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Dans les entreprises libérées, le temps n’est plus compté

« M » prend la mesure du temps et s’intéresse aux façons de le remonter, de le vivre, de le


maîtriser… Par exemple, permettre aux salariés de moduler leurs horaires en fonction de leurs
besoins favorise l’autonomie et réduit le stress.
M le magazine du Monde | 06.09.2017 à 08h00 • Mis à jour le 06.09.2017 à 16h37 | Par Anne-
Sophie Novel

« La vie en boîte » est une histoire drôle et grinçante. La nôtre. Voici comment le
sage Pierre Rabhi la narre : « Notre civilisation a la prétention de nous libérer
alors qu’elle est la civilisation la plus carcérale de l’histoire de l’humanité. De
la maternelle à l’université, nous sommes enfermés, ensuite tout le monde
travaille dans des boîtes. Même pour s’amuser on va en boîte (…) avant la
boîte définitive. »
Se pourrait-il donc que l’on puisse replacer l’homme et son bien-être au cœur de l’entreprise et
mettre en boîte certaines idées reçues ? C’est ce que défendent Isaac Getz et Brian M. Carney, les
auteurs de Liberté & Cie (paru en 2009 aux Etats-Unis, en 2012 en France) à l’origine du concept
d’entreprise libérée qui, aujourd’hui, séduit de nombreuses structures désireuses de faire évoluer des
pratiques organisationnelles souvent rigides vers des logiques d’autonomie et d’auto-organisation.
Des structures comme FAVI – qui fournit les industriels et constructeurs automobiles en pièces
détachées –, la biscuiterie Poult, l’entreprise de dépannage de flexibles hydrauliques Chrono Flex,
Michelin ou la Maif ont ainsi opté pour un management réduit, des horaires souples, un comité
d’évaluation des salaires ou encore un incubateur de start-up maison…

Répondre aux aspirations des êtres humains


Dans cette organisation, les collaborateurs sont considérés comme des adultes pleinement
responsables (c’est celui qui « fait » qui « sait ») et les repères temporels évoluent. Pour Isaac Getz,
professeur à l’ESCP Europe, conférencier et également auteur de La Liberté, ça marche
(Flammarion, 2016), « l’entreprise libérée permet de s’affranchir de trois éléments essentiels : le
temps de travail, le lieu de travail et le stress au travail. Les collaborateurs décident eux-mêmes de
leur planning, ils peuvent opter pour plus de travail à distance – chez eux ou sur un site satellite –
et la relation d’égal à égal qu’ils entretiennent avec leur leader leur offre une autonomie qu’ils
n’avaient pas avant : la confiance exclut le contrôle ».
Pour Laurent Ledoux, qui a utilisé cette approche à plusieurs reprises – comme dirigeant d’une
« business unit » de BNP Paribas Fortis, et président du comité de direction du ministère des
transports belge –, « ce type d’approche ne vise pas en premier lieu plus de productivité, de profit,
de rapidité dans l’exécution, etc. L’objectif est atemporel : il s’agit de répondre aux aspirations
profondes des êtres humains qui, elles, ne varient pas beaucoup dans le temps ».
La suppression de la pointeuse, véritable symbole d’un temps embrigadé, marque souvent l’un des
premiers pas de l’entreprise libérée. « Au ministère, nous avons supprimé l’obligation de pointer.
Résultat ? En quelques mois, 70 % du personnel est sorti du pointage, et chacun dans les équipes a
organisé son temps tout en assurant la continuité des services », se souvient Laurent Ledoux.
Lire aussi : L’entreprise libérée est une question de philosophie, ses créateurs… des anti-
bureaucrates
Second symbole : la possibilité d’opter pour le télétravail partiel, qui s’accompagne bien souvent
d’un aménagement différent des espaces. « En autorisant jusqu’à trois jours de télétravail par
semaine, nous avons supprimé les bureaux pour mettre en place un “flex desk” [chaque jour, le
collaborateur qui n’a plus de poste affecté change de place], y compris pour les dirigeants. Cela
change les relations au travail, et ça m’a permis de sortir de ma tour d’ivoire », note encore cet
entrepreneur qui accompagne maintenant les structures qui le souhaitent dans cette voie. Il insiste
toutefois sur le délicat équilibre à trouver entre réduction de l’espace de travail et nécessité de
trouver une place pour les collaborateurs arrivant en cours de journée.

Moins d’absences, plus d’efficacité


Autre élément qui bouscule le quotidien de l’entreprise : l’implication de chacun dans la prise de
décisions. Mehdi Berrada, ancien président de la biscuiterie Poult, se souvient de la manière dont
l’expérience a été menée sur le site de Montauban : « Pas moins de dix-huit mois ont été
nécessaires pour changer les habitudes et aller vers plus d’autonomie des ouvriers. Ce fut difficile
au début, mais in fine nous avons obtenu de bons résultats, avec des équipes plus transversales. »
Par la suite, la démarche a été étendue aux autres sites de l’entreprise avec, à chaque fois, une
approche propre à chaque entité.
« Nous avons réussi à façonner de nouvelles manières de travailler en équipe, à créer une vraie
culture d’innovation. Conséquence : il y a dix ans, on réalisait 32 % de parts de marché dans les
marques de distributeurs auprès des grandes surfaces, maintenant on en totalise 40 %. Sur le plan
social, les taux d’absentéisme sont également très bas », avance celui qui, depuis, a quitté son poste
en raison d’un désaccord avec les actionnaires lié, notamment, à une vision différente du rapport au
temps…
« La prise en compte des ressentis de chacun peut parfois prendre du temps, mais c’est autant de
gagné par la suite. » Laurent Ledoux, entrepreneur
Libérer une entreprise est chronophage : « Il n’y a pas de modèle. A chaque entreprise, selon son
histoire et son héritage, de coconstruire son mode d’organisation unique et de le faire évoluer »,
note Isaac Getz. Cela implique d’ouvrir un dialogue au cours duquel les salariés évoquent les
pratiques dont ils ne veulent plus avant d’envisager ensemble d’autres possibilités, discutent des
nouvelles recrues, suggèrent de participer au recrutement…
Lire aussi : L’innovation managériale bénéficie aux salariés... et à l’entreprise
Les « leaders libérateurs » négocient du temps avec les actionnaires afin de se soustraire à la
pression du rendement à court terme. « La prise en compte des ressentis de chacun peut donc
parfois prendre du temps, mais c’est autant de gagné par la suite : le fait que les décisions soient
prises ensemble permet une mise en œuvre plus rapide car chacun y a participé », remarque
Laurent Ledoux, qui a fait siennes certaines techniques de gestion du temps lors des points
d’équipe : « On apprend à mettre en place des modes de délibération très stricts mais
sociocratiques, avec un temps de préparation plus long en amont, de sorte que chacun prépare ses
interventions à l’avance, ce qui améliore ensuite la prise de décision. » Il est également crucial de
respecter les frontières entre les vies privée et professionnelle et de créer des conditions dans
lesquelles il n’y a pas de risque d’empiétement.
« On ne demande plus aux collaborateurs d’être présents pour travailler, mais de faire leur travail. »
Quentin Druart, du ministère des transports belges
Fini, donc, les emails envoyés tard le soir ou durant le week-end ? « Pas toujours », témoigne une
collaboratrice du ministère des transports belge dont la famille, par moments, a pu trouver qu’elle
passait trop de temps sur son ordinateur : « Il faut du temps pour changer les pratiques, il me
semble que les acquis de cette approche sont surtout organisationnels, avec des conditions de
travail plus flexibles ». Pour Quentin Druart, actuel président du comité de direction de ce même
ministère, « les collaborateurs sont libres de choisir : on ne leur demande plus d’être présents pour
travailler, mais de faire leur travail ».
Lire aussi : L’entreprise libérée, « entre excès d’honneur et excès d’indignation »
De nouveaux symboles du temps apparaissent aussi, tels le gong qui, en réunion, peut être utilisé
par quiconque estime que les échanges ne sont plus au service du collectif. Quand il résonne, tout le
monde se tait sans qu’aucun mot ni critique ne vienne alors entacher la reprise des échanges.
Instaurer un temps de silence avant le début des réunions permet aussi de travailler l’écoute des
propos à venir.
« La façon dont on gère le temps est différente, elle peut être plus efficace. Même si l’efficacité n’est
pas le but premier », remarque Laurent Ledoux, pour qui le principal bénéfice est de permettre à
chacun de prendre du recul par rapport à ce qu’il fait. « En 2014 et 2015, nos résultats
opérationnels étaient peu satisfaisants. Au lieu de nous préoccuper du court terme, nous avons
travaillé collectivement sur le sens, la vision, pour recréer le sentiment d’appartenir à une aventure
collective. Paradoxe ? En ne succombant pas à l’urgence et en travaillant sur les fondamentaux, le
résultat opérationnel s’est amélioré de 25 % sur quinze mois », apprécie Mehdi Berrada.
Lire aussi : Le bonheur au travail, c’est possible
A noter : une étude menée récemment par Great Place To Work auprès de 20 000 employés met en
lumière le rôle joué par le bien-être des salariés dans la rentabilité des actifs. Dans l’entreprise
libérée, cet impact est indirect : les collaborateurs sont responsabilisés et l’atmosphère d’équité et
de respect mutuel qui en découle améliore en moyenne la rentabilité de 11 %. Tout le monde y
gagne.

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