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FRANCAIS - ENGLISH
ART EN GÉNÉRAL - ANTIQUITÉ - MOYEN AGE - EUROPE - HISTOIRE DE L'ART AMATEUR EXPERT
RÉDACTION : 09/11/1997
DE L'ANTIQUITÉ ET DU MOYEN AGE PUBLICATION : 02/10/2014
Auteurs
Résumé
Sommaire
Reporticle
I. D’HOMÈRE À HYGIN. SOURCES DU THÈME
Avant-propos
Remerciements
Le duel (σειρηνοιιν) utilisé par l'aède indique que les Sirènes sont
deux, mais de leur apparence physique, rien n'est révélé. Seule, leur voix est amplement qualifiée : elle
est « ensorcelante » (29) (θεσπεσιαων, Od., XII, 158) et « fraîche » (λιγυρη, Od., XII, 44) ; leurs chants
sont « doux » (µελιγηρυν, Od., XII, 187). Les paroles que leur prête Homère permettent de découvrir
certains aspects de leur personnalité. On peut notamment en déduire que les Sirènes sont des êtres
omniscients : elles ont reconnu Ulysse, elles n'ignorent rien de la guerre de Troie et savent « tout ce que
voit passer la terre nourricière » (Od., XII, 191). Elles sont tentatrices et mortifères : la promesse de
laisser repartir Ulysse « content et plus riche en savoir » (Od., XII, 188) est un leurre qui devrait lui coûter
la vie s'il s'y laisse prendre. Enfin, elles semblent invincibles : jamais nul vaisseau n'a doublé leur cap sans
s'arrêter pour les écouter.
Parallèlement ou non à l'établissement de leur parenté, quelques Ill. 5 - Oinochoé à figures noires (c. 520 av. J.-C.).
auteurs précisèrent le nom des Sirènes. Une première série de
trois noms – et non deux comme aurait pu le faire supposer le duel homérique (43) – remonte à
Hésiode (44), une autre à Timée (45). Tandis que Thelxiepeia/Thelxiopè/Thelxinoè, Aglaophônos/Aglaopè,
Peisinoè/Pisinoè ou Molpè, habituellement présentées comme filles de Melpomène, ont des noms qui font
allusion au côté musical de leur séduction et à leur charme, Parthénopè, Leucosia, Ligeia, issues de
Terpsichore, évoquent des toponymes d'Italie méridionale où une Sirène était censée avoir échoué ou être
ensevelie (46).
Comme il fallait s'y attendre, l'île des Sirènes n'échappa point aux tentatives de localisation. Lorsque les
aventures d'Ulysse furent situées dans la mer Tyrrhénienne, on plaça les Sirènes soit en Sicile – sur le cap
Pelorias, dans l'Etna ou à Catane –, soit aux Sirénusses. Ce nom fut donné par certains à un petit archipel
composé de trois îlots dans le golfe de Posidonia, par d'autres, au cap qui sépare le golfe de Cumes de
celui de Posidonia sur lequel, par ailleurs, un temple leur était consacré (47). Curieusement, le pré fleuri,
leur séjour chez Homère, a été rarement mentionné après lui. Seuls Hésiode, Apollonios de Rhodes et un
scholiaste de l'Odyssée y font allusion lorsqu'ils appellent l'île aux Sirènes « la (belle) Fleurie » (48) en
faisant de l'adjectif anthemoessa un nom propre. Ce changement résulte vraisemblablement d'une
atténuation des connotations infernales liées primitivement à ce passage. À l'époque hellénistique, par
ailleurs, on a souvent insisté sur le caractère escarpé et élevé du « rocher » des Sirènes et la tradition s'est
maintenue plus tard : dans les Argonautiques orphiques, elles sont décrites guettant leurs proies sur des
« cimes neigeuses » (49)! Ces précisions, déconcertantes au premier abord, s'expliquent en partie quand
on sait que les Sirènes antiques étaient imaginées comme des femmes-oiseaux (50).
S'il est déjà fait allusion aux Sirènes ailées dans l'Hélène d'Euripide, c'est à Apollonios de Rhodes qu'on doit
leur première mention dans un contexte épique (51) avant que cette morphologie ne s'impose très
largement dans tous les genres littéraires. Ce n'est qu'à partir du IIe siècle avant notre ère, sous
l'influence conjointe de la critique rationalisante d'Alexandrins comme Aristarque, et de l'exégèse
évhémériste, que les Sirènes sont parfois décrites sous une forme tout humaine (52). Toutefois, le fait
d'avoir été appelées gunaikes/kourai/ornithes/volucres ne permet pas toujours d'affirmer que les Sirènes
étaient « visualisées » par les auteurs sous un aspect uniquement humain ou animal (53) : cette apparente
exclusive ne fait parfois qu'indiquer l'élément prédominant de leur nature. Tout au plus peut-on imaginer
un buste humain quand les Sirènes sont présentées en train de jouer de la lyre ou de la double flûte (54).
Le « calme sans haleine » qui précède, dans l'Odyssée, l'épiphanie des Sirènes, fut également commenté.
D'après un scholiaste de l'Odyssée, Hésiode aurait affirmé qu'elles immobilisaient même les vents en les
ensorcelant de leurs voix (61). Ce pouvoir sur les éléments est attesté chez quelques auteurs (62) mais la
plupart du temps, il n'y est fait aucune allusion. Toutefois, ces conditions atmosphériques particulières –
l'absence de vent et partant la chaleur desséchante – ont sans doute influencé la manière dont les
Alexandrins ont parfois conçu la mort des victimes des Sirènes (63). Renonçant à imaginer les marins
« déchirés tout crus », comme l'avait fait Lycophron (64), la plupart des savants exégètes ont très
rationnellement allégué la mort par consomption: oublieux de boire et de manger, figés par le plaisir du
chant (65) ou sombrant, à cause de lui, dans un sommeil mortel, les victimes étaient censées se consumer
de langueur sous la vive morsure du soleil.
« Le droit des figures mythiques, qui est celui du plus fort, ne vit que de l'impossibilité d'accomplir leurs
préceptes » (66). C'est pourquoi une seule défaite anéantit leur force mystérieuse. Cette règle essentielle
de la mythologie populaire devait trouver une nouvelle illustration dans l'histoire littéraire des Sirènes dont
le cours est effectivement jalonné de récits évoquant leur suicide (67). Dans les témoignages les plus
anciens, le mobile n'est pas expliqué: que le monstre tentateur s'expose lui-même à tous les dangers qu'il
fait subir, a l'air d'aller de soi (68). Plus tard, on insista davantage sur le sentiment de dépit ressenti par les
Sirènes à la suite de leur défaite, expliquant ainsi leur geste de désespoir par une sorte de blessure
d'orgueil (69). Enfin, on recourut à des éléments extérieurs au récit pour justifier leur attitude : une
ancienne prophétie qui prédisait leur mort quand un navire passerait devant leur île sans y aborder fut
invoquée (70).
Si, en réalité, le suicide des Sirènes, sensu stricto, a été peu décrit avant la fin de l'Antiquité, ses suites,
par contre, le furent davantage : leur ensevelissement sur la côte italienne et le culte qu'on leur rendit en
Campanie, sont fréquemment mentionnés dans la littérature grecque et surtout latine (71). À cet égard, une
place importante fut réservée à l'évocation de Parthénopè, éponyme de la ville qui allait être rebaptisée
Neapolis/Naples plus tard. Son tombeau à proximité duquel elle était honorée, les jeux rituels qu'on lui
dédiait (72) ont fortement frappé l'imagination des auteurs (73). Cette légende de fondation est une des
conséquences imprévues de la faveur des épopées, le culte des Sirènes ayant été en fait introduit par une
très ancienne colonie grecque originaire de Rhodes ou de Chalcis en Eubée.
Que l'on pût lire partout que les dépouilles des Sirènes avaient échoué sur les côtes campaniennes
n'empêcha guère le Pseudo-Orphée de soutenir leur transformation en rocs après leur mort (74). Cette
ultime métamorphose fut sans doute alléguée pour justifier l'appellation Sirenussai/Sirenum petrae donnée
parfois aux trois îlots situés au large de Posidonia, qu'on n'identifiait pas toujours avec l'île fleurie
d'Homère, d'Hésiode ou d'Apollonios (75). Le suicide des Sirènes – simple conclusion logique de la victoire
du héros – eut donc une postérité littéraire déconcertante : loin d'enrichir le récit par de nouvelles données
imaginaires, les épisodes adventices qu'il suscita servirent uniquement à expliquer un culte régional ainsi
que le nom prédestiné d'un petit archipel aride.
Conçue aux origines de la civilisation grecque, la légende des Sirènes vaincues par un héros épique suscita,
nous l'avons vu, autant de gloses que de transpositions et d'adjonctions dans la littérature antique. Ainsi
les Sirènes reçurent un nom, une famille et même un passé dont le poids justifiait à la fois l'aspect
thériomorphe et la cruauté. Elles gagnèrent également une mort aussi implacable que l'était celle qu'elles
infligeaient jadis à leurs victimes. Complétée de cette façon, l'évocation d'Ulysse/Orphée et des Sirènes
perdit évidemment en poésie, mais elle s'enrichit par contre en détails rationalisants dont l'abondance
témoigne de l'intérêt qu'on ne cessa de lui porter tant pour des raisons philologiques que culturelles. Par
ailleurs et au-delà de ces adjonctions, on ne peut qu'être frappé par la fidélité à la structure du texte de
référence. Les Sirènes demeurant une forme de l'opposant, les éléments constitutifs du bloc narratif initial
– les schèmes – ont été conservés. Cette dépendance étroite de l'Odyssée dans la transposition, malgré les
tentations de l'anecdote ou du détail pittoresque, se retrouve de manière identique dans les
représentations figurées de l'épisode. Parfois, néanmoins, elles révèlent d'autres interprétations
intéressantes des données homériques qu'il sera utile de comparer ensuite entre elles.
Les plus anciennes scènes connues consacrées à la rencontre d'Ulysse et des Sirènes figurent sur deux
aryballes corinthiens conservés, l'un à Bâle (Ill. 1), l'autre à Boston (Ill. 2) (76), avant d'apparaître, vers
520, dans la céramique attique. Dans les deux cas, Ulysse figure debout devant le mât planté au milieu du
navire. Sur l'aryballe de Boston, il est entravé conformément au récit homérique ; sur celui de Bâle, il ne
l'est guère : on le voit agiter les bras. Ce détail a conduit Karl Schefold à considérer cette scène comme
l'illustration d'une version de l'épisode antérieure à celle du récit chez les Phéaciens (77). Sur l'un et l'autre
vase, des oiseaux accompagnent les Sirènes qui, par ailleurs, possèdent elles-mêmes un corps d'oiseau.
C'est, de fait, la forme qui prévalut dans l'art grec et romain. Sur
soixante-treize représentations de la rencontre d'Ulysse et les
Sirènes recensées par Odette Touchefeu-Meynier, quatre
seulement attestent une iconographie différente : les Sirènes ont
l'apparence de femmes-poissons sur un bol mégarien de la fin
du IIIe siècle av. J.-C. (Ill. 7) et sur deux lampes romaines des
Ier-IIe siècles issues du même moule (78) (Ill. 29) ; leur aspect
est humain sur un bol thébain (79) du dernier tiers du IIe siècle.
Toutes les urnes cinéraires de Volterra présentent également des
Sirènes sans tératologie (80) (Ill. 8). Ces exceptions sont
généralement expliquées par une contamination avec d'autres
motifs : Scylla, dans le premier cas (81), un groupe bachique (82)
ou un groupe de Muses musiciennes dans l'autre (83). Lorsqu'on
compare entre elles les différentes scènes où apparaissent
Ulysse et les Sirènes, on est frappé par l'humanisation Ill. 7 - Bol à reliefs mégarien (fin du IIIe s. av. J.-
C.).
progressive de ces dernières (84). À l'époque archaïque, l'élément
animal prédomine : les artistes ont conçu les Sirènes comme
des oiseaux à tête humaine. Dès le VIe siècle, elles ont souvent
des bras, suscités sans doute par le désir de les doter
d'instruments de musique – la flûte double et la lyre le plus
généralement (85). À partir du cratère de Paestum (c. 330) (86)
(Ill. 6), les Sirènes ont le torse humain – muni ou non d'ailes
dans le dos – et dans l'art hellénistique et romain, elles sont
féminines jusqu'aux genoux. C'est également sur le cratère de
Paestum que l'une d'elles apparaît «vêtue» pour la première fois
: elle porte une sorte de blouse sans manche, brodée et bien
ajustée. Dans l'art hellénistique et romain, les Sirènes sont
souvent habillées d'une sorte de tunique qui ne laisse apparaître
que leurs pattes (Ill. 26) ; sur les urnes étrusques, elles en
portent également, de même qu'un manteau. Le vêtement – du
moins dans les œuvres les plus anciennes – doit s'interpréter,
Ill. 8 - Urne cinéraire étrusque (c. 150 av. J.-C.).
pensons-nous, de la même manière que les bijoux parant
certaines Sirènes : comme un signe de coquetterie féminine.
Cette référence au charme physique des Sirènes et partant, à la nature érotique de leur séduction, est tout
à fait absente chez Homère, Apollonios de Rhodes et leurs commentateurs. Elle trouva toutefois un large
écho auprès des poètes comiques et des moralistes qui comparèrent les courtisanes aux Sirènes (87). Les
connotations érotiques sont parfois renforcées par un élément du décor. Les Amours ailés et le lièvre qui
font pendant à la rencontre d'Ulysse et les Sirènes, sur un stamnos attique du Ve siècle av. J.-C. (88) (Ill.
3) appartiennent au même ordre d'idées. Le rapprochement est encore souligné par les noms donnés à
l'une des Sirènes, HIMEROPA (« le chant du désir ») et à l'un des génies, HIMEROS ; quant au lièvre, on
sait qu'il était un cadeau d'amour.
Le nom HIMEROPA, attribué à la Sirène par l'inscription, est le seul que l'art antique nous ait livré : il ne
correspond à aucun de ceux que rapporte la tradition littéraire. Les inscriptions relevées sur d'autres
scènes figurées: «Sirènes», « Ulysse » présentent moins d'intérêt : elles servent uniquement à en
identifier les protagonistes. Seul le mot VΣN peint sur une œnochoé de la fin du VIe siècle (Ill. 5) mérite
qu'on s'y arrête : « délivre-moi », signifie-t-il, si on le considère comme une forme du verbe λυω (89). Si
cette lecture est la bonne, ce terme évoquerait donc les injonctions muettes qu'adressait Ulysse à
l'équipage, pour le délier.
D'autres détails trahissent également une influence précise du texte homérique. Ainsi, les marins occupés
à ramer et parfois la grand-voile repliée, rappellent l'absence de vent qui entourait, dans l'Odyssée,
l'apparition de l'île enchantée. La présence sur certains vases de deux Sirènes ne peut toutefois s'expliquer
entièrement par référence au duel utilisé par Homère : ce nombre a pu également être choisi pour
satisfaire un désir de symétrie. En fait, les Sirènes sont souvent trois dès l'époque archaïque :
fréquemment mentionné en littérature, ce chiffre trouve peut-être ici son origine et son explication.
La prairie fleurie chantée par l'aède s'est vue aussi transformée très anciennement en plateau aride ou
planté d'arbres sommant des roches escarpées (90). Ayant doté les Sirènes de serres d'oiseaux de proie, les
artistes estimaient sans doute logique de les faire « nicher » sur les hauteurs. Nombreux sont les auteurs
qui, nous l'avons vu, ont adopté cette localisation.
« Le rivage tout blanchi d'ossements », décrit par Circé suscita à peine plus de transpositions graphiques
que le pré en fleurs : les squelettes et les os épars des victimes des Sirènes apparaissent uniquement sur
deux fresques de Pompéi (91) (Ill. 28) sans qu'il soit possible de déterminer la cause de leur mort. Seul le
décor d'une urne étrusque suggère le naufrage, une épave émergeant à proximité de l'écueil (92).
Quant au suicide des Sirènes, mentionné dans une version de la légende non attestée par Homère, il est
évoqué, selon toute vraisemblance, sur le stamnos attique déjà cité (Ill. 3). On y voit en tout cas une des
trois Sirènes se précipiter de son rocher vers la mer. Pour Odette Touchefeu-Meynier, la finalité de son
geste ne fait pas de doute: « ses yeux fermés préfigurent la mort prochaine » (93). Une scène analogue
semble avoir été peinte sur un vase très ancien (c. 600) dont on conserve deux fragments (94). Si
l'hypothèse est fondée, on aurait du suicide des Sirènes, une allusion antérieure à celles de Timée-
Lycophron.
Sans pouvoir évidemment attribuer sa conception aux artistes, le suicide des Sirènes – issu
vraisemblablement d'une tradition orale et populaire – semble avoir été évoqué plus anciennement par les
peintres de vases que par les écrivains. Les Sirènes coquettes paraissent l'avoir été également, du moins
dans un contexte homérique. Ce pittoresque de la forme, indice d'une banalisation du thème, fut
heureusement compensé par un rendu très expressif, une « présence » que l'on chercherait en vain chez
les poètes ou dans les exégèses desséchantes des mythographes. D'autres éléments, comme la localisation
des Sirènes en des lieux escarpés, la mort des victimes consécutive à un naufrage, semblent pouvoir être
aussi imputés à l'imagination picturale. Toutefois, il ne faudrait pas commettre l'erreur de vouloir étudier
les représentations de la rencontre d'Ulysse et des Sirènes en fonction d'Homère et de ses seuls
commentateurs et continuateurs en ignorant le contexte plus général dans lequel prennent place les
Sirènes antiques. Honorées comme divinités de l'au-delà, utilisées comme symboles de la perversion, toute
une mythologie foisonnante et paradoxale des Sirènes s'est formée de bonne heure qui a pu influencer les
artistes. Sans pouvoir prétendre en étudier tous les aspects, voyons à présent comment, de puissances
magiques redoutables, les Sirènes en vinrent à être invoquées parfois comme divinités bienveillantes dans
le cadre d'un culte des morts.
La nature mythique des Sirènes homériques n'est guère précisée, pas plus que leur apparence, nous
venons de le voir. Tout au plus peut-on les définir comme des puissances magiques omniscientes dont le
chant enchante les hommes pour les faire périr. Sans pouvoir étendre ces particularités à toutes les Sirènes
antiques, il semble qu'on doive admettre qu'elles en constituent souvent l'essence. Même honorées comme
divinités secourables, les Sirènes resteront toujours quelque peu inquiétantes. C'est que, mises en rapport
avec l'au-delà dès l'aurore de la civilisation grecque, elles ont acquis par cette association un prestige qui
les rend redoutables aux vivants. Ce lien avec la Mort sera notre fil d'Ariane dans le labyrinthe de sens où
nous entraîneront les enchanteresses: c'est vers Elle seule, en effet, que convergent les symboles dont les
Sirènes se sont chargées au cours des temps. L'archéologie et la littérature l'attestent suffisamment même
si parfois l'accumulation de significations qui assureront leur permanence tend à occulter cette unité
fondamentale.
Ill. 13 - Relief lycien (dét.) (Xanthos, c. 500 av. J.- favorisé par l'association des Sirènes à un culte chthonien et plus
C.).
particulièrement funéraire, apparenté à celui des mânes et des
héros. Ce culte, de type populaire, s'opposait en fait à la religion
olympienne dont il constituait l'aspect antithétique et
complémentaire. C'est dans son cadre (111) qu’on déposa des
petites statuettes en terre cuite en forme d'oiseaux à tête
humaine portant un bouton de lotus ou un kalathos sur la
tête (112)(Ill. 12) ou des grenades autour du cou (113), dans les
tombes, les temples de Perséphone et même dans les Héraïa (114).
C'est dans un contexte similaire que furent aussi exécutés des
reliefs et des peintures de vases où figurent des Sirènes –
puisqu'il semble certain qu'on peut les identifier comme telles –
portant dans les bras une âme représentée sous la forme d'une
petite figure humaine (Ill. 14) (115), accompagnant Déméter, Héra
ou Dionysos (116), posées sur ou à proximité d'une sépulture (117),
intervenant dans des scènes de prothèsis (118)(ills 17 et 18) ou
Ill. 14 - Terre cuite (Italie. IIIe-IIe s. av. J.-C.).
un Banquet des Bienheureux (119)(Ill. 19). On leur voua même un
culte particulier dans certaines régions de la Grèce et dans les
colonies campaniennes (120). Parfois collectif – adressé à la fois à
Parthénopè, Ligeia et Leucosia –, parfois individuel comme celui
de Parthénopè ou de Ligeia, ces cultes locaux jouirent d'une
renommée certaine, notamment celui de Parthénopè. Lycophron
(Alex., 717 sq.), Timée (schol. Lykophr. Alex., 732) et le Pseudo-
Aristote (Mirab. ausc., 104) ont les premiers mentionné les
offrandes sanglantes et les jeux rituels qu'on lui consacra, aux
environs de Naples. En fait, les témoignages littéraires confirment
abondamment ces connexions avec l'au-delà et les divinités de la
Mort même si les textes concernent le plus souvent les Sirènes
homériques : ces dernières ont toujours conservé, nous l'avons
vu, avec les « autres Sirènes » des liens subtils et essentiels,
même après leur différenciation. Ainsi n'est-t-il pas hors de
propos non plus de rappeler l'insistance avec laquelle tant
Ill. 15 - Gable de tombe lycienne (dét.) (Xanthos, d'écrivains les ont mises en rapport avec Perséphone (121). Les
c. 500-480 av. J.-C.). plus anciennes allusions écrites aux Sirènes qui éclairent le mieux
leur aspect funéraire – celles de Sophocle et d'Euripide (122) –
sont toutefois indépendantes du contexte homérique. La
première, conservée dans un fragment non identifié de tragédie,
fait état de leurs accents « venant de l'Hadès » plutôt que
« mortels » (τoυς "Aιδoυ νoµoυς), comme le suggère l'éditeur
Alfred ChiIton Pearson. La seconde, plus importante, est faite par
Hélène, dans la pièce du même nom. Au moment de préluder au
thrène, elle s'adresse aux Sirènes en ces termes :
« ... pleurant sur toi, les joues ravagées de larmes, nous nous
tenons ici près de ton tertre, belles statues de Sirènes ».
3 IMAGES DIAPORAMA
SPÉCULATIONS ET EXÉGÈSES
Ainsi, quoiqu'à l'origine la notion d'harmonie n'ait guère eu un sens musical – elle signifiait uniquement la
liaison, l'accord, l'ordre, la régularité –, l'assimilation déjà ancienne de la tetractys à l'« harmonie dans
laquelle sont les Sirènes », paraît témoigner en faveur de l'antiquité de la conception de l'harmonie céleste
comme musique des sphères (139). En tout état de cause, « il paraît permis de rapprocher la doctrine
platonicienne de la formule mystérieuse des acousmata d'abord à cause de l'identité de sujet, ensuite
parce que le mythe de la République est d'inspiration pythagoricienne » (140), notamment la description de
l'univers.
« ... lorsqu'après le trépas elles (les âmes) deviennent errantes, les Sirènes leur inspirent l'amour de ce qui
est céleste et divin, en même temps qu'elles leur versent l'oubli des misères mortelles. Elles les
maintiennent, les charment, les consolent ; et ces âmes, par reconnaissance, les suivent et s'attachent à
elles. Ici-bas il arrive jusqu'à nous un écho affaibli de cette musique... » (148).
Après avoir été conductrices d'âmes dans les prairies de Perséphone et dans le sombre Hadès, les Sirènes
devinrent donc divinités psychopompes dans le champ des étoiles. Il est vrai que dans l'au-delà
pythagoricien, l'espace où les âmes étaient censées aller après le trépas, était assimilé à l'Océan, de même
que le Soleil et la Lune étaient tenus pour les « véritables Îles des Bienheureux » (149). Expliquées par la
croyance en l'immortalité céleste de l'âme (150), ces conceptions nouvelles surent facilement s'imposer. Par
contre, l'attribution aux Sirènes d'une fonction aussi prestigieuse que celle de psychopompe, dut provoquer
de vives réactions : le contexte dans lequel se situe le dialogue précité de Plutarque y fait écho de même
sans doute qu'une légende tardive narrant la victoire musicale des Muses sur les Sirènes (151). La tradition
pythagoricienne d'exégèse morale des mythes avait, faut-il dire, contribué à souligner leur caractère
funeste (152)!
C'est en constatant que Platon s'était référé tantôt aux Sirènes célestes, tantôt à celles de l'Hadès (153) et
que ce qu'il en avait dit ne s'accordait guère avec le mythe d'Ulysse, que Proclus estima qu'il existait trois
sortes de Sirènes : célestes, qui sont soumises à Zeus, génératrices, qui dépendent de Poséidon, et
infernales qui obéissent à Pluton (154). Sa distinction se fondait sur l'opposition entre leur harmonie
charnelle et celle, intellectuelle, des Muses. Toutefois, ses théories que le texte de Plutarque infirmait, ne
furent pas adoptées unanimement : l'assimilation Muses-Sirènes est encore attestée chez Macrobe (Somn.
Scip., 2, 3, 1) : nam Siren dea canens Graeco intellectu valet !
Ainsi donc, la doctrine qui éleva les Sirènes dans les cieux pour leur faire présider l'harmonie cosmique,
contribua paradoxalement au maintien de leur caractère ambivalent, en rendant nécessaire leur
différenciation en plusieurs catégories aux fonctions contradictoires. Les « bonnes » et les « mauvaises »
Sirènes coexistèrent donc, les premières – parfois identifiées aux Muses – ayant comme rôle de sauver les
âmes en les attirant vers les astres, les secondes, de les perdre en les inclinant vers la génération. À la
tentation de l'Immortalité s'opposait donc en quelque sorte, la tentation de la Mort. C'était à Cicéron qu'il
appartenait d'interpréter la tentation des Sirènes comme celle de la Connaissance.
Dans son essai philosophique consacré à la notion du Souverain Bien, Des Termes extrêmes des Biens et
des Maux, et plus particulièrement dans un passage consacré « au désir qui tient (les hommes)
d'apprendre et de savoir », Cicéron affirme en effet qu'« ...Homère a bien vu que sa fable serait sans crédit
s'il n'y avait que de petites chansons pour emprisonner dans les mailles d'un filet un homme comme Ulysse
: c'est donc la science que les Sirènes promettent, une chose qu'il n'eût pas été étonnant de voir un
homme ambitieux de sagesse préférer à sa patrie » (155).
Comme l'a si justement dit Gabriel Audisio, par son refus de la Connaissance qui l'aurait rendu « pareil à
Dieu », Ulysse s'empêcha de commettre son « péché originel » (156). Cette parenté avec l'épisode de la
chute dans la Genèse est à ce point évidente, que Gabriel Germain s'y est référé dans sa recherche des
sources du passage odysséen (157), les deux « tentations » – biblique et homérique – étant à ses yeux des
variantes d'un même mythe d'origine sumérienne ou égyptienne. Sans nier la pertinence de ce
rapprochement, nous doutons cependant que la rencontre d'Ulysse et des Sirènes ait eu cette signification
dans le nostos originel.
Quel qu'ait été, en fait, le contenu réel de l'Odyssée, ses exégètes y trouvèrent tous les éléments
nécessaires à l'élaboration de leurs propres théories. Ainsi, nous l'avons vu, même l'action bienfaisante du
chant des Sirènes célestes sur les âmes errantes a pu être expliquée par référence à Homère ! Toutefois,
dans le cas des Sirènes du moins, les croyances populaires semblent avoir autant influencé les spéculations
mystiques que les vers de l'aède (158). Le nom de « Sirènes » donné par Proclus aux « âmes » (yucaί) des
sphères célestes procède sans doute partiellement de la croyance rare mais attestée de la Sirène –
Seelenvogel (159). Quant aux Sirènes psychopompes de l'empyrée, elles ont simplement pris la succession
de celles qui, compatissantes, guidaient déjà les âmes vers l'Hadès.
En tout état de cause et au-delà des apparences, les interprétations – éthique et mystique – de Theodor
Klauzer et de Pierre Courcelle peuvent néanmoins se rejoindre dans une certaine mesure. En effet, le
mirage fatal de la matière assimilé parfois par l'exégète à la rebellion de l'âme individuelle contre les
ordres de Dieu qui sont les lois de la raison, pouvait être aussi moins subtilement interprété comme
« l'attrait de l'amour sensuel » (170). Ce glissement de la métaphysique à l'éthique favorisait ainsi
l'identification des Sirènes liées à la genesis des philosophes néo-platoniciens aux Sirènes – symboles des
plaisirs inférieurs – des moralistes. Dissociées par eux de la cathartique musicale en rapport avec les
démons et les esprits des morts (171) qui leur avait valu de participer à l'harmonie des mondes, les Sirènes
allaient se retrouver dépouillées du prestige dont un poète-philosophe les avait revêtues. Toutefois,
l'ascétisme professé par la secte contenait en lui les prémisses de leur déchéance : figures féminines
séduisantes, associées traditionnellement à la matière et à la chair, elles devaient nécessairement être
valorisées négativement dans la doctrine morale dualiste des pythagoriciens qui s'accordait avec le
développement de leur arithmétique.
L'exégèse allégorique de l'Iliade et de l'Odyssée fut pratiquée pour la première fois, semble-t-il, à la fin du
VIe siècle avant J-C. Cette méthode d'interprétation de texte, conçue pour découvrir le « sens profond »
des épopées, eut sans doute initialement un but apologétique : il y avait en effet à l'époque un mouvement
d'opposition à Homère que certains, comme Pythagore, accusaient d'avoir donné des dieux une
représentation immorale (172). Grâce à des commentaires appropriés, on prouva donc qu'une doctrine
exacte et sainte se cachait sous les apparences de l'imposture et du sacrilège. On sauva par ce subterfuge,
et l'aède et les dieux ! Quand avec le temps l'hostilité contre Homère cessa de manière générale (173),
plusieurs philosophes se flattèrent même de retrouver chez le grand ancêtre l'origine et la confirmation de
leurs propres systèmes. À cette fin, ils se mirent à rechercher tout ce qui, dans la geste, était susceptible
de les étayer ou de les légitimer. Ainsi Ulysse fut-il tour à tour héros pythagoricien (174), cynique, stoïcien,
platonicien et néo-pythagoricien (175), Homère devenant le garant ou même l'initiateur de ces doctrines.
« (Des) comparaisons, instituées par le pythagorisme, on concluait le plus souvent dans les notices
tardives, soit à la continuité d'une tradition depuis Homère jusqu'à Pythagore, soit au pythagorisme
d'Homère. L'épisode des Sirènes prouvait, par exemple, que les poèmes homériques n'ignoraient rien de
l'influence de la musique sur les hommes » (176).
L'exégèse allégorique se développa, en fait, dans trois directions principales. Il y eut une exégèse physique
qui voyait dans les dieux et dans les héros de l'épopée une représentation de l'univers ; une exégèse
psychologique ou morale qui en faisait des dispositions de l'âme ou l'incarnation des vertus et des vices et
une exégèse théologique et mystique qui recherchait dans les mythes homériques, le reflet des mystères
de l'au-delà. Ce dernier type d'exégèse, pratiqué sous une certaine forme par les pythagoriciens, ne connut
son plus grand développement qu'à partir de Plutarque (177). Comme nous l'avons vu précédemment, les
Sirènes homériques furent interprétées selon son principe – comme divinités psychopompes par certains
néo-pythagoriciens, comme «démons qui retiennent les âmes en vue de la génération » (178) par les néo-
platoniciens –, les aventures d'Ulysse symbolisant l'histoire mystique de l'âme en marche vers la vraie
patrie. Selon Pierre Boyancé, il y aurait eu pareillement derrière l'acousma et le mythe d'Er déjà
commentés, « le travail d'exégèse des mythes tel que nous le connaissons chez les pythagoriciens et qui
s'attache spécialement à Homère et à Hésiode » (179).
Conformément à cette méthode d'exégèse allégorique en honneur dans l'école pythagoricienne, Ulysse
aurait été interprété – selon Marcel Detienne – comme le symbole d'un sage « bien avant de le devenir
pour les cyniques et les stoïciens » (180). L'antiquité de l'exégèse pythagoricienne d'Homère et d'Hésiode
reste toutefois difficile à établir parce qu'elle s'appuie en partie sur des témoignages tardifs (181). Et l'on
connaît, par ailleurs, la propension qu'avaient les néo-pythagoriciens à faire remonter leurs croyances à
l'ancien pythagorisme. La paternité de la comparaison symbolique entre Sirènes et plaisir des sens que
Porphyre attribue à Pythagore lui-même, semble exemplaire à cet égard: « Pythagore comparait (déjà) le
plaisir qui, au prix de dépenses insensées, est agréable au ventre et aux organes sexuels, aux chants
meurtriers des Sirènes » (182), celles-ci étant opposées aux Muses dont l'harmonie était sans doute
comparée aux joies d'une vie vertueuse (183). Si, a priori rien n'infirme cette attribution, au contraire – ces
femmes mi-humaines mi-animales pouvaient même jusqu'à un certain point symboliser le dualisme moral
que les membres de la secte avaient élaboré en accord avec le développement de leur arithmétique (184) –,
on reste néanmoins confondu par l'absence totale d'allusions quelque peu anciennes à cette interprétation
dans un contexte pythagoricien. Quand on voit, par contre, le parti que les (néo-)pythagoriciens en tirèrent
– Démophile prônait une vie vertueuse à l'abri des tentations, symbolisées par les Sirènes, comme gage
d'immortalité (185)–, on serait plutôt tenté de parler d'« emprunt » par ceux-ci, à toute une tradition
philosophique et littéraire dont il manque, malheureusement, les maillons les plus anciens.
En fait, à l'époque où Ulysse devint sans conteste héros pythagoricien – postérieurement au IVe siècle av.
J.-C. (186)–, il était déjà considéré comme un héros cynique, notamment grâce à Antisthène, le père de
l'école (187). Peut-être était-il même héros stoïcien, les stoïciens ayant été sur le plan de la doctrine morale,
les héritiers spirituels des cyniques (188). On serait, en fait, tenté de le croire malgré le peu d'allusions à
Ulysse dans les fragments conservés des premiers stoïciens, Zénon, Cléanthe et Chrysippe. Ce héros
résumait en effet « admirablement l'attitude du sage stoïcien devant la douleur, qu'il méprise, devant le
plaisir qu'il méprise également » (189) : Épictète et Sénèque en ont parlé en ce sens. C'est même en se
référant à la tradition du Portique que ce dernier écrivit qu'Hercule et Ulysse - souvent réunis par les
stoïciens pour leur courage face aux épreuves – étaient des « sages, invaincus dans leurs travaux, plein de
mépris pour la volupté et triomphant du monde entier » : Ulixem et Herculem Stoici nostri sapientes
pronunciaverunt, invictos laboribus et contemptores voluptatis et victores omnium terrarum (190). Si la
tentation d'associer symboliquement cette voluptas aux personnages féminins séducteurs de l'Odyssée –
Circé, Calypso et les Sirènes – se justifie sans doute – quelques textes tardifs l'attestent (191)– , aucune
allusion ancienne ne permet en tout cas de prouver l'origine stoïcienne de cette comparaison symbolique.
En outre, lorsque Sénèque se réfère ailleurs au « rivage suspect pour ses voluptés perfides » (des
Sirènes) (192), il ne le fait pas en doctrinaire : l'expression est essentiellement littéraire et ne peut guère
être considérée comme l'illustration de ses opinions philosophiques. En fait, il en va sans doute de
l'interprétation des Sirènes comme de l'exégèse morale des exploits d'Ulysse : diverses écoles ont dû
participer à son élaboration, de même que les commentateurs sans appartenance précise dont il ne faut
pas sous-estimer l'apport (193). Quoi qu'il en soit, les Sirènes, symboles de vice, apparaissent nettement
dissociées de tout contexte philosophique précis dès le Ier siècle avant J.-C. L'utilisation qu'en a faite
Horace est significative à cet égard :
« Ce que peuvent (...) la vertu et la sagesse, Homère nous en a proposé un profitable exemple dans cet
Ulysse qui, vainqueur de Troie, observa d'un œil avisé les villes et les mœurs de beaucoup d'hommes et,
(...) subit beaucoup d'épreuves, sans jamais être submergé sous les flots de l'adversité. Tu connais le
chant des Sirènes, le breuvage de Circé » (194).
Celle qu'en fit Maxime de Tyr, un platonicien éclectique du IIe siècle apr. J.-C., l'est également : il s'en est
uniquement servi comme illustration du Vice dans son évocation du célèbre apologue d'Héraklès au
carrefour, attribué à Prodicos :
« Car à ce chemin (de la vie) tiennent plusieurs sentiers, qui séduisent par des agréments trompeurs, et
dont la plupart conduisent à travers des abîmes et des précipices, les uns dans le pays des Sirènes, les uns
dans celui des Lotophages, et les autres dans celui des Cimmériens. Mais il n'y a qu'une voie étroite,
ardue… » (195).
Sorties de la sphère spécifique de la philosophie morale, les Sirènes, symboles de vice, pouvaient être dès
lors « récupérées » par ceux que l'on pourrait appeler « les littéraires ». Qu'un romancier comme Achilles
Tatios les ait utilisées comme telles n'a pas de quoi surprendre, pas plus que la tournure antiféministe de
son propos, à la suite de l'évocation de Pandore :
« C'est le plaisir que donne le mal. La femme est de la nature des Sirènes ; elles aussi tuent par le charme
de leur voix » (196).
En effet, cette tendance était latente dans toute la symbolique antique des Sirènes. Elle s'est notamment
manifestée très anciennement dans l'association métaphorique ou symbolique des Sirènes et des
courtisanes (197).
L'établissement d'un rapport entre elles résultait sans doute aussi de la superposition de deux types
d'exégèse homérique : l'interprétation allégorique des moralistes et celle, historique et partant non
allégorique, des historiens et de certains doxographes (198). Selon cette dernière exégèse, en effet, les
Sirènes de l'Odyssée n'auraient rien été d'autre que de vulgaires prostituées. Vraisemblablement
influencée par l'exégèse morale qui en avait fait des symboles de luxure, cette interprétation s'inscrivait
bien, en outre, dans la tradition de l'exégèse historique. Celle-ci consistait, comme on sait, à expliquer
rationnellement les fictions en recherchant le fond de vérité dont elles étaient susceptibles d'être
l'amplification poétique. Si l'identification des Sirènes homériques à des courtisanes n'est attestée que dans
des notices tardives, « l'on ne saurait mettre en doute l'origine évhémériste de cette tradition » dit Pierre
Courcelle (199). Évhémère, que l'on considère habituellement comme l'initiateur de ce type d'exégèse (200),
aurait en effet assuré, dans son Histoire sacrée, que Vénus était anciennement une simple courtisane à
laquelle on se serait mis à rendre un culte comme à une déesse (201). On peut effectivement imaginer que
les Sirènes durent inspirer une interprétation similaire : c'est en tout cas celle que reçut aussi Circé (202).
Par ailleurs, depuis le IVe siècle av. J.-C. au plus tard, le terme «Sirène » appartenait au vocabulaire de la
Comédie où on le réservait aux hétaïres (203). Enfin, selon la Chronique de Jérôme traduite d'après Eusèbe,
Palaephatos (204) aurait plus précisément parlé des Sirènes odysséennes comme d'anciennes prostituées :
Scribit Palaefatus in incredibilium libro primo sirenas quoque fuisse meretrices quae deciperent
navigantes (205).
Les plus anciens exemples conservés de telles interprétations des Sirènes remontent au Ier siècle de notre
ère : ce sont celles du Pseudo-Héraclite (206), auxquelles on peut sans doute ajouter celles d'Eustathe qui
proviennent vraisemblablement d'anciennes scholies (207). L'interprétation que donne l'auteur des Apista
(« Histoires incroyables ») succède aux données légendaires auxquelles elle s'oppose : « en fait », dit le
texte, « c'étaient des courtisanes, remarquables musiciennes, à la voix douce et très belles, qui dévoraient
les biens de ceux qui avaient commerce avec elles ». Une interprétation – allégorique, cette fois – de la
forme monstrueuse des Sirènes termine en outre la notice : « après les avoir ruinés, elles s'en éloignaient
vite, c'est pourquoi on leur a prêté des pattes d'oiseaux! Appliquant très logiquement à l'Énéide
l'interprétation de type évhémériste utilisée par les commentateurs grecs de l'Odyssée, Servius leur
emprunta aussi l'interprétation historique des Sirènes homériques. Reprenant par ailleurs, en l'amplifiant,
le rapport d'opposition déjà utilisé par le Pseudo-Héraclite, il notait, à son tour, que « selon la fable »
(secundum fabulam), les Sirènes naufrageuses étaient « trois, mi-femmes, mi-oiseaux, filles d'Acheloüs et
de Calliopè » alors que « selon la vérité (secundum veritatem), elles étaient des prostituées (meretrices)
qui menaient leurs hôtes à la pauvreté – ce qui fit dire qu'elles leur faisaient faire naufrage » (208). C'est
dans ce commentaire que la plupart des lexicographes et des mythographes du Haut Moyen Âge puiseront
leurs informations concernant les Sirènes (209).
Si les disciples proches ou lointains d'Évhémère et de Palaephatos interprétèrent le plus souvent les
Sirènes comme d'anciennes hétaïres, ils firent parfois état d'autres explications qui réduisaient également
le mythe à des proportions naturelles. Ainsi, pour un scholiaste de l'Odyssée, les Sirènes auraient été des
« oiseaux chanteurs » (211). Quant à l'auteur de la Souda et à Eustathe, ils expliquèrent la croyance au
chant des Sirènes par des sons produits par la nature elle-même. Pour le premier, ceux-ci auraient résulté
de la pression exercée par des monts, sur un filet d'eau en régions maritimes (212) ; pour le second, soit
d'un souffle d'air provenant du sol au-dessus duquel on aurait posé des flûtes « qui, semblant jouer seules,
intriguaient les passants », soit du flux et du reflux des eaux contre « un rivage arrondi » (213).
Il se trouva même des auteurs pour prétendre que les Sirènes étaient erronément considérées comme des
êtres mythiques et qu'il en existait bel et bien. Cette prise de position qui peut à la fois être considérée
comme l'aboutissement ou la négation de la tentative de rationalisation qui était à la base de l'exégèse
historique, fut, semble-t-il, celle d'un certain Dinon dont Pline rapporte les propos sans toutefois y croire
lui- même. Le « père de Clitarque auteur réputé » aurait en effet affirmé que (les Sirènes) « existent dans
l'Inde et (qu')elles charment les hommes par leurs chants pour les déchirer, lorsque le sommeil les
accable » (214). C'est sans doute à ces mêmes oiseaux qu'Elien fait allusion lorsqu'il décrit le catreus
indien, beau et bon chanteur, qu'il suggère d'ailleurs avec quelques réserves, de mettre en rapport avec les
Sirènes (215).
ambiguë de charme. Ainsi représenteraient-elles l'attrait jugé pernicieux de l’ελευθερα ραιδεια dans l'épitre
qu'Épicure adressait à son disciple Pythoclès trop attiré, à ses yeux, par les études libérales. Celui-ci était
en effet invité par le maître à fuir cette discipline « à voiles dépliées » (216). Pour Plutarque, ce sont plus
précisément les dangers de la poésie que symbolisent les Sirènes. Toutefois, au lieu de les fuir, comme le
préconise Épicure, il recommande plutôt de suivre l'exemple d'Ulysse qui les affronte « lié au mât ». Ainsi
doit faire le professeur avec ses élèves : ne les initier à la poésie qu'après avoir affermi et enchaîné leur
jugement avec de bons et solides principes (217). Eustathe ne dira pas autre chose. Il étendit seulement le
symbolisme des Sirènes à la notion d'étude contemplative qu'il juge tout aussi dangereuse :
« car les Sirènes, si on les prend comme symboles, non de la seule poésie mais de l'étude en général,
risquent de retenir le philosophe dans la paresse de la contemplation. Le sage ne doit pas mener une vie
purement contemplative : il doit se jeter dans l'action» (218).
Cette exégèse avait sans doute été préparée par des expressions comme « Il faut fuir la paresse,
trompeuse Sirène» vitanda est improba Siren / desidia d'Horace (219) ou au contraire par des commentaires
dans lesquels la tentation de la facilité était présentée comme le plus sûr moyen d'aller s'égarer chez les
Sirènes (220). Dans une scholie de l'Odyssée, les Sirènes sont par ailleurs présentées comme symboles de
la flatterie à la suite de deux autres définitions de type évhémériste :
« les Sirènes (sont des) oiseaux chanteurs dans la prairie, ou des femmes séduisantes et trompeuses, ou
la flatterie personnifiée: la flatterie souvent nous séduit et nous trompe et nous tue en quelque
sorte » (221).
« Viens ici ! viens à nous! Ulysse tant vanté! l'honneur de l'Achaïe» (Od., XII, 184).
Cette constatation prouve, au cas où il le faudrait encore, que les allégoristes recherchaient moins ce qui
était sous-jacent chez Homère que ce qu'ils voulaient bien y trouver.
L'origine de l'interprétation symbolique des Sirènes dans le cadre de l'exégèse allégorique d'Homère ne
peut donc, nous l'avons vu, ni être située de manière précise dans le temps, ni imputée à un courant
philosophique particulier. Toutefois, on ne peut dissocier l'interprétation la plus fréquente – la Sirène
comme image de la courtisane ou comme symbole de luxure – d'un courant ascétique très préoccupé de
morale. Or cette exaltation de la vertu dont les confréries orphiques et pythagoriciennes avaient affirmé le
plus anciennement qu'elle ouvrait seule l'accès des Îles des Bienheureux (223), nous paraît peut-être l'une
des causes – directes ou indirectes – de la conception des Sirènes comme symboles des plaisirs de la chair
que le sage doit fuir : la représentation religieuse de la vertu se définit presque toujours par son opposition
au vice. Dans cette perspective, Ulysse, fils de la Vertu, et les Sirènes, Vice incarné, apparaissent à la fois
comme éléments antinomiques et complémentaires. Sans vouloir attribuer la formulation de ce
symbolisme à l'ancien pythagorisme – on ne sait même pas avec certitude si on y pratiquait l'exégèse
d'Homère –, nous pensons tout de même qu'il dut se former dans une secte mystique à fortes
préoccupations éthiques avant de passer dans l'exégèse allégorique cynico-stoïcienne. C'est toutefois aux
premiers siècles de l'ère chrétienne que ce symbolisme connaîtra sa plus large utilisation dans les milieux
païens (224). À cet égard, on peut se demander si ce ne fut pas sous l'influence de l'exégèse allégorique
chrétienne. Quoi qu'il en soit, ce symbolisme était révélateur d'un antiféminisme acharné dont la morale
chrétienne s'accommoda fort bien : ces Sirènes qui provoquaient la mort par la volupté même qu'elles
procuraient (mortem dabat ipsa voluptas) (225) pouvaient en effet symboliser sans difficulté les
dangereuses séductions féminines que le chrétien, tel Ulysse, avait à fuir. Il y eut tout de même quelques
écrivains plus sensibles au charme ambigu des Sirènes. Leur trouble semble transparaître dans l'usage
qu'ils firent de ce nom. Attribué aussi bien à l'être aimé qu'à la pire ennemie – ou au pire ennemi –, ils ont
en tout cas consacré, sans parti pris, son ambiguïté sémantique.
LANGAGE COMMUN
son œuvre qu'un auteur anonyme de l'Anthologie palatine l'appela « La Sirène aux chants divins »
(littéralement « d'Ambroisie » εµβρoσιoν Σειρηνoς) (230). Sophocle semble avoir succédé à Homère dans le
panthéon des « Sirènes de la Poésie », lui que Dionysos en personne nomma « la nouvelle Sirène ». Selon
Pausanias qui rapporte cette tradition, on avait encore l'habitude, à son époque, de « comparer à une
Sirène le charme des œuvres en vers et en prose » (231). Les philosophes Aristote, Ariston de Chios,
Épicure, les poètes Bacchylide et Valerius Cato et même Ménandre reçurent également le surnom de
« Sirène » à des titres divers (232). Le charme persuasif d'Antoine et du sophiste Eustathe leur valut par
ailleurs d'avoir été comparés à elles, de même sans doute qu'un autre sophiste, Isocrate (233). On ne peut
toutefois fonder cette supposition sur la présence d'une Sirène sur sa tombe comme le fit son biographe
Philostrate, celle-ci ayant vraisemblablement eu à l'origine une fonction funéraire (234). Par contre, un
groupe monumental en terre cuite du IVe siècle av. J.-C. conservé au Musée J.-Paul Getty (Malibu) exprime
bien le lien métaphorique entre Sirènes et inspiration poétique, en présentant un jeune aède entre deux
Sirènes (Ill. 27).
L'utilisation, au figuré, du nom de Sirène comme image de la séduction pernicieuse et funeste remonte à
Simonide si du moins c'est le sens qu'il faut attribuer à une comparaison qu'il fit entre Pisistrate et une
Sirène (239). Cette interprétation, rendue quelque peu hasardeuse par l'imprécision du fragment conservé
est en tout cas celle que donnait Eschine d'une comparaison dévalorisante dont il fut lui-même l'objet :
« (Démosthène) va comparer, dit-on, ma nature aux Sirènes. Selon lui, elles ne charment pas ceux qui les
écoutent mais elles les font périr, et c'est pourquoi le chant des Sirènes n'a pas une bonne réputation. De
même, dit- il, ma facilité de paroles et mon talent ont servi à la ruine de ceux qui m'entendaient » (240).
Par ailleurs, Euripide utilisa l'expression « langage de Sirènes » dans le sens de langage perfide et
trompeur (241). Cette acception trouva sans doute sa plus complète expression chez Apulée lorsque, dans
les Métamorphoses, Éros met en garde Psyché contre ses propres sœurs :
« Et ces scélérates, qu'une haine homicide, que les liens du sang foulés aux pieds ne te permettent plus
d'appeler tes sœurs, évite de les voir, de les entendre, quand, telles des Sirènes, penchées au sommet du
rocher, elles feront retentir les pierres de leurs funestes appels » (242).
Si c'est bien sur le rocher (scopulo) que s'établit ici le rapport entre les Sirènes et les sœurs de Psyché,
celui-ci n'est que tout extérieur : c'est plutôt le « langage de Sirènes » tenu par les sœurs qui a dû susciter
l'ensemble de la comparaison. Pour Sénèque, ce langage est aussi celui des gens qui, malgré leurs
« bonnes intentions » (...) ne forment que des souhaits de malheurs » (243) ou celui des mauvais
conseillers. Dans ce cas, dit le moraliste, « ces voix ne sont pas moins à fuir que celles à portée desquelles
Ulysse ne voulut passer que lié au mât de son navire (...). Leur pouvoir est aussi grand. Elles détournent
de la patrie, de l'amitié, de la vertu et vous jettent aux écueils d'une vie pleine de honte et de misère si
vous ne savez passer outre » (244).
Tant la notoriété des épopées que le recours fréquent des philosophes et des moralistes à l'exemple
d'Ulysse, durent en fait contribuer au passage dans le langage courant, de nombreuses images inspirées
par ses errances. Ainsi, reprit-on maintes fois celle des oreilles bouchées de cire (245). Platon l'a utilisée le
plus anciennement, semble-t-il, pour suggérer la puissance attractive de Socrate :
« C'est donc en me faisant violence, les oreilles bouchées comme pour échapper aux Sirènes, que par la
fuite, je (Alcibiade) m'éloigne de lui (Socrate) » (246).
D'autres, comme Juvénal, l'ont employée dans un contexte satirique – au propre et au figuré! – :
... « lorsque j'invoque la Fortune en ma faveur, voilà qu'elle s'est bouché les oreilles avec de la cire prise au
navire dont les rameurs échappèrent au chant des Sirènes en se rendant sourds » (247).
En réalité, les allusions – au sens figuré – à la rencontre d'Ulysse et des Sirènes, présentent souvent une
coloration humoristique que Platon lui-même ne dédaigna pas de donner à sa propre évocation :
« Si elles (les cigales) nous voient converser et notre esquif les côtoyer comme des Sirènes, sans céder à
leurs enchantements, alors ce privilège dont les dieux leur ont accordé de faire aux hommes le présent,
ISSN : 2034-9548 peut-être nous en feraient-elles présent dans leur satisfaction? » LÉGALE
NOTICE (248). | VIE PRIVÉE | CRÉDITS ORGANICA FECIT
Quant à Hégésippe, il en fit une transposition tout à fait grotesque en prêtant à un chef coq vaniteux une
comparaison entre les séductions de sa cuisine et celles des Sirènes :
« Mais si je puis avoir tout ce qu'il me faut, si ma cuisine est bien garnie, alors, mon cher Syrus, tu verras
se renouveler ce qui arrivait jadis sur la côte où habitaient les Sirènes. Personne ne pourra traverser cette
rue, sans être enchaîné par le parfum qui s'exhalera des plats, tous les passants s'arrêteront aussitôt à la
porte, immobiles, muets, la bouche béante, et comme attachés à un clou ; jusqu'à ce que l'un de leurs
amis s'étant bouché les narines, accoure les arracher de force » (249).
La fuite d'Ulysse devant les Sirènes servit même à exprimer celle d'un quidam devant un danger dérisoire!
Ainsi, réfléchissant sur l'opportunité de rester ou de quitter un festin où se produisaient des joueuses de
flûte, un personnage des Symposiaques de Plutarque s'interrogeait en ces termes : (...) « faudra-t-il que
nous nous retirions comme si nous prenions la fuite à l'approche des Sirènes? » (250). Il est vrai qu'ici la
comparaison est également établie sur le rapport Sirènes (musiciennes) – joueuses de flûte.
Si l'utilisation, au sens figuré, de la rencontre d'Ulysse et les Sirènes déconcerte donc parfois par son
caractère prosaïque ou même grotesque, celle du terme isolé de Sirène choque moins. On le réserva en
effet à des usages plus nobles : qualification des séductions intellectuelles et physiques – pernicieuses ou
non –, expression métaphorique de notions abstraites telles que la Poésie, la Philosophie, la Rhétorique, au
prestige desquelles les Sirènes furent inévitablement associées. À tel point sans doute qu'Eustathe,
l'exégète byzantin d'Homère, put conseiller au philosophe d'« extraire la beauté » des légendes et des
traditions anciennes « pour la mêler à ses propres récits et devenir lui-même une Sirène charmeuse »
(251).