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Jacques Galinier
Patrice Bidou
Arguments
In: L'Homme, 1999, tome 39 n°149. pp. 7-23.
Juillerat Bernard, Galinier Jacques, Bidou Patrice. Arguments. In: L'Homme, 1999, tome 39 n°149. pp. 7-23.
doi : 10.3406/hom.1999.453497
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1999_num_39_149_453497
Arguments
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la causalité sociohistorique ; elle éclaire cette dernière en démasquant la
dimension souterraine de la psyché qui ne manque pas de faire retour chez
les individus et les groupes du moment que le « surmoi social » n'est plus
assuré par les institutions. La psychanalyse apporte donc une contribut
ion, insuffisante en soi, mais indispensable à l'explication globale ; elle ne
prétend pas à elle seule fournir une telle explication : « La psychanalyse est
loin de dire tout ce qu'il y aurait à dire de l'objet auquel elle s'applique en
l'occurrence, mais il est important de rappeler que ce qu'elle a à dire, per
sonne d'autre ne peut le dire à sa place. »5
Ce qui est ici revendiqué pour l'histoire au présent est également valable
pour l'analyse des faits de culture. On peut appeler ainsi un ensemble de
signifiants constitué, dans une société donnée, en un objet cohérent dans
sa forme et son contenu (mythe, rite, institution socioreligieuse, représen
tationcosmologique, ensemble de croyances, etc.). C'est d'ailleurs, en
général, à de tels objets culturels que l'approche psychanalytique s'adresse
avec le plus de conviction. Le but recherché est alors de dégager les signi
fications que l'élaboration symbolique s'emploie tant à exprimer qu'à
cacher, et à repérer les mécanismes psychiques qui ont participé à la
construction de l'objet en question. Exprimer et cacher, ou bien exprimer
en cachant, car il y a effectivement une part du sens qui ne peut être dite
que masquée. Cette part d'ombre est la partie refoulée du vécu psychique,
issue d'une censure semblable à celle qui, pour Freud, est opératoire dans
la production onirique6. Il n'est que de rappeler combien les pulsions
incestueuses, parricides ou filicides, par exemple, appartiennent au
refoulé. Seul le mythe, grâce au faux-semblant de la fiction, peut et doit
en parler. La culture s'efforce d'enfouir l'indicible sous différentes strates
de signifiants, dont la plus profonde est à son tour, en tant que product
ion symbolique, objet d'occultation grâce à l'édification du secret cultur
el comme règle sociale (entre hommes et femmes, vieux et jeunes, savants
et ignorants). Des auteurs comme Geza Roheim, Georges Devereux ou
Melford Spiro ont d'ailleurs tenté de définir la culture comme mécanisme
de défense. On sait que sous ce vocable il faut entendre des processus de
l'économie psychique tels que le refoulement, mais aussi (autres moyens
de se débarrasser de tout ce qui ne peut être géré en direct) la projection,
l'idéalisation ou la sublimation. Inutile de préciser que ces mécanismes
n'ont rien de névrotique ; ils sont partie intégrante de l'économie psy
chique normale, individuelle et collective. Le déchiffrement des contenus
culturels demande donc une double approche : identifier les constructions
7. Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation (1929), Paris, PUF, 1971 : 46-47. Q
LU
8. Voir, par exemple, Donald W. Winnicott, Jeu et réalité. L'espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975, et ?
Jean Laplanche & J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967. "UJ
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retenant que certaines facettes. Mais c'est bien sous cette diversité cha
toyante, apparemment irréductible, qu'agit quelque chose qui est de
l'ordre de l'humain universel. Cette dernière notion est cependant à
prendre avec prudence, au risque de susciter l'idée d'une nature humaine
qui serait étroitement liée au biologique. La question reste ouverte : com
ment, afin d'éviter le piège de toute forme de sociobiologisme, enraciner
cet universel dans le travail psychique ? L'ethnologue ne se trouve-t-il pas
justement, dans le travail de terrain et d'analyse de ses matériaux, à la char
nière même de cet écart et de cette conjonction ?
C'est parce que, d'un côté, il y a du social inscrit au plus profond de l'i
ndividu et que, de l'autre, du psychique apparaît sedimenté dans les construc
tions culturelles, qu'une société et ses institutions existent « comme » des
êtres vivants et que la vie de l'homme non seulement est possible, mais pos
sible seulement là, en société. Peut-on imaginer, par exemple, qu'un objet
aussi labile que le mythe dans une société sans écriture ait quelque chance
de survie, si son tissu narratif n'était formé en partie de fibres en provenance
de l'âme, et si en contrepoint il n'y avait du narratif qui lui fasse écho dans
la psyché ? C'est à ce point que s'inscrivent les prémisses théoriques d'une
anthropologie psychanalytique9, à savoir la détermination de la place du
psychique, de nature nécessairement individuelle, dans la construction des
faits culturels, de facture collective par définition10.
Ces prémisses, que l'on admettra à l'instar d'assertions triviales ou
comme des hypothèses aventureuses, posent de manière urgente deux
problèmes. Le premier concerne la délimitation de l'objet : en effet, peut-
on, ici comme ailleurs11, constituer un objet en dehors des outils concept
uels qui lui confèrent à la fois son intelligibilité et son identité ? Dans
l'affirmative, il n'est pas garanti que des objets repérés de longue date par
l'anthropologie conservent toute leur intégrité. C'est ainsi que le mythe,
dont d'aucuns ont voulu forcer l'autonomie, retrouverait d'une part des
ajointements avec le rite, le rêve, la cosmologie, les théories indigènes de
la conception, etc., tandis que, d'autre part, c'est à l'intérieur même de la
mythologie qu'apparaîtraient des failles, mettant en cause la nature de
corps plein de l'objet12. Le second problème a trait à la relation entre l'in-
9. Peut-être serait-il plus prudent, à ce stade de la recherche, de parler d'une anthropologie Ôl inspira
tionpsychanalytique.
10. La détermination inverse, de la place du culturel dans la psyché, est du ressort de la psychanalyse.
11. C'est en effet en des termes semblables que Laurence Kahn (« Questions à l'anthropologie », in
Psychanalyse et sexualité. Questions aux sciences humaines, Paris, Dunod, 1 996) pose le problème du « fait
psychique » dans un texte qui a été pour nous une source d'inspiration.
12. Patrice Bidou, « La mythologie clivée », L'Homme, 1993, 126-128 : 469-493.
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l'irrationnel et l'affectif qui dominaient, tant à l'intérieur de la matière
mythique que dans la relation que les individus d'une société entretien-
nent avec leurs mythes. Il s'agissait donc, en préambule au grand chantier
des Mythologiques, d'aseptiser le champ opératoire en en éliminant l'ind
ividu et les conduites individuelles rebelles aux classifications et « malfai
sants» par rapport au système. Le travail a été réalisé dans un livre de
petite taille mais aux conséquences considérables, Le totémisme aujourd
'hui,qui a consisté essentiellement à mettre le sujet hors jeu, en faisant
basculer la relation verticale — émotionnelle — entre l'individu et son totem
en un système horizontal de relations entre des clans. Il ne restait plus
ensuite qu'à étendre le champ d'application de l'entreprise classificatoire à
la mythologie, en envisageant les mythes comme des systèmes de relations
horizontales — des mythes entre eux et, à l'intérieur des mythes, des él
éments constitutifs entre eux -, sans s'embarrasser du lien vertical que les
membres d'une société entretiennent avec leurs mythes. On remarquera
que c'était précisément sur le terrain du totem, et du tabou, que s'était
joué chez Freud le déplacement de la psychanalyse au domaine culturel,
en introduisant l'individu et la sexualité au cœur des institutions d'une
société. Lévi-Strauss en gardant le totem, c'est-à-dire, encore une fois, le
système des classifications, et en laissant tomber le tabou, auquel se trou
vent accrochées les attitudes et les émotions des individus, plaçait ainsi le
totémisme et la mythologie sur le même registre que la parenté, celui d'un
ensemble constitué d'unités discrètes, dont il ne s'agissait plus qu'à mettre
en évidence la logique interne, son caractère systématique, avec quoi se
confond chez le structuraliste toute la signification.
Après coup, on peut s'interroger sur le formidable succès de l'entreprise
structuraliste, qu'on attribuera, avec Gillian Gillison (cf. infra, pp. 43-52),
à la rencontre d'une période de l'histoire marquée par la plus monstrueuse
défaite qu'ait jamais connue l'humanité, avec une pensée essentiellement
fondée sur l'abolition de l'histoire et l'effacement du sujet du champ de
l'investigation. L'opération d'élimination du sujet, qui dans la néo
langue14 du structuralisme se fait sous couvert du « passage mythique de la
quantité continue à la quantité discrète », a pour point d'appui le mythe
fondateur de la société ojibwa qui revient comme un leitmotiv dans
l'œuvre de Lévi-Strauss15. L'opération risquait d'emporter d'autant plus
l'adhésion qu'elle était implicitement présentée comme épousant de l'in-
14. Il faut à ce sujet lire chez André Green {op. cit., 1995 : 146-155) ces pages sur la création d'une néo
langue et sur la déqualification de l'objet en rapport avec le structuralisme lévi-straussien.
15. Ce mythe occupe une position clé en tant qu'il sert de passerelle méthodologique et épistémologique
entre le totémisme et la mythologie. Cf. Claude Lévi-Strauss, Le totémisme aujourdhui, Paris, PUF, 1962 :
27, et Le cru et le cuit. Mythologiques I, Paris, Pion, 1964 : 58-63.
« Pour que les 5 grands clans dont les Ojibwa croient leur société issue
pussent se constituer », écrit Lévi-Strauss à propos de ce mythe, « il fallut
que 6 personnages surnaturels ne fussent plus que 5, et que l'un d'eux fût
chassé »16. L'opération, par son exactitude arithmétique, satisfait profondé
ment le lecteur soucieux de précision et d'ordre. Un lecteur qui, plein de
gratitude, est alors tout prêt, de façon complice, à passer sous silence l'autre
opération, qui, elle, porte non pas entre les termes, mais sur les termes
mêmes, autrement dit à fermer les yeux sur le processus de disparition du
visiteur, avec son visage, son désir d'enfant de voir à tout prix, au moment
de son enregistrement sous la forme d'un chiffre. En faisant entrer dans le
même paradigme un mythe bororo et un mythe tikopia, Lévi-Strauss génér
alise : « Dans tous les cas, par conséquent, un système discret résulte d'une
destruction d'éléments, ou de leur soustraction d'un ensemble primitif», et
dans la même veine : « Dans chaque cas, cette discontinuité est obtenue
par élimination radicale de certaines fractions du continu. »17
C'est à ce point que s'inscrit, en rupture avec la démarche structuraliste,
une anthropologie d'inspiration psychanalytique, qui s'attache radical
ement aux termes et aussi à leurs contenus, autrement dit qui constitue l'i
ndividu en tant que tel, dans son originalité et ses particularités d'être
humain, l'individu dans sa qualité singulière de sujet psychique, comme
partie intégrante et inaliénable de la signification des faits de culture.
Revenons donc à ce mythe ojibwa, et plus précisément sur ce visiteur au
regard « trop fort », dont l'expulsion constitue l'acte autour duquel s'orga
nisetoute la matière mythique. En généralisant de manière abrupte, on
considérera qu'un fait de culture n'est jamais construit, dans sa trame pro
fonde, qu'autour de cet acte d'expulsion aux frontières du groupe de -2
l'homme pulsionnel, ou du pulsionnel dans l'homme18. Et, en effet, cette 8
17. Ibid.
16. Claude: 60-61
Lévi-Strauss,
; nos italiques.
op. cit., 1964: 61. J2
Q
18. Le noyau historique du mythe, écrivait Freud analysant le mythe de Prométhée, concerne une ?
défaite de la vie pulsionnelle. Cité in Didier Anzieu, op. cit., 1970: 126. kUI
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force irrépressible qui pousse le visiteur à enlever son bandeau, et qui n'est
pas liée à la chose à voir, à un objet situé au dehors, puisque le visiteur est
venu sur terre les yeux bandés, comme un enfant vient au monde, cette
poussée du dedans donc, quelle autre appellation lui donner, sinon, avec
Freud, celle de pulsion ? Disons-le d'emblée, l'anthropologue n'est pas à
l'aise avec cette notion, le psychanalyste non plus d'ailleurs, mais, dans un
cas comme dans l'autre, elle apparaît tellement nécessaire pour com
prendre le matériel, tellement dictée par la composition même de l'objet,
qu'on ne saurait en faire l'économie. De fait, la psychanalyse - mais à quel
titre l'anthropologie serait-elle exempte de cette tâche, aurait-elle renoncé
à cette ambition ? - s' attachant à comprendre les conduites des hommes et
des femmes dans leurs fondements les plus radicaux, ne peut éviter, avec
la notion de pulsion — et la notion contiguë de représentant-représentat
ions de la pulsion -, d'interroger ce lieu « mythique », Freud le concédait,
ce lieu mythique donc, où la pensée et les sentiments, qui sont le propre
de l'humain, s'articulent en profondeur à l'animalité. Et la mythologie
avec ses pseudo-animaux ne traite que de cela.
Encore une fois, dans une approche d'inspiration psychanalytique,
les mots utilisés sont importants. Pour signifier l'action autour de
laquelle s'organisent les matériaux du mythe, nous avons évoqué Y ex
pulsion du visiteur à cause de son regard trop intense. Dans le texte
même du mythe, ses compagnons obligent celui-ci à retourner au fond
des mers. On pourrait également employer le verbe refouler, dans le sens
trivial de reconduire à la frontière un individu indésirable dans un pays.
Quel que soit le verbe utilisé, on remarquera que, dans aucun cas, le
scénario n'entraîne la destruction de l'individu, son élimination radic
ale, ainsi que l'écrit Lévi-Strauss. Au contraire, non seulement celui-ci
continue d'exister — certes au bord extérieur du système des classifica
tions —, mais rien n'indique qu'en exil son désir originaire de voir les
Indiens ait perdu de sa force, et qu'il ne cherche pas à revenir parmi
eux, sans qu'il soit pour autant toujours possible de prévoir sur quel
rivage, sous quel déguisement et à quel moment se fera son retour, car
à l'instar du contrebandier cherchant à déjouer la vigilance du douanier,
l'imagination et la ruse de l'homme sont sans limites quand il s'agit de
satisfaire ses appétits.
C'est ainsi qu'une approche d'inspiration psychanalytique ne saurait
circonscrire son objet à ce qui fait système dans une société, où l'esprit
ne retrouve jamais que ce qu'il y a mis ou retenu de façon sélective.
L'objet comprend aussi intégralement ce qui a été expulsé pour obtenir
localement et de façon superficielle cet effet de système. L'objet est
composé de la terre des institutions dans laquelle vivent les gens cla-
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gurations telles que « systèmes symboliques », entre autres. Un signe, un
symptôme peut-être, qui oblige à revisiter ces classifications aujourd'hui
'® menacées de pétrification, alors qu'au cours des deux dernières décennies,
l'irruption du corps en tant que modèle de représentation du monde a
bouleversé l'agencement minutieux des matériaux de terrain. C'est lui qui
nous mettra sur la voie de ce que les sociétés ont à dire sur le travail psy
chique dans la culture.
Afin de donner force à notre argumentation, il convient de ne pas
perdre de vue le lecteur, paisiblement installé dans la position du scep
tique radical, qui persiste à croire que l'anthropologue fait fausse route
en introduisant dans son protocole d'enquête certains outils de travail de
la psychanalyse. Notamment, en faisant le deuil du sujet durkheimien,
ancêtre du sujet structuraliste, qui avait le mérite de produire des « repré
sentations » — fiction intellectuelle faite de pièces et de morceaux — géné
rées par un acteur social insaisissable, et dont l'ethnographe s'appliquait
à restituer le « savoir ». Cela sans qu'il ne lui soit réclamé aucun compte
quant à ce travail d'alchimie aboutissant à des énoncés gigognes sur la
culture étudiée, discours rapportés en style indirect, emboîtés les uns
dans les autres, d'une scientificité douteuse22. Et pourtant, ils consti
tuent encore les matériaux de base de toute bonne monographie de ter
rain. Ce lecteur existe, nous l'avons tous rencontré, surtout parmi nos
proches collègues... Mais de quelque côté qu'il se tourne, que découvre-
t-il ? Que les sociétés humaines dépensent une énergie considérable à
édifier des institutions, à rejouer sans trêve des drames rituels, à réciter
de manière lancinante des mythes, des incantations, à submerger l'audi
toire de discours apologétiques, pour décrire le monde tel qu'il est ou
doit être, bref à faire le miel de notre ethnographe scribe. À ce dernier
n'échappera pas le fait que ces sociétés tentent aussi d'évacuer, à leur
périphérie spatio-temporelle, des « résidus », des images mentales non
socialisables, sous forme d'entités démoniaques ou cannibales, venant
hanter des histoires qui dérangent. On les retrouvera au fond d'une
« poubelle », où l'on pourrait découvrir les secrets bien enfouis de la
communauté étudiée, certaines productions psychiques inavouables.
Ces déchets ne sont pas définitivement évacués. Ils sont agités en pe
rmanence, et même font retour dans le quotidien, soit qu'ils aient été sol
licités par des instances qualifiées - les techniciens du rituel, une prêtrise
spécialisée — pour répondre à des situations d'infortune et de malheur,
asseoir ou confirmer un ordre social à travers des rituels d'intronisation,
soit qu'ils reviennent tout à trac là où on ne les attendait pas. Pour se
22. Dan Sperber, Le savoir des anthropologues, Paris, Hermann, 1982 : 15-47.
23. Au passage, on se démarquera du label Ethnopsychoanalyse attaché à l'œuvre de Paul Parin, Fritz to
Morgenthaler, Goldy Parin-Matthèy et de leurs disciples, dont les présupposés théoriques et la pratique Ul
de terrain n'ont rien de commun avec cette approche. Cf. Parin, Paul, Fritz Morgenthaler & Goldy <^3
Parin-Matthèy, Die Weissen denken zuviel. Psychoanalytische Untersuchungen bei den Dogon in Westafrika, JfJ
Feiburg, Atlantis Verlag, 1963. Traduit de l'allemand par Aude Willm sous le titre Les blancs pensent trop. Q
13 entretiens psychanalytiques avec les Dogon, Paris, Payot, 1966 (« Bibliothèque scientifique. Science de ?
l'homme »). V|JJ
Arguments
leur outillage conceptuel ce champ énergétique, qu'elles le nomment
« forces », « esprits », « êtres de la forêt », l'anthropomorphisent ou non.
" Grâce à nos informateurs, c'est bien ce sujet durkheimien que l'on voit
disparaître, nolens volens, pour laisser émerger un autre sujet, celui du
désir, qui s'exprime, violemment ou à bas bruit, à travers les « formations
de l'inconscient ». Là encore, la suspicion narquoise de notre sceptique
montrera qu'il s'agit aussi d'une affaire de vocabulaire. Tant qu'il ne lui
est proposé qu'un florilège d'énoncés en vernaculaire, c'est-à-dire dans un
langage rassurant, fleurant bon l'authenticité, on peut espérer que son
adhésion reste sans faille. Solidement ancrée dans le point de vue emic,
l'argumentation de l'ethnographe ne ferait, semble-t-il, pas problème. Là
où les affaires se gâtent, c'est quand entrent en scène des concepts tels que
« refoulé », « inconscient », « pulsion », « fantasmes originaires » qui sen
tent encore le soufre. Reconnaissons toutefois que, pour passer du point
de vue de la « métapsychologie indigène » à une « anthropologie psycha
nalytique » conforme à la visée programmatique esquissée dans ce texte,
il reste à franchir une véritable muraille épistémique. Aucune société non
occidentale ne pratique la psychanalyse, l'expérience du divan n'ayant
d'équivalent dans aucune culture. De surcroît, les analogies entre analyste
et analysant d'une part, ethnologue et informateur de l'autre, tournent
vite court avant de sombrer dans la caricature, même si quelque chose
de l'ordre du transfert et du contre-transfert se noue et se dénoue dans
l'expérience de terrain.
L'idée que l'on voudrait soutenir serait que le fossé qui sépare les agen
cements conceptuels indigènes et la pensée freudienne n'est peut-être pas
aussi profond qu'il le paraît. On a trop longtemps brocardé l'insularité
d'une pensée élaborée dans le confort feutré du 19 de la Berggasse, si
étrangère à X eidos des sociétés exotiques, alors qu'une enquête de terrain
menée sur la longue durée permet de voir se dessiner, par paliers success
ifs, des passerelles, des analogies, qui autorisent une approche comparat
ive, bien tempérée, des phénomènes « inconscients ». Il va de soi que des
obstacles majeurs se dressent devant une mise en correspondance syst
ématique de ces deux champs épistémiques. D'un côté, la psychanalyse
continue d'élaborer un corps d'hypothèses modulables, en fonction des
avancées de la clinique, remises patiemment sur le métier ; de l'autre,
pour penser quelque chose de l'ordre du psychosexuel, les sociétés visitées
par l'ethnologue mettent en jeu, dans la trivialité de la vie quotidienne ou
lors d'expériences rituelles étourdissantes, des catégories prises dans un
système de pensée totalisant auquel, de manière routinière, il confère une
sorte de cohérence interne, l'élevant au rang de « vision du monde », ce
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de glacis bien protégé au service du traitement des affects. Différentes
écoles sont en train de conquérir ce territoire qui ne sera pas ici contesté25.
Cette psychologisation de la démarche ethnographique, pour séduisante
qu'elle soit, répond tardivement à l'intrusion de ce corps mystérieux, celui
des rituels, des mythes, ou de la vie tout simplement, telle qu'elle va. De
plus, elle prend le risque de passer à côté du fait que l'épisode troublant des
« visions » fait sens dans ce que Freud nommerait F« après-coup », quand il
est réorganisé et repris en main par un type de savoir l'inscrivant dans une
temporalité par rapport à laquelle, dans un premier temps, il n'avait pu
trouver sa place. Là encore, il n'est pas question de ramener à une sorte de
moment primitif de la métapsychologie freudienne, des catégories indi
gènes supposées frustes, mal élaborées, encombrées de « scories » cosmol
ogiques, brouillant le décodage de l'activité pulsionnelle. Cela même si,
dans les épisodes de «visions» précités se dessine souvent une dimension
« sexuelle », en tout cas reconnue comme telle in situ, dans la description
des actions auxquelles se retrouvent mêlés les protagonistes. Mais nous
sommes là très loin de donner à penser que, pour nos interlocuteurs, l'idée
de l'irruption d'un affect sexuel dans le présent conférerait du sens à ce qui
n'était qu'énigme. Retenons plutôt de cette démarche le fait que la ques
tion du refoulement individuel se voit traitée au niveau collectif. En vérité,
l'ethnologue — comme le psychanalyste, en attente d'une légitimation de
ses hypothèses en y ajoutant la « preuve par la culture » — est confronté à
un tour de passe-passe où s'entremêlent « refoulement originaire » et
« refoulement » tout court. De ce constat désespérant, l'homme de terrain
peut au moins tirer une leçon. Elle consisterait à se remettre d'une tout
autre manière à l'écoute de ses interlocuteurs indigènes, quitte à en rabattre
sur sa voracité à capter des contenus de savoir. En un mot, plus il se trouve
être la victime (délicieusement consentante) d'un tir de barrage herméneut
ique, d'un jaillissement exubérant de gloses, c'est-à-dire de tout ce qui
excite sa curiosité, apaise son angoisse du « carnet blanc », plus au contraire
il devrait se dire qu'il y a là quelque chose qui a été à un moment donné
arrêté, dévitalisé, lyophilisé, et qu'on vient lui offrir comme « relique »,
sorte d'objet « fétiche » inerte, même s'il est affecté d'une très forte charge
symbolique. S'agit-il de la prise en main, par la communauté, d'un événe
ment privé qui du même coup est violemment éclairé par un discours
public ? Ou bien du même événement qui s'est trouvé agiter quelque chose
d'un refoulé collectif, et qui fait retour dans le champ de l'herméneutique
indigène, c'est-à-dire dans un discours « délicat », « sacré », bref dans du
25- Catherine Lutz & Geoffrey White, « The Anthropology of Emotions », Annual Review of
Anthropology, 1986, 15 : 405-436.