NUMERO ZERO
2018
© RASA/ AROA
Logos partenaires
Liste des participants à la production du RASA N°0
Sommaire
[6]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
[7]
RASA/AROA
[8]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
Résumé analytique
Les opinions et les arguments exprimés ici ne refètent pas nécessairement les vues officielles
des institutions initiatrices du Rapport Alternatif sur l’Afrique, de leur Conseil d’administration
ou des pays qu’il représente. Ce document, ainsi que les données et cartes qu’il peut
comprendre, sont sans préjudice du statut de tout territoire, de la souveraineté s’exerçant sur
ce dernier, du tracé des frontières et limites internationales, et du nom de tout territoire, ville
ou région.
ISBN 978-9938-882-42-1 (imprimé) ISBN 978-9938-882-45-2 (électronique)
Conception de la couverture par Enda Tiers Monde
© RASA 2018
Vous êtes autorisés à copier, télécharger ou Une approche autocentrée s’appuyant sur
imprimer ce matériau pour votre propre usage, une industrialisation systémique et une
et inclure les extraits de cette publication souveraineté sur les ressources et les moyens
dans vos propres documents, présentations, de production est la réponse à l’ancrage d’un
blogs, sites Web, réseaux sociaux et matériaux ordre dans lequel l’Afrique est dépendante,
pédagogiques, pour autant que les institutions assignée à une fonction périphérique dans
initiatrices comme étant la source et les titulaires un système qui se reproduit par un contrôle
du droit d’auteur. systématique des ressources stratégiques que
sont les finances, les ressources naturelles, les
Afrique est considérée d’un côté par la
armes de destruction massive, la science et la
communauté internationale à la fois comme
technologie, les médias et la communication, les
un puits de ressources naturelles, un maillon
« cinq monopoles » qui constituent le cœur de
faible des réseaux de pouvoir qui décident
ce système. Le discours actuel sur l’émergence
le monde et le partenaire éternellement
renvoie à une vision positive de rattrapage,
assisté. D’un autre côté, elle doit faire face à
de transformation et de croissance dans la
ses afro pessimistes de l’intérieur ou de sa
compétition. La transformation structurelle,
diaspora qui multiplient arguments culturels,
entendue au sens très large, est une somme
psychologiques, sociaux expliquant un soi-
de mutations économiques, institutionnelles et
disant refus du développement1 pour mieux
structurelles ayant contribué à accélérer les
confiner le continent dans les cercles vicieux
processus d’insertion des pays dans l’économie
de la pauvreté. même si récemment, les
mondiale. Ce mode d’insertion à l’économie
institutions internationales et de plus en plus
mondiale sur-intègre les secteurs exposés
de médias occidentaux émettent un discours
(d’exportation) et sur-exclut les secteurs
plus positif sur les progrès du continent, ses
abrités, tournés vers les besoins des marchés
taux de croissance dans un contexte de
intérieurs. Ce qui montre que l’approche
crise économique mondiale et ses avantages
de l’émergence telle que pratiquée est une
comparatifs, celui-ci reste néanmoins teinté de
nouvelle modalité d’application du syndrome
condescendance et frappé de doutes.
de la petite économie ouverte, socle des plans
Les intellectuels, activistes et citoyens d’ajustement structurel des années 1980. La
rassemblés autour du Rapport Alternatif Sur croissance est bien là, mais elle creuse les
l’Afrique ont l’ambition de renverser les visions inégalités, exclut les populations vulnérables et
misérabilistes et économicistes véhiculées surexploite les ressources naturelles.
sur l’Afrique. Le RASA se veut une initiative
Les rapports sur l’Afrique, principaux
essentielle de réparation-correction de la
miroirs de la vision dominante du
démarche méthodologique, des domaines
développement
et enjeux adressés, d’approfondissement
et de diversification des indicateurs et de la Le développement analysé et suivi dans les
mesure, mais surtout un lieu de renversement rapports classiques est un domaine dans
philosophique et idéologique des analyses sur lequel l’information fonde l’image des pays et
l’Afrique. leur attractivité qui sont présentées comme
1 Axelle Kabou, 1991 « Et si l’Afrique refusait le essentielles dans un contexte de dépendance
développement ? », L’Harmattan.
[9]
RASA/AROA
exacerbée aux marchés et aux règles et plus de 6 % depuis trois ans. Au-delà de 8 %,
économiques internationales. Les rapports cette croissance devrait commencer à impacter
et classements internationaux consacrés à sensiblement les fabriques de la pauvreté pour
l’Afrique, véhiculent une logique d’extraversion rendre les dynamiques de développement et les
économique et de gouvernance mondialisée progrès sociaux durables. Six des 10 pays qui
qui distribue des bons et mauvais points que les ont les plus forts taux de croissance se situent
pays du Sud et les pays africains en particulier en Afrique2. En 2017, la croissance du PIB réel
subissent. reste constante, portée par les investissements
publics, la forte demande intérieure de biens et
Ces rapports attendus inspirent de la crainte,
la vigueur du secteur des services.
suscitent des réactions positives et négatives,
influencent l’espace politique, économique L’Afrique semble ainsi devenue la « nouvelle
et social des pays africains et contribuent à frontière » normative du monde, le continent qui
infléchir les politiques et les stratégies des États attire les regards, suscite l’espoir de la planète
et des gouvernements. de la voir insuffler une nouvelle dynamique, de
nouvelles valeurs.
Mais les rapports sur l’Afrique reflètent surtout
un économisme universaliste et linéaire qui Entre les deux visions optimiste et pessimiste
enserre les pays dans des lois qui les dépassent et les projections de l’Afrique dans l’espace
(OMC) et standardise les indicateurs de mesure politique et économique mondial, la réalité
des progrès de leurs peuples. Mais progrès est sans doute plus complexe et souvent loin
pour qui et vers où ? Quels sens donner au de ses caricatures surreprésentées dans les
développement à partir d’un prisme africain ? De médias internationaux et les institutions tenues
quelle(s) Afrique(s) parle-t-on ? Quels sont les et soutenues par la communauté internationale.
principes directeurs d’un progrès économique
Est-ce la situation qui change ou est-ce le
et social ? Quels sont ceux du bonheur des
regard qui évolue ? Mais surtout, n’est-il pas
Africains à partir desquels il est pertinent de
temps de mettre le focus sur comment les
mesurer les avancées ?
Africains eux-mêmes ressentent-ils les progrès
L’urgence d’une affirmation autonome d’une qui leur sont attribués et comment construisent-
centralité africaine dans le discours sur l’Afrique ils leur devenir dans ce nouveau contexte où les
est donc là. La valeur ajoutée du Rapport repères épistémologiques ont bougé ? L’Afrique
Alternatif sur l’Afrique est de contribuer à et les Africains ne doivent-ils pas construire leurs
renforcer cette autonomie et cette capacité à propres instruments de mesure de leurs progrès
penser l’avenir des sociétés et pays africains et de leurs défis à partir des valeurs et réalités
en définissant des principes et des instruments qui leur sont propres ?
de mesure de leurs progrès et à contribuer à
De la re-conceptualisation du
renverser les paradigmes paralysants ancrés
« développement » par l’Afrique et pour
dans les individus, les groupes et les institutions
l’Afrique
africains.
Le « Développement » est le concept sacralisé
L’opportunité semble offerte, dans ce moment de
pour catégoriser le monde selon des indicateurs
« redistribution des cartes », de remise en cause
économiques définis sur la base des réalités
des anciennes hégémonies etd’émergence de
des pays d’Europe et d’Amérique du nord pour
nouvelles légitimités, de positionner l’Afrique
rendre compte de leur état « d’avancement » et
différemment du passé, comme un acteur
du « retard » des autres dans leur marche vers le
respecté, ayant une vision de son futur, conscient
progrès social. Il reproduit le schéma « centre-
de sa dignité et travaillant en conséquence sur
périphérie » ou « évolué-attardé » qui a structuré
ses forces comme sur ses faiblesses.
2 Comment analyser la croissance en Afrique dans ce contexte
Pour ces rapports, c’est le moment de l’Afrique. de forte circulation des investissements directs étrangers (IDE)
Le curseur se place aujourd’hui sur les des pays émergents sur le continent et notamment la Chine et
l’Inde ? En 2015, le président chinois Xi Jinping avait annoncé,
progrès portés par les dynamiques actorielles lors d’un sommet à Johannesburg, un plan pour injecter 60
du continent. Depuis une génération, les milliards de dollars dans des projets de développement en
perspectives d’avenir sont décrites comme Afrique, afin, selon lui, de doper l’agriculture, de construire des
routes, des ports, des voies ferrées et d’annuler des dettes.
prometteuses et positives. Les économies Ces investissements sont source de croissance, tandis que les
africaines croissent de 5 % l’an depuis 10 ans rapatriements de bénéfices et l’effet démographique font que
les revenus réels par habitant se dégradent.
[ 10 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
les relations coloniales et postcoloniales. Les rapports classiques, réalisés pour rendre
Le dispositif conceptuel s’est diversifié générant compte d’un modèle de production, d’échange
des politiques et des stratégies alignées sur et de consommation qui favorise la concentration
les mêmes principes et les mêmes intérêts : du pouvoir économique et politique entre les
« ajustement structurel », « lutte contre la mains d’une oligarchie, néglige la souveraineté
pauvreté », « Objectifs du Millénaire pour le des peuples, ruine des économies locales et
Développement », « Document stratégique de cause des catastrophes environnementales
réduction de la pauvreté », voire des acceptions telles que le réchauffement climatique et la perte
plus « subtiles » comme « Émergence », de la biodiversité.
« Transformation structurelle de l’économie »,
qui pourtant signifient et incarnent la continuité Ces rapports sont des lieux de classement
des logiques de domination et d’exploitation de et de projection des mesures faites à partir
l’Afrique. d’indicateurs quantitatifs qui ont désormais
montré toutes leurs limites méthodologiques
Le développement ne peut se traiter et se mesurer et normatives. Les insuffisances du mythique
dans l’abstrait, puisque chaque situation locale « Produit Intérieur Brut » comme objet de
est particulière et ne peut guère être traitée par mesure des progrès matériels ont poussé
des procédures générales et des divagations les institutions internationales à lui associer
chiffrées aussi dérisoires que bien d’autres. Il ne de nouveaux critères comme l’insécurité,
peut demeurer le mythe d’une occidentalisation les inégalités, l’exclusion et par l’Indice de
achevée du monde vers l’uniformité culturelle Développement Humain (PNUD) qui combine
et l’effacement des spécificités. Il ne peut non l’estimation du pouvoir d’achat, du niveau
plus construire un ordre mondial dans lequel d’instruction et de l’espérance de vie, tout en se
la réflexion propre et la liberté de pensée définissant comme un processus qui permet à
s’annihilent devant une exemplarité unilatérale des populations entières de passer d’un état de
et prédéfinie qui porte au pinacle l’économie précarité extrême, une insécurité qui touche tous
de marché, la « raison moderne universelle », les aspects de leur vie quotidienne (alimentaire,
l’individualisme, la prédation des ressources, politique, sanitaire…) à des sociétés de sécurité,
etc. Le concept de « développement » est une où les Hommes ne se demandent pas chaque
illusion voire un piège épistémologique, puisque jour ce qu’ils vont manger le lendemain, peuvent
l’Afrique n’a pas de « retard » à rattraper ; et que surmonter les caprices de la nature (…), vaincre
ce dont souffre réellement l’Afrique, n’est pas la maladie, vivre dans des conditions décentes,
le « sous-développement » économique ou la avoir la possibilité d’exprimer leurs opinions
faiblesse du niveau de revenu par habitant mais et entreprendre librement pour améliorer leur
plutôt son incapacité à s’analyser elle-même par propre sort et celui de leur famille.
des catégories qui lui sont propres et à produire
« ses propres métaphores du futur ». L’Afrique continue d’être mal mesurée, mal
présentée et mal représentée par elle-même,
Les paradigmes dominants du développement
et les autres. Les systèmes statistiques ne
ont présenté la croissance comme l’objectif
sont pas en bon ordre là où ils existent. Il n’y
indépassable permettant d’obtenir le bien-
a pas de bases de données fiables ni sur le
être des populations et tirant sa légitimité
développement ni sur la démographie, encore
de l’effet de percolation de Simon Kuznets.
moins sur d’autres dimensions propres à
Cependant, dans le monde, les contradictions
la vie des Africains. L’écart reste important
se sont accentuées, élargissant le fossé entre
entre les données produites et les réalités des
opulence et misère, entre haute technologie
populations, entre les indicateurs théoriques et
et famine, entre mondialisation des marchés
les situations et pratiques réelles.
et marginalisation sociale, entre exploitation
et accaparement croissant des ressources. Un défi méthodologique, idéologique et
Ces modèles de développement ont conduit à stratégique
l’appauvrissement et au désespoir de milliards
d’êtres humains, notamment en Afrique. Les Le Rapport Alternatif sur l’Afrique est une
logiques de sur-intégration et de sur-exclusion initiative structurante pour de nouveaux jalons
qui les sous-tendent, répondant à l’injonction vers la décolonisation complète de nos esprits,
mondialiste, ont exacerbé l’opposition local/ de nos économies et la reconquête de notre
global. souveraineté.
[ 11 ]
RASA/AROA
Le Rapport Alternatif, ne se veut pas une réaction, doter de capacités soutenues de réalisation
mais l’affirmation et l’éclairage sur d’autres voies de produits qui reflètent la sensibilité et le vécu
de transformation positive déjà à l’œuvre dans des Africains dans les différents milieux.Dans le
les dynamiques réelles. Il est alternatif aussi temps même donc où la pertinence et la valeur
parce que conjuguant savoirs experts et savoirs ajoutée d’un tel Rapport Alternatif sont établies,
d’expérience et donnant la parole à des acteurs se posent des questions primordiales concernant
authentiques habituellement invisibilisés et son orientation. Où porter le regard pour voir
disqualifiés. les changements à l’œuvre dans une Afrique
plurielle et un monde complexe ? Quels seraient
Le RASA doit permettre d’établir des processus
les enjeux africains spécifiques ? Quelles sont
ouverts de production et d’appropriation de
les unités de mesure et indicateurs pertinents ?
connaissances sur l’Afrique qui constituent des
Comment situer l’Afrique par rapport au reste
leviers de changement vers le retour à un désir
du monde ? Quelle est la place des acteurs
d’avenir et l’envie d’arriver à un projet commun.
populaires dans le processus de production
La philosophie du Rapport Alternatif est donc des connaissances, à côté des autres parties
claire. Il se singularise dans le kaléidoscope des prenantes ?
rapports sur l’Afrique à la fois dans son contenu
Pour le RASA, il est nécessaire de suivre un cadre
et dans sa démarche d’élaboration. Son objectif
de référence qui met le citoyen africain au centre
est d’informer, de générer et de partager de
de la perspective de progrès économique et
la connaissance, de motiver ceux qui veulent
social, de sortir du mimétisme dans la trajectoire
transformer l’Afrique. C’est un instrument qui
de développement, de repenser le monde
permet d’orienter l’action.
global à partir des savoirs locaux et endogènes,
Le RASA est l’espace de rencontres entre enracinés dans la culture, dans la richesse de
intellectuels, activistes et citoyens qui sont l’hétérogénéité et de la diversité des Afriques ;
appelés à contribuer à sa production pour Il doit être une composante de la mouvance de
refléter la complexité et la diversité des acteurs récupération de son histoire, et de décolonisation
qui font le continent autrement. Il constitue un de sa pensée, une voix analytique africaine vers
lieu d’expression convergente et contradictoire, l’Afrique et par l’Afrique.
des analyses et lectures de tous les Africains
Ce qui est alternatif, c’est aussi ce qui fait voir
soucieux de recentrer une pensée authentique
les moteurs cachés des évolutions positives
et souveraine africaine et de la projeter dans
et négatives de l’Afrique. C’est ce qui montre
l’espace du monde.
comment les Africains malgré tout se posent
Les acteurs rassemblés par le RASA, en tant comme responsables de leur sort et de leur
que vigies et activateurs d’un nouveau souffle avenir, et s’évertuent à (se) créer une nouvelle
africain, donneront dans ce numéro zéro les réalité. Davantage, le RASA doit refléter une
lignes directrices de leur philosophie et leur lecture idéologique et systémique différente.
vision de l’Afrique dans un monde en pleine Plus précisément, il se doit de :
accélération. Cette Afrique présentée ici est celle
dont les narrations sont souvent anecdotiques • bâtir une définition du progrès de l’Afrique
dans les rapports classiques. C’est cette Afrique et des Africains plus proches de leurs
réhabilitée sans concession dont le récit sera fait cosmogonies et visions du monde, de leurs
dans le RASA. réalités et de leurs pratiques ;
Ses initiateurs3 ont bâti un partenariat avec • rendre compte des évolutions et
des institutions de recherche, des think tanks, transformations sociétales, économiques,
des organisations non gouvernementales et culturelles, religieuses, politiques,
citoyennes, des sociétés privées et publiques, environnementales qui donnent une
des initiatives similaires, des personnalités autre idée de l’Afrique qui est en train
africaines et de la diaspora, etc. afin de se de se construite et qui échappent de
3 Une initiative d’Enda Tiers Monde, du CODESRIA, du Forum
fait aux indicateurs conventionnels du
du Tiers Monde (FTM), de l’International Institute for Democracy développement et du bien-être ;
and Electoral Assistance, l’Institut des Futurs Africains, de
la Fondation Rosa Luxembourg, de Legs Africa, de l’Institut • refléter la vision prospective des Africains et
Panafricain pour le Développement - Afrique de l’Ouest et l’évolution de leur(s) pensée(s) sur l’Afrique
Sahel (IPD-AOS), West African Think tank (Wathi), de l’Alliance
pour la Refondation de la Gouvernance en Afrique (ARGA), etc. et le monde ;
[ 12 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
[ 13 ]
RASA/AROA
[ 14 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
[ 15 ]
RASA/AROA
[ 16 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
[ 17 ]
RASA/AROA
UN RAPPORT
POUR LES AFRICAINS
ET PAR LES AFRICAINS
Le « développement » est un domaine dans infléchir les politiques et les stratégies des
lequel l’information fonde l’image des pays et États et des gouvernements. Mais les rapports
leur attractivité qui sont présentées comme sur l’Afrique reflètent surtout un économisme
essentielles dans un contexte de dépendance universaliste et linéaire qui enserre les pays
exacerbée du marché et des règles du continent dans des lois qui les dépassent
économiques internationales. Les rapports et (OMC) et standardise les indicateurs de mesure
classements internationaux entièrement ou des progrès de leurs peuples. Mais progrès
partiellement consacrés à l’Afrique, véhiculent pour qui et vers où ? Quels sens donner au
une logique d’extraversion économique et de développement à partir d’un prisme africain ? De
gouvernance mondialisée qui distribue des quelle(s) Afrique(s) parle-t-on ? Quels sont les
bons et des mauvais points que les pays du Sud, principes directeurs d’un progrès économique
et les pays africains en particulier, subissent. et social ? Quels sont ceux du bonheur des
africains à partir desquels il est pertinent de
Ces rapports attendus inspirent de la crainte et
mesurer les avancées ?
suscitent des réactions positives et négatives,
influencent l’espace politique, économique Ce questionnement survient à un moment où
et social des pays africains et contribuent à le contexte international semble favorable, où
[ 18 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
[ 19 ]
RASA/AROA
[ 20 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
[ 21 ]
RASA/AROA
donnant la parole à des acteurs authentiques dues la plupart du temps à des investissements,
habituellement invisibilisés et disqualifiés. publics ou privés, dans des secteurs orientés
prioritairement vers la production et l’exportation
Le RASA se veut une initiative essentielle
de matières primaires. La sécurité alimentaire est
de réparation-correction de la démarche
menacée par la priorité accordée aux cultures
méthodologique, des domaines et enjeux
de rente, faisant de l’Afrique un continent qui
adressés, d’approfondissement et de
consomme ce qu’il ne produit pas et produit ce
diversification des indicateurs et de la
qu’il ne consomme pas. L’environnement déjà
mesure, mais surtout un lieu de renversement
fortement affecté par la péjoration climatique,
philosophique et idéologique des analyses sur
connait une dégradation accélérée en raison de
l’Afrique.
l’expansion d’industries extractives écocides
Le RASA doit permettre d’établir des processus
et d’une agriculture minière qui dilapide
ouverts de production et d’appropriation de
littéralement son capital écologique. Quant
connaissances sur l’Afrique qui constituent des
à la souveraineté en matière de formulation
leviers de changement pour le retour à un désir
de politiques publiques, elle est condamnée
d’avenir et l’envie d’arriver à un projet commun.
à rester illusoire même si le financement du
Les transformations structurelles vont certes
développement ne repose plus, pour l’essentiel,
prendre du temps. Mais quel que soit le temps
sur le binôme « aide-endettement », les États
mis, il y a deux impératifs auxquels il sera difficile
africains semblent incapables de mobiliser
d’échapper : créer un cadre favorable pour le
les ressources internes. La faillite de l’Afrique
développement et susciter une mobilisation
présentée comme un continent désespérant fait
autour d’un projet collectif. Le RASA est conçu
partie des leitmotivs des experts et analystes
pour contribuer à construire un tel projet. Pour
du développement africain.
tendre vers un futur différent de notre trajectoire
actuelle, nul doute qu’il faudra « oser penser, Aujourd’hui, comme par enchantement, les rangs
oser parler, oser agir ». Parler pour redonner des afro-pessimistes sont plutôt clairsemés car
confiance à nos sociétés fragilisées par de nombre des Cassandres d’hier qui avaient bâti
longues périodes d’aliénation, penser pour les leur réputation sur la dénonciation des maux
voies d’un vrai développement économique et africains ont rejoint le camp des afro-optimistes
social, et agir pour peser sur les décisions qui où ils rivalisent d’ardeur avec ceux qu’ils y
engagent le présent et l’avenir de nos sociétés. ont trouvé. Avec une foi de charbonniers, ces
La philosophie du rapport alternatif est donc nouveaux afro-optimistes se font les chantres
claire. Il se singularise dans le kaléidoscope de d’une nouvelle narration qui devrait justifier, à
rapports sur l’Afrique à la fois dans son contenu leurs yeux, un certain afro-enthousiasme, voire
et dans sa démarche d’élaboration. Son objectif une afro-phorie. Ils ont entonné la trompette
sera d’informer, de générer et de partager de de l’Afrique qui s’éveille. Africa Rising est la
la connaissance, de motiver ceux qui veulent bannière derrière laquelle défilent ceux qui
transformer l’Afrique. Il sera un instrument vouaient hier l’Afrique aux gémonies et la
d’orientation de l’action. considéraient comme désespérante.
1. Le constat de départ À les croire, l’Afrique après avoir connu des
décennies de stagnation, est aujourd’hui
Pendant longtemps, le débat sur la situation en pleine émergence ou, à tout le moins, est
de l’Afrique et son avenir a ressemblé à une susceptible d’émerger. Ces afro-enthousiastes
foire d’empoignes où afro-optimistes et afro- mettent en exergue les nouvelles réalités
pessimistes se crêpent le chignon avec vigueur, africaines qui sont, dans leurs discours,
sans grande élégance, mais surtout sans grand associées à des changements, à de nouvelles
souci de la « vérité ». dynamiques. Ils mettent en exergue, pêle-
mêle, l’émergence de nouvelles catégories
Les pessimistes, essentiellement des sociales, singulièrement les classes moyennes
macroéconomistes, soulignent que sur le long qui compteraient dans leurs rangs plus de trois
terme la stagnation est ce qui caractérise cents millions d’individus, la diffusion rapide
les tendances de l’évolution économique de de certaines technologies, dont la pénétration
l’Afrique. Ils soulignent que dans l’évolution en du téléphone mobile et de l’e-bancarisation, le
dents de scie des économies africaines, les développement des organisations de la société
périodes de croissance forte sont plutôt rares et civile.
[ 22 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
À la réflexion, les deux positions afro-optimistes l’agriculture africaine ayant été capable malgré
et afro-pessimistes ont été des représentations tout, même si c’est au prix d’une dégradation
caricaturales, outrancièrement simplificatrices environnementale indéniable, de soutenir une
de la complexité des réalités africaines, et tout croissance démographique importante et une
au plus des demi-vérités. urbanisation encore plus importante. Quant à
l’émergence, qui serait la bonne nouvelle venue
En effet, la stagnation n’a jamais été totale,
d’Afrique, elle relève encore de l’Arlésienne.
[ 23 ]
RASA/AROA
contradictoires, mais un jeu à somme non nulle. peuples » selon l’expression de Samir Amin.
Un système dont les variables constitutives Le vieux monde est en déconfiture mais le
connaissent des évolutions parallèles à des nouveau monde n’est pas encore né et dans
vitesses différenciées. cette période de clair-obscur, pour reprendre
les termes d’Antonio Gramsci, les repères sont
À titre d’exemple, les systèmes de valeurs
brouillés. Pour les peuples, la seule question qui
évoluent vite sous l’effet de l’éducation, de
se pose, la seule qui vaille est celle de savoir s’il
l’urbanisation mais cette évolution est plus lente
faut sortir de la crise du capitalisme ou sortir du
pour ce qui est des systèmes de production
capitalisme en crise (Samir Amin, 2009)13.
restés largement lignagers.
Ces lectures sont enfin le reflet d’une transition
compliquée : nous vivons l’« automne du 13 Samir Amin, 2009, Sur la crise : sortir de la crise du capitalisme
capitalisme mais pas encore le printemps des ou sortir du capitalisme en crise, Paris, Le temps des cerises.
[ 24 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
[ 25 ]
RASA/AROA
[ 26 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
aujourd’hui, ce modèle à haute intensité en rapport au reste du monde ? Quelle est la place
capital, peu créateur d’emplois, écocide16, des acteurs populaires dans le processus de
production des connaissances, à côté des
autres parties prenantes ?
devrait disposer de 5 Amériques pour y
exporter les paysans libérés qui sont au nombre
de quatre milliards.
Le RASA suivra un cadre de référence qui met
Les acteurs rassemblés par le RASA, en le citoyen africain au centre de la perspective
tant que vigies et activateurs d’un nouveau de progrès économique et social. Il lance le
souffle africain, donneront dans ce numéro mot d’ordre de sortir du mimétisme dans la
zéro les lignes directrices de leur philosophie trajectoire de développement et de repenser
et leur vision de l’Afrique dans un monde en le monde global à partir des savoirs locaux
pleine accélération. Cette Afrique présentée et propres, enracinés dans la culture, dans la
ici est celle dont les narrations sont souvent richesse de l’hétérogénéité et de la diversité
anecdotiques dans les rapports classiques. des Afriques. Il doit être une composante de
C’est cette Afrique réhabilitée sans concession la mouvance de récupération de son histoire,
dont ils feront le récit ici. et de décolonisation de sa pensée, une voix
analytique africaine vers l’Afrique et par
2. Un défi méthodologique, idéologique
l’Afrique.
et stratégique
Ce qui est alternatif, c’est d’abord ce qui fait voir
Les initiateurs du Rapport Alternatif sur les moteurs cachés des évolutions positives
l’Afrique17 ont déjà posé les jalons d’un et négatives de l’Afrique. C’est ce qui montre
partenariat avec des institutions de recherche, comment les Africains malgré tout se posent
des think tanks, des organisations non comme responsables de leur sort et de leur
gouvernementales et citoyennes, des sociétés avenir, et s’évertuent à (se) créer une nouvelle
privées et publiques, des initiatives similaires, réalité. En outre, le RASA doit refléter une lecture
des personnalités africaines et de la diaspora, idéologique et systémique différente.
afin de se doter de capacités soutenues de Plus précisément, il s’agit de :
réalisation de produits qui reflètent la sensibilité
et le vécu des Africains dans les différents • bâtir une définition du progrès de l’Afrique
milieux. Ses domaines de définition et d’intérêt et des Africains plus proches de leur
peuvent embrasser l’économie, le politique, le cosmogonies et visions du monde, de
social, l’environnement, la culture, la science, leurs réalités et de leurs pratiques ;
la technologie, la géographie, l’histoire, la
psychologie, et toute discipline pertinente, ainsi • rendre compte des évolutions et
que les interactions entre elles. transformations sociétales, économiques,
culturelles, religieuses, politiques,
Mais dans le temps même où la pertinence et environnementales qui donnent une
la valeur ajoutée d’un tel rapport alternatif sont autre idée de l’Afrique qui est en train
établis, se posent des questions primordiales de se construite et qui échappent de
concernant son orientation. Où porter le regard fait aux indicateurs conventionnels du
pour voir les changements à l’œuvre dans une développement et du bien-être ;
Afrique plurielle et un monde complexe ? Quels
seraient les enjeux africains spécifiques ? • refléter la vision prospective des Africains
Quelles sont les unités de mesure et indicateurs et l’évolution de leur(s) pensée(s) sur
pertinents ? Comment situer l’Afrique par l’Afrique et le monde ;
16 Dans le modèle capitaliste, il suffirait de 6 jours de
consommation pour épuiser les ressources mondiales si tous
• donner la parole aux citoyens et acteurs
les pays utilisaient le modèle américain. africains dans la production d’un rapport
17 Pour rappel, une initiative d’Enda Tiers Monde, du CODESRIA, qui reflète les modes de vie réels et réalités
du Forum du Tiers Monde (FTM), de l’International Institute
for Democracy and Electoral Assistance, l’Institut des Futurs culturelles des populations en innovant
Africains, l’Association des Femmes Africaines pour le dans sa méthodologie d’élaboration
Recherche et le Développement (AFARD), de la Fondation
Rosa Luxembourg, de Legs Africa, de l’Institut Panafricain
par la mise en place d’une plateforme
pour le Développement (Afrique de l’Ouest et Sahel), West de production de connaissances
African Think tank (WATHI), de l’Alliance pour la Refondation et d’informations combinant des
de la Gouvernance en Afrique (ARGA), etc.
[ 27 ]
RASA/AROA
[ 28 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
Afrique. Si la démocratie est une injonction partout et particulièrement en Afrique une clé
de l’extérieur, si dévoyée, de quel mode de de lecture et d’analyse du fonctionnement des
gouvernement l’Afrique a-t-elle besoin ? Qu’en sociétés et un déterminant de leur stabilité et de
pensent réellement les Africains eux-mêmes ? leur harmonie. Si la démocratie est consacrée
Ce questionnement perspicace ne doit pas faire par le système hégémonique international
penser que l’état de la démocratie représente comme le seul mode à partir duquel des acteurs,
[ 29 ]
RASA/AROA
des organisations, des institutions définissent des institutions « modernes » et celles des
des règles et des pratiques pour l’accession sociétés africaines ? Comment les réinventer
et la conservation du pouvoir, elle est loin de pour qu’elles soient plus légitimes ? Comment
répondre de manière satisfaisante aux valeurs renforcer leur appropriation par la majorité des
intrinsèques et aux cosmogonies des Africains. populations qu’elles sont censées représenter
Elle fonctionne comme une greffe dont la prise et incarner ?
est à géométrie variable. Comment combler le
Le quatrième axe thématique discute des
décalage entre les logiques de fonctionnement
[ 30 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
conditions de possibilités et de réalisations ont insufflées. Dès lors, le piège à éviter est
des futurs souhaitables dans une souveraineté d’en faire un nouveau mirage.
transformatrice. Selon les auteurs du présent
L’objectif principal du cinquième axe thématique
Rapport, seul le projet de souveraineté populaire
est de proposer des paradigmes, modèles,
constitue l’alternative à la globalisation libérale.
critères, indicateurs et modes de calcul adaptés
En effet, le capitalisme mondial contemporain
aux contextes africains. Ces méthodes et outils
est une construction complexe d’États (des
devront permettre de combiner de manière
nations souveraines en principe), de peuples
originale et novatrice le quantitatif et le qualitatif,
et de nations (qu’elles soient « homogènes »
et à jeter les bases d’un renoncement au principe
ou non) et de classes sociales définies par le
de « penser global et agir local » s’il véhicule
conflit de répartition capital/travail, qui constitue
une colonisation de la connaissance justifiant
le fondement du capitalisme. Les conflits entre
la pensée et les stratégies décidées dans les
États et les luttes de classe s’entrelacent en
centres de pouvoirs des pays développés
une étroite relation d’interdépendance, effet de
aux fins de les reproduire dans les pays en
la manière dont les différents blocs dominants
développement. Mais à contrario, si la formule
exploitent les possibilités dont ils disposent sur
« penser global, agir local » peut-être interprétée
la scène internationale.
comme signifiant une action initiée localement,
La conclusion d’alliances mondiales des classes à partir d’une pensée d’appartenance et de
dominées, capables de créer une « alternative contribution à des dynamiques globales, nous
globale », est de ce fait confrontée à de sérieux la ferions nôtre.
obstacles dont nous proposons une analyse ici.
Inventer de nouveaux instruments de mesure
Ces futurs souhaitables dans une souveraineté
n’a pas vocation à s’inscrire dans une approche
transformatrice doivent aussi répondre au
techniciste, ni à se détourner des questions
défi démographique, puisqu’entre 2015 et
sociales, politiques et économiques qui
2050, la population africaine augmentera d’un
façonnent la vie des Africains. Au contraire,
milliard trois cents millions d’habitants (soit
il s’agit de déplacer le regard, du dehors au-
50 % de l’accroissement démographique
dedans, en débroussaillant de nouvelles
mondial qui sera de 2,4 milliards). Entre 2050
sentes dans la mesure et la caractérisation
et 2100, l’Afrique sera responsable de la
des dynamiques populaires de l’économie
croissance démographique mondiale (128 %).
réelle. Outre la réhabilitation d’un secteur
À l’heure actuelle, sa population active (15-
socioéconomique d’initiatives entrepreneuriales
64 ans) augmente chaque année de 17,5 à
écologiques, sociales et solidaires, l’objectif
18 millions. En 2030, le nombre de nouveaux
du RASA est d’alimenter les débats sur ce à
entrants sur le marché du travail s’établira aux
quoi on accorde de la valeur, les finalités de
alentours de 27 millions. De manière générale,
la société, les orientations économiques et
la population active potentielle devrait doubler
les engagements politique que cela implique.
voire tripler dans 41 pays d’Afrique entre 2010
Issus pour la plupart de la base de la pyramide,
et 2050 pour atteindre 1,25 milliard. Face à
les acteurs de l’économie populaire savent
ces tendances démographiques, le rapport
trouver des offres adaptées. Ayant des histoires
explorera la possibilité d’absorber cette
singulières, ils poursuivent des trajectoires non
force de travail croissante dans des emplois
linéaires, nourrissent des ambitions qui méritent
décents. Loin d’accréditer les prophéties
d’être étudiées, soutenues et amplifiées. Cela
sur la fin du travail, nous postulons un
passe par la connaissance de leurs conditions
nouveau paradigme distributif, défi majeur à
de travail, leurs contraintes institutionnelles,
l’intersection de l’évolution démographique et
logistiques, légales, sociétales et techniques.
des mutations technologiques contemporaines
pour l’Afrique du XXIème siècle. Ces mutations
impactent le quotidien des Africains en tant
que consommateurs de contenus (soft) et de
supports (hard). Mais en dehors de quelques
projets et initiatives que l’on exhibe comme des
succès des TIC en Afrique (M PESA au Kenya,
Manobi au Sénégal…) on continue de chercher
les véritables dynamiques productives qu’elles
[ 31 ]
RASA/AROA
[ 32 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
AXE 1
L’Afrique : de l’abstraction conceptuelle
aux réalités diverses des Africains
I-/ Pour un retour exigeant à une centralité L’Afrique du passé, l’Afrique des États issus
africaine du discours sur l’Afrique de la colonisation et structurés autour de
frontières figées, l’Afrique des communautés
En tant qu’entité géographique, l’Afrique
économiques régionales, l’Afrique des régions
est facilement localisable sur une carte
transfrontalières et internes, l’Afrique des
du globe. Les significations objectives et
villages, l’Afrique des villes, l’Afrique culturelle
subjectives de l’Afrique sont cependant
aux traits à la fois si communs et si divers doivent
différentes, même pour les Africains et
être confrontées à l’Afrique réelle et aux réalités
les peuples d’origine africaine.18
quotidiennes du milliard d’individus issus de
Qu’est-ce que l’Afrique ? Qu’est-ce que familles, de communautés d’appartenances
l’Africain ? Comment se représente-t-il le multiples, de régions et pays qui peut-être
continent et son sentiment d’appartenance ? n’ont que peu ou pas le souci de l’Afrique du
Plus que l’origine si diversifiée du nom Afrique développement, du combat ou de la projection
(Ifriqiya, Afriki, etc.) et les dénominations sur le futur. Il s’agit ici d’interroger le système
anciennes désignant les pays des noirs, c’est de connaissances sur l’Afrique, ses différentes
la notion « Afrique » que le RASA interroge composantes et l’africanité des Africains du
dans son sens, ses évolutions et son étendu dedans et de la diaspora, ceux qui vivent
idéologique et épistémologique. Cette notion, l’Afrique du dehors.
fruit d’une construction et d’un questionnement
Il s’agit également à travers le RASA, d’interroger
issus d’une communauté intellectuelle large,
la prise en compte de ces dimensions dans
irrigue une littérature très diversifiée. L’Afrique
les rapports antérieurs ainsi que dans les
est à la fois une notion inventée et moulée dans
propositions et les actions des institutions
diverses formes de représentation tout en étant
africaines. Quelles approches scientifiques
une réalité puissante dans sa géographie, son
ou pratiques expérientielles permettent
histoire, sa démographie et ses spécificités
d’appréhender de façon adéquate les réalités
culturelles, sociales, économiques et politiques.
africaines ainsi que les préoccupations des
L’Afrique a tour à tour été une invention populations ? Comment appréhender la tension
précoloniale et coloniale dont l’image d’unité entre le « moi » et le « nous », concernant les
réelle ou supposée se perpétue tout en laissant Africains ? Toutes ces questions doivent faire
paraitre une diversité extrême qui est devenue l’objet d’une approche ouverte et systématique
un de ses traits les plus marquants. structurant la réalisation de Rapports Alternatifs
épousant les représentations des Africains sur
l’Afrique.
18 Telle est toutefois l’ampleur de l’oppression et de la
privation de certaines communautés d’ascendance africaine L’invention de l’Afrique comme objet scientifique
profondément isolées en Asie et en Amérique Latine, si bien ou encore comme représentation de sens
qu’on ne peut exclure l’hypothèse d’une ignorance totale de et d’appartenance a fait l’objet de travaux
l’existence même de l’Afrique – et de leurs connexions à celle-
ci. Découvrir et intégrer ces peuples d’ascendance africaine innombrables19.
méritent d’être considérés comme un devoir du RASA envers 19 Valentin-Yves Mudimbé, 1994, The Invention of Africa,
l’Afrique ainsi que les « tribus perdues d’Afrique ». Bloomington, University Press of Indiana, 1988; The Idea of
[ 33 ]
RASA/AROA
[ 34 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
[ 35 ]
RASA/AROA
Le philosophe, écrivain, poète et critique littéraire pour pouvoir faire de l’ethnologie. Ces banalités
congolais Valentin-Yves Mudimbé20 présente couvrent des modèles écrasants qu’il s’agit
les enjeux de l’exigence épistémologique à d’accepter ou de refuser. Les accepter implique
travers le discours sur l’Afrique et les Africains notamment que le modèle de développement
pour le salut du continent. Depuis les années sera l’ajustement à l’évolution économique,
1970, il a voulu mettre à nu l’extraversion sociale et politique de l’Occident et que donc le
conceptuelle et paradigmatique des sciences rôle des sciences sociales sera celui d’auxiliaire
sociales africaines, en insistant sur le débat de ce programme et de la prospective politique
concernant la crise de l’humanité africaine et des classes dominantes. Le rejeter, c’est
le rôle du discours des sciences sociales en choisir « l’aventure » contre la « science »,
Afrique. Il avait très tôt compris que l’insertion l’incertitude contre la sécurité intellectuelle ;
de l’africanisme dans l’espace discursif de mais c’est aussi opter pour une promesse,
l’Occident avait « exogénéisé » les savoirs celle de pouvoir produire « une science du
produits sur l’Afrique, en les enfermant dans dedans », celle de s’intégrer dans la complexité
des schèmes de problématisation et des cadres véritable des formations sociales africaines
analytiques très éloignés des réalités qu’ils et les assumer non plus comme calques de
prétendaient cerner. l’histoire occidentale mais en leur spécificité
culturelle et historique ; c’est concevoir l’Afrique
La plupart des grilles d’approche sur l’Afrique
comme pouvant être autre chose qu’une marge
et les Africains ont porté sur des logiques de
de l’Occident ; c’est enfin et surtout que les
réhabilitation et de revalorisation du monde
sciences sociales ne soient pas seulement des
noir longtemps considéré comme un espace
collectrices d’informations dites objectives mais
a-historique. Historiquement, les sensibilités
qu’elles soient de manière réelle, révélatrices de
dominantes de la créativité intellectuelle ont
mouvance sociale et lieux de prise permanente
été marquées par les débats sur l’identité
de conscience et de parole » (p. 57).
de l’homme noir, sur l’autodétermination et la
valorisation des humanités africaines. Dans une mondialisation néolibérale qui
s’organise en pans géopolitiques, le continent
Selon Valentin-Yves Mudimbé, le discours
africain doit trouver ses repères dont les sciences
ethnologique n’est qu’un prétexte utilisé pour
sociales ont l’obligation de déterminer les
lancer une interrogation à savoir : comment les
contours. Cette rupture de paradigme suppose
Africains pourraient entreprendre chez eux un
une refondation de l’ordre épistémologique
discours théorique leur permettant de sous-
positiviste occidentaliste pour asseoir un
tendre une pratique politique (p. 10). Dans
espace épistémique africaniste investissant
cette lignée, Mahmood Mamdani dénonce le
théoriquement la question de l’avenir de notre
raisonnement par analogie chez les africanistes
continent, de son développement économique
dans « Citoyen et sujet »21. Dans son ouvrage
et social et, surtout, de ses rapports avec
« L’odeur du père »22 qui semble se nourrir
le reste d’un monde marqué par une vision
des constats faits dans le précédent de
phantasmatique du marché. Sous ce rapport,
l’inadéquation de l’ethnologie dans une optique
les sciences sociales africanistes ne doivent
d’explication du réel africain mais également
pas se placer en dehors du combat politique
dans sa nature prédatrice, Mudimbé propose
et économique que mènent les populations
le droit d’excommunication aux chercheurs
d’Afrique. Elles ont plus que jamais, dans le
africains. Il le traduit en ces termes :
contexte de la globalisation, un rôle d’alerte et
« Tout chercheur africain doit s’arrêter sur les de suggestion pour éclairer les stratégies des
trivialités suivantes : l’Occident a créé « le acteurs africains, dans une mondialisation où
sauvage » afin de le civiliser, « le sous- les réseaux transnationaux se sont emparés des
développement » afin de le développer, le primitif pouvoirs économiques.
Africa.
20 Valentin-Yves Mudimbe, 1973, L’Autre Face du Royaume : Il est aujourd’hui urgent, pour les chercheurs
une introduction à la critique des langages en folie. Lausanne, africains, de revisiter, dans une optique
L’Âge d’Homme, 154 p.
21 Mahmood Mamdani, 2004, Citoyen et sujet : l’Afrique
critique et « rupturaliste », les catégories
contemporaine et l’héritage du colonialisme tardif, traduction traditionnelles pour décrypter, préparer et
de Jean Copans, Paris, Karthala. traduire les mutations en cours, en s’attaquant
22 Valentin-Yves Mudimbe, 1982, L’odeur du père : essai sur
des limites de la science et de la vie en Afrique Noire », Paris, aux défis et enjeux auxquels le continent est
Présence africaine.
[ 36 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
confronté. Il est du ressort de ces chercheurs Tony Obeng, dans une approche proche de celle
de redimensionner le discours africaniste, de d’Albert Memmi dans le « Portrait du colonisé »24
suggérer un déplacement des problématiques, se demande, comment se débarrasser des
de manière à orienter le discours sur l’Afrique mots par lesquels on a assigné une identité de
vers une mise en intelligibilité des mutations en « dépendant », « perdant », et que nous avons
cours dans le continent africain. tendance à reprendre alors même que nous
cherchons à nous « décoloniser ».
L’Afrique se donne à penser sous le mode de
la complexité23, avec de nouveaux champs L’Afrique ne se limite pas aux Africains
sociaux, dont la mise en élucidation suppose une présents en Afrique, elle épouse des
prise de conscience endogénéisée par rapport diasporas, d’autres réalités et modes
à une modernité différente d’une modernisation de pensée qui peuvent représenter
importée, partielle et désarticulée. des ruptures et des transgressions
23 Amadou Sarr Diop, 2015, Radicalité des sciences sociales 24 Albert Memmi, 1985, Portrait du colonisé, précédé de Portrait
africanistes et réinvention du futur de l’Afrique face aux défis du colonisateur, première parution, Préface de Jean-Paul
du XXIe siècle : les enjeux d’un débat, Dakar, CODESRIA. Sartre, Collection Folio actuel, n° 97, Paris, Gallimard.
[ 37 ]
RASA/AROA
[ 38 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
figurent les vies et les travaux de Peter Milliard, survie et d’adaptation ont enraciné le « micro
le médecin guyanien qui a co-présidé le nationalisme » en Afrique aux dépens du
cinquième congrès panafricain avec William panafricanisme tant dans ses sens continentaux
Edward Burghardt Du Bois, George Padmore, que globaux. Les descendants africains de la
Frantz Fanon, Aimé Césaire, Paul Robeson28, diaspora ne savent plus à quel saint se vouer,
Martin Luther King, Malcolm X, Kwame Ture depuis la fin de l’ère Kwame Nkrumah, Gamal
Carmichael et Walter Rodney. Tout aussi notable Abdel Nasser, Ahmed Ben Bella, Mohammed V,
à cet égard est le rôle de la Jamaïque en tant Patrice Lumumba, Ahmed Sékou Touré, Modibo
que premier territoire à déclarer un embargo Keita, Julius Nyerere, Kenneth Kaunda et
commercial contre l’Apartheid en Afrique Boubacar Diallo Telli, premier Secrétaire Général
du Sud, ceci avant même d’avoir le statut de l’Organisation de l’Unité Africaine… et la fin
d’indépendance formelle29. de la tentative éphémère de Thomas Sankara
de relancer la lutte collective africaine pour
La connaissance de l’Afrique et les sentiments
l’émancipation. Les nombreuses incidences
sur le continent et ses peuples parmi la majorité
d’afrophobie de masse et d’expulsions
silencieuse de la diaspora, chez les Africains en
officielles des « étrangers » et des « immigrants
général – et les peuples d’origine africaine en
clandestins » africains – accusés de « voler »
Amérique du Sud, dans certaines terres arabes,
des emplois locaux, des entreprises locales
en Asie et dans le sous-continent indien et ses
et d’autres sources de revenus et les femmes
îles en particulier – pour des raisons évidentes,
locales sont des manifestations encore plus
sont quantité négligeable.
lugubres de l’état du panafricanisme.
Combien de la majorité des Africains en Afrique
Les élites et les gouvernements « mondialisés »
connaissent et se soucient de « leur » continent
ou compradores de l’Afrique portent la plus
et de ses peuples est encore un autre mystère.
grande part de responsabilité dans les
Mais ce n’est pas une supposition déraisonnable
difficultés actuelles du panafricanisme en tant
que beaucoup des illettrés du continent, pour
que construction communautaire ou force
adapter le titre du célèbre livre de Frantz Fanon,
de combat. En raison de leurs réseaux de
n’ont pas de cartes cognitives de l’Afrique au-
représentations diplomatiques en Amérique
delà de leurs clans, villages, communautés
latine, en Asie et dans le sous-continent
et États – et n’ont de sentiments particuliers
indien et au Moyen-Orient, où la majorité des
à propos du continent et des peuples qu’ils
personnes d’ascendance africaine continuent
connaissent à peine30.
d’être traitées comme des esclaves ou pire
Cette perte d’intérêt de l’élite pour les conditions encore – et de la littérature et des preuves
de vie, les luttes et les réalisations des peuples documentaires et anecdotiques – l’Union
d’Afrique en dehors des « colonial slave pens » Africaine, ses États membres et la « nouvelle
d’Ayi Kwei Armah est palpable. génération de leaders africains » sont tout aussi
ouverts à l’indifférence flagrante et délibérée
vis-à-vis de la diaspora africaine opprimée et
L’ignorance profonde, les pressions de déshumanisée dans l’ancien monde et les sites
28 Paul Robeson, chanteur populaire dont la combinaison de son
latino-américains de l’oppression « noire ».
activisme anti-impérialiste et pour les droits civils a conduit à
la saisie de son passeport américain et la restriction par ordre II-/ L’Afrique et sa diaspora : quelles articulations
du président Truman de ses mouvements continentaux aux de rechange ?
États-Unis. Rappelons que la raison officiellement donnée
pour la restriction de ses mouvements était que « lorsqu’il La diaspora africaine est répartie dans trois
s’est rendu à l’étranger, il s’est élevé contre le colonialisme et
a plaidé pour l’indépendance de l’Afrique, ce qui est contraire principales zones géographiques : l’Europe, les
aux meilleurs intérêts des États-Unis ». (Vincent Dowd, ‘Singer États-Unis et les pays du Golfe. Elle peut être
Paul Robeson’s granddaughter recalls fight against racism’,
BBC News, 7 May 2014, www.bbc.com/news/entertainment-
utile à l’Afrique dans au moins trois principaux
arts-27291682). domaines :
29 http://www.thediplomaticsociety.co.za/index.php/archive/
archive/273-jamaicasouth-africa-relations. - l’amélioration des compétences
30 Cette observation est sans préjudice des nombreux cas
documentés d’Afrophobie de masse parrainée par l’État et techniques et universitaires ;
l’élite. Sur ce point, voir, par exemple, Michael Neocosmos,
2010, From ‘Foreign Natives’ to ‘Native Foreigners: Explaining - l’apport en ressources financières de
Xenophobia in Post-Apartheid South Africa Citizenship développement. Les transferts d’argent
and Nationalism, Identity and Politics, CODESRIA, Dakar,
Senegal.
frais de cette diaspora vers l’Afrique sont
[ 39 ]
RASA/AROA
AXE 2
La (les) pensée(s) africaine(s) d’hier à aujourd’hui
Le monde a fait l’Afrique mais c’est surtout comme en témoignent les dizaines de milliers
l’Afrique qui a fait le monde, non seulement par de documents consignés à la Bibliothèque
le peuplement, mais également par la pensée. d’Alexandrie, aux universités de Qarawiyine à
L’histoire de l’érudition en Afrique est vieille de Fez et Al-Azhar au Caire, et les manuscrits de
plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires, Tombouctou. Nombreux sont les intellectuels
[ 40 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
Africains qui ont réfléchi sur les problèmes du L’Afrique, comme on le sait, a été marquée sur
monde à partir de l’Afrique. le plan symbolique, politique, économique,
Parmi ceux-ci, le CODESRIA, ENDA, l’AFARD, culturel, environnemental par la traite négrière
le Forum du Tiers Monde et d’autres ont et l’entreprise coloniale, auxquelles on
contribué considérablement à décloisonner peut aujourd’hui ajouter la néocolonisation,
les matrices traditionnelles et hégémoniques l’ajustement structurel et toutes les autres
et à la décolonisation des sciences sociales et formes de logiques hégémoniques qui ont
humaines depuis plus de 40 ans. De l’histoire à un impact sur son affirmation et le défi de sa
la philosophie, en passant par l’environnement, Renaissance.
les thèmes abordés recouvrent : l’intégration
Tout cela fut accompagné par une idéologie
régionale, la conception du développement
dite civilisatrice, dont l’objectif visé est
(Samir Amin, Joseph Ki-Zerbo, Jacques
l’infériorisation de l’homme africain et son rejet
Bugnicourt, Philippe Engelhard, Emmanuel
à la périphérie de l’histoire pour le dominer et
Ndione, etc.), l’oralité, l’universalité et la
l’exploiter.
mondialité, la critique de la bibliothèque
coloniale et la remise en cause de sa prétention La littérature scientifique négationniste34 a eu des
au monopole (Souleymane Bachir Diagne, répercussions profondes sur l’imaginaire mental
Amady Aly Dieng, Cheikh Anta Diop, Achille des Africains, en instituant une représentation
Mafeje, Valentin-Yves Mudimbe, Théophile chaotique voire psychopathologique sur
Obenga, etc.). Les femmes ont également l’Afrique, de sorte que certaines couches de
permis de réelles avancées sur des questions sa population se sont installées dans une crise
telles que le genre avec Fatou Sow, Amina existentielle qui continue à les reléguer au rang
Mama, Ayesha Imam qui ont édité Femmes, de peuples archaïques se battant contre la
Sexe et Genre / Endering Social Science32), Ifi misère et la survie.
Amadiume (auteure de Male Daughters and Une approche réflexive ambitionne ici de faire
Female Husbands, Gender and sex in an african une archéologie épistémologique de la pensée
society), Oyeronke Oyewumi (sur « l’invention sur l’Afrique et de la pensée africaine classique.
de la femme »33) et toute la collection Women Une démarche diachronique et synthétique
Writing Africa, et des revues comme Feminist tente de mettre d’abord l’accent sur les grandes
Africa; Sylvia Tamale sur la sexualité africaine, questions civilisationnelles et existentielles qui
etc. ont été mobilisées autour de « l’objet Afrique »
par des penseurs en Europe et en Afrique, les
premiers dans une logique de légitimer une
32 Ayesha Imam, Amina Mama et Fatou Sow (sous la direction entreprise coloniale et les seconds dans une
de) (2004), Sexe, genre et société. Engendrer les sciences volonté de réhabilitation d’une conscience
sociales africaines. Paris, Éditions CODESRIA-Karthala, 461
pages.
historique aliénée.
33 The Invention of Women: Making an African Sense of Western
Gender Discourses, Minneapolis, University of Minnesota 34 Numa Broc, 1988, Dictionnaire illustré des explorateurs et des
Press, 1997. voyageurs français, Paris, CTHS.
[ 41 ]
RASA/AROA
Par-delà les diversités des outils choisis, les sociétés humaines au détriment de l’étude
variétés de leurs contextes de pertinence et de leurs systèmes sociaux et politiques.
de la différenciation des objectifs littéraires, Elles niaient toute valeur spécifiquement
politiques ou informationnels poursuivis par africaine et pensaient que le Noir africain ne
leurs auteurs, c’est l’homogénéité de leurs pouvait rien apporter à l’Europe, du moins
énoncés qui frappe. sur le plan moral et spirituel. Les Européens
étaient unanimes sur le caractère primitif du
Ces images fixent une représentation de
Noir mais ils le jugeaient diversement suivant
l’Afrique à la fois politiquement et moralement
leur famille de pensée. Les philanthropes et
unitaire qui est simplement animée par une
les missionnaires le considéraient avec une
différenciation ethnique, le plus souvent
certaine pitié et s’attachaient à développer des
naturalisée et folklorisée.
idées assimilatrices selon lesquelles les Noirs
Ainsi la construction du savoir sur l’Afrique est ne pouvaient être sauvés que s’ils adoptaient la
intrinsèquement liée à la formation du pouvoir à civilisation occidentale.
l’ère coloniale. Situation coloniale et discours sur
En 1879 à l’occasion d’un banquet
l’Afrique s’articulent et multiplient les emprunts
commémoratif de l’abolition de l’esclavage,
respectifs pour réaliser une co-construction
Victor Hugo soulignait que « le moment est
idéologique tournée vers l’action concrète de la
venu de faire remarquer à l’Europe qu’elle a
légitimation de la mission civilisatrice.
été aux côtés de l’Afrique. Le moment est venu
La pensée anthropologique, qui se construit de dire à l’Espagne, à la France, qu’elles sont
autour des descriptions des voyageurs et toujours là, que leur mission s’est modifiée
qui s’inspire de la théorie évolutionniste sans se transformer, qu’elles ont toujours la
darwinienne, corrobore le concept fondamental même situation responsable et souveraine de la
d’une hiérarchie des cultures et des civilisations Méditerranée. Ce bloc de sable et de cendre,
humaines. Les théories anthropologiques ce monceau inerte et passif qui depuis six mille
occidentales36 faisaient une large part au ans fait obstacle à la marche universelle. Dieu
système de classification des offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-la ».
36 Abraham Peter, juin-septembre 1957, « Le conflit de la culture
en Afrique », Présence africaine, revue culturelle du monde On peut aussi ajouter ces propos de Jules Ferry
noir n° 14-15, p. 107-118.
[ 42 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
alors député républicain de la gauche tenus domine la théorie évolutionniste, les races
à la chambre des députés, le 28 juillet 1885, noires sont parmi les plus retardées sur l’échelle
critiquant l’humanisme de l’Europe qui est en de l’évolution de l’espèce humaine. Ainsi Pierre
décadence en considérant que « ce qui manque Larousse, dans l’article « Colonie » du grand
de plus en plus à notre grande industrie, ce sont dictionnaire universel du XIXème siècle, publié
les débouchés. Il n’y a rien de plus sérieux ; or, entre 1863 et 1865 affirme : « c’est en vain que
ce programme est intimement lié à la politique quelques philanthropes ont essayé de prouver
coloniale. Il faut chercher des débouchés. Il y que l’espèce nègre est aussi intelligente que
a un second point que je dois aborder, c’est le l’espèce blanche. Quelques rares exemples ne
côté humanitaire et civilisateur de la question. suffisent point pour prouver l’existence chez eux
Les races supérieures ont le devoir de civiliser de facultés intellectuelles. Un fait incontestable
les races inférieures. Ce devoir a souvent été et qui domine tous les autres, c’est qu’ils ont
méconnu dans l’histoire des siècles passés. le cerveau plus rétréci, plus léger et moins
Mais de nos jours je soutiens que les nations volumineux que celui de l’espèce blanche,
européennes s’acquittent avec grandeur et ce fait signifie pour prouver la supériorité de
honnêteté de ce devoir supérieur ». l’espèce blanche sur l’espèce noire ».
Cette perspective donne nettement à voir que Pareillement, le continent est décrit comme
la construction de l’imaginaire sur l’Afrique un espace sauvage, la darkest africa selon
était fortement défendue par ceux-là même qui l’expression d’Henri Morton Stanley dans
étaient les gardiens de la civilisation européenne son essai sur les explorateurs, à partir d’un
et que l’entreprise coloniale était légitimée au amalgame entre ce qui n’est pas connu de
forceps au vu de sa portée économique et l’occident et ce qui n’existe pas, l’Afrique était
politique. perçue comme n’appartenant pas encore à
l’écoumène, donc un espace vierge à conquérir
Même si l’Afrique n’est pas le seul ensemble
et à exploiter. Cette vision confirme celle
colonial sur lequel porte l’ombre de ces clichés,
que l’on a de ses habitants et justifie, par la
elle occupe néanmoins une place particulière
représentation en « table rase » du continent,
liée à la perception qu’ont les occidentaux
l’entreprise coloniale de mise en valeur. Ainsi
de la « race » nègre. Pour les explorateurs et
Charles Lavigerie, nommé archevêque français
les scientifiques du XIXème siècle chez qui,
d’Alger en 1867, résume ainsi cette idée : « En
France tout semble fini ; dans l’immense Afrique
tout commence » !
Le fait de donner une cartographie négative
de l’Afrique était une stratégie pour intégrer
les projets de l’entreprise coloniale. Ainsi
Émile-Felix Gauthier (1864-1940), engagé
dans une carrière de chercheur en géographie
sur le terrain à Madagascar puis, en tant
qu’enseignant à Alger, reprend à son compte
l’idée expansionniste et primitiviste qui fondait
le projet colonial : « une chose est sûre, la
population noire dans toute l’Afrique, est tout à
fait disproportionnée par rapport aux ressources
et aux possibilités et même deux habitants au
kilomètre carré. Sur une planète où les autres
grands continents sont d’ores et déjà en voie
de surpeuplement rapide, l’Afrique est le
continent vide. C’est un angle mort où les
influences civilisatrices du Nord n’ont pas
pénétré. Nous y trouvons le tableau d’une
Afrique primitive. »
La description de ces espaces géographiques
dans la perspective d’une vision naturaliste
[ 43 ]
RASA/AROA
[ 44 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
voit : il se sent. C’est en lui-même, dans sa chair, africaines et antillaises, les intellectuels noirs
qu’il reçoit et ressent les radiations qu’émet tout s’opposaient nécessairement au colonialisme,
existant-objet. en sapant le principe originel de la colonisation,
celui de l’infériorité des peuples colonisés qui
C’est dire que le Nègre n’est pas dénué de
raison, comme on a voulu me le faire dire. nécessitaient l’apport de la culture occidentale
Mais sa raison n’est pas discursive ; elle est pour progresser. Le concept avait donc eu des
synthétique. Elle n’est pas antagoniste ; elle connotations politiques, bien qu’elles ne soient
est sympathique. C’est un autre mode de pas toujours visibles de la même manière et
connaissance. La raison nègre n’appauvrit exprimées avec la même intensité.
pas les choses, elle ne les moule pas en des
Les thèmes privilégiés s’attachaient à la
schèmes rigides, en éliminant les sucs et
stigmatisation de la période de la traite ainsi
les sèves ; elle se coule dans les artères des
que de la politique coloniale et ses dérives.
choses, elle en éprouve tous les contours pour
Les auteurs dénonçaient les stéréotypes sur
se loger au cœur vivant du réel. La raison
l’Afrique et les Noirs, appelaient à la révolte
blanche est analytique par utilisation, la raison
et essayaient d’assurer une transition entre la
nègre, intuitive par participation39 ».
période coloniale et le temps des indépendances.
Amadou Hampâté Bâ40 reconnaissait la Ainsi, « La Négritude était également arme de
spécificité de la perception du monde en combat pour la décolonisation » selon Léopold
Afrique et rejoignait ainsi les idées exprimées Sédar Senghor42.
par Léopold Sédar Senghor et autres. Selon
Après la Seconde Guerre mondiale, la
lui, « La connaissance africaine est immense,
négritude a revêtu de nouvelles formes, elle s’est
variée, et concerne tous les aspects de la vie.
mise à la prose et « les années 1950 » voient
En Afrique, au côté visible et apparent des
paraître nombre de romans originaux dotés
choses, correspond toujours un aspect invisible
d’une expression forte. Les romans contiennent
et caché qui en est comme la source ou le
des éléments ethnographiques43, qui glorifient
principe ».
l’Afrique précoloniale et restituent la mémoire en
Ainsi, l’âme noire était-elle chantée : grâce à leur rappelant les figures prestigieuses de l’histoire,
émotivité exceptionnelle, les Noirs auraient été telles qu’on peut le voir avec les écrits de Djibril
capables de rappeler à l’Occident les valeurs Tamsir Niane ou de Birago Diop.
oubliées des liens avec la nature, de la place
Nombreuses sont les œuvres auto
de l’homme dans le monde vivant. Leur apport
biographiques, dont celles de Mongo Béti ou
à la culture consistait aussi à replacer chaque
d’Ousmane Sembène, qui s’appuient sur les
individu dans la continuité de sa famille et de
expériences vécues des sociétés coloniales
son ethnie.
et deviennent, avec l’évolution des héros, de
En effet d’après Aimé Césaire41, « l’œuvre de véritables romans d’apprentissage. Conscients
l’homme vient seulement de commencer et il des changements qui s’opèrent dans le
reste à l’homme de conquérir toute interdiction monde et dans les mentalités, les écrivains
immobilisée aux coins de sa ferveur et aucune négro-africains s’interrogent également sur les
race ne possède le monopole de la beauté, de rapports souvent difficiles et conflictuels entre
l’intelligence et de la force créatrice ». la tradition et la modernité.
Si les aspects culturels et civilisationnels La négritude a exercé une influence considérable
dominaient dans toutes les expressions du en apparaissant comme une expression juste et
mouvement, la négritude était marquée dès le reconnue des intellectuels noirs. Elle jouait ainsi
début par son aspect idéologique. le rôle de locomotive culturelle pour une bonne
partie du continent africain.
[ 45 ]
RASA/AROA
[ 46 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
3. Cheikh Anta Diop : pour une Afrique Il souligne au nom de la logique historique
entre historicité scientifique et vision que toutes les théories élaborées pour rendre
continentale compte du passé africain avaient pour but
avoué de servir le colonialisme et surtout de
L’une des idées qui s’impose avec force faire croire au nègre qu’il n’avait jamais été à
et puissance à la lecture des ouvrages du l’origine de quoi ce soit de valable.
scientifique sénégalais, c’est qu’il ne peut y avoir Pour Cheikh Anta Diop, l’enjeu, c’est d’abord
de devenir africain sans le recours à l’histoire, de faire mentir publiquement et scientifiquement
et dit en ce sens, qu’« il devient indispensable
que les africains se penchent sur leur propre une certaine conception de l’Afrique et de
histoire et leur civilisation et étudient celle-ci l’Égypte qui situe cette dernière hors de
pour mieux se connaitre ». l’Afrique et l’auteur qui s’est le plus avancé
dans cette direction de falsification historique
Les prises de positions scientifiques de n’est autre que Georg Wilhelm Friedrich Hegel49.
Cheikh Anta Diop47, tout en s’inscrivant dans
la perspective de la décolonisation de l’histoire De ce « mensonge historique »50, Cheikh Anta
africaine, soulèvent des questions relatives à la Diop s’indigne par ces termes : « la vérité de
philosophie et à l’épistémologie de l’histoire48. ces théories fragmentées et réductrices sert
au colonialisme et leur but est d’arriver, en se
Le projet de réécriture de l’histoire africaine couvrant du manteau de la science, à faire
de Cheikh Anta Diop part du constat d’une croire aux peuples noirs qu’ils n’ont jamais été
extraversion voire d’une faillibilité dans la responsables de quoi ce soit de valable, de
narration de l’histoire africaine. Sa démarche même pas de ce qui existe chez lui ».
s’enracine dans le souci de tourner radicalement
le dos aux falsifications et de réaffirmer Cette position de Cheikh Anta Diop trouve
l’historicité voire la primauté des sociétés un écho favorable chez le psychiatre
africaines, mais surtout aussi de montrer martiniquais Frantz Fanon qui par des analyses
qu’il y a une continuité spatio-temporelle des psychologiques voire psychopathologiques
sociétés africaines, malgré l’émiettement est arrivé à des conclusions que le déni de
territorial et la diversité des tribus et des l’histoire peut être un facteur d’aliénation
peuples. culturelle, de surcroit d’une fausse
représentation dans le culte de la construction
En effet, la fonction de l’historiographie est de de la personnalité des individus colonisés ou
fournir une explication narrative et interprétative issu de la colonisation.
des phénomènes historiques, ce qui implique
la nécessité d’une logique qui donne à Il est donc question pour Cheikh Anta Diop
l’historien des ressources matérielles et d’éradiquer ce « poison culturel »51 savamment
immatérielles pour examiner le contenu, les inoculé dans les mentalités des noirs et qui
réalités de causalité entre les faits. désormais semble faire partie intégrante de
leurs imaginaires et de leurs représentations.
En plus de cet objectif de démantèlement
théorique qui habitera tous ses ouvrages, Ainsi face à ce déni de l’histoire qui ouvre des
Cheikh Anta Diop se propose de montrer non perspectives de destruction chronique dans
seulement qu’une histoire non évènementielle la construction de la personnalité de l’homme
de l’Afrique est possible, mais aussi de faire noir, il devient indispensable que les africains
de l’idée que les Égyptiens étaient des noirs apprennent et comprennent leur véritable
un « fait de conscience historique africaine histoire et leur vraie civilisation pour mieux se
et mondiale voire un concept scientifique connaitre et arriver ainsi, par la connaissance
opératoire ». de leur passé à rendre périmées, grotesques
et désormais inoffensives ces armes culturelles
47 Cheikh Anta Diop, 1967, Antériorité des civilisations nègres, assimilationnistes.
Paris, Présence africaine, 1967.
48 Des travaux de décolonisation, de déconstruction et de
réécriture de l’histoire de l’Afrique ont été entrepris par 49 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, 1965, La raison dans
l’Unesco, montrant la nécessité de la réhabilitation de l’histoire, Paris, Plon, coll. 10/18.
l’histoire de l’Afrique à partir de 1964. Joseph Ki-Zerbo et 50 Jean-François Havard, 2007, « Identité(s), mémoire(s)
Amadou Moctar Mbow, alors Secrétaire général de l’Unesco, collective(s) et construction des identités nationales dans
ont beaucoup servi cette cause. voir à cet effet http://www. l’Afrique subsaharienne postcoloniale », Cités, n° 29, p. 71-79.
unesco.org/new/fr/social-and-human-sciences/themes/ 51 François-Xavier Fauvelle, 1996, L’Afrique de Cheikh Anta
general-history-of-africa/ Diop. Histoire et idéologie, Paris, Karthala.
[ 47 ]
RASA/AROA
Sa démarche s’élève contre ceux qui pensent savoir universel « coulait de la vallée du Nil vers
qu’il est futile de fouiller dans les décombres du le reste du monde » en particulier vers la Grèce
passé parce que les problèmes de l’heure sont qui n’était qu’un maillon intermédiaire dans la
urgents et se posent dans un monde de vitesse, longue marche de l’histoire des idées et des
caractérisé par la tendance à l’unification civilisations.
du monde et par le surdéveloppement de
Comme le souligne Théophile Obenga52, son
nouvelles sciences et technologies qui
compagnon de route, « si Cheikh Anta Diop
ambitionnent la résolution de tous les grands
s’intéresse tant aux genèses, aux origines,
problèmes.
aux émergences premières des civilisations
En effet, le modernisme ne consiste pas pour
africaines, c’est que les premières origines
Cheikh Anta Diop à rompre avec les sources
sont la vérité et qu’elles ont une puissance
du passé, mais plutôt à l’interroger et le montrer
exceptionnelle pour se faire remémorer le passé
pour affronter les autres peuples sur un pied
temporel tout entier, d’un seul tenant, établissant
d’égalité, en s’appuyant sur son passé, un
ainsi une certaine logique historique dans les
passé suffisamment étudié.
évolutions et les développements ultérieurs
Cette convocation de l’histoire n’a point pour qui tiennent cependant des émergences
ambition d’y extraire nécessairement que du primordiales ».
beau ou du bien mais de favoriser la sauvegarde
Dans cette perspective de mieux comprendre
des cultures africaines. Comme le RASA, il ne
l’impact de cette réinsertion de l’Afrique dans
s’agit pas pour Cheikh Anta Diop de « créer de
le cours de l’histoire, Théophile Obenga
toutes pièces une histoire plus belle que celle
convoquera même Martin Heidegger qui
des autres, de manière à doper moralement
affirmait que « ce qui a une histoire peut du
le peuple pendant la période de lutte pour
même coup en faire une53 » puisque l’histoire
l’indépendance, mais de partir de cette idée
est le tout de l’état qui change avec et dans le
évidente que chaque peuple a une histoire ».
temps.
Son anthropologie historique de la culture
Par-delà cette affirmation qui fait de l’Égypte,
africaine devrait jouer le même rôle que les
un point de repère historique, il y a l’idée que
antiquités gréco-latines qui façonnent depuis
l’Afrique forme un tout cohérent qui finalement
des millénaires
relève d’une trajectoire historique singulière,
l’imaginaire de l’Occident. Et pour cela, il faut une commençant depuis la première humanité et, à
« décentralisation des sources de l’universel », 52 Téophile Obenga, 1996, Cheikh Anta Diop, Volney et le
car autant la technologie et la science moderne sphinx, Paris, Khepera/Présence africaine.
viennent d’Europe, autant dans l’antiquité le 53 Martin Heidegger, 1986, Être et Temps, traduit de l’allemand
par François Vezin, Paris, Gallimard, p. 443.
[ 48 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
travers une série de migrations, culmine dans conscience historique, un vrai créateur, un
la civilisation égyptienne qui va éduquer et Prométhée porteur d’une nouvelle civilisation
civiliser l’humanité. et parfaitement conscient de ce que la terre
entière doit à son génie ancestral dans tous
La référence historique et culturelle dans la
les domaines de la science, de la culture et
trame générale de l’histoire de l’humanité
de la religion ». C’est également la démarche
est nécessaire selon Cheikh Anta Diop. Le
du RASA qui cherche à partir d’outils de
message qu’il lègue à la postériorité est que :
communication plus modernes à rendre compte
« l’Africain qui nous a compris est celui-là qui,
de l’histoire réelle au jour le jour des africains
après la lecture de nos ouvrages, aura senti
et en lui donnant une interprétation causale et
naitre en lui un autre homme, animé d’une
prospective.
[ 49 ]
RASA/AROA
constituerait une rupture radicale par rapport à entre la tradition et la modernité surtout dans la
la tradition. gestion du pouvoir, de sa pérennisation et de
sa stabilité.
L’expérience commune montre que ce qui est
moderne aujourd’hui appartiendra au passé Pour le philosophe Souleymane Bachir Diagne,
demain. De même, ce qui était déjà relégué faire dialoguer la tradition et la modernité en
au passé peut ressurgir pour faire partie du Afrique se traduit concrètement en politique par
présent. Aussi dans le domaine artistique, la compréhension que « l’activité intellectuelle
certains styles vestimentaires jadis dépassés doit être pragmatique56 et elle doit marcher juste
reviennent-ils à la mode au présent sans aucune au-devant de l’activité politique qu’elle éclaire
difficulté. Cet exemple montre à suffisance la et qui lui permet de se rectifier, en trouvant
légèreté d’une rupture radicale entre les termes ses points de départ dans les problèmes
tradition et modernité. D’autant qu’un regard eux-mêmes, selon le précepte d’Edmund
plus attentif permet de constater qu’entre ces Husserl, « chercher nos points de départ en
deux notions, il existe également des points de nous plongeant librement dans les problèmes
convergence et cela est plus remarquable en eux-mêmes et dans les exigences qui en sont
Afrique où les individus sont au carrefour de coextensives ».
plusieurs appartenances d’ordres différents en
Cette urgence d’une rupture méthodologique
apparence mais qui s’épousent dans certaines
voire épistémologique, est légitime pour
circonstances.
beaucoup de penseurs africains à l’image de
De ce point de vue, il est indispensable selon l’économiste sénégalais Felwine Sarr qui remet en
l’historien et politiste camerounais Achille question à son tour dans son essai « Afrotopia »
Mbembé55, de partir de la configuration les méthodologies et les grilles d’analyses des
théorique qui appréhende philosophiquement agences de notation sur l’Afrique, qui sont loin
la politique comme lieu d’effectivité de la raison de prendre en considération certains aspects
pratique. Puis de saisir le procès de production déterminants pour une compréhension parfaite
africaine de la modernité politique sous le des mécanismes qui régissent les sociétés
signe de l’innovation et de l’émancipation du africaines. Il plaide pour une nouvelle approche
sujet africain, en soulignant l’étroite articulation de ce qui ne s’appellerait pas forcément « le
55 Achille Mbembe, 2000, De la postcolonie. Essai sur 56 Souleymane Bachir Diagne, 2010, Philosopher pour une
l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Afrique nouvelle pour une éducation à la société ouverte en
Karthala. Afrique, Série de dialogue politique n° 1, Dakar, Codesria.
[ 50 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
développement » ou « le progrès », mais plutôt conceptualisée en Afrique du sud, avec Thabo
le « bien-être » ou le « bien-vivre ». Mbeki pour donner un cadre à la politique sud-
africaine post-Apartheid, ses partisans sont
La pensée africaine réorientée doit, selon
nettement plus ambitieux. Pour le cercle Mbeki,
Souleymane Bachir Diagne, bousculer notre
il s’agit d’une notion plus large, qui couvre aussi
bonne conscience des opinions les plus
bien le passé et le présent du continent que son
répandues, et nous forcer à nous décentrer pour
avenir.
juger autrement de manière multidimensionnelle
les réalités contemporaines, en ne prônant pas Sa définition exacte, demeure pourtant floue,
l’existence d’un seul moi mais de plusieurs mais dès avril 1998, Thabo Mbeki, alors Vice-
« moi ». président prononça, devant l’université des
Nations Unies à Tokyo, un discours entièrement
La différence majeure que le post-colonialisme
consacré à cette probable Renaissance.
apporte dans l’approche épistémologique
Devant un parterre d’universitaires et de
des études africaines est une pensée
jeunes étudiants, il rappellera que « l’Afrique
critique, orientée vers le futur, se positionnant
du XXIème siècle, a un avenir de dignité, de
essentiellement comme une pensée sur le
paix, de stabilité et de prospérité ». Dans son
devenir de l’avenir africain.
songe, les enfants africains doivent devenir des
Le 16 juin 1999, lors de son investiture comme citoyens du monde à part entière, reconnus
président de l’Afrique du Sud, Thabo Mbeki et respectés comme des égaux sur la scène
proclamait que « le XXIème siècle sera africain ». internationale.
Cette parole prophétique est symptomatique
Il partage cette croyance de la Renaissance
du discours de légitimation que ce dernier a
avec le Président sénégalais Abdoulaye Wade
construit autour de l’idée d’une Renaissance du
qui, dans son plan Omega57, pense qu’il « faut
continent africain. La « Renaissance Africaine »
raviver la fierté africaine ». Pour cela, le continent
s’est ainsi progressivement imposée comme
doit lui-même « rétablir un ordre politique et
un thème incontournable du lexique politique
économique en rénovant profondément son
africain, qu’elle soit stigmatisée comme étant
mode de gouvernement et d’administration ».
purement incantatoire ou qu’elle anime de
nombreuses discussions autour de sa définition. 57 Allocution prononcée par Monsieur Abdoulaye WADE,
Président de la République du Sénégal, à Genève le 11
Si cette Renaissance s’est essentiellement décembre 2003.
[ 51 ]
RASA/AROA
[ 52 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
s’est engagée dans le processus de définition biais d’un « nouveau partenariat » qui n’a rien
d’un programme continental pour les cinquante de nouveau61.
prochaines années. Ce programme appelé
Au niveau des pays africains, la soumission
Agenda 206359 pourrait être décliné, en termes
aux mêmes doctrines économiques du G7
opérationnels par des plans à court terme (10
(+1)-FMI-Banque mondiale qui infusent dans le
ans), à moyen terme (10-25 ans) et à long terme
NEPAD est aussi totale et sans équivoque. L’UA
(25-50 ans). Ces étapes et objectifs concrets
et ses États membres se reflètent et sont encore
permettront à l’Afrique de se focaliser sur les
soumis au commandement et au contrôle des
mutations économiques et sociales en visant
mêmes « partenaires au développement ».
essentiellement à « bâtir une Afrique intégrée et
Mais un autre niveau de vulgarité est ajouté à
prospère, soutenue et dirigée par ses propres
la soumission de trop nombreux États membres
citoyens et constituant une force dynamique
pour revendiquer la distinction douteuse de la
sur la scène mondiale ». Ainsi, l’Agenda 2063
destination « la plus attrayante » ou « la plus
se présente comme le prolongement logique
favorable aux investisseurs » en Afrique.
et naturel du NEPAD et des autres initiatives du
genre, tels que le Plan d’Action de Lagos, le Comme une contribution à la littérature
Traité d’Abuja… économique sur l’Afrique et la lutte pour son
affranchissement – le RASA pourrait envisager
pour relever de nouveaux défis sur le continent.
une série sur ce que font ou ne font pas les
Il est considéré aujourd’hui, comme une n
différents États africains pour décoloniser leurs
ouvelle étape dans les efforts déployés par
économies :
les Africains pour catalyser le développement
du continent et renforcer l’unité africaine, en
s’abreuvant des expériences et réalisations - Prioriser ou ne pas prioriser la production
antérieures. de biens et services que consomment
leurs populations et à la consommation de
Pour l’UA, l’Agenda 2063 doit être une source
produits localement fabriqués ;
d’inspiration quant à l’élaboration des plans
- Libération progressive ou non, des divisions
nationaux et régionaux de développement
du travail dans lesquelles ils ont d’abord été
durable et doit représenter un effort collectif et
subalternisés par le colonialisme et gardés
une opportunité pour les Africains de déterminer
par le néo-colonialisme et la mondialisation
leur propre destin. Mais l’Agenda 2063 est-il
néolibérale ;
un véritable projet de libération économique
- Explorer activement les rapports de
et politique du continent ? Ne reproduit-il
complémentarité non pas entre leurs
pas les schémas néolibéraux hégémoniques
économies existantes, mais entre les
responsables de l’arriération du continent ?
ressources naturelles et humaines de tout
En comparant les plans plus anciens et ceux de le continent, rendant ainsi progressivement
cette génération, l’on note une dissemblance les frontières coloniales non pertinentes et
évidente entre le langage du Plan d’Action de favorisant l’autonomie collective parmi les
Lagos et celui du NEPAD. Dans l’histoire de la peuples d’une Afrique significative, durable
pensée africaine dominante ou sur l’avenir de et développementale.
l’Afrique, les écarts entre le langage du Plan -
d’Action de Lagos pour la mise en œuvre de la
Stratégie de Monrovia pour le développement
économique de l’Afrique et celui du NEPAD
sont notoires. Le contraste est saisissant entre
la « résolution » de l’OUA en 1980 « d’adopter
une approche régionale ambitieuse fondée
61 The unflattering description of Africa’s ‘development partners’
principalement sur l’autonomie collective »60 et la is from Nii K. Bentsi-Enchill, ‘Silence means consent – A
réaffirmation dans le NEPAD de la dépendance note on 55 years of in-dependence’. For a full-scale critique
de « ceux qui ont exploité par les armes, le vol of NEPAD see African Agenda, Double Issue Vol 5 No.2 &
3, 2002, and, in particular, Yao Graham, ‘From Liberation
et le viol pendant 500 ans, et qui sont invités into NEPAD’, Adebayo Olukoshi, ‘Africa from Lagos Plan of
en Afrique « pour » le développement par le Action to NEPAD’ and Ian Taylor, ‘NEPAD: Towards the African
Century or Another False Start? For some of the details of the
59 CEA, 2014, « Agenda 2063. L’Afrique que nous voulons », ‘robbery’ and ‘rape’ processes which Bentsi-Enchill alludes
Version populaire, Première Edition, 20 p. to see Walter Rodney, 1972, “How Europe Underdeveloped
60 Preambular paragraph 1 of the LPA. Africa”, London, Bogle L’Ouverture Publications.
[ 53 ]
RASA/AROA
AXE 3
Pouvoirs et légitimités : quelles articulations
alternatives en Afrique ?
La question du pouvoir et de sa dévolution africain et pour le peuple africain, même en
constitue une problématique centrale dans le principe. Ce qui aboutit à la limitation de la
Rapport Alternatif sur l’Afrique. Elle représente démocratie en Afrique, consacrant le système
partout dans le monde et particulièrement décrit par Noam Chomsky et David Barsamian,
en Afrique une clé de lecture et d’analyse du dans lequel les « élites » sont libres de faire ce
fonctionnement des sociétés et un déterminant qu’elles veulent tant qu’elles promeuvent ou ne
de leur stabilité et de leur harmonie. Si la nuisent pas aux intérêts occidentaux et imitent
démocratie est consacrée par le système les démocraties occidentales62.
hégémonique international comme le seul mode
Depuis le début des années 1990, la
à partir duquel des acteurs, organisations,
« démocratisation » électorale s’est largement
institutions définissent des règles et des
répandue à travers tout le continent. Les
pratiques pour l’accession au pouvoir et sa
coups d’état sont devenus plus difficiles
transmission, elle est loin de répondre de
après avoir été une des règles de conquête
manière satisfaisante aux valeurs intrinsèques
du pouvoir régulièrement utilisées. Ils ont
et aux cosmogonies des Africains. Elle
même quelquefois été perçus positivement
fonctionne comme un corps étranger qui essaie
comme des révolutions nécessaires ou des
de s’adapter à un milieu qui lui se contorsionne
consolidations institutionnelles vers plus de
pour s’accommoder à lui-même. Comment
démocraties. La raréfaction des coups d’état est
combler le décalage entre les logiques de
à la fois le résultat d’un rejet interne des élites
fonctionnement entre nos institutions modernes
africaines et du renoncement des puissances
et les sociétés africaines ? Comment les
occidentales à soutenir ou organiser des coups
réinventer pour qu’elles soient plus légitimes ?
d’état pour protéger leurs intérêts. Mais il est
l Comment renforcer leur appropriation par la
difficile de garantir le caractère définitif de cette
majorité ou la totalité des populations qu’elles
raréfaction.
sont censées représenter et incarner ? Enfin,
si la démocratie, dictée de l’extérieur et si Les années 1990 ont plutôt été celles des
dévoyée, de quel type de gouvernance l’Afrique conférences nationales souveraines. En 1999,
a-t-elle besoin ? les trois quarts des pays d’Afrique avaient
organisé des élections, la plupart pluralistes.
Les articulations alternatives de la gouvernance
Cette ouverture démocratique a cependant
légitime et de la démocratie en Afrique ne
également été source de tensions nouvelles.
peuvent pas être sérieusement envisagées
La compétition dans les processus électoraux
dans le contexte des conjonctions dominantes
suscite de nouveaux types de conflits que la
sur le continent. Si la définition de la démocratie
mainmise du parti unique étouffait.
comme « gouvernement du peuple, par le
peuple et pour le peuple » est considérée comme Dans ce contexte, on assiste à un éclatement
l’étalon-or, il devrait être évident, à l’examen le des espaces territoriaux et des logiques
plus occasionnel, que ce qui passe pour la d’intégration nationale. Différentes dynamiques
« démocratie » en Afrique peut être considéré participent à ces reconfigurations, avec
dans une certaine mesure comme une « fraude l’intervention de nouveaux acteurs dans le jeu
démocratique ». En effet, la combinaison étatique. Ainsi la vague libérale mondiale va
de l’économie de « marché État » au niveau progressivement réduire les champs d’action
national, de la soumission par le haut aux de l’État, au profit d’acteurs – entreprise privées,
diktats des « forces du marché international », ONG, communautés locales, etc. – censés être
du G7(+1), de la Banque mondiale, du FMI, plus performants, puisque se situant à des
des agences de notation internationales et par échelles subsidiaires (infranationales).
le bas aux institutions, règles et rituels de la
concurrence kleptocratique entre les « partis
62 Noam Chomsky and David Barsamian, 2006, Noam Chomsky:
politiques », sont incapables de produire le Imperial Ambitions – Conversations on the Post-9/11 World,
gouvernement du peuple africain par le peuple London, Penguin Books.
[ 54 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
[ 55 ]
RASA/AROA
[ 56 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
guerre mondiale mais ne se sont structurés « civilisés », de quelques vieux leaders civils
qu’après les Indépendances. Ces leaders sont et de jeunes politiciens dont une bonne partie
de plusieurs catégories selon leur formation, avait servi comme conseillers aux régimes
leur niveau d’instruction et la période de leur militaires entre 1970 et 1990.
émergence.
L’avènement de la démocratie en Afrique n’a
De 1960 à 1970, la gestion du pouvoir politique pas entraîné une transformation radicale de
a été assurée en majorité par des instituteurs la classe politique. Le mélange des dirigeants
et quelques médecins et leaders syndicaux. de cette période démocratique, entre civils et
Malgré leur niveau de formation assez militaires, n’a pas permis à la démocratie d’être
hétéroclite, ces premiers dirigeants africains véritablement une réussite et, surtout, un facteur
ont été guidés dans leurs actions par une de progrès.
même exigence, celle du nationalisme jugé
indispensable pour mieux se défaire du joug Somme toute, les leaders politiques africains
colonial et asseoir les prémices d’une nation depuis 1960, qu’il s’agisse des nationalistes de
véritable. la première heure, des militaires de la période
autocratique ou des dirigeants de la décennie
Malgré les difficultés que ces premiers de l’ajustement structurel, ont, à quelques
dirigeants ont rencontrées dans la gestion de exceptions près, failli dans leur mission en
leur pays respectif, ils ont néanmoins légué faisant de l’Afrique le continent le moins avancé
un important héritage qui continue de servir de la planète. Ainsi, de 1960 à nos jours, l’État
de référence aujourd’hui : le panafricanisme, n’a jamais été approprié par les Africains. Il
devenu une exigence majeure pour mieux faire est plus le fait des puissances étrangères et
face aux conséquences de la balkanisation de le relais de l’idéologie coloniale. Du coup,
l’Afrique. les leaders politiques que l’Afrique a connus
jusqu’ici sont majoritairement perçus comme de
Le combat entamé en faveur de la construction simples marionnettes à la solde des puissances
nationale et du panafricanisme était à peine dominantes (Le Roy, 1997)65.
amorcé qu’une nouvelle génération de leaders,
celle des militaires, vint y mettre fin. Ainsi, de I-1.3. Les leaders des entreprises
1970 à 1990, presque tous les États africains, à
l’exception de quelques rares cas, sont tombés La question des leaders va au-delà des seuls
dans les mains des militaires. C’est le début dirigeants politiques. Le défi du développement
des régimes autocratiques, y compris dans économique et social s’adresse autant aux
les rares pays dont les dirigeants ne sont pas leaders du secteur public qu’à ceux du secteur
militaires. C’est le règne des partis uniques, privé. Ces derniers peuvent être classés en
avec pour conséquence la fin des espoirs nés plusieurs catégories :
des indépendances.
- les dirigeants des vieilles compagnies
La période 1980-1990 a été particulièrement européennes de traite, d’origine coloniale,
dure pour les pays africains, en raison d’une dont beaucoup continuent de contrôler
récession économique généralisée et d’un les grands travaux d’infrastructures et
lourd endettement. La recherche de solution à d’équipements, sans bien sûr oublier
cette période de crises économiques a entraîné les exploitants miniers et agricoles
la généralisation des programmes d’ajustement d’exportation ;
structurel, dont les premiers remontent à 1979.
Mais la bonne application de ces programmes - les étrangers à l’Afrique, notamment
ne peut se faire que dans une atmosphère les Arabes largement dominés par les
politique marquée par la liberté et une économie Libanais, les Indo-Pakistanais et tout
libérale. Ainsi, à partir de 1990, l’Afrique fut récemment les Chinois et les Indiens ;
soumise à l’expérience de la démocratisation
de l’État et de la société, avec le retour au - les Africains.
multipartisme intégral et l’arrivée sur la scène
politique africaine d’une nouvelle génération
de leaders, composée à la fois de militaires 65 Etienne Le Roy, 1997, La Formation de l’État en Afrique, entre
indigénisation et inculturation, Paris, Karthala.
[ 57 ]
RASA/AROA
L’origine des vieilles compagnies de traite La plupart d’entre eux ont d’ailleurs racheté
remonte au XVIème siècle, plus précisément les affaires jugées non rentables par ces
depuis les relations avec les Portugais entre compagnies, comme le secteur de la
1571 et 1580, qui débouchèrent sur l’apparition distribution. Ce faisant, ils sont devenus depuis
des premiers comptoirs européens le long de quelques décennies parmi les principaux
la côte ouest-africaine et le début de la traite acteurs de l’économie africaine (Charbonneau
négrière. et Charbonneau, 1961 ; Desbordes, 1938 ;
Hanna, 1958)68.
Entre 1580 et 1713, le commerce avec les
Portugais fut relayé par les Hollandais qui Les Indo-Pakistanais ont joué un rôle capital
avaient au début du XVIIème siècle l’une des surtout dans les pays anglophones comme le
flottes les plus puissantes du monde. Kenya, l’Ouganda, la Tanzanie et le Ghana.
Pour l’exploitation de la côte africaine, ils Ils continuent de détenir des secteurs
se constituèrent en compagnies à charte, économiques importants de ces pays,
exclusivement actives dans le commerce notamment dans les domaines des textiles, du
de la malaguette et de l’ivoire et pratiquant sucre, du thé et de la distribution.
subsidiairement la traite des esclaves.
Depuis peu, les Chinois et les Indiens ont
Ces Hollandais furent ensuite supplantés par investi l’Afrique et se sont imposés comme
les Anglais et les Français à partir du XVIIIème les principaux investisseurs dans plusieurs
siècle. Les Anglais s’installèrent le long de la secteurs économiques tels que le commerce
côte ouest-africaine, où ils ont réussi à mettre de détail, l’exploitation minière et les travaux
en place de puissantes compagnies comme publics (Elenga-Ngaporo, 2004 ; Questions
Unilever, mieux connue par sa filiale United internationales, 2005). L’intervention des
African Company (UAC), constituée à partir Asiatiques s’inscrit dans le phénomène de la
des sociétés originaires de Bristol, Liverpool et mondialisation, qui a favorisé l’ouverture de la
Londres66. Chine et de l’Inde au marché international.
La présence française sur les côtes de l’Afrique L’Afrique est ainsi devenue un enjeu majeur
de l’Ouest date de 1787, mais ne s’est enracinée pour ces deux pays, et leurs responsables
qu’au XIXème siècle avec plusieurs missions politiques énoncent clairement les raisons de
d’exploration commerciale organisées par le leur offensive sur le continent.
Ministère de la marine à partir de 1838. Ainsi
les Français, à partir des sociétés originaires de À la faveur de la coopération Sud-Sud, « plus
Bordeaux et de Marseille, installèrent plusieurs équitable », l’Afrique cherche à se défaire de
maisons commerciales le long de la côte. Ces la tutelle occidentale en diversifiant son marché
sociétés se sont transformées par la suite pour et ses ressources en investissements directs
donner naissance à de nouvelles entreprises étrangers. Les résultats sont pour le moment
commerciales, dont les plus importantes sont probants, en dépit des inquiétudes que cette
la Société Commerciale de l’Ouest Africain coopération soulève eu égard à l’immigration
(SCOA) et la Compagnie Française d’Afrique chinoise et indienne et à une concurrence
Occidentale (CFAO), ainsi qu’à toute une déloyale sur les marchés africains.
panoplie de sociétés qui en découlent, comme La dernière catégorie d’acteurs économiques
par exemple Total, Colas, Dumez, Satom ou est constituée des Africains, dont le poids reste
Fougerolles (du côté français), ou d’exploitation dominant dans les secteurs des banques, de
portuaire comme les groupes Bolloré et l’assurance et du négoce. Ces entrepreneurs
Maerskline67. africains sont de plusieurs catégories et leur
Les Libanais ont toujours servi d’intermédiaires origine remonte pour certains à la traite des
aux compagnies de traite d’origine ancienne. esclaves, issus de lignées impliquées dans
cette traite. C’est le cas de plusieurs dignitaires
des chefferies africaines du golfe de Guinée,
66 Albert Van Dantzig, 1980, Les Hollandais sur la côte de notamment dans l’Ashanti, le Danxomè et le
Guinée de l’Époque de l’essor de l’Ashanti et du Dahomey Yorubaland.
1680-1740, Paris, Société Française d’Outre-Mer.
67 Elsa Assidon, 1989, Le commerce captif, les Sociétés 68 Jean Charbonneau et René Charbonneau, 1961, Marchés et
commerciales françaises de l’Afrique noire, Paris, L’Harmattan. Marchands d’Afrique Noire, Paris, la Colombe.
[ 58 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
De cette activité de traite, relayée par la suite Quel que soit le rôle que ces leaders
par le commerce de l’huile de palme (au d’entreprises jouent dans les sociétés
Danxomè), sont nées les premières catégories africaines, la majorité d’entre eux est
d’entrepreneurs africains, au rang desquels cantonnée dans les activités import-export et
figurent à la fois des Afro-Brésiliens et des participent peu à l’évolution de leur société
autochtones. dont l’avenir dépendra du secteur industriel,
vrai levier du développement.
Ces entrepreneurs, qui ont constitué par la suite
la « bourgeoise urbaine », ont été secondés I-2. Les élites intellectuelles africaines
par les planteurs de cacao en Côte d’Ivoire,
au Ghana et au Nigeria. Ceux-ci ont formé la La participation des intellectuels à la gestion
« bourgeoise des planteurs », provenant à la du pouvoir en Afrique peut être analysée en
fois des chefs traditionnels et des roturiers. plusieurs étapes.
L’originalité de ces planteurs est d’avoir évolué
en de véritables syndicats de producteurs De 1960 à 1970, les premiers intellectuels étaient
agricoles, comme c’est le cas, par exemple en à la fois révolutionnaires et panafricanistes.
Côte d’Ivoire du « Syndicat agricole » ou au Beaucoup étaient dans l’ombre des premiers
Nigeria de « AgbèKoya ». Ce dernier syndicat dirigeants comme conseillers. Mais leur faible
est resté très actif jusqu’à la guerre de sécession effectif et, surtout, leur méconnaissance
du Biafra entre 1960 et 1970. Dans le cas de la des réalités africaines du fait de leur longue
Côte d’Ivoire, ce sont ces planteurs qui ont été absence durant leurs études ne leur ont pas
à l’origine de la création du Parti démocratique permis de jouer un rôle significatif sur la scène
de la Côte d’Ivoire (PDCI), avec Houphouët- politique pendant cette première période des
Boigny comme premier président. indépendances.
Le dernier groupe d’entrepreneurs africains est Il faudra attendre la deuxième période, allant
celui des femmes. Elles sont particulièrement de 1970 à 1990, pour que certaines élites
dynamiques au Ghana, au Togo, au Bénin, au intellectuelles jouent un rôle fondamental
Nigeria et au Mali. Ces femmes interviennent aux côtés des militaires, qu’ils influencèrent
surtout dans les secteurs des textiles et de fortement dans le choix de l’idéologie marxiste-
la distribution. Leur rôle dans l’accumulation léniniste. C’est le cas notamment au Congo-
financière est tel qu’elles ont été surnommées Brazzaville, au Bénin et dans l’ancienne Haute-
les « nanas Benz » au Togo en raison de leurs Volta.
grosses voitures Mercedes, signe extérieur
de richesse. Cet entrepreneuriat féminin s’est C’est à partir de 1990 que les élites intellectuelles
actuellement élargi aux femmes sahéliennes ont émergé comme force politique, cette fois en
et singulièrement maliennes, actives dans la tant qu’incarnant l’idéologie libérale et venant
teinture du basin riche. pour la plupart des institutions internationales et
des grandes écoles françaises et américaines.
Les enfants de ces différentes catégories
d’entrepreneurs africains ont généralement été À cette catégorie s’ajoutent les leaders issus
formés dans les meilleures universités et les des guerres de libération de la Guinée-Bissau,
prestigieuses écoles commerciales des États- du Cap-Vert, de l’Angola, du Zimbabwe, du
Unis, de la Grande-Bretagne et de la France, Mozambique, de la Namibie et de l’Afrique du
et que l’on voit revenir en Afrique depuis peu Sud. C’est parmi ces élites issues de la lutte
pour contrôler les secteurs des banques, de de libération que l’Afrique compte des leaders
l’assurance, de la microfinance et du négoce. remarquables tels que Nelson Mandela (Afrique
du Sud), Joachim Chissano (Mozambique) et
Il est important d’évoquer toutes ces catégories Pedro Pires (Cap-Vert).
d’acteurs ici en raison premièrement, des
relations de clientélisme qui les lient aux Malheureusement, les profondes divisions
dirigeants politiques actuels et, deuxièmement, idéologiques des élites intellectuelles sont
à cause de leurs moyens financiers, grâce à l’origine de la faillite du discours sur le
auxquels beaucoup d’entre eux sont devenus développement en Afrique et du manque de
des faiseurs de rois. solutions alternatives aux modèles venant de
[ 59 ]
RASA/AROA
[ 60 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
[ 61 ]
RASA/AROA
II-3. La fragmentation des savoirs tant de l’État que de la société, exigée par les
bailleurs de fonds et vivement souhaitée par les
La fragmentation des savoirs se rapporte, populations africaines, oppose beaucoup de
d’un côté, à l’antagonisme entre les acquis chefs d’État entre eux, comme ce fut le cas du
endogènes et les savoirs hérités de l’école temps des affrontements Est-Ouest.
coloniale/néocoloniale et, de l’autre, à Cette fragmentation concerne les pays dont
l’impact respectif des religions (notamment les anciens dirigeants autocratiques se
le christianisme, l’islam et l’animisme) sur maintiennent difficilement en place, notamment
les valeurs idéologiques du développement. le Togo et la Guinée, et les États dont les
Ces différentes formes de fragmentation ont chefs sont issus de Conférences nationales
entraîné de fortes divergences
idéologiques et un manque
d’enracinement culturel.
Les divergences idéologiques
entre les dirigeants africains ont
été particulièrement prononcées
durant l’affrontement Est-Ouest,
autour des idéologies libérales et
marxistes.
La fin du communisme en a
sensiblement limité la portée,
sans toutefois la supprimer.
Les divergences entre les
responsables politiques africains
se manifestent actuellement de
deux manières : la guerre pour le
leadership, tant dans le continent
qu’auprès des puissances
colonisatrices, et la question de
la démocratie et de la nature des
régimes civils ou militaires.
Ces contradictions étaient toujours
exacerbées entre d’une part
Félix Houphouët-Boigny de son
vivant et ses pairs francophones,
et d’autre part entre pays
francophones et anglophones.
De ce point de vue, la « peur » du
Nigeria reste endémique. Et si la
France tente toujours d’influencer
ses anciennes colonies à travers
notamment son implication dans
l’Union économique et monétaire
ouest-africaine (UEMOA), c’est
justement pour contrarier la
tendance à une trop grande
influence du géant africain.
La question du leadership est liée à
la nécessité de voir se développer
en Afrique de véritables traditions
démocratiques dans la façon de
gouverner et de gérer la chose
publique. La démocratisation,
[ 62 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
[ 63 ]
RASA/AROA
[ 64 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
[ 65 ]
RASA/AROA
[ 66 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
élites qui ont permis de doter leur liberté de la presse… Mais dans la réalité, ce
pays de règles démocratiques et y capital axiologique est systématiquement ou
ont suffisamment cru pour donner régulièrement bafoué. C’est au moment des
le sentiment à leurs compatriotes élections que la trahison de l’esprit démocratique
que ces règles devaient régir par ceux qui prétendent représenter le peuple
effectivement la vie politique, est la plus manifeste. La répétition des
économique et sociale. manipulations grossières ou sophistiquées
des processus électoraux, en particulier des
Les pays cités plus haut sont loin d’être
scrutins présidentiels au suffrage universel, a
des démocraties parfaites, où les pratiques
fini par ancrer dans l’esprit des populations que
observables épousent systématiquement
ces pratiques sont tout à fait « normales » en
les valeurs, les principes et les prescriptions
démocratie « africaine ». Depuis que beaucoup
de leurs textes constitutionnels. Les acteurs
de pays ont adopté, sans y être contraints, des
politiques dans ces pays ne sont pas tous
constitutions qui limitent le nombre de mandats
vertueux et profondément attachés à une
présidentiels consécutifs, les ruses visant à
sacralisation de la démocratie. Les populations
tordre le cou à ces dispositions en s’abritant
qu’ils représentent et dirigent non plus. Mais ils
derrière des arguments juridiques fallacieux se
ont connu, à des moments importants de leur
sont multipliées.
histoire contemporaine, des élites qui, quoique
fussent leurs motivations, ont permis de doter Adopter des règles et consacrer ensuite toute
leur pays de règles démocratiques et y ont son énergie et sa créativité à les contourner ou
suffisamment cru pour donner le sentiment à les manipuler à son profit est la caractéristique
une partie importante de leurs compatriotes que fondamentale des pratiques réelles dans les
ces règles devaient être prises avec sérieux et fausses démocraties. Elles reposent de fait sur
régir effectivement la vie politique, économique le mensonge permanent des élites aux citoyens,
et sociale de la communauté nationale. C’est qui ne tarde pas à se muer en un mensonge
le même processus, sur une durée bien plus fusionnel entre la société politique et la société
longue et au gré des circonstances de chaque civile. Les fausses démocraties véhiculent
époque, qui a forgé les démocraties les plus le message à tous, y compris aux jeunes
anciennes et les plus établies d’Occident. Elles générations, que la démocratie n’a nullement
aussi demeurent bien imparfaites. Mais il est besoin d’éthique pour fonctionner, et que les
des limites, fixées par la culture démocratique modèles à suivre sont ceux d’entrepreneurs
qui s’y est progressivement ancrée, qui politiques qui ne reculent devant rien pour
peuvent très difficilement être franchies dans le atteindre leurs objectifs de captation du pouvoir
contournement des règles par les hommes et et des richesses. En affranchissant le jeu
les femmes à la conquête du pouvoir. Dans un politique et donc la gestion de l’État au plus
grand nombre de pays africains formellement haut niveau de toute limite fixée par l’éthique,
démocratiques, il n’y a pas de limites dans la ces régimes ne peuvent qu’encourager toute
falsification de la démocratie. C’est ce qui doit la société à relativiser l’importance du respect
changer en premier lieu. des règles, et cela dans tous les domaines et à
tous les niveaux de responsabilité. Enfin, parce
Le problème fondamental des faux régimes
que les bienfaits attendus de la démocratie ne
démocratiques n’est pas le fait qu’ils ne
se concrétisent que lorsque celle-ci est réelle
soient pas des démocraties, mais le fait qu’ils
et substantielle – alors que ses inconvénients
prétendent être des démocraties alors qu’ils ne
et ses coûts d’opportunité se manifestent
le sont pas et n’aspirent pas à le devenir. Ce
même lorsqu’elle n’est que factice et formelle,
ne sont pas des démocraties en construction
l’enracinement des démocraties mensongères
mais des régimes non démocratiques qui ne
en Afrique est une menace pour la survie de
s’assument pas ! Leurs constitutions, calquées
l’idéal de la démocratie authentique et pour la
ou inspirées par celles des démocraties
pérennité des régimes démocratiques les plus
occidentales, proclament le respect des
crédibles du continent.
libertés et des droits de l’homme, la primauté
de la souveraineté du peuple exercée à Pourquoi et comment refonder la gouvernance
travers les élections régulières, la séparation en Afrique ?
des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire,
Le troisième millénaire s’ouvre sur une crise
l’indépendance de la justice, le respect de la
[ 67 ]
RASA/AROA
[ 68 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
Après plus d’un demi-siècle, les rapports entre en pervertissant insidieusement les valeurs qui
l’État africain postcolonial et les sociétés restent les sous-tendent. Ces reflux démontrent que les
soit désarticulés, soit dans un jeu sur le registre modalités d’accès et d’exercice du pouvoir ne
de l’instrumentalisation réciproque, ou parfois peuvent simplement se satisfaire du transfert
même dans un conflit de représentations et de de modèles prescriptifs et que les Constitutions
pratiques du pouvoir. L’unité du pouvoir, et ses ne peuvent jouer leur rôle d’acte instituant que
conséquences sur le plan politique, institutionnel si elles ne reflètent pas des mythes fondateurs,
et juridique que postule la conception de l’État- des procédures et techniques éprouvées par
nation adoptée au moment des indépendances leur confrontation avec les réalités sociales.
se heurte ainsi à la diversité et au pluralisme Un autre défi que l’Afrique doit relever est de
social. renforcer les processus démocratiques et de
respecter les Constitutions en puisant dans ses
Le déficit de légitimité de l’État constitue donc
propres valeurs tout en s’enrichissant du meilleur
le premier défi à relever dans la quête d’un État
des expériences internationales. Faudrait-il
africain réconcilié avec son histoire et ses valeurs
généraliser la mesure consistant à « Adopter
de culture et de société tout en répondant aux
des processus de révision constitutionnelle ou
exigences d’un monde globalisé afin de faire
d’élaboration de nouvelles constitutions qui sont
face à l’inadéquation et à l’extraversion de ses
pilotés par des commissions indépendantes
modes de régulation.
présidées par les personnalités jouissant d’une
Pour que l’État soit une instance légitime, autorité morale incontestable, impliquent toutes
il doit d’abord connaître et reconnaître la les catégories de la population à chacune des
diversité de ses composantes territoriales, étapes, prévoient des débats publics dans
socioéconomiques, culturelles, ethniques les langues principales du pays et une durée
politiques… Il peut, à partir de ce moment, bâtir raisonnable d’au moins douze mois avant toute
les facteurs d’unité de la communauté nationale. validation d’un texte constitutionnel par vote
La reconnaissance du pluralisme, notamment parlementaire ou référendaire74 ». Malgré les
juridique et institutionnel, peut ainsi constituer limités notées en termes de garantie d’application
un puissant facteur de régulation des conflits des conclusions consensuelles, l’expérience de
qui minent le continent. Stratégiquement, la mise en place d’une Commission nationale de
décentralisation peut être en Afrique le principal réforme des institutions correspond à une telle
moyen pour réaliser cette articulation entre demande et devrait être mieux promue.
unité et diversité et redéfinir les nouvelles bases
sociales de l’État. f) L’accès universel aux services
sociaux de base
e) Le renforcement des processus
démocratiques et du consensus sur les L’accès des populations aux services
modalités du vivre-ensemble socioéconomiques de base est une exigence
morale et une nécessité pour chaque société
L’euphorie suscitée par les conquêtes qui aspire à un développement humain
démocratiques des années 1980 et 1990 durable. Pendant longtemps, les États centraux
commence à laisser place à une remise en ont fourni principalement ces services, dans
cause tendancielle des progrès réalisés une tentative de consolider les indépendances
du point de vue de l’état de droit, du nouvellement acquises par une approche
pluralisme politique, du respect des libertés interventionniste, indépendantiste et socialiste
fondamentales individuelles et collectives. du développement. Les réformes publiques
L’essor de la démocratie s’est accompagné rendues nécessaires par les inefficacités dans
d’une grande promotion du constitutionnalisme. les modes de délivrance de ces services et
Des consensus très forts avaient ainsi été bâtis, soutenues par les changements de paradigme
tels que la limitation du présidentialisme, la politique intervenus dans les années 1980
promotion de la justice constitutionnelle, le ont créé un mouvement de transferts de
renforcement des parlements. Depuis la fin compétences depuis le secteur public central
des années 1990, la plupart des consensus vers d’autres niveaux de gouvernance des
moulés dans les Constitutions ont été brisés. secteurs publics, privés et associatifs.
Les démocraties de façade se renforcent sous
une nouvelle forme, consistant à user des 74 WATHI, 2018, « Quelles réformes constitutionnelles en Afrique
de l’Ouest ? », https://wathi.org/wp-content/uploads/2018/02/
techniques et procédures démocratiques tout WATHI5_Constitutions_fr.pdf
[ 69 ]
RASA/AROA
[ 70 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
(nationaux et régionaux) constituent un défi de la par les pères fondateurs et leurs successeurs.
construction de l’État en Afrique et entretiennent Ces initiatives visent à relancer le processus de
un rapport explicite avec le premier enjeu. création d’une vaste communauté continentale
matérialisée par la libre circulation des biens,
Il est désormais communément admis que
des personnes, des services et des capitaux et
l’intégration soit pour l’Afrique le meilleur
l’harmonisation et la coordination des régimes
des atouts pour à la fois maximiser son
d’échange commerciaux. La volonté politique a
remarquable potentiel et minimiser ses effets
été exprimée en 1980 à travers le plan d’action
négatifs induits par la mondialisation et les
de Lagos, puis renouvelée en 1991 par le traité
mutations dans la gouvernance économique
d’Abuja. Aux termes de ce Traité, dont le but
globale. Le contexte économique global est
ultime est l’avènement de la Communauté
en effet marqué par des mutations rapides
économique africaine à l’horizon 2034, les
qui transforment profondément les relations
pays africains devraient suivre un processus
économiques et commerciales internationales.
linéaire passant par la construction des CER, la
Ces changements ont déplacé les lignes
mise en place d’une zone de libre-échange en
de démarcation traditionnelles Nord-Sud et
2017, une union douanière en 2019, un marché
Sud-Sud pour laisser place à de nouvelles
commun en 2023 et une Union économique et
configurations économiques, de nouvelles
monétaire à l’horizon 2028, dernier jalon vers la
règles commerciales ainsi que des acteurs plus
communauté économique intégrale.
interdépendants. La prolifération des accords
de libre-échange, qui s’explique en partie Les CER sont en construction, alors qu’elles
par les difficultés du multilatéralisme, et la n’ont pas toutes atteint le même niveau
multiplication des méga-accords commerciaux d’intégration. Les négociations de la Zone de
régionaux engendrent dans tous les pays et Libre-Échange Continentale (ZLEC) ont été
dans toutes les régions des réactions destinées, lancées en 2015 à Johannesburg. Même si la
d’une part à maximiser le potentiel positif de date butoir de 2017, prévue pour leur conclusion,
ces changements et d’autre part à minimiser n’a pas été respectée, les pourparlers ayant
leurs effets néfastes. été plus difficiles que prévus, elles ont suscité
l’engouement de tous les États africains. La
Le continent africain a connu une très grande
réalisation de la ZLEC devrait permettre aux
fragmentation institutionnelle. Celle-ci a
pays africains d’accéder aux marchés de leurs
engendré la coexistence et le chevauchement
voisins, qui tout en étant géographiquement
de plusieurs communautés qui ne partagent
proches, leur étaient pourtant quasiment
pas toujours la même trajectoire administrative,
inaccessibles du fait des nombreuses barrières
les mêmes objectifs économiques et la même
tarifaires et non tarifaires. Il est plus facile en
cohérence juridique et politique. Face aux défis
effet de commercer avec les pays d’Europe,
que posent le morcèlement et la multiplicité
d’Asie ou d’Amérique qu’avec les pays d’une
des espaces d’intégration, l’Union africaine a
même région africaine, partageant quelques
choisi de ne reconnaitre que huit Communautés
fois les mêmes frontières, tant les coûts liés
économiques régionales (CER) devant constituer
aux échanges sont anormalement élevés,
la charpente institutionnelle de l’intégration
sans compter la faiblesse voire l’inexistence
africaine : la Communauté de l’Afrique de l’Est
des infrastructures d’appui au commerce.
(CAE) ; la Communauté de Développement de
Plus grave encore, des produits importés de
l’Afrique Australe (SADC) ; le Marché Commun
l’extérieur du continent ont généralement plus
de l’Afrique Orientale et Australe (COMESA) ;
facilement accès aux marchés du continent que
la Communauté Économique des États de
les produits africains eux-mêmes. Ce n’est donc
l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ; l’Autorité
pas étonnant que le commerce intra-africain
Intergouvernementale pour le Développement
stagne durablement à environ 10 % au moment
(IGAD) ; la Communauté Économique de
où le commerce européen intra-communautaire
l’Afrique Centrale (CEEAC) ; l’Union du
s’approche des 70 %.
Maghreb Arabe (UMA) ; la Communauté des
États Sahélo-Sahariens (CENSAD). En devenant un élément de concrétisation
partielle du projet d’intégration économique
De nombreuses initiatives ont vu le jour ces
et commerciale africaine, la ZLEC servirait de
dernières années dans le continent africain,
ressort pour absorber les chocs exogènes.
pour donner corps à la vision politique exprimée
Elle devrait aussi, sous certaines conditions,
[ 71 ]
RASA/AROA
faciliter le développement industriel et impacter Il parait donc évident que l’APE ne devrait pas
l’emploi. être mis en œuvre avant la pleine réalisation de
la ZLEC. Les leaders africains devraient même
LA ZLEC n’est cependant pas la panacée. Les
exiger sa renégociation car les conditions
avantages attendus ne doivent pas passer sous
politiques et économiques dans lesquelles il a
silence les nombreux risques qui pourraient
été négocié et conclu dans certaines régions
réduire, voire annihiler ses bénéfices. Sans
ont considérablement évolué : l’Europe a
ancrage dans une vision africaine coopérative
vécu le BREXIT qui a changé sa nature ; les
refondée, hors du paradigme libéral dominant
régions africaines ont été fragmentées en
qui réduit la zone de libre-échange à un simple
différents blocs, à la suite de la signature de
espace de compétition où les plus forts ont le
l’APE ; l’Accord de Cotonou qui lui sert de
droit d’édicter les règles en leur faveur, la ZLEC
socle expire en 2020 et nul ne sait sous quelle
pourrait devenir un prolongement du marché
forme apparaitra le prochain « partenariat » UE-
mondial, avec ses règles iniques, et faire la part
ACP. Un minimum d’esprit d’anticipation et de
belle à des firmes multinationales prédatrices et
prospective militerait pour un changement de
peu soucieuses des aspects éthiques, sociaux
perspective afin de ne pas perturber encore
et environnementaux.
davantage le processus d’intégration régionale
La ZLEC fait face à d’importants défis. Ils portent, en Afrique.
entre autres, sur le, notamment au niveau
du pilotage stratégique des négociations, 5. Décoloniser l’économie de la
de la prise en compte effective du niveau de culture pour libérer un potentiel
développement différencié entre États, de insoupçonné
l’implication des acteurs non étatiques, du
financement du processus et de la mise en La décolonisation conceptuelle et mentale
cohérence des engagements consentis avec est structurante des autres types de
ceux pris à d’autres enceintes. recentrage économique et culturelle.
En matière d’économie culturelle, les
Sur ce dernier aspect, il y a un besoin réel
travaux de Martial Ze Belinga mettent
d’harmonisation et de mise en cohérence
l’importance prise récemment par
des engagements juridiques multilatéraux,
l’économie de la culture. Ceci pourrait
régionaux et bilatéraux des pays et régions
constituer une opportunité pour des
africains. Le point commun à tous les pays
catégories entières de populations
africains négociant la ZLEC est celui d’appartenir
africaines et guider un recentrage dans
simultanément à plusieurs CER dans lesquelles
les modes de consommation et dans les
ils ont pris des engagements contraignants
configurations mentales qui les structurent76.
et pas forcément complémentaires. Ils ont
aussi, en tant que membres de l’Organisation Cette économie de la culture commence à
mondiale du commerce (OMC) souscrits aux avoir un réel poids économique. En effet, en
règles commerciales multilatérales et ont, pour 2008, une étude citée par Martial Ze Belinga a
la plupart, conclu de accords bilatéraux, ou estimé la contribution des activités culturelles
sont en voie de le faire, avec des partenaires au Mali à 2,38 % du PIB et 5,8 % d’emplois
du Nord et du Sud. Ces accords soumettent dont 3,8 % pour l’artisanat d’art. Ce qui freine
les pays africains à un entrelacs de droits et son essor tient cependant à l’acculturation des
d’obligations difficiles à démêler. élites africaines, qui majoritairement n’aspirent
qu’à un mode de vie fondé sur le mimétisme
L’exemple le plus éloquent de ces incohérences
occidental et dont les structures mentales ne
est que chaque pays africain négociant la
peuvent plus percevoir l’excellence locale qui
ZLEC est aussi membre d’une CER ayant
gît sous leurs pieds. Ce sont des problèmes
conclu un Accord de Partenariat Économique
sociologiques et de psychologie collective
(APE) spécifique avec l’Union européenne
aigus, puisqu’une partie de l’intelligentsia voit
(UE). Selon la Commission économique
l’intelligence comme un produit d’importation.
pour l’Afrique (CEA), si les APE sont mis en
Tant que l’Afrique ne se donnera pas les moyens
œuvre avant la mise en place de la ZLEC, ils
de produire sa confiance en elle-même, qu’elle
pourraient en saper les avantages attendus. Or
c’est le scénario vers lequel pousse l’UE, avec 76 Martial Ze Belinga, 2016, « L’économie de la culture en
Afrique, une chance pour le développement ? », ID4D, https://
la complicité de certains leaders africains. ideas4development.org/artisanat-africain-fabrique-asie/
[ 72 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
[ 73 ]
RASA/AROA
AXE 4
Souveraineté transformatrice et futurs
souhaitables : quelle Afrique en devenir ?
L’Afrique résistante, résiliente et entreprenante, redressement des prix des produits de base
malgré l’hostilité de l’environnement international intervenu en 2016 et la baisse continue de la
valeur de la plupart des devises africaines,
Un mythe profond incarné par le slogan « Africa
n’ont pas ouvert la voie à une concurrence
Rising »78 (Afrique émergente) s’est emparé des
renouvelée, la confiance en affaires, ou les
élites économiques et politiques au moment
investissements des STN ; mais cela a plutôt
même où le PIB de l’Afrique cesse de croître
catalysé une nouvelle série de crises fiscales,
rapidement, c’est-à-dire entre 2002 et 2011.
des déficits extrêmes du compte courant, des
Pourtant, le mythe persiste toujours. En juin
défaillances de la dette souveraine et de vives
2017, le président de la Deutsche Bundesbank,
contestations sociales.
Jens Weidmann a déclaré lors d’une conférence
à Berlin : « L’Afrique est prête à tirer profit d’une Dans une telle configuration, il n’y a rien pour
économie mondiale ouverte. Ses perspectives fonder l’espoir d’une reprise décisive à court et
économiques sont positives ».79 La conférence moyen termes, malgré le battage médiatique
a été organisée par le Ministre allemand des entourant les projets de méga-infrastructure
Finances Wolfgang Schäuble pour promouvoir « One Belt, One Road » (OBOR) de la Chine, par
son « Compact avec l’Afrique » du G20, dont exemple, vantés pour rétablir une demande du
« l’objectif principal est de réduire le niveau de marché pour les produits liés à la construction.82
risque pour les investissements privés » (mais à Comme l’explique Xin Zhang, « Bien qu’il y
la veille des élections allemandes, le Ministre et ait un élément de compétition entre les EUA
Merkel étaient évidemment soucieux de donner et la Chine en ce qui concerne l’hégémonie
l’impression que la stratégie réduirait la crise mondiale autour de l’OBOR, le principal moteur
des réfugiés africains en Europe).80 demeure la pression de la « suraccumulation »
dans une économie capitaliste typique à la
En réalité, après le pic du super cycle des
fin d’une grande séquence de changements
matières premières de 2011 et l’effondrement
cycliques capitalistes .... Cependant, en Chine,
des prix, il était illogique de proclamer que
il y a aussi un débat en cours sur la question
l’Afrique prospérait dans « une économie
de savoir s’il est économiquement rationnel de
mondiale ouverte », étant donné que de
verser des sommes aussi importantes dans des
nombreuses économies du continent
projets à faible rendement et des pays à haut
dépendent des gisements minéraux et
risque, en particulier dans le cas de projets
pétroliers dont l’extraction est dominée par les
d’infrastructure massifs »83. La plus grande des
sociétés transnationales (STN) et dont les prix
entreprises de la « Route Maritime de la Soie »
n’ont cessé de monter depuis 200281. Un bref
atteignant l’Afrique était le port de Bagamoyo,
78 Par exemple, The Economist, « Africa Rising », 3 décembre
2011 ; Alex Perry, « Africa Rising », Time, 3 décembre 2012 ;
d’une valeur de 11 milliards de dollars, conçu
Charles Robertson, 2013, « Pourquoi l’Afrique gouvernera le en 2013 pour traiter dix fois plus de conteneurs
21ème siècle », African Business, 7 janvier.
79 Jens Weidmann, « Améliorer le climat des investissements les mêmes tendances que le pétrole. La boulimie chinoise
en Afrique », discours d’ouverture de la conférence de Berlin, en matières premières maintient les prix à des niveaux
« Partenariat G20-Afrique : investir dans un avenir commun », déraisonnablement élevés.
13 juin 2017. 82 La Chine souffre de l’épuisement apparent des sources
80 Bundesministerium der Finanzen, « Compact with Africa », de rentabilité antérieures, à savoir « un marché extérieur
réunion des ministres des finances du G20, Baden Baden en expansion, une armée de main-d’œuvre relativement
(30 mars 2017). Le seul membre africain du G20, l’Afrique du importante et un faible ratio d’endettement », selon Hao
Sud, a été pleinement assimilé au programme au moment du Qi, 2017, « Dynamique du taux de surperformance » et la
sommet des chefs d’État de juillet à Hambourg, en dépit des « nouvelle normalité » de l’économie chinoise », document
déclarations antioccidentales du président Jacob Zuma. de travail de l’Institut de recherche en économie politique de
81 Avec cependant une baisse brutale et significative de près de l’Université du Massachusetts-Amherst, 22 juin.
50 % du prix du pétrole en 2008, conséquence de la crise des 83 Xin Zhang, 2016, « Le capitalisme chinois et les nouvelles
subprimes. Les autres matières premières extractives suivent routes de la soie », Revue Aspen, 4.
[ 74 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
que le port voisin de Dar-Es-Salaam. D’après la valeur des grands projets d’infrastructure
Forbes, le projet « cherchait à devenir le plus en cours de construction en Afrique de l’Est,
grand port d’Afrique, une fois qu’il aura été l’année dernière. L’Afrique australe a également
achevé », mais a été annulé en 2016 à cause fait face à une chute de 22 % du nombre de
– selon Deloitte et Touche – « de mesures projets (85 en 2016), passant de 140 milliards
d’austérité prises par la Tanzanie afin de réduire de dollars en 2015 à 93 milliards de dollars
un déficit budgétaire croissant ».84 en 2016, selon Deloitte. Le Wall Street Journal
signale quant à lui, d’autres échecs récents
Dans le même temps à Durban, l’expansion au
de mégaprojets dus ou non aux ambitions
coût de 20 milliards de dollars du principal port
démesurées de la Chine concernant des
à conteneurs du continent (qui avait également
initiatives ferroviaires annulées au Nigeria (7,5
pour objectif d’augmenter par 8 le nombre de
milliards de dollars) et en Libye (4,2 milliards de
conteneurs à 20 millions par an d’ici 2040) a été
dollars), l’expansion pétrolière en Angola (3,4
différée jusqu’en 2032. La corruption concernant
milliards de dollars) et au Nigeria (1,4 milliard
le crédit et l’acquisition de locomotives (tous deux
de dollars) ; une centrale thermique au charbon
de Chine) impliquant la société paraétatique
irrémédiablement endommagée au Botswana
sud-africaine Transnet fut un des facteurs.
(1 milliard de dollars) et des investissements
Une opposition sociale croissante au projet en
dans la fusion de métaux en RDC et au Ghana
est un autre. Mais le principal problème a été
(3 milliards de dollars chacun). Le plus grand
l’effondrement après 2011 du Baltic Dry Index,
barrage du monde, le projet Inga Hydropower
signe d’une crise profonde dans le transport
de 100 milliards de dollars sur le fleuve Congo
maritime mondial.85 Bien que la construction en
(trois fois la taille des Trois Gorges chinoises),
cours du port de Lamu au Kenya, non loin de
est également en attente indéfinie après le
la frontière somalienne, prévoit une liaison avec
retrait de la Banque mondiale l’année dernière
les champs pétrolifères du Soudan du Sud. Le
et le rejet des appels en faveur d’une joint-
climat imposé par la guerre civile et les attaques
venture de la part de Beijing en 2014 par les
d’Al-Shabaab au Kenya (kidnapping d’un haut
autorités de l’administration d’Obama.
responsable lors de l’inauguration, au mois de
juillet du plan spatial de Lamu), rend le projet La crise des industries extractives est également
extrêmement risqué. D’ailleurs, l’année 2017 a témoin de la chute des prix des actions de
été marquée par de nombreuses manifestations la plupart des maisons minières, de plus de
de la part de la communauté, contre une 75 pour cent par rapport à leurs niveaux de
centrale électrique au charbon, d’un coût de 2 début 2015, menés par ceux qui s’intéressent
milliards de dollars, dans le port, en raison des à l’Afrique. Ni l’entrée du bloc Brésil-Russie-
changements climatiques.86 Inde-Chine-Afrique du Sud (BRICS)87, ni
les maigres nouvelles promesses du G20
Bien qu’une ligne de chemin de fer Nairobi-
– principalement destinées à subventionner
Mombasa de 3,2 milliards de dollars ait été
les multinationales – ne peuvent masquer la
récemment construite, et un pipeline de 3,6
stagnation généralisée au sein des circuits de
milliards de dollars soit prévu ; bien que la
l’économie mondiale les plus importants pour
production éthiopienne provenant d’ateliers
l’Afrique ou même la prospérité mondiale et la
clandestins soit en plein essor, et peut désormais
santé environnementale.88
être exportée directement via le chemin de fer
Addis-Abeba-Djibouti, toujours avec l’aide de la Même avant le pic des matières premières de
Chine, la crise économique a réduit de moitié 2011 et l’effondrement de 2015, la stratégie
néolibérale orientée vers l’exportation avait
84 Wade Shepard, « Ces 8 entreprises donnent vie à la « nouvelle
route de la soie », Forbes, 12 mars 2017 ; Kennedy Kangethe,
causé d’énormes dégâts en termes de
« Les grands projets de l’Afrique de l’Est réduites de moitié en développement humain, d’équité entre les
2016 : Rapport Deloitte », Capital Business, 2 février 2017.
85 Patrick Bond, 2017, « Construction de l’Alliance Rouge- 87 Patrick Bond et Ana Garcia (Ed.), 2015, BRICS : Une critique
Verte contre l’expansion du Complexe Pétrochimique de anticapitaliste, Johannesburg, Jacana Media ; Patrick
Durban », dans L. Horowitz et M. Watts (Eds), Gouvernance Bond, 2017, « Les BRICS peuvent-ils rouvrir la « porte de
Environnementale Grassroots : Engagements de la l’Afrique ? » » dans C. Mutasa et D. Nagar (Ed.), Afrique et
Communauté avec l’Industrie, Londres, Routledge, 2017)). acteurs externes, Londres, IB Tauris.
86 Business Daily Africa, « Des activistes manifestent contre le 88 David Harvey, 2017, Marx, Capital et la folie de la raison
projet Charbon de Centum », 12 mai 2017. Des groupes de économique, London, Profile Books ; Michael Roberts, 2016,
citoyens courageux confrontés au harcèlement policier en La longue dépression, Chicago, Haymarket ; Richard Walker,
conséquence comprennent Save Lamu, Cordio East Africa et 2016, Valeur et Nature : Repenser l’Exploitation et l’Expansion
Musulmans for Human Rights. Capitalistes, Capitalisme Nature Socialisme.
[ 75 ]
RASA/AROA
sexes et l’environnement.89 Bien que les taux 2016, malgré cela, les pressions exercées par
de pauvreté, de mortalité et de morbidité les industries extractives sur les personnes et
et d’éducation se soient quelque peu l’environnement se sont intensifiées, la réaction
améliorés (en particulier après le programme désespérée des entreprises augmentant
d’allégement de la dette par le G7 en 2005, qui les abus au niveau des sites industriels, la
a permis d’éliminer progressivement les coûts dégradation de l’environnement, les violences
d’exploitation prohibitifs des services publics sociales et l’exploitation de la main d’œuvre.
de base), les conditions de reproduction de Le métabolisme du capital contre la nature
la vie quotidienne en Afrique ne se sont pas et la société a augmenté, de telle sorte que
améliorées, surtout depuis le début de la la responsabilité sociétale des entreprises
récession mondiale de 2008.90 minières a beaucoup cédé sous son poids.
En effet, les niveaux de PIB par habitant Au milieu de l’année 2017, l’organisation Global
de l’Afrique ont effectivement augmenté Justice Now, basée à Londres, et plusieurs de
rapidement de 1998 à ce jour, mais avec très ses collaborateurs ont publié une étude de
peu de retombées. En 2013, l’économiste en Mark Curtis estimant que quarante-huit pays
chef de la Banque africaine de développement, d’Afrique subsaharienne sont « collectivement
Mthuli Ncube, s’est risqué à prétendre qu’« un des créanciers nets du reste du monde, à
Africain sur trois appartient aux classes hauteur de 41,3 milliards de dollar » en 2015.
moyennes ». En 2017, la banque a réitéré que Selon Curtis :
« l’un des principaux moteurs de la demande de
1. « Les pays africains ont reçu 161,6 milliards
consommation en Afrique est la population sans
de dollars en 2015 – principalement sous
cesse croissante du continent (actuellement 1
forme de prêts, de transferts de fonds
milliard) et l’expansion des classes moyennes.
personnels et de subventions. Pourtant,
Mais Ncube définissait la « classe moyenne »
203 milliards de dollars ont été prélevés sur
comme ceux qui dépensent entre 2 et 20
l’Afrique, soit directement – principalement
dollars par jour, avec 20 % dans la fourchette
par le biais du rapatriement des profits
de 2 à 4 dollars et 13 % de 4 à 20 dollars. Les
des sociétés et le transfert illégal d’argent
deux catégories représentent les revenus des
hors du continent – soit par les coûts
pauvres dans la plupart des villes africaines,
imposés par le reste du monde à travers
dont les niveaux de prix les classent parmi les
le changement climatique.
plus chers au monde. Les propres données de
Ncube91 ont révélé que la part de ceux qui 2. Les pays africains reçoivent environ 19
dépensaient plus de 20 dollars par jour était milliards de dollars d’aide sous forme
inférieure à 5 % et diminuait. de subventions, mais plus de trois fois
ce montant (68 milliards de dollars) sont
Une des principales raisons de la disparité
partis à travers la fuite des capitaux,
entre le discours officiel concernant « l’Afrique
principalement par des entreprises
Émergente » et la pauvreté profonde de la plupart
multinationales qui sous-évaluent
des peuples du continent demeure le pillage pur
délibérément leurs importations et/ou
et simple, les flux financiers illicites (FFI) ainsi
exportations.
que les sorties financières légales sous forme
de bénéfices rapatriés au siège des STN. Les 3. Alors que les Africains reçoivent 31 milliards
filières les plus porteuses des investissements de dollars d’envois de fonds personnels de
directs étrangers (IDE) ont tendance à être l’étranger, les multinationales opérant sur
celles qui viennent à la recherche de matières le continent rapatrient chaque année un
premières. Après l’effondrement des matières montant similaire (32 milliards de dollars)
premières, les entrées annuelles d’IDE vers de bénéfices vers leur pays d’origine.
l’Afrique ont ralenti de 15 % entre 2008 et 4. Les gouvernements africains ont reçu 32,8
89 Patrick Bond, 2006, Looting Africa, Londres, Zed Books.
90 Vusi Gumede (Editeur), 2016, La Grande Récession et milliards de dollars de prêts en 2015, mais
ses Implications pour les Valeurs Humaines : Leçons pour ont payé 18 milliards de dollars en intérêts
l’Afrique, Johannesburg, Real African Publishers.
91 Mthuli Ncube, 2013, Le milieu de la pyramide, Tunis, de la dette et en principal, le niveau global
Banque africaine de développement ; Banque africaine de la dette augmentant rapidement.
de développement, Centre de développement de l’OCDE,
Programme des Nations Unies pour le développement et 5. On estime que 29 milliards de dollars
Commission économique pour l’Afrique, 2017, Perspectives
économiques en Afrique 2017, Addis Abeba.
par an sont volés en Afrique du fait de
[ 76 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
[ 77 ]
RASA/AROA
mettant en lumière des problèmes comme les économiques régionales pour le sous-continent
FFI. Pourtant, il faut avouer que, de nombreuses à la mi-2017, les quinze dernières années ont
ONG, bailleurs de fonds alliés et militants de été témoins d’excédents commerciaux entre
base ont exercé une pression suffisante sur les les pays d’Afrique subsaharienne et le reste du
gouvernements et les entreprises pour obliger monde qui ont atteint 5,6 % du PIB en 2011,
l’Union africaine et la Commission économique suivis par des excédents nets plus faibles, puis
des Nations Unies pour l’Afrique à commanditer en 2015-16, des déficits de 3,1 et 2,0 % du PIB,
une étude sur les FFI dirigée par l’ancien respectivement, avec plus de déficits prévus
Président sud-africain Thabo Mbeki.96 Publié par le FMI.98
mi-2015, son rapport estime au bas mot que
Le compte courant mesure non seulement
les FFI à partir de l’Afrique dépassent les 50
l’équilibre des importations et des exportations,
milliards de dollars chaque année.
mais aussi les flux de bénéfices, de dividendes
Ce pillage des FFI provient principalement, et d’intérêts. Pendant la longue période du boom
mais pas exclusivement, des industries des produits de base, l’Afrique subsaharienne a
extractives. Selon une comptabilité encore maintenu un juste équilibre et, en 2004-2008, elle
plus fine que celle de Thabo Mbeki, le rapport a même enregistré un excédent moyen de 2,1 %
de la Banque africaine de développement et du PIB. Mais depuis 2011, elle a plongé dans
de ses collaborateurs sur les Perspectives la zone dangereuse, avec un déficit du compte
économiques en Afrique estiment que 319 courant de 4,0 % du PIB en 2016, amenée
milliards de dollars ont été volés de 2001 à par le Mozambique (-38 %), la République du
2010. Les vols les plus importants portent sur Congo (-29 %) et le Libéria (-25 %). En incluant
les métaux qui totalisent 84 milliards de dollars ; les pays d’Afrique du Nord, le déficit du compte
le pétrole, à 79 milliards de dollars ; le gaz courant de l’ensemble du continent était de
naturel, à 34 milliards de dollars ; les minéraux, 6,5 % du PIB en 2016, à la suite de la chute des
à 33 milliards de dollars ; les produits du pétrole prix du pétrole à 26 dollars le baril début 2016.
et du charbon, à 20 milliards de dollars ; les Sur 54 pays africains, 20 avaient des déficits à
agricultures, à 17 milliards de dollars ; les deux chiffres en 2016. Rappelons que le krach
produits alimentaires, à 17 milliards de dollars ; de 1998 des principales économies d’Asie de
les machines, à 17 milliards de dollars ; les l’Est a été provoqué par des déficits du compte
vêtements, à 14 milliards de dollars ; et le fer et courant de seulement 5%.
l’acier, à 13 milliards de dollars.97 Ces données
Pour couvrir un déficit du compte courant, des
confortent-elles la boutade selon laquelle
entrées de fonds externes sont nécessaires.
l’Afrique est victime de la malédiction de ses
Ces flux vers l’Afrique se sont chiffrés à 178
ressources ou plutôt de sa mal gouvernance ?
milliards de dollars en 2016, soit 5 milliards de
2. Des flux financiers illicites aux flux moins qu’en 2015, principalement en raison
financiers licites d’une baisse de 60 % des entrées de capitaux
(achats de titres de créance ou investissements
Même si les FFI étaient réduits, les IDE de marchés boursiers, en particulier sur les 3
continueraient d’appauvrir les pays africains, principaux marchés de Johannesburg, du Caire
sous la forme de flux financiers licites (FFL). Ce et de Lagos). L’aide au développement d’outre-
sont les profits et les dividendes légaux envoyés mer à l’Afrique a diminué de 2 % en 2016,
au siège social des Sociétés Transnationales et les envois de fonds ont été pratiquement
après que les IDE ont commencé à être inchangés.
payants. Les paiements de ces sorties d’argent, 3. Explosion de la dette extérieure
ainsi que les intérêts et la position commerciale
nette, sont appelés « compte courant ». Le déficit croissant du compte courant du
Selon le rapport du FMI sur les Perspectives continent exige à son tour que les élites étatiques
96 Thabo Mbeki, 2015, « Suivez-le ! Arrête ça ! Trouver ! Flux attirent encore plus d’IDE, afin de disposer de
financiers illicites », Rapport du Groupe de haut niveau sur les
flux financiers illicites en provenance d’Afrique, Commission devises fortes pour rembourser les anciens IDE
économique des Nations Unies pour l’Afrique, Addis-Abeba. (généralement sous forme de bénéfices et de
97 Banque africaine de développement, Centre de dividendes) ou si de nouveaux investissements
développement de l’OCDE, Programme des Nations Unies
pour le développement et Commission économique pour ne sont pas disponibles comme cela semble
l’Afrique, 2013, Perspectives économiques en Afrique 2013, 98 FMI, 2017, Perspectives économiques régionales : Afrique,
Tunis, BAD. 2017, Washington DC.
[ 78 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
être le cas, de prendre de nouveaux emprunts à arrangements ont inséré l’Afrique du Sud
l’étranger. En raison de ces efforts pour couvrir beaucoup plus profondément dans l’économie
ses déficits de paiements et son léger déficit mondiale et, avec une aggravation du déficit
commercial, la dette extérieure de l’Afrique est du compte courant, plus profondément dans la
en plein essor. Pour l’Afrique subsaharienne, dette extérieure.101
ce qui était une dette extérieure de l’ordre de
4. Subvention publique pour bénéfices
170 à 210 milliards de dollars entre 1995 et
2005 (lorsque l’allégement de la dette par le G7 privés
l’avait abaissé de 10 %) est passé à près de 400
milliards de dollars en 2015.99 Non seulement Une autre menace constante pour le continent
les prêts chinois, mais aussi une série d’euro- est une exploitation minière et pétrolière
obligations sont devenus un lourd fardeau dans effrénée, malgré la baisse des prix, en raison
plusieurs pays où, en 2016, ils représentaient des subventions de l’État. En 2017, le G20
une part substantielle de la dette publique a proposé un « Compact with Africa » avec
totale : 48 % au Gabon ; 32 % en Namibie ; 26 % moins d’une douzaine d’États africains pro-
en Côte d’Ivoire ; 24 % en Zambie ; 16 % au occidentaux pour assurer le soutien de
Ghana ; 15 % au Sénégal ; et 13 % au Rwanda. l’État aux « partenariats publics-privés » à
travers le continent, et attirer les investisseurs
Le rapport sur les Perspectives économiques institutionnels avec des garanties étatiques.
africaines de 2017 a fait remarquer que Selon le groupe C20 des observateurs de la
« des conditions plus strictes du financement société civile, cette stratégie se traduira par :
accru de la dette ont commencé à aggraver
le fardeau du service de la dette, avec une des coûts plus élevés pour les citoyens,
tendance haussière du ratio service de la dette/ de pires services, le secret, la perte
recettes ».100 Pour les économies pétrolières, de l’influence démocratique et des
poursuit le rapport, le service de la dette a été risques financiers pour le public et les
multiplié par sept, passant de 8 % en moyenne multinationales impliquées qui exigent
des recettes en 2013 à 57 % en 2016, le Nigeria que leurs profits soient rapatriés en
(66 %) et l’Angola (60 %) étant les plus touchés. devises fortes – même si le contrat type
Une autre crainte est la dette intérieure, de services implique des dépenses et
puisque le ralentissement a également généré des recettes en monnaie locale et cela
« une augmentation généralisée des prêts non impacte les stocks de dette extérieure
productifs, provoquant un provisionnement de l’Afrique, qui atteignent maintenant
plus élevé, une pression sur les bénéfices des des niveaux sans précédent dans de
banques et pesant sur la solvabilité ». nombreux pays. Le « CwA » ne dit rien
non plus des problèmes concernant (et la
Dans le cas du plus grand débiteur du continent, résistance populaire est là) la protection
l’Afrique du Sud, sa dette extérieure est passée des investisseurs, tels que la vague
de 25 milliards de dollars en 1995 à 35 milliards clause du « traitement juste et équitable »
de dollars en 2005, pour bondir à environ 150 dans les accords d’investissement
milliards de dollars aujourd’hui, doublant à et le règlement des différends entre
partir des 20 % du PIB en 2001 à plus de 40 % investisseurs et États.102
aujourd’hui. La dernière fois que ce ratio a été
atteint cette ampleur fut en 1985, à cause des Forum africain (AF) de Harare et le Réseau
sanctions contre l’Apartheid, le Président sud- sur la dette et le développement et le Réseau
africain Pieter Botha a manqué de payer 13 d’échange pour le développement en Afrique
milliards de dollars de dettes à court terme et (Network on Debt and Development and the
a imposé des contrôles de changes. Cela fut African Development Interchange Network) ont
un signal à la classe capitaliste anglophone, formulé des critiques plus sévères. Selon eux,
que la fin de l’Apartheid était proche, et donc ils « Il y a tout lieu de craindre que l’esclavage et la
devraient s’empresser de faire des arrangements colonisation ne reviennent carrément. Dans tous
post-Apartheid favorables au Congrès national les cas, utiliser l’argent public pour protéger
africain, alors en exil. Malheureusement, ces les investissements privés équivaudrait à
99 FMI, 2017, Perspectives économiques régionales : Afrique, 101 Patrick Bond, 2003, Contre l’Apartheid mondial, Londres, Zed
2017, Washington DC, FMI. Books.
100 Banque africaine de développement et al, 2017, African 102 C20, 2017, « Le Pacte du G20 avec l’Afrique », Pambazuka,
Economic Outlook 2017. 4 mai.
[ 79 ]
RASA/AROA
[ 80 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
masque les dynamiques d’évolution profondes faire un mauvais procès. De 1995 à nos jours, le
et décisives ainsi que les progrès réalisés par commerce est devenu un enjeu important pour
les pays africains, aussi bien dans le commerce presque tous les États africains et son potentiel
que dans les négociations commerciales, pour la croissance économique et la lutte contre
qu’elles soient multilatérales, régionales ou la pauvreté est reconnu par tous, y compris le
bilatérales, de surcroit dans un contexte mondial secteur privé et la société civile.
qui ne présente pas que des avantages. Dès la première année d’existence de l’OMC, un
En vérité, l’Afrique souffre moins d’un déficit groupe de quatre pays composés du Nigéria, de
d’intégration que d’une mauvaise intégration l’Égypte, du Maroc et du Sénégal a mis en place
dans le commerce mondial. La quasi-totalité le Groupe africain. L’Afrique étant une « fiction
des pays africains sont membres de l’OMC. juridique » dans le système commercial, car
Ils ont presque tous largement libéralisé et dépourvue d’une existence légale comparable
consolidé leurs droits de douane alors que à celle de l’UE par exemple, les précurseurs du
nombre d’entre eux, en tant que pays les moins Groupe africain n’ont pas jugé utile de le doter
avancés (PMA), ne sont nullement obligés de d’un acte fondateur qui lui donnerait un caractère
le faire. Enfin, tous les pays africains et toutes formel. Ce groupe est donc resté dans ce statut
les communautés économiques régionales informel jusqu’à aujourd’hui, se contentant de
sont engagés, simultanément, dans une série faciliter la coordination des positions des pays
de négociations multilatérales, régionales et africains et leur harmonisation avec celles
bilatérales visant à les ouvrir davantage au d’autres groupes. Aujourd’hui, près de trois
marché mondial. Avec 44 membres sur les 164 quarts de l’activité des missions diplomatiques
que compte l’OMC, l’Afrique représente plus du des pays africains à Genève sont consacrés
quart des acteurs de cette institution. Qui peut aux négociations commerciales multilatérales.
donc, rigoureusement, contester l’ouverture de Ceci constitue la preuve de l’intérêt que les
l’Afrique au marché mondial ? pays africains accordent à ces négociations, en
Ce qui est en cause, c’est plutôt sa capacité à dépit de la faiblesse de leurs moyens.
tirer profit des opportunités qu’offre l’ouverture Sur le continent africain, l’agenda commercial
au commerce mondial, tout en minimisant les est également marqué par une série d’initiatives
effets négatifs consubstantiels à la libéralisation. nouvelles visant toutes à renforcer l’intégration
L’incapacité de l’Afrique à tirer profit de son et le développement économique par la
ouverture aux échanges s’explique par le promotion du libre-échange entre les États
fait qu’elle s’intègre au commerce mondial à africains. Il suffit de citer la ZLEC en gestation,
partir d’une position subalterne, faiblement la zone de libre-échange tripartite en Afrique de
productrice de valeur ajoutée et de richesses. l’Est, ou la mise en place de l’Union douanière
Son statut est celui d’un fournisseur de produits de l’Afrique de l’Ouest.
de base et de matières premières en nombre 4. Rêves brisés … développement
très limité, ce qui la confine en bas des chaines introuvable
de valeurs globales.
Lancé en 2001, avec pour objectif de corriger les
De plus, à cause des politiques de libéralisation déséquilibres et les imperfections des accords
hâtives que les pays africains ont connu dans commerciaux issus des négociations du Cycle
le passé, leurs efforts d’industrialisation, de d’Uruguay (1986-1993), le Cycle de Doha
valorisation et de transformation des matières avait suscité un grand espoir pour les pays en
premières et de diversification ont été développement. En s’engageant à refonder le
contrariés, ou anéantis, par la concurrence compromis normatif qui sous-tendait les relations
soudaine et brutale des produits importés. La économiques et commerciales entre le Nord et
réduction de leur espace politique ainsi que la le Sud, Doha devait livrer un produit nouveau
perte de souveraineté et de maitrise sur leurs consacrant la centralité du développement dans
propres instruments de politiques économique les négociations commerciales internationales.
et commerciale nées dans cette période À Doha, l’ensemble des pays africains avait
continuent encore à handicaper de nombreux contribué à construire le rêve d’un système
pays. commercial et financier ouvert, transparent,
Ainsi, dire que l’Afrique ne fait pas assez pour équitable, non discriminatoire et réglementé.
s’intégrer dans le commerce mondial, c’est lui
[ 81 ]
RASA/AROA
[ 82 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
du Sud, disent régulièrement qu’il faut laisser répète : « La carence idéologique au sein des
les ressources dans le sol). Pour le pétrole, mouvements de libération nationale, pour ne
les indemnisations que doivent payer les pays pas dire le manque total d’idéologie – reflétant
du Nord – comme acompte sur la « dette comme une ignorance de la réalité historique
écologique » due à l’Afrique – simplement pour que ces mouvements prétendent transformer –
des raisons d’atténuation des changements risque d’être l’une des plus grandes faiblesses
climatiques seraient substantielles. de notre lutte contre l’impérialisme, sinon la plus
grande faiblesse »113. Samir Amin et d’autres
7. Accaparement des terres,
économistes politiques radicaux ont plaidé
changement climatique et pour une idéologie et une stratégie économique
militarisation de « déconnexion » depuis les années 60114.
Inverser le projet « Afrique Émergente » à
Aujourd’hui, l’économie et l’environnement travers les soulèvements populaires en cours
africains sont caractérisés par trois phénomènes en Afrique est le principal défi pour ceux qui
destructeurs : l’accaparement des terres, la s’opposent à l’injustice économique. Par
militarisation et le changement climatique. exemple, la lutte pour les médicaments contre
Les menaces les plus immédiates pèsent sur le sida, qui coûtaient 10.000 dollars par an et
la paysannerie africaine, et en particulier les par personne mais qui sont maintenant fournis
femmes, et surtout celles qui se trouvent dans gratuitement sur une base générique, a été
des zones attrayantes pour les investisseurs gagnée depuis le début des années 2000,
étrangers. Les petits fermiers d’Éthiopie, du grâce à un activisme africain et international et
Mozambique et d’ailleurs111 sont déplacés du fait a augmenté l’espérance de vie de plus de dix
de l’accaparement des terres par des paysans ans.
du Moyen-Orient, d’Inde, d’Afrique du Sud et de
Chine. Le rôle croissant de l’armée américaine À la suite des révoltes nord-africaines de
dans des dizaines de pays africains témoigne 2011, vaincues par la contre-révolution
du désir simultané de Washington d’être maître (sauf partiellement en Tunisie), beaucoup
de la situation sur fond d’intégrisme islamique de contestation ont été notées à travers le
croissant, du Sahel au Kenya qui sont comme continent. L’esprit de résistance est toujours
par hasard, des théâtres de guerre à proximité là. En 2016, par exemple, le continent a
de grandes réserves pétrolières112. été témoin de manifestations encore plus
intenses en Afrique du Nord, au Nigeria et en
Le changement climatique affecte les Africains Afrique du Sud. En outre, l’Afrique Australe
les plus vulnérables dans les pays les plus a connu de hauts niveaux de résistance à
pauvres, qui souffrent déjà de la guerre et Harare, Kinshasa et Goma, en République
des déplacements en Afrique de l’Ouest, démocratique du Congo, ainsi qu’en Zambie
dans les Grands Lacs et dans la Corne de et à Madagascar, où les capitales Lusaka et
l’Afrique. Dans le même temps, la poursuite de Antananarivo ont enregistré des durcissements
l’application de la politique publique néolibérale substantiels par rapport à 2011. L’Afrique de
rétrécissant l’État ne peut que générer plus l’Est et la Corne de l’Afrique ont été témoin
de tension sociale, comme ce fut le cas en de nombreux mouvements de protestation à
Syrie avant le soulèvement de 2011, à la suite Nairobi, Kampala, Bujumbura, Khartoum et
d’une sécheresse extrême qui a amplifié les Addis-Abeba, et les villes environnantes. Les
tendances de l’urbanisation. manifestations ouest-africaines ont été menées
Une nouvelle idéologie par les Nigérians, mais il y a eu beaucoup
d’autres points chauds dans le golfe de Guinée.
Un vieux problème subsiste. En effet, Frantz 2016 a vu de nouvelles vagues de protestations
Fanon s’était plaint dans « Toward the African en Afrique du Nord, la plupart dans les
Revolution » en disant que « plus j’entre dans principaux sites de 2011 : Tunisie, Égypte, Libye
les cultures et les cercles politiques, plus je et Algérie.115 La répression de l’État s’est ainsi
suis sûr que le grand danger qui menace
l’Afrique est l’absence d’idéologie ». Dans 113 Frantz Fanon, 1967, Vers la révolution africaine, New York,
Monthly Review Press ; Amilcar Cabral, 1966, « L’Arme de la
« The Weapon of Theory », Amilcar Cabral se Théorie », Discours à la première Conférence Tricontinentale
111 Thomas Ferrando, 2014, BRICS, BITs and Land Grabbing, des Peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique Latine, La
Paris, Faculté de droit et de sciences politiques. Havane, janvier.
112 Nick Turse, « Africom devient un commandement de combat 114 Samir Amin, 1990, « Delinking », Londres, Zed Books.
combattant la guerre », TomDispatch, 13 avril 2014. 115 Projet de données sur le lieu et les événements liés aux
[ 83 ]
RASA/AROA
[ 84 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
mondial imposé par les centres et est donc est fondée sur une autre articulation principale,
potentiellement anticapitaliste. Potentiellement celle qui associe la capacité d’exportation
anticapitaliste, car ce nationalisme peut être d’une part et la consommation importée ou
également porteur de l’illusion de pouvoir produite localement d’une minorité d’autre
construire un capitalisme national parvenant part. Ce modèle définit la nature compradore
à « rattraper » les constructions nationales par opposition à nationale des bourgeoisies
des centres dominants. Le nationalisme dans des périphéries.
les périphéries n’est progressiste qu’à cette
De ce contraste résultent deux tendances
condition, de demeurer anti-impérialiste, c’est-
divergentes : l’une opérant en faveur de
à-dire aujourd’hui, d’entrer en confrontation
l’intégration des nations du centre, où les
avec l’ordre libéral mondialisé. Tout autre
forces centripètes dominent l’accumulation
nationalisme acceptant l’ordre libéral mondial
autocentrée ; l’autre produisant la désintégration
(et restant de façade dans ce cas) n’est que
des nations des périphéries, où cette menace
l’instrument de classes dirigeantes locales
s’exerce de façon permanente par l’action
désireuses de participer à l’exploitation de leur
des forces centrifuges que l’accumulation
peuple et, finalement, d’autres partenaires plus
dépendante exerce. Les politiques impérialistes
faibles, en agissant comme des pouvoirs sous-
encouragent ces tendances avec arrogance
impérialistes
et cynisme, prenant pour excuse et prétexte
1. L’option d’un développement le « droit d’ingérence », des interventions à
autocentré est incontournable caractère « humanitaire » et, de façon abusive,
le droit à l’« autodétermination ».
Un développement autocentré (ou encore La souveraineté est l’un des nombreux
« développement endogène », en anglais « self instruments de sciences sociales utiles par
reliant ») a historiquement constitué un caractère laquelle une approche au développement peut
spécifique du processus d’accumulation être fondée sur l’économie politique. Telle qu’elle
du capital dans les centres capitalistes. Il a est comprise actuellement, la souveraineté
déterminé les modalités de leur développement est un concept commode et englobe à la fois
économique, lui-même principalement des dimensions émancipatrices (du droit au
commandé par la dynamique des rapports développement) et oppressives (Consensus de
sociaux internes et renforcé par les relations Washington), ainsi que le mondain et le banal.
externes à leur service. Dans les périphéries, Sans être insensible à ses limites, il existe une
en revanche, le processus d’accumulation du remise en cause sérieuse du concept, et il y en
capital est principalement dérivé de l’évolution aura forcément plus ; il suffit de dire qu’elle est
des centres, de sorte que sa « dépendance » opérationnelle pour le projet en cours.
s’en trouve renforcée.
Actuellement, l’usage particulier du concept
Le modèle dynamique de développement de la souveraineté est en référence à une
autocentré est fondé sur une articulation téléologie vers un développement financé au
principale : celle à travers laquelle s’affirme niveau national, ou plus spécifiquement, un
l’étroite interdépendance entre croissance de la développement autocentré (DAC). Autrement
production de biens de production et croissance dit, les pays en développement devraient
de la production de biens de consommation de être autorisés à poursuivre leurs objectifs
masse. Cette articulation reflète le rapport social de développement. Le DAC fait référence à
conflictuel entre les deux blocs fondamentaux un développement principalement national,
du système : la bourgeoisie nationale et le abordant la question nationale, y compris la
monde du travail. Les économies autocentrées question agraire (actuellement, il n’existe ni
ne sont pas refermées sur elles-mêmes. Au une perspective réelle d’émigration massive
contraire, elles sont agressivement ouvertes et de colonisation, ni une migration urbaine
en ce sens qu’elles façonnent le système susceptible de valoriser les populations
mondial dans sa globalité, selon leur capacité rurales). En général, le développement peut
d’intervention politique et économique sur la être compris comme une focalisation sur
scène mondiale. En contrepoint la dynamique l’augmentation générale du niveau de vie
du capitalisme périphérique antinomique du de la majorité des gens dans l’État, ou «le
capitalisme central autocentré par définition fait d’assurer le progrès social pour la vaste
[ 85 ]
RASA/AROA
[ 86 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
Africains exige une pleine compréhension de Bâtir un projet de long terme pour une
ce qui « est » et un large consensus sur « ce Renaissance de l’Afrique
qui devrait être », ainsi que la trajectoire entre
Un mot s’impose sur le débat sur « Africa
les deux. Les récentes sanctions financières
Rising » (Afrique Émergente). Ce n’est pas tant
imposées par les États-Unis sur le Venezuela,
la victoire qui compte, mais que le nécessaire
l’Iran et la Russie nous rappellent l’importance
soit fait. C’est un projet à long terme, et il
de la matière. La souveraineté monétaire n’est
faut reconnaître ici que nous ne pouvons pas
pas un front à laisser sans surveillance. Les
nous éclipser devant des débuts humbles et
forces extérieures à la nation ont une influence
contradictoires. L’ascension fulgurante de la
significative. Même dans des pays comme
Chine est un cas récent de succès pour son
l’Équateur, où le pouvoir des peuples a pris le
projet de souveraineté dans une mondialisation
dessus, le fait de ne pas avoir sa propre monnaie
multipolaire. Même si sa capacité à être
nationale ne peut être écarté. Cet arrangement
dupliquée dans le contexte africain reste limitée,
institutionnel en lui-même s’est avéré limitatif
l’émulation est nécessaire.
dans la réalisation des aspirations du peuple
Face au défi démographique et aux mutations
(Weisbrot, 2017).
technologiques, l’emploi salarié décent a-t-il un
En sciences sociales, les problèmes avenir en Afrique ?
d’hétérogénéité et les difficultés du particulier
L’une des finalités des réflexions que nous
par rapport au général ou à l’universel présentent
menons est de contribuer à améliorer
leurs propres défis méthodologiques. Ceci
significativement le bien-être de nos concitoyens.
est traité d’une certaine façon, afin d’éviter les
Comment faire en pratique pour rendre possible
interminables débats, sans les ignorer. L’idée
cette noble aspiration ? La réponse d’ordinaire
ici c’est de développer une méthodologie
avancée est que l’augmentation du taux de
concernant les catégories et les concepts
croissance économique permettra sur le long
pertinents applicables à chaque état africain ;
terme de réduire voire d’éradiquer la pauvreté.
un système de catégorisation pour démêler
L’hypothèse sous-jacente est que la croissance
ce qui est commun (dont il y a beaucoup) et
économique va générer des emplois productifs
ce qui est particulier (qui peut résister à la
qui permettront de distribuer de plus en plus
généralisation) en harmonie avec l’objectif du
de pouvoir d’achat à un nombre croissant de
DAC. Ceci est basé sur la reconnaissance qu’il
travailleurs. Cette centralité accordée à la
y a une obligation à changer le pneu de cette
création d’emplois n’est pas fortuite. Dans le
voiture tout en conduisant.124
monde d’aujourd’hui, l’emploi joue en effet trois
La souveraineté monétaire concerne fonctions principales : c’est le moyen principal
essentiellement le droit à l’autodétermination. de distribution de pouvoir d’achat ; c’est le
La manifestation économique de moyen principal d’accéder à la citoyenneté
l’autodétermination est le DAC. Mais il ne peut sociale ; c’est également un mécanisme
y avoir qu’une autodétermination limitée sans privilégié d’intégration sociale.
souveraineté monétaire. Ce complexe d’idées,
Pour améliorer significativement le bien-être de
d’autodétermination, de développement
nos concitoyens, nos gouvernements placent
national et de souveraineté monétaire doit
leurs espoirs dans la création massive d’emplois
être élargi aux mouvements de base, en plus
décents que l’accélération de la croissance
d’approfondir l’analyse. Les préoccupations
économique est censée entraîner. Ce mode de
environnementales concernant les effets
raisonnement suppose, implicitement, que les
destructeurs des modes de consommation et de
pays africains peuvent reproduire avec succès
production ainsi que les interdictions religieuses
les trajectoires de développement observées
sur l’usure, et la moralité du pardon de la dette
en Occident.
offrent un terrain fertile pour réintroduire, à n’en
pas douter, ces concepts dans la société. De Dans une démarche prospective, nous
manière plus générale, la question soulevée défendons ici l’idée que le mode de redistribution
en filigrane est de savoir comment fonder un des richesses sociales via l’emploi décent – que
nouveau contrat social autour d’un autre socle nous appelons le « paradigme fordiste » – n’est
de valeurs. pas celui qu’il faut à l’Afrique au XXIème siècle.
Plus précisément, notre thèse est que l’emploi
124 salarié décent n’a pas d’avenir en Afrique et que
[ 87 ]
RASA/AROA
c’est une stratégie parfaitement anachronique Notre conviction est que la baisse tendancielle
au XXIème siècle que de vouloir faire dépendre du temps de travail socialement nécessaire
le bien-être des Africains de l’idée d’une pour produire les biens et les services peut être
croissance économique capable sinon de une source de libération humaine pourvu que
générer le plein-emploi décent du moins de les choix politiques appropriés soient faits.
faire de l’emploi décent la norme dominante. La
1. Situation de l’emploi en Afrique
création d’emplois pour distribuer du pouvoir
d’achat est une problématique de la deuxième
partie du XXème siècle. Au cours du XXIème En guise d’introduction à la discussion qui
siècle, la problématique majeure en Afrique sera suit, il n’est pas inutile de rappeler brièvement
de savoir comment redistribuer les richesses quelques traits structurels de l’emploi en Afrique
sociales autrement que par l’emploi. Sur quelles (Sylla, 2013)127.
bases fonder un nouveau contrat social qui ne Une première caractéristique structurelle est
repose plus sur l’emploi dans une société qui la malabsorption de la force de travail. La
ne peut pas offrir le plein emploi ? Loin des malabsorption, ou gaspillage des ressources
prophéties de Jérémy Rifkin qui postule la fin humaines, est un symptôme du sous-
du travail, nous estimons que c’est davantage développement des forces productives et d’une
une nouvelle rationalisation de celui-ci qui est organisation économique dysfonctionnelle. Elle
à l’œuvre, avec tout ce qu’un tel processus se manifeste sous la forme du chômage ouvert
peut induire de novateur mais aussi de brutal et et involontaire, une réalité qui affecte davantage
contradictoire (Ndiaye et Ferreira, 2013)125. les couches urbaines, notamment les jeunes de
la classe moyenne et les diplômés. Toutefois,
Afin de prévenir d’éventuelles équivoques,
étant donné que la grande majorité des
nous soulignons d’emblée que notre démarche
travailleurs ne peut pas se permettre de ne pas
ne saurait être qualifiée de « pessimiste ». Nous
occuper un emploi, surtout en l’absence de filets
partons du constat de tendances lourdes pour
de protection sociale, il s’ensuit que le chômage
en dériver des implications sur les possibilités
ouvert, quoiqu’une réalité importante, n’est pas
qui s’offriront au continent au cours de ce siècle.
l’expression la plus importante de ce gaspillage
Notre cheminement ne saurait non plus être
des ressources humaines. Le sous-emploi,
rangé dans les analyses relevant du registre
dans ses différentes manifestations (horaires
néo-malthusien voire de l’écolo-fascisme,
de travail inadéquats, revenus indécents), est la
c’est-à-dire des analyses selon lesquelles la
condition ordinaire de l’écrasante majorité des
croissance démographique de l’Afrique serait
travailleurs africains qui occupe des emplois
une menace pour la planète et qu’il faudrait,
peu productifs dans le secteur agricole et dans
par conséquent, prendre toutes les mesures
le secteur informel. L’emploi salarié décent,
nécessaires, y compris autoritaires, pour la
celui qui ouvre droit à des revenus décents et
stopper (Engdahl, 2009, p. 78-79)126. Nous ne
à une protection sociale significative, constitue
pensons pas que la croissance démographique
l’exception plutôt que la règle.
soit un problème dans l’absolu. Le problème gît
plutôt dans son association avec le capitalisme,
un système global de production et de répartition 127 Du point de vue de la mesure statistique, le concept
qui fonctionne sur le mode de la polarisation en d’« emploi » désigne toute activité économique d’au moins
favorisant la minorité au détriment de la grande une heure de temps exercée durant une période de référence
donnée, d’après le BIT. Une définition aussi élastique permet
majorité. (i) d’englober sous un même concept toutes les situations
d’emploi quelles que soient leur durée ou leur fréquence, (ii)
125 Abdourahmane Ndiaye, Nathalie Ferreira, 2013, « Le travail d’accorder la priorité à l’emploi sur le chômage qui est alors
et l’utopie. Analyse du travail dans les théories de Sismondi, défini comme une situation d’absence d’emploi (zéro heure
Fourier, Proudhon, Marx, Engels, Godin et Lafargue » in ouvrée durant la période de référence) et (iii) de mesurer le
Patrice Braconnier et Gilles Caire (dir.). L’économie sociale et volume de travail qui entre dans la production en conformité
solidaire et le travail, p. 193-214. avec le système de comptabilité nationale des Nations-Unies.
126 L’évolution démographique en Afrique est surveillée avec Le concept d’emploi, sous son acception statistique, ne fait
inquiétude par le Pentagone, en raison des tensions qu’elle donc pas la distinction entre les emplois de qualité (ou emplois
ferait peser sur les ressources naturelles du continent. Selon décents) et les emplois dits « vulnérables », « précaires »,
certains auteurs, le contrôle de la démographie des pays « atypiques », etc. Comme nous le verrons ici, il est essentiel
africains riches en ressources naturelles fait partie des raisons d’intégrer cet aspect qualitatif lorsque l’on parle de l’emploi
qui ont motivé la création d’AFRICOM, l’une de ses missions dans les pays en développement. Sur ces points, voir Nongo
étant de barrer l’accès de la Chine à ces ressources naturelles. S. Sylla, 2013, « Mesurer les difficultés d’absorption de la
Pour de plus amples développements, voir Engdahl F.W., force de travail dans les pays en développement : les limites
2009, Full Spectrum Dominance. Totalitarian Democracy in du concept de taux de chômage » Revue Internationale du
the New World Order, Progressive. Travail, vol. 152 n° 1.
[ 88 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
[ 89 ]
RASA/AROA
permis une croissance de l’emploi décent moitié de l’emploi y est informel. Tous secteurs
supérieure à celle de la force de travail ? confondus, un travailleur sur deux occupe
le statut d’« indépendant ». Pire, 92 % des
Chaque année 15 millions d’Indiens entrent sur
travailleurs indiens, soit une population de 400
le marché du travail (Center for Equity Studies,
millions, supérieure à celle des États-Unis, n’ont
2014, p. 111)131. Bien qu’élevé en termes
pas accès à une protection sociale significative
absolus, ce chiffre est relativement faible car il
(Papola et Sahu, 2012134 ; Center for Equity
correspond à un taux d’activité de 56 %, bien
Studies, 2014 ; Sharma, 2013).
en dessous de ceux observés généralement
dans les pays en développement. Il résulte pour Notons enfin que le chômage des jeunes
l’essentiel du faible taux d’activité des femmes demeure préoccupant, notamment chez les
qui est de l’ordre de 31 % (Sharma, 2013, p. 3) diplômés qui représentent 30 % du total des
132
. Il est probable que la faiblesse apparente du chômeurs (Sharma, 2013). Même si le taux de
taux d’activité des femmes en Inde résulte de ce chômage ouvert est généralement faible, en
que ces dernières sont plus souvent impliquées 2012 on estimait à 17 millions le nombre de
dans des relations d’emploi « invisibles », c’est personnes sans emploi à la recherche d’un
à dire qui échappent ordinairement à la mesure emploi. Si l’on y ajoute les travailleurs pauvres,
statistique. les sous-employés chroniques et les nouveaux
demandeurs d’emploi, l’on arrive à 94 millions
Au cours des quatre dernières décennies, les
de personnes (Papola et Sahu, 2012, p. 49).
créations d’emplois ont été relativement faibles
eu égard à la croissance de la force de travail. En résumé, après quarante ans de croissance
Les secteurs généralement créateurs d’emplois économique soutenue et de progrès réels
ont été peu dynamiques. L’agriculture est en termes d’industrialisation, moins de 10 %
toujours le premier employeur. Elle occupe un seulement de la population employée occupe
travailleur sur deux à l’échelle nationale et deux un emploi décent en Inde.
travailleurs sur trois en milieu rural. Le secteur
S’agissant de la Chine, c’est un pays dont
manufacturier et les services occupent une part
l’expérience est singulière, eu égard à l’adoption
encore faible de l’emploi, respectivement 13 %
de la politique de l’enfant unique à la fin des
et 27 % (Sharma, 2013, p. 3).
années 70, laquelle aurait contribué à empêcher
Le paradoxe est que la période 1994-2010, où la naissance de 400 millions de Chinois, si l’on
l’on a observé une accélération de la croissance en croit les autorités chinoises135. Actuellement,
économique, a généré beaucoup moins la Chine fait face aux défis induits par cette
d’emplois que les deux décennies précédentes, politique antinataliste qui a été poursuivie sur
où la croissance économique était beaucoup près de quatre décennies. Il s’agit notamment
moins importante. A l’instar de l’Afrique, on du vieillissement de sa population, du déclin
retrouve donc en Inde le phénomène du jobless de sa force de travail et de l’apparition d’une
growth. Ainsi, les emplois créés ont-ils été « pénurie de main-d’œuvre » dans certains
informels pour l’essentiel. L’industrialisation de secteurs.
l’Inde n’a pas mis fin aux emplois informels. Elle
Le PIB par habitant de la Chine a cru à un
a plutôt accompagné leur développement. Dans
rythme annuel moyen de 9 % entre 1970 et
le secteur manufacturier, le secteur informel
2014. Autrement dit, il a été multiplié par 44 sur
contribue à hauteur de 20 % du PIB et 80 % de
cette période. Ces performances économiques
l’emploi et représente 99 % des établissements
remarquables ont stimulé une forte création
(Ghani et al., 2015)133.
d’emplois. L’emploi urbain a doublé durant
La mauvaise nouvelle est que le secteur les deux dernières décennies pour s’établir à
moderne n’a pas été épargné par la tendance à 393 millions en 2014, année où il a surpassé
l’informalisation de l’emploi, puisque plus de la 134 Papola T.S., Sahu P.P., 2012, “Growth and structure
of employment in India. Long-Term and Post-Reform
131 Center for Equity Studies, 2014, India Exclusion Report 2013- Performance and the Emerging Challenge”, Institute for
2014, Bangalore, Books for change. Studies in Industrial Development, New Delhi, March.
132 Sharma A. N., 2013 (Eds.), India Labour and Employment 135 Cette estimation est contestée par certains démographes au
Report 2014. Workers in the era of globalization, Institute for motif que la Chine avait entamé sa transition démographique
Human Development, New Delhi. avant l’adoption de la politique de l’enfant unique et que son
133 Ghani E., William Kerr, W., Segura A., 2015, “Informal développement économique a contribué également à la baisse
tradables and the employment growth of Indian manufacturing”, des taux de fertilité. Deux éléments qui n’ont pas été tenus en
June,http://voxeu.org/article/employment-growth-indian- considération dans les projections qui ont permis d’aboutir à
manufacturing. ces 400 millions (White et al., 2015).
[ 90 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
l’emploi rural (Lam et al., 2015)136. En termes Le point à propos de l’Inde et de la Chine peut
sectoriels, l’agriculture représentait en 2012, être généralisé : l’emploi informel constitue de
34 % de l’emploi contre 30 % pour l’industrie et nos jours la condition vécue par la majorité des
36 % pour les services (Majid, 2015, p. 46)137. travailleurs de l’Humanité, surtout ceux des pays
du Sud. Après cinq cents ans de capitalisme,
À la différence de la plupart des pays en
il est estimé au niveau mondial que 80 %
développement, l’emploi informel urbain serait
des personnes d’âge actif (et leurs familles)
apparemment resté faible en Chine jusqu’au
n’ont pas accès à un système convenable de
milieu des années 2000, en raison du contrôle
protection sociale (ILO, 2010, p. 33)141. C’est
des mouvements migratoires en provenance
dire donc que le modèle de l’emploi salarié
des zones rurales. Selon certaines estimations,
régulier et décent est une exception historique.
qu’il faut prendre avec précaution au vu de la
C’est à proprement parler la forme d’emploi qui
rareté et de la qualité des données disponibles,
mérite le qualificatif d’« atypique ».
60 % des emplois dans l’industrie et les services
en 2012-2013 seraient informels (Schucher, 4. Face au spectre du chômage
2014, p. 32138 ; Liang et al., 2016139 ; Zhou, technologique, d’où viendront les
2016140). millions d’emplois décents ?
Le chômage des jeunes est particulièrement
problématique, notamment chez les diplômés. Face au caractère hautement improbable
15 millions sur les 20 millions de travailleurs à de l’atteinte du plein-emploi décent, certains
la recherche d’un emploi sont des diplômés pourront, malgré tout, soutenir que l’Afrique, un
urbains (non-migrants). L’on craint d’ailleurs continent qui dispose d’un réservoir important
du côté du gouvernement chinois la menace de ressources naturelles, a le potentiel pour
d’un « printemps chinois » qui s’alimenterait créer des emplois décents à un rythme
du mécontentement des jeunes diplômés au compatible avec l’évolution de sa force de
chômage (Schucher, 2014 : 20). En effet, selon travail. Cet argument est contestable sous un
certaines estimations, toujours à prendre avec double aspect.
précaution, le nombre de chômeurs serait Premièrement, il repose sur l’idée que l’on
passé de 5,7 millions à 21,6 millions entre 1990 peut créer des emplois de manière illimitée,
et 2011 (Majid, 2015, p. 15). ce qui est une façon de ressasser le mythe
Que retenir des expériences de l’Inde et de la de la croissance économique illimitée, une
Chine ? Ce sont deux puissances qui continuent croyance absurde que l’écologie politique a
de faire face à une pression démographique aisément mise en pièces. Cette idée renvoie
moins importante que celle à laquelle l’Afrique également au mythique modèle dualiste qui,
devrait être confrontée au cours du XXIème finalement, se cantonne à expliquer non pas le
siècle. Elles ont essayé chacune de ralentir processus d’industrialisation mais la formation
l’augmentation de la taille de leur population du secteur informel en milieu urbain. Au-delà,
active – la première via un retrait discriminatoire si l’on réfléchit dans la perspective d’une
des femmes du marché du travail, la seconde civilisation « rationnelle » – non fondée sur le
via une politique antinataliste drastique. gaspillage (ce qui est le cas du capitalisme),
Bien qu’elles aient enregistré des taux de le but ne devrait pas être de créer des emplois
croissance économique importants durant les avec la seule finalité de créer des emplois mais
quatre dernières décennies, elles n’ont pas été plutôt de répondre à tous les besoins sociaux
capables d’absorber la majeure partie de leur de la manière la plus économique possible.
force de travail dans des emplois décents. Dans cette perspective, certaines formes
136 Lam W.R., Liu X., Schipke A., 2015, “China’s Labor Market in d’emploi ne devraient pas exister ou devraient
the “New Normal””, IMF Working Paper 15/151, International être découragées en raison de leur caractère
Monetary Fund, July.
137 Majid N., 2015, “The great employment transformation in nuisible ou de leur caractère « irrationnel ». La
China”, ILO Working Paper n°195. question importante ne serait plus « sommes-
138 Schucher G., 2014, “A Ticking “Time Bomb“? ‒ Youth
Employment Problems in China”, GIGA Research Unit:
nous capables de créer des emplois ? » mais
Institute of Asian Studies. plutôt « sommes-nous capables de répondre à
139 Liang Z., Appleton S., Song L., 2016, « Informal Employment tous les besoins sociaux avec le minimum de
in China: Trends, Patterns and Determinants of Entry”, IZA DP
no. 10139. 141 ILO, 2010, World Social Security Report 2010–11: Providing
140 Zhou Y., 2013, “The State of Precarious Work in China”, coverage in times of crisis and beyond, Geneva, International
American Behavioral Scientist, 57(3) : 354‒372. Labour Organisation.
[ 91 ]
RASA/AROA
[ 92 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
historique explique également pourquoi les 2002, ce qui représente 15 % de sa force de
pays du Sud ne peuvent pas reproduire avec travail. À quoi ceci est-il dû ? L’automatisation
succès le modèle de développement suivi par et la robotisation du secteur manufacturier
l’Europe – le fameux « rattrapage par imitation ». en sont les explications principales. De nos
Pour cela, il leur faudrait, comme l’a souligné jours, le commerce international de robots fait
Samir Amin (2013, p. 142-143), cinq ou six partie des marchés les plus dynamiques de
Amériques !148 l’économie mondiale, surtout en Chine (Ford,
2015, p. 3 ; 10).
La seconde différence majeure est que
l’impact de la vague actuelle d’innovations L’automatisation accélérée du secteur
technologiques n’est pas « sectoriel » mais manufacturier a eu pour conséquences entre
transversal. Aucun secteur économique n’est autres un reshoring, une relocalisation ou
épargné, pas même les services. Ce qui limite inversion des processus de délocalisation.
le potentiel de réallocation sectorielle de la Comme les robots sont plus « productifs » que
main-d’œuvre victime de l’automatisation, de les ouvriers les plus mal payés de la planète,
la robotisation et de l’informatisation. Dans ce la nécessité des délocalisations mues par les
contexte, l’on peut se demander d’où peuvent différences dans les coûts unitaires de travail
venir les millions d’emplois décents auxquels se fait de moins en moins sentir. Ainsi, avec le
aspire la jeunesse africaine. reshoring, des pays comme les États-Unis vont
gagner en compétitivité, mais ce regain n’aura
Ils ne viendront certainement pas de l’agriculture,
qu’un faible impact sur l’emploi.
nonobstant la nécessité de défendre en Afrique
le maintien d’une agriculture paysanne. En Dans ce contexte, la problématique de
effet, au cours du processus de développement l’industrialisation dans le cas de l’Afrique, et de
économique l’agriculture n’a pas vocation à celui des pays non encore industrialisés, se pose
créer des emplois. Elle doit plutôt en détruire en de nouveaux termes (UNCTAD, 2016)150.
dans des quantités phénoménales. Le surplus Premièrement, il n’est pas certain que l’Afrique
de travail du secteur agricole doit en principe puisse profiter comme l’Asie du Sud-Est des
être alloué dans le secteur secondaire et dans délocalisations mues par les différences dans
les services. La difficulté est que le secteur les coûts salariaux unitaires. Deuxièmement, si
manufacturier, secteur traditionnellement l’Afrique aspire à s’industrialiser et à exporter
intensif en main-d’œuvre, ne crée plus autant des produits compétitifs, elle devra elle aussi
d’emplois que par le passé. Cette réalité est se tourner vers la voie de l’automatisation,
qualifiée de « désindustrialisation précoce » de la robotisation et de l’informatisation. Ce
par certains économistes comme Dani Rodrik qui veut dire qu’une Afrique industrialisée et
(2015)149. « Désindustrialisation précoce », compétitive sera une Afrique avec beaucoup
car elle intervient à un niveau de revenu très moins d’emplois industriels qu’espérés.
en dessous du revenu à partir duquel le
À supposer que le développement économique
processus a démarré dans les pays riches. Elle
de l’Afrique s’accélère, via une augmentation
s’observe également pour les pays récemment
prodigieuse des gains de productivité, très peu
industrialisés.
d’emplois décents seront créés eu doublement
Si la Chine s’en est mieux sortie que l’Inde sur égard aux réalités observées de par le passé
le plan économique, c’est, entre autres, parce et à l’évolution projetée de la force de travail du
qu’elle s’est industrialisée plus rapidement. continent.
Elle a pu créer des millions d’emplois dans
Partant de là, la question qui se pose est de
le secteur manufacturier. Mais les tendances
savoir si l’on va condamner la majorité des
commencent à s’inverser. La Chine est en train
Africains à occuper des emplois qui seraient
de vivre cette désindustrialisation précoce.
inutiles ou superflus dans une société mieux
16 millions d’emplois ont été détruits dans le
organisée simplement parce que nous n’osons
secteur manufacturier chinois entre 1995 et
pas imaginer un autre modèle de redistribution
Books. des gains de productivité.
148 Samir Amin, 2013, « Postface » in G. Roffinelli, Samir Amin.
La théorie du système capitaliste, critique et alternatives,
Lyon, Parangon (traduit de l’espagnol, 2005 pour la version 150 UNCTAD, 2016, “Robots and Industrialization in developing
originale). countries”, Policy Brief n°50, October, UNCTAD, http://unctad.
149 Dani Rodrik, 2015, “Premature Deindustrialization”, NBER org/en/PublicationsLibrary/presspb2016d6_en.pdfhttp://
Working Paper no. 20935, February. unctad.org/en/PublicationsLibrary/presspb2016d6_en.pdf
[ 93 ]
RASA/AROA
Dans Ecologica, André Gorz (2008, p. 120) que nous voulons pour les jeunes d’aujourd’hui
a écrit que « le plein-emploi de type fordiste et de demain ? Non, certainement. Quelle que
n’est pas reproductible par l’après-fordisme soit la réponse apportée par les uns et autres,
informatisé. »151 Les dirigeants africains le débat mérite au moins d’être ouvert dans le
devraient méditer ce propos plein de sagesse cadre du RASA.
et en tirer les conséquences. L’Afrique a
Les nouvelles technologies de l’information et
certes d’énormes potentialités économiques
de la communication en Afrique : éviter d’en
et une marge importante en termes de progrès
faire un nouveau mirage
économiques à réaliser. Des millions d’emplois
S’il y a un domaine où l’Afrique a connu des
décents pourront être créés dans un proche
avancées rapides ces vingt dernières années,
avenir pourvu que le continent se donne les
c’est dans la sphère des technologies de
moyens, et ait l’audace, de développer son
l’information et de la communication (TIC). En
agriculture, son industrie, en misant notamment
effet, le continent compte environ 850 millions
dans la transformation locale des ressources
d’usagers de téléphonie mobile, 200 millions
naturelles et des matières premières.
d’internautes et 120 millions de personnes
Mais le plein-emploi décent est une illusion. inscrites sur Facebook. Cet essor technologique
Aucun gouvernement africain ne pourra créer est en train de changer la manière dont
suffisamment d’emplois décents pour sa les Africains conduisent leurs affaires, en
jeunesse. À terme, dans un contexte où l’emploi facilitant l’accès au marché et à l’information152.
salarié décent se fera relativement rare, un îlot Cette évolution varie en fonction des sous-
dans un océan d’informalité, la priorité sera, au- secteurs (informatique, télécommunication
delà de l’importance de ralentir la croissance et audio-visuel). Le sous-secteur des
démographique par des moyens non télécommunications domine grandement et on
autoritaires (investissement dans l’éducation peut se demander si les TIC relèguent encore
et renforcement de l’égalité hommes-femmes l’Africain au stade de consommateur passif,
notamment), de mettre en place des politiques intéressé par les nombreux gadgets qui brillent
qui déconnectent l’accès à (i) un revenu décent, par leur obsolescence programmée et souvent
(ii) une protection sociale significative et (iii) par leur inutilité.
des possibilités de financement des projets
L’Afrique peut-elle compter sur les TIC pour
économiques de la détention d’un emploi salarié
rebondir ou va-t-elle rester au stade d’éternel
formel. Mettre en place un nouveau paradigme
consommateur ? Quelles sont les conditions
distributif, tel est le défi majeur à l’intersection
pour des TIC responsables et bénéfiques pour
de l’évolution démographique et des mutations
l’Afrique ?
technologiques contemporaines pour l’Afrique
du XXIème siècle. On constate dans la littérature sur les TIC pour
le développement en Afrique deux tendances :
Ces deux dynamiques en cours ont le potentiel
la tendance qui montre que les TIC impactent
de contribuer à l’éclosion d’une civilisation
positivement sur les économies africaines153
de l’abondance, de la gratuité, du partage et
et les tendances qui montrent qu’une nouvelle
de la libération humaine. Par exemple, l’on
économie que l’on peut qualifier d’économie
parle souvent d’encourager la participation
informelle ou économie populaire des TIC a pris
politique des classes populaires. Cette légitime
naissance (Chéneau-Loquay, 2008154 ; Sagna,
aspiration demeurera un vœu pieux tant que
2011155 ; Ouédraogo, 2010156).
les classes populaires ne seront pas libérées
152 Au Kenya par exemple, le volume d’argent transféré par
significativement de la dictature de l’emploi. téléphone représente environ la moitié du PIB.
Des horaires de travail réduits et une sécurité 153 Sylvestre Ouédraogo (2013) montre que tout accroissement
des investissements TIC par travailleur contribue à améliorer
économique sont des préalables sans lesquels la productivité moyenne du travail dans les économies des
il est difficile d’entrevoir une réelle participation pays de l’UEMOA.
politique des gens ordinaires. Mais penser ainsi, 154 Annie Cheneau-Loquay, 2008, « Rôle joué par l’économie
informelle dans l’appropriation des TIC en milieu urbain en
c’est déjà articuler des logiques incompatibles Afrique de l’Ouest », Netcom [En ligne], 22-1/2 | 2008, mis en
avec le maintien du capitalisme et des institutions ligne le 05 février 2016, consulté le 11 mars 2018. URL : http://
journals.openedition.org/netcom/2013 ; DOI : 10.4000/netcom
politiques et culturelles sur lesquelles il repose. 155 Olivier Sagna, 2011, « Les télécentres privés du
D’où la question de savoir : le capitalisme, s’il Sénégal », Les cahiers de NETSUDS [En ligne], Accès aux
a un avenir, est-il susceptible de créer l’avenir nouvelles technologies en Afrique et en Asie, URL : http://
revues.mshparisnord.org/netsuds/index.php?id=271.
151 André Gorz, 2008, Ecologica, Paris, Galilée. 156 Sylvestre Ouedraogo (dir.), 2009, « Dynamiques et rôle
[ 94 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
Les analyses en termes de répartition des matériel adapté au continent. Le projet One
ressources semblent montrer que le secteur Laptop Per Child (OLPC) formulé et monté
des télécommunications engrange des gains aux États-Unis et présenté en grande pompe
faramineux qui ne restent pas à l’intérieur pour au sommet mondial en 2013 à Tunis sur
refinancer les économies. Mieux, la plupart la société de l’information a été un échec
des travaux sont externalisés dans le domaine cuisant (Larrouqué, 2017157). Les solutions de
de l’informel, ce qui réduit les charges de e-commerce ou de monétique inventées par de
fonctionnement des opérateurs, reléguant les jeunes développeurs et entrepreneurs africains
tâches ingrates dans le domaine de l’économie sont souvent vite happées par les opérateurs, les
populaire (vente de cartes de recharge, premiers étant obligés d’utiliser les plateformes
réparation de téléphones portables…). des opérateurs pour leurs transactions sont
victimes de leurs transporteurs numériques
Selon la CNUCED (2017), l’économie digitale
(exemple de INNOVAPAY, au Burkina, qui a
évolue très vite, mais à différentes vitesses
mis la clé sous la porte, malgré le fait que la
en fonction des secteurs et des zones
population avait adopté la technologie simple
géographiques. Pendant que 70 % des
et pratique inventée par la start-up burkinabè).
habitants des pays développés achètent
Il a fallu que certains opérateurs encaissent des
leurs biens et services online, alors qu’ils sont
dizaines de millions d’Euros par les opérations
seulement moins de 2 % dans les pays en
de transfert en dehors de l’Afrique avant que
développement. En dehors de quelques projets
la BCEAO commence à penser à une véritable
et initiatives que l’on exhibe comme des succès
stratégie de contrôle en interdisant les transferts
des TIC en Afrique (M PESA au Kenya, Manobi
aux établissements émetteurs de monnaie
au Sénégal…), on continue de rechercher les
électronique158. Orange est donc passée à
véritables transformations insufflées par les
l’offensive avec Orange Bank.
TIC à la loupe, malgré les nombreux concours
à l’innovation organisés par les opérateurs et Le site ictmedia.africa montre que dans plus
organismes internationaux. des 400 millions d’euros de chiffre d’affaires
que l’opérateur envisage de réaliser dans
Certains secteurs de la chaine de valeur restent
les services financiers en 2018, la moitié est
presque inexistants en Afrique. C’est le cas par
attendue de l’Afrique et l’autre moitié de l’Europe,
exemple de la fabrication d’ordinateurs ou de
où Orange Bank sera lancée en Espagne et en
téléphones portables. Les industries se limitent à
Belgique, en plus de la France.
quelques rares montages de téléphones (Tecno
en Éthiopie) ou de tablettes. Hormis quelques Une véritable réflexion s’impose si on veut
expériences à grands coups de publicité un secteur des TIC qui impactent sur le
avec les tablettes éducatives fabriquées au développement du continent. Cette réflexion
Benin, en Côte d’Ivoire ou au Cameroun, on devrait analyser le domaine sensible de la
recherche toujours sur les rayons des boutiques sécurité informatique dans un contexte où la
informatiques des marques africaines prêtes à majorité de la population ne sait lire ni écrire.
l’usage. Chaque pays africain au lieu de travailler dans
des espaces régionaux pour créer de vraies
Le débat fait rage entre ceux qui pensent que
enclaves numériques rêve de sa propre Silicon
l’économie populaire des TIC est un pas vers
Valley, l’appellation technopole étant devenue le
l’industrialisation numérique du continent et
concept à la mode dans un mimétisme aveugle.
ceux pour qui l’économie l’informelle des TIC ne
On oublie que même aux États-Unis, que la
peut franchir le pas vers une véritable industrie,
Silicon Valley n’est pas née du jour au lendemain
se limitant à des services de base et non à de
et que c’est le regroupement de plusieurs États
véritables réseaux ou entreprises de production
américains qui a rendu cela possible.
de logiciels et de matériels informatiques.
Selon UNCTAD (2017), pour que les pays en
Pendant ce temps, l’appétit de la consommation
développement puissent tirer avantage des TIC,
va sans cesse croissant, sans que l’on pose
il faudrait un appui massif, qui présentement,
véritablement le débat de la recherche du
demeure nettement insuffisant. La part des TIC
économique et social du secteur informel des TIC en Afrique
de l’Ouest et du Centre, cas du Burkina Faso, du Cameroun et 157 Damien Larrouqué, 2012, Le Plan Ceibal en Uruguay : un
du Sénégal », Document de travail méthode de recherche du exemple de bonne gouvernance ? Paris, L’Harmattan.
groupe de recherche TIC INFOR. http://www.burkina-ntic.net/ 158 https://www.ictmedia.africa/orange-la-compris-telcos-
ressources/assets/docP/Document_N083.pdf envisagez-des-licences-bancaires/
[ 95 ]
RASA/AROA
[ 96 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
AXE 5
Mesures, indicateurs, indices :
quelles alternatives ?
1. De quoi parle-t-on ? d’indicateurs ne doit pas inhiber la nature de
leur fonction. En effet, la lecture d’une situation
L a science économique définit l’indicateur finale par rapport à une situation initiale entraîne
comme une variable dont certaines valeurs une comparaison intertemporelle évaluant les
sont significatives d’un état, d’un phénomène. moyens mis en œuvre, les résultats escomptés
C’est un indice, un clignotant. et ceux réalisés. Que les indicateurs soient
Une indication est une observation, une de connaissance c’est-à-dire mesurant ou
énonciation, un repère qui permet soit de d’action, c’est-à-dire mesuré, ils posent un
connaître ou de reconnaître une chose, regard, statuent sur une situation donnée en
soit d’intervenir et d’agir sur cette chose. vue de son amélioration directe ou indirecte.
Cette chose, ici, s’appelle le bien-être des L’analyse d’une situation n’est complète
populations africaines. On peut considérer que si elle ouvre sur une perspective. À cet
qu’un indicateur social est une mesure chiffrée égard, un essai de quantification du bien-être
exprimant de façon significative l’état passé, ou du progrès en Afrique apporte une nuance
présent ou futur des multiples aspects d’un aux conclusions de la discussion sur les
phénomène social qui fait communément indicateurs. Certains indicateurs, tels la mesure
l’objet de jugement purement significatif. du progrès, jouissent d’une polyvalence qui
On peut penser que l’indicateur social est est celle de remplir simultanément la fonction
une statistique de signification directement de connaissance, d’action et d’évaluation.
normative qui, en outre, s’insère dans un Sur un autre registre, les indicateurs prennent
ensemble systématique de mesures relatives tantôt le rôle d’indicateurs de moyens ou
à la condition d’une société, mesures que l’on d’équipements, tantôt celui de résultats,
obtient par voie de classification, ou par voie d’objectifs ou d’impact, pouvant s’intéresser
d’agrégation, ou par l’utilisation combinée de à des structures ou des fonctionnements. Ils
ces deux méthodes. peuvent avoir un caractère normatif, descriptif
On peut distinguer trois compréhensions du ou correctif. Leur légitimité et leur objectivité
concept d’indicateur social, selon qu’on se sont fonction des finalités plus ou moins
place dans une perspective de connaissance, voilées que poursuivent leurs utilisateurs. En
d’évaluation ou d’intervention. Ce qui conduit tant qu’instrument descriptif ou appréciatif,
à soit chercher à établir un instrument de ils peuvent prendre des formes assez variées
connaissance grâce à la mesure, ou essayer de selon les besoins : indicateur de niveau de vie,
mesurer, d’évaluer une intervention grâce à des de niveau de développement, de genre de vie,
indicateurs. Chacune de ces compréhensions de bien-être individuel ou collectif, etc.
débouche sur une rationalité, une définition, un Généralement, ils ne se prononcent que sur
usage qui lui sont propres. le degré de satisfaction des besoins majeurs
Certains indicateurs cherchent à être des individuels et/ou collectifs. Ils dépendent
informateurs, des clignotants, par l’énonciation de l’usage qui en est fait : même érigés en
d’une situation ou de conditions de vie. « norme », les indicateurs restent subordonnés
Certains autres visent à être des évaluateurs ; à la norme fondamentale constituée par le
dans ce cas, ils tentent de mettre en exergue projet politique et économique global d’une
l’incidence d’une action (par exemple, les société. Et c’est cela qui doit être la focale de
bilans de réalisations des investissements l’attention du RASA.
municipaux). Enfin, existent des indicateurs Les indicateurs sont constitués à partir d’un
préalables à une intervention qui fournissent découpage purement opérationnel des
une sorte d’état des lieux, en vue de maximiser problèmes socioéconomiques et non en
l’impact de l’action programmée, ce sont les fonction des concepts théoriques analysant la
indicateurs de ciblage.. Cette typologisation société. La démarche est dans la plupart des
nécessaire entre les différentes sortes cas, la suivante :
[ 97 ]
RASA/AROA
[ 98 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
[ 99 ]
RASA/AROA
plan. Elles ont pu parfois être perçues par que l’on peut considérer « creux » dans sa
certains comme victimes d’une certaine matérialisation en Afrique fait partie intégrante
paresse intellectuelle et politique, car elles de la pensée et de l’ingénierie socioéconomique
ont adopté la forme d’État complètement en et politique africaine, et ceci depuis la fin
déphasage avec le mécanisme qui régit le de la seconde Guerre mondiale. Le concept
fonctionnement des masses populaires et a accompagné le début des libérations
cela a entrainé des distorsions et la mise en nationales, et le lancement du contrat social
place d’institutions disqualifiées pour impacter post indépendances pour l’intégration des
les réalités africaines. De telles institutions communautés africaines, dont la diversité reste
« démocratiques » par essence sont loin de toujours une équation au moment où elle devrait
représenter les groupes, les collectivités et les être une richesse qui fonde une « identité de
individus qu’elles sont censées représenter. base » comme l’avait imaginé Cheikh Anta
Diop.
La piste proposée est d’opérer une rupture
radicale avec les fondamentaux théoriques Même si aujourd’hui le concept est désavoué
de « La bibliothèque coloniale » c’est-à-dire au nom de l’alignement sur l’occident, il reste
tout simplement, engager une « bataille de la très usuel et englobe une batterie de sous
représentation ». Cette lutte farouche que les concepts tels que la transformation agraire,
Africains doivent mener pour regagner leur l’industrialisation, la stabilité, la croissance
« souveraineté intellectuelle » est le fer de lance économique, la technologie, la redistribution,
de toutes les autres souverainetés. les inégalités, la formation, l’emploi, la viabilité
de l’environnement, la dynamique du genre, la
La libération du continent africain et de ses
gouvernance, etc.
peuples ne se fera pas sans une libération
vis-à-vis de l’épistémè coloniale et que pour Mais le développement dans sa dimension
avoir un impact sur nos réalités, pour espérer économique ne saurait s’amorcer sans
les transformer dans un sens conforme aux insister sur l’importance de l’articulation à
aspirations populaires, nous devons avoir la trouver avec le « capital relationnel », qui est
capacité de nous comprendre nous-mêmes en une des focales par lesquelles nous devons
pensant par nous-même notre singularité. penser l’« informalité » dans les dynamiques
productives africaines et l’urgente nécessité
Dès le début de son essai, Felwine Sarr affirme d’augmenter la production et la diffusion des
fortement que le concept de « développement » savoirs intrinsèques à l’Afrique.
est une illusion voire un piège épistémologique
En avançant une telle thèse, l’on plaide pour
et que l’Afrique n’a pas de « retard » à rattraper ;
la construction de nouveaux paradigmes,
et que ce dont souffre réellement l’Afrique, n’est
la valorisation des savoirs endogènes,
pas le « sous-développement » économique ou
l’élaboration d’un nouvel appareillage
la faiblesse du niveau de revenu par habitant
méthodologique et la rupture avec la linéarité
mais plutôt son incapacité à s’analyser elle-
qui enferme le contiennent dans un même
même par des catégories qui lui sont propres
carcan conceptuel et idéologique à savoir le
et à produire « ses propres métaphores du
libéralisme économique. Par conséquent, la
futur ». « L’Afrique n’a personne à rattraper.
« nouvelle » science économique doit avoir
Elle ne doit plus courir sur les sentiers qu’on
comme mission de produire une pensée
lui indique, mais marcher prestement sur le
systématique avec ces propres concepts et
chemin qu’elle se sera choisi. Son statut de fille
modèles théoriques qui donneront une valeur
aînée de l’humanité requiert d’elle de s’extraire
académique et scientifique à ces pratiques
de la compétition, de cet âge infantile où les
autres que celles que leur réserve actuellement
nations se toisent pour savoir qui a accumulé le
la littérature.
plus de richesses, de cette course effrénée et
irresponsable qui met en danger les conditions 3. Comment mesurer le bien-être et le
sociales et naturelles de la vie. Sa seule urgence progrès ?
est d’être à la hauteur de ses potentialités.
Il lui faut achever sa décolonisation par une Ce questionnement soulève de nombreux et
rencontre féconde avec elle-même ». sérieux problèmes, dont les plus caractéristiques
Pour rappel, le concept du développement sont discutés ci-après :
[ 100 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
[ 101 ]
RASA/AROA
Les Africains ont les mêmes besoins - Le fait que la nourriture, le logement,
physiologiques, sociaux, ego ou psycho- les vêtements et autres nécessités
spirituels que tous les humains. physiologiques sont identifiés
indépendamment et en relation avec des
Ce qui rend les défis de développement biens et services accessibles à partir
de l’Afrique spéciaux, mais pas forcément des ressources locales, des ressources
uniques, c’est que les Africains ont eu tendance d’autres États africains ou de la diaspora
pendant deux siècles de colonisation, de néo- africaine - ou sur la base d’imitations de
colonialisme et de mondialisation à ne pas solutions et d’habitudes importées de
croire que le développement est synonyme l’extérieur des zones africaines et de la
de renforcement des capacités pour une diaspora.
croissance autosuffisante des biens et services
requis pour satisfaire les besoins humains de - Les mesures prises par diverses branches
leurs populations ; ils croient, au contraire, de la famille africaine pour promouvoir
que le développement de l’Afrique passe son développement, éliminer les
par l’extension et l’approfondissement du obstacles à la fierté africaine, décourager
développement de type colonial, mis à jour les psychopathologies dénoncées par
pour s’adapter aux conditionnalités actuelles du Frantz Fanon dans « Peaux noires,
« partenaire de développement » et maintenir la masques blancs » et encourager les
« pensée du développement » africaine dans le Africains et les personnes d’ascendance
cadre du développement colonial. africaine à considérer leur propre dignité
comme insignifiante si les indignités sont
Les gouvernements africains, pour la plupart, librement infligées sur les leurs partout
avec leurs partenaires internes et les partenaires dans le monde.
de développement externes, principalement
occidentaux, renforcent le paradigme
5. Dépasser le PIB pour parler de bien-
colonial au nom du développement, ignorant
être
l’avertissement d’Einstein selon lequel « nous
ne pouvons pas résoudre nos problèmes avec
Des notions aussi courantes que celles de
la même pensée que nous avons utilisée pour
développement, de progrès social ou de bien-
les créer ». De tels gouvernements rendent
être social sont aussi les finalités des politiques
ainsi impossible le développement de l’Afrique
publiques. Celles-ci pour suivre l’évolution
par les peuples d’Afrique pour les peuples
ou l’impact de leurs actions sur ces objectifs
d’Afrique. Le RASA devra envisager de créer
se basent sur des indicateurs de bien-être.
des indicateurs de développement alternatifs
Parmi ces indicateurs, le produit intérieur brut
pour rendre compte du développement de
(PIB) ou le PIB/tête a été pendant longtemps
l’Afrique, en mettant l’accent sur :
l’indicateur de référence du niveau de bien-être
- Les réalisations et reculs dans l’accès des populations. Ainsi, l’objectif de croissance
aux nécessités physiologiques de la économique a été assimilé à celui du bien-être
vie (comme la nourriture, y compris les social. Dans ce sens, Stiglitz, Sen et Fitoussi
micronutriments nécessaires, les abris, les (2009) soutiennent : « Nous voulons faire du PIB,
vêtements, les services médicaux et de comme auraient dit les sophistes, la mesure de
santé, l’assainissement, les installations toute chose : performance, bien-être, qualité
éducatives et récréatives et les capacités de vie, alors qu’il ne représente qu’une mesure
de défense). de l’activité économique marchande » (p. 24-
- Les mesures prises ou rejetées 25)160.
160 Joseph E. Stiglitz, Amartya Kumar Sen, et Jean-Paul Fitoussi,
pour développer et maintenir la 2009, Richesse des nations et bien-être des individus,
capacité scientifique et technologique « Rapport de la Commission sur la mesure des performances
autochtone pour satisfaire les besoins économiques et du progrès social », Préface de Nicolas
Sarkozy, Paris, Odile Jacob, 326 p.
[ 102 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
Cependant, des résultats comme ceux Ainsi cette approche permet de penser et
de Easterlin (1974 ; 2001)161 montrent que d’évaluer le bien-être suivant la réalité des
l’accroissement du produit intérieur brut contextes ou des pays. C’est la raison pour
par habitant (PIB/tête) ne se traduit pas par laquelle nous la proposons comme cadre
un sentiment d’accroissement du bien-être théorique pour une réflexion alternative du bien-
auprès de la population. Par ailleurs, l’étude être dans le contexte africain. En effet, nombreux
participative commanditée par la Banque sont les aspects socioculturels, comme les
mondiale en 2000 portant sur le recueil des liens sociaux, valorisables qui ne sont pas pris
perceptions de pauvreté auprès des pauvres en compte dans le PIB ou dans les indicateurs
eux-mêmes : La Voix des pauvres (Narayan de développement humain des pays africains
et al., 2000) montre que ces derniers ont une (Sarr, 2015)163. L’AC permet de construire les
définition de leur situation qui va bien au-delà indicateurs qui intègrent ces aspects et d’avoir
des dimensions marchandes comptabilisées ainsi un indicateur de bien-être qui traduit les
dans le PIB162. choses qui comptent et non uniquement ce que
l’on compte.
Ainsi, la question qui se pose à partir des
années 2000 peut se résumer de la manière
suivante : « Au-delà du PIB, comment mesurer 6. Rendre intelligibles les dynamiques
le bien-être ? » économiques populaires
Dans cette perspective de proposer des
Une des visées de la tentative de renversement
mesures alternatives au PIB, plusieurs
épistémologique de la mesure du bien-être
approches du bien-être ont vu le jour. Parmi
qui sera opéré par le RASA est de chercher
celles-ci, l’Approche par les Capabilités (AC) de
au travers de la construction d’un indicateur,
l’économiste et prix Nobel d’économie Amartya
d’une mesure à apporter la réponse aux deux
Kumar Sen est celle qui a le plus influencé la
questions fondamentales suivantes : quels sont
redéfinition du bien-être ou de la pauvreté.
les objets de valeur ? Quelle est la valeur de ces
Des pays comme l’Angleterre, l’Allemagne ou
objets ?
la France se sont basés sur elle pour penser
les questions sociales comme la pauvreté ou Inventer de nouveaux instruments de mesure
le progrès social. En plus, l’AC est le cadre n’a pas vocation à s’inscrire dans une
théorique de l’indice de développement humain approche techniciste, ni à se détourner des
(IDH) du programme des nations unies pour questions sociales, politiques et économiques
le développement (PNUD), du paradigme de qui façonnent la vie des Africains, il s’agit de
développement humain, de l’empowerment déplacer le regard, du dehors au-dedans, en
et de plusieurs indicateurs de pauvreté débroussaillant de nouvelles sentes dans la
multidimensionnelle comme l’Indice de caractérisation des dynamiques populaires
pauvreté multidimensionnelle (IPM) de l’Oxford de l’économie réelle. Cette économie que l’on
poverty human initiative (OPHI). nomme « informelle » et que l’on cherche à
disqualifier est-elle vraiment marginale ? Les
L’AC est un cadre théorique qui permet de
approches conceptuelles standards péjorent
repenser le bien-être en fournissant un espace
les dynamiques populaires, réduisent la portée
d’évaluation qui est celui des libertés réelles ou
et le potentiel d’initiatives qu’elles recèlent. De
des possibilités dont dispose un individu. Elle
plus, elles minorent les processus à l’œuvre
critique les approches classiques de se fonder
en les décrivant et en les mesurant par défaut
sur les ressources qui sont les moyens et non
dans le cadre « classique » lacunaire des
des fins, et de ce fait, ne pas prendre en compte
études économiques et de la comptabilité
la diversité humaine dans la conceptualisation
nationale. L’accent y est mis sur les dimensions
et la mesure du bien-être.
comptables, réglementaires et fiscales, au
mépris des réponses que ce type d’unités
161 Richard Easterlin, 1974, « Does Economic Growth Improve productives apporte à une société capitaliste
the Human Lot? Some Empirical Evidence ». In Nations and en crise.
Households in Economic Growth, 89-25. New York: Academic
Press; Richard Easterlin, 2001, « Income and happiness:
Towards a unified theory ». The economic journal 111 (473):
465-484. 163 Felwine Sarr, 2015, « Economics and culture in Africa ». The
162 Narayan-Parker Deepa, et Raj Patel, 2000, Voices of the Oxford Handbook of Africa and Economics: Volume 1: Context
poor: can anyone hear us? Vol. 1. World Bank Publications. and Concepts, 334.
[ 103 ]
RASA/AROA
[ 104 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
Bibliographie complémentaire
Brizenski Z., 2004, The Choice, Global domination on Global Leadership, New York,
Basic Books
Fukuyama F., 2004, State Building, Gouvernance et ordre du monde au XXIème siècle
– Paris, la Table Ronde
Ki-Zerbo J., 2003, À quand l’Afrique ? Entretien avec René Holesten, Lausanne, Edition
d’En bas.
Koulibaly M., 2008, Leadership et Développement africain, les défis, les modèles, les
principes, Paris, L’Harmattan.
Ping J., 2009, Et l’Afrique brillera de mille feux, Paris, L’Harmattan.
Rocard M., 2001, Pour une autre Afrique – Paris, Flammarion
Sen A. K., 1980, « Equality of what ». In McMurrin’S Tanner Lectures on Human Values,
Cambridge. Cambride University Press. Vol. 1.
http://tannerlectures.utah.edu/_documents/a-to-z/s/sen80.pdf
Sen A. K., 1985, Commodities and Capabilities. Amsterdam: North-Holland.
Sen A. K., 2000b, Un nouveau Modèle Économique : Développement, Justice, Liberté,
Paris, Odile Jacob.
Sen A. K., 2004, « Capabilities, Lists, and Public Reason: Continuing the Conversation ».
Feminist Economics 10 (3): 77-80. doi:10.1080/1354570042000315163.
Sen A. K., 2012a, Éthique et économie, Quadrige, Paris, Presses universitaires de
France.
Sen A. K., 2012b, L’idée de justice, Paris, Flammarion.
Stewart, 1985, Basic Needs in Developing Countries. Baltimore MD: John Hopkins
University Press.
Whyte M.K., Feng W., Cai Y., 2015, “Challenging Myths about China’s one-child policy”,
The China Journal n°74:144-159.
[ 105 ]
RASA/AROA
[ 106 ]
... Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique
[ 107 ]
S/C Enda TM - Complexe SICAP Point E
Avenue Cheikh Anta DIOP - Immeuble B
BP : 3370 Dakar
Rapport Alternatif Sur l’Afrique Tél. : (+221) 33 869 99 61
Email : rasa@rasa.net
Web : www.rasa.africa