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aux anciens camarades

d u groupe S. ou B.

« L a loi (...) r i v e le t r a v a i l l e u r a u c a p i t a l p l u s
s o l i d e m e n t q u e les c o i n s d e V u l c a i n n e r i v a i e n t
P r o m é t h é e à son rocher. »

K a r l MARX. Le C a p i t a l .
DU MEME AUTEUR

Communisme et marxisme. Editions Michel Brient,


1963.

Préjugés français et préjugés allemands. Etude empi-


rique concernant un millier de jeunes Allemands
et de jeunes Français des deux sexes vivant ensemble
dans les camps de vacances. O.F.A.J., 1967.

Otto Bauer et la révolution. E.D.I. Paris, 1968.

Traduction, introduction et notes de Démocratie et


conseils ouvriers de Max Adler. Maspéro, 1967.

Introduction au Capital financier de Rudolf Hilferding.


Paris, Ed. de Minuit, 1970.
La délivrance de
Prométhée

pour une théorie politique


de l'autogestion
Tous droits réservés
© Copyright by Editions A n t h r o p o s 1970
YVON BOURDET

La délivrance de
Prométhée
pour une théorie politique
d e l'autogestion

éditions a n t h r o p o s p a r i s
15, rue Racine, PARIS 6e
PREFACE
Bien que le texte des chapitres qui suivent ait été
déjà en majeure partie publié sous une première forme
dans plusieurs numéros des Cahiers de l'autogestion, la
présente édition n'est pas une collection d'articles plus
ou moins artificiellement réunis pour faire un livre.
Il s'agit, au contraire, comme on pourra, je l'espère,
aisement s'en rendre compte, d'un ouvrage d'ensemble
qui a d'abord paru en plusieurs livraisons successives.
L'avantage de cette pré-publication est que j' ai pu, dans
cette nouvelle version, tenir compte des remarques qui
m'ont été faites par des lecteurs et au cours de sémi-
naires sur l'autogestion organisés notamment en France,
en Italie, en Hollande et en Belgique par des étudiants
qui avaient inscrit certains de ces articles à leur pro-
gramme.
Les divers développements qu'on pourra lire sont,
me semble-t-il, organisés en vue de former une construc-
tion logique qui doit contribuer à rendre crédible qu'un
système d'autogestion est possible dans une société indus-
trielle développée. Certes, je soupçonne bien qu'une
telle « démonstration » ne peut être valablement faite
sur du papier et que c'est le cas ou jamais de ne pas
oublier la dialectique fondamentale entre théorie et
pratique. A ce propos, il aurait peut-être été commode,
pour tenter de valider ces recherches, d'adopter la thèse
d'Althusser qui appelle habilement « pratique théori-
que » ses discours de séminaire et ses publications. C'est
en effet là une intelligente parade (selon un mot d'Al-
thusser) pour se dispenser de l'indispensable expérience
historique. Mais pas plus que je n'ai accepté — pour
les raisons qu'on verra plus loin, dans le chapitre 3 —
de vouloir être dupe de la géniale formule de Lénine
qui baptise « centralisme démocratique » la direction
de l'appareil du parti, pas davantage il ne me semble
possible de me satisfaire d'une astucieuse « théorie »
qui me permettrait, en manifestant le plus grand mé-
pris envers tout recours à l'empirique, de proclamer
moi-même la « scientificité » de ce que j'écris.
Mais alors, dira-t-on, quelle peut être la fonction de
votre livre ? S'il ne peut, de votre aveu, établir a priori
les conditions de possibilité de l'autogestion, il ne vous
reste que de décrire, en espérant contribuer à leur
intelligence, les tentatives qui ont déjà eu lieu ou
actuellement en cours et, à la rigueur, de produire un
discours qu'on pourra appeler de propagande pour inci-
ter la nouvelle classe ouvrière à réaliser dans la pratique
ce qui vous paraît bon en théorie. Car, rappellera-t-on,
les idées ne peuvent changer que des idées, pour trans-
former le monde il faut mettre en œuvre une force
pratique.
Il convient d'abord de remarquer que si la théorie
ne doit pas se séparer de la pratique, pas davantage
la pratique ne doit s'exercer sans théorie. L'explica-
tion du sens des actions des hommes n'est pas une
activité séparée ni le simple survol de l'oiseau de
Minerve, elle est consubstantielle à toute action hu-
maine, avant comme projet, pendant comme conscience
et après comme réflexion, enseignement et commen-
taires. Ceux-ci d'ailleurs ne coïncident pas nécessaire-
ment avec une période de repos, ils peuvent être immé-
diats et déterminer une poursuite, une reprise ou,
séance tenante, une modification de l'action, ce qui
n'empêche que longtemps après l'événement de nou-
velles leçons ne puissent encore être tirées qui éclaire-
ront les actions à venir. Ainsi, bien que les idées ne
puissent modifier que des idées, comme les idées sont
consubstantielles à toute action humaine, modifier des
idées ce n'est pas contempler le monde mais intervenir
pour le transformer. Telle fut d'ailleurs la conviction
profonde qui anima Marx toute sa vie durant, puisqu'il
ne cessa d'écrire pour critiquer, c'est-à-dire pour modi-
fier les idées ou, comme on dit plus couramment, pour
dénoncer les idéologies secrétées au titre de justification
de «l'ordre» existant. En 1851, par exemple, Marx,
déçu par les difficultés de « l'action » au sein d'un parti
politique, demandait à Engels, dans sa lettre du 11 fé-
vrier (1), s'il était opportun de continuer « à tolérer
par politesse des faiblesses » théoriques et à partager
avec des « ânes » le discrédit qui en résultait. Engels
lui répondit aussitôt (2) : « Nous avons l'occasion de
montrer que nous n'avons besoin ni de popularité ni
du «support» d'un parti quelconque (...) Comment des
gens comme nous qui fuyons comme la peste des situa-
tions officielles pourrions-nous être d'un parti ? Que
nous chaut un parti, à nous qui crachons sur la popu-
larité ?... » et, après avoir développé avec vigueur sur
deux pages cette critique de l'agitation et de l'acti-
visme, Engels concluait : « Pour le moment, l'essentiel
est de nous faire imprimer. » Certes, il faut souligner
que ces deux lettres étaient inspirées par un énerve-
ment passager et que, par la suite, Marx a largement
participé aux activités de l' Association internationale des
Travailleurs par exemple. Le rôle de l'intellectuel révo-
lutionnaire ne s'en dessine pas moins à travers ces
détours. S'il ne peut édicter a priori une théorie toute
faite à imposer au mouvement ouvrier (3), ses possi-

(1) C o r r e s p o n d a n c e K . M a r x - F r . E n g e l s . E d . C o s t e s , t. I I ,
p. 45.
(2) L e t t r e d u 13 f é v r i e r 1851. I b i d . , p p . 45-49.
(3) M a r x a b i e n i n s i s t é s u r ce p o i n t : « L ' é m a n c i p a t i o n d e
la classe ouvrière doit être l'œuvre des travailleurs eux-
m ê m e s » e t « l ' A s s o c i a t i o n i n t e r n a t i o n a l e d e s t r a v a i l l e u r s (...)
n ' e s t fille n i d ' u n e s e c t e n i d ' u n e t h é o r i e . E l l e e s t le p r o d u i t
s p o n t a n é d u m o u v e m e n t p r o l é t a i r e »... E n 1885, m é d i t a n t s u r
bilités d'action critique restent considérables. Nous y
reviendrons plus loin. Pour le moment, il s'agit seule-
ment de préciser quelle peut être la fonction d'un écrit
théorique, au sein d'un mouvement qui vise à trans-
former la société et plus particulièrement à sup-
primer radicalement la société de classe en instaurant
un système social qui s'organise sans créer de coupure
entre dirigeants et exécutants, ce que nous conviendrons
d'appeler l' auto gestion.
Trois objectifs, semble-t-il, peuvent être visés pour
accroître la crédibilité de l'autogestion : l'élucidation
du concept, la critique des idéologies contraires, et une
programmation anticipatrice. Tel est bien, au demeu-
rant, sommairement désigné, le contenu du présent
ouvrage.
1. Le concept d'autogestion a effectivement besoin
d'être défini d'une façon claire et distincte. Il faut voir
sur quels principes philosophiques il se fonde, en quoi
et pourquoi il se distingue des démocraties « formelles »
parlementaires ou « populaires », quels rapports il y a
entre autogestion et conseils ouvriers par exemple. Bien
des refus de « l'utopie » de l'autogestion viennent de
ce qu'on s'en fait une idée fausse ou simplement super-
ficielle (4). Parfois on présuppose qu'elle a pour fonde-
ment une spontanéité anomique irréductible à toute
organisation sociale et que, de ce fait, elle n'est que
le rêve de quelques individus « anarchistes ». Dans d'au-
tres cas, on ne saura y voir qu'un partage des respon-

l ' a c t i v i t é p a s s é e d e l a L i g u e s e c r è t e e t d e l'A.I.T., E n g e l s
c o n t i n u e à d i s t i n g u e r de t o u t e s les s t r u c t u r e s d u p a r t i le g r a n d
m o u v e m e n t d u p r o l é t a r i a t . P r é f a c e a u x « R é v é l a t i o n s s u r le
p r o c è s d e s c o m m u n i s t e s ». C o s t e s , p. 100.
(4) D a n s s o n i n t e r v i e w à l a r e v u e K o m m u n i s t d e B e l g r a d e ,
R o g e r G a r a u d y définit p a r f a i t e m e n t les c o n d i t i o n s d'incom-
p r é h e n s i o n d u s y s t è m e de l'autogestion en F r a n c e où existe
u n e d o u b l e t r a d i t i o n : le c o u r a n t j a c o b i n e t b l a n q u i s t e p o s t u l e
q u e l a r é v o l u t i o n n e p e u t ê t r e q u e c e n t r a l i s t e e t le c o u r a n t
proudhoniste individualiste et parcellaire qui aboutirait à
l ' a t o m i s a t i o n de l a s o c i é t é ( i n : U n i r - D é b a t p o u r le s o c i a l i s m e ,
n ° 35 d u 10 n o v e m b r e 1969, p. 8 ) .
sabilités sur le plan des petites entreprises et une sorte
de jeu qui divertirait les hommes de la politique géné-
rale, alors qu'il doit être bien net qu'une autogestion
au niveau local n'est possible qu'au sein d'une société
globale autogérée, c'est-à-dire d'une société sans classe.
Par là on ne conteste pas seulement une société dont
la classe des capitalistes privés aurait été supprimée
mais toute organisation sociale qui, pour une raison ou
pour une autre, sous une forme ou sous une autre, per-
pétue la différence entre ceux qui dirigent et ceux qui
obéissent. Il ne suffit pas de dire, comme Jean Dru par
exemple, que l'autogestion crée « des rapports nou-
veaux, profondément démocratiques et parfaitement
transparents (...) entre dirigeants et dirigés » (5). Il
faut, selon moi, aller bien plus loin et mettre radicale-
ment en question la séparation entre dirigeants et
dirigés. Dans ce livre, l'autogestion est comprise comme
une forme absolument nouvelle de gestion autonome
de la société dans son ensemble. Il faut bien insister
sur ce point : pour beaucoup de gens, l'autogestion se
confond avec la coopérative et ne semble concerner que
des unités sociales très petites et presque fermées sur
elles-mêmes. Dès lors, on croit voir une grande diffé-
rence entre la revendication de l'autogestion au sein
de ces sortes de phalanstères, et le système des conseils
ouvriers qui, tout en réorganisant de fond en comble
le fonctionnement de l'usine, vise en même temps une
transformation politique et, plus précisément, la sup-
pression de la machine bureaucratique de l'Etat en tant
que puissance séparée et dominante. Pour moi, au
contraire, les termes de « conseils ouvriers » et d'« auto-
gestion » ne sont que des moyens différents de nommer
la même chose : c'est-à-dire non pas l'émiettement de
la société, mais sa structuration d'une façon nouvelle (6).

(5) A u t o g e s t i o n , c a h i e r n ° 8, j u i n 1969, p. 4.
(6) P a n n e k o e k é c r i v a i t à ce s u j e t : « L ' o r i e n t a t i o n n o u v e l l e
du socialisme [par opposition a u socialisme d ' E t a t ] c'est l'au-
Certes, par « conseils ouvriers », on entend davantage,
avec le contrôle de la gestion de l' usine, une prise ou
une tentative de prise du pouvoir politique au niveau
de la société globale. De plus, cette appellation inclut
une dimension historique qui évoque avec le premier
soviet de 1905 les conseils ouvriers de Pologne et de
Hongrie en 1956, voire de Tchécoslovaquie de 1968, en
passant par ceux d'Allemagpe, d'Autriche et de Hongrie
à la fin de la première guerre mondiale, sans oublier
les expériences de l' Espagne en 1936, 1937. Le terme
d'autogestion, en revanche, est une approche plus struc-
turale du même phénomène ; il désigne tout autant un
mode d'auto-organisation des entreprises locales certes,
mais aussi — car l'un n'est pas possible sans l'autre —
un système de gestion autonome de l'économie et de la
politique globale. De ce point de vue, ce qui se passe
actuellement en Yougoslavie et ce qui s'est passé en
Algérie du temps de Ben Bella n'est, à mon avis, qu'une
variante de la cogestion. En effet, l'autonomie qui était,
par exemple, en Algérie, laissée aux fermes et aux entre-
prises devenues « vacantes » après le départ des Fran-
çais, devait s'accommoder d'un pouvoir politique central
qui n'était en rien l'émanation des conseils ouvriers et
qui, au contraire, nommait « les directeurs ». Certes, ce
directeur « sélectionné sur le plan moral et profession-
nel » devait être « agréé » par les travailleurs, mais il
avait, en même temps, pour fonction de « sauvegarder
les intérêts de la collectivité nationale » et de servir
de « courroie de transmission » entre les entreprises
« autogérées » et l'Etat « responsable du plan national
de développement » (7). Le pouvoir central qui avait
élaboré le plan exhortait les ouvriers à aider ce direc-
teur dans sa tâche et à le protéger « comme la prunelle

t o g e s t i o n de la p r o d u c t i o n , l ' a u t o g e s t i o n de l a l u t t e de c l a s s e
a u m o y e n d e s c o n s e i l s o u v r i e r s . » ( I n : P a n n e k o e k e t les
c o n s e i l s o u v r i e r s , P a r i s , E . D . I . , 1969, p. 300.)
(7) V o i r M i c h e l R a p t i s : L e d o s s i e r d e l ' a u t o g e s t i o n e n
A l g é r i e . C a h i e r d e l ' a u t o g e s t i o n n ° 3, s e p t . 1967, p. 44.
de (leurs) yeux » (8). A mon sens, c'est par abus de
langage qu'on parle encore dans ces cas d'autogestion ;
en effet, comment, dès lors, distinguera-t-on ce genre
« d'autogestion » de la cogestion et de certaines formes
de la « participation » ? Si l'autogestion est octroyée
par un pouvoir central, fût-il bienveillant, il n'y a plus,
par définition, d'autonomie véritable : ou bien, en effet,
le pouvoir central n'exerce aucun contrôle et dès lors
il se nie lui-même, ou bien, par la médiation de « direc-
teurs » ou d'inspecteurs, il intervient d'une façon qui
ne peut être contrôlée ni limitée par les conseils lo-
caux (9). C'est la seconde branche de l'alternative qui
s'est réalisée en Algérie et ce n'est pas la supplique
adressée au Prince (10) pour qu'il veuille bien per-
mettre le développement d'un système antinomique à
sa propre existence qui pouvait fondamentalement inflé-
chir le cours des choses, car l'appareil de l'Etat ne
saurait partager la magnanimité ou l'imprudente incons-
cience d'un chef qui, en se suicidant, tels les nobles
Romains, entraînerait dans la mort toute sa « maison ».
Toutefois, on se tromperait du tout au tout si on
déduisait de ces remarques que je veux « critiquer »
ou contester la valeur des expériences qui ont été faites
en Algérie ou qui se poursuivent en Yougoslavie. Il est
tout à fait probable qu'il n'était pas possible de faire

(8) I b i d . , p. 45.
(9) L ' a r t i c l e 20 d u d é c r e t d u 22 m a r s 1963 i n s t i t u a n t
« l ' a u t o g e s t i o n » en Algérie ne laisse a u c u n d o u t e à ce sujet.
E n v o i c i q u e l q u e s e x t r a i t s : « L e D i r e c t e u r (...) v e i l l e à l a
légalité des o p é r a t i o n s é c o n o m i q u e s et financières de l'entre-
p r i s e o u d e l ' e x p l o i t a t i o n ; e n p a r t i c u l i e r : il s ' o p p o s e a u x
p l a n s d ' e x p l o i t a t i o n et de d é v e l o p p e m e n t n o n c o n f o r m e s a u
P l a n n a t i o n a l ; il o p p o s e s o n v e t o e n c a s d e n o n a p p l i c a t i o n
d e s a r t i c l e s 3, 4, 5 ; il s ' o p p o s e à l a d i m i n u t i o n d e l a v a l e u r
i n i t i a l e d e s m o y e n s d e p r o d u c t i o n d e l ' e n t r e p r i s e o u d e l'ex-
ploitation ; assure, sous l'autorité d u président, la m a r c h e
q u o t i d i e n n e d e l ' e n t r e p r i s e (...), s i g n e l e s p i è c e s d ' e n g a g e m e n t s
f i n a n c i e r s et les o r d r e s de p a i e m e n t ; d é t i e n t les f o n d s e n
e s p è c e s a u m o y e n d e s q u e l s il e f f e c t u e l e s p a i e m e n t s c o u r a n t s ;
v i s e l e s c o m p t e s , e t c . ( I b i d . , p. 96.)
(10) V o i r l a l e t t r e d e M i c h e l R a p t i s à B e n B e l l a . I b i d . ,
p p . 60-64.
mieux, ni peut-être, en Algérie, de faire autrement,
étant donné l'état du pays après la guerre de libération.
On peut bailleurs observer que le congrès du F.L.N.
— qui élabora, en avril 1964, ce qu'on a appelé « La
Charte d'Alger » — avait saisi la signification profonde
et le dynamisme révolutionnaire de l'autogestion ; on y
pouvait lire : « L'autogestion exprime la volonté des
couches laborieuses du pays d'émerger sur la scène
politico-économique et de se constituer en force diri-
geante. » (11). C'est qu'en effet il faut savoir discerner
le dynamisme des institutions nouvelles, fussent-elles
très imparfaites. G. Gurvitch rappelait opportunément
à ce propos « la situation du fameux magicien qui n'a
pas eu la force de dominer les démons qu'il avait lui-
même évoqués » et plus opportunément encore que
« l' expérience des chartes constitutionnelles octroyées
par les monarques au commencement du XIX siècle
montre bien qu'il est plus facile de donner ces chartes
que de les retirer » (12). Peut-être faut-il ainsi penser
que la cogestion est l'étape intermédiaire, non seulement
utile, mais, au moins dans certains cas, inévitable pour
que puisse ensuite s'établir un véritable système d'auto-
gestion.
Quoi qu'il en soit, il reste qu'au niveau théorique, il
faut clarifier et bien préciser les concepts, car, comme
répondait quelqu'un dont on raillait les distinguos :
« qui ne distingue pas confond. » Le but ici visé n'est
donc pas de décrire des fonctionnements coopératifs iso-
lés ou parcellaires, mais de chercher s'il est possible de
trouver, par exemple au niveau national, un moyen de
rendre immédiatement et socialement compossibles les
libertés de tous les hommes, non seulement en principe
comme Rousseau l'avait fait dans le Contrat social mais
dans l'exercice effectif de la vie, à tous les niveaux, en

(11) L e t e m p s p r é s e n t e t l ' i d é e d u d r o i t s o c i a l . P a r i s , V r i n ,
1932. E x t r a i t s p u b l i é s p a r J e a n D u v i g n a u d , d a n s le n ° 1 d e s
C a h i e r s d e l ' a u t o g e s t i o n , d é c e m b r e 1966, p. 30.
(12) I b i d . , p. 72.
interaction dialectique, dans l'organisation des entre-
prises, dans l'économie et dans la politique générale, ce
qui ne peut manquer de transformer également les
modes de la « vie privée ».
De plus cette critique de « l'ordre existant » n'est pas
ici, comme trop souvent, un regret des « paradis per-
dus », des charmes de la vie pastorale ou le souhait
d'une vie idyllique dans des unités sociales très petites
et isolées de « la civilisation ». C'est, au contraire, une
accélération de l'histoire par la prise de conscience de
nouvelles possibilités car, comme le remarque E. Kar-
delj, c'est « un faible niveau technologique qui freine
l'autogestion » (13). Le problème à résoudre est donc
le suivant : que la société, riche de tous ses acquis, et
utilisant tous les moyens de la science et des techniques,
réalise une organisation cohérente et supérieure au
désordre actuel sans que cette organisation puisse justi-
fier la domination d'aucun groupe d'hommes sur
d'autres.
2. Beaucoup de gens seront d'accord pour recon-
naître « la valeur morale » de telles perspectives en tant
qu'elles sont en concordance profonde avec les exigences
les plus hautes formulées par les grands penseurs de
l'humanité qui, en théorie, attribuent à tous les hommes
la même dignité. Mais, en même temps, on considérera
que si l'on veut passer ainsi des principes philosophiques
à la pratique politique et à la réalité sociale, il ne
s'agit plus là que d'une chimère millénariste. Assuré-
ment, un tel jugement était prévisible de la part des
classes dirigeantes ou parmi les ambitieux dont la plus
haute joie (14) — qu'ils présentent comme un austère

(13) A u t o g e s t i o n , c a h i e r n ° 8, p. 10.
(14) D a n s s o n d e r n i e r l i v r e , M i l o v a n D j i l a s , a n c i e n h a u t
d i r i g e a n t de la Y o u g o s l a v i e socialiste, insiste, à p l u s i e u r s
r e p r i s e s , s u r « les d é l i c e s q u e l ' o n n e t r o u v e q u e d a n s l ' e x e r -
c i c e d u p o u v o i r ». ( U n e s o c i é t é i m p a r f a i t e , p. 41.) V o i r a u s s i
p l u s loin : « g o û t e r a u x b o n h e u r s d u p o u v o i r — le p l u s g r a n d
d e s d é l i c e s » (p. 6 4 ) ; « p l o n g é s j u s q u ' a u x o r e i l l e s d a n s l e s
v o l u p t é s d u p o u v o i r » (pp. 277 e t 281).
« devoir » — est de commander les hommes. La grande
déception est venue de ce que la plus grande masse
des disciples de Marx — tout en proclamant toujours
que la société sans classe est le but ultime de la révo-
lution — a préconisé, ou tout au moins accepté, une
étroite hiérarchisation des tâches dans les structures
sociales dites intermédiaires. Or cette séparation provi-
soire entre dirigeants et exécutants, dans les partis révo-
lutionnaires et surtout dans les Etats socialistes, a révélé,
au cours du dernier demi-siècle une inquiétante tendance
à la « persévération dans son être » non seulement par
le fait mais encore par la production de toutes sortes
d'habiles théories justificatrices qu'il nous appartiendra
de mettre en question. A ce propos, la comparaison des
divers écrits théoriques de Lénine et surtout la non-
concordance des décisions pratiques avec les positions
théoriques devra être analysée. Toutefois, même aux
pires moments du système curieusement appelé « culte
de la personnalité », ou lorsque des forces militaires
imposent leurs lois aux petites nations avoisinantes (ce
que Ernst Fischer appelle le Panzerkommunismus),
il sera, tout de même, rendu hommage aux principes éga-
litaires par des subtiles apologies du démocratisme. Tan-
tôt on se référera — pour nier l'injustice des actes —
à l'équité des textes de la constitution ou des statuts du
parti auxquels on proclamera qu'on reste profondément
fidèles malgré de grossières apparences ; tantôt on quali-
fiera la guerre de « pacification » et l'occupation mili-
taire « d'aide fraternelle y compris une aide armée »
et les conditions de la reddition seront baptisées
« accords bilatéraux ». Ainsi désormais, même lorsqu'on
exerce la domination la plus directe, on cherche à la
masquer — sans d'ailleurs y réussir toujours parfaite-
ment — en organisant les manifestations spontanées du
libre, voire du joyeux consentement des opprimés. C'est
pourquoi, malgré les plus grands crimes qui se commet-
tent à l'est ou à l'ouest contre les individus et contre
les petites nations, l'exigence d'une égale dignité de
tous les hommes se développe dans l'histoire humaine
et peut-être, comme Hegel l'avait perçu, par la médiation
même de ces crimes.
3. Sur un plan moins dramatique, au niveau de la
vie courante, l' incrédibilité du système de l' autogestion
est encore plus répandue, notamment dans les pays où
n'existe aucune forme d'autogestion. Là où, au contraire,
comme en Yougoslavie par exemple, des formes même
encore rudimentaires et partielles ont pu être mises
en place, non seulement la crédibilité a augmenté mais
E. Kardelj peut affirmer que désormais dans son pays
« aucune force politique ne peut se prononcer ouver-
tement contre l' autogestion sans risquer d' entrer direc-
tement en conflit avec les conceptions régnantes dans
les masses laborieuses » (15). Il n'en reste pas moins que,
presque partout dans le monde, les systèmes séculaires
de « l' hétéro gestion » passent encore et toujours comme
l'expression de « la nature des choses » et revendiquent
une sorte d'éternité. La fonction d'une critique est alors
de dénoncer les apparences et de montrer le scandale
des coutumes, l'inadéquation fondamentale des moyens
aux fins et l' extraordinaire confusion de « l'ordre
établi ». J'ai essayé de montrer sous la dénomination,
peut-être un peu pédante, des « contradictions de l'hété-
rogestion » quel a été le malheureux détour historique
de la division du travail taylorisé : en voulant dans les
usines « débrancher » des milliers de mains des cerveaux
des travailleurs pour que les seules têtes de quelques
ingénieurs les dirigent de loin derrière une vitre, on
aboutissait certes à une déshumanisation que bien des

(15) A u t o g e s t i o n , c a h i e r n ° 8, j u i n 1969, p. 7. K a r d e l j
ajoute, à la page suivante, que d a n s son pays, l'autogestion
existe depuis dix-huit ans. « P e n d a n t t o u t ce t e m p s , pour-
s u i t - i l , elle s ' e s t d é v e l o p p é e e n s e h e u r t a n t c o n s t a m m e n t à d e s
r é s i s t a n c e s . Celles-ci d e v a i e n t se r e n f o r c e r t o u t p a r t i c u l i è r e -
m e n t v e r s 1960 l o r s q u ' u n e p a r t i e d e l a t e c h n o c r a t i e c o m m e n ç a
a se l i e r a u x f o r c e s d o g m a t i q u e s . M a i s c ' e s t j u s t e m e n t l a
pression des masses ouvrières qui imposa u n développement
d a n s le s e n s d u p r o g r è s . »
— —


Cahiers
de l'autogestion
l'ouverture vers le possible.

» (16).

(16) A u t o g e s t i o n , c a h i e r n ° 1, d é c e m b r e 1967, p. 69.


» (17).

idéal ;

(18).


(17) Ibid.
(18) Ibid.
Les uns
— —
:

à supprimer

— —
«

les marxistes officiels


marxistes
indépendants
(19),


(19) L a c o n d a m n a t i o n d e F . M a s p é r o e n t a n t que diffu-


s e u r d ' u n e r e v u e i n t e r d i t e e n d i t l o n g à ce s u j e t .
croissance et développement

» (20).

Lettre
ouverte au p a r t i ouvrier polonais,
1965
(21), Quatrième
Internationale.

Manifeste communiste


la b u r e a u c r a t i e politique centrale.

(20) L a p r o b l é m a t i q u e d e l ' a u t o g e s t i o n , d a n s le c a h i e r n ° 1
d ' A u t o g e s t i o n , d é c e m b r e 1966, p. 68.
(21) P r e m i è r e é d i t i o n r o n é o t é e , e n 1966, 100 p., a v e c u n e
p r é f a c e d e P i e r r e F r a n k , pp. I - I X . U n e s e c o n d e é d i t i o n p a r u t
e n 1968 q u a n d les d e u x a u t e u r s , q u i a v a i e n t p u r g é l e u r p r e -
m i è r e peine, f u r e n t de n o u v e a u a r r ê t é s en t a n t que « respon-
sables politiques » des manifestations d'étudiants. L a troisième
é d i t i o n (1969) c o n s t i t u e le n ° 4 d e s C a h i e r s « r o u g e », 84 p.,
chez Maspéro.
bureaucratie
politique centrale
1956,

(22)

» (23).

1917
étatisation ipso facto socialisation.

(24).
(22) I l s e r a f a i t r é f é r e n c e p l u s l o i n e n o u t r e à c e l l e
n o t a m m e n t de M a r c u s e e t à celles d u g r o u p e « S o c i a l i s m e o u
B a r b a r i e ».
(23) L e m a n i f e s t e c o m m u n i s t e , f i n d e l a s e c o n d e p a r t i e .
B i b l . d e l a P l é i a d e , I. p. 183.
(24) A p r è s l e s « é v é n e m e n t s d e m a i 1968 », M a r c u s e a p a r -
tiellement modifié s a thèse. V o i r à ce s u j e t s a c o r r e c t i o n d e
L ' h o m m e u n i d i m e n s i o n n e l d a n s u n e de ses d e r n i è r e s publica-
t i o n s : V e r s l a l i b é r a t i o n ( A n e s s a y o n l i b e r a t i o n ) , 1969. I l e s t
é g a l e m e n t i n t é r e s s a n t de c o m p a r e r la p r e m i è r e v e r s i o n de
l'étude d'Alain Touraine : « Anciennes et nouvelles classes
s o c i a l e s », p a r u e e n 1965 d a n s P e r s p e c t i v e s d e l a s o c i o l o g i e
c o n t e m p o r a i n e , o u v r a g e collectif e n h o m m a g e à G. G u r v i t c h
a v e c le t e x t e r e m a n i é i n : L a s o c i é t é p o s t - i n d u s t r i e l l e , D e n o ë l ,
P a r i s , 1969.
l'intelligentsia

lumpenproletariat

lumpenproletariat
'
».

lumpenproletariat
:

la même expérience.




Prométhée enchaîné.
consomma-
tion,
création.
Chapitre I

AUTOGESTION ET DEMOCRATIE
« Si je savais l'histoire, je vous m o n t r e r a i s
que le m a l est toujours venu ici-bas p a r
quelque h o m m e de génie. » (DIDEROT)

Définie a b s t r a i t e m e n t p a r la t h é o r i e politique, la
démocratie s'oppose au g o u v e r n e m e n t p a r u n seul (mo-
narchie) t o u t comme a u pouvoir de quelques-uns (oli-
garchie ou, selon la f o r m u l e de Mills, quelle
que soit la m é d i a t i o n justificative de ce pouvoir : u n e
qualité (l'aristocratie), u n e sorte de q u a n t i t é (la plouto-
cratie) ou u n réseau plus complexe q u i assure le p o u v o i r
du gouvernement, de l ' a r m é e et des chefs d'entreprises.
La démocratie, q u a n t à elle, doit être selon u n e f o r m u l e
qui était aiguisée et q u i n'est plus qu'usée, le gouver-
n e m e n t d u p e u p l e p a r le p e u p l e et p o u r le peuple. Si
on m e t entre parenthèses les formes historiques i m p u r e s
dans lesquelles « le p e u p l e » ne désigne q u ' u n e p a r t i e
de la p o p u l a t i o n totale (sans les femmes et sans les
esclaves, p a r exemple, lorsque est s i m p l e m e n t réalisée
une variation oligarchique), on conçoit idéalement la
démocratie comme
dont la formulation exacte se lit dans le
de Rousseau (1). La justification de la démo-
cratie, ainsi entendue, est, en réalité, la philosophie
humaniste qui refuse toute divine ou humaine
et rend homme capable de juger. C'est là le
fondement de la philosophie moderne depuis Descartes :
«Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je
ne la connusse évidemment être telle. » (2) Certes le
risque de cette invalidation de l'autorité, de cette anar-
chie est le désordre, les contradictions des fantaisies
individuelles. Du désordre naît l'incapacité et, par con-
séquent, la privation de cette liberté qu'on voulait réa-
liser. La revendication de l'autonomie aboutit à une
antinomie ; on devient la victime des plus forts, des
plus rusés, de ceux que n'arrête aucun scrupule et fina-
lement, effrayées par la liberté, les grenouilles deman-
dent un roi. Elles renoncent au principe absolu de la
liberté pour exercer une liberté diminuée : celle de
vaquer tranquillement à leurs affaires privées pendant
que l'ordre règne à Varsovie. Ainsi une organisation
injuste, établie par et pour une minorité, peut rencon-
trer une certaine adhésion, du moins la tolérance de
la majorité. Comme Karol Modzelewski et Jacek Kuron,
dans leur (3) le rappel-
lent, en effet, opportunément, l'histoire témoigne que
de multiples régimes fondés sur l'injustice ont duré
pendant des siècles et qu'aucun n'est tombé pour la
seule raison qu'il exploitait et opprimait, tant qu'il assu-
rait une certaine amélioration des conditions maté-
rielles et culturelles, ou quelques possibilités de promo-
tion, grâce au développement économique. Les valeurs
sociales que le gouvernement minoritaire s'attribue par

(1) L i v r e I, c h a p . V I .
(2) P r e m i è r e r è g l e d u D i s c o u r s d e l a m é t h o d e , d e u x i è m e
partie.
(3) E d i t i o n s d e l a I V I n t e r n a t i o n a l e , P a r i s , 1966, p. 61.
la réalisation de son programme lui permettent d'im-
poser aux autres couches sociales ses propres opinions,
ses idées, ses valeurs morales et esthétique, en un mot
son autorité spirituelle, son hégémonie totale qui vide,
par la suite, de tout contenu réel le vote des citoyens
et aboutit, nous le verrons, à ce qu'on appelle « la
démocratie formelle ». Ce n'est que lorsque la classe
dominante s'avère fondamentalement incapable de pro-
mouvoir le développement économique qu'elle ne peut
plus subsister et ce n'est pas assez dire que les baïon-
nettes ne peuvent plus alors préserver son pouvoir, les
manieurs de baïonnettes eux-mêmes désertent et s'of-
frent à servir les nouveaux maîtres.
Toutefois, comme on le voit, desormais l'autorité n'a
plus de fondement métaphysique, elle est le résultat
d'un renoncement, souvent passager, en tout cas révo-
cable, à la liberté. L'autorité, de ce fait, est précaire
et sans fondement : une autre oligarchie peut prétendre
assurer aussi bien l'ordre voire un ordre meilleur, d'où,
suivant le cas, la possibilité des révolutions de palais
ou les tentations de la démagogie : « Le plus fort n'est
jamais assez fort pour être toujours le maître... » (4)
Il fallait donc trouver une issue — au moins spécu-
lativement — ou bien transformer la « force en droit
et l'obéissance en devoir » ou bien rendre l'ordre et la
liberté compossibles. « Trouver une forme d'association
qui défende et protège de toute la force commune la
personne et les biens de chaque associé, et par laquelle
chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-
même et reste aussi libre qu'auparavant. » (5)
Kant reprend et approfondit ce thème et fonde l'hu-
manisme sur l'autonomie radicale du sujet. Nul, pas
même Dieu, ne peut ; aucun
homme ne peut être utilisé comme par un autre
être. Mais, cette fois, l'anarchie va se distinguer du

(4) Le c o n t r a t social, I, chap. III.


(5) Le c o n t r a t social, I, chap. VI.
désordre parce que la liberté pour être humaine doit
être l'autodétermination rationnelle, étant donné que
la différence spécifique de ce vivant qu'est l'homme est
la raison. Or, lorsqu'un homme se donne librement à
lui-même une loi conforme à son essence rationnelle,
il en résulte cette conséquence remarquable que cette
loi est, en même temps, universelle et que chaque auto-
nomie concorde avec toutes les autres et réalise une
« synnomie », ce royaume des fins caractérisé par la
convergence ordonnée de tous les projets humains. En-
suite, pour faire passer cette élégante solution noumé-
nale dans le monde des phénomènes, il a semblé qu'il
suffisait d'avoir recours au « suffrage universel » qui,
pour cette raison, est devenu la revendication politique
fondamentale pour une libération ordonnée de tous
les hommes. On évite ainsi, croit-on, toutes les formes
de pouvoir aliénant l'homme à lui-même, sans tomber
dans l'anarchie-désordre, en réalisant une sorte de
« panarchie », le peuple souverain de lui-même.
On excusera peut-être ce rappel trop sèchement
schématisé d'idées bien connues ; il nous a paru néces-
saire pour mettre en évidence un paradoxe historique :
comment cette démocratie — qui semble concilier si
élégamment l'ordre et la liberté au point d'avoir pu
devenir une idée-force animatrice de la grande Révo-
lution française — a-t-elle pu dégénérer jusqu'à appa-
raître comme la négation la plus nocive, parce que la
plus subtile et la plus dissimulée, de l'autodétermina-
tion des hommes (6) ? Dans leurs principes théoriques,
« démocratie » et « autogestion » sont identiques. Il
faut expliquer comment, historiquement, on a dû en
venir à les distinguer, voire à les opposer.

(6) V o i r à c e s u j e t , M a x A d l e r , D é m o c r a t i e e t C o n s e i l s
o u v r i e r s , P a r i s , 1967, p . 49, e t , a u p a r a v a n t , l ' i n d i g n a t i o n u n
p e u f u m e u s e de P r o u d h o n : « Religion p o u r religion, l'urne
populaire est encore au-dessous de la sainte-ampoule mérovin-
gienne. » (De la justice d a n s la Révolution et d a n s l'Eglise,
4 étude, II.)
II

DEMOCRATIE FORMELLE ET AUTOGESTION

La prise de la Bastille fut, en un sens, un acte


symbolique qui visait surtout une des formes, trop
voyante, du pouvoir de l'homme sur l'homme. La Révo-
lution ne fit pas disparaître l'opposition entre la classe
qui gouverne et l'autre qui est dominée ; une partie
de cette dernière s'érigea en nouvelle classe dirigeante ;
le tiers-état reproduit en son sein la vieille dualité, et
c'est cette fois la bourgeoisie qui opprime le proléta-
riat, tout en prétendant le libérer parce qu'elle recon-
naît solennellement que tous les hommes naissent libres,
égaux et frères. Malheureusement, cette reconnaissance
de principe concerne peut-être le fait même de la nais-
sance mais ne s'applique plus dès l'apparition des
langes et du berceau. Le caractère éhonté de l'inégalité
s'étale dans le système censitaire ouvertement fondé sur
la propriété, sur l'argent, et, plus tard, l'obtention du
« suffrage universel », paradoxalement, ne change effec-
tivement rien. Malgré l'apparence, la démocratie, dans
une société de classe, ne peut pas se réaliser concrète-
ment. Rousseau s'en rendait compte mais il n'en savait
pas discerner la cause, orienté qu'il était vers les qua-
lités individuelles des citoyens ; comme l'a bien dé-
montré Max Adler, la démocratie réelle ne présuppose
pas un « peuple de dieux » ni la « vertu » prescrite
par Montesquieu (7), mais une « société solidaire » (8).
Max Adler démontre parfaitement le vice fondamen-
tal de la « démocratie » bourgeoise ou formelle qui est
exactement, selon lui, une absence de véritable démo-
cratie. Car, dans cette pseudo-démocratie, le pouvoir de

(7) De l'Esprit des Lois, III, 3. Montesquieu n ' a v a i t pas


su voir toutes les implications de son principe : « L ' a m o u r de
la démocratie est celui de l'égalité. » (Id. V, 3.)
(8) Voir Max Adler, D é m o c r a t i e et Conseils ouvriers, P a r i s ,
1967, p. 51 et notes 5 à 7.

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