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LE LONG SILLAGE

Haron Humphrey, 25 ans et employé chez Ford.

Avenue Montparnasse, 343 appt 2.

- Femmes, enfants, famille monsieur ?


Je n’ai rien de tout cela répond-il au docteur
Poirot.

Né d’une tombée en pleine mer d’un Pélican


l’ayant transporté tout bébé encore, il fût
repêché par un navire marchand et redistribué tel
un colis à l’orphelinat du port de Stone Island.

- Hé ! Haron le couillon ! La rumeur court


qu’on t’a chié en pleine mer dis !
Qu’est-ce qu’il pouvait bien répondre, c’était
donc vrai. Il n’avait aucune connaissance de son
origine.

Sur sa carte de naissance ; Haron Humphrey, né


d’une liaison homosapienne. L’anatomie de son
petit corps maigre exclu l’hypothèse d’un parent
pélican, c’est bien un humain ce garçon. Yeux
verts, cheveux bleus et peau blanche.

- Parlez-moi donc de votre enfance


mr.Humphrey ?
Il n’en a pas eu. Grandissant entre les foyers de
marins célibataires et ivrognes, il baigne dans
l’alcool depuis sa naissance (oui, littéralement
comme Obélix et la potion magique).
Ce n’est qu’à ces 21 ans que James Corianty
l’embauche pour un travail à la chaine chez Ford.

Contrat d’embauche
Moi sous-sous-soussigné Haron Humphrey accepte de
travailler à raison de 161h/semaine pour James
Corianty Archevêque archi-sèche de Chefchaouen.

4 ans et 31 jours passent.

Avec l’unique heure de sommeil dont il a droit


(car qu’est-ce que le sommeil si ce n’est qu’une
perte de temps ? et le temps c’est de l’argent)
Haron survit. Il ne vit pas, il survit ou encore
moins, il sousvit.

L’usine n’occupe pas trop (pas du tout) son


cerveau. Depuis ces 4 ans, 31 jours et 10
secondes, il n’a toujours pas vu l’ombre d’une
automobile. Sa chaine de montage consacrée à la
production de rétroviseurs, l’empêche de voir le
fruit final de son travail.

Il pense ce Haron, il pense et repense et pense


et rerepense et pense et rererepense et pense et
rerererepense à sa condition.

L’usine trop soucieuse de l’aliénation de ses


ouvriers s’est bien assurée de recouvrir le
miroir des rétroviseurs1 d’un film jaune
empêchant ainsi ces derniers de voir leur reflet.
Il ne l’a jamais vu.Au grand jamais il n’a vu son
reflet dans quelconque miroir.


1
Au pays de Fordlândia, les miroirs sont
interdits de présence.
Le 17 avril tout bascule, se bouscule de
scrupules au crépuscule.

Journal de Zao Keyi


17 avril,
20h33

Je l’vois, bordel il est devant moi et j’vous


écrit. Il a osé ! Le con, il l’a fait. Je
n’faisait que le tâter, j’croyait pas qu’il
allait le faire. Il a retiré la pellicule, y a vu
le miroir, SON REFLET ! Il est en état de choc y
bouge pas. Si t’approche ton oreille de ces mots
que j’t’écris là maintenant tu pourras entendre
le silence qui sévit dans l’usine.

Haron ne bouge pas. Le temps file et l’argent


coule. James Corianty descend à la chaine, le
voit. Haron le regarde. James le regarde. Haron
le regarde encore. James le regarde encore.

Journal de Zao Keyi


17 avril,
20h35

Ils sont là tous les deux. Ils se lâchent pas du


regard. Bordel j’en tremble, j’en perds mes mots
kdnsdmoskocmc vmxsdsdsc ifpld

À cet instant précis, James réalise ce qui se


déroule. Haron a basculé. Il ne reviendra plus à
l’usine.

Haron d’un pas recule, se tourne et marche vers


la SORTIE. Inscrite en rouge sur un panneau
lumineux, il comprend l’envergure de ce geste.
Journal de Zao Keyi
17 avril,
20h37

J’y crois pas bon Dieu ! Il marche tout droit


vers la SORTIE. Il a pété un cable. Ce reflet.

Haron marche puis court dans la ville à toute


allure, se rend à son appartement, ouvre le
tiroir, saisi le calepin vert en cuir et inscrit
à l’encre rouge.

Demain 18 avril Haron Humphrey se


donnera la mort.
L’opium ?
La corde?
Le saut du haut de son 3e étage ?

Non, non et NON. Tout cela est bien trop facile


pense t ‘il. Il veut que sa mort choque. Qu’on
parle de lui au journal du 19 avril. Que les
autres aussi basculent et soulèvent le film jaune
qui cache le miroir.
Il se décide, il retournera là où on l’a trouvé,
en mer. Il note sur une feuille :

~ Plan ~

Navire de type : Voilier


Voilier de type : Ketch à arrière Norvégien
Moteur: Vide
Radio : Vide
Téléphone satellite : Vide
Boussole analogique : Affirmatif
Vêtements : Affirmatif
Nourriture : Affirmatif
Quantité de vivres : Suffisamment pour vivre 2
ans.
Départ : 18 avril 7h21

18 avril 7h21

Haron a démarré

...volé le voilier du vieux Dean dans la marina, jeté par-


dessus bord tous les bidules électroniques, rempli le bidon
de 150 L d’eau douce et placé sa réserve de biscuits à thé
et de conserves de sardines aux tomates.

Oui, Haron a démarré.

Ses lectures des romans de mer de Moitessier


(Bernard de prénom) l’aideront probablement
(enfin, je l’espère) à naviguer sur les hautes
mers.

Il quitte le port voilà !


En retournant sa tête, il croise les cris du
vieux Dean qui voit son voilier s’envoler (car
qu’est-ce que l’eau si ce n’est que de l’air
liquéfié ? Alors OUI, il vole).

En pliant bien fort les yeux (car en plus de ne


pas savoir naviguer, Haron souffre d’une affreuse
myopie) il parvient à envoyer un message à l’aide
de son lance-pierre. Il croit apercevoir son
collègue de travail Zao le ramasser… Est-ce bien
lui ? mmmmm ? Enfin, il ne le saura jamais car le
bateau vole et les humains sur le port se font de
plus en plus petits.

Journal de Zao Keyi


18 avril,
7h31

Je passais par le port comme d’hab. pour entrer à


8h à l’usine et je l’aperçois... Ce fou est sur
un voilier, et pas n’importe lequel ! Celui du
vieux Dean qui en perd même sa pipe sur le port.
Il catapulte une roche grosse comme mon poing
gauche qui s’écrase sur le sol devant moi. Elle
est enveloppée par une feuille de papier. Je
l’ouvre :

J’ai escaladé le mur pour voir


ce qui ne se voit
et mesurer la profondeur du gouffre

Je quitte terre, rejoindre mer


Considérez-moi mort.
10h43

Haron a réussi à tourner le mat, positionner les


voiles en direction des vents favorables et
guider l’aileron vers l’ouest. Il enlève ses
chaussures, retire son chandail, son pantalon et
s’assoit sur le balcon avant du voilier.

Le bruit du vent fait dans ses oreilles :

OUUUUUUUUUUUH AAAAAAH

Le bruit de l’eau qui se fend fait :

PSHHHHHHHH SSSSSSSSS

La terre n’est plus ; rien derrière, ni devant.


Que le vide bleu.

Le soleil suit chacun de ses regards. Ses petits


yeux verts n’ont jamais été habitué à une telle
quantité de rayons lumineux. Son petit cœur mené
autrefois par une routine très grisement vide ne
peut soutenir toutes les émotions qui s’éclatent
par millier dans son intérieur.

Ses yeux se mettent à verser des larmes et son


cœur fait jaillir un cri puissamment doux

- Ah ! lâche-t’il

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