J’ai plusieurs fois, longuement, téléphoné à Germaine Tillion après la mort de Geneviève de Gaulle-Anthonioz. Il y a un an que Germaine Tillion redoutait la fin de la plus grande amie de sa vie. Il y a un mois qu’elle s’y attendait. Chaque fois que je l’ai vue, dans la conversation, elle a évoqué à un moment ou à un autre «sa» Geneviève. Germaine m’avait invité il y a deux ans en Bretagne, avec Geneviève de Gaulle ainsi qu’Annie et André Postel-Vinay, des fidèles de toujours. Des compagnons de Résistance, puis de déportation, puis de combat, enfin d’apostolat. En les quittant, j’avais pensé que cela resterait un privilège de ma vie d’avoir rencontré ensemble des êtres de ce niveau. Je n’ai plus l’âge d’être intimidé. Je l’ai été. Qu’est-ce que Germaine Tillion souhaite aujourd’hui que l’on rappelle en évoquant le souvenir de Geneviève de Gaulle, au-delà de tous les hommages et en attendant la cérémonie du 8 mars à Notre-Dame? D’abord que le 18 juin 1940, Geneviève, qui a 20 ans, est venue avec sa grand- mère (la mère du Général) rendre visite à Xavier, son père (le frère de Charles), surpris par la capitulation dans un petit village breton. A l’église, le curé qui célèbre la messe leur annonce qu’un général vient de déclarer que la guerre n’est pas finie. «Ce général, c’est mon oncle», dit Geneviève au curé. Elle avait des raisons de le savoir. La veille, le 17, c’est-à-dire avant l’appel, Geneviève avait pris position pour la poursuite du combat et l’avait dit aux siens. Elle fera remarquer ensuite plaisamment au général qu’elle avait, quant à elle, devancé l’appel. Trois mois plus tard, la mère de Charles et de Xavier de Gaulle meurt. Aucun faire-part n’est possible pour un de Gaulle dans le village. Toute la région vient cependant aux obsèques. Les gendarmes font une haie d’honneur au passage du cercueil. «Ne nous dites pas que tous les Français ont été des collaborateurs!», observeront souvent, avec impatience et parfois devant moi, les deux grandes dames. Le 20 juillet 1943, Geneviève a 22 ans. Elle est arrêtée, embastillée puis déportée. Elle arrive à Ravensbrück en janvier 1944 avec... Emilie Tillion, mère de Germaine et qui mourra en déportation non loin de sa fille, laquelle ne l’apprendra que bien plus tard. Libérée en 1945, Geneviève rencontre Bernard Anthonioz, résistant savoyard avec lequel elle se marie en 1946. Le général de Gaulle est son témoin. Germaine Tillion se trouve là, «évidemment». Date importante, car Germaine va rencontrer pour la première fois Charles de Gaulle et cette rencontre aura des suites. Pendant la guerre d’Algérie, les deux amies vont rester soudées dans leurs interventions humanitaires. Au début, chaque fois que Germaine Tillion veut informer le Général, c’est Geneviève qui lui apporte le document. Avant son retour aux affaires en 1968, de Gaulle n’ignore rien de ce que savent Germaine et Geneviève de Gaulle sur la torture en Algérie, sur les condamnations à mort et sur le terrorisme des deux bords. Geneviève obtiendra que Germaine rencontre de Gaulle sans intermédiaire chaque fois qu’elle le jugera indispensable. Mais Geneviève recevra à chaque fois une copie de tous les documents. L’intimité des deux amies ne cesse de s’affirmer, de s’aviver, de s’élever. Germaine Tillion me rappelle enfin qu’elle m’avait demandé de recevoir son amie, devenue présidente d’ATD Quart Monde après la disparition du père Joseph Wrezinski, ancien aumônier du «camp des sans-logis» de Noisy-le-Grand. Toutes deux me font honneur, et je désire non recevoir mais me déplacer. Geneviève de Gaulle dit que c’est son métier de le faire et elle décide de venir. Elle me fait très vite comprendre que, quel que soit le respect que suscitent son nom et son action, il ne faut pas trop en faire avec elle. Ce qui lui importe, c’est qu’on lui fournisse avec simplicité de véritables capacités d’agir. Elle les obtient aussitôt, bien sûr. Mais dès qu’on fait quelque chose, il semble que c’est le moins que l’on puisse faire et en même temps que ce n’est rien à côté de ce qu’elle fait. A côté de l’idée qu’elle a de la misère du monde, de la détresse de ceux que l’on sépare parce qu’ils sont trop pauvres, de ces enfants que l’on prend à leurs parents pour en faire des orphelins assistés. «C’est cela qui m’obsède en ce moment», dit-elle. A l’occasion d’une remise de décoration, j’ai revu Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle ensemble. Je les ai embrassées toutes les deux. Les effusions ont été vite interrompues: Geneviève de Gaulle n’a pu rester jusqu’au bout de la cérémonie. Elle était déjà très malade. Elle s’était surtout déplacée pour entendre son amie, qui entrait dans sa 93e année. Geneviève de Gaulle avait 80 ans. C’était il y a dix-huit mois. Réflexion dédiée à Régis Debray : une société, une nation où l’on trouve des «Geneviève» et des «Germaine» ne peut pas mourir.
II. Debray, la France... et Chevènement
Stimulante, brillante et contre-productive: telle est la contribution de Régis Debray (1) à la candidature de Jean-Pierre Chevènement. Elle est sans doute faite pour les happy few et non pour la unhappy crowd. Dans un style de dérision qui ne manque ni de souffle ni de truculence vindicative – et qui rappelle tantôt la nostalgie rageuse que Joseph de Maistre garde pour l’Ancien Régime, tantôt le Mishima qui préfère le suicide au déclin, tantôt l’autocritique flamboyante de Clamence, avocat cynique dans «la Chute» de Camus –, Debray dénonce, à travers le personnage qu’il met en scène, tous ces pro-Américains passifs qui ne vont même pas jusqu’au bout de leur inclination. Ceux qui ne comprennent pas que la logique et la cohérence de leur comportement devraient les conduire à devenir de fiers citoyens des Etats-Unis et des militants de la Pax americana. Le héros imaginaire de son essai, supposé plaider pour les Etats-Unis d’Occident, est un aristocrate français «féru de lettres latines», qui a participé à tous les combats de son pays, irréprochable dans le respect de toutes les traditions. Sauf qu’un beau jour, tirant les conclusions du néant où est plongée la France et de la servitude où s’est installée l’Europe, il décide que les Etats-Unis ont pris le relais de la puissance et de la gloire, comme celui des valeurs, jadis françaises, d’universalité. Américains et Européens doivent se fondre dans une entité occidentale. Il faut que les Européens choisissent de partager le pouvoir américain plutôt que de garder pour lui une fascination de colonisés. « Plutôt un nouveau civisme que le vieux suivisme. » Après tout, si les Américains sont devenus l’hyperpuissance qui impose sa loi au monde, c’est quelque part parce que Dieu l’a voulu. On disait «gesta Dei per Francos», on devrait dire aujourd’hui «gesta Dei per Americanos». La France, fille aînée de l’Eglise? Mais Rome n’est plus dans Rome, et c’est à Washington que se rassemblent les Croisés. Pourquoi vouloir rester un satellite, un mercenaire ou un sacrifié quand on peut participer à une mission planétaire? Le modèle de l’antihéros de Régis Debray, c’est curieusement Flavius Josèphe, l’auteur fameux de «la Guerre des Juifs», le guerrier aristocrate, juif lui-même, qui va prendre le parti des Romains en pleine guerre de Judée. Un homme dont il est trop facile, dit-on, de faire un traître. Tout est là, d’ailleurs. Traître à quoi? Au vide? Au néant? A la démission? Traître à une France qui ne croit plus en elle-même alors que les Américains n’auront jamais autant cru en eux-mêmes que depuis qu’ils ont été attaqués chez eux et dans le symbole même de leur puissance? Depuis qu’ils se sont découvert un nouvel ennemi, qui en les contraignant au combat les élève et les délivre du matérialisme? Ils ont tout de même sauvé le monde du nazisme puis du communisme. Peuvent-ils alors se laisser attaquer, harceler, tarauder par les tueurs-aboyeurs d’une idéologie satanique comme l’islamisme? «Berlusconi a eu le tort de dire tout haut ce que nous pensons tous. [...] Oui, notre civilisation est supérieure à celle de l’islam. En termes d’aménité, de respect des droits de l’homme et plus encore de la femme, de liberté de recherche intellectuelle et de progrès scientifique, qui peut dire le contraire?» La démonstration a contrario de l’antihéros finit par être trop efficace. L’inventaire persifleur des humiliations devient de plus en plus convaincant. On voit la France attirer, un par un, les affronts faits à son honneur et réclamer chaque fois: encore! encore! Mon Dieu que Debray a mal à la France! Et comme sa nostalgie exprime bien le souhait qui réunit déjà autour de Chevènement 10% des Français, peut-être plus en fin de course, soldats de l’An II auxquels il manque une révolution et qui s’inventent une idéologie de protestation. Mais le héros imaginaire de Régis Debray estime pourtant que Chevènement, le seul homme politique français pour lequel il ait du respect, a mis la barre trop haut et que le donquichottisme le guette. Il n’y aurait donc pas d’autre choix que de voir renaître des îlots français et européens dans des Etats-Unis d’Occident? Par excès de conviction et de talent, Régis Debray se piège – peut-être volontairement. Car les quelques pages qu’il consacre, abandonnant son héros et reprenant la parole, à un possible redressement national sont d’une déconcertante faiblesse. En dépit d’efforts hâtifs et même bâclés, l’auteur n’arrive pas à nous faire croire qu’il reste, dans sa vision, un seul espoir pour la France, pour l’Europe et pour Chevènement, son idole. Il ne parvient pas non plus, au passage, à nous faire croire qu’il juge provisoire la phase négative de l’islam. C’est qu’il manque un chapitre à ce petit essai attachant: celui où l’auteur aurait affronté la question de savoir si de futurs Etats-Unis d’Europe pourraient espérer affirmer leur autonomie culturelle face aux Etats-Unis d’Amérique. Mais Régis Debray, visiblement, fait tout pour éviter ce genre de question pourtant essentielle à sa démonstration. Périsse la nouvelle Europe si elle doit entraîner ou même seulement souligner la disparition de l’ancienne France! Si bien que le pessimisme foncier – et séduisant – de l’auteur ne saurait, in fine, être endigué, encore moins canalisé, vers des vœux électoraux.
(1) «L’Edit de Caracalla. Plaidoyer pour des Etats-Unis d’Occident», par Xavier de C..., traduction de Régis Debray (Fayard).