce qu'au ministère de
l'Éducation, on appelait « emplois fictifs », mais qui étaient, en
réalité, des « mises à disposition en sous-main » souleva contre
moi un véritable tollé.
Toujours dans un but d'assainissement, je fus amené à prendre
d'autres mesures qui bousculaient les mauvaises habitudes :
Interdiction d'occuper les établissements scolaires, pendant
la période estivale, par les jeunes des colonies de vacances, afin
d'éviter les dégradations des locaux et du matériel (vitres brisées,
serrures enlevées, pupitres cassés,...) telles celles constatées à la
fin de l'été 1986, et les retards et difficultés à la rentrée scolaire,
sachant que les colonies de vacances dépendent du ministère de
la Jeunesse qui dispose de ses propres locaux et de son propre
budget.
Respect de l'âge de la scolarisation : la réglementation en
vigueur fixe à six ans l'âge légal de scolarisation et les circulaires
précisent que l'occupation des places vacantes dans les écoles doit
donner la priorité aux enfants dont l'âge est compris entre 5 et 6 ans
en commençant par les plus âgés. Cependant, de nombreuses lettres
de parents me signalaient que des enfants âgés de près de 6 ans
n'étaient pas scolarisés alors que d'autres, nettement plus jeunes,
l'étaient. Une circulaire plus ferme n'ayant pas arrêté ces abus, je
dus, après confirmation du bien fondé des plaintes et pour arrêter
cette injustice, recouru à la suspension de quatre directeurs d'école
-

et à leur remplacement immédiat par quatre de leurs instituteurs les


plus anciens et les mieux notés. Depuis, aucune plainte du genre ne
fut formulée. Certains directeurs d'école m'adressèrent même des
lettres de remerciements pour avoir pris une telle mesure.

344
Application rigoureuse des critères arrêtés pour l'octroi
des bourses aux étudiants : les critères d'octroi étaient souvent
interprétés par l'ONOU d'une façon qui lui permettait de
34

larges libertés. Je procédai à une révision stricte de ces critères,


prenant principalement en compte le mérite du candidat et la
situation matérielle des parents. Les candidats répondant à ces
critères étaient classés par ordre de mérite, dans un tableau établi
par l'ONOU, mentionnant le score obtenu ainsi que la barre en
fonction de l'enveloppe réservée à ces bourses. La liste des
boursiers était largement diffusée et affichée à la fois au ministère
de l'Enseignement supérieur et à l'ONOU. Malgré la rigueur de ces
mesures, je continuai à être harcelé par des réclamations. Certains
étudiants venaient m'attendre à la sortie du ministère pour se
plaindre de n'avoir pas reçu leur bourse alors que leur nom figurait
sur la liste des ayant droits. L'enquête révéla, cette fois, que c'était
Hédi Baccouche, directeur du PSD qui, grâce à des complicités
avec des responsables de l'ONOU, avait détourné une vingtaine de
bourses, pour les octroyer à des pseudo-étudiants appelés, me dit-il,
à surveiller les agissements des étudiants, notamment à l'étranger.
Je lui reprochai cette forme de clientélisme qui discréditait l'action
gouvernementale, lui précisant que s'il s'était ouvert à moi sur
ce problème, nous aurions trouvé une solution plus régulière.
Je compris que c'était cette méthode, qu'il avait introduite dès
sa désignation à la tête du PSD, qui était à l'origine des sévices
infligés par leurs camarades aux étudiants Mohamed Ali Achaoui
et Chokri Hamouda, accusés d'être des indicateurs du PSD . Par 35

ailleurs, je restai sourd aux tentatives d'intervention pour l'octroi


de bourses qui se manifestaient de toutes part.
Normalisation de la répartition des postes des directeurs régionaux
en fonction de l'étendue de la zone géographique et de la densité de
la population scolarisée et non en fonction des relations personnelles.
Ce mouvement des directeurs régionaux de l'enseignement primaire
et secondaire provoqua le mécontentement d'un certain nombre de
responsables, du fait qu 'il rompait des complicités pour des agissements
incompatibles avec la transparence et les objectifs d'efficacité et de
justice qui étaient dans la droite ligne de la politique de Bourguiba.

34. Office national des oeuvres universitaires.


35. Dialogue, n° 533 du 24 décembre 1984, p. 11.

345
Des agissements répréhensibles de certains responsables me
furent également signalés. Je fus informé, le 5 novembre 1986,
par une lettre émanant du ministre de l'Intérieur (n° 1075) d'une
enquête ouverte par les services de sécurité, à la suite de soupçons
de mauvaise gestion et de détournements de fonds à TON OU.
Cette enquête fit l'objet d'un rapport au Premier ministre, le 8
octobre 1986. Je fus également saisi de plusieurs irrégularités sur
le compte de Mahmoud Triki, qui dirigeait, depuis quatre ans,
la mission universitaire et scientifique de Tunisie à Washington
(MUST). Abusant de ses fonctions, il chercha querelle à un
ancien boursier de l'USAID qui venait de terminer ses études
afin de l'obliger à rentrer en Tunisie alors que la plupart de ses
camarades qui étaient dans la même situation n'étaient nullement
inquiétés. De plus, il refusa de transférer ses bureaux dans la
chancellerie, nouvellement acquise par la Tunisie et inaugurée en
1985 par le Président, et qui comptait une soixantaine de bureaux
dont la moitié étaient encore inoccupés, et continua à louer un
local à Washington. Dans les deux cas, des mesures furent prises
pour assainir la situation.
J'estimais que la bonne coordination et l'efficacité de l'action
devaient se situer au-delà de tout grief. Je considérais aussi que
le président Bourguiba m'avait désigné à la tête de ce double
ministère pour en extirper les mauvaises habitudes et je n'avais
accepté cette fonction ni pour le prestige, ni pour l'autorité, mais
pour chercher à assainir l'Université et servir mon pays. J'étais
conscient que les mesures de redressement que j'introduisais ne
manqueraient pas de provoquer un véritable lever de boucliers
mais c'était le seul moyen de circonvenir le mal et de supprimer les
injustices auxquelles certains enseignants et étudiants finissaient
par s'accommoder comme d'une fatalité.
C'est alors qu'un nouveau cheval de bataille apparut. La loi
de 1982 n'autorisait que deux inscriptions à chacune des deux
années du premier cycle. Des étudiants activistes ralliaient les
étudiants « cartouchards » à réagir contre cette loi qui pourtant
n'avait, jusqu'ici, soulevé aucune contestation. Ils enjoignirent leurs
camarades à boycotter les cours en s'arrogeant le droit de placarder
des affiches encourageant à la grève si cette loi n'était pas abrogée.
Nous étions à la veille des vacances d'hiver, ce qui nous donnait le
temps de réagir.

346
Je clôturai le premier trimestre de l'année, le samedi 28
décembre 1986, par une réunion, à Sousse, de tous les directeurs
d'établissements secondaires du pays. Quatre heures de dialogue
franc et direct me permirent de faire plusieurs mises au point et
rectifications à propos de certaines mesures arrêtées au courant
du trimestre, et qui avaient été, au cours de leur transmission,
délibérément ou non, déformées.
Le second trimestre débutait dans de bonnes conditions. Je pus
le constater au cours de visites à Tunis et dans les gouvernorats de
Médenine, Tataouine et Kebili où je tins de nombreuses réunions
avec les citoyens, les enseignants et les responsables de la région
et où je visitai des écoles primaires, urbaines et rurales, ainsi que
des lycées et des collèges. Je le constatai également à travers les
rapports quotidiens que je demandais à chaque doyen et directeur
d'établissement supérieur de m'adresser, afin de suivre de près
ce qui se passait dans tous les établissements d'enseignement
supérieur.
Des Journées nationales d'étude sur le « système de
l'éducation et de la formation» furent organisées les 13 et 14
février 1987. Quatre commissions, respectivement présidées
par le ministre de l'Éducation, de l'Enseignement supérieur
et de la Recherche scientifique, le ministre de l'Industrie et du
Commerce, le ministre des Affaires sociales et le ministre de
l'Agriculture furent constituées, chacune devant débattre de
l'un des quatre sujets suivants : l'enseignement dans l'optique
d'une politique globale, les structures de l'enseignement et leur
relation avec l'environnement économique, les structures de
l'enseignement et leur relation avec l'environnement social, la
rentabilité et la contribution à l'œuvre de développement de la
recherche scientifique. Ces journées nationales sur le système de
l'éducation et de la formation intervenaient après celles réservées
à l'emploi, au développement agricole et au développement
industriel. Plus de 500 cadres enseignants et responsables y
participaient et toutes les parties concernées exprimèrent leur
détermination à poursuivre, dans le dialogue et la concertation,
raffinement de la réforme.
Malheureusement, pareil programme qui risquait de ramener,
le calme et la quiétude à l'Université et de guérir le mal à ses racines
et non à lui appliquer des emplâtres pour reduire ses symptômes,

347
ne pouvait nullement convenir aux frénétiques du pouvoir. Déjà
au cours du premier trimestre de cette année 1986-87, les services
du ministère de l'Intérieur faisaient de l'excès de zèle devant les
écoles, les lycées et les collèges. Un article de presse titré «La
chasse aux dragueurs » décrit ainsi une « campagne de protection
de l'enfance ordonnée par le ministre de l'Intérieur et dont il suivait
de près le déroulement ». On y lit notamment : 36

Dans les parages des lycées d'El Menzah, le 6 novembre, 17


garçons ont été interpellés et amenés au poste où l'on a procédé
à l'examen de leur situation. En même temps ont été saisis des
épis de maïs grillé, des paquets de cigarettes, du chocolat, des
pâtisseries et même des melons... Dans le secteur de Bab El
Bhar, une opération est montée le 10 novembre. Bilan beaucoup
plus important : 12 saisies de diverses choses et 88 personnes
interpellées... Le même jour, devant le lycée de Carthage, la police
procède à 8 inteipellations et à la saisie de deux mobylettes. Le
lendemain, dans le secteur de la Médina, 23 examens de situation
et constatation d'une infraction...
La riposte de la police est énergique : pour les lycées
périphériques comme ceux d'El Omrane ou de Khaznadar, la
police établit des postes fixes installés sur les lieux... On a en plus
créé des brigades spéciales des lycées. Elles sont permanentes et
se composent d'un officier de police judiciaire et de 10 agents...
La brigade est renforcée en cas de besoin d'une équipe d'agents en
tenue. A ces deux types de riposte, poste fixe et brigade spéciale,
s'est ajoutée une troisième forme de lutte d'une dimension beaucoup
plus importante...
Toutes ces unités sont en Haison radio avec la salle d'opération du
commissariat central et avec celle du ministère de l'Intérieur. Bientôt
des inspecteurs seront introduits dans les moyens de transport urbain
pour prolonger ces actions de protection des citoyens et des élèves, en
particuHer. La campagne sera étendue aux écoles primaires. On finira
par y ajouter une autre composante, la répression des grossièretés
dans la rue et dans les lieux publics.
Il est permis de se demander si cette campagne que rien ne
semblait motiver, ne visait pas à perturber les élèves et le bon
déroulement de l'enseignement dans les écoles, les collèges et les

36. La Presse du 14 novembre 1986, p. 2.

348
lycées, plutôt que de leur apprendre à ne pas manger du maïs grillé
dans la rue en les interpellant dans des postes de police. On pourrait
même se demander si l'auteur de cet article ne l'avait pas écrit pour
dénoncer et ridiculiser de tels procédés.
A l'Université, malgré les contestations contre la loi de
1982 dont j'ai parlé plus haut, la tenue de quelques assemblées
générales et meetings d'étudiants et la grève de la faim de 48 heures
entreprise par un groupe d'étudiants de la faculté de Droit de Tunis
en guise de protestation contre le siège des camps palestiniens , la
37

situation était relativement calme, les cours se poursuivaient et les


programmes étaient quasi-normalement assurés.
Les excès de zèle des services du ministère de l'Intérieur qui
s'étaient manifestés devant les écoles, collèges et lycées au cours
du premier trimestre de l'année scolaire 1986-87, s'étendirent en
février 1987, à l'Université, touchant des étudiants partisans de
la gauche ou des islamistes, qui jusqu'ici, suivaient régulièrement
leurs cours dans le respect des règles universitaires. Une trentaine
d ' étudiants appartenant au Rassemblement Syndical Démocratique
(RSD) perdait le bénéfice du sursis militaire et étaient incorporés.
Une quarantaine d'autres se réclamant du syndicat pro-islamiste,
l'Union Générale Tunisienne des Étudiants (UGTE) étaient
appréhendés. C'est à partir de cette date que certains étudiants
commençaient à inciter à la grève pour demander la libération de
leurs camarades.
Le dynamisme des services du ministère de l'Intérieur
s'étendit à certains gouvernorats. Je reçus ainsi, le 25 février,
pour information, la copie d'une lettre adressée par le doyen de
la faculté des Lettres et des Sciences humaines de Kairouan (n°
1229 du 17 février 1987) au gouverneur de Kairouan. Cette lettre,
écrite en arabe était libellée comme suit :
En réponse à votre lettre n° 85 du 9 février 1987, relative à
la réunion des étudiants de la faculté des Lettres et des Sciences
humaines qui s'est tenue le 23 janvier 1987, j'ai l'honneur de porter
à votre connaissance que le contenu de votre lettre ne présente
aucune base de vérité. Je considère que de telles accusations et
mensonges vont à l'encontre de l'intérêt de la faculté en particulier
et de la région en général. Je rappelle, comme vous le savez, que

37. La Presse du 18 février 1987.

349
l'an dernier j'ai également eu l'occasion de démentir certaines
accusations. Je vous prie, Monsieur le gouverneur, de porter à
l'avenirplus d'attention dans l'examen de tels rapports pour éviter
de pareilles erreurs. Nous sommes à votre entière disposition pour
une meilleure coordination afin d'éviterla transmission à l'autorité
politique supérieure de rapports dénués de toute vérité et dont les
effets auront des répercussions fâcheuses pour la région.
Le doyen Hédi Sioud
Il est bon de signaler que le gouverneur de Kairouan n'était
autre que Khaled Guezmir qui avait exercé les fonctions de chef
de cabinet auprès du ministre de l'Enseignement supérieur et
de la Recherche scientifique, Abdelaziz Ben Dhia. Rappelons
également que sa désignation à Kairouan avait eut lieu six mois
après le retour de Zine Ben Ali de Varsovie et sa nomination au
poste de directeur de la Sûreté nationale et huit mois après la
désignation de Hédi Baccouche au poste de directeur du PSD.
Les rapports de police dénommés «Bulletins secrets»,
établis par la direction générale de la Sûreté nationale, devenaient
de plus en plus critiques sur la situation à l'Université. Je me
limitais, depuis l'été 1986, à les parcourir en diagonale, vu le
tableau sombre, imprécis et inexact que cette direction s'ingéniait
à dresser. Je suspectais Saïda Sassi, qui passait ses journées au
ministère de l'Intérieur, d'en rapporter le contenu au Président
qui en prenait officiellement connaissance le lendemain matin
au cours de son audience avec le Premier ministre et le ministre
de l'Intérieur. Cette supposition fut renforcée lorsque Mansour
Skhiri qui, en tant que ministre directeur du cabinet présidentiel,
assistait à ces audiences, commença à partir de février 1987, à
-

demander directement aux doyens et directeurs des établissements


d'enseignement supérieur, de lui adresser une copie des rapports
que ces derniers préparaient journellement à ma demande et à
mon intention. Les demandait-il afin vérifier les déclarations
faites au Président par le ministre de l'Intérieur ? Ou pour vérifier
mes dires au Président ? Il ne m'a jamais parlé de ses motivations
à ce propos. De mon côté, étant persuadé qu'il ne me dirait pas
le fond de sa pensée, je ne soulevai jamais ce sujet avec lui. Je
trouvais néanmoins la connivence Zine Ben Ali-Saïda Sassi,
ridicule. En mon for intérieur, je comparais leurs agissements à

350
la conspiration de Fouchet, personnage fascinant par son horreur,
qui payait Joséphine pour qu'elle lui rapporte les faits et gestes
de Napoléon et qui utilisait ses dires pour adresser à Napoléon
des bulletins l'informant que «l'on pensait que..., tel groupe
pensait que... », alors que, ces bulletins traduisaient, en réalité,
ses propres manigances.
Devant les rapports alarmistes du ministre de l'Intérieur, le
Président Bourguiba organisa une séance de travail le 17 février
1987, réunissant Rachid Sfar, Mansour Skhiri, Zine Ben Ali et
moi-même. Au cours de cette séance, il fut décidé de renforcer le
gardiennage des facultés et des écoles supérieures en exigeant la
présentation de la carte d'étudiant à l'entrée de ces établissements
afin d'identifier les perturbateurs et de les traduire devant
un conseil de discipline. Je demandai, étant donné qu'aucun
événement inquiétant ne s'était produit, de se limiter à cette
procédure et d'éviter les arrestations sauvages qui devenaient de
plus en plus fréquentes, tout au moins jusqu'au 20 mars, début
des vacances de printemps.
Le 27 février, une lettre confidentielle du ministre de l'Intérieur
me demanda de lui transmettre les fiches de renseignement, avec
photo et adresse, des étudiants perturbateurs. Je lui transmis un
certain nombre de documents, considérant que ces fiches devaient
faciliter son enquête et avec l'idée qu'une collaboration efficace
allait s'instaurer entre le ministère de l'Intérieur et le MEESRS,
conformément à la procédure arrêtée lors de la réunion du 17
février présidée par Bourguiba. Mais je constatai à ma grande
contrariété, que les arrestations des étudiants se poursuivaient,
sans respect aucun des décisions prises lors de cette réunion. Le
5 mars, je demandai à Mansour Skhiri, de me ménager, pour le
lendemain matin, une entrevue avec le Président pour lui faire
part du non-respect des mesures qu'il avait arrêtées. Mansour
Skhiri crut bon de retarder cette entrevue au surlendemain, en
avançant deux raisons : le grand nombre d'audiences prévues
pour la matinée du vendredi 6 mars et la nécessité d'unifier au
préalable nos points de vue et nos propositions avant d'en référer
au Président.
Le vendredi 6 mars, au cours de la réunion du bureau
politique restreint prévue, je fis part de mes griefs. Je précisai
que les mesures arrêtées le 17 février avec le Président, avaient

351
été appliquées à la lettre par les services de mon département,
que la surveillance instaurée à l'entrée des facultés nous avait
bien permis d'identifier certains éléments perturbateurs et piquets
de grève qui, le visage partiellement masqué, faisaient le guet à
l'extérieur pour interdire l'entrée à leurs camarades et que mes
services avaient bien fourni au ministère de l'Intérieur les listes
d'étudiants perturbateurs qui m'avaient été demandées. Mais
je déplorai que les services du ministère de l'Intérieur aient,
contrairement à ce qui avait été convenu, utilisé les renseignements
que nous leur avions communiqué pour aller cueillir les étudiants
à leur domicile entre 21 et 22 heures, sans attendre les vacances
de printemps et sans nous informer de ces arrestations. Ces
emprisonnements sauvages avaient suscité des manifestations de
protestation et de solidarité des étudiants avec leurs camarades
emprisonnés et leur décision d'intensifier la grève des cours. Je
soulignai également des aberrations : certains étudiants signalés
par nos soins n'avaient pas été inquiétés et faisaient même l'objet
de mises au point du ministère de l'Intérieur précisant que les
griefs portés contre eux par les doyens n'étaient pas suffisamment
graves pour mériter sanction, tandis que d'autres étaient arrêtés
sans que leur faculté ne leur ait rien reproché. Je condamnai ce
manque de coordination et ces agissements qui avaient transformé
quelques contestations isolées en un désordre généralisé au sein
de l'Université. Pouvais-je imaginer que tout cela était manigancé
pour semer la confusion ?
Après discussion, le bureau politique restreint décida de
soumettre à l'approbation du Président les mesures concrètes
suivantes :
1 - Arrestation, au cours des vacances de printemps (du 20
mars au 5 avril), des meneurs signalés par les établissements
d'enseignement supérieur et figurant sur les listes et bulletins
de renseignements établis par le MEESRS ainsi que de
toute autre personne dont l'enquête policière révélerait une
implication dans les troubles universitaires.
2 - Signalement au MEESRS, dans les 48 heures, par le ministère
de l'Intérieur, de toute arrestation d'étudiant.
3 - Suspension de l'activité politique au sein de l'Université et
consolidation des institutions universitaires dans leur rôle
d'enseignement.

352
4 - Intervention des forces de l'ordre dans un établissement
d'enseignement supérieur, chaque fois que l'autorité
universitaire concernée le jugerait nécessaire.
5 - Fermeture immédiate d'un établissement d'enseignement
supérieur, d'un restaurant ou d'un foyer universitaire, en cas
de dégradation de la situation, sur proposition du responsable
de l'établissement concerné.
Le samedi 7 mars, au cours d'une réunion en présence du
Président, du Premier ministre, du ministre directeur du cabinet
présidentiel et du ministre de l'Intérieur, j'exposai la question
des étudiants qui avaient été arrêtés alors que leur doyen n'avait
rien à leur reprocher tels Khaled Fekih Ahmed de l'ENIT, Ahmed
Mellouli de l'ISG, Faouzi Sioud, Hamda Derouiche de l'Institut
Bourguiba des Langues vivantes, Lotfi Chamakh de la faculté de
Médecine... Certains d'entre eux appartenaient à un parti degauche,
mais ils suivaient régulièrement leurs cours et incitaient même les
étudiants au calme, aux dires mêmes de leur chef d'établissement.
Je remarquai également que la veille, une opération de police visant
à arrêter certains perturbateurs notoires à la faculté des Sciences
humaines et sociales, n'avait pas atteint son objectif puisque ces
éléments étaient encore à pied d'œuvre, le jour même. Le doyen
de cette faculté m'avait informé verbalement qu'il avait même38

reconnu, parmi les perturbateurs les plus remuants, un étudiant


adhérant au PSD, inscrit en l année d'Histoire-Géographie,
ère

Hatem Chouikha. J'eus la nette impression que ce que j'avançais


se trouvait en contradiction flagrante avec les comptes rendus que
faisaient au Président son ministre de l'Intérieur et son premier
ministre, et probablement aussi ceux que lui faisait Saïda, en tête-
à-tête. Le Président, qui se rendait parfaitement compte que les
choses n'étaient pas claires décida, étant donné que nous étions
à une dizaine de jours des vacances de printemps, la fermeture
de la faculté des Lettres de La Manouba et des établissements
du campus et chargea les membres du gouvernement et du parti
d'engager des débats avec les étudiants pour calmer les esprits,
éclairer les étudiants sur les véritables motivations des extrémistes
et leur expliquer où résidait leur intérêt.

38. Ces déclarations m'ont été confirmées par le doyen dans sa lettre du 9 mars 1987.

353
3. La pseudo-menace intégriste

Le ministre de l'Intérieur espérait probablement une réaction


négative du Président à mon égard. Il lui fallait accentuer la
tension et agir vite pour ne pas lui laisser le temps de voir clair
dans ces exposés contradictoires. C'est ce qu'il fit le 9 puis le
14 mars.
Le lundi 9 mars 1987, Rached Ghannouchi, chef des
Islamistes qui, jusque-là, effectuait ses prêches du vendredi
à la mosquée de Ben Arous sans être inquiété, fut arrêté sous
l'inculpation d'avoir prêché malgré l'interdiction de la police. Le
ministre de l'Intérieur avait, à cette date, toute latitude de le faire
puisque Rachid Sfar s'alignait à ses vues et qu'il bénéficiait du
soutien sans réserve de Saïda.
Rappelons queRached Ghannouchi, après des études en Égypte
puis en Syrie et une spécialisation en philosophie musulmane à
Paris, faisait des exposés et organisait des débats à Ben Arous,
depuis son retour en Tunisie, au début des années 70. En plus
de la propagation de la foi religieuse, il critiquait les tendances
à l'occidentalisation de la société ainsi que le communisme.
La base de son mouvement s'était élargie en raison de la crise
économique, mais ce n'est qu'après la révolution iranienne de
1979 que son mouvement prit une coloration politique, sous le
nom de « Mouvement de la Tendance Islamique » (MTI). Ce
mouvement fut démantelé au cours de l'été 1981 par le ministre
de l'Intérieur Driss Guiga, et ses dirigeants Rached Ghannouchi
et Abdelfatah Mourou, condamnés à dix ans de travaux forcés
sous l'inculpation de tentative de renversement du régime.
Mzali, alors premier ministre, ne partageait pas cette opinion
mais il ne put s'opposer à l'initiative du ministre de l'Intérieur,
étant en déplacement à l'étranger au moment où l'affaire avait
été présentée au Président par Guiga. Mzali parvint cependant
à convaincre le Président que l'intégrisme religieux, dans le
monde arabo-musulman, était une manifestation de l'angoisse
des jeunes face à des lendemains non assurés, mais que ce
problème se posait chez nous avec beaucoup moins d'acuité
et que le MTI était un parti, non pas religieux, mais politique,
dont le programme reposait sur une plate-forme culturelle basée

354
sur l'islam et qu'il n'était nullement partisan de la violence.
Le 2 août 1984, il obtint une grâce présidentielle pour tous les
intégristes condamnés ou exilés. Dans une conférence de presse
tenue en juin 1985, Rached Ghannouchi se montra ouvert et
tolérant, soulignant à plusieurs reprises, l'attachement de son
mouvement à la démocratie. Le Monde écrit à ce propos :
Ghannouchi a rappelé l'adhésion de son mouvement aux
préceptes de l'Islam dans les principes et dans la pratique, en
tant que plate-forme doctrinale d'où découlent les choix et les
conceptions sur lesquels se fonde la construction de la société
musulmane modèle... Il a critiqué le pouvoir qui refuse d'accorder
au MTI un organe d'information, son visa officiel en tant que
parti politique et qui continue d'arrêter ses militants. Autre
grief, l'autorisation que doivent obtenir les prédicateurs dans les
mosquées. 39

Cette conception du fondamentalisme tunisien a été analysée


par Michel Jobert qui estimait qu'un État laïc dans lequel les
femmes émancipées ont pris de l'influence à tous les niveaux, ne
peut être que moderne ou tout au moins prudent. 40

Mzali soutenait officiellement ce mouvement, jusqu ' à recevoir


au siège du gouvernement à La Kasbah son secrétaire général,
quelques jours avant de quitter son poste en juillet 1986. En 1985,
une filiale de ce mouvement avait été créée à l'Université, l'Union
Générale Tunisienne des Étudiants (UGTE). Nous avons rapporté
plus haut les déclarations de Hédi Baccouche, concernant cette
filiale. Nous reviendrons plus loin sur l'action du directeur du
Parti dans ce sens et sur celle de Fredj Chaïeb, représentant du
Parti auprès des étudiants.
L'arrestation de Rached Ghannouchi le 9 mars 1987, fut
considérée par le MTI comme une rupture de la conciliation
engagée par Mohamed Mzali. Elle fut suivie, quatre jours plus tard,
par l'investissement de l'Université par la police qui commença
à pénétrer à sa guise et sans raisons dans les établissements
d'enseignement supérieur pour appréhender les membres
de l'UGTE, sans prévenir l'autorité de ces établissements,

39. Le Monde du mardi 11 juin 1985, p. 7.


40. Michel Jobert, Le Maghreb à t'ombre de ses mains, Albin Michel, 1985, p. 123.

355
provoquant verbalement et maltraitant parfois les étudiants et les
enseignants.
Trois mois à peine nous séparaient de la fin de l'année
universitaire. N'aurait-on pas pu attendre le mois de juin pour
engager une telle action ?
Quelques jours plus tard, à la fin d'un conseil des ministres
tenu à Carthage, je fus informé de la réunion, en assemblée
générale, des étudiants intégristes dans l'un des amphithéâtres de
la faculté des Sciences avec, parmi eux, le fameux Najm Eddine
Hamrouni, l'un des principaux meneurs, recherché depuis
longtemps par la police, m'avait-on dit, et toujours en fuite. Je
prévins immédiatement Zine Ben Ali et Rachid Sfar qui n'avaient
pas encore quitté le palais, que c'était l'occasion d'arrêter cet
agitateur et ses compagnons encore en liberté. « Ce n'est pas si
simple » me répondit Ben Ali, approuvé en cela par le Premier
ministre, Rachid Sfar. Et, il ne fit rien.
Le samedi 14 mars 1987 à 19 heures 30, en me rendant à
Carthage, je fus surpris d'apprendre par le bulletin d'informations
diffusé par la radio nationale, que « des événements à tournure
dangereuse étaient survenus à 1 'ITAAUT* , avec un franc passage
1

à l'agression physique ». L'après-midi même, je lisais le rapport


du directeur de cet Institut qui indiquait que les enseignements
s'étaient déroulés normalement. Le lendemain, dimanche 15
mars, les quotidiens rendaient compte d'une conférence de presse
tenue au ministère de l'Information avec, comme ordre du jour,
« les mesures prises parle gouvernement pour mettre un terme à
l'agitation au sein de l'Université ». Les quotidiens La Presse,Le
Temps et Essabah, précisaient qu'ils tenaient cette information
de «milieux autorisés». El Amal rapportait l'information
sans en indiquer la source. Pour le journal L'Action, c'étaient
«les milieux officiels du ministère de l'Information » qui avaient
organisé la veille, au siège de ce département, une rencontre avec
les représentants de la presse nationale et internationale, dont le
thème portait sur la situation à l'Université. Après avoir insisté
sur la recrudescence des troubles à l'Université et les violences
verbales et physiques qui les accompagnaient, l'auteur de l'article,
Moncef Belkadhi, rappelait :

41. Institut Technologique d'Art, d'Architecture et d'Urbanisme de Tunis.

356
En octobre dernier, l'année universitaire avait bien démarré
carie gouvernement a réuni toutes les conditions nécessaires poul-
ie bon déroulement des cours, mais au ûl des mois, des événements
regrettables sont venus perturber cet équilibre. ...Il est clair que
c'est là l'œuvre d'intégristes fanatiques et fanatisés qui appellent à
l'obscurantisme et à l'anarchie. La majorité des étudiants ne cesse
d'exprimer son désaccord avec les agissements de cette minorité.
Les parents d'étudiants sont anxieux et préoccupés par cet état
de choses. Ils demandent avec insistance la réinstauration de
l'ordre et de la sécurité au sein de l'Université. Donc, face à ces
événements et afin de préserver les acquis, c 'est-à-dire l'Université,
le gouvernement, soucieux du présent et du devenir de milliers
d'étudiants est déterminé à mettre fin à ces troubles et à permettre
une reprise normale des cours. Dans ce cadre, les autorités ont
pris les mesures qui s'imposent, à savoir, charger les forces de
l'ordre d'assurer la sécurité au sein des structures universitaires
et de protéger les étudiants contre les menées des perturbateurs.
Des agents de la force publique en civil sont affectés dans ces
établissements afin d'y faire régner l'ordre et la sécurité. Dès le
lendemain de cette décision, la situation s'est améliorée puisqu 'on
a enregistré une présence massive d'étudiants aux cours. On a
également noté le soulagement général face à cette évolution. 42

Le quotidien La Presse écrivait en caractères géants et en


première page : « Université : terrorisme et intégrisme. Une
minorité d'obscurantistes menace de faire de l'Université un
brasier».
Le même jour, l'éditorial de L'Action sous le titre
« Université : mettre fin au gâchis » déclarait :
L'université est malade de ses propres enfants, étudiants
et cadres enseignants compris. Les uns parce qu 'ils détruisent
le plus important des acquis nationaux, qui pour des desseins
pernicieux et destructeurs et qui par défaitisme et démission, les
autres parce qu 'ils n 'arrivent pas à se hisser au niveau de leur
grave responsabilité historique en laissant faire sans réagir.
J'avoue que je ne comprenais plus rien. Si l'on prétendait que
« la majorité des étudian ts ne cesse d'exprimer ce désaccord avec les

42. L'Action du dimanche 15 mars 1987, Bulletin non signé « Université : mettre tin au
gâchis », p. 1, article non signé « Rencontre avec les responsables du ministère de
l'Information » et « Université : des mesures pour mettre un terme aux troubles »,
sous la plume de Moncef Belkadi, p. 3.

357
agissements d'une minorité » et que nos forces de police « interpellent
et amènent au poste les élèves du secondaire du lycée d'EI Menzah
chez lesquels ils saisissent des épis de maïs, des paquets de cigarettes,
du chocolat, des pâtisseries et même des melons », si le ministère
de l'Intérieur avait créé « des brigades spéciales qui s'introduisaient
dans les moyens de transports » et si « nos forces de police étendaient
leur campagne aux écoles primaires pour réprimer les grossièretés »,
comme tout cela était rapporté dans la presse du 14 novembre 1986,
pourquoi toutes ces forces déployées s'avéraient-elles incapables
d'arrêter « cette minorité d'obscurantistes qui menacent de faire de
l'université un brasier ?»
Dans un communiqué intitulé « Des policiers assurent l'ordre
à l'Université », émanant de son correspondant à Tunis, Le Monde
fait état de mesures décidées par le gouvernement, le vendredi 13
mars, pour tenter de mettre un terme à l'agitation universitaire
de ces dernières semaines. Le communiqué en question est ainsi
libellé :
Des policiers en civil sont désormais chargés d'assurer
l'ordre, la sécuiité et la liberté des cours dans les établissements
d'enseignement supérieur. Cette mesure a été décidée par le
gouvernement, le vendredi 13 mars, à la demande des doyens de
faculté, pour tenter de mettre un terme à l'agitation universitaire
de ces dernières semaines. Un porte-parole officiel a rejeté la
responsabilité de cette situation sur une minorité d'étudiants
intégristes, fanatiques et fanatisés qui appellent à l'obscurantisme
et à l'anarchie. Ces agitateurs, accusés d'exercer un véritable
terrorisme pour imposer leur loi à la majorité des étudiants, sont
manipulés, selon le porte-parole, par des éléments étrangers à
l'université, dont l'objectif est d'introduire le désordre dans cette
institution et la détourner de sa mission. Le porte-parole n 'a pas
précisé combien d'étudiants islamistes demeuraient retenus dans
les locaux de la police.. , 43

Ce gouvernement qui aurait « décidé à la demande des doyens


de charger des policiers en civil d'assurer l'ordre et la sécurité »,
comprenait pourtant le ministre de l'Éducation, de l'Enseignement
supérieur et de la Recherche scientifique, également membre du
bureau politique et secrétaire général adjoint du PSD. Pourquoi

43. Le Monde du 17 mars 1987, p. 9.

358
ce dernier, pourtant principal responsable, n'avait-il été ni invité à
participer à cette réunion, ni même informé de sa tenue ? Par ailleurs,
était-il concevable que ce gouvernement diffuse à la presse locale
et étrangère des informations mensongères, prétendant l'existence
de troubles à l'ITAAUT et précisant que l'intervention de la police
dans l'enceinte de l'Université était demandée par les doyens, alors
que la plupart d'entre eux, loin d'avancer une telle proposition,
se plaignaient de la présence, dans l'enceinte de l'université,
des forces de l'ordre qui parfois n'hésitaient pas à soumettre le
personnel enseignant et administratif à des fouilles, à les molester
et même à les empêcher de rejoindre leur lieu de travail.
Le lundi 16 mars, à la première heure, j ' invitai Mustapha Tlili,
directeur de l'ITAAUT à m'éclairer sur ce qui s'était réellement
passé dans son Institut depuis le 13 mars. Il me confirma par
téléphone puis par lettre les termes du rapport qu'il m'avait
envoyé l'avant-veille (voir fac-similé page suivante), c'est-à-dire
le déroulement des enseignements sans aucun incident. Je le priai
alors de rédiger un rectificatif à la presse, ce qu ' il fit. Dans ses lettres
n° 234 et 236 adressées le 17 mars 1987, respectivement aux
44

quotidiens Essabah et La Presse, il déclarait que les affirmations


concernant son institution, pâmes dans leur livraison du
dimanche 15 mars, étaient sans fondement et que les événements
signalés n'avaient jamais eu lieu. Il demandait à ces journaux de
faire paraître un rectificatif dans leur prochain numéro. De mon
côté, j'adressai une lettre de protestation au premier ministre
Rachid Sfar (voir fac-similé page 361 et suivantes), que je fis
enregistrer au bureau d'ordre (CAB n°526 du 16 mars 1987) 45

pour dénoncer la diffusion de fausses informations ainsi que


la tenue, au ministère de l'Information, de la conférence de
presse du 13 mars organisée à mon insu et dont je n'avais eu
connaissance que le 14 mars. J'y joignis la lettre de Mustapha
Tlili. Je pensais que le premier ministre, Rachid Sfar, n'allait
pas laisser passer une telle bavure sans réagir énergiquement
pour identifier les responsables et dénoncer la manœuvre.
Mais hélas, ce dernier, loin de donner la suite qui convenait
à cette campagne de désinformation et de diffamation

44. Numéros d'ordre des correspondances de l'ITAAUT.


45. Numéro d'ordre de la correspondance du MEESRS.

359
360
361
362
363
des étudiants et des enseignants, se limita à soulever l'objet de ma
lettre au cours d'une réunion du bureau politique restreint et passa
rapidement sur le sujet, promettant d'inciter les responsables à
faire preuve, à l'avenir, de plus de circonspection. J'en fus sidéré
car je ne comprenais pas le mobile qui le poussait à adopter une
telle position. Je pensais qu'au contraire, cet épisode allait lui
permettre de neutraliser son véritable concurrent qui se dessinait
déjà sous la silhouette du ministre de l'Intérieur. Comment
pouvait-il éluder un problème aussi grave qui remettait en
cause l'homogénéité de son gouvernement. Comment pouvait-il
admettre que son ministre de l'Intérieur continue à parler « d'une
minorité d'étudiants fanatiques et fanatisés » après avoir arrêté
et envoyé au service militaire plusieurs centaines d'étudiants,
qu'il se permette de déclarer que « la pénétration de la police
dans l'enceinte » de l'Université s'était faite à la demande des
doyens et des enseignants en sachant parfaitement que ces
derniers étaient fortement opposés à cette présence dans leur
institution ? J'étais d'autant plus ulcéré qu'aux yeux des doyens
et des enseignants, pareille déclaration signifiait que ces mesures
avaient été prises par le gouvernement et donnait donc à penser
que j'étais partie prenante, sinon principale, dans leur adoption.
Devais-je saisir le Président de cette situation ? Je l'aurais fait si
je n'avais pas déjà exposé le problème au Premier ministre qui,
à son tour, l'avait soulevé devant le bureau politique restreint.
Bourguiba n'aurait sans doute pas pris position contre le sommet
de son staff ! D'autant plus que ses plus proches, à commencer
par sa nièce, son ministre de l'Intérieur et peut-être son Premier
ministre, devaient lui travestir la vérité. Et puis, mettre tout ce
beau monde ouvertement contre moi, aurait rendu ma position
précaire au sein du gouvernement. De plus, je ne pouvais
admettre de quitter le gouvernement sur ce qui pouvait paraître
un échec. Aussi décidai-je de poursuivre mon action, persuadé
que la vérité finirait par être dévoilée.
Je considérais que le Président avait laissé faire le ministre de
l'Intérieur, pensant que son opération pourrait ramener le calme
à l'Université ce qui, pour lui, était plus important et plus
urgent que de clarifier d'éventuelles frictions entre ses ministres.
L'on se souvient que le quotidien L'Action précisait : « dès le
lendemain de cette décision (opération du 14 mars), la situation

364
s'est améliorée puisque l'on a enregistré la présence massive
des étudiants aux cours » . En fait, rien n'avait changé. Nous
étions à la veille des vacances de printemps et il fallait attendre
la rentrée, le 6 avril, pour juger du véritable résultat de la mesure
décidée par le ministre de l'Intérieur en accord avec le ministre
de l'information et sous la bénédiction du Premier ministre. Je
pense que le Président avait bien saisi, lors de la réunion du 7
mars au cours de laquelle je signalai la participation d'étudiants
destouriens aux manifestations, que la carence du PSD n'était pas
étrangère à la situation à l'Université.
Le Président avait demandé aux membres de son équipe,
au cours de la réunion du 7 mars, de renouer le dialogue avec
les étudiants. Je pense également que c'est mon intervention, ce
jour-là, qui a incité Zine Ben Ali à prendre les devants en arrêtant
dès le surlendemain Rached Ghannouchi, puis à diffuser la fausse
information au sujet de l'ITAAUT et à investir l'université pour
focaliser toutes les accusations sur les intégristes. Il lui fallait
créer une diversion pour prévenir une mesure du Président contre
lui ou contre l'un des membres de son staff et éviter le limogeage
de Hédi Baccouche de la direction du PSD.
Le vendredi 20 mars, Hédi B accouche animait une tribune
avec les étudiants destouriens. Abordant le problème de
l'Université, il dénonça ceux qui se dissimulaient derrière le
masque de la religion pour provoquer l'anarchie, ajoutant que le
courant intégriste se fondait, dans son organisation comme dans
son discours et ses pratiques, sur la violence.
Le 23 mars, je réunis, de mon côté, les étudiants destouriens,
au restaurant universitaire d'El Menzah, dans le cadre de journées
d'étude organisées par le bureau exécutif de leur association.
Interrogé sur la loi d'août 1982 qui limitait les possibilités de
redoublement au cours du premier cycle de l'enseignement
supérieur, je précisai qu'elle avait servi de prétexte à une
minorité d'étudiants extrémistes pour inciter leurs camarades à
perturber les cours et à semer le trouble à l'Université, insistant
sur le fait que cette loi, appliquée depuis plus de quatre ans,
visait à donner à chacun sa chance, et qu'elle s'inscrivait dans
le cadre des options fondamentales du régime bourguibien, à
savoir la démocratisation de l'enseignement, l'échec ne pouvant
être sans limites. Je précisai toutefois que l'étudiant qui avait

365
échoué en raison de problèmes personnels occasionnels, avait
droit à une chance supplémentaire après examen de son dossier
par ses professeurs et le conseil de la faculté. Un autre sujet
d'inquiétude, soulevé par les étudiants, concernait l'intrusion
de la police dans l'enceinte des établissements d'enseignement
supérieur. Je leur indiquai que la présence des agents de l'ordre
dans l'enceinte de l'Université était conjoncturelle et qu'elle
perdrait sa justification dès la reprise normale des cours. Je
conclus mon intervention en mettant en exergue la mission de
l'étudiant destourien de convaincre ses camarades de suivre leurs
cours, leur rappelant que c'était à eux de donner l'exemple, tant
par leur comportement que par leur succès dans les études, qu'ils
devaient être un facteur de sensibilisation et d'unification afin
d'être capables de s'imposer pour défendre l'Université contre
tous les courants destructeurs.
En application des directives du Président d'engager, avec les
étudiants, un dialogue constructif, démocratique et responsable,
Rachid Sfar entouré de la plupart des membres du gouvernement
et du bureau politique ouvrit, le 30 mars, un grand débat à la
Maison du Parti à La Kasbah. Le Premier ministre déclara sans
complaisance :
Nous avons manqué à la méthode bourguibienne, nous
avons failli à la règle du dialogue. Ce faisant, nous avons cessé
d'être à l'écoute de nos étudiants, de notre jeunesse. Nous les
avons abandonnés aux manœuvres des uns et aux complots des
autres... Démission des responsables et des décideurs ? Non,
mais pression conjoncturelle, parce que le gouvernement et les
responsables s'étaient trouvés aux piises avec une réalité socio-
économique. ..
Invitant les étudiants à prendre la parole, il les incita « à
être francs et courageux, à dire ce qu'ils avaient à cœur de
dire, sans craindre d'agresser les responsables». Le ton était
donné. Beaucoup déballèrent ce qu'ils avaient sur le cœur : crise
structurelle, moyens insuffisants, loi d'août 1982, manque de
loisirs, démission de certains enseignants et parti pris d'autres,
pratiques vexatoires des intégristes à l'encontre de la majorité
silencieuse, doléances des étudiants destouriens restées sans
réponse, problèmes politiques... Certains étudiants reconnurent
que la loi d'août 1982 avait été utilisée comme prétexte par une
minorité extrémiste qui cherchait à tromper la communauté
estudiantine. Une étudiante issue d'une famille nombreuse et
366
très modeste déclara qu'ayant pu réaliser son rêve d'accéder à la
faculté des Lettres, elle n ' avait pas tardé à se rendre compte que des
démons y faisaient régner la loi de la terreur et que le Destourien
y était considéré comme un pestiféré. Une autre étudiante déclara
qu'il était anormal qu'un professeur d'université, un docteur
d'État, ampute la note d'un étudiant, rien que parce que celui-ci
est destourien. Après les avoir attentivement écoutés, le Premier
ministre prit la parole :
Ce qui était tolérance de notre part a été pris pour du laxisme,
ce qui était démocratie a été perçu comme une faiblesse... Il n'y
a plus de tolérance à l'égard de mercenaires qui ont perdu leur
conscience, plus de démocratie avec les ennemis de la liberté. 46

Ainsi, cette réunion suggérée par le Président en vue d'un


débat de vaste envergure avec les étudiants pour les éclairer sur
les véritables machinations des extrémistes et les conseiller sur
1 ' attitude à adopter, se terminait par une radicalisation de la position
gouvernementale. Le Premier ministre adoptait la démarche forte
prônée par le ministre de l'Intérieur, celle-là même proposée par
Abdelaziz Ben Dhia dans son rapport du mois de juillet 1985.
Les étudiants destouriens qui n'avaient pas encore dit tout
ce qu'ils avaient sur le cœur, firent circuler une motion de quatre
pages dactylographiées qui ne tarda pas à être diffusée aux
responsables et aux membres du gouvernement. Le chargé des
relations extérieures à la direction du PSD, Fradj Chaieb, qui avait
également la mainmise sur la presse du parti, y était accusé de ne
pas être étranger aux troubles à l'Université. On y lisait notamment
que dès sa nomination, il avait éloigné le secrétaire général élu du
bureau exécutif, Souhaiel Salhi, parce qu'il ne lui était pas loyal,
pour y placer un groupe d'étudiants inconditionnels. J'évoquai
cette motion au cours d'une réunion du bureau politique restreint,
mais Hédi Baccouche en contesta vivement la véracité. Or, Fradj
Chaieb était un allié de Hédi Baccouche et ne faisait rien sans
l'aval de son chef, qui l'avait placé à ce poste.
Cette motion des étudiants mettait Hédi Baccouche dans
une situation délicate. Pour faire diversion, il fallait rapidement
personnifier le responsable des troubles de l'Université et on ne
tarda pas à désigner... « Khomeiny » ! C'est ce que fit Baccouche
dans un discours, le 28 mars, à Jebiniana. L'arrestation par la

46. La Presse du 31 mars 1987, p. 10.

367
DST , le 21 mars 1987, de six Tunisiens impliqués dans un attentat
47

en France était l'occasion rêvée pour affirmer la connivence de


nos étudiants islamistes avec ces terroristes et la complicité de
l'Iran dans nos difficultés universitaires.
Le 26 mars, le gouvernement tunisien annonça la rupture de
ses relations diplomatiques avec l'Iran qu'il accusait de « semer
la discorde confessionnelle en Tunisie ». Le 28 mars, je reçus un
bordereau d'envoi (n° 47), signé par Zine Ben Ali, comportant
une note non signée de neuf pages sur papier sans en-tête,
intitulée « Connivences régime iranien-khomeynistes tunisiens :
stratégie d'information » . Cette note recommandait d'adopter
désormais les termes « khomainistes » et « khomainisme » aux
lieux et places des appellations « islamistes » et « tendance
islamique». Elle détaillait un ensemble d'actions tactiques
avec leurs supports, thèmes et étapes et précisait que cette
stratégie visait à vider le mouvement fondamentaliste en
Tunisie de sa substance islamiste et à lui ôter toute auréole
religieuse et toute sensibilité au sein de l'opinion publique en
mobilisant l'ensemble du peuple tunisien autour d'un seul mot
d'ordre : combattre le péril khomeyniste (voir fac similé pages
suivantes). Ce document qui avait été diffusé aux membres du
gouvernement et du bureau politique, avait fait l'objet d'une
rencontre de presse, la veille, 27 mars 1987.
Zine Ben Ali avait, à l'évidence, bien intégré les stratégies
mises en pratique par les services de renseignement de Pologne
où il avait exercé en tant qu'ambassadeur.

47. Défense de la Sûreté du territoire en France.


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Le 6 avril 1987, à Londres, l'hebdomadaire Ad-Dastour
publiait un article sur l'exportation de la révolution khomeyniste
en Tunisie et la détermination des islamistes tunisiens, épaulés
par l'Iran, à renverser le régime en place à Tunis. Le 5 mai, le
même hebdomadaire publiait un article intitulé La confrontation
ajournée en se glorifiant du fait que son article du 6 avril avait
48

été reproduit in extenso dans les deux quotidiens tunisiens de


langue française, La Presse et LAction.
La presse occidentale trouvait la collusion avec les
khomeynistes infondée. Le Figaro notait :
Le démantèlement du réseau terroriste de Paris a donc donné
au gouvernement tunisien l'occasion de monter en épingle les
activités des islamistes... Les preuves matérielles sont, il faut bien
le dire, très minces : quelques cagoules etécharpes, un mystérieux
billet de 500 riais (moins de 50 francs)... Commentaire d'un
avocat tunisien : «L'ambassade d'Iran, c'est un prétexte. Le but
recherché c 'est de compromettre Rached Ghanouchi pour mieux
le condamner dans un procès qui interviendra après Ramadan»...
La rupture des relations diplomatiques de la Tunisie avec ce pays
(Iran) permet l'amalgame entre terrorisme iranien et islamisme et
cela vient à point pour entamer une grande campagne anti-islamiste
qui pourrait connaître son apogée dans quelques semaines avec
un grand procès... Commentaire d'un observateur : « les syndicats
ont été mis au pas, l'opposition a été muselée ».. , 49

De son côté, Jeune Afrique , après avoir présenté


50

des arguments contre la complicité de Téhéran dans cette


affaire convenait de la nécessité de se garder de conclusions
simplistes.
La tension était à son extrême dans le pays à la suite des
rafles, des fouilles dans les maisons, de l'installation de la police
à l'Université, des attentats, des emprisonnements et des procès.
Pour renforcer l'approbation par le peuple de la rupture des
relations diplomatique avec l'Iran, le PSD organisa une cérémonie
au palais de Carthage au cours de laquelle près de 5 000 personnes

48. Ad-Dastour, hebdomadaire saoudien, édité à Londres, 4-5 mai 1987, pp. 7, 8 et 9. Le
Maghreb, n° 192 du 9 mars 1990, p. 9 : article relatant les relations très étroites de
Abdelwahab Abdallah avec un fonctionnaire saoudien qui collectait des informations
sur la vie politique tunisienne.
49. Le Figaro du 30 mars 1987, sous la plume de François Luizet.
50. Jeune Afrique n° 1370 du 8 avril 1987, p. 17-8, sous la plume de Hamza Kaïdi.

379
furent amenées par cars spéciaux, de tout le pays, pour exprimer
au Président leur soutien.
Le Figaro rapportait :
Le général Zine El Abidine Ben Ali, ministre de l'Intérieur a
fait, au cours d'une réunion restreinte tenue au palais de Carthage,
un rapport particulièrement alarmiste sur la situation du pays. Il a
même envisagé la possibilité d'une explosion sociale analogue à
celle que connut le pays lors des émeutes de janvier 1984. C'est
pourquoi le gouvernement prend les devants. Les gauchistes ne
sont pas épargnés. ' 5

Samedi 4 avril, à la Chambre des députés du Bardo, le


ministre de l'Intérieur, Zine Ben Ali déclara que les activités
des groupes khomeynistes avaient pris ces derniers temps un
tournant très dangereux et que l'enquête avait maintenant établi,
de façon incontestable, le caractère purement politique de ces
mouvements qui agissaient sous le couvert de la religion. Il
dénonça la résolution de ces groupes de provoquer une escalade
de la violence et leur dessein d'affronter directement le régime.
Après avoir analysé les méthodes qu'ils utilisaient pour inciter
les milieux syndicaux à l'action révolutionnaire, endoctriner
les jeunes, les dépouiller de leur sens du patriotisme et de leur
faculté de jugement en organisant des expéditions punitives et
en installant des tribunaux pour juger et condamner ceux qu'ils
considéraient comme ennemis, il insista sur la détermination de
ces groupes révolutionnaires à renverser, à l'aide de ce qu'ils
appelaient la violence révolutionnaire à l'iranienne, le modèle
tunisien de société musulmane et le régime actuel et à le remplacer
par un régime moyenâgeux théocratique, fondé exclusivement
sur la religion... Il signala que les arrestations récentes ainsi que
les interpellations de certains pour enquête, étaient loin d'être une
chasse aux sorcières car aucune confusion n'était faite entre ceux
qui accomplissent leur devoir religieux et ceux qui utilisent la
religion comme couverture pour semer la violence et la discorde
au sein d'une même communauté musulmane et pour ébranler le
régime républicain et ses institutions constitutionnelles. 52

Ce discours, au cours duquel le ministre de l'Intérieur


avait soufflé le chaud et le froid, tantôt effrayant l'assistance à

51. Le Figaro du 31 mars 1987, sous la plume de François Luizet.


52. La Presse du 5 avril 1987.

380
l'idée du danger représenté par ces khomeynistes fanatiques,
déterminés à utiliser les moyens les plus violents pour abattre le
régime comme ils l'avaient fait en Iran, tantôt la tranquillisant
en affirmant que « les services de sécurité étaient parvenus à
démasquer ces activités à temps et à empêcher leur extension »,
que « le gouvernement du Combattant suprême tenait cette affaire
bien en main et qu 'il était résolu à faire face à toute activité de
ce genre, actuellement et à l'avenir, quelle qu'en soit l'origine »
et que « toutes les mesures avaient été prises pour assurer ordre
et quiétude à l'Université et dans les établissements scolaires »
eut un effet favorable sur les députés qui furent soulagés d'avoir
échappé de justesse à une lourde menace et rassurés quant à leur
situation et à l'avenir de leurs enfants à l'Université.
Après l'audition du discours du ministre de l'Intérieur et de
ses « éclaircissements » sur la situation du pays, les députés, réunis
ce jour-là dans le cadre de la séance commune des commissions
permanentes de la Chambre, sous la présidence de Mahmoud
Messaadi, adressèrent à Zine Ben Ali le message suivant :
Les députés réunis dans le cadre de la séance commune des
commissions permanentes de la Chambre :
- Vous rendent hommage pour le dévouement et la vigilance
dont ne cessent de faire preuve les cadres et le personnel de la
Sûreté nationale, avec tous ses rouages, en vue de sauvegarder
l'ordre dans le pays ainsi que pour les efforts inlassables qu 'ils
déploient afin de sécuriser les citoyens, de combattre la violence
sous toutes ses formes, de protéger les institutions éducatives et de
préserver les acquis de la nation contre toute tentative d'atteinte.
- Exaltent l'esprit de patriotisme qui continue d'animer les
agents de l'ordre, toutes catégories confondues, et se déclarent
convaincus que ces agents seront toujours à la hauteur des
responsabilités dont ils sont investis pour le renforcement et
l'invulnérabilité de la patrie et de la sécurité de tous les membres
du peuple tunisien, conformément aux idéaux prônés par le
Combattant suprême, le Président Habib Bourguiba, que Dieu le
garde.
Puisse Dieu nous accorder le succès pour le bien de la
Tunisie
Signé : Mahmoud Messadi,
Président de la Chambre des députés

381
Un tel message ne s'inscrivant nullement dans les traditions,
il est permis de se demander s'il n'avait pas été suggéré par le
directeur du PSD, Hédi Baccouche, avec l'accord du secrétaire
général du PSD, Rachid Sfar.
Le Président qui, comme à son habitude, suivait les nouvelles
à la radio, éprouva certainement lui aussi un soulagement à la suite
des nouvelles annoncées par son ministre de l'Intérieur, ce qui ne fit
que renforcer sa confiance en cet homme qui s'était révélé capable
de démasquer les khomeynistes, de découvrir leurs caches d'armes
et de déjouer leurs complots. L'hommage que Zine Ben Ali reçut
de la part des députés de la nation ne le laissa certainement pas
indifférent. Le souvenir de cette séance influença-t-il sa décision,
six mois plus tard, de nommer Zine Ben Ali premier ministre,
ministre de l'Intérieur et secrétaire général du PSD ?
Le surlendemain 6 avril, eut lieu la rentrée scolaire et
universitaire, après deux semaines de vacances. Elle s'effectua
dans des conditions qui portaient, ce jour-là, à croire que les
mesures de sécurité décidées le 13 mars, avaient été efficientes,
ce qui montrait bien que les étudiants n'aspiraient qu'à suivre
leurs cours. Zine Ben Ali ne pouvait trouver meilleure occasion de
mettre au pas les imams des mosquées. Dès le lendemain matin,
il présenta au Président un rapport des activités de la direction
des Affaires religieuses et déclara à la presse qu'il avait soumis
au Président de la République un projet de restructuration de
cette direction en vue de « rationaliser le fonctionnement de ses
services et de renforcer l'intérêt accordé aux maisons de Dieu ».
Le même jour, le Président reçut, en présence de Zine Ben Ali
et de Mansour Skhiri, le ministre de la Justice, accompagné du
procureur général de la République, Hachmi Zammal. Pour Zine
Ben Ali, l'occasion de préparer le procès des intégristes pouvait-
elle être mieux choisie ?
La relative accalmie à l'université fut de très courte durée. Alors
que dans la plupart des facultés et écoles supérieures la majorité
des étudiants s'était présentée le jour de la rentrée pour suivre les
cours, certaines facultés enregistraient des interruptions partielles
ou même totales des enseignements. Les rapports quotidiens établis
par les doyens que je résume ci-après le précisent :
- A la faculté zitounienne de théologie, les étudiants qui se
sont présentés étaient moins nombreux que d'habitude. À dix

382
heures, ayant remarqué la présence de la police, les étudiants ont
lancé un ordre de grève de protestation, malgré lequel un cours a
eu lieu de 10 à 12 h et un autre de 14 à 16 h avant la généralisation
de la grève.
- A la faculté de Droit et à la faculté des Sciences
économiques de Tunis, les cours et travaux dirigés ont repris de
façon satisfaisante la première semaine. Mais à partir du 13 avril,
l'enseignement a été largement perturbé par des grèves générales
ou partielles, à la suite de l'irruption des forces de l'ordre dans
ces facultés, sans consultation et avis préalable des doyens.
- À l'École normale supérieure de Sousse, le 6 avril, huit agents
des forces de l'ordre sont entrés dans les locaux à 9 h 30. Lorsque
les étudiants se sont aperçus de leur présence, au cours de leur
pause à 10 heures, la plupart d'entre eux a quitté l'établissement.
Le lendemain, moins de 30% des étudiants assistaient aux cours.
Le 8 avril, les forces de l'ordre ont procédé à la vérification des
cartes d'étudiants à l'entrée de l'établissement et ont arrêté deux
étudiants. Depuis, les cours se sont déroulés avec environ 20% des
étudiants.
- L'École nationale des ingénieurs de Sfax signalait une
grève partielle des cours, seuls les travaux pratiques y étaient
régulièrement assurés.
Le cercle infernal « répression des forces de l'ordre -
mécontentement à l'université» s'intensifiait. Le 7 avril 1987,
je reçus deux lettres signées par le ministre de l'Intérieur. La
première (n° 3950), mentionnait les noms de 24 étudiants dont
il annonçait la suspension du sursis militaire et demandait la
traduction devant le conseil de discipline de leurs établissements
respectifs en vue de leur renvoi définitif. La seconde (n°3961),
comportait les noms de 10 étudiantes qu'il demandait de faire
traduire devant le conseil de discipline de leurs établissements
respectifs, afin que soit prononcé leur renvoi définitif. Le 10
avril 1987, le doyen de 1TTAAUT, Mustapha Tlili m'annonça
l'affichage d'une motion à caractère politique, en m'indiquant le
nom de celui qui l'avait posée, Sami Krichen, étudiant de 3 ème

année. Un autre étudiant, Mohamed Triki de 5 année, avait pris


ème

la liberté de réunir les étudiants dans la cour de l'Institut pour la


prière du vendredi et avait prononcé un sermon.
Le 14 avril, je recevais une motion émanant de la faculté des
Sciences de Tunis, dactylographiée, libellée comme suit :
383
Les enseignants du département de Mathématiques, réunis
en assemblée générale le mardi 14/4/87 à lOh 30 suite à :
- l'agression dont leur collègue Lotû Saïdane aétél 'objet le
13/04/87, sous forme d'insultes, d'injures et de coups de matraque,
en présence du personnel du département de mathématiques,
- la menace au pistolet de leur collègue Saïd Zarrati,
- l'arrestation de leur collègue Najib Ben Salem, bien qu 'il
ait précisé sa qualité d'enseignant.
- les tentatives d'intimidation répétée des forces de police
envers les enseignants :
1. Condamnent le comportement des forces de l'ordre envers
les enseignants et constatent que leur présence à l'intérieur
de la faculté n 'a pas été de nature à rétablir la bonne marche
de l'institution.
2. Condamnent tout acte de violence d'où qu'il vienne et
déplorent le climat d'insécurité dans l'enceinte universitaire
engendré par l'escalade de la violence.
3. Décident une grève de protestation d'une demi-journée, le
mardi après midi 14/04/87.
Signé : Les enseignants du département de mathématiques
Le 16 avril 1987, je reçus une déclaration du bureau national
de l'Enseignement supérieur de l'UGTT, signée par 8 membres
qui me demandaient de leur accorder une audience, ce qui fut fait.
Cette déclaration était libellée comme suit :
Le SNES.RS , après avoir analysé l'évolution de la situation
53

au sein des institutions universitaires et passé en revue les


dernières mesures, notamment l'installation d'agents de police
en civil à l'intérieur des locaux universitaires :
-rappelle ses positions de principe refusant le recours à la force, à
la répression, à la violence, aux arrestations, aux renvois et au service
militaire comme sanction disciplinaire pour résoudre les problèmes
de l'Université. Il rappelle également son attachement constant à la
liberté d'expression et d'opinion, au sein de l'Université,
- dénonce toute forme de répression exercée à l'encontre
des étudiants et en particulier les mesures d'exclusion collective
prises dans certains établissements d'enseignement supérieur, et

53. Syndicat national de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique.

384
ce malgré l'opposition des enseignants et leurs démarches visant
à calmer l'atmosphère de crise,
- refuse l'installation de la police au sein des locaux
universitaires et la considère comme une source de provocation,
un facteur d'escalade et de crise et une violation de l'immunité et
de l'éthique universitaires, surtout que l'expérienceprécédente de
l'instauration des « vigiles » ou des postes de police a démontré
que de telles « solutions » sont bien éphémères et ne contribuent
donc qu'au pourrissement de la situation,
- se déclare convaincu que la solution réelle passe par
l'ouverture immédiate d'un dialogue sérieux et responsable entre
toutes les parties concernées par l'Université, et la création de
conditions saines et favorables à ce dialogue : annulation des
mesures d'exclusion, évacuation des forces de police de l'espace
universitaire, libération des étudiants emprisonnés ou enrôlés
dans l'armée afin qu 'ils puissent poursuivre leurs études.
Le SNES.RS se déclare disposé sur cette base à participer
à la recherche d'une solution de nature à assainir le climat
universitaire.
Le 20 avril 1987, je reçus du directeur de l'École nationale
d'ingénieurs de Tunis la lettre enregistrée sous le n° 51, le 16 avril
1987, au Rectorat de Tunis et sous le n° 2168, le 17 avril 1987, au
MEESRS :
J'ai l'honneur de vous informer que nous avons été contactés
par Madame Bessrour qui a signalé l'arrestation de son mari, M.
Bessrour Jamaledine, maître assistant à l'ENIT, dans la nuit du 13
au 14 avril 1987. Vous trouverez ci-joint sa requête.
Il convient de signaler en outre que M. Bessrour s'est
toujours acquitté de ses devoirs d'enseignement d'une manière
satisfaisante. Il est en outre chargé de l'encadrement de plusieurs
élèves ingénieurs dans le cadre des projets et mémoires techniques.
Par ailleurs, nous avons été contactés par de nombreux enseignants
de l'ENIT qui ont manifesté leur inquiétude devant cette situation.
Le directeur de l'ENITAhmed Friaâ
Le même jour, le recteur de l'Université du Centre m'informait
qu'à Kairouan, les étudiants étaient en grève depuis trois jours
et me demandait de bien vouloir faire mon possible pour faire

385
libérer un étudiant de l'École normale supérieure de Sousse et
éviter l'arrestation imminente d'autres étudiants.
À côté de ces correspondances rapportées à titre d'exemple,
je dois également mentionner que quelques établissements, plus
rares, profitaient de cette situation pour régler des problèmes
d'ordre personnel, en adoptant une fermeté excessive et en
traduisant de nombreux étudiants devant le conseil de discipline,
prononçant leur renvoi définitif pour une simple absence plus
ou moins justifiée ou à la suite d'une dénonciation qui aurait
mérité d'être vérifiée. C'est ainsi qu'au cours de sa séance du
13 mars 1987, le conseil de discipline de l'ENSET prononçait 54

33 renvois définitifs qui furent signifiés à la rentrée d'avril aux


intéressés. Parmi ceux-ci, un étudiant de 4 année d'ingénierie
ème

civile, Kamel Barred, classé premier aux examens partiels du


1 trimestre de l'année en cours, avec la moyenne de 14,25 fut
er

renvoyé pour une absence qu'il justifia par la peur de la police.


La situation qui avait prévalu du 14 au 19 mars régnait donc
de nouveau à l'Université, avec cette fois la réaction énergique
déclarée des enseignants contre la présence des forces de l'ordre
dans l'enceinte des facultés. Les mesures prises le 14 mars, loin de
ramener le calme, n'aboutirent qu'à altérer la situation.
Bourguiba était persuadé, selon les informations qui lui
étaient fournies par son ministre de l'Intérieur que c'étaient les
« khomainistes » qui étaient à l'origine de troubles à l'Université.
Et ce, d'autant plus que Saïda Sassi se faisait, le soir, l'écho de
ce que Zine Ben Ali racontait le matin au Président au cours
de ses audiences officielles. Le discours prononcé le 4 avril
par le ministre de l'Intérieur devant les députés de la Nation et
l'hommage que lui rendit le Président de la chambre des députés
ne pouvaient que confirmer aux yeux de Bourguiba les assertions
de Saïda Sassi sur la compétence, le dévouement et la loyauté
de Zine Ben Ali. Si lui-même avait réduit les contacts avec le
peuple, les députés qui vivaient au sein de la société pouvaient-ils
se tromper sur le compte de son ministre de l'Intérieur ? Quant à
l'agitation sociale et à l'échec des mesures de sécurité arrêtées le
14 mars, le Président semblait les attribuer à l'incompétence du

54. École Normale Supérieure de l'Enseignement Technique de Tunis.

386
directeur du PSD, Hédi Baccouche qui, bien que dirigeant le Parti
depuis 1984, n'avait pas su conduire ses cadres à dialoguer et à
maintenir le contact avec les jeunes pour les convaincre d'œuvrer
dans le sens de l'intérêt du pays. Le Président n'arrivait pas à
admettre que son parti qui tenait le pays dans un réseau serré
de cellules implantées dans chaque quartier des villes, jusqu'aux
zones les plus reculées des campagnes et même dans les colonies
tunisiennes à l'étranger, ait laissé le fondamentalisme investir
l'Université. Il y avait donc une carence dans sa direction qui
avait permis à la situation de se détériorer à ce point. Même après
le 7 novembre 1987, Bourguiba ne semblait pas avoir pardonné
à Hédi Baccouche cette perte d'audience du parti auprès des
jeunes. Lorsqu'il apprit son limogeage par Zine Ben Ali en 1989,
il dit « Hédi Baccouche n'aurait jamais dû être nommé premier
ministre » . 55

Le Président demanda à son Premier ministre, secrétaire


général du PSD, Rachid Sfar, de reconsidérer le problème de la
direction du Parti et d'écarter Hédi Baccouche. Or, l'éloignement
de Hédi Baccouche aurait privé Zine Ben Ali non seulement de
son conseiller le plus précieux mais aussi de la coordination des
activités du ministère de l'Intérieur avec celles du PSD. Aussi
fallait-il trouver à Hédi Baccouche un poste dans le gouvernement,
tout en s ' assurant que le nouveau directeur du PSD soit un allié. La
solution était trouvée : elle consistait en une simple permutation
entre deux hommes du groupe : le 14 avril 1987, Abdelaziz Ben
Dhia était désigné directeur du PSD et Hédi Baccouche prenait sa
place à la tête des Affaires sociales. Bourguiba n'était nullement
satisfait de cette solution, les résultats de Hédi Baccouche à la tête
du PSD et l'expérience de Abdelaziz Ben Dhia pendant plusieurs
années à la tête du ministère de l'Enseignement supérieur ayant
été peu satisfaisants. Cependant, devant l'insistance de son
premier ministre Rachid Sfar, en poste depuis seulement neuf
mois, il donna son accord à cette permutation.

55. Le Maghreb n° 171 du 6 octobre 1989.

387
4. La désinformation médiatique

En ce qui concernait l'Université, la désinformation


médiatique devenait de règle. La presse tunisienne était de plus
en plus critique. Le quotidien L'Action, organe du PSD, allait
encore plus de l'avant. Sa rubrique « Courrier du lecteur » notait
que la confusion régnait à l'Université, que « les étudiants qui se
rendaient à leurs cours et enseignements dirigés trouvaient les
portes closes et que des troublions bien connus continuaient à sévir
parce qu'ils se croyaient assurés de l'impunité ». Des sanctions
telles que la suppression des bourses, la révocation des sursis et
l'exclusion temporaire ou définitive étaient proposées comme
remèdes à la crise . On retrouvait ainsi les mesures extrêmes
56

présentées le 10 février 1986 par mon prédécesseur au MEESRS,


actuellement directeur du PSD et on osait parler d'« impunité »
alors que les arrestations des étudiants et leur enrôlement sous les
drapeaux étaient journellement pratiqués et de « portes closes »
alors que les facultés étaient largement ouvertes mais investies
par la police. El Amal, l'organe du parti de langue arabe, allait
plus loin en prétendant, dans sa rubrique « Dernières nouvelles »,
que « la consigne au ministère de l'Enseignement supérieur est
de faire la grève de la parole, sauf autorisation du ministre et de
préférence écrite ». Pure invention.
57

Le Monde rappelait que « les professeurs ont réitéré leur


rejet catégorique de la présence des forces de l'ordre à l'intérieur
des facultés et proposent de mettre un terme aux mesures de
renvoi, d'appel sous les drapeaux et d'arrestation d'étudiants ». 58

Le même quotidien dénonçait « la course folle au pouvoir qui


contraint ceux qui s'y livrent à réserver l'essentiel de leur énergie
aux embûches, embuscades et autres faquineiies qui sont la règle
du genre » , 59

Devant l'amplification des provocations à l'intérieur des


établissements universitaires et la fausse campagne menée par
la presse locale, je protestai auprès du Premier ministre contre
une situation qui devenait intolérable et lui fis part de mon refus

56. L'Action du 15 avril 1987, signé « un lecteur ».


57. El Amal du 18 avril 1987, signé Amal Bejaoui.
58. Le Monde du 17 avril 1987.
59. Le Monde du 25 avril 1987.

388
de continuer à assumer ma responsabilité dans ce secteur alors
que ministère de l'Information et le ministère de l'Intérieur ne
cessaient de déformer les faits et de provoquer les enseignants
et les étudiants en prenant des décisions sans consulter les
responsables du ministère intéressé. Rachid Sfar réunit alors,
au siège du PSD, le conseil de la République, c'est-à-dire les
membres du bureau politique et ceux du gouvernement, pour
une consultation à ce sujet. Mais au cours de cette réunion, le
premier ministre ne souleva ni le problème de la fausse campagne
de presse, ni celui des provocations de la police, mais développa
le caractère impératif de notre devoir d'assurer l'intégrité de
l'université et de protéger son infrastructure. J'eus beau m'évertuer
à expliquer que la nouvelle organisation à la tête des facultés
disposait, depuis la rentrée 1986-87, d'un noyau administratif
vigilant et renforcé parfaitement capable d'assurer l'ordre et le
bon déroulement des enseignements, qu'elle était soutenue par-
la plupart des enseignants, que l'enseignement s'était déroulé
quasi-normalement jusqu'au 9 mars 1987, date de l'arrestation
de Rached Ghannouchi, que l'immense majorité des étudiants ne
cherchaient qu'à se rendre à leurs cours, mais que c'étaient les
arrestations intempestives des étudiants, leur enrôlement sous les
drapeaux et la présence de la police avec ses procédés brutaux
envers les étudiants et les enseignants qui avaient engendré les
troubles, les membres de cette assemblée s'accordèrent pour
considérer que l'Université, avenir du pays, devait être protégée
et que cette protection contre des personnes aussi fanatisées ne
pouvait être assurée que par les forces de sécurité. Liberté fut
donc laissée à la police de pénétrer à sa guise dans l'enceinte de
l'Université.
Ainsi, puisque la présence de la police était imposée à
l'Université, c'était moi qui devais la quitter. Je réitérai au Premier
ministre mon désir d'être déchargé d'un ministère, dont j'étais
responsable aux yeux de l'autorité politique, des enseignants, des
étudiants et des citoyens mais qui, dans les faits, ne relevait pas de
mon autorité. Ce qui me peinait le plus, c'était moins de quitter ce
ministère auquel j'étais persuadé de pouvoir apporter un mieux,
que de voir notre éducation et notre enseignement utilisés comme
enjeux politiques.

389
J'hésitais à m'ouvrir à Bourguiba sur cette question. Le
Président allait-il me donner raison alors que le Premier ministre,
le gouvernement et le bureau politique avaient opté pour une
position contraire à la mienne, en l'occurrence, le maintien de la
police dans les établissements d'enseignement ? Je décidai de ne
pas évoquer moi-même ce sujet devant lui, tout en étant prêt à lui
expliquer la réalité des faits au cas où il le soulèverait. Il savait
que des troubles ne cessaient d'éclater à l'Université puisqu'en
plus de ses audiences avec le Premier ministre, le ministre de
l'Intérieur et le directeur du PSD, il écoutait régulièrement les
informations diffusées par la radio nationale et, de surcroît, j'étais
persuadé que sa nièce le lui confirmait, à sa manière, en tête-à-
tête. Ce sujet ne fut cependant jamais soulevé au cours de nos
entretiens particuliers ou officiels.
Le 23 avril quelques centaines d'étudiants manifestèrent en
début d ' après midi en pleine ville, distribuant des tracts ronéotypés
dénonçant « l'injustice, l'oppression et la tyrannie du régime ainsi
que la limitation du droit d'expression etd 'opinion » et demandant
«la libération de tous les détenus ». Cette manifestation donna
l'occasion aux forces de police de procéder à une rafle monstre,
estimée d'après les personnes déférées devant les tribunaux à
plus d'un millier de personnes.
Le 8 avril 1987, dans une lettre adressée au Président de la
Ligue tunisienne pour la défense des droits de l'Homme (lettre
n° 774), Zine Ben Ali souleva le problème du refus, par cette
Ligue, d'accepter certains candidats désireux d'en faire partie,
notamment à Gafsa, Metlaoui et Siliana, précisant qu'un tel refus
« allait à l'encontre de l'esprit et du but qui avaient motivé la
création de cette Ligue et à l'encontre des principes du régime
bourguibien soucieux de garantir la liberté du citoyen». Dans
sa réponse , le Comité directeur de la LTDH rappela la propre
60

déclaration de Zine Ben Ali au quotidien français Le Figaro, dans


laquelle il reconnaissait que « l'existence de la LTDH constitue
un moyen crédible à même de dénoncer tout abus dans le pays ».
Il rappela également que ni la Constitution tunisienne, ni les
règlements qui régissaient les droits de l'Homme dans le monde

60. Lettre 792 du 15 avril 1987, enregistrée au ministère de l'Intérieur le 17 avril 1987
sous le n° 4142.

390
n'imposaient d'accepter automatiquement toute candidature
mais que par contre, la LTDH était ouverte à tout citoyen, quelles
que soient ses tendances politiques, à condition qu'il crût aux
principes des droits de l'Homme et s'engageât à les défendre.
Il signala enfin que la Ligue gagnerait à être indépendante du
pouvoir, qu'elle ne pouvait accepter de candidature suggérée par
le pouvoir, faute de quoi son existence devenait superflue.
Le 28 avril, Khemais Chamari, secrétaire général de la Ligue
des droits de l'homme était arrêté sur son Heu de travail. A cette
association qui, jusqu'ici, continuait à s'exprimer et à agir, on
reprochait maintenant une interview par téléphone accordée à Radio
France Internationale et publiée à Londres par la revue arabe Ai
Majallah. Le 11 mai, Khemais Chamari était inculpé de propagation
de fausses nouvelles et écroué. Dans la nuit du 8 au 9 mai 1987, un
jeune militant, enseignant syndicaliste de 25 ans, Nabil Barakati, était
retrouvé mort sur la voie publique à Gaafour. Il avait été appréhendé
par la police alors qu'il distribuait des tracts, puis relâché.
Le 12 mai 1987, les peines de 6 mois de prison ferme,
prononcées en novembre 1986 contre 13 militants de l'opposition
de gauche, syndicalistes et dirigeants du Rassemblement Socialiste
Progressiste (RSP), parmi lesquels le secrétaire général, Nejib
Chabbi, avocat au barreau de Tunis étaient confirmées en appel. Le
15 mai, dans un communiqué, le MDS (opposition légale) s'élevait
contre les « pratiques répressives » et se déclarait préoccupé par
l'aggravation générale de la situation dans le pays.
Le samedi 16 mai, le Président, à la demande de Rachid
Sfar, décida enfin de me décharger du MEESRS, toujours
sans m'entretenir à ce sujet, considérant probablement que les
événements n'étant plus de nature éducationnelle, mais sécuritaire
et politique, je n'étais plus l'homme de la situation. Il aurait
d'abord pensé à me remplacer, à la tête du MEESRS, par Zine
Ben Ali . Devant le refus bien compréhensible de ce dernier,
61

61. Jeune Afrique n° 1377 du 27 mai 1987, p. 26. « Exclusif » : « Le matin du 16 mai,
le ministre de l'Intérieur, Zine El Abidine Ben Ali a écarté une proposition faite par
le Président Bourguiba de lui confier un deuxième portefeuille ministériel, celui de
l'Enseignement supérieur. Il a expliqué qu'il ne pouvait pas, comme il le faudrait,
assurer deux charges aussi importantes. Le même jour, après sa sieste, le Président
Bourguiba décide de faire de Ben Ali un ministre d'État pour récompenser son sens
des responsabilités ».

391
le Président désigna Mohamed Sayah. Deux secrétaires d'État
lui étaient adjoints pour le seconder dans sa tâche, Abdelkader
Mehiri à l'Enseignement supérieur et Hédi Khelil à l'Éducation.
Pour encourager son ministre de l'Intérieur, Zine Ben Ali, à mettre
fin à l'action des intégristes responsables, pour lui, des troubles à
l'Université, le Président le promut au rang de ministre d'État. Il
en fit de même pour Mohamed Sayah.
Le lundi 18 mai, je procédai à la passation de mes
responsabilités éducationnelles à Mohamed Sayah. Du fait que les
perturbations n'avaient débuté que le 9 mars, date de l'arrestation
de Rached Ghannouchi, et ne s'étaient intensifiées que le 14 mars,
une semaine avant les vacances de printemps, les programmes
d'enseignement, à la date de mon départ, n'avaient subi que peu
de retard et toutes les dispositions avaient été prises pour que le
déroulement des examens de fin d'année et de baccalauréat se
fasse au cours de la deuxième quinzaine du mois de juin.
La permutation des fonctions entre Mansour Skhiri et moi-
même, convenait parfaitement au groupe, du fait qu'elle éloignait
de l'Université, l'homme qui était en mesure de la mettre sur les
rails et d'éloigner du Président l'homme au courant des intrigues
et des dessous de la politique nationale. L'arrestation et l'appel des
étudiants sous les drapeaux s'amendèrent et la désinformation,
jusqu'ici braquée sur l'Université, changeait d'objectif pour se
braquer sur Mansour Skhiri. Il est vrai aussi que 1 ' année universitaire
touchait à sa fin.
Le 27 mai, Jeune Afrique écrivait :
Depuis 1985, la roue de la démocratie tourne à l'envers
et cette marche en arrière paraît s'être brusquement accélérée
depuis début 1981... L'important remaniement ministériel du
16 mai 1987 signihe-t-il que cette dérive est enfin stoppée ?
Pour l'opinion tunisienne en effet, Mansour Skhiri est l'un des
principaux responsables du climat répressif actuel... ». 62

La suite des événements devait montrer que l'éloignement


de Mansour Skhiri du poste de ministre directeur du cabinet
présidentiel ne fut nullement suivi de 1 ' arrêt de la déiive répressive.
On pouvait d'ailleurs s'y attendre puisque tous les leviers étaient
tenus, en fait, par le ministre de l'Intérieur et le directeur du PSD,

62. Jeune Afrique il" 1377 du 27 mai 1987, sous la plume de François Soudan.

392
toujours prêts à s'attaquer aux obstacles qui risquaient de gêner
leur ascension.
J'avais remarqué que, depuis quelques temps, Mansour
Skhiri au sujet duquel courraient de nombreuses critiques,
changeait de caractère. Il était devenu renfermé, soucieux et
taciturne mais il ne soufflait mot de ses soucis. Il ne m'avait
jamais fait part de son opinion sur certaines affaires ou
personnes sur lesquelles, vu sa longue activité de gouverneur, il
était beaucoup mieux informé que moi. De plus, depuis février
1987, il avait demandé, à mon insu, des doubles des rapports
que les doyens m'envoyaient journellement, sans jamais me
donner la moindre explication, ni sur la raison qui avait motivé
sa demande, ni sur la destination de ces rapports. Ce sont les
doyens eux-mêmes qui m'avaient signalé ses demandes, faites
au nom de la présidence. Ainsi, si nos relations avaient toujours
été correctes, elles n'étaient nullement confiantes. Par ailleurs, la
rumeur publique lui attribuait la nomination, à des postes-clés, de
personnes qui lui étaient dévouées et lui servaient d'antennes. On
rapporte également qu'il s'était rendu compte que des hommes
qu'il pensait être de son bord, jouaient double jeu. Le nom de
Hachemi Zammal, nommé en août 1986 procureur général de
la république était, semblait-il, de ceux-là. On laissait entendre
que c'était le tandem Saïda-Skhiri qui était à l'origine de cette
nomination mais que Hachmi Zammal avait par la suite, comme
Saïda, changé de camp pour s'allier avec Zine Ben Ali.
Le 21 mai 1987, jour où Mansour Skhiri allait procéder à la
passation de service du ministère du cabinet présidentiel en ma
faveur, nous avions quitté Tunis vers 13 heures, pour nous rendre
au Palais de Carthage, dans la même voiture. C'était Skhiri qui
conduisait, les traits tirés. Ma voiture suivait avec nos deux
chauffeurs. Après un temps de silence, il me dit :
Je vais t'informer de quelque chose de très grave, garde-la
pour toi : il y a un groupe qui complote. Il comprend, en plus
du ministre de l'Intérieur Zine Ben Ali, Hédi Baccouche le
penseur, Abdelaziz Ben Dhia le juriste, Abderrazak El Kéû le
propagandiste et Hamed Karoui le sage. Ils se sont réunis plus
d'une fois à Sousse. Leur prochaine victime est Rachid Sfar.

393
Il ne précisa pas la source de cette information. De mon côté,
je m'abstins de la lui demander, persuadé qu'il ne me dirait rien. Je
supposai que Mansour Skhiri qui était resté longtemps gouverneur
de Sousse et de Monastir avant d'être nommé, en septembre 1985,
ministre directeur du Cabinet présidentiel, s'était à l'époque
attaché quelques informateurs qui lui étaient restés fidèles.
Cette information laconique qui me révélait que la lutte pour
la succession était beaucoup plus acharnée que je ne le pensais, me
laissa anxieux et perplexe. Mansour Skhiri me donnait 1 ' impression
de craindre quelque chose qui freinait ses initiatives et diminuait
son assurance. Il semblait se résigner face à la propagande
menée contre lui. J'avoue que je ne le comprenais pas : pourquoi
gardait-il le silence s'il possédait des renseignements précis ?
Pourquoi ne dénonçait-il pas au Président la cabale montée
contre lui ? Souhaitait-il, en me confiant cette information, que
je la communique au Président ? Mais quelles auraient été les
preuves qui m'auraient permis de l'authentifier ? Je conclus à
l'époque, que l'effacement de Skhiri devait probablement être
motivé par certaines activités inavouées qui risqueraient, si elles
étaient dévoilées, de se retourner contre lui.
Ce contexte me renforçait dans l'idée que, maintenant que
j'occupais le poste de ministre directeur du cabinet présidentiel,
le troisième dans la hiérarchie des membres du gouvernement,
je me devais de continuer à travailler en toute transparence, dans
le respect des limites qui m'étaient imparties, tout en restant
dévoué au Président et vigilant sur tout ce qui touchait l'intérêt
général. Étant foncièrement opposé aux intrigues, je me devais
de les dénoncer chaque fois qu'elles seraient authentifiées par des
preuves évidentes et pas seulement par des rumeurs ou des « on-
dit» comme cela est malheureusement si fréquent chez nous.
Ma longue expérience des intrigues du palais puis du ministère
de l'Éducation, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche
scientifique m'avaient appris la méfiance et m'avaient édifié sur
les pièges que l'on pouvait vous tendre, les peaux de banane que
l'on pouvait vous jeter et la facilité avec laquelle vous pouviez
voir la situation se retourner contre vous si, sans être soutenu par
un groupe, vous preniez le risque de dépasser les strictes limites
du rôle ou des responsabilités qui vous étaient impartis ou si vous
aviez le malheur de succomber à une tentation.

394
Si les prérogatives du ministre de l'Enseignement
supérieur et de la Recherche scientifique et celles du ministre
de l'Éducation nationale étaient claires et définies, je cherchais,
dès le début de mes nouvelles charges, à préciser celles dévolues
au ministre directeur du cabinet présidentiel. Ces prérogatives
étaient régies par trois décrets datés du 17 avril 1972 (décrets
72-135, 72-136 et 72-137). Je relevais ainsi, dans l'organisation
de ce département, certaines lacunes dont au moins deux étaient
importantes. L'article 5 du décret 72-135 prévoyait que le cabinet
présidentiel avait pour charge de centraliser tous les documents
à soumettre à la signature du Président de la République. Or
je constatai que cette clause n'était pas appliquée. Le courrier
était présenté directement au Président par le Premier ministre.
Cela me préoccupait d'autant plus qu'au cours des séances de
signature, le Président portait son attention, beaucoup plus aux
explications et commentaires de son Premier ministre, qu'à la
lecture des documents soumis à sa signature. Le second point
concernait la sécurité du palais qui échappait au contrôle de la
Présidence et relevait du ministère de l'Intérieur. Le ministre
directeur du cabinet présidentiel n'avait aucune autorité sur
l'organisation ni sur la gestion de la garde présidentielle. L'article
9 du décret 73-135 se limitait à mentionner que le cabinet devait
prêter son concours pour rendre plus aisée la mission de la garde
présidentielle. Mes prédécesseurs s'étant accommodés de cette
situation, je ne voyais pas comment je pouvais la modifier sans
risquer de soulever des réactions de mécontentement, tant du
Premier ministre, Rachid Sfar, que du ministre de l'Intérieur, Zine
Ben Ali et de Saïda Sassi, son alliée, ainsi que du Président lui-
même qui aurait pu me reprocher de douter de la confiance qu'il
plaçait dans des membres de son gouvernement.
La correspondance était abondante. Une vingtaine de lettres
environ était quotidiennement, directement adressée au Président
de la République, sans compter les rapports officiels, les projets
de textes de loi présentés par le premier ministre, et surtout,
les nombreuses missives de protestation émanant d'Amnesty
International et d'autres organisations du genre. J'adressais
systématiquement ces dernières au ministre de l'Intérieur,
titulaire du département qui était à l'origine de ces plaintes.
J'informais le Président du contenu de certaines de ces lettres

395
et sollicitais parfois son avis sur la réponse à donner. Quant
aux lettres dont la solution relevait de tel ou tel ministère, je les
acheminais vers les ministères concernés en suggérant parfois la
ligne de conduite à adopter, selon les directives du Président ou
telle que je la concevais. Je supervisais les activités du protocole
ainsi que la gestion de tout ce qui touchait au palais, à l'exception
de la sécurité qui était assurée par le ministère de l'Intérieur et
du contrôle des achats et des dépenses alimentaires journalières
du palais qui était assuré par Mahmoud Belhassine, chargé de
mission à la Présidence, et non conseiller comme cela a été avancé
dans la presse étrangère . Je prenais en charge le courrier que le
63

Président envoyait à ses collègues chefs d'État. Avec l'Attaché


du cabinet présidentiel, je rédigeais les discours du Président
aux réunions, sommets et organisations internationales, après
avoir reçu ses recommandations. Je fixais les rendez-vous du
Président avec les membres du gouvernement ainsi qu'avec les
personnalités tunisiennes et étrangères. J'étais informé de l'objet
des entrevues mais je ne connaissais pas, au préalable, le contenu
exact des documents destinés à lui être présentés ou ceux qui
devaient recevoir sa signature.
Les audiences se déroulaient dans le bureau présidentiel
suivant un protocole bien défini. Le Premier ministre y était
reçu, pratiquement tous les jours : il arrivait vers 8 heures 30 et
se rendait à la bibliothèque. J'accompagnais le Président vers 9
heures à son bureau. De son côté, le chef du protocole prévenait
les photographes et introduisait le Premier ministre auprès du
Président. Celui-ci se levait, saluait son hôte puis se rasseyait.
Le Premier ministre prenait place en face de lui, à droite et le
ministre directeur du cabinet à gauche. Leur besogne terminée,
le chef du protocole invitait les photographes à quitter, avec lui,
le bureau. Le Premier ministre exposait les problèmes de l'heure,
interrompu de temps à autre par le Président qui demandait des
précisions et donnait ses directives. Souvent, un débat s'engageait.
La durée moyenne de l'audience avec le Premier ministre était
d'une demi-heure à une heure. Le Président poursuivait ensuite
ses audiences avec d'autres membres du gouvernement, du Parti,
des organisations nationales ou des personnalités tunisiennes ou

63. Jeune Afrique n° 142 du 18 novembre 1987 p. 60, sous la plume de Hédi Dhoukar.

396
étrangères, selon le programme arrêté par le ministre directeur
du cabinet présidentiel, avec l'aval du Président. Ces rencontres
se tenaient toujours en présence du ministre directeur du cabinet
présidentiel et souvent aussi, du Premier ministre. Elles ne
dépassaient généralement pas dix à quinze minutes chacune.
Au cours de ces audiences, je remarquais que les lignes
générales de la politique étrangère étaient toujours tracées par le
Président lui-même, alors que celles des autres secteurs, notamment
les secteurs administratif, économique et culturel, l'étaient par
les ministres auxquels le Président faisait entièrement confiance,
les orientant pour travailler dans l'intérêt général et n'interférant
dans leur domaine que s'il constatait des insuffisances. Chacun
des ministres lui soumettait des comptes rendus mensuels ou
bimensuels sur la marche de son département. Le Chef de
l'État les écoutait attentivement, exigeant d'eux des faits ou des
propositions concrètes plutôt que des analyses ou des hypothèses.
Chacun était responsable de son secteur. Dès que l'un d'eux se
fourvoyait dans le domaine d'un autre, il le rappelait à l'ordre et
lui demandait des explications sur l'origine de ses informations
ou les raisons de ses suggestions. Ces entrevues étaient souvent
égayées par des traits d'esprit, des citations de grands penseurs,
d'hommes politiques et écrivains arabes ou étrangers ou encore
par des rappels historiques d'événements importants, des versets
du Coran ou des paroles du prophète (Hadith). Les invités
sortaient impressionnés par l'esprit de synthèse, la pertinence des
réparties, des analyses politiques et des opinions du Président,
ainsi que par sa culture générale. Ses ennuis dentaires avaient
pratiquement disparu depuis la mise en place du bridge du docteur
Amsterdam. Son arthrose cervicale, responsable de la douleur
de sa main, s'était stabilisée. Ses colères et sa fixation sur ses
insomnies s'étaient amendées depuis le départ de Wassila, ce qui
avait rendu possible l'allégement de la thérapeutique.
Depuis le départ de Wassila, le Président se réunissait le
matin vers 8 heures avec Mansour Skhiri, Mahmoud Belhassine
et Saïda Sassi. A partir de mai 1987, je remplaçai Mansour Skhiri.
Après la nomination de Zine Ben Ali comme premier ministre,
en octobre 1987, il lui arrivait de se joindre à nous comme il
arrivait parfois à Hédi Mabrouk de le faire. La présence de Zine
Ben Ali avait été proposée au Président par Saïda Sassi et celle

397
de Hédi Mabrouk par Mahmoud Belhassine. Bourguiba Jr était
toujours le bienvenu à ces réunions matinales, mais ses visites
étaient loin d'être régulières. Saïda Sassi arrivait au palais à 20
heures pour le dîner et la veillée. Elle y passait la nuit et le quittait
le lendemain vers 9 heures pour n'y revenir qu'à 20 heures.
Mahmoud Belhassine arrivait vers 8 heures, quittait le palais à 9
heures pour revenir vers 11 heures. Il faisait au Président la lecture
des journaux en langue française, participait au déjeuner, quittait
à nouveau le palais vers 13 heures pour y revenir à 17 heures et
en repartir immédiatement après le dîner, vers 20 heures 30. Moi-
même, depuis la reprise de ma fonction de médecin personnel du
Président en 1979, outre deux ou trois visites hebdomadaires, le
matin, seul ou accompagné de confrères spécialistes, j'arrivais au
palais vers 17 heures pour retourner chez moi à 19 heures lorsque
le Président rentrait dans sa chambre pour se reposer avant le
dîner, pour lequel il me retenait parfois. A partir de 1985, pendant
les absences de Wassila de plus en plus fréquentes, je restais
régulièrement pour le dîner et la veillée. Après ma nomination au
poste de ministre de l'Éducation, de l'Enseignement Supérieur
et de la Recherche scientifique, je limitai ma présence au dîner
et à la veillée. Mais, une fois chargé du cabinet présidentiel, au
mois de mai 1987, je passai pratiquement toute la journée au
palais où j'anivais le matin à 8 heures. A 13 heures, après le
déjeuner, selon mes obligations, je me rendais généralement à
l'Institut Pasteur jusqu'à 16 heures 30 ou bien je travaillais à
l'administration du cabinet présidentiel au palais de Carthage. Je
rejoignais le Président après sa sieste, à 17 heures, et ne le quittais
que vers 23 heures pour rentrer à mon domicile à Tunis. Ceci,
à l'exception du dimanche où je ne participais qu'au repas de
midi auquel le président conviait également Sadok Boussofara,
Béchir Zarg El Ayoun, Khalifa Haouas, Mohamed Sayah, Souad
Lyagoubi et Zakaria Ben Mustapha. Fatma Chamakh, enseignante
à l'Université, était parfois également invitée.
Ainsi, en dehors de ses moments de repos en fin de matinée,
avant le déjeuner, puis de 13 h30 à 17 h et de 20 h30 à 21 h,
j'étais, depuis ma nouvelle charge au cabinet présidentiel,
constamment présent aux côtés du Président, aux réunions du
matin, aux audiences officielles, aux promenades, aux séances
de lecture de la presse du matin et de l'après-midi, au déjeuner,

398
au dîner et à la veillée. L'administration du cabinet présidentiel
étant sur place, au palais, cela me permettait de me soustraire à
certaines séances de lecture et de profiter des périodes de repos
du Président pour contrôler ou avancer mon travail. Je dois
reconnaître que j'étais secondé par un journaliste de talent que
j'avais chargé de mission à la Présidence, Hamadi Ben Hammed.
Ainsi, depuis ma nomination comme membre du gouvernement,
j'avais interrompu mon enseignement à la Faculté, à partir de la
rentrée d'octobre 1986, mais conservé mes charges à l'Institut
Pasteur où, comme je l'ai dit plus haut, je me rendais souvent de
13 heures à 16 heures 30, pendant la sieste du Président.
La confiance accordée par le Président aux membres de son
gouvernement, la franchise et la transparence avec lesquelles il
traitait les affaires de l'État étaient des constantes de son caractère
qu'il importe de connaître si l'on veut interpréter valablement son
comportement vis-à-vis de ses collaborateurs. Il avait une grande
faculté d'écoute et savait modifier éventuellement son point de vue
à la lumière de leur avis, lorsque celui-ci était bien circonstancié
et étayé par des arguments objectifs. Mais il était intransigeant
sur un point : il ne pouvait admettre qu'on le contredise en public.
J'avoue que j'ai toujours été impressionné et séduit par la probité
intellectuelle et morale de cet homme, sa foi dans les principes,
son sens de la justice et de la dignité, son respect envers ceux
dont le comportement inspirait le respect, même s'ils n'étaient
pas d'accord avec lui. Il détestait la mauvaise foi, le laisser-aller
et les familiarités et méprisait ceux qui manquaient de principes,
de courage ou de sérieux. Son principal souci était invariablement
de prévenir le pays de tout bouleversement qui risquait d'altérer ce
qu'il avait patiemment édifié.
J'avais eu d'assez nombreux contacts avec Zine Ben Ali
lorsque j'étais à la tête du MEESRS. Ces contacts étaient
devenus plus fréquents, depuis de ma nomination au Cabinet
présidentiel, pour devenir quotidiens à partir du 2 octobre 1987,
date de sa nomination comme Premier ministre en remplacement
de Rachid Sfar. Pourtant, il restait pour moi insondable dans son
comportement, son regard, sa manière de concevoir et de présenter
les problèmes. Tout ce qui l'entourait me semblait manquer de
naturel, sa prévenance envers le Président me semblait excessive.

399
Je n'arrivais jamais à saisir le fond de sa pensée car la discussion
avec lui tournait court. Les sujets qu'il soulevait concernaient
généralement les intégristes et les menaces que ceux-ci projetaient
contre les membres du gouvernement. Mais même sur ce sujet, la
discussion n'était jamais suivie et argumentée par des faits ou des
idées qui s'enchaînaient. Elle se limitait à des mots, des histoires,
des affirmations, des diffamations qu'il lançait, avant de s'arrêter
pour écouter son interlocuteur.
Le soutien apporté par Saïda à Zine Ben Ali continuait à
renforcer sa position dans le gouvernement. Tandis que la presse
tunisienne lui rendait hommage pour sa rigueur contre les opposants
et pour son dynamisme à les poursuivre, la presse étrangère le
qualifiait d'« homme de la répression », de « général, ex-chef de la
sécurité, qui a écrasé les émeutes du pain, celui qui a noyé dans le
sang les manifestations spontanées des pauvres » ou le décrivait 64

comme « l'officier à poigne dont les ambitions ne semblent pas se


limiter à l'unique perspective de ministre de l'ordre » . 65

Puis soudainement, quelques jours après le départ de Mansour


Skhiri de la direction du cabinet présidentiel, en mai 1987, on
assista à une véritable mutation des décisions de Zine Ben Ali
face à certains problèmes et à un retournement spectaculaire de
l'image que la presse étrangère donnait de lui. On y découvrait
notamment que « Ben Ali s'est forgé ces derniers mois une
image de libéral, s'opposant tant aux condamnations à mort
qu'à la suppression de la Ligue des Droits de l'homme que les
'durs' appelaient de leurs vœux » , ou que « Revenant sur les
66

événements de Gafsa du 27 janvier 1980, le général Ben Ali avait


tout prévu. Mais ses rapports finissaient dans la corbeille à papier
du Premier ministre d'alors » , ou encore que Zine Ben Ali était
67

qualifié de...« colombe » . 68

Le 23 mai, le procès intenté contre le secrétaire général de


la Ligue des Droits de l'Homme, Khemais Chamari, fut ajourné.
Le 27 mai; le leader syndicaliste Habib Achour, incarcéré depuis

64. Actuel n° 79, année 1986, sous la plume de Frédéric Joignot, pp. 142-9.
65. L'Express n° 1899 du 23 mai 1986 sous la plume de Christian Hoche.
66. Le Point n° 785 du 11 octobre 1987, p. 51.
67. Le Figaro du 3-4 octobre 1987, sous la plume de François Luizet.
68. Le Figaro du 28 septembre 1987, sous la plume de François Luizet.

400
le 31 décembre 1985 fut libéré et mis en résidence surveillée. Le
28 mai, la grâce fut accordée aux 13 militants de gauche dont la
condamnation à six mois de prison avait été confirmée en appel
quelques jours auparavant. Les tracasseries contre Wassila et
contre certains membres de sa famille furent suspendues. Seule
persistait la répression contre les intégristes.
Que s'était-il passé au cours de ce mois de mai 1987, qui
pouvait expliquer cette volte-face en faveur des libertés ? Deux
documents vont pouvoir nous éclairer.
1. Le rapport du général Vernon Walters . A la suite des69

troubles de mars-avril 1987 à l'Université, de la prétendue


connivence des islamistes avec l'Iran et des nouvelles alarmantes
diffusées par la presse, 1 ' Amérique, soucieuse d'être bien informée
de la situation dans la région, avait chargé le général Vernon
Walters, son ambassadeur itinérant, d'effectuer une tournée au
Maghreb. Sa visite en Tunisie avait comporté une audience avec
le Président de la République et des entretiens avec certains
membres du gouvernement. A son retour à Washington, il avait
remis à la Maison Blanche, fin mai 1987, un rapport mentionnant
que le général Ben Ali était le seul dirigeant tunisien capable de
préparer sans heurts une seconde république tunisienne, car il était
en mesure de concilier les diverses tendances pro-occidentales,
à commencer par celles des leaders, y compris ceux qui étaient
alors en exil et que son programme comportait les trois étapes
suivantes : amnistie générale, reconnaissance officielle des partis
et groupes politiques non violents, réinsertion des leaders dans la
vie politique. À la suite de cette visite, un nouvel ambassadeur
d'Amérique en Tunisie, Robert Pelletreau, qui parlait parfaitement
la langue arabe, fut désigné.
Ce serait donc à la suite de son entrevue avec le général
Vernon Walters, en avril 1987, et des promesses qu'il aurait faites
à ce dernier, que Zine Ben Ali avait pris les mesures de clémence
énoncées plus haut vis-à-vis d'un certain nombre d'opposants.
L'on comprend que ce revirement total visait à camoufler
l'image d'homme de la répression donnée jusqu'ici par la presse
occidentale. Pour répondre au souhait de l'Amérique, il lui fallait

69. Hebdomadaire Lettre d'Afrique n° LA39/87 du lundi 12 octobre 1987, 8 rue


Mandar, 75 002 Paris. Notons qu'en 1962, Vernon Walters, alors colonel, exerçait
les fonctions de directeur de la CIA de Rome.

401
endosser l'image d'un homme libéral, capable de concilier les
diverses tendances pro-occidentales tout en se trouvant dans
l'obligation d'obéir à un Président vieillissant, mal influencé par
son entourage.
2. Un mois après cette entrevue, un article du Washington
Post décrivait ainsi le Président :
«... vieillissant et imprévisible, ressemblant au roi Lear de
Shakespeare, refusant de mourir ou de se retirer, menant une
campagne de liquidation du MTI, bravant la religion musulmane
en buvant du jus d'orange devant les caméras de télévision pendant
le mois de Ramadan, manipulé par des courtisans qui s'adonnent
à leur lutte pour la succession... Beaucoup de Tunisiens sont dans
l'amertume, certains sont mécontents à cause de la prolifération
des forces de police engagées pour repousser toute expression
d'opposition.... Bourguiba, se démarquant de son habitude de
déléguer ses pouvoirs, a commencé il y a une année, à exercer
un pouvoir effectif malgré les efforts de certains qui avaient
essayé de modérer sa tendance à la vengeance ... Conseillé par
les sycophantes du palais, il a démis de ses fonctions son ancien
ministre Mzali, réduit au silence la presse indépendante et les
partis d'opposition politique... Le mois dernier, il a porté un coup
à la Ligue des droits de l'homme dont la fondation remonte à une
dizaine d'années et qui était une source de fierté dans le monde
arabe, en arrêtant son secrétaire général... Un leader préférant
garder l'anonymat a déclaré que «la Tunisie qui se distinguait
jadis, dans le Tiers Monde par ses pratiques démocratiques, est
en train de rejoindre rapidement les rangs des pays totalitaires où
les droits de l'homme sont bafoués et où les libertés publiques
sont inexistantes.» « Un tel pessimisme est la résultante d'une
prémisse, de plus en plus partagée, selon laquelle, tant Bourguiba
que ses conseillers, ne comprennent pas que le genre d'intégrisme
existant en Tunisie est typiquement tunisien. » écrivait-il en
conclusion. 70

70. Washington Post du 31 mai 1987, sous la plume de Jonathan Randal. L'auteur de
l'article porte le prénom Jonathan, connu dans l'histoire biblique pour être le fils de
Saiil, ami de David, vainqueur des Philistins. Je m'explique donc que tout ce fiel
soit distillé par un sioniste qui ne pardonnait pas à Bourguiba d'avoir provoqué la
condamnation d'Israël à la suite du bombardement de Hammam Chott en 1985.

402
Quel était cet entourage taxé de sycophantes du palais, de 71

courtisans qui manipulaient le Président et s'adonnaient à la lutte


pour la succession ? La presse étrangère parlait du « groupe des
quatre ». En fait ce « groupe des quatre » avait été réduit à trois
depuis le départ du palais, le 16 mai, de Mansour Skhiri. Il ne
restait donc que Saïda Sassi qui passait sa journée au ministère
de l'Intérieur et revenait, le soir, relater au Président les prouesses
policières de Zine Ben Ali contre les intégristes, Mahmoud
Belhassine qui venait faire la lecture au Président et était, par
ailleurs, occupé par la gestion de l'Office du Thermalisme et de la
municipalité de Korbous et moi-même, essentiellement préoccupé
par mes multiples responsabilités politiques et médicales et
qui, connaissant l'aversion du Président pour les intrigues et
partageant avec lui ce trait de caractère, n'interférais jamais
dans les problèmes qui dépassaient mes prérogatives. Quant à
l'accusation de « s'être démarqué de son habitude de déléguer
ses pouvoirs », elle était inexacte. Il est vrai que la rectification
du diagnostic de sa prétendue dépression et la régression de
ses insomnies, avaient permis à Bourguiba de reprendre ses
activités. Il est vrai aussi que chaque fois que le pays traversait
une crise, le Président retrouvait sa vigueur pour redresser la
barre. Mais il n'avait jamais changé de ligne de conduite depuis
janvier 1977. Son rôle se limitait à désigner le premier ministre,
à choisir les membres du bureau politique et à avaliser le choix
des membres du gouvernement, tout en les conseillant et en
intervenant le cas échéant. Il avait agi ainsi, le 7 mai 1977, à
la demande de Hédi Nouira et de Tahar Belkhodja en instituant,
pour la première fois en Afrique du Nord, une Ligue des droits de
l'homme et en donnant son accord pour la parution d'un journal
d'opposition, Errai. Il avait agi ainsi, le 23 décembre 1977, à la
demande de Hédi Nouira en limogeant Tahar Belkhodja de son
poste de ministre de l'Intérieur, malgré le fort soutien de Wassila.
Il avait agi ainsi, le 8 août 1980, lorsque Mohamed Mzali lui
avait demandé de supprimer la fonction de procureur général de
la république. Il avait agi ainsi, en 1981, en suivant Mohamed
Mzali dans sa politique libérale. Il avait agi ainsi, en juillet 1984,

71. Sycophantes : délateur, mouchard, et par extension espion, fourbe. (Dictionnaire Le


Petit Robert).

403
à la demande de Mohamed Mzali, en désignant 13 nouveaux
gouverneurs, inconnus de lui, se départissant d'un contrôle direct
de ses représentants dans les régions. Il avait agi ainsi, le 10 mai
1986 sur la proposition de Mohamed Mzali et Zine Ben Ali en
rattachant la direction du culte au ministère de l'Intérieur alors
que cette direction relevait, depuis l'Indépendance, du premier
ministère. Il avait agi ainsi sur proposition de Mohamed Mzali
en confiant la direction du Parti à Hédi Baccouche, bien que
compromis dans l'affaire des coopératives, puis en le désignant
vice-président du Congrès de juin 1986. Il avait agi ainsi lorsque
Mohamed Mzali lui avait demandé, en mai 1986, de libérer Habib
Achour et de grâcier les militants de gauche. Il avait agi ainsi, le
27 juillet 1986, à la demande de Rachid Sfar et Zine Ben Ali
en rétablissant la fonction de procureur général de la république
et en nommant à sa tête Hachemi Zammal. Bref, il suffisait
qu'un membre du gouvernement lui avance des raisons logiques
s'intégrant dans une politique cohérente pour que le Président
donne son approbation. On peut dire que depuis 1977, il avait
réduit sa présidence à vie à une sorte d'autorité morale qui lui
permettait de contrôler la bonne marche du gouvernement et du
parti et à arbitrer, en jugeant sur les résultats.
Il était à mille lieux de se douter de l'ampleur de la répression
policière ou d'imaginer que les membres du gouvernement
auraient pu lui dissimuler certains errements dans la marche du
pays. Pouvais-je me hasarder à le faire sans soulever les foudres
du ministre de l'Intérieur et de Saïda Sassi et sans encourir le
risque d'une accusation mensongère, orchestrée par les brigades
secrètes du ministre de l'Intérieur ?
Une rumeur persistante se répandait à l'époque à propos
d'une éventuelle démission de Hédi Mabrouk. L'hebdomadaire
Le Point faisant état de cette rumeur, avançait une explication:
Hédi Mabrouk, ministre des Affaires étrangères, a préféré
prendre du champ. Il est venu se soigner à Paris, fort à propos,
pour marquer son désaccord avec lapolitique du premier ministre.
Son message signifiait que le combat contre les intégristes est
indispensable, mais ne doit pas passer par une répression sans
discernement qui risque de les transformer en martyrs. 72

72. Le Point n° 771 du 29 juin 1987, p. 63.

404
Le Président, informé le 23 juin par le professeur Roger
Perez de l'hospitalisation, à Paris, de Hédi Mabrouk pour un
bilan de santé, me chargea, en accord avec le Premier ministre,
des fonctions de ministre des Affaires étrangères par intérim. Je
dois dire que je n'ai jamais compris les véritables mobiles du
décrochement de Hédi Mabrouk. A-t-il vraiment été malade ?
Était-il en désaccord avec la politique répressive du premier
ministre ? Ou était-ce une échappatoire pour ne pas avoir à
informer le Président de la teneur de l'article du Washington
Post du 31 mai 1987 ? Quoi qu'il en soit, le 1 juillet, alors que
er

j'assurai cet intérim, je reçus sous bordereau DAn°001305, signé


par le directeur des Affaires politiques pour l'Amérique, adressé
au ministre directeur du cabinet présidentiel pour information,
une copie de l'article du Washington Post accompagnée d'une
lettre explicative de notre ambassadeur Habib Ben Yahia. Il y
précisait que l'auteur de l'article, Jonathan Randal, avait recueilli
ses informations de base lors d'un récent séjour en Tunisie,
effectué essentiellement dans le but d'interviewer le leadership
de l'OLP (message de presse n° 238 du 14 mai 1987). Habib Ben
Yahia ajoutait que Randal avait couvert la guerre de libération
de l'Algérie et avait noué des relations d'amitié dans les années
soixante avec Ahmed Mestiri, secrétaire général du MDS, alors
ambassadeur de Tunisie à Alger.
Ni l'article, ni la lettre de notre ambassadeur n'ont été portés
à la connaissance du Président. Pour ma part je m'abstins de lui en
parler, estimant que cet événement était antérieur à mon intérim,
et que, de ce fait, il appartenait au Premier ministre ou au ministre
de l'information de le faire.
L'écho d'un courant de clémence et de mansuétude voulu
et engagé par Zine Ben Ali se précisait dans la presse étrangère.
Cette propagande était l'œuvre de son ami Abderrazak El Kéfi,
ministre de l'Information, et de certains journalistes qui avaient
rejoint leur clan.
La répression, l'extrémisme et l'intolérance, initialement
reprochés à Mansour Skhiri, étaient maintenant attribués à
un Bourguiba « vieillissant, influencé par les sycophantes du
palais », alors que Zine Ben Ali devenait colombe, symbole de
douceur, de détente et de paix. Illustrant cette désinformation,

405
des photographies, pour le moins, désavantageuses du Président
accompagnaient parfois les articles de la presse étrangère.
Les médias occidentaux reproduisaient ce qu'on voulait bien
leur raconter. Le Président qui ne doutait pas que les mesures
policières prises par son ministre de l'Intérieur visaient à endiguer
« l'exportation de la révolution iranienne » et à ramener le calme
dans le pays, opposait un franc mépris à ces journalistes qui
mettaient les désordres que traversait le pays sur le compte de la
lutte pour la succession. Le quotidien Le Monde qui avançait ce
prétexte dans un éditorial intitulé « Les déçus du bourguibisme » 73

fut suspendu de vente en Tunisie, pendant plusieurs mois. Dans le


même temps, les journaux tunisiens s'évertuaient à faire l'éloge
de Bourguiba et à décrire les exploits de Zine Ben Ali dans la
chasse aux intégristes. L'Action, reproduisant une traduction du
quotidien cairote. ElAhram, écrivait notamment :
Zine Ben Ali, ministre de l'Intérieur, n'a rien exagéré en
annonçant devant la Chambre des députés que les éléments
déstabilisateurs ne cherchaient pas seulement, avec l'aide de
l'Iran, à montrer leur hostilité au régime, mais à renverser ce
dernier à la faveur d'une confrontation directe. 74

Le même quotidien rapportait, quelques jours plus tard :


L'opération lancée par les unités de la Sécurité contre le
quartier général du mouvement a permis de tomber sur un
véritable arsenal constitué de couteaux, de poignards, de bombes
à gaz, de coups de poing américains, de barres de fer, de billes de
plomb, de clous recourbés en forme de tripodes servant à crever
les pneus des véhicules, de même que divers instruments utilisés
dans les arts martiaux. 75

Jeune Afrique, non sans une pointe d'ironie, remarquait :


Il est significatif de noter que « l'arsenal » saisi, fin mai, parla
police lors du démantèlement d'un « quartier général » intégriste
à Tunis ne comportait ni explosifs ni armes à feu. 76

Les médias tunisiens reproduisaient force photographies


de ces 'instruments' et autres cagoules, voitures, mobylettes,
cassettes vidéo, magnétoscopes, machines à écrire,... ajoutant :

73. Le Monde du 25 avril 1987.


74. L'Action 22 mai 1987.
75. L'Action du 27 mai 1987.
76. Jeune Afrique n° 1380 du 17 juin 1987, sous la plume de François Soudan.

406
Les services de la sécurité disposent d'autres données
apportant la preuve irréfutable de l'extrême gravité des dessous
et des plans de cette organisation clandestine visant à déstabiliser
le pays, à détruire les acquis de la nation et à compromettre la
sécurité des citoyens.... Les intégristes tunisiens cherchent leur
inspiration et leur financement auprès des mollahs et la vigilance
est de rigueur caries intégristes vont tenter de repartir à la charge
pour noyer l'échec qu'ils viennent d'écoper. Ils cherchent à
provoquer les forces de l'ordre dans le but de faire éclater une
réaction en chaîne. 77

Ainsi, mettant en pratique la formule de Jacques Attali « Le


monde appartient à celui qui crée l'information et qui la manipule »,
Zine Ben Ali avait pris soin de s'attacher l'information, pour en
faire un instrument de désinformation.
Le MTI s'élevait contre ces accusations et ces provocations.
Le 5 juin 1987, à l'occasion du 6 anniversaire de sa création,
ème

il diffusait un communiqué de huit pages, sous la signature


de Hamadi Jebali, dans lequel il répondait point par point
aux déclarations de Zine Ben Ali du 4 avril 1987. Après avoir
rappelé que le visa du MTI avait été refusé à trois reprises en
1981, 1983 et 1985, il précisait que ce mouvement s'inspirait
de l'Islam comme source de réflexion et de pratique, que c'était
un mouvement sunnite dont tout le monde connaissait les
positions, les objectifs, les moyens et les principes. Il insistait
sur le fait que le MTI n'était pas un mouvement religieux
théocratique, mais un mouvement politique qui soutenait les
acquis populaires du pays, le régime républicain, l'autonomie
des trois institutions : exécutive, législative et judiciaire, le
respect des droits de l'homme et l'accession de la femme à la
place qui lui revient au sein de la société. Il s'élevait contre les
attaques féroces et la campagne de liquidation menées par le
pouvoir, non seulement contre le MTI mais également contre
l'UGTT et la Ligue des droits de l'Homme. Il soulignait que le
ministère de l'Intérieur avait annexé la direction du culte avec le
dessein d'embrigader les mosquées. Il stigmatisait l'appareil de
répression qui séquestrait les parents comme otages, pénétrait
de force dans les maisons, terrorisait enfants et vieillards à des

77. L'Action du 27 mai 1987.

407
heures tardives, estimant que notre pays n'avait jamais connu
une telle campagne de liquidation, même lors de la colonisation.
Il expliquait que pour justifier cette liquidation et ces crimes,
le régime accusait le MTI de suivisme et de collusion avec un
régime étranger dans le but de renverser le régime en place et
imposer un modèle social étranger, ajoutant que, malgré les
moyens dont il disposait, le pouvoir avait toujours échoué et
n'avait jamais pu présenter de preuve formelle authentifiant une
éventuelle collaboration avec une quelconque partie étrangère,
des donations ou d'autres formes de subvention.
L'hebdomadaire Jeune Afrique rapportait :
Une quinzaine de procès « anti-casseurs » ont déjà eu lieu
à travers le pays depuis le 30 mai et se sont soldés par des
condamnations relativement lourdes... Les moyens employés
parla police pour réprimer les manifestations de soutien au MTI
sont considérables et souvent très musclées (blindés anti-émeute,
hélicoptères, ...). 7S

Le 4 juin 1987, sur proposition de Abelaziz Ben Dhia, nouveau


directeur du PSD depuis à peine deux mois, les cadres du Parti
étaient renforcés par la nomination de plusieurs responsables. 79

Le climat de tension et d'effervescence continuait à oppresser


le pays. Dans un article de Jeune Afrique, intitulé « Tout le monde
a peur » on lisait :
L'on a peur à la fois des intégristes et des services de l'ordre...
il suffit, même à l'âge de 17 ans, d'oublier sa carte d'identité à la
maison pour que l'on soit retenu pendant quelques jours au poste
de police... Certains jeunes sont enrôlés d'office dans l'armée...
Parfois ces contrôles prennent la forme de fouille à l'intérieur
des maisons, indépendamment des quartiers... Les bibliothèques

78. Jeune Afrique n° 1382 du 1 juillet 1987.


er

79. IL s'agit de trois directeurs adjoints (Moncef Hergli chargé de la presse, Fethi
Gargouri chargé de la jeunesse et Mustapha Masmoudi chargé de la formation et de
l'orientation), trois conseillers auprès du directeur du Parti (Mohamed Ben Lamine,
Salem Hjel et Kacem Azzak), quatre hauts responsables au sein de l'administration
(Lotfi Chaibi chargé du département des structures, Abdelkrim Belgaied chargé
du département des Relations extérieures, Ahmed Douiri chargé du département
des Affaires sociales et économiques et Ahmed Habassi chargé du département
des militants), trois directeurs de la presse du Parti (Mimoun Chatti à L'Action,
Mohamed Triki à El Amal et Houssine Maghrabi à Biladi) et uu nouveau secrétaire
général du comité de coordination de Tunis, Mohamed Salah Gharbi.

408
sont devenues plus suspectes que les petits bars à domicile. 80

Dans le même numéro, un article signé A K et intitulé « Un


musulman raconte » affirmait :
Ce qui se passe actuellement n'est pas dirigé contre les
islamistes mais contre les musulmans les plus pratiquants et les
plus mûrs. Hommes et femmes sont humiliés en pleine rue à cause
de la barbe ou du voile. Parfois il s'agit de vieillards de 70 à 80
ans. Les bibliothèques personnelles sont confisquées. Pendant le
ratissage des maisons, bijoux, argent, cassettes, jumelles, talkies-
walkies pour enfant, jeux électroniques sont subtilisés par les
agents qui fouillent. Même le Coran est confisqué.
Onze ans plus tard, en 1999, en feuilletant Jeune Afrique,
je remarquai une adresse signée A.K. et un article signé Ahmed
Kilani, intitulé «Bourguiba, un homme hors du commun».
L'auteur précisait :
Je n'ai jamais appartenu à son parti du temps où cet homme,
en maître absolu, régnait sur mon pays et y faisait la pluie et le
mauvais temps. Jamais je n 'ai dit ni écrit un mot gentil sur lui.
J'ai même connu les mauvais traitements policiers et goûté aux
plaisirs de la cellule, entièrement cimentée, d'un mètre sur deux.
En outre, j'ai toujours combattu le fanatisme et le chauvinisme
sous toutes ses formes. Je peux donc, la conscience tranquille,
porter un témoignage sur le génie de cet homme et sur son
œuvre tout simplement révolutionnaire. Un génie fait d'une
culture immense, d'un humanisme, d'une intelligence alliée à la
perspicacité, l'imagination, le courage surtout. ,. 81

L'adresse était écrite en gros caractères et ainsi libellée:


Monsieur le Président Habib Bourguiba
Je ne sais si votre santé vous permettra de lire ou d'entendre
lire ce texte. En tout cas, vous qui ne me connaissez pas et qui
n 'avez peut être jamais entendu parler de moi, vous à qui je me
suis opposé de 1961 à 1987, tout en nourrissant pour vous la plus
grande admiration, vous que je n'ai appelé quand vous aviez le
pouvoir absolu que « Monsieur le Président », vous de qui je n 'ai
cherché à recevoir la moindre faveur, vous qui aujourd'hui ne
pouvez rien me donner, daignez recevoir ce modeste cadeau, ces

80. Jeune Afrique n° 1395 du 30 septembre 1987.


81. Jeune Afrique n° 1980-81 du 22 décembre 1998 au 4 janvier 1999.

409
lignes que j'ai écrites un 3 août près de la petite demeure où vous
êtes né. Votre seule fortune que vous a léguée l'état tunisien...
L'histoire ne vous oubliera pas. Plus important pour vous encore
que l'histoire, votre pays que vous avez tant aimé ne vous oubliera
pas. Votre peuple ne vous oubliera pas, vous êtes le brillant
successeur de Jugurtha, d'Ibn Khaldoun, de Khiairedine. Je me
suis opposé à vous, Monsieur le Président parce que j'ai toujours
pensé et pense encore qu'un pays sans opposition démocratique
honnête avec elle-même et avec le peuple, vraie, crédible, un
pays sans une vraie liberté d'expression est un pays qui tôt ou
tard va à sa perte.
J'ai eu beaucoup d'admiration pour vous, Habib Bourguiba,
parce que vous êtes un géant du 20ème siècle.
Signé: A. K.
Je vois que A. K. a compris aujourd'hui d'où provenait « le
mauvais temps ». Je lui dirais simplement, sans avoir eu le plaisir
de le connaître, que le Président a bien eu écho de son article au
cours de la visite que j'ai eu l'honneur de lui rendre le 19 janvier
1999, en compagnie de Ahmed Kallala, à l'occasion de l'Aïd El
Fitr.
Jeune Afrique rapporte que pendant cette période Wassila et
Mohamed Mzali se sont rendus séparément à La Mecque. Ils se
sont rencontrés et ont été reçus séparément puis ensemble par le
prince héritier Abdallah, frère du roi Fahd. 82

En juin 1987, lors d'un séjour au Mornag - sa propriété privée


dite Saniet Koukia, acquise en 1964 - Bourguiba me fit part de
sa décision de céder ce bien, le seul qu'il possédât, au domaine
de l'État, pour l'adjoindre aux résidences de la présidence de la
république et me chargea de procéder aux démarches nécessaires
pour concrétiser ce don. Constatant qu'il était déterminé à le
faire, j'engageai les formalités en ce sens auprès du ministre de
la Justice, Mohamed Salah Ayari. C'est alors que l'examen du
titre foncier révéla que cette propriété avait été inscrite, à l'insu
du Président, au nom de la jeune Hager, née le 19 janvier 1959,
fille adoptive de Wassila Ben Ammar, épouse Habib Bourguiba

82. Jeune Afrique n" 1381 du 24 juin 1987, p. 26.

410
et ce, suivant acte notarié daté du 15 décembre 1964, établi sous
le témoignage de son tuteur, le gouverneur de Tunis de l'époque,
Béchir Bellagha et enregistré à la Conservation de la propriété
foncière,le 12mai 1965 sous len° 80914.Précisons que l'adoption
par le Président de Hager avait été effectuée le 25 décembre 1965.
Puis, par un contrat de vente établi le 21 juillet 1979, par Hager
à sa mère adoptive, Wassila Bourguiba s'était octroyée cette
propriété du Mornag pour la somme de huit mille dinars. Ayant
informé le Président de ces éléments, il fut fortement surpris et
me rappela que Wassila lui avait bien fait cette suggestion, mais
qu'il avait préféré acheter à Hager une maison à Tunis. Il avait
d'ailleurs, chargé Allala Laouiti de cet achat, à la veille de son
départ, le 17 novembre 1969, pour des soins en France. Sollicité
par le ministère de la Justice, Allala Laouiti confirma avoir
appliqué les instructions du président et présenta les documents
authentifiant les versements, en 1964, du montant de l'achat de
la propriété du Mornag ainsi que les factures des dépenses de la
construction de la résidence, en 1966, qui s'élevaient à 108 mille
dinars, couvertes par les fonds propres du Président. Aussi, en
l'absence de tout document étayant le don, par le Président, de la
propriété du Mornag à la jeune Hager, la Justice prononça, le 28
juillet 1987 (affaire n° 61720) l'annulation du titre de propriété
de Wassila et la cession de cette propriété à l'État tunisien pour
servir de résidence présidentielle.
En Tunisie, Zine Ben Ali ne cessait de persuader Bourguiba
de la menace intégriste. Il présentait au Président les armes
confisquées , et pour mieux l'inquiéter, racontait que les
83

intégristes parvenaient parfois à échapper à la police en raison de


la protection qu'ils trouvaient auprès d'une partie de la population.
Cela était d'ailleurs confirmé par certains journaux . Il concluait 84

souvent son exposé par une demande de moyens supplémentaires,


laissant entendre que le Premier ministre Rachid Sfar se retenait
de lui accorder les crédits nécessaires pour venir à bout de ce
danger qui planait sur le pays.

83. Clous à triple orientation pour crever les pneus, armes blanches, grenades, armes à
feu, chaînes, cagoules ... Ces instruments ont d'ailleurs été présentés plus d'une fois
à la télévision et ont fait la uue des quotidiens et des hebdomadaires.
84. Jeune Afrique n° 1397 du 14 octobre 1987.

411
Pour donner un aperçu du degré de détérioration du climat
politique dans le pays, je rapporte ici des échantillons du contenu
des correspondances qui me parvenaient de certains gouvernorats.
Parmi celles-ci, j'ai retenu des lettres émanant des gouvernorats
de Tunis (Ben Arous), Monastir, Kairouan, ... ainsi que de la
communauté tunisienne à Paris.
Le 13 février 1987, une lettre datée du 7 février 1987,
émanant d'un enseignant, relatait que lors d'une réunion tenue
en présence du Gouverneur et du secrétaire général du Comité
de coordination de Ben Arous, le Gouverneur avait proféré des
paroles très dures à l'encontre des enseignants destouriens, faisant
planer sur eux la menace de ce qui les attendait après le prochain
congrès des cellules destouriennes et la désignation des nouveaux
bureaux. L'auteur de la lettre ajoutait que de telles déclarations
étaient de nature à faire fuir toute personne des rangs du parti
destourien. Cette lettre signée : « un militant qui a été incarcéré
dans les prisons du colonialisme à Harrach en Algérie», bien
qu'anonyme, est crédible puisque son auteur précise qu'il suffit
de prendre connaissance du compte-rendu de cette réunion pour
vérifier ses déclarations.
De Bembla, je reçus deux lettres et deux télégrammes. Les
lettres étaient datées l'une du 5 avril 1987, la seconde du 16 avril
1987. La première, de cinq pages, était signée « Les militants
du PSD », la seconde émanait du président du conseil municipal
de Bembla. Ces deux lettres faisaient état de l'infiltration, à
l'occasion du dernier congrès des cellules destouriennes, de
nombreux membres de l'opposition, notamment du MUP de
Mounir Kachoukh. Elles signalaient que ces opposants avaient
pris le pas sur les destouriens et que leur succès avait été favorisé
par le secrétaire général du comité de coordination de Monastir,
Abdallah Bchir. Comme elles m'avaient été adressées en ma
qualité de membre du bureau politique, je jugeai qu'il était inutile
d'en informer le directeur du PSD, qui en avait certainement reçu
copie. Quant aux télégrammes, le premier m'avait été adressé
avant les attentats de Monastir et de Sousse du 2 août 1987, le
second après ces attentats. Voici le texte du premier télégramme,
émis par la poste de Monastir, le 29 juillet 1987, que j'ai adressé
le jour même au gouverneur de Monastir.
Monsieur le Président de la République à Monastir

412
Nous avons désavoué, dans des télégrammes et des
rapports antérieurs, les exactions inadmissibles du président
de la municipalité de Bembla, directeur général de l'Office de
Nebhana, à l'encontre de l'ancien et de l'actuel chefs du poste de
police de Bembla, du délégué de Bembla ainsi que des cadres du
PSD. Nous déplorons à nouveau ses agissements envers le frère
secrétaire général de la fédération destourienne, président de la
cellule et conseiller municipal. Il s'est, en effet, permis au cours
de la réunion tenue le 26 juillet 1987, d'utiliser des expressions
que je ne pourrais rapporter en raison du respect que je porte aux
cadres du Parti et aux valeureux principes bourguibiens. Aussi,
sollicitons-nous de votre part une intervention rapide pour mettre
fin à ces exactions.
Signatures : Mohamed Ibrahim, secrétaire général de la
fédération du Parti et président de la cellule destourienne, Salem
El Ajmi Jeribi, secrétaire général de la cellule destourienne
« Salem Bouhajeb », Mohamed Bdira secrétaire général de la
cellule de l'enseignement primaire
Le second télégramme avait été émis par la poste de Monastir
le 24 août 1987. Il était libellé comme suit :
Monsieur le Pivsident de la République à Monastir
Les militants de Bembla vous signalent qu 'après l'airestation
et la détention pendant plusieurs jours, au poste de police
de Bembla, du leader des intégristes de Bembla, Rachid ben
Laroussi Boulaaba, plusieurs rencontres secrètes ont eu lieu entre
le chef du poste de police, le secrétaire général de la fédération
destourienne et le président de la cellule destourienne « Salem
Bouhajeb ».Àla suite de ces rencontres, le chef de poste de police
a relâché ce leader qui a pris la fuite. Aussi, désavouons-nous
ce comportement irresponsable et demandons-nous l'ouverture
d'une enquête à ce sujet.
Remarque : le leader intégriste est le neveu du secrétaire
général de la fédération destourienne de Bembla.
Signatures :MongiBrahem,HassenBenAïcha,NejiElKaabi,
Jedidi Belhadj, Salem El Hadj, Ennaceur Mbarek, Abdelahmid
Bennour Baccar.
Ne sachant pas s'il y avait eu, entre le 29 juillet et le 24 août
1987, un changement du chef de poste de police de Bembla, j'ai
adressé ce second télégramme au ministre de l'Intérieur pour

413
enquête. J'ai ensuite tenté de soulever, au sein du bureau politique
restreint, ce problème qui impliquait certains responsables de
Bembla de connivence avec les intégristes. Mais chaque fois que
j'abordais ce propos, Abdelaziz Ben Dhia, nouveau directeur du
PSD, répondait que l'enquête était en cours. A ma connaissance,
cette enquête est restée lettre morte.
Le 13 août 1987, je reçus une lettre dactylographiée de
huit pages, adressée au Combattant suprême, émanant de Hadj
Abdallah Ben Mohamed El Farhani El Marzouki, président de
la cellule destourienne et vice-président de la municipalité de
Nasrallah. Il se plaignait de l'oppression dont étaient l'objet de
nombreux militants destouriens de la part du chef du poste de
police de la localité, Youssef Ben Habib El Jaziri, ainsi que de
son adjoint chargé des enquêtes, Mohamed Ben Ameur El Falah.
Il relatait qu'à la suite des sermons du vendredi, à la mosquée
de Nasrallah, qui fustigeaient l'orientation laïque du régime
menée par le Président Bourguiba, il s'était rendu en compagnie
du secrétaire général de la cellule, Hedhili Ben Mohamed Ben
Brahim Kadachi, pour signaler ces propos au chef de poste du
police. Celui-ci leur avait demandé de faire confirmer leurs dires
par des témoins. Quelques jours plus tard, Hedhili Ben Mohamed
Ben Brahim Kadachi, était agressé par les islamistes. Accusé
d'avoir été à l'origine de cette altercation, il était condamné à un
mois de prison par le tribunal régional de Bouhajla, alors que le
chef des islamistes n'était pas inquiété et poursuivait sa campagne
contre le régime. Le président de la cellule, Hadj Abdallah, s'était
alors adressé à Béchir Ben Said, secrétaire général du comité de
coordination de Kairouan pour lui indiquer l'endroit où étaient
imprimés des tracts incitant à la grève. Les islamistes, qui
eurent vent de cette dénonciation, décidèrent d'attenter à la vie
du président de la cellule de Nasrallah. C'est ainsi que Chaker
Ben Hamouda Marzouki, frère du chef des intégristes Habib Ben
Hamouda Marzouki, attendit Hadj Abdallah, le soir du 4 octobre
1986 à 22 heures trente, sur le chemin de son domicile et lui asséna
des coups de barre de fer sur la tête et les bras. A son appel au
secours etl'arrivée des voisins, l'agresseur s'enfuit. Les membres
de la cellule destourienne adressèrent alors des télégrammes de
protestation au président de la République, au ministre de la
Justice, au ministre de l'Intérieur, au procureur général de la

414
République, au gouverneur de Kairouan et au secrétaire général
du comité de coordination. Chaker Ben Hamouda Marzouki fut
accusé d'agression avec préméditation. Les intégristes chargèrent
deux avocats, Hassen Kaddah et Abdelwahab Khadhami de la
défense de l'accusé, à la suite de quoi l'agresseur fut libéré
alors que l'agressé dut vendre ses biens pour faire face à ses
dépenses de soins et à ses frais d'avocats. L'auteur de la lettre,
Hadj Abdallah, précisait « Le Président de la cellule destourienne
qui a milité depuis 1949 se trouve être victime d'une bande
d'intégristes grâce à l'aide de la police de Nasrallah, alors que
toute sa correspondance aux autorités est restée sans réponse ».
Il se demandait, en conclusion, où allait aboutir cette situation et
qui pouvait être capable d'arrêter l'oppression des destouriens.
Je remis cette lettre, le lendemain, en main propre, à Zine
Ben Ali, ministre d'État chargé de l'Intérieur, pour enquête.
Le 17 août 1987, arriva une longue lettre adressée au
Président de la République, émanant de Ahmed Ben Abdallah
Ejaâdi demeurant rue Abou Zooma El Balaoui à Kairouan.
L'auteur, commerçant de son métier, informait le Président
qu'il avait adressé deux lettres recommandées, la première au
ministre d'État chargé de l'Intérieur, la seconde au directeur
général de la Sûreté nationale, dans lesquelles il les informait
de l'aide et de la protection que certains responsables du
gouvernorat, dont deux hauts cadres de la police de Kairouan,
apportaient aux groupes islamistes de la région. Il leur demandait
de le convoquer pour qu'il puisse leur faire part d'informations
fondamentales mettant en jeu l'avenir du pays. N'ayant obtenu
aucune réponse, il se décida à écrire au Président pour raconter
comment ces intégristes avaient monté une affaire fallacieuse
qui avait entraîné son emprisonnement et pour lui demander de
sévir contre ces intégristes qui cherchaient par tous les moyens à
provoquer la discorde dans le pays, citant plus particulièrement
le groupe appelé « Ettabligh oua eddaâoua ». Notons que pendant
cette période, le directeur du PSD était Abdelaziz Ben Dhia et le
gouverneur de Kairouan, son ancien chef de cabinet au MEESRS,
Khaled Guezmir.
Le découragement des destouriens ne semblait pas se limiter à
la Tunisie, comme le montraient les lettres émanant de la « Section
du Dialogue », 4 rue Lacepède à Paris, animée par Fakhreddine

415
Mezzi. Dans ces lettres, ce dernier demandait d'ériger la section
en cellule, rappelant le blocage de ses initiatives et l'inertie du
président de l'Amicale, secrétaire général de la circonscription
destourienne de Paris, membre du comité central du PSD et
député. Fakhreddine Mezzi sollicitait la reconnaissance, par le
directeur du PSD, de cette section qu'il avait lui-même mise
sur pied, afin d'encadrer la communauté tunisienne à Paris. Par
lettre du 23 mars 1987, le directeur du PSD, Hédi Baccouche,
lui opposa un refus, précisant que sa section devait placer son
activité sous l'égide de la cellule de la 7 zone parisienne.
ème

Fakhreddine Mezzi s'adressa alors aux membres du bureau


politique pour se plaindre de cette décision, expliquant que sa
section comptait près de 200 adhérents, qu'elle était implantée
dans une zone où les Tunisiens sont conservateurs et très pieux
et qu'un encadrement actif semblait s'imposer pour éviter à cette
communauté de tomber dans le filet des intégristes. Aucune suite
ne sembla avoir été donnée à ces lettres adressées aux membres
du bureau politique du PSD.
Ainsi, ni les déclarations rassurantes du ministre de
l'Intérieur à l'Assemblée nationale, révélant que le gouvernement
avait «démasqué les terroristes et empêché l'extension de leurs
activités», ni le chaud et le froid qu'il distillait quotidiennement
au Président de la République, ni les divers mouvements de
gouverneurs, ni la rénovation et le renforcement des cadres du
Parti réalisés par Abdelaziz Ben Dhia n'avaient ramené le calme
et rétabli l'ordre dans le pays. Bien au contraire, certains membres
de la police et du PSD semblaient impliqués dans ces activités.
Le dimanche 2 août 1987, veille de l'anniversaire du Président
Bourguiba et jour de l'arrivée du prince héritier marocain
Mohamed, invité à assister aux festivités, eurent lieu une série
d'attentats dans des établissements touristiques à Sousse et à
Monastir. Quelques jours plus tard eut lieu une lâche agression
par jet d'acide sulfurique au visage de Mohamed Said Kidar,
procureur auprès de la Cour d'appel de Monastir.
Près de deux années plus tard, le 8 juillet 1989, le Cheikh
Youssef Ben Youssef, alors premier président du tribunal de
Monastir, me précisait qu'en fait ce n'était pas Saïd Kidar qui était
visé, mais lui-même. Les intégristes qui reprochaient à Bourguiba

416
la promulgation du code du statut personnel, lui tenaient grief
de sa vigilance dans la défense des droits de la femme et dans
son exigence dans l'application de ce code. Il me signala par
ailleurs qu'au cours de l'été 1987, un groupe de 36 intégristes,
inculpés, avait été déféré devant le tribunal de Monastir. Leur
chef, originaire de Ouardanine, n'était autre que le neveu (fils
de la sœur) de Abdallah Farhat, ancien ministre de la Défense et
ancien trésorier du PSD et de Mohamed Farhat ancien procureur
général de la République. Le ministre de la Justice, Mohamed
Salah Ayari, avait sollicité le Cheikh Youssef, à la demande du
ministre de l'Intérieur, Zine Ben Ali, afin qu'il ne prononce aucune
condamnation à l'encontre du chef du groupe. Cette demande
étant inexécutable, Cheikh Youssef Ben Youssef lui proposa une
autre solution, consistant à condamner l'ensemble du groupe mais
à ne pas appliquer la peine, ajoutant que si cette affaire parvenait
aux oreilles du Président Bourguiba, il pourrait toujours prétexter
son intention d'éviter d'offenser les habitants de Ouardanine qui
avaient joué un rôle important dans la libération nationale. Zine Ben
Ali, averti de cette solution, donna son accord et la condamnation
eut lieu, assortie d'un sursis. Est-il nécessaire de rappeler que
c'est Abdallah Farhat qui a rappelé Zine Ben Ali en Tunisie en
décembre 1977 après son éloignement à Rabat et qui lui a fait
abandonner la carrière militaire pour le charger de la direction de
la Sécurité nationale ? Et que c'est également Abdallah Farhat qui
a rappelé Hédi Baccouche en janvier 1978 pour le charger de la
préparation du congrès du PSD après son éloignement à la suite de
son inculpation dans l'affaire Ahmed Ben Salah ?
Le mercredi 5 août 1987, à Skanès, soit trois jours après les
attentats du 2 août, le Président devait accorder une audience à
son Premier ministre. Celui-ci arriva vers neuf heures. Zine Ben
Ali l'avait précédé au palais et s'était installé au salon devant
une tasse de café. Aucune audience avec le ministre de l'Intérieur
n'étant prévue ce jour-là, j'avisai le Président de l'arrivée de
Rachid Sfar. Il se rendit à son bureau où je le rejoignis avec le
Premier ministre. Au cours de l'audience, Rachid Sfar proposa
au Président la constitution d'un « Comité constitutionnel de la
République tunisienne », sorte de Comité des Sages, comprenant
dix membres choisis par le Président de la République et appelés

417
à le seconder dans l'exercice de ses fonctions afin, disait-il,
d'alléger sa charge. Rachid Sfar cita, entres autres, Bahi Ladgham,
Hédi Nouira, Habib Bourguiba Jr,... J'avoue avoir été très
surpris d'entendre le Premier ministre faire une telle proposition
sans que nous en ayons discuté au préalable, même au Bureau
politique restreint. Le Président écoutait sans broncher. Je gardai
mon calme, mais en mon for intérieur, je décidai de dire le fond
de ma pensée et de faire comprendre au Président que je n'étais
pas informé de ce projet. Une fois son exposé terminé, Rachid
Sfar présenta au Président le texte déjà prêt, portant création de
ce comité, (fac-similé page suivante). Je pris alors la parole pour
demander ce qui se passerait si l'opinion de ce comité se trouvait
en contradiction avec celle du Président. Après une courte
hésitation, Rachid Sfar déclara que le point de désaccord pourrait
retourner devant le comité.
- Cela veut dire que, dans la pratique, ce comité n'est pas
purement consultatif. Le Président se départirait donc d'une partie
de son autorité devant ce comité qu'il ne préside pas? lui dis-je.
- Cela pourrait faire l'objet d'une réflexion, répliqua Rachid
Sfar.
- Ne croyez-vous pas que cela retarderait l'application des
décisions et compliquerait les problèmes ? lui répondis-je.
Le Président intervint alors pour arrêter ce dialogue, ajoutant
qu'un tel Conseil n'était nullement opportun et bombant le torse, il
déclara qu'il était en bonne santé. Il leva la séance et quitta le bureau.
Rachid Sfar se rendit alors au salon où Zine Ben Ali l'attendait.
Plus personne n'évoqua par la suite ce projet, ni le Président,
ni Rachid Sfar, ni moi-même. Cependant, je reste persuadé que
l'idée d'un tel dessein n'a pas manqué de décevoir le Président et
qu'elle a joué en défaveur de Rachid Sfar. Je suis convaincu que
ce dernier n'en a pas été le seul concepteur. Malgré l'absence de
preuves concrètes, je ne peux m'empêcher de penser que ce projet
a été préparé de concert avec Hédi Baccouche et Zine Ben Ali,
puisque ce dernier, bien que sa visite n ' ait pas été programmée dans
l'agenda du Président qui ignorait même sa présence au palais,
était venu à Monastir pour connaître le résultat de l'entrevue de
Rachid Sfar. Peut-être pensait-on déjà à une structure légale qui
laisserait croire que le Président n'était plus en mesure d'assurer
ses fonctions ou était-ce un moyen de compromettre Rachid Sfar

418
419
aux yeux du Président pour en faire la prochaine victime comme
me l'avait confié Mansour Skhiri, le 21 mai 1987 ? Il est difficile
de le dire.
Le 6 août 1987, je reçus à titre confidentiel, en ma qualité
de ministre directeur du cabinet présidentiel, le bordereau n°234,
signé par Zine Ben Ali, renfermant un document non signé de
quatre pages, intitulé « Stratégie d'information » (fac-similé page
421 et suivantes). On y lisait notamment :
Il convient de faire ressortir le caractère de plus en plus
violent des agissements du réseau intégriste clandestin et de
mettre à nu ses véritables desseins subversifs et destructeurs de
manière à susciter auprès des Tunisiens une réaction d'aversion,
de rejet et de réprobation à l'égard de ces agissements et de
leurs auteurs. Plus encore, il s'agit d'exploiter l'événement en
vue d'entraîner une mobilisation générale contre le terrorisme
intégriste. Il semble indiqué, dans un premier temps, d'omettre
les expressions « khomainisme » et « khomainistes » déjà bien
ancrées dans l'opinion pour leur substituer des appellations plus
directes et plus conformes à la nature des derniers agissements
de ces groupes, à savoir celles de « terrorisme intégriste » et
de « terroristes intégristes », de mettre l'accent sur la volonté
délibérée de l'organisation clandestine de provoquer mort
d'homme, en perpétrant des attentats à l'explosif dans des
établissements fréquentés par un grand public (hôtels). Dans
cet ordre d'idées, il convient de souligner que de par son
tempérament, le Tunisien répugne à toute forme de violence et
de xénophobie et demeure, à l'image de son pays, un homme
d'ouverture, de contact et d'hospitalité. Vis-à-vis de la presse
étrangère, il convient de briefer ses représentants accrédités en
Tunisie dans le sens des termes de la stratégie ».
Contrairement à la stratégie d'information du 28 mars 1987 qui
avait pour thème « Les connivences régime iranien-ldiomainistes
tunisiens», celle du 6 août 1987, intitulée «Actes terroristes dans
des établissements touristiques » ne s'accompagna d'aucune
rencontre de presse. Elle émanait d'une commission mixte
Intérieur/Information comme l'indiquait l'en-tête du document,
donc d'une structure à même d'agir sur l'opinion, organisée par
le ministre de l'Intérieur et le ministre de l'Information, avec la
collaboration très probable de Hédi B accouche.

420
421
422
423
424
425
Il fallait se rendre à l'évidence : l'information était utilisée,
non pour rapporter des faits réels, mais comme stratégie pour
ancrer dans l'opinion des idées arrêtées à l'avance. Zine Ben Ali,
professionnel du renseignement, mettait en pratique toutes les
ficelles du métier dont il avait perfectionné les arcanes au cours
de son séjour à Varsovie de 1980 à 1984. Je trouve cependant
regrettable qu'au lieu d'utiliser son savoir-faire en matière
de renseignements et son talent dans les services secrets pour
renforcer les acquis et les valeurs de la nation et s'attaquer aux
maux de notre société : injustices, irrégularités administratives,
abus d'autorité et corruption, il ait préféré utiliser ses capacités
pour satisfaire ses ambitions en constituant des réseaux ayant pour
mission de manipuler l'opinion, d'ébranler l'État, de persécuter
les étudiants, les enseignants et les adeptes d'un mouvement
d'inspiration musulmane, en les accusant de tous les maux.
Le jeudi 20 août, un nouveau mouvement de gouverneurs
était réalisé dans de nombreuses régions : Kairouan, Jendouba,
Le Kef, Kasserine, Kebili, Tozeur, Ben Arous, Béja et Bizerte . 85

Face à la tension qui ne cessait d'augmenter au fil des jours


et à ce climat dans lequel la population avait peur à la fois des
intégristes et des forces de l'ordre, le Président, prenant en
considération les déclarations et les propositions de son ministre
de l'Intérieur donna son accord pour faire comparaître devant
un tribunal d'exception, sous l'inculpation d'atteinte à la sûreté
de l'État, les intégristes que Zine Ben Ali et Abderrazak El Kéfi
assimilaient maintenant à des terroristes, après les avoir taxés
de khomainistes. Le Président, en toute bonne foi, persuadé
du bien-fondé des déclarations de son ministre de l'Intérieur
et de la solidité des dossiers d'accusation, suggéra d'ouvrir les
audiences, non seulement au public tunisien, mais aussi aux
journalistes et observateurs étrangers afin que le procès se déroule
dans la transparence, de manière à apporter à tous, la preuve
de la culpabilité de ces « terroristes » et la complicité du MTI
avec l'Iran, comme cela lui avait été sans cesse réitéré par son
ministre de l'Intérieur, son Premier ministre, les médias tunisiens
et certains médias étrangers.

85. Dialogue n° 672 du 24 août 1987, p. 70.

426
Parmi les observateurs venus pour suivre le procès , signalons 86

la présence de Robert Crâne, attorney du district de Columbia


aux USA, de Waly Bacre du barreau de Dakar, membre du comité
exécutif d'Amnesty International, d'Alain Gardet, magistrat à
Paris et représentant de la Fédération internationale des droits de
l'homme, de Francis Lamand du barreau de Paris ainsi que de
Ahmed Seif al-Islam al-Benna, député au parlement du Caire,
fils de Hassan El Benna . De très nombreux journalistes étaient
87

également présents.
Un tribunal ne pouvant juger que sur des faits et des preuves
et pas seulement sur des rapports de police ou sur les déclarations
d'un membre du gouvernement, il fallait trouver l'homme idoine
qui accepte de défendre la position « gouvernementale » dans ce
procès. Le procureur général de la République, Hachemi Zammal
fut proposé pour présider les débats. Il fallait également lui assurer-
la majorité des voix au moment du verdict. On l'assista alors de
quatre assesseurs (deux conseillers à la Cour de cassation et deux
députés).
Le procès des 90 intégristes s'ouvrit le 27 août 1987, à la
caserne Bouchoucha, au Bardo. Le Monde écrivait :
A l'ouverture, le premier ministre Rachid Sfar assurait que
l'accusation apporterait la preuve de l'atteinte à la Sûreté de
l'État. La démonstration n 'a pas été probante. 88

Dès le début du procès, les avocats de la défense soulevèrent


plusieurs vices de forme. La première anomalie consistait dans le
fait que le procureur général de la République, étant un subordonné
du ministre de la Justice, détenait un pouvoir exécutif, ce qui était
contraire à la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire, selon le
droit constitutionnel. Une autre anomalie résidait dans le fait que le
procureur, étant le chef du parquet, ne pouvait juger les prévenus,
déjà accusés par ses collaborateurs. Enfin la nomination de deux
députés, MM. Abaab et Mastouri, était mise en cause du fait
qu'ils appartenaient au PSD, parti au pouvoir, principal adversaire
des accusés, ce qui était contraire aux garanties nécessaires
d'indépendance. Qu'à cela ne tienne ! Le juriste Abdelaziz Ben

86. Dialogue n° 674 du 7 septembre 1987 et Jeune Afrique n° 1396 du 7 octobre 1987.
87. Hassan El Benna a été le fondateur, en Egypte, de l'organisation des Frères
Musulmans.
88. Le Monde du 16 septembre 1987, éditorial p. 1.

427
Dhia trouvait la solution. Il suffisait d'ajouter à l'article 2 un
premier paragraphe mentionnant que les magistrats pouvaient être
désignés parmi les magistrats de siège, les magistrats du parquet
et les magistrats d'administration centrale du ministère de la
Justice et un second stipulant que les dispositions de la présente
loi avaient un caractère interprétatif. Le Président Bourguiba,
convaincu que les griefs du procès étaient fondés, signa l'additif de
la loi mentionnée pour en accélérer le déroulement afin d'éclairer
l'opinion publique nationale et internationale sur le danger auquel
le pays était exposé. L'instruction, quant à elle, avait été menée par
un conseiller à la Cour de cassation et par le premier substitut du
procureur de la République, un dénommé Moncef Kbila dont nous
parlerons plus loin.
On s'attendait à un procès dans la tradition de Bourguiba
des premières années, Sorbonne contre Zitouna, progressistes
contre réactionnaires, démocrates contre fanatisme... Mais ces
observateurs ont découveitle contraire. Le procureur général de la
république préside avec bivtalité et maladresse, le dossier est mince,
les 48 avocats dénoncent dans le vide les tortures indubitables, les
amalgames et le code bafoué. » lisait-on dans L'Exprèss . 89

Au cours de l'audience, Rached Ghannouchi développa une


plaidoirie de près de quatre heures, réfutant point par point toutes
les accusations. D'accusé, il s'érigea en véritable accusateur,
déclarant que c'était l'État qui avait eu recours à la violence et non
les Islamistes, que son intention n'avait jamais été de renverser
le régime mais de se faire reconnaître comme parti politique
dans le respect des lois du pays, qu'il agissait au grand jour et
non dans la clandestinité, rappelant que son secrétaire général,
le Cheikh Mourou, avait été reçu par de nombreux responsables
y compris par l'ancien premier ministre Mohamed Mzali, que
ses finances provenaient des cotisations de ses adhérents et de
ses sympathisants et non de l'Iran, enfin qu'il était entièrement
étranger aux attentats de Sousse et de Monastir. D'ailleurs, les
accusés de ces attentats nièrent appartenir au MTI, déclarant que
leurs aveux leur avaient été extorqués par la torture . Face à 90

89. L'Express n° 1890 du 2 octobre 1987, pp 24-25 sous la plume de Paul-Jean


Franceschini.
90. Le Monde, 13-14 septembre 1987, p. 3 : « Les jeunes gens accusés d'attentats nient
appartenir au MTI ».

428
ces déclarations, la Cour se distingua par des maladresses et des
hésitations, sans arriver à étayer ses accusations par des preuves
concrètes. L'Express soulignait que :
L'accusation s'est révélée solide sur un seul point : ces gens-
là s'organisaient activement dans l'illégalité puisqu 'on leur avait
refusé l'autorisation de se constituer en parti, demandée à trois
reprises, en 1981, 1983 et 1985. 91

De son côté, Le Point écrivait :


L'acte d'accusation semblait accablant. Pourtant la défense
n 'a guère eu de mal à démontrer la faiblesse du dossier, la fragilité
des amalgames, le caractère contestable d'un aveu, parfois
extorqué sous la torture. 92

Le 10 septembre 1987, le MTI diffusait un tract dans lequel


on lisait notamment :
Depuis près de six mois, la Tunisie vit à l'heure de la répression,
des arrestations abusives et de la démocratie du coup de poing,
digne du Parti au pouvoir... Dans sa campagne de répression
contre le MTI, le Parti au pouvoir n 'a pas ménagé ses efforts, dans
l'incarcération de milliers d'hommes et de femmes, la torture féroce
et acharnée des prisonniers, allant jusqu'à la mort pour certains
d'entre eux - une dizaine d'après une enquête de la LTDH -, la
prise d'otage et la séquestration de parents des suspects recherchés,
l'occupation par la force de domiciles en pillant les biens et en
terrorisant enfants, femmes et vieillards, l'assassinat par balle lors
des manifestations, la création de milices à la solde du Parti au
pouvoir dans le but de terroriser et d'humilier les citoyens... Depuis
une semaine, quelque 90personnes,parmi elles des diiigeants et des
militants, comparaissent devant une « Cour de la Sûreté de l'Etat ».
Les accusations fallacieuses dont elles font l'objet (notamment la
tentative de renversement du régime, l'intelligence avec un État
étranger et l'appel à la sédition) les rendent passibles de la peine
de mort... Le MTI prend à témoin le peuple tunisien et l'opinion
publique internationale de la gravité de la situation dans notre pays
due au comportement irresponsable du régime qui ne cesse de
semer les germes de la violence et de la haine.

91. L'Express, n° 1890 du 2 octobre 1987, sous la plume de Paul Jean Franceschini.
92. Le Point, n° 783 du 21 septembre 1987, sous la plume de Pierre Bailau.

429
Le tract parle de régime et de Parti au pouvoir. L'auteur
pouvait-il imaginer que toute cette action était menée par un
groupe orchestré par le ministre de l'Intérieur et l'ancien directeur
du PSD et soutenue par un Premier ministre dont la seule excuse
était probablement de croire bien faire ? Ali El Aridh, l'un des
principaux dhigeants du MTI, souligna à deux journalistes
français venus en septembre l'interviewer dans une cachette de
la banlieue de Tunis , que « Bourguiba devait tenir compte de
93

la position de cinq pays, la France, les États-Unis, l'Algérie, la


Libye et l'Arabie Saoudite ».
Face à l'orientation prise par le procès et afin de pouvoir
suivre toutes ses péripéties en direct, Saïda Sassi et Mansour
Skhiri demandèrent à la RTT de procéder aux installations
94

nécessaires au palais de Carthage et d'enregistrer le procès


sur cassettes. Invité par Saïda à voir les débats en direct ou à
visionner ces cassettes, le Président qui ne suivait, à la télévision,
que les informations tunisiennes de 20 heures, refusa, ajoutant
qu'il préférait écouter les nouvelles à la radio. Pour ma part,
je peux attester, contrairement à ce qu'ont écrit Jeune Afrique
et d'autres journaux, que Bourguiba n'a jamais suivi ce procès
en direct, ni visionné l'enregistrement sur cassettes puisque
je ne les ai, moi-même qui étais en permanence auprès de lui,
jamais vues. Le Président n'avait rien changé à ses habitudes. Il
continuait à s'informer par la radio et par les séances de lecture
des journaux auxquelles j'assistais également. Rachid Sfar et
Mansour Skhiri qui venaient à Carthage visionner les débats,
cachaient difficilement leur inquiétude. Quant à Zine Ben Ali, il
venait moins fréquemment au palais, probablement parce qu'il
disposait d'un équipement nécessaire pour visionner le procès au
ministère de l'Intérieur.
Brusquement, le 10 septembre 1987, Abderrazak El Kéfi
qui occupait le poste de ministre de l'Information depuis
1983, s'éclipsa du gouvernement sans avoir reçu de nouvelle
affectation. Je fus d'autant plus surpris que Bourguiba ne lui avait
rien reproché. La rumeur publique indiquait qu'il avait été limogé

93. Jeune Afrique n 1395 du 30 septembre 1987, p. 32.


D

94. Radio Télévision Tunisienne

430
parce qu'il aurait manifesté devant quelques journalistes, son
hostilité à de trop nombreuses peines capitales. Mais cette raison
était d'autant moins plausible que la condamnation à la peine
capitale de tous les accusés n'avait été proposée par le procureur
général de la Cour de sûreté de l'État, Mohamed Zayani, que le
14 septembre 1987, soit après le départ de Abderrazak El Kéfi.
À peine quelques jours auparavant, j'avais reçu des habitants de
Kairouan, sa ville natale, la lettre suivante, postée le 5 septembre
1987 et adressée au Président de la République :
Nous, habitants du gouvernorat de Kairouan, vous adressons
cette lettre pour vous signaler que Monsieur Abderrazak El
Kéfi, votre ministre de l'Information est l'un des plus grands
destructeurs de cet État pour lequel vous avez sacrifié votre
vie... Nous portons à votre connaissance qu 'il a déclaré au cours
d'une réunion au domicile deAbdelahmid .... à Kairouan que « le
Président Bourguiba a peur de lui et ne peut rien faire contre lui,
qu'il compte même le nommer ministre d'État et directeur du
PSD » car, d'après ses dires, c'est lui qui a fait revenir Monsieur
Zine Ben Ali de Pologne, ce qui fait que le ministre de l'Intérieur
est dans sa poche. Par ailleurs, son cousin est un intégriste
notoire, craint par tous les responsables de la région qui n 'osent
pas prendre de mesures contre lui, car ils redoutent que, dans
ce cas, Monsieur Abderrazak El Kéfi n'intervienne contre eux.
D'autre part, son compagnon d'orgie, Abdelahmid .... a ouvert
un café sans autorisation. Ce café a été fermé par la police, mais
après intervention de Monsieur Abderrazak El Kéfi, il a réouvert
ses portes pour devenir le lieu de rendez-vous de Monsieur
Abderrazak El Kéfi, pour ses affaires, Dieu sait à quel prix. Il
est même intervenu pour faire élire l'épouse de son compagnon
Abdelhamid .... comme députée alors qu'il existe beaucoup
de personnes plus qualifiées qu'elle. Aussi, sollicitons-nous,
Monsieur le Président, votre prompte intervention pour mettre
fin à de tels agissements contraires à l'intérêt de la Nation.
S'agissant d'une lettre anonyme, je ne pouvais la montrer au
Président. Je me proposais de l'adresser au ministre de l'Intérieur
lorsque j'appris le départ de Abderrazak El Kéfi du ministère
de l'Information. Tout porte à croire que cette lettre, datée du 5
septembre 1987, et probablement diffusée à d'autres membres du
gouvernement et du PSD, était la véritable cause de ce départ.

431
L'explication colportée à propos du départ de Abderrazak El
Kéfi reflétait visiblement l'influence du ministre de l'Intérieur,
qui voulait ainsi faire croire que les condamnations à la peine
capitale n'étaient pas le fait de son groupe qui les acceptait mal,
mais que d'autres personnes poussaient à l'intransigeance, en
particulier Sayah, Skhiri et Saïda . Or, tout le monde savait à
95

Tunis que Saïda était le porte-parole de Zine Ben Ali auprès du


Président et qu'elle défendait ses vues. De son côté, Skhiri avait
quitté ses responsabilités au palais, en mai 1987. Quant à Sayah,
il n'assistait pas aux réunions du bureau politique restreint et
ne participait, de ce fait, à aucune décision en la matière. Ceci
démontre la duplicité de Zine Ben Ali qui, par ses déclarations au
Président et par la bouche de Saïda, l'influençait dans le sens de
l'intransigeance, alors qu'il se présentait, auprès des journalistes
étrangers, comme l'homme libéral qui prônait la clémence.
Que s'était-il tramé derrière le départ de Abderrazak El
Kéfi?
Rappelons d'abord les faits. Le 9 septembre 1987, Rachid
Sfar, entretenait le Président de son souhait de procéder à un
remaniement ministériel partiel et obtenait son accord de principe.
Le lendemain, 10 septembre, il lui présentait à signer, le décret
de nomination de Abdelwahab Abdallah en remplacement de
Abderrazak El Kéfi à la tête du ministère de l'Information et de
deux secrétaires d'État auprès du ministre du Plan et des Finances,
Nouri Zorgati et Mohamed Ghannouchi, chargés respectivement
des Finances et du Plan. Se basant sur la tradition en vigueur
depuis le 7 novembre 1969, à savoir la communication de la liste
des membres du gouvernement à la presse, par le Premier ministre
et non par la présidence de la république, Rachid Sfar annonçait
le remaniement à sa sortie de l'audience auprès du Président.
Le soir même, aux informations de 20 heures, alors que nous
étions en train de dîner, la télévision annonça ces nominations et
présenta les portraits des nouveaux ministres et leur curriculum
vitse. Le Président fit remarquer qu'il ne connaissait aucun des
deux secrétaires d'État. Le lendemain, au cours de son audience
avec le Premier ministre, il lui recommanda de ne plus se presser

95. Sophie Bessis et Souhayr Belhassen in Bourguiba, un si long règne, Jeune Afrique
Livres, Collection Destins, octobre 1989, tome 2, p 227.

432
dans la nomination des membres du gouvernement et des hauts
fonctionnaires de l'État et de lui présenter, à l'avenir, une fiche
mentionnant le curriculum vitae détaillé des candidats à proposer
et de lui laisser un délai d'une semaine de réflexion avant toute
annonce officielle.
De la façon avec laquelle les faits s'étaient déroulés, il était
permis de supposer que le départ de Abderrazak El Kéfi avait été
suggéré par le ministre de l'Intérieur et ce, pour deux raisons : la
première étant qu'il voulait étouffer les ragots qui se répandaient
sur le compte de son complice et qui commençaient à défrayer
la chronique, la seconde lui ayant été dictée par la tournure que
prenait le procès contre les intégristes. La faiblesse des dossiers
de l'accusation, les amalgames entre terroristes et intégristes
constatés par les observateurs et la presse internationale, lui
faisaient craindre que tout l'édifice si habilement monté ne
s'écroule. Le retrait de Abderrazak El Kéfi du gouvernement,
lui donnait la disponibilité nécessaire pour manipuler l'opinion
internationale par le biais des médias étrangers et l'opinion
nationale, par le bouche-à-oreille. Un tel programme permettait à
Zine Ben Ali d'exploiter triplement la situation :
- Décharger Abderrazak El Kéfi pour lui donner toute la
latitude de mener une propagande en sa faveur en le dépeignant
comme un homme libéral, enclin à l'indulgence, et en présentant
Bourguiba comme l'homme qui « cherche des têtes», comme
l'homme qui aurait déclaré au Prince marocain qu'il « voulait
tuer tous les intégristes ».
- Faire nommer Abdelwahab Abdallah qui fait partie du 96

groupe, au ministère de l'Information, ce qui augmenterait


l'incondionnabilité de ce dernier envers lui et renforcerait encore
plus ses liens avec Saïda Sassi,
- Pousser Rachid Sfar à soutenir auprès du Président la
candidature de Abdelwahab Abdallah que le Président ne souhaitait
pas , ce qui fragiliserait encore plus la position du Premier ministre.
97

96. Abdelwahab Abdallah semble avoir participé à la publication de deux articles sur la
Tunisie dans des hebdomadaires saoudiens paraissant à Londres : Ad-Dastour du 4
mai 1987, pp. 7, 8 et 9 et Al-Majallalt d'octobre 1987. La traduction in extenso de
ces articles a été publiée dans La Presse du 21 octobre 1987, p. 5. Voir également Le
Maghreb n° 192 du 9 mars 1990, p. 9.
97. Le Président appréciait que les membres de son gouvernement aient un physique
avenant. Or Abdelwahab Abdallah était de très petite taille.

433
Le 19 octobre 1987, je reçus une seconde lettre anonyme (fac-
similé page suivante) de Kairouan dans laquelle les habitants :
... dénoncent le comportement de la députée Néjiba.... qui
organise régulièrement des réunions secrètes au domicile de son
mari Abdelhamid .... , avec les nommés Ali .... , Ezzeddine .... et
Abdessatar .... dont l'épouse, de nationalité belge, a des contacts
avec Mohamed Mzali et Driss Guiga à l'étranger.... Des intégristes
participent parfois à ces réunions, tel le cousin de la députée
Néjiba. ...Il faut signaler aussi que Monsieur Abderrazak El Kéfi
a des contacts réguliers et suspects avec les enfants .... au cours
de soirées privées, où ont lieu des relations contraires aux bonnes
moeurs.... Quand à l'ancien gouverneur Khaled Guezmir, il serait
également impliqué dans des affaires de mœurs, en compagnie de
Monsieur Béchir .... , avec la complicité de Abdelaziz Ben Dhia.
Ces relations défrayent la chronique locale en raison d'abus de
pouvoir pour faire participer des jeunes filles qui n 'ont pas atteint
leur majorité, qui se font parfois avorter et dont l'une est décédée
au cours de manœuvres abortives....
En conclusion, les habitants de Kairouan proclament « leur
inquiétude quant à leur avenu: et à l'honneur de leurs enfants.
Je remis cette lettre, en mains propres, à Zine Ben Ali, devenu
Premier ministre et ministre de l'Intérieur.
Signalons que le 7 novembre 1987, c'est-à-dire, à peine vingt
jours plus tard, Abderrazak El Kéfi fut immédiatement rappelé et
nommé ministre des Transports et du Tourisme, dans le premier
gouvernement de Zine Ben Ali, devenu président de la république.
N'est-ce pas là une preuve supplémentaire de la connivence entre
ces deux hommes ?
Mais revenons au procès. Les observateurs locaux et
internationaux - tant ceux appartenant au monde de la presse et de
l'information que ceux venant du barreau de capitales occidentales,
arabes et africaines - se rendaient compte de la légèreté des
preuves qui ne justifiaient nullement la peine capitale requise le
14 septembre, par le procureur général pour les 90 accusés. Ils ne
pouvaient admettre qu'avec des couteaux, un fusil de chasse, une
chaîne de bicyclette, une chaîne Hi-Fi, des cassettes, des stylos
feutres, on puisse renverser un régime. Ils comprenaient que les
accusés n'étaient pas des extrémistes chiites et que la possession

434
435
d'un billet de banque iranien ne suffisait pas à prouver leur lien
avec l'Iran. Par ailleurs, des accusations qualifiées de confuses
étaient fréquemment relevées. Le Monde signalait :
Un membre de la Garde nationale a transporté dans une voiture de
location Fethi Maatoug (le poseur de bombe) de Sousse à Tunis où il
devait prendre l'avion pour l'Italie. Il a dit tout ignorer de l'implication
de ce dernier dans les explosions. 98

Pour donner un sens à ces contradictions et circonvenir les


quatre assesseurs, nos stratèges de l'information eurent recours
à la thèse de «l'acharnement contre les khomainistes d'un
Bourguiba qui poussait à la sévérité et exigeait la peine capitale ».
Pour mieux les convaincre, on leur affirma tenir directement
cette information de Allala Laouiti", et pour que cela paraisse
encore plus vraisemblable, le ministre de l'Intérieur les assura
que lui-même ainsi que le Premier ministre étaient en faveur de
la clémence. Le verdict attendu pour le samedi 19 septembre fut
retardé . 100

Le 22 septembre à 14h 45 et le 23 septembre à 8h 30,


Radio-France International diffusait :
L'enjeu est de taille pour la Tunisie. A 84 ans, le Président
Bourguiba ou son entourage a décidé de liquider le courant islamiste
qui menaçait son pouvoir et ceci, alors que dans les années 70,
une partie du même pouvoir tunisien avait favorisé la montée de
l'intégrisme pour lutter contre la gauche. Visiblement on a joué
à l'apprenti sorcier, la gauche est encore abasourdie par tous les
coups qu 'elle a reçus et le mouvement syndical était caporalisé, ce
qui fait qu 'il n'y a plus de soupape de sécurité pour que s'exprime
le mécontentement, d'où les risques que la marmite Unisse un jour
par exploser. 101

98. Le Monde du dimanche lundi 13-14 septembre 1987, p. 3, sous la plume de son
correspondaut à Tunis Michel Deuré. Rappelons que le commandement de la Garde
nationale a été confié par Mohamed Mzali au colonel Habib Ammar.
99. Après le 7 novembre, Mustapha Kamel Ettarzi m'apprit que l'un des assesseurs,
le député Abaab lui avait confié qu'il savait que Bourguiba cherchait des têtes car
cela lui avait été confié par certains membres du gouvernement qui le tenaient de la
bouche même de Allala Laouiti. Alors que depuis 1985, Allala Laouiti ne voyait le
Président qu'à l'occasion de cérémonies officielles et jamais en tête-à-tête.
100. Le Monde du 25 septembre 1987 sous le titre « Flottement dans la conduite du procès
des islamistes », Libération du 26-27 septembre 1987 sous le titre « Flottement au
procès des intégristes », Le Matin du 26-27 septembre 1987 sous le titre « Le verdict
est une nouvelle fois repoussé : le procès des intégristes tunisiens tourne à la farce ».
101. Gérard Grisbeck, Radio-France International.

436
Sous le titre «Tunisie, audition de quatre témoins», le
Quotidien de Paris écrivait :
Le procès des intégristes de Tunis a repris hier après une
interruption de deux jours. Quatre témoins ont été entendus
hier à la reprise de l'audience. Deux femmes ont témoigné à
charge contre un policier accusé d'avoir facilité la fuite de Fethi
Maatoug qui, selon l'enquête, serait le poseur de bombe des
attentats à l'explosif qui ont fait douze blessés légers le 2 août
dernier dans les hôtels de Sousse et de Monastir. Les deux jeunes
femmes ont affirmé que celui-ci leur avait fait des confidences.
L'intéressé, le policier Slaheddine Tlili, a reconnu avoir eu des
liaisons amoureuses avec les deux femmes mais affirmait que
leur témoignage n'était qu'une pièce de théâtre bien réussie.
La défense de son côté a mis en doute l'honnêteté des deux
témoignages et obtenu que deux témoins, cette fois à décharge,
soient également entendus par la Cour. 102

Je pense que la mascarade du procès avait enfin ouvert les


yeux de Rachid Sfar sur les intentions de son ministre de l'Intérieur
et sur les complicités qu'il s'était assuré au PSD, au ministère de
l'Information et au palais, à travers Saïda Sassi. Cependant, se
trouvant aussi engagé, tant dans la genèse du procès que dans le
déroulement des débats, il se souciait de ne pas en endosser la
responsabilité devant l'opinion. Aussi,prenant conscience du drame
qui se tramait, il alla solliciter auprès du Président, l'indulgence de
la Cour en faveur des intégristes. Le Président, toujours persuadé
du bien fondé de ce procès, lui rappela que le gouvernement n'avait
pas à s'immiscer dans les décisions de la Justice, que le procès se
déroulait au grand jour devant de nombreux observateurs étrangers
dont il avait lui-même demandé la présence. Il lui reprocha d'avoir
affirmé, à l'ouverture du procès des 90 intégristes, que « l'accusation
apporterait la preuve de l'atteinte à la Sûreté de l'État» et lui 103

précisa que c'était à la Justice de se prononcer et non au Président,


ni à son Premier ministre.
À la question de savoir si cette demande de clémence
au Président avait ou non, été faite de sa propre initiative, je
répondrais qu'elle lui a été soufflée par Zine Ben Ali, puisque

102. Quotidien de Paris, samedi-dimanche 26-27 septembre 1987, p. 16.


103. Le Monde du 16 septembre 1987 : La Tunisie et les Islamistes, p. 1.

437
j'avais été sollicité moi-même plus d'une fois par ce dernier, pour
intervenir dans ce sens auprès du Président. Mais je n'étais pas
dupe. J'avais été bien placé au MEESRS pour savoir que c'était
la police, par ses provocations incessantes dans l'enceinte de
l'Université et dans les foyers universitaires qui était à l'origine
des grèves et du mécontentement des étudiants, mais surtout,
j'étais quotidiennement témoin de la persuasion avec laquelle il
décrivait au Président la puissance du mouvement intégriste et le
danger qu'il représentait pour le pays, dans le but évident de le
dresser contre eux et de lui faire accepter leur traduction devant la
Cour de la Sûreté de l'État. Je mettais cette duplicité sur le compte
de la compétition politique, tout en estimant que c'était là une
politique de bien bas niveau. Aussi, je n'hésitais pas à répondre à
ses demandes, que c'était à lui qui avait nourri le procès, et non à
moi, de plaider la clémence auprès du Président.
Le dimanche 27 septembre 1987, à une heure 30 du
matin, le verdict était prononcé. Ce même jour, à 8 heures 30,
Bourguiba recevait Mohamed Salah Ayari, ministre de la Justice
et Hachemi Zammal, venus l'informer du verdict des quatre-
vingt-dix « islamistes » dont trente-sept avaient été condamnés
par contumace. J'étais présent à cette entrevue. Hachemi Zammal
avait les traits tirés, les mains tremblantes et la voix hésitante. Un
rictus qui se voulait être un sourire se dessinait sur ses lèvres.
Les criminels, déclara-t-il, ont été condamnés à mort. Deux
sont en détention : Mehrcz Bouddegga, qui a fabriqué les bombes
des attentats du 2 août et Boulbaba Dkhil, qui a vitriolé le militant
destourien à Gabès. Les deux autres, FethiMaatoug etAbdelmajid
Mili, sont en fuite et ont, par conséquent été condamnés par
contumace. Trois activistes du MTI, Hamadi Jebali, Salah Karkar
et Ali Laridh, également en fuite, ont été condamnés à mort par
contumace. Rached Ghannouchi a été condamné aux travaux
forcés à perpétuité, Abdelfatah Mourou, actuellement réfugié
en Arabie Saoudite, à dix ans de travaux forcés. Quatorze autres
inculpés ont été acquittés par manque de preuves.
Le Président l'écoutait avec attention. Contrairement à
ce qui a, plus tard, été rapporté dans les médias, il ne fit aucun
commentaire sur le verdict. Remarquant la tension extrême du
procureur, il le félicita d'avoir assuré cette présidence dans des

438
conditions difficiles. Le visage crispé de Hachemi Zammal se
détendit et l'audience prit fin.
À Tunis comme à l'étranger, l'on fut soulagé que la
proposition de condamnation à la peine capitale avancée
contre tous les accusés, le 14 septembre, par Mohamed Zayani,
procureur général de la Cour de la Sûreté de l'État n'ait pas
été suivie. Une condamnation à mort de Rached Ghannouchi
aurait mis le feu aux poudres. La presse étrangère, savamment
travaillée par nos stratèges de l'information, en vue de faire
croire que Bourguiba cherchait à faire tomber des têtes, parla
d'un renversement de la situation. Dans Le Figaro, sous le titre
« Verdict d'apaisement au procès des intégristes » on pouvait
lire :
Plusieurs rebondissements avaient retardé le prononcé
du verdict. Empêtré dans les méandres d'un procès mal ficelé
dont l'instruction avait été bâclée, les autorités cherchaient
à sortir de ce mauvais pas. Elles y sont parvenues. D'emblée,
la préparation et le déroulement du procès avaient suscité des
clivages inhabituels au sein de l'équipe gouvernementale. Les
colombes, avec en première ligne le ministre de l'Intérieur, le
général Ben Ali, étaient montées au créneau en faveur d'une
solution d'apaisement. Il s'agissait de faire le siège du Président
Bourguiba, ennemi irréductible de l'intégrisme, lui faire valoir en
priorité que le pays n 'avait lien à gagner en pendant Ghannouchi,
au contraire, c'était donner un martyr à la cause intégriste. En
revanche, les faucons, conduits par le ministre des Transports,
Mansour Skhiri, préconisaient la fermeté absolue, ajoutant que
l'intégrisme menace toujours la Tunisie et niche dans des rouages
importants du pays : l'Université est toujours entre leurs mains,
l'administration est contaminée et l'armée menacée. 104

Cependant, le quotidien Le Matin fit état de menaces du


Jihad islamique contre Bourguiba. Le mouvement clandestin des
Chiites libanais remettait à une agence de presse à Beyrouth, le
communiqué suivant :
Si le régime (tunisien) ne revient pas sur ce jugement
inique à l'encontre des « moujahidines » et ne les libère pas, il
devra assumer la responsabilité de sa décision qui aboutira à

104. Le Figaro du 28 septembre 1987, sous la plume de François Luizet

439
son anéantissement. L'exécution des deux frères moujahidines
coûtera la tête des piliers du régime tunisien despotique... . 105

Le journal relevait cependant une coïncidence pour le moins


curieuse :
Les attentats du 2 août dernier qui avaient fait 13 blessés dans
les hôtels de Sousse et de Monastir, avaient été revendiqués depuis
Paris dans des communiqués signés Jihad Islamique, affirmant
vouloir se venger du « régime satanique de Bourguiba ». Mehrez
Boudegga, 25 ans, qui a avoué avoir fabriqué les bombes de ces
explosions, tout en niant son appartenance au mystérieux Jihad
islamique tunisien est l'un des deux condamnés à la pendaison,
qui attend en prison le résultat de son pourvoi en cassation.
De son côté Le Monde, dans un éditorial, se demandait ce qui
s'était passé dans le secret du palais de Carthage :
Certains ministres qu 'on disait hostiles à un lourd châtiment
collectif ont-ils su semer le doute dans l'entourage du Président
Bourguiba et contribuer à faire fléchir un homme qui pourtant a
juré la perte des extrémistes musulmans depuis que ceux-ci firent
conspuer son nom dans les rues de Tunis ?Le Combattant suprême
a-t-il lui-même mesuré l'énormité de l'erreur qu'il eût commise
en gratifiant les dirigeants islamistes de l'auréole du martyr ?Les
démarches inquiètes des amis occidentaux de la Tunisie ont dû
entrer en ligne de compte dans les calculs du Président tunisien.
Et de conclure : En cette fin de règne, l'opposition légale
ou non ne bénéficie plus des minces libertés qui avaient été
octroyées... Les jeux du sérail et les intrigues florentines
paralysent souvent l'action gouvernementale, tandis que le
Président semble de moins en moins en phase avec les réalités
quotidiennes de son pays. Il en sera sans doute ainsi, tant que le
Combattant suprême ne se résignera pas à désigner un dauphin
et à lui passer le flambeau. 106

La propagande de Abderrazak El Kéfi avait donc porté ses


fruits. Bourguiba, qui pourtant, tout en condamnant le fanatisme,
avait insisté, en ma présence, auprès du procureur général de la
République pour que le Tribunal statue en son âme et conscience,
se trouvait, aux yeux des médias étrangers, accusé de mener le jeu

105. Le Matin, du 29 septembre 1987.


106. Le Monde du 29 septembre 1987.

440
et, qui plus est, sous l'influence prétendue de son entourage, alors
que ceux qui avaient combiné les « stratégies d'information»,
arrêté les intégristes, insisté pour les traduire devant la Haute
Cour, diffusé la fausse information que le Président « voulait
leur peau », étaient qualifiés de colombes et d'exécutants obligés
d'obéir aux ordres du chef.
Ce « monde à l'envers », rendu possible par la désinformation,
l'usage des services de renseignements et le verrouillage du champ
politique, creusait un fossé entre la population et le sommet du
pouvoir. Si Mohamed Mzali s'était, à l'évidence, laissé abuser par
les hommes à qui il avait fait confiance, le comportement de Rachid
Sfar reste énigmatique. Je pense que s'il ne s'était pas laissé faire,
s'il avait pris la peine d'informer le chef de l'État des revendications
des islamistes - maintes fois exprimées et explicitées dans le
communiqué de Hamadi Jebali du 5 juin 1987, dans le tract du 8
septembre 1987 puis au cours du procès par Rached Ghannouchi
lui-même - , le Président aurait probablement opté pour la libération
de ces islamistes, faussement qualifiés de terroristes, comme il
l'avait fait le 2 août 1984, à la suite de l'intervention de Mohamed
Mzali, lorsqu'il avait fait libérer les dirigeants du MTI condamnés
en 1981 à dix ans de travaux forcés.
Mais le MTI représentait-il vraiment un mouvement de
radicalisation fanatique en Tunisie ? Salah Karkar, considéré comme
l'un des plus extrémistes, déclarait au journal koweitien El Kabas :
Je ne symbolise pas la tendance dure et extrémiste du
MTI. Je suis de la même espèce que les autres dirigeants,
fondamentalement démocrate et respectueux de la volonté de la
majorité, quelle qu 'elle soit... C'est l'oppression qui m'a poussé
à quitter le pays et ce sera la Justice qui m'incitera à y retourner.
De son côté, Mohamed Masmoudi, ancien ministre des
Affaires étrangères, ne pensait pas non plus que l'intégrisme
puisse constituer le problème numéro un de la Tunisie :
Ce mot (intégrisme) ne s'applique pas réellement au
mouvement qui existe en Tunisie et qui est peut être le seul
dans le monde arabo-musulman à se comporter d'une manière
responsable, n 'ayant rien à voir avec les extravagances en cours
en Iran ou ailleurs. Les intégristes pourraient même contribuer
à équilibrer la Tunisie car la modernisation trop précipitée a eu
des effets pervers. Il nous faut un mouvement normalisateur qui

441
mobilise les masses et soit spécifiquement tunisien. Il n'est pas
dit que l'Islam doive être partout l'ennemi de l'Occident. 107

Si Bourguiba adhérait à l'opinion de Régis Debray selon


laquelle « La religion n 'estpas l'opium du peuple mais la vitamine
du faible qui lui permet d'affirmer son identité dans les moments
difficiles et de défendre ses valeurs éthiques», il a toujours
soutenu et défendu les valeurs de l'Islam, en faisant abstraction
des différentes formes du culte. N'a-t-il pas fait inscrire dans le
premier article de la Constitution, que la Tunisie est un pays arabe
dont la religion est l'Islam ? N'a-t-il pas encouragé, en 1970, la
création de l'Association pour la Sauvegarde du Coran alors que
son ministre de la Culture de l'époque, Chedly Klibi, hésitait à
le lui proposer ? Bourguiba a toujours eu le plus grand respect
pour la religion et s'est très souvent appuyé sur des versets du
Coran, dans ses discours et dans ses propos, pour confirmer ses
dires ou stimuler le militantisme de son peuple au cours de la
lutte de libération nationale. Il était cependant totalement opposé
à l'idée d'un régime théocratique qui serait instauré dans le pays
par les dirigeants du MTI, comme l'avait affirmé son ministre
de l'Intérieur, quelques mois auparavant, devant les députés de
la nation. Lui qui avait octroyé ses droits à la femme, qui lui
avait ouvert la voie de l'instruction, ne pouvait accepter de la
voir à nouveau cloîtrée. Il était d'autant plus tourmenté à l'idée
du danger qu'on ne cessait de faire planer devant lui, qu'il était
tenu dans l'ignorance des objectifs du MTI tels qu'ils avaient
été exposés par ses dirigeants, qui affirmaient leur respect des
institutions de la république comme référence de base de la vie
politique. Le souci de Bourguiba était de rétablir l'ordre pour
sauver les acquis du régime et protéger le pays des soubresauts et
des bouleversements. La réalité est qu'il n'a jamais «juré la perte
des extrémistes musulmans » comme cela a été annoncé dans Le
Monde . Entre empêcher les dirigeants du MTI de nuire à son
108

régime et les pendre tous, haut et court, il existe une large marge,
que nos stratèges de l'information n'ont pas hésité à franchir.
L'on se souvient du propos du général de Gaulle, le 19 mai 1958,
face à une accusation des médias français : « Pourquoi voulez-

107. Libération, lundi 9 novembre 1987, p. 6.


108. Le Monde du 29 septembre 1987.

442
vous qu'à 70 ans, je commence une carrière de dictateur ?» Toute
personne qui connaît Bourguiba, sa sensibilité, son humanisme, sa
bienveillance envers son prochain, sa compassion pour le malheur
d'autrui, ne peut admettre qu'à 84 ans, il se soit transformé en
un personnage sanguinaire cherchant à faire tomber des têtes. Ne
déclarait-il pas à ses pairs africains, dans le message qu'il venait
d'adresser au 23 sommet de l'OUA : « Il nous faut résister à
ème

la tentation de l'extrémisme et de l'intolérance et promouvoir le


dialogue » ? Telle était la ligne bourguibienne qu ' il a enracinée dans
l'esprit et le cœur du peuple. Meneur d'hommes et chef politique,
il ne descendait jamais au niveau des décisions pratiques. Il faisait
confiance à ses collaborateurs et estimait qu'après les sacrifices et
les efforts consentis depuis les années 30, il avait amené le peuple
tunisien à un degré d'intégrité et de civisme qui dépassait toute
velléité de coup d'état, à l'instar de ce qui se déroulait en Afrique
sub-saharienne et dans d'autres pays arabes. Donnant l'exemple
de la probité, il ne pouvait imaginer que ses collaborateurs les plus
proches procédaient à une campagne de désinformation visant un
complot bien orchestré pour l'évincer et disposer du pouvoir.
L'acharnement contre les «intégristes», placardé sur
Bourguiba par les médias français, transparaissait dans les
propos du ministre de l'Intérieur qui se glorifiait à Carthage de
ses tableaux de chasse et qui dénonçait leurs prétendus desseins
révolutionnaires. Ce point de vue est d'ailleurs partagé par
certains journalistes :
Zine Ben Ali porte la responsabilité du démantèlement des
réseaux du MTI, des arrestations par milliers, mais aussi des
tortures dénoncées largement par les accusés au cours du procès
de Tunis, 109

En réalité, Zine Ben Ali utilisait les intégristes comme des


cartes dans son jeu, pour maintenir l'insécurité et s'imposer
aux yeux de Bourguiba comme l'homme indispensable, le seul
sur lequel il pouvait compter pour épargner au pays un retour
vers l'obscurantisme. Il y avait une contradiction qui heurtait
le bon sens entre son discours à Carthage et la réalité des
faits. Sinon, comment expliquer les déclarations de la presse
étrangère, telles que :

109. Libération, lundi 9 novembre 1987, p. 6, sous la signature de Sélim Nassib.

443
Ali El Aiidh a reçu deux journalistes français venus, début
septembre, l'interviewer dans sa cachette de la banlieue de Tunis. 110

Des dirigeants aussi importants que Salah Karkar, Hamadi


Jebali et Ali El Aridh se trouvent toujours en Tunisie où ils se
cachent dans une clandestinité pas aussi opaque que l'on pourrait
l'imaginer.'"
Peut-on logiquement admettre que le lieu où se dissimulaient
les dirigeants du MTI « en fuite », condamnés par contumace à
la peine capitale, soit connu des journalistes et diffusé dans des
journaux étrangers et méconnu de notre ministre de l'ordre ? La
rumeur publique, à Tunis, laissait entendre que certains dirigeants
intégristes n'étaient pas inquiétés alors que de simples militants
étaient toujours pourchassés. Jeune Afrique avait d'ailleurs
exprimé son étonnement en faisant remarquer que « le déroulemen t
de l'affaire des intégristes a été dramatisé à l'extérieur alors que
les Tunisiens l'ont vécu avec une certaine sérénité ».
Au palais, Saïda Sassi poursuivait sa campagne en faveur
de Zine Ben Ali. Elle le décrivait comme l'homme providentiel,
le bourguibiste dévoué et loyal, capable de venir à bout des
intégristes et de rétablir l'ordre dans le pays. Le 27 septembre
1987, elle déclara au Président, au cours de la veillée : « La Tunisie
connaîtra au cours du mois d'octobre, un événement d'une extrême
gravité pour l'avenir du pays ». Le Président ne réagit pas à cette
déclaration. Il était, à mon avis, difficile de la prendre au sérieux.
Une fois le Président couché, je demandais à Saïda l'origine de
cette information digne d'une voyante. « Tu verras bien » me dit-
elle, tout en maudissant Béchir Zarg el Ayoun qui, d'après elle,
avait influencé Bourguiba pour qu'il accepte la présidence à vie.
Ce n'est que neuf ans plus tard, le 20 février 1996, que je
compris l'absence de réaction de Bourguiba à l'annonce de ce
futur événement d'octobre, avancé par sa nièce. Ce jour-là donc,
à l'occasion de l'Aïd, je m'étais rendu chez Bahi Ladgham en
compagnie de Salah El Mahdi. Le général Ahmed Noomâne, 112

HO. Jeune Afrique n° 1395 du 30 septembre 1987, sous la plume de Hédi Dhoukai'.p. 32
111. Jeune Afrique n° 1396 du 7 octobre 1987 sous la plume de François Soudan, Habib
Boularès et M.H. Ladjimi, p. 18.
112. Ahmed Noomâne est le fils de ChadliaBouzgarrou, militante, nièce du président et
sœur aînée de Saïda.

444
ancien chef d'état major de l'armée de l'Air, sortait de chez
lui. Il venait d'évoquer un épisode, que nous relata à son tour
Bahi Ladgham : quelques jours avant sa nomination à la tête
du gouvernement, Zine Ben Ali avait, en présence de Ahmed
Noomâne, rapporté au Président Bourguiba des renseignements
recueillis par ses services, selon lesquels les islamistes préparaient
une importante opération qui devait se dérouler au cours du
mois d'octobre. Cette conversation de Zine Ben Ali à laquelle je
n'avais pas assisté, a dû probablement avoir lieu le dimanche 27
septembre après-midi, alors que j'avais déjà quitté le palais.
Après les attentats du 2 août 1987 dans les établissements
touristiques de Sousse et de Monastir, le Président - déjà irrité
contre Abdelaziz Ben Dhia à la suite des troubles à l'Université
qui avaient fait planer la menace d'une année blanche en avril
1986 - ne lui pardonnait pas son absence en Tunisie à ce 113

moment critique. Il l'interpellait à chaque rencontre : « Ah ! Voilà


le Mokni" /». Il souhaitait, par le ton de ces interpellations, faire
4

comprendre à son Premier ministre sa défaveur. Mais Rachid Sfar


ne semblant pas comprendre la nuance, il décida de lui signifier
clairement son intention d'éloigner Abdelaziz Ben Dhia de la
direction du Parti. Le départ de Abdelaziz Ben Dhia de la direction
du Parti, après celui de Hédi Baccouche, n'était pas pour plaire
à Zine Ben Ali, d'autant plus qu'à l'occasion du mouvement de
gouverneurs réalisé le 20 août, le Président avait décidé, à la
suite des attentats, de nommer au poste de directeur adjoint du
Parti, chargé de la vigilance, Mahjoub Ben Ali, un homme qu'il
connaissait pour son militantisme et sa loyauté.
Au lieu de se limiter à exclure Ben Dhia de la direction
du Parti, le 29 septembre 1987, soit deux jours après le verdict
du procès de islamistes, Rachid Sfar présenta à la signature du
Président, une série de décrets visant plusieurs permutations :
Abdelmalek Laarif directeur de la Radio-télévision depuis août

113. Parti en vacances en France, Abdelaziz Ben Dhia, directeur du PSD, s'était contenté
de me laisser une lettre manuscrite mentionnant les numéros de téléphone de MM.
Hédi Slim et Kamel Cherigui qui pourraient, en cas de besoin, le contacter à
Toulouse. Il m'avisait également que, pendant son absence, « Zine Ben Ali assurera
l'intérim ».
114. Mokni, originaire de Moknine. Mokni est également le nom d'un opposant islamiste,
Habib Mokni, représentant du MTI à Paris.
445
1987, était muté à la direction du PSD. Il était remplacé par
Slahedine Maaoui, directeur de La Presse qui, lui-même, était
remplacé par Kamel Cherif. Pour maintenir le juriste Abdelaziz
Ben Dhia au sein du gouvernement, Rachid Sfar lui confia le
ministère des Affaires culturelles, mettant fin aux fonctions de
Zakaria Ben Mustapha. Rachid Sfar avait bien la veille, au cours
de l'audience matinale, évoqué devant le Président l'éventualité
d'un projet de permutations, mais sans donner toutes les précisions
nécessaires. Le Président, en toute confiance, apposa sa signature
sur l'ensemble des documents contenus dans le parapheur tout
en échangant des propos avec son premier ministre. Le soir
même, à 20 heures, la télévision annonça les permutations. A la
vue du portrait de Abdelmalek Laarif à la télévision, le Président
s'écria :
Mais que vient faire cet homme à la tête du Parti ? On se
permet maintenant de désigner un fonctionnaire de la Télévision
pour diriger le Parti !
Cette fois la coupe était pleine. Non seulement Rachid Sfar ne
s'était pas conformé aux instructions du Président en présentant à
sa signature une série de décrets de nomination d'hommes qui lui
étaient inconnus, sans lui avoir présenté leur CV ni lui avoir laissé
le délai de réflexion demandé, mais Abdelaziz Ben Dhia qu'il
souhaitait éloigner, réapparaissait au gouvernement. Le directeur
du PSD proposé, qu'il connaissait pour l'avoir vu au palais,
avec les photographes de la RTT, lors de ses exposés télévisés,
n'était même pas membre du Comité central. De plus Zakaria
Ben Mustapha à qui il n'avait rien à reprocher et qu'il conviait
le dimanche à sa table quittait le gouvernement. Le lendemain,
30 septembre, le Président refusa de recevoir les candidats
proposés et décida l'annulation pure et simple de l'ensemble des
nominations signées la veille.
La presse se fit l'écho de ces incidents. Le quotidien La 115

Suisse, rapportait, le 3 octobre 1987 :

115. Cette valse de dirigeants est d'ailleurs soulignée par la presse française comme
cause du limogeage de Rachid Sfar : Le Monde du 5 octobre 1987, Le Quotidien
de Paris du 4 octobre 1987. Jeune Afrique qui était à l'époque interdit en Tunisie,
pour diffusion de fausses nouvelles, publiait quant à lui, le 14 octobre 1987, sous la
plume d'un journaliste tunisien, Samir El Gharbi, un article très élogieux sur Zine
Ben Ali, dans lequel il plaidait plutôt pour l'information d'Essabah du 3 octobre
1987, comme nous le verrons plus loin.

446
Je crois que les récents changements survenus à la tête du
Parti ont déplu au Président, confie un responsable. D'après
ce dernier, M. Bourguiba n'en avait pas été informé, selon la
procédure habituelle.
Bien plus tard, après le 7 novembre, Zakaria Ben Mustapha
me relata qu'au moment de ces événements, il était en mission
à Sanaa. Lors de son retour à Tunis, le directeur du protocole,
Moncef Ben Mahmoud, lui signifia qu'il lui avait réservé une
audience auprès du Président.
- Mais je ne suis plus ministre ! lui rétorqua Zakaria Ben
Mustapha.
- C'est le Président lui-même qui m'a chargé de te
convoquer.
Le lendemain, en le recevant, le Président lui déclara :
On t'a envoyé au Yémen pour te remplacer ! Va reprendre
ton poste aux Affaires culturelles.
Zakaria se rendit donc à son ministère. Il y trouva Abdelaziz
Ben Dhia en conférence avec l'ambassadeur d'Amérique. Il
demanda un café et s'installa dans la salle d'attente jusqu'à la
fin de l'audience. Il informa alors Ben Dhia des instructions du
Président et reprit ses fonctions.
Depuis 1956,personnen'avaitosécontrerBourguibadelasorte.
Comment expliquer les motivations de Rachid Sfar, d'habitude si
respectueux et si docile au Président ? Tout se passait comme s'il
avait été poussé par une force irrésistible. Quelle était cette force ?
Avait-il cru que le seul moyen d'amener le Président à ses vues
était de le mettre devant le fait accompli ? Son comportement déjà
énigmatique, devenait réellement incompréhensible : tantôt il se
montrait très prompt à prendre certaines décisions, notamment à
pousser à la condamnation des membres de la famille de Mohamed
Mzali, sans preuves concrètes, tantôt il restait sans réactions
devant des événements révoltants tels que la diffusion de fausses
nouvelles sur les « troubles » à l'Université et les interférences
du ministère de l'Information dans les attributions du MEESRS
en mars 1987. Et maintenant, voilà qu'il affichait une audace
démesurée vis-à-vis du Président de la République.
Ce n'est qu'après le 7 novembre 1987, que je commençais à
voir clair dans le comportement de Rachid Sfar et la prétention de

447
Zine Ben Ali à la magistrature suprême. Libération du 9 novembre
1987 publia une interview accordée le 24 août 1987 par Zine Ben
Ali à un journaliste tunisien, Youssef Seddik. Ce qu'on y lit est,
pour le moins, surprenant :
Le 24 août dernier, le général Ben Ali est encore ministre
de l'Intérieur. Au cours d'un entretien avec Youssef Seddik, il se
laisse aller à la confidence et raconte, entre autres, comment la
sénilité de Bourguiba aboutit à la paralysie du gouvernement. Un
peu plus tard, un émissaire arrive àParis et demande au journaliste
de surseoir la publication de l'entretien : Ben Ali, explique-t-
il en substance, tente de négocier un verdict modéré dans le
procès des islamistes. La divulgation de ses propos risque de
compromettre sérieusement ses efforts et d'aboutir à l'exécution
des chefs du MTI (Mouvement de la Tendance Islamiste). Le
journaliste se rend à ces arguments, qui n 'ont évidemment plus
cours aujourd'hui.
Youssef Seddik. - Pouvez-vous nous parler de la santé du
Président ?
Ben ALI. - Je ne suis pas de ceux qui vous diront : « Il va très
bien, il est au mieux de sa forme et de sa lucidité ». Les facultés
mentales du Chef de l'Etat sont extrêmement limitées : d'énoimes
trous de mémoire, des colères subites sous des prétextes souvent
futiles et la faculté d'assimilation d'un enfant.
Y. S. - Vous continuez pourtant à travailler avec lui tous les
jours.
B. A .-Je passe une partie de la nuit à préparer mon audience
du matin, à simplifier a l'extrême mes propos ou mes analyses.
Devant lui, j'expose trois ou quatre options et le pousse à prendre
les décisions qui s'imposent. Je me répète, je rectifie, je simplifie
encore. Il faut reconnaître que jusqu'ici, il a choisi les solutions
que j'ai souhaitées de toutes mes forces.
Y. S. - Est-ce qu'il règne et gouverne ou règne-t-il sans
gouverner ?
B. A. - Très souvent, il ne règne que pour empêcher de
gouverner.
Y. S. - Vous devez forcément penser à une solution.
B. A. - La situation, pour le moment, est réellement sans
issue. La seule alternative est d'en rester là, d'attendre que les
événements décident, ou alors le coup d'Etat...

448
Cet entretien a-t-il été enregistré à l'insu du déclarant ? Le
journal n'indique pas les circonstances dans lesquelles il a été
accordé. Elles devaient être particulièrement singulières car Zine
Ben Ali est loin d'être aussi naïf et imprudent pour se laisser
aller à une 'confidence' qui aurait pu le conduire à la potence. Le
Talmud ne dit-il pas : « Lorsque le vin entre, le secret sort ». Il
peut se vanter d'avoir eu de la chance d'être parvenu à arrêter à
temps la publication de ce document, d'autant plus que la raison
invoquée pour surseoir à cette publication - tenter de négocier
un verdict modéré dans le procès des intégristes - était tout à fait
incongrue, le procès qui s'est déroulé du 27 août au 27 septembre
1987 n'ayant pas encore commencé à la date de l'interview (24
août). Il est d'ailleurs, permis de se demander si la présentation
au Président de quelques rapports de police ou la description de
l'activité des membres du MTI nécessitait de « passer une partie
de la nuit pour les préparer». Enfin, s'il reconnaissait que le
Président adoptait toutes les solutions qu'il souhaitait, pourquoi
se plaignait-il alors que Bourguiba empêchait de gouverner ?
Cette interview du 24 août 1987 faisait donc planer sur lui
une menace, lourde de conséquences. Aussi, il adopta la scénario
suivant : deux semaines plus tard, soit le 10 septembre, il chargea
Abderrazak El Kéfi de prendre congé du gouvernement, pour
lui donner toute latitude dans l'intensification de sa propagande
contre Bourguiba et son entourage, dans leur prétendue vindicte à
l'encontre des intégristes. Mais cela ne suffisait pas pour déclarer
le Président inapte à exercer ses fonctions. Pour l'accuser
d'incohérence, il poussa, le 29 septembre, Rachid Sfar à présenter
à sa signature, la série de décrets de nomination des nouveaux
ministres. En outrepassant les instructions du Président, Rachid
Sfar plaçait ce dernier devant un dilemme : soit accepter d'être
contrecarré par son Premier ministre, soit annuler l'ensemble
des nominations et changer de premier ministre. La manœuvre
aboutit au résultat escompté par Ben Ali. Au cours du conseil des
ministres du jeudi 1 octobre, le Président sermonna Rachid Sfar
er 116

et lui déclara qu'il n'avait rien compris à sa politique. Le vendredi

116. l e Matin du dimanche 4 octobre 1987, sous la plume d'Alain Chemali, notait « On
explique de bonne source à Tunis que le limogeage de Rachid Sfar est dû à des
nominations à la direction du Parti socialiste destourien et aux deux principaux
organes d'informations officielles, sans consultation de Bourguiba ».

449
2 octobre, il le remplaça par l'homme qui était à ses yeux fidèle,
loyal, capable de maintenir l'ordre et de déjouer les complots :
son ministre de l'Intérieur, Zine Ben Ali. Cependant, il limogea
Abdelaziz Ben Dhia de la direction du PSD et promut Mahjoub
Ben Ali à ce poste. Ce jour-là, l'information avancée, le 21 mai
117

1987, par Mansour Skhiri, recevait sa pleine confirmation : la


« prochaine victime » avait bien été Rachid Sfar.
Zine Ben Ali gagnait sur tous les plans : il occupait le poste de
premier ministre et disposait maintenant de l'argument souhaité
pour ancrer dans l'opinion nationale et internationale la rumeur
que Bourguiba déniait le soir ce qu'il avait décidé le matin. Vu
l'âge du Président et la qualité des personnes qui diffusaient cette
rumeur, celle-ci avait toutes les chances de paraître crédible aux
yeux de l'opinion publique.
Quand à Rachid Sfar, je pense qu'après les remontrances
répétées que le Président lui avait faites (maintien de Hédi
Baccouche au gouvernement après la demande du Président de
l'exclure de la Direction du Parti, nomination le 10 Septembre
1987, d'un ministre et de deux secrétaires d'État sans remettre au
préalable au Président leur cumculum vitae, interférence dans le
procès des intégristes des 27 Aout-27 Septembre 1987 malgré la
recommandation du Président pour que le jury prenne ses décisions
en toute âme et conscience, récidive le 29 Septembre 1987, dans
la nomination de membres du gouvernement et du Parti sans
respecter les conditions qui lui ont été rappelées par le Président,
19 jours auparavant, nomination à la Direction du Parti d'un
fonctionnaire qui n'est même pas membre du Comité Central...),
il avait pressenti que ses jours à la tête du gouvernement étaient
comptés. Ne voulant pas être révoqué de son poste sur son échec,
il ne vit d'autre alternative que celle de continuer à se plier aux
exigences de l'homme fort du moment et à suivre ses suggestions,
espérant probablement pouvoir bénéficier d'une reconnaissance de
la part de son ministre de l'Intérieur, si celui-ci parvenait à ses fins.

117. Mahjoub Ben Ali qui n'a aucun lien de parenté avec Zine Ben Ali était un maquisard
à l'époque de la lutte pour l'Indépendance. Il était bien connu pour sa loyauté et son
dévouement au Président. Le Président l'avait nommé directeur adjoint du PSD,
chargé de la vigilance, le 20 août 1987, pour qu'il veille à ce que des événements
comparables à ceux du 2 août ne se reproduisent plus.

450
Sa nomination à la présidence de l'Assemblée nationale, lors de
l'accession de Zine Ben Ali au poste de premier ministre, malgré
les remontrances du Président à son égard, semble confirmer ce
point de vue. Signalons que ni Bahi Ladgham, ni Mohamed Mzali
n'ont bénéficié d'un tel avantage.

S. L ' a m b i v a l e n c e

En vue de la préparation du communiqué à transmettre à la


presse et de la rédaction du décret de nomination du nouveau
Premier ministre et ministre de l'Intérieur, je demandai au
Président s'il fallait adjoindre à ces deux fonctions celle de
secrétaire général du PSD. Bourguiba qui avait bien saisi la
signification de ma question, se souvenant probablement de la
confidence qu'il m'avait faite à la veille du XII congrès du
ème

PSD en juin 1986 , me répondit :


118

Nous ferons comme d'habitude. Il est de tradition que


le Premier ministre soit en même temps Secrétaire général du
Parti.
Le 3 octobre 1987, un article non signé, en première
page du quotidien Essabah, sous la rubrique « Analyse d'un
remaniement » et intitulé « Pourquoi Rachid Sfar a-t-il été démis
de ses fonctions », avançait une histoire burlesque, inventée de
toutes pièces, visant clairement à semer la confusion dans les
esprits. On y lisait notamment :
Le Président Bourguiba avait souhaité confier à Abdelwahab
Abdallah le ministère de l'Information après le départ de
Abderrazak El Kéfi, mais le premier ministre Rachid Sfar lui a
demandé de patienter et lui a proposé le lendemain Abdelmalek
Laaiif, directeur de la RadioTélévision. Le Président a alors
invité le 10 septembre 1987, Abdelwahab Abdallah pour lui
confier le poste.... Le même scénario se serait répété lors de la
nomination du directeur du PSD : le Président voulait nommer
Mahjoub Ben Ali mais Rachid Sfar aurait omis d'inclure son nom
sur la liste. On comprend après cela que le Président ait décidé
d'annuler l'ensemble des nominations et de décharger Rachid

118. Voir note de bas de page n°l, page 289.

451
Sfar de son poste de premier ministre. Pour se montrer conciliant
envers son ancien premier ministre, il a proposé sa candidature à
la présidence de la chambre des députés.
La même interprétation, un peu plus romancée, est rapportée
dans Jeune Afrique . 119

Cette version des faits visait intentionnellement à brouiller


les cartes, car ces deux opérations, la proposition de nomination
de Abdelwahab Abdallah et celle de Abdelmalek Laarif ne
s'étaient pas déroulées à la même date et n'intéressaient pas le
même poste : Abdelwahab Abdallah avait été proposé par Rachid
Sfar le 9 septembre 1987 pour remplacer Abderrazak El Kéfi
au ministère de l'Information. Quant à Abdelmalek Laarif, son
nom n'avait été avancé pour la première fois que le 29 septembre
1987 pour le remplacement de Abdelaziz Ben Dhia à la direction
du PSD. Quant à Mahjoub Ben Ali, directeur adjoint du PSD
depuis le 20 août 1987, il avait été promu le 2 octobre au poste
de directeur du PSD, c'est-à-dire le jour même de la révocation
de Rachid Sfar et de la nomination de Zine Ben Ali au poste de
premier ministre.
Le proverbe anglais : « Si l'on n'arrive pas à convaincre,
recourons à la confusion » trouvait sa pleine application.
Excédé par cette campagne de désinformation, je proposai
au nouveau Premier ministre, maintenant qu'il était parvenu à
ses fins ou plutôt à ce que je croyais être ses fins, l'organisation
d'une cellule de presse dont le rôle serait de répondre à toute
publication diffusant une fausse information afin de la corriger et
d'éclairer l'opinion nationale et internationale sur la réalité des
faits. Je lui suggérai un partage des tâches, je me chargerai de la
presse en langue française, lui, superviserait celle en langue arabe
et Hédi Mabrouk, ministre des Affaires étrangères, s'occuperait
de la presse dans les autres langues. « C'est une idée à creuser »
me répondit-il. Bien entendu, aucune suite ne fut donnée à ma
proposition.
Le 3 octobre 1987, c'est-à-dire le lendemain de la nomination
de Zine Ben Ali comme premier ministre, je reçus une lettre en
arabe qui m'était adressée en ma qualité de ministre directeur

119. Jeune Afrique n° 1397 du 14 octobre 1987, sous la plnme de SamirGharbi.

452
du cabinet présidentiel. Elle avait été postée le 1 octobre 1987 er

à Tunis Carthage et était datée du 30 septembre 1987 (voir fac-


similé pages 457 et 458). Elle n'était pas signée. Son contenu
éclaire davantage sur les agissements de Zine Ben Ali :
Monsieur le directeur du cabinet présidentiel
J'ai l'honneur de vous fournk des informations graves que
j'ai pu recueillir chez certains collègues avec lesquels j'exerçais
à la direction de la Sûreté nationale avant ma mise à la retraite.
Ils se plaignent et s'inquiètent au sujet du comportement de deux
généraux, Zine El Abidine Ben Ali et Habib Ammar.
Ils disen t que ces généra ux leur donnent des ordres inadmissibles
tels que fouiller sans égards les véhicules, quel qu'en soit le
propriétaire ainsi que les habitations de tout un quartier, défoncer
les portes, déchirer les matelas, casser les polies des placards et des
aimoires, maltraiter et frapper femmes et enfants. Et malheur à celui
chez qui on découvre des livres traitant de religion, si bien que celui
qui possède un Coran est aujourd'hui inquiet. Ces contrôles ont
ouvert la voie à de jeunes éléments malhonnêtes qui s'approprient
l'argent et les biens des citoyens. L'ordre qu 'ils s'arrogent, de tirer
sur des manifestants pacifiques n'a même pas été donné du temps
de la colonisation. Un tel comportement a intensifié la colère des
citoyens, y compiis des destouriens, confie le gouvernement.
Mes collègues affirment que l'affaire des intégristes est une
comédie montée de toutes pièces par Zine El Abidine Ben Ali
à l'intention du Président. Il a mis cette affake entre les mains
d'agents qui ne sont pas à la hauteur, parmi lesquels Moncef
Kbila connu pour sa légèreté, sa désinvolture, son incapacité à
120

120. C'est ce même Moncef Kbila qui a procédé à l'interrogatoire de Rached


Ghannouchi. Cet interrogatoire, rapporté in extenso dans l'hebdomadaire Jeune
Afrique n° 1396 du 7 octobre 1987 est présenté ainsi : « Le 14 mars 1987 à
14 heures, nous, Moncef Ben Kbila, premier inspecteur à la Cour de Sûreté de
l'Etat, officier de police judiciaire et assistant de messieurs les procureurs de la
République, aidé de l'officier de police adjoint Mahmoud Ben Oumar appartenant
à notre service et chargé des écritures, après avoir prêté serment pour les besoins
de cette affaire, agissant par procuration délivrée par Hassen Ben Falah, doyen
des juges d'instruction au tribunal de première instance de Tunis, procuration n°
1/5855 datée du 14 mars 1987 relative à l'affaire en cours contre le dénommé
Rached Ghannouchi accusé d'appartenance à une organisation non reconnue, de
possession et de diffusion de publications illégales et de fausses nouvelles dans
l'intention de violer les lois du pays et porter ainsi atteinte à l'ordre public, aux
institutions officielles et à la dignité du Président de la République, avons procédé
à l'interrogatoire du dénommé Rached Ghannouchi

453
garder un secret dès qu'il absorbe un peu d'alcool et qui plus est,
est un parent du Cheikh Mourou . En conséquence, cette affaire
121

apparaît comme une véritable mascarade aux yeux des avocats et


des responsables de la presse internationale présents au procès,
étant donné que près de la moitié des personnes impliquées sont
en fuite. Ceci prouve bien que Moncef Kbila est impliqué dans
cette affaire, car nous n 'avons jamais vu un procès dans lequel
les personnes en fuite sont en si forte proportion. Cette situation
a également ouvert la porte aux désordres qui ont éclaté depuis
de longs mois. Tout cela est voulu par Zine El Abidine Ben Ali
afin de détériorer l'atmosphère jusqu'à l'éclosion d'une révolte
comme celle du pain, qui amènera l'aimée à intervenir. Alors,
Zine El Abidine Ben Ali, en compagnie de Habib Ammar va
diriger les opérations et prendre le pouvoir, ce qui provoquera
l'humiliation de son Excellence le Président, à la fin de sa vie. La
meilleure preuve en est que Zine El Abidine Ben Ali n'a pas voulu
nommer de directeur de la Sûreté parmi les membres de la police,
pour que Habib Ammar puisse, tout en gardant la direction de la
Garde nationale, s'occuper en personne de la police. Il ne veut
associer personne au maintien de la sécurité pour bien dissimuler
ses mauvaises intentions. Il a par ailleurs vidé la direction de la
Sûreté des éléments nationalistes attachés au Président et à l'Etat,
tels messieurs Taïeb Essid, Hassen Abid, Mohamed Hajji, Taïeb
Tlili et beaucoup d'autres, pour nommer un directeur qui ne
connaît rien à la politique et qui était simple gardien de la paix.
Cet individu, lorsqu 'il était responsable de la brigade économique,
a amassé parla corruption, des sommes très importantes, réalisant
une véritable fortune avec laquelle il a acheté une propriété à Beni
Khaled et une maison à Tunis près du siège du journal Essabah,
qu'il utilise comme lieu de rendez-vous galants et de beuveries. Il
a pris comme adjoint une personne louche, du nom de Mohamed
Khemira. Ce dernier est en relation avecleMDS pari 'intermédiaire
de son concitoyen El Barkaoui qui fournit à ce mouvement les
informations qu'il recueille au ministère de l'Intérieur.
Mes collègues dénoncent Larbi Zerelli et Mohamed Khemira
qui dilapident actuellement les fonds de la Sécurité nationale

121. Le Cheikh Mourou était en fuite lors du procès contre les intégristes qui s'est
déroulé à Tunis du 27 août au 27 septembre 1987.

454
destinés aux conseillers. Ils se les partagent, alors que Monsieur
Hassen Abid, administrateur général de police, bien connu pour
son dévouement au gouvernement et spécialisé dans la sécurité
de l'État, a été muté sans raison et nommé chef d'une brigade
à Sousse, dirigée auparavant par un simple secrétaire de police.
Quant à Taïeb Essid, également administrateur général de police, il
a été nommé agent auprès de Ridha Sfar, dont il était auparavant le
chef. Dans les commissariats de police et au commissariat central,
Zine El Abidine Ben_Ali a nommé des personnes qui lui sont
dévouées et des amis à lui, connus pour leur mauvaise conduite
et leur incapacité, afin qu'ils soient toujours dépendants de sa
clémence et qu 'ils appliquent, sans discussions, ses instructions.
Ils ont, pour le satisfaire, rempli les prisons de citoyens innocents
afin qu 'il puisse tromper le Président et lui faire croire que le
pays est plein d'intégristes qu 'il a mis hors d'état de nuire en les
passant en jugement. En réalité, 90% d'entre eux sont innocents,
craignent Dieu et font leur prière à la mosquée, sans plus.
Selon mes collègues, Zine El Abidine Ben Ali et Habib
Ammar sont complices. .Leur grade de général constitue un
danger pour le gouvernement. Ils disent que Zine El Abidine Ben
Ali trompe le Président en passant sous silence le mécontentement
des citoyens et leur inquiétude face aux agissements des agents
du ministère de l'Intérieur et du Parti qui, parleurs abus, sèment
la frayeur dans le cœur de tous les citoyens, quel que soit leur
milieu. Les voitures de police sont en faction dans tous les
quartiers et les agents appliquent sans réfléchir les ordres, de peur
d'être licenciés. Ils savent aussi que Zine El Abidine Ben Ali a
organisé des brigades spéciales dont l'une est responsable de la
surveillance de sa fille et de son domicile à El Menzah et une
autre chargée de réunir certaines informations compromettantes
destinées à lui servir chaque fois qu 'il veut discréditer un ministre
ou un responsable du gouvernement. Il peut ainsi présenter ces
informations au chef de l'État afin de l'inciter au licenciement
de la personne visée. Il a mis à la tête de cette dernière brigade
un agent simple et fourbe, Abderrahman Bouomrani, connu pour
ses activités en faveur de certaines personnes et sa pêche en eau
trouble. Il lui a accordé des promotions qu'il ne mérite pas alors
qu 'il a atteint l'âge de la retraite. Beaucoup d'autres agents ayant
atteint l'âge de la retraite ont été maintenus en fonction en tant

455
que contractuels. Jamais aucun ministre n'avait procédé à de tels
agissements.
On peut dire, d'une manière générale, que le ministère de
l'Intérieur est actuellement pourri à un point extrême et que la
direction de la Sûreté se trouve dans une pagaille qu 'elle n 'avait
jamais connue auparavant. Il vous suffirait de vous en occuper un
tant soit peu et de procéder à une enquête discrète sur ce qui s'y
passe pour découvrir beaucoup plus que ce que j'ai appris. Il vous
appartient d'en décider.
Que Dieu accorde le succès à ceux qui sont loyaux au pays et
à son Excellence le Président.
Cette lettre explicite semblait avoir été écrite par un homme
sérieux, bien informé des problèmes de Sécurité. Elle me posa
un grave problème de conscience. Ma première réaction fut d'en
aviser le Président. Mais elle ne lui était pas adressée et n'était
pas signée. Je préférai attendre d'y voir plus clair. En réexaminant
les détails du procès, je constatai qu'en effet, beaucoup de
personnes condamnées l'avaient été par contumace. Sur les sept
condamnés à mort, seuls deux étaient en état d'arrestation. Sur
les deux condamnés aux travaux forcés à perpétuité, seul Rached
Ghannouchi était en état d'arrestation. Les dix condamnés à 20
ans de travaux forcés l'avaient été par contumace. Sur les trente-
trois condamnés à 10 ans de travaux forcés, 16 étaient en état
d'arrestation. De plus, Mahrez Boudagga et Boulbaba Dkhil,
condamnés à mort, n'étaient pas ceux qui avaient posé les bombes
dans les hôtels de Sousse et de Monastir, le 2 août 1987. Mahrez
Boudagga était l'électricien artificier du groupe. Le poseur de
bombes, Fethi Maatoug, avait fui en Italie avec la complicité d'un
policier et Abdelmajid El Mili, le commanditaire des attentats,
122

était en fuite. Mahrez Boudagga avait déclaré à l'audience que


c'était Fethi Maatoug qui lui avait demandé de préparer les
bombes, non pas dans l'intention de tuer, mais seulement pour
faire peur aux touristes qui se baignaient nus et portaient ainsi
atteinte à la morale. Quant au second condamné à mort, Boulbaba
Dkhil, il avait été inculpé pour vitriolage d'un responsable du
PSD à Gabès. Je découvris un autre fait troublant : Le Monde

122 . Le Monde des 13-14 septembre, p. 3.

456
457
458
avait annoncé l'arrestation, samedi 19 septembre, donc avant la
proclamation du verdict du 27 septembre 1987, de Mohamed
Trabelsi et Salah Boughanmi, deux intégristes membres du
conseil consultatif du MTI. Or, ces deux inculpés, condamnés,
le premier à vingt ans de travaux forcés et le second à dix ans
123 étaient sur la liste des inculpés en fuite. S'ils étaient sous les
verrous le 19 septembre, pourquoi avaient-ils été condamnés par
contumace le 27 septembre ?
Par ailleurs, je suspectais déjà que Zine Ben Ali disposait
d'une brigade de renseignements qu'il chargeait de missions
spéciales dont certaines consistaient à confectionner, à partir
d'éléments plus ou moins réels, de fausses affaires pour accuser
les uns et diviser les autres. L'un des rôles de cette brigade
était de surveiller les déplacements et les contacts de certaines
personnes parmi lesquelles je figurais. Zine Ben Ali me dit, plus
d'une fois, que mon nom était inscrit en troisième position sur
la liste des personnes condamnées à mort par les intégristes.
Je répondais invariablement que je n'en voyais pas la raison,
que ma conscience était tranquille et que toute fonction avait
ses risques. Un dimanche d'octobre 1987, alors que je faisais,
comme tous les dimanches, mon marché à Menzel Bouzelfa,
sans être accompagné du policier de service qui m'était affecté,
un homme à la mine patibulaire m'emboîta le pas, me bousculant
de l'épaule, cherchant visiblement à m'intimider. Dans le pesant
climat d'inquiétude qui s'était installé dans le pays, je pense qu'il
cherchait à me faire comprendre qu'il était animé de mauvaises
intentions... et à me laisser conclure que c'était un intégriste.
Je m'arrêtai et regardai le personnage droit dans les yeux. Il
finit par s'éloigner. Mon épouse eut, à deux reprises, la même
mésaventure, une fois devant notre domicile et la seconde dans
les souks de Tunis. Le mobile de ce stratagème d'intimidation
était de nous inquiéter afin de justifier la surveillance continue de
toutes mes activités, que j'eus à subir jusque dans ma vie privée,
à mon domicile. Celle-ci était assurée par un policier armé, de
faction de jour comme de nuit, dans le jardin de mon domicile, à
l'Institut Pasteur, et par un second dans ma voiture.

123. Le Monde du 22 septembre 1987 dans sa rubrique « À travers le monde ».

459
Au cours de notre entretien quotidien à la bibliothèque, après
les audiences du Président, Zine Ben Ali, alors premier ministre,
me dit un jour :
- Que penses-tu de la participation du Président Bourguiba,
en personne, à la conférence des chefs d'Etats arabes qui va se
tenir à Amman au cours du mois de novembre prochain ? S'il
voulait s'y rendre, ce serait formidable, car avec son prestige et
son ascendant, il pourrait les amener tous à unifier leur action
pour sauver la Palestine.
- J'aurais partagé ton point de vue si le lobby sioniste n'avait
pas investi l'Amérique depuis la nomination de Henry Kissinger
au Département d'État et si le Président avait 60 ans. À 84 ans,
que peut-il faire d'autre que de lire son discours comme les autres
chefs d'État ? Et puis, il a déjà délégué Hédi Mabrouk pour le
représenter, lui répondis-je.
Zine Ben Ali n'insista pas. Cependant, cette suggestion me
laissa perplexe. J'étais persuadé qu'il ne croyait pas à ce qu'il
venait d'avancer. Je me doutais qu'il cherchait par tous les moyens
à s'imposer et à consolider sa position jusqu'à la disparition du
Président. Mais, j'avoue que j'étais à mille lieues d'imaginer
qu'il pouvait avoir d'autres desseins.
Quelques jours plus tard, après les audiences du Président,
nous nous trouvions, tous deux, à la bibliothèque du palais pour
rédiger le communiqué quotidien à remettre à la presse. Zine Ben
Ali me dit :
- Il entre dans mes intentions d'utiliser au mieux nos
compétences : toi, je te réserve un ministère de la recherche
scientifique parfaitement équipé, surtout qu'aujourd'hui, nos
diplômés formés en Tunisie et à l'étranger, sont assez nombreux,
ce qui te permettra de t'entourer d'une bonne équipe de chercheurs
qualifiés.
- Crois-tu que le Président accepte de me libérer pour que je
puisse me consacrer à une telle activité ? lui répondis-je.
Comme il a dû se réjouir de la naïveté de ma réponse !
Toutes ces informations de sources différentes, ces péripéties
quotidiennes et les enseignements qui en émergeaient, par
recoupements, augmentaient mes tracas. Comment réagirait le
Président Bourguiba si je l'informais de ces faits, pour le moins

460
troublants ? Allait-il me croire ou considérer qu'il s'agissait
d'une manœuvre de ma part contre son Premier ministre, dont
j'aurais été jaloux parce qu'il venait de lui confier les plus hautes
responsabilités de l'État et du Parti ? Confiant dans sa position
de leader incontesté et de bâtisseur de la Tunisie moderne, il
était capable de me confronter immédiatement avec Zine Ben
Ali qui, avec le soutien inconditionnel de Saïda Sassi et l'appui
d'éventuels faux témoins que pourrait présenter sa brigade de
renseignements , risquait de retourner la situation contre moi. Et
124

même dans le cas où le Président aurait pris mes dires au sérieux,


Zine Ben Ali qui était Premier ministre, ministre de l'Intérieur,
secrétaire général du PSD et qui avait en partie, noyauté la police
et l'administration régionale, allait-il se laisser faire sans réagir ?
Étant moi-même coupé du terrain, je gardais l'espoir de voir
le nouveau directeur du PSD, Mahjoub Ben Ali, qui disposait
d'antennes dans tous les recoins du pays, dénoncer ces anomalies
et sauver la situation.
Le 8 octobre à 12 heures, Radio France Internationale
diffusait la nouvelle suivante :
Les deux intégristes tunisiens condamnés à mort à la ûn du
mois de septembre dernier, ont été pendus, à la prison civile, ce
matin à l'aube. L'un était accusé d'avoir fabriqué des bombes,
l'autre d'avoir vitriolé un membre du Parti au pouvoir.
Le communiqué utilisait le terme « intégriste » alors que lors
du procès, Mahrez Boudagga affirmait n'avoir aucune relation
avec le MTI !
Au cours de l'audience accordée le matin de cette même
journée par le Président à son premier ministre, Zine Ben Ali
l'informa de cette exécution.
Le Président, bien qu'il ne leur ait pas accordé la grâce,
n'avait jamais fait part du moindre empressement à voir exécuter
ces deux prisonniers. J'étais perplexe. Pourquoi Zine Ben Ali
s'était-il empressé d'appliquer la sentence, une semaine après son
accession au poste de premier ministre et le lendemain même du

124. J'avais à l'esprit le procès du 27 septembre 1987 au cours duquel deux témoins à
décharge ont démoli, aux yeux du juge, le témoignage des deux femmes selon lequel
le policier Slahedine Tlili avait favorisé la fuite du poseur de bombe, Fethi Maatoug,
lors des attentats du 2 août 1987 dans les hôtels de Sousse et de Monastir.

461
refus de la grâce présidentielle ? Pourtant, certains observateurs
125

étrangers estimaient : « Il est certain que le nouveau premier


ministre, le général Ben Ali, n 'aurait pas intérêt à inaugurer ses
activités au premier ministère par deux pendaisons » . Et puis, 126

qu'étaient devenus Fethi Maâtoug, le poseur de bombes des


attentats de Sousse et de Monastir du 2 août 1987 et Abdelmajid
Mili, le commanditaire de ces attentats ? On ne parlait plus d'eux.
Avaient-ils bénéficié de « l'amnistie générale » annoncée après le
7 novembre ? Ayant posé un jour la question à un magistrat, celui-
ci s'est contenté de me répondre évasivement : « Tout le monde
a été amnistié », sans pouvoir me préciser si les deux terroristes
faisaient partie de ce « tout le monde ».
Zine Ben Ali continuait à monter en épingle, au cours de
chaque audience, les « complots des intégristes ». Pour épater le
Président, il détaillait les modalités subtiles qu'il avait utilisées
pour s'emparer de ces dangereux terroristes et découvrir leurs
caches. Il l'informait quotidiennement de nouvelles captures,
opérées par ses services et de la saisie de documents accablants
qu'il aurait trouvé chez eux. De son côté, le ministère de
l'Information qui inondait le cabinet présidentiel de quotidiens,
hebdomadaires et coupures de presse étrangère, se gardait bien
de diffuser les articles qui analysaient la situation de façon plus
réaliste, tel cet article intitulé « La lutte pour le pouvoir s'intensifie
à l'avantage du ministre de l'Intérieur» paru à l'étranger dans le
journal de langue arabe ElAlam . Cet article dont je n'ai pris
121

connaissance qu'un mois après sa parution, a été recopié par


une main anonyme et adressé par courrier à Saïda Sassi, avec la
mention « Très urgent ». La lettre, postée le 9 octobre, comme en
témoigne le cachet de la poste parvint le lendemain 10 octobre
1987, au cabinet présidentiel. Je la présentai le soir même à Saïda
qui l'ouvrit, mais ne sachant pas lire l'arabe, me demanda de le
faire. Elle m'écouta, puis au bout de quelques instants, me coupa
la parole et avec un geste de la main me dit : « Il s'agit d'un

125. Bourguiba avait expliqué dans son entretien à Jean Daniel les raisons qui l'avaient
poussé à refuser la grâce de ces deux condamnés à mort, in Jean Daniel : La
blessure, Grasset, France 1992, pp 271-279. cf page 542 de cet ouvrage
126. Le Quotidien de Paris du 7 octobre 1987.
127. « ElAlam » n° 188 du 9 septembre 1987.

462
intégriste qui n'aime pas Zine parce qu'il pourchasse sa bande ».
Et elle me demanda de détruire la lettre avant de s'éloigner.
Une note était agrafée à l'article :
A la sœur militante Saïda Sassi,
Lis cette histoire. Je prie Dieu pour qu 'elle ne soit pas fondée.
Si tu veux savoir la vérité, suis le fil d'Ariane . On voit que 128

depuis la parution de cet article, Rachid Sfar a perdu son poste.


Le reste pourrait bien se réaliser, ce que nous craignons. Je te prie
d'en informer le Président avant qu 'il ne soit trop tard. Avec mes
remerciements.
Signé : Un Militant
L'article lui-même était libellé comme suit :
Les nouvelles qui nous parviennent de Tunis donnent à penser
que la lutte pour la succession du Président Habib Bourguiba,
qui dure depuis quelques années, s'est intensifiée ces derniers
temps en raison de l'ambition de l'homme fort du gouvernement,
le ministre de l'Intérieur dont les options pro-occidentales sont
manifestes. Les membres du gouvernement de Rachid Sfar le
craignent, en raison de la maladie du Président et de la faiblesse
du chef du gouvernement à dominer cette lutte. Cette lutte s'est
intensifiée après le départ de Mohamed Mzali, ancien premier
ministre en raison des marques de faiblesse de Rachid Sfar que son
mauvais état de santé rend incapable de diriger le gouvernement.
Cependant, d'autres sources considèrent que la santé de Rachid
Sfar est bonne, mais qu 'il s'est avéré incapable de mettre un terme
aux ambitions du ministre de l'Intérieur qui, selon les milieux
gouvernementaux, joue la carte des États-Unis d'Amérique, au
point de défier le Président Bourguiba lui-même.
Des sources bien informées affirment que c'est le ministre de
l'Intérieur qui a fomenté l'éloignement de Mohamed Mzali et de
l'ancienne épouse du Président Bourguiba, pour s'imposer comme
l'unique cheval sur lequel on peut compter et qu'après le départ
de Mzali du poste de Premier ministre et son remplacement par
Rachid Sfar, le ministre de l'Intérieur s'est emparé de l'espace
politique pour devenir le centre des décisions en raison de sa
forte position et de sa grande influence sur le Président Bourguiba

128. Dans la Mythologie grecque : pelote de fil confiée par Ariane à Thésée qui permit
à ce dernier de trouver la sortie du labyrinthe où l'avait enfermé le roi Minos, père
d'Ariane.

463
lui-même. D'après ces mêmes sources, Rachid Sfar qui a pris
récemment conscience de ce jeu et qui s'est révélé incapable
d'arrêter les ambitions du ministre-général a présenté sa démission
au Président Bourguiba, prétextant son état de santé altéré par une
affection cardiaque. Mais le Président Bourguiba lui a demandé de
patienter jusqu'à la fin du procès des intégristes et la proclamation
de la sentence. Il semble que le chef du gouvernement, Rachid
Sfar souhaite accélérer l'acceptation de sa démission avant la
condamnation des intégristes, afin de n 'avoir pas à supporter les
responsabilités historique et morale des conséquences prévisibles.
Il ne veut pas être le « mouton du sacrifice » pour une affaire dont
il n 'est nullement responsable et sur laquelle il n 'est pas d'accord,
ni endosser la responsabilité de cette affaire, pour se voir ensuite
éloigné du pouvoir et remplacé par Zine El Abidine Ben Ali.
Les milieux proches du Premier ministre Rachid Sfar
désignent le ministre de l'Intérieur comme le responsable
historique de la campagne qu 'il mène contre les intégristes dans
le but de compromettre le pouvoir dans une confrontation ouverte
avec l'opinion publique afin d'amener le Président Bourguiba à
lui accorder sa confiance et à le doter des moyens qu 'il pourrait,
dans une prochaine étape, utiliser pour affronter le pouvoir
lui-même. Ces milieux proches du gouvernement ajoutent que
le ministre de l'Intérieur, soutenu par l'Amérique, a réussi à
convaincre le Président Bourguiba de la nécessité de combattre
l'intégrisme, principale force d'opposition qui se propose de
provoquer un soulèvement général et de prendre le pouvoir en
temps opportun.
L'accord du chef de l'Etat sur cette stratégie dans la poursuite
du mouvement intégriste a créé les conditions favorables qui ont
permis au ministre de l'Intérieur de se débarrasser petit à petit
de ses concurrents les plus forts. D'après des sources proches
de Rachid Sfar, on rapporte que, depuis la nomination de Zine
El Abidine Ben Ali au ministère de l'Intérieur, les citoyens l'ont
qualifié de « ministre de la terreur » car dès le premier instant, il a
fait régner dans le pays malaise, expectative et frayeur, cherchant
par cette situation créée artificiellement, à susciter hostilité et peur
chez le Président Bourguiba en profitant de sa sensibilité pour
tout ce qui touche à « la religion musulmane et aux mouvements
religieux ». Ces milieux attachent beaucoup d'importance à cette

464
affaire, et soulignent que le général-ministre a exploité le souci du
Président pour frapper le mouvement islamiste et se frayer la voie
du pouvoir, et ce, avec le soutien solide de l'Amérique à qui il veut
montrer qu'il est le seul homme capable de renforcer la position
de Washington en Tunisie, Ces milieux ajoutent à ce sujet que
des nouvelles graves ont filtré, laissant entendre que les services
de sécurité proches du général-ministre se préparent à de larges
opérations contre les intégristes pour les éloigner définitivement
de son chemin vers le pouvoir. Après quoi, il pourra affronter
directement le Président Bourguiba après l'avoir utilisé pour se
débarrasser de tous ses concurrents importants dans le pouvoir et
dans l'opinion.
A ce sujet, les milieux proches du gouvernement accusent le
ministre de l'Intérieur d'être derrière les attentats des établissements
touristiques et derrière les jets de vitriol sur le visage de certains
magistrats et de responsables du Parti, dans le but de stimuler la
réaction du Président et de le toucher personnellement surtout que
ces événements se sont produits le même jour dans des endroits
sensibles et à la veille des fêtes de son anniversaire. On rapporte
que lorsque le Président Bourguiba a été informé de ces événements
et de ces attentats, il aurait déclaré à ses invités «Ils m'ont visé
personnellement, je les tuerai tous ». Ces sources précisent que
c 'était la réaction que le général-ministre attendait du Président
pour lancer des accusations graves contre le mouvement islamiste,
justifier les massacres et jeter leurs chefs en prison.
Ces milieux proches du gouvernement rapportent de
nombreuses informations sur les ambitions du ministre-général
qui s'entoure depuis longtemps d'une protection importante pour
garantir sa sécurité et dont l'objectif n'est pas de venir à bout de
Rached Ghannouchi mais bien d'avoir la tête du Président lui-même.
Cependant, avant d'en arriver là, il veut d'abord se débarrasser de
ses concurrents au pouvoir et de la forte opposition de l'opinion,
afin de s'imposer au sein du pouvoir, carie Président Bourguiba a
placé sa confiance en lui et l'a doté de moyens importants qui lui
permettront, dans une prochaine étape, de s'imposer, de force, à la
tête de l'Etat. Ces milieux laissent entendre qu 'une fois débarrassé
du mouvement intégriste, la prochaine action de Zine El Abidine
Ben Ali va consister à remanier le gouvernement en poussant à
l'éloignement de Rachid Sfar afin de mieux pouvoir orienter les

465
décisions. Suivront alors d'autres étapes qui, suppose-t-on, avec
l'aidedes services de renseignement américains, veirontles officiers
de l'armée se diriger vers le domicile de Habib Bourguiba Jr et
tuer le fils unique du Président Bourguiba. Ces milieux n 'éliminent
pas la possibilité du massacre d'un certain nombre de responsables
de la famille du Président ou des hommes politiques et ce, pour
accaparer le pouvoir en isolant le Président de tous ses amis.
Il faut reconnaître que cet article brossait une esquisse
troublante et assez conforme à la réalité. Il appartient au lecteur
de confronter ces déclarations avec les événements qui se sont
produits par la suite. Cependant, l'article n'était pas dépourvu
d'erreurs. D'abord, Rachid Sfar n'a jamais présenté sa démission
au Président Bourguiba. De plus, je peux attester, étant présent à
toutes les réunions du Président avec ses invités, y compris avec
le prince héritier, Mohamed du Maroc, que le Président n'a jamais
déclaré au sujet des intégristes : « Ils m'ont visé personnellement,
je les tuerai tous ».
Je risquais donc, en livrant ce que je savais de cette affaire,
de provoquer une véritable insurrection dans le pays, sans même
être certain de sauver la situation et de gagner la partie, et cela,
pour des présomptions, des lettres anonymes et des articles de
presse. Après mûre réflexion, je décidai de garder encore le secret
et de recueillir des preuves objectives pour avertir le Président,
avec de meilleures chances de succès. Ces preuves, je pouvais
les obtenir en contactant les personnes citées dans la lettre du 3
octobre. Mais j'étais toujours sous le collimateur d'un policier
chez moi, comme en voiture et je ne pouvais convoquer personne
au palais, du fait que la sécurité y était assurée par le ministère
de l'Intérieur et que Saïda avertissait Zine Ben Ali de tout ce qui
s'y produisait.
Zine Ben Ali et Saïda Sassi ne me laissaient aucun répit. Ils
essayaient par tous les moyens de m'isoler, non seulement de mes
collègues, mais même au sein de mon propre ministère. Saïda
Sassi avait d'abord tenté de réduire les locaux administratifs du
cabinet présidentiel, qui étaient situés dans le nouveau pavillon,
à l'étage où loge le Président, sous le mauvais prétexte qu'il ne
fallait pas que le Président risque de rencontrer les membres de

466
mon administration. Je quittai donc une partie des locaux pour
installer mon administration dans un pavillon plus lointain.
Ils eurent ensuite recours à des procédés que je qualifierais de
démoniaques. Un jour, je trouvai ma secrétaire, Mme Souad
Hellal, une mère de famille pondérée et stricte, en larmes. Elle
venait de recevoir une lettre anonyme l'accusant de colporter des
histoires ignobles sur le Président et sa nièce. Elle me présenta la
lettre en me disant sa révolte et en me faisant part de sa décision
de quitter ce service pour réintégrer son ministère d'origine, le
MEESRS. Furieux, je demandai à Zine Ben Ali s'il disposait, au
ministère de l'Intérieur, d'un service spécialisé capable d'identifier
l'écriture de l'auteur de cette lettre. Il me répondit :
Je devine de qui émane cette lettre. Je vais lui en adresser une
qui le fera réfléchir.
Je restai abasourdi par ce procédé. Je crus comprendre qu'il
visait Mansour Skhiri.
A la fin du mois d'octobre, je fis remarquer à Saïda Sassi,
devant le Président, que ses prévisions sur le fameux événement
d'octobre qui allait avoir d'importantes répercussions sur l'avenir
de la Tunisie, s'étaient révélées inexactes. Elle s'écria :
C'est grâce à la vigilance de Zine Ben Ali qui a pu le déjouer
à temps.
Le Président ne fit aucun commentaire.
Zine Ben Ali ne refusait rien à Saïda Sassi et courait même
au-devant de ses désirs. Un jour d'octobre 1987, je vis arriver
Saïda au Palais, de bon matin, accompagnée de l'une de ses filles,
dans l'unique Mercedes blindée réservée aux visiteurs de marque,
chefs d'État et sommités. Lorsque je l'interrogeai, elle affirma à
voix haute, avoir eu l'accord du premier ministre et prétexta mes
reproches pour se déchaîner dans une scène hystérique de cris et
de larmes qui aurait attiré l'attention du Président si le général
Noomane, son neveu, n'était arrivé à temps pour la ramener à
la raison. Je demandai à Zine Ben Ali, à cette occasion, de ne
plus interférer dans mes responsabilités, le parc des voitures de la
Présidence relevant du Cabinet présidentiel.
L'aide de Saïda ajoutée au cumul des trois responsabilités
- premier ministre, ministre de l'Intérieur et secrétaire général

467
du PSD - donnait à Zine Ben Ali une très grande liberté
129

d'action. Elle compensait largement l'éloignement de Abdelaziz


Ben Dhia du gouvernement. Mais cette liberté était encore
entravée par la présence de Mahjoub Ben Ali, directeur du PSD.
Ce dernier faisait preuve de beaucoup de zèle pour identifier
et pourchasser les véritables fauteurs de troubles. Il déclarait :
« qu'il ne fermerait l'œil que lorsque le dernier de la bande de
Satan serait mis hors d'état de nuire»' . » On remarquera que
30

dans ses déclarations, Mahjoub Ben Ali parlait de « terroristes »,


de « bande de Satan », mais évitait les termes « islamistes » et
« intégristes ». Il semblait avoir saisi l'amalgame qui avait été fait
entre islamistes et terroristes, au cours du procès des intégristes.
En tant que directeur du PSD, il était l'une des personnes les plus
qualifiées pour recevoir les lettres anonymes et procéder à des
enquêtes sur le terrain, ce qui risquait d'entraîner inéluctablement
la découverte du pot aux roses. Il avait, d'ailleurs, opté pour une
politique de la porte ouverte à l'égard de tous les militants et
visiteurs, ce qui le mettait plus à même de découvrir l'origine
de la campagne de désinformation et ses véritables mobiles. Il
n'hésitait pas à déclarer que « le PSD devait demeurer le bouclier
protecteur contre lequel se briseraient les armes du terrorisme ».
Aussi était-il urgent pour Zine Ben Ali de s'en débarrasser au
plus tôt, et par n'importe quel moyen. Il engagea une campagne
de dénigrement contre Mahjoub Ben Ali. Il se plaignait à tous
ceux qui voulaient bien l'entendre du comportement fruste de
cet homme qui, répétait-il, « recevait ses visiteurs en plaçant son
revolver sur son bureau ». Il estimait que le maintien de l'ordre
et la chasse aux intégristes devaient demeurer l'affaire exclusive
des services de sécurité. Pourtant, Mahjoub Ben Ali précisait bien
que « les comités de vigilance du Parti constituaient une force
de soutien mais non une police parallèle ». Même lorsqu'il était
directeur adjoint du Parti, chargé de la vigilance, il considérait
que :
...le rôle des comités de vigilance consistait à apporter aux
structures légales de l'État le soutien dont elles avaient besoin

129. Contrairement à ce qui est rapporté dans Le Monde du samedi 3-dimanche 4


octobre 1987, Mohamed Mzali a cumulé lui aussi ces trois responsabilités. Mais il
ne disposait pas du soutien de Saïda Sassi.
130. Revue Dialogue n° 679 du 12 octobre 1987, p. 11.

468
dans le cadre de l'action civique des patriotes en vue de démasquer
les terroristes et d'empêcher des actes criminels. 131

De son côté, Saïda Sassi critiquait sans cesse et très durement


Mahjoub Ben Ali qui, disait-elle, entravait les efforts du nouveau
premier ministre et dont le comportement ne s'harmonisait pas
avec celui de l'équipe au pouvoir. Un soir, lors de notre veillée
quotidienne, elle insista sur le désaccord entre Zine Ben Ali et
Mahjoub Ben Ali en me prenant à témoin. Sollicité par le Président,
je confirmai ce désaccord qui était réel. Je regrette aujourd'hui
d'avoir tenu à garder ma neutralité dans cette affaire et de n'avoir
pas engagé de contacts avec Mahjoub Ben Ali. Il est vrai que je ne
le connaissais qu'à travers la lutte qu'il avait vaillamment menée
contre le colonialisme dans le Nord de la Tunisie, notamment
dans les régions de Bizerte et de Ferryville . Cet homme restait,
132

après le départ de Allala Laouiti, le seul capable, du fait de sa


fonction à la direction du Parti et de ses nombreux contacts sur le
terrain, de pouvoir disposer de preuves concrètes et de dénoncer
au Président les agissements de certains responsables, alors que
moi-même j'étais confiné dans des dossiers et des documents
dont je ne pouvais vérifier la véracité qu'en passant par le
ministre de l'Intérieur. De plus, mes multiples charges ne me
permettaient pas de m'informer de tout ce qui paraissait dans la
presse nationale et internationale. Je ne m'en faisais pas grief, ce
rôle étant dévolu au ministre de l'Information. Mahjoub Ben Ali
et moi-même, aurions eu, à nous deux, de véritables chances de
contrecarrer la cabale. Mais j'hésitais à aborder le sujet avec lui,
persuadé qu'il était probablement autant, sinon mieux informé
que je ne l'étais, mais qu'il avait des raisons pour ne pas en faire
état au Président. Foncièrement hostile à l'idée de clan, allais-je,
à 62 ans, en constituer un avec cet ancien maquisard dont je ne
pouvais prévoir les réactions ? J'étais troublé, ne pouvant prendre
le risque de dénoncer au Président une situation que je cernais
mal, d'autant plus que je n'étais nullement assuré du résultat.
Saïda Sassi se mit à faire un panégyrique dithyrambique de
Hamed Karoui dont elle vantait la loyauté au Parti et la fidélité à
Bourguiba. Le samedi 17 octobre, le Président, pour signifier sa

131. Revue Dialogue n° 674 du 7 septembre 1987, p. 18.


132. Aujourd'hui Menzel Bourguiba.

469
confiance en son nouveau premier ministre, décida de mettre fin
aux responsabilités de Mahjoub Ben Ali à la direction du PSD et
désigna Hamed Karoui à ce poste.
C'était le point de non-retour. Zine Ben Ali et ses amis
détenaient maintenant tous les rouages du gouvernement et du
Parti. Ils avaient su, depuis le 2 octobre, précipiter les événements
pour concrétiser leur projet. Zine Ben Ali, dans son avidité de
détenir le pouvoir, avait utilisé tous les stratagèmes, sans lésiner
sur les moyens, sans s'encombrer de scrupules. Il faut reconnaître
que malgré quelques faux pas, tels l'interview accordée à Youssef
Seddik et les flottements signalés au procès des intégristes,
133

il avait fait preuve de beaucoup d'audace, il avait su faire les


choix adéquats et il avait eu aussi, beaucoup de chance. Il avait
bénéficié du terrain, déjà défriché par Wassila, et de la crédulité
de Mohamed Mzali. Avec l'aide de Hédi B accouche et de
Abderrazak El Kéfi, il avait su tirer parti des rivalités des clans
dans la course à la succession. Avec l'aide de Saïda Sassi, il avait
réussi à isoler le Président de toutes les personnes qui auraient
risqué d'entraver son action. Il avait manœuvré habilement, pour
renforcer sa position au sein du gouvernement en se montrant
obséquieux devant le Président. Il a disposé d'atouts majeurs tels
l'effacement, si ce n'est la complicité du premier ministre, Rachid
Sfar, la fausse propagande menée par le ministre de l'Information,
l'investissement du PSD, la mise en place de responsables qui
lui étaient dévoués et obtenu l'aval du ministre de la Défense
Nationale, Slaheddine Bali.
Contrairement à Bourguiba qui a acquis son assise populaire
par la constitution d'un parti qui lui a permis de dénoncer les abus
et les injustices du colonialisme et de s'imposer par son génie
politique, par ses discours flamboyants, par ses écrits percutants
et par son courage pouvant aller jusqu'à l'abnégation, toujours
dans le respect des principes et des valeurs morales, Zine Ben Ali
a utilisé la mystification et les manœuvres inavouables.
Comment le Président, d'ordinaire si méfiant, avait-il décidé
de concentrer le pouvoir de l'État et du Parti entre les mains d'un
ancien militaire? Il est vrai qu'il ignorait les alliances des hommes

133. Libération, 9 novembre 1987, p. 4.

470
auxquels il confiait les rênes du pouvoir. Il ne pouvait suspecter,
non plus, que sa propre nièce était manipulée par son ministre de
l'Intérieur. Les litanies de celle-ci, l'hommage que les députés
avaient rendu à Zine Ben Ali, le 4 avril 1987 et l'absence de
scrutin aux élections du Comité Central de 1986, l'avaient conduit
à voir en celui-ci, le militant dévoué, loyal et compétent, celui qui
est capable d'« assainir» la situation et de garantir la pérennité
bourguibienne. Et puis, c'était là, la manière de Bourguiba de
prouver sa confiance à son plus proche collaborateur. Était-ce
son charisme ou son âge qui avaient réduit sa méfiance ? Était-ce
son empressement à régler le problème des intégristes qui l'avait
conduit à choisir l'homme de la sécurité qui lui semblait le plus
qualifié pour le faire ? Était-ce son orgueil qui avait fait qu'il ne
s'était jamais ouvert, pour le choix de ses ministres, à des hommes
dont il avait vérifié la confiance et la sincérité ? Ou bien, avait-il
adopté la position américaine qui considérait depuis mai 1987,
que « Zine Ben Ali est l'homme le plus qualifié pour lui succéder
après sa disparition » ?
Les exposés quasi-quotidiens, à chaque audience de Zine
Ben Ali avec le Président, se poursuivirent pendant tout le
mois d'octobre : méfaits des islamistes et rafles de sa police,
qui appréhendait des islamistes condamnés par contumace au
cours du procès de septembre ou qui découvrait des preuves
irréfutables de leur collusion avec l'Iran et leur détermination à
renverser le régime. Le Président subjugué par les exploits de
son Premier ministre était obnubilé par le danger du fanatisme,
face à l'évolution des peuples vers le progrès. Tenant compte
des arrestations de Mohamed Trabelsi et de Salah Boughanmi,
le 19 septembre, de celle, le 14 octobre, de deux dirigeants,
Ali Laridh et Fadhel Beldi, condamnés le 27 septembre par
contumace respectivement à la peine capitale et aux travaux
forcés à perpétuité, puis de Abdelmajid Zar, condamné à 10 ans
de travaux forcés, le Président finit par dire à Zine Ben Ali :
Si tu disposes de preuves si évidentes, présente-les à la Justice
qui seule, est qualifiée pour trancher !
La rumeur publique se saisit alors de la nouvelle de
l'ouverture d'un nouveau procès avant la fin de l'année et la
presse internationale la rapporta, à tort, comme une exigence

471
de Bourguiba, alors qu'en réalité, Bourguiba n'avait avancé
cette suggestion qu'après les insistances répétées de son
Premier ministre qu'il voulait soutenir au début de ses nouvelles
responsabilités.
La dénaturation des faits ne se limitait pas à cela puisque les
médias précisaient également que le nouveau Premier ministre
était en faveur de la liberté de la presse, de l'attribution d'un
champ plus large aux partis d'opposition, en un mot, d'une réelle
ouverture démocratique. D'où avait pu naître cette belle image
d'homme libéral et démocratique, alors que tous les faits vécus
à Carthage et les actes des services de sécurité qu'il dirigeait,
prouvaient le contraire ? Il ne fait pas de doute que la stratégie
d'information mise au point avec Abderrazak El Kéfi avait
produit son effet.
Le jeudi 15 octobre, le Président se rendit à Bizerte à l'occasion
des festivités marquant le 24 anniversaire de l'Évacuation. La
ème

même semaine, il reçut les membres du bureau de la Chambre


des députés conduits par leur nouveau président Rachid Sfar,
auquel il recommanda « d'œuvrer davantage en commun afin
de fortifier l'unité nationale et préserver les acquis du pays ». A
la famille judiciaire qu'il reçut, à l'occasion de l'ouverture de
l'année judiciaire, le Président déclara : « Mes sacrifices n'ont
d'égal que l'amour que je voue à mon peuple », leur rappelant par
ces propos chargés d'émotion leur rôle dans le respect des lois et
des principes de justice en vue de renforcer la cohésion qui doit
toujours exister entre l'État et le peuple.
Le 17 octobre, je reçus un bordereau DE n° 001823, signé
Ahmed Ghezal, secrétaire général du ministère des Affaires
étrangères, renfermant un tract rédigé en arabe et distribué à
Genève. Ce tract intitulé « Après les assassinats et les tortures »
était daté du 28 août 1987 et libellé comme suit :
Le régime bourguibien a fermé la mosquée Ezzitouna,
ordonné au peuple de ne pas jeûner pendant le mois de ramadan,
accusé le Coran de comporter des contradictions. Mais cela n 'a
fait que renforcer l'attachement des descendants de Okba Ibn
Nefaâ à leur religion. Ce pouvoir engage aujourd'hui une guerre
ouverte contre l'Islam et ses symboles, il ne se limite plus à faire
arrêter et à faire fuir certains dirigeants du pays, mais procède à
des tortures sur les milliers de femmes et d'hommes arrêtés (4

472
000) pour leur arracher de faux aveux afin de les utiliser comme
preuves compromettantes contre le mouvement. Il n 'hésite pas
à procéder à des assassinats puisque 6 jeunes sont morts sous
la torture. Il a permis à ses sbires de s'attaquer à l'honneur des
femmes, de porter atteinte à la dignité des hommes et d'infliger
des condamnations très sévères à plus de 200 jeunes, hommes et
femmes, pour la moindre suspicion d'islamisme. Il a adopté des
règlements tyranniques qu 'il a imposés au peuple par ses milices
ou ses comités de vigilance qui pénètrent dans les maisons, violent
les femmes, défendent le port du voile, et ferment les mosquées
des administrations, comme cela est mentionné dans les deux
circulaires 108 et 29. En plus de ces crimes, il a procédé à une
campagne mensongère. Il a mobilisé ses médias pour accuser
faussement le MTI et préparer l'opinion nationale et internationale
aux condamnations décidées à l'avance par Bourguiba, dans la
revue Jeune Afrique du 17 août courant, dans le but d'anéantir
le mouvement et d'étouffer ses symboles par le biais de la Cour
de sûreté de l'État qui a tenu sa première réunion la veille. Cette
réunion a été ajournée à la demande des avocats qui ne sont pas
parvenus à prendre connaissance des dossiers, ce qui prouve bien
que les accusations sont préfabriquées et infondées. Par ailleurs,
le pouvoir n'a pas permis aux avocats étrangers de plaider,
craignant que ceux-ci se rendent compte de ses mensonges.
O Musulmans, ce qui se passe aujourd'hui en Tunisie est une
véritable guerre contre l'Islam et les musulmans et non une affaire
de lutte contre la violence et l'extrémisme comme le prétend le
pouvoir. Il devient clair que le style du régime bourguibien est
l'assassinat, le terrorisme et la haine de l'Islam et des musulmans.
La responsabilité de tout musulman et de toute musulmane est
donc de s'opposer à cette campagne et d'aider les musulmans
opprimés par ce qu 'ils possèdent.
Le Mouvement de la Tendance Islamique à Tunis, le 28 août
1987.
Ainsi la désinformation, engagée par Abderrazak El Kéfi, ne
cessait de s'intensifier en Tunisie, comme à l'étranger.
Le jeudi 22 octobre, le Président se rendit à La Kasbah pour
présider le conseil des ministres au cours duquel des mesures
socio-économiques importantes devaient être prises. Ces mesures
comportaient, en priorité, une amnistie fiscale. Zine Ben Ali

473
inaugurait ainsi son mandat par une mesure qui visait à réduire le
mécontentement social et lui attirer des sympathies.
Le vendredi 23 octobre, Zine Ben Ali informa le Président
qu'un journaliste du Figaro Magazine, venu faire une enquête
sur la Tunisie, souhaitait le rencontrer. Il le reçut le lendemain
en audience et évoqua avec lui certaines péripéties de la lutte
nationale. Une demi-heure plus tard, le journaliste pria le
Président de poser avec lui dans la cour d'honneur du palais,
avec ses proches collaborateurs. Au moment où le photographe
tunisien nous plaçait pour la prise de vue, Saïda Sassi surgit du
palais en courant, me sauta au cou et m'entraîna loin du petit
groupe en me demandant de laisser le Président poser à côté de
son premier ministre et du journaliste. Elle courut ensuite se
placer à côté de Zine Ben Ali. Le Président, qui avait observé la
scène, lui demanda d'un ton sec ce qu'elle venait faire ici. « J'ai
été invitée » répondit-elle promptement. Dans l'article, illustré de
cette photo, on lisait notamment :
Il y a trois ans, j'étais dans son bureau. Il m'avait paru très
fatigué. Aujourd'hui, c'est ahurissant. Il travaille dès 8 heures du
matin. Il consulte tous les dossiers, s'occupe de tout, reçoit ses
ministres, les consulte, les corrige, les houspille. Pour tenir cette
cadence, il prend de temps en temps quelques minutes de repos
en s'allongeant sur un canapé... 134

S'il est vrai que depuis la nomination de Zine Ben Ah au poste


de premier ministre, Bourguiba présidait certains conseils des
ministres et recevait en audience les membres du gouvernement et
du Parti, il est tout à fait inexact d'affirmer que le Président consultait
les dossiers, s'occupait de tout et qu'il houspillait ses ministres. Son
intention était de donner le ton à son nouveau premier ministre
qu'il savait peu expérimenté dans les problèmes politiques. Mais il
n'a jamais modifié sa méthode, ni réduit sa confiance envers son
gouvernement.
L'article était suivi d'une interview de Zine Ben Ali. Aux
questions posées sur l'intégrisme, ses causes et la façon de le
combattre, Zine Ben Ali ne dit mot sur la collusion du MTI avec
l'Iran, ni sur l'intention des intégristes tunisiens de renverser le
régime. Il se contenta de signaler que l'intégrisme en Tunisie

134. Figaro Magazine du 31 octobre 1987, pp. 76 à 85.

474
était né d'un mécontentement et d'une déception et que ses
agents se recrutaient dans les milieux défavorisés, les « réduits »
qui s'opposaient aux réformes audacieuses qui distinguaient la
Tunisie du reste du monde arabe. Et le journaliste de conclure :
Ben Ali, rempart contre l'intégrisme, oui mais il y a tout le
reste à faire : consolider l'industrie, restructurer l'agriculture,
créer des emplois. Les Tunisiens ont vécu dans la démocratie
de Bourguiba. Ils doivent apprendre maintenant à vivre dans la
démocratie sans Bourguiba, pas tout de suite mais demain.
Ce demain n'allait plus tarder.
Le lundi 26 octobre 1987, afin de mobiliser l'attention de
Bourguiba, de lui confirmer le bon choix de Hamed Karoui à la
direction du PSD et la satisfaction du peuple pour les mesures
socio-économiques prises par le nouveau gouvernement, un
important rassemblement populaire fut organisé au palais de
Carthage. Une foule dense afflua, dès les premières heures de la
matinée, de toutes les régions de la République, remplissant la
cour d'honneur du palais. Dès que Bourguiba fit son apparition
devant cette foule immense, celle-ci l'accueillit avec des
acclamations nourries et des vivats enthousiastes, lui souhaitant
longue vie et bonne santé. Bourguiba s'adressa à elle en ces
termes, spontanément, comme à son accoutumée :
Cher peuple, mes chers fils. Les mesures que nous avons prises
au cours de la dernière réunion du conseil des ministres visent au
renforcement de l'économie tunisienne et à l'amélioration du sort
des économiquement faibles afin qu 'ils se consacrent au travail et
à la production. Ces mesures accroîtront la confiance à l'égard du
gouvernement de manière à démontrer que celui-ci est au service
du peuple.
Évoquant le programme national d'éradication des logements
rudimentaires, le chef de l'État souligna l'intérêt qu'il attachait à la
réalisation de ce programme et formula l'espoir que la « ceinture
rouge » autour de la capitale se transforme en « ceinture verte »
en l'espace de trois ans, émettant le vœu de pouvoir avec la grâce
de Dieu, inaugurer en personne cette importante réalisation.
Mon souhait le plus ardent est que Dieu m'accorde longue
vie pour voir chaque Tunisien jouir d'un logement décent.

475
Le même jour, après cette réunion, Zine Ben Ali informa le
Président que le XXI congrès de l'UIJPLF tenait actuellement
ème 135

ses assises à Tunis et que les membres du comité souhaitaient le


saluer. Le Président accepta volontiers la proposition. Dans un
article de France Soir intitulé « La dernière réunion officielle de
Bourguiba, c'était le 26 octobre, j'étais là » on peut lire :
Passé le cordon de policiers, on me fit pénétrer avec quelques
confrères dans la salle du conseil des ministres ... Après quelques
minutes, on me fit ressoitir sur les marches du palais. Tout le
gouvernement et les hauts dignitaires étaient présents devant la foule
qui hurlait. J'entends d'importants personnages s'inquiéter de la
santé de Bourguiba :« Vousl'avezvu ? Avait-il sa connaissance ? ».
« Oh ! Vous savez, quand il est lucide quarante minutes par jour,
c 'est bien le maximum ! Et il faut être là à temps ! ». ...
J'arrive dans le bureau du Chef de l'Etat. Là, le Président
debout, entouré de son premier ministre Ben Ali qui le soutient et
de son directeur de cabinet qui l'empêche de tomber en avant, me
salue. Le Président me tend la main d'une manière automatique :
« J'ai bien connu Paris. J'y ai fait mes études à l'École libre des
sciences politiques. J'ai failli être avocat mais j'ai préféré le
journalisme. Je suis votre confrère ».' 36

L'on peut mesurer la façon avec laquelle ces « importants


personnages » avaient sournoisement influencé les journalistes
étrangers avant leur entrevue avec Bourguiba. Et puis, si le
Président avait pu trébucher, fallait-il voir, chez cet homme de
84 ans, après la fatigue occasionnée par cette importante réunion
populaire, un signe de sénilité et la justification de son départ de
la magistrature suprême ?
Le même jour, Zine Ben Ali faisait part au Président de
son intention d'accorder des responsabilités gouvernementales
à quelques jeunes cadres très valables et dignes de confiance.
Le Président lui manifesta sa volonté d'associer toutes les
compétences et les bonnes volontés pour assurer le bien être du
Tunisien et la marche du pays vers la prospérité. Le lendemain,
mardi 27 octobre, au cours de l'audience matinale, Zine Ben Ali
présenta, comme d'habitude, au Président, le parapheur contenant

135. Union internationale des journalistes et de la presse de langue française.


136. France Soir du 10 novembre 1987, p. 6, sous la plume de Bruno Leridon.

476
l'ensemble du courrier, y compris huit décrets de nomination de
cinq ministres : Nouri Zorgati aux Finances, Slaheddine Ben
Mbarek à l'Économie, Mohamed Ghannouchi au Plan, Foued
Mbazaa à la Jeunesse et aux Sports ,Ismaïl Khelil gouverneur de la
Banque centrale et de trois secrétaires d'État : Mondher Zenaïdi
au Commerce et à l'Industrie, Salah Jebali à l'Énergie et aux
Mines et Abdallah Kallel à l'Intérieur. Zine Ben Ali connaissait
pourtant bien la procédure que le Chef de l'État avait demandée
à Rachid Sfar de respecter, à deux reprises, en septembre 1987.
Il savait très bien que le Président avait recommandé, le 11
septembre 1987, la remise d'une fiche comportant le curriculum
vitïe de chaque ministre et haut responsable appelé à assumer
une charge gouvernementale, et de lui laisser une semaine de
réflexion avant d'entériner la nomination. Il savait très bien
que le non-respect de cette procédure par Rachid Sfar, le 29
septembre 1987, était une des raisons qui avaient motivé son
éviction du poste de premier ministre. Le Président apposa, en
toute confiance, sa signature sur l'ensemble du courrier, tout
en écoutant l'exposé de son premier ministre sur l'activité
gouvernementale. Comme il était d ' usage de le faire, depuis 1969,
le Premier ministre communiqua l'information du remaniement
ministériel, à sa sortie du palais. Le soir même, au cours du
dîner auquel je participais avec Saïda et Mahmoud Belhassine,
la télévision annonça les nominations en présentant les portraits
des nouveaux responsables. Le Président fut surpris de voir,
présentés à la télévision, des personnes que pour la plupart, il
ne connaissait pas et dont il ignorait le parcours. Il nous le fit
remarquer. Voyant qu'il était très contrarié, et soucieux de lui
éviter des tensions et des énervements, en fin de journée, qui
retentiraient sur son sommeil, j'intervins rapidement pour dire
que dès le lendemain, je ferais le nécessaire pour obtenir et lui
remettre ces curriculums vitas. Le dîner terminé, il regagna sa
chambre pour se reposer, selon son habitude, une trentaine de
minutes avant la veillée. Saïda l'accompagna pendant que je
l'attendais dans le salon attenant. Au bout de quelques minutes,
des éclats de voix me firent tendre l'oreille puis la porte de sa
chambre s'ouvrit, le Président sortit, furieux, suivi de Saïda, la
mine défaite. Elle gesticulait en lui affirmant, sur un ton criard
qu'il avait bien signé.

477
Mais non ! J'ai bien signé le courrier qui m'a été présenté par
le premier ministre ! Mais en ce qui concerne la nomination de
nouveaux membres du gouvernement, j'ai toujours exigé qu'on
me remette, pour chacun, une fiche mentionnant son parcours et
qu 'on me laisse une semaine de réflexion avant toute nomination.
Or, je n 'ai reçu aucune fiche ! lui répondit-il.
Saïda continuait à le contredire. Excédé, il leva la main
dans un geste d'impatience. Sa main effleura le visage de Saïda,
provoquant de l'ongle, une légère éraflure près de l'angle externe
de l'œil, ce qui le mit encore plus en colère. Et Saïda continuait,
à soutenir qu'il avait bien signé
Demande à si-Amor qui était présent, hurla-t-elle.
Je confirmai qu'il avait signé tout le courrier, y compris
les huit décrets de nomination en question, dont j'ignorais, moi
aussi, l'existence dans le parapheur lors de leur présentation au
Président. Furieux d ' avoir été contredit par S aïda d 'une façon aussi
directe et de lui avoir involontairement, dans son geste de colère,
griffé le visage, le Président retourna dans sa chambre. Saïda qui
d'habitude passait la nuit au palais, décida ce soir-là de sortir et
me demanda, pour ne pas laisser le Président seul, de la remplacer
cette nuit-là. J'acquiesçai à sa demande. Vers minuit, le téléphone
sonna. C'était Khaled Kallala, le chef de cabinet de Zine Ben Ali,
qui s'inquiétait de savoir s'il y avait du nouveau, et notamment
si le Président « avait dit quelque chose de particulier». Il savait
déjà tout ce qui s'était passé. Je l'informai que le Président avait
pris, vers 23 heures, ses médicaments, à la suite de quoi je lui
avais souhaité bonne nuit et avais quitté sa chambre. En sortant
du palais, Saïda Sassi s'était donc vraisemblablement, rendue
directement chez Zine Ben Ali qui occupait une villa attenante . 137

Ce dernier, craignant probablement que le Président ne prenne


une décision intempestive à son encontre, avait demandé à Khaled
Kallala de s'enquérir auprès de moi de ce qui s'était passé après
le départ de Saïda.
Le lendemain 28 octobre, vers 8 heures, le Président vint,
comme d'habitude, nous rejoindre, Mahmoud Belhassine et

137. Cette villa qui appartient à la présidence de la république est destinée au ministre
directeur du cabinet présidentiel. Étant donné que je continuais à loger à l'Institut
Pasteur, elle a été occupée, après le départ de Mansour Skhiri, par Zine Ben Ali, dès
sa nomination comme premier ministre.

478
moi au salon. Il était apparemment calme mais j'avoue que
j ' appréhendais sa rencontre avec son Premier ministre. Allait-il le
sermonner comme il l'avait fait avec Rachid Sfar ? La différence
était que Rachid Sfar avait récidivé malgré une première mise en
garde. A peine avions-nous engagé une discussion, que Zine Ben
Ali arriva, nous salua et prit place au salon. Sur un ton paternel,
le Président lui fit part de sa surprise lorsqu'il avait appris, la
veille, par la télévision, la nomination des nouveaux membres
du gouvernement avant d'avoir reçu leur curriculum vitee. Il lui
rappela qu'il avait déjà eu à en faire la remontrance à Rachid
Sfar, à deux reprises, et lui demanda de veiller, à l'avenir, au
respect de cette procédure car c'était pour lui le seul moyen
d'apprécier les capacités et le vécu des futurs collaborateurs
qu'il ne connaissait pas.
Pour couper court à cette discussion pour le moins gênante,
j'intervins pour assurer au Président que ces curriculum vitee
lui seraient remis dès la fin de la matinée. L'incident était clos
et la discussion s'orienta vers d'autres sujets. Comme promis,
les fiches demandées furent remises au Président, au moment
du déjeuner. Il les parcourut, les mit dans sa poche, puis dans
sa chambre, les plaça sur sa table de nuit. Comprenant qu'il
ne désirait recevoir les nouveaux membres du gouvernement
qu'après avoir pris son temps pour examiner leurs curriculum
vitas, je planifiai leurs audiences avec le Président, sans
précipitation, en commençant par celles des ministres qui avaient
déjà eu des responsabilités gouvernementales, Foued Mebazaa,
Slahedine Ben Mbarek qu'il connaissait, et en inscrivant les
autres pour la fin de la semaine.
En ville et dans les journaux locaux et étrangers, la rumeur
s'en donnait à cœur joie, déformant les faits à qui mieux
mieux. On prétendait que le Président voulait remplacer Zine
Ben Ali par Mohamed Sayah alors que le nom de Mohamed
Sayah n'avait, à aucun moment, été prononcé par le Président
en cette occurrence. On racontait également que le Président
s'était mis en colère parce que deux des nouveaux membres du
gouvernement se nommaient Ghannouchi et Jebali, homonymes
des dirigeants intégristes poursuivis par la Justice et que c'était
la raison pour laquelle il refusait de les recevoir. Je peux certifier
que rien de tel n'est exact. Avec le recul du temps, je comprends

479
que toute cette campagne porte la signature de nos stratèges de
l'information qui faisaient feu de tout bois pour diffuser l'image
d'un Président sénile, versatile, allergique à l'islamisme et
revenant sans raison sur ses décisions. Deux jours plus tard,
Zine Ben Ali reprocha, en ma présence, à Mahmoud Belhassine
d'avoir dit au Président que parmi les nouveaux responsables il y
avait beaucoup de Soussiens. Il lui reprocha aussi d'avoir, en mai
1987, influencé le Président pour qu'il nomme Mohamed Sayah
ministre d'État. Mahmoud Belhassine nia catégoriquement ces
propos et continua à s'en défendre, lorsque nous retrouvâmes
en tête-à-tête.
Au cours de cette même semaine, Zine Ben Ali informa
le Président, que dans le cadre des échanges d'informations
entre ministres de l'Intérieur des pays maghrébins, le ministre
algérien de l'Intérieur, Hédi Khedhiri se trouvait à Tunis
et qu'il serait heureux de le saluer. Le Président accepta
volontiers de le recevoir. C'était là, je crois, l'unique audience
de la matinée. Hédi Khedhiri, homme de l'Est algérien, comme
la plupart des dirigeants de ce pays, était un ancien directeur
de la Sûreté depuis 1965 et venait d'être nommé ministre de
l'Intérieur, le 13 juin, par Chadli Ben Jedid dont il était très
proche. Il avait, auparavant, déjà été reçu à deux reprises par
le Président. L'entrevue fut cordiale. Bourguiba l'entretint
138

de la lutte nationale, évoquant la tragédie de Sakiet Sidi


Youssef. Le ministre algérien était ému et s'efforçait de temps
à autre d'esquisser un sourire affecté ou de placer une répartie.
A la fin de l'entrevue, il transmit au Président Bourguiba les
« salutations du Président Chadli Ben Jedid ainsi que ses
chaleureuses félicitations pour le choix judicieux de M. Ben
Ali comme premier ministre». Au bout d'une dizaine de
139

minutes, le Président se leva et salua son hôte.


J'accompagnai le Président sur la véranda où Mahmoud
Belhassine l'attendait pour la séance de lecture de la presse.

138. En mai 1986, le Président le recevait en sa qualité de membre du comité central


du FLN et directeur général de la Sûreté et en août 1987, en qualité de ministre de
l'Intérieur en compagnie de Cherif Messaâdia responsable du secrétariat permanent
du comité central du FLN et de Messaoud Aït Châalal, ambassadeur d'Algérie à
Tunis.
139. Le Monde du 10 novembre 1987

480
Le Président me retint un instant pour terminer la discussion
engagée en chemin. Croyant avoir laissé Zine Ben Ali seul,
je retournai rapidement le rejoindre à la bibliothèque pour la
rédaction du communiqué de cette audience, comme nous le
faisions depuis sa nomination en tant que premier ministre. En
ouvrant la porte, je le trouvai en pleine discussion avec Khedhiri.
Surpris par mon irruption, Khedhiri esquissa un geste de recul.
De mon côté, surpris par son sursaut, je m'arrêtai net et fis un
pas en arrière pour repartir en m'excusant de les avoir dérangés.
Ils se récrièrent alors, assurant qu'ils n'avaient rien de spécial
à se raconter et m'invitèrent à prendre place, ajoutant, selon la
formule consacrée, que j'étais « chez moi ». Hédi Khedhiri, pour
meubler le silence, se mit à faire mon éloge, ajoutant « Nous vous
aimons beaucoup en Algérie ». Zine Ben Ali m'avisa, au sujet du
communiqué, que l'audience de la matinée ayant été courte, son
résumé à la presse ne posait aucun problème et qu'il allait, en
sortant, le dicter verbalement au représentant de l'agence TAP.
Nous nous saluâmes et ils quittèrent ensemble le palais. Je restai
perplexe au sujet de cette entrevue avec le Président décidée en
dernière minute, de cette scène singulière qui s'était déroulée à la
bibliothèque et devant les paroles avancées à mon intention par le
ministre algérien de l'Intérieur. Il y aurait donc des responsables
tunisiens que l'on «n'aimait pas beaucoup en Algérie» ? Je
n'arrivais pas à chasser cette énigme de mon esprit. J'étais d'autant
plus intrigué que j'avais lu quelques jours auparavant le rapport
adressé par Mhamed Chaker, notre ambassadeur à Alger, sur la
visite, dans cette ville, de Hédi B accouche, ministre des Affaires
sociales les 29 et 30 septembre 1987. L'ambassadeur soulignait
que Hédi Baccouche avait été accueilli à son arrivée à Alger, par
Hédi Khedhiri, ministre algérien de l'Intérieur et Abderrazak
Bouhara, responsable des relations extérieures du FLN et qu'il
avait été reçu, le lendemain 30 septembre, par le président Chadli
Ben Jedid et Cherif Messadia. Alors que Mhamed Chaker joignait
à son rapport un compte rendu de l'entrevue de Hédi Baccouche
avec le président Bendjedid et avec Chérif Messadia, rien n'était
mentionné sur son entrevue avec Hédi Khedhiri.
Le 9 octobre, Hédi Baccouche, se rendait au Maroc. Avant
son départ, il déclarait à la presse qu'il allait rencontrer le roi
Hassan II pour évoquer avec lui la situation en Afrique du Nord.

481
Pourquoi un ministre des Affaires sociales était-il mandaté pour
des entretiens concernant la situation en Afrique du Nord, alors
qu'un tel sujet relève des prérogatives du ministre des Affaires
étrangères ? Pourquoi Hédi Baccouche n'avait-il pas accompagné
le ministre des Affaires étrangères, Hédi Mabrouk, comme il
m'avait accompagné, lorsque j'assurais l'intérim du ministre des
Affaires étrangères, lors de l'entrevue que m'avait accordé le roi
Hassen II à Skhirat, le 20 juillet 1987 ? Ceci témoigne à nouveau
du degré de confiance et de liberté d'action que Bourguiba
accordait à son premier ministre Zine Ben Ali, allié de Hédi
Baccouche, et contredit les déclarations de Béchir Ben Yahmed
selon lesquelles, à partir de 1984, Bourguiba « s'était mis à tout
régenter, à s'occuper des détails, à décider de tout, au point
d'empêcher les trois premiers ministres les plus récents d'avoir
la moindre possibilité de gouverner, au point d'obliger le tout
dernier à se démettre. ...ou à démettre... ». Je me demande, vu
140

sa perspicacité, s'il y croyait vraiment !


Il est permis de penser que, pour éviter une réaction hostile
de l'Algérie, telle celle manifestée par Boumedienne à l'occasion
de l'union tuniso-libyenne avortée de 1974, Ben Ali avait pris la
précaution, par l'intermédiaire de son ancien collègue algérien,
Hédi Khedhiri, d'obtenir l'assentiment du gouvernement
algérien avant d'exécuter son coup d'État. D'ailleurs, aux
premières heures du samedi 7 novembre, le premier ambassadeur
appelé téléphoniquement par Hédi Baccouche, nouveau premier
ministre, pour annoncer la nouvelle de la déposition de Bourguiba
fut l'ambassadeur d'Algérie . De même, le fait qu'au Maghreb,
141

la seule réaction de satisfaction à la suite de cette nouvelle soit


venue d'Algérie est en faveur de cette éventualité.
142

En Occident, la propagande entreprise par Abderrazak


Kéfi et ses acolytes, avait fait son effet : on décrivait souvent
Bourguiba comme coupé de la réalité ou soumis aux intrigues de
son entourage. Voici l'extrait d'un article intitulé « La vengeance
de Bourguiba » :

140. Jeune Afrique n° 1402 du 18 novembre 1987, p. 30.


141. Jeune Afrique n° 1404 du 2 décembre 1987 pp 28-29.
142. Le Monde du 10 novembre 1987, p. 4.

482
Ce qui manque en Tunisie, c'est un gouvernement qui
gouverne réellement, qui puisse élaborer un programme
économique et le mener à bon terme car le principal problème
de la Tunisie est le total blocage démocratique de la société et la
mauvaise situation économique... Le Président Bourguiba, lui-
même, se trouve isolé dans son palais de Carthage, entouré d'un
nombre réduit de collaborateurs et, selon l'opposition, coupé de
la réalité sociale du peuple. 143

Quant à l'Amérique, elle semblait avoir fait le choix du


successeur de Bourguiba et arrêté, d'un commun accord avec
Zine Ben Ali, le programme suivant, tel que cela fut mentionné
dans Lettre d'Afrique :
Aujourd'hui, nous sommes en mesure de vous révéler que,
depuis les violentes manifestations des intégristes du MTI en
avril 1987 à Tunis, la France et les États-Unis se consultent
régulièrement et suivent de très près l'évolution de la situation
politico-religieuse en Tunisie. Le Conseil national de Sécurité
à Washington et l'Hôtel Matignon àParis sonttombés d'accord
au début de l'été : le général Ben Ali est le plus qualifié pour
maintenir l'ordre et pour faciliter une transition en douceur,
après la disparition du Combattant suprême, en constituant un
gouvernement d'unité nationale.
Auparavant, le général Vernon Walters avait effectué une
tournée en Afrique du Nord et, à son retour à Washington
fin mai (1987), il avait remis un rapport confidentiel à la
Maison Blanche dans lequel il affirmait que le général Ben
Ali était le seul dirigeant tunisien capable de préparer sans
heurt une seconde république tunisienne car il est en mesure
de réconcilier les diverses tendances politiques tunisiennes
pro-occidentales, à commencer par leurs leaders, y compris
ceux qui sont actuellement en exil. Dans son rapport, le
général Vernon Walters décrivait les étapes successives de
cette réconciliation nationale - déclaration gouvernementale
d'amnistie politique générale, reconnaissance officielle des
partis et groupes d'opposition non violents, réinsertion de
leurs leaders dans la vie politique... En ce qui concerne ce
dernier point, le général américain estime qu 'il est souhaitable

143. Cctmbio 16, Revue espagnole du mois d'octobre 1987.

483
de faire jouer un nouveau rôle à des personnalités, Ahmed
Mestiri, Mohamed Mzali, Driss Guiga, ...
A Washington et à Paris, les « services » considèrent que ce
programme est théoriquement bon mais que les résultats vont
dépendre des conditions de son exécution... Tout va dépendre
du comportement de l'entourage familial du Président, en
particulier celui de sa nièce, Madame Saïda Sassi, la redoutable
« éminence grise » du palais de Carthage. 144

Il apparaît ainsi que dès la fin du mois de mai 1987, date


de remise du rapport du général Vernon Walters à la Maison
Blanche à la suite de sa visite en Tunisie en avril 1987, motivée
par l'arrestation, le 9 mars 1987, de Rached Ghannouchi, par la
présence et les exactions de la police à l'université à partir du
14 mars, la stratégie de l'information avait atteint son objectif.
Le programme de Zine Ben Ali était défini et tracé. Et c'est
probablement après avoir pris connaissance de ce programme
que Mansour Skhiri m'avait annoncé, le 21 mai 1987 que la
prochaine victime sera Rachid Sfar. La connaissance de ce
programme par Rachid Sfar pourrait également expliquer son
comportement. Maintenant que Rachid Sfar était éloigné, il ne
restait plus à Ben Ali qu'à accélérer le départ de Bourguiba.
Le 30 octobre 1987, je reçus du ministère des Affaires
étrangères, la copie d'une lettre n° 7105, d'un candidat à une
représentation diplomatique de son pays en Tunisie, le docteur
Hannes Jonsson. Il se plaignait du non-respect par la Tunisie, de la
période qui lui avait été recommandée pour présenter ses lettres de
créances au Président de la République, en qualité d'ambassadeur
itinérant d'Islande à Tunis. Il déplorait de n'avoir reçu, depuis sa
visite à Tunis, en mars 1987, aucune réponse à sa demande, ni
aucune proposition de date. Le 2 novembre 1987, je demandai
des explications à Moncef Ben Mahmoud, directeur général du
protocole, au sujet de cette missive, en lui faisant remarquer que le
Président n'avait refusé aucune date d'agrément d'ambassadeur,
qu'il soit itinérant ou résident. Moncef Ben Mahmoud me répondit
qu'il était d'usage qu'un ambassadeur itinérant remette ses lettres
de créances, au cours d'une cérémonie comprenant au moins un

144. Lettre d'Afrique n° 39/87 en date du 12 octobre 1987.

484
ambassadeur résident, ajoutant que le docteur Hannes Jonsson
voulait imposer une date. Or, le 5 novembre, j'appris par lettre
n° 001956 émanant du ministère des Affaires étrangères, que
neuf demandes d'agrément d'ambassadeurs itinérants attendaient
depuis 1986 et que sept autres étaient en instance depuis le début
de l'année 1987, alors que le Président avait reçu plus d'une fois
des lettres de créances d'ambassadeurs résidents depuis mai 1987,
date de ma prise de fonction au cabinet présidentiel. La question
qui se posait alors était de savoir quelles étaient les raisons de ces
retards, alors que depuis mai 1987, ni le Président, ni moi-même,
n'avions refusé aucune demande d'agrément d'ambassadeurs.
Quels étaient les mobiles de Moncef Ben Mahmoud ? Un fait
significatif de ses agissements m'a été rapporté par Cheikh Taïeb
Slama. A la suite de sa désignation au poste de directeur du Culte,
en avril 1987, Cheikh Taïeb Slama fut convoqué en audience par
le Président. A son arrivée au palais, Moncef Ben Mahmoud, avec
lequel le Cheikh entretenait des relations amicales, lui recommanda
de se limiter à écouter le Président et de rester silencieux pour
éviter une éventuelle réaction intempestive de sa part. L'entrevue
du Président avec le Cheikh Taïeb Slama se prolongea plus d'une
demi-heure. A sa sortie, il fit part à Moncef Ben Mahmoud de
sa grande satisfaction, déclarant que le Président lui avait posé
des questions pertinentes et qu'ils avaient engagé une discussion
sereine qui l'avait édifié sur le haut niveau de culture religieuse
de Bourguiba. Moncef Ben Mahmoud lui reprocha de ne pas
avoir tenu compte de ses conseils. Je savais que depuis 1970, un
directeur du protocole ne pouvait conserver son poste que s'il
appliquait à la lettre les directives de Wassila. Mais celle-ci avait
quitté le palais depuis mars 1986. Cet épisode, comme celui de la
décoration remise à Hamed Karoui le 2 juin 1986, confirmait que
Saïda Sassi, porte-parole de Ben Ali, avait remplacé Wassila dans
ce rôle. 145

Le dimanche 1 novembre à midi, à la fin du déjeuner avec le


er

Président, Mohamed Sayah l'informa qu'il allait s'absenter deux

145. Signalons qu'après le 7 novembre 1987, Moncef Ben Mahmoud fut nommé
ambassadeur à Berne, poste qu'il occupa jusqu'au jour où l'horloge qu'il avait été
chargé de commander en Suisse et qui fut installée à la place de la statue équestre de
Bourguiba dans l'avenue du même nom, se révéla incapable de remplir sa mission
de commémoration quotidienne de l'heure du « changement » en sonnant sept
coups à sept heures du matin.

485
jours pour participer à une réunion de l'UNESCO, à Paris. Après
que le Président se soit retiré dans sa chambre et que les invités
soient partis, Mohamed Sayah me fit part des nombreuses rumeurs
qui circulaient en ville, au sujet de l'entrevue Bourguiba-Ben Ali
du 28 octobre et d'un éventuel changement de premier ministre.
Je l'informais qu'à ma connaissance, le Président n'avait jamais
eu la moindre idée de changer de premier ministre, que son
nom n'avait jamais été évoqué en ce sens par Bourguiba, que
ces rumeurs infondées étaient vraisemblablement des fausses
nouvelles ébruitées pour brouiller les cartes.
Le lundi 2 novembre, Mahmoud Belhassine, pourtant présent
le matin, ne vint pas l'après-midi. Vers 16 heures, je vis arriver
Saïda Sassi en compagnie d'une jeune femme ravissante, Houria
Abdelkhalek, qui présentait parfois le journal télévisé de 20
heures. Elle m'apprit que cette dame, enseignante dans un lycée
de Tunis, assurait des vacations à la RTT et que dorénavant, elle
ferait lalecture des journaux au Président, l'après-midi. Elle insista
pour que j'assiste à ces séances. A la fin de la première séance de
lecture, vers 18 heures 30, Houria Abdelkhalek salua le Président
et je la raccompagnai jusqu'à la porte du palais. Le lendemain
matin, j'interrogeai Mahmoud Belhassine sur les raisons de son
absence. Il me répondit que le Président l'avait autorisé à se libérer
l'après-midi pour assurer son travail à l'Office du Thermalisme et
à la manie de Korbous. Le mardi après-midi, j'assistai à nouveau
à la séance de lecture des journaux par Houria Abdelkhalek. Le
lendemain après midi, le Président me fit remarquer que si j'avais
à faire, je pouvais me libérer puisque la lectrice s'était s'habituée
à ses nouvelles fonctions.
Plusieurs années plus tard, j'appris par la presse locale que
Houria Abdelkhalek était devenue secrétaire générale adjointe du
RCD , chargée des Affaires de la famille.
146

Le mercredi 4 novembre, à mon arrivée à 8 heures au palais,


je trouvai Mahmoud Belhassine très affairé, rassemblant ses
livres. Il m'apprit que le Président venait de lui annoncer que
sa mission à Carthage était terminée. Vers 10 heures, après les
audiences du Président, je vis arriver Abdelwahab Abdallah que

146. Rassemblement Constitutionnel Démocratique : nouvelle appellation du PSD


depuis juillet 1988.

486
je connaissais depuis plusieurs années en tant que membre de
la cellule destourienne de l'Enseignement supérieur. Penaud et
effarouché, il me pria de l'aider dans la mission de lecture de la
presse arabe au Président. Il m'expliqua qu'il avait été chargé
de la séance matinale de lecture, la nouvelle recrue continuant à
assurer celle de l'après-midi. Je m'enquis des motifs du départ
de Mahmoud Belhassine auprès de Saïda. Elle me répondit que
ce dernier profitait de sa présence au palais pour colporter « à
ses amis français», des informations sur ce qui se passait à la
Présidence, ajoutant :
Tu vois, Zine s'est vite rendu compte de ses activités
sournoises. Il l'a remplacé le matin par un monastiiien dévoué
au Président, rompu à l'information, qui peut lui lire également
la presse arabe, et l'après-midi par une jeune femme dont le
sourire vivifiant vient remplacer le rire grimaçant de Mahmoud
Belhassine.
Ces événements qui se succédaient me semblaient étranges
et la situation qui en résultait, quelque peu ambiguë. Abdelwahab
Abdallah avait un débit très lent, sa lecture en arabe était hésitante
et il arrivait au Président de corriger certaines de ses erreurs de
lecture et de grammaire. Je sentais que sa présence déplaisait
quelque peu au Président, La jeune speakerine, elle, avait une
diction parfaite, mais laisser une jeune femme plaisante, en tête-
à-tête avec un homme âgé, vivant seul, ne consistait-il pas à
tenter le diable ? Je savais cependant que, depuis son divorce,
le Président avait une maîtresse qu'il rencontrait de temps à
autre par l'entremise de Saïda Sassi ou de Zine Ben Ali. Houria
Abdelkhalek, quant à elle, m'assurait, à l'issue de ses séances de
lecture, sa satisfaction des conditions dans lesquelles se déroulait
sa mission.
Enfin, l'accusation qui avait servi de prétexte à l'éloignement
de Mahmoud Belhassine était tout à fait ridicule car il ne pouvait
rien rapporter qui ne fut déjà connu de tous, du fait que le Président
avait toujours cultivé la franchise et la transparence, même en ce
qui concernait sa vie privée, allant jusqu'à révéler, en 1973, dans un
discours public, certaines de ses particularités anatomiques et qu'à
l'inverse, il avait toujours été d'une discrétion totale sur certaines
questions politiques qui devaient rester secrètes : c'est ainsi par
exemple que, bien que le côtoyant chaque jour et dirigeant son

487
Skdiièb, Motid'jtir août 1987
De droite à gauche : le président Bourguiba, Rachid Sfar premier ministre, Zine Ben Ali
ministre de l'Intérieur.

Palais de Carthage, 6 novembre 1987, la veille de la destitution du président Bourguiba.


De droite à gauche : le président Bourguiba, Zine Ben Ali premier ministre et le professeur
Amor Chadli ministre directeur du Cabinet présidentiel.
cabinet, je n'ai jamais su à l'avance, ni les dates des remaniements
ministériels ni les noms des personnalités à muter ou à désigner.
Le jeudi 5 novembre, le sujet de l'audience avec le Premier
ministre porta sur l'ouverture de la Conférence nationale sur le
thème «Les femmes, l'agriculture et le développement», que
Zine Ben Ali devait présider le lendemain. Bourguiba fit, à cette
occasion un bref exposé à son Premier ministre, insistant sur le
fait que c'était dans le but de gagner la bataille du développement
et d'édifier une société juste et équilibrée qu'il avait, dès le
lendemain de l'indépendance, donné ses droits à la femme afin
qu'elle contribue à gagner les défis qu'affrontait alors le pays.
Le 6 novembre, le Premier ministre fit part au Président
d'exactions renouvelées des intégristes et des mesures prises par les
services de sécurité pour les mettre hors d'état de nuire. Il informa
également le Président du souhait, exprimé par les cadres de
Jendouba et de Kairouan, de le rencontrer à l'occasion du centenaire
des municipalités de ces deux villes, sans toutefois préciser de date.
Le Président lui fit part de son accord. « Ces cadres évoqueront-
ils les exactions signalées à la municipalité de Nasrallah ou celles
reprochées à Abderrazak El Kéfi ? » me dis-je en moi-même.
Le Président reçut ce jour même, en présence de son
Premier ministre et de moi-même, le ministre de la Santé,
Souad Yaacoubi, venue l'entretenir de problèmes relatifs à son
département. À 11 heures 45, avant le déjeuner, j'accompagnai
le Président à son bureau, pour lui faire signer une cinquantaine
de diplômes de décorations qu'il devait décerner le lendemain,
7 novembre, à l'occasion de l'ouverture de la Semaine du
théâtre et des journées théâtrales de Carthage.
Ce fut le dernier acte officiel que Bourguiba effectuait en
qualité de Président de la République. Le lendemain, à cinq
heures du matin, il était déposé par Zine Ben Ali.

6. .. .Et la désinformatrion atteint son but

« Les héritiers de Bourguiba n 'ont pas attendu » titrait à la


une le Quotidien de Paris . 147

147. Quotidien de Paris n° 2477 du 9 novembre 1987, p. 1.

489
Pourquoi cette précipitation alors que Zine Ben Ali venait à
peine d'occuper le poste de premier ministre et qu'il bénéficiait
de la pleine confiance de Bourguiba ? Un événement qui s'était
déroulé quelques jours auparavant à Paris pourrait entre autres
en expliquer la raison. Nous avons signalé que l'on prêtait à
Wassila Ben Ammar, ex-femme du Président, l'intention de
réunir les disgraciés du régime pour préparer, de son exil à Paris,
la succession de Bourguiba. . 148

Libération écrivait :
Au cours de l'été 1987, elle (Wassila) a été invitée en Algérie
parle président Ben Jedid où elle séjourna pendant un mois dans
la capitale algérienne. Elle est chez elle au Maroc, au Koweït
ou en Arabie Saoudite. Elle doit cela à son extraordinaire sens
des relations publiques mais aussi à sa manière de cultiver le
«réseau» des femmes de chefs d'États arabes. Parlant de son
ancien époux, elle lâche ces quelques mots : « Il avait cessé d'être
souple avec la politique. Il s'était rigidiûé. Je l'avais quitté pour
cela ». 149

Ainsi, en dépit de son divorce, l'instigatrice des procédés


appliqués de 1970 à 1985 pour mettre en veilleuse le Président et
pouvoir agir en son nom, ne se désintéressait pas de la politique
tunisienne et encore moins de la succession de Bourguiba. A la
suite des fréquents remaniements ministériels survenus en 1987,
de la désinformation qui les avait suivis et de la profusion de
nouvelles contradictoires concernant le procès des intégristes,
Wassila aurait invité Mohamed Sayah, lors de son séjour à Paris
du 2 au 4 novembre 1987, pour lui signifier cette fois son accord
et son soutien pour qu'il soit premier ministre et, de ce fait,
dauphin constitutionnel de Bourguiba. La rencontre de Wassila
avec Mohamed Sayah m'a été rapportée par un Tunisien digne de
foi qui résidait alors en France. Cette réunion aurait été préparée
en accord avec l'Algérie où Wassila avait séjourné pendant un
mois, durant l'été 1987. Hafidh Karamane, algérien, ancien
représentant du FLN en République fédérale d'Allemagne, que
Mondher Ben Ammar, frère de Wassila, avait connu lorsqu'il
était ambassadeur en RFA, aurait assisté à cette entrevue. Zine

148. Nouvel Observateur du 22 août 1986.


149. Libération du samedi 9-dimanche 10 janvier 1988, dans les « Égéries du Combattant
suprême », sous la plume de José Garçon, p. 17.

490
Ben Ali avait-il eu vent de ce contact et s'était-il empressé d'agir
pour couper court à toute action qui l'aurait privé du fruit de ses
manœuvres ?
L'autorité sur le gouvernement et sur le Parti était déjà entre
les mains du groupe des comploteurs assoiffés de pouvoir, depuis
le remaniement du 17 octobre qui avait éloigné Mahjoub Ben Ali
et amené Hamed Karoui à la direction du PSD. Mais s'aventurer
à destituer l'artisan de l'Indépendance et le fondateur de l'État
national était autrement plus risqué, Ben Ali était bien placé pour
le savoir. Il lui fallait s'assurer d'avoir la majorité au sein du
gouvernement. Ce fut fait le 27 octobre par la nomination des
huit nouveaux membres du gouvernement, en laissant entendre,
une fois de plus, que Bourguiba déniait le soir ce qu'il avait
décidé le matin. Il lui fallait également obtenir l'accord définitif
de l'Algérie. Ce fut fait lors de la visite du ministre algérien de
l'Intérieur. Il lui fallait encore persuader l'opinion nationale et
internationale du manque de discernement d'un Bourguiba sénile
s'acharnant contre les intégristes. La déclaration suivante de
Habib Mokni représentant du MTI, en France, en constitue la
preuve évidente :
Le vendredi 6 novembre, Bourguiba a convoqué le premier
ministre (Ben Ali) pour exiger qu 'à partir du lundi (9 novembre),
les dirigeants du MTI repassent en procès, en même temps que
les condamnés par contumace arrêtés ces dernières semaines.
Le verdict était fixé : il fallait dix condamnations à mort avec
exécution immédiate. Ben Ali ne pouvait plus qu 'obtempérer ou
écarter Bourguiba. 150

Cette information circulait également dans tout le pays.


La destitution de Bourguiba devenait ainsi un acte salvateur
La réalité était toute autre. Rien de tel n'avait été évoqué, ni au
cours de l'audience du 6 novembre, ni à aucun autre moment.
Toutes les conditions du succès pour accaparer le pouvoir
étaient remplies. Il ne restait qu'à passer à l'acte, ce qui fut fait le
lendemain, 7 novembre 1987, avec l'aide de Habib Ammar.
Pour parvenir à la tête du pouvoir, Zine Ben Ali n'a donc lésiné
ni sur les moyens, ni sur les arguments à présenter aux médias.

150. Libération, 9 novembre 1987, p. 6.

491
Il a récupéré les propos de Mohamed Mzali qui, par rancœur,
a déclaré que « Bourguiba empêchait les gouvernements de
gouverner » . 151

Il a récupéré les propos de Saïda Sassi qui, par bêtise, a


déclaré « Je vois en mon oncle mon père, mon leader et mon
enfant» 152

Il a récupéré les propos de Wassila qui, pour essayer d'imposer


ses vues à son époux, le qualifiait, en 1974, selon Béchir Ben
Yahmed, de « candélabre à cent bougies dont soixante-dix sont
éteintes » . 153

La désinformation s'est encore poursuivie après le 7


novembre 1987.
Le Monde rapportait le contenu de la déclaration de Habib
Mokni signalée plus haut :
Ces derniers jours, quotidiennement, le Président insistait
pour que la Cour de Sûreté de l'Etat siège à nouveau (un procès
prévu pour le lundi prochain vient d'être reporté), afin de juger
les islamistes arrêtés depuis le précédent procès de septembre.
Furieux que le chef du MTI, M. Rached Ghannouchi, ait échappé
à la peine de mort, il n'avait de cesse de le voir rejugé et, cette
fois-ci, pendu. 154

De son côté, Hédi Baccouche déclarait aux correspondants


de ce même quotidien :
Le 27 septembre, la Cour de la Sûreté de l'Etat avait rendu
un verdict moins sévère que prévu, suivi seulement de deux
exécutions. On pensait qu'un drame de nature à susciter une
révolte avait été évité. Mais l'arrestation, en Tunisie, de sept
condamnés par contumace, dont un à la peine capitale, a tout remis
en question. M. Bourguiba voulait faire rejuger, non seulement
les contumaces incriminés, mais aussi les autres condamnés. Il ne
demandait pas moins de trente pendaisons. 155

Quelle dénaturation éhontée de la vérité ! Ayant été témoin des


entrevues de Ben Ali avec le Président, je peux affirmer que ce qui
se passait était exactement le contraire ! Le Président considérait

151. Mzali M. Lettre ouverte d Bourguiba, éditions Alain Moreau, Paris, juin 1987.
152. La Suisse, 22 mai 1986.
153. Jeune Afrique, n° 1402 du 18 novembre 1987, p. 29.
154. Le Monde du 9 novembre 1987.
155. Le Monde du 10 novembre 1987.

492
qu'après le procès de septembre, le problème du MTI, grâce
à la vigilance du spécialiste de la sécurité qu'il avait nommé au
poste de premier ministre, était quasiment résolu et que le verdict
du 27 septembre 1987 avait désarçonné le mouvement. Mais le
déballage fait quotidiennement par Zine Ben Ali sur les nouvelles
arrestations, les preuves irréfutables que constituaient les nouvelles
saisies d'armes et de documents, l'ingérence de l'étranger, le grave
risque encouru par le pays, les supposés complots..., finirent
par lui faire accepter sur l'insistance de son Premier ministre, la
présentation à nouveau de cette affaire devant la Justice. Il laissa à
son gouvernement la liberté de décider des dates et de la procédure
à suivre en fonction de l'importance des documents interceptés
qu'il ne demanda pas à voir et dont il ne chercha pas à connaître les
détails. Son seul but était d'éviter au pays le spectre du fanatisme,
de l'obscurantisme et de la corruption. Il insista cependant pour
que si un procès devait avoir lieu, il devait se dérouler dans la
transparence, en présence d'observateurs étrangers, afin qu'il ne
persiste, cette fois, aucune équivoque dans les esprits.
Journalistes et hommes politiques s'en donnèrent à cœur
joie. Certaines de leurs déclarations tenaient carrément du roman,
car dans un roman on peut laisser libre cours à son imagination
et se permettre de prendre, sans limite aucune, le contre-pied de
la vérité. Je pense notamment aux élucubrations contenues dans
l'article « Cette nuit-là » de Jeune Afrique , aux coups de langue
156

de Habib Chatti à Zine Ben Ali parus dans cette même revue 157

ou encore aux inepties insérées dans l'ouvrage Bourguiba, un


si long règne dans lequel certains passages, tel celui relatant
158

l'hospitalisation de Bourguiba en 1970 à Paris sont de pures


inventions :
Wassila a failli être victime de sa démence ...
Il ne reconnaît personne, même pas Allala Laouiti ...
Il voulait assassiner Ben Salah et en avait fait part à Bahi
Ladgham ...
Ou encore à propos des derniers événements :

156. Jeune Afrique n° 1402 du 18 novembre 1987 sous la plume de Samir Gharbi et de
François Soudan.
157. Jeune Afrique n° 1402 du 18 novembre 1987.
158.Bessis S., Belhassen S., Bourguiba, un si long règne (1957-1989), Collection
Destin, JALivres octobre 1989.

493
Rachid Sfar, après avoir rédigé sa lettre de démission a appelé
au téléphone Zine Ben Ali et Amor Chadli dont il sait l'inquiétude
devant l'incohérence de plus en plus grande du comportement
présidentiel
Zine Ben Ali aidé d'Amor Chadli a fait valoir qu'en cette
période d'intensification de la lutte contre les intégristes, un
ministre de l'Intérieur qui serait en même temps le premier des
ministres pourrait coordonner avec une plus grande efficacité
l'action gouvernementale...
Bourguiba cherchait un nouveau procès contre les intégristes
et mimait avec une sorte de volupté la strangulation des futurs
condamnés. Le ministre de la justice, Mohamed Salah Ayari lui
expliquait qu 'on ne saurait revenir sur la chose jugée...
Il faut vraiment être naïf pour admettre de telles balivernes.
Diaboliser de la sorte un homme en possession de ses qualités
humaines, intellectuelles et morales, est un véritable crime.
On retrouvait la fausse annonce d ' une demande de démission
présentée par Rachid Sfar à Bourguiba, déjà évoquée dans le
journal El Alam' . Toute cette surenchère était consternante
59

et relevait d'une réelle mythomanie. Je n'ai jamais constaté


d'incohérences dans les propos de Bourguiba. Je ne lui ai
jamais conseillé d'associer aux fonctions du Premier ministre
celles du ministre de l'Intérieur, ni encore moins vu le Président
mimer la strangulation des futurs condamnés, ou entendu le
ministre de la Justice lui rappeler l'impossibilité de revenir
sur la chose jugée. Comment des personnes qui se prétendent
historiennes ont-elles pu avancer de telles contrevérités ? On
finirait par croire au dicton de Napoléon I : « L'histoire est
er

une suite de mensonges sur lesquels les hommes se sont mis


d'accord ».
Parmi les autres ouvrages qui tiennent du pur roman, je
citerai aussi, Ces malades qui nous gouvernent. Les auteurs
décrivent les maladies de nombreux chefs d'État dont Reagan,
Pompidou, Mitterand, Eltsine, Le Pape, ... A propos de
Bourguiba, ils se laissent aller à la fertilité de leur imagination
déclarant notamment :

159. El Alam n° 188 du 9 septembre 1987.

494
L'année 1974 a été marquée par deux infarctus du myocarde
successifs ainsi qu'une hépatite virale malaisément soignée aux
États-Unis. 160

La vérité est que Bourguiba n'a eu qu'un infarctus en


mars 1967, traité chez lui, à Carthage, et qui n'a été suivi ni de
complication, ni de récidive. Son hépatite virale s'est déclarée
en juillet 1969, et non en 1974 et a également été traitée au
palais de Carthage sous la direction du Professeur Caroli de
Paris et non au États Unis. Elle n'a laissé, elle non plus, aucune
séquelle.
Ailleurs, dans ce même livre, on peut lire :
Sa femme Mathilde Lorrain dominait jusqu'en 1976 l'un des
clans qui fleurissait dans cette cour orientale et son fils Bourguiba
Jr était « interdit de palais ».
Tout Tunisien est à même de juger de l'inanité de ces propos.
Mathilde Bourguiba, devenue Moufida, dont les qualités morales,
la droiture et la modestie sont unanimement reconnues, a toujours
été franche et loyale à son mari et à la cause tunisienne. Jamais
elle n'a interféré dans la politique si ce n'est pour soutenir son
mari dans son combat contre le colonialisme.
Ou encore :
La garde rapprochée de Bourguiba projetait de faire assassiner
Zine Ben Ali le 9 novembre 1987...
Le samedi 7 novembre 1987, à la place du valet qui lui
portait d'habitude son petit déjeuner, deux généraux et un colonel
pénètrent dans sa chambre, ainsi que le ministre de la Défense qui
lui signifia qu'il était destitué.
Pure invention ! Bourguiba n'avait ni garde rapprochée, ni
garde éloignée et sa sécurité comme celle de tout le pays relevait
du ministère de l'Intérieur. De telles balivernes ne rehaussent ni
la profession d'écrivain ni la profession médicale dont relève
l'un des deux auteurs.
Il était également regrettable de constater que la fausse
propagande avait fait son chemin, même chez certains intellectuels
tunisiens, français ou américains :
Hichem Jaït déclare que :

160. Accoce P., et Dr Rentchnick P. Ces malades qui nous gouvernent, Édition Stock
1989 et nouvelle édition augmentée parue en 1996.

495
Le président Bourguiba n'était pas à même d'exercer
pleinement son pouvoir et ne laissait pas son premier ministre
gouverner pleinemen t. 161

Disposait-il de la moindre preuve objective pour avancer une


telle affirmation?
Jean Gagnage qui passe pour être un historien de talent, se
permet d'émettre des affirmations erronées et fantaisistes : il
confond Bahri Guiga et Driss Guiga, Ahmed Mestiri et Mahmoud
Mestiri, prétend que Bourguiba était depuis 1974 un président à
la retraite que l'on n'osait plus guère montrer en public, que sa
nièce Saïda Sassi avait été de ses maîtresses, que ses ministres
recevaient parfois même des soufflets. Il n'hésite pas à qualifier
Ahmed Ben Salah de brouillon et vaniteux. Son ouvrage - 162

excusez l'expression - pue l'esprit colonialiste à mille lieues à la


ronde. L'expression de Chamfort, écrivain et moraliste français
s'applique parfaitement à ce genre d'auteur : « Il y a des sottises
bien habillées, comme il y a des sots bien vêtus ».
William Zartman écrit :
L'accession de Ben Ali fut propulsée par trois éléments :
d'abord la détérioration physique-etdonc mentale-de Bourguiba,
comme le démontrent les remaniements ministériels de plus en
plus fréquents. Le deuxième élément et le plus précis émergea du
procès des intégristes islamiques dont certains furent membres
du MTI, non reconnu. Le tribunal de sécurité de l'état rendit son
verdict jugé « clément » par la défense et l'opposition. La cour
de cassation rejeta l'appel et Bourguiba refusa la clémence pour
les deux islamistes sous peine de mort. Ils furent donc exécutés
le 8 octobre. La semaine suivante, un des accusés condamnés
par contumace fut arrêté et Bourguiba utilisa l'occasion pour
demander un nouveau procès pour d'autres islamistes qui avaient
reçu des moindres peines. Comme Ben Ali indiqua l'illégalité de
cette procédure, aussi bien que le risque de réaction publique,
Bourguiba lui ordonna de rouvrir le procès le lundi 9 novembre
ou de perdre son poste. Ainsi Bourguiba choisit-il la date de sa
succession. Le troisième élément reste toujours obscur. Début
novembre, quelques arrestations incidentielles exposèrent un

161. Jeune Afrique n° 1207 du 22 février 1984, p. 44.


162. Gagnage J., Histoire contemporaine du Maghreb de 1830 à nos jours, Fayard 1994,
chapitre 16, la Tunisie de Bourguiba.

496
complot avec l'aile militante du MTI, qui devait assassiner les
principaux dirigeants tunisiens, y compris Bourguiba et Ben Ali.
Si le procès devait rouvrir, ces attentats devaient avoir lieu le 8
novembre. 163

De tels errements sont ahurissants sous la plume d'un homme


dont les travaux sur les élites du Maghreb sont bien connus. La
seule explication plausible est qu'il s'était laissé influencer par la
fausse propagande de nos stratèges de l'information ou par son
compatriote, le général Vernon Walters, ancien chef de la C.I.A.
à Rome qui, depuis mai 1986, était favorable à ce que Zine Ben
Ali succède à Bourguiba.
Certaines personnes qui ont bien côtoyé Bourguiba ont,
par ailleurs, émis des jugements exacts, dans la mesure où
n'interférait aucune inimitié ou ambition personnelle. Bahi
Ladgham qui pourtant avait été écarté par Bourguiba dans des
conditions difficiles semble, en homme loyal, n'avoir jamais
déformé la réalité. Même après le 7 Novembre, il ne m'a jamais
déclaré que Bourguiba voulait assassiner Ben Salah comme cela
a été rapporté par S. Bessis et S.Belhassen. Il en est de même
de Hédi Nouira et de beaucoup d'autres. Béchir Ben Yahmed 164

journaliste de renom, qui a fait partie du premier gouvernement


Bourguiba, se reportant aux déclarations, en 1971 et en 1974,
du professeur Ajuriaguerra, écrit : « Les médecins, neurologues
et psychiatres non tunisiens qui l'avaient examiné avaient été
formels et ce, dès 1971 : Bourguiba aura des rémissions mais
jamais, il ne retrouvera sa forme intellectuelle». Alors que
ce même médecin, dans sa lettre au professeur Deniker , 165

reproduite plus haut, écrivait « Il va nettement mieux ...


J'ai tout à fait l'impression qu'il est entrain de guérir», que
le professeur Contamin de la chaire de Clinique neurologique
de Paris constatait en 1981 que « l'électroencéphalogramme
de Bourguiba est rigoureusement normal»' et que le 66

Premier ministre français Raymond Barre après avoir rendu

163. I. William Zartman et al. : Tunisie, la politique économique de la réforme, Alif


Éditions de la Méditerranée mars 1985, pp 25-26.
164. Ben YahmedB. Jeune Afrique, «En douceur», n° 1402 du 18novembre 1987,p.29.
165. Voir fac-similé de cette lettre page 186.
166. Voir fac-similé de cette lettre page 243.

497
visite à Bourguiba en 1987, déclarait qu'il avait « sa pleine
lucidité » . 167

Alors qui croire ? Béchir Ben Yahmed ou le médecin auquel


il se réfère et les autres témoins ?
Béchir Ben Yahmed ajoute dans ce même article:
Bourguiba s'aimait beaucoup et s'admirait au-delà de toute
mesure, tous les autres étaient des instruments.
Cette déclaration serait exacte, si elle avait été complétée
ainsi : «... au service de l'indépendance et de la dignité des
Tunisiens» pendant la période qui a précédé 1956, puis, après
l'indépendance, « ... au service du progrès et du développement
économique, social et culturel du pays». En effet dès que ses
collaborateurs refusaient d'accepter d'être des instruments au
service de ces objectifs pour devenir des instruments en faveur
de leur ambition matérielle ou politique, Bourguiba les écartait.
« L'information est une aime redoutable. Certains considèrent
même que la communication est une arme aussi puissante, si ce
n'est plus puissante que peut être l'économie, la technologie ou
la force militaire ». 168

167. Le Monde, 10 novembre 1987, p. 3. « La Tunisie après la destitution de Bourguiba ».


168. Passevant R. La mafia du quatrième pouvoir. Messidor, Paris, 1989 ; p 19.

498
CHAPITRE 9

LES CRITIQUES À L'ENCONTRE


DE BOURGUIBA
A c c e p t e ce que tu vois et laisse là ce que tu
as entendu dire.
IBN TUFAYL,
PHILOSOPHE ARABE (1100-1181]

Les jugements critiques de l'action de Bourguiba qui se


colportaient déjà sous le manteau au cours de sa présidence,
s'amplifièrent dans certains milieux, dès sa destitution. Je
me propose, dans ce chapitre de commenter certains de ces
jugements.
Beaucoup de jeunes ont reproché à Bourguiba la longue
durée de sa présidence, estimant qu'un régime républicain ne
peut se passer de l'alternance du pouvoir. Ces jeunes, qui n'ont
pas connu l'intolérable condition du colonisé, qui n'ont pas idée
de ce que fut la Tunisie avant l'indépendance, qui n'ont pas vécu
l'épopée 1934-1956, ni la période glorieuse de l'édification de
l'État, ces jeunes influencés par l'Occident, coupés de leur milieu,
admettaient mal que cet homme, qui pour eux, faisait partie du
passé, soit toujours au pouvoir, qu'il soit l'objet d'ovations qui
leur paraissaient factices, qu'il soit présenté quotidiennement à la
télévision, en prime time, au cours de ses promenades, de ses bains
de mer ou lors des festivités organisées pour son anniversaire. 1

Bourguiba avait déjà prévu cette prise de conscience


contestataire, lorsqu'il avait décidé de faire de l'enseignement la
priorité des priorités. Dès le début de l'indépendance, il affirmait
que cette option allait avoir pour corollaire le développement
de la contestation et même de l'opposition, mais qu'il préférait
affronter ces conséquences plutôt que de maintenir le Tunisien
dans l'ignorance. S'il ne s'est pas retiré du pouvoir, à l'exemple

1. Bourguiba recevait, à l'occasion des festivités du 3 août, les représentants de tous


les gouvernorats au rythme de deux gouvernorats par jour. C'était pour lui, après
1970, un moyen de prendre contact avec les cadres régionaux, de susciter la création
poétique, d'encourager l'activité culturelle dans les régions et de renforcer l'unité du
pays autour de son gouvernement.

501
de Léopold Sédar Senghor au Sénégal ou d'Ahmadou Ahidjo
au Cameroun, c'est d'abord parce qu'il considérait que son
itinéraire politique était différent de celui des autres dirigeants
africains, car lorsque Léopold Sédar Senghor et Houphouët
Boigny étaient ministres dans le gouvernement de la république
française, lui, croupissait dans les geôles du colonialisme. C'est
ensuite parce qu'il s'était fixé comme objectif d'assurer à son
peuple inviolabilité et bien-être et qu'il ne voulait pas d'une
mission inachevée. Quant aux applaudissements et aux marques
de vénération à sa personne, si Bourguiba les appréciait, y
voyant gratitude pour son œuvre et attachement à sa personne, il
désavouait tout procédé de contrainte en ce sens. Je rapporterai,
à titre d'exemple, un événement survenu au cours des années
soixante. À l'occasion d'une visite du gouvernorat de Jendouba,
le Président s'adressa à un homme en pleine force de l'âge, qui
l'applaudissait à son passage.
- Tu habites Jendouba ? lui demanda-t-il
- Non, je viens de Femana.
- Quel est ton métier ?
- Je n 'ai pas de travail.
-Alors avec quoi tu vis ? Et comment es-tu venu jusqu'ici ?
- C'est à l'occasion des visites de personnalités que l'on met à
notre disposition des cars et qu'on nous donne un peu d'argent pour
venir applaudir.
Mécontent, le Président reprocha au gouverneur d'avoir
engagé des dépenses futiles plutôt que de les avoir utilisées pour
créer des emplois. Quelques jours plus tard, le gouverneur était
limogé.
Certains ont reproché à Bourguiba de ne pas avoir préparé sa
succession. Ce même reproche fut adressé à Charles de Gaulle. Il
mérite la même réponse franche et directe de ce dernier : « Après
de Gaulle, ce qui risque de se passer, ce n 'est pas le vide politique,
c'est plutôt le trop-plein». En généralisant l'enseignement,
Bourguiba savait que ce ne serait pas les hommes politiques qui
risqueraient de manquer après lui. Mais si la France n'a nullement
pâti du départ de de Gaulle en raison du respect des règles
démocratiques, nous avons assisté, en Tunisie, à un accaparement
du pouvoir par un homme qui a utilisé la force publique comme

502
moyen de répression et qui a usé et abusé de la désinformation et
de la duplicité.
Certains ont accusé Bourguiba d'avoir traité les Tunisiens
de « poussière d'individus ». En réalité, cette expression avait
déjà été utilisée par Isocrate. Elle avait été reprise par Bertholon
2 3

dans son étude sur les populations et les races en Tunisie. On la


retrouve de nouveau chez Victor De Carnières , 4

Le préjugé n'a pas le droit de l'emporter sur la raison, ni le


mot sur la chose, car cette expression n'a pas été employée par
Bourguiba dans un sens péjoratif. En réalité, Bourguiba a toujours
estimé le peuple tunisien et pensé qu'il avait atteint un degré de
conscience, une exigence de valeurs morales et intellectuelles qui
mettaient le pays au-dessus de tout risque de convulsions.
Certains ont trouvé regrettable qu'après tout le progrès réalisé
au cours des années soixante et l'aide apportée aux plus démunis
pour réduire les inégalités en vue de favoriser la cohésion et la
solidarité sociale, Bourguiba, au lieu de chercher à corriger les
maladresses du système coopératif, a laissé basculer le pays dans
un libéralisme économique quelque peu excessif. Ce libéralisme
qui a favorisé le développement des petites et moyennes
entreprises, a certes permis d'améliorer la productivité, mais il
a également ouvert la voie à la spéculation et à l'enrichissement
rapide, ce qui a creusé un fossé entre les catégories sociales. On
peut dire à ce sujet que Bourguiba s'est toujours basé dans ses
jugements sur les faits et sur les résultats. Lorsqu'il n'avait pas
de possibilité de choix, il donnait la priorité à ce qui était essentiel
El Ahem par rapport à que ce qui était important El Mouhem. En
l'occurrence, il s'était laissé séduire par le succès économique du
gouvernement Nouira et avait abouti à la conclusion que ce qui

2. Isocrate, auteur athénien (436-338 av JC). Benoist-Méchin, Alexandre Le Grand,


Librairie Perrin, 1976, p. 143.
3. Bertholon, Revue générale des Sciences, 15 novembre 1896. Cette étude a été reprise
dans Y Encyclopédie coloniale maritime éditée en 1944 sous la direction d'Eugène
Guernier.
4. Victor De Carnières (1845-1917), journaliste et colon français en Tunisie, président
de la Chambre d'agriculture du Nord. Dans La Tunisie française qu'il animait depuis
1892, il se faisait l'avocat d'une politique autoritaire. Il était connu pour ses idées
arabophobes.

503
était vrai pour l'économique l'était également pour le politique
et qu'il ne fallait pas hâter l'évolution des structures politiques
au-delà de ce que pouvait tolérer le peuple au stade actuel de son
évolution. Ceci, en plus de la confiance qu'il a toujours manifesté
à ses premiers ministres.
D'autres, surtout parmi les dirigeants des pays arabes, lui ont
reproché son option en faveur du monde libre, de l'Occident et
plus précisément de l'Amérique. N'oublions pas qu'à l'époque,
le soutien de l'Amérique à Israël n'était pas aussi flagrant
qu'aujourd'hui et que l'Amérique symbolisait encore la
Liberté. Bourguiba disait souvent : « Je ne comprends pas que
l'Amérique continue à soutenir Israël, un pays qui est en train
de conquérir un autre ». En octobre 1981, lors d'un déjeuner à
Carthage en l'honneur de l'ancien président Richard Nixon, ce
dernier demanda à Bourguiba ce que pouvait faire l'Amérique
pour trouver une solution au problème palestinien. La réponse
de Bourguiba a été claire : « Je ne vois aucune solution tant que
votre politique continue à être décidée à Tel-Aviv. Débarrassez-
vous du lobby sioniste et les choses s'arrangeront ». Et puis,
il est difficile de ne pas reconnaître que par son adhésion au
monde libre, Bourguiba avait fait le bon choix puisqu'il a su
en tirer le meilleur parti pour la Tunisie et qu'il a pu obtenir
les moyens nécessaires pour concrétiser l'indépendance
tunisienne et engager la construction du nouvel État, tout en
continuant à soutenir fermement la libération de l'Algérie du
joug colonial. Son soutien à la cause algérienne aurait incité
la France à réoccuper la Tunisie, si ce n'était l'intervention
de l'Amérique qu'il avait su mettre de son coté. N'oublions
pas que le Président du Conseil français, Félix Gaillard, avait
demandé au général Ely d'évaluer le coût d'une réoccupation
de la Tunisie. Bourguiba a traité avec l'Amérique en partenaire,
d'égal à égal, et non en satellite. Il n'a fait aucune concession
qui puisse porter atteinte à la souveraineté de la Tunisie ou
à celle d'un autre pays arabo-musulman. Dans ses rapports
avec l'Amérique ou avec les juifs, Bourguiba a toujours situé
ses relations dans le cadre de l'intérêt supérieur de la Tunisie.
J'ai relaté plus haut, quelle avait été sa position en 1985,
vis-à-vis des USA, après le bombardement de Hammam-

504
Chott par Israël. L'Amérique, sachant qu'elle avait à faire à
un homme déterminé, ne s'est pas servie de son droit de veto
face à la plainte qu'il avait intentée contre Israël et Israël a
été condamné par les Nations-Unies. La position ferme et
courageuse de Bourguiba n'a malheureusement pas été suivie
par certains pays frères qui, hier prônaient leur hégémonie
au nom de l'unité arabe en se ralliant à l'Union Soviétique
et qui, aujourd'hui, acceptent la dépendance économique
de l'Amérique et abritent sur leur sol ses bases militaires.
Bien sûr, on peut reprocher à l'Amérique ses interventions
intempestives à l'étranger (Corée, VietNam, Irak), mais cela
ne permet pas d'occulter les options politiques d'hommes
d'État américains tel Abraham Lincoln qui a été le champion
de la lutte anti-esclavagiste, Woodrow Wilson qui s'engagea à
défendre les libertés universelles ou encore, plus près de nous,
Dwight Eisenhower dont l'humanisme reste légendaire et qui
déclarait en, 1953 :
Chaque canon que 1'on fait, chaque vaisseau de guerre qu 'on
lance, chaque fusée que l'on tire, signifie, en fin de compte,
quelque chose de volé à ceux qui ont faim et qui n'ont pas à
manger, à ceux qui ont froid et qui ne sont pas vêtus. Ce monde
en armes ne dépense pas seulement de l'argent. Il dépense la
sueur de ses travailleurs, le génie de ses savants, les espoirs de ses
enfants. Le coût d'un seul bombardier lourd moderne coirespond
à celui de trente écoles modernes ou de deux usines d'énergie
desservant chacune une ville de soixante mille habitants ou de
deux beaux hôpitaux parfaitement équipés ou encore d'environ
quatre-vingt kilomètres de grandes routes en béton aimé. Nous
payons pour un seul avion de chasse le prix de 125 000 quintaux
de blé. Nous payons pour un seul destroyer le prix de nouvelles
maisons que pourraient habiter plus de huit mille personnes. 5

De tels sentiments ne pouvaient laisser Bourguiba insensible.


Pour ma part, je ne peux m'empêcher de penser, en lisant ces
lignes, que le président Eisenhower qui a dirigé les USA de 1952
à 1960, aurait certainement défendu une solution équitable en
Palestine si les Arabes avaient fait preuve du moindre esprit de

5. Discours prononcé le 16 avril 1953, reproduit dans Le Monde diplomatique de


juillet 1988.

505
conciliation. Mais à l'époque, Nasser voulait « jeter les Israéliens
à la mer » tandis que ces derniers se préoccupaient de renforcer
leur armement et s'engageaient dans la recherche atomique. Il a
fermé, en 1967, le détroit d'Akaba, ce qui provoqua la guerre.
La politique vindicative et à courte vue de Nasser n'a pas tenu
compte de l'opinion internationale et n'a pas évalué les enjeux
dans la région ni le poids des juifs en Amérique et dans le monde.
Les Palestiniens qui avaient mis tous leurs espoirs en Nasser, ont
perdu leur chance d'un règlement raisonnable de leur problème.
Certains militants, entres autres, les partisans de Salah Ben
Youssef et ceux qui condamnaient les exactions de Hassan Al
Ay adi qui dirigeait la milice néo-destourienne de la rue Dabdaba en
1956, ont imputé à Bourguiba l'assassinat de Salah Ben Youssef.
Sans être d'accord avec de tels actes, il est permis de se demander
comment aurait évolué la situation si, lors des incidents de la
me Dabdaba, la milice n'était pas intervenue alors que le pays
frôlait la guerre civile Fitna. Quant à l'assassinat de Salah Ben
Youssef, selon ce qu'il m'a été donné d'entendre, cet acte n'a pas
été commandité par Bourguiba, mais décidé par certains militants
trop zélés qui gravitaient autour du ministre de l'Intérieur de
l'époque et qui, après la tentative de réconciliation infructueuse
de Zurich, ont pensé que c'était un moyen de protéger la Tunisie
des germes de la division.
Des griefs ayant trait à l'attitude de Bourguiba vis-à-vis de la
religion et de la démocratie ont été beaucoup plus fréquemment
formulés, les premiers essentiellement par les hommes de religion,
les seconds par les intellectuels. Beaucoup d'hommes de religion
ont reproché à Bourguiba d'avoir interprété l'Ijtihad de manière
non conventionnelle. Une accusation d'apostasie a même été
avancée par des théologiens d'Arabie Saoudite et d'Egypte à la
suite de son discours prononcé lors de l'ouverture du congrès
international des enseignants en 1974. Bien que le Code du statut
personnel n'ait été promulgué qu'après consultation puis accord
des hommes de religion, certaines personnes imprégnées de
dogmatisme, et de conservatisme lui ont reproché ces mesures,
oubliant les enseignements des grands penseurs de l'Islam qui
ont toujours valorisé l'usage de la raison dans l'interprétation du

506
texte coranique. Bourguiba stigmatisait le fatalisme et aspirait à
faire renaître la force d'impulsion des premiers temps de l'Islam.
Ceux qui l'ont côtoyé savent parfaitement que la source de
ses convictions et de ses valeurs morales était bien la religion
musulmane. Cela ne l'empêchait pas d'approfondir parfois sa
réflexion à ce sujet, même à haute voix, et de se demander si
l'esprit humain est en mesure de distinguer Dieu de la Nature, à
savoir cet univers parfaitement organisé et programmé, tant en ce
qui concerne le monde vivant et que le monde minéral. Il a toujours
agi dans le respect du Coran. Il en rappelait les préceptes, selon
lesquels Dieu a doté l'homme d'intelligence, de clairvoyance et
de raison et lui a conféré la sagesse qui lui permet d'atteindre
le but visé dans la prophétie. « Dans le Coran, disait-il souvent,
Dieu a incité l'homme à la quête du savoir afin qu'il assume sa
responsabilité sw Terre et donne un sens à son existence. C'est
par le savoir qu 'il peut s'éloigner du mal, de la mauvaise foi et de
l'ingratitude et c 'est par l'action et la réflexion qu 'il peut garantir
sa liberté et sa dignité afin de s'accomplir et de s'investir dans
ce monde ». Il soutenait que, loin de constituer un obstacle à la
renaissance arabe, l'Islam incite à réfléchir, à accorder une grande
valeur à la raison, à prôner le bien et la justice, à interdire le mal
et l'oppression et à réduire la pauvreté. Il a adopté, dans cette
démarche, le principe énoncé par Averroès :
La spéculation fondée sur la démonstration ne conduit point à
contredire les enseignements donnés par la loi divine. 6

Il se plaisait à rappeler le comportement de l'imam Chaffei


qui, conscient qu'aux yeux du peuple, le comportement du chef
est beaucoup plus signifiant que ses paroles, et dans le but d ' inciter
les musulmans à abolir l'esclavage, acheta un esclave malgré ses
possibilités matérielles réduites, et lui rendit sa liberté lors de
son sermon du vendredi, afin que son exemple soit suivi par les
fidèles. Loin d'innover en matière de religion, Bourguiba s'est
conformé aux prescriptions des maîtres des quatre écoles sunnites
du droit musulman, notamment celles de l'imam Chaffei dont il
avait lu les principaux ouvrages. L'imam Chaffei enseignait qu'il
n'existait pas de monopole en Islam. Il écrivait dans Rissala, au
2 siècle de l'Hégire :
ème

6. Averroès, Façl el Maqal (Discours décisif).

507
Dieu n'a conféré à personne après son Envoyé, le droit de
donner son opinion, si ce n'est en s'appuyant sur la science
religieuse dûment établie dans le passé. Les modes de constitution
de la science légale sont le Livre de Dieu, la Sunna, l'accord
unanime (Ijmâa) de la communauté et le raisonnement par
analogie (Qias).
C'est en s'appuyant sur ces préceptes, que Bourguiba s'est
permis, sans jamais l'imposer, d'encourager les travailleurs
qui n'avaient pas l'énergie d'assurer leur besogne quotidienne
pendant le mois de Ramadan, à ne pas jeûner, rappelant en cela
le comportement du Prophète lui-même, qui avait rompu le jeûne
en se désaltérant devant ses troupes avant d'engager une bataille.
Par ailleurs, soucieux de sortir la femme de l'état de sujétion
dans lequel elle se trouvait, de lui permettre de s'affirmer et de
s'accomplir, de lui garantir la dignité et de lui offrir l'opportunité
de jouer son rôle dans la société, il s'est basé sur un verset du
Coran qui encourage la monogamie pour abolir la polygamie et
la répudiation et exiger, pour le mariage, le consentement mutuel
des deux époux. Cependant, malgré son souhait d'aller plus loin
dans la recherche d'une plus grande justice, il s'est abstenu de
toucher au problème de l'héritage, celui-ci étant codifié par un
texte coranique qui, selon les exégètes, ne donne lieu à aucune
7

interprétation sur les parts qui reviennent à chaque héritier . 8

Il convient enfin de ne pas oublier l'action de Bourguiba dans


la promotion des règles de probité, de rigueur et de générosité
qui représentent les propres valeurs de l'Islam. Il s'est toujours
opposé au sectarisme et n'a cessé d'appeler le peuple à adhérer
aux principes d'égalité, de justice et de solidarité humaine,
s'inspirant en cela du Coran : « Le plus noble d'entre vous est le
plus vertueux » (sourate 49 : 13) et des paroles du Prophète : « Je
n 'ai été envoyé par Dieu que pour parfaire la morale ».
Il n'était ni un athée, ni un agnostique, mais un musulman
non pratiquant, qui raisonnait parfois à haute voix. Si, en tant
que chef d'État, il a voulu moderniser la société dont il avait la
charge, s'il a fait usage de son exigence de raison pour interpréter
certaines prescriptions de l'Islam pour inciter le Tunisien au

7. Versets 11 et 12 de la Sourate Les femmes 4.


8. La part de la fille est égale à la moitié de celle du fils.

508
travail et à l'action, il n'a jamais prétendu agir en exégète, en
-

matière de religion.
Une société sans religion est un vaisseau sans boussole, disait
Napoléon 1 . er

Pour les intellectuels, le reproche le plus souvent formulé à


l'encontre de Bourguiba a été de ne pas avoir instauré la démocratie
alors qu'il était le seul, de par son autorité et son prestige à pouvoir
le faire. Il convient tout d'abord de préciser ce que l'on entend
par démocratie. Est-ce l'alternance du pouvoir, le multipartisme,
la liberté de presse, le droit de vote ? Est-ce « la doctrine politique
selon laquelle la souveraineté doit appartenir à l'ensemble des
citoyens » T La démocratie, telle qu'elle était appliquée à Athènes,
semble tout à fait contestable puisqu'elle demeurait le privilège
de quelques vingt mille citoyens libres sur une population globale
de 400 000 habitants. Aristote lui-même se demandait si les
10

esclaves avaient une âme. À l'époque moderne, le concept de la


démocratie tel que défini par les utopistes et les idéalistes partisans
d'une liberté pratiquement illimitée, diffère de celui des emphistes
institutionnalistes dont l'approche est basée sur la procédure.
Pour Schumpeter : La méthode démocratique est le système
institutionnel aboutissant à des décisions politiques, dans lequel
des individus acquièrent le pouvoir de statuer sur ces décisions
à l'issue d'une lutte concurrentielle portant sur les votes du
peuple."
Robert Dahle définit la démocratie sur la base de critères
éminemment politiques. Pour lui la démocratie est un système de
gouvernement qui satisfait à trois conditions essentielles :
- l'existence d'une vaste et significative compétition entre
individus et groupes organisés (partis politiques notamment)
pour la conquête de l'ensemble des postes relevant effectivement
du pouvoir gouvernemental et cela à des intervalles réguliers et
sans recours à la force.
- un degré « très large » de participation politique dans le
choix des dirigeants et des programmes politiques grâce, en

9. Dictionnaire Le Petit Robert, 1987.


10. Benoist-Méchin, Alexandre Le Grand, Librairie Perrin 1976, p. 249.
11. Joseph A. Schumpeter, Capitalisai, Socialisai and Democracy, Nex York Harper
1947.

509
particulier, à des scrutins équitables et réguliers d'où aucun
groupe social ne soit exclu.
- un niveau suffisant en matière de libertés civiles et politiques,
liberté d'expression, liberté de presse, liberté de former des
organisations et d'y adhérer pour que soient garanties l'honnêteté
de la compétition et de la participation politiques. 12

En fait, la démocratie dans son sens large englobe également


des données socio-économiques. Quel est, en effet, le poids des
valeurs démocratiques pour celui qui est illettré, qui a faim et
qui n'a pas de toit ? Pour de Gaulle « La politique et l'économie
sont liées l'une à l'autre comme le sont l'action et la vie ». Pour
Bourguiba, comme pour de Gaulle « Le critère des critères est
l'intérêt du pays ». De Gaulle disait :
La démocratie exige que l'on convainque les gens. Quand on
peut le faire, c 'est préférable. Il faut prendre soin de faire évoluer
les esprits. Cela demande du temps. Mais il y a des circonstances
où on n 'a pas le loisir de convaincre. Alors, il faut commander.
Bourguiba partageait cette opinion. Pour lui, le pouvoir
devait être fort et juste. Le grand sociologue maghrébin Ibn
Khaldoun considérait, au XIV siècle, que « la politique exige le
13 e

pouvoir d'un seul ». Bakounine, anarchiste révolutionnaire russe


disait, quant à lui : « Prenez le plus fervent des révolutionnaires
et donnez-lui le trône de toutes les Russies. En l'espace d'un an,
ce révolutionnaire sera pire que le tsar ».
La Tunisie fut le premier pays, dans le monde musulman, à
promulguer une Constitution, en 1861, prévoyant une assemblée
de soixante membres, dotée d'un pouvoir législatif et judiciaire.
Mais elle fut mise en cause par le peuple qui n'arrivait plus à
savoir à quel responsable s ' adresser. La gouvernance de la Tunisie,
pendant de longues périodes antérieures à l'Indépendance,
répondait à l'image décrite par Marcel Peyrouton, qui passe pour
être un grand connaisseur des trois pays d'Afrique du Nord pour
y avoir exercé des fonctions de haute responsabilité:
C'est un truisme de dire qu'en Orient, certains procédés du
gouvernement, condamnables en soi mais entrés dans les mœurs,

12. Robert M. Dahle, Polyarchy Participation and Opposition, New Haven CT Yale
University Press 1971.
13. Ibn Khaldoun : Kitab et Ibar (Considérations sur l'histoire des Arabes, des Persans
et des Berbères).

510
ont la valeur d'une tradition dont chacun s'accommode dans
l'espoir d'en profiter. 14

Bourguiba pouvait-il, en si peu de temps, changer une mentalité


si bien ancrée? Il savait que la nature exigeait près d'une génération
pour façonner un nouveau type d'homme et que l'instauration de la
démocratie est une œuvre de patience dans laquelle il faut progresser
avec circonspection mais sans jamais revenir en arrière. Persuadé
que « la démocratie attribue à l'homme des droits inviolables. Ces
droits, pour rester inviolés, exigent de la part de tous une fidélité
inaltérable au devoir. La démocratie a pour moteur l'amour et
le respect du prochain » , Bourguiba a fait tout ce qui était en
15

son pouvoir pour ancrer ces nobles principes dans l'esprit et dans
le cœur du Tunisien. Dès son accession au pouvoir, il s'efforça
d'initier le Tunisien à l'esprit démocratique, mais en distinguant
deux notions qu'il considérait comme primordiales : la participation
et la contestation. Il s'efforça d'encourager la participation, mais il
limita la contestation car il était conscient à l'epoque de l'absence
des conditions objectives de la démocratie, dans cette Tunisie qui
sortait de la période coloniale où les passe-droits étaient de règle
et la justice partiale envers ses compatriotes. De plus, dans un
contexte où la plupart des pays arabo-musulmans étaient gouvernés
par des militaires ou des monarques, était-il possible à la Tunisie
d'adopter un véritable régime démocratique, avant de concrétiser
son indépendance et d'inculquer l'esprit républicain?
Une période de transition était donc indispensable pour
modifier les mentalités et favoriser la conscience démocratique.
En 1956, il fallut tout d'abord stabiliser les institutions et asseoir
le statut politique, juridique et social de l'État. Brûler les étapes
risquait de libérer des forces populaires jusqu'ici réprimées.
Bourguiba l'exprima très clairement en 1958 :
Vous savez, je suis démocrate, mais pour un peuple qui n 'a
jamais connu l'existence de la démocratie, c'est risqué de faire
son apprentissage dans une période de grande tension. La porte
est alors ouverte à toutes les démagogies et on ne sait pas où ça
peut mener. 16

14. Marcel Peyrouton, Histoire du Maghreb, Éditions Albin Michel, Paris 1966,
p. 202.
15. Henri Bergson.
16. Roger Stéphane, « La Tunisie de Bourguiba », Tribune libre, Éditions Pion, n° 22,
1958, p. 54.
511
Il aborda à nouveau le sujet, en 1966, devant le comité central
du PSD :
Je ne voudrais pas que dans cinquante ou soixante ans, on
me reproche d'avoir instauré une démocratie qui se serait révélée
impraticable, parce que mal assimilée par un peuple insuffisamment
évolué... En Tunisie, pendant des siècles, la guerre civile n 'a jamais
cessé de couver... Prenez garde ! Des hommes n 'hésitent pas à
provoquer une guerre civile afin d'accéder à la charge suprême. 17

Dans son discours à Bucarest, le 12 juillet 1968, il résumait


ainsi sa conception de la démocratie :
La démocratie est le stade suprême de l'évolution d'une
société. Elle n'est pas donnée au départ mais vient tout
naturellement lorsque les conditions qu 'elle requiert sont réunies.
Ces conditions sont à mon sens, un État moderne qui fonctionne
et soit respecté par la population parce qu 'il est respectable, une
Nation qui forme déjà un ensemble cohérent et solidake, un
peuple qui atteint un niveau d'éducation et un standard de vie tels
qu 'il puisse recevoir la démocratie, non pas comme un luxe dont
on ne sait que faire ou un jouet que l'on casse, mais comme un
bien précieux, signe de maturité et moteur de progrès.
Il rejoignait ainsi l'astrophysicien chinois Fang Lizhi qui
considérait que :
La démocratie n'est pas quelque chose que nos dkigeants
peuvent nous concéder aussi facilement. La démocratie venue
d'en haut n 'est pas la démocratie, ce n 'est qu 'un relâchement du
contrôle.
Dès 1969, Bourguiba était conscient de la nécessité de
partager le fardeau de ses responsabilités et d'inaugurer une
phase de plus large collégialité. Mais déjà les intrigues couvaient
sourdement, certains de ses proches cherchant à l'éloigner.
Alors qu'il soignait son surmenage et ses insomnies à Paris,
des hommes tels que Béchir Mhadhbi, Taïeb Slim, Sadok
-

Mokkadem, Mondher Ben Ammar ... , ont tenté d'encourager


Bahi Ladgham à prendre le pouvoir, prétextant que « Bourguiba
était fini ». C'est Bahi Ladgham lui-même qui m'a rapporté, en
1996, cet épisode. Il ajouta que lors de l'un de ses déplacements

17. Discours du 26 avril 1966.

512
à Sousse, au cours du premier semestre de l'année 1970, la
population l'avait accueilli en criant « Vive Bahi Ladgham ». Il
fut tellement gêné de l'interprétation malveillante qui pouvait être
faite de ces manifestations et rapportée au Président, qu'il prit un
portrait de Bourguiba et le brandit en marchant au milieu de la
foule. C'est d'ailleurs, sa loyauté qui précipita son limogeage.
Constatant sa réticence, ces mêmes personnes, craignant d'être
dénoncées, se sont retournées contre lui et l'ont accusé, auprès
de Bourguiba, d'avoir cherché à l'évincer. Deux incidents
qui peuvent paraître futiles, sont significatifs de l'atmosphère
que l'on faisait régner autour du Président pour éloigner Bahi
Ladgham. Au cours de l'absence de six mois de Bourguiba en
1969-70, pour ses soins à Paris, Ammar le chauffeur du Président
avait plus d'une fois proposé à Bahi Ladgham de le conduire dans
la voiture présidentielle. Devant le refus de ce dernier, Ammar
insistait, prétextant que la voiture allait se détériorer par une trop
longue période d'immobilité. Plus tard, j'appris de la bouche de
Abdelaziz Beltaief, alors gouverneur de Jendouba, qu'au cours
d'une visite de la région, en mars 1970, Bahi Ladgham avait
passé une nuit au gouvernorat. Le lendemain matin, en sortant
de la résidence du gouverneur, il trouva Ammar au volant de
la voiture présidentielle, devant la résidence. Se tournant vers
le gouverneur, il lui reprocha d'avoir pris une telle initiative.
Devant les vives dénégations de ce dernier, Bahi Ladgham intima
à Ammar l'ordre de retourner immédiatement d'où il était venu.
Malgré cela, en juin 1970, après le retour de Bourguiba, j'ai plus
d'une fois entendu au palais, son entourage prétendre que Bahi
Ladgham avait profité de l'absence du Président pour ordonner à
Ammar de mettre à sa disposition la voiture présidentielle.
Le 7 novembre 1969, Bourguiba transforma les secrétariats
d'État en ministères coiffés par un Premier ministre auquel il
délégua une bonne partie des pouvoirs qui relevaient du Président
selon la constitution du 1er juin 1959. C'est alors que les ambitions
se déchaînèrent : Dès sa prise de fonctions, le 2 novembre 1970,
le nouveau premier ministre Hédi Nouira se trouva en butte à
des tiraillements au sein même de son gouvernement. Lors du
Congrès du PSD du 11 octobre 1971, les libéraux et certains
syndicalistes intervinrent pour remettre en cause une tradition en
vigueur depuis 1956, qui faisait du Premier ministre le Secrétaire

513
général du Parti. Le résultat fut qu ' aux élections, Hédi Nouira se vit
relégué à la cinquième place alors que Bahi Ladgham, récemment
éloigné était classé premier, ce qui amena Bourguiba à intervenir
pour rétablir la situation. Au congrès du PSD d'avril 1981,
Bourguiba, en accord avec son premier ministre Mohamed Mzali,
encouragea le pluralisme en rétablissant les partis d'opposition
(PCT, MDS, MUP) et en leur donnant accès aux médias. Mais les
manœuvres de Wassila et du ministre de l'Intérieur, Driss Guiga,
amenèrent le Président à réviser sa position. Cependant, il faut
reconnaître que, bien que les conditions nationales (manœuvres
pour la prise du pouvoir) et internationales (guerre froide) l'ont
entravé dans l'application de la démocratie au cours des trente
années qui ont suivi l'indépendance, Bourguiba en a préparé les
bases essentielles.
Il a misé sur l'investissement humain en mettant tout en œuvre
pour améliorer la santé et l'éducation en instaurant la gratuité des
soins aux indigents et la gratuité de l'enseignement.
Il a généralisé l'éducation, condition nécessaire à toute
démocratie du fait qu'elle permet aux générations instruites
de mieux comprendre et de soutenir les règles d'une société
harmonieuse. Il était convaincu que la richesse de la matière grise
pouvait compenser la faiblesse des ressources du pays.
Il a doté la Tunisienne d'un statut qui l'a sortie de sa condition
de personne de seconde zone. A ceux qui attribuent la promotion
de la femme à Tahar Haddad, on peut opposer la déclaration
d'André Malraux : « L'homme se définit par ce qu 'il fait et non
par ce qu 'il rêve », ou encore la pensée du cardinal de Retz : « Il y
a très loin de la velléité à la volonté, de la volonté à la résolution,
de la résolution au choix des moyens, du choix des moyens à
l'application », ce qui n'enlève rien au mérité du Tahar Haddad.
D'ailleurs déjà avant Tahar Haddad, Abdelaziz Thâalbi, dans son
ouvrage L'esprit libéral du Coran, considérait que la femme avait
droit à l'instruction.
En 1977, il a été le premier, dans le monde arabe, à légaliser
une Ligue des droits de l'homme. La même année, il a permis la
parution de deux véritables journaux d'opposition, Erraï en arabe
et Démocratie en français.
Il a instauré le planning familial pour établir un équilibre
entre les ressources du pays et le nombre de ses habitants afin

514
d'assurer le bien-être de chaque Tunisien et de préserver la santé
de la mère et de l'enfant.
Il a établi des lois équitables. Il s'est attaqué à l'immobilisme
bureaucratique et social et incité le citoyen au travail pour
développer l'économie du pays.
Il s'est opposé aux idéologies, aux dogmes et aux doctrines
pour leur substituer le pragmatisme, la raison et la réflexion dans
la recherche des solutions les plus efficaces et les plus équitables
possibles. Il a cherché à concilier la religion et la liberté. Il a
séparé le pouvoir politique du religieux pour éviter que ce dernier
ne risque de constituer un frein aux libertés. Il a supprimé les
tribunaux du Charaa ainsi que les tribunaux israélites et français. Il
attribuait le sous développement et la décadence des civilisations
à un état d'esprit ne faisant pas intervenir l'usage de la raison, à
une sorte de déclin spirituel et non à l'islam, comme le pensaient
Ernest Renan et Kamel Ataturk.
Il a toujours favorisé le dialogue, condamné l'affrontement
et cherché à convaincre plutôt qu'à contraindre.
La politique habile de Bourguiba a permis d'asseoir le nouvel
État sur des bases solides, en utilisant au mieux le contexte
international, en combattant le fanatisme et en privilégiant le
savoir et le droit de l'homme et de la femme, tout en les incitant à
ne pas oublier leurs devoirs. Il considérait le despotisme éclairé,
non pas comme principe, mais comme moyen provisoire visant
l'efficacité et le progrès. Il suivait là, comme il se plaisait à le
dire, l'exemple de l'empereur Mutsù Hito qui, réalisant que le
18

seul moyen d'échapper à la colonisation des Européens et des


Américains étant de leur emprunter leurs idées et leurs techniques,
appliqua le Meiji tennô, c'est-à-dire le despotisme éclairé, ce qui
permit à son pays de se reconvertir rapidement en une puissance
mondiale. Pour Bourguiba, la Tunisie qui avait donné son nom à
tout le continent africain,pouvait, grâce à une bonne gouvernance,
rattraper rapidement le retard accumulé pendant les périodes de
décadence et de colonisation.
Contrairement à l'intoxication médiatique, et malgré son
âge avancé, ses facultés intellectuelles étaient restées indemnes.
Certes, il n'avait plus le punch et le dynamisme de la jeunesse,

18. Mutsii Hito régna sur le Japon de 1867 à 1912.

515
mais l'âge, tout en diminuant sa prudence et sa vigilance, semblait
l'avoir rendu plus pressé d'éradiquer certains maux tels que la
corruption ou le fanatisme et de mener son œuvre à bonne fin. Sa
détermination à braver les difficultés était restée inchangée.
Dès 1956, Bourguiba avait eu la prémonition des critiques
qu'on pourrait lui opposer. S'adressant à la Nation, il déclarait :
Il y a des gens que la grandeur et le génie irritent. L'envie les
ronge. Par les moyens les plus vils, ils s'acharnent à diminuer
ce qui les dépasse. Si notre élite intellectuelle, ou du moins une
partie de cette élite, tombait dans cette redoutable névrose, tout
espoir de maintenir la santé de la Nation serait illusoire. Nous
entrerions dans un cycle de malheurs plus redoutables encore que
la colonisation. 19

Pouvait-on espérer la démocratie dans un pays où une


partie de notre élite s'acharne à s'opposer à tout relief. C'est
malheureusement le cas de la plupart des pays arabes.
Enfin, la démocratie ne peut se concevoir dans un pays où
État et Parti sont intimement liés. Aussi, au lieu d'agir isolément,
chacun pour soi, les partis d'opposition et les libéraux auraient
gagné à donner la priorité à l'unification de leur action pour
obtenir une séparation du Parti et de l'État.
Je reste persuadé que si, en 1971 et en 1981, l'opposition
libérale avait visé cet objectif et non des ambitions personnelles,
la Tunisie aurait été engagée dans la voie de la démocratie.

19. Habib Bourguiba, Ma vie, mon œuvre.1952-56, Pion 1987, p. 533.

516
CHAPITRE 1(1

BOURGUIBA EN RÉSIDENCE
SURVEILLÉE
7 n o v e m b r e 1987 - 6 a v r i l 2000
Le quotidien La Presse du samedi matin 7 novembre 1987
était consacré aux activités du Combattant suprême avec un
éditorial relatif au « pari bourguibien » sur l'émancipation de la
femme. Une édition spéciale du même quotidien, tirée en milieu
d'après-midi, glorifiait « le changement ». Les éloges du matin sur
Bourguiba étaient transférés, l'après-midi, à Zine Ben Ali.
Le Monde commençait ainsi son éditorial :
L'annonce de la destitution d'un chef d'État par son second
lors d'une émission de radio nationale n'est pas en soi un
événement dont les démocrates peuvent se réjouir. 1

En Algérie, la réaction au changement à la tête de l'Etat


tunisien fut exceptionnellement rapide. L'APS fut l'une des
2

premières, sinon la première, à annoncer la nouvelle en la


commentant dans le sens de l'information officielle tunisienne . 3

Le Président Chadli Benjedid fut le premier chef d'État à adresser


un télégramme de félicitations à Zine Ben Ali, puis le premier à
se rendre en Tunisie après le 7 novembre 1987.
Les principaux opposants en Tunisie, comme ceux en exil,
accueillirent avec une satisfaction non dissimulée la destitution
du Président Bourguiba. Mohamed Masmoudi ne cachait pas son
opportunisme :
Je me félicite que Ben Ali ait osé sauver Bourguiba de lui-
même et la Tunisie des caprices des humains et des incapacités
de Bourguiba . 4

Quelle déloyauté envers l'homme qui lui avait réservé une

1. Le Monde, dimanche-lundi 8-9 novembre 1987, p. 1.


2. Algérie Presse Service.
3. Le Monde, mardi 10 novembre 1987, p. 4.
4. Le Monde, mardi 10 novembre 1987.

519
place de choix dans son gouvernement ! Le ressentiment d'avoir
été écarté du pouvoir pouvait-il atteindre un tel degré ?
Mohamed Mzali, de son côté déclarait :
L'intégrité, l'esprit d'ouverture et le courage du nouveau
chef d'Etat viennent de ramener l'espérance au cœur de nos
concitoyens. 5

Le qualificatif d'intégrité sous la plume de celui qui, avec


sa famille, avait pâti de l'absence de celle-ci, était pour le moins
paradoxal.
Les démocrates socialistes furent les premiers à féliciter Zine
Ben Ali. Ahmed Mestiri, président du MDS, déclarait :
L'éviction de Bourguiba était devenue une mesure d'intérêt
national. Notre message n'est pas un chèque en blanc, mais il
fallait saluer le geste. 6

La désinformation repartit de plus belle. Les fausses nouvelles


circulaient pour avaliser la prise du pouvoir. On se réjouissait du
fait que le changement avait sauvé la vie de justesse aux islamistes
que Bourguiba voulait condamner à mort. On affirmait dans tous
les milieux que la santé de Bourguiba ne l'autorisait plus à garder
le pouvoir car ses capacités intellectuelles s'amenuisaient, qu'il
avait des moments de lucidité entrecoupés de moments d'absence
au cours desquels il était comme frappé d'amnésie, ce qui l'avait
souvent conduit à oublier et renier ce qu'il avait décidé la veille.
On évoquait le naufrage qui avait failli engloutir le pays dans
l'inconnu et dans l'aventure et on exprimait de la gratitude
envers Zine Ben Ali qui avait œuvré pour que le changement se
déroule sans effusion de sang. On alla même jusqu'à comparer la
« douceur » de ce coup d'État avec la brutalité de la révolution
irakienne du 14 juillet 1958, au cours de laquelle le roi Fayçal
II et son premier ministre, Nouri Saïd, furent massacrés, faisant
abstraction des circonstances radicalement différentes de ces deux
coups d'état et du fait qu'un président de la carrure de Bourguiba,
fondateur d'un État, ne pouvait être comparé à un monarque
héritier d'un pouvoir acquis par son grand-père, Fayçal 1er,
avec l'aide de la Grande-Bretagne. S'il y avait une comparaison
à faire en l'occurrence, c'était plutôt entre le comportement de

5. Le Monde, mardi 10 novembre 1987.


6. Le Monde, mardi 10 novembre 1987, p. 3.

520
Saddam Hussein envers le président El Bakr et celui de Zine Ben
Ali envers Bourguiba. Si le coup d'État du 7 novembre s'était
déroulé sans bavures, cela avait été rendu possible, en grande
partie, par la codification de la Constitution tunisienne, conçue
par Bourguiba pour des citoyens vertueux et qui définissait
clairement les modalités de la succession du Président de la
République en faveur du Premier ministre, pour mieux garantir la
continuité de l'État.
Le samedi 7 novembre vers 11 heures, Souad Yacoubi, qui
avait conservé son poste de ministre de la Santé publique dans
le nouveau gouvernement, me téléphona pour m'informer qu'il
avait été décidé de m'autoriser à voir Bourguiba, dès qu'il aurait
quitté Carthage.
Le même jour vers midi, je téléphonais à Hédi Baccouche
pour m'enquérir des nouvelles de Bourguiba et lui demander
d'aller lui rendre visite. Hédi Baccouche me fit part de la réticence
de Bourguiba à quitter le palais, selon les renseignements qui
lui avaient été fournis par Saïda Sassi et me proposa d'aller le
convaincre de quitter Carthage pour Dar El Hana, près de Sfax.
Je lui répondis :
Vous avez réussi à le renverser. Maintenant vous vous
empressez de le sortir de chez lui. Mais donnez-lui donc le temps
de s'habituer à la situation !
Le mardi 10 novembre, j'appris par les médias le transfert
de Bourguiba dans sa villa du Mornag. Hamadi Ghedira avait été
délégué pour l'accompagner.
Dans une déclaration au journal Le Monde, Hédi Baccouche,
le nouveau premier ministre, déclarait :
Le président Ben Ali souhaiterait créer les conditions qui
lui permettraient d'aller de temps en temps voir Bourguiba
et l'informer de certaines décisions. Encore faudra-t-il que le
président déchu l'accepte. Ce qui ne paraît pas du tout évident. 7

Le lendemain, Hédi Baccouche s'appliquait longuement,


dans une interview à expliquer que Bourguiba était traité avec
tous les égards dus à son rang de Père de la Nation. A la question
du journaliste de savoir si le Président était libre de se déplacer,
Baccouche répondit :

7. Le Monde du mardi 10 novembre 1987.

521
On ne peut tout de même pas le faire sortir pour le faire
applaudir ! 8

Ainsi, contrairement aux allégations martelées par la presse et


la radio, le nouveau pouvoir reconnaissait que Bourguiba bénéficiait
toujours de l'estime et de l'amour de son peuple puisqu'il craignait
«qu'il ne se fasse applaudir». Il reconnaissait aussi qu'il ne
manquait pas de lucidité puisqu'il souhaitait l'informer de certaines
décisions, autrement dit bénéficier de ses conseils.
Le 11 novembre, je téléphonai à Souad Yacoubi en insistant
pour qu'elle fixe une date et une heure pour que je puisse rendre
visite à Bourguiba. La réponse me fut donnée le jour même :
j'avais l'autorisation d'aller au Mornag, le jeudi 12 novembre à
partir de 17 heures, et d'y passer la soirée, la sécurité ayant reçu
des instructions en ce sens. A l'heure indiquée, je me présentai
au Momag dans la Mercedes de la Présidence qui était restée à
l'Institut Pasteur depuis le samedi 7 novembre. J'avoue que j'étais
très ému. Je trouvais le Président debout au salon, droit comme
un I, comme à son habitude, rasé de près et revêtu de son complet
bleu marine, discutant avec son fils Bourguiba Jr. Je l'embrassai
chaleureusement en lui disant :
- C'est une trahison (khiana), Monsieur le Président.
- Non ! C'est de la perfidie (ghader). répondit-il.
Ses deux infirmiers l'avaient suivi au Momag. Ils devaient,
comme d'habitude, se relayer auprès de lui. Son maître d'hôtel
ainsi que le personnel de cuisine et de ménage s'étaient également
déplacés. Le Président retrouvait donc ses habitudes dans cette
villa où il aimait séjourner, son bureau dans lequel il recevait
ses ministres, sa chambre à coucher, le salon et le jardin où il
effectuait sa marche.
Quelques minutes plus tard, son fils quitta la résidence. Le
Président reprit sa marche au salon. Je marchais à ses côtés. Il me
raconta comment Hamadi Ghedira était venu, en hélicoptère, à
Carthage pour l'accompagner au Mornag :
Il me répétait sans arrêt «On m'a demandé de le faire». Le
pauvre diable était vert et tremblait comme une feuille. Je ne
voulais pas lui compliquer la tâche, lui-même n'y est pour rien.

8. France Soir du mercredi 11 novembre 1987 sous la plume de Jacques Danne.

522
Il me précisa qu'en dehors de Hamadi Ghedira, il n'avait vu
personne en dehors de son fils. Ainsi, j ' étais la troisième personne
à le revoir après sa destitution.
Vers 19 heures, il se retira pour se reposer. Saïda Sassi sortit
d'une chambre, la mine renfrognée. Elle se plaignit de s'être
trouvée enfermée avec son oncle depuis le 6 novembre au soir
et de n'avoir pu rejoindre son domicile. A 20 heures, nous nous
retrouvâmes, les trois, à la salle à manger. A 20 heures 30, le
Président se rendit, pour son repos d'une demi-heure, dans sa
chambre. A 21 heures, il sortit pour la veillée. Je fis les cent
pas avec lui, au salon. La discussion, ce soir-là, porta sur la vie
du Prophète Mohamed, avant la révélation, Bourguiba parla de
l'enfance du Prophète, de sa jeunesse, des péripéties de la mort de
son père. Il relata comment son grand-père l'avait prit en charge,
sa rencontre avec Khadija, commerçante et femme avertie, ses
entretiens avec le cousin de sa femme, Waraka Ibnou Naoufel qui
était chrétien,... Il était calme, maître de lui et évitait de parler
des derniers événements qui avaient bouleversé sa vie. Au bout
d ' une heure de marche, entrecoupée de petites pauses, il manifesta
le désir de retourner dans sa chambre, sentant, dit-il, venir le
sommeil. Dans sa chambre à coucher, il écouta un enregistrement
d'un chant qu'il avait toujours affectionné, la soulamia de Ras El
Jebel. Je le quittai vers 22 heures 30 pour rentrer chez moi. Rien,
en apparence, n'avait changé dans ses habitudes, si ce n'est que la
veillée avait été un peu plus courte que celles de Carthage et que
l'ambiance était plus calme, Saïda étant restée dans sa chambre.
Le lendemain, on vint à l'Institut Pasteur enquêter sur la
Mercedes de la Présidence. J'en remis, sur le champ, les clefs au
chauffeur venu la chercher.
Les visites que l'on m'autorisait à faire au Momag étaient
limitées à deux ou trois par semaine. Le vendredi 13 novembre
à 17 heures, je m'y rendis dans ma voiture personnelle, puis de
nouveau, le lundi 16 novembre. Bourguiba et moi, reprenions nos
discussions : événements historiques, littérature arabe et française,
passant de Victor Hugo, Alfred de Vigny,... à El Moutannabi, Abou
Firas El Hamdani, Abou Ala El Maari,... aux poètes antéislamiques
Samaouel, Chanfara, Antar Ibnou Chaddad, Imrou El Kaies,...
dont il récitait de longues tirades. Cependant, à la différence de nos

523
veillées à Carthage dont les thèmes étaient le plus souvent centrés
sur l'histoire du mouvement national, celles du Momag, après le 7
novembre, touchaient autant à l'histoire et à la littérature, qu'à la
philosophie et à l'économie politique. Bourguiba m'exposait tantôt
la doctrine d'Auguste Comte sur la succession naturelle des trois
âges, le théologique, le métaphysique, puis le positif, tantôt la théorie
d'Adam Smith sur la nature et les causes de la richesse des nations ou
encore celle de Ricardo qui défendait la convertibilité de la monnaie,
suspendue en Angleterre à la suite des guerres napoléoniennes. Il me
laissait alors beaucoup moins l'occasion de lui donner la réplique.
Saïda se joignait parfois à notre marche, mais de façon beaucoup
moins régulière et beaucoup moins enthousiaste qu'à Carthage. Son
thème de prédilection, les prouesses de « Zine » contre les intégristes,
avaient cessé d'être à l'ordre du joui . Toujours renfrognée, elle avait
-

pourtant obtenu l'autorisation de recevoir la visite de ses filles.


Parfois l'une ou l'autre dînait avec nous. Le docteur Mahmoud Ben
Naceur s'était joint, une fois, au dîner. Mais durant la plupart de mes
visites, nous dînions à trois, le Président, sa nièce et moi.
Je profitais des intervalles de repos du Président pour discuter
avec l'infirmier et le valet de service. Les deux infirmiers,
Mahmoud et Abdelaziz, tous deux très méticuleux, étaient pleins
d'attention. Il en était de même des deux valets, Hamadi et Ali,
Hamadi toujours taciturne et égal à lui-même, Ali beaucoup plus
futé, malicieux et ouvert. Les valets, les infirmiers ainsi que
Saïda Sassi me racontèrent le déroulement des événements du 7
novembre dont j'ai pu, ainsi, reconstituer le scénario.
J'avais quitté le palais, le 6 novembre, après la veillée, un
peu avant minuit. Tout était calme. Le samedi 7 novembre vers 5
heures du matin, me racontèrent-ils, ils entendirent une agitation
insolite et des échanges de paroles aux alentours du palais. Puis,
de puissants projecteurs furent braqués sur le palais, l'inondant
d'une forte lumière. Intrigué par ces bruits et cette luminosité
inhabituels, le Président actionna la sonnette placée sur sa table
de nuit. Saïda répondit à l'appel.
- Que sepasse-t-il ? lui dit-il.
- Ce doit être les islamistes. Ils avaient prévu leur coup au couis
du mois d'octobre. De toute façon, Zine qui est au courant de leur
projet va bientôt arriver pour nous en débarrasser, répondit-elle.

524
Le Président demanda, comme à son habitude, son petit
déjeuner et ouvrit la radio, cherchant les chants traditionnels
(Soulamia) qu'il se plaisait à écouter à son réveil. Mais Radio
Tunis était silencieuse. Saïda vint l'aviser que le téléphone était
également coupé. Il comprit alors, probablement, que quelque
chose de grave se produisait, mais il garda son calme et ne dit
rien. Saïda, au contraire, fut prise d'une agitation fébrile : elle
entrait dans sa chambre et en ressortait, paraissant obsédée par
le complot des islamistes et leur intention de renverser le régime.
Enfin, la voix de Zine Ben Ali se fit entendre à la radio, scandant
la déclaration du 7 novembre. Le Président s'exclama, ainsi que
me le rapporta le valet Ali :
Zine Ben Ali, Président de la République ! Mais hier
seulement il était devant moi, plein de dévotion.
Il se mit à faire les cent pas dans sa chambre pendant une
dizaine de minutes puis, après s'être habillé, il alla, comme à
son habitude, s'asseoir dans l'un des fauteuils du salon mitoyen.
Saïda le rejoignit avec des nouvelles fraîches : elle lui confirma
que le palais était encerclé, qu'ils ne pouvaient communiquer
avec personne et que les islamistes n'avaient rien à voir dans cette
affaire. Bourguiba garda son calme et son silence, comprenant
probablement qu'il avait manqué de prudence et qu'il avait sa part
de responsabilité dans cette destitution. Au milieu de la matinée,
Saïda vint l'aviser qu'on lui demandait de quitter le palais pour
être conduit à Dar El Hana près de Sfax. Il refusa net. Deux jours
plus tard, dans une discussion avec Saïda, il évoqua son séjour
au Mornag, au mois de septembre, ajoutant « Si encore c'était
au Mornag ! ». Saïda Sassi s'empressa de rapporter ce souhait à
ses interlocuteurs et dès le lendemain, mardi 10 novembre 1987,
Bourguiba quittait Carthage pour sa résidence du Mornag.
Au cours de mes visites, le valet Ali m'avisa que les
conversations du Président avec Saïda devenaient houleuses. Le
25 janvier 1988, Ali me dit que Saïda s'était mise à contredire son
oncle et à le provoquer en l'accusant d'être responsable de ce qui
était arrivé. Elle le contrariait à tel point qu'un jour, furieux, il la
chassa de la pièce où il se tenait. De plus, elle ne l'accompagnait
plus, le matin, dans sa marche, se contentant de le rejoindre au
jardin, vers 10 heures 30, pour le raccompagner à la résidence.

525
Le 1 février 1988, au cours du dîner auquel assistait également
er

Mounira, l'une de ses filles, elle ne cessa de critiquer « les Arabes »


et évoqua la France comme s'il s'agissait de sa patrie, laissant
entendre qu'elle se proposait de quitter définitivement la Tunisie.
Le 8 février 1988, Ali m'informa que Saïda était allée jusqu'à
proposer au Président de signer un papier par lequel il renonçait à
la présidence en faveur de Zine Ben Ali. Le Président Bourguiba
n'avait pas bronché, la fixant durement puis avait abordé un autre
sujet. Par ailleurs, Saïda retraçait, à sa manière, certains faits qui
avaient été les prémisses du « 7novembre », pour tenter d'éloigner
d'elle les soupçons de son oncle. Elle lui assurait notamment
que ce n'était pas elle, mais Mahmoud Belhassine, qui avait
rapporté à Zine Ben Ali l'incident du 27 octobre au cours duquel
le Président s'était mis en colère à la suite de la présentation, à
la télévision, des huit nouveaux membres du gouvernement et
lui avait involontairement égratigné le visage. Or, je l'ai rapporté
plus haut, ce dernier avait quitté le palais immédiatement après
le dîner et ignorait jusqu'au le lendemain matin ce qui s'y était
passé. Par contre, une heure après l'incident, Khaled Kallala,
chef de cabinet de Zine Ben Ali au ministère de l'Intérieur, sans
nul doute alerté par Saïda, était au courant de tout, y compris de
l'égratignure dont elle avait été victime. Ali me racontait que le
Président entrait parfois dans de grandes colères, laissant entendre
qu'il en avait assez de cette vie dans laquelle certains humains
sont ingrats et perfides. Bourguiba ne l'a jamais expressément
formulé, mais il avait compris qu'il s'était laissé berner par sa
nièce dont « l'intox » et le « matraquage » quotidien avaient eu
raison de sa prudence et de son sens critique. Comme il l'avait
lui-même reproché à Nasser en 1967, au moment de la guerre
israélo-arabe, il était convaincu « qu'un chef d'Etat n'a pas droit
à l'erreur». Son attitude était celle de quelqu'un qui admettait
son erreur et en souffrait intérieurement, sans en parler.
Un jour, Saïda Sassi se plaignit d'une asthénie rebelle et me
fit part de son souhait d'effectuer un bilan biologique à l'Institut
Pasteur. Mais, se lamenta-t-elle, elle était enfermée ici, sans la
moindre possibilité de sortir. Je lui répondis que cette difficulté
pouvait être facilement contournée et lui proposai de ne pas prendre
son repas de midi le jour de ma prochaine visite, pour que je puisse
lui faire un prélèvement de sang dont je lui apporterais les résultats

526
lors de ma visite suivante. Grand fut mon étonnement de la trouver,
le lendemain, à 8 heures, à l'Institut Pasteur, accompagnée en
voiture, par un policier en civil.
Le 15 février 1988, à mon arrivée à la résidence du Mornag,
je trouvai le Président très irrité. Il me fit entrer dans sa chambre à
coucher, ferma la porte à double tour et brandissant des journaux,
il me dit :
Jusqu'à quand va durer cette mascarade, cette tromperie
et cette dénaturation des faits. Il faut que tu ailles voir les
ambassadeurs de France, du Royaume-Uni et des Etats-Unis
d'Amérique et que tu leur expliques, que tu les mettes au courant
de la réalité. Je suis prêt à passer devant un tribunal pour répondre
de mes actes.
Je le laissai se calmer et lui répondis que j'allais étudier
les modalités pour faire ce qu'il demandait. Mon approbation
l'ayant quelque peu calmé, il ouvrit la porte de sa chambre et
nous reprîmes notre marche au salon. Ni au dîner, ni au cours de
la veillée, il n'évoqua à nouveau ce sujet, mais avant de rentrer
dans sa chambre à coucher, il me rappela, en présence de Saïda et
de l'infirmier Abdelaziz, de ne pas oublier la commission dont il
m'avait chargé. Ne le laissant pas achever sa phrase, pour éviter
qu'il ne donne plus de précisions sur la nature de cette commission,
je répondis « Soyez tranquille, Monsieur le Président ».
Deux jours plus tard, le 17 février 1988, j'appris aux nouvelles
de 13 heures, à la radio, la mise fin à mes fonctions de directeur de
l'Institut Pasteur. Ainsi, à deux ans de ma retraite, je me trouvais
amputé d'une fonction hospitalière que j'avais assurée à l'Institut
Pasteur depuis 1957 et pour laquelle j'avais renoncé à mon droit
à deux après-midi d'activité privée, droit accordé aux professeurs
de médecine et dont bénéficiaient mes collègues. Le lendemain,
la ministre de la Santé me précisa au téléphone, que je gardais
ma fonction universitaire ainsi que la direction du laboratoire
d'Anatomie pathologique de la faculté dans lequel je pouvais
continuer à pratiquer les examens pour les malades de l'hôpital
Charles Nicolle. Le laboratoire de la faculté, étant essentiellement
conçu pour les besoins de l'enseignement et pour la recherche, je
considérai que cette décision amputait mes droits de professeur
en médecine puisqu'elle me privait de ma principale activité

527
hospitalière, qui se déroulait à l'Institut Pasteur. Je présentais
immédiatement au ministre de la Santé publique, une demande de
mise à la retraite anticipée.
Le jour prévu de ma visite à Bourguiba, je me présentais à
la résidence du Mornag. Je fus, cette fois, refoulé. « La visite
n'est pas autorisée », me déclara le policier de service à la porte
extérieure du parc de la résidence.
Depuis plusieurs jours déjà, on annonçait, dans les médias, la
première réunion du comité central du PSD après le changement,
le 26 février 1988. J'étais membre du comité central depuis le
congrès de 1979, réélu en 1981 puis en 1986. Or, jusqu'au 25
février, aucune documentation ne m'était parvenue. L'après-midi
du 25 février, veille de la réunion du Comité central, je demandai
au téléphone le directeur du Parti. On me répondit qu 'il était absent.
J'insistai alors pour parler au responsable de la réunion du comité
central. On me mit en communication avec Abdelmalek Laarif. Je
l'informai que je n'avais pas reçu les documents habituellement
distribués à tous les membres, quelques jours avant la réunion.
Il parut très surpris et me répondit qu'il allait se renseigner puis
qu'il me rappellerait. Ne recevant aucune réponse, je me présentai
le lendemain à la Maison du Parti à 8 heures 45, Je pris place
dans la salle de réunion où je retrouvai mes collègues, membres
du comité central. A l'heure prévue pour l'ouverture, la séance
n'avait toujours pas commencé, lorsqu'une personne en civil se
dirigea vers moi et me demanda si j'étais invité. Je lui rétorquai
en souriant que nous, les membres du comité central, étions la
puissance invitante à ces réunions.
- Ce n 'estpas une réunion du comité central mais une réunion
sur invitation, me répondit-il.
- Ce n 'est pourtant pas ce qui a été annoncé dans les médias.
lui fis-je remarquer.
Il me demanda alors de le suivre pour examiner ce problème
avec les responsables. Je refusai de me lever et le priai d'aller lui-
même se renseigner auprès des responsables qui l'avaient chargé
de venir me trouver et de revenir m'informer du résultat. Une
dizaine de minutes plus tard, un autre émissaire vint s'excuser en
me précisant qu'il s'agissait d'une réunion spéciale à laquelle je
n'étais pas invité.

528
Dites-moi clairement que ma présence à cette réunion est
indésirable ! rétorquai-je.
Je me levais et quittais la salle.
Le mardi 1 mars, un agent en civil se présenta à l'Institut
er

Pasteur pour enquêter à mon sujet. Il ne demanda pas à me voir


mais s'adressa aux agents de l'administration de l'Institut. Aux
questions posées, de savoir si j'habitais toujours l'Institut et si
j'utilisais les voitures de l'administration, Hassini, un agent de
l'administration qui m'informa de cette enquête, répondit que je
terminais mes droits à congé et que, de ce fait, j'habitais toujours
l'Institut mais que j'utilisais ma voiture personnelle pour mes
déplacements. J'appris également qu'une enquête fouillée avait
été menée au ministère de la Santé publique, sur ma gestion à
l'Institut Pasteur en tant que sous-directeur de 1958 à 1962 et de
directeur du 1 janvier 1963 à 1988.
er

Mes visites au Président continuaient à m'être interdites.


Trois confrères avaient été désignés pour lui rendre de courtes
visites et, éventuellement, dîner avec lui, Mahmoud Ben Naceur
et plus rarement Mongi Ben Hamida et Taoufik Daghfous. Un
jour, me raconta Mahmoud Ben Naceur, le Président lui fit part
de son désir de quitter le Momag pour Monastir et lui demanda
d'informer Zine Ben Ali de cette proposition. A la visite suivante,
le Président lui demanda s'il avait effectué la démarche dont il
l'avait chargé, ce à quoi Mahmoud Ben Naceur répondit :
Si vous voulezquejepuisse continuera venir vous voir,Monsieur
le Président, il ne faut pas m'engager dans de telles missions.
Le Président répondit simplement « Vous avez raison ».
Son isolement avait été renforcé depuis le 15 février 1988,
jour où il m'avait demandé de contacter des ambassadeurs. Nul
n'avait le droit de lui rendre visite en dehors de quelques membres
de sa famille et des trois médecins signalés.
Ce n'est que le 23 octobre 1988 que Bourguiba fut autorisé
à rejoindre Monastir. Il fut logé, non pas au palais de Skanès,
comme il l'aurait probablement souhaité, mais dans la maison
du gouverneur, à l'entrée de la ville, grande maison aux hautes
murailles, qui la rendaient invisible aux yeux des passants.
À l'occasion du IH congrès de la Ligue tunisienne des droits
ème

de l'homme, Marie-Claire Mendès France, hôte de la LTDH,

529
fut reçue en audience par Zine Ben Ali, le 14 mars 1989. Elle
lui fit part de son souhait d'avoir une entrevue avec Bourguiba.
Le soir même, elle le rencontrait à Monastir. Interviewée sur
cette rencontre, elle déclara qu' « elle était très émue de revoir
Bourguiba et qu 'elle le trouvait serein mais amoindri par l'âge » ,9

Ailleurs, elle précisait « J'ai trouvé un homme certes très changé


et vieilli mais calme, serein et comme soulagé ». L0

Le personnel de service au Mornag, que je voyais parfois,


me racontait que Bourguiba suivait, de sa retraite, l'évolution
des événements. Il était stoïque dans son grand isolement, lisant
régulièrement le quotidien Le Monde, s'abreuvant de littérature
arabe et française. Il avait toujours à côté de lui, au salon, l'un
des tomes de l'histoire du mouvement national. Il écoutait parfois
les nouvelles locales à la radio et continuait à ne pas apprécier la
télévision qu'il n'ouvrait, comme auparavant, que pour voir les
informations, de 20 heures à 20 heures 30.
Il décida, le 2 avril 1989, de faire son devoir de citoyen, lors
des élections législative et présidentielle et vota en faveur de la
liste rouge de son parti, donc pour le seul candidat, Zine Ben Ali,
qu'il cautionna ainsi comme son successeur. Tel que je le connais,
il le fit pour montrer que la nation doit primer sur les personnes.
Mais, n'arrivant pas à cacher son jugement sur son successeur, il
déclara en quittant le bureau de vote :
J'ai voté pour le « professeur » (Ostedh) Ben Ali et pour la
liste rouge. "
Le Maghreb décrit la scène :
Lorsque Bourguiba parvint à la porte de sortie, une foule
dense était dehors pour le voir. «On dirait qu'ils sont sortis de
sous terre» commente Ahmed Kallala qui l'accompagnait. «Yahia
Bourguiba» scande la foule dans un état second. Beaucoup
pleuraient. Tout à coup, Bourguiba s'arrête, les fixe longuement
du regard et leur dit : «Vous connaissez encore Bourguiba ?» Et
ce fut un tonnerre d'applaudissements suivi du chant de l'hymne
national. Un grand moment ! 12

9. La Presse du 16 mars 1989.


10. Jeune Afrique n° 1473, du 29 mars 1989, p. 20.
11 .Le Maghreb n° 146 du 7 avril 1989, p. 7.
12. Le Maghreb n° 146 du 7 avril 1989, p. 7.

530
La transmission de certaines de ces images à la télévision
souleva des réactions mitigées. Rached Ghannouchi déclarait :
La remise en avant de Bourguiba et la volonté de redorer son
blason ont constitué une preuve supplémentaire de régression dans
les principes du changement et le symptôme d'une réconciliation
avec les forces de résistance.
De son côté, Néjib Chebbi (RSP) estimait :
La réapparition de Bourguiba va à l'encontre de la
réconciliation nationale.
Ce n'est que bien plus tard qu'il réalisa que la réconciliation
nationale était pure utopie.
A l'opposé de ces derniers, Omar Shabou, directeur de
l'hebdomadaire Le Maghreb, plus perspicace en politique,
écrivait dans son éditorial :
Ce 2 avril, le souffle coupé, les Tunisiens retrouvent la
silhouette familière, vieillie mais altière, du Combattant suprême,
en train de voter. Et de voter pour Ben Ali, l'homme qui, par
devoir et par patriotisme, le destitua. Une nouvelle fois, Bourguiba
aura été au rendez-vous de l'Histoire. Il n'y a pas de place, à son
niveau, à l'amertume, à l'aigreur ou à un quelconque ressentiment
personnel quand il s'agit de la continuité de l'État et de l'intérêt
supérieur de la Tunisie. 13

La séquestration de Bourguiba soulevait incompréhension et


indignation. Depuis quelques mois déjà, on évoquait dans tous les
milieux la réduction de l'espace de liberté qui lui était consenti. Il
souffrait, disait-on, des « affres de la solitude et de l'isolement ».
On racontait qu'il aurait envoyé plusieurs lettres à Ben Ali et au
Procureur général de la République, leur demandant de le libérer,
en précisant que s'il y avait quelque chose à lui reprocher, il était
disposé à passer en jugement. Ces dires comportaient sûrement
une part de vérité, puisque j'appris que lors d'une visite de son
petit-fils Mahdi, Bourguiba lui remit une lettre pour Zine Ben
Ali. Celle-ci fut confisquée à la sortie et le lendemain, Mahdi fut
avisé qu'il ne figurait plus sur la liste des personnes autorisées
à rendre visite à Bourguiba. Des démarches pressantes auprès
des hautes instances du pays furent entreprises pour obtenir

13. Le Maghreb n° 146 du 7 avril 1989, p.5.

531
sa libération, tant par des Tunisiens que par des personnalités
étrangères. Des tracts diffusés par le Comité pour la libération
de Bourguiba, constitué en France, circulaient à Tunis. Mohamed
Yalaoui déclara à l'Assemblée nationale : « Le temps est venu
pour permettre au leader Bourguiba de jouir de toute sa liberté
de déplacement». Ahmed Kallala qui était encore député, prit
également position en ce sens. Quand à moi, je fis, le 13 avril
1989, une nouvelle tentative pour que l'on m'accorde une visite
hebdomadaire à Bourguiba, par lettre recommandée au ministre
de l'Intérieur, Chadli Neffati.
Le dimanche 4 juin 1989, Bourguiba se rendit au mausolée
de sa famille, en compagnie du gouverneur de Monastir. Mais ses
sorties étaient rarement autorisées. À ses réclamations auprès du
gouverneur, celui-ci répondait en invoquant des excuses factices.
Même à l'occasion des fêtes, les proches parents qui souhaitaient
le voir étaient filtrés par la police. Réalités note :
Parmi ses proches parents qui ont émis le vœu de lui rendre
visite le jour de l'Aïd, seules sept personnes ont été autorisées à
le voir. Notons que Saïda Sassi a été refoulée. 14

Les 5 et 6 juin 1989, le président François Mitterand effectua


une visite officielle en Tunisie. Le Maghreb rapporte:
Le passage du discours du président Mitterrand dans lequel
il faisait référence au président Bourguiba n 'a pas été publié par
les journaux de la place et n 'a pas été diffusé par la RTT. Il n 'est
pas sûr que ce soit le meilleur moyen de rendre la politesse à
l'hôte illustre de la Tunisie que de censurer ses propos. Est-ce là
la démocratie tunisienne dont on veut s'enorgueillir ? 15

Michel Vauzelle qui l'accompagnait, fut semble-t-il, autorisé à


rencontrer Bourguiba. L'entrevue aurait duré 30 minutes . La liste
16

officielle des journalistes qui accompagnaient le président Mitterrand


comprenait trois Tunisiens parmi lesquels le correspondant du journal
La Croix à Tunis. Le ministère de l'information refusa de donner un
badge à ce dernier sous prétexte que sa carte d'accréditation n'était
pas encore prête. Par ailleurs, Jean Daniel, directeur du Nouvel
Observateur, qui faisait partie de la délégation française, émit en
vain, le vœu d'interviewer Bourguiba.

14. Réalités n° 196 du 19-25 mai 1989, p. 5.


15. Le Maghreb n° 155 du 9 juin 1989, p. 14.
16. U Maghreb n° 156 du 16 juin 1989, p. 18

532
Le 18 juillet 1989, la presse annonçait que Bourguiba
était hospitalisé au CHU Charles Nicolle pour des troubles de
la miction. Je me présentai l'après-midi au service d'Urologie
pour tenter de le rencontrer. Deux policiers m'en interdirent
l'accès, déclarant qu'ils n'avaient pas d'instructions pour me
laisser entrer. Plusieurs membres de sa famille que je rencontrai
devant le service d'Urologie étaient dans le même cas : Souad
sa nièce, accompagnée d'Emna Dakhlaoui, Hédi Saheb Ettabaâ,
ainsi que les deux filles de son frère Mhamed. A défaut de voir le
Président, je rencontrai le professeur Hédi Ben Ayed, anesthésiste
réanimateur. Il me donna des nouvelles fraîches du Président
qu'il avait examiné le matin même. Il me rassura et affirma
que, bien que souffrant d'une dysurie nécessitant une résection
endoscopique de la prostate, son état général était excellent. Une
petite intervention était prévue pour le lendemain. Elle devait
être pratiquée par le professeur Beurton de l'hôpital Ambroise
Paré à Paris. Le professeur Hédi Ben Ayed ajouta que le Président
cherchait à les retenir à ses côtés, par une discussion qu'il ne
cessait d'animer et qu'il avait demandé à plusieurs reprises à
voir ses amis, Mohamed Sayah, Allala Laouiti et Amor Chadli.
Trois mois plus tard, Le Maghreb confirmait ce souhait, que le
Président explicitait ainsi :
Avec Sayah, j'ai à discuter de mes ouvrages, avec Allala, j'ai
même des liens de parenté, Amor Chadli était mon médecin et un
ami.
Dans un article intitulé «La seconde hospitalisation de
Bourguiba», un journaliste spéculait :
Peut être qu 'après le départ de Hédi Baccouche, les personnes
que Bourguiba a souhaité voir (Chadli, Laouiti et Sayah) seraient
autorisées à le faire. 17

En novembre 1989, à l'occasion de la participation de Zine


Ben Ali à la 44 Assemblée générale de l'ONU, Allala Laouiti
ème

fut autorisé à rendre visite à Bourguiba. Le Maghreb écrivait à ce


sujet :
Nous avons relevé que Bourguiba a exprimé le vœu de recevoir
trois personnalités (Allala Laouiti, Mohamed Sayah et Amor
Chadli). Les autorités viennent d'autoriser Laouiti à rendre visite

17. Le Maghreb n° 171 du 6 octobre 1989, p. 5.

533
à Bourguiba. Cela s'estpassé le dimanche 5 novembre 1989. Des
retrouvailles particulièrement émouvantes entre le leader et son
vieux compagnon et confident. Plus d'une heure durant, les deux
hommes ont évoqué des souvenirs de la libération nationale, !8

À l'annonce de la visite de Allala à Bourguiba, j'avais


demandé au gouverneur de Monastir, Abdelaziz Chaabane, ancien
secrétaire général à l'École nationale d'ingénieurs de Gabès, du
temps où j'avais la charge du MEESRS, l'autorisation de me
rendre, à mon tour, auprès de Bourguiba.
À ceux qui cherchaient à connaître la raison du refus opposé
à leur demande de rendre visite à Bourguiba et de la présence
continuelle de policiers et de gardes nationaux dans le jardin
de sa résidence, il était répondu : « C'est pour le protéger de
ses ennemis». Une telle réponse pouvait, peut être, satisfaire
des étrangers mais nullement les Tunisiens qui savaient que
Bourguiba n'avait jamais craint de se mêler à la foule, bien au
contraire. Il effectuait souvent des promenades à pied, à Amilcar
ou à La Marsa, accompagné d'un seul policier qui transportait
une petite chaise pliante, sur laquelle il se reposait, sur le trottoir,
derrière l'ancienne gare de Marsa-Ville. J'ai eu l'occasion de
l'accompagner plusieurs fois, jusqu'en 1987. À l'exception de
quelques têtes brûlées, de fanatiques ou d'éternels insatisfaits,
les Tunisiens dans leur immense majorité estimaient Bourguiba
et gardaient de lui l'image du guide qui avait su mobiliser le
peuple, renforcer sa conscience nationale et diriger la lutte pour
l'indépendance, avant d'édifier un État national moderne. J'ai
peine à imaginer qu'un seul Tunisien ait pu, à cette époque,
représenter une menace pour celui qui avait tant sacrifié, qui avait
rendu de tels services au pays, et qui, de plus vivait en captivité.
Abdelfatah Mourou lui-même, l'un des principaux opposants,
condamné à deux reprises, le traitait de « grand homme, lorsque
dans les années 60, il savait si bien être en relation directe
avec le peuple». Cette estime pour Bourguiba était également
partagée par tous les étrangers qui l'avaient connu. De Gaulle,
contrairement à ce qu'ont laissé entendre certains journalistes,
revenant sur sa rencontre avec Bourguiba, le 27 février 1961, à
Rambouillet, écrivait dans ses Mémoires :

18. Le Maghreb n°176 du 10 novembre 1989, p. 16.

534
J'ai devant moi un lutteur, un politique, un chef d'État dont
l'énergie et l'ambition dépassent la dimension de son pays. 19

Sur le plan international, le retrait de Bourguiba de la vie


publique ne passait pas inaperçu. Le président Georges Bush
aurait demandé au président Ben Ali, lorsqu'il l'avait rencontré
six mois auparavant à la Maison Blanche, de « transmettre ses
amitiés et ses salutations à Mr Bourguiba». Le roi du Maroc
s'était également enquis de son état de santé. Ce n'étaient pas
les seuls chefs d'État à avoir fait des déclarations au sujet de
Bourguiba. Une certaine pression en faveur de Bourguiba était
exercée sur Zine Ben Ali. L'autorisation de visite de Allala Laouti
à Bourguiba lui avait d'ailleurs été accordée, en novembre 1989,
à la veille du départ de Zine Ben Ali aux USA.
Deux semaines avant sa visite officielle aux USA, du
15 au 17 mai 1990, Zine Ben Ali recevait, le 1 mai 1990, le
er

gouverneur de Monastir. Le dimanche 13 mai, Bourguiba devait


se rendre à Tunis pour un examen de contrôle prévu, au service
d'Urologie de l'hôpital Charles Nicolle. Dans la voiture qui
l'amenait à Tunis, avaient pris place, à côté de lui, le gouverneur
de Monastir et le docteur Mahmoud Ben Naceur. Bourguiba
animait la conversation en évoquant des souvenirs. A mi-
chemin, la discussion ayant porté sur La Marsa et sur Carthage,
le gouverneur demanda à Bourguiba s'il souhaitait se rendre
au palais de Carthage et rencontrer le président Ben Ali. A ces
mots, Bourguiba interrompit la discussion, releva la tête et resta
silencieux pendant une quinzaine de minutes au bout desquelles
il fit part au gouverneur de son consentement. Cet épisode m'a
été raconté par Mahmoud Ben Naceur. Il infirme les suppositions
avancées par les journaux, selon lesquelles Bourguiba aurait lui-
même, sollicité cette entrevue avec Ben Ali ou qu'il en avait été
informé avant de prendre la route pour Tunis.
Au cours de cette visite à Carthage,le 13 mai 1990,Bourguiba,
qui rencontrait Ben Ali pour la première fois depuis sa destitution,
demanda à son successeur s'il était assigné à résidence.
- Non, Monsieur le président, vous êtes libre de tous vos
déplacements. Vous pouvez recevoir qui vous voulez. Seulement,
je suis responsable de votre sécurité.

19. De Gaulle Cb, Mémoires d'espoir, Pion 1980, p. 108.

535
- Alors, nous sommes bien d'accord, je peux me déplacer
comme je veux et recevoir qui je veux ?» insista Bourguiba.
- Oui, répond Ben Ali. 20

Cette scène a été diffusée par la télévision tunisienne. Je l'ai


vue de mes propres yeux et entendue. Elle a peut être convaincu
certaines personnes non initiées. Pour ma part, j'en fus offusqué,
connaissant l'isolement de Bourguiba et sachant que mes
demandes de rendre visite avaient, jusque là, été systématiquement
rejetées.
Le soir même, Bourguiba de retour à Monastir exprima le
vœu de recevoir un certain nombre de ses anciens compagnons
dont Amor Chadli, Hassen Ben Abdelaziz et Mohamed Sayah . 21

Sayah, averti par Bourguiba Jr, se rendit le lendemain à la


résidence de Bourguiba. Mais il ne fut pas autorisé à entrer. Les
visites ne devaient commencer que le 19 mai, soit deux jours
après le retour de Ben Ali des USA. Ce jour là, Bourguiba reçut
Allala Laouiti, Abdallah Bchir et Mohsen Baouab. Le lendemain,
il accueillit Mohamed Sayah.
Le samedi 26 mai 1990, c'était enfin mon tour.
Le Maghreb notait :
Bourguiba a reçu samedi 26 mai son « médecin de toujours »
et son ancien Directeur de Cabinet, M. Amor Chadli. « J'ai trouvé
Bourguiba, a déclaré M. Chadli à ses amis, en bonne santé ».
Bourguiba attend maintenant de recevoir M. Béchir Zarg
Layoun. La fréquence des visites des anciens compagnons de
Bourguiba (Sayah, Chadli, Laouiti) ne pourra pas être rapide
« pour lui éviter des fatigues supplémentaires » précise le
Gouverneur de Monastir. 22

Ainsi, le 26 mai 1990, je pénétrai pour la première fois


dans la résidence assignée à Bourguiba, à Monastir. J'étais
accompagné par le gouverneur de la région, Abdelaziz Chaabane.
J'étais très ému de revoir le Président après plus de deux années.
Il était en excellente santé, le regard toujours vif et scrutateur,
la tenue altière bien qu'amaigri, tout au moins du visage. Rien
n'avait changé dans ses habitudes. À mes questions, il répondit

20. Jeune Afrique n° 1534 du 28 mai 1990, p. 13.


21. Le Maghreb n° 202 du 18 mai 1990, p. 7.
22. Le Maghreb n° 204 du 1 juin 1990, p. 12.
er

536
qu'il effectuait régulièrement sa marche, une demi-heure le
matin et une demi-heure l'après-midi et qu'il avait réduit les
prises de médicaments contre les insomnies. La discussion porta
essentiellement sur la lutte nationale mais il déclama également
certains poèmes arabes et français qu'il affectionnait, ainsi que
des versets du Coran qu'il récitait sans aucune hésitation. Il me
demanda si j'étais toujours en fonction. Je répondis que j'étais à
la retraite. Il s'inquiéta de savoir si ma pension me suffisait car,
ajouta-t-il « Je veux être tranquille pour les miens ». On m'avait
rapporté qu'il avait manifesté plus d'une fois sa désapprobation
au sujet de mon éviction de l'Institut Pasteur en février 1988.
Il devait se sentir quelque peu responsable de cette éviction
survenue le surlendemain de notre entretien du 15 février 1988 et
qui, de plus, fut suivie par la suspension de mes visites auprès de
lui. Mahdi, son petit-fils, nous rejoignit au déjeuner et agrémenta
la discussion par des anecdotes, évitant lui aussi de soulever des
sujets politiques. Le Président mangeait avec appétit. J'essayai,
de mon côté, de poursuivre la discussion pendant qu'il avalait son
repas avec avidité. Mais il ne cessait de me rappeler à l'ordre en
me faisant remarquer que mon assiette était toujours pleine. Je le
quittai vers 14 heures, lorsqu'il prit congé pour sa sieste.
Quatre visites me furent consenties au courant de l'année
1990. Je formulais mes demandes de visite au gouverneur
plusieurs jours à l'avance et j'attendais la réponse. L'autorisation
était généralement accordée à l'occasion des fêtes. Le 3 juillet
1990, je le retrouvai en compagnie de Mahdi et de Ahmed Kallala.
Le 7 août 1990, nous étions trois à sa table, son fils Bourguiba Jr,
le gouverneur et moi-même.
Lors de ma visite du 30 septembre 1990, j'arrivai à 11 heures
30, une demi-heure avant le repas. En entrant au salon, je remarquai
sur le large meuble, cinq exemplaires d'une photographie du
Président, dans des cadres de bois précieux entouré d'une large
bordure d'argent ciselé. Cette photographie prise en 1936, bien
connue des Tunisiens, représentait le Président, superbe avec sa
barbe noire et son regard illuminé, à son retour de Borj Le Bœuf.
A la partie inférieure de chaque photographie étaient ajoutées
quatre à cinq lignes manuscrites en arabe, sous lesquelles étaient
apposées la signature du Président et la date. En m'approchant
pour lire, je vis que l'une des photographies m'était dédicacée.

537
Je sentis l'émotion me submerger et je regardai le Président en
silence. C'est alors qu'il prit le cadre, en sortit la photo et lut la
dédicace à haute voix :
Je dédie cette photo à mon cher médecin, le professeur Amor
Chadli dont la loyauté n 'a jamais fait défaut...
Il lut lentement, d'une voix forte et grave. Il s'arrêtait,
me scrutait pour sonder mes réactions et reprenait d'une voix
chaleureuse. En terminant la lecture, y compris celle de son nom
et de la date, il remit la photo dans son cadre, la posa sur le buffet
et me dit : « Voilà, c'est pour toi ».
Je l'embrassai sur les deux joues et sur le front et, la voix
tremblante d'émotion, lui confirmai mon indéfectible attachement.
Les quatre autres photographies étaient destinées respectivement
à Bahi Ladgham, Allala Laouiti, Mohamed Sayah et Béchir Zarg
El Ayoun. En quittant la résidence, après le déjeuner, vers 14
heures, je pris mon précieux cadeau et me dirigeai vers ma voiture
dans le jardin de la résidence, attenant au poste de sécurité. Sous
le regard insistant de l'officier de service qui se trouvait dans le
jardin, debout devant le poste de sécurité et qui fixait l'objet que
je portais, je crus plus prudent, pour éviter tout risque de me voir
à nouveau interdire les autorisations de visites, de l'informer de
sa provenance. Il me pria de lui remettre l'objet car il était obligé,
dit-il, d'en référer à ses supérieurs qui me le restitueraient par la
suite. Déçu et frustré, me reprochant avec amertume mon trop
grand respect des règlements, je quittai la résidence, dépouillé de
ce souvenir inestimable du Président. Je ne perdais cependant pas
l'espoir de le récupérer. Je m'enquis de son sort quelques jours
plus tard. On me répondit que l'officier de service avait changé de
poste. Le gouverneur se limita à m'avancer de vagues promesses.
Je ne devais plus jamais revoir mon cadeau. Mais, à défaut, je
garderai toujours gravée dans ma mémoire, cette scène chaleureuse
au cours de laquelle le Président m'avait manifesté son amitié,
lui d'ordinaire si discret sur ses sentiments. Personne ne pourra
jamais m'enlever ce sentiment d'intense joie intérieure.
J'appris par la suite que les photos destinées à Allala Laouiti
et à Mohamed Sayah leur avaient été remises par Bourguiba Jr.
Ce mois de septembre, Bourguiba reçut également Hédi
Mabrouk, puis Bahi Ladgham. La visite de Si-El Bahi est relatée
dans Le Maghreb, avec sa déclaration :

538
La mémoire de Bourguiba concernant l'histoire reste
phénoménale. Il m'a rappelé des détails se rapportant à ma propre
scolarité que j'ai moi-même oubliés. Il n'a pas changé depuis
notre dernière rencontre en 1986. J'ai même l'impression que ses
défauts d'élocution ont dispam. 23

Un heureux hasard me fit rencontrer, le 31 octobre 1990,


Bahi Ladgham au kiosque Esso de La Marsa. Il m'entretint de sa
visite au Président.
Pour me rendre à Monastir j'ai, selon mon habitude pour les
longs déplacements, demandé au premier ministère une voiture
avec chauffeur. Ma demande, cette fois-ci n'a eu aucune suite.
Je m'y suis donc rendu par mes propres moyens. J'ai trouvé le
Président en excellente forme. Notre discussion a été très animée
et le Président a voulu la poursuivre après le déjeuner. Le personnel
qui l'entourait me fit alors comprendre qu'il fallait plutôt me
retirer pour lui éviter la fatigue. Faisant part à ce personnel de
ma satisfaction de voir le Président en aussi bonne forme, celui-
ci m'informa qu 'il ne fallait pas juger sur cette période et que
le Président entrait paifois dans des phases de confusion et
d'absences.
Je démentis énergiquement ces propos, en affirmant que
personnellement, à l'exception de l'épisode de mars 1979,
survenu sous l'effet de certains antidépresseurs, je n'avais jamais
constaté, personnellement, de telles phases, ni avant 1987, ni
après, et que le personnel de la présidence ne s 'était jamais permis
d'avancer de telles billevesées devant moi. Peut être leur avait-on
recommandé de tenir un tel langage ?
Quand à la photo que le Président lui avait dédiée, il me
déclara qu'il l'avait emportée, cachée sous sa veste, bien décidé
à ne pas la montrer, ni à la remettre à l'officier de service, même
par la force, même si cela avait dû se terminer par un incident.
Que j'avais donc été naïf ce jour-là !
Bahi Ladgham me raconta également qu'il avait été invité
par le roi du Maroc Hassan II. Ce dernier considérait que la
destitution de Bourguiba était tout à fait illégale, qu'il s'agissait
d'un véritable coup d'État, car le Procureur de la République
n'avait nullement le droit de convoquer des médecins pour

23. Le Maghreb n° 217 du 21 septembre 1990, p. 12.

539
juger de l'aptitude du Président, sans l'examiner. Hassan II avait
ajouté qu'il ne pouvait oublier l'estime et l'amitié que son père,
Mohamed V, avait pour Bourguiba et le réconfort que lui-même
avait trouvé auprès de lui lors de son décès, affirmant que si le
destin lui en donnait l'occasion, il participerait aux funérailles de
Bourguiba et porterait en personne son cercueil.
Au cours de mes visites, Bourguiba souleva à maintes reprises,
le problème de son divorce avec Wassila revenue en Tunisie le 18
juillet 1988. Il me fit part de son souhait de renouer avec elle, puisque
que les raisons qui avaient motivé leur séparation étaient dépassées. Il
était disposé à tourner la page et à demander l'annulation du divorce.
Il me chargea, comme il l'avait d'ailleurs fait avec d'autres personnes
avant moi, de faire part de cette proposition à son ancienne épouse.
Je ne manquai pas de donner suite à sa demande, mais sans trop y
croire, persuadé que Wassila n'était pas disposée à aller s'enfermer
à Monastir avec un homme en résidence surveillée et à abandonner,
pour lui, son confort à la Marsa, et son entourage Lors de mon
entrevue avec elle, Wassila me donna l'impression d'avoir gardé
de l'estime pour lui et une non moins grande nostalgie pour sa vie
antérieure, mais sans amour. Comme je m'y attendais, elle refusa,
argumentant qu'on ne peut revenir sur ce qui a été fait.
Les quelques autorisations de visites annonçaient-elles
réellement une plus grande liberté accordée à Bourguiba dans ses
déplacements et dans ses contacts avec ses amis et ses proches,
comme le lui avait affirmé Zine Ben Ali le 13 mai 1990 au palais
de Carthage ou s'agissait-il de propos de circonstance à la veille
de la visite officielle de Zine Ben Ali aux États-Unis ?
Dans le quotidien Le Monde, Brahim Hayder, coordinateur
du MUP, parti toléré mais non légalisé déclarait :
Jamais nous n'avons été surveillés comme maintenant, ce
que je vous dis en ce moment est probablement enregistré. Depuis
l'arrivée de Ben Ali, le discours politique est excellent mais le
quotidien vécu est différent. On dit blanc mais on fait noir. C'est
comme avant, sauf que Bourguiba n'est plus là. Lui, au moins,
avait la légitimité et le charisme. 24

Le même quotidien, dans un article intitulé «Le reclus de


Monastir », écrit :

24. Le Monde du 7 juin 1990.

540
« L'ancien président est très fatigué. Il ne sort plus depuis dix
jours, pas même sur la véranda » nous assurait mardi monsieur
Hédi Grioui, secrétaire d'Etat à l'information, pour conclure:
«Il ne souhaite pas, en ce moment, recevoir de visiteurs».
Renseignements pris auprès du fils de l'illustre « malade », Habib
Bourguiba Jr, qui a passé la journée du lendemain en sa compagnie
à Monastir où il réside depuis fin octobre 1988, l'ancien chef de
l'Etat se porte comme un charme. « Mon père va très bien. Depuis
trois semaines il n 'a jamais été alité un seul jour et se promène
quotidiennement sur la véranda. Mieux encore, mis au courant de
votre souhait de lui rendre visite, il ne cesse de demander quand
cette rencontre aura lieu ». 25

J'ai signalé plus haut que Jean Daniel, directeur du Nouvel


Observateur, qui faisait partie de la délégation française
accompagnant le président Mitterrand à Tunis, les 5 et 6 juin
1989, avait émis le vœu d'interviewer Bourguiba. Jean Daniel
avait une grande admiration pour Bourguiba et avait, plus d'une
fois, été invité au palais avant juillet 1961. À Arosa, en Suisse,
il avait accompagné le Président durant tout son séjour, avec
sa jeune collègue, Danielle Eyquem. C'est là que j'avais eu
l'occasion de faire leur connaissance. Danielle Eyquem, née en
Tunisie, était la fille du docteur Eyquem qui possédait une belle
propriété à Hammamet. En été 1987, Jean Daniel avait adressé
au Président une lettre dans laquelle il sollicitait l'autorisation de
l'inhumation de Danielle Eyquem, conformément à ses dernières
volontés, dans la propriété de son père. J'avais lu sa lettre au
Président qui, sans la moindre hésitation, avait donné son accord.
Le 5 octobre 1991, Jean Daniel était l'hôte personnel du président
Zine Ben Ali. Il avait émis le désir que le programme de sa visite
comportât une rencontre avec Bourguiba. Il fut ainsi le premier
journaliste à lui rendre visite. Dans le chapitre intitulé « Visite à
Bourguiba » paru dans son ouvrage La blessure , il signale que
26

les réponses de Bourguiba, tant sur la guerre du Golfe que sur


son désaccord avec Wassila, n'avaient rien de sénile. A la fin de
l'entrevue, Jean Daniel demanda au Président s'il ne manquait
de rien.

25. Le Monde du 9 novembre 1990, sous la plume de Jacques de Barrin.


26. Jean Daniel, La blessure, Grasset 1992, p. 271-9.

541
«Il fronce un peu le sourcil, Unit par dire que non, qu 'il ne
manque de rien et qu 'il voudrait bien voir sa nièce parce qu 'il
a appris qu'elle était revenue et qu'on l'avait aperçue dans les
parages. Il me montre les volumes de la Révolution française et
parle de Charlotte Corday.»
A la question de Jean Daniel qui insiste pour savoir pourquoi
il parle spécialement de Charlotte Corday, Bourguiba se contente
de l'inviter à relire tous les détails de l'assassinat de Marat. Cette
allusion à Charlotte Corday qui a assassiné Marat, à propos de sa
nièce, était lourde de signification.
Changeant ensuite de sujet, il dit à propos d'une lettre
qu'il aurait écrite à Jean Daniel et qui ne lui était pas parvenue,
probablement à cause d'une erreur d'adresse, que les noms des
rues de Paris l'avaient toujours enchanté.
Ainsi je me souviens de la rue de l'Estrapade. Pourquoi l'es-
tra-pa-de ? Savez-vous d'où vient ce mot ? J'ai toujours aimé aller
rue de l'estrapade pour voir écrit le nom de la me. Ah ! L'estrapade !
Vous allez parfois dans cette me ? Allez-y en pensant à moi.
«Estrapade» voulant dire supplice, c'était la réponse à la
question posée par Jean Daniel, à savoir s'il ne manquait de
rien, donnée de façon telle que le gouverneur ne pouvait rien y
comprendre.
Jean Daniel interprète ainsi le subtil mécanisme des réactions
du Président : « Dès que le présent l'agresse, il se réfugie dans la
gloire du passé ». A propos des islamistes, Bourguiba lui affirme
qu'il faut avoir de la force de caractère pour refuser la grâce à un
condamné à mort.
Quand les avocats sont venus me présenter le dossier des
intégristes condamnés à mort, je leur ai demandé : « Se sont-
ils repentis ? » Ils m'ont répondu « Non ». J'ai posé la question
« Ont-ils demandé le recours en grâce ? » Ils m'ont dit « Non ».
Je me suis dit, ce sont des fanatiques et ils ont du caractère. J'en
aurai donc autant.
La visite de Jean Daniel ne manqua pas d'encourager d'autres
journalistes à revenir à la charge. C'est ainsi qu'un mois plus
tard, le 4 novembre 1991, Bourguiba recevait pour la première
fois deux journalistes du Monde, Jacques de Barrin et Michel
Deuré. Ils le décrivent ainsi : 27

27. Le Monde du 8 novembre 1991, p. 4.


542
« Le Combattant suprême » évoque les grands événements de
l'heure qu 'il suit attentivement, mais avec un certain détachement,
à travers la télévision, la radio, mais surtout les journaux, ...et
ceux qu 'il a vécus pendant trois décennies au pouvoir ... Pendant
cette conversation à bâtons rompus de près d'une heure et demie,
l'ancien président, l'œil toujours vif, ne s'étend pas outre mesure
sur les problèmes de l'heure.
La lecture de l'article montre le degré de perspicacité et la
pertinence des analyses politiques de Bourguiba, quatre ans après
sa destitution, tant sur la guerre du Golfe et le comportement de
Saddam Hussein que sur le problème israélo-palestinien.
Le 3 août 1994, date anniversaire du président Bourguiba,
je reçus l'accord du gouverneur pour lui rendre visite. Quelques
minutes après mon arrivée au siège du gouvemorat, alors que
j'attendais le gouverneur qui devait m'accompagner auprès du
Président, je vis entrer Bahi Ladgham qui avait lui aussi, sollicité
une visite pour la même journée. Nous déjeunâmes, Bahi Ladgham,
le gouverneur et moi-même avec le Président. Les membres de
sa famille avaient été conviés pour l'après midi. Le Président
était très heureux de nous recevoir. La discussion porta sur le
mouvement national et certains souvenirs de la période héroïque.
Bahi Ladgham évoqua les péripéties de son emprisonnement à
Lambèse en Algérie. Il rapporta notamment un événement qui
nous remplit d'émotion. Le Président en avait les larmes aux
yeux. Parmi les prisonniers politiques tunisiens, à Lambèse, il y
avait un militant agonisant, immobile, drapé dans une couverture.
L'officier français de service qui faisait sa tournée, ayant fait un
geste du pied pour lui découvrir le visage afin de vérifier s'il était
vivant, le moribond ouvrit les yeux, regarda fixement l'officier et
lui jeta à la figure : « Vive la Tunisie, vive Bourguiba ». Il rendit
l'âme quelques minutes plus tard.
À partir de 1996, je remarquai que les rapports du Président
avec le gouverneur Abdelaziz Chaabane étaient devenus plus
tendus. Ce dernier, craignant probablement d ' être débordé face aux
manifestations de sympathie de la population envers Bourguiba
dès que celui-ci quittait sa résidence, avait limité ses sorties qui
consistaient en des visites au mausolée familial et à sa maison
paternelle transformée en musée. Le ressentiment du Président
avait aussi une autre raison. Lors de l'une de nos visites nous

543
devions, Ahmed Kallala et moi-même, sur recommandation du
gouverneur, quitter la résidence vers 19 heures. Mais le Président,
ce soir-là, insista beaucoup pour nous retenir à dîner. Alors que
nous restions muets à regarder le gouverneur, ce dernier promit
au Président qu'il allait nous retrouver à sa table à 20 heures. Dés
que le Président se fut retiré dans sa chambre, le gouverneur nous
pria de quitter la résidence précisant qu'il ne comptait pas changer
son programme. Nous repartîmes, outrés par ce manque d'égards.
Le Président ne pouvait tolérer pareil manquement à la parole. Le
manque d'aménité qu'il manifestait envers le gouverneur était
motivé essentiellement par le comportement de celui-ci.
Le 1 février 1996, le président fut heureux de ma visite et
er

me répéta, à plusieurs reprises : «Pour une surprise, c'est une


surprise ! ». Je n'ai jamais su pourquoi le Président ne s'attendait
pas à ma visite ce jour-là. Il est probable qu'il n'en avait pas
été avisé. Dans la discussion, il me raconta, narquoisement, en
présence du gouverneur (originaire de Gabès), que les Gabésiens
mangeaient la viande de chien et il me décrivit la façon dont ils
la préparaient. J'étais gêné et je restais muet. Quelques jours plus
tard le gouverneur était muté.
Avec le nouveau gouverneur, Mohamed Nasr, les relations
furent plus faciles, les visites devinrent plus fréquentes. Bourguiba
s.

était plus détendu. A chaque visite que je lui rendais, sa vivacité


t t

d'esprit, sa mémoire et sa profonde culture me réservaient des


surprises. Je constatais que sa vigueur intellectuelle n'avait subi
aucun fléchissement. Le gouverneur me raconta qu'un jour, il avait
amené une pédicure car le Président souffrait d'une irritation causée
par un ongle déformé. La jeune femme lui demanda de lui présenter
son pied. Il refusa en plaisantant, considérant qu'il n'était pas un
rustre. Il finit néanmoins par s'exécuter. Lorsqu'elle termina ses
soins, il déclama à son intention ces vers en arabe :
Inonde-nous de ta lumière, à la place de la lune, lorsqu'elle
s'éclipse.
Occupe la place du soleil lorsque le jour tarde à se lever.
Car il y a en toi la clarté du soleil.
Mais le soleil, lui, n 'a ni sourire, ni charme.
N'était-ce pas là le plus beau compliment qui puisse être
prodigué à une jeune femme ?
Le gouverneur Mohamed Nasr fut remplacé au bout d'un an
environ par Habib Braham, homme de culture, qui était aux petits
soins avec Bourguiba. La qualité des repas s'améliora. Les jours
544
de l'Aïd devinrent de véritables fêtes de famille. Le 3 août, nous
eûmes désormais droit à un grand gâteau d'anniversaire. Toute la
famille du Président était là : son fils, sa belle-fille, leurs enfants
et petits enfants, sa nièce Zohra Chkir avec ses enfants et ses
petits enfants, Faouzia fille de sa nièce Chadlia Bouzgarrou et ses
enfants, les filles de son frère Mhamed avec Hédi Saheb Ettabaa,
mari de l'une d'elle et leurs enfants,... Seuls manquaient les
enfants de son frère Ahmed ainsi que Saïda Sassi et ses enfants.
Par contre Hager, sa fille adoptive, venait souvent se joindre à
ces fêtes. Elle ne manquait pas d'affection pour le Président qui
lui manifestait les mêmes sentiments. Les deux seules personnes
étrangères à la famille étaient Ahmed Kallala et moi-même.
Le 13 février 1997, le Président reçut à déjeuner, en plus du
groupe habituel, sa nièce Chadlia Bouzgarrou, accompagnée de
sa fille Latifa. Ce jour-là, il avait réclamé son repas plus tôt qu'à
l'ordinaire et à maintes reprises, ce qui avait contraint son maître
d'hôtel à servir le repas à 11 heures 30 au lieu de midi. A chaque
visite, le nombre des membres de la famille augmentait. Le 3 avril
1997, on comptait plus de soixante personnes à déjeuner. Mais
jamais, depuis que le Président avait déménagé à Monastir, je n'ai
rencontré Saïda Sassi ou l'un de ses enfants parmi les invités.
L'usure des ans, à laquelle nul ne peut échapper, commençait
maintenant à prendre le dessus. Déjà, au cours de l'année 1997, je
constatai que le visage du Président s'était émacié et que son teint
virait vers la pâleur. Sa mémoire le trahissait parfois, non pas celle
des événements historiques mais celle de la littérature et des poèmes
arabes et français qu'il récitait auparavant dans leur totalité avec une
intonation et des inflexions de voix tellement expressives qu'il faisait
vibrer son assistance. Il lui arrivait de perdre le fil de ses idées et il
manifestait sa satisfaction lorsqu'on lui avançait les mots manquants.
Il répétait souvent les mêmes histoires. Sa marche devenait hésitante
et ses jambes flageolantes. Il fallait deux personnes pour le soutenir.
Le 3 août 1998, ma visite avait été fixée à 17 heures. Je restai
en tête-à-tête avec Bourguiba jusqu'à 18 heures 30. Il avait à
côté de lui, au salon, la collection des poèmes de Moutennebi et
d'Imrou El Kaies, ainsi que le journal Le Monde. Il prit le journal
et me lut les principaux titres. Sa prononciation était devenue
défectueuse, apparemment consécutive à son dentier mal ajusté.
Il récita le poème d'Abou Firas que chante Om Kalthoum « Araka
Assiya Eddamii ».
545
Le 19 janvier 1999,jour de l'AïdEsseghir,j'arrivai à 11 heures.
Lorsque je le saluai, il me dit « Tu as la ma in très froide ». Je lui
répondis que j'étais venu de Tunis en voiture et qu'effectivement,
il faisait très froid ce jour-là. Il n'avait cessé de pleuvoir tout au
long de la route, à l'aller Tunis-Monastir, comme au retour.
Le 3 août 1999, le gouverneur lui apporta un volumineux
bouquet comptant - dit-on - 96 roses blanches et rouges, au
nombre des années d'âge de Bourguiba, avec une carte de vœux
du président Ben Ali. Après avoir fait déposer le bouquet de roses
devant Bourguiba, le gouverneur prit la carte et la lut devant toute
l'assistance, y compris la signature « Votre fils Zine El Abidine
Ben Ali ». Bourguiba ne broncha pas pendant la lecture. Puis se
retournant vers son fils assis à ses côtés, il lui tapota la poitrine
avec son index en répétant à deux reprises « Voici mon fils ». Le
coup d'œil que me lança Ahmed Kallala signifiait qu'il avait bien
compris le sens de ce geste.
Et le temps passait, consacré à la lecture et surtout à une
méditation sur son destin et sur la Tunisie, dans cette villa de
Monastir hermétiquement clôturée, de laquelle il ne pouvait
contempler que le jardin verdoyant qui l'entourait et le ciel
bleu et pur qui reflétait son âme. Coupé de ce monde ingrat et
tourmenté, il poursuivait cette existence solitaire entrecoupée par
ces visites qui lui donnaient un peu de chaleur au cœur et lui
faisaient entrevoir sa gloire passée.

Monastir, 3 août 1999.


Dans le groupe, on reconnaît à la gauche du Président Bourguiba, son fils Habib Bourguiba
Jr et à sa droite, le gouverneur de Monastir Habib Brahem, visage partiellement caché.
Au deuxième rang de droite à gauche : Kaies Laouti fils de Allala époux de Maryem, fille
de Bourguiba Jr, Khaled Kallala et Amor Chadli.

546
CHAPITRE 11

LE COMPORTEMENT
DU NOUVEAU POUVOIR
En perdant ses vertus qui avaient fait sa
puissance, l'Empire romain se perdit lui-
même car rien ne peut résister à l'égoïsme
individualiste.

Dans sa déclaration au peuple tunisien, le jour de sa prise du


pouvoir suprême, Zine Ben Ali affirmait :
La population tunisienne a atteint un tel niveau de
responsabilité et de maturité que tous ses éléments, toutes
ses composantes, sont à même d'apporter leur contribution
constructive à la gestion des affaires.
Mis à part de rares initiés, l'on ne pouvait qu'applaudir à
pareille déclaration. Ce n'est que plus tard que l'on put mesurer
l'ampleur du fossé séparant les déclarations des actions et que
l'on comprit que toutes les promesses ne visaient qu'à permettre
au nouveau président de dominer la scène politique, d'anéantir
l'opposition et de faire oublier Bourguiba.
Le 12 septembre 1988, Zine Ben Ali devait effectuer, en
France, sa première visite officielle. L'avant-veille de son départ,
à la question de savoir s'il avait l'intention de reconnaître le
courant islamiste en tant que parti d'opposition, il répondait :
Pourquoi pas, si ceux qui s'en réclament se conforment
strictement aux dispositions de la loi sur les partis et s'ils adhèrent
aux normes et aux règles qui seront explicitées dans le pacte
national dont la proclamation est prévue pour le 7 novembre
prochain. Mais votre question mériterait d'être adressée aux
adeptes de ce courant: ont-ils l'intention de se constituer en
parti politique ? Ont-ils l'intention de renoncer à s'arroger le
droit d'édicter la règle religieuse et celui d'excommunication ?
Sont-ils disposés à adopter les normes et valeurs de la démocratie
pluraliste ? » '

1. Le Monde du samedi 10 septembre 1988.

549
Or, Zine Ben Ali était le mieux placé pour savoir que le MTI
cherchait à obtenir le droit d'exister sur le plan politique, et ne visait
pas à édicter des règles religieuses et à excommunier des musulmans.
Il n'ignorait pas que les islamistes tunisiens n'avaient rien de
commun avec les chiites iraniens et feignait d'oublier la déclaration
que Rached Ghannouchi lui avait adressée le jour même de son
installation à la tête de l'État « Ma confiance en Dieu et en Ben Ali
est grande », ainsi que celle de Abdelfatah Mourou « Nous sommes
prêts à discuter et tendons la main à Ben Ali et à Baccouche ».
Les élections législatives et présidentielles ayant été fixées
à la même date, le 2 avril 1989, le nouveau pouvoir institua, à
l'instar de l'Algérie et de l'Égypte, une Charte ou Pacte national
qui prévoyait la participation à la vie de la nation, de l'ensemble
des partis d'opposition, y compris les islamistes que Ben Ali
avait pourtant soumis en 1986 et 1987 à une répression aveugle.
Pour inspirer confiance et mieux tenir ces partis en haleine, il
libéra ceux de leurs membres qui purgeaient une peine de prison
et invita ceux qui se trouvaient à l'étranger à rentrer au pays,
en leur promettant la participation à la vie politique, renforçant
ainsi l'idée que la persécution dont ils avaient été victimes était
l'œuvre de Bourguiba. Il prit cependant soin de ne pas leur
restituer leurs droits civiques et politiques. Par ailleurs, au lieu
d'accorder à cette « population tunisienne qui a atteint un tel
degré de responsabilité et de maturité », des élections législatives
selon un mode proportionnel qui aurait assuré à chaque parti une
représentation à l'Assemblée, proportionnelle au suffrage en sa
faveur, le nouveau pouvoir avança l'idée d'un consensus, c'est-
-

à-dire d'un accord entre les partis politiques, selon lequel ces
derniers devaient admettre la candidature unique de Zine Ben Ali
à la présidence de la république, en contre partie de l'attribution,
à chaque parti, d'un quota de députés dans la future assemblée
nationale. Pour éviter tout risque de revirement, les conditions à
l'élection présidentielle étaient telles qu'aucun autre candidat ne
pouvait les remplir. Les élections législatives étaient, elles aussi,
régies par un code très restrictif: tout d'abord le parrainage,
c'est-à-dire l'obligation pour chaque candidat, d'obtenir 75 -

signatures d'électeurs de sa circonscription. Ces signatures


devaient être légalisées par l'administration, chaque électeur ne
pouvant parrainer qu'un seul candidat. Ensuite, l'adoption d'une

550
liste commune pour l'ensemble des partis et le choix d'un scrutin
majoritaire qui permettait au parti au pouvoir de monopoliser tous
les sièges de l'assemblée, et de ce fait, de domestiquer toute forme
d'opposition. Les partis d'opposition qui étaient squelettiques
et qui voyaient dans ce système une reconnaissance de leur
existence et la représentation promise dans la future assemblée
nationale, s'étaient déclarés favorables à la liste commune. Il en
était de même du MTI qui se souciait d'être reconnu comme parti
politique. Mais le MDS, beaucoup plus représentatif, craignant
de se voir phagocyté par le RCD et de perdre la possibilité de
toute alternance, refusa de s'aligner au même rang que les autres
partis et de se contenter du quota qu'on voulait bien lui accorder.
Il reprochait au principe de la liste commune de signifier que le
peuple n'était pas encore mûr, ce qui était en contradiction avec
les termes de la déclaration du 7 novembre. Le refus du MDS
de s'engager dans la compétition ne manqua pas d'entraîner la
discorde dans ses rangs et conduisit l'un de ses fondateurs, Dali
Jazi, à rejoindre le RCD. De son côté, au lieu de maintenir sa
proposition d'une liste commune, en laissant le MDS se retirer
de la compétition, le RCD changea d'attitude et refusa d'ajouter
à ses listes les membres des autres partis de droite comme de
gauche. Cette décision s'explique, à mon avis, par le fait que
le pouvoir ne semblait pas craindre outre mesure les islamistes
puisqu'il était parvenu à s'assurer leur confiance, sans même
reconnaître les droits civiques et politiques de leurs dirigeants
condamnés avant le 7 novembre. Voulant cependant tester leur
impact dans le pays, le nouveau président multiplia les contacts
et les manifestations de sympathie envers eux. Leur secrétaire
général, Abdelfatah Mourou fut reçu par le secrétaire général
du RCD, Abderrahim Zouari ainsi que par le ministre Hamouda
Ben Slama (autre transfuge du MDS au RCD). Ces entrevues,
déclarait Mourou, « ont servi à clarifier les positions et à mieux
nous comprendre mutuellement». Rached Ghannouchi devait
déclarer plus tard qu'il avait été reçu par Zine Ben Ali qui lui
aurait donné des assurances concernant la reconnaissance de son
parti. Abdelfattah Mourou, considérant que cette reconnaissance
ne pouvait se faire sans contrepartie déclarait :
Il faudrait participer à ces élections pour barrer la route aux
conservateurs et aux forces antidémocratiques car l'administration
n 'est pas neutre, les représentants de l'autorité au niveau des régions
551
ne sont pas toujours des adeptes de la démocratie. Ces gens-là
s'opposent au Chef de l'État et à l'esprit du 7 novembre ...
Nous considérons que les élections du 2 avril 1989 vont
opposer les démocrates et les hommes du changement aux
conservateurs et aux antidémocrates. 2

Une position aussi naïve des dirigeants islamistes ne pouvait


s'expliquer que par des pourparlers en privé avec le sommet
du pouvoir, assortis d'assurances leur faisant croire que c'était
l'administration antidémocratique qui mettait des freins dans
l'application de la déclaration du 7 novembre. Ce qui a fait dire
à Hamadi Jebali que les islamistes étaient plus benalistes que le
RCD.
Les médias tunisiens abondaient en ce sens et parlaient de
l'existence, au sein du RCD, d'une opposition hostile aux mesures
libérales que Zine Ben Ali cherchait à appliquer. On avança alors
l'idée de la création d'un nouveau parti dit «présidentiel» qui
remplacerait le RCD, présenté comme responsable de la non-
application des décisions annoncées le 7 novembre 1987. Le MTI
n'étant pas reconnu en tant que parti politique et ses dirigeants
n'ayant pas récupéré leurs droits civiques et politiques, les
islamistes ne pouvaient être candidats aux élections législatives.
Le pouvoir les autorisa quand même à se présenter sur des listes
« indépendantes ».
Le 2 avril 1989, Zine Ben Ali était élu à la magistrature
suprême avec 99,27% des voix. La nouvelle assemblée
restait monocolore avec 141 députés, tous RCD. La liste des
« indépendants » avait obtenu plus de 14% des voix allant jusqu'à
près de 30% dans certaines grandes villes, dont Tunis et Gabès
et ce, malgré l'absence de « liste indépendante » dans quatre
circonscriptions sur les 25 que comptait le pays. Les cinq partis
d'opposition réunis obtenaient 5,3% des voix dont 4% pour le
MDS. Mais Ahmed Mestiri, secrétaire général du MDS cria aux
irrégularités, aux intimidations, au fait que le secret du scrutin
n'avait pas été pas imposé. Il dénonça des pratiques musclées,
surtout dans les petites localités à l'intérieur du pays, ainsi que
l'absence d'accès aux médias des partis d'opposition alors que
le RCD en usait à sa guise.

2. Réalités n° 186 du 10 au 16 mars 1989, pp. 4-5.

552
Le 2 avril 1989, Zine Ben Ali, doté cette fois de la légitimité
populaire à laquelle venait s'ajouter la légitimité historique que
lui avait reconnue Bourguiba en votant pour lui comme candidat
unique, proclamait une amnistie générale. Mais ce projet
d'amnistie s'avéra en deçà de ce qui avait été annoncé, du fait
qu'il s'apparentait beaucoup plus à une grâce présidentielle qu'à
un droit découlant de l'esprit et de la lettre de la déclaration du 7
novembre. Ce projet excluait en effet du bénéfice de l'amnistie un
certain nombre de condamnés de droit commun, tel que Mohamed
Mzali, qui comprenait enfin le jeu de son ancien adjoint. Dans son
ouvrage La Tunisie : quel avenir ? , il déclarait que cette amnistie
3

s'était révélée « sélective, discriminatoire et incomplète ».


Depuis les élections présidentielles et législatives du 2 avril
1989, toutes les initiatives émanaient du palais de Carthage. Tout
responsable, à commencer par le premier ministre, qui ne montrait
pas patte blanche, qui avançait des idées autres que celles de Zine
Ben Ali ou qui risquait de présenter un danger pour la stabilité du
nouveau président, devait être écarté. Le Maghreb rapportait :
Toutes les rumeurs qui circulent pour n 'importe quoi, Unissent
par énerver, d'autant plus d'ailleurs qu'elles sont véritablement
incontrôlables. La rue tunisienne fait et défait des gouvernements,
nourrit le peuple souvent au même rythme et selon le même débit
que le marché de gros. 4

De son côté, Mohamed Bouchiha du PUP déclarait :


L'information juste et peut être crédible provient, en premier
lieu de « la me » et des organes d'information non-officiels. 5

Parmi les «proches» de Ben Ali, deux d'entre eux ne


manquaient ni d'ambition, ni d'ingéniosité. Ben Ali en était
parfaitement conscient. Aussi, le 11 avril 1989, soit quelques
jours à peine après les élections législatives et présidentielles,
Habib Ammar, ministre de l'Intérieur, conseiller auprès du
président de la république avec rang de ministre d'État était
éloigné du gouvernement et nommé ambassadeur à Vienne.
Des rumeurs circulaient sur une implication de son fils dans
une affaire de trafic, rumeurs qui furent démenties par les

3. Mohamed Mzali, La Tunisie : quel avenir ?,Publisud 1991.


4. Le Maghreb n°169 du 22 septembre 1989, article intitulé « Mensonges », p. 34.
5. Le Maghreb n°170 du 29 septembre 1989, p. 13.

553
services de douanes. Le Maghreb avançait comme raison de
ce départ :
...la défiance et la mésentente qui ont supplanté la confiance
et 1 'entente qui marquait ses relations avec le chef de l'État. C'est
la loi politique. 6

Plus tard, Le Maghreb reprenait le sujet indiquant que :


L'hebdomadaire arabe Ad-Dastour paraissant à Londres,
avait publié un article d'une rare violence contre Habib Ammar
avec un fac-similé de son compte bancake. 7

De son côté, l'hebdomadaire Les Annonces, dans un article


non signé, rapportait :
Les observateurs sont étonnés de la présence à la réception
offerte par le chef de l'État au palais de Carthage, à l'occasion du
deuxième anniversaire du 7 novembre, de gens qui ont fait du tort,
depuis le premier quart d'heure, à la philosophie du changement
par le recours à des pratiques sales, ... des gens qui ont mis à
profit leur pouvoir politique pour réaliser des affaires sales et
des trocs inimaginables sans tenir compte de l'innocent citoyen :
Habib Ammar était présent, dommage qu 'il fut présent ! s

Après avoir consulté le chef de l'État, Habib Ammar eut


recours à la justice. Au cours de son audience du 17 février 1990,
la 6 chambre correctionnelle du tribunal de première instance de
ème

Tunis examina la plainte de Habib Ammar contre l'hebdomadaire


Les Annonces. Celui-ci, par la voix de ses rédacteurs Abdelaziz
Jeridi et Néjib Azzouz, essaya de démontrer qu'en écrivant
l'article, « il défendait les principes du 7 novembre ». Les deux
rédacteurs furent condamnés chacun à deux mois de prison et
500 dinars d'amende pour délit de diffamation . A la veille du
9

troisième anniversaire du 7 novembre, Habib Ammar, encore


ambassadeur à Vienne, crût bon d'exposer à Jeune Afrique un
témoignage sur les journées des 6 et 7 novembre 1987, précisant
qu'il avait été le premier à féliciter le nouveau président de la
République . Signalant ce témoignage, Le Maghreb indiquait
10

que :

6. Le Maghreb n° 147 du 14 avril 1989, p. 15.


7. Le Maghreb n°179 du 1 décembre 1989, pp. 18-19.
er

8. Les Annonces, 10 novembre 1989.


9. Le Maghreb n°192 du 9 mars 1990, p. 13.
10. Jeune Afrique n° 1558 du 7 au 13 novembre 1990.

554
Dans les milieux proches du ministère des Affaires étrangères,
on estimait que Habib Ammar avait enfreint gravement les
obligations de réserve diplomatique. "
Un tel déballage était-il nécessaire pour motiver l'éviction de
Habib Ammar du gouvernement ?
Le 27 septembre 1989, soit cinq mois après les élections
législatives et présidentielles, le chef de l'État annonça cette fois
le remplacement du premier ministre Hédi Baccouche par Hamed
Karoui. Chacun interprétait ce départ à sa façon. D'aucuns laissaient
entendre que Hédi Baccouche était le chef de file des conservateurs
en faveur du maintien du Parti unique et de la marginalisation
des jeunes ayant adhéré au RCD après le 7 novembre. D'autres
rapportaient que Baccouche avait été éliminé après avoir déclaré
à Jeune Afrique «Le changement, je l'ai fait». On expliquait
également que le départ de Hédi Baccouche était le fruit de ses
divergences sur le plan économique avec certains membres du
gouvernement favorables au plan d'ajustement structurel (PAS).
Le journal koweïtien El Kabas allait jusqu'à prétendre que Hédi
Baccouche voulait revenir à la politique coopérativiste des années
60. Ailleurs, on évoquait des raisons subjectives inhérentes au
pouvoir, en ajoutant que l'histoire était pleine d'exemples en ce
sens. Le Maghreb écrivait :
Le Tunisien fait circulerles scoops à un rythme proportionnel
à celui des vérités multiples qui changent selon les désirs et les
états d'âme prêtés au pouvoir en place.
Seuls les initiés comprenaient les véritables raisons et le rôle
de la stratégie d'information dans cette affaire. L'on peut mesurer
ici le degré d'amalgame utilisé pour noyer un problème et le peu
d'espace laissé, même aux plus hauts responsables de l'État,
à la liberté d'expression. N'oublions pas que dans sa première
conférence de presse, Hédi Baccouche faisait remarquer :
On n 'insiste pas assez sur notre républicanisme. La présidence
à vie n 'est plus possible, ni la succession automatique. Le peuple
doit être associé, soit par ses députés, soit par des élections. 12

Cette façon de voir était-elle conforme aux vues du nouveau


Président de la République ?

11. Le Maghreb n° 225 du 16 novembre 1990.


12. Le Figaro du 11 novembre 1987 « Le nouveau style » sous la plume de François
Hauter.

555
Ainsi, comme il avait destitué Bourguiba qui lui avait accordé
une confiance si totale qu'il en avait fait son dauphin, Zine Ben
Ali, après s'être assuré la magistrature suprême, s'était empressé
d'éloigner du pouvoir les deux principaux lieutenants qui l'y
avaient installé : Habib Ammar dont il craignait la vigilance et
la témérité et Hédi Baccouche dont il redoutait la subtilité et
l'expérience politique.
On le vit bientôt s'entourer d'un staff de conseillers dans tous
les domaines, qu'il installa au palais de Carthage dans des locaux
spécialement aménagés et qu'il dota de certaines prérogatives
relevant des ministres.
Comme nous l'avons vu, le scrutin du 2 avril 1989 avait
confirmé que les islamistes représentaient le deuxième pôle
politique du pays. Le Maghreb publiait le résultat d'une large
consultation qu'il avait organisée et qui donnait 70% de voix
favorables à la reconnaissance d'un parti islamiste . Afin de se
13

conformer aux conditions imposées par le chef de l'État en vue de


sa reconnaissance légale, le MTI acceptait de changer d'appellation
pour prendre celle de Hezb Ennahdha. Son dossier était alors accepté
pour examen par le ministère de l'Intérieur, ce qui augurait d'une
possible reconnaissance, contrairement à d'autres dossiers (celui
du MUP, par exemple) qui n'étaient même pas acceptés. Malgré
cela, le 17 juin 1989, le pouvoir annonça son rejet de la demande
de reconnaissance du parti Ennahdha, arguant que certains de ses
fondateurs ne bénéficiaient pas de leurs droits civiques. Dans les
milieux proches du Hezb Ennahdha, on estimait néanmoins que
ce refus ne constituait pas une rupture définitive, leur conviction
étant que l'origine de ce rejet était encore le RCD et qu'à la faveur
de son remplacement par un éventuel parti présidentiel, l'arbitrage
du chef de l'État leur serait favorable, Mais cette rumeur de parti
présidentiel, bien que confirmée par des personnalités proches de
la présidence (Abdelbaki Hermassi et Serge Adda), fut démentie
par la presse officielle. Enfin, dans son discours du 25 juillet
1989, le chef de l'État coupa court aux tergiversations à ce sujet
et proclama le RCD « parti du Président et du changement». Un
article intitulé « Nahda-RCD, rencontre au sommet » révèle la
teneur des arguments présentés aux dirigeants islamistes :

13. Le Maghreb n° 150 du 5 mai 1989, p. 7.

556
Nos vis-à-vis nous ont incité à adopter un profil bas, cela
signifie que nous sommes invités à comprendre la situation
interne et externe et à évaluer les contraintes qui ne laissent pas
au gouvernement la latitude nécessaire à un examen à froid de
la requête essentielle de notre mouvement qui est l'octroi du
visa légal. 14

Abdelfatah Mourou confirmait le caractère strictement


politique de son parti et avançait les raisons pour lesquelles il ne
pouvait être considéré comme un parti religieux :
Le parti religieux est celui qui circonscrit son activité aux
questions dogmatiques, rituelles et spirituelles à la manière
soufi. Par contre les mouvements qui sont soumis à la loi sur
les partis, qui respectent la loi de la majorité et des règles
démocratiques, qui militent pour le pouvoir, ne sont pas
des partis religieux, même si leur vision et leur programme
s'inspirent d'une plate-forme culturelle ayant la religion
comme base essentielle. 15

Étant parvenu à marginaliser Habib Ammar et Hédi


Baccouche et à écarter les islamistes de la compétition, Zine Ben
Ali allait maintenant régenter l'information, appliquant une fois
de plus, le principe selon lequel « le pouvoir appartient à celui
qui crée l'information et qui la manipule », selon l'expression de
Jacques Attali. Il était bien placé pour savoir que cet outil pouvait
constituer une arme à double tranchant et qu'un ministre, en temps
opportun risquait de l'utiliser contre lui. Dans un article traitant
de la liberté de presse et du droit du citoyen à l'information, on
pouvait lire :
L'unité de mesure qui permet d'apprécier l'efficacité
démocratique dans un pays donné, demeure sans conteste le rôle
que jouent la presse et l'information en général dans la société
civile.... L'attitude du pouvoir contraste entre ses déclarations
de principe, souvent alléchantes, et la dure réalité des faits qui
montre que les changements ne sont pas si évidents qu'on le dit.
L'exemple le plus probant, c 'est que les censures et intimidations
n 'ont point disparu depuis. Mais les raisons officielles invoquées
ou les tentatives de les occulter témoignent de l'intérêt nouveau

14. Le Maghreb n° 170 du 29 septembre 1989, p. 16.


15. Le Maghreb n° 179 du 1 décembre 1989, p. 17.
er

557
qu'on accorde à l'image qu'on veut se donner devant l'opinion
publique... ,' 6

Zine Ben Ali annonça d'abord la constitution d'une


commission de trois « sages » chargée de rédiger un rapport
sur l'information, rapport qui ne vit jamais le jour. Il
annonça ensuite la constitution d'un conseil national de la
communication qui, lui aussi, ne vit jamais le jour. Il trouva
alors une formule qui ménageait encore le libéralisme de
façade. Il supprima le ministère de l'Information qu'il scinda,
en fait, en deux services : d'une part une agence d'information
(ATCE) rattachée au premier ministère avec une direction
17

spécialement chargée de la promotion de l'image de la Tunisie


à l'étranger et d'autre part un organe porte-parole de la
présidence de la république qu'il plaça sous son contrôle au
palais de Carthage. Cet organe, chargé de l'information la
plus sensible, fut confié à Abdelwahab Abdallah. Rappelons
que Abdelwahab Abdallah avait dirigé le journal La Presse,
puis avait été affecté à l'agence TAP, en qualité de PDG.
Le 10 septembre 1987, il avait été chargé du ministère de
l'Information, en remplacement de Abderrazak El Kéfi. Après
le 7 novembre, il fut nommé ambassadeur à Londres. Là, il fit
parler de lui à propos d'une curieuse affaire dénoncée par le
magazine arabe paraissant à Londres, Errai Al Akher, rapportée
par Le Maghreb . Errai Al Akher évoquait les relations très
ls

étroites de Abdelwahab Abdallah et du journaliste saoudien


Abdelwahab Fetal, fonctionnaire à l'ambassade d'Arabie
Saoudite à Londres, homme à tout faire de cette ambassade
et chargé de la collecte des informations sur la vie politique
tunisienne. Aussi est-il permis de se demander si Abdelwahab
Abdallah n'avait pas été à l'origine de l'article « attaquant
Habib Ammar avec une rare violence », publié à Londres par
l'hebdomadaire Ad-Dastour et rapporté dans Le Maghreb . 19

Rappelons que ce même hebdomadaire Ad-Dastour avait


publié les articles Le retour de la Glorieuse, L'exportation

16. Le Maghreb n° 171 du 6 octobre 1989 : L'information comme pilier de la démocratie,


sous la plume de Mohamed Larbi Chouikha, p. 22.
17. Agence tunisienne de communication externe.
18. Le Maghreb n° 192 du 9 mars 1990, «Abdelwahab Abdallah et Abdelwahab
Fetal », p. 9.
19. Le Maghreb n° 179 du 1 décembre 1989, pp. 18-19.
er

558
de la révolution khomeyniste en Tunisie, Les raisons qui ont
amené le gouvernement tunisien à rompre avec l'Iran et La
confrontation ajournée, signalés plus haut.
Hamed Karoui, nouveau premier ministre, avait compris
que la raison du départ de Hédi Bacouche était l'opposition du
chef de l'État à tout bicéphalisme dans l'exercice du pouvoir.
Pour se maintenir dans le gouvernement où les prérogatives des
ministres étaient désormais réduites au bénéfice des conseillers,
il adopta la formule de Napoléon : « En politique, pour durer,
ne lien faire». Aussi, reprenant le projet de constitution d'un
« Conseil supérieur du pacte national » avancé par le chef de
l'État, il invita les responsables des partis d'opposition à un débat
sur ce sujet. Ceux ci, déjà échaudés et ne sachant pas où résidaient
les freins à l'application des promesses de la déclaration du 7
novembre, exigèrent certaines conditions : la scission du Parti-
État, l'ouverture des canaux de l'information, la révision du code
de la presse, la modification du code électoral, ....
Dans un article intitulé « Le pacte national est-il mal parti »,
Le Maghreb écrivait :
Si l'on voulait donner au pacte national un nouveau départ, il
fallait d'abord réviser le style du gouvernement. 20

Le même hebdomadaire remarquait que « les multiples


appels du Président de la République lui-même étaient restés
lettre morte » et se posait la question « Sommes-nous en train de
changer dans le bon sens ou bien sommes nous en train de jouer
la comédie du changement ? » 21

En effet, en l'absence d'une ligne de conduite clairement


définie, la confusion régnait. Beaucoup d'observateurs pensaient
que les difficultés du processus du changement provenaient de
sa dualité même qui consistait à prétendre réaliser deux objectifs
apparemment contradictoires : la réconciliation nationale et la
démocratie. A la suite de la déclaration du Chef de l'État : « Nous
ne voulons pas d'une démocratie de façade, ... il n'y a pas de

20. Le Maghreb, n° 179 du 1 décembre 1989, sous la plume de Mohamed Bouchiha,


er

membre du bureau politique du PUP, p. 13.


21. Le Maghreb, n° 179 du 1 décembre 1989, sous la plume de Abdelbaki Bédoui,
er

professeur d'histoire, p. 15.

559
place pour un parti religieux » , certains se demandaient s'il était
22

logiquement possible d'éviter la démocratie de façade et d'obtenir


la réconciliation nationale, tout en refusant au deuxième pôle
politique du pays le droit à l'existence. Et ce, d'autant plus que
des contacts avec les dirigeants du MTI avaient été engagés par le
pouvoir, au point que d'autres partis d'opposition se plaignaient
du traitement préférentiel réservé aux islamistes.
En fait, Zine Ben Ali savait que les islamistes étaient loin
d'être une force insurmontable, d'autant plus qu'il était soutenu
par l'Occident pour les mettre au pas. Le seul parti pouvant
porter ombrage au pouvoir était le MDS qui bénéficiait de la
légalité, d'une bonne assise et qui constituait la seule source
de pensée politique indépendante. De plus, ses dirigeants
militaient également au sein de la LTDH dont la résonance
internationale était préoccupante. Après avoir récupéré la
plupart des options et des valeurs défendues par le MDS, Zine
Ben Ali débaucha les deux premiers présidents de la LTDH,
Saâdoun Zmerli et Mohamed Charfi, en leur accordant des
postes ministériels.
Les dirigeants des partis d'opposition perdaient
progressivement leurs illusions. Le plus virulent d'entre eux,
Mohamed Moaada, secrétaire général du MDS déclarait :
Le processus démocratique est menacé aujourd'hui plus que
jamais dans une Tunisie qui possède une assemblée nationale
monocolore et dont le RCD monopolise toutes les structures
de l'État. On a cru, lors de la déclaration du 7 novembre, à la
fin de l'esprit et des pratiques du parti unique, mais ce ne fut
pratiquement pas le cas.
De leur côté, les têtes pensantes du pays comprenaient que
les termes démocratie et réconciliation étaient utilisés pour la
consommation externe.
L'état de grâce de deux ans ayant abouti à diviser le MDS et
à légitimer Zine Ben Ali au poste de président, le régime engagea
les hostilités contre tous les opposants, y compris les islamistes
que l'on n'hésita pas à accuser de complots à des moments

22. Le Maghreb, « À l'occasion du deuxième anniversaire du 7 novembre », ,n° 176 du


10 novembre 1989, p. 4.

560
opportuns. Libération sous le titre « Les islamistes, uniques objets
du ressentiment de Tunis » écrivait :
Deux ans après l'arrivée au pouvoir de Ben Ali, un opportun
«complot» a préludé en 1989 à une large répression de la
mouvance islamique... La description du «complot» que fait
le ministre de l'Intérieur, Abdallah Kallel en 1990, paraît trop
parfaite pour être totalement crédible... Le 17 février 1991, une
affaire est venue opportunément illustrer le fameux « complot » :
l'attaque d'une permanence du RCD par un commando à Bab
Souika, au cours de laquelle de jeunes islamistes ont ligoté, arrosé
d'essence et brûlé vif trois gardiens de nuit. La même année, la
police a trouvé un autre « complot » visant cette fois à assassiner
le président Ben Ali et plusieurs ministres. Un commando dont
faisaient partie deux militaires envisageait de faire éclater en vol
l'avion présidentiel à l'aide d'un missile Stringer. 23

La répression des opposants se manifestait au grand jour.


Le 18 juillet 1989, Jalloul Azzouna, secrétaire général du PUP,
comparaissait devant le tribunal correctionnel de Tunis sous
l'inculpation d'atteinte à la dignité du Président de la République
et diffusion de communiqués non-autorisés. Répondant à ces
accusations, Azzouna déclarait à propos des communiqués non-
autorisés que, depuis l'obtention de son visa légal, le PUP avait
toujours rendues publiques ses prises de positions, sans dépôt légal
et sans que les autorités ne lui en fassent grief. Quant à l'expression
« escadron de la terreur » contenue dans le communiqué incriminé,
il ne l'avait pas utilisée dans l'intention de porter atteinte à la dignité
du Président de la république mais plutôt pour attirer son attention,
en tant que garant de la sécurité, sur les pratiques policières,
inadmissibles dans un pays se réclamant de la démocratie. Hamma
Hammami, porte-parole du POCT était convoqué par la police
au sujet du communiqué de Jalloul Azzouna, ainsi que Brahim
Hayder, coordinateur du MUP et Béchir Essid coordinateur du
PUP 2 . En février 1990, plus de 500 étudiants étaient incorporés
24

dans l'armée . En juillet, un communiqué de la LTDH dénonçait


25

la torture et la confiscation des passeports . En décembre, la


26

23. Libération du 18 mai 1992.


24. Le Maghreb n° 163 du 11 août 1989, pp. 13-14.
25. Le Maghreb n° 201 du 11 mai 1990, p. 12.
26. Le Maghreb n° 209 du 27 juillet 1990, pp. 12-13.

561
police arrêtait 74 membres de la Nahdha dont deux membres du
conseil exécutif, Laaridh et Daoulatli . Omar Shabou, directeur
27

de l'hebdomadaire Le Maghreb ainsi que deux de ses rédacteurs


furent invités à se présenter devant le juge d'instruction pour
répondre du délit de diffusion d'informations de nature à porter
atteinte aux bonnes mœurs. On leur reprochait la publication
d'articles traitant de l'histoire de la sexualité en Islam ,.thème 28

nullement tabou ou immoral que, d'ailleurs, le penseur tunisien


Abdelwahab Bouhdiba, directeur actuel de l'académie Beït al-
Hikma, avait traité dans un ouvrage de 320 pages, publié en 1975
et intitulé La sexualité en Islam. Moncef Marzouki, président de la
LTDH, était arrêté arbitrairement et incarcéré pendant quatre mois.
Les atteintes aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales
devenaient légion : licenciements abusifs pour délit d'opinion,
déguisés parfois en d'autres méfaits. Des avocats commis par les
familles des détenus se voyaient refusés par les magistrats,... Bref
un tableau tout à fait similaire à celui que Zine Ben Ali avait utilisé
avant le changement.
On pouvait lire dans Le Maghreb sous le titre « Fin de la
période transitoire » :
Le changement du 7 novembre, de par son essence même -
il est opéré dans le système et par un système - a mis d'emblée
toutes les oppositions en porte à faux. Il a récupéré les thèmes
démocratiques et pluralistes de l'opposition non religieuse-MDS
en tête - et ceux des islamistes parla fameuse stratégie du retrait
du tapis. Bref, l'arrivée du président Ben Ali au pouvoir et son
choix affirmé, dès le 7 novembre, de s'appuyer pour gouverner
essentiellement sur le PSD devenu RCD, en prenant à son compte
les thèmes centraux des différentes oppositions, a créé une
situation proprement intenable pour les différentes oppositions. 29

Dans son article intitulé «Les islamistes sur le tapis», le même


auteur écrivait :
Il ne fait aucun doute qu 'un homme comme Moncer Rouissi,
qui avait une grande influence sur le cours des choses dans
l'importante période qui a immédiatement suivi le 7 novembre,

27. Le Maghreb n° 231 du 28 décembre 1990, p. 4.


28. Le Maghreb n° 163 du 11 août 1989, p. 14.
29. Le Maghreb du 9 novembre 1990, sous la plume de Abdelaziz Mezoughi, conseiller
éditorialiste de la revue, pp. 6-7.

562
entretenait d'excellents rapports avec une certaine frange islamiste
et qu'il a multiplié les contacts, par l'intermédiaire d'émissaires
acquis aux islamistes, avec ces derniers en Tunisie et à l'étranger
... L'opposition elle-même est entrée en jeu. Elle voulait faire
pression sur le pouvoir par islamistes interposés, oubliant que
ces derniers étaient plus ou moins manipulés par le pouvoir ...
Le lâchage du MDS par le MTI et la présentation de candidats
indépendants aux élections d'avril 1989 illustre bien cet état
de choses. Beaucoup d'indices montraient clairement pourtant
que les islamistes ne sont pas aussi forts qu'on le prétend. Les
manifestations de l'été 1987 rassemblaient au mieux quelques
centaines de militants ... Par ailleurs, le profil très bas qu'ils ont
adopté après le 7 novembre montre bien par delà la spéculation
sur le noyautage du régime, qu'ils ne disposent pas - à l'inverse
de leurs homologues algériens - de suffisamment de force
pour imposer une revendication, en somme toute minime : la
reconnaissance légale. 30

Depuis, l'hebdomadaire Le Maghreb a cessé de paraître


et son directeur, condamné. Le rédacteur en chef de la partie
arabe, Hechmi Troudi a estimé que « les pressions financières
et administratives ont conduit à la non-parution du Maghreb
puisque le fisc et la CNSS on t refusé les modalités de transactions
proposées par le directeur de la revue, que la banque a mis fin
aux facilités qu'elle accordait et que l'imprimeur a refusé de
continuer à imprimer », ajoutant que « la non-parution du journal
a un aspect politique visant à descendre le journal ».
Quant à Abdelaziz Mezoughi, il a été rétrogradé de son poste
de directeur à la CNRPS, sans reproches ni griefs, victime de
la pertinence de ses analyses sur la situation politique. Celles-ci
m'ont d'ailleurs permis de mieux comprendre certaines situations
que j'ai personnellement vécues :
- les raisons éventuelles de la complicité que j'avais constatée
entre la famille Rouissi et Zine Ben Ali du temps où ce dernier
était ministre de l'Intérieur. Alors que j'étais ministre directeur
du cabinet présidentiel, Zine Ben Ali était intervenu auprès
de moi avec insistance, pour faire remplacer la voiture que la

30. Le Maghreb du 28 décembre 1990, sous la plume de Abdelaziz Mezoughi, pp. 4-5.

563
présidence de la république avait mis à la disposition du père
de Moncer Rouissi, Moussa Rouissi, ancien yousséfiste repenti
puis ambassadeur en Arabie Saoudite pendant de nombreuses
années. L'oncle de Moncer, Youssef Rouissi, militant destourien
notoire, acquis lui aussi au yousséfisme, fut quant à lui délégué
du Destour à Damas où il entretenait des relations étroites avec
l'organisation des Frères Musulmans de Hassen El Bana, ainsi
qu'avec celle des «Jeunes Musulmans». Zine Ben Ali, alors
attaché militaire au Maroc aurait fait la connaissance de Moncer
Rouissi qui poursuivait ses études dans ce pays. Leurs relations
pourraient être portées au crédit de tractations secrètes de Zine
Ben Ali avec les islamistes par le biais de Moncer Rouissi.
- les raisons éventuelles pour lesquelles Zine Ben Ali n'avait
donné aucune suite à ma recommandation d'arrêter, en mars
1987, le principal meneur islamiste de l'Université, alors qu'il
tenait une assemblée générale avec les étudiants dans les locaux
de l'université. Quelles pouvaient être ces raisons, si ce n'était
l'existence de tractations occultes et complaisantes entre lui et
certains islamistes ?
- les raisons éventuelles qui avaient conduit Zine Ben Ali
à introduire la police dans l'enceinte de l'Université, le 14
mars 1987, alors que les étudiants avaient suivi leurs cours
dans un certain calme, d'octobre 1986 au 9 mars 1987, date
de l'arrestation de Rached Ghannouchi, et celles qui l'avaient
conduit à recourir à la désinformation (fausses nouvelles à propos
de prétendus troubles à l'ITAAUT, conférence de presse tenue
par le ministère de l'information, sans que le MEESRS n'en ait
été informé). Cette provocation des étudiants et cette instauration
de l'insécurité ne visaient-elles pas à déstabiliser le régime ? Ce
sont d'ailleurs les troubles de l'Université de mars-avril 1987
qui ont provoqué la visite en Tunisie de l'ambassadeur itinérant
américain Vemon Walters, pour faire le point de la situation dans
le pays et « découvrir» en Zine Ben Ali l'homme idoine pour
succéder à Bourguiba.
- les raisons qui expliqueraient qu'en plein procès des
intégristes, en septembre 1987, la rumeur laissait entendre que
certains dirigeants islamistes n'étaient pas inquiétés alors que de
simples militants étaient pourchassés.

564
Le Mondé , sous le titre « Tunisie : les islamistes de nouveau
1

en accusation. Un réseau terroriste aurait été démantelé », écrivait :


Un réseau islamiste d'une soixantaine de personnes qui
préparait des actions terroristes a été démantelé. Ce réseau se
proposait de changer le régime par la révolution islamiste en vue
d'instaurer la Chariâa. Ce réseau était dirigé par un ingénieur
de la Compagnie tunisienne d'électricité, âgé de 32 ans, M.
Mohamed Lahbib Lassoued, en état d'arrestation. Il avait été
condamné à un an de prison, en septembre 1987, lors du procès
du mouvement islamiste. Parmi les autres personnes arrêtées
figuraient plusieurs anciens militaires et policiers, déjà impliqués
dans une affaire semblable découverte en novembre 1987. Ce
groupe projetait des assassinats de personnalités politiques
et des attaques de bâtiments officiels qui devaient aboutir au
renversement de l'ex-président Bourguiba. La destitution de
celui-ci, le 7 novembre, le prit de court, mais une centaine de
ses membres furent arrêtés, puis graciés un an plus tard par M.
Ben Ali, sans avoir été jugés.
Le Mondé , sous le titre « Tunisie : Inculpé de 'haute
2

trahison ' un diplomate a été condamné à mort », relatait :


La Chambre criminelle de Tunis a, le mardi 25 décembre,
condamné à mort, pour haute trahison, M. Laamari Dali, sous-
directeur aux Affaires africaines du ministère des Affaires
étrangères. ... Le procès s'étant déroulé à huis clos, aucune
information n'a pu être obtenue sur les détails de cette affaire.
Selon les milieux gouvernementaux, ce diplomate, arrêté en
flagrant délit au mois d'octobre « a fourni à plusieurs reprises
des secrets et des documents officiels en contrepartie d'avantages
matériels, à des services de renseignements étrangers » qui n 'ont
pas été désignés. Alors que les proches de M. Laamari Dali,
affirment que celui-ci a été arrêté seulement pour avoir protesté
contre « la militarisation croissante du corps diplomatique » (Le
Monde du 27 octobre). Après la condamnation à 4 ans de prison
de l'ancien secrétaire d'État à la Sûreté nationale, M. Mahjoubi,
par le Tribunal militaire, il s'agit de la seconde affaire troublante
jugée à huis clos en quelques semaines.

31 .Le Monde du samedi 1 décembre 1990, sous la plume de Michel Deuré.


er

32. Le Monde du 28 décembre 1990, sous la plume de Michel Deuré.

565
Le Monde , sous le titre « Tunisie : impliquées dans un
33

'complot islamiste' trois cent personnes, dont une centaine de


militaires, ont été arrêtées » écrivait :
Le 22 mai 1991, lors d'une conférence de presse, M.
Abdallah Kallel,ministre de l'Intérieur, a dévoilé l'organigramme
fomenté par le mouvement islamiste Ennahdha, dans lequel 300
personnes dont quelque 100 militaires ainsi que des policiers et
des douaniers, étaient impliquées. Il a indiqué que les principaux
chefs de la conspiration vivent à l'étranger. Il s'agit de MM.
Rached Ghannouchi, président d'Ennahdha, qui a choisi l'exil
depuis deux ans, Salah Karkar et Habib Mokni, qui bénéficient
depuis 1987, de l'asile politique en France et de M. Mohamed
Chemam, qui s'est établi en Algérie depuis janvier dernier.
Depuis deux ans, les services de la Sûreté, suivaient les
préparatifs du complot, et c'est parce que ceux-ci allaient entrer
dans la phase finale, celle de la violence généralisée, qu'il a
été décidé d'intervenir, a expliqué M ; Kallel ... Les militaires
d'Ennadha seraient alors entrés en action pour inciter l'ensemble
des troupes à s'emparer des postes de commandement, des
édifices publiques dans la capitale et en province. ...
Les griefs de complot retenus contre le mouvement
islamiste, en 1987, alors que l'ex-président Bourguiba était au
pouvoir n 'avaient donné lieu qu 'à un maladroit procès d'opinion.
Aucun militaire n 'était alors impliqué. Les accusations lancées,
aujourd'hui, contre Ennahdha, sont autrement plus grave et ce
sera à la justice militaire d'en connaître.
Le même jour, Le Monde publiait des extraits d'une lettre
qui lui a été adressée, le mercredi 22 mai 1991, par Rached
Ghanouchi, président du mouvement islamiste Ennahdha, qui
dénie toute réalité au complot dont fait état le gouvernement :
Complot islamiste, prétend-on ! La réalité est autre et la vérité
ailleurs. Elles sont à rechercher principalement dans la décision
prise parle chef de l'Etat tunisien, au cours du mois de septembre
1990, sous la pression de ses deux plus proches collaborateurs
... d'éradiquer définitivement le mouvement islamiste. La crise
du Golfe devant servir ici, tout comme elle a servi ailleurs, de
couverture.

33. Le Monde du 24 mai 1991, sous la plume de Michel Deuré,

566
C'est ce plan, minutieusement préparé pendant de longs mois,
qui est exécuté actuellement avec méthode, force détermination, un
aveuglement politique sans bornes et, comble de malheur pour ses
victimes, dans l'indifférence totale du monde environnant. Sait-on,
par exemple, que depuis le début d'exécution de ce plan, pas moins
de 3 000 cadres et jeunes militants de notre mouvement ont été
airêtés, que, plus 10 000 sont recherchés par la police, que depuis
le début de cette année, huit étudiants et élèves ont été tués par
balles, et que la pratique de la torture est devenue systématique...
Complot islamiste, annonce-t-on, alors que nous assistons
à un scénario qui rappelle, toutes conditions égales par ailleurs,
celui qui a permis l'éviction de Bourguiba en 1987 : c'était Ben
Ali qui poussait à la répression à cette époque pour garantir le
maximum de succès à son putsch ...
Ainsi, trois ans après sa prise du pouvoir et grâce à des
complicités agissantes, Zine Ben Ali, utilisant au mieux les
rapports de force, avait tout investi : le Parti, l'administration
et l'information. Il a transformé le paternalisme autoritaire et
civilisationnel de Bourguiba en un régime qui, sous des dehors de
libéralisme, a occupé progressivement tous les espaces de liberté.
Il s'est assuré la légitimité et la main mise sur tous les leviers
de l'État et ce, en utilisant une méthode devenue classique, le
double langage et l'ambivalence, prônant les droits de l'homme
et pratiquant la pire des tortures, tenant un discours libéral et
raisonnable et utilisant une méthode monolithique et hégémonique
avec, pour couvrir les contradictions, l'utilisation de la « stratégie
de l'information »„ méthode qui lui avait si bien réussi puisque,
en persuadant Bourguiba que les activistes religieux tunisiens
menaçaient le pays d'un «péril khomeyniste », il lui avait fait
accepter le fameux procès du 27 août au 27 septembre 1987
qui a terni son image aux yeux du peuple tunisien et du monde
arabo-musulman, péril auquel Zine Ben Ali lui-même ne croyait
pas puisqu'il s'était empressé de libérer les «islamistes» au
lendemain du 7 novembre.
D'ailleurs, ce double langage, cette contradiction entre
les paroles et les faits, n'ont pas manqué d'échapper à certains
observateurs étrangers. Suzan Waltz, dans son article « Le défi de
la réforme » écrivait :

567
Le gouvernement de Ben Ali s'est rendu populaire en fixant
légalement une limite à la pratique de la garde à vue, réalisant
par-là l'une de ses premières réformes. Toutefois, les termes
de la nouvelle loi (loi 87-70 de novembre 1987) demandent un
examen minutieux. L'article 85 fixe bien une limite à la période
durant laquelle on peut soumettre un inculpé à la détention
préventive, mais cette limite est fixée à six mois, renouvelable
deux fois, jusqu'à un maximum de dix-huit mois. En fait, plus
de trente membres d'un groupe disparate d'islamistes, d'officiers
de douane et de personnel militaire et de sécurité furent détenus
près de dix-huit mois entiers avant d'être relâchés en mars 1989,
alors qu'il n'y avait aucune accusation ou jugement portés contre
eux. La garde à vue est techniquement limitée maintenant,
mais l'État s'est néanmoins garanti d'une façon frappante le
pouvoir de détention préventive. Un tel potentiel accroît les
pouvoirs arbitraires d'un dirigeant et non ceux d'un régime de loi
impersonnel et institutionnel.... Sous Ben Ali, la tolérance qui a
fait l'objet d'une large publicité dans le domaine de la presse et
de la liberté d'association est dans une certaine mesure ombragée
par des exemples peu médiatisés mais qui n'en sont pas moins
significatifs et où de nouvelles libertés ont été réduites. 34

Un tel état de choses qui ne peut être camouflé longtemps a poussé


une certaine opposition à l'action clandestine. Une organisation
portant le nom de « Front tunisien de salut national » a diffusé, le 10
avril 1990 , un tract de neuf pages signalant, entre autre, la mise sur
pied par Zine Ben Ali et son groupe de quatre organismes qui leur
ont permis d'assurer la totale mainmise sur le pays :
1. Une brigade spéciale créée à l'insu de Bourguiba, chargée des
règlements de compte dissuasifs et violents à l'encontre de
personnalités politiques ou de leurs proches et qui est à l'origine
des deux explosions spectaculaires dans deux hôtels du Sahel
en été 1987, mises sur le compte des islamistes dans le but de
justifier la répression.
2. Une cellule de désinformation chargée de diffuser à travers le
pays des nouvelles à la fois en faveur de Ben Ali et négativement

34. Le défi de la réforme, in La politique économique de la réforme, ouvrage dirigé par


I.William Zartman, édition Alif,Tunis 1995, p. 57.

568
à l'encontre des structures ou des personnalités que l'on veut
démolir, même à l'encontre de ministres des gouvernements du
7 novembre comme Habib Ammar et Hédi Baccouche. Cette
cellule est dirigée techniquement par Féthi Houidi, assisté de
quatre collaborateurs, dirigeants de journaux de la place et est
contrôlée par un intime de Ben Ali, Kamel Eltaïef. M. Hédi
Grioui, actuellement promu secrétaire d'État est chargé de la
coordination avec le ministère de l'Intérieur. Cette cellule qui
existe depuis 1986 s'est renforcée considérablement durant
l'année 1987. Elle est à l'origine de nombreux tracts et lettres
anonymes, de menaces à l'encontre de certaines personnalités
progressistes dont la dernière est le tract signé « Ennahdha »
mais préfabriqué par cette même cellule, condamnant à mort
Mohamed Charfi, actuel ministre de l'Éducation nationale et
destiné à préparer et à justifier la répression.
3. Des partis politiques dont certains sont préfabriqués pour
renforcer le décor du pacte national.
4. Une justice auxiliaire de la police. Des parodies de procès
comme il le fit avant le 7 novembre lorsqu'il avait la charge du
ministère de l'Intérieur. Ce qui est plus grave et inquiétant pour
le présent et pour l'avenir, c'est que pour asseoir sa mainmise
totale sur le système politique, des structures parallèles aux
structures légales ont été créées. Elles sont mises sous l'autorité
directe du palais.
En janvier 1994, dans une brochure intitulée « Tunisie : du
discours à la réalité», Amnesty International s'insurge contre la 35

détention prolongée au secret, les tortures, les assassinats, les morts


en garde à vue... On y lit notamment :
Peu de pays mettent autant en avance les droits de l'homme
que la Tunisie. Presque tous les discours prononcés par la plupart
des personnalités contiennent un éloge de ces droits... La
Tunisie a ratifié presque tous les instruments des Nations-Unies
relatifs aux droits fondamentaux. Une cellule spécialisée des
droits de l'homme a été créée au sein de nombreux ministères.
La déclaration des droits de l'homme se trouve dit-on dans tous

35. Tunisie : du discours à la réalité, les Éditions francophones d'Amesty International,


janvier 1994.

569
les postes de police. Une médaille des droits de l'homme a été
frappée et une chaire des droits de l'homme a été créée afin
d'introduire des cours sur ce sujet dans les facultés de droits du
pays. La réalité est malheureusement toute autre... Au cours des
trois dernières années, des milliers d'opposants présumés ont été
victimes d'airestations arbitraires, ont été maintenus illégalement
en détention prolongée ou au secret, torturés et emprisonnés à
l'issue de procès inéquitables, au moins huit détenus sont
morts des suites de toitures. Les garanties prévues par le droit
tunisien et les normes internationales sont systématiquement
transgressées. La répression qui a débuté en 1990 et 1991 avec la
vague d'arrestations des membres et de sympathisants présumés
du parti islamiste Ennahdha (Renaissance) s'est élargie. Elle
s'exerce désormais sur les membres de partis de gauche, sur les
parents et amis de prisonniers et sur les militants des droits de
l'homme...
Dans un article intitulé « Quand la torture se fait règle en
Tunisie», Courrier International écrit :
Que dire d'un pays doté d'un véritable arsenal de protection
des droits de l'homme dont les dirigeants, non seulement méprisent
tous les droits qu 'ils prétendent défendre mais ont de plus détruit
une justice impartiale, ont admis et même encouragé la torture,
bâillonné la presse, écrasé les associations de défense des droits
de l'homme et laissé la haute main à une police qui assassine les
prisonniers ? Tout l'arsenal de protection des droits de l'homme
est un mirage, et un mirage fait de la main de l'homme. Quand
on parcourt cet écœurant catalogue d'oppression, de violences
physiques, de torture et de peur, la Tunisie devient un pays où
tous les remparts de la liberté ont été détruits. 36

L'hebdomadaire du MDS, El Mostakbal, paru pour la


première fois en décembre 1980, a cessé de paraître en 1990.
Dans le numéro du 22 juin 1990 , la rédaction explique les
37

raisons du sabordage : absence de volonté politique, refus


de laisser les journaux de l'opposition travailler librement,
difficultés matérielles insurmontables de papier, d'impression
et de diffusion. Beaucoup d'autres journaux d'opposition ont

36. Courrier International n° 176 du 17-23 mars 1994, sous la plume de Bernard Levin.
37. L'information au Maghreb, CERÈS Production 1992,6 rue A Azzam, 1002 Tunis.

570
été frappés d'une décision de suspension ou cessé de paraître
faute de moyens financiers : El Badil, hebdomadaire du POCT,
El Wattan, hebdomadaire de l'UDU, El Mawkaf, hebdomadaire
du RSP, Ettariq El Jadid, hebdomadaire du PCT, Le Maghreb
dont le président, Omar Shabou, a été condamné le 30 janvier
1991 à 15 mois de prison pour diffamation et diffusion de fausses
nouvelles. Même l'hebdomadaire Jeune Afrique, pourtant connu
pour son indulgence envers le nouveau pouvoir, a dû se soumettre
à la décision du 30 septembre 1990 fixant à 4 000 exemplaires les
publications de ce groupe, alors qu'auparavant il introduisait en
moyenne 8 000 exemplaires sur le marché tunisien. Cette mesure
des quotas qui avait déjà frappé Jeune Afrique, de décembre 1987
à novembre 1989, a été perçue par le groupe comme une sanction
politique . 38

Toutes les personnalités politiques ont fini par comprendre


qu'elles avaient été flouées et que le temps précieux où la
contestation et l'opposition étaient encore possibles était révolu.
Le silence de Mohamed Mzali concernant Zine Ben Ali se
dissipa en 1991 dans son ouvrage La Tunisie : Quel avenir ? Ses
invectives adressées en 1986 à l'entourage de Bourguiba puis en
1987 à Bourguiba lui-même, s'adressaient cette fois au ministre
de l'Intérieur devenu Président de la République.
Ahmed Ben Salah, leader historique du MUP, pourtant
amnistié, ne retrouvait pas ses droits civiques. Malgré cela,
confiant dans les principes de la déclaration du 7 novembre, il
revint en Tunisie, le 26 avril 1989 et essaya de poursuivre une
activité politique tendant à unifier les mouvements de gauche.
Son parti, membre à part entière de l'Internationale Socialiste,
n'était même pas reconnu en Tunisie. Les brimades répétées
portées contre lui par le pouvoir l'ont poussé à quitter de nouveau
le pays, le 8 novembre 1990, choisissant l'exil.
Ahmed Mestiri, comprenant que le nouveau régime s ' éloignait
des valeurs démocratiques, de la franchise et de l'alternance du
pouvoir, s'est retiré à son tour, laissant son poste de président du
MDS à son adjoint Mohamed Moaada.

38. Mohamed Larbi Chouikha, Kamel Labidi et Hassen Jouini : État des libertés de la
presse en Tunisie de janvier 1990 à mai 1991, in L'information au Maghreb, CERÈS
production 1992, 6 rueAAzzam, 1002 Tunis.

571
Habib Achour a accepté de s'effacer de la compétition,
en contrepartie de l'appellation en son nom d'une artère de la
capitale.
Driss Guiga a profité du changement pour revenir en
Tunisie dès le lendemain du 7 novembre, en acceptant de rompre
définitivement avec la politique. Il en a été de même de Tahar
Belkhodja.
Quant à Bourguiba Jr, après avoir été placé en résidence
surveillée, il a bénéficié de quelques largesses passagères du
nouveau président qui l'a envoyé en mission officielle dans les
pays du Golfe. Il ne tarda pas, neuf mois seulement après la
destitution de son père, à être mis à son tour à la retraite, à 61 ans,
quittant ainsi son poste de PDG de la Banque de Développement
économique de Tunisie qu'il avait lui-même créée.
Les élections d'octobre 1999, avec 99,44% des voix, l'affaire
Ben Brik, la tentative d'assassinat d'un journaliste, Riadh Ben
Fadhel,... encouragèrent une montée de contestation dans le
pays. L'Express écrit à ce sujet :
Invité à passer les fêtes de fin d'année à Tozeur dans le Sud
tunisien, Charles Pasqua y a reçu la visite du ministre de l'Intérieur,
Abdallah Kallel qui lui aurait proposé de s'employer à redorer
l'image de la Tunisie dans les médias français en lui faisant entendre
que son gouvernement ne saurait pas se montrer ingrat.... L'ancien
baron du gaullisme aurait ti'ès mal pris la chose. 39

Quelques mois plus tard, le même hebdomadaire écrit :


Le Président tunisien se rendra en visite officielle aux États-
Unis à la mi-juillet. Au Département d'État, on explique que
si l'on a finalement accepté de recevoir Ben Ali, c'est pour lui
demander de ne pas chercher à amender la Constitution tunisienne
qui lui interdit de briguer dans quatre ans un nouveau mandat.
Les Américains avaient déjà cherché, en vain, à obtenir du chef
de l'Etat tunisien qu'il s'engage, lors de sa réélection en octobre
1999, à ce que ce mandat soit le dernier. 40

Dans l'émission présentée le dimanche 29 juillet 2001 par


la chaîne de télévision londonienne El Mostakella, Danielle

39. L'Express du 17 février 2000.


40. L'Express du 8 juin 2000.

572
Mitterrand, épouse de l'ancien président français François
Mitterrand, confrontant les déclarations de Zine Ben Ali avec les
faits, s'exprimait ainsi :
Ou bien, il est sincère et alors, il faut lui apprendre le français
ou bien il n 'est pas sincère et il est un monstre de mauvaise foi.
Lors de la même émission, une de ses collègues du Comité
de la défense des libertés signalait que :
La Tunisie a ratifié en 1988 le code international contre la
torture alors qu'elle continue à la pratiquer.
Elle rappelait cette réflexion d'Abraham Lincoln :
Vous pouvez tromper tout le monde un certain temps, vous
pouvez tromper quelques personnes tout le temps mais vous ne
pouvez pas tromper tout le monde tout le temps.
Les élections présidentielles aux USA, les événements du
11 septembre 2001, la guerre contre le « terrorisme » qui les
ont suivies... devaient modifier la position américaine qui, tout
comme l'Europe, a adopté l'idée qui « au Maghreb, on a le choix
entre un pouvoir autoritaire ou l'abandon du pays aux terroristes
intégristes ».
Dans un article intitulé « Un ancien de Ben Ali rompt avec le
régime tunisien » Le Monde écrit :
Avec une poignée d'hommes, il a été de ceux qui ont conçu et
réalisé le « coup d'Etat médical du 7 novembre 1987 » Ensuite,
jusqu'en 1993, il a été le conseiller politique occulte du nouveau
président, celui que l'on surnommait dans les rues de Tunis, le
« vice-président ».En 1995,rapporteKamelEltaief, « mon bureau
a été détruit de fond en comble pour m'intimider. En 1999, j'ai
été interpellé et interrogé pendant toute une journée. On n'a rien
trouvé contre moi. Aujourd'hui, c'est un nouvel avertissement,
mais je ne me tairai pas. Ce 26 octobre, deux hommes à moto,
le visage masqué et armés de matraques, ont, sous mes yeux - et
ceux d'autres témoins - détruit ma voiture avant de décamper. Si
le président Ben Ali n 'a pas ordonné ce mauvais coup contre moi,
c'est le secrétaire d'Etat à la sécurité, Mohamed Ali Ganzoui, qui
est responsable ou le chef des opérations spéciales au ministère
de l'Intérieur, Béchir Sahli. Si Ben Ali ne le désavoue pas, s'il
ne les fait pas traduire en justice, alors, il est leur complice. »
accuse l'ancien homme fort du régime. Deux jours auparavant,

573
signale Le Monde, Kamel Eltaief était l'hôte de l'ambassadeur
des États-Unis à Tunis. Il participait à une rencontre avec d'autres
Tunisiens au cours de laquelle il avait été question de la situation
politique tunisienne. « L'agression dont j'ai été victime a un lien
direct avec une visite à l'ambassade américaine » assure l'ancien
compagnon de route de Ben Ali qui ajoute «Je suis contre toute la
clique au pouvoir à Tunis. C'est une mafia liée à la famille du chef
de l'État qui dirige le pays, et Ben Ali laisse faire. Les Tunisiens
sont mécontents du manque de liberté. Le développement de la
corruption les scandalise. 41

Est-il nécessaire d'ajouter d'autres arguments à ceux d'un


des complices du coup d'État médical du 7 novembre ?

41. Le Monde du 30 octobre 2001, sous la plume de Pierre Tuquoi.

574
CHAPITRE 12

LA MORT DE BOURGUIBA

6 avril 2000
Les journaux du 6 mars 2000 annonçaient que la veille,
dimanche 5 mars, Bourguiba avait été admis à l'hôpital militaire.
Je téléphonai immédiatement à Bourguiba Jr qui m'apprit que son
père souffrait depuis quelques jours d'une pleurésie et qu'il avait
été transféré dimanche, en fin de matinée, au service de cardiologie
du professeur Mohamed Gueddiche du nouvel hôpital militaire
de Tunis. Averti que les visites étaient strictement interdites et
que les membres de sa famille, notamment les deux filles de
son frère Mhamed ainsi que Faouzia, fille de Chadlia sa nièce,
avaient été refoulées de l'hôpital, je m'abstins de m'y présenter,
me contentant de m'enquérir de ses nouvelles par l'intermédiaire
de son fils. Le mercredi 8 mars, Bourguiba Jr m'informa que son
père avait subi une ponction pleurale et que son état s'améliorait.
Le lundi 13 mars, j'appris le retour du Président à Monastir. Je
contactai Bourguiba Jr que je trouvai très irrité à cause de ce retour
précipité. Ne comprenant pas les raisons de sa colère, j'essayai de
le calmer, considérant que ce retour pouvait avoir été décidé à la
suite d'une amélioration de l'état de santé du malade.
Le quotidien Essabah du mardi 14 mars parlait de la
présence, aux côtés de Bourguiba, lors de son séjour à l'hôpital,
de sa fille adoptive Hager ainsi que de Naila Ben Ammar. La
présence au chevet de Bourguiba de cette dernière ne manqua pas
de m'étonner.
Le mercredi 15 mars ,j 'obtins l'accord du gouverneur pour me
rendre, le lendemain 16 mars, à Monastir, à l'occasion de l'AïdEl
Kebir. J'arrivai à 10 heures, en même temps que Ahmed Kallala
et trouvai au salon, le professeur Saïda Douki, psychiatre, mon
ancienne étudiante à la faculté ainsi que le professeur Mohamed
Ben Farhat, cardiologue et le docteur Saad. Ils m'informèrent

577
que le Président ne s'alimentait pas, qu'il avait depuis son retour
de l'hôpital militaire, subi deux ponctions pleurales et qu'ils
pensaient le soumettre à une troisième, ce jour-là vers midi.
Saïda Douki m'informa qu'elle avait été invitée à se joindre au
groupe médical pour équilibrer le sommeil du Président. Vers 10
heures 30, les membres de la famille commencèrent à arriver :
Bourguiba Jr, son épouse Neila, ses deux fils Moez et Mahdi,
sa fille Mariem et son mari, ainsi que les nièces du Président
et leurs enfants. En pénétrant dans la chambre à coucher, nous
trouvâmes le Président étendu sur une chaise longue à dossier
relevé, une aiguille de perfusion dans la veine du bras et branché
à un appareil qui enregistrait ses pulsations cardiaques. Son
visage était blême, beaucoup plus émacié que lors de ma dernière
visite. Il balbutiait à chacun quelques mots de bienvenue à peine
audibles en nous regardant fixement l'un après l'autre, puis ne
trouvant plus la force de parler, il faisait des gestes de la main en
guise de salut à ses visiteurs. Sa langue était sèche et l'infirmier
de service, Abdelaziz, lui versait dans la bouche, de temps à
autre, une petite cuillerée d'eau fraîche. Au bout d'une quinzaine
de minutes, le groupe médical invita l'assistance à quitter la
chambre. Devant un tel tableau, le pronostic vital me sembla
bien sombre, avis que partageait l'équipe médicale. Quant à
Bourguiba Jr, il était encore plus pessimiste, considérant que la
fin était certaine et très proche.
Un entretien avec Neila épouse de Bourguiba Jr, me permit
d'obtenir quelques précisions sur les conditions de la sortie
précipitée du Président de l'hôpital militaire. Ce jour-là, le lundi
13 mars 2000, Bourguiba Jr était arrivé avec son épouse Neila,
vers 10 heures à l'hôpital militaire. Ils contactèrent le chef de
service, Mohamed Gueddiche qui les informa que la santé du
Président s'améliorait, qu'il s'était un peu alimenté la veille au
dîner, qu'il avait pris son petit déjeuner et que pour le moment
il se reposait en faisant un petit somme. Bourguiba Jr et sa
femme se rendirent dans un salon mitoyen en attendant le réveil
du Président lorsqu'un remue ménage se fit entendre. Tout le
monde semblait affairé. On vint les informer qu'une ambulance
était arrivée pour ramener le Président à Monastir. Le Président
qu'on avait rapidement habillé fut placé dans l'ambulance qui
prit la route de Monastir. Bourguiba Jr et son épouse qui ne

578
s'attendaient pas à ce départ précipité étaient consternés. C'est
là que je compris la raison de l'irritation de Bourguiba Jr, lors de
notre entretien téléphonique du 13 mars : la décision de ramener
son père à Monastir signifiait que les médecins avaient perdu tout
espoir de le tirer d'affaire et il était contrarié d'avoir été abusé et
mis, sans aucun égard, devant le fait accompli.
Neila s'inquiétait également de la dégradation de l'état du
Président qu'elle n'avait pas vu depuis le 13 mars, jour de sa
sortie de l'hôpital militaire. Elle me précisa que c'était elle qui lui
avait rendu visite et non Neila Ben Ammar, comme cela avait été
rapporté dans le quotidien Essabah.
A 13 heures, la famille se regroupa dans la salle à manger pour
le repas. Quant à Ahmed Kallala et moi-même, nous décidâmes
de quitter la résidence de Monastir, la mort dans l'âme de savoir
le Président en si mauvais état. Mohamed Sayah qui, d'après
Bourguiba Jr était également autorisé à venir présenter ses voeux
au Président, était absent. Je le fis remarquer à Bourguiba Jr qui
se proposa de lui téléphoner pour s'assurer qu'il avait bien été
averti de l'autorisation de visite. J'appris par la suite, qu'il avait
rendu visite deux jours plus tard à Bourguiba.
L'image de cet homme étendu ne quitta pas mon esprit
pendant le trajet Monastir - Tunis. Disparues la vigueur, l'énergie,
l'intelligence, la vivacité du regard, la promptitude dans la répartie
dont il avait toujours fait preuve jusqu'en 1996. Je n'arrivais pas
à admettre que l'homme qui avait ébranlé le pouvoir colonial en
Afrique, qui pour arracher l'indépendance de son pays des griffes
du colonialisme avait supporté les souffrances de la déportation
et de la prison, l'homme du 13 janvier 1952, l'homme du 1 juin er

1955, l'homme du 8 février 1958, soit dans un tel état, qu'aucun


bulletin de santé ne soit diffusé et que, dehors, chacun continue à
vaquer à ses occupations.
Le jeudi 6 avril 2000, vers 10 heures trente, la radio tunisienne
annonçait le décès de Bourguiba. Dans les minutes suivantes,
je reçus plusieurs coups de téléphone de parents et d'amis qui
voulaient m'informer de la terrible nouvelle. Vers 15 heures,
j'étais devant la résidence de Bourguiba, à Monastir. La grande
porte en bois du jardin était fermée. Quelques personnes, les yeux
hagards, discutaient aux alentours. Je leur demandai si Bourguiba

579
était là. « Non, me répondirent-ils, on vient de transporter la
dépouille dans sa maison natale, place du 3 août ».
Une atmosphère oppressante de tristesse pesait sur la ville.
Quelques attroupements se constituaient autour des boutiques et
des magasins. Très rapidement, à proximité de la place du 3 août,
les rues devinrent noires de monde et embouteillées de voitures.
Je trouvai enfin une place où me garer, à plus d'un kilomètre de
la maison. Plusieurs rangées de chaises avaient été disposées sur
les trottoirs attenants. Pratiquement toutes étaient occupées. En
entrant dans la maison vers 15 heures 30, je découvris, dans le
patio, le cercueil drapé des couleurs nationales. Des jeunes scouts
et des membres de la jeunesse destourienne montaient la garde.
Les femmes pleuraient, les hommes n'anivaient pas à cacher leur
chagrin, l'émotion marquait tous les visages. Afin de rendre un
dernier hommage à cet homme qui avait fait de sa vie la plus belle
page d'histoire de la Tunisie contemporaine, un circuit s'était
organisé : des hommes et des femmes de tout âge pénétraient
en colonne par la porte d'entrée à deux battants qui ouvre sur
le patio, faisaient le tour du cercueil en invoquant Dieu et en Le
priant d'accorder Miséricorde à cet homme qu'ils interpellaient
comme leur père. La colonne avançait toujours, dans l'ordre et
le recueillement, sans s'arrêter car la file ne cessait de s'allonger
devant la maison, et ressortait par la même porte à deux battants
après avoir contourné le cercueil. En sortant, les visiteurs allaient
se joindre à l'attroupement extérieur encadré par de nombreux
policiers disséminés autour de la maison. De cette foule, évaluée à
plusieurs milliers, fusait l'hymne national ainsi que des chansons
patriotiques entrecoupées de l'invocation « Dieu est Grand» et
de louanges au chef disparu.
Les deux autres pièces de la maison étaient réservées à la
famille, la pièce face à l'entrée aux hommes, la pièce latérale
aux femmes. J'entrevis Bourguiba Jr et son fils Moez, entourés
des membres de la famille et d'amis proches. Mahdi, son
second fils, devait arriver de Stockholm dans l'après-midi. La
présence de ce cercueil drapé, le souvenir des visites au cours
desquelles j'accompagnais le Président dans cette maison et
les discussions passionnantes, pleines de verve qu'il engageait,
se superposaient dans mon esprit à la scène présente et eurent
raison de ma retenue. Le chagrin m'envahit brusquement. Je

580
n'avais même plus la force de me frayer un chemin pour aller
présenter mes condoléances à Bourguiba Jr. Je m'affalai dans le
premier fauteuil libre et couvris mon visage de mes mains pour
cacher les larmes que je n'arrivais plus à retenir. Cette émotion
passée, j'allai saluer Bourguiba Jr, les membres de sa famille et
les amis présents. L'un des fauteuils attenant au mien était occupé
par Mohamed Abbès, ancien gouverneur de Gafsa, avec lequel
j'évoquai des souvenirs, notamment celui de notre visite avec
Wassila à Gafsa, au lendemain des événements de 1980. Puis
Hédi Baccouche vint occuper ce fauteuil. La discussion porta
sur l'épopée bourguibienne. Baccouche déclara notamment qu'il
était de mon devoir d'écrire un témoignage sur Bourguiba, au
moins sur sa santé, étant donné que j'étais l'un des rares à l'avoir
autant côtoyé au cours des quarante dernières années. Je me suis
bien entendu gardé de lui dire que cela était déjà fait en grande
partie depuis le début des années 90.
Les amis, les militants, les anciens ministres, les anciens
gouverneurs et hauts responsables se relayaient pour présenter
leurs condoléances à Bourguiba Jr et à son fils Moez. Vers 17
heures, arriva un groupe de ministres en exercice, membres du
bureau politique du RCD. Ils présentèrent leurs condoléances
officielles à Bourguiba Jr, restèrent un moment avant de reprendre
la route vers Tunis. Dans le patio, la foule devenait de plus en
plus dense. Le défilé autour du cercueil se poursuivait. Dès
que les visiteurs s'attardaient un peu, ralentissant l'avancée de
la colonne, les organisateurs les pressaient d'avancer. Vers 21
heures, Bourguiba Jr épuisé se retira quelques instants. Lorsque
je quittais la maison, vers 22 heures, pour retourner à Tunis, le
défilé autour du cercueil se poursuivait toujours au même rythme,
alors qu'au dehors, la foule était toujours aussi dense.
Le lendemain, vendredi 7 avril, le cercueil fut transporté, en
avion à Tunis, pour être exposé à la Maison du RCD. J'arrivai vers
16 heures à La Kasbah. Une foule de personnes de tout âge et de
toutes conditions était massée sur le trottoir faisant face à l'édifice.
Un abondant service d' ordre, autour du bâtiment du RCD, dispersait
les personnes qui tentaient de s'approcher et les empêchait de
stationner. L'accès se faisait uniquement par la porte centrale.
Là, un mur de policiers, épaule contre épaule, bras entrelacés,
barrait l'accès à la masse humaine tassée dans les escaliers, dans

581
laquelle je notai une majorité de jeunes, filles et garçons. Ceux
qui parvenaient à pénétrer se bousculaient dans un corridor bordé
par des policiers en tenue. Je m'engouffrai avec eux. On était très
seri'és les uns contre les autres. Certaines femmes se sentirent
mal. La chaleur était suffocante. Tout le monde transpirait. L'air
résonnait de chants patriotiques, de versets du Coran et de slogans
de louanges à Bourguiba. Des policiers ne laissaient les visiteurs
pénétrer dans la salle « 20mars », où se trouvait le cercueil, que
par petits groupes. Après un moment de grande bousculade, je
parvins à y pénétrer à mon tour. Le cercueil de Bourguiba était là,
au fond de la salle, bizarrement recouvert d'un drapeau froissé,
mis de travers, devant une fresque immense occupant tout un mur,
représentant le Président Ben Ali. Un portrait peu avantageux d'un
Bourguiba vieilli, était placé près du cercueil.
Entouré de ses deux fils et de quelques amis, Bourguiba Jr
me sembla fatigué et quelque peu irrité. Il cherchait à quitter la
salle. Abderrahim Zouari, secrétaire général du RCD qui était à
ses côtés, s'évertuait à le retenir. Il l'accompagna sur le perron
latéral du bâtiment pour attendre Zine Ben Ali qui devait venir se
recueillir devant la dépouille du Leader. L'atmosphère était tendue.
Je me hâtais de les quitter avant l'arrivée du Président Ben Ali.
L'édifice du Parti, le long du Boulevard du 9 avril resta illuminé et
des citoyens venant de toute la République continuèrent à affluer
pendant toute la nuit en ordre et avec dévotion pour rendre un
dernier hommage au Combattant suprême.
Le samedi 8 avril 2000, jour de l'enterrement, correspondait
à deux grands moments de l'histoire nationale : le 8 avril 1938,
date de la grande manifestation qui fut le prélude de la deuxième
épreuve de force et le 8 avril 1956, date de la première réunion de
l'Assemblée nationale constituante sous sa présidence. Était-ce là
l'effet du hasard ou du destin ?
Ce jour-là, j'arrivai à Monastir vers 13 heures, accompagné
de ma fille aînée Molka, médecin à l'Hôpital Farhat Hached de
Sousse. Trouvant l'avenue principale qui traverse la ville, bloquée
par des barrages de police, je rebroussai chemin et, connaissant
bien les accès de la ville, j'empruntai la route de la Corniche
qui était relativement dégagée. Arrivé au niveau du cimetière
de Monastir, je fus arrêté par un cordon de police qui barrait la

582
route. Déclinant mon identité, je fus autorisé à passer et garai ma
voiture dans un parc réservé aux voitures officielles et aux cars
de la garde nationale. Au Carré des Martyrs, début de l'esplanade
pavée qui conduit au mausolée, je fus arrêté de nouveau. On
exigea cette fois de moi la présentation d'une carte d'invitation
que je ne possédais pas pour ne l'avoir ni demandée, ni reçue.
Cette fois la déclinaison de mon identité resta un long moment
sans effet. Au bout d'une dizaine de minutes de discussions et
devant mon insistance, ma détermination puis ma colère, l'un
des policiers en civil accepta d'aller chercher un organisateur des
obsèques qui détenait de nombreuses listes. Celui-ci déclara qu'il
avait trouvé mon nom et m'autorisa à passer, mais empêcha ma
fille de pénétrer avec moi. Elle resta près du Carré des Martyrs
où je la rejoignis à la fin de la cérémonie. Un troisième barrage se
dressait devant la grande porte en fer qui donne accès à la cour du
mausolée. Je traversai le portail, l'air décidé, sans même regarder
les policiers en civil qui filtraient les arrivants. De leur côté, ils
n'osèrent pas m'arrêter, occupés qu'ils étaient à interdire le passage
de personnes plus jeunes ou moins connues. Je rejoignis, dans
l'enceinte du mausolée, un groupe de connaissances comprenant
Béchir Ben Slama, Ahmed Loghmani, Mohamed Sayah, Mongi
Kooli, ... Au bout de deux heures d'attente meublées par de la
musique, des cris, des invocations, des chants patriotiques, des
slogans de toutes sortes en provenance de la foule massée de part
et d'autre du chemin qui sépare le Carré des Martyrs du mausolée,
une musique militaire remplit l'atmosphère, annonçant l'arrivée
du cortège funèbre. Les officiers de l'armée et de la garde
nationale ainsi que les policiers en civils s'agitèrent de plus belle
pour contenir la foule. C'est alors que l'on vit arriver le cercueil
de Bourguiba. « Allahou Akbar » scandait la foule à l'unisson. A
la vue du cercueil, certaines personnes furent victimes de malaise
ou d'évanouissement. Elles furent rapidement évacuées dans des
ambulances camouflées derrière la foule. Recouvert du drapeau
national, le cercueil était placé sur l'affût d'un canon tracté par
un véhicule militaire à bord duquel avait pris place une garde
d'honneur des trois armes. Le véhicule était encadré par un
détachement d'officiers de l'aimée dont deux portaient, sur un
coussin rouge, quelques-unes de ses décorations. L'assistance,
médusée, découvrit derrière ces militaires, une rangée de Ninjas

583
(Tigres Noirs), brigade spéciale de commandos revêtus de gilets
pare-balles, la tête entièrement couverte d'une cagoule noire
trouée au niveau des yeux, qui avançaient d'un pas athlétique,
sautant presque, une mitraillette au poing, braquée de façon
ostentatoire sur la foule. Suivaient, quelques mètres plus loin, le
président Ben Ali entouré de Bourguiba Jr, des présidents Jacques
Chirac, Abdelaziz Bouteflika, Yasser Arafat, Ali Abdallah Salah
du Yémen et Robert Gueye de la Côte d'Ivoire. De nombreux
chefs de gouvernement et des ministres étaient également
présents : les premiers ministres de Mauritanie et du Katar, le
prince Moulay Rachid du Maroc ainsi que des personnalités
gouvernementales étrangères dont Jean-Pierre Chévènement,
Philippe Seguin, Bertrand Delanoë, ainsi que des personnalités
et des ministres marocains et saoudiens, ... Puis venaient les
membres du gouvernement et du bureau politique ainsi que les
membres du corps diplomatique accrédité à Tunis. Le cortège
s'arrêta dans un espace laissé libre à gauche de la porte d'entrée en
bois du mausolée. Après une minute de silence, le président Ben
Ali entama une oraison funèbre dans laquelle, après avoir rappelé
-

succinctement 1 ' itinéraire du disparu, il n ' hésita pas à s ' approprier


les avancées du modernisme bourguibien, déclarant :
Nous avons entrepris le changement du 7 novembre en
puisant ce qu 'il y a de meilleur dans le legs que nous a laissé le
leader Habib Bourguiba, tout en l'enrichissant et en le fructifiant.
Nous avons amorcé une nouvelle étape pour la Tunisie, faite de
réformes, de réalisations et de solidarité nationale.
Après ce discours, l'imam de Monastir, le cheikh Nabi,
prononça une oraison entrecoupée de versets de Coran. Puis le
cercueil, transporté par un détachement d'officiers de l'armée,
fut introduit à l'intérieur du mausolée pour l'inhumation. Seuls,
le président Ben Ali et les personnalités qui l'accompagnaient
pénétrèrent à sa suite et la porte en bois du mausolée se referma
derrière eux.
A la fin de la cérémonie des obsèques, profitant du départ des
officiels et de l'éloignement des agents de sécurité, de nombreux
Tunisiens et Tunisiennes accrochèrent aux grilles de l'enceinte
ou aux fenêtres du mausolée, de petits bouquets de fleurs ou des
branches vertes, cueillies des plantations avoisinantes. Certains
pleuraient, d'autres récitaient des prières.

584
Aéroport de Tunis-Carthage, le 7 avril 2000.
Arrivée du cercueil dans un Boeing de Tunis-Air (Photo Jeune
Afrique n° 2049).

Monastir, esplanade entre le Carré des Martyrs et le


Mausolée, le 8 avril 2000.
À l'arrière plan : le cercueil monté sur l'affût d'un canon.
Au premier plan un membre d'une brigade spéciale de
commando (Tigre Noir) cagoulé et mitraillette au poing
(Photo Jeune Afrique n° 2049).

585
Comme cela avait été fait pour les obsèques du roi Hussein
de Jordanie et du roi Hassen II du Maroc, la télévision française
décida d'interrompre ses programmes pour retransmettre la
cérémonie des obsèques de Bourguiba. Autour de Philippe
Dessaint, animateur de la chaîne TV5, avaient pris place sur le
plateau, un groupe de journalistes comprenant Jean Daniel, Hamid
Berrada, Mathlouthi, Guy Sitbon et Ziad Limam, pour commenter
les images retransmises de Monastir et rappeler l'itinéraire de
Bourguiba. Mais le temps imparti à l'émission s'écoulait et la
retransmission se faisait attendre. A la place du reportage de la
cérémonie en direct attendu,la télévision tunisienne envoya, deux
heures durant, des panoramas de coucher de soleil, de paysages,
d'animaux divers alternant avec des images pieuses, des évocations
religieuses ou la lecture du Coran,... bref des images d'archives
qui étaient habituellement diffusées « en boucle » pendant le
mois de Ramadan. L'animateur et ses invités ne cachaient pas leur
déception et leur dépit mêlés d'inquiétude et d'une grande gêne.
Ils évoquaient, avec raison, la déception de tous les Tunisiens,
chez eux ou à l'étranger, et de tous les amis de la Tunisie, qui
vivaient en ce moment même la frustration d'être privés des
dernières images de celui qui les avait accompagnés durant plus
d'un demi-siècle. Quelques minutes avant la fin du temps imparti
à l'émission, l'animateur reçut une dépêche d'agence l'informant
que la cérémonie était terminée et qu'elle n'avait été diffusée par
aucune télévision étrangère. Puis il reçut une communication de
l'ambassade de Tunisie à Paris expliquant qu'aucune image des
obsèques n'avait été transmise, pour « respecter le recueillement
du peuple tunisien ». Ce qui ne manqua pas de susciter l'hilarité
de Jean Daniel et des mouvements divers sur le plateau de TV5.
Non seulement la transmission en direct de la cérémonie des
obsèques avait été interdite mais la radio-télévision tunisienne
n'avait pas donné la parole au peuple, ne l'avait pas laissé
exprimer ses sentiments, quels qu'ils puissent être, en ce moment
important de la vie de la nation. La plupart des meilleures images
furent transmises par les télévisions étrangères, malgré le fait
que les photographes et caméramans étrangers aient été parqués
près du carré des Martyrs, à plus de 500 mètres du mausolée et
empêchés de suivre le cortège. Il y avait une volonté délibérée
d'occulter le passé et de museler les sentiments. Par ailleurs, des

586
caméras de surveillance avaient été postées partout le long du
cortège funèbre, y compris sur les toits.
Et puis, assurer le transport, vendredi 7 avril, de la dépouille
de Bourguiba, de Monastir à Tunis, dans un avion dénommé « 7
novembre 1987 » , date de sa destitution, et dit-on, dans les soutes,
J

ou encore emprunter un chemin raccourci vers le cimetière, que


la tradition à Monastir réservait aux morts honteux, n'est-ce pas
là, la preuve d'une volonté perverse ?
Des funérailles nationales et un deuil de sept jours ont bien
été décrétés. Mais, comme il avait été privé d'images, le peuple
tunisien a également été privé d'adresser un hommage d'adieu
à son libérateur et de l'accompagner à sa dernière demeure. À
Tunis, un service d'ordre impressionnant a dévié la circulation
pour empêcher l'accès à la Maison du Parti, à La Kasbah. Et la
plupart de ceux qui se sont déplacés à Monastir pour les obsèques
ont été empêchés par les cinq mille policiers présents, d'arriver à
l'esplanade du mausolée ou d'approcher le cercueil du Président.
Tous l'ont ressenti comme une véritable frustration. Quant au deuil
de sept jours, il s'est concrétisé par des drapeaux en beme. Les
programmes de la radio et de la télévision n'ont pas été modifiés
ou à peine. Les matchs de foot eurent lieu, comme si de rien n'était
et les discothèques restèrent ouvertes. Aucun congé ne fut accordé
le jour de l'enterrement, même dans les écoles, alors que quelques
jours auparavant, le Président Zine Ben Ali avait accordé une après-
midi de congé général pour permettre aux Tunisiens de suivre
un quelconque match de football où jouait la Tunisie lors d'une
compétition internationale. A Monastir, les élèves manifestèrent
leur révolte et leur émotion en désertant leurs cours.
D'autres actions du genre ont approfondi le fossé entre la
population et le régime : le choix du portrait désavantageux d'un
Bourguiba vieilli, si différent de l'image ancrée dans la mémoire
populaire, placardé à la une des journaux pour annoncer sa mort, la
large diffusion sur les écrans et dans les journaux d'un Bourguiba
pratiquement méconnaissable, étendu sur son lit d'hôpital quelques
jours avant sa mort ou encore les documentaires réalisés à partir

1. Jeune Afrique n° 2049, 18-24 avril 2000. Photographie de l'avion, p. 47. Article :
« Bourguiba, le dernier voyage », pp. 44-55.

587
de montages trompeurs diffusés par les télévisions tunisienne
et étrangères. C'est ainsi que des scènes récentes filmées après
1997, montrant le Président affaibli, ne pouvant plus se lever ou
s'asseoir sans aide, ont illustré la visite de Bourguiba à Carthage,
le 13 mai 1990 et la visite de Zine Ben Ali à Monastir, en 1993.
La mystification est clairement prouvée par la présence, sur
ces films et sur ces clichés, de Habib Brahem, gouverneur de
Monastir depuis 1997 et non celle de Abdelaziz Chaabane qui
était gouverneur lors de ces visites, en 1990 et en 1993.
La lettre de protestation de la journaliste Noura Borsali, datée
du 8 avril 2000, adressée au PDG de la ERTT est édifiante. On y
lit notamment :
C'est un devoir national que celui de réserver une couverture
médiatique à la hauteur, non seulement de cet événement mais
aussi de ce grand homme. En passant des documentaires sur les
animaux et des débats sur des « événements culturels » en ces
journées de deuil et à la veille des funérailles, notre télévision
nationale insulte notre mémoire collective, historique et nationale
et bafoue notre citoyenneté dont une des composante est le droit
à l'information et à l'expression... Aussi, en tant que citoyenne
et femme tunisienne, dois-je élever fort ma protestation contre la
banalisation réservée à la mort de Bourguiba et refuse d'adhérer
à cette amnésie historique que nous impose notre télévision.
Bourguiba - au-delà des critiques qu 'on lui a adressé - demeure
aujourd'hui pour nous le fondateur de l'Etat moderne, du régime
républicain, le défenseur de la laïcité et le combattant acharné
pour les droits des femmes. ... Hélas, c'est un message que
nous aurions aimé que notre télévision transmette aujourd'hui
- comme hier d'ailleurs - à nos jeunes avides de mieux saisir
cette page de notre histoire ainsi que la complexité de cette figure
qu'on leur montre à présent à travers des photos horribles et
indécentes (parce que, Monsieur le Président Directeur Général,
on n 'a pas le droit de montrer des photos d'un être qui agonise sur
son lit d'hôpital). Quelle image a-t-on donné de cet homme à une
jeunesse sans repères et catastrophée de voir qu'on lui accorde
une demi-journée pour un match de football et non pour porter
un deuil et rendre un dernier hommage à un homme qui fut et qui
restera GRAND ?

588
Quels étaient les mobiles de cette malveillance ? Était-ce
l'intention d'avaliser et de bien ancrer dans l'inconscient collectif
la duperie sur laquelle s'était basé le coup d'État médical du
7 novembre ? Était-ce la volonté perfide de marginaliser et de
ternir l'image de l'homme qui a marqué le siècle par soixante ans
de lutte pour la liberté et le progrès de son pays ?
C'est là une vue bien courte. Regardons autour de nous : dans
tous les lieux officiels, trônent les portraits de Kamel Attaturk en
Turquie, de Mohamed Ali Jenah au Pakistan, de Ghandi en Inde,
de Mao Tsé Toung en Chine, de Kim II Sung en Corée du Nord, de
Ho Chi Min qui dirigea les destinée de son pays jusqu'à sa mort
et dont la capitale Saïgon a été renommée HoChiMin-ville pour
perpétuer sa mémoire. Ces hommes n'ont pas plus fait pour leur
pays, que ce qu'a fait Bourguiba pour la Tunisie. Mais l'Histoire
n'a certainement pas dit son dernier mot.
Ces faits n'ont pas manqué de susciter de nombreux
commentaires dans les médias étrangers.
Alors qu'un quotidien algérien écrivait que Bourguiba n'était
pas en odeur de sainteté dans les hautes sphères dirigeantes, le
quotidien français Libération ne cachait pas que « le régime Ben
Ali a tout fait pour escamoter les obsèques de son prédécesseur » , 2

De son côté, Le Monde diplomatique écrivait sous le titre « Deuil


subversif en Tunisie » :
Le combattant suprême, Habib Bourguiba, n'a eu droit
qu'à des funérailles furtives, destinées surtout à glorifier son
successeur, Zine El Abidine Ben Ali. Le pouvoir a tout mis en
œuvre pour tenir le citoyen à l'écart des funérailles nationales. 3

Libération reconnaît :
En enterrant le Combattant suprême presque en catimini,
Ben Ali n'a fait que souligner l'attachement du peuple tunisien à
son ancien leader. 4

Même mort, Bourguiba restait très encombrant pour Ben


Ali.

2. Libération du lundi 10 avril 2000, sous la signature de Pierre Aski.


3. Le Monde Diplomatique, mai 2000 sous la signature de Kamel Labidi.
4. Libération du 12 avril 2000, sous la plume de Vincent Geisser, politologue au CNRS
et ancien chargé de mission à l'Institut de recherche sur le Maghreb.

589
Cette volonté de pousser le peuple tunisien à oublier celui
qui a dirigé la lutte de libération de son pays et l'a engagé dans
la voie de la modernité, avait commencé bien avant la mort de
Bourguiba. Dès la destitution, les éloges adressés à Bourguiba
s'étaient mués pour glorifier Zine Ben Ali, les poèmes en arabe
dialectal décrivant les hauts faits menés par les militants contre le
colonialisme n'étaient plus diffusés. Les discours de Bourguiba
étaient interdits et même l'hymne national était remplacé parce
qu'il comporte le terme «Habib». En 1988, l'hebdomadaire
Tunis Hebdo rapportait sous le titre « On déboulonne » :
A l'issue d'une réunion tenue vendredi dernier par le bureau
du conseil municipal de Kairouan, il a été décidé de changer le
toponyme de l'artèreprincipale « Avenue du 7novembre » au lieu de
« Avenue Habib Bourguiba », comme il a été décidé de déboulonner
la statue équestre,place de l'Afrique à Tunis, de l'ancien président,
déboulonnage qui a été effectué le samedi à l'aube. Cette mesure
est appelée certainement à faire boule de neige. 5

Le journal Essabah confirme cette affirmation, indiquant par


ailleurs que la ville de Gabès avait connu, au cours de la nuit du
vendredi, l'enlèvement des statues de l'ancien président et que son
nom serait supprimé des artères des grandes villes ainsi que des
places publiques pour être remplacé par celui de « Liberté » ou de
« 7 novembre ». Il va sans dire qu'une telle décision ne pouvait
émaner d'un conseil municipal mais des plus hautes instances du
pouvoir. Cela rappelle étrangement le comportement, il y a plus
de mille ans, des Fatimides qui, après avoir chassé les Aghlabides
de Kairouan et occupé la ville, ont modifié les inscriptions relatant
les hauts faits et les réalisations de cette glorieuse dynastie, en se
les appropriant.
Le choix de Kairouan et de Gabès, considérées comme villes
saintes, vise de toute évidence à ancrer dans les esprits le rôle
de pourfendeur des intégristes que Zine Ben Ali s'est efforcé
d'imputer à Bourguiba, afin de mettre en relief son propre rôle
qui avait été de libérer les islamistes en 1987, d'avoir noué le
dialogue avec eux en 1988 et de les avoir encouragé à participer
aux élections législatives et présidentielles en 1989.

5. Tunis Hebdo du 20 juin 1988.

590
Effacer Bourguiba de la mémoire du Tunisien ou dénaturer
son action n'est certainement pas chose aisée. On peut le constater
dans l'article intitulé « Tous nostalgiques de Bourguiba » :
Les nostalgiques du bourguibisme qui comprennent dans leurs
rangs de nombreux opposants regrettent la période bourguibienne
où ils étaient au moins reconnus comme acteurs politiques à
part entière et non simplement comme des délinquants ou des
contrevenants à l'ordre public. Du temps de Bourguiba, bien que
réprimés et emprisonnés, ils pouvaient se prévaloir d'une identité
d'opposition, implicitement admise par le pouvoir. A l'heure
actuelle, ils sont réduits à rien, cantonnés dans un immobilisme
total de peur des représailles sur leur famille et sur leur emploi.
Même les ex-sympathisants de La Nahdha sont nombreux à
reconnaître que « Le combattant suprême avait au moins le mérite
d'une certaine clarté, là où le régime actuel tente de brouiller les
cartes en se parant des habits neufs de la démocratisation et de la
libéralisation ». 6

Lorsque je pense à cet homme aujourd'hui disparu, ce sont


moins son génie politique, sa vision du futur et son œuvre, ce sont
plutôt sa vaste culture, ses qualités humaines, son franc-parler,
sa rectitude, son courage et la finesse de son intelligence qui me
reviennent à l'esprit.

6. Libération du 12 avril 2000, sous la plume de Vincent Geisser.

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LISTE DES ABRÉVIATIONS
ALECSO : Organisation Arabe pour l'Éducation, la Science et la Culture
ALN : Armée de libération Nationale
CERES : Centre d'Études et de Recherche économiques et sociales
CGTT : Confédération Générale des Travailleurs Tunisiens
CIA : Central Intelligence Agency
CIO : Comité International Olympique
CISL : Confédération Internationale des Syndicats Libres
ENIG : École Nationale des Ingénieurs de Gabès
ENIT : École Nationale des Ingénieurs de Tunis
ENSET : École Normale Supérieure de l'Enseignement Technique de Tunis
FLN : Front de Libération Nationale
FSM : Confédération Syndicale Mondiale
GEAST : Groupe d'Études et d'Action Socialiste Tunisien
GPRA : Gouvernement Provisoire de la République Algérienne
INRST : Institut National de Recherche Scientifique et Technique
ITAAUT : Institut Technologique d'Art, d'Architecture et d'Urbanisme de Tunis
LTDH : Ligue Tunisienne pour la Défense des Droits de l'Homme
MDS : Mouvement des Démocrates Socialistes
MEESRS : Ministère de l'Éducation, de l'Enseignement Supérieur et de la
Recherche Scientifique
MUP : Mouvement de l'Unité Populaire
MUP 1 : Mouvement de l'Unité Populaire 1
MUST : Mission Universitaire et Scientifique de Tunisie à Washington
MTI : Mouvement de la Tendance Islamique
OAS : Organisation de l'Armée Secrète
OCI : Organisation de la Conférence Islamique
O.I.T : Organisation Internationale du Travail
OLP : Organisation de Libération de la Palestine
ONOU : Office National des Oeuvres Universitaires
OTAN : Organisation du Traité de l'Atlantique Nord
OUA : Organisation de l'Unité Africaine
PCT : Parti Communiste Tunisien
POCT : Parti Ouvrier Communiste Tunisien
PPA : Parti Populaire Algérien
PSD : Parti Socialiste Destourien
PUP: Parti de l'Unité Populaire
RCD : Rassemblement Constitutionnel Démocratique
RSD : Rassemblement Syndical Démocratique
RSP : Rassemblement Socialiste Progressiste
RTT : Radio Télévision Tunisienne
SNESRS : Syndicat National de l'Enseignement Scientifique et de la Recherche
Scientifique
STIL : Société Tunisienne d'Industrie Laitière
UDMA : Union Démocratique du Manifeste Algérien
UDU : Union Démocratique Unioniste
UGET : Union Générale des Étudiants Tunisiens
UGTE : Union Générale Tunisienne des Étudiants
UGTT : Union Générale des Travailleurs de Tunisie
UIB : Union Internationale des Banques
UNAT : Union Nationale des Agriculteurs de Tunisie
UNESCO : United Nations Educational Scientific And Cultural Organization
URSS : Union des Républiques Socialistes Soviétiques
USA : United States of America
USAID : United S tates Program AID
UTAC : Union Tunisienne de l'Artisanat et du Commerce

593
CURRICULUM V1TAE
Amor Chadli est né le 14 mai 1925 à Tunis.
Études primaires et secondaires à l'Annexe puis au Collège Sadiki.
1948 : Baccalauréat de l'Enseignement secondaire, Tunis
(Académie d'Alger).
1949 : Certificat de Physique Chimie Biologie, Tunis.
1949 : Études médicales à la faculté de médecine de Strasbourg.
1954 : Certificat d'Études Spéciales (CES) de Sérologie. Interne
au service des contagieux à l'hôpital La Rabta à Tunis.
Assistant à l'Institut d'Anatomie pathologique de la faculté
de médecine de Strasbourg (1954 à 1957).
1957 : Thèse de doctorat en médecine. Chef du laboratoire
d'Anatomie pathologique à l'Institut Pasteur de Tunis.
CES d'hématologie. Diplômes de l'Institut Pasteur de
Paris : Microbiologie, Virologie, Immunologie générale
(1958), Mycologie (1960), Immunohématologie et
Immunopathologie (1972).
1959 : Sous directeur de l'Institut Pasteur de Tunis.
1962 : Agrégé de médecine de la faculté de médecine de Paris
(Anatomie pathologique).
1963 : Directeur de l'Institut Pasteur de Tunis, de janvier 1963 à
février 1988.
1964 : Doyen fondateur de la faculté de médecine de Tunis (1964 à
1971 et 1973 à 1975). Professeur d'Anatomie pathologique
jusqu'en 1986. Membre correspondant de la Société médicale
tchécoslovaque Purkinje.
1966 : Président de la Société tunisienne des Sciences médicales.
1967 : Docteur honoris causa de l'Université de Montpellier.
1969 : Lauréat de l'Académie nationale de Médecine de Paris, Prix
Émile Marchoux.
1973 : Membre correspondant de l'Académie nationale de Médecine
de Paris.
595
1974 : Démarrage à l'Institut Pasteur de Tunis d'un CES
d'Immunologie générale et médicale puis d'un CES
d'Allergologie. Préparation du démarrage des facultés de
médecine de Sousse et de Sfax.
1975 : Membre de l'assemblée du conseil d'administration de
l'Institut Pasteur de Paris en tant que représentant des
directeurs des filiales.
1976 : Inscription au tableau des experts de l'OMS pour le cancer
(jusqu'en 1986).
1979 : Président de la Cellule des professeurs de l'Enseignement
supérieur et membre du Comité Central du PSD.
1983 : Membre associé de l'Académie nationale de Médecine,
Paris. Membre du conseil scientifique de «Beït al-Hikma»,
Tunis.
1986 : Recteur de l'Université tunisienne (avril 1986). Ministre de
l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique (mai
1986). Ministre de l'Éducation nationale, de l'Enseignement
supérieur et de la Recherche scientifique (juillet 1986 à mai
1987). Membre du Bureau politique et Secrétaire adjoint du
PSD (juin 1986 à novembre 1987).
1987 : Ministre Directeur du Cabinet présidentiel (16 mai - 6
novembre 1987).
1991 : Prix du Mérite Scientifique décerné par le Conseil du l'Union
des Médecins arabes.
Il est l'auteur de plus de 170 publications parues dans des revues
tunisiennes et étrangères et principalement dans les Archives de
l'Institut Pasteur de Tunis, revue trimestrielle dont il a dirigé la
parution de 1963 à 1988.
2005 : Établissement du texte arabe de deux ouvrages d'Ibn Al-
Nafis : Abrégé du Canon d'Avicenne et Anatomie du
Canon d'Avicenne. Traduction de ces deux ouvrages en
langue française avec la collaboration de MM. Ali Hemrit et
Ahmed Barhoumi.
2008 : Établissement du texte arabe de l'ouvrage d'Ibn Al-Jazzar
La différence entre les maladies. Traduction de cet ouvrage
en langue française.

596
Il est titulaire de décorations tunisiennes (Grand Cordon de l'Ordre
de l'Indépendance, Grand Cordon de l'Ordre de la République,
Premier degré de l'Ordre du Mérite éducationnel), de décorations de
pays arabes (Premier degré de l'Ordre alaouite du Maroc, Premier
degré de l'Ordre du Mérite d'Egypte, Premier degré de l'Ordre du
Mérite du Liban, Premier degré de l'Ordre du Mérite de Jordanie,
Deuxième degré de l'Ordre du Mérite de Mauritanie), de décoration
françaises (Officier de la Légion d'Honneur, Commandeur de
l'Ordre du Mérite) ainsi que de décoration d'autre pays.

597
TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos 5
Chapitre 1 : La destitution 9
Chapitre 2 : Bourguiba, jeune militant 25
Chapitre 3 : Mouvement national et combat pour l'indépendance. 43
(2 mars 1934-31 juillet 1954)
Chapitre 4 : L'autonomie interne et le conflit Bourguiba-Ben Youssef83
(31 juillet 1954-20 mars 1956)
Chapitre 5 : L'Indépendance et les grandes options 95
(20 mars 1956-2 novembre 1970)
1. Les prémisses de l'état moderne 97
2. Le conflit franco-algérien et l'affrontement de Bizerte, .. 103
3. Le socialisme destourien 130
4. Le problème israélo-palestinien 141
5. L'alerte et l'éveil des ambitions 171
Chapitre 6 : Le libéralisme économique et la conspiration
contre Hédi Nouira 197
(2 novembre 1970 - 26 février 1980)
Chapitre 7 : Fluctuations politiques, économiques et sociales ..... 237
(23 avril 1980-8 juillet 1986)
Chapitre 8 : La déstabilisation du régime... 311
(8 juillet 1 9 8 6 - 6 novembre 1987)
1. La réduction des libertés et l'isolement du Président .313
2. Un enjeu de taille, l'université 327
3. La pseudo-menace intégriste 354
4. La désinformation médiatique 388
5. L'ambivalence 451
6. La désinformatrion atteint son but ...489
Chapitre 9 : Les critiques à l'encontre de Bourguiba 499
Chapitre 10 : Bourguiba en résidence surveillée 517
(7 novembre 1 9 8 7 - 6 avril 2000)
Chapitre 11 : Le comportement du nouveau pouvoir 547
Chapitre 12 : La mort de Bourguiba 575
(6 avril 2000)

Liste des abréviations 593


Curriculum vitae de l'auteur 595

599
Auteur : Amor CHADLI
9, avenue Farhat Hached, 2070 La Marsa, Tunisie.
amorchadli@gmail.com
Achevé d'imprimer sous les presses de Simpact - Février 2011
©Droits de reproduction, traduction et adaptation réservés pour tous pays à l'auteur

ISBN : 978-9973-02-225-7

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