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http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RFG&ID_NUMPUBLIE=RFG_192&ID_ARTICLE=RFG_192_0095
2009/02 - n ° 192
ISSN 0338-4551 | ISBN 978-2-7462-2409-4 | pages 95 à 111
La culture d’entreprise
Source de pérennité ou source d’inertie ?
D
urant les années 1980, les sciences ment inspirée du culturalisme américain et
de gestion ont étudié la culture d’une lecture psychosociologique des phé-
comme un outil susceptible de pal- nomènes sociaux, continue d’être vivace
lier les défaillances des doctrines et des dans le management en France et dans le
outils de management classiques et ration- Monde. Bien souvent elle conçoit la culture
nels. En particulier, elle devait permettre comme un phénomène conscient voire par-
d’améliorer l’intégration des salariés ou fois comme un ensemble de folklores qui
leur motivation, notamment ceux qui viendraient limiter les possibilités d’évolu-
avaient été menacés par les restructurations tion et d’innovation. Paradoxalement, dans
des années 1970. Dans ces moments de le même temps, les praticiens, comme cer-
doutes et de tensions, l’heure était à la tains milieux académiques, réfléchissent
reconstitution de perspectives durables pour aux moyens de stabiliser les valeurs, les
les entreprises mais aussi à leur adaptation pratiques et les communautés qui existent
aux nouvelles conditions économiques et dans l’entreprise. L’idée de faire de la cul-
technologiques de la concurrence. Autre- ture une ressource, voire un avantage
ment dit, les managers occidentaux et les concurrentiel, permettant d’assurer une
universitaires des sciences de gestion ont pérennité de l’entreprise revient en force
été amenés à réfléchir aux moyens de depuis une dizaine d’années.
reconstituer une forme de pérennité au sein Depuis les années 1980, cette importation
des grandes organisations privées. Le lien de la notion de culture dans le management
entre le concept de « culture » et celui de a été perçue, à l’extérieur des sciences de
pérennité apparaît ici assez clairement. gestion ou par certains praticiens ou
Appliquée à l’entreprise, la pérennité sup- chercheurs du domaine, soit comme peu
pose de rechercher ce qui, dans sa forme ou rigoureuse intellectuellement, soit comme
dans son sein, est durable, continu, perma- une tentative de manipulation idéologique
nent voire perpétuel1. Des pratiques des salariés ; sans compter que les prescrip-
anciennes, des symboles des mythes des tions issues de ces approches se sont sou-
produits ou des marques sans oublier des vent révélées décalées voire inapplicables
façons de faire ou de penser, bref la culture pour répondre aux besoins des praticiens.
d’entreprise semble ici représenter claire- En définitive, il s’agit ici d’esquisser
ment un élément de cette pérennité. quelques pistes pour répondre à une ques-
Rapidement, une forme de convergence tion apparemment simple : la culture per-
s’est établie autour de l’idée d’une dis- met-elle à une entreprise de durer ou au
tinction entre les entreprises disposant contraire réduit-elle ses perspectives de
d’une « bonne » culture (forte, cohérente), pérennité en limitant ses possibilités de
vue comme un facteur de stabilité et de changement ?
réactivité, de celles qui présentaient des Répondre à cette question suppose une
incohérences ou des tensions entre sous- rapide présentation du contexte stratégique
cultures. Cette vision dominante, directe- et concurrentiel actuel, mais aussi de souli-
1. Cette acception remonterait à l’année 1175, A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris,
Le Robert, réed. 2004, tome 2, p. 2260.
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2. Pour plus de détails, se reporter à É. Godelier, La culture d’entreprise, Paris, La Découverte, 2006.
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aux explications sociologiques ou anthro- que les membres se sentent proches d’une
pologiques plus classiques. Le terme « pra- communauté de référence. Celle-ci n’existe
tique » devient alors le facteur de regroupe- pas seulement à travers une communauté
ment de personnes. Vu de loin, il paraît d’idées ou de valeurs, mais parce qu’elle
synonyme de micro-« communauté » et de s’appuie sur une communauté réelle et
micro-« culture ». Au vu de ces tentatives concrète. Dans ces conditions, ce sont bien
de mobilisation de la notion de commu- ces logiques, ces valeurs, mais aussi des
nauté pour créer de la culture, ne peut-on éléments concrets (comportements, espaces
pas conclure, comme Sainsaulieu en 1979 physiques, etc.) qui permettent à la commu-
dans la revue Autrement, que les entreprises nauté de se perpétuer. Ils expriment ainsi la
parlent sans cesse de cette notion par culture du groupe mais aussi les éléments
volonté d’incarner « une sorte de commu- qui autorisent sa perpétuation. Face à ce
nauté jamais achevée et toujours espérée » ? cadre conceptuel, force est de constater que
Reste pourtant à trouver d’autres éléments la gestion a adopté une approche idéalisée –
pour expliquer comment se construisent et romantique, voire archaïque – de la notion
se maintiennent dans l’entreprise des com- de communauté. Quelques exemples suffi-
munautés qui reposent sur des logiques ront à préciser cette approche. D’une part la
sociales ? communauté apparaît comme une organisa-
En 1980, Denis Segrestin a clairement tion démocratique et non hiérarchisée au
démontré que, si une communauté se révèle sein de laquelle régneraient la libre discus-
dans l’action, elle n’a pas qu’une seule sion et le consensus. Ici point de conflit
logique d’action qui regroupe ses membres mais des échanges pour résoudre les éven-
et délimite ses frontières. Par exemple, lors tuels problèmes. Bref, la communauté serait
de mouvements sociaux, une logique de un avatar des périodes précapitalistes ou
métier n’explique pas automatiquement pré-industrielles de l’histoire. Elle renver-
toutes les revendications d’un groupe. Dans rait à un état de l’homme plus proche de la
les années 1970 et 1980, certains salariés nature. Évidemment, cette vision archaïque
(facteurs ou guichetiers) de La Poste ne renvoie à aucune réalité car toutes les
avaient construit une revendication d’amé- communautés sont construites de façon
lioration des qualifications et des carrières plus ou moins explicite sur des rapports de
professionnelles à partir du slogan « tra- force, des conflits et des hiérarchies. Si for-
vailler et vivre au pays ». En définitive, il y mellement elles semblent pouvoir se passer
a parfois alignement entre la communauté de rapport de domination, avec le temps les
sociale et la communauté d’action mais éléments tacites reprennent rapidement leur
parfois aussi différenciation. Ceci tient au place pour reconstituer une hiérarchie.
fait que la communauté est un ensemble Ainsi la gestion, comme avant elle la socio-
complexe et englobant totalement les indi- logie, n’a cessé de se heurter à cet écueil et
vidus. Dans tous les cas, pour qu’il y ait à la difficulté de distinguer dans la commu-
action et mobilisation, il faut au préalable nauté ce qui relève de l’idéal de fonctionne-
un minimum d’intégration sociale dans le ment, du concept et de l’objet concret. Du
groupe, car la rationalité ne peut être totale- coup, la communauté est ramenée à un
ment extérieure aux individus. Il faut aussi simple attribut technique d’un groupe per-
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l’homme. Elle est fondamentalement col- sionnelle. Au contraire, elle semble consi-
lective et acquise au cours de l’histoire par dérer que tous les phénomènes de groupe
la répétition. Il faut replacer ce travail de puissent être analysés dans le cadre d’ac-
conceptualisation dans une période où ger- tions collectives. Enfin, la culture est struc-
ment les premières théories racistes qui turée par des éléments communs et essen-
visent à expliquer les différences – psycho- tiels, appelés ici valeurs. Rien n’est dit sur
logiques ou génétiques – entre les peuples la nature de ces valeurs. Sont-elles homo-
et les sociétés. Tylor marque une rupture gènes ou hétérogènes, fixées historique-
nette avec l’idée que la culture serait un ment une fois pour toutes ou évolutives ?
héritage inconscient, voire naturel et figé Les valeurs sont-elles communes à tous les
dans l’esprit ou la personnalité de chaque groupes de l’entreprise ou spécifiques ?
individu ; approche qui sera reprise plus Chaque groupe défend-il un ensemble
tard par les psychosociologues et dont on cohérent et strictement délimité de valeurs
retrouve des traces en gestion avec la défi- contre celles d’un autre groupe ? S’agit-il
nition la plus fréquemment citée d’Edgar des valeurs affichées ou des valeurs réelles
Schein dans son ouvrage Organizational d’une personne ou d’un groupe ? Des élé-
Culture and Leadership. La culture organi- ments de réponses ont déjà été donnés par
sationnelle y est définie comme : « la struc- l’anthropologie. Ainsi récemment, Maurice
ture (pattern) des valeurs de base partagées Godelier proposait cette définition de la
par un groupe, qui les a inventées, décou- culture : « [Il s’agit] d’un ensemble de
vertes ou développées, en apprenant à sur- signes et de conduites constituant des dis-
monter ses problèmes d’adaptation externe tinctions dans le comportement de deux
ou d’intégration interne, valeurs qui ont communautés […]. Pour faire culture, ces
suffisamment bien fonctionné pour être signes et conduites doivent être partagés par
considérées comme opérationnelles et, à ce les membres du groupe, être transmis socia-
titre, être enseignées aux nouveaux lement et individuellement, […]. Une telle
membres du groupe comme étant la bonne définition […] ne suffit pas à rendre compte
façon de percevoir, réfléchir et ressentir les du fait culturel dans sa profondeur et dans
problèmes similaires à résoudre ». sa portée. Il faut pour cela se donner une
Vue depuis l’anthropologie ou la sociolo- seconde définition de la culture qu’on peut
gie, cette définition suscite d’importantes qualifier de définition forte. Par culture on
questions. D’abord elle se focalise d’em- envisagera alors l’ensemble des principes,
blée sur les représentations et la résolution des représentations et des valeurs partagées
de problèmes. Ici, le groupe qui incarne la par les membres d’une même société (ou de
culture existe dans et pour l’action. Cette plusieurs sociétés), et qui organisent leurs
approche fait clairement écho aux éléments façons de penser, leurs façons d’agir sur la
évoqués précédemment à propos de la nature qui les entoure et leurs façons d’agir
vision managériale de la communauté. sur eux-mêmes, c’est-à-dire d’organiser
Cette définition n’envisage pas le fait leurs rapports sociaux, [autrement dit] la
qu’avant même le début de l’action collec- société. Par valeurs on désigne les normes
tive, un individu ou un groupe est déjà positives ou négatives, qui s’attachent dans
façonné par une culture locale ou profes- une société à des manières d’agir, de vivre,
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ou de penser ; les unes étant proscrites, les de retrouver au sein de plusieurs cultures ou
autres prescrites. On voit qu’une telle défi- communautés certains de ces éléments ou
nition forte de la culture met au premier de ces logiques.
plan la part idéelle de la vie sociale, puisque 3) Si la vision de Schein sur la notion de
les principes, les représentations, les « valeurs » est critiquable, il ne faut pour-
valeurs, partagées ou contestées, […] ser- tant pas en conclure qu’elle n’apporte rien.
vent de référent pour les actions des indivi- Sa principale faiblesse tient au fait qu’elle
dus et des groupes qui constituent une oublie une des deux dimensions que jouent
société. […]. Cette définition permet de les valeurs dans la constitution de la culture
préciser les relations entre la dynamique de et des collectifs qui l’incarnent. Les valeurs,
pérennité et la culture d’entreprise. les principes ou idéaux qui sont au cœur de
La plupart des définitions de la culture en la culture d’un groupe ont des fonctions
sciences sociales insiste sur quatre caracté- normatives sur les façons de penser et de se
ristiques : comporter. Ils permettent d’intégrer ou
1) La culture résulte d’un processus collec- d’exclure du groupe. Ces éléments sont par-
tif d’accumulation au cours de l’histoire, tagés par les membres de la communauté,
Elle constitue donc un phénomène socio- qui en sont conjointement les porteurs et les
historique, ce qui permet de rejeter définiti- créateurs. Ils résultent de coopérations mais
vement l’idée qu’elle serait une seconde aussi de conflits qui se développent dans la
nature humaine. répétition du quotidien et s’institutionnali-
2) La culture articule en système à la fois sent au fil de l’histoire. Pourtant aucun
des objets matériels (techniques, pratiques, membre d’une société n’est porteur à lui
langages) et des éléments idéels (représen- seul ou n’est conscient de l’ensemble des
tations, valeurs). Ce dernier point signifie dimensions et valeurs du groupe ou de la
que les hommes produisent des idées pour société dans laquelle il vit.
créer la société dans laquelle ils vivent. 4) Enfin, la culture est un phénomène avant
Appliqué à l’entreprise on comprend qu’il tout collectif et qui s’inscrit dans l’incons-
est dorénavant impossible de réduire la cul- cient des membres d’un groupe social. En
ture à des simples représentations ou à des cela elle se distingue de la notion d’identité,
considérations psychologiques. En marquée elle par une dimension plus indivi-
revanche, cette définition éclaire l’impor- duelle et consciente. Quel intérêt peut revê-
tance prise par des éléments matériels et tir la culture pour comprendre l’entreprise
symboliques dans la culture des commu- et l’action de ses membres ?
nautés qui peuplent l’entreprise : logos, De toute évidence, ce que recherche le
marques, produits, technologies, espace management, via la culture, c’est à réguler
physique de la production, etc. Ce qui per- les façons de faire et de penser des membres
met de distinguer la notion de culture d’une de l’organisation. En définitive, il s’agit de
simple liste d’éléments, c’est que les consti- parvenir à rendre quasiautomatique les
tuants de cet ensemble « font » un système façons de réagir aux situations courantes de
avec une cohérence et une logique propres. la vie de l’entreprise (relations aux marchés,
Ces logiques sont parfois explicites, elles déterminations et intériorisations des procé-
sont souvent tacites. Parfois il est possible dures par les individus et les collectifs, repé-
La culture d’entreprise 105
rente, homogène, forte. Elle doit être effi- Pour autant le management par les valeurs
cace. Impliquer plus fortement les salariés et plus généralement la mobilisation de la
suppose enfin de transformer les anciennes culture par les managers aboutit à des résul-
méthodes – taylorienne ou fayolienne – de tats mitigés. Il est possible de parler d’un
gestion du personnel. Dans la culture réel malaise. Cela tient à plusieurs raisons.
« post-taylorienne », d’autres principes de D’abord, les logiques qui permettent de
légitimation du rôle des managers et de comprendre la culture relèvent largement
l’entreprise sont nécessaires. Le nouveau de phénomènes tacites. Leur observation
dirigeant doit donner du sens au travail et est délicate ; elle nécessite à la fois un savoir
reconstruire des communautés. Il doit se faire particulier et de longues périodes
faire psychologue et porteur de valeurs cha- d’observation et d’analyse. Rien d’éton-
rismatiques dans ces temps troublés. Dès nant, dans ces conditions, que la culture
les années 1980, un best-seller In Search of apparaisse comme un phénomène irration-
Excellence3 écrit par d’anciens du cabinet nel car incontrôlable et si complexe qu’il
de conseil McKinsey : Thomas Peters et paraît impossible de le réduire à quelques
Robert Waterman, a posé les bases de ce critères ou indicateurs au sein d’un abrégé
management par les valeurs. L’objectif affi- de gestion. À propos de la culture, le pas-
ché consiste à trouver les valeurs essen- sage d’un ensemble de données chiffrées
tielles que partagent les membres de l’en- permettant de piloter l’entreprise à l’aide de
treprise. Il faut ensuite observer les sources quelques critères essentiels et de tableaux
de tensions, notamment entre les sous-cul- de bord sommaires à des aspects plus sym-
tures (professionnelles, hiérarchiques, etc.). boliques et qualitatifs semble impossible.
Enfin, le manager doit mettre en place les Dans ces conditions, les managers ont trois
moyens de les gommer ou au pire de les solutions pour utiliser la culture d’entreprise.
gérer. Les milieux académiques, souvent 1) Ils peuvent d’abord considérer la culture
issus de la psychologie, se sont inscrits dans comme relevant de la partie « fausse » du
cette posture. Schein attribue au « leader » management par opposition aux techniques
un rôle central dans la création de la culture ou aux savoirs formalisés, fondement du
d’entreprise, en particulier de ses valeurs. « vrai ». Selon les objectifs visés ou les
En 1985, R. Kilman dans Gaining Control contraintes du moment, le manager va pou-
of the Corporate Culture, avait fait de la voir utiliser plusieurs registres complémen-
culture une variable d’ajustement à maîtri- taires allant du « rationnel » à « l’irration-
ser. Fidèle à la tradition américaine de la nel » : les indices mathématiques ou la
psychologie ou de la psychanalyse, il pro- comptabilité pour la rémunération et les
posait une traduction opérationnelle des coûts, les sciences de l’ingénieur ou les
concepts visant à améliorer l’intégration statistiques pour le suivi de production, la
des individus à l’entreprise et plus généra- culture pour le climat ou la « bible des
lement à la société. Ces premiers travaux se valeurs ». Cette solution n’est pas facile car
poursuivent durant vingt années. le manager est aussi jugé à travers les outils
et la légitimité des cadres d’analyse qu’il l’entreprise aura le droit d’en parler. Parler
mobilise. Dans le contexte de l’entreprise où de culture peut alors, soit constituer une
est promue la rationalité, la culture reste un nouvelle langue dans l’entreprise et une
objet difficilement évaluable ou légitime. méthode pour formaliser de façon différente
2) La seconde solution consiste à rendre des problèmes de gestion déjà anciens, soit
rationnel ce qui ne l’est pas au regard aux se réduire à une simple « langue de bois »
yeux du milieu des affaires. Ici, les mana- donnant une image superficielle de la réalité
gers sont poussés à améliorer les aspects des phénomènes culturels. La seconde rai-
objectifs ou la « véracité » de la culture en son tient simplement au fait que les méta-
cherchant à la faire entrer dans les grilles de phores de la culture continuent d’être utili-
la technique managériale. La culture d’en- sées pour présenter les problèmes de
treprise est ici instrumentalisée et se trans- restructuration et d’intégration ou encore les
forme alors au gré des besoins : outils de dimensions sociales et tacites des phéno-
formation et d’évaluation en GRH, levier de mènes organisationnels et managériaux.
communication (logo, charte graphique). Ceux-ci ne sont pas prêts de disparaître. Si
3) Une troisième solution consiste à expri- la culture d’entreprise se révèle d’un usage
mer la culture dans les catégories ou le délicat et surtout si elle ne peut constituer un
vocabulaire managérial : culture projet, per- outil opérationnel, le manager doit-il renon-
formance culturelle, changement culturel, cer à pérenniser les comportements et les
résistance culturelle. Pour autant aucune de façons de penser en développant une culture
ces solutions ne parvient à faire de la notion, collective ?
un élément banalisé du savoir managérial. La mobilisation du concept de culture per-
Elle reste globalement en dehors des catégo- met de penser les processus d’apprentis-
ries habituelles du monde des affaires. Cette sage, de routinisation ou de changement
constatation devrait condamner définitive- dans la longue durée. Autrement dit, c’est
ment l’usage de la « culture d’entreprise » bien la question de l’institutionnalisation
dans le milieu des affaires. Ce n’est pourtant des façons de faire et de penser des
pas le cas. Deux raisons expliquent cela. membres de l’entreprise qui est posée. De
D’abord, la « culture d’entreprise » a une ce point de vue, des réponses existent d’ores
fonction verbale. Une des tâches du mana- et déjà tant du côté de l’anthropologie, de
ger est d’exprimer les problèmes de gestion l’histoire que des sciences de gestion.
à résoudre. Parler c’est déjà poser les bases Évoquée précédemment, l’anthropologue
d’un diagnostic. En tant que moyen d’ac- Mary Douglas a clairement décrit le pro-
tion, la culture constitue aussi une grille cessus de naturalisation des catégories : les
d’analyse et de compréhension qui tire sa classifications, les opérations logiques, les
légitimité de sa capacité à faire émerger des métaphores privilégiées sont données à l’in-
questions et des solutions pour préparer dividu par l’institution et la société dans
l’action. Cela n’est pourtant pas évident. Le lesquelles il vit et non l’inverse. En particu-
principal problème du dirigeant ou du mana- lier, le sentiment de vérité a priori de cer-
ger sera d’en faire un objet légitime de ges- taines idées et de l’absurdité de certaines
tion, notamment en précisant quel acteur de autres lui est transmis en tant qu’élément
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« naturel » de l’environnement social. Elle C’est ce qui permet que ces « façons de
contribue ensuite à sacraliser les catégories faire ou de penser » institutionnalisées
qu’elle a établies, le plus souvent en les deviennent « traditionnelles » et pérennes.
appuyant sur des considérations générales On parlera de « respect du client », d’une
de l’environnement : l’organisation de la méthode de calcul des marges utilisées par
nature, la hiérarchie des animaux, le carac- la profession ou encore d’un code vesti-
tère sacré de certains lieux, symboles. Ce mentaire. L’attribution par la mémoire col-
processus de sacralisation rend visibles lective des termes « tradition » ou « habi-
ainsi certains éléments saillants qui incar- tude » revêt donc une fonction symbolique
nent l’institution et ses règles. Cela entraîne et normative. Ceci explique pourquoi la
deux résultats. D’abord, il devient très diffi- mémoire collective ou la tradition ne sont
cile, voire impossible, pour les membres de pas simplement des héritages inertes du
la communauté de critiquer des catégories passé. Elles jouent un rôle dans le présent.
posées par l’institution. Cela permet de Si les routines incarnent une forme de
boucler le système puisque ces éléments mémoire et contribuent à la pérennité de
sacrés (mots, drapeaux, lieux, livres) vien- certaines façons de faire et de penser,
nent en retour fortifier l’existence de l’insti- d’autres éléments de l’entreprise jouent
tution et des catégories qu’elle a engendrées aussi comme ce qu’il est possible d’appeler
pour encadrer les personnes. Un bon des « objets de mémoires » : les rites collec-
exemple de ce type d’éléments sacrés dans tifs écrits, le langage et les cultures tech-
les entreprises, ce sont les procédures et les niques. À cela s’ajouter les « acteurs
routines. inertes » (Callon, 1986) qui incarnent la
Comme l’a montré Martine Girod-Séville, mémoire : machines, équipements tech-
les règlements intérieurs, les connaissances niques, technologies de gestion. Modelant
et l’expérience professionnelle de chacun l’espace physique et les représentations col-
ou la façon dont certains groupes ont été lectives des entreprises, elles définissent des
formés dans l’activité quotidienne sont trajectoires d’évolutions possibles des
autant de manifestations de la mémoire de façons de faire et de penser des acteurs. Ce
l’entreprise. Comment se déroule ce pro- « lock-in » oriente ainsi les voies de la
cessus de mémoire ? Une « bonne » façon pérennité. De son côté, A. Chandler a mon-
de vendre un produit ou une attitude jugée tré que la performance et la durabilité des
« professionnelle » par les pairs ou le supé- entreprises supposent qu’elles mettent en
rieur hiérarchique s’appuient souvent sur œuvre trois formes d’investissements ou de
une routine ou l’application d’une procé- compétences organisationnelles collectives.
dure. De ce point de vue, il est possible de D’abord une maîtrise des technologies de
considérer l’entreprise comme un ensemble produits et de production qui leur donnent
de « grammaires organisationnelles ». Pour un avantage vis-à-vis de leurs concurrents.
autant, pour être efficace concrètement, il Ensuite, des compétences en matière com-
faut un petit « plus ». Le commercial va merciales et marketing. Enfin, des compé-
devoir mettre en œuvre des savoirs ou des tences managériales et organisationnelles
actes qui ont une valeur symbolique ou une qui passent, soit par la présence d’un entre-
signification particulière pour le groupe. preneur individuel, soit par le recrutement
La culture d’entreprise 109
à March. De toute évidence, ce type d’en- nement global de l’entreprise, une politique
treprise n’est pas très fréquent à un moment de formation appropriée pour permettre des
où les stratégies de reengineering ou d’opti- changements rapides, la possibilité de lais-
misation des coûts ont plutôt réduit ces ser se développer des initiatives locales et
marges. une tolérance pour l’échec.
2) Ce type d’entreprise repose sur une forte Il faut souligner que dans ce type d’entre-
délégation et une confiance mutuelle ren- prise, le dirigeant ménage et protège des
dues possible par une bonne compréhension lieux d’indocilité ou de redondance. Il doit
de l’organisation dans son ensemble et des accepter que l’entreprise fonctionne sans
contraintes qui pèsent sur chacun. lui. L’organisation crée donc les conditions
3) Les dirigeants comme la culture d’entre- favorables à l’innovation et aux change-
prise ont su construire une confiance obte- ments stratégiques ou organisationnels.
nue grâce à la connaissance des objectifs Elle suppose du temps et de la stabilité tant
communs et à une reconnaissance symbo- du côté du personnel que des dirigeants.
lique jugée satisfaisante par tous les Mais après tout, ne serait-on pas ici en
membres. train de poser les conditions d’une péren-
4) Enfin, on constate chez ce type d’organi- nisation de l’entreprise, de ses procédures
sation une coordination discrète permise et de ses capacités de changement à long
par une bonne information sur le fonction- terme ?
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