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Un Rapport pour

l’Afrique et par l’Afrique

NUMERO ZERO

2018
© RASA/ AROA

© Avril 2018 - RASA/AROA


Citation : Numéro zéro. Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
Dakar, Sénégal, Avril 2018, 100 pages

Responsable de la publication : Secrétariat permanent RASA


Coordination : Cheikh GUEYE

Ont contribué à ce Numéro Zéro du RASA :

Pr. Samir Amin, Dr. Muhammad Ba, Pr. Malika Benradi,


Pr. Patrick Bond, Dr. Ted Boulou, Falilou Mbacké Cissé,
Hameda Deedat, Dr. Mariteuw Chimère Diaw, Dr. Cheikh Tidiane Dièye,
Joomay Ndongo Faye, Dr. Cheikh Guèye, Pr. John Igué, Aliou Kane,
Moussa Mbaye, Pr. Abdourahmane Ndiaye, Dr. Amadou Ndiaye,
Pr. Anthony Obeng, Pr. Sylvestre Ouedraogo, Pr. Alioune Sall, Pr. Babaly
Sall, Dr. Ebrima Sall, Aldiouma Sow, Pr. Chérif Salif Sy,
Dr. Ndongo Samba Sylla, Riaz Tayob, Dr. Maréma Touré, Gilles Yabi

Infographie : Alassane DIOP


Photos : RASA (sauf P.15)

Ouvrage disponible auprès RASA-AFRICA S/C d’ENDA TIERS MONDE :


Complexe SICAP-Point E - avenue Cheikh Anta Diop
BP : 3370 - DAKAR (Sénégal)
Tél. : +221 33 869 99 61
+221 33 869 99 48
Email : rasa-africa@gmail.org
Web : www.www.rasa-africa.org

La reproduction de cette publication à des fins non commerciales,


notamment éducatives, est permise, sans autorisation écrite préalable
du droit d’auteur, à condition que la source soit clairement indiquée.
Un Rapport pour
l’Afrique et par l’Afrique
Institutions initiatrices :
Enda Tiers Monde, Conseil pour le Développement de la Recherche en Sciences Sociales
(CODESRIA), Forum du Tiers Monde (FTM), International Institute for Democracy and Electoral
Assistance (IDEA), Institut des Futurs Africains (IFA), Association des Femmes Africaines pour
le Recherche et le Développement (AFARD), Fondation Rosa Luxembourg, Legs Africa, Institut
Panafricain pour le Développement / Afrique de l’Ouest et Sahel (IPD-AOS), West African
Think Tank (WATHI), Alliance pour la Refondation de la Gouvernance en Afrique (ARGA)

Logos partenaires
Liste des participants à la production du RASA N°0

1 Samir AMIN Forum du Tiers Monde (Égypte)


2 Morolake Omo. AAWORD – Gambie
ADEKUNLE
3 Cheikh Oumar BA Initiative de Prospective Agricole et Rurale (Sénégal)
4 Muhammad BA Université Gaston Berger Saint Louis (Sénégal)
5 Astronaut BAGILE AAWORD – Tanzanie
6 Malika BENRADI AFARD (Maroc)
7 Mamadou BODIAN Sahel Research Group (Sénégal)
8 Patrick BOND Wits University Joburg (Afrique du Sud)
9 Falilou Mbacke CISSE Institut Africain de la Gouvernance (Sénégal)
10 Assitan DIALLO AFARD – Mali
11 Chimère DIAW African Model Forest Network (Cameroun)
12 Cheikh Tidiane DIEYE ENDA CACID (Sénégal)
13 Boubacar Bouba DIOP Forum Social Sénégal (Sénégal)
14 Nogoye DIOP AFARD (Sénégal)
15 Mamadou Mignane CIIP PanAfrican federalists Mouvement (Sénégal)
DIOUF
16 Joomay Ndongo FAYE PanAfrican federalists Mouvement (Diaspora)
17 Cheikh GUEYE ENDA TM (Sénégal)
18 Aliou KANE Secrétariat Permanent RASA
19 Stella LALOYO AAWORD – (Uganda)
20 Sozinho Francisco CODESRIA (Mozambique)
MATSINHE
21 Moussa MBAYE ENDA TM (Sénégal)
22 Mamadou A. MBENGUE ENDA DIAPOL (Sénégal)
23 Abdourahmane NDIAYE Forum du Tiers Monde (Sénégal)
24 Amadou NDIAYE Université Gaston Berger (Sénégal)
25 Oumoul Khayri NIANG AFAARD (Sénégal)
26 Anthony Victor OBENG Independent Analyst (Ghana)
27 Sylvestre IPD – AOS (Burkina Faso)
OUEDRAOGO
28 Alioune SALL African Futures Institute (Afrique du Sud)
29 Ebrima SALL Ancien Directeur Exécutif CODESRIA (Gambie)
30 Felwine SARR Université Gaston Berger (Sénégal)
31 Chérif Salif SY Forum du Tiers Monde (Sénégal)
32 Ndongo Samba SYLLA Fondation Rosa Luxembourg
33 Yash TANDON Ancien Directeur de South Center (Ouganda)
34 Riaz. K. TAYOB SEATINI – South Africa
35 Maréma Touré THIAM UNESCO (Sénégal)
36 Jean Philippe THOMAS ENDA TM (Sénégal)
37 Gilles Yabi WATHI (Bénin)
RASA/AROA

Sommaire

I-/ Les rapports sur l’Afrique : principaux miroirs de la vision dominante du


« développement »
1. Contexte
2. Pertinence de l’initiative
II-/ De la re-conceptualisation du « développement » par l’Afrique et pour l’Afrique
1. Le constat de départ
2. Le sens de ce constat
III-/ En pareille circonstance, pourquoi agir et que faire ?
1. Quoi faire ?
2. Un défi méthodologique, idéologique et stratégique
3. Plan du Rapport Alternatif Sur l’Afrique

OBJECTIFS ET DÉMARCHES DU RASA


AXE 1 : L’Afrique : de l’abstraction conceptuelle aux réalités diverses des Africains
I-/ Pour un retour exigeant à une centralité africaine du discours sur l’Afrique
II-/ L’Afrique et sa diaspora : quelles articulations de rechange ?
AXE 2 : La(les) pensée(s) africaine(s) d’hier à aujourd’hui
I-/ De la falsification à la réhabilitation de « l’objet Afrique »
1. L’Afrique des clichés de la mission civilisatrice
2. La négritude ou le culte de la raison intuitive
3. Cheikh Anta Diop : pour une Afrique entre historicité scientifique et vision
continentale
II-/ De l’idée de « Renaissance Africaine » : penser une nouvelle utopie entre tradition
et modernité
AXE 3 : Pouvoirs et légitimités : quelles articulations alternatives en Afrique ?
Le rôle du leadership dans la gestion du pouvoir, de la gouvernance et de la démocratie en
Afrique. Quelles Alternatives pour l’avenir ?
I-/ Le leadership africain et son impact sur le pouvoir, la gouvernance et la démocratie
1. Les leaders politiques africains : des origines à aujourd’hui
1.1. Les leaders traditionnels
1.2. Les leaders politiques actuels
1.3. Les leaders des entreprises
2. Les élites intellectuelles africaines
II-/ La fragmentation actuelle des espaces politiques et ses conséquences sur le
pouvoir, la gouvernance et la démocratie
1. La fragmentation des espaces politiques
2. La fragmentation de la conscience historique

[6]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

3. La fragmentation des savoirs


III-/ La réorganisation des espaces du pouvoir, de la gouvernance et de la démocratie et
le renouvellement des élites
1. La réorganisation des espaces politiques
2. Le renouvellement des élites intellectuelles
Si la démocratie est une injonction de l’extérieur, si dévoyée, de quel mode de gouvernement
l’Afrique a-t-elle besoin ? Qu’en pensent réellement les Africains eux-mêmes ?
Pourquoi et comment refonder la gouvernance en Afrique ?
1. Enjeux et défis de la gouvernance légitime en Afrique
a) Le renforcement de la légitimité de l’État par l’articulation entre les
dynamiques institutionnelles et la diversité des dynamiques sociales
b) Le renforcement des processus démocratiques et du consensus sur les
modalités du vivre-ensemble
c) L’accès universel aux services sociaux de base
2. La valorisation optimale et durable des ressources naturelles du continent
3. La recherche d’une meilleure articulation entre dynamiques économiques
informelles et formelles
4. Le renforcement des processus d’intégration régionale
5. Décoloniser l’économie de la culture pour libérer un potentiel insoupçonné
6. La contribution à la promotion d’un nouveau modèle de mondialisation plus
équitable et plus durable
AXE 4 : Souveraineté transformatrice et futurs souhaitables : quelle Afrique en devenir ?
L’Afrique résistante, résiliente et entreprenante, malgré l’hostilité de l’environnement international
1. Les flux financiers illicites
2. Des flux financiers illicites aux flux financiers licites
3. L’explosion de la dette extérieure
4. Subvention publique pour bénéfices privés
5. L’Afrique dans le commerce mondial : refuser la marginalisation et élargir
l’espace politique pour le développement
1. Un continent qui « vient de loin »
2. Rêves brisés … développement introuvable
6. Épuisement non compensé du capital naturel
7. Accaparement des terres, changement climatique et militarisation
Une nouvelle idéologie
Le projet de souveraineté populaire : l’alternative à la globalisation libérale
1. L’option d’un développement autocentré (DAC) est incontournable
2. La souveraineté monétaire, clé du DAC
Bâtir un projet de long terme pour une Renaissance de l’Afrique
Face au défi démographique et aux mutations technologiques, l’emploi salarié décent a-t-il un
avenir en Afrique ?
1. Situation de l’emploi en Afrique

[7]
RASA/AROA

2. Bref aperçu des tendances démographiques


3. Que nous apprennent l’Inde et la Chine ?
4. Face au spectre du chômage technologique, d’où viendront les millions
d’emplois décents ?
Les nouvelles technologies de l’information et de la communication en Afrique : éviter d’en faire
un nouveau mirage

AXE 5 : Mesures, indicateurs, indices : quelles alternatives ?


1. De quoi parle-t-on ?
2. Comment conceptualiser les dynamiques en Afrique ?
3. Comment mesurer le bien-être et le progrès ?
4. Développement pour les Africains : quels indicateurs originaux et spécifiques ?
5. Dépasser le PIB pour parler de bien-être
6. Rendre intelligibles les dynamiques économiques populaires

[8]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

Résumé analytique
Les opinions et les arguments exprimés ici ne refètent pas nécessairement les vues officielles
des institutions initiatrices du Rapport Alternatif sur l’Afrique, de leur Conseil d’administration
ou des pays qu’il représente. Ce document, ainsi que les données et cartes qu’il peut
comprendre, sont sans préjudice du statut de tout territoire, de la souveraineté s’exerçant sur
ce dernier, du tracé des frontières et limites internationales, et du nom de tout territoire, ville
ou région.
ISBN 978-9938-882-42-1 (imprimé) ISBN 978-9938-882-45-2 (électronique)
Conception de la couverture par Enda Tiers Monde
© RASA 2018
Vous êtes autorisés à copier, télécharger ou Une approche autocentrée s’appuyant sur
imprimer ce matériau pour votre propre usage, une industrialisation systémique et une
et inclure les extraits de cette publication souveraineté sur les ressources et les moyens
dans vos propres documents, présentations, de production est la réponse à l’ancrage d’un
blogs, sites Web, réseaux sociaux et matériaux ordre dans lequel l’Afrique est dépendante,
pédagogiques, pour autant que les institutions assignée à une fonction périphérique dans
initiatrices comme étant la source et les titulaires un système qui se reproduit par un contrôle
du droit d’auteur. systématique des ressources stratégiques que
sont les finances, les ressources naturelles, les
Afrique est considérée d’un côté par la
armes de destruction massive, la science et la
communauté internationale à la fois comme
technologie, les médias et la communication, les
un puits de ressources naturelles, un maillon
« cinq monopoles » qui constituent le cœur de
faible des réseaux de pouvoir qui décident
ce système. Le discours actuel sur l’émergence
le monde et le partenaire éternellement
renvoie à une vision positive de rattrapage,
assisté. D’un autre côté, elle doit faire face à
de transformation et de croissance dans la
ses afro pessimistes de l’intérieur ou de sa
compétition. La transformation structurelle,
diaspora qui multiplient arguments culturels,
entendue au sens très large, est une somme
psychologiques, sociaux expliquant un soi-
de mutations économiques, institutionnelles et
disant refus du développement1 pour mieux
structurelles ayant contribué à accélérer les
confiner le continent dans les cercles vicieux
processus d’insertion des pays dans l’économie
de la pauvreté. même si récemment, les
mondiale. Ce mode d’insertion à l’économie
institutions internationales et de plus en plus
mondiale sur-intègre les secteurs exposés
de médias occidentaux émettent un discours
(d’exportation) et sur-exclut les secteurs
plus positif sur les progrès du continent, ses
abrités, tournés vers les besoins des marchés
taux de croissance dans un contexte de
intérieurs. Ce qui montre que l’approche
crise économique mondiale et ses avantages
de l’émergence telle que pratiquée est une
comparatifs, celui-ci reste néanmoins teinté de
nouvelle modalité d’application du syndrome
condescendance et frappé de doutes.
de la petite économie ouverte, socle des plans
Les intellectuels, activistes et citoyens d’ajustement structurel des années 1980. La
rassemblés autour du Rapport Alternatif Sur croissance est bien là, mais elle creuse les
l’Afrique ont l’ambition de renverser les visions inégalités, exclut les populations vulnérables et
misérabilistes et économicistes véhiculées surexploite les ressources naturelles.
sur l’Afrique. Le RASA se veut une initiative
Les rapports sur l’Afrique, principaux
essentielle de réparation-correction de la
miroirs de la vision dominante du
démarche méthodologique, des domaines
développement
et enjeux adressés, d’approfondissement
et de diversification des indicateurs et de la Le développement analysé et suivi dans les
mesure, mais surtout un lieu de renversement rapports classiques est un domaine dans
philosophique et idéologique des analyses sur lequel l’information fonde l’image des pays et
l’Afrique. leur attractivité qui sont présentées comme
1 Axelle Kabou, 1991 « Et si l’Afrique refusait le essentielles dans un contexte de dépendance
développement ? », L’Harmattan.

[9]
RASA/AROA

exacerbée aux marchés et aux règles et plus de 6 % depuis trois ans. Au-delà de 8 %,
économiques internationales. Les rapports cette croissance devrait commencer à impacter
et classements internationaux consacrés à sensiblement les fabriques de la pauvreté pour
l’Afrique, véhiculent une logique d’extraversion rendre les dynamiques de développement et les
économique et de gouvernance mondialisée progrès sociaux durables. Six des 10 pays qui
qui distribue des bons et mauvais points que les ont les plus forts taux de croissance se situent
pays du Sud et les pays africains en particulier en Afrique2. En 2017, la croissance du PIB réel
subissent. reste constante, portée par les investissements
publics, la forte demande intérieure de biens et
Ces rapports attendus inspirent de la crainte,
la vigueur du secteur des services.
suscitent des réactions positives et négatives,
influencent l’espace politique, économique L’Afrique semble ainsi devenue la «  nouvelle
et social des pays africains et contribuent à frontière » normative du monde, le continent qui
infléchir les politiques et les stratégies des États attire les regards, suscite l’espoir de la planète
et des gouvernements. de la voir insuffler une nouvelle dynamique, de
nouvelles valeurs.
Mais les rapports sur l’Afrique reflètent surtout
un économisme universaliste et linéaire qui Entre les deux visions optimiste et pessimiste
enserre les pays dans des lois qui les dépassent et les projections de l’Afrique dans l’espace
(OMC) et standardise les indicateurs de mesure politique et économique mondial, la réalité
des progrès de leurs peuples. Mais progrès est sans doute plus complexe et souvent loin
pour qui et vers où  ? Quels sens donner au de ses caricatures surreprésentées dans les
développement à partir d’un prisme africain ? De médias internationaux et les institutions tenues
quelle(s) Afrique(s) parle-t-on  ? Quels sont les et soutenues par la communauté internationale.
principes directeurs d’un progrès économique
Est-ce la situation qui change ou est-ce le
et social  ? Quels sont ceux du bonheur des
regard qui évolue  ? Mais surtout, n’est-il pas
Africains à partir desquels il est pertinent de
temps de mettre le focus sur comment les
mesurer les avancées ?
Africains eux-mêmes ressentent-ils les progrès
L’urgence d’une affirmation autonome d’une qui leur sont attribués et comment construisent-
centralité africaine dans le discours sur l’Afrique ils leur devenir dans ce nouveau contexte où les
est donc là. La valeur ajoutée du Rapport repères épistémologiques ont bougé ? L’Afrique
Alternatif sur l’Afrique est de contribuer à et les Africains ne doivent-ils pas construire leurs
renforcer cette autonomie et cette capacité à propres instruments de mesure de leurs progrès
penser l’avenir des sociétés et pays africains et de leurs défis à partir des valeurs et réalités
en définissant des principes et des instruments qui leur sont propres ?
de mesure de leurs progrès et à contribuer à
De la re-conceptualisation du
renverser les paradigmes paralysants ancrés
« développement » par l’Afrique et pour
dans les individus, les groupes et les institutions
l’Afrique
africains.
Le « Développement » est le concept sacralisé
L’opportunité semble offerte, dans ce moment de
pour catégoriser le monde selon des indicateurs
« redistribution des cartes », de remise en cause
économiques définis sur la base des réalités
des anciennes hégémonies etd’émergence de
des pays d’Europe et d’Amérique du nord pour
nouvelles légitimités, de positionner l’Afrique
rendre compte de leur état « d’avancement » et
différemment du passé, comme un acteur
du « retard » des autres dans leur marche vers le
respecté, ayant une vision de son futur, conscient
progrès social. Il reproduit le schéma « centre-
de sa dignité et travaillant en conséquence sur
périphérie » ou « évolué-attardé » qui a structuré
ses forces comme sur ses faiblesses.
2 Comment analyser la croissance en Afrique dans ce contexte
Pour ces rapports, c’est le moment de l’Afrique. de forte circulation des investissements directs étrangers (IDE)
Le curseur se place aujourd’hui sur les des pays émergents sur le continent et notamment la Chine et
l’Inde ? En 2015, le président chinois Xi Jinping avait annoncé,
progrès portés par les dynamiques actorielles lors d’un sommet à Johannesburg, un plan pour injecter 60
du continent. Depuis une génération, les milliards de dollars dans des projets de développement en
perspectives d’avenir sont décrites comme Afrique, afin, selon lui, de doper l’agriculture, de construire des
routes, des ports, des voies ferrées et d’annuler des dettes.
prometteuses et positives. Les économies Ces investissements sont source de croissance, tandis que les
africaines croissent de 5  % l’an depuis 10 ans rapatriements de bénéfices et l’effet démographique font que
les revenus réels par habitant se dégradent.

[ 10 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

les relations coloniales et postcoloniales. Les rapports classiques, réalisés pour rendre
Le dispositif conceptuel s’est diversifié générant compte d’un modèle de production, d’échange
des politiques et des stratégies alignées sur et de consommation qui favorise la concentration
les mêmes principes et les mêmes intérêts  : du pouvoir économique et politique entre les
«  ajustement structurel  », «  lutte contre la mains d’une oligarchie, néglige la souveraineté
pauvreté  », «  Objectifs du Millénaire pour le des peuples, ruine des économies locales et
Développement  », «  Document stratégique de cause des catastrophes environnementales
réduction de la pauvreté », voire des acceptions telles que le réchauffement climatique et la perte
plus «  subtiles  » comme «  Émergence  », de la biodiversité.
«  Transformation structurelle de l’économie  »,
qui pourtant signifient et incarnent la continuité Ces rapports sont des lieux de classement
des logiques de domination et d’exploitation de et de projection des mesures faites à partir
l’Afrique. d’indicateurs quantitatifs qui ont désormais
montré toutes leurs limites méthodologiques
Le développement ne peut se traiter et se mesurer et normatives. Les insuffisances du mythique
dans l’abstrait, puisque chaque situation locale «  Produit Intérieur Brut  » comme objet de
est particulière et ne peut guère être traitée par mesure des progrès matériels ont poussé
des procédures générales et des divagations les institutions internationales à lui associer
chiffrées aussi dérisoires que bien d’autres. Il ne de nouveaux critères comme l’insécurité,
peut demeurer le mythe d’une occidentalisation les inégalités, l’exclusion et par l’Indice de
achevée du monde vers l’uniformité culturelle Développement Humain (PNUD) qui combine
et l’effacement des spécificités. Il ne peut non l’estimation du pouvoir d’achat, du niveau
plus construire un ordre mondial dans lequel d’instruction et de l’espérance de vie, tout en se
la réflexion propre et la liberté de pensée définissant comme un processus qui permet à
s’annihilent devant une exemplarité unilatérale des populations entières de passer d’un état de
et prédéfinie qui porte au pinacle l’économie précarité extrême, une insécurité qui touche tous
de marché, la «  raison moderne universelle  », les aspects de leur vie quotidienne (alimentaire,
l’individualisme, la prédation des ressources, politique, sanitaire…) à des sociétés de sécurité,
etc. Le concept de « développement » est une où les Hommes ne se demandent pas chaque
illusion voire un piège épistémologique, puisque jour ce qu’ils vont manger le lendemain, peuvent
l’Afrique n’a pas de « retard » à rattraper ; et que surmonter les caprices de la nature (…), vaincre
ce dont souffre réellement l’Afrique, n’est pas la maladie, vivre dans des conditions décentes,
le «  sous-développement  » économique ou la avoir la possibilité d’exprimer leurs opinions
faiblesse du niveau de revenu par habitant mais et entreprendre librement pour améliorer leur
plutôt son incapacité à s’analyser elle-même par propre sort et celui de leur famille.
des catégories qui lui sont propres et à produire
« ses propres métaphores du futur ». L’Afrique continue d’être mal mesurée, mal
présentée et mal représentée par elle-même,
Les paradigmes dominants du développement
et les autres. Les systèmes statistiques ne
ont présenté la croissance comme l’objectif
sont pas en bon ordre là où ils existent. Il n’y
indépassable permettant d’obtenir le bien-
a pas de bases de données fiables ni sur le
être des populations et tirant sa légitimité
développement ni sur la démographie, encore
de l’effet de percolation de Simon Kuznets.
moins sur d’autres dimensions propres à
Cependant, dans le monde, les contradictions
la vie des Africains. L’écart reste important
se sont accentuées, élargissant le fossé entre
entre les données produites et les réalités des
opulence et misère, entre haute technologie
populations, entre les indicateurs théoriques et
et famine, entre mondialisation des marchés
les situations et pratiques réelles.
et marginalisation sociale, entre exploitation
et accaparement croissant des ressources. Un défi méthodologique, idéologique et
Ces modèles de développement ont conduit à stratégique
l’appauvrissement et au désespoir de milliards
d’êtres humains, notamment en Afrique. Les Le Rapport Alternatif sur l’Afrique est une
logiques de sur-intégration et de sur-exclusion initiative structurante pour de nouveaux jalons
qui les sous-tendent, répondant à l’injonction vers la décolonisation complète de nos esprits,
mondialiste, ont exacerbé l’opposition local/ de nos économies et la reconquête de notre
global. souveraineté.

[ 11 ]
RASA/AROA

Le Rapport Alternatif, ne se veut pas une réaction, doter de capacités soutenues de réalisation
mais l’affirmation et l’éclairage sur d’autres voies de produits qui reflètent la sensibilité et le vécu
de transformation positive déjà à l’œuvre dans des Africains dans les différents milieux.Dans le
les dynamiques réelles. Il est alternatif aussi temps même donc où la pertinence et la valeur
parce que conjuguant savoirs experts et savoirs ajoutée d’un tel Rapport Alternatif sont établies,
d’expérience et donnant la parole à des acteurs se posent des questions primordiales concernant
authentiques habituellement invisibilisés et son orientation. Où porter le regard pour voir
disqualifiés. les changements à l’œuvre dans une Afrique
plurielle et un monde complexe ? Quels seraient
Le RASA doit permettre d’établir des processus
les enjeux africains spécifiques  ? Quelles sont
ouverts de production et d’appropriation de
les unités de mesure et indicateurs pertinents ?
connaissances sur l’Afrique qui constituent des
Comment situer l’Afrique par rapport au reste
leviers de changement vers le retour à un désir
du monde  ? Quelle est la place des acteurs
d’avenir et l’envie d’arriver à un projet commun.
populaires dans le processus de production
La philosophie du Rapport Alternatif est donc des connaissances, à côté des autres parties
claire. Il se singularise dans le kaléidoscope des prenantes ?
rapports sur l’Afrique à la fois dans son contenu
Pour le RASA, il est nécessaire de suivre un cadre
et dans sa démarche d’élaboration. Son objectif
de référence qui met le citoyen africain au centre
est d’informer, de générer et de partager de
de la perspective de progrès économique et
la connaissance, de motiver ceux qui veulent
social, de sortir du mimétisme dans la trajectoire
transformer l’Afrique. C’est un instrument qui
de développement, de repenser le monde
permet d’orienter l’action.
global à partir des savoirs locaux et endogènes,
Le RASA est l’espace de rencontres entre enracinés dans la culture, dans la richesse de
intellectuels, activistes et citoyens qui sont l’hétérogénéité et de la diversité des Afriques  ;
appelés à contribuer à sa production pour Il doit être une composante de la mouvance de
refléter la complexité et la diversité des acteurs récupération de son histoire, et de décolonisation
qui font le continent autrement. Il constitue un de sa pensée, une voix analytique africaine vers
lieu d’expression convergente et contradictoire, l’Afrique et par l’Afrique.
des analyses et lectures de tous les Africains
Ce qui est alternatif, c’est aussi ce qui fait voir
soucieux de recentrer une pensée authentique
les moteurs cachés des évolutions positives
et souveraine africaine et de la projeter dans
et négatives de l’Afrique. C’est ce qui montre
l’espace du monde.
comment les Africains malgré tout se posent
Les acteurs rassemblés par le RASA, en tant comme responsables de leur sort et de leur
que vigies et activateurs d’un nouveau souffle avenir, et s’évertuent à (se) créer une nouvelle
africain, donneront dans ce numéro zéro les réalité. Davantage, le RASA doit refléter une
lignes directrices de leur philosophie et leur lecture idéologique et systémique différente.
vision de l’Afrique dans un monde en pleine Plus précisément, il se doit de :
accélération. Cette Afrique présentée ici est celle
dont les narrations sont souvent anecdotiques • bâtir une définition du progrès de l’Afrique
dans les rapports classiques. C’est cette Afrique et des Africains plus proches de leurs
réhabilitée sans concession dont le récit sera fait cosmogonies et visions du monde, de leurs
dans le RASA. réalités et de leurs pratiques ;

Ses initiateurs3 ont bâti un partenariat avec • rendre compte des évolutions et
des institutions de recherche, des think tanks, transformations sociétales, économiques,
des organisations non gouvernementales et culturelles, religieuses, politiques,
citoyennes, des sociétés privées et publiques, environnementales qui donnent une
des initiatives similaires, des personnalités autre idée de l’Afrique qui est en train
africaines et de la diaspora, etc. afin de se de se construite et qui échappent de
3 Une initiative d’Enda Tiers Monde, du CODESRIA, du Forum
fait aux indicateurs conventionnels du
du Tiers Monde (FTM), de l’International Institute for Democracy développement et du bien-être ;
and Electoral Assistance, l’Institut des Futurs Africains, de
la Fondation Rosa Luxembourg, de Legs Africa, de l’Institut • refléter la vision prospective des Africains et
Panafricain pour le Développement - Afrique de l’Ouest et l’évolution de leur(s) pensée(s) sur l’Afrique
Sahel (IPD-AOS), West African Think tank (Wathi), de l’Alliance
pour la Refondation de la Gouvernance en Afrique (ARGA), etc. et le monde ;

[ 12 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

• donner la parole aux citoyens et acteurs et de l’intégration régionale.


africains dans la production d’un rapport qui
innove dans sa méthodologie d’élaboration Le troisième axe thématique traite de la
par la mise en place d’une plateforme question du pouvoir et de sa dévolution en
de production de connaissances et Afrique. Si la démocratie est une injonction
d’informations combinant des sources de l’extérieur, si dévoyée, de quel mode de
scientifiques, communautaires, citoyennes gouvernement l’Afrique a-t-elle besoin  ? Qu’en
et populaires. pensent réellement les Africains eux-mêmes  ?
Ce questionnement perspicace ne doit pas faire
Axes théoriques et empiriques principaux
penser que l’état de la démocratie représente
Le Rapport est bâti sur cinq axes thématiques partout et particulièrement en Afrique une clé
travaillés selon une approche multidisciplinaire. de lecture et d’analyse du fonctionnement des
sociétés et un déterminant de leur stabilité et de
Le premier axe thématique, intitulé «  Afrique  :
leur harmonie. Si la démocratie est consacrée
de l’abstraction conceptuelle aux réalités
par le système hégémonique international
diverses des Africains  », montre que l’Afrique
comme le seul mode à partir duquel des acteurs,
est à la fois un concept inventé et moulé dans
des organisations, des institutions définissent
diverses formes représentatives et une réalité
des règles et des pratiques pour l’accession
puissante dans sa géographie, son histoire,
et la conservation du pouvoir, elle est loin de
sa démographie et ses spécificités culturelles,
répondre de manière satisfaisante aux valeurs
sociales, économiques et politiques. Pourtant
intrinsèques et aux cosmogonies des Africains.
son image d’unité réelle ou supposée se perpétue
Elle fonctionne comme une greffe dont la prise
sans pouvoir inhiber une diversité extrême,
est à géométrie variable. Comment combler le
devenue un de ses marqueurs les plus visibles.
décalage entre les logiques de fonctionnement
Dans ce premier axe thématique, les auteurs du
des institutions «  modernes  » et celles des
Rapport explorent le système de connaissance
sociétés africaines  ? Comment les réinventer
sur l’Afrique, ses différentes composantes et sur
pour qu’elles soient plus légitimes  ? Comment
l’africanité des Africains et de ceux qui vivent
renforcer leur appropriation par la majorité des
l’Afrique du dehors. Ils interrogent également
populations qu’elles sont censées représenter
l’Afrique et sa diaspora dans leurs articulations
et incarner ?
passées et futures, en cherchant à définir les
frontières de l’Afrique non pas à partir de sa Le quatrième axe thématique discute des
géographie ou de ses cultures mais plutôt conditions de possibilités et de réalisations
depuis une revendication d’appartenance ou des futurs souhaitables dans une souveraineté
une histoire commune. Cet axe thématique transformatrice. Selon les auteurs du présent
postule que les relations des peuples d’Afrique Rapport, seul le projet de souveraineté populaire
avec ceux de la diaspora doivent constituer un constitue l’alternative à la globalisation libérale.
domaine d’intérêt tout particulier, qui nécessite En effet, le capitalisme mondial contemporain
de les analyser distinctement des relations de est une construction complexe d’États (des
l’Afrique avec le reste du monde. nations souveraines en principe), de peuples
Le second axe thématique, consacré aux et de nations (qu’elles soient «  homogènes  »
pensées africaines, propose une approche ou non) et de classes sociales définies par le
réflexive de l’archéologie épistémologique de la conflit de répartition capital/travail, qui constitue
pensée sur l’Afrique et de la pensée africaine le fondement du capitalisme. Les conflits
classique. Par une démarche diachronique et entre États et les luttes de classe s’entrelacent
synthétique, il met l’emphase sur les grandes en une étroite relation d’interdépendance,
questions civilisationnelles et existentielles qui effet de la manière dont les différents blocs
ont été mobilisées autour de « l’objet Afrique » dominants exploitent les possibilités dont
par des penseurs européens et africains. Il se ils disposent sur la scène internationale.
referme par un questionnement sur les modalités La conclusion d’alliances mondiales des classes
d’élaboration d’un modèle socio-scientifique dominées, capables de créer une « alternative
capable d’émerger sur le sol culturel africain globale », est de ce fait confrontée à de sérieux
comme exigence épistémologique et comme obstacles dont nous proposons une analyse ici.
voie d’accès au bien-être et à la plénitude, en Ces futurs souhaitables dans une souveraineté
articulation avec la question du panafricanisme transformatrice doivent aussi répondre au

[ 13 ]
RASA/AROA

défi démographique, puisqu’entre 2015 et originale et novatrice le quantitatif et le qualitatif,


2050, la population africaine augmentera d’un et à jeter les bases d’un renoncement au principe
milliard trois cents millions d’habitants (soit de «  penser global et agir local  » s’il véhicule
50  % de l’accroissement démographique une colonisation de la connaissance justifiant
mondial qui sera de 2,4 milliards). Entre 2050 la pensée et les stratégies décidées dans les
et 2100, l’Afrique sera responsable de la centres de pouvoirs des pays développés
croissance démographique mondiale (128  %). aux fins de les reproduire dans les pays en
À l’heure actuelle, sa population active (15- développement. Mais à contrario, si la formule
64 ans) augmente chaque année de 17,5 à « penser global, agir local » peut-être interprétée
18 millions. En 2030, le nombre de nouveaux comme signifiant une action initiée localement,
entrants sur le marché du travail s’établira aux à partir d’une pensée d’appartenance et de
alentours de 27 millions. De manière générale, contribution à des dynamiques globales, nous
la population active potentielle devrait doubler la ferions nôtre.
voire tripler dans 41 pays d’Afrique entre 2010
Inventer de nouveaux instruments de mesure
et 2050 pour atteindre 1,25 milliard. Face à
n’a pas vocation à s’inscrire dans une approche
ces tendances démographiques, le Rapport
techniciste, ni à se détourner des questions
explorera la possibilité d’absorber cette
sociales, politiques et économiques qui
force de travail croissante dans des emplois
façonnent la vie des Africains. Au contraire,
décents. Loin d’accréditer les prophéties
il s’agit de déplacer le regard, du dehors
sur la fin du travail, nous postulons un
au-dedans, en débroussaillant de nouvelles
nouveau paradigme distributif, défi majeur à
sentes dans la mesure et la caractérisation
l’intersection de l’évolution démographique et
des dynamiques populaires de l’économie
des mutations technologiques contemporaines
réelle. Outre la réhabilitation d’un secteur
pour l’Afrique du XXIème siècle. Ces mutations
socioéconomique d’initiatives entrepreneuriales
impactent le quotidien des Africains en tant
écologiques, sociales et solidaires, l’objectif
que consommateurs de contenus (soft) et de
du RASA est d’alimenter les débats sur ce à
supports (hard). Mais en dehors de quelques
quoi on accorde de la valeur, les finalités de
projets et initiatives que l’on exhibe comme des
la société, les orientations économiques et les
succès des TIC en Afrique (M PESA au Kenya,
engagements politiques que cela implique.
Manobi au Sénégal…) on continue de chercher
Issus pour la plupart de la base de la pyramide,
les véritables dynamiques productives qu’elles
les acteurs de l’économie populaire savent
ont insufflées. Dès lors, le piège à éviter est d’en
trouver des offres adaptées. Ayant des histoires
faire un nouveau mirage.
singulières, ils poursuivent des trajectoires non
linéaires, nourrissent des ambitions qui méritent
L’objectif principal du cinquième axe thématique
d’être étudiées, soutenues et amplifiées. Cela
est de proposer des paradigmes, modèles,
passe par la connaissance de leurs conditions
critères, indicateurs et modes de calcul adaptés
de travail, leurs contraintes institutionnelles,
aux contextes africains. Ces méthodes et outils
logistiques, légales, sociétales et techniques.
devront permettre de combiner de manière

[ 14 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

[ 15 ]
RASA/AROA

[ 16 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

I-/ Les rapports sur l’Afrique : principaux miroirs de la


vision dominante du « développement »
1. Contexte Au demeurant, le monde est confronté
à de nouveaux défis liés aux mutations
Le contraste est fort entre les richesses dont technologiques qui détruisent des emplois et
le continent africain est doté et sa position remettent en question l’industrialisation dans
souvent périphérique et instrumentalisée dans un contexte de dématérialisation totale et de
la scène mondiale. L’Afrique est un continent financiarisation de l’économie. Plus que jamais,
caractérisé par des ressources exceptionnelles la crise des idéologies traditionnelles indique
et une évolution démographique qui la la direction unique qui s’offre au monde  : une
positionnent au centre des configurations pour économie et une gouvernance internationales
l’avenir (60 % de terres arables disponibles non justes et durables.
exploitées, ressources hydriques importantes, Ainsi, les lignes bougent, et tous les acteurs de
marges pour une optimisation du dividende la scène internationale s’intéressent à nouveau
démographique, ressources à puiser dans à l’Afrique mais s’il est assuré par-là qu’elle
la maturation citoyenne et l’élargissement tiendra une place déterminante dans l’avenir
de la base de fonctionnement des sociétés du monde, sera-ce au bénéfice des Africains,
africaines). Malgré ces atouts, elle demeure notamment de la jeunesse du continent  ? S’il
marquée par la dépendance intellectuelle, faut œuvrer pour constituer une alternative en
technologique et économique ainsi que la devenant un véritable protagoniste respecté
faiblesse des échanges commerciaux intra- quant à la marche du Monde, ce sera forcément
africains. au prix d’une reconquête de son autonomie de
Pourtant le monde actuel est à la croisée des pensée.
chemins avec la fin annoncée du modèle impérial 2. Pertinence de l’initiative
d’accaparement et de compétition violente qui
le dirige depuis plusieurs siècles et la remise en L’image mondialement véhiculée de l’Afrique
cause de l’hégémonie oligarchique des pays dans l’opinion publique internationale était
riches par les pays du Sud, les pays africains inexorablement liée à la pauvreté, les rebellions
y compris. Ce système qui se reproduit par la et les guerres, les pandémies, les crises
guerre, la prédation et la destruction effrénée politiques et les coups d’État récurrents
de l’environnement est aujourd’hui confronté à alors que le débat interne et externe sur le
ses propres contradictions et limites avec des développement du continent semblait tourner
franges importantes des populations des pays en rond depuis une cinquantaine d’années.
riches qui rejettent elles-mêmes les effets de Considérée par la communauté internationale
la mondialisation sur leurs vies. Les inégalités, comme un puits de ressources naturelles,
pertes d’emplois, vulnérabilités, précarités, un maillon faible des réseaux de pouvoir qui
etc. y sont devenues inacceptables. C’est ce décident le monde, et le continent éternellement
qui pousse les sociétés civiles à revendiquer assisté et infantilisé, l’Afrique compte également
un nouvel ordre international basé sur la ses afro pessimistes de l’intérieur ou de sa
multipolarité, le solidarisme et la redistribution diaspora qui multiplient arguments culturels,
(Bertrand Badie, 2016) 1. La souveraineté des psychologiques, sociaux pour expliquer un soi-
États et celle des peuples sont désormais disant refus du développement2 et encore mieux
obérées par des forces économiques et confiner le continent dans les cercles vicieux
financières qui les instrumentalisent dans un de la pauvreté. Même si plus récemment, les
système et une trajectoire autodestructeurs institutions internationales et de plus en plus
dans lesquels les cultures et les valeurs de médias occidentaux émettent un discours
humanistes sont jetées aux orties ou enfermé plus positif sur les progrès du continent, ses
dans un cycle d’appauvrissement. taux de croissance dans un contexte de
crise économique mondiale et ses avantages
comparatifs, celui-ci est encore teinté de
1 Bertrand Badie, 2016, Nous ne sommes plus seuls au monde.
condescendance et frappé de doutes.
Un autre regard sur l’ordre international, Paris, Éditions La 2 Axelle Kabou, 1991, Et si l’Afrique refusait le développement ?
Découverte. Paris, L’Harmattan.

[ 17 ]
RASA/AROA

UN RAPPORT
POUR LES AFRICAINS
ET PAR LES AFRICAINS

Le «  développement  » est un domaine dans infléchir les politiques et les stratégies des
lequel l’information fonde l’image des pays et États et des gouvernements. Mais les rapports
leur attractivité qui sont présentées comme sur l’Afrique reflètent surtout un économisme
essentielles dans un contexte de dépendance universaliste et linéaire qui enserre les pays
exacerbée du marché et des règles du continent dans des lois qui les dépassent
économiques internationales. Les rapports et (OMC) et standardise les indicateurs de mesure
classements internationaux entièrement ou des progrès de leurs peuples. Mais progrès
partiellement consacrés à l’Afrique, véhiculent pour qui et vers où  ? Quels sens donner au
une logique d’extraversion économique et de développement à partir d’un prisme africain ? De
gouvernance mondialisée qui distribue des quelle(s) Afrique(s) parle-t-on  ? Quels sont les
bons et des mauvais points que les pays du Sud, principes directeurs d’un progrès économique
et les pays africains en particulier, subissent. et social  ? Quels sont ceux du bonheur des
africains à partir desquels il est pertinent de
Ces rapports attendus inspirent de la crainte et
mesurer les avancées ?
suscitent des réactions positives et négatives,
influencent l’espace politique, économique Ce questionnement survient à un moment où
et social des pays africains et contribuent à le contexte international semble favorable, où

[ 18 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

le discours sur l’Afrique connait une inflexion Robert, 2015)3.


depuis quelques années. C’est le moment
Entre les deux visions optimiste et pessimiste
de l’Afrique, dit-on. Le curseur se déplace
et les projections de l’Afrique dans l’espace
aujourd’hui des cadres macroéconomiques
politique et économique mondial, la réalité
vers les progrès portés par les dynamiques
est sans doute plus complexe et souvent loin
actorielles et sociétales du continent.
de ses caricatures surreprésentées dans les
Depuis une génération, les perspectives médias internationaux et les institutions tenues
d’avenir sont décrites comme prometteuses et soutenues par la communauté internationale.
et positives. Les économies africaines
Est-ce la situation qui change ou le regard qui
croissent de 5  % l’an depuis 10 ans et plus
évolue  ? Mais surtout, n’est-il pas temps de
de 6  % depuis trois ans. Au-delà de 8  %,
mettre le focus sur la manière par laquelle les
cette croissance commencerait à impacter
africains eux-mêmes ressentent les progrès qui
sensiblement les fabriques de la pauvreté et
leur sont attribués et comment ils construisent
rendrait les dynamiques de développement
leur devenir dans ce nouveau contexte où les
et les progrès sociaux durables. Six des dix
repères épistémologiques ont bougé ? L’Afrique
pays qui ont les plus forts taux de croissance
et les Africains ne doivent-ils pas construire
se situent en Afrique. En 2017, la croissance
leurs propres instruments de mesure de leurs
du PIB réel est encore constante, portée par
progrès et de leurs défis à partir des valeurs et
les investissements publics, la forte demande
réalités qui leur sont propres ?
intérieure de biens et la vigueur du secteur des
services. L’Afrique semble ainsi être devenue la
Quelle serait une définition du développement
«  nouvelle frontière  » normative du monde, le
pour l’Afrique et les Africains ?
continent qui attire les regards, suscite l’espoir
3 Anne-Cécile Robert, 2015, « Irréductible », Manière de voir,
de la planète de la voir insuffler une nouvelle n° 143 octobre-novembre, Afrique, Enfer et Eldorado, Paris,
dynamique, de nouvelles valeurs (Anne-Cécile Le Monde diplomatique.

II-/ De la re-conceptualisation du «  développement  »


par l’Afrique et pour l’Afrique
Le « Développement » est le concept sacralisé de bien-être des populations comme l’opinion
pour catégoriser le monde selon des indicateurs publique et les concepteurs des politiques
économiques définis sur la base des réalités publiques tendent à le croire et à le faire croire.
des pays d’Europe et d’Amérique du nord pour En réalité, aujourd’hui, le dispositif conceptuel de
rendre compte de leur état « d’avancement » et la réflexion sur le développement s’est diversifié
du « retard » des autres dans leur marche vers générant des politiques et des stratégies
le progrès économique et social. Il reproduit alignées sur les mêmes principes et les mêmes
le schéma centre-périphérie ou évolué- intérêts : « ajustement structurel », « lutte contre
attardé qui a structuré les relations coloniales la pauvreté », « Objectifs du Millénaire pour le
et postcoloniales. Il est calculé en fonction Développement », « Document stratégique de
du Produit Intérieur Brut dans une démarche réduction de la pauvreté », voire des acceptions
d’objectivité et de scientificité quantitativiste plus «  subtiles  » comme «  émergence  »,
pour mesurer les hiérarchies des inégalités à «  transformation structurelle de l’économie  »,
l’échelle du globe et entre pays. qui pourtant signifient et incarnent la continuité
des logiques de domination et d’infantilisation
Sans entrer ici davantage dans les controverses
de l’Afrique.
théoriques intrinsèques au cadre conceptuel
du PIB, à savoir sa vision du marché comme Le développement ne peut se traiter et se
seul dispositif de validation du progrès, l’on mesurer dans l’abstrait comme l’affirmait
sait pourtant que le recours à la sociabilité, Pierre Gourou4  : «  chaque situation locale est
la solidarité, et la coopération donne sens au particulière et ne peut être guère traitée par des
vivre ensemble et rend les écosystèmes plus procédures générales... (et) des divagations
résilients. En comparant des PIB, il est étonnant chiffrées (...) aussi dérisoires que bien d’autres ».
de prétendre mesurer des niveaux de vie et 4 Pierre Gourou, 1982, Terres de bonne espérance. Le monde
tropical, Terre humaine, Plon, Chapitre 25, 455 p.

[ 19 ]
RASA/AROA

Le développement ne peut demeurer le mythe «  Produit Intérieur Brut  » comme objet de


d’une occidentalisation achevée du monde mesure des progrès matériels ont poussé
vers l’uniformité culturelle et l’effacement des les institutions internationales à lui associer
spécificités (Felwine Sarr, 2016). Il ne peut de nouveaux critères comme l’insécurité,
non plus construire un ordre mondial dans les inégalités, l’exclusion et par l’Indice
lequel la réflexion propre et la liberté de de Développement Humain (PNUD) qui
pensée s’effacent devant une exemplarité combine l’estimation du pouvoir d’achat, du
unilatérale et prédéfinie qui porte au pinacle niveau d’instruction et de l’espérance de vie,
l’économie de marché, la « raison moderne tout en se définissant comme « un processus
universelle  », l’individualisme, la prédation qui permet à des populations entières de
des ressources, etc.5 passer d’un état de précarité extrême, une
insécurité qui touche tous les aspects de
Les paradigmes dominants du
leur vie quotidienne (alimentaire, politique,
développement ont présenté la croissance
sanitaire…) à des sociétés de sécurité, où
comme l’objectif indépassable permettant
les hommes ne se demandent pas chaque
d’obtenir le bien-être des populations et
jour ce qu’ils vont manger le lendemain,
tirant sa légitimité de l’effet de percolation
peuvent surmonter les caprices de la nature
de Simon Kuznets6. Cependant, dans
(…), vaincre la maladie, vivre dans des
le monde, les contradictions se sont
conditions décentes, avoir la possibilité
accentuées, élargissant le fossé entre
d’exprimer leurs opinions et entreprendre
opulence et misère, entre haute technologie
librement pour améliorer leur propre sort et
et famine, entre mondialisation des marchés
celui de leur famille » (Sylvie Brunel, 1995)7.
et marginalisation sociale, entre exploitation
et accaparement croissant des ressources.
Aujourd’hui, on a décompté pas
Ces modèles de développement ont conduit
moins d’une cinquantaine de
à l’appauvrissement et au désespoir de
rapports sur l’Afrique. Quel besoin
milliards d’êtres humains, notamment en
y aurait-il d’en produire un autre  ?
Afrique. Ces logiques de sur-intégration et
Quelle valeur ajoutée devrait avoir le
de sur-exclusion, répondant à l’injonction
Rapport Alternatif sur l’Afrique pour
mondialiste, ont exacerbé l’opposition local/
justifier une large mobilisation des
global.
citoyens et dirigeants africains dans
Les rapports classiques sont réalisés pour son processus ?
rendre compte d’un modèle de production,
d’échange et de consommation qui favorise Les institutions financières et politiques
la concentration du pouvoir économique et internationales et africaines génèrent des
politique entre les mains d’une oligarchie, rapports annuels macroéconomiques qui
néglige la souveraineté des peuples, compilent les données fournies par les
ruine des économies locales et cause des institutions nationales et internationales
catastrophes environnementales telles que dans un contexte de pauvreté extrême des
le réchauffement climatique et la perte de la statistiques auto-générées sur le continent.
biodiversité.
Les rapports existants comportent bien des
Ces rapports sont des lieux de classement acquis et révèlent un souci de plus en plus
et de projection des mesures faites à partir présent de coller aux réalités, mais la plupart
d’indicateurs quantitatifs qui ont désormais d’entre eux ne répond pas aux défis actuels
montré toutes leurs limites méthodologiques de l’Afrique :
et normatives. Les insuffisances du mythique • en restant fondés sur une vision
5 Pour Ibrahima Thierno Lo dans une publication sur de l’avenir très stabilisée alors que
Facebook le 24 mars 2018 : « Dans la course vers le nous sommes dans une phase de
développement, ceux qui sont censés arrivés voient de
plus en plus leur salut au retour à une vie plus simple,
chaos (le système a ainsi besoin
plus naturelle pendant que ceux qui pensent être en retard de transformations structurelles
voient de plus en plus leurs richesses naturelles, y compris profondes) ;
leur foi et leur culture, comme un frein au développement.
Le gap ne fait que se creuser davantage ». • en reposant sur des hypothèses
6 Simon Kuznets est l’un des principaux théoriciens de
la croissance économique et concepteurs des comptes 7 Sylvie Brunel, 1995, Le Sud dans la nouvelle économie
nationaux et du produit intérieur brut (PIB) en 1934. mondiale, Paris, PUF, 406 p.

[ 20 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

fondées sur une continuité-permanence


de la mondialisation néolibérale, ce
système qui est quasiment en train
d’imploser ;
• en utilisant des catégories standardisées
sans étudier les interactions entre celles-
ci, et en s’agrippant à des méthodes
qui n’analysent pas vraiment le
fonctionnement des sociétés et ont alors
le défaut de rester sourd aux dynamiques
réelles.

C’est ainsi que l’Afrique continue d’être mal


mesurée, mal présentée et mal représentée
par elle-même, et les autres. Les systèmes
statistiques ne sont pas en bon ordre là où ils
existent. Il n’y a pas suffisamment de bases
de données fiables ni sur le développement ni
sur la démographie, encore moins sur d’autres
dimensions propres à la vie des Africains.
L’écart reste important entre les données
produites et les réalités des populations, entre
les indicateurs théoriques et les situations et
pratiques réelles.
Le besoin est donc là, largement insatisfait,
d’une affirmation autonome d’une centralité
africaine dans le discours sur l’Afrique. La
valeur ajoutée de ce rapport sera de contribuer
à renforcer cette autonomie et cette capacité à
penser l’avenir des sociétés et pays africains
en définissant des principes et des instruments
de mesure de leurs progrès et à contribuer à
renverser les paradigmes paralysants ancrés
dans les individus, les groupes et les institutions
africaines. L’opportunité semble offerte, dans
ce moment de « redistribution des cartes », de
remise en cause des anciennes hégémonies
et d’émergence de nouvelles légitimités, de
positionner l’Afrique différemment du passé,
comme un acteur respecté, ayant une vision de
son futur, conscient de sa dignité et travaillant
en conséquence sur ses forces comme sur ses
faiblesses.
S’il faut traduire en initiative concrète les
préconisations sur la décolonisation complète
des esprits et des économies et reconquérir la
souveraineté africaine en acte, alors le Rapport
Alternatif sur l’Afrique sera une initiative
structurante pour de nouveaux jalons. Alternatif,
non par réaction, mais par l’affirmation et
l’éclairage d’autres voies de transformation
positive déjà à l’œuvre dans les dynamiques
réelles  ; alternatif aussi parce que conjuguant
savoirs experts et savoirs d’expérience en

[ 21 ]
RASA/AROA

donnant la parole à des acteurs authentiques dues la plupart du temps à des investissements,
habituellement invisibilisés et disqualifiés. publics ou privés, dans des secteurs orientés
prioritairement vers la production et l’exportation
Le RASA se veut une initiative essentielle
de matières primaires. La sécurité alimentaire est
de réparation-correction de la démarche
menacée par la priorité accordée aux cultures
méthodologique, des domaines et enjeux
de rente, faisant de l’Afrique un continent qui
adressés, d’approfondissement et de
consomme ce qu’il ne produit pas et produit ce
diversification des indicateurs et de la
qu’il ne consomme pas. L’environnement déjà
mesure, mais surtout un lieu de renversement
fortement affecté par la péjoration climatique,
philosophique et idéologique des analyses sur
connait une dégradation accélérée en raison de
l’Afrique.
l’expansion d’industries extractives écocides
Le RASA doit permettre d’établir des processus
et d’une agriculture minière qui dilapide
ouverts de production et d’appropriation de
littéralement son capital écologique. Quant
connaissances sur l’Afrique qui constituent des
à la souveraineté en matière de formulation
leviers de changement pour le retour à un désir
de politiques publiques, elle est condamnée
d’avenir et l’envie d’arriver à un projet commun.
à rester illusoire même si le financement du
Les transformations structurelles vont certes
développement ne repose plus, pour l’essentiel,
prendre du temps. Mais quel que soit le temps
sur le binôme «  aide-endettement  », les États
mis, il y a deux impératifs auxquels il sera difficile
africains semblent incapables de mobiliser
d’échapper  : créer un cadre favorable pour le
les ressources internes. La faillite de l’Afrique
développement et susciter une mobilisation
présentée comme un continent désespérant fait
autour d’un projet collectif. Le RASA est conçu
partie des leitmotivs des experts et analystes
pour contribuer à construire un tel projet. Pour
du développement africain.
tendre vers un futur différent de notre trajectoire
actuelle, nul doute qu’il faudra «  oser penser, Aujourd’hui, comme par enchantement, les rangs
oser parler, oser agir  ». Parler pour redonner des afro-pessimistes sont plutôt clairsemés car
confiance à nos sociétés fragilisées par de nombre des Cassandres d’hier qui avaient bâti
longues périodes d’aliénation, penser pour les leur réputation sur la dénonciation des maux
voies d’un vrai développement économique et africains ont rejoint le camp des afro-optimistes
social, et agir pour peser sur les décisions qui où ils rivalisent d’ardeur avec ceux qu’ils y
engagent le présent et l’avenir de nos sociétés. ont trouvé. Avec une foi de charbonniers, ces
La philosophie du rapport alternatif est donc nouveaux afro-optimistes se font les chantres
claire. Il se singularise dans le kaléidoscope de d’une nouvelle narration qui devrait justifier, à
rapports sur l’Afrique à la fois dans son contenu leurs yeux, un certain afro-enthousiasme, voire
et dans sa démarche d’élaboration. Son objectif une afro-phorie. Ils ont entonné la trompette
sera d’informer, de générer et de partager de de l’Afrique qui s’éveille. Africa Rising est la
la connaissance, de motiver ceux qui veulent bannière derrière laquelle défilent ceux qui
transformer l’Afrique. Il sera un instrument vouaient hier l’Afrique aux gémonies et la
d’orientation de l’action. considéraient comme désespérante.
1. Le constat de départ À les croire, l’Afrique après avoir connu des
décennies de stagnation, est aujourd’hui
Pendant longtemps, le débat sur la situation en pleine émergence ou, à tout le moins, est
de l’Afrique et son avenir a ressemblé à une susceptible d’émerger. Ces afro-enthousiastes
foire d’empoignes où afro-optimistes et afro- mettent en exergue les nouvelles réalités
pessimistes se crêpent le chignon avec vigueur, africaines qui sont, dans leurs discours,
sans grande élégance, mais surtout sans grand associées à des changements, à de nouvelles
souci de la « vérité ». dynamiques. Ils mettent en exergue, pêle-
mêle, l’émergence de nouvelles catégories
Les pessimistes, essentiellement des sociales, singulièrement les classes moyennes
macroéconomistes, soulignent que sur le long qui compteraient dans leurs rangs plus de trois
terme la stagnation est ce qui caractérise cents millions d’individus, la diffusion rapide
les tendances de l’évolution économique de de certaines technologies, dont la pénétration
l’Afrique. Ils soulignent que dans l’évolution en du téléphone mobile et de l’e-bancarisation, le
dents de scie des économies africaines, les développement des organisations de la société
périodes de croissance forte sont plutôt rares et civile.

[ 22 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

À la réflexion, les deux positions afro-optimistes l’agriculture africaine ayant été capable malgré
et afro-pessimistes ont été des représentations tout, même si c’est au prix d’une dégradation
caricaturales, outrancièrement simplificatrices environnementale indéniable, de soutenir une
de la complexité des réalités africaines, et tout croissance démographique importante et une
au plus des demi-vérités. urbanisation encore plus importante. Quant à
l’émergence, qui serait la bonne nouvelle venue
En effet, la stagnation n’a jamais été totale,
d’Afrique, elle relève encore de l’Arlésienne.

Encadré : Index de l’émergence


en Afrique de l’OBEMA 2018
L’Observatoire pour l’émergence en Afrique (OBEMA, 2018), Think tank africain partant de
présupposés proches du RASA, a publié en 2018 son « Index de l’émergence en Afrique »
dont l’objectif est de classer «  les pays africains selon une approche méthodologique
nouvelle et adaptée aux réalités du continent ».
Mamoudou Gazibo et Olivier Mbabia qui sont les, auteurs de cet Index, considèrent qu’il
n’existe pas de conceptualisation claire et adaptée à l’Afrique de la notion d’émergence et
voient dans la frénésie commune à tous les pays africains autour d’agendas d’émergence
une orientation uniquement économique sous l’emprise des marchés. Leur Index de
l’émergence en Afrique 2017 conjugue des indicateurs universels et des variables plus
spécifiques à la réalité des africains. Mais il ne définit l’émergence que comme «  un
processus de transformation économique soutenue qui se traduit par des performances
aux plans social et humain et qui prend place dans un contexte politique et institutionnel
stable susceptible d’en assurer la soutenabilité ». Les seuils qu’ils ont définis montrent
qu’aucun pays africain n’est vraiment émergent, même pas l’Afrique du Sud ou le Nigeria,
ou l’Égypte ou le Kenya9. En tout état de cause, il faut s’interroger sur le sens – compris
comme signification et direction – de ces discours10.

8 L’OBEMA est l’Observatoire pour l’émergence en Afrique.


9 Les pays émergents se caractérisent par un accroissement significatif de leur revenu par habitant, par conséquent, leur part dans
le revenu mondial est en forte progression. Ils déploient de manière hardie des stratégies d’insertion à l’économie mondiale d’un
point de vue commercial (en développant leur secteur exportateur) et financier (en ouvrant leurs marchés financiers aux capitaux
extérieurs). Le concept montre en creux qu’une stratégie uniquement orientée vers l’extractivisme ne peut être considérée comme
émergente. Ces clarifications cachent mal le fait que le concept soit néanmoins flou, puisqu’il désigne à la fois des pays avancés
comme Singapour ou la Corée du Sud, qui ont atteint, voire dépassé, les niveaux de vie de certains pays riches, et des pays moins
développés comme le Mexique ou le Maroc, dont le tissu productif reste encore peu diversifié.
10 L’Index de l’OBEMA élaboré par Mamoudou Gazibo et Olivier Mbabia sur l’émergence montre à souhait, s’il en était encore besoin,
que le concept n’est pas opératoire. En effet, il est curieux d’observer que le Nigeria soit classé (42ème) derrière le Niger (41ème),
la Gambie (32ème) et le Libéria (25ème) ! les résultats d’un tel classement auraient dû interpeller les auteurs de l’Index eux-mêmes
sur l’opérationnalité et la robustesse de leur approche. C’est justement ce genre d’argumentation fallacieuse, car se référant aux
classements classiques, que l’on conteste.

armes de destruction massive, la science et la


technologie, les médias et la communication,
2. Le sens de ce constat « cinq monopoles » qui constituent le cœur de
Ces lectures sont le reflet d’un ordre dans ce système selon Samir Amin (1995)11.
lequel l’Afrique est dépendante, négligée et Ces lectures sont aussi le reflet d’une Afrique
assignée à une fonction de périphérie. Un intrinsèquement compliquée, d’où il sort
ordre dans lequel le continent est un sujet toujours quelque chose de nouveau12, une
de discours pour nombre d’agences qui Afrique qui est un système complexe et qui,
participent d’un ordre impérialiste qui se déploie à ce titre, est en fait une somme de totalités
en accroissant son contrôle de l’impérialisme
collectif sur les ressources stratégiques que 11 Samir Amin, 1995, La Gestion capitaliste de la crise,
L’Harmattan, Paris.
sont les finances, les ressources naturelles, les 12 Non au sens de Pline l’Ancien qui parlait d’espèces animales !

[ 23 ]
RASA/AROA

Source : Observatoire pour l’émergence en Afrique (OBEMA, 2018)

contradictoires, mais un jeu à somme non nulle. peuples  » selon l’expression de Samir Amin.
Un système dont les variables constitutives Le vieux monde est en déconfiture mais le
connaissent des évolutions parallèles à des nouveau monde n’est pas encore né et dans
vitesses différenciées. cette période de clair-obscur, pour reprendre
les termes d’Antonio Gramsci, les repères sont
À titre d’exemple, les systèmes de valeurs
brouillés. Pour les peuples, la seule question qui
évoluent vite sous l’effet de l’éducation, de
se pose, la seule qui vaille est celle de savoir s’il
l’urbanisation mais cette évolution est plus lente
faut sortir de la crise du capitalisme ou sortir du
pour ce qui est des systèmes de production
capitalisme en crise (Samir Amin, 2009)13.
restés largement lignagers.
Ces lectures sont enfin le reflet d’une transition
compliquée  : nous vivons l’«  automne du 13 Samir Amin, 2009, Sur la crise : sortir de la crise du capitalisme
capitalisme mais pas encore le printemps des ou sortir du capitalisme en crise, Paris, Le temps des cerises.

III-/ En pareille circonstance, pourquoi agir et que faire ?


Pourquoi agir  ? Parce que nous sommes des politiques énergétiques. Son propos qui
dans une impasse. «  Le présent n’a pas de peut être élargi au développement est encore
futur ». Myriam Revault d’Allonnes en faisait la plus vrai aujourd’hui. Même si l’on veut être
remarque il y a une vingtaine d’années à propos généreux et considérer que l’émergence est du

[ 24 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

domaine du possible et que l’émergence peut audacieux pour aller à la conquête


constituer pour certains pays, peu nombreux, de l’avenir, en se donnant les moyens
une sortie par le haut de la crise du capitalisme, politiques d’accélérer et d’amplifier
il reste que les expériences en la matière les dynamiques de transformations
sont peu encourageantes puisque le modèle sociétales en cours et de faire en sorte
néolibéral qui sous-tend l’émergence secrète et que le souhaitable devienne réalité.
génère des inégalités qui fragilisent à terme la
société14. Le RASA est l’espace de
rencontres entre intellectuels,
Il faut pour l’Afrique penser à construire des
activistes et citoyens qui sont
alternatives, imaginer des modèles qui, tout
appelés à contribuer à sa
en assurant le progrès, soient susceptibles
production pour refléter la
d’enrayer les mécanismes qui génèrent les
complexité et la diversité des
inégalités. Il nous faut donc oser innover, oser
acteurs qui font le continent
penser, oser déconstruire les appareillages/
autrement. Il constitue un lieu
attelages conceptuels pour ne pas continuer à
d’expression convergente,
subir le diktat des tenants de l’idéologie There
des analyses et lectures de
Is No Alternative (TINA)15.
tous les Africains soucieux
Que faire  ? La question comporte plusieurs de recentrer une pensée
volets  : quoi faire, pourquoi, avec qui  ? Mais authentique et souveraine et
auparavant, il est une question fondamentale de la projeter dans l’espace
à laquelle il faut répondre  : c’est celle de monde.
notre identité, celle de l’identité du RASA.
Ces principes étant posés, on peut apporter
«  Qui sommes-nous  ?  » est une question
des réponses aux trois questions-clés évoquées
incontournable. Face à la multitude de rapports
plus haut.
sur l’Afrique, il nous faut être clairs sur le lieu
d’énonciation du RASA, et ce qui le distingue
des autres. Plusieurs caractéristiques semblent 1. Quoi faire ?
devoir être mises en exergue :
L’objectif global du RASA est d’atteindre et de
- Le RASA est produit par des citoyens peser sur les consciences, postures et stratégies
africains lucides et en quête d’alternatives des africains en général et en particulier
aux plans conceptuel, méthodologique et des citoyens, universitaires, étudiants,
analytique. Ces acteurs se rallient non décideurs, personnalités, mouvements
pas à une idéologie donnée (marxisme, citoyens, organisations socioprofessionnelles,
kémitisme, etc.) ou des «  paquets  » organisations du secteur privé, associations
conceptuels normatifs («  bonne d’élus locaux, médias, leaders d’opinion,
gouvernance  », lutte contre la pauvreté, communautés, institutions locales,
etc.), mais à un commun objectif de nationales, régionales et internationales, etc.
donner la parole aux Africains dans la co- Ses objectifs spécifiques sont au nombre de
construction d’un espace de production trois : comprendre, mobiliser et agir.
de savoirs sur l’Afrique qui aille au-delà
Comprendre : Il s’agit de lire les dynamiques en
des symptômes et touche les véritables
cours et d’anticiper les évolutions ; en d’autres
déterminants de sa situation ainsi que les
termes, le RASA proposera un diagnostic
moteurs efficaces de sa transformation.
stratégique et des éléments d’analyse
prospective. Un problème demeure toutefois,
- Ces acteurs sont audacieux, suffisamment
14 Sur les méfaits du modèle néolibéral, une comparaison entre
qu’on peut formuler ainsi  : à partir de quel
le Brésil et la Chine, tous deux membres des BRICS est corpus théorique, de quel(s) paradigme(s),
tout à fait éclairante. Le Brésil est un pays riche mais où il le diagnostic va-t-il émaner  ? S’agissant
y a beaucoup de misère. La Chine est un pays pauvre mais
avec peu voire pas de misère ; alors qu’elle ne dispose que d’analyse prospective, le RASA privilégiera-t-il
de 6 % des terres arables, elle nourrit 22 % de la population une démarche exploratoire ou une démarche
mondiale ; le Brésil est sous ce rapport dans une position 17
fois meilleure mais les groupes défavorisés y connaissent une
normative, comme celle des Objectifs du
certaine insécurité alimentaire. développement durable (ODD). Dans un cas
15 TINA, qui remonte à l’ère Reagano-Thatcherienne, signifie comme dans l’autre, un travail de déconstruction
“There Is No Alternative”, il n’y a pas d’alternative à l’ordre
capitaliste. sera absolument nécessaire, qu’il faudra

[ 25 ]
RASA/AROA

entreprendre avec la claire conscience que ni cloisonnés, ni contradictoires, au contraire.


l’arme de la critique n’est pas un luxe mais un Ce qui explique le choix de vouloir contribuer
instrument pour ceux qui veulent transformer à changer le format des politiques publiques,
le monde, que la théorie est nécessaire parce en mettant la focale sur les dynamiques
que si une théorie juste peut ne pas déboucher réelles portées par des Africains qui ont un
sur une révolution, il n’y a pas, en revanche, de potentiel de transformation vers l’autonomie
révolution sans théorie révolutionnaire (Amilcar et la souveraineté. Alors que bien entendu,
Cabral). ces acteurs du changement ne sont jamais
présents dans les discours officiels relayés
Que ce soit pour le diagnostic ou pour la partie
par les rapports classiques. En renforçant les
prospective, quels indicateurs seront choisis ?
capacités des acteurs à mieux décrypter les
Comment les construit-on et comment les
enjeux des trajectoires de l’Afrique, ils sauront
présente-t-on ?
eux-mêmes plus et mieux peser sur la définition
Mobiliser  : Il faut, à travers le RASA, créer un de ces politiques publiques à différentes
futur désirable, susciter des ambitions, inciter échelles.
les acteurs et le plus grand nombre d’acteurs
L’une des caractéristiques des sociétés
possible à s’indigner contre les dépossessions
actuelles étant la fragmentation des pouvoirs
qui ont accompagné l’histoire du capitalisme et
publics, pour prendre en compte les
de l’impérialisme.
revendications des communautés de base et de
Le problème est de savoir autour de quelle leurs pouvoirs locaux. Ne serait-il pas légitime
vision va s’effectuer cette mobilisation. La de privilégier une approche ascendante qui
question est pertinente car en l’absence partirait de l’affirmation des aspirations de
d’une vision claire de notions comme la la base de la pyramide, en un modèle de
souveraineté, l’autonomie, le mieux-être, la démocratie participative et fédérale ?
transformation, voire l’Afrique, ou le citoyen,
Le «  quoi faire  ?» doit également se focaliser
les abus épistémologiques vont se poursuivre
en priorité sur la question démographique,
et perdurer. Or deux visions se le disputent  :
en lien étroit avec les dimensions culturelles,
une logique relationnelle (qui privilégie les liens
politiques et économiques. En effet, en 1950,
sociaux) et une logique économique, ou logique
l’Afrique comptait une population de 228
de l’accumulation (investissement en capital).
millions de personnes, celle-ci sera forte de
Entre ces deux démarches, il ne devrait pas y
2,5 milliards de personnes en 2050 selon les
avoir d’antinomie principielle mais dans les faits
projections, et atteindra 4,4 milliards en 2100.
l’asymétrie entre les deux est telle que, si l’on n’y
Ces taux de croissance inédits d’hier sont en
prend garde, la logique du capital va s’imposer
train de modifier les équilibres de tous ordres
sur tout, dans tous les champs, y compris ceux
et se feront sentir encore davantage dans les
qui, en principe, devraient relever de la sphère
années à venir.
relationnelle.
Mais cette variable démographique n’est pas
Agir : Le choix privilégié est celui d’une
convenablement prise en compte. La question
transformation des économies et sociétés
démographique est importante par rapport
africaines par le biais de politiques publiques,
au potentiel que cela offre, à l’emploi et aux
par opposition à des transformations qui
migrations. Sur ce point le RASA devra se
résulteraient de la main invisible du marché.
pencher sur la question de savoir si les politiques
Il faut signaler que les choix de l’action
en matière d’emploi doivent être conçues pour
n’avaient pas été unanimement opérés.
générer du profit pour les entreprises ou pour
L’opposition qu’on sentait étant plutôt entre
répondre à des besoins, y compris ceux des
ceux qui prônaient une action à travers des
groupes défavorisés.
recommandations adressées aux dirigeants
pour le changement des politiques publiques, L’approche du développement économique
et ceux qui, disqualifiant ceux-ci comme acteurs fondée sur l’industrialisation et le déploiement
de changements profonds et significatifs, d’une agriculture paysanne modernisée
optaient pour construire une pression politique semble une piste de rupture prometteuse.
en nourrissant la citoyenneté active par l’appui Pour l’agriculture modernisée, le modèle à
aux organisations de base et aux mouvements inventer ne saurait être celui de l’agrobusiness
sociaux/citoyens. Ces deux horizons ne sont capitaliste car pour être opérationnel

[ 26 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

aujourd’hui, ce modèle à haute intensité en rapport au reste du monde ? Quelle est la place
capital, peu créateur d’emplois, écocide16, des acteurs populaires dans le processus de
production des connaissances, à côté des
autres parties prenantes ?
devrait disposer de 5 Amériques pour y
exporter les paysans libérés qui sont au nombre
de quatre milliards.
Le RASA suivra un cadre de référence qui met
Les acteurs rassemblés par le RASA, en le citoyen africain au centre de la perspective
tant que vigies et activateurs d’un nouveau de progrès économique et social. Il lance le
souffle africain, donneront dans ce numéro mot d’ordre de sortir du mimétisme dans la
zéro les lignes directrices de leur philosophie trajectoire de développement et de repenser
et leur vision de l’Afrique dans un monde en le monde global à partir des savoirs locaux
pleine accélération. Cette Afrique présentée et propres, enracinés dans la culture, dans la
ici est celle dont les narrations sont souvent richesse de l’hétérogénéité et de la diversité
anecdotiques dans les rapports classiques. des Afriques. Il doit être une composante de
C’est cette Afrique réhabilitée sans concession la mouvance de récupération de son histoire,
dont ils feront le récit ici. et de décolonisation de sa pensée, une voix
analytique africaine vers l’Afrique et par
2. Un défi méthodologique, idéologique
l’Afrique.
et stratégique
Ce qui est alternatif, c’est d’abord ce qui fait voir
Les initiateurs du Rapport Alternatif sur les moteurs cachés des évolutions positives
l’Afrique17 ont déjà posé les jalons d’un et négatives de l’Afrique. C’est ce qui montre
partenariat avec des institutions de recherche, comment les Africains malgré tout se posent
des think tanks, des organisations non comme responsables de leur sort et de leur
gouvernementales et citoyennes, des sociétés avenir, et s’évertuent à (se) créer une nouvelle
privées et publiques, des initiatives similaires, réalité. En outre, le RASA doit refléter une lecture
des personnalités africaines et de la diaspora, idéologique et systémique différente.
afin de se doter de capacités soutenues de Plus précisément, il s’agit de :
réalisation de produits qui reflètent la sensibilité
et le vécu des Africains dans les différents • bâtir une définition du progrès de l’Afrique
milieux. Ses domaines de définition et d’intérêt et des Africains plus proches de leur
peuvent embrasser l’économie, le politique, le cosmogonies et visions du monde, de
social, l’environnement, la culture, la science, leurs réalités et de leurs pratiques ;
la technologie, la géographie, l’histoire, la
psychologie, et toute discipline pertinente, ainsi • rendre compte des évolutions et
que les interactions entre elles. transformations sociétales, économiques,
culturelles, religieuses, politiques,
Mais dans le temps même où la pertinence et environnementales qui donnent une
la valeur ajoutée d’un tel rapport alternatif sont autre idée de l’Afrique qui est en train
établis, se posent des questions primordiales de se construite et qui échappent de
concernant son orientation. Où porter le regard fait aux indicateurs conventionnels du
pour voir les changements à l’œuvre dans une développement et du bien-être ;
Afrique plurielle et un monde complexe ? Quels
seraient les enjeux africains spécifiques  ? • refléter la vision prospective des Africains
Quelles sont les unités de mesure et indicateurs et l’évolution de leur(s) pensée(s) sur
pertinents ? Comment situer l’Afrique par l’Afrique et le monde ;
16 Dans le modèle capitaliste, il suffirait de 6 jours de
consommation pour épuiser les ressources mondiales si tous
• donner la parole aux citoyens et acteurs
les pays utilisaient le modèle américain. africains dans la production d’un rapport
17 Pour rappel, une initiative d’Enda Tiers Monde, du CODESRIA, qui reflète les modes de vie réels et réalités
du Forum du Tiers Monde (FTM), de l’International Institute
for Democracy and Electoral Assistance, l’Institut des Futurs culturelles des populations en innovant
Africains, l’Association des Femmes Africaines pour le dans sa méthodologie d’élaboration
Recherche et le Développement (AFARD), de la Fondation
Rosa Luxembourg, de Legs Africa, de l’Institut Panafricain
par la mise en place d’une plateforme
pour le Développement (Afrique de l’Ouest et Sahel), West de production de connaissances
African Think tank (WATHI), de l’Alliance pour la Refondation et d’informations combinant des
de la Gouvernance en Afrique (ARGA), etc.

[ 27 ]
RASA/AROA

sources scientifiques, citoyennes, cultures mais plutôt depuis une revendication


communautaires et populaires. d’appartenance ou une histoire commune. Cet
axe thématique postule que les relations des
3. Structuration des axes de réflexion peuples d’Afrique avec ceux de la diaspora
Le Rapport est bâti sur cinq axes thématiques doivent constituer un domaine d’intérêt tout
travaillés selon une approche multidisciplinaire. particulier, qui nécessite de les analyser
distinctement des relations de l’Afrique avec le
Le premier axe thématique, intitulé «  Afrique  : reste du monde.
de l’abstraction conceptuelle aux réalités
diverses des africains  », montre que l’Afrique Le second axe thématique, consacré aux
est à la fois un concept inventé et moulé dans pensées africaines, propose une approche
diverses formes représentatives et une réalité réflexive de l’archéologie épistémologique de
puissante dans sa géographie, son histoire, la pensée sur l’Afrique et de la pensée africaine
sa démographie et ses spécificités culturelles, classique. Par une démarche diachronique et
sociales, économiques et politiques. Pourtant synthétique, il met l’emphase sur les grandes
son image d’unité réelle ou supposée se questions civilisationnelles et existentielles qui
perpétue sans pouvoir inhiber une diversité ont été mobilisées autour de « l’objet Afrique »
extrême, devenue un de ses marqueurs les par des penseurs européens et africains. Il se
plus visibles. Dans ce premier axe thématique, referme par un questionnement sur les modalités
les auteurs du Rapport explorent le système d’élaboration d’un modèle socio-scientifique
de connaissance sur l’Afrique, ses différentes capable d’émerger sur le sol culturel africain
composantes et sur l’africanité des Africains comme exigence épistémologique et comme
et de ceux qui vivent l’Afrique du dehors. Ils voie d’accès au bien-être et à la plénitude. en
interrogent également l’Afrique et sa diaspora articulation avec la question du panafricanisme
dans leurs articulations passées et futures, en et de l’intégration régionale.
cherchant à définir les frontières de l’Afrique Le troisième axe thématique traite de la
non pas à partir de sa géographie ou de ses question du pouvoir et de sa dévolution en

[ 28 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

Afrique. Si la démocratie est une injonction partout et particulièrement en Afrique une clé
de l’extérieur, si dévoyée, de quel mode de de lecture et d’analyse du fonctionnement des
gouvernement l’Afrique a-t-elle besoin ? Qu’en sociétés et un déterminant de leur stabilité et de
pensent réellement les Africains eux-mêmes  ? leur harmonie. Si la démocratie est consacrée
Ce questionnement perspicace ne doit pas faire par le système hégémonique international
penser que l’état de la démocratie représente comme le seul mode à partir duquel des acteurs,

[ 29 ]
RASA/AROA

des organisations, des institutions définissent des institutions «  modernes  » et celles des
des règles et des pratiques pour l’accession sociétés africaines  ? Comment les réinventer
et la conservation du pouvoir, elle est loin de pour qu’elles soient plus légitimes ? Comment
répondre de manière satisfaisante aux valeurs renforcer leur appropriation par la majorité des
intrinsèques et aux cosmogonies des Africains. populations qu’elles sont censées représenter
Elle fonctionne comme une greffe dont la prise et incarner ?
est à géométrie variable. Comment combler le
Le quatrième axe thématique discute des
décalage entre les logiques de fonctionnement

[ 30 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

conditions de possibilités et de réalisations ont insufflées. Dès lors, le piège à éviter est
des futurs souhaitables dans une souveraineté d’en faire un nouveau mirage.
transformatrice. Selon les auteurs du présent
L’objectif principal du cinquième axe thématique
Rapport, seul le projet de souveraineté populaire
est de proposer des paradigmes, modèles,
constitue l’alternative à la globalisation libérale.
critères, indicateurs et modes de calcul adaptés
En effet, le capitalisme mondial contemporain
aux contextes africains. Ces méthodes et outils
est une construction complexe d’États (des
devront permettre de combiner de manière
nations souveraines en principe), de peuples
originale et novatrice le quantitatif et le qualitatif,
et de nations (qu’elles soient «  homogènes  »
et à jeter les bases d’un renoncement au principe
ou non) et de classes sociales définies par le
de «  penser global et agir local  » s’il véhicule
conflit de répartition capital/travail, qui constitue
une colonisation de la connaissance justifiant
le fondement du capitalisme. Les conflits entre
la pensée et les stratégies décidées dans les
États et les luttes de classe s’entrelacent en
centres de pouvoirs des pays développés
une étroite relation d’interdépendance, effet de
aux fins de les reproduire dans les pays en
la manière dont les différents blocs dominants
développement. Mais à contrario, si la formule
exploitent les possibilités dont ils disposent sur
« penser global, agir local » peut-être interprétée
la scène internationale.
comme signifiant une action initiée localement,
La conclusion d’alliances mondiales des classes à partir d’une pensée d’appartenance et de
dominées, capables de créer une « alternative contribution à des dynamiques globales, nous
globale », est de ce fait confrontée à de sérieux la ferions nôtre.
obstacles dont nous proposons une analyse ici.
Inventer de nouveaux instruments de mesure
Ces futurs souhaitables dans une souveraineté
n’a pas vocation à s’inscrire dans une approche
transformatrice doivent aussi répondre au
techniciste, ni à se détourner des questions
défi démographique, puisqu’entre 2015 et
sociales, politiques et économiques qui
2050, la population africaine augmentera d’un
façonnent la vie des Africains. Au contraire,
milliard trois cents millions d’habitants (soit
il s’agit de déplacer le regard, du dehors au-
50  % de l’accroissement démographique
dedans, en débroussaillant de nouvelles
mondial qui sera de 2,4 milliards). Entre 2050
sentes dans la mesure et la caractérisation
et 2100, l’Afrique sera responsable de la
des dynamiques populaires de l’économie
croissance démographique mondiale (128 %).
réelle. Outre la réhabilitation d’un secteur
À l’heure actuelle, sa population active (15-
socioéconomique d’initiatives entrepreneuriales
64 ans) augmente chaque année de 17,5 à
écologiques, sociales et solidaires, l’objectif
18 millions. En 2030, le nombre de nouveaux
du RASA est d’alimenter les débats sur ce à
entrants sur le marché du travail s’établira aux
quoi on accorde de la valeur, les finalités de
alentours de 27 millions. De manière générale,
la société, les orientations économiques et
la population active potentielle devrait doubler
les engagements politique que cela implique.
voire tripler dans 41 pays d’Afrique entre 2010
Issus pour la plupart de la base de la pyramide,
et 2050 pour atteindre 1,25 milliard. Face à
les acteurs de l’économie populaire savent
ces tendances démographiques, le rapport
trouver des offres adaptées. Ayant des histoires
explorera la possibilité d’absorber cette
singulières, ils poursuivent des trajectoires non
force de travail croissante dans des emplois
linéaires, nourrissent des ambitions qui méritent
décents. Loin d’accréditer les prophéties
d’être étudiées, soutenues et amplifiées. Cela
sur la fin du travail, nous postulons un
passe par la connaissance de leurs conditions
nouveau paradigme distributif, défi majeur à
de travail, leurs contraintes institutionnelles,
l’intersection de l’évolution démographique et
logistiques, légales, sociétales et techniques.
des mutations technologiques contemporaines
pour l’Afrique du XXIème siècle. Ces mutations
impactent le quotidien des Africains en tant
que consommateurs de contenus (soft) et de
supports (hard). Mais en dehors de quelques
projets et initiatives que l’on exhibe comme des
succès des TIC en Afrique (M PESA au Kenya,
Manobi au Sénégal…) on continue de chercher
les véritables dynamiques productives qu’elles

[ 31 ]
RASA/AROA

OBJECTIFS ET DÉMARCHES DU RASA


Le RASA va atteindre et peser sur les cons+ transformer l’Afrique à travers un projet
ciences, postures et stratégies des africains souverain
en général et en particulier des citoyens,
universitaires, étudiants, décideurs, La réussite de l’initiative RASA dépendra
personnalités, mouvements citoyens, entièrement de l’engagement et de la
organisations socio+ professionnelles, mobilisation des talents africains et des
organisations du secteur privé, associations ressources techniques, scientifiques,
d’élus locaux, médias, leaders d’opinion, intellectuelles, financières des Africains d’ici
communautés, institutions locales, nationales, et de la diaspora. La plupart des dispositifs
régionales et internationales, etc. mis en place visent à assurer et faciliter les
contributions des Africains à l’initiative dont le
• Objectif Global  : Contribuer à la but est avant tout la récupération de parcelles
consolidation des transformations à de souveraineté en matière de production de
l’œuvre dans les sociétés/institutions connaissances sur l’Afrique.
africaines visant l’autonomie et la La démarche de production du RASA
souveraineté en rendant visibles les est elle-même une grande innovation
dynamiques et mutations à l’œuvre puisqu’elle cherche à faire converger des
sur le continent notamment celles apports scientifiques et académiques et
portées par les Africains et nourries par des contributions sociales et citoyennes, en
leurs propres principes de vie, l’esprit s’appuyant sur des outils de coproduction et
d’innovation et la volonté de conquête de travail collaboratif (Site web  : www.rasa-
de leur autonomie. africa.org, Wiki RASA, Chaine YouTube RASA,
Facebook RASA). Les plateformes d’échange
Générer et partager de la connaissance sur les seront ouvertes et interactives. Cette démarche
alternatives et innovations qui se construisent est essentielle pour susciter l’engagement des
en Afrique) acteurs et l’appropriation du processus et des
résultats.
Le RASA devra permettre de montrer le caractère
structurant et la portée des dynamiques - Orienter l’action individuelle et collective
réelles du continent et de l’esprit de créativité et les politiques publiques aux différentes
des sociétés africaines non seulement dans échelles
le domaine économique comme la plupart
des rapports mais dans une vision holistique Le RASA doit devenir un instrument
intégrant le culturel, le social, le rapport à la incontournable d’influence des opinions
nature et l’imaginaire, les modes de prise de africaines sur leurs pays et leurs sociétés ainsi
décision et de régulations aux échelles souvent que sur la perception sur l’Afrique. Ainsi, les
invisibles pour les démarches classiques de débats et espaces de définition de stratégies
rapportage sur l’Afrique. Il s’agira d’analyser, ou de politiques seront alimentés et enrichis
de documenter et de partager les acquis et par des connaissances endogènes qui font
les entraves à la souveraineté et l’autonomie sens pour les Africains. Ces dernières seront
des sociétés et institutions africaines ainsi produites sur une base crédible et valorisant
que les facteurs favorisant et les freins les innovations propres aux Africains et
structurels et conjoncturels qui contraignent renforçant leur autonomisation.
la mise à l’échelle des innovations, projets,
entreprises, pratiques, etc., représentant un Le RASA est également une réponse aux
intérêt pour l’homme et la nature en Afrique. insuffisances des capacités prospectives des
Ceci pour permettre d’infléchir les politiques institutions africaines et des acteurs qui sont
et stratégies d’incitation vers une efficacité les moteurs des dynamiques du continent
et une autonomie plus grande des sociétés (organisations de la société civile, collectivités
africaines dans leurs progrès. territoriales, gouvernements, communautés
- Motiver et mobiliser dans un processus économiques régionales, Union africaine).
dynamique collectif ceux qui veulent Il va informer les projections africaines

[ 32 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

sur le futur dans un contexte de retour à rôle de valider ou de remettre en question


la planification à long terme aux échelles des choix de politique et rendent compte de
nationales et continentales. Le RASA sera un leur efficacité à court, moyen et long terme.
instrument de mesure des progrès des plans Le RASA sera un instrument de lecture de
à long terme et des insuffisances dans le sens la pertinence des politiques publiques et
de la souveraineté, de ces projections vers le de leur impact réel dans les transformation
futur. Les processus de production de savoir des sociétés, mais surtout sur leur caractère
y compris les rapports ont entre autres pour souverain et autonome.

AXE 1
L’Afrique : de l’abstraction conceptuelle
aux réalités diverses des Africains
I-/ Pour un retour exigeant à une centralité L’Afrique du passé, l’Afrique des États issus
africaine du discours sur l’Afrique de la colonisation et structurés autour de
frontières figées, l’Afrique des communautés
En tant qu’entité géographique, l’Afrique
économiques régionales, l’Afrique des régions
est facilement localisable sur une carte
transfrontalières et internes, l’Afrique des
du globe. Les significations objectives et
villages, l’Afrique des villes, l’Afrique culturelle
subjectives de l’Afrique sont cependant
aux traits à la fois si communs et si divers doivent
différentes, même pour les Africains et
être confrontées à l’Afrique réelle et aux réalités
les peuples d’origine africaine.18
quotidiennes du milliard d’individus issus de
Qu’est-ce que l’Afrique  ? Qu’est-ce que familles, de communautés d’appartenances
l’Africain  ? Comment se représente-t-il le multiples, de régions et pays qui peut-être
continent et son sentiment d’appartenance  ? n’ont que peu ou pas le souci de l’Afrique du
Plus que l’origine si diversifiée du nom Afrique développement, du combat ou de la projection
(Ifriqiya, Afriki, etc.) et les dénominations sur le futur. Il s’agit ici d’interroger le système
anciennes désignant les pays des noirs, c’est de connaissances sur l’Afrique, ses différentes
la notion «  Afrique  » que le RASA interroge composantes et l’africanité des Africains du
dans son sens, ses évolutions et son étendu dedans et de la diaspora, ceux qui vivent
idéologique et épistémologique. Cette notion, l’Afrique du dehors.
fruit d’une construction et d’un questionnement
Il s’agit également à travers le RASA, d’interroger
issus d’une communauté intellectuelle large,
la prise en compte de ces dimensions dans
irrigue une littérature très diversifiée. L’Afrique
les rapports antérieurs ainsi que dans les
est à la fois une notion inventée et moulée dans
propositions et les actions des institutions
diverses formes de représentation tout en étant
africaines. Quelles approches scientifiques
une réalité puissante dans sa géographie, son
ou pratiques expérientielles permettent
histoire, sa démographie et ses spécificités
d’appréhender de façon adéquate les réalités
culturelles, sociales, économiques et politiques.
africaines ainsi que les préoccupations des
L’Afrique a tour à tour été une invention populations ? Comment appréhender la tension
précoloniale et coloniale dont l’image d’unité entre le « moi » et le « nous », concernant les
réelle ou supposée se perpétue tout en laissant Africains  ? Toutes ces questions doivent faire
paraitre une diversité extrême qui est devenue l’objet d’une approche ouverte et systématique
un de ses traits les plus marquants. structurant la réalisation de Rapports Alternatifs
épousant les représentations des Africains sur
l’Afrique.
18 Telle est toutefois l’ampleur de l’oppression et de la
privation de certaines communautés d’ascendance africaine L’invention de l’Afrique comme objet scientifique
profondément isolées en Asie et en Amérique Latine, si bien ou encore comme représentation de sens
qu’on ne peut exclure l’hypothèse d’une ignorance totale de et d’appartenance a fait l’objet de travaux
l’existence même de l’Afrique – et de leurs connexions à celle-
ci. Découvrir et intégrer ces peuples d’ascendance africaine innombrables19.
méritent d’être considérés comme un devoir du RASA envers 19 Valentin-Yves Mudimbé, 1994, The Invention of Africa,
l’Afrique ainsi que les « tribus perdues d’Afrique ». Bloomington, University Press of Indiana, 1988; The Idea of

[ 33 ]
RASA/AROA

[ 34 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

[ 35 ]
RASA/AROA

Le philosophe, écrivain, poète et critique littéraire pour pouvoir faire de l’ethnologie. Ces banalités
congolais Valentin-Yves Mudimbé20 présente couvrent des modèles écrasants qu’il s’agit
les enjeux de l’exigence épistémologique à d’accepter ou de refuser. Les accepter implique
travers le discours sur l’Afrique et les Africains notamment que le modèle de développement
pour le salut du continent. Depuis les années sera l’ajustement à l’évolution économique,
1970, il a voulu mettre à nu l’extraversion sociale et politique de l’Occident et que donc le
conceptuelle et paradigmatique des sciences rôle des sciences sociales sera celui d’auxiliaire
sociales africaines, en insistant sur le débat de ce programme et de la prospective politique
concernant la crise de l’humanité africaine et des classes dominantes. Le rejeter, c’est
le rôle du discours des sciences sociales en choisir «  l’aventure  » contre la «  science  »,
Afrique. Il avait très tôt compris que l’insertion l’incertitude contre la sécurité intellectuelle  ;
de l’africanisme dans l’espace discursif de mais c’est aussi opter pour une promesse,
l’Occident avait «  exogénéisé  » les savoirs celle de pouvoir produire «  une science du
produits sur l’Afrique, en les enfermant dans dedans », celle de s’intégrer dans la complexité
des schèmes de problématisation et des cadres véritable des formations sociales africaines
analytiques très éloignés des réalités qu’ils et les assumer non plus comme calques de
prétendaient cerner. l’histoire occidentale mais en leur spécificité
culturelle et historique ; c’est concevoir l’Afrique
La plupart des grilles d’approche sur l’Afrique
comme pouvant être autre chose qu’une marge
et les Africains ont porté sur des logiques de
de l’Occident  ; c’est enfin et surtout que les
réhabilitation et de revalorisation du monde
sciences sociales ne soient pas seulement des
noir longtemps considéré comme un espace
collectrices d’informations dites objectives mais
a-historique. Historiquement, les sensibilités
qu’elles soient de manière réelle, révélatrices de
dominantes de la créativité intellectuelle ont
mouvance sociale et lieux de prise permanente
été marquées par les débats sur l’identité
de conscience et de parole » (p. 57).
de l’homme noir, sur l’autodétermination et la
valorisation des humanités africaines. Dans une mondialisation néolibérale qui
s’organise en pans géopolitiques, le continent
Selon Valentin-Yves Mudimbé, le discours
africain doit trouver ses repères dont les sciences
ethnologique n’est qu’un prétexte utilisé pour
sociales ont l’obligation de déterminer les
lancer une interrogation à savoir : comment les
contours. Cette rupture de paradigme suppose
Africains pourraient entreprendre chez eux un
une refondation de l’ordre épistémologique
discours théorique leur permettant de sous-
positiviste occidentaliste pour asseoir un
tendre une pratique politique (p.  10). Dans
espace épistémique africaniste investissant
cette lignée, Mahmood Mamdani dénonce le
théoriquement la question de l’avenir de notre
raisonnement par analogie chez les africanistes
continent, de son développement économique
dans «  Citoyen et sujet  »21. Dans son ouvrage
et social et, surtout, de ses rapports avec
«  L’odeur du père  »22 qui semble se nourrir
le reste d’un monde marqué par une vision
des constats faits dans le précédent de
phantasmatique du marché. Sous ce rapport,
l’inadéquation de l’ethnologie dans une optique
les sciences sociales africanistes ne doivent
d’explication du réel africain mais également
pas se placer en dehors du combat politique
dans sa nature prédatrice, Mudimbé propose
et économique que mènent les populations
le droit d’excommunication aux chercheurs
d’Afrique. Elles ont plus que jamais, dans le
africains. Il le traduit en ces termes :
contexte de la globalisation, un rôle d’alerte et
«  Tout chercheur africain doit s’arrêter sur les de suggestion pour éclairer les stratégies des
trivialités suivantes  : l’Occident a créé  «  le acteurs africains, dans une mondialisation où
sauvage  » afin de le civiliser, «  le sous- les réseaux transnationaux se sont emparés des
développement » afin de le développer, le primitif pouvoirs économiques.
Africa.
20 Valentin-Yves Mudimbe, 1973, L’Autre Face du Royaume : Il est aujourd’hui urgent, pour les chercheurs
une introduction à la critique des langages en folie. Lausanne, africains, de revisiter, dans une optique
L’Âge d’Homme, 154 p.
21 Mahmood Mamdani, 2004, Citoyen et sujet : l’Afrique
critique et «  rupturaliste  », les catégories
contemporaine et l’héritage du colonialisme tardif, traduction traditionnelles pour décrypter, préparer et
de Jean Copans, Paris, Karthala. traduire les mutations en cours, en s’attaquant
22 Valentin-Yves Mudimbe, 1982, L’odeur du père : essai sur
des limites de la science et de la vie en Afrique Noire », Paris, aux défis et enjeux auxquels le continent est
Présence africaine.

[ 36 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

confronté. Il est du ressort de ces chercheurs Tony Obeng, dans une approche proche de celle
de redimensionner le discours africaniste, de d’Albert Memmi dans le « Portrait du colonisé »24
suggérer un déplacement des problématiques, se demande, comment se débarrasser des
de manière à orienter le discours sur l’Afrique mots par lesquels on a assigné une identité de
vers une mise en intelligibilité des mutations en « dépendant », « perdant », et que nous avons
cours dans le continent africain. tendance à reprendre alors même que nous
cherchons à nous « décoloniser ».
L’Afrique se donne à penser sous le mode de
la complexité23, avec de nouveaux champs L’Afrique ne se limite pas aux Africains
sociaux, dont la mise en élucidation suppose une présents en Afrique, elle épouse des
prise de conscience endogénéisée par rapport diasporas, d’autres réalités et modes
à une modernité différente d’une modernisation de pensée qui peuvent représenter
importée, partielle et désarticulée. des ruptures et des transgressions
23 Amadou Sarr Diop, 2015, Radicalité des sciences sociales 24 Albert Memmi, 1985, Portrait du colonisé, précédé de Portrait
africanistes et réinvention du futur de l’Afrique face aux défis du colonisateur, première parution, Préface de Jean-Paul
du XXIe siècle : les enjeux d’un débat, Dakar, CODESRIA. Sartre, Collection Folio actuel, n° 97, Paris, Gallimard.

[ 37 ]
RASA/AROA

par rapport à l’idée qu’on pourrait La remarque suivante de Franklin Johnston


se faire du continent comme espace selon laquelle la colère de l’étudiant était
d’appartenance primordial des noirs. « inattendue, inopportune, mais logique » n’en
est pas moins révélatrice. Il faut reconnaître le
Keith Richburg, ancien chef du bureau
fait historique que l’esclavage avait des victimes
du Washington Post en Afrique,
et des opposants ainsi que des complices sur
considère même qu’un homme noir de
le « continent noir » et une certaine négativité
la diaspora peut être dans une logique
à propos de l’Afrique est compréhensible
de confrontation avec l’Afrique25 voire
chez les diasporas africaines qui continuent à
se distinguer comme un haineux de
souffrir à ce jour, des conséquences de la traite
l’Afrique. Barack Obama représentant
négrière et de l’esclavage « post-abolition ». Un
la quintessence du «  succès  » afro-
traumatisme psychologique massif en découle.
américain et du «  rêve américain  »
par excellence, selon les normes de Heureusement, le monde africain n’a pas
nombreux peuples, et sans doute manqué d’Africains de la diaspora capables
selon son propre jugement, était, et désireux de combler le fossé entre l’Afrique
par la proclamation de sa croyance et la diaspora et de voir leur propre libération
en l’«  exceptionnalisme américain à des injustices et indignités dont ils ont
travers chaque fibre de (son) être  », souffert à l’étranger, comme inséparables de
un adepte de celle-ci. la libération de leurs terres ancestrales de
l’exploitation, de l’appauvrissement et d’autres
Mais il y a aussi de vrais afrophobes
injustices et indignités. Le coup de semonce
parmi les noirs de la diaspora.
suivant que Marcus Garvey a tiré en 1922 au
Quand, par exemple, tout au long du Premier ministre britannique Lloyd George en
livre de Keith Richburg qui se distancie réponse au massacre par les agents coloniaux
de l’Afrique – et même avec un mépris britanniques des travailleurs kenyans dans leur
pour la terre de ses ancêtres  – l’on patrie l’illustre clairement :
sent de la gratitude à l’égard des
À Monsieur David Lloyd George,
marchands d’esclaves qui ont éloigné
Premier ministre britannique, Downing
ses ancêtres du continent pour lui
St., Londres
donner finalement accès au «  rêve
américain  ». Un exemple est donné «  Quatre cent millions de Noirs, par
à partir de la remarque explosive l’intermédiaire de l’Association pour
rapportée par Franklin Johnston, la Promotion des nègres, proclament
conseiller du ministre jamaïcain de leur protestation contre la manière
l’éducation, au Jamaica Observer le 2 brutale dont votre gouvernement a
octobre 2015 : traité les indigènes du Kenya, en
Afrique de l’Est. Vous avez abattu
« Une fois, j’ai demandé à ma classe
un peuple sans défense dans leur
quelle était la principale leçon de
propre pays, exerçant leurs droits en
l’esclavage. Un étudiant a dit : « Vous
tant qu’hommes. Une telle politique
ne pouvez pas faire confiance aux
aggravera les nombreuses injustices
Noirs  ». Pourquoi donc  ? «  Ils nous
historiques qui se dresseront pour
ont vendu pour des armes à feu, des
une race qui sera un jour en mesure
perles et des miroirs et n’ont jamais dit
de se défendre, non pas avec des
désolés26 ».
bâtons, et des pierres, mais avec
25 Keith Richburg, 1997, Out of America: A Black Man Confronts
Africa, Google Books. des instruments modernes de la
26 Franklin Johnston, ‘Reparation, Caricom and Jamaican science27 ».
hospitality’, Jamaican Observer, 2 October 2015, http://
www.jamaicaobserver.com/columns/Reparation–Caricom-
and-Jamaican-hospitality-19231636, consulté le 4 octobre
2015. Les préjugés anti-africains et les stéréotypes négatifs Parmi les exemples glorieux de participation de
de l’Afrique par les Africains de la diaspora ne sont pas la diaspora à la lutte de libération de l’Afrique
toujours explicites, bien sûr. Un exemple de leur expression
implicite est l’appel idiot lancé par Barbados Underground on travellers from Africa NOW!’, http://barbadosunderground.
au gouvernement de la Barbade pour interdire l’accueil aux wordpress.com/2014/10/19/impose-ban-on-travellers-from-
voyageurs de toute l’Afrique pendant la crise d’Ebola en africa-now/).
Afrique de l’Ouest, 2013-2016 – en raison d’une flambée de la 27 Cité par Ngugi wa Thiong’o, dans Detained: A Writer’s Prison
maladie dans trois malheureux pays de la région. (‘Impose Ban Dairy, Heinemann, 1981, p. 40.

[ 38 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

figurent les vies et les travaux de Peter Milliard, survie et d’adaptation ont enraciné le «  micro
le médecin guyanien qui a co-présidé le nationalisme  » en Afrique aux dépens du
cinquième congrès panafricain avec William panafricanisme tant dans ses sens continentaux
Edward Burghardt Du Bois, George Padmore, que globaux. Les descendants africains de la
Frantz Fanon, Aimé Césaire, Paul Robeson28, diaspora ne savent plus à quel saint se vouer,
Martin Luther King, Malcolm X, Kwame Ture depuis la fin de l’ère Kwame Nkrumah, Gamal
Carmichael et Walter Rodney. Tout aussi notable Abdel Nasser, Ahmed Ben Bella, Mohammed V,
à cet égard est le rôle de la Jamaïque en tant Patrice Lumumba, Ahmed Sékou Touré, Modibo
que premier territoire à déclarer un embargo Keita, Julius Nyerere, Kenneth Kaunda et
commercial contre l’Apartheid en Afrique Boubacar Diallo Telli, premier Secrétaire Général
du Sud, ceci avant même d’avoir le statut de l’Organisation de l’Unité Africaine… et la fin
d’indépendance formelle29. de la tentative éphémère de Thomas Sankara
de relancer la lutte collective africaine pour
La connaissance de l’Afrique et les sentiments
l’émancipation. Les nombreuses incidences
sur le continent et ses peuples parmi la majorité
d’afrophobie de masse et d’expulsions
silencieuse de la diaspora, chez les Africains en
officielles des « étrangers » et des « immigrants
général –  et les peuples d’origine africaine en
clandestins » africains – accusés de « voler »
Amérique du Sud, dans certaines terres arabes,
des emplois locaux, des entreprises locales
en Asie et dans le sous-continent indien et ses
et d’autres sources de revenus et les femmes
îles en particulier – pour des raisons évidentes,
locales sont des manifestations encore plus
sont quantité négligeable.
lugubres de l’état du panafricanisme.
Combien de la majorité des Africains en Afrique
Les élites et les gouvernements « mondialisés »
connaissent et se soucient de « leur » continent
ou compradores de l’Afrique portent la plus
et de ses peuples est encore un autre mystère.
grande part de responsabilité dans les
Mais ce n’est pas une supposition déraisonnable
difficultés actuelles du panafricanisme en tant
que beaucoup des illettrés du continent, pour
que construction communautaire ou force
adapter le titre du célèbre livre de Frantz Fanon,
de combat. En raison de leurs réseaux de
n’ont pas de cartes cognitives de l’Afrique au-
représentations diplomatiques en Amérique
delà de leurs clans, villages, communautés
latine, en Asie et dans le sous-continent
et États –  et n’ont de sentiments particuliers
indien et au Moyen-Orient, où la majorité des
à propos du continent et des peuples qu’ils
personnes d’ascendance africaine continuent
connaissent à peine30.
d’être traitées comme des esclaves ou pire
Cette perte d’intérêt de l’élite pour les conditions encore –  et de la littérature et des preuves
de vie, les luttes et les réalisations des peuples documentaires et anecdotiques  – l’Union
d’Afrique en dehors des « colonial slave pens » Africaine, ses États membres et la «  nouvelle
d’Ayi Kwei Armah est palpable. génération de leaders africains » sont tout aussi
ouverts à l’indifférence flagrante et délibérée
vis-à-vis de la diaspora africaine opprimée et
L’ignorance profonde, les pressions de déshumanisée dans l’ancien monde et les sites
28 Paul Robeson, chanteur populaire dont la combinaison de son
latino-américains de l’oppression « noire ».
activisme anti-impérialiste et pour les droits civils a conduit à
la saisie de son passeport américain et la restriction par ordre II-/ L’Afrique et sa diaspora : quelles articulations
du président Truman de ses mouvements continentaux aux de rechange ?
États-Unis. Rappelons que la raison officiellement donnée
pour la restriction de ses mouvements était que « lorsqu’il La diaspora africaine est répartie dans trois
s’est rendu à l’étranger, il s’est élevé contre le colonialisme et
a plaidé pour l’indépendance de l’Afrique, ce qui est contraire principales zones géographiques : l’Europe, les
aux meilleurs intérêts des États-Unis ». (Vincent Dowd, ‘Singer États-Unis et les pays du Golfe. Elle peut être
Paul Robeson’s granddaughter recalls fight against racism’,
BBC News, 7 May 2014, www.bbc.com/news/entertainment-
utile à l’Afrique dans au moins trois principaux
arts-27291682). domaines :
29 http://www.thediplomaticsociety.co.za/index.php/archive/
archive/273-jamaicasouth-africa-relations. - l’amélioration des compétences
30 Cette observation est sans préjudice des nombreux cas
documentés d’Afrophobie de masse parrainée par l’État et techniques et universitaires ;
l’élite. Sur ce point, voir, par exemple, Michael Neocosmos,
2010, From ‘Foreign Natives’ to ‘Native Foreigners: Explaining - l’apport en ressources financières de
Xenophobia in Post-Apartheid South Africa Citizenship développement. Les transferts d’argent
and Nationalism, Identity and Politics, CODESRIA, Dakar,
Senegal.
frais de cette diaspora vers l’Afrique sont

[ 39 ]
RASA/AROA

actuellement estimés à plus de 10 % du et des peuples d’ascendance africaine dans


PIB de certains pays africains31 ; le monde décrites ci-dessus, le RASA pourrait
envisager en outre d’analyser les cas où des
- une meilleure représentation de l’Afrique
individus, des Africains continentaux et de la
dans le monde à partir des relations que
diaspora, des communautés, États, nations,
cette diaspora a pu construire dans ses
sous-régions, régions, etc. réagissent à
différentes zones d’accueil.
l’abus racial ou à la menace de tels abus des
La formation d’une diaspora africaine issue de Africains et des personnes d’ascendance
l’esclavage à travers le monde, la colonisation africaine. Les opportunités créées, saisies
ou l’esclavage colonial au sein du continent ou négligées pour aider les Africains et les
et l’exploitation inadmissible des ressources personnes d’ascendance africaine victimes
naturelles africaines de l’ère coloniale à ce jour de discrimination raciale, d’oppression et
sont des témoignages suffisants de l’exposition d’injustice doivent également être soulignées.
du continent et de ses peuples au reste du Il va sans dire que chaque Africain et membre
monde et de la détérioration des termes de de la Famille Africaine Globale devrait être
l’échange au détriment de l’Afrique et des considéré comme une personne susceptible
Africains. D’un point de vue positif, la portée d’être intéressée par le RASA, tout comme ses
mondiale de l’Afrique à travers sa diaspora épreuves, tribulations et accomplissements ; le
signifie qu’en tant que peuple, les Africains ont RASA devra souligner les activités, les réussites
au moins autant de possibilités de réseautage et les défis des peuples d’ascendance africaine
que les Européens qui ont utilisé leur réseau en Asie, dans le sous-continent indien, en
mondial pour façonner et remodeler l’Afrique Afrique du Nord et au Moyen-Orient ainsi que
et une grande part du monde pour répondre d’autres « tribus perdues ou jusque-là négligées
à leurs besoins politiques, économiques, d’Afrique ».
et culturels. Combiné avec les ressources
Le Rapport sur des événements dignes d’intérêt
indiscutables de l’Afrique, continent mère, les
dans ce domaine devrait servir le quadruple
Africains et la diaspora devraient être capables
objectif :
de montrer et démontrer que –  avec tous les
moyens persuasifs et, si nécessaire, coercitifs a) développer les relations communautaires
à sa disposition  – l’Afrique est un continent entre les deux branches de la Famille
indispensable, avec le droit et le pouvoir de Africaine Globale ;
déterminer et de façonner son engagement
b) maintenir les responsabilités de l’Afrique
avec le reste du monde en tant que partenaire,
envers sa diaspora et vice-versa ;
et non en tant qu’organisme dépendant et
infantilisé. c) compenser la négligence passée des
peuples d’ascendance africaine en Asie,
Pour soutenir les transformations des Africains
31 L’Afrique aurait reçu 60,5 milliards de dollars en 2016 de la part
dans le sous-continent indien, en Afrique
de ses ressortissants établis à l’étranger, contre 44,3 milliards du Nord, au Moyen-Orient, dans d’autres
en 2007, soit une hausse de 36 %, selon le Fonds International endroits qui ont jusqu’ici échappé à
de Développement Agricole (Fida) dans son rapport publié le
14 juin 2017. Une estimation qui varie par rapport à celle de l’attention panafricaniste et ;
la BAD qui considère, elle, que le total de l’argent envoyé vers
l’Afrique s’élève à un peu plus de 65 milliards en 2016. Cinq d) avertir les oppresseurs globaux et
pays africains captent 80 % du total de ces transferts. En tête, localisés des peuples africains qu’ils
le Nigeria et ses 180 millions d’habitants ont reçu 19 milliards
de dollars en 2016, suivi de l’Égypte avec 16,6 milliards et
ne peuvent plus échapper au contrôle
du Maroc avec 7 milliards. Le Ghana et l’Algérie ferment ce africain.
peloton de tête avec 2 milliards de dollars reçus par chacun.

AXE 2
  La (les) pensée(s) africaine(s) d’hier à aujourd’hui
Le monde a fait l’Afrique mais c’est surtout comme en témoignent les dizaines de milliers
l’Afrique qui a fait le monde, non seulement par de documents consignés à la Bibliothèque
le peuplement, mais également par la pensée. d’Alexandrie, aux universités de Qarawiyine à
L’histoire de l’érudition en Afrique est vieille de Fez et Al-Azhar au Caire, et les manuscrits de
plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires, Tombouctou. Nombreux sont les intellectuels

[ 40 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

Africains qui ont réfléchi sur les problèmes du L’Afrique, comme on le sait, a été marquée sur
monde à partir de l’Afrique. le plan symbolique, politique, économique,
Parmi ceux-ci, le CODESRIA, ENDA, l’AFARD, culturel, environnemental par la traite négrière
le Forum du Tiers Monde et d’autres ont et l’entreprise coloniale, auxquelles on
contribué considérablement à décloisonner peut aujourd’hui ajouter la néocolonisation,
les matrices traditionnelles et hégémoniques l’ajustement structurel et toutes les autres
et à la décolonisation des sciences sociales et formes de logiques hégémoniques qui ont
humaines depuis plus de 40 ans. De l’histoire à un impact sur son affirmation et le défi de sa
la philosophie, en passant par l’environnement, Renaissance.
les thèmes abordés recouvrent  : l’intégration
Tout cela fut accompagné par une idéologie
régionale, la conception du développement
dite civilisatrice, dont l’objectif visé est
(Samir Amin, Joseph Ki-Zerbo, Jacques
l’infériorisation de l’homme africain et son rejet
Bugnicourt, Philippe Engelhard, Emmanuel
à la périphérie de l’histoire pour le dominer et
Ndione, etc.), l’oralité, l’universalité et la
l’exploiter.
mondialité, la critique de la bibliothèque
coloniale et la remise en cause de sa prétention La littérature scientifique négationniste34 a eu des
au monopole (Souleymane Bachir Diagne, répercussions profondes sur l’imaginaire mental
Amady Aly Dieng, Cheikh Anta Diop, Achille des Africains, en instituant une représentation
Mafeje, Valentin-Yves Mudimbe, Théophile chaotique voire psychopathologique sur
Obenga, etc.). Les femmes ont également l’Afrique, de sorte que certaines couches de
permis de réelles avancées sur des questions sa population se sont installées dans une crise
telles que le genre avec Fatou Sow, Amina existentielle qui continue à les reléguer au rang
Mama, Ayesha Imam qui ont édité Femmes, de peuples archaïques se battant contre la
Sexe et Genre / Endering Social Science32), Ifi misère et la survie.
Amadiume (auteure de  Male Daughters and Une approche réflexive ambitionne ici de faire
Female Husbands, Gender and sex in an african une archéologie épistémologique de la pensée
society), Oyeronke Oyewumi (sur «  l’invention sur l’Afrique et de la pensée africaine classique.
de la femme  »33) et toute la collection Women Une démarche diachronique et synthétique
Writing Africa, et des revues comme  Feminist tente de mettre d’abord l’accent sur les grandes
Africa; Sylvia Tamale sur la sexualité africaine, questions civilisationnelles et existentielles qui
etc. ont été mobilisées autour de « l’objet Afrique »
par des penseurs en Europe et en Afrique, les
premiers dans une logique de légitimer une
32 Ayesha Imam, Amina Mama et Fatou Sow (sous la direction entreprise coloniale et les seconds dans une
de) (2004), Sexe, genre et société. Engendrer les sciences volonté de réhabilitation d’une conscience
sociales africaines. Paris, Éditions CODESRIA-Karthala, 461
pages.
historique aliénée.
33 The Invention of Women: Making an African Sense of Western
Gender Discourses, Minneapolis, University of Minnesota 34 Numa Broc, 1988, Dictionnaire illustré des explorateurs et des
Press, 1997. voyageurs français, Paris, CTHS.

I-/ De la falsification à la réhabilitation


de « l’objet Afrique »
1. L’Afrique des clichés de la mission construit progressivement à partir de matériau
civilisatrice historique très divers que les missionnaires
produisaient après leur séjour en Afrique
Le cadre général des représentations35 (récits d’exploitation, comptes rendus
concernant le continent africain comme géographiques, reportages, discours politiques,
objet d’étude s’est forgé en occident et s’est textes littéraires, gravures, illustrations,
photographies, etc.) dans un contexte géo-
35 Florence Brondeau, 2003, « Quel avenir pour les grands historique spécifique, celui d’un projet de
périmètres irrigués en zone sahélienne ? Exemple de la région conquête d’un espace.
de l’office du Niger », Histoire et Géographie, n° 380, p. 157-
165.

[ 41 ]
RASA/AROA

Par-delà les diversités des outils choisis, les sociétés humaines au détriment de l’étude
variétés de leurs contextes de pertinence et de leurs systèmes sociaux et politiques.
de la différenciation des objectifs littéraires, Elles niaient toute valeur spécifiquement
politiques ou informationnels poursuivis par africaine et pensaient que le Noir africain ne
leurs auteurs, c’est l’homogénéité de leurs pouvait rien apporter à l’Europe, du moins
énoncés qui frappe. sur le plan moral et spirituel. Les Européens
étaient unanimes sur le caractère primitif du
Ces images fixent une représentation de
Noir mais ils le jugeaient diversement suivant
l’Afrique à la fois politiquement et moralement
leur famille de pensée. Les philanthropes et
unitaire qui est simplement animée par une
les missionnaires le considéraient avec une
différenciation ethnique, le plus souvent
certaine pitié et s’attachaient à développer des
naturalisée et folklorisée.
idées assimilatrices selon lesquelles les Noirs
Ainsi la construction du savoir sur l’Afrique est ne pouvaient être sauvés que s’ils adoptaient la
intrinsèquement liée à la formation du pouvoir à civilisation occidentale.
l’ère coloniale. Situation coloniale et discours sur
En 1879 à l’occasion d’un banquet
l’Afrique s’articulent et multiplient les emprunts
commémoratif de l’abolition de l’esclavage,
respectifs pour réaliser une co-construction
Victor Hugo soulignait que «  le moment est
idéologique tournée vers l’action concrète de la
venu de faire remarquer à l’Europe qu’elle a
légitimation de la mission civilisatrice.
été aux côtés de l’Afrique. Le moment est venu
La pensée anthropologique, qui se construit de dire à l’Espagne, à la France, qu’elles sont
autour des descriptions des voyageurs et toujours là, que leur mission s’est modifiée
qui s’inspire de la théorie évolutionniste sans se transformer, qu’elles ont toujours la
darwinienne, corrobore le concept fondamental même situation responsable et souveraine de la
d’une hiérarchie des cultures et des civilisations Méditerranée. Ce bloc de sable et de cendre,
humaines. Les théories anthropologiques ce monceau inerte et passif qui depuis six mille
occidentales36 faisaient une large part au ans fait obstacle à la marche universelle. Dieu
système de classification des offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-la ».
36 Abraham Peter, juin-septembre 1957, « Le conflit de la culture
en Afrique », Présence africaine, revue culturelle du monde On peut aussi ajouter ces propos de Jules Ferry
noir n° 14-15, p. 107-118.

[ 42 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

alors député républicain de la gauche tenus domine la théorie évolutionniste, les races
à la chambre des députés, le 28 juillet 1885, noires sont parmi les plus retardées sur l’échelle
critiquant l’humanisme de l’Europe qui est en de l’évolution de l’espèce humaine. Ainsi Pierre
décadence en considérant que « ce qui manque Larousse, dans l’article «  Colonie  » du grand
de plus en plus à notre grande industrie, ce sont dictionnaire universel du XIXème siècle, publié
les débouchés. Il n’y a rien de plus sérieux ; or, entre 1863 et 1865 affirme : « c’est en vain que
ce programme est intimement lié à la politique quelques philanthropes ont essayé de prouver
coloniale. Il faut chercher des débouchés. Il y que l’espèce nègre est aussi intelligente que
a un second point que je dois aborder, c’est le l’espèce blanche. Quelques rares exemples ne
côté humanitaire et civilisateur de la question. suffisent point pour prouver l’existence chez eux
Les races supérieures ont le devoir de civiliser de facultés intellectuelles. Un fait incontestable
les races inférieures. Ce devoir a souvent été et qui domine tous les autres, c’est qu’ils ont
méconnu dans l’histoire des siècles passés. le cerveau plus rétréci, plus léger et moins
Mais de nos jours je soutiens que les nations volumineux que celui de l’espèce blanche,
européennes s’acquittent avec grandeur et ce fait signifie pour prouver la supériorité de
honnêteté de ce devoir supérieur ». l’espèce blanche sur l’espèce noire ».
Cette perspective donne nettement à voir que Pareillement, le continent est décrit comme
la construction de l’imaginaire sur l’Afrique un espace sauvage, la darkest africa selon
était fortement défendue par ceux-là même qui l’expression d’Henri Morton Stanley dans
étaient les gardiens de la civilisation européenne son essai sur les explorateurs, à partir d’un
et que l’entreprise coloniale était légitimée au amalgame entre ce qui n’est pas connu de
forceps au vu de sa portée économique et l’occident et ce qui n’existe pas, l’Afrique était
politique. perçue comme n’appartenant pas encore à
l’écoumène, donc un espace vierge à conquérir
Même si l’Afrique n’est pas le seul ensemble
et à exploiter. Cette vision confirme celle
colonial sur lequel porte l’ombre de ces clichés,
que l’on a de ses habitants et justifie, par la
elle occupe néanmoins une place particulière
représentation en «  table rase  » du continent,
liée à la perception qu’ont les occidentaux
l’entreprise coloniale de mise en valeur. Ainsi
de la «  race  » nègre. Pour les explorateurs et
Charles Lavigerie, nommé archevêque français
les scientifiques du XIXème siècle chez qui,
d’Alger en 1867, résume ainsi cette idée : « En
France tout semble fini ; dans l’immense Afrique
tout commence » !
Le fait de donner une cartographie négative
de l’Afrique était une stratégie pour intégrer
les projets de l’entreprise coloniale. Ainsi
Émile-Felix Gauthier (1864-1940), engagé
dans une carrière de chercheur en géographie
sur le terrain à Madagascar puis, en tant
qu’enseignant à Alger, reprend à son compte
l’idée expansionniste et primitiviste qui fondait
le projet colonial  : «  une chose est sûre, la
population noire dans toute l’Afrique, est tout à
fait disproportionnée par rapport aux ressources
et aux possibilités et même deux habitants au
kilomètre carré. Sur une planète où les autres
grands continents sont d’ores et déjà en voie
de surpeuplement rapide, l’Afrique est le
continent vide. C’est un angle mort où les
influences civilisatrices du Nord n’ont pas
pénétré. Nous y trouvons le tableau d’une
Afrique primitive. »
La description de ces espaces géographiques
dans la perspective d’une vision naturaliste

[ 43 ]
RASA/AROA

voire primitive de l’Afrique, est encore assurée La naissance du mouvement intellectuel de la


à la période charnière de la mise en place de la négritude38 remonte aux années 1930, l’époque
géographie africaniste classique, par Jacques où les jeunes Africains, Malgaches et Antillais
Richard-Molard (1913-1951)37, qui écrit  : se rencontraient en France pour partager leurs
«  On y trouve surtout un ramassis hétéroclite expériences et réflexions liées à leur situation
de barbares fugitifs ou d’anciens civilisés quotidienne – celle des Noirs vivant à Paris, en
des savanes battus et étouffés. Ils conservent pleine période coloniale.
des bribes de cultures extra-forestières
La paternité du terme de négritude reviendrait
diverses enrobées d’une somme de réactions
à Aimé Césaire qui l’avait employé dans son
défensives et de démissions en présence d’un
recueil poétique, Cahier d’un retour au pays
milieu tyrannique dont le seul avantage est
natal en clamant : «  Ma négritude n’est pas
l’offre de sécurité négative. Cet avantage se
une pierre, sa surdité ruée contre la clameur
paye cher. La forêt absorbe des peuples et
du jour ; ma négritude n’est pas une taie d’eau
n’en rend point. Des cultivateurs, elle fait des
morte sur l’œil mort de la terre ; ma négritude
butineurs de champs, privés de protéines,
n’est ni une tour ni une cathédrale ».
gavés de bananes, rhizomes et tubercules, qui
sont des aliments de misère ». Cependant, en dehors de toute la force
poétique de cette première caractéristique, il
est évident que la négritude avait eu, dès ses
débuts, son sens bien concret. « La Négritude
est donc l’ensemble des valeurs de civilisation
du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans
La colonisation qui s’est toujours maquillée
la vie et les œuvres des Noirs » selon le poète
avec les habits d’un bienfaiteur se donnera
sénégalais Léopold Sédar Senghor.
la peine de construire d’autres formes
d’institutions sociales avec des instruments Pour les tenants de ce mouvement, il s’agissait
comme l’école, la formation aux armées et la d’abord de revendiquer l’identité culturelle et
gestion de la cité. Des cadres établis sur des la dignité des Noirs, en se référant à l’histoire
logiques qui ne reflètent guère l’aspiration pour rappeler et magnifier l’Afrique précoloniale
profonde des peuples d’Afrique, qui ont une des royaumes et empires, à la culture
autre approche pour sentir le réel. Sur les flancs traditionnelle, aux caractères propres et
de ces écoles coloniales, va se développer une spécifiques de la vision du monde, de l’âme
nouvelle conscience africaine, symbolisée par noire. Le monde noir devrait avoir la parole
des courants de pensée comme le mouvement pour défendre ses valeurs, les réhabiliter
de la négritude ou de l’égyptologie, qui, en refusant l’assimilation imposée par les
imprégnés des mythes et des légendes de colonisateurs. Les Noirs, pliés sous le joug
la civilisation gréco-romaine tenteront eux colonial, aspiraient à retrouver leur place dans
aussi à leur tour d’engager une grande lutte l’histoire et la culture du monde. La négritude
existentielle en fouillant l’Afrique dans son être apparaîtrait ainsi comme un processus
profond, en convoquant ses ancêtres et ses d’éveil culturel, historique, identitaire de
dieux. l’homme noir.
Léopold Sédar Senghor dans une volonté
2. La négritude ou le culte de la raison de mettre en circulation le concept de
intuitive négritude dans le débat en lui donnant sens et
orientation dans la construction de la pensée
L’objectif premier du bouillonnement intellectuel africaine dira  : «  Le Nègre est l’homme de la
chez les jeunes étudiants africains était de nature. Il vit traditionnellement de la terre et avec
replacer l’Afrique dans une dynamique de la terre, dans et par le cosmos. C’est un sensuel,
progrès social et intellectuel après les différents un être aux sens ouverts, sans intermédiaire
viols qu’elle a subis. entre le sujet et l’objet, sujet et objet à la fois.
Il est d’abord sons, odeurs, rythmes, formes
37 Directeur de la section géographique à l’institut français de et couleurs ; je dis tact avant que d’être œil,
l’Afrique noire, membre de l’école nationale de la France comme le Blanc européen. Il sent plus qu’il ne
d’outre-mer, auteur des monographies régionales sur les
sociétés rurales africaines et de comparaison à portée 38 Georges Ngal, 1975, Aimé Césaire, un homme à la recherche
généralisant. d’une patrie, Paris, Présence africaine.

[ 44 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

voit : il se sent. C’est en lui-même, dans sa chair, africaines et antillaises, les intellectuels noirs
qu’il reçoit et ressent les radiations qu’émet tout s’opposaient nécessairement au colonialisme,
existant-objet. en sapant le principe originel de la colonisation,
celui de l’infériorité des peuples colonisés qui
C’est dire que le Nègre n’est pas dénué de
raison, comme on a voulu me le faire dire. nécessitaient l’apport de la culture occidentale
Mais sa raison n’est pas discursive  ; elle est pour progresser. Le concept avait donc eu des
synthétique. Elle n’est pas antagoniste  ; elle connotations politiques, bien qu’elles ne soient
est sympathique. C’est un autre mode de pas toujours visibles de la même manière et
connaissance. La raison nègre n’appauvrit exprimées avec la même intensité.
pas les choses, elle ne les moule pas en des
Les thèmes privilégiés s’attachaient à la
schèmes rigides, en éliminant les sucs et
stigmatisation de la période de la traite ainsi
les sèves  ; elle se coule dans les artères des
que de la politique coloniale et ses dérives.
choses, elle en éprouve tous les contours pour
Les auteurs dénonçaient les stéréotypes sur
se loger au cœur vivant du réel. La raison
l’Afrique et les Noirs, appelaient à la révolte
blanche est analytique par utilisation, la raison
et essayaient d’assurer une transition entre la
nègre, intuitive par participation39 ».
période coloniale et le temps des indépendances.
Amadou Hampâté Bâ40 reconnaissait la Ainsi, « La Négritude était également arme de
spécificité de la perception du monde en combat pour la décolonisation » selon Léopold
Afrique et rejoignait ainsi les idées exprimées Sédar Senghor42.
par Léopold Sédar Senghor et autres. Selon
Après la Seconde Guerre mondiale, la
lui, «  La connaissance africaine est immense,
négritude a revêtu de nouvelles formes, elle s’est
variée, et concerne tous les aspects de la vie.
mise à la prose et « les années 1950 » voient
En Afrique, au côté visible et apparent des
paraître nombre de romans originaux dotés
choses, correspond toujours un aspect invisible
d’une expression forte. Les romans contiennent
et caché qui en est comme la source ou le
des éléments ethnographiques43, qui glorifient
principe ».
l’Afrique précoloniale et restituent la mémoire en
Ainsi, l’âme noire était-elle chantée : grâce à leur rappelant les figures prestigieuses de l’histoire,
émotivité exceptionnelle, les Noirs auraient été telles qu’on peut le voir avec les écrits de Djibril
capables de rappeler à l’Occident les valeurs Tamsir Niane ou de Birago Diop.
oubliées des liens avec la nature, de la place
Nombreuses sont les œuvres auto
de l’homme dans le monde vivant. Leur apport
biographiques, dont celles de Mongo Béti ou
à la culture consistait aussi à replacer chaque
d’Ousmane Sembène, qui s’appuient sur les
individu dans la continuité de sa famille et de
expériences vécues des sociétés coloniales
son ethnie.
et deviennent, avec l’évolution des héros, de
En effet d’après Aimé Césaire41, «  l’œuvre de véritables romans d’apprentissage. Conscients
l’homme vient seulement de commencer et il des changements qui s’opèrent dans le
reste à l’homme de conquérir toute interdiction monde et dans les mentalités, les écrivains
immobilisée aux coins de sa ferveur et aucune négro-africains s’interrogent également sur les
race ne possède le monopole de la beauté, de rapports souvent difficiles et conflictuels entre
l’intelligence et de la force créatrice ». la tradition et la modernité.
Si les aspects culturels et civilisationnels La négritude a exercé une influence considérable
dominaient dans toutes les expressions du en apparaissant comme une expression juste et
mouvement, la négritude était marquée dès le reconnue des intellectuels noirs. Elle jouait ainsi
début par son aspect idéologique. le rôle de locomotive culturelle pour une bonne
partie du continent africain.

Par la revendication de la valeur des cultures


39 Léopold Sédar Senghor, 1956, « Ce que l’homme noir
apporte », in L’Homme de couleur, 1939 ; texte repris dans
« L’Esthétique négro-africaine », Diogène. Certains intellectuels et écrivains français
40 Amadou Hampâté Ba, 1980, « La tradition vivante », in
Histoire générale de l’Afrique, tome 1. Paris, Unesco/Jeune 42 Léopold Sédar. Senghor, Études françaises, vol. 3, n° 1,
Afrique, p. 191. 1967, p. 3-20
41 Aime Césaire, 1956, « Culture et colonisation, revue 43 Jean-Claude Blachêre, 1993, Négritures. Les écrivains
culturelle du monde noir » n° 8-9-10, p. 190-255. d’Afrique noire et la langue française, Paris, L’Harmattan.

[ 45 ]
RASA/AROA

accueillaient avec enthousiasme de nouvelles déclarait que «  le tigre ne proclame pas sa


expressions poétiques, les interprétant chacun tigritude. Il se jette sur sa proie et la dévore ».
à leur manière : Il aurait été donc plus utile à la cause noire
d’aller dans le sens des actions concrètes en
André Breton44 mettait en relief la qualité
abandonnant les déclarations stériles.
littéraire, la beauté de la parole césairienne
avec ces mots « La parole d’Aimé Césaire, belle Tout aussi bien la célébration de l’âme noire
comme l’oxygène naissant » ; Jean-Paul Sartre présentait, selon nombre d’intellectuels noirs,
se concentrait surtout sur l’aspect humain, une image réductrice de leurs ethnies. Les
social et soulignait le droit des poètes noirs à hommes noirs s’en trouvaient infantilisés, leur
exprimer les revendications de leurs peuples et caractéristique principale se serait réduite aux
pays d’origine. Pour lui « Le nègre… est victime danses, musiques et chants.
de la structure capitaliste de notre société ».
Tchicaya U Tam’si, auteur congolais, exprimait
L’influence de la négritude et d’autres ses doutes quant aux valeurs d’une littérature
phénomènes annexes s’étendait au-delà des militante ou purement élogieuse du passé et
milieux des écrivains noirs francophones et des prenait de cette manière distance à l’égard de la
événements du monde africain anglophone. En négritude pour se tourner vers la création moins
témoignent, la création, au Nigeria, de la revue idéologique et plus repliée sur des questions et
Black Orpheus (en référence au célèbre essai dilemmes intérieurs.
de Jean-Paul Sartre), ou encore celle de poètes
Tout en reconnaissant le rôle important qu’elle a
et romanciers noirs d’expression anglaise,
joué dans le processus de prise de conscience
comme Chinua Achebe, Cyprien Ekwensi ou
par les Noirs, Frantz Fanon46 constate que  :
Amos Tutuola.
«  Cette négritude ruée contre le mépris blanc
Les expressions multiples de la culture noire, s’est révélée dans certains secteurs seule
liées de manière inextricable à la négritude ont capable de lever interdictions et malédictions ».
trouvé leur confirmation lors du premier Congrès Frantz Fanon est profondément convaincu que
des écrivains et artistes noirs qui s’était tenu à son temps est terminé et qu’il est désormais
Paris en 1956. indispensable d’aller plus loin en adoptant de
nouvelles attitudes.
L’initiative principale en revient à Alioune Diop,
fondateur de Présence Africaine. Plusieurs Pour lui, la véritable valorisation de l’homme
membres du mouvement de la négritude y noir consiste à se dépasser soi-même, à
ont pris part, comme Aimé Césaire, ainsi que entreprendre la lutte pour l’indépendance tout
d’autres personnalités, dont Amadou Hampâté aussi bien politique que psychologique et
Bâ, James Baldwin ou Joséphine Baker. culturelle. Le temps unificateur de la négritude
doit être ainsi dépassé, car celle-ci n’aboutit
Cette vogue se maintenait dans les années
en définitive pour lui qu’à des « manifestations
soixante. Présence Africaine, conjointement
exhibitionnistes ».
avec la Société Africaine de Culture, a
été à l’origine de l’organisation, en 1966 à Même si le mouvement de la négritude fut
Dakar, du Festival mondial des Arts nègres, un des premiers laboratoires d’idées pour la
un événement mémorable qui a réuni de déconstruction des clichés, on verra dans ce
nombreuses personnalités telles que Léopold qui suit que c’est avec le livre majeur Nations
Sédar Senghor, Aimé Césaire, André Malraux, nègres et culture du savant sénégalais Cheikh
Duke Ellington et bien d’autres venues de tous Anta Diop publié en 1954, que la pensée
les coins du monde. africaine tentera de forger les instruments
scientifiques de sa réhabilitation dans le
Mais la concentration sur le passé était
concert de la civilisation de l’universel à travers
considérée comme déplacée dans le monde
une historiographie sur la civilisation antique
moderne, car elle risquait de détourner les
égyptienne, que l’auteur qualifia de nègre.
Africains et Antillais du présent. Wole Soyinka45,
Nigérian, le premier Nobel noir de littérature,
44 Léopold Sédar Senghor, 2011, Anthologie de la nouvelle
poésie nègre et malgache de la langue française, Paris,
Presses Universitaires de France.
45 Francis Abiola Irele, 2008, Négritude et conditions africaines, 46 Frantz Fanon, 1961, Les damnés de la terre, préface de Jean-
Paris, Karthala. Paul Sartre, Paris, Maspero.

[ 46 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

3. Cheikh Anta Diop : pour une Afrique Il souligne au nom de la logique historique
entre historicité scientifique et vision que toutes les théories élaborées pour rendre
continentale compte du passé africain avaient pour but
avoué de servir le colonialisme et surtout de
L’une des idées qui s’impose avec force faire croire au nègre qu’il n’avait jamais été à
et puissance à la lecture des ouvrages du l’origine de quoi ce soit de valable.
scientifique sénégalais, c’est qu’il ne peut y avoir Pour Cheikh Anta Diop, l’enjeu, c’est d’abord
de devenir africain sans le recours à l’histoire, de faire mentir publiquement et scientifiquement
et dit en ce sens, qu’« il devient indispensable
que les africains se penchent sur leur propre une certaine conception de l’Afrique et de
histoire et leur civilisation et étudient celle-ci l’Égypte qui situe cette dernière hors de
pour mieux se connaitre ». l’Afrique et l’auteur qui s’est le plus avancé
dans cette direction de falsification historique
Les prises de positions scientifiques de n’est autre que Georg Wilhelm Friedrich Hegel49.
Cheikh Anta Diop47, tout en s’inscrivant dans
la perspective de la décolonisation de l’histoire De ce « mensonge historique »50, Cheikh Anta
africaine, soulèvent des questions relatives à la Diop s’indigne par ces termes  : «  la vérité de
philosophie et à l’épistémologie de l’histoire48. ces théories fragmentées et réductrices sert
au colonialisme et leur but est d’arriver, en se
Le projet de réécriture de l’histoire africaine couvrant du manteau de la science, à faire
de Cheikh Anta Diop part du constat d’une croire aux peuples noirs qu’ils n’ont jamais été
extraversion voire d’une faillibilité dans la responsables de quoi ce soit de valable, de
narration de l’histoire africaine. Sa démarche même pas de ce qui existe chez lui ».
s’enracine dans le souci de tourner radicalement
le dos aux falsifications et de réaffirmer Cette position de Cheikh Anta Diop trouve
l’historicité voire la primauté des sociétés un écho favorable chez le psychiatre
africaines, mais surtout aussi de montrer martiniquais Frantz Fanon qui par des analyses
qu’il y a une continuité spatio-temporelle des psychologiques voire psychopathologiques
sociétés africaines, malgré l’émiettement est arrivé à des conclusions que le déni de
territorial et la diversité des tribus et des l’histoire peut être un facteur d’aliénation
peuples. culturelle, de surcroit d’une fausse
représentation dans le culte de la construction
En effet, la fonction de l’historiographie est de de la personnalité des individus colonisés ou
fournir une explication narrative et interprétative issu de la colonisation.
des phénomènes historiques, ce qui implique
la nécessité d’une logique qui donne à Il est donc question pour Cheikh Anta Diop
l’historien des ressources matérielles et d’éradiquer ce « poison culturel »51 savamment
immatérielles pour examiner le contenu, les inoculé dans les mentalités des noirs et qui
réalités de causalité entre les faits. désormais semble faire partie intégrante de
leurs imaginaires et de leurs représentations.
En plus de cet objectif de démantèlement
théorique qui habitera tous ses ouvrages, Ainsi face à ce déni de l’histoire qui ouvre des
Cheikh Anta Diop se propose de montrer non perspectives de destruction chronique dans
seulement qu’une histoire non évènementielle la construction de la personnalité de l’homme
de l’Afrique est possible, mais aussi de faire noir, il devient indispensable que les africains
de l’idée que les Égyptiens étaient des noirs apprennent et comprennent leur véritable
un «  fait de conscience historique africaine histoire et leur vraie civilisation pour mieux se
et mondiale voire un concept scientifique connaitre et arriver ainsi, par la connaissance
opératoire ». de leur passé à rendre périmées, grotesques
et désormais inoffensives ces armes culturelles
47 Cheikh Anta Diop, 1967, Antériorité des civilisations nègres, assimilationnistes.
Paris, Présence africaine, 1967.
48 Des travaux de décolonisation, de déconstruction et de
réécriture de l’histoire de l’Afrique ont été entrepris par 49 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, 1965, La raison dans
l’Unesco, montrant la nécessité de la réhabilitation de l’histoire, Paris, Plon, coll. 10/18.
l’histoire de l’Afrique à partir de 1964. Joseph Ki-Zerbo et 50 Jean-François Havard, 2007, « Identité(s), mémoire(s)
Amadou Moctar Mbow, alors Secrétaire général de l’Unesco, collective(s) et construction des identités nationales dans
ont beaucoup servi cette cause. voir à cet effet http://www. l’Afrique subsaharienne postcoloniale », Cités, n° 29, p. 71-79.
unesco.org/new/fr/social-and-human-sciences/themes/ 51 François-Xavier Fauvelle, 1996, L’Afrique de Cheikh Anta
general-history-of-africa/ Diop. Histoire et idéologie, Paris, Karthala.

[ 47 ]
RASA/AROA

Sa démarche s’élève contre ceux qui pensent savoir universel « coulait de la vallée du Nil vers
qu’il est futile de fouiller dans les décombres du le reste du monde » en particulier vers la Grèce
passé parce que les problèmes de l’heure sont qui n’était qu’un maillon intermédiaire dans la
urgents et se posent dans un monde de vitesse, longue marche de l’histoire des idées et des
caractérisé par la tendance à l’unification civilisations.
du monde et par le surdéveloppement de
Comme le souligne Théophile Obenga52, son
nouvelles sciences et technologies qui
compagnon de route, «  si Cheikh Anta Diop
ambitionnent la résolution de tous les grands
s’intéresse tant aux genèses, aux origines,
problèmes.
aux émergences premières des civilisations
En effet, le modernisme ne consiste pas pour
africaines, c’est que les premières origines
Cheikh Anta Diop à rompre avec les sources
sont la vérité et qu’elles ont une puissance
du passé, mais plutôt à l’interroger et le montrer
exceptionnelle pour se faire remémorer le passé
pour affronter les autres peuples sur un pied
temporel tout entier, d’un seul tenant, établissant
d’égalité, en s’appuyant sur son passé, un
ainsi une certaine logique historique dans les
passé suffisamment étudié.
évolutions et les développements ultérieurs
Cette convocation de l’histoire n’a point pour qui tiennent cependant des émergences
ambition d’y extraire nécessairement que du primordiales ».
beau ou du bien mais de favoriser la sauvegarde
Dans cette perspective de mieux comprendre
des cultures africaines. Comme le RASA, il ne
l’impact de cette réinsertion de l’Afrique dans
s’agit pas pour Cheikh Anta Diop de « créer de
le cours de l’histoire, Théophile Obenga
toutes pièces une histoire plus belle que celle
convoquera même Martin Heidegger qui
des autres, de manière à doper moralement
affirmait que «  ce qui a une histoire peut du
le peuple pendant la période de lutte pour
même coup en faire une53  » puisque l’histoire
l’indépendance, mais de partir de cette idée
est le tout de l’état qui change avec et dans le
évidente que chaque peuple a une histoire ».
temps.
Son anthropologie historique de la culture
Par-delà cette affirmation qui fait de l’Égypte,
africaine devrait jouer le même rôle que les
un point de repère historique, il y a l’idée que
antiquités gréco-latines qui façonnent depuis
l’Afrique forme un tout cohérent qui finalement
des millénaires
relève d’une trajectoire historique singulière,
l’imaginaire de l’Occident. Et pour cela, il faut une commençant depuis la première humanité et, à
« décentralisation des sources de l’universel », 52 Téophile Obenga, 1996, Cheikh Anta Diop, Volney et le
car autant la technologie et la science moderne sphinx, Paris, Khepera/Présence africaine.
viennent d’Europe, autant dans l’antiquité le 53 Martin Heidegger, 1986, Être et Temps, traduit de l’allemand
par François Vezin, Paris, Gallimard, p. 443.

[ 48 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

travers une série de migrations, culmine dans conscience historique, un vrai créateur, un
la civilisation égyptienne qui va éduquer et Prométhée porteur d’une nouvelle civilisation
civiliser l’humanité. et parfaitement conscient de ce que la terre
entière doit à son génie ancestral dans tous
La référence historique et culturelle dans la
les domaines de la science, de la culture et
trame générale de l’histoire de l’humanité
de la religion  ». C’est également la démarche
est nécessaire selon Cheikh Anta Diop. Le
du RASA qui cherche à partir d’outils de
message qu’il lègue à la postériorité est que :
communication plus modernes à rendre compte
« l’Africain qui nous a compris est celui-là qui,
de l’histoire réelle au jour le jour des africains
après la lecture de nos ouvrages, aura senti
et en lui donnant une interprétation causale et
naitre en lui un autre homme, animé d’une
prospective.

II-/ De l’idée de « Renaissance Africaine » : penser une


nouvelle utopie entre tradition et modernité
Le temps des indépendances politiques Au niveau budgétaire, la réduction des
ressemble à celui des désillusions. Avec dépenses publiques a aggravé la crise en
la chute des cours des matières premières limitant les possibilités de l’État à satisfaire les
dans le début de la seconde décennie des besoins en services sociaux par l’arbitrage
indépendances, les dirigeants africains en faveur du service de la dette. Au niveau
constatent que les voies de la redistribution global, cette réduction a eu un effet direct sur
des ressources ne fonctionnent plus et que les l’économie en détruisant une large part des
politiques de diversification des exportations et emplois du secteur public et plus largement en
d’industrialisation sont quasiment inexistantes. limitant la capacité de l’État à intervenir dans les
différents secteurs économiques.
Le système rentier des États africains des
années soixante et soixante-dix démontre Les ressources déjà minces de l’État rentier,
rapidement son échec et sa précarité héritier de l’administration coloniale seront
et les pousse irrémédiablement vers le drastiquement réduites. Ceci s’est notamment
surendettement. Entre 1980 et 1990, la dette traduit par un affaiblissement de sa capacité à
extérieure totale du continent explose et passe modeler et à aménager son territoire, ce dont
de 28,5  % à 109,4  % de son Produit national témoignent les conditions de délabrement
brut (PNB)54. avancé de ses industries et institutions, qui ont
du mal à s’adapter à la réalité quotidienne des
Dans ces conditions, les institutions financières
populations et surtout à satisfaire leurs besoins.
internationales comme la Banque Mondiale
(BM) et le Fonds Monétaire International (FMI) Cette ère des désillusions africaines invite au
interviennent directement dans les pays en retour de l’aspect idéologique dans le débat
difficulté, à travers les programmes d’ajustement politique africain et ouvre des interrogations
structurel, en imposant des stratégies de épistémologiques sur la politique africaine et
sortie de crises libérales, de réduction des le fait de penser la politique en Afrique entre
fonctions étatiques et des dépenses ainsi tradition et modernité ou entre individu et
qu’un renoncement à la philosophie de l’État- communauté.
providence.
Cette désillusion peut s’expliquer d’abord par le
Le recul de l’État répond donc à une situation caractère antithétique des notions de tradition
économique spécifique de crise, mais elle et de modernité dans la littérature scientifique
s’inscrit également dans un schéma de diffusion occidentale dont l’Afrique a hérité sur le plan
des idées libérales dans la gestion des affaires administratif et qui généralement, analysait leur
publiques. Les perspectives attendues des rapport en termes conflictuels.
mesures de retrait de l’État n’ont cependant pas
En développement, la modernité correspondrait
eu les effets escomptés.
54 Samir Amin, Makhtar Diouf, Bernard Founou-Tchuigoua, à un niveau de transformations scientifiques,
Abdourahmane Ndiaye, 2005, « Co-développement ou gestion marqué par une évolution technique. C’est dire
du conflit ? » in Samir Amin (dir.), Afrique. Exclusion programmée pourquoi au regard de tels critères, la modernité
ou renaissance ? Paris, Maisonneuve & Larose, p. 9-75.

[ 49 ]
RASA/AROA

constituerait une rupture radicale par rapport à entre la tradition et la modernité surtout dans la
la tradition. gestion du pouvoir, de sa pérennisation et de
sa stabilité.
L’expérience commune montre que ce qui est
moderne aujourd’hui appartiendra au passé Pour le philosophe Souleymane Bachir Diagne,
demain. De même, ce qui était déjà relégué faire dialoguer la tradition et la modernité en
au passé peut ressurgir pour faire partie du Afrique se traduit concrètement en politique par
présent. Aussi dans le domaine artistique, la compréhension que «  l’activité intellectuelle
certains styles vestimentaires jadis dépassés doit être pragmatique56 et elle doit marcher juste
reviennent-ils à la mode au présent sans aucune au-devant de l’activité politique qu’elle éclaire
difficulté. Cet exemple montre à suffisance la et qui lui permet de se rectifier, en trouvant
légèreté d’une rupture radicale entre les termes ses points de départ dans les problèmes
tradition et modernité. D’autant qu’un regard eux-mêmes, selon le précepte d’Edmund
plus attentif permet de constater qu’entre ces Husserl, «  chercher nos points de départ en
deux notions, il existe également des points de nous plongeant librement dans les problèmes
convergence et cela est plus remarquable en eux-mêmes et dans les exigences qui en sont
Afrique où les individus sont au carrefour de coextensives ».
plusieurs appartenances d’ordres différents en
Cette urgence d’une rupture méthodologique
apparence mais qui s’épousent dans certaines
voire épistémologique, est légitime pour
circonstances.
beaucoup de penseurs africains à l’image de
De ce point de vue, il est indispensable selon l’économiste sénégalais Felwine Sarr qui remet en
l’historien et politiste camerounais Achille question à son tour dans son essai « Afrotopia »
Mbembé55, de partir de la configuration les méthodologies et les grilles d’analyses des
théorique qui appréhende philosophiquement agences de notation sur l’Afrique, qui sont loin
la politique comme lieu d’effectivité de la raison de prendre en considération certains aspects
pratique. Puis de saisir le procès de production déterminants pour une compréhension parfaite
africaine de la modernité politique sous le des mécanismes qui régissent les sociétés
signe de l’innovation et de l’émancipation du africaines. Il plaide pour une nouvelle approche
sujet africain, en soulignant l’étroite articulation de ce qui ne s’appellerait pas forcément «  le
55 Achille Mbembe, 2000, De la postcolonie. Essai sur 56 Souleymane Bachir Diagne, 2010, Philosopher pour une
l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Afrique nouvelle pour une éducation à la société ouverte en
Karthala. Afrique, Série de dialogue politique n° 1, Dakar, Codesria.

[ 50 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

développement » ou « le progrès », mais plutôt conceptualisée en Afrique du sud, avec Thabo
le « bien-être » ou le « bien-vivre ». Mbeki pour donner un cadre à la politique sud-
africaine post-Apartheid, ses partisans sont
La pensée africaine réorientée doit, selon
nettement plus ambitieux. Pour le cercle Mbeki,
Souleymane Bachir Diagne, bousculer notre
il s’agit d’une notion plus large, qui couvre aussi
bonne conscience des opinions les plus
bien le passé et le présent du continent que son
répandues, et nous forcer à nous décentrer pour
avenir.
juger autrement de manière multidimensionnelle
les réalités contemporaines, en ne prônant pas Sa définition exacte, demeure pourtant floue,
l’existence d’un seul moi mais de plusieurs mais dès avril 1998, Thabo Mbeki, alors Vice-
« moi ». président prononça, devant l’université des
Nations Unies à Tokyo, un discours entièrement
La différence majeure que le post-colonialisme
consacré à cette probable Renaissance.
apporte dans l’approche épistémologique
Devant un parterre d’universitaires et de
des études africaines est une pensée
jeunes étudiants, il rappellera que «  l’Afrique
critique, orientée vers le futur, se positionnant
du XXIème siècle, a un avenir de dignité, de
essentiellement comme une pensée sur le
paix, de stabilité et de prospérité  ». Dans son
devenir de l’avenir africain.
songe, les enfants africains doivent devenir des
Le 16 juin 1999, lors de son investiture comme citoyens du monde à part entière, reconnus
président de l’Afrique du Sud, Thabo Mbeki et respectés comme des égaux sur la scène
proclamait que « le XXIème siècle sera africain ». internationale.
Cette parole prophétique est symptomatique
Il partage cette croyance de la Renaissance
du discours de légitimation que ce dernier a
avec le Président sénégalais Abdoulaye Wade
construit autour de l’idée d’une Renaissance du
qui, dans son plan Omega57, pense qu’il « faut
continent africain. La « Renaissance Africaine »
raviver la fierté africaine ». Pour cela, le continent
s’est ainsi progressivement imposée comme
doit lui-même «  rétablir un ordre politique et
un thème incontournable du lexique politique
économique en rénovant profondément son
africain, qu’elle soit stigmatisée comme étant
mode de gouvernement et d’administration ».
purement incantatoire ou qu’elle anime de
nombreuses discussions autour de sa définition. 57 Allocution prononcée par Monsieur Abdoulaye WADE,
Président de la République du Sénégal, à Genève le 11
Si cette Renaissance s’est essentiellement décembre 2003.

[ 51 ]
RASA/AROA

de l’essai politique d’Achille Mbembé paru,


lui aussi dans ce contexte de renouveau. Les
En effet, dans le contexte des célébrations
Ateliers de la pensée organisés par celui-ci et
en grande pompe du cinquantenaire des
l’écrivain et économiste Felwine Sarr, rendent
indépendances africaines, ce renouveau de
également compte d’une nouvelle démarche
la pensée sur le devenir du continent africain
de recentralisation de la production du savoir
sera diversement marqué symboliquement.
et de la culture sur l’Afrique par l’Afrique et les
Le Président sénégalais prendra la décision
Africains d’ici et d’ailleurs.
d’ériger sur les décombres d’un volcan inerte
le monument de la Renaissance Africaine, qu’il Sur le plan politique, la déclaration solennelle,
inaugura le 3 avril 2010 lors du Festival mondial effectuée en 2013 par les Chefs d’État et de
des arts nègres (Fesman). Un Monument qu’il Gouvernement de l’Union africaine58, a réaffirmé
dédie à la jeunesse africaine «  résolument l’engagement et la promotion d’une conscience
engagée pour le renouveau dans tous les panafricaine pour le développement accéléré du
domaines ». continent. Conformément à cette déclaration, la
Commission de l’Union africaine (CUA), en étroite
Sur le plan artistique et historique, beaucoup
collaboration avec l’Agence de coordination du
de productions font désormais l’écho de
Nouveau partenariat pour le développement
l’histoire de la pensée du monde noir dans la
de l’Afrique (NEPAD), la Banque Africaine
musique populaire urbaine, ce qui redonne un
de développement (BAD) et la Commission
élan vital à beaucoup de mouvements sociaux
économique de l’ONU pour l’Afrique (CEA),
en leur faisant comprendre qu’il faut «  sortir
58 À l’occasion du cinquantième anniversaire de la création de
de la grande nuit  » pour paraphraser le titre l’OUA/UA.

[ 52 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

s’est engagée dans le processus de définition biais d’un « nouveau partenariat » qui n’a rien
d’un programme continental pour les cinquante de nouveau61.
prochaines années. Ce programme appelé
Au niveau des pays africains, la soumission
Agenda 206359 pourrait être décliné, en termes
aux mêmes doctrines économiques du G7
opérationnels par des plans à court terme (10
(+1)-FMI-Banque mondiale qui infusent dans le
ans), à moyen terme (10-25 ans) et à long terme
NEPAD est aussi totale et sans équivoque. L’UA
(25-50 ans). Ces étapes et objectifs concrets
et ses États membres se reflètent et sont encore
permettront à l’Afrique de se focaliser sur les
soumis au commandement et au contrôle des
mutations économiques et sociales en visant
mêmes «  partenaires au développement  ».
essentiellement à « bâtir une Afrique intégrée et
Mais un autre niveau de vulgarité est ajouté à
prospère, soutenue et dirigée par ses propres
la soumission de trop nombreux États membres
citoyens et constituant une force dynamique
pour revendiquer la distinction douteuse de la
sur la scène mondiale ». Ainsi, l’Agenda 2063
destination «  la plus attrayante  » ou «  la plus
se présente comme le prolongement logique
favorable aux investisseurs » en Afrique.
et naturel du NEPAD et des autres initiatives du
genre, tels que le Plan d’Action de Lagos, le Comme une contribution à la littérature
Traité d’Abuja… économique sur l’Afrique et la lutte pour son
affranchissement – le RASA pourrait envisager
pour relever de nouveaux défis sur le continent.
une série sur ce que font ou ne font pas les
Il est considéré aujourd’hui, comme une n
différents États africains pour décoloniser leurs
ouvelle étape dans les efforts déployés par
économies :
les Africains pour catalyser le développement
du continent et renforcer l’unité africaine, en
s’abreuvant des expériences et réalisations - Prioriser ou ne pas prioriser la production
antérieures. de biens et services que consomment
leurs populations et à la consommation de
Pour l’UA, l’Agenda 2063 doit être une source
produits localement fabriqués ;
d’inspiration quant à l’élaboration des plans
- Libération progressive ou non, des divisions
nationaux et régionaux de développement
du travail dans lesquelles ils ont d’abord été
durable et doit représenter un effort collectif et
subalternisés par le colonialisme et gardés
une opportunité pour les Africains de déterminer
par le néo-colonialisme et la mondialisation
leur propre destin. Mais l’Agenda 2063 est-il
néolibérale ;
un véritable projet de libération économique
- Explorer activement les rapports de
et politique du continent  ? Ne reproduit-il
complémentarité non pas entre leurs
pas les schémas néolibéraux hégémoniques
économies existantes, mais entre les
responsables de l’arriération du continent ?
ressources naturelles et humaines de tout
En comparant les plans plus anciens et ceux de le continent, rendant ainsi progressivement
cette génération, l’on note une dissemblance les frontières coloniales non pertinentes et
évidente entre le langage du Plan d’Action de favorisant l’autonomie collective parmi les
Lagos et celui du NEPAD. Dans l’histoire de la peuples d’une Afrique significative, durable
pensée africaine dominante ou sur l’avenir de et développementale.
l’Afrique, les écarts entre le langage du Plan -
d’Action de Lagos pour la mise en œuvre de la
Stratégie de Monrovia pour le développement
économique de l’Afrique et celui du NEPAD
sont notoires. Le contraste est saisissant entre
la « résolution » de l’OUA en 1980 « d’adopter
une approche régionale ambitieuse fondée
61 The unflattering description of Africa’s ‘development partners’
principalement sur l’autonomie collective »60 et la is from Nii K. Bentsi-Enchill, ‘Silence means consent – A
réaffirmation dans le NEPAD de la dépendance note on 55 years of in-dependence’. For a full-scale critique
de « ceux qui ont exploité par les armes, le vol of NEPAD see African Agenda, Double Issue Vol 5 No.2 &
3, 2002, and, in particular, Yao Graham, ‘From Liberation
et le viol pendant 500 ans, et qui sont invités into NEPAD’, Adebayo Olukoshi, ‘Africa from Lagos Plan of
en Afrique «  pour  » le développement par le Action to NEPAD’ and Ian Taylor, ‘NEPAD: Towards the African
Century or Another False Start? For some of the details of the
59 CEA, 2014, « Agenda 2063. L’Afrique que nous voulons », ‘robbery’ and ‘rape’ processes which Bentsi-Enchill alludes
Version populaire, Première Edition, 20 p. to see Walter Rodney, 1972, “How Europe Underdeveloped
60 Preambular paragraph 1 of the LPA. Africa”, London, Bogle L’Ouverture Publications.

[ 53 ]
RASA/AROA

AXE 3 
Pouvoirs et légitimités : quelles articulations
alternatives en Afrique ?
La question du pouvoir et de sa dévolution africain et pour le peuple africain, même en
constitue une problématique centrale dans le principe. Ce qui aboutit à la limitation de la
Rapport Alternatif sur l’Afrique. Elle représente démocratie en Afrique, consacrant le système
partout dans le monde et particulièrement décrit par Noam Chomsky et David Barsamian,
en Afrique une clé de lecture et d’analyse du dans lequel les « élites » sont libres de faire ce
fonctionnement des sociétés et un déterminant qu’elles veulent tant qu’elles promeuvent ou ne
de leur stabilité et de leur harmonie. Si la nuisent pas aux intérêts occidentaux et imitent
démocratie est consacrée par le système les démocraties occidentales62.
hégémonique international comme le seul mode
Depuis le début des années 1990, la
à partir duquel des acteurs, organisations,
«  démocratisation  » électorale s’est largement
institutions définissent des règles et des
répandue à travers tout le continent. Les
pratiques pour l’accession au pouvoir et sa
coups d’état sont devenus plus difficiles
transmission, elle est loin de répondre de
après avoir été une des règles de conquête
manière satisfaisante aux valeurs intrinsèques
du pouvoir régulièrement utilisées. Ils ont
et aux cosmogonies des Africains. Elle
même quelquefois été perçus positivement
fonctionne comme un corps étranger qui essaie
comme des révolutions nécessaires ou des
de s’adapter à un milieu qui lui se contorsionne
consolidations institutionnelles vers plus de
pour s’accommoder à lui-même. Comment
démocraties. La raréfaction des coups d’état est
combler le décalage entre les logiques de
à la fois le résultat d’un rejet interne des élites
fonctionnement entre nos institutions modernes
africaines et du renoncement des puissances
et les sociétés africaines  ? Comment les
occidentales à soutenir ou organiser des coups
réinventer pour qu’elles soient plus légitimes ?
d’état pour protéger leurs intérêts. Mais il est
l Comment renforcer leur appropriation par la
difficile de garantir le caractère définitif de cette
majorité ou la totalité des populations qu’elles
raréfaction.
sont censées représenter et incarner  ? Enfin,
si la démocratie, dictée de l’extérieur et si Les années 1990 ont plutôt été celles des
dévoyée, de quel type de gouvernance l’Afrique conférences nationales souveraines. En 1999,
a-t-elle besoin ? les trois quarts des pays d’Afrique avaient
organisé des élections, la plupart pluralistes.
Les articulations alternatives de la gouvernance
Cette ouverture démocratique a cependant
légitime et de la démocratie en Afrique ne
également été source de tensions nouvelles.
peuvent pas être sérieusement envisagées
La compétition dans les processus électoraux
dans le contexte des conjonctions dominantes
suscite de nouveaux types de conflits que la
sur le continent. Si la définition de la démocratie
mainmise du parti unique étouffait.
comme «  gouvernement du peuple, par le
peuple et pour le peuple » est considérée comme Dans ce contexte, on assiste à un éclatement
l’étalon-or, il devrait être évident, à l’examen le des espaces territoriaux et des logiques
plus occasionnel, que ce qui passe pour la d’intégration nationale. Différentes dynamiques
« démocratie » en Afrique peut être considéré participent à ces reconfigurations, avec
dans une certaine mesure comme une « fraude l’intervention de nouveaux acteurs dans le jeu
démocratique  ». En effet, la combinaison étatique. Ainsi la vague libérale mondiale va
de l’économie de «  marché État  » au niveau progressivement réduire les champs d’action
national, de la soumission par le haut aux de l’État, au profit d’acteurs – entreprise privées,
diktats des « forces du marché international », ONG, communautés locales, etc. – censés être
du G7(+1), de la Banque mondiale, du FMI, plus performants, puisque se situant à des
des agences de notation internationales et par échelles subsidiaires (infranationales).
le bas aux institutions, règles et rituels de la
concurrence kleptocratique entre les «  partis
62 Noam Chomsky and David Barsamian, 2006, Noam Chomsky:
politiques  », sont incapables de produire le Imperial Ambitions – Conversations on the Post-9/11 World,
gouvernement du peuple africain par le peuple London, Penguin Books.

[ 54 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

Toujours au regard de l’idéologie libérale, identitaires ?63 . Ainsi les entreprises d’invention


l’État procède à la privatisation en déléguant et/ou de réinvention démocratique en Afrique
à des groupes privés la gestion de certaines subsaharienne, par l’imbrication du politique
de ses activités administratives et fonctions et du religieux à l’œuvre dans l’espace public
régulatrices. Le secteur public, constitué ont donné également à voir, à travers des
à l’indépendance, est grignoté par une rationalités contextualisées, l’une des formes de
privatisation rampante. production endogène de la modernité politique.
En conséquence, l’impératif de la bonne Les enjeux de la gouvernance sont liés à ceux
gouvernance et de la participation de la société de la globalisation. Selon Christophe Eberhard,
civile assorti de la déconcentration des pouvoirs ils devraient générer une réinvention pluraliste
publics a discrédité l’État comme interlocuteur des cadres juridiques dans le monde au lieu de
privilégié. De nouveaux acteurs apparaissent, et susciter une standardisation effrénée à partir
font le lien entre les organismes financeurs et les des cadres juridiques européens. L’idée d’un
destinataires locaux. L’aide au développement « plurivers », une reconnaissance de la diversité
ne passe plus uniquement par l’administration des cadres juridiques à partir des sociétés et
centrale, elle est aussi directement destinée aux de leurs cosmogonies fait son chemin. Mais le
collectivités locales ou aux institutions privées «  marché  », qui est l’instance dominante des
locales. Les organisations internationales sociétés globalisées, semble encore toute
comme les ONG traitent désormais directement puissante à annihiler les résistances et les
avec les structures décentralisées, avec le régulations pour le vivre ensemble et le respect
«  village  », «  la communauté locale  » ou de la nature. Cependant, les efforts pour son
« l’organisation communautaire de base ». ré-encastrement dans l’économie et la société
ouvrent un chantier exaltant 64.
La sociologie des organisations révèle que
le processus d’insertion de l’individu aux Le rôle du leadership dans la gestion du
plans professionnel, social et juridique dans pouvoir, de la gouvernance et de la démocratie
la communauté politique l’amène parfois à se en Afrique. Quelles Alternatives pour l’avenir ?
détacher progressivement de l’enracinement
L’un des enjeux majeurs du pouvoir, de la
communautaire. Autrement dit, la modernité
gouvernance et de la démocratie en Afrique
politique est certes redevable d’une affirmation
est celui du leadership. Sans un leader patriote,
plus grande de l’individualité et de l’autonomie
bien formé, désintéressé et préoccupé du
du sujet en tant qu’être de raison, mais peut
bonheur de sa population, aucun progrès ne
conduire, dans le même temps, à un usage
sera possible en Afrique. Sur cette question,
(manipulation) stratégique des appartenances
l’Afrique a traversé plusieurs étapes depuis la
communautaires en fonction des intérêts
période précoloniale. Chaque étape a laissé
personnels et des fins visées.
des résultats mitigés en ce qui concerne
En fait dans son rapport à la communauté, l’exercice du pouvoir, la légitimité de ce pouvoir
l’individu africain nouveau, qui est le reflet des et les épineuses questions de la gouvernance
ajustements structurels, déploie des stratégies et de la démocratie.
de mobilisation de toutes les ressources
Nous soulèverons quelques questions dont
matérielles et symboliques disponibles dans
les réponses serviront de solutions alternatives
l’espace privé communautaire pour acquérir
pour l’Afrique.
des avantages nécessaires à un meilleur
positionnement social dans l’espace public En quoi le legs historique a-t-il contribué à
politique. Cela est observable dans la plupart la gestion du pouvoir, à l’émergence d’une
des communautés ethniques, religieuses ou gouvernance légitime et à la promotion de la
spirituelles en Afrique subsaharienne. démocratie  ? La rupture opérée par la longue
Faut-il faire l’hypothèse que l’invention de la 63 C’est en substance l’une des thèses défendues par Cheikh
Guèye, 2002, Touba la capitale des Mourides, Paris, Enda-
modernité politique, loin de suivre la pente Karthala-IRD ; et (Dir) Etat, Société et Islam au Sénégal, un
de la sécularisation, emprunte plus volontiers air de nouveau temps ? Karthala
celle de la religion ou d’autres transcendances 64 En proposant le ré-encastrement du marché dans l’économie,
composante de la société, Karl Polanyi propose une société
dans la mesure où les acteurs s’adossent à plus conviviale. Pour de plus amples développements, voir
leurs appartenances multiples et articulent les Karl Polanyi, 1983, « La Grande Transformation. Aux origines
politiques et économiques de notre temps », Paris, Éditions
différentes sphères politiques, économiques et Gallimard.

[ 55 ]
RASA/AROA

période de la traite des esclaves et de la 1. les différentes catégories de leaders


colonisation effective a-t-elle été bien assumée africains et leur impact sur le pouvoir, la
par les Africains depuis les indépendances gouvernance et la démocratie ;
nominales  ? Sinon, comment cette rupture
2. la fragmentation actuelle des espaces
conditionne-t-elle la situation actuelle ?
politiques et leurs conséquences sur la
Cette dernière question paraît essentielle gestion du pouvoir, de la gouvernance et
pour plusieurs raisons. Les conséquences du de la démocratie ;
mimétisme des valeurs de l’Occident sur les
3. les exigences d’une réorganisation des
leaders et les élites africains dues au formatage
espaces du pouvoir et du renouvellement
profond des classes dirigeantes imposé par
des élites intellectuelles comme solutions
l’École coloniale, opèrent encore. Pour tenter
alternatives.
quelques réponses à ces interrogations, cette
section sera structurée comme suit :

I-/ Le leadership africain et son impact sur le pouvoir,


la gouvernance et la démocratie
La question du leadership en Afrique implique chefs des artisans, etc.
généralement trois catégories d’acteurs, les
Sur la base de cette répartition du pouvoir, il est
hommes politiques, les responsables des
permis de parler d’un système démocratique.
entreprises et les élites intellectuelles. Le rôle
Dans ce contexte, le domaine d’exercice
de chacun de ces acteurs reste déterminant
du pouvoir (le Palais) malgré son caractère
dans la gestion du pouvoir, de la gouvernance
imposant, ne bénéficie d’aucun confort matériel
et de la démocratie.
qui soit au-dessus de celui du peuple.
I-1. Les leaders politiques africains : des Le pouvoir dans les sociétés sans État était
origines à aujourd’hui géré de façon collégiale par des familles issues
des différents clans. Ici la règle du pouvoir est
La formation des leaders politiques africains fondée sur le consensus.
passe par deux étapes importantes  : le legs
historique et les luttes pour les indépendances. Ces deux types de pouvoir, pour se mettre à
l’abri des tentations qui pourraient menacer la
I-1.1. Les leaders traditionnels gouvernance, avaient horreur de l’accumulation
capitaliste. Le surplus de production était
Sur le plan historique, l’Afrique a connu, du point distribué aux pauvres et aux indigents. La
de vue de la gestion politique, deux types de valeur cardinale de la plupart des sociétés
sociétés, avec ou sans État. Ces dernières sont africaines était celle de la générosité par le
qualifiées par les anthropologues de groupes partage équitable des biens produits. Ainsi,
acéphales. ceux qu’on considère comme de grands
dignitaires africains ne se rencontrent pas
Les sociétés à État sont gérées par des
parmi les bâtisseurs mais plutôt parmi les plus
pouvoirs politiques d’origine familiale organisés
généreux.
en chefferies bien structurées. Exceptés
quelques rares exemples, ces chefferies étaient Ce manque d’accumulation capitaliste a été
dirigées par des Rois choisis dans quelques fortement critiqué par les Occidentaux qui
familles qualifiées de dynastie dont les règles estiment que le retard actuel du continent en
de succession sont bien définies et souffrent dépend largement. Cette appréciation mérite
très peu de contestation. Ces rois étaient aujourd’hui d’être nuancée au regard des
entourés de dignitaires venant des familles non conséquences négatives de l’accumulation
dynastiques. Par exemple chez les Yorubas, capitaliste sur l’environnement, l’équité et la
la presque totalité des familles participent à paix mondiale.
l’exercice du pouvoir à quelque niveau que
I-1.2. Les leaders politiques actuels
ce soit, du roi aux chefs des commerçants
en passant par les ministres, gouverneurs de Ils ont tous émergé dans le cadre des luttes
provinces, chefs religieux, chefs de guerre, pour les indépendances après la dernière

[ 56 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

guerre mondiale mais ne se sont structurés «  civilisés  », de quelques vieux leaders civils
qu’après les Indépendances. Ces leaders sont et de jeunes politiciens dont une bonne partie
de plusieurs catégories selon leur formation, avait servi comme conseillers aux régimes
leur niveau d’instruction et la période de leur militaires entre 1970 et 1990.
émergence.
L’avènement de la démocratie en Afrique n’a
De 1960 à 1970, la gestion du pouvoir politique pas entraîné une transformation radicale de
a été assurée en majorité par des instituteurs la classe politique. Le mélange des dirigeants
et quelques médecins et leaders syndicaux. de cette période démocratique, entre civils et
Malgré leur niveau de formation assez militaires, n’a pas permis à la démocratie d’être
hétéroclite, ces premiers dirigeants africains véritablement une réussite et, surtout, un facteur
ont été guidés dans leurs actions par une de progrès.
même exigence, celle du nationalisme jugé
indispensable pour mieux se défaire du joug Somme toute, les leaders politiques africains
colonial et asseoir les prémices d’une nation depuis 1960, qu’il s’agisse des nationalistes de
véritable. la première heure, des militaires de la période
autocratique ou des dirigeants de la décennie
Malgré les difficultés que ces premiers de l’ajustement structurel, ont, à quelques
dirigeants ont rencontrées dans la gestion de exceptions près, failli dans leur mission en
leur pays respectif, ils ont néanmoins légué faisant de l’Afrique le continent le moins avancé
un important héritage qui continue de servir de la planète. Ainsi, de 1960 à nos jours, l’État
de référence aujourd’hui  : le panafricanisme, n’a jamais été approprié par les Africains. Il
devenu une exigence majeure pour mieux faire est plus le fait des puissances étrangères et
face aux conséquences de la balkanisation de le relais de l’idéologie coloniale. Du coup,
l’Afrique. les leaders politiques que l’Afrique a connus
jusqu’ici sont majoritairement perçus comme de
Le combat entamé en faveur de la construction simples marionnettes à la solde des puissances
nationale et du panafricanisme était à peine dominantes (Le Roy, 1997)65.
amorcé qu’une nouvelle génération de leaders,
celle des militaires, vint y mettre fin. Ainsi, de I-1.3. Les leaders des entreprises
1970 à 1990, presque tous les États africains, à
l’exception de quelques rares cas, sont tombés La question des leaders va au-delà des seuls
dans les mains des militaires. C’est le début dirigeants politiques. Le défi du développement
des régimes autocratiques, y compris dans économique et social s’adresse autant aux
les rares pays dont les dirigeants ne sont pas leaders du secteur public qu’à ceux du secteur
militaires. C’est le règne des partis uniques, privé. Ces derniers peuvent être classés en
avec pour conséquence la fin des espoirs nés plusieurs catégories :
des indépendances.
- les dirigeants des vieilles compagnies
La période 1980-1990 a été particulièrement européennes de traite, d’origine coloniale,
dure pour les pays africains, en raison d’une dont beaucoup continuent de contrôler
récession économique généralisée et d’un les grands travaux d’infrastructures et
lourd endettement. La recherche de solution à d’équipements, sans bien sûr oublier
cette période de crises économiques a entraîné les exploitants miniers et agricoles
la généralisation des programmes d’ajustement d’exportation ;
structurel, dont les premiers remontent à 1979.
Mais la bonne application de ces programmes - les étrangers à l’Afrique, notamment
ne peut se faire que dans une atmosphère les Arabes largement dominés par les
politique marquée par la liberté et une économie Libanais, les Indo-Pakistanais et tout
libérale. Ainsi, à partir de 1990, l’Afrique fut récemment les Chinois et les Indiens ;
soumise à l’expérience de la démocratisation
de l’État et de la société, avec le retour au - les Africains.
multipartisme intégral et l’arrivée sur la scène
politique africaine d’une nouvelle génération
de leaders, composée à la fois de militaires 65 Etienne Le Roy, 1997, La Formation de l’État en Afrique, entre
indigénisation et inculturation, Paris, Karthala.

[ 57 ]
RASA/AROA

L’origine des vieilles compagnies de traite La plupart d’entre eux ont d’ailleurs racheté
remonte au XVIème siècle, plus précisément les affaires jugées non rentables par ces
depuis les relations avec les Portugais entre compagnies, comme le secteur de la
1571 et 1580, qui débouchèrent sur l’apparition distribution. Ce faisant, ils sont devenus depuis
des premiers comptoirs européens le long de quelques décennies parmi les principaux
la côte ouest-africaine et le début de la traite acteurs de l’économie africaine (Charbonneau
négrière. et Charbonneau, 1961  ; Desbordes, 1938  ;
Hanna, 1958)68.
Entre 1580 et 1713, le commerce avec les
Portugais fut relayé par les Hollandais qui Les Indo-Pakistanais ont joué un rôle capital
avaient au début du XVIIème siècle l’une des surtout dans les pays anglophones comme le
flottes les plus puissantes du monde. Kenya, l’Ouganda, la Tanzanie et le Ghana.

Pour l’exploitation de la côte africaine, ils Ils continuent de détenir des secteurs
se constituèrent en compagnies à charte, économiques importants de ces pays,
exclusivement actives dans le commerce notamment dans les domaines des textiles, du
de la malaguette et de l’ivoire et pratiquant sucre, du thé et de la distribution.
subsidiairement la traite des esclaves.
Depuis peu, les Chinois et les Indiens ont
Ces Hollandais furent ensuite supplantés par investi l’Afrique et se sont imposés comme
les Anglais et les Français à partir du XVIIIème les principaux investisseurs dans plusieurs
siècle. Les Anglais s’installèrent le long de la secteurs économiques tels que le commerce
côte ouest-africaine, où ils ont réussi à mettre de détail, l’exploitation minière et les travaux
en place de puissantes compagnies comme publics (Elenga-Ngaporo, 2004  ; Questions
Unilever, mieux connue par sa filiale United internationales, 2005). L’intervention des
African Company (UAC), constituée à partir Asiatiques s’inscrit dans le phénomène de la
des sociétés originaires de Bristol, Liverpool et mondialisation, qui a favorisé l’ouverture de la
Londres66. Chine et de l’Inde au marché international.

La présence française sur les côtes de l’Afrique L’Afrique est ainsi devenue un enjeu majeur
de l’Ouest date de 1787, mais ne s’est enracinée pour ces deux pays, et leurs responsables
qu’au XIXème siècle avec plusieurs missions politiques énoncent clairement les raisons de
d’exploration commerciale organisées par le leur offensive sur le continent.
Ministère de la marine à partir de 1838. Ainsi
les Français, à partir des sociétés originaires de À la faveur de la coopération Sud-Sud, « plus
Bordeaux et de Marseille, installèrent plusieurs équitable  », l’Afrique cherche à se défaire de
maisons commerciales le long de la côte. Ces la tutelle occidentale en diversifiant son marché
sociétés se sont transformées par la suite pour et ses ressources en investissements directs
donner naissance à de nouvelles entreprises étrangers. Les résultats sont pour le moment
commerciales, dont les plus importantes sont probants, en dépit des inquiétudes que cette
la Société Commerciale de l’Ouest Africain coopération soulève eu égard à l’immigration
(SCOA) et la Compagnie Française d’Afrique chinoise et indienne et à une concurrence
Occidentale (CFAO), ainsi qu’à toute une déloyale sur les marchés africains.
panoplie de sociétés qui en découlent, comme La dernière catégorie d’acteurs économiques
par exemple Total, Colas, Dumez, Satom ou est constituée des Africains, dont le poids reste
Fougerolles (du côté français), ou d’exploitation dominant dans les secteurs des banques, de
portuaire comme les groupes Bolloré et l’assurance et du négoce. Ces entrepreneurs
Maerskline67. africains sont de plusieurs catégories et leur
Les Libanais ont toujours servi d’intermédiaires origine remonte pour certains à la traite des
aux compagnies de traite d’origine ancienne. esclaves, issus de lignées impliquées dans
cette traite. C’est le cas de plusieurs dignitaires
des chefferies africaines du golfe de Guinée,
66 Albert Van Dantzig, 1980, Les Hollandais sur la côte de notamment dans l’Ashanti, le Danxomè et le
Guinée de l’Époque de l’essor de l’Ashanti et du Dahomey Yorubaland.
1680-1740, Paris, Société Française d’Outre-Mer.
67 Elsa Assidon, 1989, Le commerce captif, les Sociétés 68 Jean Charbonneau et René Charbonneau, 1961, Marchés et
commerciales françaises de l’Afrique noire, Paris, L’Harmattan. Marchands d’Afrique Noire, Paris, la Colombe.

[ 58 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

De cette activité de traite, relayée par la suite Quel que soit le rôle que ces leaders
par le commerce de l’huile de palme (au d’entreprises jouent dans les sociétés
Danxomè), sont nées les premières catégories africaines, la majorité d’entre eux est
d’entrepreneurs africains, au rang desquels cantonnée dans les activités import-export et
figurent à la fois des Afro-Brésiliens et des participent peu à l’évolution de leur société
autochtones. dont l’avenir dépendra du secteur industriel,
vrai levier du développement.
Ces entrepreneurs, qui ont constitué par la suite
la «  bourgeoise urbaine  », ont été secondés I-2. Les élites intellectuelles africaines
par les planteurs de cacao en Côte d’Ivoire,
au Ghana et au Nigeria. Ceux-ci ont formé la La participation des intellectuels à la gestion
«  bourgeoise des planteurs  », provenant à la du pouvoir en Afrique peut être analysée en
fois des chefs traditionnels et des roturiers. plusieurs étapes.
L’originalité de ces planteurs est d’avoir évolué
en de véritables syndicats de producteurs De 1960 à 1970, les premiers intellectuels étaient
agricoles, comme c’est le cas, par exemple en à la fois révolutionnaires et panafricanistes.
Côte d’Ivoire du «  Syndicat agricole  » ou au Beaucoup étaient dans l’ombre des premiers
Nigeria de « AgbèKoya ». Ce dernier syndicat dirigeants comme conseillers. Mais leur faible
est resté très actif jusqu’à la guerre de sécession effectif et, surtout, leur méconnaissance
du Biafra entre 1960 et 1970. Dans le cas de la des réalités africaines du fait de leur longue
Côte d’Ivoire, ce sont ces planteurs qui ont été absence durant leurs études ne leur ont pas
à l’origine de la création du Parti démocratique permis de jouer un rôle significatif sur la scène
de la Côte d’Ivoire (PDCI), avec Houphouët- politique pendant cette première période des
Boigny comme premier président. indépendances.

Le dernier groupe d’entrepreneurs africains est Il faudra attendre la deuxième période, allant
celui des femmes. Elles sont particulièrement de 1970 à 1990, pour que certaines élites
dynamiques au Ghana, au Togo, au Bénin, au intellectuelles jouent un rôle fondamental
Nigeria et au Mali. Ces femmes interviennent aux côtés des militaires, qu’ils influencèrent
surtout dans les secteurs des textiles et de fortement dans le choix de l’idéologie marxiste-
la distribution. Leur rôle dans l’accumulation léniniste. C’est le cas notamment au Congo-
financière est tel qu’elles ont été surnommées Brazzaville, au Bénin et dans l’ancienne Haute-
les « nanas Benz » au Togo en raison de leurs Volta.
grosses voitures Mercedes, signe extérieur
de richesse. Cet entrepreneuriat féminin s’est C’est à partir de 1990 que les élites intellectuelles
actuellement élargi aux femmes sahéliennes ont émergé comme force politique, cette fois en
et singulièrement maliennes, actives dans la tant qu’incarnant l’idéologie libérale et venant
teinture du basin riche. pour la plupart des institutions internationales et
des grandes écoles françaises et américaines.
Les enfants de ces différentes catégories
d’entrepreneurs africains ont généralement été À cette catégorie s’ajoutent les leaders issus
formés dans les meilleures universités et les des guerres de libération de la Guinée-Bissau,
prestigieuses écoles commerciales des États- du Cap-Vert, de l’Angola, du Zimbabwe, du
Unis, de la Grande-Bretagne et de la France, Mozambique, de la Namibie et de l’Afrique du
et que l’on voit revenir en Afrique depuis peu Sud. C’est parmi ces élites issues de la lutte
pour contrôler les secteurs des banques, de de libération que l’Afrique compte des leaders
l’assurance, de la microfinance et du négoce. remarquables tels que Nelson Mandela (Afrique
du Sud), Joachim Chissano (Mozambique) et
Il est important d’évoquer toutes ces catégories Pedro Pires (Cap-Vert).
d’acteurs ici en raison premièrement, des
relations de clientélisme qui les lient aux Malheureusement, les profondes divisions
dirigeants politiques actuels et, deuxièmement, idéologiques des élites intellectuelles sont
à cause de leurs moyens financiers, grâce à l’origine de la faillite du discours sur le
auxquels beaucoup d’entre eux sont devenus développement en Afrique et du manque de
des faiseurs de rois. solutions alternatives aux modèles venant de

[ 59 ]
RASA/AROA

l’extérieur. On peut, de ce point de vue, faire en faveur de l’idéologie capitaliste. Celle-ci


remarquer que des indépendances acquises trouve surtout son écho dans le phénomène de
entre 1960 et 1990 ont entraîné chez les la mondialisation. Quelques rares intellectuels
intellectuels africains la naissance de plusieurs continuent cependant à défendre une nouvelle
courants idéologiques - libéral, marxiste-léniniste approche du développement qui partirait de la
et religieux - qui ont fortement façonné la gestion renaissance africaine (Do Nascimento, 2008)69.
du pouvoir, la gouvernance et la démocratie.
L’avènement du processus démocratique
69 José Do Nascimento (dir..), 2008, La Renaissance africaine
amorcé en 1990 et la fin du communisme à l’Est, comme alternative au développement, les termes du choix
ont permis de dégager un certain consensus politique en Afrique, Paris, L’Harmattan.

II-/ La fragmentation actuelle des espaces politiques et


ses conséquences sur le pouvoir, la gouvernance et
la démocratie
La question du pouvoir, de la gouvernance et faible marché de consommation : Ghana,
de la démocratie n’est pas seulement politique. 238  000 km2 et 27  043  093 habitants  ;
Elle irrigue aussi la question du cadre spatial Guinée, 245  857 km2 et 13  246  049
dans lequel s’exercent ces légitimités. Par habitants  ; Sénégal, 196  722 km2 et
rapport au cadre territorial de ces trois concepts, 12  767  556 habitants  ; Burkina Faso,
trois principaux défis sont à relever, ceux de la 274  000 km2 et 16  967  845 habitants  ;
fragmentation des espaces politiques, de la Côte d’Ivoire, 322 463 km2 et 26 578 367
conscience historique et des savoirs. habitants.
II-1. La fragmentation des espaces - Les grands espaces de manœuvre
politiques largement dominés par le désert du
Sahara, improductifs le plus souvent à
Le défi de la fragmentation des espaces l’exception du Nigeria (913  074 km2 et
politiques revêt plusieurs aspects  : d’abord, 186 053 386 habitants). Ailleurs, la partie
celle de l’espace induite par le partage «  utile  » est encore moins étendue que
de l’Afrique entre plusieurs puissances la superficie des États intermédiaires  :
colonisatrices – la France, la Grande-Bretagne, Mauritanie, 1  032  000 km2 et 3  596  702
l’Allemagne, le Portugal, l’Espagne et l’Italie, habitants  ; Mali, 1  241  238 km2 et
puis les disparités territoriales dues à cette 15  839  538 habitants  ; Niger, 1  267  000
partition. Dans l’espace ouest-africain, on peut km2 et 16 068 994 habitants70.
distinguer trois catégories de pays selon leurs Cette différenciation géographique est d’autant
superficies et leurs populations : plus critique que les plus petits États sont les
- les plus petits États, difficilement plus nombreux : 7 sur 16. Elle l’est aussi parce
aménageables, avec des contraintes que rares sont les États de cet ensemble
de superficie et de population qui qui correspondent à de véritables entités
hypothèquent les chances d’un historiques homogènes. Hormis le Cap-Vert,
développement endogène  : Cap-Vert, tous les autres sont constitués d’une multitude
3 929 km2 et 538 535 habitants ; Gambie, de groupes socioculturels, dont la majorité
11  295 km2 et 1  967  709 habitants  ; se trouve traversée par plusieurs frontières
Guinée-Bissau, 36 125 km2 et 1 747 061 immatérielles et des murs invisibles, tels par
habitants  ; Sierra Leone, 71  740 km2 et exemple les Peuls, les Haoussas, les Yorubas,
6 295 000 habitants ; Togo, 56 790 km2 et les Akans et les Mandingues.
6 191 155 habitants ; Liberia, 111 369 km2 Cette fragmentation, considérée par l’ancienne
et 4  299  944 habitants  ; Bénin, 114 763 Organisation de l’Unité Africaine comme une
km2 et 10 448 647 habitants. «  spécificité africaine  », entraîne trois types
- Les États intermédiaires, dont certains de problèmes qui gênent la bonne maîtrise
sont bien dotés en ressources naturelles, 70 Ces données statistiques mentionnées ici sont tirées du Bilan
mais qui souffrent cruellement de leur Démographique du SDER (Schéma de développement de
l’espace régional) de l’UEMOA, 2016.

[ 60 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

des conditions actuelles du développement  : avec l’extérieur ;


l’enclavement, les frontières trop longues et
• les espaces urbains qui sont parfois des
mal définies et le sous-développement des
créations ex nihilo à partir d’un port, d’un
infrastructures de base. Mais l’aspect le plus
pôle administratif ou d’une exploitation
négatif de cette fragmentation réside plutôt
minière ;
dans la désorganisation territoriale qui en
résulte et se manifeste par : • les espaces d’échanges qui se structurent
davantage autour des flux commerciaux
• une crise de l’État comme
importants portant parfois sur de longues
entité spatiale ;
distances.
• une mobilité complexe et
Ces différents espaces renforcent l’éclatement
exacerbée ;
territorial à partir d’intérêts divergents avec pour
• des espaces lacunaires et conséquence l’absence de véritables pôles
striés ; autour desquels pourrait se structurer l’espace
national. C’est cet éclatement territorial qui
• une différenciation spatiale croissante à
donne une certaine ampleur aux différentes
l’intérieur d’un même territoire.
formes de réseaux et de flux migratoires, et dont
La crise de l’État en tant qu’entité spatiale se la meilleure manière d’y faire face correctement
manifeste d’abord par le manque de moyens réside dans de nouvelles approches de
financiers pour gouverner. Le poids de la l’aménagement du territoire.
dette est si lourd que l’intervention extérieure
qui en résulte, notamment celle de la Banque II-2. La fragmentation de la conscience
mondiale et du Fonds monétaire international, historique
ôte à ces États les moyens élémentaires de
l’exercice de leur souveraineté. Cette faible La fragmentation de la conscience historique
régulation entraine l’absentéisme de certains peut être appréhendée dans les différences
fonctionnaires, préoccupés d’assurer la entre, d’une part, l’Afrique «  blanche  » et
sécurité de leurs revenus souvent par le biais l’Afrique « noire », c’est-à-dire entre le Maghreb
de la corruption et de l’économie informelle. et l’Afrique subsaharienne, et, d’autre part, à
travers les héritages coloniaux. Le Maghreb,
Somme toute, la transformation qui résulte de
bien que partie prenante de l’Union africaine,
la fragmentation des espaces politiques en
négocie ses alliances parallèlement avec les
Afrique est à l’origine de la crise de l’État et
pays du bassin méditerranéen.
a pour conséquence l’ampleur de la mobilité
géographique, qui crée aussi une différenciation Certains de ces États, comme le Maroc
spatiale croissante à l’intérieur d’un même pays. et l’Égypte, sont très avancés dans les
Celle-ci se manifeste par la prise de conscience négociations d’accords de partenariat avec
des groupes ethniques et le renforcement l’Union européenne. L’Afrique subsaharienne,
de leur autonomie vis-à-vis de l’État central. tente une stratégie de diversification en
En d’autres termes, on assiste désormais à une cherchant à développer de nouvelles relations
forme d’éclatement spatial national, avec un avec les pays émergents, la Chine et l’Inde d’un
repli sur soi de différentes unités tribales. côté et ceux d’Amérique latine de l’autre.

Cette dynamique aboutit à l’émergence de L’autre aspect de la fragmentation historique


nouvelles entités territoriales qui deviennent réside dans les deux pratiques issues de
aujourd’hui des points d’ancrage de forces l’héritage colonial : l’assimilation, « appliquée »
politiques par le biais de multiples associations. par la France, et l’indigénisation, observée par
Cette différenciation, qui va croissant, peut le Royaume-Uni. L’une et l’autre ont rencontré
inspirer la typologie spatiale suivante : de sérieuses limites.

• les espaces d’extraversion qui se Cette fragmentation historique ne facilite


constituent autour des pôles d’une pas une prise de conscience unanime des
économie dite moderne  : pôles de problèmes à résoudre, à tel point que les pays
modernisation rurale ou d’exploitation anglophones, plus nationalistes, considèrent
minière dont le dynamisme et la prospérité souvent leurs homologues francophones
sont fondés sur une relation privilégiée comme trop dépendants de la France.

[ 61 ]
RASA/AROA

II-3. La fragmentation des savoirs tant de l’État que de la société, exigée par les
bailleurs de fonds et vivement souhaitée par les
La fragmentation des savoirs se rapporte, populations africaines, oppose beaucoup de
d’un côté, à l’antagonisme entre les acquis chefs d’État entre eux, comme ce fut le cas du
endogènes et les savoirs hérités de l’école temps des affrontements Est-Ouest.
coloniale/néocoloniale et, de l’autre, à Cette fragmentation concerne les pays dont
l’impact respectif des religions (notamment les anciens dirigeants autocratiques se
le christianisme, l’islam et l’animisme) sur maintiennent difficilement en place, notamment
les valeurs idéologiques du développement. le Togo et la Guinée, et les États dont les
Ces différentes formes de fragmentation ont chefs sont issus de Conférences nationales
entraîné de fortes divergences
idéologiques et un manque
d’enracinement culturel.
Les divergences idéologiques
entre les dirigeants africains ont
été particulièrement prononcées
durant l’affrontement Est-Ouest,
autour des idéologies libérales et
marxistes.
La fin du communisme en a
sensiblement limité la portée,
sans toutefois la supprimer.
Les divergences entre les
responsables politiques africains
se manifestent actuellement de
deux manières : la guerre pour le
leadership, tant dans le continent
qu’auprès des puissances
colonisatrices, et la question de
la démocratie et de la nature des
régimes civils ou militaires.
Ces contradictions étaient toujours
exacerbées entre d’une part
Félix Houphouët-Boigny de son
vivant et ses pairs francophones,
et d’autre part entre pays
francophones et anglophones.
De ce point de vue, la « peur » du
Nigeria reste endémique. Et si la
France tente toujours d’influencer
ses anciennes colonies à travers
notamment son implication dans
l’Union économique et monétaire
ouest-africaine (UEMOA), c’est
justement pour contrarier la
tendance à une trop grande
influence du géant africain.
La question du leadership est liée à
la nécessité de voir se développer
en Afrique de véritables traditions
démocratiques dans la façon de
gouverner et de gérer la chose
publique. La démocratisation,

[ 62 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

souveraines. L’avènement de la démocratie est cette question, notamment par rapport à


ainsi devenu à la fois un espoir et un moyen de l’enracinement des citoyens dans leurs cultures
chantage, qui affaiblit la volonté des dirigeants nationales. Cet enracinement semble beaucoup
africains de se battre pour un même objectif de plus profond dans les pays anglophones et
développement. lusophones que dans les pays francophones. La
politique d’assimilation proposée par la France
Cette difficulté idéologique entraîne des
a eu tendance à éloigner les francophones de la
divergences profondes quant au rôle de la
nécessité de faire de la culture un enjeu majeur
culture dans le processus de développement
du développement. Il se pose à ce niveau une
des pays. Les pays d’origine anglophone,
réelle question d’identité.
lusophone et francophone se divisent sur
En d’autres termes, il manque
en Afrique, notamment dans
la sphère francophone, une
référence à une valeur locale qui
guiderait l’action des dirigeants.
Le manque de valeur de référence
est le reflet de la nature artificielle
des États, dont les habitants ont
une origine et une histoire qui se
rattachent à d’autres espaces
politiques parfois antagonistes,
comme le Tchad et le Soudan, ou
l’Érythrée et l’Éthiopie.
Il en résulte alors d’importants
conflits ethniques aux frontières
qui ruinent les chances d’une
concertation nécessaire sur les
valeurs locales comme support
inévitable d’un développement
durable. Les difficultés
rencontrées par les Noirs aux
frontières de la vallée du fleuve
Sénégal, qui voient leur avenir
sur le territoire mauritanien
de plus en plus contesté par
les Maures d’origine berbère,
sont symptomatiques de ce
phénomène. Elles empêchent le
Sénégal et la Mauritanie de se
mettre ensemble pour gérer les
énormes investissements réalisés
dans le cadre de la mise en valeur
du fleuve ou encore d’autres
ressources communes. Pour
mieux faire face aux différents
défis, plusieurs missions
s’imposeront aux nouvelles
générations de leaders.

[ 63 ]
RASA/AROA

III-/ La réorganisation des espaces du pouvoir, de


la gouvernance et de la démocratie et le renou-
vellement des élites
III-1. La réorganisation des espaces déterminants, qui se résument en quelques
politiques points :
- la promotion du capital naturel, constitué
La réorganisation des espaces politiques des richesses de la nature ;
s’impose comme alternative en Afrique pour
rendre fiables, viables et sécurisantes les - le capital physique, composé des
entités territoriales actuelles. Les États-nations machines et des infrastructures
hérités de la colonisation se trouvent dans une construites, de même que des terres et
situation ambivalente, à la fois réelle et fictive, des espaces urbains aménagés pour
formelle et informelle (Sawadogo, 2003, p. 47- l’habitat de l’homme ;
51)71. - le capital intangible, d’ordre immatériel,
L’État a besoin d’être refondé à partir de regroupant d’une part du capital humain
nouvelles échelles territoriales afin de mieux et de l’autre des institutions de qualité.
affronter les différents problèmes qui gênent Il est la partie la plus importante de la
la bonne maîtrise des conditions actuelles du richesse des nations. Bien que ce capital
développement comme l’enclavement, les intangible ne soit capitalisé nulle part,
frontières trop longues ou mal définies et le il est constitué en partie du fruit de la
sous-développement des infrastructures de formation, de l’éducation et du savoir-faire
base. Les conséquences de la balkanisation acquis par les populations de la nation. Il
du continent empêchent les États africains de faut y ajouter la confiance qui règne entre
contrôler les flux nécessaires à la maîtrise de les différentes composantes de la nation
leurs territoires. Sa refondation doit permettre et leur capacité à travailler ensemble de
de relever les nouveaux défis auxquels est façon coordonnée pour leur bien-être ;
confrontée l’Afrique : la mondialisation, la lutte - une gouvernance qui stimule la
contre la pauvreté et les crises qui résultent de productivité globale de l’économie et
la gouvernance démocratique. Ces objectifs renforce le vivre-ensemble.
de développement sont cependant onéreux
Sans ces différents éléments, il sera difficile
et nécessitent de nouvelles ressources qui
de mettre en place une gestion participative
ne peuvent provenir que de la création de
efficace, efficiente et fonctionnelle. De même,
nouvelles richesses. Les richesses dont il s’agit
sans disposer d’élites avant-gardistes, bien
ici ne sont pas seulement monétaires. Ce dont
formées et prêtes à s’engager dans des
il est question aussi, c’est de travailler à rendre
réformes décisives qui auront des impacts
l’Afrique prospère en agissant sur les principaux
positifs sur les institutions de l’État, rien ne sera
déterminants de cette richesse, comme le
possible.
renforcement des capacités productives,
technologiques et d’innovation… III-2. Le renouvellement des élites
Ces capacités sont désormais indispensables intellectuelles
pour renverser les tendances actuelles de
la création de richesses, trop centrées sur Le renouvellement des élites africaines devrait
l’économie rentière à faible valeur ajoutée. Pour déboucher sur la formation d’une nouvelle
ce faire, il faudra exploiter les instruments qui génération de leaders et permettre une
permettent d’intervenir efficacement dans ces meilleure contribution de la diaspora africaine
au développement du continent. Une meilleure
71 Antoine R. Sawadogo, 2003, « Mutations des États africains » gestion du pouvoir, de la gouvernance et de la
in John Igué et al. (dir.), Pour une meilleure approche régionale
du développement en Afrique de l’Ouest, Paris, OCDE ; John démocratie implique l’émergence de nouvelles
O. Igué, 2005, « Place et rôle de la société civile dans la élites rassemblant différentes compétences,
construction de la paix », in OCDE, La construction de la paix
et de la démocratie en Afrique de l’Ouest, Actes du Forum des dont notamment l’aptitude à :
Partis Politiques, des médias et de la Société Civile, Paris,
OCDE. - être plus critique sur le discours actuel

[ 64 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

sur le développement ; du marché entraînant pour les Africains


«  un échange inégal  » et un modèle de
- acquérir de nouvelles connaissances qui
production fondé sur l’économie de rente
manquent à l’Afrique, dans les domaines
et de prédation ;
de la prospective, la médiation et les
nouvelles technologies de l’information et 3. la modification des rapports entre les élites
de la communication ; et le peuple. Les élites doivent fonctionner
comme des lampes qui éclairent le peuple
- épouser les valeurs de développement
et non comme des exploiteurs à des fins
comme celles de l’équité, de la probité,
personnelles. Aujourd’hui, la majorité des
et de la gestion partagée des richesses
élites est plutôt au service des pouvoirs
disponibles.
dominants. Il faut mettre fin à cela en
Le bilan qui vient d’être fait de l’émergence des opérant une rupture radicale. Celle-ci ne
leaders africains en Afrique indique clairement pourra se faire qu’à partir de la réforme
qu’aucune alternative crédible ne pourra être scolaire et universitaire.
proposée sans le renouvellement complet de
Ces trois préalables seraient les maillons
la culture du leadership. Pour cela, il faudra
essentiels d’une meilleure gestion du pouvoir,
s’attaquer à quelques préalables dont trois
de la gouvernance et de la démocratie. Pour
paraissent fondamentaux :
y parvenir, il faut une nouvelle génération
1. la réforme du système scolaire et de leaders qui auront à cœur ces quelques
universitaire. Elle est devenue une préoccupations  : l’audace de la rupture et
exigence cardinale afin de mettre fin au la capacité d’anticipation par la maîtrise et le
pacte colonial et de se débarrasser de contrôle du changement ; la loyauté envers soi
ses conséquences sur notre mentalité. et envers le peuple ; le respect des valeurs du
L’École coloniale a trop formaté les élites devoir, de l’honneur et du combat pour la nation
pour qu’elles soient utiles à la société et la capacité d’instaurer avec le reste du monde
africaine travaillant à la rénovation de un système de partenariat équitable. Malgré
la culture et des langues africaines. La cette nécessité d’une véritable refondation de
plus-value des sociétés asiatiques sur la gouvernance en Afrique et en attendant que
l’Afrique Noire est la promotion de leurs les germes de changements se confirment et
cultures et langues locales. Ce faisant, se consolident, comment les africains vivent et
les Asiatiques ont brisé le cloisonnement contribuent-ils à la gouvernance de leurs pays
entre leur leader et leur peuple.; aujourd’hui ?
2. le changement du paradigme actuel de Si la démocratie est une injonction de l’extérieur,
développement. Celui actuellement en si dévoyée, de quel mode de gouvernement
vogue fait plutôt l’apologie de l’économie l’Afrique a-t-elle besoin ?

I-/ Qu’en pensent réellement les Africains eux-mêmes ?


Les conclusions de l’enquête de l’institut préfère la démocratie à Madagascar (39 %) et
Afrobaromètre publiée en avril 2014 et réalisée au Swaziland (46 %), à peine plus de la moitié
dans 34 pays africains sont claires  : sept au Soudan, en Algérie ou en Égypte, alors que
Africains sur dix (71 %) préfèrent la démocratie presque tout le monde (plus de 80 %) soutient la
à tout autre régime politique. Le sondage montre démocratie au Liberia, au Cap-Vert, au Ghana,
cependant qu’il existe un écart substantiel en Tanzanie, au Sénégal ou en Zambie. Quant à
entre la demande populaire de démocratie et la part des personnes satisfaites de la mise en
sa mise en œuvre effective qui relève des élites œuvre de la démocratie dans leur pays, elle est
au pouvoir. En effet, moins de la moitié des de 75 %, 74 %, 72 % et 71 % respectivement
enquêtés (43 %) considèrent leur pays comme en Tanzanie, au Ghana, à l’Île Maurice et au
une démocratie et disent être satisfaits de son Botswana, à 50  % au Burkina Faso, 31  % au
fonctionnement. Les résultats sont contrastés Mali ou 21 % au Togo.
selon les pays, qu’il s’agisse du degré de soutien
Les conclusions de cette étude fondée sur des
populaire à la démocratie ou de l’évaluation de
sondages réalisés dans les pays du continent
son effectivité. Moins de la moitié des adultes
sont plutôt rassurantes pour les défenseurs

[ 65 ]
RASA/AROA

convaincus de la démocratie. Le score de faire abstraction des trajectoires politiques


l’indice de demande de démocratie mesuré par individuelles des pays et de la nature de leur
Afrobaromètre dans seize pays en 2002 et en fonctionnement politique réel. Presque tous
2012, et qui intègre à la fois le soutien exprimé les pays africains ont aujourd’hui des régimes
par les citoyens pour la démocratie et le rejet formellement démocratiques et l’Union africaine
de toute forme de régime autocratique (régime ne promeut dans ses textes et les discours de
militaire, parti unique ou dictature personnelle), ses dirigeants que la démocratie, la bonne
s’est accru sensiblement, de quinze points en gouvernance, le respect des libertés et des
une décennie. Cela signifie que la démocratie droits humains. Paradoxalement, moins de la
continue de gagner du terrain dans les moitié des Africains estime vivre dans un pays
esprits malgré les insuffisances et les échecs démocratique. Si on retient comme seul critère
des expériences de démocratisation dans de caractérisation d’un régime démocratique
nombre de pays au cours des dix dernières la possibilité réelle pour les citoyens de choisir
années, et les performances contrastées des leurs dirigeants et de les congédier par le vote.
régimes démocratiques dans les domaines du Ce qui suppose au minimum l’organisation
développement économique et social, voire d’élections plurielles, libres, régulières, reflétant
de la stabilité politique et de la sécurité des effectivement le choix des électeurs et dans
populations. lesquels les résultats des élections ne sont pas
Il faut cependant se garder de toute toujours connus d’avance. Sous ce rapport, la
proclamation hâtive d’une victoire définitive de liste des pays démocratiques représenterait à
l’aspiration démocratique en Afrique. Si, selon peine un tiers des 54 pays africains. L’espoir est
les sondages d’Afrobaromètre, tous les Africains cependant permis puisque la liste des « vraies »
ou presque (93 %) rejettent au moins une forme démocraties africaines est loin d’être figée, dans
d’autocratie, moins de la moitié (46 %) considère un continent toujours en mouvement, dont les
systématiquement la démocratie comme la États constitués dans leurs frontières actuelles
seule forme de gouvernement à laquelle les n’ont que cinq à six décennies d’existence.
populations aspirent. Le rejet, en particulier,
La première exigence pour une majorité de pays
des régimes militaires n’est pas absolu. Le
africains est de travailler à une réconciliation
temps des croyances dans la capacité des
minimale entre les ambitions démocratiques et le
pays à connaître des changements politiques
respect de l’état de droit, proclamés dans leurs
rapides aboutissant à l’établissement de
textes fondamentaux, et la réalité des pratiques
régimes démocratiques dignes de ce nom est
politiques et institutionnelles imposées par
révolu. La frénésie née du déclenchement des
les élites avec plus ou moins de délicatesse
«  révolutions arabes  » en 2011 est ainsi vite
et de raffinement à leurs concitoyens. Nul
retombée. Les lendemains des renversements
besoin de donner en exemple les démocraties
des régimes autoritaires en Tunisie, Libye et
occidentales. La voie à suivre est indiquée par
Égypte ont été très difficiles, à des degrés certes
le noyau dur des pays africains qui se hissent
variés. Si la Tunisie a de bonnes chances de
en haut des classements reconnus en matière
retrouver à moyen terme un équilibre politique
de démocratie et de bonne gouvernance  :
compatible avec l’exercice de la démocratie
Cap-Vert, Maurice, Botswana, Afrique du Sud,
et le respect des libertés fondamentales des
Seychelles, Ghana, Namibie, Lesotho, Zambie,
citoyens, malgré la montée des intégrismes dans
Sénégal… La liste est certes fluctuante mais
les représentations politiques (Ennahdha72),
dans chacune des régions du continent, chacun
l’Égypte post-Moubarak et post-Morsi s’est plus
sait quels sont les pays où la souveraineté
militarisée que démocratisée, tandis que la
du peuple a régulièrement l’occasion de
Libye post-Kadhafi est en pleine décomposition.
s’exprimer et de s’imposer concrètement, quels
En Afrique du Nord, comme dans les autres sont ceux où elle est une fiction, et ceux où elle
régions du continent, les discussions sur les n’ose concurrencer la souveraineté des plus
obstacles et contraintes à la démocratisation puissants qu’épisodiquement, aux risques et
tout comme l’analyse des choix de modèles périls de ceux qui y croient trop.
de régimes démocratiques ne peuvent
72 Certes, Ennahdha n’a pas de lien organique avec les Frères
musulmans égyptiens mais il partage leur idéologie. Ennahdha Les pays africains cités en exemple
est, de façon assez classique pour la fin des années 1970, en matière de démocratie ont des
dans une mouvance ultra-conservatrice.

[ 66 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

élites qui ont permis de doter leur liberté de la presse… Mais dans la réalité, ce
pays de règles démocratiques et y capital axiologique est systématiquement ou
ont suffisamment cru pour donner régulièrement bafoué. C’est au moment des
le sentiment à leurs compatriotes élections que la trahison de l’esprit démocratique
que ces règles devaient régir par ceux qui prétendent représenter le peuple
effectivement la vie politique, est la plus manifeste. La répétition des
économique et sociale. manipulations grossières ou sophistiquées
des processus électoraux, en particulier des
Les pays cités plus haut sont loin d’être
scrutins présidentiels au suffrage universel, a
des démocraties parfaites, où les pratiques
fini par ancrer dans l’esprit des populations que
observables épousent systématiquement
ces pratiques sont tout à fait «  normales  » en
les valeurs, les principes et les prescriptions
démocratie « africaine ». Depuis que beaucoup
de leurs textes constitutionnels. Les acteurs
de pays ont adopté, sans y être contraints, des
politiques dans ces pays ne sont pas tous
constitutions qui limitent le nombre de mandats
vertueux et profondément attachés à une
présidentiels consécutifs, les ruses visant à
sacralisation de la démocratie. Les populations
tordre le cou à ces dispositions en s’abritant
qu’ils représentent et dirigent non plus. Mais ils
derrière des arguments juridiques fallacieux se
ont connu, à des moments importants de leur
sont multipliées.
histoire contemporaine, des élites qui, quoique
fussent leurs motivations, ont permis de doter Adopter des règles et consacrer ensuite toute
leur pays de règles démocratiques et y ont son énergie et sa créativité à les contourner ou
suffisamment cru pour donner le sentiment à les manipuler à son profit est la caractéristique
une partie importante de leurs compatriotes que fondamentale des pratiques réelles dans les
ces règles devaient être prises avec sérieux et fausses démocraties. Elles reposent de fait sur
régir effectivement la vie politique, économique le mensonge permanent des élites aux citoyens,
et sociale de la communauté nationale. C’est qui ne tarde pas à se muer en un mensonge
le même processus, sur une durée bien plus fusionnel entre la société politique et la société
longue et au gré des circonstances de chaque civile. Les fausses démocraties véhiculent
époque, qui a forgé les démocraties les plus le message à tous, y compris aux jeunes
anciennes et les plus établies d’Occident. Elles générations, que la démocratie n’a nullement
aussi demeurent bien imparfaites. Mais il est besoin d’éthique pour fonctionner, et que les
des limites, fixées par la culture démocratique modèles à suivre sont ceux d’entrepreneurs
qui s’y est progressivement ancrée, qui politiques qui ne reculent devant rien pour
peuvent très difficilement être franchies dans le atteindre leurs objectifs de captation du pouvoir
contournement des règles par les hommes et et des richesses. En affranchissant le jeu
les femmes à la conquête du pouvoir. Dans un politique et donc la gestion de l’État au plus
grand nombre de pays africains formellement haut niveau de toute limite fixée par l’éthique,
démocratiques, il n’y a pas de limites dans la ces régimes ne peuvent qu’encourager toute
falsification de la démocratie. C’est ce qui doit la société à relativiser l’importance du respect
changer en premier lieu. des règles, et cela dans tous les domaines et à
tous les niveaux de responsabilité. Enfin, parce
Le problème fondamental des faux régimes
que les bienfaits attendus de la démocratie ne
démocratiques n’est pas le fait qu’ils ne
se concrétisent que lorsque celle-ci est réelle
soient pas des démocraties, mais le fait qu’ils
et substantielle –  alors que ses inconvénients
prétendent être des démocraties alors qu’ils ne
et ses coûts d’opportunité se manifestent
le sont pas et n’aspirent pas à le devenir. Ce
même lorsqu’elle n’est que factice et formelle,
ne sont pas des démocraties en construction
l’enracinement des démocraties mensongères
mais des régimes non démocratiques qui ne
en Afrique est une menace pour la survie de
s’assument pas ! Leurs constitutions, calquées
l’idéal de la démocratie authentique et pour la
ou inspirées par celles des démocraties
pérennité des régimes démocratiques les plus
occidentales, proclament le respect des
crédibles du continent.
libertés et des droits de l’homme, la primauté
de la souveraineté du peuple exercée à Pourquoi et comment refonder la gouvernance
travers les élections régulières, la séparation en Afrique ?
des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire,
Le troisième millénaire s’ouvre sur une crise
l’indépendance de la justice, le respect de la

[ 67 ]
RASA/AROA

mondiale majeure de la gouvernance. Les présupposé sociologique, considère que le


modèles institutionnels éprouvent beaucoup de modèle de société de type occidental à grande
difficultés à apporter une réponse satisfaisante consommation était l’idéal à atteindre pour
et durable aux nouveaux enjeux et défis toutes les sociétés humaines. Les récentes
stratégiques de notre époque. Le triomphe crises alimentaires, monétaires et financières
quasi absolu de l’économique, la perte de sens ont démontré l’impasse vers laquelle entrainerait
du politique, la déliquescence des liens sociaux, le monde un modèle de développement fondé
la défiance mutuelle entre les civilisations et sur la course effrénée vers la croissance et la
les religions, les périls de l’environnement, la consommation, avec leurs corollaires tels que
recrudescence du recours à la force et à la sont l’accélération, le gaspillage, la pollution, le
terreur, les inégalités insupportables entre les creusement des inégalités sociales…
riches et les pauvres73, l’aggravation significative
Dès lors, l’enjeu fondamental de la refondation
de la pauvreté, de l’ignorance et de la haine
de la gouvernance en Afrique est de réconcilier
plongent l’humanité dans une insécurité à la
l’État et la société par la mise en adéquation
fois totale et globale. Cette crise mondiale de
des institutions et des règles de gouvernance
la gouvernance prend cependant des formes
avec les réalités des sociétés et de la culture
spécifiques en Afrique où elle s’exprime de
africaines, tout en apportant des réponses
manière particulière.
concrètes et durables aux aspirations
L’État postcolonial connaît une crise structurelle matérielles et immatérielles des populations.
profonde. Les mécanismes traditionnels de
régulation sociale sont affaiblis et les sociétés 1. Enjeux et défis de la gouvernance
éprouvent beaucoup de mal à gérer les légitime en Afrique
mutations d’un processus de reconfiguration
pourtant inévitable. La gouvernance est Étant donnée la situation de délabrement
incontestablement le principal déterminant des économique, politique et social dans lequel
difficultés qui affectent les sociétés africaines. se trouvent, depuis si longtemps, l’État et la
Elle constitue la source majeure des situations société en Afrique, la gouvernance légitime
de crises existantes. peut être mobilisée comme un chemin critique
– « la gouvernance entendue comme un art de
Cette acuité de la crise fait qu’en Afrique, la la marche » – pour forger des leviers capables
gouvernance est devenue depuis quelques à la fois d’induire des changements dans
années comme un thème à la mode. Chacun la durée, de provoquer les meilleurs effets
reconnaît que son évolution conditionne multiplicateurs et de capitaliser les grandes
le succès de tous les autres efforts de tendances évolutives mondiales.
développement. En conséquence, les initiatives
se multiplient à tous les échelons, du local Il s’agit notamment de travailler à la
au continental, mais avec des conceptions construction de l’État et particulièrement son
différentes, voire contradictoires, de la nature institutionnalisation et le renforcement de sa
de la gouvernance et de la stratégie propre à légitimité, d’un modèle économique autocentré
la transformer. Le lien entre ces initiatives et capable de concilier efficacité économique
des progrès significatifs dans la situation du et justice sociale et la création des conditions
Continent noir reste à ce jour hypothétique. d’une meilleure insertion de l’Afrique dans le
monde. Il s’agit alors de construire un État ancré
Les progrès attendus sont subordonnés à dans la société. Cet impératif est lié au moins
une profonde ré-interrogation des fondements à trois enjeux fondamentaux : (i) une meilleure
du vivre ensemble, à une refondation de la articulation entre dynamiques sociales et
gouvernance et non à de simples réformettes de dynamiques institutionnelles pour renforcer
la régulation des affaires publiques. L’approche la légitimité de l’État, (ii) le renforcement de la
des problématiques de gouvernance de démocratie et du consensus sur les modalités
l’Afrique a, pendant longtemps, été biaisée par du vivre-ensemble et (iii) l’accès pour tous aux
un double malentendu, à la fois d’économisme services sociaux de base.
et de sociologie. L’économisme postulant
a priori que seule compte la croissance d) Le renforcement de la légitimité de l’État
du PIB alors que la sociologie, partant du par l’articulation entre les dynamiques
73 Aussi bien entre États comme en leur sein, ces déséquilibres
institutionnelles et la diversité des
et dysfonctionnements opèrent ! dynamiques sociales

[ 68 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

Après plus d’un demi-siècle, les rapports entre en pervertissant insidieusement les valeurs qui
l’État africain postcolonial et les sociétés restent les sous-tendent. Ces reflux démontrent que les
soit désarticulés, soit dans un jeu sur le registre modalités d’accès et d’exercice du pouvoir ne
de l’instrumentalisation réciproque, ou parfois peuvent simplement se satisfaire du transfert
même dans un conflit de représentations et de de modèles prescriptifs et que les Constitutions
pratiques du pouvoir. L’unité du pouvoir, et ses ne peuvent jouer leur rôle d’acte instituant que
conséquences sur le plan politique, institutionnel si elles ne reflètent pas des mythes fondateurs,
et juridique que postule la conception de l’État- des procédures et techniques éprouvées par
nation adoptée au moment des indépendances leur confrontation avec les réalités sociales.
se heurte ainsi à la diversité et au pluralisme Un autre défi que l’Afrique doit relever est de
social. renforcer les processus démocratiques et de
respecter les Constitutions en puisant dans ses
Le déficit de légitimité de l’État constitue donc
propres valeurs tout en s’enrichissant du meilleur
le premier défi à relever dans la quête d’un État
des expériences internationales. Faudrait-il
africain réconcilié avec son histoire et ses valeurs
généraliser la mesure consistant à «  Adopter
de culture et de société tout en répondant aux
des processus de révision constitutionnelle ou
exigences d’un monde globalisé afin de faire
d’élaboration de nouvelles constitutions qui sont
face à l’inadéquation et à l’extraversion de ses
pilotés par des commissions indépendantes
modes de régulation.
présidées par les personnalités jouissant d’une
Pour que l’État soit une instance légitime, autorité morale incontestable, impliquent toutes
il doit d’abord connaître et reconnaître la les catégories de la population à chacune des
diversité de ses composantes territoriales, étapes, prévoient des débats publics dans
socioéconomiques, culturelles, ethniques les langues principales du pays et une durée
politiques… Il peut, à partir de ce moment, bâtir raisonnable d’au moins douze mois avant toute
les facteurs d’unité de la communauté nationale. validation d’un texte constitutionnel par vote
La reconnaissance du pluralisme, notamment parlementaire ou référendaire74  ». Malgré les
juridique et institutionnel, peut ainsi constituer limités notées en termes de garantie d’application
un puissant facteur de régulation des conflits des conclusions consensuelles, l’expérience de
qui minent le continent. Stratégiquement, la mise en place d’une Commission nationale de
décentralisation peut être en Afrique le principal réforme des institutions correspond à une telle
moyen pour réaliser cette articulation entre demande et devrait être mieux promue.
unité et diversité et redéfinir les nouvelles bases
sociales de l’État. f) L’accès universel aux services
sociaux de base
e) Le renforcement des processus
démocratiques et du consensus sur les L’accès des populations aux services
modalités du vivre-ensemble socioéconomiques de base est une exigence
morale et une nécessité pour chaque société
L’euphorie suscitée par les conquêtes qui aspire à un développement humain
démocratiques des années 1980 et 1990 durable. Pendant longtemps, les États centraux
commence à laisser place à une remise en ont fourni principalement ces services, dans
cause tendancielle des progrès réalisés une tentative de consolider les indépendances
du point de vue de l’état de droit, du nouvellement acquises par une approche
pluralisme politique, du respect des libertés interventionniste, indépendantiste et socialiste
fondamentales individuelles et collectives. du développement. Les réformes publiques
L’essor de la démocratie s’est accompagné rendues nécessaires par les inefficacités dans
d’une grande promotion du constitutionnalisme. les modes de délivrance de ces services et
Des consensus très forts avaient ainsi été bâtis, soutenues par les changements de paradigme
tels que la limitation du présidentialisme, la politique intervenus dans les années 1980
promotion de la justice constitutionnelle, le ont créé un mouvement de transferts de
renforcement des parlements. Depuis la fin compétences depuis le secteur public central
des années 1990, la plupart des consensus vers d’autres niveaux de gouvernance des
moulés dans les Constitutions ont été brisés. secteurs publics, privés et associatifs.
Les démocraties de façade se renforcent sous
une nouvelle forme, consistant à user des 74 WATHI, 2018, « Quelles réformes constitutionnelles en Afrique
de l’Ouest ? », https://wathi.org/wp-content/uploads/2018/02/
techniques et procédures démocratiques tout WATHI5_Constitutions_fr.pdf

[ 69 ]
RASA/AROA

Au regard de la configuration générale des des fonctions majeures en matière de création


économies africaines, largement assises sur les de richesses et d’amortissement des effets
secteurs primaires et informels, se dessinent au sociaux des crises économiques successives
moins deux enjeux : la valorisation optimale et qui ont rythmé la marche des États africains
durable de l’énorme potentiel minier et agro- depuis les indépendances.
sylvo-pastoral et la recherche d’une meilleure
À condition d’en limiter les effets néfastes (très
articulation entre dynamiques économiques
faible fiscalisation, manque de transparence,
formelles et informelles.
fraude et prédation), le secteur « informel » peut
constituer un formidable levier de transition
2. La valorisation optimale et durable vers une économie formalisée et sophistiquée.
des ressources naturelles du Dans une telle perspective, le local constitue
continent l’échelle stratégique adéquate pour amorcer
Le décalage entre les énormes richesses des politiques qui, progressivement, réduiraient
naturelles du continent et l’extrême pauvreté les effets pervers de l’économie informelle
de ses populations est probablement le reflet tout en facilitant des échanges dynamiques
le plus saisissant de l’incapacité des États à avec l’économie formelle. C’est en effet à
construire des modèles économiques capables cette échelle locale, que la performance est
de valoriser ce potentiel et d’en optimiser les la plus optimale, sur les acteurs, les activités,
effets économiques et sociaux. De fait, le les structures du secteur « informel  ».
modèle d’économie coloniale —  extravertie, C’est aussi au niveau local que l’économie
caractérisée par de faibles niveaux de informelle exprime mieux ses valeurs dans les
valorisation locale de la production et une large fonctions de production, de redistribution des
prééminence des investissements extérieurs — revenus, de mutualisation des solidarités, de
n’aura que très peu évolué. satisfaction des besoins du groupe familial ou
de la communauté, d’amortisseur des crises
Les réflexions sur l’économie sociale et solidaire sociales. La valorisation des économies locales
offrent certainement des alternatives pour un constitue un défi majeur pour l’Afrique dans la
renouveau de l’économie en Afrique, un modèle reconquête de son économie.
économique qui privilégie la satisfaction des
besoins des personnes et des communautés
4. Le renforcement des processus
face à la recherche effrénée de profit. Dans
d’intégration régionale
cette perspective, un des défis est de recouvrer
sa souveraineté sur les ressources naturelles Dans le contexte de la gouvernance par
et d’engager la promotion d’un développement l’intégration régionale, l’efficacité de l’État est de
économique endogène. plus en plus tributaire des relations régionales
(intégration régionale) et internationales
3. La recherche d’une meilleure (mondialisation) dans lesquelles les pays
articulation entre dynamiques sont impliqués. Le jeu des complémentarités
économiques informelles et régionales et la compétition sur les marchés
nationaux constituent un puissant stimulant du
formelles
développement de l’économie régionale. Mais
Parler d’économie sociale et solidaire en la réussite d’un tel processus, long, coûteux
Afrique, c’est se référer au secteur dit informel75. et surtout exigeant en renoncements et en
En effet, ce secteur représente parfois plus pertes de souveraineté, nécessite, au-delà des
de 70  % des activités économiques et plus mécanismes techniques et institutionnels un
de 60  % de l’emploi. Par sa flexibilité, son projet politique explicite.
extrême dynamisme, son enchâssement dans
Il doit être largement discuté et progressivement
le social, cette modalité économique remplit
validé avec tous les acteurs. L’espace régional
75 À ce propos, lire Abdourahmane Ndiaye, 2014, « L’économie doit pouvoir offrir à des États fragilisés, un
populaire solidaire : entre bricolage social et marginalisation
mystifiée ? Étude de cas de la Danone community la laiterie cadre maîtrisé d’échanges de biens et services,
du berger au Sénégal », XIVe Rencontres du RIUESS, d’harmonisation des politiques, de règlement
« L’économie sociale et solidaire en coopérations », Lille /
21-23 mai ; Abdourahmane Ndiaye, 2011, (dir.). Économie
des conflits et d’alliance stratégique face au
sociale et solidaire. Animation et dynamiques des territoires, reste du monde. C’est en cela d’ailleurs que
Préface d’Abdou Salam Fall, Paris, L’Harmattan, collection l’émiettement et le cloisonnement des territoires
« Animation et Territoires ».

[ 70 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

(nationaux et régionaux) constituent un défi de la par les pères fondateurs et leurs successeurs.
construction de l’État en Afrique et entretiennent Ces initiatives visent à relancer le processus de
un rapport explicite avec le premier enjeu. création d’une vaste communauté continentale
matérialisée par la libre circulation des biens,
Il est désormais communément admis que
des personnes, des services et des capitaux et
l’intégration soit pour l’Afrique le meilleur
l’harmonisation et la coordination des régimes
des atouts pour à la fois maximiser son
d’échange commerciaux. La volonté politique a
remarquable potentiel et minimiser ses effets
été exprimée en 1980 à travers le plan d’action
négatifs induits par la mondialisation et les
de Lagos, puis renouvelée en 1991 par le traité
mutations dans la gouvernance économique
d’Abuja. Aux termes de ce Traité, dont le but
globale. Le contexte économique global est
ultime est l’avènement de la Communauté
en effet marqué par des mutations rapides
économique africaine à l’horizon 2034, les
qui transforment profondément les relations
pays africains devraient suivre un processus
économiques et commerciales internationales.
linéaire passant par la construction des CER, la
Ces changements ont déplacé les lignes
mise en place d’une zone de libre-échange en
de démarcation traditionnelles Nord-Sud et
2017, une union douanière en 2019, un marché
Sud-Sud pour laisser place à de nouvelles
commun en 2023 et une Union économique et
configurations économiques, de nouvelles
monétaire à l’horizon 2028, dernier jalon vers la
règles commerciales ainsi que des acteurs plus
communauté économique intégrale.
interdépendants. La prolifération des accords
de libre-échange, qui s’explique en partie Les CER sont en construction, alors qu’elles
par les difficultés du multilatéralisme, et la n’ont pas toutes atteint le même niveau
multiplication des méga-accords commerciaux d’intégration. Les négociations de la Zone de
régionaux engendrent dans tous les pays et Libre-Échange Continentale (ZLEC) ont été
dans toutes les régions des réactions destinées, lancées en 2015 à Johannesburg. Même si la
d’une part à maximiser le potentiel positif de date butoir de 2017, prévue pour leur conclusion,
ces changements et d’autre part à minimiser n’a pas été respectée, les pourparlers ayant
leurs effets néfastes. été plus difficiles que prévus, elles ont suscité
l’engouement de tous les États africains. La
Le continent africain a connu une très grande
réalisation de la ZLEC devrait permettre aux
fragmentation institutionnelle. Celle-ci a
pays africains d’accéder aux marchés de leurs
engendré la coexistence et le chevauchement
voisins, qui tout en étant géographiquement
de plusieurs communautés qui ne partagent
proches, leur étaient pourtant quasiment
pas toujours la même trajectoire administrative,
inaccessibles du fait des nombreuses barrières
les mêmes objectifs économiques et la même
tarifaires et non tarifaires. Il est plus facile en
cohérence juridique et politique. Face aux défis
effet de commercer avec les pays d’Europe,
que posent le morcèlement et la multiplicité
d’Asie ou d’Amérique qu’avec les pays d’une
des espaces d’intégration, l’Union africaine a
même région africaine, partageant quelques
choisi de ne reconnaitre que huit Communautés
fois les mêmes frontières, tant les coûts liés
économiques régionales (CER) devant constituer
aux échanges sont anormalement élevés,
la charpente institutionnelle de l’intégration
sans compter la faiblesse voire l’inexistence
africaine : la Communauté de l’Afrique de l’Est
des infrastructures d’appui au commerce.
(CAE) ; la Communauté de Développement de
Plus grave encore, des produits importés de
l’Afrique Australe (SADC) ; le Marché Commun
l’extérieur du continent ont généralement plus
de l’Afrique Orientale et Australe (COMESA)  ;
facilement accès aux marchés du continent que
la Communauté Économique des États de
les produits africains eux-mêmes. Ce n’est donc
l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO)  ; l’Autorité
pas étonnant que le commerce intra-africain
Intergouvernementale pour le Développement
stagne durablement à environ 10 % au moment
(IGAD)  ; la Communauté Économique de
où le commerce européen intra-communautaire
l’Afrique Centrale (CEEAC)  ; l’Union du
s’approche des 70 %.
Maghreb Arabe (UMA)  ; la Communauté des
États Sahélo-Sahariens (CENSAD). En devenant un élément de concrétisation
partielle du projet d’intégration économique
De nombreuses initiatives ont vu le jour ces
et commerciale africaine, la ZLEC servirait de
dernières années dans le continent africain,
ressort pour absorber les chocs exogènes.
pour donner corps à la vision politique exprimée
Elle devrait aussi, sous certaines conditions,

[ 71 ]
RASA/AROA

faciliter le développement industriel et impacter Il parait donc évident que l’APE ne devrait pas
l’emploi. être mis en œuvre avant la pleine réalisation de
la ZLEC. Les leaders africains devraient même
LA ZLEC n’est cependant pas la panacée. Les
exiger sa renégociation car les conditions
avantages attendus ne doivent pas passer sous
politiques et économiques dans lesquelles il a
silence les nombreux risques qui pourraient
été négocié et conclu dans certaines régions
réduire, voire annihiler ses bénéfices. Sans
ont considérablement évolué  : l’Europe a
ancrage dans une vision africaine coopérative
vécu le BREXIT qui a changé sa nature  ; les
refondée, hors du paradigme libéral dominant
régions africaines ont été fragmentées en
qui réduit la zone de libre-échange à un simple
différents blocs, à la suite de la signature de
espace de compétition où les plus forts ont le
l’APE  ; l’Accord de Cotonou qui lui sert de
droit d’édicter les règles en leur faveur, la ZLEC
socle expire en 2020 et nul ne sait sous quelle
pourrait devenir un prolongement du marché
forme apparaitra le prochain « partenariat » UE-
mondial, avec ses règles iniques, et faire la part
ACP. Un minimum d’esprit d’anticipation et de
belle à des firmes multinationales prédatrices et
prospective militerait pour un changement de
peu soucieuses des aspects éthiques, sociaux
perspective afin de ne pas perturber encore
et environnementaux.
davantage le processus d’intégration régionale
La ZLEC fait face à d’importants défis. Ils portent, en Afrique.
entre autres, sur le, notamment au niveau
du pilotage stratégique des négociations, 5. Décoloniser l’économie de la
de la prise en compte effective du niveau de culture pour libérer un potentiel
développement différencié entre États, de insoupçonné
l’implication des acteurs non étatiques, du
financement du processus et de la mise en La décolonisation conceptuelle et mentale
cohérence des engagements consentis avec est structurante des autres types de
ceux pris à d’autres enceintes. recentrage économique et culturelle.
En matière d’économie culturelle, les
Sur ce dernier aspect, il y a un besoin réel
travaux de Martial Ze Belinga mettent
d’harmonisation et de mise en cohérence
l’importance prise récemment par
des engagements juridiques multilatéraux,
l’économie de la culture. Ceci pourrait
régionaux et bilatéraux des pays et régions
constituer une opportunité pour des
africains. Le point commun à tous les pays
catégories entières de populations
africains négociant la ZLEC est celui d’appartenir
africaines et guider un recentrage dans
simultanément à plusieurs CER dans lesquelles
les modes de consommation et dans les
ils ont pris des engagements contraignants
configurations mentales qui les structurent76.
et pas forcément complémentaires. Ils ont
aussi, en tant que membres de l’Organisation Cette économie de la culture commence à
mondiale du commerce (OMC) souscrits aux avoir un réel poids économique. En effet, en
règles commerciales multilatérales et ont, pour 2008, une étude citée par Martial Ze Belinga a
la plupart, conclu de accords bilatéraux, ou estimé la contribution des activités culturelles
sont en voie de le faire, avec des partenaires au Mali à 2,38  % du PIB et 5,8  % d’emplois
du Nord et du Sud. Ces accords soumettent dont 3,8  % pour l’artisanat d’art. Ce qui freine
les pays africains à un entrelacs de droits et son essor tient cependant à l’acculturation des
d’obligations difficiles à démêler. élites africaines, qui majoritairement n’aspirent
qu’à un mode de vie fondé sur le mimétisme
L’exemple le plus éloquent de ces incohérences
occidental et dont les structures mentales ne
est que chaque pays africain négociant la
peuvent plus percevoir l’excellence locale qui
ZLEC est aussi membre d’une CER ayant
gît sous leurs pieds. Ce sont des problèmes
conclu un Accord de Partenariat Économique
sociologiques et de psychologie collective
(APE) spécifique avec l’Union européenne
aigus, puisqu’une partie de l’intelligentsia voit
(UE). Selon la Commission économique
l’intelligence comme un produit d’importation.
pour l’Afrique (CEA), si les APE sont mis en
Tant que l’Afrique ne se donnera pas les moyens
œuvre avant la mise en place de la ZLEC, ils
de produire sa confiance en elle-même, qu’elle
pourraient en saper les avantages attendus. Or
c’est le scénario vers lequel pousse l’UE, avec 76 Martial Ze Belinga, 2016, « L’économie de la culture en
Afrique, une chance pour le développement ? », ID4D, https://
la complicité de certains leaders africains. ideas4development.org/artisanat-africain-fabrique-asie/

[ 72 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

ne valorisera pas ses ressources matérielles le même contenu et la même pertinence  ?


et immatérielles, et continuera d’attendre Sont-elles compatibles avec les valeurs et les
un hypothétique développement venu de principes universels de gouvernance auxquels
l’extérieur avec des rentes d’exportation, ce se réfère le monde contemporain  ? Peuvent-
sera le statu quo. Dans le schéma adopté, les elles permettre aux Africains d’apporter une
matières premières continueront de chasser les contribution pertinente dans le débat mondial
matières culturelles. Mais au fond, tout dépend sur la gouvernance  ? Mais que signifie
des ressources que saura mobiliser cette l’évocation des valeurs africaines  ? Celles-ci
Afrique, des savoirs qui lui seront transmis, de la existent-elles de manière universelle ou sont-
conscience de soi dans laquelle elle baignera, elles spécifiques à l’Afrique ?
de ses facultés de transgression. Sa capacité
Il s’agit de bâtir un projet africain tenant compte
à critiquer sur des fondements endogènes
des valeurs et des réalités de l’Afrique, instruit
les discours à la mode sur «  l’émergence de
sur la base des expériences et des pratiques de
l’Afrique » ou « l’Afrique, dernière frontière de la
toutes les catégories d’acteurs. Et, si le projet
croissance » sera décisive pour la restauration
doit être conçu par et pour l’Afrique, il faut alors
de l’espoir.
que les chercheurs africains soient en mesure
6. La contribution à la promotion d’un de construire une pensée crédible sur les
nouveau modèle de mondialisation modes de régulation passés et en cours dans
plus équitable et plus durable les différentes sociétés. Qu’ils soient capables
d’élaborer des propositions concrètes de
Dans le vaste processus de mondialisation changement tenant compte des pratiques et des
des interdépendances et des économies en expériences réelles des acteurs, documentées
cours, l’Afrique semble être le continent qui dans toute leur diversité afin d’en tirer des
subit le plus les inconvénients de ce processus principes communs applicables et reconnus
global –  perte de maîtrise par les sociétés de par tous. Ces défis révèlent la constance d’une
leur devenir, transformation des situations de exigence consubstantielle à toute entreprise de
pauvreté en situation de misère, différenciation refondation de la gouvernance en Afrique, celle
interne des sociétés qui installe des inégalités de la connaissance en l’occurrence.
criardes, surconsommation des matières À la lumière de ce qui précède, le RASA doit
premières et dégradation des écosystèmes  – s’inspirer et s’insérer dans la lutte pour la
sans en retirer des gains en contrepartie. D’un décolonisation de l’Afrique et le remplacement
côté, l’Afrique est traversée par les dynamiques de la fausse démocratie sur le continent par le
de globalisation économique et culturelle et de gouvernement des peuples d’Afrique, par les
l’autre, elle a une place marginale dans le grand peuples d’Afrique et pour les peuples d’Afrique.
mouvement de développement des échanges
La reconnaissance de l’immensité de l’Afrique en
commerciaux dans le monde. L’Afrique se
tant que complexe de peuples multiethniques,
doit de se donner les moyens de contribuer
multiculturels, historiquement divers et dotés
activement à la réflexion et aux débats pour
de ressources différentes, ayant des défis
un nouveau modèle de mondialisation inclusif,
agro-écologiques différents et des opportunités
multipolaire, générateur d’égalité, attentif
de traitement, devrait conduire le RASA à se
à la préservation de l’environnement et de
garder de rechercher, un modèle standard de
la biodiversité. La régulation par le marché
gouvernance «  bon  », «  démocratique  » ou
érigée en dogme constitue le défi majeur au
« légitime ». Le RASA devrait donc envisager de
positionnement du continent africain dans le
rendre compte plutôt des systèmes et pratiques
système mondial.
de gouvernance en Afrique afin d’encourager
En définitive, si pour être légitimes, les modes de les échanges d’expériences entre les peuples
gouvernance doivent tenir compte des réalités d’Afrique, en mettant à la disposition des
et pratiques africaines, encore faudrait-il en avoir acteurs les meilleures pratiques et une plate-
une parfaite compréhension77. Celles-ci ont- forme pour leur validation conformément aux
elles aujourd’hui encore la même signification, normes africaines convenues.
77 En effet, les négociations des États sont, dans la plupart du
temps, peu accompagnées par les savoirs experts locaux. Reconnaissant en particulier que les
Certaines réalités et pratiques constituent des angles morts systèmes de gouvernance interne ont des
dans les travaux scientifiques et l’abondante littérature grise
existante. répercussions politiques, économiques,

[ 73 ]
RASA/AROA

sociales, environnementales, sécuritaires recommandations en matière de plaidoyer et


et transfrontalières au niveau sous  régional de gouvernance qui favorisent une citoyenneté
et régional, ce suivi peut inclure des active pour tous.

AXE 4 
Souveraineté transformatrice et futurs
souhaitables : quelle Afrique en devenir ?
L’Afrique résistante, résiliente et entreprenante, redressement des prix des produits de base
malgré l’hostilité de l’environnement international intervenu en 2016 et la baisse continue de la
valeur de la plupart des devises africaines,
Un mythe profond incarné par le slogan « Africa
n’ont pas ouvert la voie à une concurrence
Rising »78 (Afrique émergente) s’est emparé des
renouvelée, la confiance en affaires, ou les
élites économiques et politiques au moment
investissements des STN  ; mais cela a plutôt
même où le PIB de l’Afrique cesse de croître
catalysé une nouvelle série de crises fiscales,
rapidement, c’est-à-dire entre 2002 et 2011.
des déficits extrêmes du compte courant, des
Pourtant, le mythe persiste toujours. En juin
défaillances de la dette souveraine et de vives
2017, le président de la Deutsche Bundesbank,
contestations sociales.
Jens Weidmann a déclaré lors d’une conférence
à Berlin : « L’Afrique est prête à tirer profit d’une Dans une telle configuration, il n’y a rien pour
économie mondiale ouverte. Ses perspectives fonder l’espoir d’une reprise décisive à court et
économiques sont positives ».79 La conférence moyen termes, malgré le battage médiatique
a été organisée par le Ministre allemand des entourant les projets de méga-infrastructure
Finances Wolfgang Schäuble pour promouvoir « One Belt, One Road » (OBOR) de la Chine, par
son «  Compact avec l’Afrique  » du G20, dont exemple, vantés pour rétablir une demande du
« l’objectif principal est de réduire le niveau de marché pour les produits liés à la construction.82
risque pour les investissements privés » (mais à Comme l’explique Xin Zhang, «  Bien qu’il y
la veille des élections allemandes, le Ministre et ait un élément de compétition entre les EUA
Merkel étaient évidemment soucieux de donner et la Chine en ce qui concerne l’hégémonie
l’impression que la stratégie réduirait la crise mondiale autour de l’OBOR, le principal moteur
des réfugiés africains en Europe).80 demeure la pression de la « suraccumulation »
dans une économie capitaliste typique à la
En réalité, après le pic du super cycle des
fin d’une grande séquence de changements
matières premières de 2011 et l’effondrement
cycliques capitalistes .... Cependant, en Chine,
des prix, il était illogique de proclamer que
il y a aussi un débat en cours sur la question
l’Afrique prospérait dans «  une économie
de savoir s’il est économiquement rationnel de
mondiale ouverte  », étant donné que de
verser des sommes aussi importantes dans des
nombreuses économies du continent
projets à faible rendement et des pays à haut
dépendent des gisements minéraux et
risque, en particulier dans le cas de projets
pétroliers dont l’extraction est dominée par les
d’infrastructure massifs »83. La plus grande des
sociétés transnationales (STN) et dont les prix
entreprises de la « Route Maritime de la Soie »
n’ont cessé de monter depuis 200281. Un bref
atteignant l’Afrique était le port de Bagamoyo,
78 Par exemple, The Economist, « Africa Rising », 3 décembre
2011 ; Alex Perry, « Africa Rising », Time, 3 décembre 2012 ;
d’une valeur de 11 milliards de dollars, conçu
Charles Robertson, 2013, « Pourquoi l’Afrique gouvernera le en 2013 pour traiter dix fois plus de conteneurs
21ème siècle », African Business, 7 janvier.
79 Jens Weidmann, « Améliorer le climat des investissements les mêmes tendances que le pétrole. La boulimie chinoise
en Afrique », discours d’ouverture de la conférence de Berlin, en matières premières maintient les prix à des niveaux
« Partenariat G20-Afrique : investir dans un avenir commun », déraisonnablement élevés.
13 juin 2017. 82 La Chine souffre de l’épuisement apparent des sources
80 Bundesministerium der Finanzen, « Compact with Africa », de rentabilité antérieures, à savoir « un marché extérieur
réunion des ministres des finances du G20, Baden Baden en expansion, une armée de main-d’œuvre relativement
(30 mars 2017). Le seul membre africain du G20, l’Afrique du importante et un faible ratio d’endettement », selon Hao
Sud, a été pleinement assimilé au programme au moment du Qi, 2017, « Dynamique du taux de surperformance » et la
sommet des chefs d’État de juillet à Hambourg, en dépit des « nouvelle normalité » de l’économie chinoise », document
déclarations antioccidentales du président Jacob Zuma. de travail de l’Institut de recherche en économie politique de
81 Avec cependant une baisse brutale et significative de près de l’Université du Massachusetts-Amherst, 22 juin.
50 % du prix du pétrole en 2008, conséquence de la crise des 83 Xin Zhang, 2016, « Le capitalisme chinois et les nouvelles
subprimes. Les autres matières premières extractives suivent routes de la soie », Revue Aspen, 4.

[ 74 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

que le port voisin de Dar-Es-Salaam. D’après la valeur des grands projets d’infrastructure
Forbes, le projet «  cherchait à devenir le plus en cours de construction en Afrique de l’Est,
grand port d’Afrique, une fois qu’il aura été l’année dernière. L’Afrique australe a également
achevé », mais a été annulé en 2016 à cause fait face à une chute de 22  % du nombre de
–  selon Deloitte et Touche  – «  de mesures projets (85 en 2016), passant de 140 milliards
d’austérité prises par la Tanzanie afin de réduire de dollars en 2015 à 93 milliards de dollars
un déficit budgétaire croissant ».84 en 2016, selon Deloitte. Le Wall Street Journal
signale quant à lui, d’autres échecs récents
Dans le même temps à Durban, l’expansion au
de mégaprojets dus ou non aux ambitions
coût de 20 milliards de dollars du principal port
démesurées de la Chine concernant des
à conteneurs du continent (qui avait également
initiatives ferroviaires annulées au Nigeria (7,5
pour objectif d’augmenter par 8 le nombre de
milliards de dollars) et en Libye (4,2 milliards de
conteneurs à 20 millions par an d’ici 2040) a été
dollars), l’expansion pétrolière en Angola (3,4
différée jusqu’en 2032. La corruption concernant
milliards de dollars) et au Nigeria (1,4 milliard
le crédit et l’acquisition de locomotives (tous deux
de dollars) ; une centrale thermique au charbon
de Chine) impliquant la société paraétatique
irrémédiablement endommagée au Botswana
sud-africaine Transnet fut un des facteurs.
(1 milliard de dollars) et des investissements
Une opposition sociale croissante au projet en
dans la fusion de métaux en RDC et au Ghana
est un autre. Mais le principal problème a été
(3 milliards de dollars chacun). Le plus grand
l’effondrement après 2011 du Baltic Dry Index,
barrage du monde, le projet Inga Hydropower
signe d’une crise profonde dans le transport
de 100 milliards de dollars sur le fleuve Congo
maritime mondial.85 Bien que la construction en
(trois fois la taille des Trois Gorges chinoises),
cours du port de Lamu au Kenya, non loin de
est également en attente indéfinie après le
la frontière somalienne, prévoit une liaison avec
retrait de la Banque mondiale l’année dernière
les champs pétrolifères du Soudan du Sud. Le
et le rejet des appels en faveur d’une joint-
climat imposé par la guerre civile et les attaques
venture de la part de Beijing en 2014 par les
d’Al-Shabaab au Kenya (kidnapping d’un haut
autorités de l’administration d’Obama.
responsable lors de l’inauguration, au mois de
juillet du plan spatial de Lamu), rend le projet La crise des industries extractives est également
extrêmement risqué. D’ailleurs, l’année 2017 a témoin de la chute des prix des actions de
été marquée par de nombreuses manifestations la plupart des maisons minières, de plus de
de la part de la communauté, contre une 75 pour cent par rapport à leurs niveaux de
centrale électrique au charbon, d’un coût de 2 début 2015, menés par ceux qui s’intéressent
milliards de dollars, dans le port, en raison des à l’Afrique. Ni l’entrée du bloc Brésil-Russie-
changements climatiques.86 Inde-Chine-Afrique du Sud (BRICS)87, ni
les maigres nouvelles promesses du G20
Bien qu’une ligne de chemin de fer Nairobi-
–  principalement destinées à subventionner
Mombasa de 3,2 milliards de dollars ait été
les multinationales  – ne peuvent masquer la
récemment construite, et un pipeline de 3,6
stagnation généralisée au sein des circuits de
milliards de dollars soit prévu  ; bien que la
l’économie mondiale les plus importants pour
production éthiopienne provenant d’ateliers
l’Afrique ou même la prospérité mondiale et la
clandestins soit en plein essor, et peut désormais
santé environnementale.88
être exportée directement via le chemin de fer
Addis-Abeba-Djibouti, toujours avec l’aide de la Même avant le pic des matières premières de
Chine, la crise économique a réduit de moitié 2011 et l’effondrement de 2015, la stratégie
néolibérale orientée vers l’exportation avait
84 Wade Shepard, « Ces 8 entreprises donnent vie à la « nouvelle
route de la soie », Forbes, 12 mars 2017 ; Kennedy Kangethe,
causé d’énormes dégâts en termes de
« Les grands projets de l’Afrique de l’Est réduites de moitié en développement humain, d’équité entre les
2016 : Rapport Deloitte », Capital Business, 2 février 2017.
85 Patrick Bond, 2017, « Construction de l’Alliance Rouge- 87 Patrick Bond et Ana Garcia (Ed.), 2015, BRICS : Une critique
Verte contre l’expansion du Complexe Pétrochimique de anticapitaliste, Johannesburg, Jacana Media ; Patrick
Durban », dans L. Horowitz et M. Watts (Eds), Gouvernance Bond, 2017, « Les BRICS peuvent-ils rouvrir la « porte de
Environnementale Grassroots : Engagements de la l’Afrique ? » » dans C. Mutasa et D. Nagar (Ed.), Afrique et
Communauté avec l’Industrie, Londres, Routledge, 2017)). acteurs externes, Londres, IB Tauris.
86 Business Daily Africa, « Des activistes manifestent contre le 88 David Harvey, 2017, Marx, Capital et la folie de la raison
projet Charbon de Centum », 12 mai 2017. Des groupes de économique, London, Profile Books ; Michael Roberts, 2016,
citoyens courageux confrontés au harcèlement policier en La longue dépression, Chicago, Haymarket ; Richard Walker,
conséquence comprennent Save Lamu, Cordio East Africa et 2016, Valeur et Nature : Repenser l’Exploitation et l’Expansion
Musulmans for Human Rights. Capitalistes, Capitalisme Nature Socialisme.

[ 75 ]
RASA/AROA

sexes et l’environnement.89 Bien que les taux 2016, malgré cela, les pressions exercées par
de pauvreté, de mortalité et de morbidité les industries extractives sur les personnes et
et d’éducation se soient quelque peu l’environnement se sont intensifiées, la réaction
améliorés (en particulier après le programme désespérée des entreprises augmentant
d’allégement de la dette par le G7 en 2005, qui les abus au niveau des sites industriels, la
a permis d’éliminer progressivement les coûts dégradation de l’environnement, les violences
d’exploitation prohibitifs des services publics sociales et l’exploitation de la main d’œuvre.
de base), les conditions de reproduction de Le métabolisme du capital contre la nature
la vie quotidienne en Afrique ne se sont pas et la société a augmenté, de telle sorte que
améliorées, surtout depuis le début de la la responsabilité sociétale des entreprises
récession mondiale de 2008.90 minières a beaucoup cédé sous son poids.
En effet, les niveaux de PIB par habitant Au milieu de l’année 2017, l’organisation Global
de l’Afrique ont effectivement augmenté Justice Now, basée à Londres, et plusieurs de
rapidement de 1998 à ce jour, mais avec très ses collaborateurs ont publié une étude de
peu de retombées. En 2013, l’économiste en Mark Curtis estimant que quarante-huit pays
chef de la Banque africaine de développement, d’Afrique subsaharienne sont «  collectivement
Mthuli Ncube, s’est risqué à prétendre qu’« un des créanciers nets du reste du monde, à
Africain sur trois appartient aux classes hauteur de 41,3 milliards de dollar  » en 2015.
moyennes ». En 2017, la banque a réitéré que Selon Curtis :
« l’un des principaux moteurs de la demande de
1. « Les pays africains ont reçu 161,6 milliards
consommation en Afrique est la population sans
de dollars en 2015 – principalement sous
cesse croissante du continent (actuellement 1
forme de prêts, de transferts de fonds
milliard) et l’expansion des classes moyennes.
personnels et de subventions. Pourtant,
Mais Ncube définissait la « classe moyenne »
203 milliards de dollars ont été prélevés sur
comme ceux qui dépensent entre 2 et 20
l’Afrique, soit directement – principalement
dollars par jour, avec 20  % dans la fourchette
par le biais du rapatriement des profits
de 2 à 4 dollars et 13 % de 4 à 20 dollars. Les
des sociétés et le transfert illégal d’argent
deux catégories représentent les revenus des
hors du continent  – soit par les coûts
pauvres dans la plupart des villes africaines,
imposés par le reste du monde à travers
dont les niveaux de prix les classent parmi les
le changement climatique.
plus chers au monde. Les propres données de
Ncube91 ont révélé que la part de ceux qui 2. Les pays africains reçoivent environ 19
dépensaient plus de 20 dollars par jour était milliards de dollars d’aide sous forme
inférieure à 5 % et diminuait. de subventions, mais plus de trois fois
ce montant (68 milliards de dollars) sont
Une des principales raisons de la disparité
partis à travers la fuite des capitaux,
entre le discours officiel concernant « l’Afrique
principalement par des entreprises
Émergente » et la pauvreté profonde de la plupart
multinationales qui sous-évaluent
des peuples du continent demeure le pillage pur
délibérément leurs importations et/ou
et simple, les flux financiers illicites (FFI) ainsi
exportations.
que les sorties financières légales sous forme
de bénéfices rapatriés au siège des STN. Les 3. Alors que les Africains reçoivent 31 milliards
filières les plus porteuses des investissements de dollars d’envois de fonds personnels de
directs étrangers (IDE) ont tendance à être l’étranger, les multinationales opérant sur
celles qui viennent à la recherche de matières le continent rapatrient chaque année un
premières. Après l’effondrement des matières montant similaire (32 milliards de dollars)
premières, les entrées annuelles d’IDE vers de bénéfices vers leur pays d’origine.
l’Afrique ont ralenti de 15  % entre 2008 et 4. Les gouvernements africains ont reçu 32,8
89 Patrick Bond, 2006, Looting Africa, Londres, Zed Books.
90 Vusi Gumede (Editeur), 2016, La Grande Récession et milliards de dollars de prêts en 2015, mais
ses Implications pour les Valeurs Humaines : Leçons pour ont payé 18 milliards de dollars en intérêts
l’Afrique, Johannesburg, Real African Publishers.
91 Mthuli Ncube, 2013, Le milieu de la pyramide, Tunis, de la dette et en principal, le niveau global
Banque africaine de développement ; Banque africaine de la dette augmentant rapidement.
de développement, Centre de développement de l’OCDE,
Programme des Nations Unies pour le développement et 5. On estime que 29 milliards de dollars
Commission économique pour l’Afrique, 2017, Perspectives
économiques en Afrique 2017, Addis Abeba.
par an sont volés en Afrique du fait de

[ 76 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

l’exploitation irrégulière des forêts et des façon illégale.


ressources halieutiques et du commerce
Les études des FFI par l’ONG, Global Financial
des animaux sauvages et des plantes. »92
Integrity, basée à Washington et par l’économiste
Comme le montrent les chiffres de Curtis, que Léonce Ndikumana et ses collègues de
les multinationales de l’Occident ou des BRICS l’Université du Massachusetts montrent
soient responsables ou non, les profits excessifs comment ils ont contribué à créer une Afrique à
qui sortent de l’Afrique prennent de nombreuses la fois « plus intégrée mais plus marginalisée »
formes. Nous examinons ci-dessous les FFI, concernant le commerce mondial. Dans le
les sorties financières légales, les flux d’IDE, cadre de la CNUCED, Ndikumana a, par la
la dette extérieure, l’accumulation des intérêts suite, produit en 2006 une étude critique sur
par l’Afrique du Sud, les nouvelles subventions les industries extractives et notamment les
utilisées pour le financement des infrastructures opérations sud-africaines et zambiennes qui ont
et l’épuisement minier, pétrolier et gazier non provoqué l’ire des représentants de l’industrie
compensé. Le continent est également menacé minière qui dénoncent la mauvaise qualité des
par l’accaparement des terres, la militarisation statistiques fournies par les gouvernements des
et les changements climatiques. Les cas de deux pays. Bien que cela ait exigé quelques
gestion multilatérale offerte par le «  Compact réajustements ou recadrages, en particulier
With Africa », les crédits de Bretton Woods et le pour les exportations de cuivre et d’or, l’essentiel
financement climatique des Nations Unies, etc. de ces critiques des FFI restent justifié.95
n’y font rien. Seule une résistance croissante
Il existe également des ONG à vocation
de la part de la société civile peut stopper et
politique qui luttent contre les FFI en Afrique et
inverser ces tendances.
dans les pays du Sud, dont plusieurs ont des
1. Les flux financiers illicites origines nordiques comme Trust Africa, Global
Financial Integrity (GFI), Tax Justice Network,
Premièrement, les FFI reflètent de nombreuses Publish What You Pay et Eurodad. Une grande
formes illégales de retrait de la richesse de partie du mérite d’avoir fait de cela une affaire
l’Afrique, principalement dans le secteur minier. politique africaine et mondiale majeure est due à
Les multinationales emploient une multitude de Raymond Baker, un homme d’affaires américain
tactiques détournées à cet égard, notamment intervenant au Nigeria, avant de déménager
les surfacturations des entreprises, les coûts à la Brookings Institution où il a commencé
de transfert d’argent et autres escroqueries à plaider en faveur de cette question. Les
commerciales, l’évasion fiscale et le non- ONG ont été aussi à l’origine de la détection
paiement des royalties, les «paradis fiscaux», les de cas de FFI. C’est ainsi qu’elles exigent
pots-de-vin et le vol pur et simple de bénéfices. une reddition de comptes, dont la campagne
Les exemples abondent  : en Afrique du Sud, « Stop the Bleeding » de Trust Africa. Reliant les
Sarah Bracking et Khadija Sharife ont rapporté critiques radicales et libérales des compagnies
que De Beers a surfacturé 2,83 milliards de transnationales et des élites africaines, la
dollars de diamants sur six ans. Un rapport nouvelle visibilité des FFI donne de l’espoir à
de l’Alternative Information and Development beaucoup de ceux qui veulent que les maigres
Centre du Cap a montré que les opérations revenus de l’Afrique soient recyclés dans les
de platine de Lonmin ont permis de subtiliser pays pauvres, et, pas détournés vers les centres
des centaines de millions de dollars vers les financiers offshore. Néanmoins, les sièges
Bermudes depuis 2000.93 Lors d’une réunion sociaux de certaines ONG restent attachés à la
de Bangalore en 2006, le PDG de Vedanta, théorie douteuse selon laquelle la transparence
Agarwal, s’est vanté, du fait qu’en 2006, il avait peut aider à détecter, «désinfecter» et
dépensé 25 millions de dollars pour acheter les décourager la corruption. Leur tâche principale
mines de cuivre Konkola de Zambie, les plus est de rendre le capitalisme «plus propre» en
bénéfice de 500 millions de dollars par an », 13 mai 2014.
grandes en Afrique, et récolté au moins 500 95 Dev Kar et Josepth Spanjers, 2015, Flux financiers illicites
millions de dollars par an94, apparemment de en provenance des pays en développement : 2004-2013,
Washington, DC, Global Financial Integrity ; Leonce
92 Mark Curtis, 2017, Honest Accounts, Londres, Curtis Ndikumana, 2017, Vol de capitale fracassant d’Afrique,
Research. Institut de recherche en économie politique de l’Université
93 Centre d’information et de développement alternatif, Lonmin, du Massachusetts/Amherst, Amherst, juin ; Conférence des
le massacre de Marikana et la connexion des Bermudes, Nations Unies sur le commerce et le développement, 2016, La
Cape Town, AIDC. fraude commerciale dans les produits de base dans les pays
94 Lusaka Times, « vidéo - Vedanta Boss disant KCM fait un en développement, Genève.

[ 77 ]
RASA/AROA

mettant en lumière des problèmes comme les économiques régionales pour le sous-continent
FFI. Pourtant, il faut avouer que, de nombreuses à la mi-2017, les quinze dernières années ont
ONG, bailleurs de fonds alliés et militants de été témoins d’excédents commerciaux entre
base ont exercé une pression suffisante sur les les pays d’Afrique subsaharienne et le reste du
gouvernements et les entreprises pour obliger monde qui ont atteint 5,6  % du PIB en 2011,
l’Union africaine et la Commission économique suivis par des excédents nets plus faibles, puis
des Nations Unies pour l’Afrique à commanditer en 2015-16, des déficits de 3,1 et 2,0 % du PIB,
une étude sur les FFI dirigée par l’ancien respectivement, avec plus de déficits prévus
Président sud-africain Thabo Mbeki.96 Publié par le FMI.98
mi-2015, son rapport estime au bas mot que
Le compte courant mesure non seulement
les FFI à partir de l’Afrique dépassent les 50
l’équilibre des importations et des exportations,
milliards de dollars chaque année.
mais aussi les flux de bénéfices, de dividendes
Ce pillage des FFI provient principalement, et d’intérêts. Pendant la longue période du boom
mais pas exclusivement, des industries des produits de base, l’Afrique subsaharienne a
extractives. Selon une comptabilité encore maintenu un juste équilibre et, en 2004-2008, elle
plus fine que celle de Thabo Mbeki, le rapport a même enregistré un excédent moyen de 2,1 %
de la Banque africaine de développement et du PIB. Mais depuis 2011, elle a plongé dans
de ses collaborateurs sur les Perspectives la zone dangereuse, avec un déficit du compte
économiques en Afrique estiment que 319 courant de 4,0  % du PIB en 2016, amenée
milliards de dollars ont été volés de 2001 à par le Mozambique (-38 %), la République du
2010. Les vols les plus importants portent sur Congo (-29 %) et le Libéria (-25 %). En incluant
les métaux qui totalisent 84 milliards de dollars ; les pays d’Afrique du Nord, le déficit du compte
le pétrole, à 79 milliards de dollars  ; le gaz courant de l’ensemble du continent était de
naturel, à 34 milliards de dollars ; les minéraux, 6,5 % du PIB en 2016, à la suite de la chute des
à 33 milliards de dollars ; les produits du pétrole prix du pétrole à 26 dollars le baril début 2016.
et du charbon, à 20 milliards de dollars  ; les Sur 54 pays africains, 20 avaient des déficits à
agricultures, à 17 milliards de dollars  ; les deux chiffres en 2016. Rappelons que le krach
produits alimentaires, à 17 milliards de dollars ; de 1998 des principales économies d’Asie de
les machines, à 17 milliards de dollars  ; les l’Est a été provoqué par des déficits du compte
vêtements, à 14 milliards de dollars ; et le fer et courant de seulement 5%.
l’acier, à 13 milliards de dollars.97 Ces données
Pour couvrir un déficit du compte courant, des
confortent-elles la boutade selon laquelle
entrées de fonds externes sont nécessaires.
l’Afrique est victime de la malédiction de ses
Ces flux vers l’Afrique se sont chiffrés à 178
ressources ou plutôt de sa mal gouvernance ?
milliards de dollars en 2016, soit 5 milliards de
2. Des flux financiers illicites aux flux moins qu’en 2015, principalement en raison
financiers licites d’une baisse de 60 % des entrées de capitaux
(achats de titres de créance ou investissements
Même si les FFI étaient réduits, les IDE de marchés boursiers, en particulier sur les 3
continueraient d’appauvrir les pays africains, principaux marchés de Johannesburg, du Caire
sous la forme de flux financiers licites (FFL). Ce et de Lagos). L’aide au développement d’outre-
sont les profits et les dividendes légaux envoyés mer à l’Afrique a diminué de 2  % en 2016,
au siège social des Sociétés Transnationales et les envois de fonds ont été pratiquement
après que les IDE ont commencé à être inchangés.
payants. Les paiements de ces sorties d’argent, 3. Explosion de la dette extérieure
ainsi que les intérêts et la position commerciale
nette, sont appelés «  compte courant  ». Le déficit croissant du compte courant du
Selon le rapport du FMI sur les Perspectives continent exige à son tour que les élites étatiques
96 Thabo Mbeki, 2015, « Suivez-le ! Arrête ça ! Trouver ! Flux attirent encore plus d’IDE, afin de disposer de
financiers illicites », Rapport du Groupe de haut niveau sur les
flux financiers illicites en provenance d’Afrique, Commission devises fortes pour rembourser les anciens IDE
économique des Nations Unies pour l’Afrique, Addis-Abeba. (généralement sous forme de bénéfices et de
97 Banque africaine de développement, Centre de dividendes) ou si de nouveaux investissements
développement de l’OCDE, Programme des Nations Unies
pour le développement et Commission économique pour ne sont pas disponibles comme cela semble
l’Afrique, 2013, Perspectives économiques en Afrique 2013, 98 FMI, 2017, Perspectives économiques régionales : Afrique,
Tunis, BAD. 2017, Washington DC.

[ 78 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

être le cas, de prendre de nouveaux emprunts à arrangements ont inséré l’Afrique du Sud
l’étranger. En raison de ces efforts pour couvrir beaucoup plus profondément dans l’économie
ses déficits de paiements et son léger déficit mondiale et, avec une aggravation du déficit
commercial, la dette extérieure de l’Afrique est du compte courant, plus profondément dans la
en plein essor. Pour l’Afrique subsaharienne, dette extérieure.101
ce qui était une dette extérieure de l’ordre de
4. Subvention publique pour bénéfices
170 à 210 milliards de dollars entre 1995 et
2005 (lorsque l’allégement de la dette par le G7 privés
l’avait abaissé de 10 %) est passé à près de 400
milliards de dollars en 2015.99 Non seulement Une autre menace constante pour le continent
les prêts chinois, mais aussi une série d’euro- est une exploitation minière et pétrolière
obligations sont devenus un lourd fardeau dans effrénée, malgré la baisse des prix, en raison
plusieurs pays où, en 2016, ils représentaient des subventions de l’État. En 2017, le G20
une part substantielle de la dette publique a proposé un «  Compact with Africa  » avec
totale : 48 % au Gabon ; 32 % en Namibie ; 26 % moins d’une douzaine d’États africains pro-
en Côte d’Ivoire  ; 24  % en Zambie  ; 16  % au occidentaux pour assurer le soutien de
Ghana ; 15 % au Sénégal ; et 13 % au Rwanda. l’État aux «  partenariats publics-privés  » à
travers le continent, et attirer les investisseurs
Le rapport sur les Perspectives économiques institutionnels avec des garanties étatiques.
africaines de 2017 a fait remarquer que Selon le groupe C20 des observateurs de la
«  des conditions plus strictes du financement société civile, cette stratégie se traduira par :
accru de la dette ont commencé à aggraver
le fardeau du service de la dette, avec une des coûts plus élevés pour les citoyens,
tendance haussière du ratio service de la dette/ de pires services, le secret, la perte
recettes  ».100 Pour les économies pétrolières, de l’influence démocratique et des
poursuit le rapport, le service de la dette a été risques financiers pour le public et les
multiplié par sept, passant de 8 % en moyenne multinationales impliquées qui exigent
des recettes en 2013 à 57 % en 2016, le Nigeria que leurs profits soient rapatriés en
(66 %) et l’Angola (60 %) étant les plus touchés. devises fortes –  même si le contrat type
Une autre crainte est la dette intérieure, de services implique des dépenses et
puisque le ralentissement a également généré des recettes en monnaie locale et cela
« une augmentation généralisée des prêts non impacte les stocks de dette extérieure
productifs, provoquant un provisionnement de l’Afrique, qui atteignent maintenant
plus élevé, une pression sur les bénéfices des des niveaux sans précédent dans de
banques et pesant sur la solvabilité ». nombreux pays. Le «  CwA  » ne dit rien
non plus des problèmes concernant (et la
Dans le cas du plus grand débiteur du continent, résistance populaire est là) la protection
l’Afrique du Sud, sa dette extérieure est passée des investisseurs, tels que la vague
de 25 milliards de dollars en 1995 à 35 milliards clause du « traitement juste et équitable »
de dollars en 2005, pour bondir à environ 150 dans les accords d’investissement
milliards de dollars aujourd’hui, doublant à et le règlement des différends entre
partir des 20 % du PIB en 2001 à plus de 40 % investisseurs et États.102
aujourd’hui. La dernière fois que ce ratio a été
atteint cette ampleur fut en 1985, à cause des Forum africain (AF) de Harare et le Réseau
sanctions contre l’Apartheid, le Président sud- sur la dette et le développement et le Réseau
africain Pieter Botha a manqué de payer 13 d’échange pour le développement en Afrique
milliards de dollars de dettes à court terme et (Network on Debt and Development and the
a imposé des contrôles de changes. Cela fut African Development Interchange Network) ont
un signal à la classe capitaliste anglophone, formulé des critiques plus sévères. Selon eux,
que la fin de l’Apartheid était proche, et donc ils « Il y a tout lieu de craindre que l’esclavage et la
devraient s’empresser de faire des arrangements colonisation ne reviennent carrément. Dans tous
post-Apartheid favorables au Congrès national les cas, utiliser l’argent public pour protéger
africain, alors en exil. Malheureusement, ces les investissements privés équivaudrait à
99 FMI, 2017, Perspectives économiques régionales : Afrique, 101 Patrick Bond, 2003, Contre l’Apartheid mondial, Londres, Zed
2017, Washington DC, FMI. Books.
100 Banque africaine de développement et al, 2017, African 102 C20, 2017, « Le Pacte du G20 avec l’Afrique », Pambazuka,
Economic Outlook 2017. 4 mai.

[ 79 ]
RASA/AROA

narguer les populations africaines. Cela ne projets énergétiques et infrastructurels africains


peut être compris que du point de vue de la destructeurs, ou le maintien du système
colonisation ou de l’exploitation néolibérale. monétaire occidental centré sur le dollar, ou
C’est assez sérieux quand on sait que certains les politiques extrêmement inadéquates sur
dirigeants africains détiennent des fortunes en le changement, dans lesquelles les BRICS
dehors de leurs pays, au profit de banques sont impliqués. Le Dispositif du Fonds de
occidentales »103. Prévoyance de 100 milliards de dollars des
BRICS, par exemple, exige que l’un des cinq
Des subventions du genre de celles envisagées
pays membres qui rencontrent des difficultés
dans le CwA et le PIDA pourraient ramener
financières (comme ce sera le cas de l’Afrique
le pire des IDE, en particulier de la part des
du Sud sans doute quand ses paiements à court
sociétés des BRICS, telles que les entreprises
terme deviendront insoutenables) demande
prédatrices sud-africaines mentionnées ci-
au FMI un prêt d’ajustement structurel et un
dessus. D’autres compagnies avec un passé
soutien aux politiques, une fois qu’ils ont épuisé
douteux incluent les compagnies minières
30 % de leur quota d’emprunt, amplifiant ainsi
Brésil, Vale, responsable de déplacements
l’effet de levier du FMI.108 Et le cycle de 2015
de masse de la population au Mozambique  ;
de restructuration des actionnaires du FMI a
le russe Rosatom, qui a un projet de réacteur
donné lieu à des augmentations substantielles
nucléaire de 100 milliards de dollars avec
de votes à la Chine (37 %), au Brésil (23 %), à
Pretoria, ainsi que des accords anticipés dans
l’Inde (11 %) et à la Russie (8 %), pour ce faire,
plusieurs autres pays africains  ; Vedanta de
cependant, il a fallu que sept (7) pays africains
l’Inde, qui a une longue tradition minière en
perdent plus du 5éme de leurs actions avec droit
Zambie et diverses compagnies paraétatiques
de vote au niveau du FMI : le Nigéria (41 %), la
et entreprises chinoises.104 La nouvelle Banque
Libye (39 %), le Maroc (27 %), le Gabon (26 %),
de développement des BRICS105 constitue un
l’Algérie (26  %), la Namibie (26  %) et même
canal par lequel ils prévoient de recevoir des
l’Afrique du Sud (21 %).
subventions de financement indirect, sous
forme de prêts à des taux préférentiels. 5. L’Afrique dans le commerce
La nouvelle vague d’investissements des mondial : refuser la marginalisation
BRICS apparaît déjà à beaucoup en Afrique et élargir l’espace politique pour le
comme une version intensifiée des expériences développement
d’exploitation des multinationales occidentales,
en particulier concernant les arrangements La place de l’Afrique dans le système
favorables aux entreprises contenus dans commercial multilatéral a souvent fait l’objet
leurs traités bilatéraux d’investissement avec d’une attention particulière, même si, le plus
l’Afrique.106 Au début, les commentateurs de la souvent, cette attention s’est plutôt focalisée
gauche, dont Walden Bello, Horace Campbell sur l’analyse contextuelle ou factuelle de la
et Radhika Desai, ont exprimé l’espoir que les faiblesse de la contribution de ce continent aux
nouvelles institutions financières des BRICS échanges commerciaux mondiaux, ou sur les
briseraient la mainmise de Bretton Woods.107 aléas de la participation des États africains aux
Pourtant, leurs arguments n’ont pas tenu compte négociations commerciales109.
des contradictions dans le financement de 3. Un continent qui « vient de loin »
103 Le Forum africain, Réseau sur la dette et le développement et La place de l’Afrique a souvent réduit dans
Réseau d’échange pour le développement en Afrique, 2017,
Le Pacte du G20 avec l’Afrique et le plan Marshall proposé par
le système commercial mondial à un simple
l’Allemagne pour l’Afrique, Harare, 16 juillet. indicateur statistique  : moins de 2  % du
104 Patrick Bond, 2017, « The BRICS rebrouillent l’Afrique » dans commerce mondial. Les analyses qui sous-
R. Westra (Ed.), L’économie politique des marchés émergents,
Londres, Routledge. tendent la thèse de la modicité de la participation
105 Patrick Bond, 2016, « BRICS Banking et le débat sur le sub- des pays africains dans le commerce mondial
impérialisme », Third World Quarterly, 37, 4, avril.
106 Ana Garcia, 2017, « Les accords d’investissement des BRICS
sont pour la plupart fondées sur une approche
en Afrique », Études en économie politique, 98, 1. quantitative. Or, une telle approche statique
107 Walden Bello, 2014, « Les BRICS : des challengers pour le
statu quo mondial », Foreign Policy in Focus, 29 août ; Horace 108 BRICS, « Traité pour l’établissement d’une réserve de réserve
Campbell, 2014, « La Banque BRICS remet en question le contingente des BRICS », Fortaleza, 15 juillet 2014.
privilège exorbitant du dollar américain », TeleSUR, 24 juillet ; 109 Cheikh Tidiane Dièye, 2015, « Que vaut l’Afrique dans le
Radhika Desai, 2013, « Les BRICS constituent un défi à la système commercial multilatéral ? », Passerelles, Volume16, No
suprématie économique de l’Ouest », Guardian, 2 avril. 8.

[ 80 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

masque les dynamiques d’évolution profondes faire un mauvais procès. De 1995 à nos jours, le
et décisives ainsi que les progrès réalisés par commerce est devenu un enjeu important pour
les pays africains, aussi bien dans le commerce presque tous les États africains et son potentiel
que dans les négociations commerciales, pour la croissance économique et la lutte contre
qu’elles soient multilatérales, régionales ou la pauvreté est reconnu par tous, y compris le
bilatérales, de surcroit dans un contexte mondial secteur privé et la société civile.
qui ne présente pas que des avantages. Dès la première année d’existence de l’OMC, un
En vérité, l’Afrique souffre moins d’un déficit groupe de quatre pays composés du Nigéria, de
d’intégration que d’une mauvaise intégration l’Égypte, du Maroc et du Sénégal a mis en place
dans le commerce mondial. La quasi-totalité le Groupe africain. L’Afrique étant une « fiction
des pays africains sont membres de l’OMC. juridique  » dans le système commercial, car
Ils ont presque tous largement libéralisé et dépourvue d’une existence légale comparable
consolidé leurs droits de douane alors que à celle de l’UE par exemple, les précurseurs du
nombre d’entre eux, en tant que pays les moins Groupe africain n’ont pas jugé utile de le doter
avancés (PMA), ne sont nullement obligés de d’un acte fondateur qui lui donnerait un caractère
le faire. Enfin, tous les pays africains et toutes formel. Ce groupe est donc resté dans ce statut
les communautés économiques régionales informel jusqu’à aujourd’hui, se contentant de
sont engagés, simultanément, dans une série faciliter la coordination des positions des pays
de négociations multilatérales, régionales et africains et leur harmonisation avec celles
bilatérales visant à les ouvrir davantage au d’autres groupes. Aujourd’hui, près de trois
marché mondial. Avec 44 membres sur les 164 quarts de l’activité des missions diplomatiques
que compte l’OMC, l’Afrique représente plus du des pays africains à Genève sont consacrés
quart des acteurs de cette institution. Qui peut aux négociations commerciales multilatérales.
donc, rigoureusement, contester l’ouverture de Ceci constitue la preuve de l’intérêt que les
l’Afrique au marché mondial ? pays africains accordent à ces négociations, en
Ce qui est en cause, c’est plutôt sa capacité à dépit de la faiblesse de leurs moyens.
tirer profit des opportunités qu’offre l’ouverture Sur le continent africain, l’agenda commercial
au commerce mondial, tout en minimisant les est également marqué par une série d’initiatives
effets négatifs consubstantiels à la libéralisation. nouvelles visant toutes à renforcer l’intégration
L’incapacité de l’Afrique à tirer profit de son et le développement économique par la
ouverture aux échanges s’explique par le promotion du libre-échange entre les États
fait qu’elle s’intègre au commerce mondial à africains. Il suffit de citer la ZLEC en gestation,
partir d’une position subalterne, faiblement la zone de libre-échange tripartite en Afrique de
productrice de valeur ajoutée et de richesses. l’Est, ou la mise en place de l’Union douanière
Son statut est celui d’un fournisseur de produits de l’Afrique de l’Ouest.
de base et de matières premières en nombre 4. Rêves brisés … développement
très limité, ce qui la confine en bas des chaines introuvable
de valeurs globales.
Lancé en 2001, avec pour objectif de corriger les
De plus, à cause des politiques de libéralisation déséquilibres et les imperfections des accords
hâtives que les pays africains ont connu dans commerciaux issus des négociations du Cycle
le passé, leurs efforts d’industrialisation, de d’Uruguay (1986-1993), le Cycle de Doha
valorisation et de transformation des matières avait suscité un grand espoir pour les pays en
premières et de diversification ont été développement. En s’engageant à refonder le
contrariés, ou anéantis, par la concurrence compromis normatif qui sous-tendait les relations
soudaine et brutale des produits importés. La économiques et commerciales entre le Nord et
réduction de leur espace politique ainsi que la le Sud, Doha devait livrer un produit nouveau
perte de souveraineté et de maitrise sur leurs consacrant la centralité du développement dans
propres instruments de politiques économique les négociations commerciales internationales.
et commerciale nées dans cette période À Doha, l’ensemble des pays africains avait
continuent encore à handicaper de nombreux contribué à construire le rêve d’un système
pays. commercial et financier ouvert, transparent,
Ainsi, dire que l’Afrique ne fait pas assez pour équitable, non discriminatoire et réglementé.
s’intégrer dans le commerce mondial, c’est lui

[ 81 ]
RASA/AROA

À l’heure du bilan, on se rend compte que les 6. Épuisement non compensé du


déclarations de bonnes intentions n’ont pas capital naturel
survécu aux jeux des intérêts conflictuels des
États et à la puissance des lobbys financiers, Les mécanismes de financement induisant
entre autres. Le système commercial multilatéral une dépendance et la poursuite des IDE
n’a pas su produire une gouvernance inclusive visant principalement l’industrie minière sont
et équitable. Il a mis en place, de manière responsables de l’épuisement excessivement
consciente, une gouvernance exclusive et rapide et mal compensé des ressources non
inégalitaire. Il est symptomatique en effet de renouvelables en Afrique. Cet épuisement
constater qu’aucun pays africain n’a jamais se produit en Afrique sans les types de
pu saisir l’organe de règlement des différends réinvestissement plus fréquents dans des
(ORD) de l’OMC. sites tels qu’en Norvège, Australie et Canada,
Les griefs ne manquent pourtant pas. dont les économies sont aussi basées sur les
L’exemple du dossier du coton soulevé par les ressources, mais pas autant qu’en Afrique ; en
pays africains depuis 2003 sans succès en est grande partie parce qu’ils abritent le siège des
le cas le plus emblématique. Pour moins que sociétés transnationales minières et pétrolières.
ce que les pays africains ont subi, le Brésil a De nombreuses sociétés BRICS semblent
saisi l’ORD contre les États-Unis et a obtenu trop désireuses de poursuivre cet épuisement
gain de cause. Les africains qui, faute de choix, rapide du «capital naturel» de l’Afrique, comme
ont suivi la voie de la négociation, continuent les économistes appellent les ressources
aujourd’hui encore à réclamer un «traitement naturelles. Bien que la fin du super cycle des
ambitieux, rapide et spécifique» du dossier matières premières se traduise par un taux
coton. Il est peu probable que leur demande d’extraction plus bas mesuré en termes de prix
soit fructueuse. mondiaux, cela ne devrait pas empêcher aux
Africains de voir un penchant colonial tenace
Fait significatif, la thématique du développement,
pour la diminution des minéraux, du pétrole et
qui a eu du mal à s’imprimer, s’efface peu à peu
du gaz, dont l’exploitation rend l’Afrique plus
face aux enjeux de l’émergence économique,
pauvre qu’ailleurs.
justifiant au passage le basculement de
l’attention des pays en développement vers les Ce préjugé concernant la diminution
pays émergents. Conscients de leurs forces, des ressources non renouvelables sans
ces derniers pèsent désormais de tout leur réinvestissements a entraîné une chute rapide
poids sur le système commercial multilatéral, de la richesse nette du continent depuis 2001.
pour l’infléchir dans le sens de leurs intérêts et Même la Banque mondiale admet que 88  %
contrebalancer la mainmise traditionnelle des des pays d’Afrique subsaharienne ont souffert
pays développés sur le système. C’est cela, d’une accumulation nette de richesse négative
entre autres, qui a conduit l’OMC au bord du en 2010110. En termes absolus, la Banque
gouffre ces dernières années. reconnaît également que cet épuisement de
la richesse représentait 12  % du PIB de 1,36
Excédés par l’impasse de l’OMC, qu’ils ont
billion de dollars du sous-continent en 2010, soit
largement contribué à créer, ce sont ces mêmes
163 milliards de dollars (et beaucoup plus si les
pays développés qui se lancent dans des
principaux pays riches en pétrole d’Afrique du
accords commerciaux régionaux, plurilatéraux
Nord sont inclus).
ou méga-régionaux pour contourner le
système commercial multilatéral et établir de Les estimations de la diminution de la richesse
nouvelles règles qu’ils tenteront d’imposer plus de l’Afrique devraient faire partie du «  tout
tard comme des principes universels. Ils ne minier » pour faire valoir que tant que les pays
donnent à l’OMC que le strict minimum pour la ne seront pas en possession de leurs propres
maintenir en vie et pour continuer à profiter des ressources, les minerais et le pétrole devraient
avantages que le statu quo actuel leur confère, rester dans le sol. (Par exemple, les militants
notamment sur le maintien de leurs possibilités locaux qui critiquent l’exploitation de diamants
à se « protéger » ou à « subventionner » sans se dans l’est du Zimbabwe, du pétrole au Nigeria
soumettre à la moindre obligation contraignante et du charbon, du platine et de titane en Afrique
vis-à-vis des pays en développement.
110 Banque mondiale, 2014, Little Green Data Book 2014,
Washington, DC ; Banque mondiale, 2011, L’évolution de la
richesse des nations, Washington, DC, 2011.

[ 82 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

du Sud, disent régulièrement qu’il faut laisser répète : « La carence idéologique au sein des
les ressources dans le sol). Pour le pétrole, mouvements de libération nationale, pour ne
les indemnisations que doivent payer les pays pas dire le manque total d’idéologie – reflétant
du Nord –  comme acompte sur la «  dette comme une ignorance de la réalité historique
écologique » due à l’Afrique – simplement pour que ces mouvements prétendent transformer –
des raisons d’atténuation des changements risque d’être l’une des plus grandes faiblesses
climatiques seraient substantielles. de notre lutte contre l’impérialisme, sinon la plus
grande faiblesse  »113. Samir Amin et d’autres
7. Accaparement des terres,
économistes politiques radicaux ont plaidé
changement climatique et pour une idéologie et une stratégie économique
militarisation de «  déconnexion  » depuis les années 60114.
Inverser le projet «  Afrique Émergente  » à
Aujourd’hui, l’économie et l’environnement travers les soulèvements populaires en cours
africains sont caractérisés par trois phénomènes en Afrique est le principal défi pour ceux qui
destructeurs  : l’accaparement des terres, la s’opposent à l’injustice économique. Par
militarisation et le changement climatique. exemple, la lutte pour les médicaments contre
Les menaces les plus immédiates pèsent sur le sida, qui coûtaient 10.000 dollars par an et
la paysannerie africaine, et en particulier les par personne mais qui sont maintenant fournis
femmes, et surtout celles qui se trouvent dans gratuitement sur une base générique, a été
des zones attrayantes pour les investisseurs gagnée depuis le début des années 2000,
étrangers. Les petits fermiers d’Éthiopie, du grâce à un activisme africain et international et
Mozambique et d’ailleurs111 sont déplacés du fait a augmenté l’espérance de vie de plus de dix
de l’accaparement des terres par des paysans ans.
du Moyen-Orient, d’Inde, d’Afrique du Sud et de
Chine. Le rôle croissant de l’armée américaine À la suite des révoltes nord-africaines de
dans des dizaines de pays africains témoigne 2011, vaincues par la contre-révolution
du désir simultané de Washington d’être maître (sauf partiellement en Tunisie), beaucoup
de la situation sur fond d’intégrisme islamique de contestation ont été notées à travers le
croissant, du Sahel au Kenya qui sont comme continent. L’esprit de résistance est toujours
par hasard, des théâtres de guerre à proximité là. En 2016, par exemple, le continent a
de grandes réserves pétrolières112. été témoin de manifestations encore plus
intenses en Afrique du Nord, au Nigeria et en
Le changement climatique affecte les Africains Afrique du Sud. En outre, l’Afrique Australe
les plus vulnérables dans les pays les plus a connu de hauts niveaux de résistance à
pauvres, qui souffrent déjà de la guerre et Harare, Kinshasa et Goma, en République
des déplacements en Afrique de l’Ouest, démocratique du Congo, ainsi qu’en Zambie
dans les Grands Lacs et dans la Corne de et à Madagascar, où les capitales Lusaka et
l’Afrique. Dans le même temps, la poursuite de Antananarivo ont enregistré des durcissements
l’application de la politique publique néolibérale substantiels par rapport à 2011. L’Afrique de
rétrécissant l’État ne peut que générer plus l’Est et la Corne de l’Afrique ont été témoin
de tension sociale, comme ce fut le cas en de nombreux mouvements de protestation à
Syrie avant le soulèvement de 2011, à la suite Nairobi, Kampala, Bujumbura, Khartoum et
d’une sécheresse extrême qui a amplifié les Addis-Abeba, et les villes environnantes. Les
tendances de l’urbanisation. manifestations ouest-africaines ont été menées
Une nouvelle idéologie par les Nigérians, mais il y a eu beaucoup
d’autres points chauds dans le golfe de Guinée.
Un vieux problème subsiste. En effet, Frantz 2016 a vu de nouvelles vagues de protestations
Fanon s’était plaint dans «  Toward the African en Afrique du Nord, la plupart dans les
Revolution » en disant que « plus j’entre dans principaux sites de 2011 : Tunisie, Égypte, Libye
les cultures et les cercles politiques, plus je et Algérie.115 La répression de l’État s’est ainsi
suis sûr que le grand danger qui menace
l’Afrique est l’absence d’idéologie  ». Dans 113 Frantz Fanon, 1967, Vers la révolution africaine, New York,
Monthly Review Press ; Amilcar Cabral, 1966, « L’Arme de la
« The Weapon of Theory », Amilcar Cabral se Théorie », Discours à la première Conférence Tricontinentale
111 Thomas Ferrando, 2014, BRICS, BITs and Land Grabbing, des Peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique Latine, La
Paris, Faculté de droit et de sciences politiques. Havane, janvier.
112 Nick Turse, « Africom devient un commandement de combat 114 Samir Amin, 1990, « Delinking », Londres, Zed Books.
combattant la guerre », TomDispatch, 13 avril 2014. 115 Projet de données sur le lieu et les événements liés aux

[ 83 ]
RASA/AROA

intensifiée dans de nombreux pays en réponse de classe, à savoir l’exploitation capitaliste


à la recrudescence de la contestation.116 La du travail domestique et, simultanément, la
Banque africaine de développement, la Banque consolidation de ses positions dans le système
mondiale et l’Organisation pour la Coopération mondial. Aujourd’hui, dans le contexte d’un
et le Développement Économiques évaluent système libéral mondialisé et dominé par
également les manifestations avec des les monopoles financiarisés de la «  triade  »
données basées sur les rapports de Reuters (États-Unis, Europe, Japon), la souveraineté
et de l’Agence France Presse et, en 2017, nationale est l’instrument permettant aux
ont noté que des salaires plus élevés et de classes dirigeantes de maintenir leurs
meilleures conditions de travail faisaient partie positions compétitives au sein du système. Le
des principales revendications dans les années gouvernement des États-Unis offre l’exemple
récentes.117 Une bonne partie de la tourmente le plus clair de cette pratique permanente : la
en Afrique avant la recrudescence de 2011 a souveraineté y est conçue comme le domaine
eu lieu près des sites de richesse minérale.118 réservé du capital monopolistique états-unien
À ce moment critique, alors que le dénouement et, à cette fin, primauté est accordée au droit
du super-cycle de produits de base rend national des États-Unis sur le droit international.
maintenant évident le besoin de changement, Dans le passé, c’était également la pratique
il est clair, au moins, que les Africains ne se des puissances impérialistes européennes et
laissent pas toujours faire. les principaux États européens continuent de le
faire à l’intérieur de l’Union européenne119.
Mais la résilience de l’Afrique
passe dans une large mesure On comprend alors pourquoi le discours national,
par une souveraineté politique faisant l’éloge des vertus de la souveraineté tout
et monétaire, ainsi qu’un en cachant les intérêts de classe qu’elle sert,
développement autocentré a toujours été inacceptable pour tous ceux qui
qui permettent d’encadrer défendent les classes travailleuses. Pourtant,
le renouveau agraire et nous ne devrions pas réduire la défense de
l’industrialisation. la souveraineté à cette modalité, celle du
nationalisme bourgeois. Cette défense n’est
Le projet de souveraineté populaire  :
pas moins décisive pour la protection d’une
l’alternative à la globalisation libérale
alternative populaire s’inscrivant sur la longue
route du socialisme. Elle constitue même une
L’interdépendance des luttes sociales dans condition incontournable d’avancées dans cette
divers pays du monde dépend par conséquent direction. La raison en est que l’ordre mondial
de la manière dont les différents blocs dominants (aussi bien que son sous-ordre européen) ne
exploitent les possibilités dont ils disposent sera jamais transformé « par en haut », par des
sur la scène internationale. La conclusion décisions collectives des classes dominantes.
d’alliances mondiales des classes dominées, Le progrès à cet égard est toujours le résultat
capables de créer une «  meilleure alternative d’avancées inégales des luttes d’un pays à
globale », est de ce fait indispensable. l’autre. La transformation du système mondial
(ou du sous-système européen) est le produit
Le soutien ou le rejet de la souveraineté nationale des changements qui s’imposent dans le cadre
font l’objet de graves malentendus tant que le des différents États, ceux-là modifiant à leur tour
contenu de classe de la stratégie dans laquelle les rapports de force internationaux entre ces
ils s’inscrivent n’est pas saisi. Le bloc social derniers. L’État national reste un cadre, pour
dominant dans les sociétés capitalistes conçoit l’heure indépassable, où se déploient les luttes
toujours la souveraineté nationale comme décisives qui, en fin de compte, transforment le
un instrument pour promouvoir ses intérêts monde.
conflits armés (2016). Tendances de conflit. http://www.
acleddata.com / Les peuples des périphéries de ce système,
116 David Kode et M. Ben Garga, « Activisme et État », polarisé par nature, ont une longue expérience
Pambazuka, 11 mai 2017.
117 Banque africaine de développement et al, 2017, African
de ce nationalisme positif et progressiste,
Economic Outlook 2017. qui est anti-impérialiste, qui rejette l’ordre
118 Berman Nicolas, Mathieu Couttenier, Dominic Rohner et
Mathias Thoenig, 2014, Cette mine est à moi ! Comment les 119 Samir Amin, 2012, L’implosion du capitalisme contemporain,
minéraux alimentent les conflits en Afrique, Oxford, Oxford Paris, Éditions Delga. Dans le chapitre 4, l’auteur discute de la
Centre for Analysis of Resource Rich Economies. question spécifique de l’Europe.

[ 84 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

mondial imposé par les centres et est donc est fondée sur une autre articulation principale,
potentiellement anticapitaliste. Potentiellement celle qui associe la capacité d’exportation
anticapitaliste, car ce nationalisme peut être d’une part et la consommation   importée ou
également porteur de l’illusion de pouvoir produite localement  d’une minorité d’autre
construire un capitalisme national parvenant part. Ce modèle définit la nature compradore
à «  rattraper  » les constructions nationales  par opposition à nationale  des bourgeoisies
des centres dominants. Le nationalisme dans des périphéries.
les périphéries n’est progressiste qu’à cette
De ce contraste résultent deux tendances
condition, de demeurer anti-impérialiste, c’est-
divergentes  : l’une opérant en faveur de
à-dire aujourd’hui, d’entrer en confrontation
l’intégration des nations du centre, où les
avec l’ordre libéral mondialisé. Tout autre
forces centripètes dominent l’accumulation
nationalisme acceptant l’ordre libéral mondial
autocentrée ; l’autre produisant la désintégration
(et restant de façade dans ce cas) n’est que
des nations des périphéries, où cette menace
l’instrument de classes dirigeantes locales
s’exerce de façon permanente par l’action
désireuses de participer à l’exploitation de leur
des forces centrifuges que l’accumulation
peuple et, finalement, d’autres partenaires plus
dépendante exerce. Les politiques impérialistes
faibles, en agissant comme des pouvoirs sous-
encouragent ces tendances avec arrogance
impérialistes
et cynisme, prenant pour excuse et prétexte
1. L’option d’un développement le «  droit d’ingérence  », des interventions à
autocentré est incontournable caractère « humanitaire » et, de façon abusive,
le droit à l’« autodétermination ».
Un développement autocentré (ou encore La souveraineté est l’un des nombreux
« développement endogène », en anglais « self instruments de sciences sociales utiles par
reliant ») a historiquement constitué un caractère laquelle une approche au développement peut
spécifique du processus d’accumulation être fondée sur l’économie politique. Telle qu’elle
du capital dans les centres capitalistes. Il a est comprise actuellement, la souveraineté
déterminé les modalités de leur développement est un concept commode et englobe à la fois
économique, lui-même principalement des dimensions émancipatrices (du droit au
commandé par la dynamique des rapports développement) et oppressives (Consensus de
sociaux internes et renforcé par les relations Washington), ainsi que le mondain et le banal.
externes à leur service. Dans les périphéries, Sans être insensible à ses limites, il existe une
en revanche, le processus d’accumulation du remise en cause sérieuse du concept, et il y en
capital est principalement dérivé de l’évolution aura forcément plus ; il suffit de dire qu’elle est
des centres, de sorte que sa « dépendance » opérationnelle pour le projet en cours.
s’en trouve renforcée.
Actuellement, l’usage particulier du concept
Le modèle dynamique de développement de la souveraineté est en référence à une
autocentré est fondé sur une articulation téléologie vers un développement financé au
principale : celle à travers laquelle s’affirme niveau national, ou plus spécifiquement, un
l’étroite interdépendance entre croissance de la développement autocentré (DAC). Autrement
production de biens de production et croissance dit, les pays en développement devraient
de la production de biens de consommation de être autorisés à poursuivre leurs objectifs
masse. Cette articulation reflète le rapport social de développement. Le DAC fait référence à
conflictuel entre les deux blocs fondamentaux un développement principalement national,
du système  : la bourgeoisie nationale et le abordant la question nationale, y compris la
monde du travail. Les économies autocentrées question agraire (actuellement, il n’existe ni
ne sont pas refermées sur elles-mêmes. Au une perspective réelle d’émigration massive
contraire, elles sont agressivement ouvertes et de colonisation, ni une migration urbaine
en ce sens qu’elles façonnent le système susceptible de valoriser les populations
mondial dans sa globalité, selon leur capacité rurales). En général, le développement peut
d’intervention politique et économique sur la être compris comme une focalisation sur
scène mondiale. En contrepoint la dynamique l’augmentation générale du niveau de vie
du capitalisme périphérique   antinomique du de la majorité des gens dans l’État, ou «le
capitalisme central autocentré par définition  fait d’assurer le progrès social pour la vaste

[ 85 ]
RASA/AROA

majorité de la classe ouvrière et de réduire les Le protectionnisme (ou déconnexion) n’est


inégalités».120 Particulièrement cher au DAC donc pas un nirvana pour l’autarcie, mais une
est le concept de déconnexion, sachant que le étape essentielle dans la poursuite du DAC.
développement national ne peut avoir lieu avec Un système financier national efficace, capable
les niveaux actuels d’ouverture, mis à part le fait de limiter l’inflation et la croissance de la dette
historique que l’industrialisation tend toujours extérieure, ce n’est pas une mince affaire, en
à entraîner une forme de protectionnisme particulier pour les pays africains, comme le
(déconnexion) dans les années de préparation montrent l’histoire et les statistiques actuelles.
au développement d’un système industriel. Il envisage également un rôle central pour
l’État, en tant qu’employeur de dernier recours,
À ce niveau, l’industrialisation constitue le
demandeur de produits de haute qualité, etc.
point le plus important. Mais il s’agit d’un
Le mandat de l’État est conçu de manière à
système industriel ! Par opposition à la création
garantir que les actions publiques et privées
d’industries, qui est tout le contraire de ce
concourent à l’amélioration des conditions de
qui est prévu d’habitude dans le cadre d’un
vie de la majorité des populations.122
développement financé à l’échelle nationale.
Plus précisément, le terme «  système La souveraineté monétaire est essentielle pour
industriel  » signifie «  construire un système un système financier national orienté vers le
(industriel) intégré et complet de production DAC. D’habitude, la souveraineté monétaire
qui implique que chaque industrie est conçue désigne le monopole d’un État souverain sur
pour devenir un fournisseur important d’intrants la création et l’élimination de sa monnaie. Il y
et/ou un débouché important pour d’autres a cependant la dimension juridique, comme
industries ».121 l’adhésion au Fonds monétaire international et
la reconnaissance par le droit international de
Il convient de ratisser large dans le cadre de
ces droits souverains, ainsi que la dimension
la présente étude. La souveraineté est l’un
factuelle, où un État par rapport aux autres a
des nombreux récits exploratoires et complète
renoncé à sa souveraineté, ou a des limites
d’autres approches. Sur la base d’un certain
qui lui sont imposées à travers l’organisation
consensus, y compris sur la souveraineté, on
institutionnelle qui régit ces arrangements
estime qu’il est possible de construire un « front
monétaires. Cette question est reprise en
commun  » (ou mouvement) pour réaliser un
profondeur dans l’«  hypothèse de la mobilité
DAC.
des capitaux ».
2. La souveraineté monétaire, clé du
L’accent actuel est mis principalement sur
DAC les dimensions factuelles de la souveraineté
monétaire, et certaines des considérations
La conception du DAC par rapport à la importantes qui doivent être gardées à
souveraineté monétaire est entendue comme l’esprit dans le cadre d’un projet souverain
«  impliquant l’intervention de l’État –  c’est- du DAC. La présente analyse est portée à
à-dire la planification étatique, la gestion un niveau d’abstraction inférieur à celui des
d’un système financier national indépendant analyses plus holistiques, systémiques (ou
en vue de prioriser le financement pour la plus impressionnantes). Cependant, il va dans
construction d’industries dans le cadre des le même sens et s’intéresse également et
contraintes budgétaires pour éviter l’inflation davantage à ce qui « est » ou à ce qui « devrait
et la croissance de la dette extérieure. Des être  ».123 L’approche est simple, en tant
systèmes de taxation devraient être conçus qu’elle cherche à s’assurer que la finance est
afin de soutenir le déploiement de ce projet. À socialement utile, par opposition à socialement
terme, des investissements directs étrangers dangereuse.
devraient être nécessaires pour négocier des
conditions qui renforcent le projet national ... » La misère inconcevable de la majorité des
120 Samir Amin (2017) déclare qu’« Un projet souverain national 122 L’étendue du rôle de l’État, ou des entreprises sur lesquelles
implique la conception et la mise en œuvre d’un ensemble il exerce un contrôle effectif, est un sujet de débat, et de
de politiques nationales cohérentes visant à « marcher sur nombreux pays prospères ont des mécanismes d’État actifs.
deux jambes » : 1) la construction d’un système de production 123 La réalité sociale est entendue ici comme processuelle, le
industrielle intégré et autocentré ; 2) s’orienter vers des processus créatif dans la réalité pour obtenir un objectif,
politiques de relance et de modernisation de l’agriculture qui est une partie intrinsèque de la transformation, ou le
paysanne ; et 3) articuler ces deux objectifs en un plan d’action véritable « devenir ». Elle concerne les points de départ
cohérent et global. » d’un mouvement populaire/national pour un DAC, qui est un
121 Voir Samir Amin (2017). processus de longue transition.

[ 86 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

Africains exige une pleine compréhension de Bâtir un projet de long terme pour une
ce qui « est » et un large consensus sur « ce Renaissance de l’Afrique
qui devrait être », ainsi que la trajectoire entre
Un mot s’impose sur le débat sur «  Africa
les deux. Les récentes sanctions financières
Rising » (Afrique Émergente). Ce n’est pas tant
imposées par les États-Unis sur le Venezuela,
la victoire qui compte, mais que le nécessaire
l’Iran et la Russie nous rappellent l’importance
soit fait. C’est un projet à long terme, et il
de la matière. La souveraineté monétaire n’est
faut reconnaître ici que nous ne pouvons pas
pas un front à laisser sans surveillance. Les
nous éclipser devant des débuts humbles et
forces extérieures à la nation ont une influence
contradictoires. L’ascension fulgurante de la
significative. Même dans des pays comme
Chine est un cas récent de succès pour son
l’Équateur, où le pouvoir des peuples a pris le
projet de souveraineté dans une mondialisation
dessus, le fait de ne pas avoir sa propre monnaie
multipolaire. Même si sa capacité à être
nationale ne peut être écarté. Cet arrangement
dupliquée dans le contexte africain reste limitée,
institutionnel en lui-même s’est avéré limitatif
l’émulation est nécessaire.
dans la réalisation des aspirations du peuple
Face au défi démographique et aux mutations
(Weisbrot, 2017).
technologiques, l’emploi salarié décent a-t-il un
En sciences sociales, les problèmes avenir en Afrique ?
d’hétérogénéité et les difficultés du particulier
L’une des finalités des réflexions que nous
par rapport au général ou à l’universel présentent
menons est de contribuer à améliorer
leurs propres défis méthodologiques. Ceci
significativement le bien-être de nos concitoyens.
est traité d’une certaine façon, afin d’éviter les
Comment faire en pratique pour rendre possible
interminables débats, sans les ignorer. L’idée
cette noble aspiration ? La réponse d’ordinaire
ici c’est de développer une méthodologie
avancée est que l’augmentation du taux de
concernant les catégories et les concepts
croissance économique permettra sur le long
pertinents applicables à chaque état africain  ;
terme de réduire voire d’éradiquer la pauvreté.
un système de catégorisation pour démêler
L’hypothèse sous-jacente est que la croissance
ce qui est commun (dont il y a beaucoup) et
économique va générer des emplois productifs
ce qui est particulier (qui peut résister à la
qui permettront de distribuer de plus en plus
généralisation) en harmonie avec l’objectif du
de pouvoir d’achat à un nombre croissant de
DAC. Ceci est basé sur la reconnaissance qu’il
travailleurs. Cette centralité accordée à la
y a une obligation à changer le pneu de cette
création d’emplois n’est pas fortuite. Dans le
voiture tout en conduisant.124
monde d’aujourd’hui, l’emploi joue en effet trois
La souveraineté monétaire concerne fonctions principales : c’est le moyen principal
essentiellement le droit à l’autodétermination. de distribution de pouvoir d’achat  ; c’est le
La manifestation économique de moyen principal d’accéder à la citoyenneté
l’autodétermination est le DAC. Mais il ne peut sociale  ; c’est également un mécanisme
y avoir qu’une autodétermination limitée sans privilégié d’intégration sociale.
souveraineté monétaire. Ce complexe d’idées,
Pour améliorer significativement le bien-être de
d’autodétermination, de développement
nos concitoyens, nos gouvernements placent
national et de souveraineté monétaire doit
leurs espoirs dans la création massive d’emplois
être élargi aux mouvements de base, en plus
décents que l’accélération de la croissance
d’approfondir l’analyse. Les préoccupations
économique est censée entraîner. Ce mode de
environnementales concernant les effets
raisonnement suppose, implicitement, que les
destructeurs des modes de consommation et de
pays africains peuvent reproduire avec succès
production ainsi que les interdictions religieuses
les trajectoires de développement observées
sur l’usure, et la moralité du pardon de la dette
en Occident.
offrent un terrain fertile pour réintroduire, à n’en
pas douter, ces concepts dans la société. De Dans une démarche prospective, nous
manière plus générale, la question soulevée défendons ici l’idée que le mode de redistribution
en filigrane est de savoir comment fonder un des richesses sociales via l’emploi décent – que
nouveau contrat social autour d’un autre socle nous appelons le « paradigme fordiste » – n’est
de valeurs. pas celui qu’il faut à l’Afrique au XXIème siècle.
Plus précisément, notre thèse est que l’emploi
124 salarié décent n’a pas d’avenir en Afrique et que

[ 87 ]
RASA/AROA

c’est une stratégie parfaitement anachronique Notre conviction est que la baisse tendancielle
au XXIème siècle que de vouloir faire dépendre du temps de travail socialement nécessaire
le bien-être des Africains de l’idée d’une pour produire les biens et les services peut être
croissance économique capable sinon de une source de libération humaine pourvu que
générer le plein-emploi décent du moins de les choix politiques appropriés soient faits.
faire de l’emploi décent la norme dominante. La
1. Situation de l’emploi en Afrique
création d’emplois pour distribuer du pouvoir
d’achat est une problématique de la deuxième
partie du XXème siècle. Au cours du XXIème En guise d’introduction à la discussion qui
siècle, la problématique majeure en Afrique sera suit, il n’est pas inutile de rappeler brièvement
de savoir comment redistribuer les richesses quelques traits structurels de l’emploi en Afrique
sociales autrement que par l’emploi. Sur quelles (Sylla, 2013)127.
bases fonder un nouveau contrat social qui ne Une première caractéristique structurelle est
repose plus sur l’emploi dans une société qui la malabsorption de la force de travail. La
ne peut pas offrir le plein emploi  ? Loin des malabsorption, ou gaspillage des ressources
prophéties de Jérémy Rifkin qui postule la fin humaines, est un symptôme du sous-
du travail, nous estimons que c’est davantage développement des forces productives et d’une
une nouvelle rationalisation de celui-ci qui est organisation économique dysfonctionnelle. Elle
à l’œuvre, avec tout ce qu’un tel processus se manifeste sous la forme du chômage ouvert
peut induire de novateur mais aussi de brutal et et involontaire, une réalité qui affecte davantage
contradictoire (Ndiaye et Ferreira, 2013)125. les couches urbaines, notamment les jeunes de
la classe moyenne et les diplômés. Toutefois,
Afin de prévenir d’éventuelles équivoques,
étant donné que la grande majorité des
nous soulignons d’emblée que notre démarche
travailleurs ne peut pas se permettre de ne pas
ne saurait être qualifiée de « pessimiste ». Nous
occuper un emploi, surtout en l’absence de filets
partons du constat de tendances lourdes pour
de protection sociale, il s’ensuit que le chômage
en dériver des implications sur les possibilités
ouvert, quoiqu’une réalité importante, n’est pas
qui s’offriront au continent au cours de ce siècle.
l’expression la plus importante de ce gaspillage
Notre cheminement ne saurait non plus être
des ressources humaines. Le sous-emploi,
rangé dans les analyses relevant du registre
dans ses différentes manifestations (horaires
néo-malthusien voire de l’écolo-fascisme,
de travail inadéquats, revenus indécents), est la
c’est-à-dire des analyses selon lesquelles la
condition ordinaire de l’écrasante majorité des
croissance démographique de l’Afrique serait
travailleurs africains qui occupe des emplois
une menace pour la planète et qu’il faudrait,
peu productifs dans le secteur agricole et dans
par conséquent, prendre toutes les mesures
le secteur informel. L’emploi salarié décent,
nécessaires, y compris autoritaires, pour la
celui qui ouvre droit à des revenus décents et
stopper (Engdahl,  2009, p.  78-79)126. Nous ne
à une protection sociale significative, constitue
pensons pas que la croissance démographique
l’exception plutôt que la règle.
soit un problème dans l’absolu. Le problème gît
plutôt dans son association avec le capitalisme,
un système global de production et de répartition 127 Du point de vue de la mesure statistique, le concept
qui fonctionne sur le mode de la polarisation en d’« emploi » désigne toute activité économique d’au moins
favorisant la minorité au détriment de la grande une heure de temps exercée durant une période de référence
donnée, d’après le BIT. Une définition aussi élastique permet
majorité. (i) d’englober sous un même concept toutes les situations
d’emploi quelles que soient leur durée ou leur fréquence, (ii)
125 Abdourahmane Ndiaye, Nathalie Ferreira, 2013, « Le travail d’accorder la priorité à l’emploi sur le chômage qui est alors
et l’utopie. Analyse du travail dans les théories de Sismondi, défini comme une situation d’absence d’emploi (zéro heure
Fourier, Proudhon, Marx, Engels, Godin et Lafargue » in ouvrée durant la période de référence) et (iii) de mesurer le
Patrice Braconnier et Gilles Caire (dir.). L’économie sociale et volume de travail qui entre dans la production en conformité
solidaire et le travail, p. 193-214. avec le système de comptabilité nationale des Nations-Unies.
126 L’évolution démographique en Afrique est surveillée avec Le concept d’emploi, sous son acception statistique, ne fait
inquiétude par le Pentagone, en raison des tensions qu’elle donc pas la distinction entre les emplois de qualité (ou emplois
ferait peser sur les ressources naturelles du continent. Selon décents) et les emplois dits « vulnérables », « précaires »,
certains auteurs, le contrôle de la démographie des pays « atypiques », etc. Comme nous le verrons ici, il est essentiel
africains riches en ressources naturelles fait partie des raisons d’intégrer cet aspect qualitatif lorsque l’on parle de l’emploi
qui ont motivé la création d’AFRICOM, l’une de ses missions dans les pays en développement. Sur ces points, voir Nongo
étant de barrer l’accès de la Chine à ces ressources naturelles. S. Sylla, 2013, « Mesurer les difficultés d’absorption de la
Pour de plus amples développements, voir Engdahl F.W., force de travail dans les pays en développement : les limites
2009, Full Spectrum Dominance. Totalitarian Democracy in du concept de taux de chômage » Revue Internationale du
the New World Order, Progressive. Travail, vol. 152 n° 1.

[ 88 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

Le salariat n’est généralement pas le statut la République Démocratique du Congo (389


dominant en termes de relations d’emploi. Il millions, cinquième place), la Tanzanie (299
s’agit plutôt des «  indépendants  », y compris millions, 8ème place), l’Éthiopie (243 millions,
en milieu urbain. 9ème place), le Niger (209 millions, 10ème place)
et l’Ouganda (203 millions, 11ème place).
Une seconde caractéristique structurelle est
que la croissance de l’emploi a été alimentée À l’heure actuelle, la population active (15-64
essentiellement –  souvent à plus de 90  %  – ans) de l’Afrique subsaharienne augmente
par les emplois informels (ceux du secteur chaque année de 17,5 à 18 millions. En 2030,
informel plus que ceux du secteur moderne) le nombre de nouveaux entrants sur le marché
durant ces quatre dernières décennies. Le du travail s’établira aux alentours de 27 millions.
regain de croissance économique enregistré De manière générale, la population active
depuis le début des années 2000 n’a pas potentielle devrait doubler voire tripler dans
débouché sur une création massive d’emplois 41 pays d’Afrique subsaharienne entre 2010
décents au niveau du continent. Cette réalité, et 2050 pour atteindre 1,25 milliard (United
habituellement rendue sous l’expression jobless Nations, 2015  ; FMI, 2015  ; Beaujeu et al.,
growth, implique que la croissance économique 2011)129.
crée surtout des emplois informels en masse
Face à ces tendances démographiques, la
(Commission Économique pour l’Afrique et
question est : sera-t-il possible d’absorber cette
Union Africaine, 2010)128.
force de travail croissante dans des emplois
Enfin, troisième caractéristique structurelle décents  ? Ou, dit autrement, le plein-emploi
importante  : en raison de sa forte croissance décent est-il une aspiration réaliste ?
démographique, l’Afrique est de nos jours la
Pour y répondre, il peut être instructif de méditer
région où l’augmentation de la force de travail
l’expérience de l’Inde et de la Chine, deux
est la plus rapide. Cette tendance va s’affirmer
pays qui ont été – et sont encore – confrontés
plus nettement au cours de ce siècle.
à une pression démographique importante
2. Bref aperçu des tendances et qui ont obtenu des résultats économiques
démographiques spectaculaires sur ces quatre dernières
décennies. Le but d’un pareil exercice n’est
La population du continent africain est estimée à pas bien entendu de comparer ces deux
1,18 milliard en 2015, projetée (selon le scénario pays avec un continent de 54 pays, avec ses
médian des Nations-Unies) à 1,68 milliard en diversités et ses singularités. Il s’agit plutôt de
2030, 2,5 milliards en 2050 et 4,4 milliards en voir ce que nous pouvons apprendre des deux
2100. Autrement dit, l’Afrique représentera plus grandes puissances démographiques
20 % de la population mondiale en 2030, 25 % du monde d’aujourd’hui du point de vue de
en 2050 et 39 % à l’horizon 2100. l’absorption de la force de travail.

Entre 2015 et 2050, la population mondiale 3. Que nous apprennent l’Inde et la


va augmenter de 2,4 milliards. Plus de la Chine ?
moitié, c’est-à-dire 1,3 milliard d’habitants,
reviendra à l’Afrique. Entre 2050 et 2100, Entre 1970 et 2014 le PIB par habitant de l’Inde
l’Afrique sera responsable de la croissance a été multiplié par 10130. Cette croissance
démographique mondiale (128 %). L’Amérique économique a-t-elle permis la création massive
du nord et l’Océanie enregistreront une légère d’emplois décents  ? Ou, du moins, a-t-elle
croissance démographique. Les autres régions 129 United Nations, 2015, World Population Prospects. Key
– Asie, Europe, Amérique Latine – verront leur findings & advance tables. 2015 Revision, Department of
Economic and Social Affairs, Population Division, United
population décroître en termes absolus. Nations, New York; Beaujeu R., Kolie M., Sempere J-F.,
Uhder C., 2011, Transition Démographique et Emploi
À l’horizon 2100, le Nigeria sera la troisième en Afrique subsaharienne. Comment mettre l’emploi au
puissance démographique du monde, avec 752 cœur des politiques de développement, Agence Française
de Développement, avril ; FMI, 2015, Perspectives
millions d’habitants, derrière l’Inde et la Chine. économiques régionales. Faire face aux vents contraires,
Concernant les autres pays africains, suivront Fonds Monétaire International, 2015. Chap. 2 : « Comment
l’Afrique subsaharienne peut-elle tirer parti du dividende
128 Economic Commission for Africa, African Union, 2010, démographique ? », p. 27-48.
Economic Report on Africa 2010. Promoting high-level 130 Les statistiques sur le PIB par habitant de l’Inde et de la Chine
sustainable growth to reduce unemployment in Africa, Addis proviennent des Indicateurs de Développement de la Banque
Ababa, Economic Commission for Africa. Mondiale : www.databank.worldbank.org

[ 89 ]
RASA/AROA

permis une croissance de l’emploi décent moitié de l’emploi y est informel. Tous secteurs
supérieure à celle de la force de travail ? confondus, un travailleur sur deux occupe
le statut d’«  indépendant  ». Pire, 92  % des
Chaque année 15 millions d’Indiens entrent sur
travailleurs indiens, soit une population de 400
le marché du travail (Center for Equity Studies,
millions, supérieure à celle des États-Unis, n’ont
2014, p.  111)131. Bien qu’élevé en termes
pas accès à une protection sociale significative
absolus, ce chiffre est relativement faible car il
(Papola et Sahu, 2012134  ; Center for Equity
correspond à un taux d’activité de 56  %, bien
Studies, 2014 ; Sharma, 2013).
en dessous de ceux observés généralement
dans les pays en développement. Il résulte pour Notons enfin que le chômage des jeunes
l’essentiel du faible taux d’activité des femmes demeure préoccupant, notamment chez les
qui est de l’ordre de 31 % (Sharma, 2013, p. 3) diplômés qui représentent 30  % du total des
132
. Il est probable que la faiblesse apparente du chômeurs (Sharma, 2013). Même si le taux de
taux d’activité des femmes en Inde résulte de ce chômage ouvert est généralement faible, en
que ces dernières sont plus souvent impliquées 2012 on estimait à 17 millions le nombre de
dans des relations d’emploi « invisibles », c’est personnes sans emploi à la recherche d’un
à dire qui échappent ordinairement à la mesure emploi. Si l’on y ajoute les travailleurs pauvres,
statistique. les sous-employés chroniques et les nouveaux
demandeurs d’emploi, l’on arrive à 94 millions
Au cours des quatre dernières décennies, les
de personnes (Papola et Sahu, 2012, p. 49).
créations d’emplois ont été relativement faibles
eu égard à la croissance de la force de travail. En résumé, après quarante ans de croissance
Les secteurs généralement créateurs d’emplois économique soutenue et de progrès réels
ont été peu dynamiques. L’agriculture est en termes d’industrialisation, moins de 10  %
toujours le premier employeur. Elle occupe un seulement de la population employée occupe
travailleur sur deux à l’échelle nationale et deux un emploi décent en Inde.
travailleurs sur trois en milieu rural. Le secteur
S’agissant de la Chine, c’est un pays dont
manufacturier et les services occupent une part
l’expérience est singulière, eu égard à l’adoption
encore faible de l’emploi, respectivement 13 %
de la politique de l’enfant unique à la fin des
et 27 % (Sharma, 2013, p. 3).
années 70, laquelle aurait contribué à empêcher
Le paradoxe est que la période 1994-2010, où la naissance de 400 millions de Chinois, si l’on
l’on a observé une accélération de la croissance en croit les autorités chinoises135. Actuellement,
économique, a généré beaucoup moins la Chine fait face aux défis induits par cette
d’emplois que les deux décennies précédentes, politique antinataliste qui a été poursuivie sur
où la croissance économique était beaucoup près de quatre décennies. Il s’agit notamment
moins importante. A l’instar de l’Afrique, on du vieillissement de sa population, du déclin
retrouve donc en Inde le phénomène du jobless de sa force de travail et de l’apparition d’une
growth. Ainsi, les emplois créés ont-ils été «  pénurie de main-d’œuvre  » dans certains
informels pour l’essentiel. L’industrialisation de secteurs.
l’Inde n’a pas mis fin aux emplois informels. Elle
Le PIB par habitant de la Chine a cru à un
a plutôt accompagné leur développement. Dans
rythme annuel moyen de 9  % entre 1970 et
le secteur manufacturier, le secteur informel
2014. Autrement dit, il a été multiplié par 44 sur
contribue à hauteur de 20 % du PIB et 80 % de
cette période. Ces performances économiques
l’emploi et représente 99 % des établissements
remarquables ont stimulé une forte création
(Ghani et al., 2015)133.
d’emplois. L’emploi urbain a doublé durant
La mauvaise nouvelle est que le secteur les deux dernières décennies pour s’établir à
moderne n’a pas été épargné par la tendance à 393 millions en 2014, année où il a surpassé
l’informalisation de l’emploi, puisque plus de la 134 Papola T.S., Sahu P.P., 2012, “Growth and structure
of employment in India. Long-Term and Post-Reform
131 Center for Equity Studies, 2014, India Exclusion Report 2013- Performance and the Emerging Challenge”, Institute for
2014, Bangalore, Books for change. Studies in Industrial Development, New Delhi, March.
132 Sharma A. N., 2013 (Eds.), India Labour and Employment 135 Cette estimation est contestée par certains démographes au
Report 2014. Workers in the era of globalization, Institute for motif que la Chine avait entamé sa transition démographique
Human Development, New Delhi. avant l’adoption de la politique de l’enfant unique et que son
133 Ghani E., William Kerr, W., Segura A., 2015, “Informal développement économique a contribué également à la baisse
tradables and the employment growth of Indian manufacturing”, des taux de fertilité. Deux éléments qui n’ont pas été tenus en
June,http://voxeu.org/article/employment-growth-indian- considération dans les projections qui ont permis d’aboutir à
manufacturing. ces 400 millions (White et al., 2015).

[ 90 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

l’emploi rural (Lam et al., 2015)136. En termes Le point à propos de l’Inde et de la Chine peut
sectoriels, l’agriculture représentait en 2012, être généralisé : l’emploi informel constitue de
34 % de l’emploi contre 30 % pour l’industrie et nos jours la condition vécue par la majorité des
36 % pour les services (Majid, 2015, p. 46)137. travailleurs de l’Humanité, surtout ceux des pays
du Sud. Après cinq cents ans de capitalisme,
À la différence de la plupart des pays en
il est estimé au niveau mondial que 80  %
développement, l’emploi informel urbain serait
des personnes d’âge actif (et leurs familles)
apparemment resté faible en Chine jusqu’au
n’ont pas accès à un système convenable de
milieu des années 2000, en raison du contrôle
protection sociale (ILO, 2010, p.  33)141. C’est
des mouvements migratoires en provenance
dire donc que le modèle de l’emploi salarié
des zones rurales. Selon certaines estimations,
régulier et décent est une exception historique.
qu’il faut prendre avec précaution au vu de la
C’est à proprement parler la forme d’emploi qui
rareté et de la qualité des données disponibles,
mérite le qualificatif d’« atypique ».
60 % des emplois dans l’industrie et les services
en 2012-2013 seraient informels (Schucher, 4. Face au spectre du chômage
2014, p.  32138  ; Liang et al., 2016139  ; Zhou, technologique, d’où viendront les
2016140). millions d’emplois décents ?
Le chômage des jeunes est particulièrement
problématique, notamment chez les diplômés. Face au caractère hautement improbable
15 millions sur les 20 millions de travailleurs à de l’atteinte du plein-emploi décent, certains
la recherche d’un emploi sont des diplômés pourront, malgré tout, soutenir que l’Afrique, un
urbains (non-migrants). L’on craint d’ailleurs continent qui dispose d’un réservoir important
du côté du gouvernement chinois la menace de ressources naturelles, a le potentiel pour
d’un «  printemps chinois  » qui s’alimenterait créer des emplois décents à un rythme
du mécontentement des jeunes diplômés au compatible avec l’évolution de sa force de
chômage (Schucher, 2014 : 20). En effet, selon travail. Cet argument est contestable sous un
certaines estimations, toujours à prendre avec double aspect.
précaution, le nombre de chômeurs serait Premièrement, il repose sur l’idée que l’on
passé de 5,7 millions à 21,6 millions entre 1990 peut créer des emplois de manière illimitée,
et 2011 (Majid, 2015, p. 15). ce qui est une façon de ressasser le mythe
Que retenir des expériences de l’Inde et de la de la croissance économique illimitée, une
Chine ? Ce sont deux puissances qui continuent croyance absurde que l’écologie politique a
de faire face à une pression démographique aisément mise en pièces. Cette idée renvoie
moins importante que celle à laquelle l’Afrique également au mythique modèle dualiste qui,
devrait être confrontée au cours du XXIème finalement, se cantonne à expliquer non pas le
siècle. Elles ont essayé chacune de ralentir processus d’industrialisation mais la formation
l’augmentation de la taille de leur population du secteur informel en milieu urbain. Au-delà,
active – la première via un retrait discriminatoire si l’on réfléchit dans la perspective d’une
des femmes du marché du travail, la seconde civilisation «  rationnelle  »  – non fondée sur le
via une politique antinataliste drastique. gaspillage (ce qui est le cas du capitalisme),
Bien qu’elles aient enregistré des taux de le but ne devrait pas être de créer des emplois
croissance économique importants durant les avec la seule finalité de créer des emplois mais
quatre dernières décennies, elles n’ont pas été plutôt de répondre à tous les besoins sociaux
capables d’absorber la majeure partie de leur de la manière la plus économique possible.
force de travail dans des emplois décents. Dans cette perspective, certaines formes
136 Lam W.R., Liu X., Schipke A., 2015, “China’s Labor Market in d’emploi ne devraient pas exister ou devraient
the “New Normal””, IMF Working Paper 15/151, International être découragées en raison de leur caractère
Monetary Fund, July.
137 Majid N., 2015, “The great employment transformation in nuisible ou de leur caractère « irrationnel ». La
China”, ILO Working Paper n°195. question importante ne serait plus «  sommes-
138 Schucher G., 2014, “A Ticking “Time Bomb“? ‒ Youth
Employment Problems in China”, GIGA Research Unit:
nous capables de créer des emplois ? » mais
Institute of Asian Studies. plutôt « sommes-nous capables de répondre à
139 Liang Z., Appleton S., Song L., 2016, « Informal Employment tous les besoins sociaux avec le minimum de
in China: Trends, Patterns and Determinants of Entry”, IZA DP
no. 10139. 141 ILO, 2010, World Social Security Report 2010–11: Providing
140 Zhou Y., 2013, “The State of Precarious Work in China”, coverage in times of crisis and beyond, Geneva, International
American Behavioral Scientist, 57(3) : 354‒372. Labour Organisation.

[ 91 ]
RASA/AROA

gaspillage ? ». un travail est spécialisé, plus il est prévisible,


plus il est susceptible d’automatisation, de
Deuxièmement, l’argument du potentiel
robotisation et d’informatisation. Des emplois
important de création d’emplois décents ne
aussi qualifiés que celui de radiologue sont
prend pas en compte l’impact en termes de
menacés. Pratiquement tout ce qui n’est pas
destruction nette d’emplois de la vague récente
vraiment créatif est susceptible d’être remplacé
d’innovations technologiques.
par les machines ou par les algorithmes. Aux
Les récentes innovations technologiques ont États-Unis, une étude de deux chercheurs
pour effet de rendre le travail humain de moins de l’Université d’Oxford (Frey et Osborne,
en moins nécessaire dans la création des 2013) estime que 47  % de la force de travail
richesses sociales. Celle-ci dépendra de plus américaine occupe un emploi qui sera remplacé
en plus du progrès scientifique et technique. à terme par un ordinateur145. Un chiffre jugé
L’anthropologue Paul Jorion (2014)142 parle conservateur par certains…
de «  baisse tendancielle du taux de travail  ».
L’impact négatif en termes de création
L’implication de cette loi est claire  : la
d’emplois des développements technologiques
généralisation à l’échelle mondiale de la logique
contemporains n’est pas une vision acceptée
du «  chômage technologique  » que Keynes
par tous les économistes. Certains tendent à
(1930) définissait ainsi : « un chômage dû à la
penser, se basant sur une lecture particulière
découverte de moyens d’économiser la force
de la première révolution industrielle, que le
de travail qui surpasse le rythme auquel nous
progrès scientifique et technique va créer de
pouvons trouver de nouveaux emplois pour
nouveaux emplois dans des quantités au moins
la force de travail.  »143 Randall Collins (2014)
équivalentes au volume d’emplois qu’il détruit.
en donne la définition suivante  : «  On appelle
Mais comparaison n’est pas toujours raison.
chômage technologique le mécanisme par
Il y a deux différences fondamentales entre la
lequel les innovations en matière d’équipement
révolution industrielle du XVIIIème siècle et la
et d’organisation du travail permettent
vague actuelle d’innovations technologiques.
d’économiser de la main-d’œuvre  : produire
plus à un prix inférieur et avec moins de La première tient au contexte. La première
travailleurs. » Selon Ford (2015), Randall Collins révolution industrielle n’a pas été capable
prédit l’épuisement de la logique capitaliste au en elle-même de débarrasser l’Europe de
milieu du XXIème siècle en raison de l’incapacité son surplus de travail de l’époque. Les
dans laquelle le capitalisme sera de faire face transformations qu’elle a entraînées au niveau
à un chômage technologique généralisé. Sur des processus productifs ont mis au chômage
les problèmes socioéconomiques associés au une frange importante des travailleurs occupés
chômage technologique figurent notamment la dans la petite production. La migration de masse
croissance des inégalités, la destruction des vers les Amériques a été le principal moyen
bases économiques des classes moyennes et pour l’Europe de réduire significativement
la difficulté à trouver des débouchés pour les le surplus de travail induit par la révolution
produits mis sur le marché par les entreprises144. industrielle. C’est un point sur lequel on n’insiste
généralement pas assez (Patnaik et Patnaik,
Les mutations technologiques en cours obéissent
2017, p.  56-57)146. Or, l’une des principales
à deux logiques principales : (i) obtenir plus de
caractéristiques de la mondialisation actuelle
flexibilité – ajuster en permanence le processus
est que les mouvements de main-d’œuvre
productif aux nouveaux besoins et designs et
sont très faibles, surtout ceux qui interviennent
(ii) réduire la part des salaires dans la valeur
dans l’axe Nord-Sud. Aux taux d’émigration en
ajoutée. Elles économisent aussi bien sur le
vigueur, pour relocaliser 10 % de la population
travail non qualifié que sur le travail qualifié. Plus
pauvre des pays du Sud vers les pays du
142 Paul Jorion, 2014, “La Grande Transformation du travail”, in Nord, il faudrait deux cents ans  ! (Milanovic,
Le Monde 21-22 avril. 2012, p.  124)147. Cette différence de contexte
143 John Maynard Keynes, 1930, “Economic Possibilities for our
Grandchildren”, in J. M. Keynes, Essays in Persuasion, New 145 Frey C.B., Osborne M.A., 2013, “The future of employment:
York: W. W. Norton & Co., 1963, p. 358-373. how susceptible are jobs to computerization”, September,
144 Randall Collins, 2014, « Emploi et classes moyennes : la University of Oxford, http://www.oxfordmartin.ox.ac.uk/
fin des échappatoires », in Immanuel Wallerstein, R. Collins, downloads/academic/The_Future_of_Employment.pdf
M. Mann, G. Derlugian, C. Calhoun, Le capitalisme a-t-il un 146 Patnaik U., Patnaik P., 2017, A Theory of Imperialism, New
avenir ? traduit de l’anglais, Paris, La Découverte ; Ford M., York, Columbia University Press.
2015, Rise of the Robots. Technology and the threat of a 147 Milanovic B., 2012, The haves and the have-nots. A brief
jobless future, New York, Basic Books. and idiosyncratic history of global inequality, New York, Basic

[ 92 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

historique explique également pourquoi les 2002, ce qui représente 15  % de sa force de
pays du Sud ne peuvent pas reproduire avec travail. À quoi ceci est-il dû  ? L’automatisation
succès le modèle de développement suivi par et la robotisation du secteur manufacturier
l’Europe – le fameux « rattrapage par imitation ». en sont les explications principales. De nos
Pour cela, il leur faudrait, comme l’a souligné jours, le commerce international de robots fait
Samir Amin (2013, p.  142-143), cinq ou six partie des marchés les plus dynamiques de
Amériques !148 l’économie mondiale, surtout en Chine (Ford,
2015, p. 3 ; 10).
La seconde différence majeure est que
l’impact de la vague actuelle d’innovations L’automatisation accélérée du secteur
technologiques n’est pas «  sectoriel  » mais manufacturier a eu pour conséquences entre
transversal. Aucun secteur économique n’est autres un reshoring, une relocalisation ou
épargné, pas même les services. Ce qui limite inversion des processus de délocalisation.
le potentiel de réallocation sectorielle de la Comme les robots sont plus « productifs » que
main-d’œuvre victime de l’automatisation, de les ouvriers les plus mal payés de la planète,
la robotisation et de l’informatisation. Dans ce la nécessité des délocalisations mues par les
contexte, l’on peut se demander d’où peuvent différences dans les coûts unitaires de travail
venir les millions d’emplois décents auxquels se fait de moins en moins sentir. Ainsi, avec le
aspire la jeunesse africaine. reshoring, des pays comme les États-Unis vont
gagner en compétitivité, mais ce regain n’aura
Ils ne viendront certainement pas de l’agriculture,
qu’un faible impact sur l’emploi.
nonobstant la nécessité de défendre en Afrique
le maintien d’une agriculture paysanne. En Dans ce contexte, la problématique de
effet, au cours du processus de développement l’industrialisation dans le cas de l’Afrique, et de
économique l’agriculture n’a pas vocation à celui des pays non encore industrialisés, se pose
créer des emplois. Elle doit plutôt en détruire en de nouveaux termes (UNCTAD, 2016)150.
dans des quantités phénoménales. Le surplus Premièrement, il n’est pas certain que l’Afrique
de travail du secteur agricole doit en principe puisse profiter comme l’Asie du Sud-Est des
être alloué dans le secteur secondaire et dans délocalisations mues par les différences dans
les services. La difficulté est que le secteur les coûts salariaux unitaires. Deuxièmement, si
manufacturier, secteur traditionnellement l’Afrique aspire à s’industrialiser et à exporter
intensif en main-d’œuvre, ne crée plus autant des produits compétitifs, elle devra elle aussi
d’emplois que par le passé. Cette réalité est se tourner vers la voie de l’automatisation,
qualifiée de «  désindustrialisation précoce  » de la robotisation et de l’informatisation. Ce
par certains économistes comme Dani Rodrik qui veut dire qu’une Afrique industrialisée et
(2015)149. «  Désindustrialisation précoce  », compétitive sera une Afrique avec beaucoup
car elle intervient à un niveau de revenu très moins d’emplois industriels qu’espérés.
en dessous du revenu à partir duquel le
À supposer que le développement économique
processus a démarré dans les pays riches. Elle
de l’Afrique s’accélère, via une augmentation
s’observe également pour les pays récemment
prodigieuse des gains de productivité, très peu
industrialisés.
d’emplois décents seront créés eu doublement
Si la Chine s’en est mieux sortie que l’Inde sur égard aux réalités observées de par le passé
le plan économique, c’est, entre autres, parce et à l’évolution projetée de la force de travail du
qu’elle s’est industrialisée plus rapidement. continent.
Elle a pu créer des millions d’emplois dans
Partant de là, la question qui se pose est de
le secteur manufacturier. Mais les tendances
savoir si l’on va condamner la majorité des
commencent à s’inverser. La Chine est en train
Africains à occuper des emplois qui seraient
de vivre cette désindustrialisation précoce.
inutiles ou superflus dans une société mieux
16 millions d’emplois ont été détruits dans le
organisée simplement parce que nous n’osons
secteur manufacturier chinois entre 1995 et
pas imaginer un autre modèle de redistribution
Books. des gains de productivité.
148 Samir Amin, 2013, « Postface » in G. Roffinelli, Samir Amin.
La théorie du système capitaliste, critique et alternatives,
Lyon, Parangon (traduit de l’espagnol, 2005 pour la version 150 UNCTAD, 2016, “Robots and Industrialization in developing
originale). countries”, Policy Brief n°50, October, UNCTAD, http://unctad.
149 Dani Rodrik, 2015, “Premature Deindustrialization”, NBER org/en/PublicationsLibrary/presspb2016d6_en.pdfhttp://
Working Paper no. 20935, February. unctad.org/en/PublicationsLibrary/presspb2016d6_en.pdf

[ 93 ]
RASA/AROA

Dans Ecologica, André Gorz (2008, p.  120) que nous voulons pour les jeunes d’aujourd’hui
a écrit que «  le plein-emploi de type fordiste et de demain ? Non, certainement. Quelle que
n’est pas reproductible par l’après-fordisme soit la réponse apportée par les uns et autres,
informatisé.  »151 Les dirigeants africains le débat mérite au moins d’être ouvert dans le
devraient méditer ce propos plein de sagesse cadre du RASA.
et en tirer les conséquences. L’Afrique a
Les nouvelles technologies de l’information et
certes d’énormes potentialités économiques
de la communication en Afrique  : éviter d’en
et une marge importante en termes de progrès
faire un nouveau mirage
économiques à réaliser. Des millions d’emplois
S’il y a un domaine où l’Afrique a connu des
décents pourront être créés dans un proche
avancées rapides ces vingt dernières années,
avenir pourvu que le continent se donne les
c’est dans la sphère des technologies de
moyens, et ait l’audace, de développer son
l’information et de la communication (TIC). En
agriculture, son industrie, en misant notamment
effet, le continent compte environ 850 millions
dans la transformation locale des ressources
d’usagers de téléphonie mobile, 200 millions
naturelles et des matières premières.
d’internautes et 120 millions de personnes
Mais le plein-emploi décent est une illusion. inscrites sur Facebook. Cet essor technologique
Aucun gouvernement africain ne pourra créer est en train de changer la manière dont
suffisamment d’emplois décents pour sa les Africains conduisent leurs affaires, en
jeunesse. À terme, dans un contexte où l’emploi facilitant l’accès au marché et à l’information152.
salarié décent se fera relativement rare, un îlot Cette évolution varie en fonction des sous-
dans un océan d’informalité, la priorité sera, au- secteurs (informatique, télécommunication
delà de l’importance de ralentir la croissance et audio-visuel). Le sous-secteur des
démographique par des moyens non télécommunications domine grandement et on
autoritaires (investissement dans l’éducation peut se demander si les TIC relèguent encore
et renforcement de l’égalité hommes-femmes l’Africain au stade de consommateur passif,
notamment), de mettre en place des politiques intéressé par les nombreux gadgets qui brillent
qui déconnectent l’accès à (i) un revenu décent, par leur obsolescence programmée et souvent
(ii) une protection sociale significative et (iii) par leur inutilité.
des possibilités de financement des projets
L’Afrique peut-elle compter sur les TIC pour
économiques de la détention d’un emploi salarié
rebondir ou va-t-elle rester au stade d’éternel
formel. Mettre en place un nouveau paradigme
consommateur  ? Quelles sont les conditions
distributif, tel est le défi majeur à l’intersection
pour des TIC responsables et bénéfiques pour
de l’évolution démographique et des mutations
l’Afrique ?
technologiques contemporaines pour l’Afrique
du XXIème siècle. On constate dans la littérature sur les TIC pour
le développement en Afrique deux tendances :
Ces deux dynamiques en cours ont le potentiel
la tendance qui montre que les TIC impactent
de contribuer à l’éclosion d’une civilisation
positivement sur les économies africaines153
de l’abondance, de la gratuité, du partage et
et les tendances qui montrent qu’une nouvelle
de la libération humaine. Par exemple, l’on
économie que l’on peut qualifier d’économie
parle souvent d’encourager la participation
informelle ou économie populaire des TIC a pris
politique des classes populaires. Cette légitime
naissance (Chéneau-Loquay, 2008154  ; Sagna,
aspiration demeurera un vœu pieux tant que
2011155 ; Ouédraogo, 2010156).
les classes populaires ne seront pas libérées
152 Au Kenya par exemple, le volume d’argent transféré par
significativement de la dictature de l’emploi. téléphone représente environ la moitié du PIB.
Des horaires de travail réduits et une sécurité 153 Sylvestre Ouédraogo (2013) montre que tout accroissement
des investissements TIC par travailleur contribue à améliorer
économique sont des préalables sans lesquels la productivité moyenne du travail dans les économies des
il est difficile d’entrevoir une réelle participation pays de l’UEMOA.
politique des gens ordinaires. Mais penser ainsi, 154 Annie Cheneau-Loquay, 2008, « Rôle joué par l’économie
informelle dans l’appropriation des TIC en milieu urbain en
c’est déjà articuler des logiques incompatibles Afrique de l’Ouest », Netcom [En ligne], 22-1/2 | 2008, mis en
avec le maintien du capitalisme et des institutions ligne le 05 février 2016, consulté le 11 mars 2018. URL : http://
journals.openedition.org/netcom/2013 ; DOI : 10.4000/netcom
politiques et culturelles sur lesquelles il repose. 155 Olivier Sagna, 2011, « Les télécentres privés du
D’où la question de savoir : le capitalisme, s’il Sénégal », Les cahiers de NETSUDS [En ligne], Accès aux
a un avenir, est-il susceptible de créer l’avenir nouvelles technologies en Afrique et en Asie, URL : http://
revues.mshparisnord.org/netsuds/index.php?id=271.
151 André Gorz, 2008, Ecologica, Paris, Galilée. 156 Sylvestre Ouedraogo (dir.), 2009, « Dynamiques et rôle

[ 94 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

Les analyses en termes de répartition des matériel adapté au continent. Le projet One
ressources semblent montrer que le secteur Laptop Per Child (OLPC) formulé et monté
des télécommunications engrange des gains aux États-Unis et présenté en grande pompe
faramineux qui ne restent pas à l’intérieur pour au sommet mondial en 2013 à Tunis sur
refinancer les économies. Mieux, la plupart la société de l’information a été un échec
des travaux sont externalisés dans le domaine cuisant (Larrouqué, 2017157). Les solutions de
de l’informel, ce qui réduit les charges de e-commerce ou de monétique inventées par de
fonctionnement des opérateurs, reléguant les jeunes développeurs et entrepreneurs africains
tâches ingrates dans le domaine de l’économie sont souvent vite happées par les opérateurs, les
populaire (vente de cartes de recharge, premiers étant obligés d’utiliser les plateformes
réparation de téléphones portables…). des opérateurs pour leurs transactions sont
victimes de leurs transporteurs numériques
Selon la CNUCED (2017), l’économie digitale
(exemple de INNOVAPAY, au Burkina, qui a
évolue très vite, mais à différentes vitesses
mis la clé sous la porte, malgré le fait que la
en fonction des secteurs et des zones
population avait adopté la technologie simple
géographiques. Pendant que 70  % des
et pratique inventée par la start-up burkinabè).
habitants des pays développés achètent
Il a fallu que certains opérateurs encaissent des
leurs biens et services online, alors qu’ils sont
dizaines de millions d’Euros par les opérations
seulement moins de 2  % dans les pays en
de transfert en dehors de l’Afrique avant que
développement. En dehors de quelques projets
la BCEAO commence à penser à une véritable
et initiatives que l’on exhibe comme des succès
stratégie de contrôle en interdisant les transferts
des TIC en Afrique (M PESA au Kenya, Manobi
aux établissements émetteurs de monnaie
au Sénégal…), on continue de rechercher les
électronique158. Orange est donc passée à
véritables transformations insufflées par les
l’offensive avec Orange Bank.
TIC à la loupe, malgré les nombreux concours
à l’innovation organisés par les opérateurs et Le site ictmedia.africa montre que dans plus
organismes internationaux. des 400 millions d’euros de chiffre d’affaires
que l’opérateur envisage de réaliser dans
Certains secteurs de la chaine de valeur restent
les services financiers en 2018, la moitié est
presque inexistants en Afrique. C’est le cas par
attendue de l’Afrique et l’autre moitié de l’Europe,
exemple de la fabrication d’ordinateurs ou de
où Orange Bank sera lancée en Espagne et en
téléphones portables. Les industries se limitent à
Belgique, en plus de la France.
quelques rares montages de téléphones (Tecno
en Éthiopie) ou de tablettes. Hormis quelques Une véritable réflexion s’impose si on veut
expériences à grands coups de publicité un secteur des TIC qui impactent sur le
avec les tablettes éducatives fabriquées au développement du continent. Cette réflexion
Benin, en Côte d’Ivoire ou au Cameroun, on devrait analyser le domaine sensible de la
recherche toujours sur les rayons des boutiques sécurité informatique dans un contexte où la
informatiques des marques africaines prêtes à majorité de la population ne sait lire ni écrire.
l’usage. Chaque pays africain au lieu de travailler dans
des espaces régionaux pour créer de vraies
Le débat fait rage entre ceux qui pensent que
enclaves numériques rêve de sa propre Silicon
l’économie populaire des TIC est un pas vers
Valley, l’appellation technopole étant devenue le
l’industrialisation numérique du continent et
concept à la mode dans un mimétisme aveugle.
ceux pour qui l’économie l’informelle des TIC ne
On oublie que même aux États-Unis, que la
peut franchir le pas vers une véritable industrie,
Silicon Valley n’est pas née du jour au lendemain
se limitant à des services de base et non à de
et que c’est le regroupement de plusieurs États
véritables réseaux ou entreprises de production
américains qui a rendu cela possible.
de logiciels et de matériels informatiques.
Selon UNCTAD (2017), pour que les pays en
Pendant ce temps, l’appétit de la consommation
développement puissent tirer avantage des TIC,
va sans cesse croissant, sans que l’on pose
il faudrait un appui massif, qui présentement,
véritablement le débat de la recherche du
demeure nettement insuffisant. La part des TIC
économique et social du secteur informel des TIC en Afrique
de l’Ouest et du Centre, cas du Burkina Faso, du Cameroun et 157 Damien Larrouqué, 2012, Le Plan Ceibal en Uruguay : un
du Sénégal », Document de travail méthode de recherche du exemple de bonne gouvernance ? Paris, L’Harmattan.
groupe de recherche TIC INFOR. http://www.burkina-ntic.net/ 158 https://www.ictmedia.africa/orange-la-compris-telcos-
ressources/assets/docP/Document_N083.pdf envisagez-des-licences-bancaires/

[ 95 ]
RASA/AROA

dans l’aide au commerce a baissé, passant de De nombreuses innovations induites par


3 % courant 2002-2005 à 1,2 % en 2015. l’économie populaire des TIC peuvent donc être
transformées en véritables projets d’entreprises
Il serait nécessaire de penser à du matériel
dans des espaces régionaux pour avoir plus
adapté pour les besoins des masses rurales qui
d’impacts.
ont un accès très limité à l’énergie électrique
et de rendre interopérables et homogènes les
nombreuses solutions de plateformes de prix de
marché agricoles qui pullulent sur le continent.

[ 96 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

AXE 5
Mesures, indicateurs, indices :
quelles alternatives ?
1. De quoi parle-t-on ? d’indicateurs ne doit pas inhiber la nature de
leur fonction. En effet, la lecture d’une situation
L a science économique définit l’indicateur finale par rapport à une situation initiale entraîne
comme une variable dont certaines valeurs une comparaison intertemporelle évaluant les
sont significatives d’un état, d’un phénomène. moyens mis en œuvre, les résultats escomptés
C’est un indice, un clignotant. et ceux réalisés. Que les indicateurs soient
Une indication est une observation, une de connaissance c’est-à-dire mesurant ou
énonciation, un repère qui permet soit de d’action, c’est-à-dire mesuré, ils posent un
connaître ou de reconnaître une chose, regard, statuent sur une situation donnée en
soit d’intervenir et d’agir sur cette chose. vue de son amélioration directe ou indirecte.
Cette chose, ici, s’appelle le bien-être des L’analyse d’une situation n’est complète
populations africaines. On peut considérer que si elle ouvre sur une perspective. À cet
qu’un indicateur social est une mesure chiffrée égard, un essai de quantification du bien-être
exprimant de façon significative l’état passé, ou du progrès en Afrique apporte une nuance
présent ou futur des multiples aspects d’un aux conclusions de la discussion sur les
phénomène social qui fait communément indicateurs. Certains indicateurs, tels la mesure
l’objet de jugement purement significatif. du progrès, jouissent d’une polyvalence qui
On peut penser que l’indicateur social est est celle de remplir simultanément la fonction
une statistique de signification directement de connaissance, d’action et d’évaluation.
normative qui, en outre, s’insère dans un Sur un autre registre, les indicateurs prennent
ensemble systématique de mesures relatives tantôt le rôle d’indicateurs de moyens ou
à la condition d’une société, mesures que l’on d’équipements, tantôt celui de résultats,
obtient par voie de classification, ou par voie d’objectifs ou d’impact, pouvant s’intéresser
d’agrégation, ou par l’utilisation combinée de à des structures ou des fonctionnements. Ils
ces deux méthodes. peuvent avoir un caractère normatif, descriptif
On peut distinguer trois compréhensions du ou correctif. Leur légitimité et leur objectivité
concept d’indicateur social, selon qu’on se sont fonction des finalités plus ou moins
place dans une perspective de connaissance, voilées que poursuivent leurs utilisateurs. En
d’évaluation ou d’intervention. Ce qui conduit tant qu’instrument descriptif ou appréciatif,
à soit chercher à établir un instrument de ils peuvent prendre des formes assez variées
connaissance grâce à la mesure, ou essayer de selon les besoins : indicateur de niveau de vie,
mesurer, d’évaluer une intervention grâce à des de niveau de développement, de genre de vie,
indicateurs. Chacune de ces compréhensions de bien-être individuel ou collectif, etc.
débouche sur une rationalité, une définition, un Généralement, ils ne se prononcent que sur
usage qui lui sont propres. le degré de satisfaction des besoins majeurs
Certains indicateurs cherchent à être des individuels et/ou collectifs. Ils dépendent
informateurs, des clignotants, par l’énonciation de l’usage qui en est fait  : même érigés en
d’une situation ou de conditions de vie. « norme », les indicateurs restent subordonnés
Certains autres visent à être des évaluateurs ; à la norme fondamentale constituée par le
dans ce cas, ils tentent de mettre en exergue projet politique et économique global d’une
l’incidence d’une action (par exemple, les société. Et c’est cela qui doit être la focale de
bilans de réalisations des investissements l’attention du RASA.
municipaux). Enfin, existent des indicateurs Les indicateurs sont constitués à partir d’un
préalables à une intervention qui fournissent découpage purement opérationnel des
une sorte d’état des lieux, en vue de maximiser problèmes socioéconomiques et non en
l’impact de l’action programmée, ce sont les fonction des concepts théoriques analysant la
indicateurs de ciblage.. Cette typologisation société. La démarche est dans la plupart des
nécessaire entre les différentes sortes cas, la suivante :

[ 97 ]
RASA/AROA

• isoler des domaines discrets ; à chaque variable un poids en rapport avec


sa place et son importance dans l’ensemble.
• recenser les statistiques disponibles et ;
Finalement, l’agrégation mène à l’élaboration
• organiser ces statistiques pour en tirer d’un indicateur synthétique.
un indicateur.
La seconde remarque que l’on peut émettre sur
Les concepteurs d’indicateurs ont tendance à la typologie précitée concerne l’éclectisme. Le
ne pas remettre en cause leur cadre conceptuel. risque de l’éclectisme est de déboucher sur
On peut se demander de quelle manière ils le syncrétisme c’est-à-dire d’additionner des
parviennent à agréger des statistiques de grandeurs qui n’ont rien en commun et donc,
natures si diverses – par exemple, le nombre d’obtenir une agrégation dépouillée de sens
de lits d’hôpitaux et l’espérance de vie – pour économique réel. La mesure du social est un
en faire un indicateur global – en l’occurrence domaine d’analyse où le risque de syncrétisme
dans notre exemple, un indicateur de santé est bien présent. Parce que le bien-être est
de la nation  ; et comment, qui plus est, ils une composition d’éléments divers et parfois
parviennent à comparer cette information sans correspondance, son évaluation peut se
syncrétique à une autre de même nature, dans heurter au choix d’un dénominateur commun159.
des contextes différents. La mesure n’est pas
Pour évaluer les besoins essentiels, les
seulement un chiffre, elle a d’autres propriétés :
techniciens procèdent par étapes. La première
celle de norme sociale, celle d’indice
consiste à quantifier les besoins dans une
d’informations sur la structure de production,
unité propre, autrement dit d’établir des unités
d’échange, de consommation de la société,
physiques réelles. Par exemple, l’alimentation
etc. Une information socioéconomique ne
se mesure en kilocalories, l’enseignement en
trouve sa pleine signification qu’intégrée dans
nombre d’années de scolarisation (niveau),
son cadre contextuel. Tout ce qui est condition
la qualité de l’enseignement par le nombre
de l’activité des individus et des groupes
d’écoles, d’enseignants rapporté à la
ou support de cette activité est mesurable,
population, etc. La deuxième étape consiste
même si cela ne peut être exprimé en termes
à convertir ces unités physiques en unités
monétaires. Il existe plusieurs types de
monétaires. La transformation possible
mesures :
dans l’univers des indicateurs a permis de
1. la mesure nominale  : par exemple le “mesurer ce qui n’est pas mesurable” en
numéro des chevaux de course, le termes monétaires. Cependant, le domaine
numéro d’immatriculation. Cette mesure de référence mathématique n’étant pas le
ne permet aucune transformation et ne même pour les indicateurs et leur système,
sert qu’à identifier ; les concepteurs d’indicateurs doivent tenir
compte du risque de syncrétisme.
2. la mesure ordinale : exprime l’ordre,
la hiérarchie, la classification ; Étant donné que la mesure d’une situation a
pour but son amélioration, tous les domaines
3. la mesure d’intervalle : exemple de
sociaux sont sujets à la quantification car c’est
l’échelle des températures. On passe
ainsi qu’en termes réels, elle prend tout son
par une transformation de type  yaxb ;
sens. Les données sont plus situées les unes
4. la mesure proportionnelle ou le système par rapport aux autres que toutes mesurées sur
de transformation d e t y p e   : ax. un même continuum sous-jacent, et l’analyse
doit mettre à nu les relations qui permettent une
Cette typologie appelle quelques remarques :
compréhension des multiples phénomènes
la première réside dans la délicate
sous-jacents.
détermination du système de pondération.
En effet, l’indicateur qui est une donnée Ainsi définies, les données peuvent se
synthétique doit, dans ses calculs, tenir comparer, en linguistique, aux mots agencés
compte de la proportionnalité de chaque dans une phrase. Un mot est mieux compris
élément. La pondération est le processus par lorsqu’il est contextualisé plutôt qu’isolé.
lequel on justifie l’agrégation. Elle renseigne
sur la composition de l’indicateur, apprend
à quelle hauteur chaque élément contribue
159 Vergès P., 1972, « La fabrication des indicateurs sociaux : usine,
à l’ensemble. Ainsi, elle permet d’affecter chantier ou jardinage ? » Économie et Humanisme, 206 : 14-24.

[ 98 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

La contextualisation est l’opération par laquelle omique «  à deux chiffres  » gage de la


une situation est restituée pour comprendre performance selon les institutions de Bretton
les sens d’un mot, d’un proverbe, d’un dicton. Woods ?
Chaque donnée trouve sa signification à
Telle est en substance le questionnement
partir des relations qu’elle entretient avec les
auquel Felwine Sarr a tenté de répondre dans
autres données et non pas en elle-même.
son essai Afrotopia, qui pour lui est avant tout
L’éclectisme désigne la démarche consistant
une invitation à « penser l’Afrique autrement »
à emprunter aux divers systèmes les thèses
en sortant des grilles d’analyses des agences
les meilleures quand elles sont conciliables,
de notation sur l’Afrique, qui sont loin de
plutôt que d’édifier un système nouveau. A
prendre en considération certains aspects
chaque traitement de données, on retrouve
déterminants pour une compréhension parfaite
de multiples cas semblables qui cachent
des mécanismes qui régissent les sociétés
cependant des réalités tout à fait différentes.
africaines dans leurs hétérogénéités et leur
Les relations entre les données semblent plus
diversité.
significatives du processus de production que
ne l’est le niveau des données. L’accumulation Ce qui nous invite à mener une réflexion propre
de données sur les agents en tant qu’agents sur l’équilibre entre le politique, l’économique, le
économiques ne permet pas de mieux les culturel, le symbolique et l’écologique dans nos
décrire. En effet, la description et au-delà, la sociétés africaines. Dans cette perspective, l’un
compréhension ne semblent favorables que des premiers chantiers est d’avoir un discours à
dans un cadre de modélisation théorique sur portée civilisationnelle, c’est-à-dire réfléchir au
les indicateurs. Autrement dit, si les données type de sociétés que l’on souhaite édifier et aux
s’avèrent fondamentales, le modèle théorique valeurs à mettre au cœur de ces sociétés.
qui cherche à expliquer leurs relations, leur Ainsi, loin de nous enfermer dans une analyse
nature, leurs causes et leurs conséquences purement économique, voire économiciste,
l’est davantage encore, puisque lui seul permet même si des thèmes s’y attachant reviennent
une interprétation pertinente des données. régulièrement, nous devons privilégier des
2. Comment conceptualiser les approches traitant la question de l’Afrique
dynamiques en Afrique ? et de son développement non pas dans une
version classique mais plutôt en remontant aux
La nécessité de repenser les indicateurs racines de l’émergence de certains concepts
et les terminologies qui fondent la pensée sur le socle du continent africain et en décelant
économique classique née en Europe en les impensés, les lacunes, les limites et les
l’adaptant aux réalités sociales du continent problèmes de sa perspective occidentale. Ce
Africain est un des défis, que s’est fixé le RASA. qui plaide pour le postulat suivant : l’Afrique est
le continent qui a la plus longue histoire et qu’il
Cette ambition alternative trouve déjà un écho doit se montrer assez adulte pour savoir ce qu’il
favorable chez certains intellectuels africains veut pour lui-même et ce qu’il souhaite devenir.
à l’image de l’économiste sénégalais Felwine
Sarr et déjà beaucoup d’autres avant lui. De ce fait, partant du constant de l’émiettement
épistémologique et de l’infantilisation du
Pourquoi et comment sortir le continent Africain
continent africain, les membres du RASA plaident
de la logique néocoloniale au moment où les
pour une nouvelle approche conceptuelle en
industries de la connaissance et les imaginaires
invitant les Africains à définitivement cesser
qui sont mobilisées pour le transformer sont
d’être à la remorque des grandes modes ou
complètement en déphasage avec la complexité
des grandes injonctions venues de l’extérieur et
de sa réalité qui transcende à bien des
de concevoir une voie souveraine et endogène.
égards le rationalisme classique occidental  ?
Comment ce renversement épistémologique En effet nous sommes très conscients de
pourrait-il être possible si l’accès à nos réalités la profondeur du mal et que le travail de
passées et présentes passe par la médiation démantèlement lexicologique et d’élaboration
des instruments intellectuels mis à disposition conceptuelle doit s’inscrire dans un processus
par la raison néocoloniale auxquels nos de décolonisation. D’autant que nos élites, qui
gouvernements se conforment perpétuellement ont fait accéder nos pays à l’indépendance,
pour obtenir des taux de croissance écon- n’ont pas été assez ambitieuses sur ce

[ 99 ]
RASA/AROA

plan. Elles ont pu parfois être perçues par que l’on peut considérer «  creux  » dans sa
certains comme victimes d’une certaine matérialisation en Afrique fait partie intégrante
paresse intellectuelle et politique, car elles de la pensée et de l’ingénierie socioéconomique
ont adopté la forme d’État complètement en et politique africaine, et ceci depuis la fin
déphasage avec le mécanisme qui régit le de la seconde Guerre mondiale. Le concept
fonctionnement des masses populaires et a accompagné le début des libérations
cela a entrainé des distorsions et la mise en nationales, et le lancement du contrat social
place d’institutions disqualifiées pour impacter post indépendances pour l’intégration des
les réalités africaines. De telles institutions communautés africaines, dont la diversité reste
«  démocratiques  » par essence sont loin de toujours une équation au moment où elle devrait
représenter les groupes, les collectivités et les être une richesse qui fonde une «  identité de
individus qu’elles sont censées représenter. base  » comme l’avait imaginé Cheikh Anta
Diop.
La piste proposée est d’opérer une rupture
radicale avec les fondamentaux théoriques Même si aujourd’hui le concept est désavoué
de «  La bibliothèque coloniale  » c’est-à-dire au nom de l’alignement sur l’occident, il reste
tout simplement, engager une «  bataille de la très usuel et englobe une batterie de sous
représentation  ». Cette lutte farouche que les concepts tels que la transformation agraire,
Africains doivent mener pour regagner leur l’industrialisation, la stabilité, la croissance
« souveraineté intellectuelle » est le fer de lance économique, la technologie, la redistribution,
de toutes les autres souverainetés. les inégalités, la formation, l’emploi, la viabilité
de l’environnement, la dynamique du genre, la
La libération du continent africain et de ses
gouvernance, etc.
peuples ne se fera pas sans une libération
vis-à-vis de l’épistémè coloniale et que pour Mais le développement dans sa dimension
avoir un impact sur nos réalités, pour espérer économique ne saurait s’amorcer sans
les transformer dans un sens conforme aux insister sur l’importance de l’articulation à
aspirations populaires, nous devons avoir la trouver avec le «  capital relationnel  », qui est
capacité de nous comprendre nous-mêmes en une des focales par lesquelles nous devons
pensant par nous-même notre singularité. penser l’«  informalité  » dans les dynamiques
productives africaines et l’urgente nécessité
Dès le début de son essai, Felwine Sarr affirme d’augmenter la production et la diffusion des
fortement que le concept de « développement » savoirs intrinsèques à l’Afrique.
est une illusion voire un piège épistémologique
En avançant une telle thèse, l’on plaide pour
et que l’Afrique n’a pas de « retard » à rattraper ;
la construction de nouveaux paradigmes,
et que ce dont souffre réellement l’Afrique, n’est
la valorisation des savoirs endogènes,
pas le « sous-développement » économique ou
l’élaboration d’un nouvel appareillage
la faiblesse du niveau de revenu par habitant
méthodologique et la rupture avec la linéarité
mais plutôt son incapacité à s’analyser elle-
qui enferme le contiennent dans un même
même par des catégories qui lui sont propres
carcan conceptuel et idéologique à savoir le
et à produire «  ses propres métaphores du
libéralisme économique. Par conséquent, la
futur  ». «  L’Afrique n’a personne à rattraper.
«  nouvelle  » science économique doit avoir
Elle ne doit plus courir sur les sentiers qu’on
comme mission de produire une pensée
lui indique, mais marcher prestement sur le
systématique avec ces propres concepts et
chemin qu’elle se sera choisi. Son statut de fille
modèles théoriques qui donneront une valeur
aînée de l’humanité requiert d’elle de s’extraire
académique et scientifique à ces pratiques
de la compétition, de cet âge infantile où les
autres que celles que leur réserve actuellement
nations se toisent pour savoir qui a accumulé le
la littérature.
plus de richesses, de cette course effrénée et
irresponsable qui met en danger les conditions 3. Comment mesurer le bien-être et le
sociales et naturelles de la vie. Sa seule urgence progrès ?
est d’être à la hauteur de ses potentialités.
Il lui faut achever sa décolonisation par une Ce questionnement soulève de nombreux et
rencontre féconde avec elle-même ». sérieux problèmes, dont les plus caractéristiques
Pour rappel, le concept du développement sont discutés ci-après :

[ 100 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

Problèmes conceptuels  : le progrès est une dynamiques socioéconomiques à l’œuvre  ?


notion d’essence positiviste. Mais que signifie Quelle utilité sociale procurent-elles ? Comment
cette notion  ? En l’absence d’une taxonomie les stratégies de développement conçues
du progrès dont la possibilité est encore répondent-elles au défi de l’inclusion ?
hypothétique, les problèmes conceptuels que
Problème analytique  : comment tourner
pose cette notion ne trouvent pas de réponse
l’information statistique en connaissances.
univoque. La difficulté est d’autant plus sérieuse
Quels sont les nouveaux outils ?
que la notion de progrès est historiquement
suspecte et même criminogène puisque c’est Problèmes opérationnels  : comment travailler
au nom de cette notion que des peuples ont été avec les producteurs d’informations statistiques,
asservis. Mais d’un autre côté, les aspirations avec les media et décideurs en matière de
des peuples à vaincre les adversités du quotidien politiques ? Comment produire de l’information
telles que perte d’emploi, maladie, faible niveau statistique qui suit à la trace les dynamiques
d’instruction, etc. sont légitimes et des outils économiques réelles ?
qui les mesurent s’avèrent indispensables, ne Problèmes politiques  : la démocratie est, en
serait-ce que pour évaluer les stratégies mises principe, confrontation de projets (visions
en place. d’avenir) au sens étymologique du terme. Mais
Problèmes méthodologiques  : peut-on une exigence élémentaire doit être satisfaite si
construire un indicateur unique ou simple  ou l’on veut que cette confrontation ne soit pas une
se résigner au contraire à adopter une batterie simple pétition de principes  : c’est de dire en
d’indicateurs produits par d’autres  ? En plus quoi l’avenir proposé représentera un progrès.
de leur compréhension, comment mesurer les C’est « la politesse démocratique » dont parle

[ 101 ]
RASA/AROA

Souleymane Bachir Diagne. physiologiques de la population sur la


base de l’autosuffisance si possible et de
4. Développement pour les Africains :
l’autonomie collective (où le collectif est
quels indicateurs originaux et l’Afrique et la famille africaine globale) si
spécifiques ? nécessaire.

Les Africains ont les mêmes besoins - Le fait que la nourriture, le logement,
physiologiques, sociaux, ego ou psycho- les vêtements et autres nécessités
spirituels que tous les humains. physiologiques sont identifiés
indépendamment et en relation avec des
Ce qui rend les défis de développement biens et services accessibles à partir
de l’Afrique spéciaux, mais pas forcément des ressources locales, des ressources
uniques, c’est que les Africains ont eu tendance d’autres États africains ou de la diaspora
pendant deux siècles de colonisation, de néo- africaine - ou sur la base d’imitations de
colonialisme et de mondialisation à ne pas solutions et d’habitudes importées de
croire que le développement est synonyme l’extérieur des zones africaines et de la
de renforcement des capacités pour une diaspora.
croissance autosuffisante des biens et services
requis pour satisfaire les besoins humains de - Les mesures prises par diverses branches
leurs populations  ; ils croient, au contraire, de la famille africaine pour promouvoir
que le développement de l’Afrique passe son développement, éliminer les
par l’extension et l’approfondissement du obstacles à la fierté africaine, décourager
développement de type colonial, mis à jour les psychopathologies dénoncées par
pour s’adapter aux conditionnalités actuelles du Frantz Fanon dans «  Peaux noires,
« partenaire de développement » et maintenir la masques blancs  » et encourager les
« pensée du développement » africaine dans le Africains et les personnes d’ascendance
cadre du développement colonial. africaine à considérer leur propre dignité
comme insignifiante si les indignités sont
Les gouvernements africains, pour la plupart, librement infligées sur les leurs partout
avec leurs partenaires internes et les partenaires dans le monde.
de développement externes, principalement
occidentaux, renforcent le paradigme
5. Dépasser le PIB pour parler de bien-
colonial au nom du développement, ignorant
être
l’avertissement d’Einstein selon lequel «  nous
ne pouvons pas résoudre nos problèmes avec
Des notions aussi courantes que celles de
la même pensée que nous avons utilisée pour
développement, de progrès social ou de bien-
les créer  ». De tels gouvernements rendent
être social sont aussi les finalités des politiques
ainsi impossible le développement de l’Afrique
publiques. Celles-ci pour suivre l’évolution
par les peuples d’Afrique pour les peuples
ou l’impact de leurs actions sur ces objectifs
d’Afrique. Le RASA devra envisager de créer
se basent sur des indicateurs de bien-être.
des indicateurs de développement alternatifs
Parmi ces indicateurs, le produit intérieur brut
pour rendre compte du développement de
(PIB) ou le PIB/tête a été pendant longtemps
l’Afrique, en mettant l’accent sur  :
l’indicateur de référence du niveau de bien-être
- Les réalisations et reculs dans l’accès des populations. Ainsi, l’objectif de croissance
aux nécessités physiologiques de la économique a été assimilé à celui du bien-être
vie (comme la nourriture, y compris les social. Dans ce sens, Stiglitz, Sen et Fitoussi
micronutriments nécessaires, les abris, les (2009) soutiennent : « Nous voulons faire du PIB,
vêtements, les services médicaux et de comme auraient dit les sophistes, la mesure de
santé, l’assainissement, les installations toute chose  : performance, bien-être, qualité
éducatives et récréatives et les capacités de vie, alors qu’il ne représente qu’une mesure
de défense). de l’activité économique marchande  » (p.  24-
- Les mesures prises ou rejetées 25)160.
160 Joseph E. Stiglitz, Amartya Kumar Sen, et Jean-Paul Fitoussi,
pour développer et maintenir la 2009, Richesse des nations et bien-être des individus,
capacité scientifique et technologique « Rapport de la Commission sur la mesure des performances
autochtone pour satisfaire les besoins économiques et du progrès social », Préface de Nicolas
Sarkozy, Paris, Odile Jacob, 326 p.

[ 102 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

Cependant, des résultats comme ceux Ainsi cette approche permet de penser et
de Easterlin (1974  ; 2001)161 montrent que d’évaluer le bien-être suivant la réalité des
l’accroissement du produit intérieur brut contextes ou des pays. C’est la raison pour
par habitant (PIB/tête) ne se traduit pas par laquelle nous la proposons comme cadre
un sentiment d’accroissement du bien-être théorique pour une réflexion alternative du bien-
auprès de la population. Par ailleurs, l’étude être dans le contexte africain. En effet, nombreux
participative commanditée par la Banque sont les aspects socioculturels, comme les
mondiale en 2000 portant sur le recueil des liens sociaux, valorisables qui ne sont pas pris
perceptions de pauvreté auprès des pauvres en compte dans le PIB ou dans les indicateurs
eux-mêmes  : La Voix des pauvres (Narayan de développement humain des pays africains
et al., 2000) montre que ces derniers ont une (Sarr, 2015)163. L’AC permet de construire les
définition de leur situation qui va bien au-delà indicateurs qui intègrent ces aspects et d’avoir
des dimensions marchandes comptabilisées ainsi un indicateur de bien-être qui traduit les
dans le PIB162. choses qui comptent et non uniquement ce que
l’on compte.
Ainsi, la question qui se pose à partir des
années 2000 peut se résumer de la manière
suivante : « Au-delà du PIB, comment mesurer 6. Rendre intelligibles les dynamiques
le bien-être ? » économiques populaires
Dans cette perspective de proposer des
Une des visées de la tentative de renversement
mesures alternatives au PIB, plusieurs
épistémologique de la mesure du bien-être
approches du bien-être ont vu le jour. Parmi
qui sera opéré par le RASA est de chercher
celles-ci, l’Approche par les Capabilités (AC) de
au travers de la construction d’un indicateur,
l’économiste et prix Nobel d’économie Amartya
d’une mesure à apporter la réponse aux deux
Kumar Sen est celle qui a le plus influencé la
questions fondamentales suivantes : quels sont
redéfinition du bien-être ou de la pauvreté.
les objets de valeur ? Quelle est la valeur de ces
Des pays comme l’Angleterre, l’Allemagne ou
objets ?
la France se sont basés sur elle pour penser
les questions sociales comme la pauvreté ou Inventer de nouveaux instruments de mesure
le progrès social. En plus, l’AC est le cadre n’a pas vocation à s’inscrire dans une
théorique de l’indice de développement humain approche techniciste, ni à se détourner des
(IDH) du programme des nations unies pour questions sociales, politiques et économiques
le développement (PNUD), du paradigme de qui façonnent la vie des Africains, il s’agit de
développement humain, de l’empowerment déplacer le regard, du dehors au-dedans, en
et de plusieurs indicateurs de pauvreté débroussaillant de nouvelles sentes dans la
multidimensionnelle comme l’Indice de caractérisation des dynamiques populaires
pauvreté multidimensionnelle (IPM) de l’Oxford de l’économie réelle. Cette économie que l’on
poverty human initiative (OPHI). nomme «  informelle  » et que l’on cherche à
disqualifier est-elle vraiment marginale  ? Les
L’AC est un cadre théorique qui permet de
approches conceptuelles standards péjorent
repenser le bien-être en fournissant un espace
les dynamiques populaires, réduisent la portée
d’évaluation qui est celui des libertés réelles ou
et le potentiel d’initiatives qu’elles recèlent. De
des possibilités dont dispose un individu. Elle
plus, elles minorent les processus à l’œuvre
critique les approches classiques de se fonder
en les décrivant et en les mesurant par défaut
sur les ressources qui sont les moyens et non
dans le cadre «  classique  » lacunaire des
des fins, et de ce fait, ne pas prendre en compte
études économiques et de la comptabilité
la diversité humaine dans la conceptualisation
nationale. L’accent y est mis sur les dimensions
et la mesure du bien-être.
comptables, réglementaires et fiscales, au
mépris des réponses que ce type d’unités
161 Richard Easterlin, 1974, « Does Economic Growth Improve productives apporte à une société capitaliste
the Human Lot? Some Empirical Evidence ». In Nations and en crise.
Households in Economic Growth, 89-25. New York: Academic
Press; Richard Easterlin, 2001, « Income and happiness:
Towards a unified theory ». The economic journal 111 (473):
465-484. 163 Felwine Sarr, 2015, « Economics and culture in Africa ». The
162 Narayan-Parker Deepa, et Raj Patel, 2000, Voices of the Oxford Handbook of Africa and Economics: Volume 1: Context
poor: can anyone hear us? Vol. 1. World Bank Publications. and Concepts, 334.

[ 103 ]
RASA/AROA

Une lecture attentive des processus Le peu de biographies et d’évaluations


économiques en cours suggère de redéfinir des dynamiques populaires se double d’un
la norme («  économie formelle  ») et la marge autre impensé, l’absence de monographies
(«  économie informelle  ») dans un contexte territoriales longitudinales. Comment ancrer les
capitaliste où l’on sait depuis plus de quinze ans recherches dans la durée  ? Sans «  rentabilité
qu’en Afrique plus de 60 % de l’emploi urbain sociale  », l’acceptation du chercheur risque
relève de la marge et que cette population d’être problématique.
active contribue pour 54,2 % au PIB (Charmes,
Pour éviter les «  one shot  » occasionnés par
2000)  !164 Outre la réhabilitation d’un secteur
l’élaboration de rapports commandités par les
socioéconomique d’initiatives entrepreneuriales
organisations internationales ou les agences de
écologiques, sociales et solidaires, l’objectif
coopération, d’études ponctuelles, de missions
du RASA est d’alimenter les débats sur les
de consultance, il faut travailler à un ancrage de
orientations économiques à suivre165. Issus pour
la recherche.
la plupart de la base de la pyramide, les acteurs
de l’économie populaire solidaire savent trouver Alors que nous avons des données statistiques
des offres adaptées à celle-ci. Ces acteurs publiées régulièrement sur les relations
ont des histoires singulières, poursuivent commerciales internationales (Afrique  /  Reste
des trajectoires non linéaires, nourrissent du monde), nous manquons terriblement de
des ambitions qui méritent d’être soutenues connaissances sur les échanges économiques
et amplifiées. Pour les accompagner, il faut infranationaux. Quels sont les biens échangés
mieux les connaitre. Connaitre leurs conditions au sein des économies nationales  ? Le
de travail, leurs contraintes qu’elles soient RASA doit explorer ses voies pour faire de la
institutionnelles, logistiques, légales, sociétales, connaissance systématique et approfondie
techniques. Mais que savons-nous de ces des dynamiques économiques endogènes, un
entrepreneurs si « atypiques » ? Qui sont-ils ? levier d’une Renaissance africaine. Fournir des
Quel est leur profil ? Quel est leur parcours de éclairages qui contribuent à donner plus de
formation ? D’où provient leur mise de départ ? visibilité aux entrepreneurs eux-mêmes et aux
Quelles sont les sources de financement de leurs décideurs politiques.
activités ? Sont-ce des sources participatives ?
Solidaires ? Coopératives ? Classiques ? Quels
sont leurs modèles économiques ? Quels types
d’emplois créent-ils ? Quels sont les statuts des
contrats de travail, s’ils existent ? Quel type de
management adoptent-ils  ? Quels types de
marchés ciblent-ils ? Pourtant dans la littérature,
il existe des biographies sur des entrepreneurs,
notamment les «  Mama Benz  ». Ce genre
d’approche est à privilégier dans le RASA. Ce
qui nous permettrait de répondre aux questions
suivantes : De quelle manière et à quelle hauteur
ces dynamiques populaires participent-elles à
l’«  utilité sociale  »  ? Quelle plus-value sociale
apportent-elles  ? Comment participent ces
acteurs à alimenter les compromis sociaux qui
maintiennent l’équilibre instable des sociétés
africaines ?
164 Jacques Charmes, 2000, “The contribution of informal sector
to GDP in Developing Countries: Assessment, Estimates,
Methods, Orientations for the future”, OECD EUROSTAT,
State Statistical Committee of the Russian Federation, Non-
Observed Economy Workshop, Sochi (Russia).
165 Selon Jean-Luc Stalon (2015), en 2014, 26 % des Africains ont
créé des entreprises, comparé aux 7,4 % en Europe et 13,4 %
aux États-Unis. Ces entrepreneurs ont besoin du soutien de
l’État pour améliorer l’environnement des affaires, la protection
des biens et des personnes et l’accès à un service bancaire
adapté pour favoriser l’investissement et la création d’emploi
qualifié.

[ 104 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

Bibliographie complémentaire

Brizenski Z., 2004, The Choice, Global domination on Global Leadership, New York,
Basic Books
Fukuyama F., 2004, State Building, Gouvernance et ordre du monde au XXIème siècle
– Paris, la Table Ronde
Ki-Zerbo J., 2003, À quand l’Afrique ? Entretien avec René Holesten, Lausanne, Edition
d’En bas.
Koulibaly M., 2008, Leadership et Développement africain, les défis, les modèles, les
principes, Paris, L’Harmattan.
Ping J., 2009, Et l’Afrique brillera de mille feux, Paris, L’Harmattan.
Rocard M., 2001, Pour une autre Afrique – Paris, Flammarion
Sen A. K., 1980, « Equality of what ». In McMurrin’S Tanner Lectures on Human Values,
Cambridge. Cambride University Press. Vol. 1.
http://tannerlectures.utah.edu/_documents/a-to-z/s/sen80.pdf
Sen A. K., 1985, Commodities and Capabilities. Amsterdam: North-Holland.
Sen A. K., 2000b, Un nouveau Modèle Économique : Développement, Justice, Liberté,
Paris, Odile Jacob.
Sen A. K., 2004, « Capabilities, Lists, and Public Reason: Continuing the Conversation ».
Feminist Economics 10 (3): 77-80. doi:10.1080/1354570042000315163.
Sen A. K., 2012a, Éthique et économie, Quadrige, Paris, Presses universitaires de
France.
Sen A. K., 2012b, L’idée de justice, Paris, Flammarion.
Stewart, 1985, Basic Needs in Developing Countries. Baltimore MD: John Hopkins
University Press.
Whyte M.K., Feng W., Cai Y., 2015, “Challenging Myths about China’s one-child policy”,
The China Journal n°74:144-159.

[ 105 ]
RASA/AROA

[ 106 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique

[ 107 ]
S/C Enda TM - Complexe SICAP Point E
Avenue Cheikh Anta DIOP - Immeuble B
BP : 3370 Dakar
Rapport Alternatif Sur l’Afrique Tél. : (+221) 33 869 99 61
Email : rasa@rasa.net
Web : www.rasa.africa

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