NOUVEAU

N°6

#6

5¤90
EMBRE 2014

- DÉC
NOVEMBRE

Bloodborne
Le nouveau cauchemar
des créateurs de Dark Souls

JASON ROHRER
Rencontre avec
le sorcier du jeu vidéo

DE DISHONORED
À BATTLECRY
Entretien making of
avec Viktor Antonov

INDIECADE 2014 
Voyage à Los Angeles
dans le village du jeu indé GAMES N°6 - BIMESTRIEL - NOV. - DÉC. 2014
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LNR is a trademark owned by the Ligue Nationale de Rugby. TOP 14 and PRO D2 and the names, logos and club jerseys of the TOP 14 and PRO D2 are protected trademarks of the Ligue Nationale de Rugby. An Official Licensed Product of the Aviva Premiership Rugby.
The Premiership Rugby logo is a registered trademark of Premier Rugby Limited. The Premiership Rugby logo and competing club logos, emblems, names and kits are all trademarks of Premier Rugby Limited and its clubs. The relevant clubs or associated organisations are used under license from Premier Rugby Limited.
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 Édito
A
vant de se banaliser et d'être à
la portée de toutes les poches,
le jeu vidéo était cette chose à
la fois populaire mais bizarre
que l'on découvrait sur des
fêtes foraines, dans des salles
obscures ou entre initiés. Comme il n'y
a pas de hasard, ce numéro revient,
un peu malgré lui, vers ce moment où
par leurs limites et leur héritage, un
mystère planait encore sur les jeux, leur
conception, leurs mécanismes, leur sens.
Nulle nostalgie des premiers temps, mais
une coïncidence qui a rapproché Jason
Rohrer, le plus métaphysique des indés,
Randy Pitchford, ex-magicien à la tête
des Borderlands, le Musée mécanique,
institution de San Francisco dédiée aux
ancêtres de l'arcade, ou encore une
étonnante exploration de la contre-
culture des sixties vue par le prisme de
Tolkien et du jeu vidéo. En filigrane, et
pour diverses raisons, émerge une même
vision du jeu comme d'un rapport au
monde, aux autres, et à quelque chose
qui nous dépasse – Bloodborne, avec
son esthétique lovecraftienne, n'est pas
très loin non plus. À l'heure des débats
confus sur le jeu vidéo, ceci rappelle
pourquoi nous jouons, et pourquoi ce
magazine existe : derrière les images se
cache toujours quelque chose. Et c'est
à partir de cette question, cette envie
de savoir de quoi sont faits les jeux, de
les partager, de les interroger ensemble,
que nous avançons et fêtons, avec vous,
notre premier anniversaire. L'occasion
aussi de vous annoncer l'arrivée, bientôt,
de quelques surprises. Mais on les
garde. Sinon ce ne serait pas du jeu.
Jérôme Dittmar

GAMES est édité par SAS 2B2M, 5 passage du Chantier, 75012 Paris, www.2b2m.fr • DIRECTEUR DE LA PUBLICATION : Benoît Maurer • RÉDACTEUR EN CHEF : Jérôme Dittmar • DIRECTEUR
ARTISTIQUE : Vincent Montagnana • RÉDACTRICES GRAPHISTES : Julie Dong, Christine Zhang • SECRÉTAIRES DE RÉDACTION : Jessica Binois, Alexandra Voeung • RÉDACTEURS : Wilson
Almeida, Douglas Alves, Romain André, François Bliss de la Boissière, Khanh Dao Duc, Léopold Dahan, Pierre Gaultier, Kyriakos Koursaris, Erwan Higuinen, Matthieu Hurel, Cameron
Kunzelman, Martin Lefebvre, Victor Moisan, Pedro Vasconcelos Ribeiro, Olivier Séguret, Emmanuel Touchais, Nicolas Turcev • COMMUNITY MANAGER : Lisa Durel • REMERCIEMENTS :
Merci à Laurent Bareille • IMPRESSION : Leonce Deprez. Imprimé en France. Print in France. • DISTRIBUTION : MLP • SERVICE DES VENTES : Magali Parra – Tél. : 05 31 47 35 80 (numéro
réservé aux diffuseurs et dépositaires de presse) • Dépôt légal à parution • ISSN : 2271-3786 • COMMISSION PARITAIRE : 0119 K 92149 • RETROUVEZ-NOUS SUR : Twitter et Facebook

PUBLICITÉ : Stéphane Costantini, stéphane@2b2m.fr, mobile : 06 60 68 15 95, tél. : 09 50 46 33 73

Tous droits réservés. À défaut d’indication contraire, les textes, photographies, dessins et autres éléments de ce magazine sont la propriété exclusive de la société 2B2M. Leur reproduction, même
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la propriété intellectuelle.

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 WAYFORWARD
40

Sommaire #6
TECHNOLOGIES

START PLAY PAUSE

DEBRIEFING........................................................................06 REWIND/FORWARD......................................... 18 LE CHRYSANTHÈME &
Out There : Indé ou rien Carnet d'actu LE PAD, ÉPISODE 1.......................................... 72
Alvin Phu, indie warrior
KICKSTARTER......................................................................08 BLOODBORNE.................................................................20
Keiji Inafune : 67,226 fans can't be wrong! Dossier JASON ROHRER.................................................. 76
Le sorcier du jeu vidéo
CONCEPTOR...............................................................................10 WORLDS INDUSTRY...................................26
Strangethink : Développeur voyageur L’open world selon Ubisoft MEDIA MOLECULE......................................... 82
Les enfants terribles
À LA NICHE........................................................................................ 12 INDIECADE 2014........................................................30
Choice of Games Le Sundance du jeu vidéo L'ARCADE
PRÉHISTORIQUE.................................................... 86
RETRO NEVER DIES.....................................13 GENTLEMEN, START Le Musée mécanique
Pong YOUR ENGINES........................................................... 36
PLAY MOBILE............................................................................. 14
Fotonica : Entretien avec Santa Ragione
Le jeu de voitures next gen

POUR L'AMOUR
GAME OVER
DES SPRITES...........................................................................40
RÉALITÉS VIRTUELLES...................... 16 WayForward Technologies C'EST QUOI TON JOB ?......... 90
Pixel Rift : Good old days Audrey Leprince
« L'ARCHITECTURE EST
UN OUTIL NARRATIF ».....................44 WORK IN PROGRESS........................ 92
Viktor Antonov, de Dishonored à BattleCry The Last Night

L'HOMME-SYSTÈME....................................52 GLOBE-TROTTER................................................. 94
Josh Sawyer, Obsidian Le jeu vidéo au Portugal

LE PRESTIDIGITATEUR....................56 PRO-VERBES ...................................................................... 95

Randy Pitchford Dig / Creuser

L'OMBRE DU PASSÉ..................................60 MEMORY OVERRIDE.............................. 96

Tolkien, matrice du jeu vidéo
PORTRAIT(S) DU
CAHIER CRITIQUE............................................ 66 JOUEUR ................................................................................................... 98
Destiny, Sherlock Holmes: Crimes and
Punishments, D4: Dark Dreams Don't Die,
Bayonetta 2, A Golden Wake, The Evil
Within, Alien : Isolation, The Vanishing
of Ethan Carter, Sunset Overdrive

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SORTIE OCTOBRE 2014
 START X DEBRIEFING X OUT THERE

DEBRIEFING

INDÉ OU RIEN
Out There x Propos recueillis par Jérôme Dittmar
_
On n’avait bizarrement pas encore parlé ici d’Out There, pourtant immanquable
car plébiscité partout en début d’année. Avant la prochaine arrivée d’une version PC,
retour avec l’un de ses deux développeurs sur cette success story indé.
games _ Près de dix mois après la une personnalité qui se dégage, transparaisse dans le jeu. Il plusieurs années, car c’est un
sortie du jeu, quelle expérience et qui est un mélange de moi ne faut pas simplement que univers qui nous plaît. On n’a
retirez-vous de tout ça ? et de FibreTigre. C’est surtout ce soit un jeu auquel on joue pas envie de s’enfermer dans
michael peiffert _ Avec mon ça que j’ai appris : il faut faire avant de passer à autre chose. Out There. Et puis on ne fera
premier jeu, j’avais voulu des jeux auxquels on croit, pas des milliards de jeux dans
faire quelque chose de qui viennent du cœur. Et on Après le succès du jeu, avez- notre vie, donc autant varier.
grand public, et j’ai échoué va continuer comme ça, à vous été tentés de vous
lamentablement. Avec Out développer des jeux qui ont des lancer dans une suite ? Comment avez-vous perçu
There, j’ai fait exactement le thématiques qui nous touchent. Quand Out There est sorti et cet engouement médiatique
jeu que je voulais, j’ai mis les qu’on a vu que ça marchait bien, autour du jeu ?
graphismes que je voulais, Cela vous a conforté dans on s’est dit : « On bosse sur la Sur la première année de
l’ambiance que je voulais, je la prise de risques ? suite. » Puis rapidement : « En développement, c’est plutôt
n’ai fait aucune concession, Oui, et c’est clair qu’il faut fait, non. On a envie de faire moi qui courait après les
et finalement ça a payé, parce absolument innover dans le autre chose. » On a toutefois journalistes pour essayer de
que les gens voient que le jeu jeu vidéo. Quand tu es un petit développé pas mal d’idées. leur mettre le jeu dans les
est personnel. Quand vous studio indé, il est nécessaire que Mais on va sans doute les mains. Comme il s’agit d’un
êtes un petit studio, il ne faut la personnalité des créateurs garder pour plus tard, dans titre mobile, c’est un peu
pas essayer de faire du grand

«
public. Il faut aller vers des jeux
proches de nous. Ce qui ne veut
pas dire qu’il ne faille pas avoir QUAND VOUS ÊTES UN PETIT STUDIO, IL
un peu d’ambition. Out There
est fait de bric et de broc – je ne
NE FAUT PAS ESSAYER DE FAIRE DU GRAND
suis pas un vrai développeur,
j’ai fait comme je pouvais –,
PUBLIC. IL FAUT ALLER VERS DES JEUX
pourtant, le jeu a quand même PROCHES DE NOUS. _ michael peiffert
— GAMES#6 x 6—

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 délicat. Les jeux mobiles
sont encore vus comme
des petits jeux merdiques
sans profondeur. Donc c’est
difficile. Mais comment j’ai
reçu ça… C’était un combat
de tous les jours, et c’est
vrai qu’à la sortie du jeu,
ça nous a complètement
échappé. Mais c’était génial.
Vous vous êtes beaucoup
battus pour que le jeu existe
sur le plan médiatique.
Avez-vous déjà l’intention de
faire quelque chose pour la
communication du prochain ?
On continue à pratiquement
tout faire nous-mêmes. Donc
on ne va pas faire appel à
une agence de RP. On ne va
pas acheter des bannières
de pub. Je préfère contacter
directement les journalistes
et essayer de les faire jouer
à mon jeu. Je ne pense pas
qu’on va faire les choses
différemment, on va toujours
les faire « à la main ».
Pas d’éditeur ?
Non, non. Un éditeur, qu’est-ce
que ça offre ? Son réseau de
com. Des contacts chez les
distributeurs. Peut-être un peu
de financement. Mais à côté de
GAMES06_006_007_Start_Débriefing_2p.indd 7
ça, dans la pratique, l’éditeur a
un budget marketing, plusieurs
jeux à sortir, et s’il décide
qu’il n’a pas envie de mettre
beaucoup d’argent dans votre
jeu, vous ne pouvez rien faire,
vous n’avez rien à dire. Du
moment que votre jeu est chez
un éditeur, vous n’avez plus le
contrôle dessus. C’est un peu
ça qui m’embête. À travers
l’expérience de certains
développeurs que je connais,
je vois que ça peut parfois
être très positif. Mais on se dit
souvent que si on l’avait fait
nous-mêmes, on aurait peut-
être gagné autant, voire plus.
Et puis à partir du moment
où on est chez un éditeur,
notre jeu est regardé d’un
autre œil par les journalistes.
N’y a-t-il pas désormais d’autres
formes d’éditeurs qui peuvent
exister pour les indépendants ?
À part Devolver… Et encore,
un éditeur comme ça, il n’y en
a qu’un. Peut-être que d’autres
vont arriver, mais on ne
devient pas éditeur comme ça,
du jour au lendemain. Il faut
avoir beaucoup d’expérience.
Pour l’instant, plein de jeux
indés importants n’ont pas
d’éditeurs, et ils sont très
— GAMES#6 x 7—
bien comme ça. On n’a pas
l’ambition de devenir un gros
studio, et si on fait un autre
jeu qui fait autant de ventes
qu’Out There, ce qu’il pourra
nous rapporter en revenus
sera amplement suffisant pour
qu’on puisse développer un
autre jeu. On est complètement
indépendant, on n’a pas
besoin de financement ou de
marketing, et je ne vois pas
pourquoi on en voudrait, à
part pour faire encore plus
de ventes et d’argent… Ma
philosophie, c’est de dire
qu’avoir trop d’argent, ça
ne sert à rien. À partir du
moment où je peux vivre
décemment de ma passion,
c’est suffisant. Dès lors que
vous allez voir des éditeurs
pour grossir, vous allez vous
retrouver à travailler avec
des investisseurs. Vous allez
devoir rendre des comptes à
plein de monde, des choses
dont je n’ai pas forcément
envie. Aujourd’hui on n’a pas
besoin d’éditeur. Peut-être
qu’on va se planter sur notre
prochain jeu. Mais même si
on se plante, ce ne sera pas
bien grave, on pourra toujours
continuer. Je ne pense pas
qu’on puisse faire pire que
l’année de développement
qu’on a eue sur Out There.
Et pourquoi cette version PC ?
On l’a faite parce qu’à la PAX,
pratiquement tous les gens
qui ont testé le jeu nous ont
demandé si ça tournait sur
PC. Et on leur disait à chaque
fois : « Non, il n’y est pas. »
Tout simplement parce que le
moteur que j’utilise n’était pas
adapté pour le PC. Donc on s’est
dit qu’il fallait le faire. Ainsi,
ça nous permettra d’ajouter
tout ce qu’on n’a pas pu mettre
dans la version originale.
Comme je me suis occupé
de toute la programmation
du jeu, alors qu’à la base je
fais du graphisme, je n’ai
pas pu mettre tout ce que je
voulais visuellement. C’était
une grosse frustration. On
s’est donc dit que pour le
prochain jeu on allait avoir
besoin d’un développeur, d’un
vrai technicien, pour que le
jeu soit plus ambitieux, et
qu’on soit aussi sur toutes les
plateformes dès le départ.
Donc qu’il fallait trouver
quelqu’un à qui demander
de porter notre jeu sur PC.
Comme un test. Tout ça s’est
bien goupillé, et puis voilà.
*
24/10/2014 08:19
 START X KICKSTARTER X MIGHTY NO. 9

KICKSTARTER

67, 226 FANS CAN’T BE WRONG!

Mighty No. 9 x Par Victor Moisan / Traduction de Léopold Dahan
_
Annoncé pour avril 2015, l’action-platformer électrique Mighty No. 9 promet de retrouver
le style et la vigueur des Mega Man, dont il est un épisode officieux. Son concepteur
vedette revient sur une campagne de financement participatif qui a fait beaucoup de bruit.

D
ifficile, en rencontrant
Keiji Inafune quelques
semaines après le
Tokyo Game Show, d’en
apprendre beaucoup
plus sur Mighty No. 9,
le jeu qui a fait entrer le Japon
dans l’ère de Kickstarter en
devenant le neuvième projet le
plus financé de l’histoire du site.
Aujourd’hui, c’est l’entrepreneur
qui nous parle, lui qui n’a pas
hésité à fédérer des milliers de
fans autour de sa seule image
de vétéran. C’est que le père
de Mega Man, figure clé des
années fastes de Capcom, s’est
reconverti en ambassadeur
phare qui joue à fond la carte
de l’affect, mutatis mutandis,
comme Shinji Mikami avec
The Evil Within. Le discours
ambigu du développeur fustige
le passéisme des éditeurs,
alors que lui-même s’appuie sur
une gloire d’antan. Au fond, la
révolution qu’Inafune appelle de
ses vœux au Japon n’est pas tant
formelle que structurelle : il faut
aller plus loin dans une tradition
qui a toujours chéri son public,
non plus en lui imposant des
goûts formatés mais en le
remettant au cœur du processus
créatif. Pour les fans, toujours.
games _ Pouvez-vous brièvement
nous présenter comcept Inc.,
la société que vous avez fondée
il y a bientôt quatre ans ?
keiji inafune _ Comcept, comme
son nom l’indique, est une
entreprise qui crée des
concepts afin de les réaliser
en collaboration avec d’autres
sociétés, sans se limiter aux
jeux vidéo : mangas, romans,
etc. Du moment que cela touche
à la création, nous n’avons pas
de limitations particulières.
Est-ce que vous vous attendiez
au succès fulgurant de
la campagne Kickstarter
de Mighty No. 9 ?
Ce n’était pas inattendu puisque
j’ai monté le projet dans la
ferme intention de le mener à
terme. Nous avons reçu plus
de réponses et de réactions
positives qu’espéré, et cela m’a
avant tout ravi. Nous avons
prouvé qu’un jeu japonais
pouvait aussi voir le jour grâce
au crowdfunding et nous avons
bousculé le préjugé local qui
veut qu’un bon jeu ne peut être
créé que par une grande société.
Nous n’employons pas plus de
30 personnes et, pourtant, le

«
des indépendants, souhaitant
répandre les business models
qui ont favorisé l’explosion NOUS AVONS PROUVÉ QU’UN JEU
de la scène indie en Occident.
Toutefois, nous avoue Inafune,
JAPONAIS POUVAIT AUSSI VOIR LE JOUR
l’étincelant Mighty No. 9
n’est rien d’autre qu’une
GRÂCE AU SYSTÈME DE CROWDFUNDING.
réactualisation de sa série _ keiji inafune
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 « BEAUCOUP OUBLIENT QUE LE FINANCEMENT
PARTICIPATIF N’EST PAS UNE FIN,
SEULEMENT UN MOYEN. _ keiji inafune
projet a réuni 400 millions de
yens [environ 3 millions d’euros,
ndlr]. Dans un marché japonais
qui est loin d’être en forme,
c’est bon pour la confiance.
On se souvient justement
qu’en 2010, vous aviez déclaré
la mort du jeu vidéo japonais.
Je n’ai pas changé d’avis, et
c’est pour ça qu’il faut l’aider à
renaître. Le crowdfunding et le
jeu vidéo indé sont les petits
germes qui deviendront les
grands arbres de demain. Les
gros éditeurs actuels ne sont plus
que des arbres fanés. Il suffit de
regarder les ventes. À l’étranger,
les jeux japonais ont encore très
bonne réputation car beaucoup
d’Occidentaux ont grandi
avec et en font régulièrement
l’apologie dans les médias.
Mais les développeurs japonais
se sont endormis sur leurs
lauriers, sans se rendre compte
que les jeux japonais dont on
vante les mérites en Occident
commencent sérieusement à
dater. La génération actuelle
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de développeurs se fourvoie
en imitant le passé et ne voit
pas que cela fait longtemps que
nos jeux n’ont plus le vent en
poupe. Si l'on veut à nouveau
rivaliser avec les grandes
compagnies occidentales, il
est nécessaire de revenir aux
bases, de se relancer dans la
course aux nouvelles idées, de
transmettre une passion. Et je
suis convaincu que ce sont les
indies qui joueront ce rôle.
Pensez-vous que le financement
participatif arrivera à fédérer
les indépendants japonais
en une communauté ?
Cette communauté existe déjà
et n’est pas limitée à des projets
issus du crowdfunding. Depuis
un ou deux ans, on ressent un
vrai esprit de solidarité entre
indies, visible au BitSummit ou
au TGS, par exemple. L’étape
suivante est de savoir comment
coopérer pour faire fructifier ces
échanges. Tenter de collaborer
avec une grande entreprise,
c’est prendre le risque qu’elle
— GAMES#6 x 9—
vous mette des bâtons dans les
roues. Les rapports horizontaux
et la solidarité entre sociétés
indies ouvrent un tout autre
panel de possibilités : échanges
d’idées, recommandations
mutuelles de projets, etc. On
me demande souvent la formule
magique pour réussir un projet
crowdfunding, mais beaucoup
oublient que le financement
participatif n’est pas une
fin, seulement un moyen.
L’important est d’avoir quelque
chose à transmettre et de savoir
avec quel degré de passion on
sera capable de le retranscrire.
Vous devez prouver que vous
êtes prêt à tout miser pour
que le projet voie le jour.
Pourtant, les indés japonais
les plus en vogue sont souvent
des gens qui ont fait une longue
carrière dans le jeu vidéo, comme
vous ou les gens d’Onion Games
(Million Onion Hotel), par exemple.
Si je n’avais pas été à l’origine
de Mighty No. 9, il est clair
que l’on n’aurait jamais pu
rassembler 400 millions de
yens. On aurait probablement
plafonné à 30 millions. Mais je
suis le créateur de Mega Man et
je propose de faire un jeu qui
s’en rapproche… Cette attente
des fans pour un créateur et
une équipe qui ont déjà fait
leurs preuves par le passé est
l’une des premières raisons
du succès de cette campagne.
Mais je vous rassure : si
Capcom me demande un jour
de faire un Mega Man, ça ne
ressemblera pas à Mighty No. 9.
Je proposerai quelque chose
de tout à fait différent (rires).
Au regard de votre carrière
prolifique, qu’est-ce que cette
expérience vous a appris ?
Ça a toujours été éreintant de
créer des jeux, et ça l’est encore
aujourd’hui. Mon travail n’a pas
changé : réfléchir, trouver des
idées et en faire un jeu. Mais
la différence avec l’époque
Capcom, c’est que désormais
le résultat final m’appartient.
Je peux transmettre fidèlement
mes idées sans craindre de les
voir dénaturées. Au lieu de créer
des jeux en recevant des ordres
d’en haut, c’est par le bas, dans
le soutien des fans, que se trouve
l’avenir du jeu vidéo japonais.
*
24/10/2014 08:20
 START X CONCEPTOR X STRANGETHINK

CONCEPTOR

DÉVELOPPEUR VOYAGEUR
Strangethink x Par Erwan Higuinen
_
Concepteur très secret et adepte de la génération procédurale, Strangethink
est le premier explorateur des mondes qu’il crée. Après quatre petits jeux
très étranges, il prépare son grand œuvre, Days of the Electric Sky.

«J
e ne pense pas que
ça ait la moindre
importance de savoir
qui je suis. » On se
contentera donc
du pseudonyme
Strangethink et de l’information
qu’il a « récemment abandonné »
toutes ses autres activités pour
se consacrer au développement
de jeux à temps plein (avec
le moteur Unity). Et qu’il n’a
« aucun passé dans le jeu
vidéo », qu’il a « seulement
commencé à en faire cette
année ». Les jeux en question, du
moins ceux que le Britannique
(de Manchester, si l’on se fie à
ne ressemblent pas à grand-
chose de connu. C’est Error City
Tourist qui avait attiré notre
attention il y a quelques mois.
On y visitait en vue subjective
un monde étrangement instable
aux couleurs vives (des
roses, des bleus) et pourtant
comme fanées. Un monde
dont les coutures craquent,
un monde buggé, un « glitch
world » peuplé de créatures
gémissantes et masquées qui
se cognent inlassablement aux
murs (et ne veulent que nous
dévorer) alors que des taches
grandissantes trouent le ciel.
« Sorry, this was a bad holiday »
(« Désolé, ça n’a pas été de
bonnes vacances »), fait mine
de s’excuser le jeu à chaque fin
de partie – perdue, toujours.
Expérimentations
Mais il y a aussi The Pyramid
Gate, StrangeClimber et Abstract
Ritual, au style graphique
et à l’inspiration si proches
qu’ils donnent le sentiment
d’être d’autres parties d’un
même tout très mystérieux à
l’intérieur duquel ils auraient
été prélevés. « Je travaille
juste sur des choses qui
m’intéressent, dit Strangethink.
Parfois elles deviennent des
jeux, parfois des projets
fusionnent, parfois je laisse
des choses de côté pendant un
moment pour y revenir plus
tard. Je ne cherche pas trop
à définir un projet. J’ai juste
confiance en l’idée que quelque
chose d’intéressant naîtra de
mes expérimentations. » Ces
expérimentations, il en rend
régulièrement compte sur
Twitter, et sur un ton souvent
surprenant. Par exemple le
14 septembre dernier : « Des
maisons qui poussent au

«
l’une des rares précisions que
donne son profil Twitter) a pour
le moment mis en ligne sur la JE NE CHERCHE PAS TROP À DÉFINIR UN
plateforme Game Jolt (où leurs
versions Mac OS, Windows et
PROJET. J’AI CONFIANCE EN L’IDÉE QUE
Linux sont téléchargeables
gratuitement à moins que l’on
QUELQUE CHOSE D’INTÉRESSANT NAÎTRA
ne préfère les jouer en ligne) DE MES EXPÉRIMENTATIONS. _ strangethink
— GAMES#6 x 10—

GAMES06_010_011_Start_Conceptor_2p.indd 10 24/10/2014 08:24

 « J’AI ÉTÉ APPROCHÉ PAR DES ÉDITEURS,
MAIS ÇA NE M’INTÉRESSE PAS
VRAIMENT. _ strangethink
milieu de la rue, des voitures
qui roulent sur les pelouses.
Des troupeaux de gens piégés
dans des garages. Voilà ce qui
se passe quand je programme
un monde. » Ou le 5 du même
mois : « J’ai marché jusqu’à un
avant-poste isolé, je crois qu’il y
a un bunker secret quelque part
là-dessous. » Est-il un créateur
ou un aventurier arpentant
des terres inconnues de tous,
étranges et belles, et bien décidé
à faire savoir ce qu’il y voit ?
Les deux à la fois, et c’est ce
qui intrigue et fascine dans la
démarche de Strangethink, dont
toutes les créations reposent
sur la génération procédurale
d’univers – d’où, évidemment,
ces effets de surprise qu’il
est le premier à ressentir.
Accidents
« Je suis comme un explorateur
des lieux que je crée, avoue-
t-il. Après avoir écrit le code
qui générera un certain type
d’environnements, j’aime
passer quelques jours à les
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parcourir. Bien sûr, quand
j’écris le code, je sais quel
genre de monde ça va générer,
mais vous ne pouvez jamais
vraiment ressentir l’atmosphère
d’un environnement tant
que vous ne vous y êtes pas
promené au sein même du
jeu. C’est toujours amusant de
découvrir des glitches dans la
génération de mondes, aussi. »
Autre hypothèse : ces jeux-
singles dévoilés en attendant
le grand jeu-album sont des
galops d’essai, des tests, des
indications de ce que sera le
grand œuvre de Strangethink
– ou des accidents artistiques,
des séquences ludiques coupées
au montage. Car, pendant ce
temps, le Britannique travaille
sur un jeu plus ambitieux, dont
nul ne sait – et pas même lui –
quand il sera terminé. Son titre
puissamment évocateur : Days
of the Electric Sky. « Le but sera
d’explorer des cités détruites
et de découvrir ce qui s’est
passé, révèle Strangethink. Il
n’y aura pas d’action ni rien de
— GAMES#6 x 11—
ce genre, juste de l’investigation
et la découverte de fragments
d’informations au milieu des
ruines. » On n’en saura pas
plus. On n’en a pas vraiment
besoin pour faire tourner
la machine à imaginer des
merveilles (sera-ce un Proteus
SF et littéraire ? du Fumito
Ueda synthétique et lo-fi ?).
Art bizarre
En attendant, Strangethink
a aussi conçu un logiciel
pour « faire de l’art bizarre ».
« C’était très marrant à faire
et c’est un bon exemple de ma
façon de suivre mes idées où
qu’elles mènent, même si ça
implique d’abandonner les jeux
pendant une semaine pour faire
quelque chose de totalement
différent », explique-t-il. Comme
ses créations ludiques, ce
programme est disponible en
ligne gratuitement. Il faut dire
que notre homme ne cherche
pas vraiment à se faire une
place dans l’industrie. « J’ai été
approché par des éditeurs, mais
ça ne m’intéresse pas vraiment,
assure le développeur. Je
n’utiliserai jamais un éditeur et
je ne ferai jamais un jeu pour
une console ou pour n’importe
quel autre système qui soit
contrôlé par une compagnie.
Je ne mettrai jamais un jeu sur
Steam. Je ne crois pas au fait de
signer des contrats. » Au début
du mois d’octobre, Strangethink
se félicitait d’ailleurs sur
Twitter d’avoir désinstallé
Steam de son ordinateur
– causant la stupéfaction de
plusieurs de ses followers dont
Connor Sherlock, l’auteur de
TRIHAYWBFRFYH (Games#4),
pourtant pas franchement
un suppôt de l’industrie
triomphante. Strangethink
mènera-t-il à bien le projet
Days of the Electric Sky ? On
l’espère, mais ça n’a peut-être
pas une si grande importance.
Peut-être que le voyage vaut
bien la destination, et que les
cartes postales à jouer que
nous envoie l’explorateur-
programmateur suffisent.
Peut-être que l’œuvre est là.
« Je suppose que mon plan est
de continuer à faire des choses
et que c’est à peu près tout ce
que je peux promettre », confie-
*
t-il. C’est déjà beaucoup.
24/10/2014 08:24
 START X À LA NICHE X CHOICE OF GAMES
Si vous avez grandi dans les années 1980, vous gardez sans doute un souvenir émerveillé
du Sorcier de la montagne de feu et autres « livres dont vous êtes le héros ». Réjouissez-
vous, Choice of Games redonne une jeunesse au roman interactif sur mobile et PC.
L’
aventure commence
en 2009, avec Choice of
the Dragon, dans lequel
Dan Fabulich vous met
dans la peau écailleuse
d’un saurien ailé. Libre
à vous de personnaliser votre
lézard géant, de tyranniser
les gobelins qui servent de
grouillots ou, pour sortir des
clichés, d’enlever un prince
plutôt qu’une princesse. Au
bout de quelques lignes, le
joueur se prend au jeu et se
sent capable de griller un
village pour une broutille.
C’est la griffe Choice
of Games : des romans
interactifs aux mécanismes
simples et à l’écriture soignée,
qui subvertissent, gentiment
mais fermement, les genres de
la littérature populaire dont
ils s’inspirent. Des fictions à
choix multiples qui n’hésitent
pas à utiliser la fantasy pour
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À LA
NICHE
JEUX DE CHOIX
Choice of Games x Par Martin Lefebvre
_
se livrer à la satire de notre
temps, comme le « thriller
judiciaire nécromantique »
de Max Gladstone, Choice
of the Deathless, qui vous
demande de « combattre
des avocats morts-vivants »,
mais aussi, comme beaucoup
de jeunes diplômés
américains, de « rembourser
votre prêt étudiant ».
Embranchements
Le succès aidant, Choice of
Games a engagé des auteurs,
et propose une plateforme
d’autoédition pour les jeux
créés avec ChoiceScript,
le robuste langage de
développement maison.
Le patron du studio, Jason
Stevan Hill, s’efforce de former
les débutants et leur prodigue
des conseils de game design :
« Nous travaillons souvent
avec des écrivains qui
— GAMES#6 x 12—
n’ont pas d’expérience du
jeu. On les aide à gérer les
embranchements narratifs.
Hier soir, je parlais avec
un auteur qui termine le
premier volet d’une trilogie
située dans une université de
magie. Son jeu est plein de
dilemmes amusants : trouver
des financements pour son
projet de recherche sans
se mettre à dos le reste de
sa cabale, gérer sa relation
avec un directeur de master
qui cherche à détruire la
réalité, etc. Mais le problème,
c’est le final : il faut que
le joueur ait de l’influence
sur son déroulement, tout
en évitant les divergences
trop importantes qui
obligeraient à écrire deux
suites différentes. » Tout
un art, en somme, mais
qui n’est pas toujours
reconnu à sa juste valeur.
Une place à part
Cet été, Choice of Games
est discrètement arrivé sur
Steam. Quand on lui rappelle
comment y avait été accueilli
le « non-jeu » Depression Quest
de Zoe Quinn, Jason Stevan
Hill invite les détracteurs
à élargir leur définition du
jeu et à revoir leur histoire :
« La fiction interactive a
sans doute une place à part
dans le jeu vidéo, mais elle
en fait partie, et elle en a
même constitué le centre »,
à l’époque où Colossal
Cave Adventure (1976) et
Zork (1977) inventaient la
narration vidéoludique.
Pour Hill, l’ambition est plus
modeste : « Nous n’essayons
pas de réinventer la forme,
nous voulons raconter de
bonnes histoires. » À tout
prendre, ce n’est pas le
pire choix possible.
*
24/10/2014 08:25
 VIDEO GAMES ORIGINS, EP06 X RETRO NEVER DIES X START

RETRO
NEVER DIES

QUAND LE JEU DE GO OUVRE LA PARTIE

Video Games Origins, ep06 x Par Douglas Alves
_
Suite de l’épisode précédent : 1972 fut l’année de l’Odyssey de Magnavox, la
toute première console. Mais c’est aussi celle du premier succès commercial
de l’histoire du jeu vidéo : Pong. Un mythe et surtout un ambassadeur.

S
i 1972 est considérée
comme l’année 0 du jeu
vidéo commercial, il
ne faut pas oublier non
plus le coup de semonce
de 1971. Date où deux
anciens de Stanford, Bill Pitts
et Hugh Tuck, créent Galaxy
Game, une version modifiée
de Spacewar!, qu’ils tentent
de monétiser en l’implantant
dans une borne inspirée des
jeux électromécaniques.
Soutenue par un PDP-11, un
mini-ordinateur coûtant la
bagatelle de 20 000 dollars à
l’époque, l’affaire n’est hélas
pas rentable. Mais l’idée fait des
émules. Et s’il y a bien quelqu’un
qui saura alors sortir le jeu
vidéo des facs américaines,
c’est Nolan Bushnell. Diplômé
d’électrotechnique, il s’intéresse
à la déferlante de jeux vidéo qui
ont envahi les mini-ordinateurs
universitaires depuis la diffusion
du code source de Spacewar!
Nolan a la fibre entrepreneuriale.
Avec Ted Dabney, un collègue
de chez Ampex, il va ainsi
réaliser son rêve et créer un
nouveau marché. En 1969,
Syzygy naît officieusement.
Le nom est trouvé par Larry
Bryan, vite évincé de l’aventure,
Nolan réalisant qu’utiliser un
PDP est irréaliste. Larry étant
un programmeur, exit donc le
software. Ils travaillent alors
à l’ancienne, en produisant
un circuit à bas coût capable
d’afficher un jeu « à la
Spacewar! ». Nommé Computer
Space et vendu à Nutting
Associates, il ne remporte
pas le succès escompté. La
légende dit que le duo ne fera
que 500 dollars de bénéfices.
Têtu Atari
Syzygy devient alors Atari,
un terme issu du jeu de go
— GAMES#6 x 13—
et désignant une position
avantageuse. Nolan redescend
de son nuage et devient plus
pragmatique. Computer Space
n’a pas marché : pas assez bon,
trop difficile, contrôles peu
ergonomiques. À la place d’un
contrôleur il en était resté aux
touches, héritage informatique.
Il faut alors agrandir l’équipe et
trouver quelqu’un d’intéressé,
de compétent, pour créer des
jeux et du hardware. Ce sera
Allan Alcorn. Et Nolan va lui
attribuer sa première mission :
recréer un jeu de « tennis » vu
lors d’une présentation de la
Magnavox Odyssey en mai 1972.
PIng-pong
Allan Alcorn arrive alors à
un merveilleux résultat. Par
rapport au jeu Odyssey – qu’il
n’a jamais vu –, Pong n’utilise
plus qu’un contrôleur, un
spinner, sorte de potentiomètre
servant à déplacer la raquette
de haut en bas, la vitesse et
l’angle de renvoi de la balle
étant définis par le point
d’impact. On y joue à deux, et le
gameplay est compréhensible
par tous, inspiré du tennis de
table et du Air Hockey qui a
envahi les salles de jeux vers
le début des années 1970. Le
succès est tel qu’ils sont obligés
de mentir en révisant à la baisse
les chiffres de leurs premiers
tests pour espérer le vendre à
Bally ! À la suite de Pong, Atari
devient – et reste à ce jour – la
compagnie américaine avec le
record du développement le
plus rapide. Ainsi commence
le grand bal du jeu vidéo.
Atari créant le marché de jeu
d’arcade, et posant surtout
les bases à son introduction
auprès du grand public :
simplicité de contrôle, courbe
de maîtrise et affordance.
*

GAMES06_013_Start_Rétro_1p.indd 13 24/10/2014 08:25

 START X PLAY MOBILE X FOTONICA

PLAY
MOBILE

VIVA LA RIVOLUZIONE !
Fotonica x Propos recueillis par Jérôme Dittmar
_
Petit chef-d’oeuvre du runner psychédélique à mi-chemin entre Mirror’s Edge
et Rez, Fotonica a récemment rappelé la puissance des jeux sur iOS. Ses
développeurs, les Italiens de Santa Ragione, ne sont pas près de s’arrêter là.
games _ Quel a été votre premier Colombini (1982). C’était connaissance technique, on TIGSource [célèbre forum de
contact avec le jeu vidéo ? fascinant. Mais comme je a commencé par un jeu de développeurs, ndlr]. À notre
nicolò tedeschi _ Mon premier ne savais pas lire, je jouais plateau : Escape From the Aliens grande surprise, le jeu a été
souvenir remonte à Popeye à un horrible simulateur de in Outer Space. Avec le temps extrêmement bien accueilli.
sur le Game & Watch de mon formule 1, que je trouvais et, Dieu merci, des logiciels plus Ça nous a donné envie de le
grand frère, c’était déjà une incroyablement réaliste. accessibles comme Unity, on travailler un peu plus. En 2011,
antiquité à l’époque. Je passais s’est sentis plus en confiance après l’avoir peaufiné, on a
aussi du temps à le regarder Quand avez-vous commencé pour faire des jeux vidéo. lancé la première version de
jouer sur MSX et PC 486. Puis à faire des jeux ? Fotonica, sur PC. On a ensuite
à essayer de finir la première nicolò _ À chaque nouvelle Pouvez-vous nous en dire plus travaillé sur d’autres projets,
partie de Day of the Tentacle, sortie d’un jeu, avec Pietro sur la généalogie de Fotonica ? puis on s’est dit que ce serait
à laquelle je ne comprenais on s’amusait à imaginer ce nicolò _ Au début c’était un bien de sortir une version iOS.
rien – j’étais trop jeune. Mais la qu’on aurait changé dedans. essai, sans intention d’en Cela a pris longtemps avant
maison me fascinait, même si Au bout d’un moment, on faire autre chose qu’un jeu de d’arriver au bon portage, nous
je n’avançais pas dans le jeu, le s’est dit qu’on devrait essayer jam. Le jeu s’appelait Tales of n’avions pas encore le savoir-
simple fait de l’explorer comme d’en faire un nous-mêmes, Unspoken World et on l’avait faire pour arriver au résultat
un espace réel était incroyable. et comme on n’avait aucune fait pour une compétition sur que vous voyez aujourd’hui.
pietro righi riva _ Moi, ça a été

«
mon père, il était journaliste,
et parfois il m’emmenait avec
lui à son travail. Il avait un IL N’Y A PAS ASSEZ DE JEUX POLITIQUES.
ordinateur dans son bureau,
avec lequel il pouvait avoir
C’EST UN OUTIL POTENTIELLEMENT UTILE,
accès à quelques jeux,
notamment un jeu d’aventure :
AUTANT POUR LA PROPAGANDE QUE POUR
Avventura nel Castello d’Enrico LA PENSÉE CRITIQUE. _ pietro righi riva
— GAMES#6 x 14—

GAMES06_014_015_Start_Play_Mobile_2p.indd 14 24/10/2014 08:33

 « EN ITALIE, NOUS N’AVONS PAS UN SOUTIEN
DU GOUVERNEMENT COMME AU DANEMARK
OU EN BELGIQUE. _ nicolò tedeschi
Le jeu arrive à créer quelque
chose de quasi expérimental à
partir d’un concept simple auquel
chacun peut adhérer. C’est un idéal
pour vous, cette accessibilité ?
pietro _ À un moment
oui, aujourd’hui plus
nécessairement. Il y a de bonnes
formes d’accessibilité, mais
celles qui veulent réduire au
maximum les barrières d’entrée
d’un jeu, y compris d’un point
de vue culturel, me gênent de
plus en plus. Fotonica est certes
un jeu où il faut courir et sauter,
ce qui le rend facile à jouer par
une grande partie des gens, mais
aujourd’hui les jeux doivent
être plus qu’une question de
performance, il leur faut élaborer
une vraie pensée critique.
Le jeu a une belle sensibilité
de l’espace et de la physique,
quelles autres approches de ce
type voulez-vous explorer ?
pietro _ Le Graal demeure le
storytelling. Avec Fotonica, et
plus encore avec MirrorMoon
EP, on a essayé d’accomplir
GAMES06_014_015_Start_Play_Mobile_2p.indd 15
quelque chose en termes
d’atmosphère et de cohérence.
Naturellement, la prochaine
étape pour nous est de rendre
le message plus complexe, de
voir quelles sont les limites à
une approche plus personnelle
et dirigiste qui respecterait en
même temps la place du joueur.
Personnellement, j’adorerais
expérimenter plus de choses
fictionnelles, proches peut-être
des derniers jeux de Simogo
[Year Walk, Device 6, ndlr].
Vous aviez développé un jeu
sur les élections en Italie,
quel est votre point de vue
sur les liens entre les jeux
vidéo et la politique ? Que
pensez-vous par exemple des
jeux de Paolo Pedercini ?
pietro _ Il n’y a clairement pas
assez de jeux politiques. C’est
un outil potentiellement utile,
autant pour la propagande que
pour la pensée critique. Le jeu
peut être un bon moyen pour
représenter un système et
donner aux joueurs la possibilité
— GAMES#6 x 15—
d’en faire l’expérience, de se faire
leurs propres idées dessus. De la
même manière, on peut utiliser
les jeux comme un puissant
vecteur de critique sociale et
délivrer ainsi un message. Il
est important pour les gens de
comprendre que les jeux ne sont
pas, et ne devraient pas être, une
simulation aseptisée où le joueur
est responsable de tout ce qui
arrive, mais qu’elle projette
aussi les vues et les pensées
de ses créateurs. Paolo est un
modèle et un exemple, y compris
pour ceux ne partageant pas
ses opinions politiques. Ses
jeux tentent des choses vers
lesquelles personne n’oserait
aller, y compris chez les indés.
Avons-nous besoin de plus de
jeux en lien avec le monde, la
réalité, et parfois l’environnement
dans lequel ils sont fabriqués ?
pietro _ Oui ! Il y a trop de jeux
qui ne racontent rien, qui sont
faits pas des gens qui n’ont
rien à dire, ou qui ne sont pas
intéressés par ce qu’ils font,
car ils croient que le jeu vidéo
n’est pas le bon médium pour
raconter des histoires qui ont
du sens. Bien sûr, créer des jeux
qui soient plus ancrés dans
la réalité ne signifie pas faire
des jeux plus réalistes. C’est
plutôt rejeter la nostalgie, la
tradition, et la culture actuelle
du jeu pour voir s’il y a quelque
chose au-delà de ça, pour voir
si on a vraiment de nouveaux
outils pour nous exprimer
en tant qu’êtres humains.
L’Italie est un bon endroit
pour faire des jeux ?
nicolò _ Travailler en Italie n’est
pas une chose facile. Il y a de
meilleurs endroits en Europe
pour développer des jeux. Hélas,
nous n’avons pas un soutien
du gouvernement comme au
Danemark, en Belgique ou en
Allemagne. Nos universités
sont aussi assez lentes pour
s’adapter aux nouveaux médias
et aux nouvelles technologies,
contrairement à celles des
États-Unis ou d’Europe du
Nord. En Italie, on a une petite
communauté indépendante
qui grossit, mais le manque de
véritable diversité culturelle
au sein de l’industrie du jeu est
un frein à son évolution.
*
24/10/2014 08:33
 START X RÉALITÉS VIRTUELLES X PIXEL RIFT
La trentaine passée, la Brésilienne Ana Ribeiro fait un rêve, celui de revivre
son enfance de joueuse. Avec le projet de réalité virtuelle Pixel Rift, elle
capture avec tendresse et amusement le quotidien d’une passionnée.
games _ Comment vous est
venue l’idée de Pixel Rift ?
ana ribeiro _ La première chose
qui me soit venue à l’esprit
est l’idée d’un monde qui
change autour de soi, en
jouant sur les éléments 2D
et 3D. Puis, mon expérience
personnelle m’a donné envie
de célébrer ou de convoquer
la nostalgie du jeu vidéo ou
de son évolution. Je pense
faire partie de la première
génération qui a grandi avec le
médium et je voulais que cela
transparaisse dans le jeu.
Pourquoi employer la
réalité virtuelle ?
C’est plus immersif.
L’expérience vécue à travers la
réalité virtuelle peut vraiment
faire voyager les gens. De
plus, je voulais que ce soit
quelque chose d’unique. Ce
ne serait pas la même chose
GAMES06_016_Start_Réalités_Virtuelles_1p.indd 16
RÉALITÉS
VIRTUELLES
GOOD OLD DAYS
Pixel Rift x Propos recueillis par Nicolas Turcev
_
sur un PC. J’ai tenté, mais
les contrôles sont confus
et on ne peut pas explorer
l’univers de la même façon.
C’est un jeu très nostalgique
et évocateur.
Ça me manque de jouer sur
SNES en attendant simplement
qu’arrive la prochaine
révolution. En réalité, c’est
compliqué de décrire un
tel sentiment. Lorsque j’ai
vu une Mega Drive, je me
suis dit : « On ne peut pas
faire mieux, c’est génial. »
Je ne pense pas que ce soit
quelque chose que la nouvelle
génération puisse ressentir.
Il n’y a plus de magie ?
Oui, voilà, mais cela revient
petit à petit avec le jeu
indépendant. Parce que
les grosses boîtes se sont
empêtrées dans les mêmes
— GAMES#6 x 16—
jeux, répliquant Call of Duty à
l’infini. Mais maintenant, avec
l’indie, on arrive à un stade
où l’on peut prendre plus de
libertés. Vous pouvez prendre
des risques parce que vous
n’avez pas grand-chose à
perdre. Donc vous croyez en
quelque chose et vous le faites,
tout simplement. Je crois que
les meilleurs jeux d’aujourd’hui
sont indépendants.
Pixel Rift fait penser à Inception :
un jeu dans un jeu, le surréalisme,
etc. C’est comme une matrice
de notre propre vie de joueur.
Je pense que ça s’inspire
simplement de nos vécus.
La réalité du jeu retrace en
quelque sorte notre vie. Tout
le monde peut se reconnaître
dans le sentiment de frustration
que nous éprouvons lorsque
notre envie de jouer est sabotée
par des empêchements. Il y
aura plusieurs niveaux dans
Pixel Rift : l’école, le petit ami,
les parents, qui contiendront
chacun un jeu à jouer, mais
on vous mettra des bâtons
dans les roues [l’obstacle de
la démo est une institutrice, il
faut jouer lorsqu’elle a le dos
tourné, ndlr]. La société tente
en permanence de nous faire
accomplir quelque chose de
productif, ce que n’est pas
le jeu vidéo, donc elle essaie
de nous en éloigner. Pixel
Rift détourne ces moments
pour que l’on puisse en rire.
Comment se présente la suite ?
On prévoit de sortir Pixel Rift
par épisodes, afin que le public
ne soit pas lassé de l’attente. Et
on compte lancer un Kickstarter
pour le premier épisode en
novembre, avec l’ambition
de fournir une trentaine de
minutes d’expérience.
*
24/10/2014 08:34
Dossier GAMES05_17_PUB.indd 1 28/08/2014 10:11
 Carnet d’actu x Par Jérôme Dittmar x D'une rentrée explosive à un automne étourdissant de blockbusters, petit carnet de bord
et prévisions du capitaine Games sur l'actualité du jeu vidéo.

<REWIND

Septembre 2014
La guerre est déclarée
_ _
Si le Watergate est resté dans l'histoire pour avoir plongé
l'Amérique dans le doute et la paranoïa, le Gamergate restera
l'événement qui aura scindé la communauté des joueurs un
jour de l'été 2014. Phénomène Internet, le Gamergate est lui
aussi, comme l'affaire Nixon, venu d'Amérique. Sans doute pas un
hasard. En ce début septembre, on ne parle que de lui, révélant
aussi bien les failles du star-system connecté (le soap Zoe
Quinn) que les crispations identitaires de petits réactionnaires
qui, derrière leurs écrans, mélangent tout, à commencer par le
premier amendement et la liberté individuelle (on aura même
vu pointer le mois suivant la menace terroriste à l'université
de l'Utah, où Anita Sarkeesian, critique envers le sexisme dans
les jeux, devait faire une intervention). On nage alors en plein
gloubi-boulga idéologique, se demandant où peut bien être le
jeu vidéo dans tout ça. Il ne sensibilise peut-être pas beaucoup
à la morale ou au vivre ensemble, mais en aucun cas il n’est un
prétexte à l'intolérance. Loin de ceux utilisant au passage la
lutte contre le politiquement correct comme combat pour leur
extrémisme abruti (et de ceux qui n'aiment pas les filles, on se
demande pourquoi), septembre sera aussi le mois de Destiny.
Là encore, clivage : entre la presse, majoritairement déçue, et
un public qui plébiscite un jeu vendu par palettes. Ici, comme
vous le lirez dans notre cahier critique, et comme on l'a déjà dit,
on aime beaucoup Destiny. Une fois ôté le malentendu du MMO,
de l'aventure scénarisée (nulle, d'accord), le jeu est bien ce FPS
monstre à l'intensité folle. Rarement le genre n'a su être aussi
accessible, tout en restant soigné. Gageons que la réception
de Destiny à sa sortie en dit long sur les attentes, mères des
illusions et du marketing, ainsi que sur une presse en ligne qui,
à vouloir réagir trop vite, passe (parfois) à côté des choses.
Octobre 2014
The Killing Game Show
L'avalanche des sorties de fin d'année arrive et on ne sait
déjà plus où donner de la tête. Destiny est chassé par Forza
Horizon 2, doublé dans la foulée par DriveClub, puis L'Ombre
du Mordor, lui-même dépassé par Alien : Isolation, qu'on
commence à peine que voilà The Evil Within et Bayonetta 2
(dont vous retrouverez également les critiques dans ce
numéro). On ne sait pas qui, à part la presse, peut suivre un
tel régime, tout en sachant qu'on ne cite là qu'une infime partie
d'un calendrier chargé (on cite peu les jeux de sport dont le
nouveau, remarquable, PES en novembre). Mais peu importe,
qui se plaindra d'avoir autant de grosses machines à jouer et
du retour en force des Japonais (si, si, regardez le TGS cette
année) qui montrent que rester sur ses acquis a parfois du bon ?
Pendant ce temps-là, on s'envolait pour Los Angeles, direction
l'IndieCade, l'autre grand festival du jeu indé avec l'IGF (en
mars). Comme vous le lirez dans notre dossier, ce fut un grand
moment de découvertes et de rencontres. Plus que jamais, la
côte ouest américaine est non seulement l'épicentre du jeu
indé, mais surtout le lieu d'une avant-garde passionnante que
ces événements permettent d'ouvrir au public. Alors qu'à Paris,
on discute avec le SELL du nouveau Paris Games Week, plein
de bonnes intentions (créer un grand événement populaire
qui soit aussi un rendez-vous pour les professionnels et la
presse), on ne peut s'empêcher de regretter que n'existe en
France un festival à la mesure d'un IGF ou de l'IndieCade : un
festival d'abord dédié aux créateurs, et non un salon consacré
à un média et son industrie. On n’a rien contre (Cannes, pour le
cinéma, c'est aussi un énorme marché du film), mais la France a
plus que jamais besoin d'un lieu alternatif qui réunisse sa scène
indépendante, tout en l'ouvrant à la communauté internationale.

— GAMES#6 x 18—

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>FORWARD
Novembre 2014
Le petit soldat
_ _
Call of Duty ne va pas tarder à sortir. Un mois plus tôt, le jeu
faisait parler de lui dans les médias avec la sortie ahurissante
de Dave Anthony, l'un des coproducteurs et scénariste de Black
Ops 1 et 2, avouant fièrement, lors d'un forum sur l'armée, que
celle-ci devrait s'inspirer des techniques de marketing issues du
jeu vidéo : « Quand, dans un jeu vidéo, nous avons des doutes
sur les réactions que le public va avoir face à certains éléments,
que faisons-nous en tant que société ? Du marketing, autant que
nous le pouvons – que les gens aiment ou non, nous leur lavons
le cerveau jusqu'à nous assurer qu'ils aiment ces éléments, avant
même la sortie du jeu. » Ce discours, rapporté par Le Monde, en
dit long. Comme on le soulignait lors du précédent numéro, le jeu
vidéo a un problème avec le marketing, et il ne date pas d'hier.
Quant à Call Of, il est le reflet et le symptôme de tout ce que l'on
aime détester venant d'Amérique. De tous les jeux, il est celui
que l'on cite partout en exemple pour dénoncer le blockbuster
toxique, vulgaire, peut-être pour dire populaire. Pourtant, le
jeu, et plus encore ce nouvel épisode (voir Games n° 5), ne doit
pas son succès qu'à l'engouement pour le FPS militaire. Pas
plus qu'aux talents de persuasion des départements marketing.
Il restera non seulement un moment passionnant de l'histoire
américaine (reflet numérique du post-11 septembre) et une
proposition de gameplay tout à fait défendable. On ne sait pas si
cette nouvelle mouture éclipsera Far Cry 4 ou Assassin's Creed
Unity (voir notre article p. 26), et encore moins le nouveau
Dragon Age (on en reparle au prochain numéro), mais elle
reste bizarrement une date sur notre agenda en novembre.
— GAMES#6 x 19—
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CARNET D'ACTU X REWIND/FORWARD X PLAY
Décembre 2014
Bad Santa
Le nez sur les chiffres de ventes, les éditeurs ajustent leurs
montures et frissonnent : quel sera le succès de l'hiver 2014 ?
On ne se lancera pas dans un pronostic, et vous pourrez
bientôt lire en ligne (sur les réseaux et ailleurs, on n’en dit pas
plus) le top 2014 de la rédaction. Car décembre est toujours
le moment du bilan par ici. Celui aussi où, après la tornade
des sorties d'octobre-novembre, on digère et se cale sur les
jeux qui ont vraiment compté cette année passée. Le mois
n'est pourtant pas complètement creux. Outre le retour de
Lara Croft avec The Temple of Osiris (suite du remarqué
Guardian of Light), ce début décembre, on notera les sorties
de Super Smash Bros. sur Wii U et de The Crew – de nouveau
repoussé pour éviter de se faire noyer par la concurrence
motorisée. Le premier va-t-il booster un peu plus une Wii U
pas assez désirée ? Le second va-t-il prouver qu'Ubisoft a
tort (ou raison) de vouloir tout miser sur le multi pour le
siècle à venir ? Si Nintendo avance en terrain conquis après
une version 3DS déjà encensée partout (ou presque, moins
par chez nous), Ivory Tower, avec son MMO automobile,
ambitieux mais plus flou (comme tout jeu du genre, il ne
s’apprécie que sur la très longue durée), roule sur un chemin
sablonneux. Problème de communication ? D'identité ? De
qualité ? Ici, le jeu divise déjà. Verdict au prochain numéro,
entre deux parties de Hotline Miami 2, peut-être.
*
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 © From Software / SCE

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Nightmare creatures
Bloodborne x Par Victor Moisan
Si From Software a rencontré le succès avec la série
des Souls, ces action-RPG aussi exigeants qu’envoûtants
sont l’évolution d’un genre sur lequel le studio travaille
depuis vingt ans. Alors qu’approche la sortie de
Bloodborne, retour sur cette lignée royale.
S
ur son compte Twitter,
Hidetaka Miyazaki, le père de
Demon’s Souls et Dark Souls,
émettait récemment l’envie
de voir ce que donnerait « un
shooter dans un monde sans
munitions ». Ce plaisir à assécher
les genres, ce goût de l’exsangue
sont devenus pour le développeur
une affaire d’alchimie maison, trop
souvent désignée avec paresse par le
seul adjectif « difficile ». Car l’intérêt
des Souls tient moins à l’art de
maîtriser une technicité peu poussée
(comparée à, mettons, celle de Street
Fighter IV ) qu’au formidable effort que
le joueur doit réaliser sur lui-même.
Ces jeux ne sont pas durs dans le
sens où le niveau est élevé. Ils sont
impitoyables parce qu’ils punissent
tout emballement et récompensent la
restriction, la mesure de ses actes. Ils
sont, d’une certaine manière, de purs
produits du modèle comportemental
japonais qui prône le contrôle de soi
par-dessus tout. Comme dans une
situation de conversation, ce qui est
si difficile, c’est de ne pas perdre la
face en s’avançant avec arrogance,
en portant le coup de trop, en
succombant à la colère ou à l’excès
de confiance. Mieux vaut évoluer
prudemment, sans heurter de front,
en adoptant la « démarche du crabe »
(pour reprendre une expression
employée par Martin Lefebvre).
De ce point de vue, le souhait
annoncé par Miyazaki de briser cette
« passivité » dans Bloodborne – où
les combats inciteront à adopter un
comportement agressif, à se « frayer
un chemin par les armes » – a de
quoi surprendre. On espère qu’avec
cette inversion de philosophie, le
studio ne perdra pas son âme.
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Hantise
De ses prédécesseurs, Bloodborne
semble conserver le poids
du territoire, en plongeant le
joueur dans la ville victorienne
de Yharnam. Loin d’être des
vitrines technologiques, les Souls
devaient pourtant leur succès à
des environnements visuellement
stupéfiants, qui imprimaient sur
nous une mélancolie de la désolation
à travers des décors à la Caspar
David Friedrich. En puisant dans
le romantisme occidental, From
Software a sculpté des limbes
d’après la fin des temps, nimbés
des rayons d’un soleil mort,
peuplés d’abominations errantes
qui ne font que gémir puis mourir,
tour après tour. Cette impression
d’immanence, qui fige ce monde en
un état désincarné, doit beaucoup
à la façon dont Miyazaki dirige son
équipe artistique. Aux dessinateurs,
le passionné de philosophie donne
des « mots-images » centrés autour
de thématiques générales (le
chaos, le feu, les démons, la mort
et la décomposition), des concepts
davantage que des indications, que
chaque artiste doit interpréter selon
sa propre sensibilité. Dans l’ouvrage
Dark Souls: Design Works, Miyazaki
explique ainsi sa démarche : « Les
consignes trop spécifiques ont
«
LE STUDIO A SA FORMULE MIRACLE :
UNE PROGRESSION DE GAGNE-TERRAIN
AU CŒUR D’UN DÉCOR QUI NOUS
APPELLE À NOUS Y ENFONCER DANS LE
MINCE ESPOIR D’UNE CONQUÊTE TOTALE.
— GAMES#6 x 21—
BLOODBORNE X DOSSIER X PLAY
tendance à atténuer la créativité.
Je laisse donc l’imagination des
artistes éclipser la mienne… Et
j’essaie toujours de conserver un
certain niveau d’élégance et de
raffinement dans les designs. »
Par ce travail d’abstraction,
l’environnement semble s’adresser
directement à nos sens. Peu de jeux
nous auront autant habités que
ceux-là. À mi-chemin entre le jeu
de rôle papier et le survival horror
classique, la géographie tortueuse
des niveaux de From Software (pas
de carte du monde, construction
en strates successives, chemins de
traverse) provoque l’éclosion d’un
espace mental. L’immersion est
totale et perdure au-delà du temps
de jeu. En fermant les yeux, nous
refaisons notre chemin à travers
couloirs et corniches, que nous
connaissons mètre par mètre.
Architectes du désespoir
From Software est né avec le
jeu vidéo en 3D, à l’inverse de
nombre de studios japonais qui
proviennent de l’arcade 2D. Bien
qu’existant depuis 1986, la société
sort son premier vrai titre en 1994,
quelques jours après le lancement
de la PlayStation, ce qui n’est pas
un hasard tant il n’aurait pu exister
avant l’ère 32-bits. King’s Field se fait
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 PLAY X DOSSIER X BLOODBORNE
King's Field IV_
PlayStation 2 (2001)
PlayStation 2 (2004)
remarquer par l’apparente austérité
de son style : le jeu est un dungeon
crawler à la première personne,
sporadiquement agrémenté d’un
folklore cryptique, avare en textes,
mais dont l’emprise tenace des
labyrinthes gris marque les esprits.
Vite, les suites apparaissent, plus
abouties dans leurs constructions.
From Software passe maître dans
l’art minutieux du level design,
lequel ne consiste pas seulement
à agencer les lieux mais surtout à
y placer les événements, ennemis
et objets qui donneront du sens à
notre progression. Tandis que le
studio lorgne vers d’autres genres,
japonais (le mech game Armored
Core et ses suites, les ninja slashers
Otogi et Ninja Blade), il continue
de filer son obsession première à
travers des variantes du modèle
« JE LAISSE L’IMAGINATION DES ARTISTES
ÉCLIPSER LA MIENNE… ET J’ESSAIE
TOUJOURS DE CONSERVER UN CERTAIN
NIVEAU D’ÉLÉGANCE ET DE RAFFINEMENT
DANS LES DESIGNS. _ hidetaka miyazaki
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Demon's Souls_
Playstation 3 (2009)
Kuon_
King’s Field. Ainsi naît la série des
Shadow Tower, prototype évident
des Souls, ou encore le jeu d’horreur
spectral Kuon. En 2006, alors que
The Elder Scrolls IV: Oblivion fait
sensation, Sony commande un titre
similaire à From Software, artisan
de la vue subjective. Mais Miyazaki
voit mal comment son équipe
pourrait rivaliser et impose que le
jeu passe à la troisième personne.
Cette révolution copernicienne
est la genèse de Demon’s Souls, jeu
qui suscite le culte au point qu’une
pétition parvient à le faire sortir du
Japon. Dès lors, le studio a trouvé sa
formule miracle : une progression
de gagne-terrain au cœur d’un
décor qui nous appelle non pas
à filer vers des objectifs visibles
(comme dans les jeux de Naughty
Dog), mais à nous y enfoncer dans
—GAMES#6 x 22—
Dark Souls_
PlayStation 3, PC,
Xbox 360 (2011)
le mince espoir d’une conquête
totale. À ce titre, la ville tentaculaire
de Bloodborne fait la fabuleuse
promesse d’un dédale où se perdre.
L’appel du hors-champ
Au fond, la démarche ludique de ces
jeux repose sur un appel au joueur,
sommé d’inventer le territoire en
allant à chaque fois un peu plus
loin dans le mur de brouillard qui
se dresse face à lui. La hantise et
la progression naissent du hors-
champ, de l’inconnu, tout autant de
ces monstres que l’on redoute de
voir surgir d’un coin d’ombre que du
chemin qu’il nous reste à parcourir.
« La jaquette japonaise de Dark
Souls, explique Miyazaki, représente
le personnage principal et le feu
de camp. Mais c’est l’obscurité
au-delà qui est la clé du dessin. Il
m’est difficile d’expliquer ce que
représente cette obscurité sans
devenir extrêmement abstrait… »
Paradoxalement, abstraction et RPG
ne sont pas faits pour s’entendre, le
second étant le genre par excellence
du calcul, de la description, des
systèmes de rationalisation. Il
faut bien comprendre que la
dénomination de RPG employée
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 Dark Souls 2_
PlayStation 3, PC, Xbox 360 (2014)
Bloodborne_
PlayStation 4 (2015)
«
LA JAQUETTE JAPONAISE DE DARK
SOULS REPRÉSENTE LE PERSONNAGE
PRINCIPAL ET LE FEU DE CAMP. MAIS
C’EST L’OBSCURITÉ AU-DELÀ QUI EST
LA CLÉ DU DESSIN. _ hidetaka miyazaki
ici ne désigne pas ces aventures
chorales d’évasion à ciel ouvert où
se déploie un monde à embrasser,
en miroir du nôtre, mais plutôt
un versant plus âpre du genre : le
dungeon crawler, qui a tendance à
emprisonner le joueur sur lui-même.
De toutes les analyses faites au sujet
des Souls, l’une des théories les
plus intéressantes stipule que ces
jeux seraient l’évolution moderne
du survival horror. Cet attrait
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de l’ombre dont parle Miyazaki,
ce mystère des souterrains à la
lueur d’une torche, est en effet un
dénominateur commun aux deux
genres. Ainsi, de Rogue (1980) à
Amnesia: The Dark Descent (2010),
il y a un trait d’union tenace que
From Software a contribué à révéler.
Depuis King’s Field, le studio n’a
cessé d’interroger cette filiation
entre deux écoles vidéoludiques
originellement distinctes.
— GAMES#6 x 23—
Le goût du sang
Avec Bloodborne, From Software
lorgne du côté du survival horror
orienté action. Par sa vivacité et
son impact, le jeu possède quelque
chose de Resident Evil 4, un aspect
renforcé par la présence essentielle
du sang dans les mécaniques de
jeu : l’hémoglobine sert à récupérer
de la vie, mais une dose trop forte
nous transformera en une bête
assoiffée et incontrôlable. Après
tout, blood-borne est un terme
médical qui désigne la transmission
d’un virus par le sang. Ainsi, de
dévoreur d’âmes, le joueur passe
vampire. Et From Software délaisse
son esthétique spectrale, faite de
cliquetis d’armures vides et de râles
d’outre-tombe, pour enfin s’intéresser
à la chair, aux paroles, à l’organique
– courageuse déviation qui laisse
imaginer de grands changements.
*
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 PLAY X ENTRETIEN X BLOODBORNE
L’ANALYSTE
x Bloodborne
x Propos recueillis par Victor Moisan / Traduction de Léopold Dahan
Son nom n’est peut-être pas encore entré dans
le Hall of Fame du game design, mais cela ne
saurait tarder. Lui, c’est Hidetaka Miyazaki, auteur
de la série des Souls, avec qui nous revenons
sur la conception de Bloodborne.
games _ Pour commencer, peut-on
brièvement évoquer votre parcours ?
hidetaka miyazaki _ J’ai entamé ma
carrière dans le jeu vidéo en entrant
chez From Software en 2004.
Auparavant, je travaillais dans
un tout autre domaine, en tant
qu’analyste dans une entreprise de
technologies de l’information. Je suis
arrivé chez From Software au cours
du développement d’Armored Core:
Last Raven [PlayStation 2 (2005),
ndlr] en novice total. Début 2007, on
m’a confié ma première réalisation
d’un titre original, Demon’s Souls.
Vous connaissez la suite... J’ai été
aussi surpris que ravi du succès
du jeu, d’autant que Demon’s Souls
a été un titre au développement
plus que mouvementé (rires).
En début d’année, à la suite du rachat du
studio par la maison d’édition Kadokawa
Shoten, vous êtes devenu le nouveau
président de From Software. Qu’est-
ce que cela a changé pour vous ?
Pas grand-chose, si ce n’est que
je suis plus occupé que ce à quoi
je m’attendais (rires) ! Bloodborne
est une nouvelle licence, mais
l’orientation de l’entreprise est
la même et ne changera pas.
À propos de Bloodborne, quelle était
la principale raison d’être de l’alpha
que vous avez lancé le mois dernier ?
Et pour quels enseignements ?
Comme beaucoup d’autres studios,
nous accordons une attention
particulière à la jouabilité et au stress
qu’elle peut engendrer. Que ce soit
pour Bloodborne ou les autres titres
représentatifs de From Software,
nous avons toujours fait en sorte
que le joueur ne trouve pas absurde
la difficulté et les morts à répétition
– car on a tendance à abandonner
face à une difficulté injuste. Nos
jeux ne sont certes pas faciles, il
faut apprendre à accepter de mourir
souvent. Mais la difficulté est à la
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hauteur du plaisir que l’on ressent
lorsqu’on réussit à la surmonter,
à force d’efforts et d’ingéniosité.
Surmonter la difficulté, dans les
Souls, c’est aussi parvenir à dompter
le territoire. Au fil des jeux, les level
designers de votre société se sont
forgé une réputation d’architectes
hors pair en concevant des niveaux
devenus cultes (Tower of Latria, Sen’s
Fortress, etc.). Quelle orientation
prenez-vous cette fois-ci ?
Pour le level design de Bloodborne,
nous nous sommes concentrés sur
deux points essentiels. Le premier
réside dans la place qui est réservée à
l’exploration, au plaisir que le joueur
aura à dessiner la carte des lieux l’ambiance sonore pour accentuer un
dans sa tête, petit à petit. Le second sentiment d’oppression chez le joueur.
point est que la configuration des Les bruitages sont-ils plus importants
espaces n’entrave pas le joueur lors que la musique dans vos jeux ?
des combats. Ces grandes lignes Non, en fait, les deux m’intéressent.
varient bien sûr selon les zones et les La musique comme les effets
situations, mais nous les avons eues sonores ont chacun des fonctions
en tête durant tout le développement. bien différentes dans la création
À une exception près, toutes les zones d’atmosphères. Dans Bloodborne,
de Yharnam peuvent être parcourues pour la première fois, certaines
sans interruption. Mais je pense que musiques auront des paroles,
la présence d’une sorte de Nexus spécialement enregistrées en
rendra le jeu plus proche de Demon’s studio pour l’occasion. Comme
Souls que des Dark Souls. Quant vous avez pu l’entendre dans
aux exemples de niveaux que vous les extraits du jeu, nous avons
donnez, ils doivent sans doute plus beaucoup travaillé les cris des
à la mise en scène et à l’atmosphère créatures et des boss, qui se
qu’au level design proprement dit. mettent d'ailleurs parfois à parler.
En parlant d’atmosphère, vous aimez Mais d’où vous vient cette mise
traditionnellement vous appuyer sur en scène éthérée, lacunaire, qui
«
PETIT, J’ADORAIS LIRE ET JE PASSAIS
DES HEURES À ESSAYER DE DÉCRYPTER
LES PASSAGES QUE JE NE COMPRENAIS
PAS. JE FINISSAIS PAR LAISSER MON
IMAGINATION COMBLER LES ZONES
D’OMBRE. _ hidetaka miyazaki
—GAMES#6 x 24—
24/10/2014 18:01
 s’appuie sur les silences pour créer
une poésie de l’évocation ?
C’est une question difficile. Je pense
que cela fait partie de la tradition de
From Software. Prenez King’s Field,
sorti en 1994 : la narration y était
déjà laconique… Cela dit, c’est aussi
une question de goûts personnels.
Petit, j’adorais lire des histoires
qui étaient un peu trop complexes
pour mon âge, et je passais des
heures à faire des recherches pour
essayer de décrypter les passages
que je ne comprenais pas. Si je
n’y parvenais pas, je finissais par
laisser mon imagination combler
les zones d’ombre (rires).
Est-ce aussi de là que vient
votre attirance pour les
mythologies occidentales ?
Oui, le fait que mes jeux se déroulent
dans des univers occidentaux est dû
à mes goûts personnels, qui ont été
forgés par ces lectures : par exemple,
Lunes pour caméléon de Piers Anthony
FIELD TEST_
« IL ÉTAIT PLUS OU MOINS INÉVITABLE
QUE MES JEUX SE DÉROULENT DANS
UN UNIVERS FANTASY. _ hidetaka miyazaki
[auteur contemporain de SF et de
fantasy, ndlr] ou bien les œuvres
Il n’y aura pas de système de guildes
dans Bloodborne. Mais oui, nous
de William Sharp [écrivain écossais utiliserons ces nouvelles fonctions,
de la fin du xixe siècle, ndlr]. La série qui sont d’ailleurs très intéressantes
des « livres dont vous êtes le héros » et se marient bien avec le nouveau
Sorcellerie ! m’a aussi beaucoup mode online original que nous
marquée : c’est l'une de mes premières avons élaboré, mais dont je ne peux
expériences ludiques. Il était donc rien vous dire pour l’instant.
plus ou moins inévitable que mes jeux
se déroulent dans un univers fantasy Vos jeux ont contribué à remettre le
(rires). Mais mon prochain jeu pourrait challenge au goût du jour, ce qui semble
très bien se situer dans un univers avoir inspiré d’autres développeurs,
japonais, SF classique ou, pourquoi notamment du côté du Rogue-like et des
pas, se rapprocher du roman noir. nouvelles générations procédurales.
C’est une bonne nouvelle. Le
Comme certains jeux de rôles papier, sentiment de réussite après avoir
les Souls sont des expériences surmonté une difficulté est pour moi
collaboratives. Allez-vous vous appuyer l'un des éléments qui constituent
sur les fonctionnalités réseau de la l’essence des jeux vidéo. C’est cela
PS4 (comme Twitch) pour développer qui, à mes yeux, donne un sens et
cette dimension multijoueur ? une valeur aux actions du joueur.
*

Bloodborne, avant-goût
Nouvelle cathédrale enténébrée du jeu vidéo, Bloodborne confirme que From Software s’est peut-être assagi, mais n’a rien
perdu en radicalité avec ce périple lovecraftien à l’ambiance délirante. Avant-goût du jeu le plus attendu de début 2015.

Comme souvent avec un jeu From Software, on entre
sur la pointe des pieds, avec cette peur au ventre
devenue proverbiale — un phénomène bien compris
par le studio, qui change de cadre, mais pas sa
façon de le rendre oppressif. Un premier panorama
dévoilant sa nouvelle cité maudite donne le ton :
une architecture enchevêtrée et serpentine qui
combine, sans contraste ni hiérarchie, la plupart
des motifs de la littérature gothique, anglo-saxonne
ou transylvanienne. Et toujours cette faculté de
jouer des effets de sidération visuelle à partir de
saynètes horrifiques que l’on croyait éprouvées
par le temps. Sur une place, des paysans équipés
de fourches s’agglutinent autour d’un bûcher à
faire pâlir le prologue de Resident Evil 4. Plus loin,
une pieuvre-araignée géante accrochée à une tour,
comme échappée d’un cauchemar lovecraftien, saisit
le regard par sa démesure mais surtout son silence
serein, comme si la bête était naturellement greffée à
l’écosystème ambiant. Après avoir pourfendu légions
de chiens zombies, de colosses momifiés et de goules
barbues en chaises roulantes, un loup-garou croisé
avec un faune, gardien de fin de démo, achève avec brio
la visite de sa galerie de monstruosités (et le lot de
sueur et de sang versé). Plus en phase avec les canons
technologiques de la new gen, Bloodborne se voit aussi
porté par un élan de remaniement, pour ne pas dire
nivellement, de sa difficulté. Plus fluide, la maniabilité
de l'avatar gagne en vivacité ce qu’elle perd en
abnégation, allant même jusqu’à tolérer un regain éclair
de santé si l’on tue à temps l’ennemi qui nous a blessé.
From Software se serait-il assagi ? Si la fibre puriste
peut se braquer devant tant de sacrilèges mainstream,
le jeu séduit autrement : par son ambiance
somptueuse d’abord, mais aussi par ses quelques
touches expérimentales de gameplay. Par exemple,
le choix d’accorder une seule arme par classe, mais
convertible en deux formes (combat individuel/combat
de zone, rapidité/puissance, etc.) recentre le combat
sur l’adaptation aux patterns ennemis, plus diversifiés
qu’avant. L’usage du tromblon, lui aussi imposé, pour
attirer l’ennemi ou le neutraliser momentanément,
ouvre à des tactiques plus sandbox. Si certaines
features cruciales restent encore secrètes (quid du
système d’XP, des checkpoints au coin d’un feu ?), la
voie empruntée par From Software inspire confiance.
Plus beat’em all, moins RPG, Bloodborne a beau
concéder de sa technicité punitive, le jeu reste animé
par cette même énergie mortifère qui a fait la gloire
du studio, une énergie qu’il manie certes autrement,
mais sans dénaturer sa vision première. _R.A.

— GAMES#6 x 25—

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 © Ubisoft

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Worlds Industry
D’Assassin’s Creed Unity à Far Cry 4, l’open world selon Ubi x Par Romain André
Avec les sorties consécutives de deux nouveaux
Assassin’s Creed, de Far Cry 4 et de The Crew, cette
fin d’année est pour Ubisoft plus que jamais une affaire
d’open world. Pour faire le point, rencontre et prise
en mains avec les intéressés.
D
ans Assassin’s Creed IV: Black
Flag, l’avatar moderne se
voit contraint d’espionner
son propre employeur
Abstergo (ressemblant
comme deux gouttes d’eau
à un certain éditeur). Comment ? En
infiltrant les allées de son open space,
incarnation moderne de la banalité
professionnelle, devenue propice à
toutes les suspicions. La séquence,
involontairement comique, pourrait
avoir valeur d’allégorie méta sur
son médium. Et si la grande guerre
du jeu vidéo moderne était celle,
proche d’une course à l’armement,
des grands espaces ouverts ?
La loi de l’espace
Aujourd’hui c’est l’open world qui
affiche le plus de superficie, de
densité, de flux de vie artificielle
au mètre carré pour conditionner
le standard d’un bon blockbuster
et, par là même, la dominance de
son éditeur. S’il y en a un qui mise
(presque) tout sur cette escalade au
kilomètre carré virtuel, c’est bien
Ubisoft. Tout commence, forcément,
avec une poule aux œufs d’or, en 2007.
En mêlant parkour, infiltration
et complot historique, Assassin’s
Creed ennoblit l’open world d’une
capacité pédagogique (apprendre
l’histoire par la maîtrise de l’espace),
tout en conformant son terrain
encyclopédique aux règles ludiques
du skatepark et du mur d’escalade.
Depuis, Ubisoft ne lâche plus la
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recette. Chasse à l’homme (Far Cry),
cyber-activisme (Watch Dogs), course
de bagnoles (The Crew), guérilla
urbaine (The Division), pour chaque
univers, le levier est enclenché : à
chacun son monde ouvert. Confiant
sur le potentiel commercial de ses
open worlds, Ubisoft a même prévu
de sortir deux de ses poids lourds
du genre sur une même période.
Assassin’s Creed d’un côté, dédoublé
en deux épisodes, deux époques,
deux générations de consoles : le
Paris de la Révolution française pour
Unity, l’Atlantique nord de la guerre de
Sept Ans pour Rogue. De l’autre côté,
Far Cry 4, qui cherche à redécrocher
la même timbale qu’avec l’épisode
de 2012, en déportant son gameplay
sur les versants (imaginaires) de
l’Himalaya, sans pour autant le
modifier. À ce trust s’ajoute la sortie,
plus confidentielle et plus tardive, de
The Crew, qui se risque au marché
du MMO automobile mais mise tout
sur sa reproduction intégrale des
États-Unis, demi-continent ouvert à
tous les cruisings communautaires.
Devant cette logique forcenée de
format, frôlant l’overdose, existe-t-il
encore une place pour l’innovation ?
Marre de l’open world façon Ubi ?
«
DANS UN MONDE OUVERT, L’ESPACE
EST UN MIROIR PSYCHOLOGIQUE.
_ alex hutchinson, far cry 4
— GAMES#6 x 27—
L’OPEN WORLD SELON UBI X ANALYSE X PLAY
Étude de genres
Devant notre méfiance à voir
débouler autant de mondes ouverts,
Alex Hutchinson, directeur créatif
sur Assassin’s Creed III avant de
passer sur Far Cry 4, affirmant bien
connaître les deux sagas de l’intérieur,
tempère le soupçon de clonage :
« J’entends partout que les open
worlds d’Assassin’s Creed et de Far
Cry sont les mêmes. C’est faux : l’un
mise sur un gameplay d’exploration
verticale et urbaine, en vue à la
troisième personne. L’autre joue sur
l’appréhension subjective d’un espace
naturel et de son écosystème sauvage.
Bien sûr, il y a des impressions de
déjà-vu dans les interfaces et sur
certaines features, qui prouvent qu’on
est chez le même éditeur. Pour moi,
on est proche d’une logique de genre :
dans tout polar, vous retrouvez
des motifs communs à d’autres
polars. » Parmi ces motifs communs,
on peut en déceler un, constitutif
de l’essence de tout open world : la
liberté d’interaction du joueur sur le
monde qu’il visite et sur son récit, ou
du moins son illusion. Soit l’équilibre
(aussi astucieux que roublard)
entre dirigisme narratif et profusion
libertaire d’activités de toutes natures,
qui nourrissent la curiosité et l’envie
d’errance. Mais l’histoire du jeu vidéo
l’a démontré : la liberté est une vertu à
double tranchant tant elle peut diluer
un scénario solide sous des couches
de superficialité, juste là pour gonfler
une durée de vie. Pour Alex Amancio,
directeur créatif sur Assassin’s Creed
Unity, cet épisode parisien veut
d’abord faire table rase et amende
honorable : « Toute saga fonctionne
par cycles. Unity inaugure le cycle
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 1
new gen de l’action-aventure. Il nous a
fallu casser une certaine routine, tout
en revenant aux sources : le système
de parkour et la relation à l’espace,
qui ont été repensés de A à Z. » Moins
rigide, plus prompte à l’improvisation,
la mobilité de l’avatar s’est en effet
diversifiée, tout autant que son aire
de jeu parisienne, qu’on nous promet
encore plus dense que celle de Black
Flag, malgré un espace plus resserré.
Assassins des villes,
chasseurs des champs
Preuve que cette relation à l’espace
passe par une analyse de sa logique
topographique réelle, le directeur
créatif de Unity souligne : « Paris
est une capitale assez petite en
superficie, et bien plus encore au
xviiie siècle. Du coup, on a pensé l’open
world en termes de volume, et non
plus seulement d’étendue. On a voulu
une exploration tridimensionnelle,
en permettant au joueur d’infiltrer la
plupart des intérieurs de la ville. Mais
pour qu’il exploite cette densité, il faut
savoir titiller sa curiosité. On a donc
changé le système de progression,
qui fonctionne plus comme un RPG.
Pour avancer dans l’histoire, le
joueur doit rendre son avatar plus
agile et mieux armé, en remplissant
des quêtes annexes. En parallèle, le
jeu devient de plus en plus difficile,
mais aussi de plus en plus ouvert
aux approches tactiques. Il faut une
GAMES06_026_029_Ubi_4p.indd 28
2
1
ASSASSIN’S
CREED UNITY _
Grimpette dans
la cathédrale de
Notre-Dame.
FAR CRY 4_
2
Combat au mortier
dans les champs
fleuris. cohérence constante entre souci
3
FAR CRY 4 _ d’efficacité et osmose avec l’espace,
Les dangers même le plus trivial. » Une logique
de l’exotisme.
que Far Cry a déjà implantée dans le
précédent épisode. Selon Hutchinson,
l’open world est d’abord un outil
révélateur de notre libre arbitre :
« Le jeu raconte moins l’histoire d’un
personnage que celle de son joueur.
Dans un monde ouvert, l’espace est
un miroir psychologique qui révèle
les envies et les priorités de chacun
par rapport à une urgence d’action.
L’avatar et le scénario ne sont là que
pour impacter ses conséquences. » Se
pose aussi la question de la synergie
entre un joueur et l’univers avec
lequel il doit faire corps. Un aspect
dont le directeur créatif de Far Cry 4
souligne les différentes nécessités,
entre la demande d’informations
sur l’aire de jeu – son background,
sa culture, sa politique –, et ces
moments où l’on veut perdre dix
minutes de sa vie à chasser le cochon
sauvage. Cet équilibre est-il pour
autant plus dur à trouver en monde
ouvert, où le joueur va à son propre
rythme ? « L’open world demande
des contraintes technologiques
lourdes, mais pour moi, en tant que
créatif, il est plus facile à faire qu’un
—GAMES#6 x 28—
jeu linéaire, où je dois constamment
anticiper la réaction du joueur,
précise Hutchinson. Parfois, je
me dis : “OK, après une séquence
aussi intense, je vais ménager un
peu de calme sur la suivante.” Et,
la plupart du temps, j’ai tort. Un
jeu en monde ouvert est réussi s’il
sait donner à son joueur les bons
outils pour rythmer sa progression
comme il l’entend, entre mission
scénarisée et détentes récréatives. »
Espace signifiant
Autre impératif made in Ubi :
l’open world doit avoir du sens, une
signification, que celle-ci porte sur
l’histoire ou sur la survie en territoire
hostile. Pour Unity, le choix de
l’époque révolutionnaire ne s’est pas
fait sans prudence : « On s’est tout
de suite accordés sur le fait que ce
ne serait pas un jeu sur la Révolution
française. Ce serait tomber dans un
piège du commentaire historique »,
explique Alex Amancio. Alors à
quoi sert le contexte ? Dans Unity, la
Révolution est une toile de fond et une
métaphore à l’arc narratif du héros.
Elle est aussi un moyen de restituer la
complexité de l’ambiance qui régnait
dans les rues de Paris à cette époque.
24/10/2014 08:39

3 aucun cas il ne les intellectualise,
« C’était une vraie zone grise, sans
repères moraux établis, commente
le directeur créatif. On y proclamait
aussi bien la Déclaration des droits
de l’homme qu’on y perpétrait les
Massacres de septembre. On a pensé
l’espace comme une manifestation
physique de cette zone, même si ça
implique de montrer une violence
plus crue que d’habitude. On en
revient au tridimensionnel : visiter
l’espace intime d’une époque permet
de gratter le vernis historique, et
d’effacer cette sensation de visiter
un plateau de tournage de film
en costume qu’il pouvait y avoir
dans les épisodes précédents. »
Bitureland
Pour Far Cry 4, le choix du background
est tout aussi touchy. L’humour noir
et la violence décomplexée de la série
se frottent à présent à un contexte de
guerre civile, où le joueur est amené
à s’impliquer moralement par des
choix, ce qui n’est pas sans écho avec
les réalités récentes du Népal ou du
Tibet. « Le jeu peut aider à poser des
«
VISITER L’ESPACE INTIME D’UNE
ÉPOQUE PERMET DE GRATTER
LE VERNIS HISTORIQUE.
_ alex amancio, assassin’s creed unity
GAMES06_026_029_Ubi_4p.indd 29
questions sur ces conflits, mais en
souligne toutefois Hutchinson.
Kyrat reste une région fictive, avec
une religion fictive et une guerre
fictive entre deux factions. Dans
un Assassin, c’est différent, vous ne
pouvez pas vous dire : “Tiens, je vais
aller assassiner George Washington,
pour voir !” Il y a une réalité, un
passif historique qu’on ne peut pas
travestir, même pour les besoins d’un
jeu. Si Far Cry 4 demande de faire des
choix face à cette guerre civile, c’est
pour individualiser la narration de
chaque joueur, pas pour mimer une
quelconque réalité géopolitique. »
Quand on interroge alors le directeur
créatif sur le symbolisme de son open
world, il décoche avec humour : « Pour
moi, l’espace de Far Cry symbolise
une chose primaire. C’est comme
ce pote qui t’emmène en soirée de
biture, qui finit toujours en bagarre,
tu sais que tu vas le regretter,
mais tu y vas quand même, pour
le frisson, le danger. Ça colle bien
au ton irrévérencieux et cynique
du jeu. » À demi-mot, Hutchinson
confirme toutefois que son open
world reste tributaire de carcans et
que, comme avec toute franchise, il
faut résoudre ce conflit entre volonté
d’innovation et devoir de respecter
ses canons pour répondre aux
goûts du public. « Les gens disent
vouloir de la nouveauté, mais en
même temps, ils veulent retrouver
les mêmes repères. » Ne reste plus
qu’à voir si les sentiers balisés
par Ubisoft en 2014 ouvriront sur
d’éventuels chemins de traverse.
* guise. L’illusion de la vie propre au monde
— GAMES#6 x 29—
UN MONDE FERMÉ_
Ubi et les autres
Si on dit parfois que l’open
world selon Ubi hérite de
Dragon Quest ou de The
Legend of Zelda: The Wind
Waker, donc du RPG japonais,
qu’en est-il de ses différences
face au mastodonte GTA ?
Des mondes ouverts, si possible
connectés, Ubisoft n’a plus que cette
ambition en tête. Le jeu vidéo pour le
franco-canadien se décline désormais
sous cette même double forme que ne
font guère vaciller Rayman ou Just Dance.
L’open world, Ubi ne l’a pas inventé, il l’a
beaucoup récupéré, mais lui a donné une
forme à lui. Si The Crew et The Division
jouent dans la cour des MMO, Assassin’s
Creed et Watch Dogs, eux, visent une
approche plus traditionnelle qui doit
moins à GTA qu’au RPG. À l’inverse d’un
Rockstar invitant à faire naître du jeu
et de la narration par l’errance pure, les
jeux d’Ubi n’ont rien à proposer qui puisse
naître de manière émergente. Toutes les
actions, et toutes les formes d’intrigues,
dépendent d’une mission, d’un challenge,
d’une réponse à un objectif à remplir. On
court ainsi d’un point à l’autre, et la liberté
promise se délimite finalement à un panel
de possibilités que le joueur déclenche à sa
ouvert ne propose pas au joueur d’écrire
sa propre histoire dans les marges, mais
uniquement de traverser un décor pavé
de quêtes. Il n’y a pas d’accidents, tout
est sous contrôle. L’antithèse, partielle,
d’un GTA qui, tout en utilisant les mêmes
moyens pour occuper son joueur, le
laisse aussi vivre sa vie et faire naître
du jeu là où il n’est pas prévu._J.D.
24/10/2014 08:39
 © KDD

Le Sundance du jeu vidéo

IndieCade 2014 x Par Khanh Dao Duc

Grand festival du jeu indé aux côtés de l’IGF, l’IndieCade est avant tout un espace
et un état d’esprit. Le temps d’un week-end, nous avons pu arpenter son « village »,
discuter avec ses habitants, ses visiteurs, et mieux saisir ses ambitions.

A
près la grande fête de
l’E3, nous voici de retour
à Los Angeles. Loin de la
démesure du Convention
Center, rendez-vous est
pris cette fois près de Santa
Monica, à Culver City, petite ville
d’un peu moins de 40 000 habitants,
lieu de résidence des studios de
Sony Pictures, anciennement MGM.
C’est là que chaque année se déroule
l’IndieCade, festival consacré au jeu
vidéo indépendant, déjà présent à
l’E3 (cf. Games#4) avec son propre
espace aux côtés des stands des
grands éditeurs. Nous avions
alors pu essayer quelques jeux en
compétition en showcase. Conjugué
à la présence de Devolver en marge
du salon, et à celle de nombreux
jeux indés sur les bornes des
constructeurs Sony et Microsoft, le
jeu indé s’affirmait alors comme un
moteur désormais incontournable

—GAMES#6 x 30—

GAMES06_030_035_Play_Indiecade_2014_6p_OKDA.indd 30 24/10/2014 17:57


d’une industrie en pleine mutation.
Pour confirmer cette tendance,
Sam Roberts, directeur du festival,
nous avait ainsi donné rendez-
vous afin de prendre le pouls
de l’événement : trois jours de
découvertes et de rencontres, pour
mieux se rendre compte des grands
enjeux à venir d’une communauté
plus organisée que jamais.
To live indie in LA, part II
Chaud et ensoleillé, le temps est
idéal pour faire le tour du festival.
À cette occasion, la ville s’est mise
au diapason. Près de l’historique
Culver Hotel, l’IndieCade a installé
son « village » sur un parking
où se rassemblent les équipes
venues présenter leurs jeux, mais
aussi d’autres stands (capture
de mouvement, réalité virtuelle,
moteurs et outils de développement,
etc.). C’est également là que Sony
et Nintendo, sponsors du festival,
GAMES06_030_035_Play_Indiecade_2014_6p_OKDA.indd 31
affichent en démo les nouveautés
indés à venir sur leurs consoles
respectives, alors que la Ouya pointe
le bout de son nez sur un stand
dédié. Un peu plus loin, la mairie et
un théâtre situé à quelques blocks
servent de salles de conférence,
tandis que la caserne de pompiers
accueille le public venu s’essayer
aux meilleurs jeux sélectionnés
par le jury. C’est là que Sam
Roberts nous retrouve pour parler
du festival et de son évolution.
Ancien organisateur du festival
du film de Sundance, Sam évoque
avec nous l’ambition similaire de
l’IndieCade : « Sundance a été conçu
comme un moyen de permettre
aux réalisateurs indépendants de
développer un marché propre et
d’encourager par la même occasion
leur production, en favorisant autant
les contacts entre les distributeurs
et les réalisateurs que ceux avec
le public, qui pouvait y trouver un
label lui permettant de se repérer.
C’est ce qu’on essaie de faire avec
l’IndieCade. » À l’image du jeu indé
lui-même, le festival a connu en huit
ans une croissance importante. Si
l’IndieCade, qui se tenait autrefois
dans une petite salle d’un musée
de Seattle accueillant à peine une
centaine de personnes, en accueille
aujourd’hui plus de 5 000, le nombre
de soumissions a également
explosé, passant d’une centaine à
plus de 1 000, parmi lesquelles le
festival ne sélectionnera au final
que quelques dizaines d’heureux
élus. Membre du jury, journaliste
jeux vidéo pendant plus de dix
ans et aujourd’hui conseiller à
l’université de Caroline du Sud
(USC), Rob Manuel nous en dit plus
sur ce processus : « Pour ce qui est
du jury, le festival rassemble des
passionnés tout en essayant d’être
le plus varié possible : médias,
vétérans de l’industrie ou anciens
finalistes, le but est d’obtenir une
sélection tout aussi diverse. » On
«
L’INDIECADE ENCAPSULE CE QUI
SE FAIT DE MIEUX EN JEU INDÉ
CHAQUE ANNÉE. _ rob manuel
— GAMES#6 x 31—
INDIECADE 2014 X REPORTAGE X PLAY
trouve en effet dans la sélection de
l’IndieCade des jeux venant aussi
bien des États-Unis que d’Europe
et d’Asie, touchant des supports
allant de l’Oculus Rift à la tablette,
en passant par le jeu de plateau ou
le jeu de rôle classique. « J’ai évalué
plus de 20 jeux cette année, explique
Rob. Sur des critères précis :
mécanismes, design, narration,
mais aussi la façon dont le jeu
engage une certaine réflexion sur le
monde. Les organisateurs agrègent
tous nos avis, et au final je vous
garantis que le festival encapsule
ce qui se fait de mieux en jeu indé
chaque année. Pour le public, c’est
une expérience remarquable. »
Back to school
Seul festival du genre à accueillir
le grand public, l’IndieCade donne
à ses jeux et à leurs développeurs
une visibilité à laquelle ils n’auraient
sans doute pas accès autrement.
Venu présenter Keep Talking and
Nobody Explodes, jeu multi où un
joueur équipé d’un Oculus Rift
désamorce une bombe tandis que
d’autres lui donnent des instructions
à partir d’un classeur décrivant son
fonctionnement, Ben Kane explique :
« Venir à l’IndieCade est une bonne
occasion de travailler le concept de
notre jeu afin de mieux l’expliquer.
Observer le public nous permet de
réfléchir aux moyens de rendre les
choses plus intuitives. » C’est aussi
en s’ouvrant à une audience plus
importante que le festival attire les
développeurs. Directeur du studio
Lukewarm Media (Primal Carnage)
basé à Las Vegas, Aaron Pollack
est venu à la rencontre de jeunes
talents pour dénicher d’éventuelles
collaborations futures, mais aussi
plus simplement partager son
expérience : « Contrairement aux
autres salons, l’IndieCade n’est pas
centré sur le fait de vendre tel ou
tel produit. Il y a moins de barrières
et on échange plus facilement. Nos
24/10/2014 17:57
 1
portes sont toujours ouvertes pour
conseiller quelqu’un dans le besoin.
C’est un aspect important de la
culture indé. » Pour lui, il est aussi
fondamental que les développeurs
prennent conscience de l’éventail
de choix offerts aujourd’hui pour
distribuer et communiquer sur
un jeu, et qu’ils ne fassent pas
l’erreur de négliger cette partie. Un
constat qui va également dans le
sens des multiples tables rondes et
conférences qu’organise le festival,
centrées sur des aspects aussi
bien juridiques qu’économiques.
Vétéran du milieu (il a œuvré sur
Meridian 59, premier MMORPG en 3D
de l’histoire), Michael Sellers a cette
année été invité à exposer ce qui
«
L’INDIECADE N’EST PAS CENTRÉ SUR
LE FAIT DE VENDRE TEL OU TEL
PRODUIT. _ aaron pollack
GAMES06_030_035_Play_Indiecade_2014_6p_OKDA.indd 32
déterminera selon lui la prochaine
génération de développeurs. Après
plus de vingt ans dans l’industrie,
Michael a en effet décidé de se
tourner vers le milieu universitaire
en ouvrant un cursus à l’université
de l’Indiana : « De nombreux
programmes universitaires
restent trop théoriques dans leur
enseignement du game design et de
la production. Le programme qu’on
veut ouvrir s’attache à faire en sorte
que les étudiants aillent au bout d’un
processus de création jusqu’à sa
commercialisation, tout en profitant
du cadre académique pour prendre
des risques, comme le font les jeux
présentés ici. C’est aussi ce que les
gens de l’industrie recherchent. »
—GAMES#6 x 32—
3
1
La caserne des
pompiers de Culver
City reconvertie en
salle de jeux.
2
Le jeu est partout,
sur table, sur
écran, dans la rue, ici
avec Tumball, nouveau
genre de jeu de hockey…
3
L’Oculus Rift, la
grosse tendance
de cette année, ici avec
Classroom Aquatic .
Sankofa Says , Party time
4
une borne Au-delà de cette volonté de
téléphonique pour transmettre les clés pour que
découvrir les secrets
de Culver City. les développeurs accèdent à une
certaine stabilité, l’IndieCade reste
avant tout une grande fête. En
particulier pour la jeune génération
encore étudiante, dont fait partie Will
Hellwarth, game director de Close
Your : « L’IndieCade, c’est un jour férié
pour nous. On y célèbre cet esprit
de communauté du jeu indépendant
et le fait d’y appartenir. » Venu
d’Italie pour présenter son visual
novel, Cave! Cave! Deus Videt.,
Matteo Pozzi témoigne aussi de
l’esprit rassembleur du festival :
24/10/2014 17:57
 INDIECADE 2014 X REPORTAGE X PLAY

5
Un fauteuil de
réincarnation ?
6
6
Importante
présence du jeu
de plateau, ici avec
Antimatter Matters .

« Il n’y a pas de réelle compétition

ici, contrairement au milieu
artistique d’où je viens, ce qui
permet de rencontrer des gens
intéressants en permanence. »
D’une découverte à l’autre, on se
retrouve ainsi comme porté par
un flot d’expériences ludiques,
inscrivant dans la même mouvance
le jeu vidéo, le jeu de plateau ou le
jeu en plein air. L’événement a des
allures de condensé californien,
où se croisent sans distinction
familles, filles ou garçons, jeunes et
moins jeunes, athlètes ou obèses,
parfois extravagants, tatoués ou
travestis : tout un monde qui se
« L’INDIECADE, C’EST UN JOUR FÉRIÉ POUR
NOUS. ON Y CÉLÈBRE CET ESPRIT DE
COMMUNAUTÉ DU JEU INDÉPENDANT ET
LE FAIT D’Y APPARTENIR. _ will hellwarth
rassemble jusqu’à la nuit tombée,
lorsque le village se transforme en
grande place où l’on danse autour
d’installations sons et lumières et
de jeux nocturnes. Au final, cette
diversité et cette multiplication
des jeux indés ne rendent-elles
cependant pas plus difficile à chacun
d’exister ? Pour Michael Sellers, il
s’agit au contraire d’une chance :
« Certes, un développeur ne touche
le plus souvent qu’un pourcentage
infime de la communauté présente
sur Steam, par exemple, mais
— GAMES#6 x 33—
celle-ci est désormais si large
que ce pourcentage, si petit soit-
il, peut représenter des dizaines
de milliers de joueurs et rendre
votre projet viable. » Un horizon où
chacun pourra être touché par le
jeu vidéo, et dont l’IndieCade et son
directeur livrent pour finir quelques
fragments : « Quand quelqu’un dans
la rue s’arrête par curiosité, essaie
un jeu et se retrouve à discuter
avec la personne qui l’a conçu, ce
sont ces moments-là, ceux de notre
festival, que je chéris le plus.
*

GAMES06_030_035_Play_Indiecade_2014_6p_OKDA.indd 33 24/10/2014 17:57

 PLAY X REPORTAGE X INDIECADE 2014
BREAKING THE CODE
IndieCade 2014 x Par Khanh Dao Duc
Difficile de cerner une quelconque unité dans le paysage du jeu indé, plus hétérogène
que jamais. Mais à y voir de plus près, une grande tendance se dessine : celle de
confronter le jeu à ses propres limites pour sans cesse les repousser.
S
i le jeu vidéo alimente
toujours nos fantasmes
technologiques, les jeux de
l’IndieCade ne laissent guère
rêveurs de ce point de vue.
Rien d’étonnant après tout,
tant le jeu indé fonctionne d’abord à
l’économie. En témoigne le gagnant
du prix du public, Sunder, jeu de
plateforme deux joueurs fonctionnant
avec d’archaïques lunettes polarisées
rouge et bleu. Un de ses concepteurs,
Nicholas Fuller, raconte ainsi sa
genèse : « On voulait développer un
jeu à partir de lunettes 3D, mais on
s’est rendu compte que c’était trop
cher. Et puis on a trouvé ces lunettes
polarisées à 20 cents la paire. De
là, l’idée est venue d’un jeu où, sur
un même écran, chaque joueur
voit quelque chose de différent et
doit collaborer pour avancer. »
Force est faiblesse
Loin de restreindre leurs ambitions,
les développeurs indés intègrent
leurs propres contraintes de moyens
pour en tirer finalement parti. Alors
que l’industrie semble encore se
casser les dents sur l’Oculus Rift,
du côté indé on n’essaie pas tant
d’adapter des concepts existants
GAMES06_030_035_Play_Indiecade_2014_6p_OKDA.indd 34
que de bâtir sur les spécificités du
support, et notamment ses faiblesses
apparentes. Si l’Oculus Rift renforce
l’image d’un monde autour de soi, il
contraint néanmoins notre liberté
de mouvements à l’intérieur de ce
monde ; une dimension statique
d’où part justement le très drôle
Classroom Aquatic (qui propose
de tricher lors d’un examen dans
une école de dauphins !) ou encore
Private Eye, référence au film Fenêtre
sur cour. Pour Ben Kane, développeur
de Keep Talking and Nobody Explodes,
le côté immersif de l’Oculus Rift
est un désavantage dont il s’est
naturellement servi « pour créer un
moyen intéressant de communiquer
avec les autres personnes présentes
dans la même pièce », de sorte que
le casque ne suffit plus en soi pour
déterminer le cadre du jeu, mais
«
LOIN DE RESTREINDRE LEURS
AMBITIONS, LES DÉVELOPPEURS
INDÉS INTÈGRENT LEURS PROPRES
CONTRAINTES DE MOYENS POUR EN
TIRER FINALEMENT PARTI.
—GAMES#6 x 34—
SUNDER_
Grand gagnant
du prix du public.
relève plus d’un outil inscrit dans un
concept plus large. C’est aussi le cas
d’Anamnesis, qui utilise l’Oculus Rift
comme une paire de jumelles servant
à déchiffrer les souvenirs des gens
ayant peuplé les lieux que le joueur
visite, dans un jeu de reconstruction
narrative à la Gone Home.
Nouveau genre
Bien loin de se limiter à l’Oculus,
les jeux de l’IndieCade font plus
généralement la part belle à une
utilisation à la fois inattendue et
propre de leur support, qu’il soit
narratif ou matériel. Sur ce point,
que ce soit Sunder ou Cuppa Quest,
amenant trois joueurs à progresser
ensemble via deux tablettes et un
casque, l’un se servant de la vue,
l’autre du toucher, et le dernier de
l’ouïe ; Choice Chamber, qui intègre
24/10/2014 17:57
 1 2
les spectateurs de Twitch pour
concevoir les obstacles et ennemis
des salles visitées par le joueur ;
Elbow Room, jeu de rythme qui
parvient à réunir une trentaine de
personnes autour d’un clavier ; ou
Henka Twist Caper, qui se sert du PS
Move dans un équivalent à Twister…
chacun de ces jeux revisite un
outil qu’il travaille pour permettre
un partage in situ, s’inscrivant en
définitive dans la même lignée que
tous les jeux de rôle, de plateau ou
en plein air du festival. C’est aussi
de la même façon que le jeu indé
travaille à étendre ses possibilités
narratives, en piochant dans
certaines voies traditionnelles qu’il
renouvelle, jusqu’à proposer une
approche transmédia. À l’image
du gamebook, par exemple, qui a
retrouvé une seconde jeunesse sur
tablette (une adaptation de la série
Loup Solitaire était d’ailleurs en
compétition, remplaçant les lancers
de dés originels par des phases
de combat en 3D), on pouvait voir
plusieurs jeux faire participer le
joueur à l’élaboration formelle du
récit, partant de codes classiques
venus d’autres médias. C’est
notamment le cas de Framed, puzzle
game sur tablette dont chaque
séquence donne un ensemble de
TOP 5_
IndieCade 2014
L’IndieCade, c’est aussi une soixantaine de jeux en compétition, pour lesquels il a forcément fallu voter.
De notre côté, on a choisi de privilégier tout à la fois l’art, le skill, et les sentiments. La vie, en somme.
CAVE! CAVE! DEUS VIDET.
Déjà remarqués à l’E3 avec
un jeu en forme de pilote, les
Italiens de We are Müesli
prolongent l’histoire de
leur visual novel avec un
nouvel épisode, tout juste
lancé sur Steam Greenlight.
Centré autour des peintures
de Jérôme Bosch, le jeu
impressionne toujours autant
par son intrigue raffinée
et son élégance visuelle,
dans la lignée de Device 6.
GAMES06_030_035_Play_Indiecade_2014_6p_OKDA.indd 35
cases de BD qu’il faut remettre
dans l’ordre pour avancer tout en
reconstituant l’histoire, ou encore
d’Elegy for a Dead World (inspiré des
poèmes de Keats, Shelley et Byron),
expérience d’écriture assistée et
collective où le joueur tente de
raconter l’histoire d’un monde
dont il perçoit les ruines. Enfin,
dans l’ambitieux Ice-Bound sur iOS
et PC, le joueur interagit avec une
intelligence artificielle ; il est chargé
de compléter un roman inachevé
en se servant d’informations sur la
vie de son auteur, compilées dans
un livre avec lequel on interagit via
l’utilisation de la réalité augmentée
(par webcam ou caméra de l’iPad).
Welcome to the real world
Détourné de l’écran comme fenêtre
sur un autre monde, le joueur est
libre de voir le monde dans lequel
il vit de manière plus ludique, tout
en entamant une certaine réflexion
abordant tous les thèmes possibles.
Loin de créer des mondes purement
imaginaires, certains jeux marquants
du festival partent souvent d’un
certain regard de leurs développeurs
sur ce qui les entoure. Une
observation qui peut par exemple
relever du quotidien, avec Mini
Metro et l’esthétique des lignes de
CLOSE YOUR LONG TAKE
Prix des développeurs et En apparence, Long Take
projet d’étude de trois ressemble à un platformer
étudiants d’USC, Close Your 2D classique, mais il se joue
nous met dans la peau d’une depuis le point de vue d’un
personne souffrant d’une caméraman, avec pour but
perte de mémoire à la suite de ne jamais laisser le héros
d’un accident. Rattaché à sortir du cadre tout en
une webcam, le jeu livre des essayant de maintenir hors
fragments de cette mémoire champ les différents pièges
perdue qui se succèdent sur sa route. Résultat, un
au gré de nos propres jeu au timing millimétré où
battements de cils. C’est alors l’attention se concentre sur
le récit d’une vie qu’on voit les bords, révolutionnant
défiler, intense et touchant. notre perception du genre.
— GAMES#6 x 35—
1
CLASSROOM
AQUATIC_
Jeu fonctionnant métro que le joueur refaçonne selon
avec l’Oculus, où le
joueur doit essayer de les codes du puzzle game, ou avec
copier sur son voisin, Soulfill, qui, encore une fois, part du
dans une classe de métro et défie le joueur de capter le
dauphins. Très drôle.
regard d’autres usagers à ses côtés,
2
ELEGY FOR contrairement à nos tendances
A DEAD WORLD_
Expérience habituelles. Au-delà du quotidien de
d’écriture assistée chacun, on a également vu des jeux
inspirée des poèmes
de Keats et de Byron. évoquer des thèmes plus personnels.
Alors qu’Ether One propose une
représentation de la démence du
point de vue du malade, dans un
FPS dont les mécaniques semblent
s’inspirer de BioShock, le touchant
Neverending Nightmares propose
également une plongée dans la folie
tirée des névroses de son propre
auteur. En exprimant ainsi le point
de vue d’un auteur sur un thème qui
lui est cher, c’est naturellement que
le jeu vidéo se tourne vers le terrain
politique, comme avec Service, jeu
de rôle qui questionne chacun de
ses participants sur son possible
engagement patriotique, ou encore
Use of Force, qui reconstruit et fait
revivre par l’Oculus une scène de
brutalité policière originalement
captée par un téléphone portable.
Preuve enfin que loin de s’affirmer
comme activité séparée du monde, le
jeu vidéo et ses créations nouent en
leur cœur une prise de conscience
de notre rapport avec celui-ci.
*
THRALLED WALDEN, A GAME
Tout juste sorti des bancs Développé depuis sept ans
d’USC et d’origine portugaise, au labo de recherche d’USC,
Miguel Oliveira nous a confié Walden, a Game fait vivre au
vouloir interroger l’histoire de joueur les deux années que
son pays et sa part obscure. le philosophe Henry David
Prévu sur Ouya, Thralled fait Thoreau a vécues dans la
le récit d’une jeune esclave au nature. Survival game à la
xviii e siècle, qui tente de fuir première personne, le jeu
avec son nouveau-né. D’une fonctionne comme un traité
puissance émotionnelle rare, appliqué de philosophie,
le jeu impressionne par ses tirant le bilan de nos
ambitions et sa maturité. propres choix face à ceux
de Thoreau, questionnant
ainsi leur sens profond.
24/10/2014 17:57
 © Slightly Mad Studios/Namco Bandai

PROJECT CARS_
Attendu pour
mars 2015, le
simulateur de conduite
de Slightly Mad pourrait
bien faire mordre
la poussière à Gran
Turismo.

GAMES06_036_039_actu_voituresnextgen.indd 36 24/10/2014 08:40

 LE JEU DE VOITURES NEXT GEN X ANALYSE X PLAY

Gentlemen,
start your engines
Le jeu de voitures next gen x Par Emmanuel Touchais

Forza Horizon 2, The Crew, Driveclub, bientôt le forme éthérée qu’il doit poursuivre
inlassablement pour enfin la battre
stimulant Project CARS… On croyait le jeu de voitures une nouvelle fois. Une manière pour
lui de prouver qu’il peut triompher,
en baisse de régime, le voici plus que jamais au cœur qu’il possède encore une victoire en
lui. Une course exige du joueur en
de l’actualité. De quoi ressusciter un genre presque moyenne 150 décisions à la minute,
aussi vieux que le jeu vidéo lui-même ? sans compter qu’il doit prendre en
considération un facteur finalement
assez rare dans le jeu vidéo :
l’imprévisibilité. Anticiper la réaction

L
es années fastes semblent
n’être qu’une forme floue
aperçue depuis le rétroviseur
d’une F40. Même s’il est encore
capable de réaliser des scores
de ventes honorables, le
jeu de course n’a plus le potentiel
pour être le rouleau compresseur
commercial d’antan. La tradition
de l’arcade japonaise (notamment
les racers de Sega ou de Namco)
est quasi au point mort, et il en
va de même pour les producteurs
occidentaux depuis l’enterrement de
Bizarre Creations par Activision. Ces
derniers se contentent d’enchaîner
des jeux sans grande personnalité,
bâtis sur des gimmicks de gameplay
prévisibles. Les grandes séries
du passé comme Colin McRae
Rally (devenu DiRT depuis) se
sont simplifiées à l’extrême afin
de toucher le public le plus large
possible et ont perdu leur âme au
passage. La situation est un peu
plus positive dans le domaine de la
simulation ; la série Forza Motorsport
produite par Microsoft s’est révélée
une alternative viable et compétente
au Gran Turismo de Sony, les deux
licences s’améliorant désormais au
fil des épisodes et des générations
de consoles pour aller toujours plus
loin dans la reproduction minutieuse
des réalités de la discipline.
La grammaire
des fondamentaux
Le jeu de course ne fonctionne
pourtant réellement que lorsqu’il
est envisagé dans sa forme la plus
primitive : la quête de la performance
pure et, à travers elle, une certaine
recherche de la perfection. Peu
importe que le jeu s’appelle Virtua
Racing, Gran Turismo ou Project
Gotham Racing. C’est lorsqu’il est
débarrassé de son folklore, quand
le joueur est seul au volant de son
bolide que se révèle son véritable
sens. Le circuit devient un paysage
menaçant, il faut alors l’apprivoiser,
le dompter, comme s’il s’agissait là du
prix à payer pour s’en débarrasser. Le
pilote n’est plus une figure glamour,
ni le fantasme masculin parfait, il
est simplement un loup solitaire
qui doit lutter pour atteindre un but
impossible. Mais il n’est pas tout à
fait seul. Sa voiture est là, rutilante.
Avec elle il va braver le danger, rire
de la mort et du destin. Et puis, bien
entendu, il y a aussi ce fantôme,
présent depuis toujours sous une
forme ou une autre et souvenir muet
d’une performance passée, une
de sa voiture dans une situation
donnée est presque illusoire. Il est de
toute manière impossible de répliquer
le même tour. Le chronomètre n’est
jamais identique, ses variations
sont infimes mais existent. Sous
cet angle, il n’est pas aberrant
d’envisager la discipline comme une
métaphore de la vie, comme l’affirmait
d’ailleurs Ayrton Senna. Sans aucune
certitude, sans garde-fou, le joueur
doit développer une concentration
maximale dans un laps de temps
très court. Il doit constamment
s’adapter, s’ajuster au comportement
de sa voiture et à l’interaction
entre celle-ci et l’environnement
extérieur. Il doit pouvoir anticiper les
dangers, là un dérapage incontrôlé,
là-bas un vibreur trop haut qui va
déstabiliser son bolide et l’envoyer
dans le sable… Tel un joueur d’échecs
émérite, il doit systématiquement
penser deux ou trois virages à
l’avance. C’est cette dimension quasi
mystique que les plus grands titres
du genre, fussent-ils d’arcade ou de
simulation, ont réussi à retranscrire
et à capter. Qui oubliera l’épreuve
du Permis S de Gran Turismo 3
dans laquelle il fallait rouler pied au
plancher, la tête en feu et la peur au
ventre, dans les rues géométriques
de Seattle au volant d’une Ford
GT40 surpuissante, pour espérer

« LE JEU DE COURSE NE FONCTIONNE décrocher la fameuse coupe en or ?

Give life back to racing

QUE LORSQU’IL EST ENVISAGÉ DANS En lorgnant du côté des jeux
SA FORME LA PLUS PRIMITIVE. open world, en développant une

— GAMES#6 x 37—

GAMES06_036_039_actu_voituresnextgen.indd 37 24/10/2014 08:40

 PLAY X ANALYSE X LE JEU DE VOITURES NEXT GEN
interactivité sociale toujours plus
importante et, surtout, en pensant
de moins en moins aux sensations
qu’il est censé procurer, le jeu de
course a fini par ne plus très bien
savoir qui il est. Le pilotage est
devenu une formalité, une corvée
dont il faut s’acquitter pour gagner
le privilège de parader sur le wall
de ses amis en affichant un record,
obtenu avec tellement peu de difficulté
qu’il n’en a plus aucune saveur. The
Crew et Driveclub, respectivement
chez Ubisoft et Sony, sont de bons
exemples de cette vision moderne
et simplifiée du genre. L’un se veut la
suite spirituelle de Test Drive Unlimited
(taille XXL), version Fast & Furious
à grand renfort de connectivité,
tandis que l’autre joue à fond la
carte communautaire et sociale. Les
deux offrent des modèles physiques
anorexiques et ne nécessitent aucune
compétence particulière pour être
maîtrisés. Il s’agit essentiellement de
foncer pied au plancher, en levant
éventuellement un peu le pied dans
les virages. Rien de très compliqué. On
peut légitimement se demander dans
quelle mesure on peut encore parler
de course ou de pilotage. Au milieu
de ce marasme, Playground Games
a opté pour une expérience racée.
Typiquement biberonnée à l’école de
l’arcade occidentale, revendiquant
Project Gotham Racing ou RalliSport
Challenge comme modèles et pères
GAMES06_036_039_actu_voituresnextgen.indd 38
spirituels, la série Forza Horizon,
dérivée du Forza Motorsport de
Turn 10 Studios, intègre les dernières
évolutions à la mode (open world
détaillé, fonctions connectées), mais
ne perd jamais de vue l’essentiel :
remettre le pilotage et la quête de la
performance au centre de toutes les
préoccupations. En appliquant à la
lettre l’adage de Kazunori Yamauchi
(père de Gran Turismo) selon lequel
« la simulation s’arrête là où le plaisir
du joueur ne va pas », le tout récent
Forza Horizon 2 sur Xbox One rappelle
les plus grands moments des jeux
Bizarre Creations, au point qu’on
pourrait le considérer comme la
suite logique et contemporaine du
mythique Metropolis Street Racer. Il est
la preuve qu’innovation, accessibilité
et profondeur peuvent coexister dans
un même écrin sans jamais se voler
la vedette. Les enjeux de la nouvelle
génération de consoles ne résident
pas seulement dans le surcroît de
réalisme que leur puissance peut
offrir, ni même dans la surface
«
EN S’IMPOSANT COMME LE DARK
SOULS DE LA COURSE VIRTUELLE,
PROJECT CARS DIT QUELQUE CHOSE
SUR LA SITUATION ACTUELLE DU GENRE
ET REVIENT AUX FONDAMENTAUX.
—GAMES#6 x 38—
des terrains de jeux possibles.
Il s’agit avant tout de préserver
l’essence d’un genre historique en
réinjectant de la vie dans les V8.
La légende
du macadam
C’est le pari de Project CARS,
développé par Slightly Mad Studios
(auteurs de la série Need for Speed:
Shift pour Electronic Arts) et véritable
outsider de ce peloton, qui ose
attaquer frontalement les deux poids
lourds de la simulation sur console
avec une insolence telle qu’elle n’en
est que plus séduisante. Il revendique
son désir d’être la simulation totale
et d’importer sur console, pour
la première fois, l’idéologie de la
simulation PC. On pense autant au
Grand Prix de Geoff Crammond qu’à
Grand Prix Legends ou à GTR. De
ce point de vue, il prend à contre-
pied autant Gran Turismo que Forza
Motorsport qui, malgré leur réalisme,
évitent au maximum d’être punitifs
(courses de courte durée, mode
24/10/2014 08:40

4 Entretien avec
carrière façon RPG, etc.) et font le
maximum pour accompagner le
joueur dans sa progression. Ici, même
en ayant une solide pratique des deux
jeux susnommés, le premier contact
est singulier, voire décourageant.
Toutes aides désactivées, on arrive
trop vite dans les virages, on casse
facilement les pièces de la voiture,
on bloque les roues à l’accélération
et on finit dernier de manière quasi
systématique. On arrive même à
douter, à se dire que, finalement,
on n’a jamais vraiment compris
le pilotage. Paradoxalement loin
d’être frustrant, c’est au contraire
motivant grâce à l’impression de
réalisme assez sidérante qui se
dégage du jeu, notamment en vue
« casque pilote ». On sent la marge
de progression possible, on sait que
le pilotage peut être dompté à force
de persévérance mais, surtout, on
ressent ce frisson d’excitation, cette
envie de performance. En travaillant
énormément sur le contrôle des
véhicules, sur la physique, les
développeurs autorisent à les
sentir de façon presque charnelle
(en s’aidant d’exceptionnels effets
sonores) et le moindre comportement
est identifiable. La voiture accélère
mal ? Elle tire trop à gauche ? Il
GAMES06_036_039_actu_voituresnextgen.indd 39
2
FORZA
1
HORIZON 2_
Open world et esprit suffit d’aller dans la télémétrie pour
californien pour la
version plus surveiller la température des pneus
décomplexée de Forza. ou le frottement, puis un tour dans
DRIVECLUB_ les réglages permettra d’ajuster
2 de Project CARS : faire en sorte que le
Le jeu de course les suspensions, les rapports de
multi selon Sony. vitesses, etc. À cela s’ajoutent une
PROJECT CARS_ gestion dynamique de la météo, la
3
La nouvelle possibilité de paramétrer le jeu pour
simulation de
référence ? disputer des week-ends de course
complets (essais libres, qualifications
4
THE CREW_
L’héritier de Test puis course) sur absolument
Drive Unlimited se la
chaque épreuve disponible, et une
joue MMO, un pari
risqué. IA suffisamment fine pour donner
l’illusion d’une vraie compétition.
Difficile d’estimer quel sera le succès
de Project CARS, mais en s’imposant
comme le Dark Souls de la course
virtuelle, il dit quelque chose de la
situation actuelle du genre et revient
aux fondamentaux, à la course sur
circuit, celle qui a forgé les légendes.
Univers aux frontières bien délimitées,
le circuit est le détonateur de la
symbiose entre le pilote et son bolide,
et révèle son désir de devenir l’amant
de l’asphalte, de lui brûler la peau en
roulant toujours plus vite, en prenant
toujours plus de risques. C’est là,
à cet instant précis de dissolution
de la conscience, que la course
devient une expérience autotélique,
et certainement la meilleure chose
qui soit arrivée aux jeux vidéo.
*
— GAMES#6 x 39—
PROJECT CARS_
Andy Tudor
Outsider au milieu des The
Crew, Forzon Horizon 2 et
autres Driveclub, Project
CARS est pourtant notre
favori. Bref entretien avec son
directeur créatif, Andy Tudor.
Games_ Quelle est la spécificité
de Project CARS par rapport
au couple GT/Forza ?
Andy Tudor_ Ils ont fait beaucoup pour
la simulation sur console. S’ils sont
convaincants en termes de feeling, ils ne
simulent pas très bien la course en elle-
même. La grande majorité des épreuves
se jouent en 3 tours, sans qualifications
et avec un départ en milieu de grille. Leur
mode carrière est un peu fastidieux.
Difficile de ressentir les émotions et la
stratégie d’une vraie course, de gérer
les arrêts aux stands, de vivre la tension
du pilote qui doit être capable de rester
concentré sur 50 tours. C’est l’objectif
joueur ressente vraiment la course, ce
qu’elle implique psychologiquement.
Vos influences se situent
plutôt vers le PC, non ? On pense
notamment à Grand Prix Legends.
En termes de réalisme, les jeux PC
ont toujours eu une avance évidente,
probablement parce que les joueurs
recherchaient avant tout ce facteur-
là. Nos influences sont malgré tout
multiples, on aime autant Project
Gotham Racing que GTR, simplement
pas pour les mêmes raisons. Grand Prix
Legends a été une sorte d’influence
inconsciente, probablement. À
cause de son contexte : l’âge d’or
de la F1, un moment où la course
et les pilotes comptaient plus que
tout, où il y avait une pureté dans
la discipline. On a recherché dans
Project CARS à remettre le focus sur
la recherche de la performance parce
qu’on avait un peu l’impression que
ça n’existait plus vraiment dans
les jeux de course contemporains.
_Propos recueillis par E.T.
24/10/2014 08:40
 PLAY X STORY X WAYFORWARD TECHNOLOGIES

Pour l’amour des sprites

WayForward Technologies x Par Erwan Higuinen

De Shantae à DuckTales Remastered, en passant par Mighty Switch Force! et

de nombreux jeux à licence, le studio californien WayForward Technologies s’est
imposé comme l’un des rois du jeu d’action 2D. Rencontre avec ses hommes clés.

Q
uel est le point commun
entre Batman, Silent Hill,
Contra, Double Dragon, Bob
l’éponge, l’oncle Picsou et le
duo Finn-Jake d’Adventure
Time ? Ils sont tous, à un
moment ou à un autre, passés entre
les mains du studio américain
WayForward Technologies. Mais
sa production pléthorique – pas
moins de 20 jeux depuis 2011 – ne
se résume pas à ces œuvres de
commande qui, elles-mêmes, sont
généralement très au-dessus de la
moyenne des jeux à licence – voire
carrément chouettes, n’ayons pas
peur des mots. Dans le même temps,
les développeurs indépendants
de Valencia, en Californie, ont en
effet donné naissance à une trilogie
(plus une suite pour son dernier en
date) de jeux d’action-plateforme
mâtinés de puzzle game reposant
sur de savantes torsions des
règles et conventions du genre.
Il y a d’abord eu Mighty Flip Champs!,
qui impose d’opérer de constantes
permutations entre les deux écrans
de la DS, dont il fut l’un des premiers
titres immanquables à télécharger.
Mighty Milky Way, lui, s’appuie sur les
variations de la gravité pour déplacer
son héroïne. Mighty Switch Force!,
enfin, ajoute un bouton « switch » à
ceux de tir et de saut, qui permet de
faire apparaître ou disparaître des
blocs en jonglant (mentalement, et
sans traîner) entre deux versions de

« WAYFORWARD EST
UN STUDIO EN LEQUEL
ON POURRAIT PRESQUE
VOIR UN TREASURE
À L’OCCIDENTALE.
—GAMES#6 x 40—

GAMES06_040_043_story_wayforward.indd 40 24/10/2014 08:43

 1
2 SHANTAE_
3 RISKY'S REVENGE_
« VOUS POUVEZ PENSER À WAYFORWARD
COMME À UN AUTEUR EN DIFFICULTÉ
QUI ÉCRIT POUR DES MAGAZINES
PENDANT LA JOURNÉE. _ john beck
4 vient de l’installation de “propriétés
intellectuelles” qui lui appartiennent.
Un roman à succès est tout ce dont
nous avons besoin, et nous serons
lancés ! » Pas de mystère : pour
les développeurs, un Shantae et
un Adventure Time, quel que soit
le soin apporté à la production de
ce dernier (avec, dans ce cas, une
la réalité 2D. Mais, plus encore que contribution réelle de Pendleton
les Mighty, c’est la série Shantae qui, Ward, l’auteur de la délirante série
du premier jeu Game Boy Color paru animée), ça n’a pas tout à fait la
en 2002 à Shantae and the Pirate’s même saveur. « Nos jeux originaux
Curse qui sort cet automne sur sont très spéciaux pour nous parce
3DS et Wii U, a fait la réputation du qu’ils sont du WayForward sans filtre,
WayForward indé. Et ce n’est pas fini confirme le directeur créatif Matt
car un autre épisode des aventures Bozon. Nous pouvons sortir un peu
de notre « demi-génie » à l’ondoyante des rails et faire des jeux auxquels
chevelure violette, Shantae: Half- nous aimerions jouer nous-mêmes.
Genie Hero, est déjà en chantier sur Chacun de ces jeux est d’ailleurs à
la plupart des machines du marché l’origine une déclaration d’amour
après un passage très réussi sur à une plateforme particulière.
Kickstarter fin 2013 (400 000 dollars Souvent, nous les avons créés
espérés, 800 000 dollars reçus). dans le but d’établir notre identité
sur un nouveau hardware. »
Jeux-concepts Ce fut le cas avec les premiers
« Vous pouvez penser à WayForward Mighty sur la DS ou encore LIT
comme à un auteur en difficulté qui sur WiiWare, mélange de survival
écrit pour des magazines pendant horror et de réflexion dans lequel
la journée, conseille John Beck, le la télécommande Wii tient le rôle
patron du studio. Évidemment, la d’une lampe torche. Un jeu-concept
société aime tout ce sur quoi elle avant tout, comme souvent dans les
travaille, mais la grande récompense cas où WayForward ne se voit pas
— GAMES#6 x 41—
GAMES06_040_043_story_wayforward.indd 41
1
Sorti en 2002 sur Game Boy
Color.
2
SHANTAE AND THE PIRATE'S
CURSE_
Prévu fin 2014 aux États-Unis
sur Nintendo 3DS et Wii U.
3
SHANTAE:
Sorti en 2011.
4
SHANTAE: HALF-GENIE HERO_
Financé par les internautes
sur Kickstarter. Prévu fin 2014.
livrer un univers clé en main. « Les
personnages sont la dernière chose à
laquelle nous pensons, avoue Bozon.
Le héros est d’ailleurs souvent une
sorte d’expression du principal
élément de gameplay. » Un processus
exactement opposé à celui des jeux à
licence où les développeurs doivent
se débrouiller pour concevoir une
expérience, alors que tout le reste (ou
presque) existe déjà. C'est ainsi qu'ils
en sont venus à bâtir un metroidvania
dans le monde d’Alien (Aliens :
Infestation), un Ninja Gaiden-like dans
celui de BloodRayne (BloodRayne:
Betrayal), un jeu de plateforme
pour le film Les Schtroumpfs 2
(même si ce n’est pas tout à fait ce
que WayForward a fait de mieux)
ou la série d’animation Batman :
L’Alliance des héros (pour un résultat
infiniment supérieur, qui en fait une
réplique pop et juvénile recevable
à Batman: Arkham Asylum).
Du online à l’éducation
À l’origine, rien ne semblait pourtant
destiner WayForward à devenir ce
studio d’artisans alternant œuvres
personnelles audacieuses et jeux
de commande finement ciselés. Car
si elle a commencé à se faire une
réputation au milieu des années 2000,
24/10/2014 08:43
 PLAY X STORY X WAYFORWARD TECHNOLOGIES
« AUSSI BIEN CHEZ KONAMI QUE CHEZ CAPCOM,
NAMCO ET NINTENDO, ON NOUS A DIT QUE NOUS
AVIONS QUELQUE CHOSE DE TRÈS SIMILAIRE
À L’APPROCHE JAPONAISE DU DÉVELOPPEMENT
ET DE L’ORGANISATION DES ÉQUIPES. _ matt bozon
la société existe depuis 1990 et
son projet de départ n’était pas
exactement de produire des Batman
ou des Adventure Time. « Notre
vision était de faire des jeux en
ligne multijoueurs, se souvient son
fondateur Voldi Way. Nous avions
acheté des quantités de modems
et commencé le développement du
premier jeu. » Mais c’était un peu
tôt pour ça. « L’effort marketing qui
aurait été nécessaire dépassait ce
que nous étions capables d’accomplir
financièrement, avoue-t-il. Les
premières années ont vraiment
été excitantes et ambitieuses, mais
nous avons été obligés de revenir
à des jeux plus conventionnels. »
Pendant toute une période, dans
les années 1990, WayForward s’est
également spécialisé dans les CD-
ROM éducatifs, en partenariat avec
un éditeur de livres pour enfants.
« Cela nous a permis de faire grandir
notre équipe, de mettre en place
notre propre culture et de créer
un précédent en termes de qualité
GAMES06_040_043_story_wayforward.indd 42
DUCKTALES
REMASTERED_
BATMAN :
L’ALLIANCE
DES HÉROS_
CONTRA 4_
d’animation », souligne Voldi Way. Et
puis un jour, à l’en croire le 1er avril
1997, les responsables de la société
ont décidé que leur avenir était le
(vrai) jeu vidéo. Il fallut plusieurs
années et une poignée de jeux Game
Boy Color (dont Xtreme Sports
et Shantae en 2000 et 2002) pour
libérer WayForward de sa réputation
de « studio éducatif ». Alors,
assure son fondateur, leur « vraie
passion est devenue évidente ».
La connexion japonaise
Dans l’histoire d’un studio, il y a
des étapes qui, plus que d’autres,
marquent les esprits. Pour
WayForward, l’un des moments
déterminants fut sans aucun doute
le développement de Contra 4,
pensé non pas comme un épisode
dérivé (à l’image d’autres volets de
la série sous-traités en Occident),
mais comme une suite directe
des mythiques run and gun des
années 1980-1990. « Nous avions
été approchés par Konami pour
—GAMES#6 x 42—
24/10/2014 08:43

« LES PREMIÈRES ANNÉES ONT
ÉTÉ VRAIMENT EXCITANTES,
MAIS NOUS AVONS ÉTÉ
OBLIGÉS DE REVENIR À DES JEUX
PLUS CONVENTIONNELS. _ voldi way
développer plusieurs titres, parce
qu’ils étaient au courant de notre
amour pour leurs marques NES
et SNES. Au bout d’un moment, ils
se sont arrêtés sur Contra [et plus
tard sur Silent Hill, pour le spin-off
Book of Memories, ndlr] », raconte
Matt Bozon, pour qui il s’agissait à
la fois d’apporter quelque chose de
WayForward à la série et de « célébrer
vingt ans de super jeux Contra ».
Ce fut aussi l’occasion de constater
que le studio se sentait comme un
poisson dans l’eau en collaborant
avec un éditeur de l'Empire du Soleil
Levant. « Aussi bien chez Konami que
chez Capcom, Namco et Nintendo, on
nous a dit que nous avions quelque
chose de très similaire à l’approche
japonaise du développement et de
l’organisation des équipes », révèle
Bozon. Et si c’était l’un des secrets
de la WayForward touch et d’un
studio en lequel, en poussant un
peu – et en oubliant quelques petits
dérapages –, on pourrait presque
voir un Treasure à l’occidentale ?
Après tout, les auteurs de Radiant
Silvergun ont eux aussi tâté du jeu
à licence, de Tiny Toon à Astro Boy,
ou encore Ronald McDonald.
L’animation comme pilier
Une chose est sûre : il existe une
touche WayForward, une touche
artisanale (plutôt qu’industrielle),
quand bien même tout cela
n’échapperait pas totalement à la
GAMES06_040_043_story_wayforward.indd 43
A BOY AND HIS BLOB_
production en série. On la trouve
dans le style graphique 2D – le pixel
est roi –, dans l’humour et, surtout,
dans une certaine vision ludophile
(comme on dit cinéphile) du jeu
vidéo, qui ne débouche pas sur de
simples hommages nostalgiques
aux formes ludiques du passé, mais
s’accompagne d’une volonté de les
animer en y injectant quelque chose
de neuf, de différent, de vivant. Rien
d’étonnant, dans ces conditions, à
ce que le studio soit régulièrement
chargé de remettre au goût du
jour des jeux ou licences d’hier.
Parfois, ça cafouille un peu – Double
Dragon: Neon est assez discutable –,
mais dans le meilleur des cas,
cela donne A Boy and His Blob,
adorable réinvention du classique
de David Crane, ou le follement
dynamique DuckTales Remastered,
qui est sans doute ce que l’on peut
trouver aujourd’hui de plus proche
de l’idée d’un cartoon à jouer.
De bas en haut
« Le style de game design
WayForward est la combinaison
de plusieurs choses. Le design
“de bas en haut” est l’une des plus
importantes. Nous nous concentrons
d’abord sur la manière dont le jeu
se jouera, en l’abordant comme une
boîte grise, abstraite, avant de lui
ajouter son thème. Dans les jeux
à licence, nous essayons de faire
correspondre de bonnes idées de
— GAMES#6 x 43—
TOP 5_
WayForward en cinq jeux
Petite sélection best of, et arbitraire, dans
la longue ludographie de WayForward.
1
SHANTAE (2002)
« Metroidvania » cartoon aussi charmant qu’inventif
dans lequel on croise de méchants pirates et de
gentils chasseurs de trésors, Shantae ressemble à un
jeu-manifeste : tout ce qui fait la touche du studio est
là. « Demi-génie » transformiste se battant à coups de
queue-de-cheval, son héroïne n’allait pas en rester là.
2
CONTRA 4 (2007)
Surprise : après quelques hésitations et un contestable
virage 3D, Contra redevient Contra — c’est-à-dire
un run and gun d’une intensité folle — en passant par la
Californie. « Le jeu est directement connecté à l’épisode
Game Boy Operation C, avec des héros qui vont affronter
Black Viper », précise le directeur créatif Matt Bozon.
3
MIGHTY SWITCH FORCE! (2011)
Fidèle à la règle de la série Mighty — des jeux 2D
classiques, mais avec un twist —, Mighty Switch
Force! fait fiévreusement fusionner l’action (courir,
sauter, retrouver des évadés, etc.) et la réflexion (faire
surgir ou disparaître des blocs dans le décor). Ne pas
oublier pour autant d’admirer ses sprites somptueux.
4
DUCKTALES REMASTERED (2013)
Pour offrir une seconde jeunesse au mythique
DuckTales presque vingt-cinq ans après, Capcom
a eu la bonne idée de faire confiance à l’inattaquable
artisanat 2D de WayForward. Qui a rallongé ses
niveaux, ajouté des objectifs et développé son
histoire, en plus de lui offrir un (sublime) lifting.
5
SHANTAE AND THE PIRATE’S CURSE (2014)
L’automne 2014 marque le grand retour de Shantae
dans le plus ambitieux des jeux indés du studio
qui « conclut l’histoire entamée en 2002 ». « Alors que
la plupart de nos jeux ont des cycles de développement
de quelques mois, Pirate’s Curse a occupé une équipe à
plein-temps pendant deux ans », souligne Matt Bozon.
jeu aux éléments qui définissent la
marque, et non l’inverse », explique
Matt Bozon, qui relève aussi que
l’animation des personnages est
l’un des piliers du studio, dont de
nombreux membres fondateurs sont
passés par l’école d’art CalArts, basée
dans la même ville de Valencia, à
4 kilomètres à peine de WayForward.
Tim Burton et tout le gotha de Pixar
(John Lasseter, Andrew Stanton) s'y
sont d'ailleurs également formés…
« Notre sensibilité s’est forgée au
début des années 1990, reprend
Bozon, avec l’avènement de la Super
Nintendo sur les talons de Qui veut la
peau de Roger Rabbit ? et de la Game
Boy. » Forgée, mais pas figée : tout est
là. « Nous continuons à faire avancer
notre forme d’art, mais en restant
conscients de nos racines », promet
le directeur créatif. On ne trouve
aucune bonne raison d’en douter.
*
24/10/2014 08:43
 PLAY X ENTRETIEN X VIKTOR ANTONOV, DE DISHONORED À BATTLECRY

« L’architecture
est un outil narratif »
Viktor Antonov, de Dishonored à BattleCry x Par Pierre Gaultier

Directeur artistique de Half-Life 2 et concepteur visuel de

Dishonored, Viktor Antonov dévoile le fascinant BattleCry,
dans lequel les empires du xxe siècle résolvent leurs
conflits au sein d’arènes ensanglantées.

DISHONORED_
Concept art du pont.

GAMES06_044_051_entretien_antonov.indd 44 24/10/2014 14:36

 — GAMES#6 x 45—

GAMES06_044_051_entretien_antonov.indd 45 24/10/2014 14:36

 HALF-LIFE 2_
La colossale citadelle
s'inspire des édifices
communistes.

«J
e dessine depuis que
j’ai 3 ans et, pour moi,
chaque endroit, chaque
recoin et chaque brique
sont des êtres vivants »,
avoue Viktor Antonov,
un léger sourire aux lèvres. Ce
regard singulier sur le monde, il a
pu le matérialiser à grande échelle
en 2004 dans Half-Life 2, l’un des
jeux les plus attendus et les plus
chers de l’époque (40 millions de
dollars de budget), dont la direction
artistique a établi des standards
de cohérence et de finition.

Âme
Dans Half-Life 2, chaque lieu et
chaque objet portent les traces du
passé, et communiquent des idées
et sentiments précis. Pour obtenir ce
résultat, Viktor a coopéré étroitement
avec le scénariste Marc Laidlaw.
En échangeant constamment leurs
textes et dessins, ils ont construit
un univers mémorable, fondé sur
la suggestion visuelle plus que sur
l’explication verbale, et irrigué par
une âme qui nous colle à la peau.
En son centre, Cité 17, une ville
dont le moindre détail raconte une
histoire : jardin d’enfants abandonné,

graffitis dessinés par la Résistance,
affiches de propagande… L’aspect
des bâtiments humains (peintures
usées, « couches » d’architecture
superposées) témoigne d’une
succession d’invasions. Les
structures extraterrestres, grises,
métalliques (notamment la
Citadelle, colossal monolithe de
plusieurs kilomètres de hauteur),
rappellent les édifices communistes.
Quant aux nuances de la lumière
automnale, elles expriment des
émotions subtiles, à mi-chemin entre
douceur et mélancolie. Le monde
de Half-Life 2, comme le nôtre, est
inquiétant. Mais rien n’est perdu…
Substance
L’atmosphère est-européenne de
Cité 17, et l’impression de tangibilité,
de « vérité » que répandent tous
les dessins d’Antonov, découlent
des jeunes années, de la formation
et des goûts de cet admirateur de
Gustave Courbet et d’Ilya Repine
(voir page 47). Né en Bulgarie
d’une mère peintre et d’un père
dissident politique, il rejoint ce
dernier en France à l’âge de 17 ans,
puis apprend la sculpture et la
«
SI HALF-LIFE 2 EST UN
LONG-MÉTRAGE, ALORS
BATTLECRY EST UN COURT-
MÉTRAGE GORGÉ D’INSTANTS
DE TENSION QUI CHANGENT
COMPLÈTEMENT À CHAQUE
VISIONNAGE. _ viktor antonov
mécanique en étudiant le design entre Viktor et Arkane se prolonge
automobile en Suisse et aux États- et connaît un énorme succès public
Unis. Il crée un concept-car pour et critique en 2012 avec Dishonored.
Honda, des décors de publicités, Aujourd’hui, Antonov dirige BattleCry,
puis participe à Redneck Rampage un jeu d’action en ligne sur PC dont
(PC, 1997) et Kingpin: Life of Crime la version bêta est prévue pour 2015.
(PC, 1999), dont le style sombre, Deux équipes de 16 joueurs s’y
urbain et « naturaliste » séduit Valve affrontent à l’aide d’épées, d’arcs,
Software, qui le contacte pour Half- de gants métalliques… Le modèle
Life 2. Chez Arkane Studios, il signe économique free-to-play choisi
ensuite le design de The Crossing. Ce par l’éditeur ZeniMax a-t-il imposé
projet audacieux, situé dans deux des compromis qualitatifs ? Non,
dimensions parallèles (d’un côté, répond évidemment Viktor, et
un Paris gothique où règnent les on le croit volontiers : les seules
Templiers ; de l’autre, les banlieues arènes de BattleCry renferment
de la capitale livrées au chaos), est davantage de substance narrative
hélas annulé. Mais la collaboration que certains jeux entiers.

—GAMES#6 x 46—

GAMES06_044_051_entretien_antonov.indd 46 24/10/2014 14:36


interview
Viktor Antonov
games _ En quoi consiste votre poste
de directeur visuel de ZeniMax ?
viktor antonov _ Je suis consultant
interne : j’apporte mon expertise
et mes conseils aux studios qui
appartiennent à l’éditeur [id Software
(Doom), Arkane (Dishonored),
MachineGames (Wolfenstein: The
New Order), ndlr]. Ce rôle global,
concentré sur la préproduction
et l’écriture plutôt que sur la
production et le polissage technique,
m’intéressait. Sur Wolfenstein, je suis
cité au générique à la « direction
artistique additionnelle » : j’ai
rassemblé une petite équipe de
dessinateurs qui a fabriqué un
ensemble d’images, lesquelles
ont été transmises aux directeurs
créatif et artistique. Je leur ai fourni
des astuces sur la vision de Berlin,
sans altérer la vision initiale du
studio, qui avait imaginé un design
très brut, épais, presque russe,
avec des monstres grotesques, des
machines lourdes et dangereuses
et un côté comic book contenant
une bonne dose de second degré.
«
LA SEULE SCIENCE-FICTION
PUISSANTE EST CELLE QUI
EST RÉALISTE. _ viktor antonov
GAMES06_044_051_entretien_antonov.indd 47
Je n’ai pas participé à The Evil
Within de Tango Gameworks ni à
The Elder Scrolls Online de ZeniMax
Online Studios – je n’interviens
pas sur les jeux heroic fantasy.
Sur Dishonored, comment avez-
vous collaboré avec le directeur
artistique, Sébastien Mitton ?
Sébastien a orienté le projet et
supervisé les tâches de l’équipe au
quotidien. Lui et moi partageons
le même but : renforcer le poids
de l’image dans le jeu vidéo, en
bâtissant des lieux fictifs d’une façon
extrêmement minutieuse. De mon
côté, j’étais auteur indépendant. J’ai
dessiné des châteaux, des ponts,
des véhicules, des rues, des ciels,
des calèches, des lampes… qui
n’étaient pas isolés sur fond gris,
mais qui incluaient l’ambiance
de la ville. J’ai touché à chaque
aspect visuel, y compris l’éclairage.
Ces illustrations ont défini un
vocabulaire que les autres designers
et graphistes, qui se consacraient au
projet à temps plein, ont décliné.
— GAMES#6 x 47—
VIKTOR ANTONOV, DE DISHONORED À BATTLECRY X ENTRETIEN X PLAY
TOP 5_
L’éclectique super valable
Viktor Antonov décrit quelques-unes
de ses innombrables références.
GUSTAVE COURBET ET ILYA REPINE
« Pour Half-Life 2, j’ai utilisé une esthétique que j’aime
beaucoup, celle de ces peintres réalistes de la fin du
xixe siècle, pour contraster avec les éléments qui relèvent de
la science-fiction (les machines, les monstres, les soldats
Combine) et les rendre plus surprenants, plus convaincants. »
LITTLEBIGPLANET (PLAYSTATION 3, 2008)
« C’est un jeu qui se distingue complètement des autres.
Les matières sont très réalistes, mais les personnages, les
animations sont très stylisés. C’est un monde dans le monde,
comme les maquettes ou les jouets, qui me semble bien plus
vrai que les superproductions visant le photoréalisme. »
« LE DÉSERT ROUGE », DE MICHELANGELO ANTONIONI (1964)
« Antonioni avait fait peindre des rues en gris, des arbres
en blanc et des structures industrielles en rouge [afin
d’exalter la beauté ou de condamner l’inhumanité de
ces dernières, selon les interprétations, ndlr]. C’est ce
minimalisme, cette clarté du “message” que je recherche. »
ODDWORLD : L’ODYSSÉE D’ABE (PLAYSTATION, PC, 1997)
« C’est un grand exemple de science-fiction bien racontée
par un jeu vidéo. La beauté et l’horreur de la vie s’y
mélangent harmonieusement. Quand une œuvre trouve
cet équilibre, elle suscite des sensations très fortes. En
art, lorsqu’on enlève les choses graves ou oppressantes,
on obtient des cartes postales, ou du vide. »
LES PARCS À THÈME
« Ils sont comparables aux jeux en 3D, avec des
émotions qui doivent être communiquées au
spectateur tout au long d’un parcours prédéfini… Sur
mon site Vulkanbros.com, j’ai d’ailleurs mis en ligne
une série de peintures de 2 x 1,5 m représentant un
cauchemardesque parc à thème fictif du xixe siècle. »
24/10/2014 14:37
 1

1
DISHONORED_
Concept art d’un
2 véhicule.

2
DISHONORED_
Le “Shard”
londonien revu par
Sébastien Mitton et
Viktor Antonov pour
Dishonored.

3
BATTLECRY_
BattleCry oppose
deux équipes de
16 joueurs.

4
BATTLECRY_
Vous reprendrez
bien un peu d’ambiance
totalitaire ?

5
BATTLECRY_
Décapitation à
la cosaque.

Par quoi avez-vous commencé ?

Par deux thèmes, la claustrophobie
et le labyrinthe. C’est pourquoi
les petites ruelles médiévales
d’Édimbourg nous semblaient
appropriées. Nous nous y sommes
rendus pour étudier les éléments
d’architecture issus de la Renaissance
et du Moyen Âge britanniques. Ceux-
ci sont peu présents à Londres, qui
a été détruite, brûlée et reconstruite
plusieurs fois. Nous avons construit
une ville très fermée pour éviter
toute « tricherie » : absolument tout
ce que voit le joueur est accessible,
il peut entrer par chaque fenêtre,
chaque cheminée, se téléporter,
aborder les lieux sous un angle
différent en se transformant en rat,
etc. Les rues de Dunwall, la ville du
jeu, sont étroites, et du coup il faut
se battre pour avancer d’un mètre,
« DANS DISHONORED, LA VILLE EST
TRÈS FERMÉE AFIN QUE TOUT
CE QUE VOIT LE JOUEUR SOIT
ACCESSIBLE. _ viktor antonov
ce qui oblige le joueur à « sentir » la
matière, le passé, l’âme de la cité en
la traversant, alors que dans Grand
Theft Auto les kilomètres n’ont pas
d’importance. Ce n’est pas une
expérience ample, mais profonde et
dense, contrainte par l’architecture.
Toutefois, Londres a été le modèle
principal de Dunwall ?
Oui. Nous souhaitions ajouter
des aspects contemporains aux
clichés hérités de Charles Dickens
et Jack l’Éventreur, qui étouffent
quelquefois les nuances, la richesse
et le caractère de cette ville. Pour
moi, la seule science-fiction puissante
est celle qui est réaliste, celle dans
laquelle on rencontre les drames de la
vie de tous les jours. C’est un exercice
d’urbanisme et de sociologie.
Quels visages méconnus de la capitale
britannique vouliez-vous montrer ?
J’utilise toujours l’architecture
comme un outil, un pinceau de
peinture pour raconter des histoires.
Londres est parfois perçue comme
une ville de brique très austère,
mais en fait elle est aussi fantaisiste,
néo-gothique, influencée par Venise,
avec des églises, des tourelles très
« joyeuses » et ornementales. Dans
Dishonored, j’ai voulu m’appuyer
sur ce contraste entre des quartiers
lugubres, effrayants, et des accents
romantiques et vivants, pour que
Dunwall « vibre », communique des

—GAMES#6 x 48—

GAMES06_044_051_entretien_antonov.indd 48 24/10/2014 14:37


sensations très fortes et exprime
l’opposition entre oppression et
espoir. Par ailleurs, le côté enfermé,
surcontrôlé de Londres m’a marqué.
Le pays a mis en place un énorme
arsenal législatif antiterroriste, avec
des caméras partout [plus de 15 000
dans le seul métro de Londres,
ndlr]. Accessoirement, les squares
français sont publics, alors que la
plupart de ceux de Londres sont
privés et réservés aux habitants des
quartiers chics où ils sont situés. J’ai
également été impressionné par un
mémorial [rendant hommage aux
chindits, forces spéciales de l’Inde
britannique ayant affronté l’armée
japonaise pendant la Seconde
Guerre mondiale et dont le bilan
militaire est controversé, ndlr] sur
lequel était écrit : « The boldest
measures are the safest » (« Les
mesures les plus audacieuses sont
les plus sûres »). Cette phrase est
inscrite en majuscules à l’entrée de
Dunwall, pour traduire l’état d’esprit
GAMES06_044_051_entretien_antonov.indd 49
VIKTOR ANTONOV, DE DISHONORED À BATTLECRY X ENTRETIEN X PLAY
4
« DANS BATTLECRY, LE DÉCOR
EST ALLÉGORIQUE ET CHANGE
PENDANT LA PARTIE. QUAND
ON GAGNE, LA LUMIÈRE SE FAIT
DIVINE. QUAND ON ÉCHOUE, C’EST
UN CAUCHEMAR. _ viktor antonov
du régent despotique qui a pris le On peut comparer les grands jeux
pouvoir et imprimé physiquement d’action comme Half-Life 2 à des longs-
sa marque sur la ville via une métrages dont certains passages
technologie et une propagande qui sont si surprenants, angoissants
évoquent 1984 et le film Brazil. ou spectaculaires qu’ils se gravent
dans votre mémoire. BattleCry,
Avec BattleCry, quels objectifs lui, est plutôt un court-métrage
vous étiez-vous fixés ? gorgé d’explosions d’adrénaline,
ZeniMax n’avait jamais commercialisé de climax, d’instants de tension
de jeu free-to-play, mais était intéressé – tuer ou être tué – qui changent
par ce modèle économique. L’éditeur complètement à chaque visionnage.
m’a donc proposé la direction créative
du projet BattleCry et a recruté Rich Quelle différence avec les jeux
Vogel, un vétéran d’Ultima Online et d’action compétitifs « classiques » ?
de Star Wars: The Old Republic, en tant Ces jeux sont devenus tactiques :
que producteur exécutif. Ma priorité, on peut « camper » et sniper de très
c’est l’intensité de l’expérience : il loin. Pour survivre, il faut souvent
s’agit d’un jeu fondé sur des cycles connaître le niveau par cœur ou
de quelques minutes, accessible et être un vétéran – sinon, on est
dans lequel on peut mourir très vite. massacré dès notre arrivée, sans
— GAMES#6 x 49—
24/10/2014 14:37
 PLAY X ENTRETIEN X VIKTOR ANTONOV, DE DISHONORED À BATTLECRY
« BATTLECRY S’INSPIRE DE LA “GUERRE
FLEURIE” QUI A CONFRONTÉ LES
AZTÈQUES À LEURS ENNEMIS AU
XV  SIÈCLE. _ viktor antonov
E
même comprendre d’où viennent
les balles. Ce ne sera pas le cas dans
BattleCry : le corps-à-corps y prévaut
et les combats sont plus proches
de ceux à la baïonnette lors de la
Première Guerre mondiale, ce qui ne
pénalise pas les nouveaux joueurs.
C’est ensuite que vous avez imaginé
un contexte pouvant justifier
l’absence d’armes à feu ?
Oui. J’ai d’abord pensé à un
univers proche du film Braveheart
[l’Écosse du xiiie siècle, ndlr], mais
comme BattleCry est une nouvelle
propriété intellectuelle, j’ai préféré
me tourner vers la science-fiction
et réfléchir à un pitch plus original :
et si les empires européens, au lieu
de basculer dans la barbarie des
guerres mondiales, avaient décidé,
après les guerres napoléoniennes,
d’interdire la poudre à canon et de
mener la Première Guerre mondiale
sous la forme de combats entre une
poignée de soldats, afin de ne causer
ni pertes civiles ni dégâts matériels ?
D’où vient cette idée ?
En fait, j’ai voulu « recréer » la « guerre
fleurie » qui a confronté les Aztèques
à leurs ennemis au xve siècle. Celle-
GAMES06_044_051_entretien_antonov.indd 50
ci consistait en une série de duels
très codifiés auxquels la population
ne participait jamais et dont les
perdants étaient plus tard sacrifiés
[afin d’apaiser les dieux en ces temps
de grande famine, ndlr]. C’est pour
cette raison que Hernán Cortés a
aisément conquis le Mexique : les
Aztèques avaient perdu l’habitude de
faire la guerre pour de vrai, tant leurs
conflits étaient institutionnalisés,
sacrés et encadrés par des règles
précises [cette hypothèse a été
largement nuancée par Matthew
Restall en 2003 dans Seven Myths
of the Spanish Conquest, ndlr].
Par quoi avez-vous remplacé
la poudre à canon ?
Par le génie mécanique, par des
armes aussi complexes que des
horloges, à la manière d’arbalètes
modernisées – je voudrais faire
revivre des brevets de la fin du
xixe siècle. Il y aura des ressorts, des
roues, des pièces qui s’actionnent
et qui tournent… Le joueur doit
ressentir une satisfaction viscérale,
une énergie en manipulant ces
armes, en les regardant s’animer et se
charger, il doit mesurer pleinement la
puissance de ses coups et les dégâts
BATTLECRY_
L’usine.
—GAMES#6 x 50—
qu’ils engendrent, à la façon de Street
Fighter mais en plus réaliste, avec
une caméra à la troisième personne
très proche du personnage.
Voulez-vous troubler le joueur ?
Non, les couleurs sont vives,
et l’ambiance héroïque, à la
Sergio Leone. La violence est si
esthétique et mélodramatique
qu’elle choque sans être funeste.
Avez-vous été fidèle aux
costumes de l’époque ?
Oui, les tuniques rouges
britanniques, par exemple. J’ai voulu
renouer avec l’esprit des romans
d’aventures à l’ancienne, comme
L’Homme qui voulut être roi (et son
adaptation par John Huston en 1975)
et Les Mines du roi Salomon (écrit
par Henry Rider Haggard, sans
qui Indiana Jones n’existerait pas).
Publiés et situés au xixe siècle, ils font
partie de mes plus grands moteurs.
Comment avez-vous bâti les arènes ?
Ce sont des villes-frontières
abandonnées, des zones mortes,
comme celle qui sépare les
deux Corées. Ces lieux ont une
dimension « poétique », car ils
étaient habités auparavant, mais ils
ont été vidés, les maisons peintes
en rouge et les sols couverts de
plâtre et de chaux, qui facilitent la
désinfection après les combats, ce
qui produit un contraste très vif.
Quand une équipe est en train de perdre,
elle voit une tempête, un soleil rouge
sang qui « s’écoule » sur les nuages…
C’est un « rêve » que j’ai depuis
longtemps : utiliser le décor d’une
façon allégorique. Ici, l’environnement
change selon ce qui se déroule, pour
traduire l’état second d’un soldat qui
vit – ou qui croit vivre – les dernières
minutes de son existence. Je voulais
des niveaux expressifs, qui frappent
l’œil à la manière d’un western. Quand
vous gagnez, la lumière se fait divine,
les nuages se dissipent, les couleurs
saturent… Quand vous échouez, c’est
un cauchemar, un rideau qui se ferme,
des fantômes et symboles macabres
apparaissent, les chiens sont des
loups, les corbeaux sont géants…
Ces « visions » dépendent du lieu et
de la faction : les folklores irlandais
et cosaque vont influencer certains
niveaux, par exemple. Je voulais
notamment ressusciter les contes de
fées russes, polonais et ukrainiens.
Quelles sont vos références
en la matière ?
24/10/2014 14:37

« JE RECHERCHE LE MINIMALISME, LA
CLARTÉ, ALORS QUE LA PLUPART DES
CRÉATEURS DE JEUX ONT TENDANCE À
AJOUTER MOULT DÉTAILS QUI, POUR MOI,
CONSTITUENT UN BRUIT. _ viktor antonov
Nicolas Gogol. Il a mêlé fantastique
et réalité et a écrit sur les Cosaques
avec une brillance, un amour absolus.
Ses histoires courtes de jeunesse,
ainsi que Tarass Boulba, m’ont nourri.
Pourquoi mettre en scène des Cosaques ?
J’aime les personnages bigger than life,
religieux ou nihilistes, qui n’ont pas
peur de mourir et ont une aptitude
à la douleur et au sacrifice. Dans
tous les pays slaves, il y a un sens du
grand geste, du courage démesuré,
et les Cosaques sont des guerriers-
nés, nomades, sans attaches
matérielles. J’ai toujours apprécié
les récits sur la frontière américano-
mexicaine, où se déroulent beaucoup
de westerns, mais je souhaitais
aborder une autre frontière, celle
entre l’Europe et l’Asie, qui est plus
proche de ma Bulgarie natale et qui
a été le théâtre d’autres événements
épiques. Comme j’ai accès à ces
trésors, je me sens presque obligé
d’en parler et de saisir l’opportunité
de faire vivre des personnages
cosaques hors du commun.
Vous avez l’habitude de partir en
repérage pour vos projets : dans les
GAMES06_044_051_entretien_antonov.indd 51
ghettos de Los Angeles pour Kingpin,
à Bobigny et à Saint-Denis pour The
Crossing, à Édimbourg et à Londres
pour Dishonored… Et pour BattleCry ?
Je n’en ai pas encore réalisé,
car on travaille sur le jeu depuis
seulement un an. Pour les niveaux
qui restent à construire, je voudrais
me rendre en Ukraine, mais hélas
c’est difficile en ce moment…
Avant de quitter Valve, vous aviez validé
la direction artistique de Team Fortress 2,
très épuré et proche du cartoon.
BattleCry en est-il le prolongement ?
Ces principes de lisibilité sont ceux
de l’illustration, du comic book,
du cinéma ou de la photographie :
simplifier, styliser, supprimer tous
les objets parasites… Je les applique
à tous mes projets, en essayant
de franchir une étape à chaque
fois. La plupart des créateurs de
jeux ont tendance à ajouter moult
détails qui, pour moi, constituent
un « bruit ». C’est pourquoi j’adore
l’approche très pure de Mirror’s Edge.
Le jeu sera-t-il uniquement multijoueur ?
Oui. Affronter une intelligence
artificielle n’est jamais aussi amusant.
— GAMES#6 x 51—
Francisco Ruiz
Velasco, le
character designer
de BattleCry, a été le
storyboarder et le
concept artist des
films Hellboy II et
Pacific Rim, de
Guillermo del Toro.
Que pouvez-vous dévoiler de la carte du
monde de BattleCry, The War Effort ?
Il s’agit d’un méta-jeu qui vous
permet de comprendre comment
votre empire avance, avec une petite
touche ironique : tous les soldats
se battent pour des transactions
marchandes – blé, ivoire, soie… –,
et il faut contrôler les échanges
commerciaux et boursiers entre les
pays. Nous ferons d’ailleurs appel
à d’autres médias pour enrichir
l’univers du jeu : Francisco Ruiz
Velasco, le character designer de
BattleCry, va signer une série de
comic books racontant les origines de
chaque personnage. Précédemment,
il a été le storyboarder et concept
artist des films Hellboy II et Pacific
Rim de Guillermo del Toro.
On connaît la passion de ce
réalisateur pour les horloges…
Oui, et cela a contribué à l’intérêt de
Francisco pour le projet : certains
des soldats de BattleCry portent des
prothèses mécaniques fonctionnelles.
Mais si je l’ai choisi, c’est parce qu’il
dessine sublimement au crayon, à
l’ancienne. Je voulais que le jeu exhale
autant d’émotion que possible.
*
24/10/2014 14:37
 © Obsidian Entertainment

PILLARS OF ETERNITY_
Illustration
préparatoire au jeu.

GAMES06_052_055_story_obsidian.indd 52 24/10/2014 08:43


L’homme-système
Josh Sawyer, Obsidian x Par Martin Lefebvre
Depuis Fallout: New Vegas, on savait qu’il
fallait compter sur Josh Sawyer. Avec Pillars
of Eternity, prévu pour début 2015, le game
designer d’Obsidian entend bien saisir sa
chance de façonner un univers à sa guise.
À
première vue, Josh
Sawyer n’a pas vraiment
le physique de l’emploi :
athlétique, avec ses lunettes
branchées et ses tatouages,
le presque quadragénaire
ressemble plus à un skateur qu’à un
enthousiaste du jeu de rôles. Il suffit
pourtant d’écouter le Californien
d’adoption parler cinq minutes pour
se convaincre que l’on est bien face
à l’un des plus talentueux créateurs
de CRPG en activité. Sawyer est le
genre de mordu qui choisit d’étudier
l'histoire parce qu’au lycée, Darklands
(MicroProse, 1992) lui fait découvrir
l’Allemagne du xve siècle. « Le jeu
partait du principe que le folklore
était réel, et que des créatures
magiques vivaient au fond des forêts.
Il y avait un mélange fascinant entre
le merveilleux et une représentation
réaliste du Saint Empire romain
germanique. » Évidemment, à la fac,
les résultats ne suivent pas, car il
est trop occupé à jouer à Donjons
et Dragons : « Je faisais plusieurs
campagnes en même temps, quelque
chose comme quatre parties par
semaine », le tout en apprenant
Flash et le HTML en autodidacte,
des compétences qui allaient lui
permettre d’entrer dans l’industrie.
Une fois son diplôme arraché sur
le fil, il parvient en effet à se faire
embaucher par les mythiques Black
Isle Studios en tant que webmaster
pour Planescape: Torment (2000).
« Au bout de quelques mois, j’ai réussi
à convaincre Feargus Urquhart de
me laisser faire un peu de design sur
Icewind Dale (2000), et puis je me
suis retrouvé à faire ce métier à plein-
temps. » Il faut croire que les années
GAMES06_052_055_story_obsidian.indd 53
passées à sécher les cours pour
lancer les dés n’ont pas été vaines,
puisque Sawyer passe lead dès
Icewind Dale 2 (2002), où il démontre
sa maîtrise des systèmes de combat.
La suite est moins rose et le jeune
créateur, un rien poissard, est pris
dans la tourmente qui frappe l’éditeur
Interplay. Black Isle [l'une de ses
filiales, ndlr] ferme en 2003. Baldur’s
Gate 3: The Black Hound et Fallout:
Van Buren, deux projets sur lesquels
Sawyer s’était largement investi,
sont annulés. Comme les autres
orphelins du studio, il se retrouve
finalement chez Obsidian, mais il doit
attendre 2010 et la sortie du fabuleux
Fallout: New Vegas – peut-être le
meilleur RPG de sa génération – pour
enfin se faire un nom. Manque de
chance, alors que le jeu s’écoule à
plus de 5 millions d’exemplaires,
Obsidian ne touche pas de bonus
à cause d’un score Metacritic en
dessous de ce qui avait été convenu
avec Bethesda. Pillars of Eternity,
qui a récolté près de 4 millions de
dollars sur Kickstarter, est pour
«
PILLARS OF ETERNITY
EST POUR JOSH SAWYER
LA PREMIÈRE OCCASION
DE CRÉER SANS SUBIR
LES INTERFÉRENCES OU
LES DOUTES D’UN ÉDITEUR
QUI ESSAYE DE DEVINER
CE QUE VEULENT LES FANS.
— GAMES#6 x 53—
JOSH SAWYER, OBSIDIAN X STORY X PLAY
Sawyer la première occasion de
créer « sans subir les doutes et les
interférences d’un éditeur qui essaye
de deviner ce que veulent les fans ».
Nostalgie et
combats tactiques
Sawyer a trop roulé sa bosse pour
se faire des illusions quant à la réelle
liberté du créateur indépendant.
« L’idée de départ d’Eternity, c’est
que beaucoup de gens aimeraient un
nouveau RPG qui ressemble à Baldur’s
Gate, s'exclame-t-il. J’aimerais bien
voir des univers plus variés, moins
génériques, mais nous voulions
réussir notre Kickstarter, donc nous
savions que la fantasy était moins
risquée. » Pillars of Eternity semble
sorti du début des années 2000.
L’équipe a mis le plus grand soin
à reproduire l’aspect de l’Infinity
Engine créé par BioWare. « Nous
voulons que dès qu’ils lancent le
jeu, les joueurs se retrouvent dans
un environnement familier, avec de
beaux décors en vue isométrique,
mais aussi avec une interface très
dense, très travaillée. Nous avons
utilisé des textures naturelles, du
bois, de la pierre, afin de retrouver ce
qui faisait le charme des jeux de cette
période. » Et puis, il y a le système de
combat, en temps réel pausable, dont
Sawyer entend bien montrer qu’il n’a
pas perdu son pouvoir de fascination.
Il n’est pas du genre à faire les
choses à moitié, lui qui s’inquiète des
possibles déséquilibres provoqués
par le changement de règles dans
24/10/2014 08:43
 PLAY X STORY X JOSH SAWYER, OBSIDIAN

Icewind Dale: Enhanced Edition,

qui a publié, un an après la sortie
de New Vegas, un mod non officiel
afin de faire profiter les joueurs de
ses réglages personnels, ou qui a
récemment écrit pour Kotaku un
remarquable papier intitulé « How
to Balance an RPG ». Sa philosophie
est limpide : « Dans l’absolu, il n’y a
pas de système de combat parfait.
Le système et le contenu doivent
se répondre, il faut que le joueur
ait des options tactiques et que le
designer le force à faire des choix
en plaçant des ennemis variés, des
forts, des faibles, des rapides, des
robustes, etc. C’est ce qui oblige le
joueur à utiliser les outils qui sont
à sa disposition. » En pratique, c’est
un travail minutieux. À l’époque
des jeux Infinity Engine, « la plupart

des joueurs de RPG connaissaient
bien Donjons et Dragons, ils se
débrouillaient sans qu’on n’ait trop
besoin de leur expliquer, et ils
acceptaient les règles comme elles
étaient, même quand elles n’étaient
pas spécialement intuitives ou
équilibrées. Avec Eternity, c’est plus
compliqué parce qu’on doit tout
inventer et communiquer aux joueurs
où nous voulons en venir. Il faut
parfois que nous combattions leurs
attentes, ce qui n’est pas toujours
évident. Mais c’est passionnant
de créer notre propre système, de
l’améliorer au jour le jour, d’imaginer
les autres jeux qu’on pourrait faire
avec... La bêta nous a aussi permis
de modifier un certain nombre de
choses qui ne plaisaient pas, comme
notre système de caractéristiques. »
Réputation
Si Sawyer est conscient de l’aspect
conservateur de Pillars of Eternity,
qui semble au premier abord à
mille lieues de l’Alpha Protocol
(2010) de Chris Avellone – grand
jeu malade et véritable catastrophe
commerciale pour Sega –, il nous
assure qu’Obsidian n’a rien perdu
de sa soif d’expérimentation. En bon
game designer, il place avant tout
son ambition dans un système de
jeu novateur, notamment dans sa
manière de gérer la réputation : « Le
principe du RPG, c’est de permettre
au joueur de créer un personnage
et de le faire évoluer à travers des
choix qui seront pris en compte par
le jeu. C’est là que nous essayons de
faire des choses inédites, de donner
forme à des idées qui me travaillent
depuis Baldur’s Gate 3. On ne se
contente pas des traditionnelles
factions, on essaye aussi de regarder
«
JE VOULAIS RACONTER UNE HISTOIRE
DE COLONISATION, ÉVOQUER
LE XVIE SIÈCLE ET LA DÉCOUVERTE
DU NOUVEAU MONDE. _ josh sawyer
comment le personnage se comporte, mal intentionnés risquent de se dire
s’il est brutal ou bienveillant, que vous êtes facile à manipuler,
diplomate ou menteur, etc. Et il se qu’on peut vous convaincre de
fait une réputation basée sur son travailler gratuitement, et ils vont
caractère, avec des avantages et essayer de vous tromper. » Ainsi,
des inconvénients : si vous êtes en le personnage n’est pas seulement
permanence agressif, certains vont défini par sa classe de départ ou
admirer vos capacités de meneur, son origine culturelle, mais par
estimer que vous ne vous laissez ses actions tout au long du jeu.
pas faire... mais d’autres vont vous
prendre pour un fou, une tête brûlée Fantasy réaliste
à qui on ne peut pas faire confiance. Et si cette manière de penser
Au contraire, si vous êtes un saint, par système, Sawyer la devait en
votre bon caractère va vous amener partie à sa formation d’historien ?
à vous faire des amis, mais les gens « La fantasy montre souvent des
LA PRODUCTION CHEZ OBSIDIAN_
Finition
Obsidian a la réputation de produire des jeux aussi fascinants
que mal finis. Où en est Pillars of Eternity ?
Initialement prévu pour le printemps 2014, puis pour la fin de l’année, le jeu a finalement été repoussé début 2015.
Il faut dire que la bêta à laquelle les backers peuvent s’essayer depuis septembre paraît loin du compte tant elle
semble inachevée et multiplie les bugs. Sawyer est bien conscient de l’enjeu : « C’est la première fois que nous
avons l’opportunité de créer un jeu comme nous l’entendons, et pour nous, c’est essentiel qu’il soit aussi bien fini
que possible, même si le RPG est un genre difficile à polir à cause de toutes les variables qu’il faut gérer. En tout
cas, on ne veut pas que les joueurs, et plus particulièrement ceux qui nous ont financés, soient déçus à la sortie.
Nous avons besoin de leur confiance, d’autant que nous envisageons de sortir une extension et même d’autres
titres dans cet univers. » Pour assurer la finition, Obsidian s’appuie sur les retours des backers, mais aussi sur
la logistique de l’éditeur suédois Paradox, qui donne un coup de main dans le QA sans pour autant interférer sur
les décisions. Sawyer reconnaît cependant que le budget de 4 millions de dollars limite le champ des possibles
et oblige l’équipe à des compromis sous peine d’épuiser les fonds, d’autant qu’à mesure que la sortie s’approche,
cette dernière gonfle : « On est passé d’une douzaine à une trentaine de développeurs. C’est moins que les 70
que l’on avait à la fin de New Vegas, mais c’est tout de même conséquent. Le temps nous est compté. »

—GAMES#6 x 54—

GAMES06_052_055_story_obsidian.indd 54 24/10/2014 08:43

 1
2
mondes dont l’histoire semble figée
au milieu du xive siècle, comme si
cette période durait depuis mille
ans et qu’elle allait se poursuivre
mille ans de plus. Nous essayons de
donner l’impression que le monde
est en plein bouleversement, qu’il
a évolué. » Pour créer l’univers de
Pillars of Eternity, il est parti d’une
carte des Vaux, une région des
Royaumes oubliés, le décor de
campagne créé par Ed Greenwood
pour Donjons et Dragons. « J’ai
regardé cette carte, et puis j’ai pris
du recul. J’ai réfléchi à comment
les gens se seraient installés sur
ce territoire, parce que je voulais
raconter une histoire de colonisation,
évoquer le xvie siècle et la découverte
du Nouveau Monde. Je me suis
demandé qui traverserait l’océan,
quelles seraient les relations entre
GAMES06_052_055_story_obsidian.indd 55
« NOUS ENVISAGEONS DE SORTIR UNE
EXTENSION ET MÊME D’AUTRES TITRES
DANS L'UNIVERS D'ETERNITY. _ josh sawyer
les nouveaux arrivants et les
autochtones, comment les colonies
auraient gagné leur indépendance...
Quand le jeu commence, les colons
sont installés depuis un siècle, mais
la situation n’est pas encore figée. »
Afin de ne pas totalement dépayser
les joueurs, Sawyer reprend les
races traditionnelles de la fantasy
tolkienienne, mais les personnages se
définissent essentiellement par leur
culture d’origine : « Par exemple, il y
a l’empire Aedyr, composé d’humains
et d’elfes, qui vivent ensemble depuis
si longtemps qu’ils forment une seule
culture, même si au départ les elfes
et les humains avaient chacun leur
royaume. De l’autre côté de l’océan
se trouvent les Glamfellen, des elfes
qui, physiquement, ressemblent
beaucoup aux Aedyriens. Sauf
— GAMES#6 x 55—
1
PILLARS OF
ETERNITY_
Création de
personnage.
2
PILLARS OF
ETERNITY_
Obsidian a pris soin
de peaufiner les décors
pour créer une fantasy
non figée.
3
PILLARS OF
ETERNITY_
Illustration
préparatoire au jeu.
3
que ces peuples ne peuvent pas
se supporter, ils n’ont rien en
commun à part leur apparence :
leurs cultures, leurs langages, leurs
tenues sont totalement différents.
Pour les Aedyriens, les Glamfellen
sont des sauvages qui portent de
drôles de choses sur la tête et se
peignent le visage. » À travers cette
démarche, Sawyer entend donner à
la fantasy une dimension réaliste :
« C’est la leçon que j’ai retenue de
Darklands, on peut combiner des
éléments fantastiques et une vision
historique et réaliste, ce qui permet
de rendre le monde plus crédible. »
Autant dire que si Obsidian parvient
à donner consistance à la vision
de son designer, Pillars of Eternity
s’annonce comme un monde
*
que l’on brûle d’explorer.
24/10/2014 08:44
 © Gearbox Software / 2K Games

BORDERLANDS:
THE PRE-SEQUEL_
Quand Diablo et Duke
Nukem font des petits,
ça donne Borderlands ,
l'enfant dérangé et
explosif de Gearbox.

GAMES06_056_059_entretien_pitchford.indd 56 24/10/2014 08:44


Le prestidigitateur
Randy Pitchford x Par Nicolas Turcev
Fondateur et PDG de Gearbox Software, autrefois jeune
pousse de 3D Realms, Randy Pitchford a parcouru un
long chemin dans l’ombre de Valve et de Bungie avant
de pouvoir lancer son million seller, Borderlands, de
retour avec un nouvel épisode.
A
vant d’être la machine à
licences à succès que l’on
connaît, Gearbox s’est bâti
une solide réputation de
studio de commande. Bras
droit de Valve pendant des
années, le studio est ensuite remarqué
pour son portage PC du Halo de
Bungie. Fort de son expérience dans
la 3D, il lance alors Brothers in Arms et
supplante Medal of Honor, préfigurant
la fin du FPS WWII. Ce n’est que plus
tard, avec Borderlands, que Pitchford
accomplira sa vision débridée du fun.
Univers cartoon, lore déjanté, combats
explosifs : Gearbox livre le nec plus
ultra du divertissement. Et se plante
finalement deux ans plus tard en
reprenant maladroitement la patate
chaude Duke Nukem Forever. Échec
commercial autant que critique, il est
annonciateur du malaise qui entourera
Aliens: Colonial Marines, développé
en interne. Délais à répétition,
embrouilles avec SEGA et class action
font du jeu un fiasco. Avec les sorties
de Borderlands: The Pre-Sequel et
de Battleborn dans les tuyaux, on
sent que Pitchford – qui a éludé nos
questions sur le sujet – a dû polir son
discours, malgré un enthousiasme
parfois sincère lorsqu’il fait son récit.
«
LA MAGIE A BEAUCOUP
EN COMMUN AVEC
LE JEU VIDÉO. _ randy
pitchford
GAMES06_056_059_entretien_pitchford.indd 57
interview
Randy Pitchford
games _ Vous êtes passé de magicien
à développeur de jeu vidéo à plein-
temps. Quelle est votre histoire ?
randy pitchford _ Je me suis intéressé
à la magie parce que j’aimais les
sensations qu’elle procure au
public. J’ai découvert que j’avais un
ancêtre (un grand-oncle) qui était
un magicien reconnu durant l’ère
du vaudeville. Il s’appelait Richard
Valentine Pitchford, et son nom
de scène était Cardini. Le fait qu’il
pouvait être si doué dans ce domaine
et qu’il soit un parent m’a rendu
la chose plus accessible – comme
si je pouvais apprendre la magie
moi aussi. Je me produisais alors
régulièrement dans un cabaret de
Hollywood, le Wizardz, et je passais
beaucoup de soirées au fameux Magic
Castle [l’un des clubs privés de magie
les plus côtés au monde, hébergeant
notamment la prestigieuse Academy
of Magical Arts, ndlr], tout en
suivant des cours à UCLA et en
travaillant comme guide touristique
pour Universal Studios. Jusqu’à ce
que ma femme (ma petite amie à
l’époque) me fasse réaliser un jour
que je passais tout mon temps libre à
bricoler sur l’ordinateur. J’en venais
même à équitablement partager
mon temps entre jouer, écrire des
programmes ou bidouiller des outils
informatiques. C’était comme un
passe-temps, et ça ne m’avait jamais
traversé l’esprit d’en faire un métier.
— GAMES#6 x 57—
RANDY PITCHFORD X ENTRETIEN X PLAY
Lorsque je me suis enfin penché sur
cette éventualité, j’ai commencé à me
créer un portfolio et j’ai fait le tour
des éditeurs et des développeurs.
Que retenez-vous de cette époque ?
La magie a beaucoup en commun
avec le jeu vidéo. C’est du
divertissement, bien sûr, mais c’est
plus que cela. Ce n’est pas réel. La
magie et le jeu vidéo demandent
tous deux au public de suivre une
prémisse, de ne plus croire en la
réalité l’espace d’un instant et de
suivre les règles que l’artiste met
en place pour créer l’expérience.
La promesse est que si le public
s’engouffre dans le terrier du
divertissement, pour ainsi dire,
le voyage sera récompensé. Par
de la joie, de la gratification, de la
surprise. Du fun. J’ai découvert
que de nombreuses techniques qui
aident un magicien à transporter
une audience valent également
pour un développeur de jeu vidéo.
Quelle a été votre première
rencontre avec le jeu vidéo ?
J’ai eu de la chance que mon père
ait été un gros nerd. Mon premier
ordinateur était un CP/M basé sur
un système qu’il a construit de
toutes pièces pour moi. Puis, il
m’a donné des programmes avec
lesquels trifouiller, notamment un
interpréteur BASIC et un jeu vidéo :
24/10/2014 08:44
 PLAY X ENTRETIEN X RANDY PITCHFORD
l’original Colossal Cave Adventure
[premier jeu d’aventure textuel
sur ordinateur sorti en 1975 par le
programmeur William Crowther,
ndlr]. J’ai appris à écrire quelques
programmes simples en BASIC, puis,
grâce à Colossal Cave, j’ai voulu en
savoir plus. J’ai fini par me procurer
une version du jeu écrite en BASIC,
ce qui m’a donné accès au code
source. Je l’ai examiné et j'ai ingurgité
les notions de tableau à plusieurs
dimensions ainsi qu’un tas d’autres
concepts qui m’ont permis d’atteindre
l’étape suivante. Un peu plus tard,
j’uploadais des programmes sur
des BBS [bulletin board system, un
ancêtre d’Internet, proche du Minitel,
ndlr]. Et finalement, des services en
ligne comme CompuServe ou AOL
sont apparus. J’ai commencé à y
partager mes logiciels et à apprendre
de ceux qui étaient disponibles.
Mais je ne pensais pas pouvoir
le faire professionnellement.
En tant que joueur, vous vous êtes
bâti une solide réputation en ligne.
Est-ce important de rester immergé
dans le jeu et la communauté ?
Je ne sais pas, j’aime les jeux
vidéo, c’est une fenêtre sur
l’inaccessible. Je joue plusieurs
heures par jour et je ne fais que ça
le week-end. C’est la forme ultime
de divertissement. Contrairement
GAMES06_056_059_entretien_pitchford.indd 58
aux individus, qui peuvent être
étranges et imprévisibles, les jeux
suivent des règles que je peux
appréhender. C’est réconfortant.
Par rapport à vos débuts artisanaux
sur PC il y a quinze ans, êtes-vous
toujours fortement impliqué dans
le processus de développement ?
Notre premier jeu en tant que Gearbox
Software fut Half-Life: Opposing
Force. L’équipe qui a commencé à
travailler dessus était composée de
six personnes, puis seize une fois
fini. À l’époque, chaque personne a
contribué à une partie importante
du jeu. De mon côté, j’ai écrit, dirigé,
produit et designé le jeu. Je dirais
que j’ai participé à hauteur de 25 %
du produit final. C’est quelque chose
qui était alors possible. Aujourd’hui,
il y a des centaines et des centaines
de personnes qui contribuent à
nos jeux. Mon rôle est d’en être le
responsable. La plupart du temps,
je m’occupe donc de la direction
«
QUAND DUKE NUKEM ÉTAIT SUR LE
POINT DE MOURIR, NOUS NOUS SOMMES
RENDU COMPTE QUE NOUS ÉTIONS
LES SEULS À POUVOIR FAIRE LE PARI
DE CETTE AVENTURE. _ randy pitchford
—GAMES#6 x 58—
1
BORDERLANDS_
Le jeu de la
consécration : action, créative et de la « promesse » du jeu
loot et vannes
vaseuses, mais en termes d’histoire, de style, etc.
toujours drôles.
BATTLEBORN_ Depuis, vous multipliez les licences.
2
Après le succès de Comment déterminez-vous le bon
Borderlands , Gearbox timing pour abandonner une série
s’embarque sur une
nouvelle licence. et en lancer une nouvelle ?
On ne se décide jamais vraiment
à abandonner une licence. En fait,
on a du Brothers in Arms dans les
cartons, et le futur de cette licence
m’importe vu que j’en ai dirigé le
premier épisode. Seulement, on ne
peut bien mener qu’un seul projet
à la fois, donc il y a des priorités.
On fait passer les nouvelles idées
avant tout. Avec Battleborn, on tente
quelque chose de nouveau, comme
on avait pu essayer avec Furious
Four à l’époque. On se rend d’ailleurs
mieux compte aujourd’hui que ce
concept ne correspondait pas à la
série Brothers in Arms [Furious Four
est un projet avorté de shooter
multijoueur et cartoon dans l’univers
de BiA, ndlr]. La créativité décide,
24/10/2014 08:44
 PITCHFORD EN CINQ TITRES_

Shoot & loot

Dans le jeu vidéo, Randy Pitchford aimerait réinventer la roue, mais donne plutôt son petit cachet perso. Retour sur la Gearbox touch.

HALO: COMBAT EVOLVED
GEARBOX SOFTWARE
(PORTAGE), 2003
Gearbox, c’est également
quelques portages, de Half
Life à Samba de Amigo. Celui
qui retiendra l’attention
sera la version PC de Halo,
dotée pour l’occasion d’un
mode online solide — alors
absent sur Xbox — qui a
amplement participé à
la renommée du titre et
consacré les ambitions
multijoueurs de Pitchford.
COUNTER STRIKE:
CONDITION ZERO
GEARBOX SOFTWARE, 2004
Sans Valve, que serait
aujourd’hui Gearbox ? Pas
grand-chose sans doute.
Autrefois fidèle allié de
Newell, Pitchford travaille ses
ambitions dans les extensions
qu’il sous-traite. Déjà dans
Condition Zero s’accumulaient
les quêtes à loot dans la
campagne solo, sorte de
brouillon conceptuel de ce
que deviendra Borderlands.
BROTHERS IN ARMS:
ROAD TO HILL 30
GEARBOX SOFTWARE, 2005
Randy Pitchford entretient
une relation privilégiée avec
Brothers in Arms, son premier
grand lancement. Favorisant
l’approximation du champ
de bataille au détriment de
la précision chirurgicale du
shooter tradi, BiA a conquis
les cœurs grâce à une
transposition fraternelle et
éprouvante de la guerre.
BORDERLANDS
GEARBOX SOFTWARE,
DEPUIS 2009
Ivre de loot , fable cartoon
pétée du casque, Borderlands
reste à ce jour la plus
belle prouesse de Randy
Pitchford : celle de concilier
la boulimie diabloesque à
un univers aussi déconneur
que vertigineux. Les pugilats
s’enchaînent et on ne voit
pas le temps passer.
DUKE NUKEM FOREVER
3D REALMS/GEARBOX
SOFTWARE, 2011
La nemesis de Pitchford.
Après avoir travaillé sur le
titre lors de son passage
à 3D Realms, il semblerait
que Duke Nukem Forever
ait hanté ses nuits. Pour
un résultat franchement
passable (voire sexiste)
lorsque 2K Games lui permet
de le finaliser après une
carrière abracadabrantesque.

« LE FAIT QUE NOUS SOYONS UNE

COMPAGNIE PRIVÉE QUI N’APPARTIENNE
À AUCUN ÉDITEUR EST VRAIMENT
IMPORTANT. _ randy pitchford
même si les joueurs m’ont reproché
de mettre Brothers in Arms en pause
au profit de Borderlands. Mais il y
a cependant un point sur lequel
j’espère que l’on pourra s’améliorer,
c’est réussir le passage de flambeau
et de succession : comment s’occuper
d’un jeu qui a déjà été créé, tout en
essayant d’y produire une expérience
renouvelée. À ce niveau justement,
j’aurais souhaité que l’on s’en sorte
mieux avec Brothers in Arms.
Borderlands se base sur l’idée de
raids vifs dans la base ennemie pour
obtenir du loot. Que retenez-vous de
cette formule pour Battleborn ?
Borderlands est très efficace sur la
progression au long cours, mais du
coup peu attirant pour le joueur qui
a une petite fenêtre de concentration.
Battleborn est davantage conçu pour
découper l’expérience en petits
morceaux. Nous voulions que chaque
partie, chaque scénario (d’à peu près
30 minutes de gameplay) soit une
expérience fun en soi – avec un début,
un milieu, une fin. Nous voulions
que chaque passage contribue à
alimenter une progression orientée
hobbies. Le design de Battleborn est
donc, en quelque sorte, une évolution
de ce que nous avons appris des
meilleurs loots de Borderlands.
Malgré vos revenus importants, vous
vous considérez comme indépendants.
Est-ce que ça veut encore dire
quelque chose de nos jours ?
Je pense que le terme « indépendant »
peut signifier plusieurs choses.
Je ne vois pas l’intérêt de plonger
dans un débat sémantique sur ce
sujet. Je crois que n’importe qui
créant du divertissement de qualité
est génial et digne de respect. Je
pense que le futur appartient aux
personnes qui le construisent. Les
gens créatifs ont tendance à faire
preuve d’un esprit d’une grande
indépendance. Le fait que nous
soyons une compagnie privée qui
n’appartienne à aucun éditeur ou
constructeur est vraiment important.
Le business model est devenu
déséquilibré, avec les AAA d’un côté,
les indépendants de l’autre. Comment
l’expliquez-vous, vous qui avez résisté
à la tornade des fermetures ?
— GAMES#6 x 59—
Le business du divertissement
est difficile. C’est comme être un
navigateur, un explorateur. Lorsque
vous tentez de vous aventurer en
terres inconnues, des bateaux seront
perdus. Cela fait partie des risques
à prendre. C’est une industrie très
compliquée et imprévisible d’un point
de vue business, mais j’apprécie
cet aspect. C’est très stimulant car
il n’existe pas de formule magique
et l'on est obligé de marcher sur la
pointe des pieds, tout en s’adaptant
et en innovant en permanence. Mais
ça m’attriste toujours de voir un
bateau couler. Quand Duke Nukem
était sur le point de mourir, on s’est
rendu compte que nous étions les
seuls à pouvoir faire le pari de cette
aventure. Je suis content de l’avoir
fait, et que nous ayons expérimenté
ce sur quoi ces gars ont travaillé
si durement. J’aime aussi l’idée
que Duke puisse désormais avoir
un futur et que nous en faisons
partie. It’s a crazy industry !
Quelles tendances actuelles
piquent votre curiosité ?
Toutes. Le mobile est fun. L’e-sport
est quelque chose que j’avais
anticipé, puisque j’avais pour
habitude de participer à des tournois
de Doom au milieu des années 1990.
Et je raffole de la réalité virtuelle
depuis que j’ai vu le jeu d’échecs dans
le Faucon Millénium de Star Wars.
*

GAMES06_056_059_entretien_pitchford.indd 59 24/10/2014 08:44

 PLAY X ANALYSE X TOLKIEN, MATRICE DU JEU VIDÉO

L’ombre du passé
Tolkien, matrice du jeu vidéo x Par Emmanuel Touchais

Pour la sortie de La Terre du Milieu : L’Ombre

du Mordor, retour sur la conception du jeu,
et sur les liens entre l’œuvre de Tolkien et
l’émergence du jeu vidéo. Un voyage au cœur
de l’Amérique et de la contre-culture.

E
n remettant Tolkien sur
le devant de la scène,
Peter Jackson a relancé
simultanément ses
adaptations vidéoludiques.
Si les premières sont
apparues au début des années 1980
avec l’aventure graphique du Hobbit
par Beam Software, l’avalanche a eu
lieu dans les années 2000, qui ont
vu plusieurs éditeurs se partager
la licence. Warner Interactive,
désormais détentrice des droits, a
ainsi récemment confié à Monolith
Software Productions la tâche de
développer une nouvelle propriété
intellectuelle inspirée par Tolkien :
La Terre du Milieu : L’Ombre du
Mordor, étape supplémentaire dans
le long mariage qui unit l’auteur
avec le jeu vidéo. Il faut rappeler à
ce titre que Warner avait produit
en 2009 Le Seigneur des anneaux : La
Guerre du Nord (Snowblind Studios),
qui développait déjà une histoire
originale, située dans le contexte
du Seigneur des anneaux, un peu
comme Electronic Arts en 2004 avec
Le Seigneur des Anneaux : Le Tiers
Âge. S’ils sont différents, ces trois
titres ont en commun de refuser un
traitement parcellaire de l’œuvre
et ambitionnent d’offrir au joueur
plus qu’une simple compilation
de séquences cultes (la Moria, le
gouffre de Helm, etc.). Il s’agit de
proposer un point de vue inédit
et cohérent visant à étendre la
grande mythologie de la Terre du
Milieu, cette mythologie aux allures
d’autre monde dont on a pu oublier
qu’il était une réponse au nôtre.
Savoir lire pour
mieux adapter
Chez Monolith, ce regard inédit
cherchant à puiser dans la
mythologie de Tolkien s’est orienté
vers une lecture érudite, voire une
interprétation fidèle, de thèmes issus
des œuvres, comme ceux de la vie
et de la mort, que le développeur a
placés au centre de son jeu. « Nous
avons étudié minutieusement toutes
les références aux non-morts aussi
bien dans Le Hobbit que dans Le
Seigneur des anneaux », raconte
Michael de Plater, designer en chef.
« Le fait que Sauron était initialement
connu comme le Nécromancien et
qu’il a collaboré avec le seigneur
elfe Celebrimbor pour la création
des anneaux de pouvoir ; la manière
dont les grands anneaux avaient la
capacité de prolonger la vie ; les cas
d’esprits elfes et humains non-morts
dans les marais ; l’armée des morts ;
et même la façon dont Gandalf fut

« NOUS AVONS VOULU MONTRER

LE MORDOR COMME UN LIEU
DE VIE. _ michael de plater
—GAMES#6 x 60—

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 © Monolith Productions

GAMES06_060_064_Play_Tolkien_5p.indd 61 24/10/2014 08:48

 PLAY X ANALYSE X TOLKIEN, MATRICE DU JEU VIDÉO
renvoyé en Terre du Milieu après
sa chute dans le combat contre le
Balrog. Tout ceci nous a amenés
à considérer Celebrimbor comme
un cas unique parmi les elfes de la
Terre du Milieu et nous permet de
justifier les pouvoirs qu’il confère
à Talion et qui se révèlent aussi
puissants que ceux des Nazgûl. » Si
le jeu vidéo est un médium impur
par excellence, prenant ses sources
partout où il peut, il est plus rare
qu’il s’inspire avec un tel souci d’un
matériau littéraire, lui qui préfère
d’ordinaire regarder du côté du
cinéma. Mais Tolkien serait-il un
cas à part ? Comment expliquer
qu’un jeu se nourrisse avec tant
de précision, de foisonnement et
de logique, jusque dans sa volonté
de bâtir un univers cohérent ?
Bien adapter pour
mieux jouer
L’univers de Tolkien étant iconique
par excellence, Monolith a appliqué
la même logique à l’esthétique de
son jeu. S’il a dû conserver une
certaine fidélité aux représentations
des œuvres, notamment celles de
«
NOUS ÉTIONS NOMBREUX À
CONSIDÉRER TOLKIEN COMME UN
GUIDE SPIRITUEL AUSSI BIEN DANS
NOTRE VIE QUOTIDIENNE QUE DURANT
NOS TRIPS SOUS LSD. _ jenny fabian
GAMES06_060_064_Play_Tolkien_5p.indd 62
1
ses illustrateurs officiels (Alan Lee
ou John Howe), il s’est aussi octroyé
certaines libertés en revenant
notamment aux sources de l’œuvre
écrite par Tolkien. « Il fallait avant
tout que les lieux soient réels, tout
au moins du point de vue de leurs
habitants », nous confie Michael de
Plater. « La Terre du Milieu n’est pas
qu’un monde fantastique, elle est
aussi ancrée dans une histoire et
une mythologie. Nous avons voulu
montrer le Mordor comme un lieu
de vie plutôt que comme un endroit
totalement désolé. » Si Monolith
s’est aussi inspiré de lieux réels
comme le parc de Yellowstone ou
l’Islande, rester cohérent avec la
richesse du monde implique surtout
de développer un gameplay capable
de captiver le joueur. Si L’Ombre du
Mordor lorgne du côté d’Assassin’s
Creed ou des Batman de Rocksteady,
il utilise une couche RPG pour lier les
différentes mécaniques et maintenir
ainsi une consistance permanente
avec le matériau d’origine. Le choix
n’est pas anodin, puisque le genre,
essentiellement par sa branche
occidentale, est fortement lié à
—GAMES#6 x 62—
2
1
GANDALF, PAR
JOHN HOWE _
L'une des l’imaginaire de Tolkien, un univers
représentations les
plus mythiques du dont l’influence sera décisive non
magicien de Tolkien. seulement sur le jeu de rôle mais
DUNGEONS & sur tout le jeu vidéo. À travers
2
DRAGONS, PAR la démarche de Monolith, c’est
LARRY ELMORE_ ainsi tout un pan de tradition et
À mi-chemin entre
Tolkien et une fantasy d’histoire qui invite à être remonté.
plus brute façon Conan.
3
LES ÉDITIONS De Kennedy à Tolkien
POCHE DE THE Jeu vidéo et jeu de rôle ont toujours
LORD OF THE RINGS
SORTIES CHEZ ACE eu un lien de parenté. Si leurs origines
BOOKS EN 1965 _ sont différentes, ils ont pris leur essor
On notera les
illustrations à peu près au même moment, à l’orée
superbement pulp. des années 1970, dans le sillage de
la contre-culture américaine des
sixties. Pour comprendre l’influence
de Tolkien sur ces deux médias, il faut
expliquer brièvement la période elle-
même. C’est l’assassinat de Kennedy
à Dallas, en novembre 1963, qui
marque réellement le coup d’envoi
de ce qu’on appelle aujourd’hui les
« sixties ». Les États-Unis traversent
alors la période la plus trouble de
leur histoire moderne. À l’étranger,
ils sont embourbés dans la guerre du
Vietnam et dans la lutte secrète que
mène la CIA contre le communisme,
notamment en Amérique du Sud.
Leurs affaires domestiques ne
sont guère plus reluisantes et
sont marquées par la lutte pour
les droits civiques, ainsi que par
une série d’assassinats politiques
suspects visant leurs personnalités
les plus progressistes (JFK, Martin
Luther King, Bobby Kennedy, etc.).
Ce contexte explosif provoque,
initialement dans les universités
américaines, l’émergence d’une
contre-culture soucieuse d’enterrer
24/10/2014 08:48
 4

4
LE FESTIVAL DE
WOODSTOCK _
définitivement les reliquats du vieux Août 1969, il a
monde, plus spécifiquement une accueilli plus de
500 000 personnes au
5
idéologie dominante, tant culturelle lieu des 50 000 prévues.
que sociétale, jugée conservatrice C'est le point culminant
de la contre-culture
et inadaptée aux aspirations américaine des
libertaires de l’époque. Il paraît sixties, qui allait
progressivement
paradoxal que Tolkien, lui-même décliner à partir de là.
conservateur et fruit de l’éducation
UNE
anglaise classique d’Oxford, ait eu 5
ILLUSTRATION
un tel impact sur un mouvement PRÉPARATOIRE POUR
THE ELDER SCROLLS V _
en apparence si différent de ses Skyrim, d'inspiration
propres aspirations, et pourtant… très « tolkiennienne ».

Naissance d’une
communauté
Les premiers fans américains
se manifestent dès la fin des
années 1950, notamment un groupe,
« The Fellowship of the Ring »,
remarqué à la convention de science-
fiction de Pittsburgh en 1960. À la
même période, un vide juridique
plane autour des droits américains des sixties, largement décriée par concept d’escapisme qui a joué
de Tolkien, permettant à l’éditeur une partie du peuple américain. le rôle le plus déterminant dans
Ace Books de diffuser les trois C’est tout un pan de l’époque qui le succès durable du Seigneur des
volumes du Seigneur des anneaux se retrouve alors dans Tolkien : anneaux. Il ne faut pas considérer
dans des éditions de poche bon les préoccupations écologiques l’escapisme comme un simple
marché. Si cette mésaventure légale nées avec le mouvement hippie, désir de fuir la réalité par facilité
a contribué à populariser son œuvre l’holocauste nucléaire à la suite ou dépression. Il s’agit au contraire
outre-Atlantique, elle ne suffit pas de la crise des missiles de Cuba, d’une philosophie qui réfute les
à expliquer son impact. La réponse sans parler de Sauron, qui sert banalités de la vie quotidienne
se trouve du côté des thématiques de métaphore de la conscription grâce à un processus de diversion
développées dans ses livres, avec pour la guerre du Vietnam opérée mentale. L’univers décrit par
tout d’abord la notion centrale de par l’armée américaine, ou encore Tolkien était si détaillé, vivant et
communauté, mettant en scène un l’herbe à pipe des Hobbit assimilée surtout différent, qu’il a su capturer
petit groupe aux origines diverses à la weed fumée sur les campus. l’imagination et s’inscrire dans ce
luttant à la fois contre l’inertie concept d’évasion que recherchait
du plus grand nombre et contre Vers de nouveaux la jeunesse de l’époque. Comme le
un pouvoir ténébreux désirant mondes souligne Jenny Fabian (journaliste,
engloutir le monde : un écho évident De tous les ponts jetés entre l’époque auteure du livre Groupie et employée
à la situation de la contre-culture et Tolkien, c’est probablement le du club londonien Middle Earth,

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 PLAY X ANALYSE X TOLKIEN, MATRICE DU JEU VIDÉO
lieu légendaire qui a accueilli Pink
Floyd, Jefferson Airplane ou The
Doors) : « Nous étions nombreux
a considérer Tolkien comme un
guide spirituel aussi bien dans
notre vie quotidienne que durant
nos trips sous LSD. Il s’agissait
de voyager à l’intérieur de nous-
mêmes, un peu comme le font les
protagonistes dans Le Seigneur des
anneaux. » Psychédélisme et jeu
vidéo seront également souvent
liés, et pour cause : tout converge
vers une époque entremêlée où
le jeu de rôle sera lui aussi, avec
Donjons & Dragons, un autre moyen
d’inventer de nouveaux mondes, à
partir de ceux rêvés par Tolkien.
Histoires au coin du feu
cathodique
Conséquence directe de la contre-
culture des sixties, le jeu vidéo a
vite l’ambition d’être autre chose
qu’un simple amusement destiné
aux adolescents américains via les
premières consoles domestiques, ou
les salles d’arcade qui fleurissaient
alors partout dans le pays. Son
potentiel narratif séduit de nombreux
créateurs en herbe. Dès 1975,
Reginald « Rusty » Rutherford,
étudiant à l’univeristé de l’Illinois à
Urbana-Champaign, imagine ainsi
le premier RPG en jeu vidéo : The
Dungeon, destiné aux ordinateurs
PLATO. « J’ai utilisé autant que
possible les fonctions les plus
élémentaires de Donjons & Dragons :
points de vie, niveaux de monstres,
gain d’expérience, récompenses, etc.
Le personnage combinait un guerrier
et un mage. Durant une rencontre, il
avait le choix de combattre, d’utiliser
un sort ou de fuir. Après quoi, si le
monstre n’était ni défait ni évité, il
s’ensuivait un combat entièrement
géré par l’ordinateur », se remémore
Rusty. En réalité, il est probable qu’à
la suite du succès considérable de
Donjons & Dragons (créé en 1973),
de nombreuses tentatives d’adapter
un jeu de rôle en jeu vidéo virent le
jour. Mais The Dungeon fut le plus
massivement joué, et donc, dans
une certaine mesure, il est un Big
Bang ouvrant alors un champ des
possibles de façon exponentielle.
«
CONSÉQUENCE DIRECTE DE LA CONTRE-
CULTURE DES SIXTIES, LE JEU VIDÉO A
VITE L’AMBITION D’ÊTRE AUTRE CHOSE
QU’UN SIMPLE AMUSEMENT.
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YOU COULD BE MINE_
Critique : La Terre du Milieu : L’Ombre du Mordor
Personne ne l’attendait avant qu’on ne commence à parler de lui sur les récents salons.
L’Ombre du Mordor fut le succès critique surprise de cet automne. À raison ? Presque.
On a entendu beaucoup de bien de L’Ombre du Mordor.
Si le jeu séduit par certains aspects, son game design
est pourtant loin de déployer son plein potentiel. Le
soin accordé ici à revisiter l’univers de Tolkien, par son
ambiance, ses décors, démontre l’indéniable
attachement à l’œuvre, et surtout la réflexion opérée
par Monolith, qui ne s’est pas contenté d’illustrer, mais
aussi d’interpréter avec les moyens du jeu vidéo. Ainsi
construit sur un open world, le jeu tente d’insuffler une
vie cohérente à un système de jeu clonant les grandes
lignes d’Assassin’s Creed (copie troublante qui, tout en dépassant son modèle, l’imite un peu trop pour
convaincre). Si le mélange d’action et d’infiltration peine parfois à faire oublier ses modèles et a des airs de
formule, le point fort du jeu restera son concept de Némesis. Salué partout, le système vise à faire de chaque
PNJ un personnage potentiel : le moindre second couteau qui vous tue voit sa carrière évoluer au sein des
armées de Sauron, il change, se souvient de vous, et vit même sans votre interaction au sein du monde. Comme
générateur de fictions, d’alternatives à l’intrigue principale, l’idée est géniale. Mais après quelques heures et
malgré la possibilité de pouvoir interagir sur les ennemis en les envoyant combattre ou trahir leurs propres
troupes, la mécanique devient elle aussi systématique, répétitive, et alors limitée, prévisible, presque
contradictoire avec l’idée d’un monde émergeant où, par essence, devrait pouvoir naître l’accident._J.D.
Le détonateur contraire, dans une forme digérée
Dans ce contexte, Tolkien a joué et réinterprétée. À travers Tolkien,
le rôle d’un détonateur pour c’est tout le désir d’imaginaire
l’imaginaire. Personne ne songerait à d’un monde et d’une société qui va
imaginer un elfe autrement que sous trouver l’un de ses leviers décisifs,
une forme gracieuse et élancée, avec un moyen d’inspiration, créant
oreilles pointues, telle que l’a inventée ainsi une brèche : l’idée que pour
l’auteur. Chacun sait combien son faire revivre ces univers, il faudrait
imagerie fantastique a inspiré, des jeux pour les faire exister.
directement ou indirectement, un
grand nombre de RPG occidentaux. La matrice
Dragon Age, dont un troisième Tolkien est finalement une matrice, à
volet s’ouvre cet automne, y puise la manière du Star Wars original qui
un certain nombre d’éléments, servit de ticket d’entrée, pour toute
notamment le retour des engeances, une génération, au vaste monde de
rappelant la réapparition de Sauron la science-fiction. C’est à travers
en Mordor, ou la compagnie des l’initiation des écrits de Tolkien
Gardes des ombres, faisant référence que de nombreux créateurs de jeux
à la Communauté de l’anneau. Plus vidéo, en RPG mais pas seulement,
récemment, Skyrim, en invitant le ont découvert les différents courants
joueur à explorer librement la vaste de fantasy en littérature, en bande
région de Bordeciel, réinvente sa dessinée ou au cinéma. La résultante
propre Terre du Milieu. Il est en de ce grand melting-pot culturel se
effet difficile de ne pas penser aux retrouve, sous diverses formes, dans
plaines du Rohan et à sa capitale, les jeux vidéo contemporains ou
Edoras, lorsqu’on se promène dans passés. Il est probable que, souvent,
la région de Blancherive. Pourtant, à l’intention initiale de leurs auteurs
l’exception des adaptations directes, soit ailleurs. Il n’en reste pas moins
la plupart des jeux ne sont pas que de nombreux joueurs y voient
des copies carbones, dépourvues ces références, car Tolkien (auquel il
d’imagination, de la mythologie faut désormais rajouter Harry Potter)
tolkienienne. Elle transparaît, au reste la clé la plus évidente pour
pénétrer dans ces mondes magiques
qui rêvent de devenir toujours plus
réalistes. Après tout, pourquoi pas ?
Nous parlons d’un respectable
professeur anglais qui a inspiré des
groupes de rock aussi prestigieux que
Led Zeppelin ou Black Sabbath. Sa
saga et son imaginaire font désormais
partie de l’inconscient collectif.
*
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 PLAY X CAHIER CRITIQUE

Cahier
Critique
Parce que l’actu du jeu vidéo, ce n’est pas
toujours demain, retrouvez à chaque numéro
de Games notre sélection de jeux sortis
ou à venir. Des jeux qui comptent par leurs
qualités ou parce qu’ils font l’événement,
pour de bonnes ou de mauvaises raisons.

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 Destiny
x Bungie/Activision x PS3, PS4, Xbox 360, Xbox One
S’il est une chose dans laquelle
Bungie excelle, c’est le gunfight.
Halo l’a prouvé, Destiny enfonce
le clou. Au-delà de son système
de progression RPG, le jeu est
avant tout une affaire d’action.
La nécessité d’être constamment
connecté et la gestion du flux
de joueurs font que l’IA ne
peut être au niveau du mode
« Légendaire » version Master
Chief. Néanmoins, il ne s’agit
pas non plus de traverser
des niveaux longilignes
remplis d’ennemis suicidaires.
Ceux-ci conservent une
étincelle d’intelligence. Dans
cette perspective, Destiny
prolonge cette notion de
laboratoire expérimental, de
sandbox guerrier. Il s’agit du
nouveau volume de la grande
encyclopédie Bungie étudiant
les fondamentaux du FPS.
« Halo, c’est trente secondes de
gunfights géniaux étirées sur
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un jeu entier », déclarait Jaime
Griesemer à la sortie de Halo 2. Si
la citation paraît simpliste, il faut
peut-être étudier la spécificité
du FPS made in Bungie, dont
Destiny est l’héritier. Il y a
d’abord la finesse du contrôle,
qui procure la sensation d’avoir
une arme dans les mains :
son comportement physique
est cohérent, la balistique est
précise et le feedback constant.
Les différents lieux visités
(Terre, Lune, Vénus, Mars) sont
construits comme de vastes
cartes multijoueurs permettant
des approches tactiques
variées. Les types d’armes,
au comportement spécifique,
permettent à chaque joueur de
développer ses bottes secrètes
en s’appropriant la liberté offerte
par le gameplay – élément
renforcé par les trois classes de
personnages disponibles et les
arbres de compétences associés.
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S’il est souvent considéré comme
un MMOFPS, Destiny tient plutôt
du PSOFPS (pour Phantasy Star
Online). Au-delà de similitudes
dans la gestion des interactions
sociales et d’une certaine
parenté esthétique, le concept
d’explorer des lieux délimités
en boucle, seul ou en équipe de
deux ou trois joueurs (voire six),
rappelle beaucoup le jeu culte
de la Dreamcast. Il n’est pas
exempt d’aspérités et on ne peut
s’empêcher de trouver certains
choix obscurs (la progression
gloubi-boulga post-level 20,
le loot ou certains points de
respawn intempestifs), mais il
faut aussi admettre qu’ils jouent
un rôle fondamental dans sa
personnalité globale. C’est peut-
être là l’important. Le nouveau
Bungie divise : on l’aime à la
folie ou on le déteste mais, peu
importe, il assume sa nature et
ne se défile pas. _Emmanuel Touchais
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 PLAY X CAHIER CRITIQUE
Sherlock Holmes:
Crimes and Punishments
x Frogwares/Focus Home Interactive
x PC, PS3, PS4, Xbox 360, Xbox One
D4:
Dark Dreams
Don’t Die
(ép. 1 et 2)
x Access Games/
x Microsoft Studios
x Xbox One
Alors que David Lynch
ressuscitait Twin Peaks sur
Twitter, son plus grand fan
japonais, Hidetaka « SWERY »
Suehiro, sortait D4. Coïncidence
heureuse, ce jeu hybride
emboîtant le pas au très
ingrat mais très culte Deadly
Premonition suit lui aussi les
traces de la série télé, et une
fois encore celles de son idole.
Distribué par grappes d’épisodes
(ici les 1 et 2, plus un prologue),
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D4 revisite les fondamentaux
du point and click (jeu d’enquête
à base d’objets, de narration
environnementale, d’arbres de
dialogues, etc.), pour les passer
sous l’œil de Kinect, remplaçant
la souris. Si la révolution n’est pas
vraiment ergonomique (malgré
quelques belles tentatives de
donner du sens à la gestuelle
afin d’investir l’espace de jeu par
le corps), ni narrative (le game
design multiplie les minijeux à
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Il y a deux mois, Jane Jensen
affirmait dans ces pages
que l’avenir du point and
click se situait dans les jeux
d’aventure casual « à objets
cachés ». Frogwares, qui
possède une filiale consacrée
à ce genre précis, partage
la même conviction et a
puisé dans ses expériences
de quoi créer une grande
fiction interactive à épisodes
resserrés. En réadaptant
les fondamentaux du point
and click aux exigences
contemporaines, le studio
signe le titre le plus abouti de
sa série et fait une proposition
de jeu d’enquête aussi
brillante qu’enthousiasmante.
Fidèlement adaptées ou
inspirées de Conan Doyle,
les six investigations se
déroulent sans accroc à travers
un parcours balisé par des
minijeux élémentaires et des
dialogues imposés, au cœur
base de scoring pour meubler,
souvent), SWERY réussit
pourtant à créer un objet aussi
fascinant que génial. Du polar,
de l’amour, du voyage dans le
temps, des personnages cryptés
aux comportements nébuleux
(lynchéens, donc), D4, c’est
une ambiance, un ton (souvent
drôle), une série Z d’auteur,
dont le soupçon de fumisterie
s’efface devant le talent de
composition. _Jérôme Dittmar
d’environnements victoriens
au charme évocateur. On frôle
la vulgarisation redoutée. Mais
Frogwares, qui travaille sur le
jeu d’aventure depuis treize
ans, cultive ce ronron narratif
pour mieux amener le joueur à
cogiter. Plongé dans un roman,
ce dernier est laissé libre
d’interpréter les informations
comme il l’entend, et – à partir
d’indices ou de faits peu mis
en évidence – doit déterminer
le coupable avant de choisir
son sort. D’une intelligence
rare, ce gameplay est le fruit
d’une collaboration étroite
entre Holmes (son talent
d’investigation) et le joueur
(sa capacité de déduction).
À ce jeu, nous aurons le
dernier mot, mais il faudra
apprendre à vivre avec nos
décisions. Dans la lumière,
Sherlock, qu’il ait raison ou
tort, s’en tirera toujours avec
le beau rôle. _Victor Moisan
SI LA RÉVOLUTION
N’EST NI
ERGONOMIQUE NI
NARRATIVE, SWERY
RÉUSSIT POURTANT
À CRÉER UN OBJET
AUSSI FASCINANT
QUE GÉNIAL.
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 Bayonetta 2
x PlatinumGames/Nintendo x Wii U

Retrouver Bayonetta, c’est se faire hypnotiser une fois de plus

par ce paradoxe qui définit si bien PlatinumGames. À savoir
une nonchalance feinte en étendard, mais bâtie comme le plus
perfectionniste des théorèmes. Plus « barnumesque » que
son aîné, Bayonetta 2 cherche moins la débauche d’énergie
(et l’épuisement de celle de son joueur) qu’une quête de la
chorégraphie totale. On peste moins d’y mourir que de gâcher
le sacro-saint équilibre entre mouvement, temps et espace

A Golden Wake
(cette autre définition de la danse) que le jeu perfectionne dans
cet épisode. Métronome d’un ballet zigzaguant généreusement
(une dizaine d’heures, sans temps mort) entre le ciel et
l’enfer, mais aussi entre les temporalités, le gameplay joue
de toutes les démesures métaphysiques, comme libéré de x Grundislav Games/Wadjet Eye Games
tout dogme technique et théorique. On comprend moins x PC, Mac, Linux
en revanche la surcharge du background de l’héroïne d’un
scénario sursignifiant (entre Kojima et Bernard Werber), à
grand renfort de trahison familiale, de complexe d’Électre et En contant la naissance de la D’autre part, l’ampleur du sujet
de toute la psychanalyse de comptoir qui va avec. Piqué d’un ville de Coral Gables, près de est brimée par la petitesse des
sérieux mythologique qui dénature sa folie pop habituelle, Miami, A Golden Wake entend moyens : le jeu tourne sous
PlatinumGames semble avoir mal compris ce qui constitue le ressusciter l’Amérique des Adventure Game Studio et
vrai plaisir de Bayonetta : son art de vivre au-dessus des lois Roaring Twenties de Fitzgerald s’entête à imiter une mise en
de la physique et des stéréotypages. Cette insouciance anar et Johnny Weissmuller avant scène « grand spectacle », là où
est heureusement préservée sur les trois quarts restants du qu’elle n’éclate avec la bulle davantage de modestie eût été
jeu et imbibe chaque combat d’une ivresse béatifiante, par spéculative. Récit étalé sur louable. On passe trop peu de
le seul mot d’ordre qu’elle susurre au système nerveux de plusieurs années (comme temps avec les personnages
son visiteur transi : « Que ta joie demeure. » _Romain André Grim Fandango), ce point and (réels) qui gravitent autour
click chaperonné par Wadjet du héros (fictif) Alfie Banks,
Eye Games avait attisé notre opportuniste qui tournera
MÉTRONOME D’UN BALLET ZIGZAGUANT curiosité, mais le résultat est mal, et deviendra amer. Mais à
un brin décevant. D’une part, l’image de la superbe séquence
GÉNÉREUSEMENT ENTRE LE CIEL ET L’ENFER, le jeu vidéo a du mal à trouver finale pendant « l’ouragan
MAIS AUSSI ENTRE LES TEMPORALITÉS, sa place au sein de la fiction,
et le gameplay ne cesse de
du siècle » de 1935, le jeu fait
opérer son charme sur la durée,
LE GAMEPLAY JOUE DE TOUTES LES crier son artificialité à travers lorsqu’en pointillés s’esquisse
des énigmes médiocres ou de le « great American novel » qu’il
DÉMESURES MÉTAPHYSIQUES. vagues « duels » dialogués. aurait voulu être. _Victor Moisan

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 PLAY X CAHIER CRITIQUE
The Evil Within
x Tango Gameworks/Bethesda Softworks x PC, PS3, PS4, Xbox 360, Xbox One
On le soulignait déjà en juillet
dernier, The Evil Within est
l’œuvre d’un Shinji Mikami
contrarié et prisonnier de
sa propre carrière, l’œuvre
d’un auteur qui cherche
aujourd’hui à revenir sous les
projecteurs par le feu qui a
forgé sa légende : Resident Evil.
On aurait toutes les raisons
de s’arrêter là et de pointer
du doigt sa paresse, son
archaïsme, sa complaisance,
son incapacité à voir au-delà de
cette licence qu’on lui a volée,
et qu’on aurait dévoyée sur les
bases qu’il a pourtant laissées
(l’épisode 4, matrice du TPS
moderne). Mais ce serait être
fainéant, à notre tour. Après
avoir traversé ce jeu-cerveau à
la construction labyrinthique et
hallucinée, on peut classer The
Evil Within dans cette catégorie
bancale et subjective des chefs-
d’œuvre malades. Il y a dans
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sa démarche claudiquante, à
la fois prudente et confuse,
quelque chose de personnel qui
supplante les faiblesses ou les
apparentes redites de son game
design. Car non, le jeu n’est pas
cette démonstration implacable
d’un survival horror transcendé
par celui qui en aurait été le
maître. Il doit tout à Resident
Evil, toute sa philosophie,
toutes ses mécaniques (level
design, progression, patterns,
bestiaire, inventaire, mise en
scène, etc.). Le mashup avec
The Last of Us aperçu lors de
la démo existe, mais il passe
après Resident Evil, patron
insurpassable d’une action
post-arcade où la survie compte
avant l’horreur. Mikami tient au
fond sa promesse nostalgique
avec un entêtement surprenant,
plongeant dans sa mémoire
pour revenir à cette mythologie
qui lui colle à la peau. Construit
comme un jeu mental total qui
ne dépasse pas mais ressasse,
The Evil Within n’est donc
qu’un immense dédale sale et
ultraviolent ; un périple de sang,
de rouille, de viscères, dont
l’esthétique de camp de la mort
chauffe à blanc les obsessions
« residentevilesques » pour une
science corrompue aux limites
de l’occultisme. Thèmes, action,
exploration, collecte, voire
puzzles : tout est là, intact ou
presque, derrière des images
granuleuses donnant une
matérialité presque charnelle
à une atmosphère ciselant
la pénombre comme jamais.
Modèle de jeu d’auteur réglant
ses propres comptes, The
Evil Within est finalement le
jeu d’une tradition retrouvée
et dont on croyait ne plus
vraiment vouloir, quand
finalement on n’attendait
qu’elle. _Jérôme Dittmar
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Alien : Isolation
x The Creative Assembly/Sega
x PC, PS3, PS4, Xbox 360, Xbox One
En revenant aux sources du Alien original,
The Creative Assembly a voulu réinventer
le survival horror. Le premier contact est
saisissant. Le soin apporté au design donne
l’impression de visiter le plateau du film de
Ridley Scott, quand la qualité de la bande sonore
plonge le joueur dans l’une des expériences
les plus immersives de l’année. La présence
d’Amanda Ripley (citée dans Aliens, le retour)
et d’un scénario malin achève de légitimer
l’entreprise. Jeu du chat et de la souris, Alien:
Isolation privilégie une progression lente,
ponctuée par des séquences hautement
anxiogènes, et la nécessité de ne pas se lancer
dans un affrontement direct aussi inefficace
que suicidaire. S’il se révèle parfois frustrant
dans son recours un peu trop systématique
au die and retry, il offre de grands moments
d’infiltration et des sueurs froides bien senties.
Mais c’est en explorant le fameux « point de
pression phobique » cher à Stephen King qu’il
dévoile réellement sa grandeur : rapidement
saisi par un sentiment de solitude désolée, le
joueur a tout le loisir de visualiser sa fragilité
et la précarité de sa situation. Après tout, il a
le Xénomorphe aux trousses. _Emmanuel Touchais
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The Vanishing of
Ethan Carter
x The Astronauts x PC, PS4 (annoncé)
Après des années à créer des shooters aussi décérébrés que réjouissants (Painkiller,
Bulletstorm), Adrian Chmielarz tente l’aventure indé et affirme ses ambitions narratives,
avec un jeu d’exploration à la première personne. Las, si le développeur polonais nous
offre un splendide décor de forêt automnale digne d’un poème romantique, il semble
avoir perdu en cours de route son sens de l’humour et son savoir-faire ludique. En
quatre heures à peine, The Vanishing of Ethan Carter parvient à nous faire tourner
en bourrique. La faute à une structure dont les promesses de liberté ne constituent
qu’un trompe-l’œil, et à un gameplay reposant sur des énigmes dont l’épure vire
à la disparition pure et simple. Tout cela ne serait pas trop grave si le jeu de The
Astronauts avait quelque chose à nous dire. Mais son histoire d’enfant rêveur est trop
convenue, son paysage trop inhabité pour réellement nous hanter. La balade n’est pas
désagréable, mais on ne rate pas grand-chose en passant son chemin. _Martin Lefebvre
Sunset Overdrive
x Insomniac Games/Microsoft Studios x Xbox One
Les premières impressions sont parfois les pires. À l’E3, puis à peu près partout
ensuite, Sunset Overdrive nous avait paru un sandbox bruyant et jeuniste, ressuscitant
les années Fido Dido dans un jeu fluo à la vulgarité aussi has been que pénible. Puis
le jeu est là. Il est à peu près tout ça et, pourtant, par ce mix entre Jet Set Radio, Sonic,
les derniers Saints Row et inFamous, quelque chose prend. L’humour lourdingue des
débuts finit par faire mouche à force de cynisme, de mise en abyme bien sentie et de
dialogues parfois désopilants (bon point pour la VF). Sans prétendre à la pertinence,
il y a dans ce portrait coloré et débile une image de l’Amérique pas si loin d’Idiocracy
(le film). Le ton irrévérencieux est attendu et pas du tout polémique, mais il donne une
bonne humeur à un jeu conçu comme un concentré de speed. Un Tony Hawk sous acide,
poussant à bondir, glisser, tirer non-stop, le tout avec une fluidité sidérante rendant
l’expérience assez séduisante. Reste à voir si on tiendra sur la durée. _Jérôme Dittmar
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 PAUSE X SÉRIE X LE CHRYSANTHÈME & LE PAD – ÉPISODE 1

LE CHRYSANTHÈME & LE PAD

ÉPISODE 1

Alvin Phu,
indie warrior
Premier épisode d’une série au long cours consacrée
à la nouvelle génération d’expatriés qui fait bouger
les lignes du jeu vidéo indépendant au Japon, dans
le sillage du salon BitSummit. Ce mois-ci : Alvin
Phu, de Dot Warrior Games. Par Victor Moisan

S
ous les néons du Studio
Alta, devant la gare JR de
Shinjuku, Alvin Phu nous
repère instantanément.
On le suit, tandis qu’il se
faufile dans la foule, sûr
de son parcours, en quête
d’un izakaya [l'équivalent
d'un bistrot, ndlr] où dîner.
À seulement 25 ans, cet
originaire de Boston semble
avoir apprivoisé Tokyo et,
malgré ses airs de geek
juvénile, est désormais
un acteur essentiel de la
scène indépendante locale.
Diplômé du Wentworth
Institute of Technology, Phu
a fait ses armes chez les
indés de Subatomic Studios
(Fieldrunners), un studio
qui est passé de « quatre
types dans un appartement
bostonien » à une petite
entreprise de 20 employés.
Mais, nourri au J-RPG (Dragon
Quest et Final Fantasy en tête), Phu
a toujours espéré pouvoir faire des
jeux vidéo au Japon. À l’occasion
d’un voyage sur l’archipel en 2012,
il saisit la chance qu’on lui tend de
réaliser son rêve et s’installe à Tokyo.
De Fish à Tokyo
« Cette année-là, à la GDC, Phil Fish
a créé le scandale en déclarant que
les jeux japonais étaient nuls, et
Internet s’est enflammé. J’ai voulu
en savoir plus sur ce Japonais dans
l’auditoire qui lui avait posé
la question. Il s’avère que
c’est un programmeur ultra
expérimenté, Makoto Goto,
qui a travaillé chez Square
Enix pendant quinze ans
LA CHOSE et… Mince, c’est le genre de
type que j’aimerais devenir
FONDAMENTALE QUE un jour ! Qui est Phil Fish
pour lui parler comme
J’AI APPRISE POUR ça ? » Alvin Phu fait des
UN INDÉ, C’EST QUE recherches sur ce Goto et
lui adresse un message via
L’ON NE VEND PAS LinkedIn. Quelques jours
plus tard, Goto lui propose
SEULEMENT UN JEU. ON de prendre un verre quand
SE VEND SOI-MÊME. il sera à Tokyo. Loin d’être
en simple visite touristique,
ALVIN PHU
Phu profite alors de son
voyage pour passer des
entretiens chez des noms qui le font
vibrer. « Je me souviens être allé
en costard au bâtiment de Konami,
à Roppongi. C’est immense. Ils n’y
font pas seulement des jeux, il y a
aussi des assurances, des salles de

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 © Victor Moisan

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 PAUSE X SÉRIE X LE CHRYSANTHÈME & LE PAD – ÉPISODE 1
gym, etc. Au pied de l’immeuble, je
me suis dit : "Je ne peux pas faire
ça." » Heureusement, Goto l’introduit
dans des cercles de développeurs à
taille humaine et le présente à l’un de
ses amis, un ancien de Square Enix
(programmeur principal sur Final
Fantasy XI ) qui a créé sa propre
compagnie de jeux mobiles. La
rencontre se transforme en entretien
d’embauche, et Phu se voit invité
à revenir à Tokyo quelques mois
plus tard pour intégrer la structure.
« Je suis venu au Japon en pensant
naïvement : "Fish ne peut pas avoir
raison, on va faire des choses géniales
et sauver le jeu vidéo japonais !" Mais
pendant mon premier voyage, j’ai
rencontré des développeurs expatriés
qui me disaient : "Tu veux vraiment
vivre ici et faire des jeux ? Pourquoi ?"
Ça m’a déprimé. En réalité, l’industrie
du jeu vidéo japonais avait beaucoup
changé depuis mon enfance. Je
voulais essentiellement faire des
jeux japonais, mais je n’avais
pas prévu ce changement. »
Gatcha games
En travaillant pour une société
qui produit des jeux mobiles, Phu
mesure l’ampleur du phénomène. Le
marché japonais s’est entièrement
tourné vers de nouvelles habitudes
GAMES06_072_075_Pause_Alvin_Phu_4p.indd 74
Je me souviens avoir joué à Puzzle
Quest en pensant : "S’ils faisaient
BLOCK LEGEND_
Héritier de Puzzle tout un J-RPG sur ce mode-là, ils en
Quest , ce puzzle RPG vendraient un million !" Mais avec
remarqué au BitSummit
porte à la fois l'amour l’essor du social mobile, le nouveau
du jeu vidéo japonais Puzzle Quest est monétisé jusqu’au
et l'immédiateté du jeu trognon, alors que ça aurait pu être
mobile.
un jeu de rôle à grande échelle. »
En réaction, Alvin Phu sort en début
d’année Block Legend, un puzzle
RPG qui lui trottait dans la tête
depuis ses années d’étudiant. « Le
Pico Pico Café à Tokyo organise des
présentations mensuelles où j’ai
rencontré un concepteur de jouets qui
était, lui aussi, illustrateur. Il n’avait
jamais fait de jeu vidéo. » Ensemble,
ils développent pour iOS Block
Legend, au style rétro influencé par
le graphisme d’Adventure Time et
l’efficacité imparable de Half-Minute
Hero. « Le succès de 10000000 m’a
inspiré. On paie une fois et c’est tout,
il n’y a pas d’achats supplémentaires.
Pour nous, ce modèle n’est pas mort. »
Do it yourself
Développé en six mois sur la version
gratuite du moteur de jeu Unity, Block
Legend n’a pas coûté le moindre yen.
Le duo se retrouve le soir et le week-
end pour travailler avec des moyens
rudimentaires : Alvin Phu
jongle entre un ordinateur
portable tenu par du scotch
de consommation, et les et un MacBook Air dont
titres de la trempe des la moitié de l’écran est
classiques d’antan sont crashée. Les seuls frais sont
réduits à peau de chagrin.
L’heure est au gatcha
PUZZLES & DRAGONS promotionnels : des cartes
de visite, des autocollants et
games, origine nippone du A TOUT CHANGÉ. un casque de chevalier en
free-to-play, du nom de ces plastique. Phu abreuve ses
distributeurs de capsules FINANCIÈREMENT, contacts presse de PDF et
surprises qui avalent
l’argent des passants. « Je
C’EST L’UN DES PLUS de clés de téléchargement,
ayant appris l’importance
ne connaissais pas le mot GROS SUCCÈS DE du marketing pendant
"gatcha" avant de venir ses années bostoniennes.
au Japon et je regrette ce L’HISTOIRE, CE QUI EST Ce souci de la publicité
temps béni. Beaucoup de
compagnies occidentales
UN PEU TRISTE. TOUTES et de la communication,
apporté au Japon par une
ont importé le concept LES COMPAGNIES jeune génération d’acteurs
d’ici. De mon point de vue, occidentaux, est sans
Puzzles & Dragons a tout JAPONAISES SE SONT doute ce qui manque aux
changé. Financièrement,
c’est l’un des plus gros
MISES À COPIER CE JEU. indépendants japonais
pour se fédérer en une
ALVIN PHU
succès de l’histoire, ce qui scène visible. « La chose
est un peu triste. Toutes les fondamentale que j’ai
compagnies japonaises se sont mises apprise pour un indé, c’est que l’on
à vouloir copier ce jeu. La plupart ne vend pas seulement un jeu. On
des gens que je rencontre désormais se vend soi-même. » Remarqués au
travaillent dans les jeux sociaux sur BitSummit en mars dernier, Alvin Phu
mobile. Même des boîtes comme et Block Legend ont connu un beau
Square Enix, malgré tous leurs chefs- succès commercial, ce qui a permis
d’œuvre, s’y sont mises car elles ont au développeur d’acheter du nouveau
compris que c’était là que se trouvait matériel et des licences pour logiciels.
l’argent. Donc on voit des séries L’été dernier, dans la foulée de la
comme Secret of Mana, Breath of sortie de Wan Nyan Slash (un jeu qui
Fire ou même Virtua Fighter faire du sert surtout d’essai pour le prochain
gatcha. Moi, j’adore les puzzles RPG. titre), Phu a quitté son entreprise pour
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 devenir développeur indépendant à
temps plein. Il reconnaît qu’il n’aurait
pas pu le faire sans l’extrême facilité
apportée par les outils de création
d’aujourd’hui. « Jonathan Blow, qui
faisait des jeux indés bien avant
Braid, dit que les gamins d’aujourd’hui
ne savent pas à quel point ils ont la
belle vie ! Sur l’asset store de Unity,
on peut échanger et télécharger des
modules – souvent gratuits – que
l’on intègre à son jeu : une animation,
une IA, un système de dialogues,
etc. Un truc qui vous coûterait une
semaine de travail a été mis en ligne
par un type qui y a passé 40 heures.
Si 40 personnes le téléchargent, ça
fait 1 600 heures de travail en moins,
c'est un gain de temps gigantesque !
Sans ça, Block Legend n’aurait jamais
vu le jour. » Néanmoins, Phu déplore
une trop faible propagation de ces
outils au Japon. Les asset stores, les
forums spécialisés (comme Stack
Overflow) et même les langages de
programmation sont tous en anglais,
ce qui – à cause d’une barrière de la
langue tenace – empêche une bonne
partie des développeurs japonais de
collaborer avec le reste du monde.
L’étiquette dôjin
« J’utilise Unity parce que je fais
des jeux tout seul, mais beaucoup
de Japonais dans mon cas passent
des semaines à tout réinventer de
A à Z. Il y a encore des types, seuls,
qui font des jeux géniaux et qui y
ont passé une éternité. » Bien qu’il
semble y avoir une accélération
du mouvement indé japonais
ces dernières années, celui-ci a
parfois du mal à se dissocier de la
philosophie dôjin – selon la définition
d’usage, ce sont des œuvres (jeux,
mangas, magazines, etc.) créées
par des fans qui s’inspirent d’une
propriété intellectuelle préexistante
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et qui évoluent dans des cercles
conscrits. Au Comiket, le salon
semestriel du dôjin, ce marché
brasse des millions. Malgré
l’amateurisme du genre, certains
créateurs comme ZUN (concepteur
de Touhou, série de shooters
immensément populaire au Japon)
gagnent des sommes considérables.
Mais au-delà de ces cercles, le terme
dôjin – comme celui d’otaku – n’a pas
WAN NYAN
bonne réputation car il reste associé SLASH_ À partir
au fan art pornographique qui d'une photo piochée sur Tokyo Indies
Internet représentant
pullule sur les stands du Comiket. un chien et un chat Depuis quelques mois, Alvin Phu
Dès lors, si le terme « indépendant » déguisés en habits organise Tokyo Indies, un événement
évoque l’image du dôjin, pourquoi traditionnels japonais, mensuel qu’il a créé pour rapprocher
Alvin Phu a imaginé
vouloir s’en revendiquer ? « La cette ode à l'entaille. les développeurs occidentaux et
frontière est floue. ZUN considère japonais. « Je viens d’une ville où la
faire du dôjin, tandis que Cave Story communauté indie est gigantesque.
de Daisuke Amaya est un jeu indie, Les gens se retrouvent pour prendre
mais ce sont tous les deux un verre et discutent de
des œuvres originales de leurs projets. À Tokyo,
créateurs indépendants. c’était presque inexistant,
Donc où est la différence ? hormis les rencontres
Est-ce le fait que Cave Otaru et Picotachi, où vont
Story, contrairement à surtout les étrangers. » Phu
Touhou, peut toucher À BOSTON, LA souhaite importer l’esprit
un public occidental ? de Boston, ville où a lieu
Est-ce un critère absolu COMMUNAUTÉ INDIE la plus grande réunion
et objectif ? » Quelle que
soit leur tendance, les
EST GIGANTESQUE. LES mensuelle d’indépendants
du pays, le Boston Post
indépendants japonais GENS SE RETROUVENT Mortem, sans parler
restent foncièrement du mastodonte qu’est
old school. Au Comiket, POUR PRENDRE UN devenu PAX East. Mais
comme à BitSummit, les
développeurs viennent
VERRE ET DISCUTENT est-il possible de faire
bouger les lignes d’une
avec des piles de disques DE LEURS PROJETS. culture très spécifique en
gravés. La distribution y appliquant des méthodes
numérique sur ordinateur À TOKYO, C’ÉTAIT occidentales ? Est-ce même
est peu développée,
d’abord parce que les PC
PRESQUE INEXISTANT. louable ? L’événement
crée en tout cas du buzz,
ALVIN PHU
ne sont plus des objets puisque le Guardian
indispensables depuis vient de lui consacrer
l’arrivée des smartphones. Ensuite, un article. Espérons qu’Alvin
parce que dans un pays qui repose Phu parvienne à rassembler les
sur la culture du cash, la carte de indépendants japonais, sans pour
crédit ou les modèles de paiement autant dénaturer l’identité du jeu
de type PayPal font fuir les clients. vidéo qu’il aime le plus au monde.
*
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24/10/2014 17:01
 PAUSE X ENTRETIEN X JASON ROHRER

JASON ROHRER

Le sorcier
du jeu vidéo
Connu pour Passage (2007), beau poème minimaliste
sur le sens de la vie, Jason Rohrer est l’un des auteurs
indés les plus engagés du jeu vidéo. Ludiques, inventifs
et barrés, ses jeux interrogent l’étrangeté d’un médium
qui oublie parfois d’où il vient. Par Jérôme Dittmar

D
epuis New York où il est en
vacances avec sa famille,
Jason Rohrer nous parle
de jeu vidéo, de sa vision,
sa philosophie, lui le kid
américain des seventies
ayant grandit dans l’Ohio, entre les
fermes et les usines. Apparu au milieu
des années 2000, Rohrer est une des
figures les plus passionnantes du jeu
indé. Radicale, conceptuelle,
quasi mystique, son œuvre
est peuplée de projets
fous (A Game for Someone
enterré dans le désert et
que personne n’a vu), osés
(Diamond Trust of London
sur DS, jeu de stratégie sur
le trafic de diamants en LIMITES POUR DEVENIR
Angola), ou d’expériences
intimes bouleversant les
MEILLEUR À PAC-MAN.
formats établis (Sleep is
Death, étonnant jeu narratif
en duo où le narrateur est remplacé
par un joueur). Tous ces jeux reposent
sur des réflexions de game design à
la fois épuré et complexe, et surtout
sur l’envie de renouer avec le mystère
des premiers temps du jeu vidéo,
cet art autrefois forain, lieu de
toutes les superstitions. Alors qu’il
prépare Cordial Minuet, inspiré par
le tarot et l’occultisme, rencontre
avec un auteur jusqu’au-boutiste.
interview
Jason Rohrer
games _ Quand avez-vous
découvert les jeux vidéo ?
jason rohrer _ J’y jouais beaucoup
enfant, mais je ne saurais dire quelle
a été la première fois où j’ai découvert
les jeux vidéo. Ma première machine
était une Atari 7800. Mes parents
étaient très angoissés. Ils
ont tenu bon longtemps
avant de m’offrir une
console. Sans doute parce
que pour eux je ne devais
pas toucher à ça. Du coup,
IL N’Y A PAS DE quand j’ai eu l’Atari, c’était
déjà la plus vieille machine
du marché. Ce qui, je
crois, devait rassurer mes
parents, très anxieux à
JASON ROHRER
l’égard de Nintendo – pour
je ne sais quelle raison
d’ailleurs, peut-être parce que c’était
une marque japonaise (rires) ! Atari
était américain, ça devait leur donner
l’impression de mieux comprendre
les jeux qui étaient dessus. Car
ceux sur NES étaient très étranges
à leurs yeux. Mario, par exemple :
vous mangez un champignon, vous
grandissez puis allez dans ces
mondes bizarres… C’était quelque
chose qu’ils n’arrivaient pas à saisir.

—GAMES#6 x 76—

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 PAUSE X ENTRETIEN X JASON ROHRER
Jason Rohrer à 18 ans,
en 1995, avec son groupe.
Quand avez-vous commencé
à programmer ?
Durant toute mon enfance, la
programmation était un mystère
pour moi. J’ai bien eu un Mac,
mais il n’y avait rien pour taper
des commandes. L’idée d’écrire
soi-même ses lignes de code, ou
qu’on puisse même écrire quoi
que ce soit, c’était très fort pour
moi. Ce n’est que lorsque je suis
entré à l’université que j’ai appris à
créer mes propres logiciels. C’est
vraiment là que tout a commencé.
C’est très différent des nombreux
programmeurs dont le père leur a
appris à coder, qui ont débuté sur du
Pascal ou du Basic. Moi, je n’ai rien
fait de tout ça. J’ai souvent utilisé des
ordinateurs, pour faire de l’animation
3D par exemple, mais toujours en
employant des logiciels. Quand je
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suis entré à l’université,
c’était comme pénétrer
une école de magiciens
JE TENTE DE FAIRE
dont je pourrais apprendre
les secrets (rires).
À propos de cette
idée de magie, vous
PERÇU COMME UN
semblez rechercher une
dimension ésotérique des
premiers jeux vidéo.
On peut faire remonter
la dimension ésotérique du jeu
vidéo jusqu’à l’arcade. Souvenez-
vous de ces boîtes noires, il fallait
marcher jusqu’à elles, mettre une
pièce dedans, et vous ne saviez
jamais vraiment comment le jeu
allait fonctionner. Il n’y avait aucune
instruction, ce qui générait une
véritable culture de la transmission
des connaissances. C’était alors
—GAMES#6 x 78—
vos amis qui vous donnaient les
clés, eux qui vous disaient : « Hey,
viens essayer ce nouveau jeu, je
crois savoir comment il marche… »
Si vous prenez Centipede, certaines
créatures n’apparaissaient que de
manière aléatoire. Par exemple, ce
scorpion qui surgissait parfois en
haut de l’écran, c’était comme voir
un ovni ! Dans Centipede, les niveaux
pouvaient changer de couleur quand
vous grimpiez dans les plus difficiles.
Lorsqu’on découvrait ça pour la
première fois, c’était comme être
devant un événement que peu de
gens avaient vu. « J’ai atteint le niveau
violet ! » « J’ai enfin vu le scorpion,
et il était vert ! » « Je n’avais jamais
vu de scorpion vert avant ! » (Rires.)
Et vous n’aviez pas la moindre idée
de ce que le scorpion signifiait. Ni
combien de points il fallait pour
qu’il apparaisse. Il y avait alors une
culture de l’entraide, de la discussion,
on tentait de décoder les jeux. On
cherchait même à décrypter ce qu’il y
avait à l’écran. Car les choses étaient
parfois difficiles à lire visuellement,
et acquérir cette connaissance,
c’était presque entretenir une
forme de savoir. Et, oui, je pense
qu’il y avait un mystère profond
dans ces objets technologiques que
nous essayions d’approcher et de
saisir de l’extérieur parce que nous
n’avions pas de mode d’emploi,
aucune véritable connaissance de
ces jeux. Ce que nous tentions alors,
en tant que joueurs, c’était d’essayer
de comprendre comment ils sont
supposés marcher, ou quels sont leurs
secrets. Je crois que c’est une chose
très puissante. Et je pense
que ça existe encore, si on
fait en sorte que ça arrive.
C’est-à-dire ?
Les jeux vidéo sont toujours
des formes d’artefacts
technologiques, que
EN SORTE QUE LE la plupart des joueurs
ne comprennent pas.
JEU VIDÉO SOIT Aujourd’hui, la majorité des
AAA sont des simulateurs
virtuels qui tentent d’avoir
OBJET ÉTRANGE. une approche photoréaliste
JASON ROHRER d’un monde en trois
dimensions et qui cherchent
pour la plupart à imiter le
monde réel. Ils simulent la gravité,
la physique, les gens ressemblent
à de vraies gens, etc. Le mystère
technologique a disparu. Peut-être
que des mystères de notre monde
sont simulés, mais ils le sont comme
ceux du monde réel. J’ai discuté
avec des gens qui ne se rendent plus
compte de la place que peut prendre
la technologie. Ils regardent un jeu
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vidéo comme ils regardent la réalité.
Ils ne comprennent pas qu’il y a des
polygones, des textures, toute une
technologie qui permet à ce monde
d’exister. Ils ont la sensation que
c’est juste de la vidéo. Ils regardent
des films Pixar sans comprendre que
des ordinateurs les font exister. Les
gens sont si immergés qu’ils n’ont pas
le temps de penser, la technologie
est devenue pour eux invisible,
emportant ainsi tout mystère. J’essaie
de retrouver cette part-là dans mes
jeux. Je tente de faire en sorte que
le jeu soit perçu comme un objet
étrange, qu’il faille creuser pour
comprendre, que les gens doivent
s’investir, parler, partager des
secrets à son propos. Et que puisse
ainsi émerger un savoir à l’extérieur
de l’espace même du jeu vidéo.
INFLUENCES_
Give me five
On a demandé à Jason Rohrer cinq influences de cinq territoires différents. Il nous a répondu, en une phrase pour chacune.
UN FILM
SYNECDOCHE, NEW YORK
CHARLIE KAUFMAN
« Un film qui tourne à l’intérieur
de lui-même comme la roman comme celui-ci ? »
coquille d’un escargot. »
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Cornell, dans l’État de New York.
C’était typiquement le but
de vos jeux pour la Game
Developers Conference :
Chain World (un jeu qui
doit être transmis d’une
personne à l’autre) et A
Game for Someone.
Même si Chain World était
bien un jeu, le but était
que tout le monde en
parle. L’important, c’était
le concept, le fait que cette
carte mémoire voyage à
travers le monde, qu’il y
ait un jeu dessus, mais que
la plupart d’entre nous
n’y toucheront jamais.
C’est comme créer un
mystère dans le monde réel. C’est
la même chose avec A Game for
Someone : créer un jeu de plateau,
UN ROMAN UN ALBUM
LOLITA BON IVER
VLADIMIR NABOKOV BON IVER
« Qui oserait écrire un « À la fois chatoyant et plein
d’une beauté poignante. »
— GAMES#6 x 79—
un objet physique, à partir d’un
ordinateur, que la plupart d’entre
nous ne verront jamais [le jeu est
enterré dans le désert du Nevada et
seules des personnes présentes à la
GDC ont une série de coordonnées
GPS pour le retrouver, ndlr]. Un
autre jeu qui va assez loin sur ces
questions-là, c’est Fez. Phil Fish a
vraiment essayé de capturer cet
état d’esprit. Mais il ne s’agit pas
que des jeux d’arcade. Durant les
années 1980, ce culte du secret était
par exemple très présent dans les
jeux Nintendo. C’était l’époque de
tous ces guides, The Nintendo Player’s
Guides, Nintendo Power, etc. Et il y
avait ce truc, je ne sais pas si vous
vous souvenez… Game Genie ?
Bien sûr.
1999, Jason Rohrer étudie L’idée d’avoir cette machine, que
l’informatique à l’université
quelqu’un la possède, qu’il puisse
casser le jeu, insérer un code et
entrer dedans… Le Game
Genie était fourni avec des
codes, mais vous pouviez
taper les vôtres pour voir
ce qu’il se passerait.
QUAND JE SUIS ENTRÉ C’était un peu comme
une lampe d’Aladdin.
À L’UNIVERSITÉ Ouais (rires) ! Ce genre de
choses est passionnant et
POUR APPRENDRE je tente de garder ça vivant.
L’INFORMATIQUE, De ne pas tomber dans
cette idée de reproduire la
C’ÉTAIT COMME réalité, parce que la réalité
n’a que peu de mystère.
PÉNÉTRER UNE ÉCOLE
DE MAGICIENS. Quelle est votre conception du
game design par rapport à ça ?
JASON ROHRER
Le game design, lorsqu’on
regarde des vieux jeux
comme Pac-Man, quand on pense à
son fonctionnement, pourquoi on
veut y jouer encore et encore, on voit
UN JEU UNE PEINTURE
TEXAS HOLD ’EM POKER COMPOSITION VII
« La folie dans un VASSILY KANDINSKY
jeu de cartes. » « Une peinture abstraite
qui n’est pas moche. »
24/10/2014 17:02
 PAUSE X ENTRETIEN X JASON ROHRER
4 5
que tout tient à ce comportement
émergent par lequel vous vous
améliorez sans cesse. Car il n’y a
pas de limites pour devenir meilleur
à Pac-Man. Un autre exemple, c’est
le jeu de plateau, très populaire
en Europe et particulièrement en
Allemagne. J’ai beaucoup étudié
ces jeux, la manière dont les game
designers les conçoivent. Eux n’ont
pas besoin de simuler la réalité,
puisqu’ils font des jeux de plateau.
Ils construisent des mécaniques
souvent très sophistiquées, qui
doivent fonctionner parfaitement
pour que le jeu tienne dans toutes les
circonstances possibles. Ce genre de
choses influence énormément mon
travail, très orienté sur les systèmes.
Même si on remonte au temps où
j’essayais de faire des jeux comme
GAMES06_076_081_entretien_rohrer.indd 80
des poèmes à propos de
la vie réelle, par exemple
Passage, les mécaniques
essayaient d’avoir un
sens métaphorique.
JE NE VEUX PAS TOMBER
Comment vous situez-vous par
rapport au minimalisme ?
J’ai écouté beaucoup de
musique minimaliste quand
j’étais au lycée, des choses
comme Philip Glass, Steve
Reich, Terry Riley. Leur
façon très procédurale
de faire fonctionner les
choses est intéressante.
Mais ce que le minimalisme
signifie en musique est différent de
ce qu’il peut signifier en peinture,
en sculpture, et donc de ce qu’il
peut vouloir dire dans le jeu vidéo.
—GAMES#6 x 80—
1
PASSAGE_
Le jeu qui a fait découvrir Rohrer. Avec un
simple scrolling latéral il résume le sens de la vie.
2
SLEEP IS DEATH_
Étonnante expérience narrative à deux
joueurs, où l'un joue ce que l'autre met en scène
dans des séquences de trente secondes.
3
INSIDE A STAR-FILLED SKY_
Le rogue like selon Rohrer, ou une certaine idée
de l'infini.
4
THE CASTLE DOCTRINE_
Jeu multijoueur autour du droit à l'auto-
défense (ou loi du château, « castle doctrine »).
Une vision paranoïaque et critique de l'Amérique.
5
DIAMOND TRUST OF LONDON_
Un jeu DS fait maison sur le trafic de diamants
en Angola.
Quand les gens parlent de
minimalisme à mon sujet,
ils évoquent souvent les
graphismes. Mais c’est
voulu, afin de préserver
l’attention du joueur sur
les mécaniques de jeu.
DANS CETTE IDÉE
DE REPRODUIRE LA Vos jeux vont toujours plus
s’orienter vers le multi ?
RÉALITÉ, PARCE QUE J’ai fait le tour du solo. Je
vais désormais vers des
LA RÉALITÉ N’A QUE jeux plus complexes, et il
PEU DE MYSTÈRE. n’y a pas d’autre solution
que le multijoueur, car
JASON ROHRER
vous avez cette vraie
intelligence à laquelle
il faut faire face. Mais j’ai conçu
un jeu solo ces dernières années,
Inside a Star-filled Sky, où j’ai utilisé
l’aléatoire pour que le jeu soit sans
24/10/2014 17:02

cesse différent. Je voulais faire un jeu
qui soit intéressant pour l’éternité
(rires). Je me suis dit : « Essayons de
faire un dernier jeu solo, et voyons
jusqu’où on peut pousser le rogue
like. » C’était très intéressant. Car
si le rogue like est potentiellement
infini, pour je ne sais quelles
raisons il a toujours une fin. Alors
qu’il n’a pas besoin de fin ! Donc
comme je ne voulais pas que mon
jeu en ait une, je l’ai rendu de plus
en plus dur pour toujours. Ce qui
est passionnant, parce que le côté
aléatoire crée du contenu. Je veux
créer des objets complexes sur le
long terme, des jeux qui soient assez
profonds pour que les gens puissent
les étudier pendant longtemps.
Et c’est ce que je continue à faire,
avec mon nouveau jeu, Cordial
Minuet, qui se joue à deux.
Votre site est assez crypté…
(Rires.) Le site emprunte son
langage à l’occultisme et au Web
conspirationniste. Vous pouvez
ainsi y trouver un pentacle sur des
nombres prédictibles que j’ai repris
d’un vrai grimoire médiéval. Le jeu
se joue avec du véritable argent, sans
toutefois être un jeu d’argent, c’est
plus un tournoi, proche des échecs,
basé sur d’anciens rituels occultes.
Tout ça est intimement lié : l’histoire
des jeux d’argent, des religions, des
médiums, la numérologie, etc.
GAMES06_076_081_entretien_rohrer.indd 81
CORDIAL
MINUET_
Inspiré du tarot, de la
numérologie ou encore
de l'occultisme, Cordial
Minuet est aussi une
relecture du poker et
donc un jeu d'argent
(réel).
complète sur un jeu, on trouve
seulement des gens comme Will
Wright, Sid Meier, American McGee,
Tim Schafer, puis on commence à
manquer de noms (rires). Il en existe
bien sûr quelques-uns, mais au-delà
de ça, ils sont cachés. Même certains
développeurs indés se planquent
derrière le nom de leur compagnie.
On voit souvent des images de
vous avec vos enfants. Ils vous
inspirent pour vos jeux ?
Ma carrière a commencé à peu près
au moment où ma famille est
Sur le jeu vidéo indé, née. Avant, j’avais une vie
pensez-vous que, comme assez routinière. Je n’avais
la Nouvelle Vague pour le pas grand-chose à dire. Il n’y
cinéma des années 1960, il avait rien d’artistique dedans.
faille défendre aujourd’hui Quand j’ai eu des enfants, j’ai
une théorie des auteurs ? NOUS AVONS BESOIN alors soudainement ressenti
J’ai toujours défendu
cette cause. Nous devons
D'UNE THÉORIE que j’avais quelque chose à
partager. Tous mes premiers
développer notre théorie DES AUTEURS jeux sont sur la paternité, la
des auteurs. Le problème, relation avec ma femme, et
c’est qu’à l’origine celle- QUI FONCTIONNE ça continue. Sleep is Death
ci n’a pas été appliquée
à des petits films
DANS LE AAA. parle de paternité. The Castle
Doctrine tourne complètement
JASON ROHRER
indépendants réalisés autour de ça, avec le rôle
par une personne. Parce du père devant protéger
qu’il n’y a aucun mystère, la place de sa famille, une chose compliquée.
l’auteur est évidente. La théorie des Tout cela a définitivement eu
auteurs a été défendue pour des films une influence sur moi.
de gros studios venus d’Amérique. On
disait alors : « Regardez Hitchcock, Que pensez-vous de la place du jeu pour
c’est un auteur. » Là où nous avons l’enfant et son devenir chez l’adulte ?
besoin d’une théorie des auteurs Pour avoir bâti ma carrière sur le
qui fonctionne vraiment, c’est dans game design, je dépends du fait que
le AAA, dans ces jeux faits par les gens veulent jouer. Ils ont besoin
des centaines de personnes et qui de ça dans leur vie, de l’enrichir
n’ont pas une voix forte. Je crois par ce moyen-là. Je ne sais pas
qu’une partie du problème tient au vraiment pourquoi tout ça marche.
fait que ces jeux sont faits par des Je sais juste que c’est le cas. Et qu’il
comités. Il y a des gens qu’on appelle y a peu de personnes qui ne jouent
« directeurs créatifs », mais ils n’ont pas du tout. La plupart des gens ne
pas le rôle que peut avoir un metteur jouent pas aux jeux vidéo. Mais ils
en scène sur un film. Les gens ne sont impliqués dans d’autres types
voient pas en eux le garant d’une de jeux, d’une manière ou d’une
vision comme c’est le cas dans le autre, même si c’est juste pour
cinéma. Si on revient sur l’histoire du regarder des gens jouer au sport.
jeu vidéo et qu’on parle de directeur Peut-être qu’il y a quelque chose de
créatif, d’auteurs qui ont eu la main l’enfance qui ne disparaît jamais.
*
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 PAUSE X PORTRAIT X MEDIA MOLECULE

MEDIA MOLECULE

Les enfants
terribles
En deux jeux bazar, LittleBigPlanet et Tearaway,
Media Molecule a concrétisé sur console le creative
gaming, le jeu communautaire au contenu viral créé,
puis partagé par tous. Depuis, nous sommes tous
des molécules libres. Par François Bliss de la Boissière

M
edia Molecule a fêté le
4 janvier 2014 ses 8 ans et,
malgré sa communication
sur Facebook et Twitter,
le studio britannique aux
créations atypiques reste
un mystère. Un jeu, LittleBigPlanet,
aura pourtant suffi à signaler aux
Terriens l’existence d’une équipe de
développeurs ayant vraiment la tête
dans les nuages. Que les cofondateurs
de Media Molecule sortent de la
cuisse du deus ex machina du jeu
vidéo Peter Molyneux n’explique pas
tout. Ou alors ne serait-ce pas plutôt
la créativité débordante de Mark
Healey et d'Alex Evans qui aurait
encouragé, et parfois concrétisé,
l’imagination fertile du légendaire
Molyneux ? Car libérés de l’ombre
du maître et du développement PC,
les anciens disciples ont fait mieux.
Avec les encouragements de Sony
Computer, Media Molecule conçoit
en 2008 sur PS3 le jeu tout-en-un :
artistique et artisanal, collaboratif
et participatif, rétro et forward
thinking. Avant Minecraft ou Mario
Maker, le studio a inventé le jeu 2.0.
L’innocence perdue
retrouvée
Autant tour de passe-passe
qu’inconscience, LittleBigPlanet
impose à la fin des années 2000
la dernière des mascottes du jeu
vidéo telles que celles-ci ont existé
et représenté les consoles dans
les années 1990-2000. Quand,
au début du nouveau millénaire,
l’industrie du jeu vidéo,
comme le reste du monde
post-11 septembre, fait
le deuil de son dernier
reliquat d’innocence, le
candide Sackboy sert de
contrepoint et de passeur LE CANDIDE SACKBOY
de témoin vers le jeu
vidéo 2.0 autogéniteur.
Mal fichu et trébuchant
avec son physique a priori
instable, Sackboy n’est
cependant pas dupe de
sa fausse fraîcheur. Son sourire
narquois post-Sonic laisse entendre
que sa bonne humeur de façade est
d’abord, comme pour ses créateurs
installés dans la campagne anglaise
de Guildford, un choix de vie. Nu
et destiné à être rhabillé à la carte
par le joueur, Sackboy séduit tout le
monde. Sauf peut-être la directrice
du studio Siobhan Reddy. La
responsable de l'équipe assume,
mais verse rétrospectivement
une larme symbolique sur le fait
que Sackboy, pourtant asexué et
ouvertement sensible, ne fut pas
plutôt baptisé Sackgirl... « Une
occasion ratée de mettre en avant un
personnage féminin », avoue-t-elle à
la BBC. Ce regret mis à part, Media
Molecule accouche de productions
dont la première qualité consiste
justement à donner vie à
des émotions transgenres
et transgénérationnelles,
de l’enfance à la maturité,
en passant par les âges
ingrats (insolence et
résistance aux dogmes)
SERT DE PASSEUR et parentaux. « J’ai conçu
le logo du studio en rose,
DE TÉMOIN VERS parce que la plupart des
studios se donnaient à cette
LE JEU VIDÉO 2.0. époque-là une image très
sérieuse, comme ceux du
cinéma, explique Rex Crowle,
graphiste, animateur et directeur du
dernier né Tearaway. Il nous semblait
qu’ils avaient peut-être perdu le
côté ludique des jeux, l’expérience
plus enfantine de jouer avec des
matériaux ou de se costumer. Le logo
et notre façon de nous présenter au
monde avaient alors plus à voir avec
la joie, l’amitié et l’humour, qui sont
toutes des émotions universelles. »
Bouffées de fraîcheur
Quand le jeu vidéo affolé de
pseudo-technoréalisme plonge

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 PAUSE X PORTRAIT X MEDIA MOLECULE

1
TEARAWAY_
Après l'esthétique bout de ficelle de
LittleBigPlanet, Media Molecule explore le
scrapbooking et invente un univers haptique
tout de papier, de carton, de collages, œuvrant
2
avec l'interface tactile de la PS Vita.

2
LITTLEBIGPLANET_
Grâce à son allure craquante de poupée punk,
Sackboy a rejoint le peloton des mascottes symboles
d’une marque, à une époque où elles disparaissaient.

avec le reste du monde traumatisé

des années 2000 dans le va-t-en-
guerre planétaire, Media Molecule
répond flower power et téléporte la
communauté gamer sur une petite
planète rêvée. À l’efficacité des
armes de destruction massive et
des tanks broyant chairs, pixels et
polygones, le studio réplique peace
and love et game building (jeu de
construction). En personnalités
et en aptitudes créatives, Media
Molecule coagule comme nulle
part ailleurs le babacoolisme
des années 1970 et le geek de la
génération Y, anticipée par Douglas Le jeu atelier découvre comme un enfant
Coupland dans Microserfs. Du sein de burlesque NOUS SOMMES ces réactions physiques
cet improbable creuset créatif naît Bien que totalement hasardeuses. De ce toucher
la volonté expérimentale d’un jeu farfelu, l’univers digital DES ADULTES QUI improbable surgit peut-être
mariant l’artisanal et le numérique,
le passé du jeu de plateforme à bases
à dimension onirique,
voire cauchemardesque,
NOUS RAPPELONS le plus grand malentendu
subi par Sackboy. Pour lui
de prouesses individuelles et le jeu de LittleBigPlanet fait tout LE PLAISIR ENFANTIN donner vie et personnalité,
de groupe où tout le monde, joueur pour évoquer le monde Media Molecule a attribué
actif ou spectateur passif, participe, concret à partir de matières DE BARBOUILLER AVEC à sa marionnette numérique
de corps ou d’esprit. Et bien avant
les autres, Media Molecule invente
et matériaux (papiers,
cartons, bois, roches, etc.)
DE LA PEINTURE. de la maladresse et des
hésitations physiques
REX CROWLE
le jeu de construction participatif, au rendu photoréaliste. Le liées à son petit corps
un espace de bricolage virtuel où comportement physique aux jambes trop courtes.
les joueurs devenus créateurs de de chaque élément de décor mobile Sa relation équivoque aux objets
fortune s’inventent de nouveaux épouse supposément le poids mouvants est pourtant une qualité
mondes, des hommages fétichistes, et le volume des matières qui le choisie et non une négligence.
des mécaniques interactives constituent : bulles, métaux, lièges, Habitué aux prouesses d'équilibristes
improvisées ou décalquées, et se les mousses, etc. Mis en relation, les de Mario, Sonic ou du dingo Crash
partagent. Avec plus de 8 millions de objets du jeu produisent des effets Bandicoot, le gamer ne se reconnaît
niveaux conçus par les utilisateurs, inattendus, mais logiques. Libre pas tout à fait dans un jeu de
la petite planète des créateurs a d’assembler lesdits morceaux plateforme qui se dérobe plus qu’il
été engloutie par celle des joueurs, de décor dans les modes de ne se maîtrise. Pourtant, Media
devenus à leur tour démiurges. construction, le joueur apprend et Molecule endosse là l’héritage

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 TROMBINOSCOPE_

Media Molecule
Selon Siobhan Reddy, directrice de Media Molecule, le studio fonctionnerait comme un groupe musical, donc de manière
un peu « chaotique », mais avec une « intention partagée ». Une cinquantaine de personnes y travaille, dont…

ALEX EVANS
Cofondateur de Media Molecule,
directeur technique, codeur
et porte-parole principal du
studio, Evans programme la
partie visuelle du game engine
de LittleBigPlanet. Ancien de
Lionhead Studios, entre deux
projets de Peter Molyneux,
il conçoit le jeu de castagne
funky Ragdoll Kung-Fu avec
son complice, Mark Healey.
MARK HEALEY
L’expérience du plus arty
et baba cool des cinq
cofondateurs du studio
remonte au Commodore 64,
puis à Codemasters et à Peter
Molyneux (Theme Park, Magic
Carpet, Dungeon Keeper). Le
directeur créatif pense que les
jeux sont pop, éphémères et vite
remplacés par autre chose. Le
succès durable de LittleBigPlanet
lui aura donné tort.
SIOBHAN REDDY
D’origine australienne, Reddy
est l'une des rares femmes
directrices d’un studio. Elle
a travaillé sur Discworld
Noir, Burnout 3 et 4 avant
de participer à la création
de Media Molecule en 2006.
Discrète, elle a néanmoins été
classée parmi les dix femmes
les plus influentes de l’industrie
du jeu vidéo par le magazine
Fortune en septembre 2014.
REX CROWLE
Lui aussi issu de la galaxie
Molyneux, auprès de qui il
a servi d’animateur et de
concepteur graphique sur
Black & White, Fable et The
Movies, le directeur principal
de Tearaway a auparavant
travaillé sur des séries pour
MTV et Disney, un jeu iOS (Epic
Win) et les LittleBigPlanet.
On lui doit notamment le
logo de Media Molecule.
DAVE SMITH
Programmeur du moteur
physique de LittleBigPlanet
avec Evans, co-lead designer
avec Healey et cofondateur
du studio, Smith, l’autre
touche-à-tout, porte comme
tous ses partenaires
plusieurs casquettes. Il
confirme que Tearaway a été
directement inspiré par les
fonctionnalités de la PS Vita.

tactile des Yoshi et Mario, gauches
et vulnérables de nature, et ose
le crossover avec le burlesque des
films muets. Les approximations
de la marionnette Sackboy
inventent un langage
comique interactif, un
gameplay volontairement
hoquetant d’où surgit,
au bout des doigts du
joueur, le burlesque.
Toujours un peu absent
à lui-même, comme le
reste de la petite troupe
dans LittleBigPlanet 2,
AVANCE EN S’AMUSANT
Sackboy, tel Charlot ou
Buster Keaton, trébuche
sur les peaux de banane
et se cogne contre les
lampadaires sur la route.
Et l'écho de ces ratés
Le prochain jeu
expérimental tout public
de Media Molecule devrait
transformer le joueur
en sculpteur numérique,
puis en marionnettiste.
doit fait entendre le rire du joueur,
complice, et non le grincement du
gamer crispé sur sa manette.
Avenir enchanté
Après avoir donné toute son
énergie à LittleBigPlanet 1
puis 2, Media Molecule
travaille désormais sur
deux projets en même
COMME NINTENDO, temps : une prochaine
version PlayStation 4 de
MEDIA MOLECULE Tearaway, qui augmentera
l’expérience déjà célébrée
sur PS Vita, et le mystérieux
À REPOUSSER inédit PS4, partiellement
révélé en musique
LES LIMITES DE début 2013 et toujours
L’IMAGINATION sous secret depuis (voir
légende). Les autres projets
INTERACTIVE. liés à LittleBigPlanet, dont
— GAMES#6 x 85—
le prochain numéro 3, sont désormais
délégués. Le centre d’intérêt du
studio, comme l’a démontré le nouvel
ovni artistique Tearaway, est déjà
ailleurs, plus loin sûrement. Après
LittleBigPlanet, le monde en papier
de Tearaway prouve la cohérence
créative et conceptuelle du studio.
Le syndrome métabloquant du
premier album (musical) ou du
film (cinématographique) dans
lequel un auteur met tout, au point
d'être déjà asséché au moment
de faire son deuxième, n’aura pas
eu lieu. Comme Nintendo, Media
Molecule avance en s’amusant à
interroger et repousser les limites de
l’imagination interactive. À chacun
des projets de l'équipe correspondent
une ou plusieurs percées ludo-
interactives qui répondent à ces
mots-clés : gameplay créatif, jouer,
créer, partager. « Nous sommes
des adultes qui nous rappelons le
plaisir enfantin de barbouiller avec
de la peinture, de découper des
flocons de neige dans du papier »,
confie Rex Crowle. Et parce que
les membres de ce collectif du jeu
vidéo ajoutent à leurs souvenirs
cognitifs d’enfance les parcours et
influences artistiques de chacun,
on se retrouve, dans Tearaway,
« avec une maison en papier mâché
dont l’apparence est marquée par
différents peintres, habitée par
d’obscures coutumes celtiques, et
qui se visite comme un livre pop-up
sur une musique folk écossaise »...
*

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 PAUSE X REPORTAGE X MUSÉE MÉCANIQUE, SAN FRANCISCO

MUSÉE MÉCANIQUE, SAN FRANCISCO

L’ arcade
préhistorique
Et si l’ancêtre du jeu vidéo était né dans une fête foraine ? Games, archéologue,
est parti à San Francisco visiter le Musée mécanique, institution fabuleuse et même
un peu magique, dédiée à cette préhistoire des machines interactives. Par Khanh Dao Duc

C’
est un samedi comme les
autres à San Francisco.
Près de Fisherman's Wharf,
les touristes s’agglutinent
autour des spectacles de
rue et dans les boutiques
de souvenirs. Sur ces quais rénovés
depuis peu, les entrepôts se sont
transformés en marchés bio ou
restaurants chics. Mais si la ville
est en proie à une gentrification
galopante, elle n’oublie pas non plus sa
propre histoire, qu’elle sait mettre en
scène avec ce sens du divertissement
propre à l’Amérique. C’est en face
de la prison d’Alcatraz et non loin
d’un destroyer de la Seconde Guerre
mondiale, tous deux reconvertis en
attraction, que se trouve le Musée
mécanique, un musée interactif conçu
comme une authentique salle d’arcade
rassemblant plus de 300 machines
et automates : des premiers pianos
mécaniques du xixe siècle aux bornes
de jeu vidéo plus récentes, fruits
d’une collection commencée dans
les années 1930 par Edward Zelinsky,
Californien de cinquième génération
et dont les ancêtres s’étaient installés
dans la région avant la ruée vers

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 1
l’or. Son fils Dan, gestionnaire de la 2 3
collection depuis le décès de son père
en 2004, nous y accueille pour une
visite guidée, l’occasion d’effectuer
un voyage dans le temps pour
remonter aux origines du jeu vidéo.
D’une partie de bingo
à Playland
La soixantaine passée, en jeans et
patins à roulettes, Dan nous reçoit
en plein après-midi. C'est le rush.
À cette heure, il y a foule ; des gens
de tous âges, familles, couples ou
enfants sont venus se divertir. Au
milieu des machines, on peine à le
suivre, slalomant sans traîner pour
répondre aux sollicitations des uns
et des autres, s’assurant que tout
fonctionne bien. Lorsqu’un peu de
répit lui est offert, on s’installe enfin
dans une salle à l’arrière, un atelier où
il entrepose des pièces et des outils
nécessaires pour la maintenance
des machines. Un travail qu’il décrit
volontiers comme chronophage,
certaines pièces ayant parfois été
originellement conçues
à la main. Avec le départ
progressif à la retraite de
tout le personnel d'entretien,
Dan s’occupe désormais seul
du musée : « Quand j’ai vu
que tous ceux qui savaient DES PREMIERS
comment fonctionnaient ces
machines allaient partir, j’ai AUTOMATES
dû apprendre moi-même. »
Mais de quelle façon tout ça
JUSQU’AUX BORNES
a-t-il commencé ? « C’était CONTEMPORAINES,
en 1933, mon père avait
11 ans. Au cours d’une partie C’EST TOUTE
de bingo, son numéro a été
tiré et il a gagné le grand
UNE HISTOIRE DU
prix. Ce n’était pas une DIVERTISSEMENT ET
machine ou un juke-box,
mais cinq quarts d’huile de DES SALLES D’ARCADE
moteur. Il les a vendus à son
prof de piano pour 75 cents,
QUE LE MUSÉE
et c’est avec ses 75 cents MÉCANIQUE RACONTE.
qu’il a fait sa première
acquisition : un jeu d’adresse où pour
un penny, vous aviez cinq balles à
lancer dans un cercle. Après avoir
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rapidement remboursé
son investissement, mon
père a alors acheté d’autres
machines. C’était là le début
d’une longue histoire. » Une
histoire remplie d’anecdotes
et de découvertes
accumulées au fil des
années passées à agrandir
sa collection. Businessman
émérite, Edward Zelinsky
prospère dans l’immobilier
et ne manque jamais la
moindre occasion de
dénicher une pièce rare
durant ses visites ou de
troquer telle machine pour
une autre. C’est au début
des années 1960 qu’il décide
alors d’ouvrir sa collection
au grand public. Par la
suite, celle-ci déménagera
à de multiples reprises, passant
notamment par divers endroits
emblématiques de la région : Playland
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LE THÉÂTRE DE POUPÉES_
1
À mi-chemin entre le théâtre et le jeu vidéo.
DAN DANS SON ATELIER_
2
Devant un piano mécanique, rollers aux
pieds.
LA BOXE _
3
Les jeux de sport furent un classique
des prémisses du jeu vidéo.
at the Beach, grand parc d’attractions
à l’ouest de San Francisco, la Cliff
House, imposant bâtiment donnant
sur le Pacifique et construit non
loin de là à la même époque dans
les années 1910, puis aujourd’hui,
depuis maintenant plus de dix
ans, les quais au nord de la ville.
Des freak shows
aux penny arcades
Pour revenir aux origines du musée
et des objets qui le peuplent, il faut
remonter aux balbutiements de
l’industrie du divertissement. « Avant
que mon père n’en fasse l’acquisition
et ajoute ses pièces à sa propre
collection, le Musée mécanique
existait déjà. Il était la propriété de
Phineas Taylor Barnum, qui l’avait
acheté en Europe. C’est d’ailleurs de là
que le musée tire son nom français »,
nous révèle Dan. Barnum était un
grand entrepreneur de spectacles,
auquel on doit les premiers freak
shows en Amérique et le célèbre
cirque portant son nom, fondés dans
la seconde moitié du xixe siècle, alors
que l’essor du chemin de fer permet
leur déplacement de ville en ville.
C’est aussi à cette époque que dans la
tradition des foires venues d’Europe,
l’Amérique invente ses premiers
24/10/2014 17:05
 PAUSE X REPORTAGE X MUSÉE MÉCANIQUE, SAN FRANCISCO
parcs d’attractions, comme autant
de signes de prospérité florissante. À
San Francisco, dans les années 1920,
George Whitney, l’un de ses pionniers,
développe ainsi Playland at the Beach,
le plus grand parc d’attractions de
la côte pacifique, dont le succès
perdure, même en dépit de la Grande
Dépression de 1929. À cette occasion,
il rachète le Musée mécanique de
Barnum pour l’établir à Playland,
rassemblant une centaine d’automates
et de miniatures (une ferme, un village
danois, un cirque en allumettes, des
danseuses, des portraits animés et
des juke-box) qu’il équipe de slots
pour pièces et complète avec d’autres
machines acquises avec l’aide de
plusieurs détectives privés, faisant du
lieu un ancêtre des salles d’arcade.
Des années plus tard, c’est le fils de
George Whitney qui reprend la gestion
de Playland. Ami de longue date,
Edward Zelinsky lui achète finalement
la collection pour la fusionner avec
la sienne, ayant auparavant aussi fait
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de nombreux trocs avec lui, parmi
lesquels sa plus grande fierté : un
modèle unique de moto à vapeur
construit en 1912, toujours exposé
dans le musée et qu’il a échangé
contre une voiture Franklin de 1904.
Insert coin
Si Playland a fermé en 1972, le
Musée mécanique a su survivre
au fil des années, témoin d’une
époque aujourd’hui révolue. Car
des premiers automates jusqu’aux
bornes contemporaines, c’est toute
une histoire du divertissement et des
salles d’arcade que le musée raconte,
des origines jusqu’à l’âge d’or du jeu
vidéo, traçant dans un même sillon
l’évolution mécanique et conceptuelle
des coin-operated machines. Dan ne
conçoit d’ailleurs pas le lieu autrement
que comme une vraie salle d’arcade
(et non un musée au sens classique).
Impossible pour lui de comprendre
ces objets sans en saisir le potentiel
divertissant et surprenant, lui-même
—GAMES#6 x 88—
1
LA GUILLOTINE _
Quand l’arcade
préhistorique tutoyait
les spectacles
à sensation de
leur époque.
2
DEATH RACE_
Inspiré du film
La Course à la mort de
l’an 2000 (1975), c'est
le premier jeu censuré
aux États-Unis.
3
DES BORNES
D'ARCADE_
Aux côtés des flippers,
automates et autres
machines foraines, le jeu
vidéo est en bonne place
au Musée mécanique.
4
L'ATELIER DE DAN_
Dans l'arrière-salle
s'entassent les pièces
détachées, souvent
faites sur-mesure
pour la réparation
des machines.
scrutant avec intérêt nos réactions
alors que nous nous essayons à
toutes ces attractions : « J’adore
voir les gens intrigués, essayant de
comprendre et réagissant. Certaines
choses vont vous paraître naturelles,
et à d’autres pas du tout. Les plus
jeunes, par exemple, insèrent leurs
pièces dans un flipper, mais ne savent
pas qu’il faut lancer la bille après.
Chaque machine est différente, et
tout l’intérêt, c’est d'essayer de les
comprendre. » Love testers, diseuses
de bonne aventure, Photomatons,
peep-shows où s’effeuillent les
premières pin-up, automates mettant
en scène des exécutions publiques,
juke-box et pianos mécaniques jouant
des airs d’une autre époque, testeurs
de force... Pour chaque machine,
Dan a une anecdote particulière. Sur
l’une de ses préférées, « End of the
Trail », il confie avoir dû installer un
panneau en bois au niveau des pieds
car la machine était recouverte de
trous : « C’est parce qu’à l’origine les
24/10/2014 17:05
 gens, déçus, mettaient des Francisco Rush, au milieu des
coups de pied lorsqu’ils LE MUSÉE MÉCANIQUE Cruis’n USA et Monaco GP).
se rendaient compte que
l’attraction ne fait rien
TIRE UN TRAIT D’UNION Lorsque l’on évoque avec
Dan la place du jeu vidéo
d’autre que souffler une ENTRE L’ARCADE dans le musée, il n’opère
brise sur un paysage guère de réelle distinction :
désertique. Moi, je trouve VIDÉOLUDIQUE « Je me souviens bien
le concept génial ! » ET SON ANCÊTRE des premières bornes
d’arcade électronique que
Back to the roots ÉLECTROMÉCANIQUE. l’on a installées : Pong,
Et le jeu vidéo dans tout ça ? Space Wars, etc. Pour moi,
Aux côtés des machines mécaniques elles n’étaient pas des machines
coexistent d’antiques bornes de foncièrement différentes. Pour vous,
Pong, Pacman, mais aussi des raretés l’arcade se rattache au jeu vidéo,
comme ce Death Race, sorti en 1976 mais c’est une question de vécu.
(inspiré du film La Course à la mort C’est comme pour ce téléphone que
de l’an 2000), premier jeu a avoir été j’utilise. Vous voyez, il est à clapet,
censuré aux États-Unis et dont il reste le genre que plus personne n’utilise.
une poignée de copies parmi les 500 Montrez-le à quelqu’un qui n’aura
produites à l’origine. On trouve aussi connu que les smartphones et je suis
un grand nombre de bornes de l’âge sûr qu’il lui sera étranger. Pourtant,
d’or de l’arcade vidéoludique, que ce vous savez comme moi qu’il s’agit de
soit des beat’em all (Sunset Riders), du la même chose. » Sous le prisme forain
versus fighting (Tekken), du shoot'em de ses origines, le musée tire un trait
up (Galaxian) ou un grand nombre de d’union entre l’arcade vidéoludique et
jeux de course (avec forcément San son ancêtre électromécanique. C’est
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par exemple le cas de Road Racer
(1962) de Williams, un simulateur de
conduite qui contient déjà dans sa
conception tous les ingrédients du
simulateur de course traditionnel. Ou
encore Junior Deputy Sheriff Practice
Range, une borne d’arcade de pistolet
datant de 1925 auquel Sheriff, premier
jeu vidéo de Miyamoto fait écho.
Sans oublier les premiers jeux de
Sega (Missile, 1969) ou encore ceux
de Gunpei Yokoi pour Nintendo, qui
n’étaient rien d’autre que des jeux
électromécaniques. Et si avant d’être
né sur les campus du MIT, le jeu vidéo
remontait à une certaine idée foraine
du divertissement, à cet art d’être
surpris par une forme de magie ?
Témoin d’une époque révolue, c’est
l’hypothèse que le Musée mécanique
formule, inscrite selon la volonté
d’un homme et de son héritage. Un
lieu où l’on retrouve le jeu vidéo,
niché au cœur d’une collection
qui, comme toutes les collections,
*
semble s’étendre à l’infini.
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 GAME OVER X C'EST QUOI TON JOB ? X AUDREY LEPRINCE

x Audrey Leprince
x Bons baisers de Shanghai
x Propos recueillis par Jérôme Dittmar
_
Après avoir fait ses armes chez Quantic Dream et tenté
l'aventure Ubisoft Shanghai, Audrey Leprince est rentrée
en France pour participer à la création de The Game Bakers.
Rencontre avec une productrice nomade qui vient de poser
ses valises en Suède.

games _ Pourquoi le jeu vidéo ?
audrey leprince_ Je suis venue au jeu vidéo
parce que j’aimais le jeu sous toutes ses
formes (jeux de rôle, grandeur nature, jeux
de plateau, sports d’équipe, etc.) et raconter
des histoires. J’ai grandi sans ordinateur ni
console de jeux, alors à 17 ans, quand je suis
allée étudier à Paris, que j’ai eu mon premier
PC et que j’ai joué sur mes premières
consoles, je me suis dit que j’avais trouvé un
média de rêve qui permettait de combiner
les deux. Les possibilités semblaient infinies
avec tout ce qu’on allait pouvoir faire
dans les jeux vidéo, c’était très excitant.
J’ai terminé mes études qui n’avaient rien
à voir (ESCP, Sup de Co Paris), puis j’ai
fait des stages dans les boîtes les plus
proches du monde de l’entertainment que
je pouvais trouver, monté l’association de
jeu de l’école et, enfin, réussi à rencontrer
des gens qui travaillaient dans le jeu
vidéo. Je me souviens que mon premier
salaire chez Quantic Dream était plus
bas que ma dernière indemnité de
stage à l’école. J’étais un peu un ovni :
ESCP, fille, milieu du jeu vidéo. On me
l’a dit plusieurs fois en entretien, mais
ça ne m’a pas gêné. J’ai eu la chance de
tomber sur des patrons intelligents.
Est-ce que vos travaux personnels
ont été utiles dans votre travail ?
Il faut replacer les choses dans leur contexte.
En 1997, il n’y avait pas ou peu d’écoles de
jeu vidéo, encore moins en game design,
on entrait dans ce métier par passion. À
l’époque, tout projet personnel lié au jeu
vidéo de près ou de loin prenait du coup
beaucoup de valeur. Le fait que j’écrivais
des scénarios « interactifs » pour des jeux
de rôle grandeur nature a paru à David
[Cage, ndlr] comme une bonne base pour
travailler sur les univers et les scénarios
de jeux. Il se disait sans doute également
que ma formation très polyvalente me
permettrait de faire pas mal de choses.
Après Quantic, vous avez migré vers Ubisoft
Shanghai. C'était facile d’y entrer ?
J’ai fait un passage chez Mathématiques
Appliquées parce que j’étais séduite par
leur technologie d’intelligence artificielle,
Direct IA. J’y ai notamment créé un projet
que j’ai toujours à cœur, Serengenti, une
simulation de la plaine du même nom où le
joueur pouvait interagir avec une quinzaine
d’espèces. Ils devaient aussi ouvrir une
succursale à Hong Kong, une motivation de
plus pour moi car je voulais déjà partir vivre
en Chine. Ensuite, oui, j’ai rejoint Ubisoft
Shanghai. C’est Ubisoft donc c’est très
« ON NE PEUT PAS RESTREINDRE
LE LABEL INDÉ AU FAIT QUE C’EST
AUTOFINANCÉ, AUTOPUBLIÉ, EN
PETITES ÉQUIPES, CRÉATIF, ETC.
ÇA NE COLLE PLUS AVEC LA RÉALITÉ. »
AUDREY LEPRINCE
sélectif, même si je pense que j’ai eu de la
chance parce qu’en 2003, il n’y avait pas tant
de gens que ça qui voulaient vivre en Chine.
En quoi consistait votre travail ?
J’étais productrice. À Ubisoft, le producteur
est en charge de la qualité, du budget, du
planning. Il dirige le projet en binôme avec
le directeur créatif. En gros, cela consiste à
s’assurer qu’on a les bonnes ressources et
la bonne organisation pour amener un jeu
à terme, avec la qualité voulue et le budget
défini. Cela implique de la planification, du
management et des choix (organisationnels,
créatifs, techniques, humains, etc.). Comme
dans tous les grands groupes, il y a aussi une
part importante de représentation : s’assurer
que le projet a bien la place qui lui est due
dans l’organisation. J’y ai appris pas mal de
choses sur les méthodes de production, le
management de projets avec des cultures
différentes (13 nationalités sur Tom Clancy’s

— GAMES#6 x 90—

GAMES06_090_091_C'est quoi ton job_2p.indd 90 24/10/2014 09:00

 1 2

1
THE NOMAD SOUL_
Premier jeu de David
Cage, mais aussi premier
jeu d’Audrey Leprince.

2
TOM CLANCY’S
ENDWAR_
Un jeu de stratégie dans
les univers Tom Clancy
pour Ubi. Il a entièrement
été développé à Shanghai,
sous la houlette d’Audrey
Leprince.

3
SQUIDS ODYSSEY_
Un mélange malin
d’action, de stratégie
et de RPG développé par
The Game Bakers, pour
lequel Audrey Leprince
est productrice.
3

EndWar), le management de grosses
équipes (200 à 300 personnes sur plusieurs
continents), les challenges techniques de
sortir sur les nouvelles consoles, le online,
les challenges inhérents à la création
d’une nouvelle propriété intellectuelle.
Pourquoi avoir quitté Ubisoft ? On ne
peut pas y faire de vieux os ?
Au contraire, on peut ! C’est à la fois
challengeant et confortable. À part en France
où les salaires sont bas comparés au reste
de l’industrie – à cause du quasi-monopole
d’Ubisoft –, les conditions sont bonnes
pour les employés. Si on a le talent pour
devenir l'une des personnes écoutées par
la direction, on peut vraiment progresser
et recevoir des responsabilités. Mais c’est
aussi difficile, c’est une grosse machine avec
de grosses productions, une organisation
lourde. Beaucoup de projets sont arrêtés,
c'est difficile de se sentir en contrôle.
Maintenant que vous êtes productrice
indé, qu'est-ce que ça change dans
votre travail quotidien ?
On a monté The Game Bakers avec Emeric
parce que l’on était à un moment de nos
vies où on voulait justement être plus en
contrôle, faire les projets que l’on avait envie
de faire, en petite équipe où tout le monde
est passionné et responsabilisé. On a sorti
un projet par an depuis la création du studio
et de bons jeux. C’est très important pour
nous de faire des jeux qui sortent ! Mais ça
change beaucoup de choses, le principal
étant que je ne fais plus vraiment de la
production, mais plutôt de la production
exécutive. Quand on est une équipe de cinq,
on n'a plus besoin de middle management.
Emeric parle directement aux équipes et
fait le suivi. On est aussi beaucoup plus
agiles, plus légers sur la planification. On
sort quand même les jeux dans les temps,
avec la qualité et le budget, mais ça ne
demande pas que quelqu’un soit à plein-
temps rien que pour ça. La responsabilité
est plus répartie entre tous, et surtout entre
les mains du directeur créatif. Attention, ce
n’est pas quelque chose à recommander à
toutes les petites équipes ! Il faut un directeur
créatif organisé, bon en communication, qui
connaisse parfaitement ses priorités et qui
sache s’autocontrôler. La tension qualité/
budget, c’est lui qui l’internalise, au lieu
d’avoir un producteur et un directeur créatif
qui se chamaillent. Du coup, mon rôle a
évolué vers ce que j’appelle de la production
exécutive. Je définis toujours la stratégie
de la boîte avec Emeric, je pousse la qualité
— GAMES#6 x 91—
des projets, mais surtout, je m’organise
pour qu’ils aient les financements, les
ressources et le back-office pour que les
gens puissent travailler sereinement.
J’organise aussi la communication sur les
titres. Et puis je représente le studio avec
les interlocuteurs importants. Ce qui est
chouette, c’est que le temps libéré, je le
passe sur les contenus, les scénarios, les
personnages. Et puis je réfléchis aussi à
la stratégie générale de la boîte : le cross
media de Squids, les business models et
plateformes, les prochains projets, etc.
Un mot sur les propos de Michel Ancel
et le terme indé qu'il juge galvaudé ?
Je pense qu'il n'a pas tort là-dessus. On
ne peut pas restreindre le label indé au
fait que c’est autofinancé, autopublié, en
petites équipes, créatif, etc. Ça ne colle
plus avec la réalité de notre époque. Un
jeu indé, c’est un jeu qui exprime une
vision forte d’un ou de plusieurs auteurs,
qui n’a pas été formaté par des équipes
marketing ou la stratégie éditoriale d’une
grosse société. Si les gens arrivent à faire
des jeux indés à 100 personnes avec le
poids d’un gros éditeur sur le dos, très
bien, il en faut aussi ! En France, David
Cage et Michel Ancel y arrivent.
*

GAMES06_090_091_C'est quoi ton job_2p.indd 91 24/10/2014 09:00

 GAME OVER X WORK IN PROGRESS X THE LAST NIGHT
x The Last Night
x Cyberpunk is not dead
x Par Nicolas Turcev
_
Le cyberpunk n’est pas mort. Les frenchies Tim et Adrien Soret sont vent debout pour le prouver
avec The Last Night, vainqueur de la dernière Cyberpunk Game Jam. Galvanisés, ils œuvrent
sur une version améliorée que les plus grands, de Sony à Devolver, veulent produire.
L’
ombre de Blade Runner plane sur
The Last Night. Développé en six
jours par les frères Soret, ce court
jeu en side-scrolling et pixel art nous
fait plonger dans une ville bordel
métissée et dystopique illuminée
par une armée de néons fluorescents.
L’expérience est sommaire, mais déjà on
perçoit les relents de Flashback et de cette
production point-and-click « moody » du
début des nineties. Depuis sa victoire à
la Cyberpunk Jam, Tim Soret est assailli
de toutes parts. Approché par Devolver
Digital, Sony ou même Double Fine, il a dû
renoncer à produire dans l’immédiat son
action-platformer Behind Nowhere, afin
de se dégager du temps pour capitaliser
sur le succès de The Last Night. De retour
de Boston où il a recruté un développeur
du MIT pour son projet, on le contacte.
games _ Qu’est-ce qui vous a poussé à
participer à cette Cyberbunk Game Jam ?
tim soret _ J’ai vu l’information passer sur
Twitter, et comme je suis assez familier
du cyberpunk et du steampunk, je n’avais
pas vraiment peur de me lancer. Je suis
parti d’un screenshot de Matrix que j’ai
commencé par animer avec une touche
pixel art, pour voir la gueule que ça avait.
J’étais vraiment content du résultat. On a
alors travaillé avec mon frère nuit blanche
après nuit blanche pendant sept jours. Je
codais et mon frère faisait le graphisme.
Ce qui nous intéressait, c’était d’enlever
les morceaux répétés qui font jeu vidéo.
Les animations des morts sont toutes
uniques, par exemple. Avec le peu de
temps que l’on avait, je voulais que ce soit
assez vivant. Pour ça, on a utilisé quelques
process de randomisation, notamment sur
les voitures qui défilent en arrière-plan.
GAMES06_092_093_WiP_2p.indd 92
On a bourré de PNJ la discothèque qui
sert de décor de fin. Aucun jeu ne fait ça,
on se demande pourquoi personne ne
fait 20 PNJ (il tape sur la table), allons-y
quoi ! Malgré tout, il y a plein d’erreurs de
débutant. En une semaine, c’était assez
compliqué de faire un produit vraiment bien
fini, qui se commence et qui se termine.
Mais vous avez gagné.
Oui, et d’un coup, on est devenu game dev.
La communauté nous respecte, on reçoit
des tonnes de mails, les youtubeurs se
sont emparés du jeu, ça nous a lancés.
C’est allé beaucoup plus loin que ce que
l’on imaginait. C’est même remonté jusqu’à
la société de production de Ridley Scott.
Un scénariste qui travaille sur le script de
Blade Runner 2 nous a contactés pour dire
qu’ils étaient stupéfaits de l’impact qu’avait
eu le film sur la jeunesse récente, que ça
restait la référence cyberpunk après tant
d’années. On n’a jamais fait mieux depuis.
Au cinéma, tout du moins.
Le dernier bon film cyberpunk que j’ai vu,
c’était Minority Report. Vous regardez le
remake de Total Recall, c’est tout ce qui ne
va pas selon moi dans le cinéma actuel.
« MON RÊVE ULTIME SERAIT
UN GTA V CYBERPUNK, UNE SORTE DE
FLASHBACK 2 AVEC LA TECHNOLOGIE
D’AUJOURD’HUI. » TIM SORET
— GAMES#6 x 92—
Il n’y a plus de sang ni de violence, c’est
politiquement correct. Dans l’ancien Total
Recall, Schwarzenegger prend un piéton
comme bouclier humain, et il s’en fout. Dans
les années 1980, on n’hésitait pas à faire des
choses violentes, typiquement chez Paul
Verhoeven. Aujourd’hui, c’est édulcoré.
New York se fait détruire dans les trois
quarts des films, et vous ne voyez pas une
victime. C’est une vision simpliste. Même
dans le jeu vidéo, ça a disparu. J’aimais
bien le côté crado des vieux jeux comme
Duke Nukem, l’ambiance de rue de cette
époque était un peu craignos. Deus Ex, c’est
pas mal, mais au final ce sont toujours les
mêmes thèmes : les prothèses bioniques,
les robots, l’intelligence artificielle, etc.
Alors que nous, ce qu’on a envie de faire
avec The Last Night, c’est plus du cyberpunk
contemplatif. Je veux savoir ce que ça fait
d’être un humain dans une ville en 2150,
avec tout ce que ça implique. Qu’est-ce
que sera l’Internet du futur ? Qu’est-ce que
l’on fait de tous les morts, de leurs profils
Facebook ? Quelles seront nos sources
d’énergie ? Est-ce que les routes seront
encore utiles ? Ce sont des questions que
je me pose dans la vie quotidienne. Il y
a mille choses à redéfinir, à repenser : la
24/10/2014 13:12
 démographie, le féminisme, le racisme,
l’homophobie, l’immigration. Vers quoi ces
choses-là auront-elles évolué ? Je trouve ça
passionnant d’imaginer où en sera le monde.
Ça représente un énorme travail d’anticipation.
Effectivement, avant de réaliser le jeu,
on écrit tout son univers, la bible qui,
en quelque sorte, va nous guider. Une
fois que l’on a défini l’espace dans lequel
on va évoluer, des règles émergent
automatiquement. Et à partir de là, on peut
dégager le gameplay. Par exemple, savoir
que les quartiers riches sont sous haute
sécurité, ça implique de se procurer une
carte de citoyen. Ça fait partie des choses
qui sont possibles et que l’on voit même
aujourd’hui (comme la green card, gagnée
à la loterie). J’ai envie que le jeu frappe les
gens dans leur imagination, mais surtout
qu’il les interpelle sur le monde actuel.
Comment comptez-vous agencer l'écosystème
du jeu dans la version finale ?
The Last Night sera un open world en 2D
avec quatre quartiers différents : un pauvre,
un riche, un commercial et un autre plus
malfamé. Le joueur pourra passer de l’un
GAMES06_092_093_WiP_2p.indd 93
à l’autre assez librement. Ce qui nous
intéresse, c’est que ça ne sente pas le
jeu vidéo, c’est-à-dire pas de missions à
proprement parler. On aura un appartement
qui sera le centre névralgique du jeu. Par
exemple, un soir vous rentrez chez vous,
deux mecs attendent sur votre canapé et
pointent une arme sur vous. À partir de
là, il y a des dialogues à choix multiples :
vous pouvez les menacer, calmer le jeu,
vous enfuir, dégainer, etc. On compte offrir
beaucoup de possibilités. On va essayer de
s’engager sur une quinzaine de situations
assez tricky dans lesquelles le joueur sera
libre de trouver sa solution. Il n’y en aura
aucune qui sera meilleure qu’une autre.
Le side-scrolling sera-t-il conservé ?
Ça reste un side-scroller classique, assez
proche d’un Oddworld par exemple, avec
la partie plateforme en moins. On ne mise
pas sur le die and retry non plus. J’apprécie
les open worlds des RPG, les aspects
rencontres, quêtes, mais je suis moins client
des combats, des inventaires, des systèmes
de points. C'est trop mathématique, ça fait
artificiel, très jeu vidéo. Donc je me suis dit :
« Pourquoi ne pas faire un RPG, mais sans
— GAMES#6 x 93—
cet aspect ? » Simplement des villes, des
personnes à rencontrer et des dialogues.
Un peu comme un Walking Dead en open
world, mais en 2D. On rajoute par-dessus
une couche dynamique avec beaucoup
d’activités, comme des courses-poursuites.
Mon rêve ultime, ce serait un GTA V
cyberpunk. Évidemment, on est restreint
par le budget donc on créera quelque
chose de plus soft, une sorte de Flashback 2
avec la technologie d’aujourd’hui.
La suite pour vous, c’est quoi ?
Le but des deux prochains mois, c’est
de faire un trailer sexy qui montre le
jeu, le gameplay et l’histoire avec un
prototype, pour signaler que l’on a
quelques innovations qui envoient, afin
que Devolver puisse débloquer les fonds.
On est aussi en discussion avec Sony
depuis longtemps, puisque l’on vise une
sortie PS4, en plus du PC et du Mac. Ils sont
prêts à nous fournir une aide logistique et
même commerciale. On espère montrer
que l’indé AAA, c’est possible.
*
Exclusif : suivez le développement de
The Last Night sur www.games-magazine.fr
24/10/2014 13:12
 GAME OVER X GLOBE-TROTTER X LE JEU VIDÉO AU PORTUGAL
x Par lson Almeida / Kyriakos Koursaris / Pedro Vasconcelos Ribeiro
Le jeu vidéo autour du monde vu par ceux qui y vivent, tel est l'objet de cette rubrique. Deuxième escale,
le Portugal, un pays bordé par la mer et qui, autrefois, a donné des mondes au monde. Mais qu'en est-il des jeux ?
L’
histoire du jeu vidéo
au Portugal ne date pas
d'hier. Elle prend racine
dans les années 1970,
où des universités
explorent alors ce
nouveau médium. En 1979, une
première console portugaise
voit même le jour, suivie huit
ans plus tard par le premier
jeu commercial développé
ici. Au cours des années, des
gens n'ont cessé de développer
des jeux, mais rien qui soit
pourtant le détonateur d'une
industrie. Jusqu'en 2005 où
naît un projet ambitieux :
APROJE/Game Invest, une
initiative qui donne le coup
d'envoi de plusieurs sociétés.
Malgré divers points positifs,
celle-ci doit s'interrompre
plus tôt que prévu, échaudant
les investisseurs et retardant
probablement le développement
d'une industrie dans le pays.
Le fait que le Portugal n'ait
pu encore bâtir sa propre
industrie du jeu vidéo a conduit
vers une inexorable fuite des
GAMES06_094_Globe_Trotter_1p.indd 94
x Le jeu vidéo au Portugal x
_
cerveaux. Aucun studio n'a su
retenir ses développeurs, les
institutions économiques ne
reconnaissant pas le potentiel
du marché, et le gouvernement
n'ayant aucune conscience de
ce secteur. Pourtant, lentement,
avec beaucoup de travail, du
sacrifice et de la passion, les
choses changent. Ainsi, on a
pu voir arriver une compagnie
de renommée internationale,
Miniclip [portail web de jeux
en Flash, ndlr], qui démontre
que les compétences existent
et incite les jeunes à poursuivre
dans ce métier – même si
la réalité est faite de petits
studios qui n'ont jamais
dépassé le stade du jeu indé sur
mobile, PC ou console, Under
Siege (2011) sorti sur le PSN
demeurant l’exemple phare.
Le temps du changement
Aujourd'hui, en pleine sortie
de crise financière, toutes les
conditions pour donner un vrai
départ à cette industrie sont
réunies. Durant la dernière
— GAMES#6 x 94—
décennie, plusieurs formations
et cours d'enseignement
supérieur ont ouvert leurs
portes, dans l'idée de répondre
à la demande de ceux désirant
devenir développeurs. Les
événements n'ont cessé de
se multiplier et une douzaine
de nouveaux studios sont
nés, la plupart montés par
des gens talentueux, tels que
Nerd Monkeys (Murder in the
Hotel Lisbon), Bica Studios
(Smash IT! Witch Adventures)
ou Battlesheep (Bounty
Monkey). Ces studios veulent
séduire le monde entier, mais
ils ont encore un long chemin
à parcourir : ils doivent non
seulement changer la façon
de penser des joueurs, mais
surtout trouver des fonds. Sans
un apport financier solide, la
passion et la détermination
ne peuvent à elles seules
permettre d'atteindre un niveau
supérieur, encore moins de
lancer une industrie. La grande
majorité des jeux produits
ici le sont grâce au soutien
d'investisseurs indépendants
ou sont autofinancés par les
développeurs eux-mêmes,
qui doivent souvent mettre
en pause leur jeu pour un job
alimentaire, afin de rester à
flot. Toutefois, le vent souffle en
notre faveur et la communauté
n'a jamais été aussi unie et
motivée pour enfin marquer
l'histoire en bâtissant une
véritable industrie du jeu vidéo.
Nous avons le pressentiment
qu'un grand jeu va arriver et
qu'il brisera les carcans. Il
devra changer les façons de
penser et, plus encore, préparer
le terrain à d'autres jeux. C'est
pourquoi plus que jamais nous
croyons en cet incroyable
médium, le jeu vidéo !
*
Texte écrit avec l'aide d’Ivan
Barroso et de Nelson Zagalo,
professeurs et historiens
du jeu vidéo, ainsi que Filipe
Pina (Nerd Monkeys), Nélio
Codices (Battlesheep), Nuno
Folhadela (Bica Studios) et
Ricardo Flores (Biodroid).
24/10/2014 08:18

Le jeu vidéo parle une langue construite sur le squelette de plusieurs médias, mais beaucoup
de ses verbes sont restés les mêmes au fil des années. Cette rubrique tente d’expliquer de
manière peu rationnelle comment certains se sont distingués sur le plan du ressenti.
B
ien avant que
l’exploration
souterraine ne
redevienne une
discipline en vogue,
les ordinateurs, les
consoles et les bornes d’arcade
ont peuplé notre imaginaire
de trous et de galeries. Dans
l’histoire du jeu vidéo, creuser
figure parmi les activités les
plus chronophages, qu’on
la pratique en surface pour
vaincre des ennemis ou en
profondeur afin d’accéder
à des trésors enfouis, de se
mettre à l’abri ou simplement
de voir jusqu’où la descente est
possible. Comme souvent, la
finalité est autant une question
de score que de survie, mais
le geste prend des formes
suffisamment diverses pour
qu’on y lise un sous-texte
varié. Même dans des titres
aussi « neutres » en termes
de message que Boulder Dash
ou Dig Dug, on comprend
vite que se prendre pour une
GAMES06_095_Pro_Verbe_1p.indd 95
x Dig / Creuser x
x Par Matthieu Hurel x
_
taupe oblige aussi bien à faire
attention à ce qu’il y a en
dessous de soi qu’au-dessus,
sous peine de s’immoler par le
rocher avec l’aide de la gravité.
Voyage au centre de la Terre
Cette invitation à prendre
en compte les conséquences
parfois irréversibles d’un acte
extrêmement simple, dans les
univers arcade où l’on fore
souvent comme dans du beurre
fondu, préparait le terrain
des aventures underground
aux airs de gruyère comme
Spelunky ou SteamWorld Dig.
Dans ce dernier, les pierres
précieuses et autres bonus
à ramasser en chemin pour
des points sont devenus des
ressources permettant de
continuer à percer un sol
toujours plus dur, mais au
cœur duquel se trouvent de
véritables niveaux à visiter,
avec une faune à dompter en
même temps que des énigmes
de level design à résoudre.
— GAMES#6 x 95—
On doit veiller à se frayer
un chemin que l’on pourra
emprunter dans les deux sens
pour se ravitailler, se renforcer,
se donner les moy ens de
naviguer dans des cavernes
hostiles préexistant à notre
passage. En perçant la croûte
terrestre bloc par bloc, il est
moins question de façonner
des espaces de liberté que
de tracer des voies vers des
mondes inconnus déjà formés.
Take shelter
L’excavation peut néanmoins
prendre des allures de
refuge, qu’il soit temporaire
pour échapper à la fureur
d’une bataille en plein air ou
semblable à un état de siège
permanent. Le tentaculaire
Dwarf Fortress, le maléfique
Dungeon Keeper ou le malin
What Did I Do to Deserve
This, My Lord ? ont misé gros
sur cette dernière idée, en
faisant de la taille dans la
matière le résultat d’une action
DIG / CREUSER X PRO-VERBES X GAME OVER
supérieure, rappelant celle
des sculpteurs que sont les
créateurs de jeux. Arriver à
se préserver des agressions
extérieures et cultiver un
biotope pour donner vie à
un monde enfoui est aussi
gratifiant que de jouer au
spéléologue solitaire dans les
entrailles d’une planète. Mais
creuser en espérant trouver,
protéger ou fabriquer un trésor
inestimable, c’est souvent se
rendre compte après avoir
touché le fond que les richesses
étaient aussi en surface. Grâce
à cela, on comprend un peu
mieux le succès de Minecraft (et
dans une moindre mesure de
ses nombreux dérivés en deux
dimensions, pourtant moins
essentiels), qui digère toutes
les leçons de ses aînés en
proposant des mondes infinis
à parcourir et à ériger, des
retraites paisibles et des caches
à sécuriser, des obstacles
à vaincre et des ressources
dans lesquelles piocher.
*
24/10/2014 13:15
 GAME OVER X TRIBUNE X CAMERON KUNZELMAN
Cameron Kunzelman
Memory Override
Développeur indé, enseignant, critique, Cameron Kunzelman vit et travaille à Atlanta.
Avec cette tribune Memory Override, il dresse des ponts étonnants entre littérature
et jeu vidéo. Une manière aussi de jouer avec l’histoire. Épisode 1 : le flâneur.
A
u début du xxe siècle, le philosophe et historien
de l’art Walter Benjamin écrivit un article sur
Spazieren in Berlin, de Franz Hessel. Traduit par
Promenades dans Berlin (1929), le livre traite du
piéton pris dans le fourmillement urbain des
derniers temps de la république de Weimar. Dans
son texte, Benjamin en profite pour reprendre l’idée du
« flâneur », ce citadin désinvolte qui, marchant le long des
rues, observe le monde tout en restant détaché de celui-
ci. À travers cette image, l’auteur voit le xxe siècle comme
celui qui aurait vu la fin d’une adéquation entre le dedans
et le dehors : en passant devant les lieux, nous ne serions
plus capables de savoir ce qui vit dedans. Quelque chose
du bâtiment comme reflet dimensionné de son habitant,
du moule conforme à ce qu’il renferme, se serait perdu
dans l’architecture, et dans la vie. Ceci a un rapport avec
les jeux vidéo, je vous assure.
De 1930 à l’an 2000
Faisons maintenant un bond jusqu’à l’an 2000. Les
États-Unis s’apprêtent à provoquer un séisme sur deux
décennies de politique internationale. La PlayStation 2
débarque tel un ouragan sur le monde, mais allez savoir
pourquoi, vous et votre entourage continuez de jouer en
multi à GoldenEye 007. Valve n’a pas encore sorti Half-
Life 2 ni sa plateforme de distribution dématérialisée qui
changera profondément l’industrie du jeu vidéo. Pour
jouer, en 2000, il n’y a pas 36 possibilités. Vous pouvez
aller dans un magasin acheter les derniers gros titres,
avec pour seuls guides ces magazines de jeux vidéo dont
rien ne semble pouvoir entacher l’enthousiasme. Dans
ces mêmes magazines, vous pouvez remplir des bons
Nous vivons désormais à une époque
où le joueur peut devenir un flâneur
numérique.
GAMES06_096_Memory_1p.indd 96
_
_
de commande afin d’acheter les jeux dont l’enseigne
près de chez vous n’a pas voulu. Ou bien, sur Internet,
vous pouvez accéder aux premiers portails Flash, et
jouer à des platformers basiques après avoir attendu
des temps de chargement interminables. L’an 2000
ressemble au Berlin antérieur aux années 1930, avant
que ne disparaisse l’habitat traditionnel. Les magasins
de jeux vidéo permettent alors d’acheter des jeux.
Et les portails Flash proposent un contenu au format
attendu et adapté à la lenteur de votre connexion
Internet. Chaque chose à sa place, et à sa mesure.
Digital Age
Nous vivons désormais à une époque où le joueur peut
devenir un flâneur numérique. Je peux me balader sur
Game Jolt, et trouver des centaines de jeux à télécharger
ou en cours de création. De là, je peux voir un jeu issu
d’une game jam, et suivre les liens de son créateur
vers une page d’achat sur Itch.io. Sur cette même
page, un autre lien me mène vers un profil Twitter, et
je peux suivre l’artiste, par exemple pour regarder les
centaines de hashtags auxquels il a participé. Je suis le
fil #screenshotssaturday, et là je trouve une nouvelle
recommandation d’un curateur sur Steam que je viens
de découvrir. Mon monde a radicalement changé.
Plus encore, c’est tout le visage du jeu vidéo qui a plus
été transformé en quatorze ans que la ville en cinq
siècles. Dans le monde connecté du jeu indépendant,
continuer d’acheter le dernier blockbuster revient
presque à faire preuve d’une attitude rétrograde. Un
mot d’ordre : osez devenir un flâneur, suivez le flot
d’Internet vers des espaces étranges et inédits.
*
— GAMES#6 x 96—
24/10/2014 17:06
 ABONNEZ-VOUS À GAMES FORMULE
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Games06

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 GAME OVER X TRIBUNE X OLIVIER SÉGURET
Olivier Séguret
Portrait(s) du joueur
Les jeux d’accord, mais le joueur ? Critique cinéma et jeux vidéo à Libération, Olivier Séguret s’arrête
pour observer autour de lui cet étrange animal que celui qui joue, et dont on parle si peu. Épisode 6.
L
orsque j’étais étudiant, au siècle dernier, j’ai un
peu fréquenté les salles d’arcade, par le fruit
d’un hasard géographique. J’habitais un studio
dans le quartier de Pigalle, et c’est là, entre la
place de Clichy et Anvers, qu’était à cette époque
concentrée une large part des salles à Paris.
Lorsque je rentrais tard le soir, elles étaient encore
ouvertes et j’adorais y flâner. Je jouais peu, par timidité
ou plus exactement à cause de ce handicap : je suis très
mal à l’aise quand on m’observe jouer, ou alors j’ai besoin
qu’un certain niveau d’intimité soit acquis. Mais j’aimais
beaucoup observer les autres joueurs. J’ai déménagé
du quartier avant de voir ces salles commencer à être
désertées, puis carrément souffrir et finalement fermer.
Quelques années plus tard, elles avaient disparu.
L’arcade à la maison
Trente ans ont passé. Et l’autre soir, tandis que le petit
club informel de joueurs que je cultive depuis quatre ou
cinq ans était réuni chez moi, je me suis souvenu de ces
ambiances d’arcade, jusqu’à me demander si ce n’était
pas cela, au fond, que je cherchais inconsciemment à
reconstituer dans ma tanière. Le quarteron le plus fidèle
et assidu du club était là. Sans objectif prédéfini ni réelle
concertation, chacun s’est dirigé vers le jeu qui, à cet
instant, lui convenait. Caruso a repris la manette de la
Wii U pour continuer la partie de Bayonetta 2 là où elle
avait été laissée. Charles a suivi mon conseil (facultatif)
de jeter un œil sur la Vita où venait d’être chargé Pix
the Cat. César a saisi la DualShock pour entamer The
Evil Within sur l’écran télé et Giovanni, contre toute
attente, a plongé dans l’application Skylanders Trap
Team sur l’iPad mini. Giovanni n’avait jamais adhéré au
principe de cette licence milliardaire sur console, mais
Ce qui m’a sans doute fasciné quand j’ai
découvert Twitch : l’excellente position
de voyeur où elle me plaçait à volonté.
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n’a pu cette fois se décoller du jeu et de sa minimanette.
Négligeant le mode « Aventure », il a fait grimper ses
figurines à la seule force des arènes. Il a 21 ans, il adore.
J’en ai largement plus du double, j’adore aussi. Mais
pour ma part, à cet instant, je testais une autre appli
sur ma tablette perso : HiLight, jeu musical qui évoque
irrésistiblement un Simon de l’ère numérique et mobile.
Twitch lab
Voilà où je me trouvais. Une arcade sur quelques mètres
carrés, moins criarde peut-être, mais aussi dynamique et
vibrante à mes yeux que l’originale. Où flottait, surtout,
cette atmosphère inimitable d’absorption collective
mêlée aux immersions individuelles… Un précipité, une
essence de nos vies d’animal social de nature et solitaire
de destin. J’en étais là de mes réflexions modérément
nostalgiques sur l’arcade (je préfère le microcosme amical
d’aujourd’hui à l’anonymat public d’hier) quand m’est
apparue mon erreur, ou plutôt mon imprécision. Du point
de vue où je me trouvais en réalité ce soir-là, journaliste
comblé conjurant l’ennui de l’expertise, le spectacle
dont je faisais partie tout en l’observant s’apparentait
tout autant à une version domestique de l’arcade qu’à
une session live, éclectique et privée de Twitch…
C’est sans doute ça qui m’a fasciné dans les premières
semaines où j’ai découvert et fréquenté, abusivement,
Twitch : l’excellente position de voyeur où elle me plaçait
à volonté. Voyeur de quoi ? De tout ce qui touche aux
joueurs, leurs mœurs, leurs styles, leurs talents, leurs
façons, aussi, de se montrer : ce choix qu’ils font entre ce
qu’ils exhibent à notre contemplation et ce qu’ils nous
soustraient. Ici, dans ma chambre, metteur en scène
involontaire et impromptu, sans scénario ni intention,
je vois tout. Et c’est moi qui fait seul le montage.
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24/10/2014 13:15
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PRIX ASIE DE LA CRITIQUE ACBD 2013

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