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Débat
2004-1
p. 6-37

Le postmodernisme
en géographie

ÉCOLE FRANÇAISE DE Roger Brunet


GÉOGRAPHIE, ÉCOLE Nous sommes réunis ici, en nous appuyant sur des articles ou des projets d’articles
ANGLO-SAXONNE DE préalablement rassemblés, pour tenter de faire un point sur la question du postmoder-
GÉOGRAPHIE,
ÉPISTÉMOLOGIE,
nisme ou de la postmodernité. Nous ne découvrons pas le postmodernisme
PHILOSOPHIE, aujourd’hui : il s’agit plutôt de discuter d’un bilan. Pour ma part, ayant fréquenté
POSTMODERNISME, Derrida et quelques architectes au début des années 1980, j’ai eu l’occasion de ren-
PRATIQUE
contrer ce genre de sujets, et de me faire une idée relativement claire sur ce qu’il
SCIENTIFIQUE
recouvrait. Je ne cache pas que c’était une idée plutôt négative pour ce qui en était
ENGLISH GEOGRAPHY, présenté et pour ce que cela impliquait : récuser le « moderne», l’obscurantisme et cer-
EPISTEMOLOGY, taines formes du romantisme du XIXe siècle l’avaient déjà beaucoup fait.
FRENCH GEOGRAPHY,
Il me semble cependant que nous observons ces temps-ci, en géographie, un
PHILOSOPHY,
POSMODERNISM, retour d’activité sous ce label — et des propositions d’articles assorties. Mais le
SCIENTIFIC pavillon couvre toutes sortes de marchandises, très différentes et accompagnées de
PRACTICE beaucoup de fumée, d’obscurité, de confusion. C’est assez normal : quand une mode
semble établie, beaucoup essaient de s’y rattacher d’une manière ou d’une autre.
Pourtant il me semble que le train est assez essoufflé. Que transporte-t-il ?
Ont participé au débat
du 17 janvier 2003 : Tantôt il s’agit de formes d’art plus ou moins nouvelles, dans la suite de débats
Benoît Antheaume,
d’architectes, et relativement loin de nos préoccupations professionnelles ; j’ai été sur-
Claude Bataillon, pris que Jean-Marc Besse range Italo Calvino et García Márquez dans les post-
Augustin Berque, modernes, mais pourquoi pas : cela signifierait surtout que le terme est vraiment très
Jean-Marc Besse,
Michel Bruneau, polysémique… au point de ne plus vouloir rien dire.
Roger Brunet, Tantôt cela désigne pour des géographes certains sujets d’étude jugés « politique-
Henri Chamussy,
Joël Charre, ment corrects » outre-Atlantique, sur des minorités, sur les genres, sur les homosexua-
Christine Chivallon, lités, etc., et très présents dans les revues géographiques anglophones.
Béatrice Collignon,
Jean-Paul Deler,
Tantôt c’est présenté comme une façon de lutter contre les dégâts de la moder-
Louis Dupont, nité, celle-ci étant vue comme une association assez infernale de techniques, de mon-
Jean-Paul Ferrier, dialisation, de capitalisme, de pouvoir étatique, même si certains de ces termes sont
Christian Grataloup,
Yves Guermond, apparemment contradictoires. Voilà qui rappelle des connivences entre Martin
Bernard Hourcade, Heidegger et Hannah Arendt, et donc remonte à quelques décennies ; mais alors
Philippe Pinchemel,
Violette Rey, Oswald Spengler et son disciple Julien Gracq ne sont pas moins postmodernes.
Pierre Riquet, Ailleurs ou en même temps, l’attitude postmoderne correspond à une prise de
Marie-Claire Robic,
Thérèse Saint-Julien,
position en faveur d’un discours clairement antiscientifique, à la Feyerabend, voire au
Jean-François Staszak. parfum écolo new age.

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Enfin l’on voit bien qu’il existe une différence, déjà notée dans certains textes du
débat, entre ce qui serait considéré comme une postmodernité du monde, objective-
ment analysable et datée en ce qu’elle succéderait au temps du capitalisme industriel
et de ses productions matérielles, et le postmodernisme comme attitude intellectuelle
— intemporelle, celle-ci, comme le savent les philosophes.
Tout ceci prend des formes plutôt confuses, qui se retrouvent dans les textes
recueillis pour la préparation de notre débat. Il nous faut en parler aussi tranquille-
ment et clairement que possible. Je souhaite que nous puissions préciser ce que nous
entendons par postmodernisme « en géographie », et éventuellement que nous disions
ce qui n’est pas postmoderne en géographie ; et que nous nous demandions ce que cer-
tains travaux qui sont rangés sous la bannière du postmodernisme peuvent représenter
comme avancée de la recherche scientifique — ou comme régression.

Une péroraison du modernisme ?


Augustin Berque
Je voudrais faire une remarque générale sur l’ensemble des textes que j’ai lus. Il me
semble que, du fait même que l’on parle de postmodernisme, le propos s’articule à la
question de la modernité. Le postmoderne se définit par rapport au moderne. On l’a
vu tout à l’heure avec l’allusion qui a été faite au travail de Rorty1 sur le Miroir de la
nature, ce qui touche directement à cette définition ; mais alors, justement comment la
formuler ? Pour moi, la modernité se définit d’abord ontologiquement : elle a institué
l’objet comme tel, et l’a absolutisé, c’est-à-dire l’a considéré comme totalement distinct
du sujet humain. La vérité, dans ces conditions, est une adéquation parfaite du dis-
cours à cet objet. Le deuxième trait fondamental de la modernité, corrélatif du pre-
mier, c’est l’individualisme. En effet le sujet est détaché des choses, devenues des
objets ; et c’est un sujet individuel parce que ce détachement des choses est aussi une
sortie du milieu social, les choses, dans un milieu humain, étant en réalité déterminées
par des appareils symboliques et techniques, donc par des rapports sociaux. L’objet et
le sujet modernes sont a priori abstraits de ce milieu. Ils existent d’abord en eux-
mêmes. Tels sont les deux points essentiels de la modernité : absolutisation de l’objet et
absolutisation du sujet. Entre les deux, le lien peut être fait par le discours, émis par le
sujet et censé pouvoir atteindre à la vérité comme adéquation à l’objet. Or c’est ce lien
même qui a été mis en question par l’interrogation postmoderne. On s’est en effet
rendu compte, et Wittgenstein en particulier, que le discours ne pouvait pas exprimer
l’objet en lui-même puisque celui-ci est un absolu. Les mots ne sont alors que des
mots, et s’organisent entre eux. D’où tout le développement du discours postmoderne
sur l’analyse du discours, l’analyse des conditions de production de la connaissance.
Ce mouvement a tendu, d’un côté, à recontextualiser les choses, comme
Jean-Marc Besse l’a dit tout à l’heure. Or étudier le contexte, c’est redécouvrir le
milieu, c’est-à-dire contester le double postulat fondateur de la modernité, donc envi-
sager une autre ontologie. C’est la voie tracée notamment par Heidegger. Mais inver-
sement, le mouvement postmoderne a aussi été surmoderne ; c’est-à-dire qu’il a porté
à l’extrême les conséquences du postulat moderne. En effet, puisqu’on s’interrogeait
sur la nature du discours, la tendance extrême a été d’autonomiser le discours. Cette 1. RORTY Richard (1993).
Philosophy and the mirror
tendance est très forte. Elle s’illustre en particulier chez Derrida qui a produit des of nature. Oxford : Basil
concepts tels que le « signifiant flottant ». Autrement dit, le discours, qui est fait de Blackwell, 401 p.

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signifiants, dérive définitivement hors de portée de toute vérité. Les mots n’ont défi-
nitivement plus rien à voir avec les choses.
Cette version de la postmodernité, qui est le postmodernisme proprement dit,
reste donc fondamentalement dans le cadre du dualisme moderne. En ce sens, le post-
modernisme peut être considéré comme la pointe extrême du modernisme ; mais il y
ajoute la désespérance. Là, il y a une différence essentielle par rapport à la modernité ;
car celle-ci avait l’espoir d’atteindre à la vérité par adéquation du discours à l’objet. Le
postmoderne a perdu cette croyance ; d’où la désespérance et, pour ce qui concerne la
connaissance, l’abandon même de toute volonté d’unifier ce que connaît la connais-
sance, c’est-à-dire ce que les sociétés prémodernes considéraient comme un ordre
général des choses: un cosmos. Cette cosmicité, pour le postmoderne, est définitivement
hors d’atteinte. Nous vivons ainsi dans un monde fondamentalement désarticulé, décos-
misé; ce dont l’expression dans le débat postmoderne est l’incapacité radicale du post-
modernisme proprement dit à intégrer la science, les sciences dures, dans son discours.
Je prends un exemple. Les sciences dures ne cessent de progresser dans une adé-
quation de plus en plus fine à leur objet. Cela, on ne peut pas le déconstruire, c’est une
réalité mathématique. Il y a donc un fossé de plus en plus vaste qui s’est creusé entre les
sciences humaines, tenues de déconstruire, et les sciences dures, tenues de construire.
Ce fossé entraîne un délabrement général de la cosmicité. Mais cette décosmisation, c’est
le propre de la modernité ; car c’est cela justement qui a commencé avec le décentre-
ment copernicien, début de la décosmisation puisqu’il a institué d’un côté un univers
indépendant de l’humain et, d’autre part, l’humain centré sur lui-même. C’est pour-
quoi je pense que le postmodernisme n’est qu’une péroraison du modernisme.

Ou une rupture des manières habituelles de penser ?


Louis Dupont
Vous avez donné deux éléments pour apprécier la modernité, l’état objectif des
choses, une réalité et une attitude, d’une part, et une manière de penser, donc tout
un appareillage conceptuel et théorique, d’autre part. Vous en avez implicitement
inclus un troisième, la critique postmoderne de la modernité, qui doit faire ses
preuves. Cela me semble très pertinent car, pour être légitime, la pensée postmoderne
doit prouver ou doit démontrer la rupture, autrement dit on ne pourra jamais légiti-
mement dire qu’il y a une pensée postmoderne, une réalité postmoderne, tant qu’on
n’a pas démontré la rupture d’avec la modernité. C’est le nœud, le cœur du pro-
blème, la rupture doit d’abord être discutée en termes épistémologiques et théo-
riques, mais aussi par rapport à la réalité. Y a-t-il une part de réalité qui serait
postmoderne, ce qui d’une façon justifierait la démonstration théorique, ou avons-
nous affaire à un débat d’école ? Ce que je constate, personnellement, c’est qu’il y a
une part de la réalité qui semble échapper aux manières habituelles de penser, au
demeurant on pourrait faire une carte du monde sur la base, disons, des pourcentages
de réalité qui nous échapperaient comme penseurs du monde moderne : cette part
serait plus grande en Amérique qu’en Europe, nulle en Afrique, importante au Japon,
que sais-je ? Quoi qu’il en soit la question demeure : est-ce qu’il y a rupture ou simple
inadéquation des concepts de la science moderne ? Les réponses varient : pour cer-
tains, c’est une profession de foi, pour d’autres la modernité s’est transformée pour
atteindre son point de rupture, enfin, plusieurs, modernistes, n’y voient que de la

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continuité ; la modernité prend de nouvelles formes, amène de nouveaux questionne-


ments qui remettent en cause les conceptions modernes, philosophiques ou théo-
riques de la réalité. Il me semble qu’il est important d’en débattre.
Jean-Marc Besse
Cette intervention va me permettre de rappeler une chose à propos du thème de la rup-
ture avec la modernité, et de l’idée selon laquelle il y aurait quelque chose après la
modernité. L’idée selon laquelle il y aurait un avant et un après, une rupture, est une idée,
à proprement parler, typiquement moderne. C’est toute la thématique bien connue des
avant-gardes qui s’est engouffrée là-dedans, aussi bien au sens artistique du terme, qu’au
sens politique. C’est la valorisation du nouveau pour lui-même. Or, un des premiers points
sur lesquels les penseurs de la postmodernité ont voulu attirer l’attention, c’était juste-
ment que le nouveau était devenu une tradition moderne, selon l’expression de Rosen-
berg (La Tradition du nouveau. Paris: Éditions de Minuit, 1962) et que, au fond, cette
idéologie de la rupture ou de la réforme était devenue une manière de penser fort com-
mune, et banalisée (ce qui rend, soit dit au passage, plus difficiles les attitudes contesta-
taires: car «tout le monde» est du côté de la «réforme», et du «nouveau»!).
Par conséquent, à votre affirmation : « les postmodernes doivent prouver qu’il y a
rupture avec la modernité », les postmodernes radicaux vont répliquer : vous êtes
modernes et il faut changer de manière de parler. Lyotard a été très souvent interrogé
sur cette signification du post, et il a indiqué en quoi à ses yeux la postmodernité n’était
pas une époque d’après la modernité, mais était ce qu’était devenue effectivement la
modernité. Il préfère alors parler en termes d’anamnèse : nous sommes parvenus à
l’époque où, dans tous les secteurs de la culture ou à peu près, nous en sommes venus
à exhiber les fondements de ce qui nous a portés depuis quelques siècles. Cette notion
apparaît dans un petit texte de Lyotard intitulé « le postmoderne expliqué aux enfants »,
qui est une série de réponses à toutes les critiques qu’il a reçues et qui l’ont épuisé. Il
était très fatigué de ce genre de débat qui ne l’intéressait guère et dans lesquels il a été
pris à son corps défendant ! Il a dû répondre à des attaques qui lui semblaient totale-
ment inconsidérées. Il a fait allusion à la psychanalyse comme si, au fond, l’attitude
postmoderne ou une position postmoderne cherchait, justement, à exhiber les fonde-
ments de ce qui a porté ce mouvement historique qui s’appelle la modernité. Il ne
s’agit pas à ses yeux d’imaginer un état futur de l’humanité.
J’aimerais ajouter un mot à propos de ce que disait Augustin Berque tout à
l’heure, s’agissant de la caractérisation de la modernité. Je crois qu’il y a là une ques-
tion essentielle, mais je serais en désaccord avec lui sur un point : lorsqu’il indique que
la modernité c’est l’absolutisation de l’objet, il me semble qu’il faudrait peut-être
reformuler la chose. En effet, ce qui caractérise par exemple l’apport moderne de
quelqu’un comme Kant dans la Critique de la raison pure en termes d’épistémologie ou
de réflexion sur la connaissance, c’est que, justement, l’objet n’est plus absolutisé. La
signification de ce que Kant appelle lui-même la « révolution copernicienne » dans le
domaine de la connaissance, et de la critique de la connaissance, c’est que c’est le
sujet qui construit le domaine de l’objectivité — c’est tout le sens de la théorie du
schématisme transcendantal. Tout le constructionnisme moderne, Ian Hacking2 l’a
bien montré, est en quelque sorte un héritage de Kant. 2. HACKING Ian (2001).
Il ne me semble donc pas que la situation moderne, s’agissant de l’épistémo- Entre science et réalité :
la construction sociale de
logie, se caractérise par l’absolutisation de l’objet. La position postmoderne est, au quoi ? Paris :
fond, l’aboutissement du processus de la modernité, par exemple dans le domaine de La Découverte, 298 p.

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l’épistémologie. Ce qu’il faut retenir, me semble-t-il, c’est que, d’une certaine


manière la position postmoderne s’est développée dans l’héritage des courants philo-
sophiques qui ont mis en œuvre une critique de la métaphysique, c’est-à-dire une cri-
tique de l’idée selon laquelle, pour le dire vite, il y aurait, au-delà des phénomènes
étudiés par la science, une réalité substantielle qui serait le fondement de tous les dis-
cours de la science. Cette critique de la métaphysique a été engagée par Kant, on le
sait, et elle a été reprise après lui de manière récurrente par un certain nombre de
penseurs, y compris dans les années 1950 au sein des courants du positivisme
logique, qui se réclament de Kant sur ce point. L’idée qui s’est imposée est qu’il est
possible de faire de la science ou de l’épistémologie, qu’il est possible de connaître les
phénomènes sans se poser la question, au moins au niveau proprement épistémo-
logique, de l’existence ou pas d’une réalité qui serait au-delà du phénomène. Et la
position postmoderne, d’une certaine manière, ne fait que tirer les conséquences de
cela en disant : « Ne nous posons pas la question, cela n’empêche pas de travailler ». Il
s’agit de faire apparaître la distinction entre, d’une part, le jeu de langage de la
science et de l’épistémologie, qui conserve toute sa dignité, du moins jusqu’à un cer-
tain point et, d’autre part, le jeu de langage de la métaphysique, qui cherche un appui
dans une réalité substantielle, dans une ontologie. La position postmoderne, c’est
avant tout une critique radicale de la métaphysique, y compris de ce qui reste de
métaphysique dans la modernité, c’est-à-dire sa conception du temps et de l’espace.
Roger Brunet
Donc le postmodernisme est anti-métaphysique.
Jean-Marc Besse
Oui.
Augustin Berque
Alors, justement, c’est là qu’il déconnecte totalement des sciences de la nature. Celles-
ci, avec les mathématiques, en arrivent à une adéquation toujours plus fine à ce qui
semble être une réalité ultime, ou plutôt une structure profonde du réel. C’est ce que,
par exemple, Roger Penrose3 appelle un « monde platonicien », car cette structure pro-
fonde serait bien de nature mathématique, comme l’ont professé Pythagore, puis
Platon, puis Galilée. Il y a ce fait étonnant, extravagant, et pourtant indéniable, que les
mathématiques, apparemment pur produit de l’esprit du sujet humain, et la physique,
par les voies de l’expérimentation des objets, coïncident pour l’essentiel dans ce que
nous connaissons des structures profondes de la matière. Cette coïncidence extrava-
gante et pourtant indéniable est ce vers quoi tendent les sciences de la nature ; et c’est
3. PENROSE Roger (1995).
ce par rapport à quoi le discours postmoderne a radicalement et totalement décon-
Les Ombres de l’esprit. necté. Là vraiment, il y a une perte de cosmicité, un délabrement de notre monde.
À la recherche d’une
science de la conscience.
Paris : Interéditions.
Augustin Berque s’est
Une spécificité américaine ?
intéressé à cet ouvrage
suite à un article de Claude Bataillon
Roman Ikonikoff publié Une question à Louis Dupont : vous donniez en parenthèse tout à l’heure l’idée que
dans Science et vie n° 945
(1996), « La physique qui
la part de ce que la pensée moderne explique, ou n’explique pas, donc ce dont on a
veut expliquer la besoin en pensée postmoderne pour expliquer la réalité sociale, serait différente par
conscience ». Il commente exemple, aux États-Unis et en France, est-ce que vous voulez développer un peu cette
Penrose p. 83-84
d’Écoumène publié aux parenthèse ? La question que je me pose étant la suivante : est-ce que le milieu univer-
éditions Belin en 2000. sitaire qui pratique l’étude de la société a affaire aux États-Unis à des tas de réalités

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beaucoup plus différentes de ce qu’elles étaient avant 1980 là-bas que, par exemple,
ici en France, ou est-ce que la situation de ce milieu universitaire est très différente de
ce que sont les rapports universitaires vis-à-vis de la société française ici ?
Louis Dupont
La différence, c’est je crois la conception que l’on se fait de la rupture ou de la conti-
nuité, et donc de la modernité. Ce qui me frappe, aux États-Unis, chez les post-
modernes américains, notamment en géographie, c’est que l’on postule ou l’on assume
la rupture avec la modernité. En France, on s’interroge sur les limites de la raison et de
la modernité, comme s’il ne pouvait y avoir rien au-delà ; c’est ce qui explique par
exemple que des penseurs comme Foucault ou Barthes sont ici, en France, des
modernes qui, dans une tradition philosophique issue d’une philosophie sociale, ques-
tionnent les limites de la raison, les limites de l’organisation d’une société par la raison,
par l’État. Alors qu’aux États-Unis, leurs écrits sont pris comme une démonstration de
la rupture, au moins théorique. Il ne faut pas oublier que l’Amérique se conçoit (par
les États-Unis) comme un dépassement de l’Europe, or si l’Europe est moderne…
Mais la différence se trouve aussi dans la réalité, on pourrait dire que si
l’Amérique n’est pas postmoderne, c’est du moins une autre forme de modernité. Il y
a la réalité de la société américaine, et il y a la réalité des campus américains, donc des
lieux de production du savoir. Évidemment, il est très difficile de savoir si c’est le fait
d’adopter une pensée de la rupture qui fait que l’on cherche et trouve des éléments de
la réalité qui montrent la rupture, et donc créent de cette façon les éléments qui prou-
veraient la rupture, ou s’il existe une réalité autre de la modernité qui précède la pensée
postmoderne ? Difficile de trancher, mais j’ai la nette impression que l’histoire et la
structure sociale des deux sociétés (européenne et américaine) expliquent l’engoue-
ment pour la postmodernité là-bas, son rejet ou dédain, ici. Dans la société euro-
péenne, quand on lit Barthes, quand on lit les auteurs français des années 1950-1960,
on voit une société qu’on appelait bourgeoise, une société hiérarchisée et structurée
dans des rapports de classes se transformer ou même disparaître, sûrement en partie à
cause de l’influence américaine. Or cette société n’existait pas comme telle aux États-
Unis, il y a une fluidité dans le champ de la culture qui permet à l’individu de conju-
guer autrement son existence, en dépit des classes, des milieux ouvriers, des batailles
sur les droits. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la démonstration postmoderne se
situe dans le champ culturel, donc dans le champ des valeurs, dans le champ des capa-
cités des individus d’aller au-delà des grands récits, d’aller au-delà des formes structu-
rées d’organisation par l’État, par la religion, et y compris par la science. Cette
conception de l’existence et de l’importance de la culture, comme système de valeurs, a
un impact évidemment sur les campus américains et surtout sur la façon dont on orga-
nise le savoir. Il y a eu les trois grandes tendances : d’abord une grande vague post-
moderne où on prenait Foucault à la lettre, c’est-à-dire que les départements de
géographie, d’anthropologie, etc. étaient conçus comme des lieux de production d’un
savoir corporatiste, produisant de moins en moins de vrais savoirs, qu’il fallait plutôt
trouver dans l’interface des savoirs corporatistes (d’où cette idée d’inter-, trans-, multi-
disciplinarité). Dans cette optique, des universités ont fait complètement sauter les
départements, il n’y avait plus que des programmes d’études. En réaction, une autre
tendance, appelée conservatrice, s’est manifestée après la publication de The Closing of
the American Mind d’Allan Bloom (New York : Simon and Schuster, 1987, 392 p.). La
bataille se situait alors clairement dans le champ des valeurs ; cela s’appelait

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d’ailleurs la cultural war, toujours en cours du reste. Enfin, entre les deux, on a vu des
universités faire des compromis entre départements et programmes d’études. Ces
mouvements ont considérablement modifié la conception et la valeur de la vérité scien-
tifique, la perception des comportements dans les salles de cours. Comme Jean-Marc
Besse le soulignait, le couple autorité du savoir et pouvoir a été fortement bousculé. Il
y a donc une réalité américaine qui explique le développement de la pensée postmo-
derne. L’accessibilité et l’arrivée de la diversité dans les universités y sont aussi pour
quelque chose. Longtemps, soit jusqu’à la guerre du Viêt-nam, les savoirs et les univer-
sités n’étaient pratiquement accessibles qu’au groupe dominant, issu du melting-pot
des cultures européennes, bref les Blancs. Au début de la guerre, ceux qui étaient à
l’université n’étaient pas conscrits. Il y a ainsi eu une ruée, et avec elle l’apparition de
grandes manifestations sur les campus. Le gouvernement a ensuite démocratisé l’enrô-
lement puis, après la guerre, c’est l’université qui va s’ouvrir, entre autres grâce au pro-
gramme de discrimination positive. Vont rentrer en nombre des individus issus de
toutes sortes de groupes : des Noirs, des femmes, des natives (Amérindiens), etc. Ces
individus et ces groupes vont être très critiques par rapport aux savoirs produits et
enseignés ; les théories françaises ont servi en quelque sorte de coiffe à des mouve-
ments de contestation des savoirs et des enseignements. Il est quand même assez inté-
ressant de s’imaginer devant une classe à New York et de devoir enseigner un cours sur
les tensions culturelles par exemple, ou encore la colonisation, et d’avoir devant soi
non seulement des Blancs, mais aussi des Noirs, des Asiatiques et tous ces gens qui
furent mis de côté dans l’histoire officielle, par la théorisation officielle, et dont la voix
n’a pas été entendue. On peut comprendre qu’une telle situation concrète modifie les
corpus de texte, que le professeur doive exercer autrement son autorité sur le savoir ; il
ne peut s’en référer uniquement à la « science » qui dirait le vrai. Cela a aussi modifié le
langage, et nous a donc amené le political correctness (la rectitude politique).
Augustin Berque
Une des questions que je me suis posée aussi, en lisant les papiers de Christine
Chivallon et de Louis Dupont, touche à la différence qu’ils font entre les géographes
français et les géographes de langue anglaise. Dans le papier de Louis Dupont, il y a
une remarque que je crois très juste, et cela vaut sûrement pour les États-Unis plus
que pour la Grande-Bretagne, c’est que la langue y est essentiellement un instrument
de communication, alors que dans de vieux pays comme la France ou la Grande-
Bretagne, la langue est indissociable de l’identité même, c’est-à-dire que c’est quelque
chose d’ontologique alors que, à la limite, une langue qui ne serait que communica-
tionnelle n’est qu’un instrument, un objet interchangeable extérieur à l’être du sujet.
Cela change complètement la perspective. Louis Dupont montre que c’est de ce fait
que le postmodernisme a eu un tel retentissement aux États-Unis. Cela m’a rappelé
un texte de Heidegger où celui-ci distingue entre langue de tradition et langue tech-
nique. C’est un écrit de ses dernières années4. Il y parle notamment du langage de
4. Martin HEIDEGGER,
Langue de tradition
l’électronique et il montre qu’il y a là une tendance profonde de la modernité. Cela
et langue technique rejoint ce que je disais tout à l’heure, car c’est en ce sens là que la postmodernité n’est
(Überlieferte Sprache qu’un développement de la modernité. Il y a en effet dans la modernité une tendance
und technische Sprache),
édité par Hermann à instrumentaliser le langage en tant que purement communicationnel, alors qu’il est
Heidegger, traduction et l’être même, selon Heidegger. Que ce soit par les voies du « signifiant flottant » ou par
postface de Michel Haar,
Saint-Gall : Erker Verlag,
celles de l’électronique, déshumaniser le langage, c’est-à-dire le mécaniser, et consi-
1989. dérer que le langage de nous autres humains ne serait finalement que cette sorte de

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mécanique, c’est profondément moderne. Cela s’inscrit totalement dans le mécani-


cisme moderne, tel qu’il s’est défini déjà au XVIIe siècle. Voilà aussi pourquoi je pense
que le postmodernisme n’est qu’une caricature de la modernité.
Christine Chivallon
Ce que je crains, avec un débat sur le postmodernisme, ce sont des formules qui nous
empêchent de voir que l’on peut parvenir à identifier dans certaines tendances du
postmodernisme des postures tout à fait modernes. Je pense que l’ouvrage de 1989 de
David Harvey5 en est le meilleur exemple. Il y a eu par la suite un glissement chez
David Harvey, mais jusque-là nous étions bien en présence d’une posture moderne
qu’ont adoptée de nombreux auteurs pour répondre à la question : y a-t-il rupture ou
pas dans le cycle de la modernité ? Dans ces écrits-là, les auteurs sont en train d’ana-
lyser les conditions d’une époque, à mon sens très importantes à connaître. Sous le
vocable « mondialisation » nous allons nous retrouver très proches de ce diagnostic fait
par nos collègues anglo-américains, un diagnostic qui affirme qu’une nouvelle logique
culturelle s’est mise en branle avec une nouvelle étape du capitalisme. Là nous
sommes dans des notions qui nous sont familières, dans un métarécit marxiste
pourrait-on dire, et ce sont des auteurs que l’on classe postmodernes qui l’énoncent.
Ces amalgames sont très ennuyeux. Car ces auteurs ne sont pas des postmodernes.
Ce sont des scientifiques qui parlent depuis l’adoption d’une posture tout à fait
moderne, c’est-à-dire objectivante, c’est-à-dire qui opère par cette distance qui est
significative de la modernité : je m’extrais en tant que sujet pour regarder le monde.
C’est cette séparation sujet/objet que nous a très bien décrite Foucault. Ces auteurs-là
nous donnent des outils pour répondre à la question : y a-t-il eu rupture ou pas ? Et
ces écrits sont politiquement engagés parce que la recherche implique forcément de la
responsabilité et de l’engagement. Or ces textes nous montrent que la structure de fee-
ling postmoderne qui alimente la deuxième grande tendance du postmodernisme,
c’est-à-dire celle où l’on relativise tout, où l’on est dans la fluidité, où l’on use d’une
rhétorique où l’on remet tout en cause, pour ces auteurs, ceux de la première ten-
dance « objectivante », ce relativisme poussé n’est ni plus ni moins que le résultat de la
logique nouvelle du capitalisme qui nous empêche de faire ce que la modernité nous
permettait de faire, à savoir de dissocier dans le réel. La postmodernité ne nous per-
mettrait plus d’accomplir ce travail de dissociation. C’est très ennuyeux de labelliser
ces auteurs comme postmodernes, parce qu’ils nous fournissent en définitive des
outils tout à fait utiles pour une critique sociale très avertie par rapport aux nouvelles
conditions sociales et peut-être aux nouvelles formes d’aliénation associées à la post-
modernité, conçue comme une étape spécifique du développement actuel.
Roger Brunet
Mais qui les qualifie de postmodernes, qui leur attribue un tel label ? J’ai toujours
considéré que David Harvey avait une formation de base marxienne assez solide et je
ne l’ai jamais pris pour un postmoderne, au sens où je crois pouvoir entendre le post-
modernisme.

Briser nos tabous ?


5. David HARVEY (1989).
Christine Chivallon The Condition of
Postmodernity.
Il faut se garder des formules à l’emporte-pièce, comme par exemple «le postmodernisme Cambridge : Blackwell
c’est la fin de la métaphysique occidentale ». Ces formules nous enferment. À mon Publishers.

13 Débat : le postmodernisme en géographie


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niveau, j’ai pu expérimenter ces étiquettes parce que, depuis que j’ai publié sur le post-
modernisme, je suis étiquetée «postmoderne» alors que je suis plutôt assez critique. Ce
que je revendique, c’est une science de plus en plus responsable et qui doit, pour être de
plus en plus responsable, passer par la conscience que son savoir est avant tout social.
C’est un constat qui appartient aussi à l’arsenal postmoderne, mais que l’on peut égale-
ment traiter et vous [Louis Dupont] l’avez très bien dit, d’un point de vue moderne.
Jean-François Staszak
Je partage les réticences de Christine Chivallon. On se trouve dans une position délicate:
il suffit souvent d’avoir dans des articles ou des livres présenté la postmodernité ou le
postmodernisme pour se voir affublé d’une étiquette de « géographe postmoderniste ».
Alors que ce n’est pas parce qu’on présente une théorie ni même parce qu’on l’estime
digne d’intérêt que l’on y adhère à 100 %.
Je me demande si le débat que l’on tient ce matin est très productif au sens où
définir la modernité ou la postmodernité, cela occupe les philosophes, mais aussi les
géographes, depuis maintenant plus d’une vingtaine d’années. J’ai l’impression que
l’enjeu pour nous géographes, et spécialement pour nous géographes français, n’est
plus vraiment là, il est sur l’apport du postmodernisme à notre géographie, et sur son
éventuelle actualité.
Roger Brunet
C’est bien l’objet du débat : qu’est-ce que cela apporte à la géographie ?
Jean-François Staszak
La question de l’actualité est problématique. Roger Brunet disait aussi que c’étaient des
questions qui s’étaient posées il y a vingt ans. Je me souviens effectivement que la pre-
mière fois que j’ai entendu parler de la postmodernité, c’était en 1989, j’étais étudiant
en DEA, c’est Philippe Pinchemel qui présentait le courant postmoderniste dans un
séminaire sur l’histoire de la géographie. Les géographes français étaient informés, mais
c’est aujourd’hui qu’on juge ici utile d’ouvrir un débat sur le postmodernisme. Alors, la
première question à se poser — et je n’ai pas vraiment de réponse — c’est : qu’est-ce qui
s’est passé entre la géographie française et la géographie postmoderniste anglo-saxonne
pendant vingt ans ? Pas grand-chose. Il y a eu peu de communication, les géographes
français sont restés très à l’écart du mouvement alors qu’ils ont pourtant montré dans
les années 1970 qu’ils étaient très attentifs à la géographie anglo-saxonne et très friands
des apports de la nouvelle géographie. Pourquoi cette indifférence ou ce silence ? Roger
Brunet disait que l’idée était venue d’ouvrir ce débat suite aux articles reçus récemment
par la revue, qui montreraient que le postmodernisme est à la mode. Il ne l’est plus
autant dans le monde anglo-saxon, il y a là un effet de retard qui est vraiment curieux.
Roger Brunet
Peut-être parce que cela nous vient par l’intermédiaire du Canada.
Thérèse Saint-Julien
Ce décalage on l’a remarqué chaque fois…
Jean-François Staszak
Pour l’analyse spatiale…
Thérèse Saint-Julien
Aussi, pour la plus grande joie de ceux qui prétendaient être en avance.
Jean-François Staszak
Quel est l’apport pour la géographie ? Là encore, je crois que la question n’est plus vrai-
ment d’actualité parce que cela fait vingt ans que les Anglo-Saxons écrivent là-dessus.

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Pour moi la question est : quel est l’apport pour notre géographie, pour nous géographes
français ou francophones, qu’est-ce que cela peut nous apporter maintenant ? Et
d’abord, en quoi est-on obligé de se poser la question ?
Le premier point, c’est que la géographie anglo-saxonne pour des raisons très
diverses est une géographie dominante, en termes éditoriaux, en termes de masse
scientifique. À partir du moment où cette géographie, qui se trouve être marquée par
le postmodernisme, est dominante, je crois qu’une géographie « dominée » comme la
nôtre, ne peut pas faire l’économie de se positionner par rapport à elle. Cela ne veut
pas du tout dire qu’il faut par principe adopter son point de vue, ni le réfuter, mais
cela veut dire qu’il faut au moins se poser la question, prendre position. Le deuxième
point, c’est que, comme on l’a expliqué à plusieurs reprises, la géographie postmoder-
niste, telle que l’ont conceptualisée les auteurs anglo-saxons, se traduit par la réaffir-
mation de l’espace dans la théorie sociale. Il serait vraiment dommage que les
géographes français manquent le coche et ne se servent pas de ce moyen de « promou-
voir » la discipline, non seulement vis-à-vis des autres sciences sociales, mais vis-à-vis
de la société elle-même — parce que cela correspond à une demande, à de nouveaux
enjeux de société. S’il y a cette réaffirmation de l’espace dans le social, c’est en effet
non seulement dans les sciences sociales, mais aussi dans la société elle-même, où
l’espace pose de plus en plus de problèmes, soulève de plus en plus de questions.
Alors face à ces deux nécessités, en tant que géographe français, j’ai trouvé deux
éléments qui m’ont intéressé dans le postmodernisme. Le premier, c’est l’ouverture
d’une ère du soupçon. Certes, le soupçon, ce n’est jamais bien sympathique, cela peut
être triste — et j’ai été frappé par des mots qu’employait Augustin Berque tout à
l’heure : j’ai noté désespérance, abandon, délabrement, ce n’est pas très agréable. De
quel doute s’agit-il ? Grosso modo, il tient à l’ouverture, ou plutôt à la prise de
conscience, d’un gouffre entre le discours et la réalité, et tout particulièrement entre
le discours scientifique et la réalité. On fait le constat d’une incapacité du discours à
rendre compte du réel, pour plusieurs raisons. Parce qu’il y a du pouvoir derrière tout
cela et qu’aucun discours n’est neutre. Parce que le réel est fabriqué par le discours et
que donc, le discours ne peut prétendre à rendre compte platement et passivement
d’une réalité qu’il produit. Parce que les paradigmes sont incommensurables, et que
le discours, même scientifique, échapperait aux catégories du vrai et du faux. Ce n’est
pas très rassurant, et le postmodernisme ne propose guère d’alternative positive. Mais
aussi ravageur que soit ce doute, il aboutit à un travail critique et réflexif d’une grande
utilité, pour toutes les disciplines sans doute et spécialement pour la nôtre. Je vois
dans le débat ouvert par le postmodernisme une opportunité épistémologique compa-
rable à celle offerte en France dans les années 1970 par les polémiques autour de la
nouvelle géographie. Une insatisfaction, une crise, de nouvelles questions qui ouvrent
un débat épistémologique et finalement enrichissent et consolident la discipline.
C’est vrai que du côté du monde anglo-saxon, cela a parfois débouché sur une
position relativiste, voire nihiliste. Ce n’est pas la direction vers laquelle conduit la tradi-
tion française néocartésianiste, ni les sciences sociales françaises. Même si l’on pratique
la déconstruction, même si l’on adopte des positions épistémologiques constructivistes
(c’est mon cas, et il n’a rien d’original), cela n’empêche ni un certain réalisme ni une
volonté de produire du savoir (et non seulement de le détruire, encore que cela ait son
utilité). J’ai l’impression qu’une de nos méfiances vis-à-vis de la géographie postmoder-
niste, c’est qu’on lui reproche de ne pas produire, d’être toujours dans la critique, dans

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le commentaire de l’exégèse de l’interprétation de la critique. Ce reproche est exagéré,


mais quand bien même serait-il mérité, il n’empêche que les questions posées sont per-
tinentes. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas de réponse qu’il est interdit ou inutile de
poser la question.
La deuxième raison pour laquelle je crois qu’il faut être attentif à la géographie
postmoderniste, pour laquelle je pense qu’elle peut beaucoup nous apporter, c’est
que, indépendamment des méthodes qu’elle emploie, elle a amené de nouveaux sujets
sur le tapis et de nouveaux objets, dont l’intérêt me semble indubitable. Et que les
géographes français n’abordaient pas, et n’abordent toujours guère. Nous faisons
preuve d’un retard que je qualifierais volontiers de coupable.
Parmi ces enjeux, la géographie féministe et la question du genre. Bien sûr, en
termes théoriques et épistémologiques, on peut soutenir que géographies féministes
et postmodernistes sont antinomiques. Mais elles sont liées par une alliance objective.
La deuxième question, liée à la première mais distincte de celle-ci, est celle des sexua-
lités — ce qu’on appelle les gay and lesbian studies. Question géographiquement perti-
nente sur laquelle le silence des géographes français est assourdissant. La troisième
question, c’est plus généralement celle des minorités. Nous ne sommes pas dans une
société multiculturelle comme aux États-Unis, mais je crois que des minorités, on en
a aussi, de divers types, et que les géographes n’en parlent pas énormément. La der-
nière question, liée bien sûr à la précédente, c’est celle soulevée par les approches
postcoloniales. Autant en Angleterre la question est posée, analysée, travaillée, autant
en France ce n’est pas le cas. Les historiens ne sont pas davantage à l’aise, et leur
ouverture sur ces thématiques est très récente. Les géographes sont en reste, absents
du débat naissant. L’enjeu est pourtant politiquement et épistémologiquement essen-
tiel, et la géographie est (doit être) en première ligne.
Il est un peu pénible de mentionner nos silences, nos tabous. Ouvrir ces
perspectives est un peu vertigineux. Cela ne signifie pas qu’il faut jeter l’ancienne
nouvelle géographie ni ses méthodes aux poubelles de la discipline, même si un peu
de critique ne fait pas de mal. Cela veut dire qu’il y a de nouveaux chantiers à ouvrir.
Yves Guermond
Pour tempérer cette analyse, il faut tout de même remarquer qu’on ne voit pas beau-
coup d’articles « postmodernes » américains sur les aspects géographiques de l’impé-
rialisme américain en Amérique latine et au Moyen-Orient. Le postmodernisme a
encore du pain sur la planche…
Roger Brunet
À ce propos, je voudrais questionner Jean-François Staszak sur ce qu’il vient de dire. Il
est tout à fait normal, fréquent, courant, souhaitable et nécessaire qu’une discipline,
une science quelconque s’intéresse régulièrement à de nouveaux objets. Le fait de tra-
vailler aujourd’hui, compte tenu de l’ambiance générale, sur des problèmes dits de
minorités ou sur des problèmes de partage du travail entre l’homme et la femme est un
effet d’ambiance (en temps et lieu) ; cela peut donner des résultats dignes d’attention,
susceptibles d’enrichir la science géographique en même temps que d’éclairer sur des
questions de société. Je ne vois pas en quoi la notion de postmodernité serait en cause.
Cela me rappelle des débats que nous avons eus il y a déjà assez longtemps, dix,
quinze, vingt ans, sur la géographie dite sociale. Un certain nombre de collègues trou-
vait intérêt à étudier des choses qui avaient été trop peu abordées jusque-là, sur les
rapports sociaux, sur des questions de propriété foncière ou immobilière, etc. Cela

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n’était pas traditionnel en géographie et l’on pouvait accuser les prédécesseurs d’avoir
négligé ces sujets. Mais cela n’empêchait pas de les étudier de façon rationnelle, avec des
méthodes scientifiques et des mesures précises — bien que la couverture « géographie
sociale » fût parfois un prétexte pour refuser de compter, et risquât ainsi de retomber
dans le discours invérifiable, opposé à une prétendue « géographie quantitative » syno-
nyme de technocratique, sinon aux ordres du Kapital. D’un côté l’on observa cet inté-
ressant dérapage. D’un autre côté la question de la postmodernité ne se posa nullement,
alors qu’une partie des auteurs au moins connaissait parfaitement les débats tournant
autour de la postmodernité.
La question que je me suis toujours posée à ce sujet touche à l’essence même de
la géographie et au rôle et aux compétences du géographe. Elle consiste à savoir ce
que devient le travail de géographe sur certains de ces thèmes. Vous avez dirigé dans
votre nouvelle collection (« D’autre part », éditions Bréal) un ouvrage que j’ai trouvé
extrêmement intéressant sur les marginaux à Bordeaux (Djemila Zeneidi-Henry, Les
SDF et la ville, avec en sous-titre : géographie du savoir-survivre). Ce livre contient des
aspects d’études très géographiques, puisque l’auteur s’est souciée de savoir où étaient
les SDF à Bordeaux, si l’on pouvait expliquer les localisations, les relations avec leur
quartier, etc., et elle justifie dans plusieurs pages l’intervention d’une géographe en la
matière. On est effectivement dans un espace, on a du territoire, on est « dans » la géo-
graphie si j’ose dire. Bien. En outre, l’ouvrage contient des aspects qui tiennent à des
réflexions, je dirais, de citoyen plus que de scientifique, sur des aspects qui relève-
raient sans doute davantage d’approches de sociologues ou d’anthropologues : cela à
la fois enrichit le thème, et fait sentir quelques limites.
Beaucoup de jeunes gens sont passionnés par ces questions de société : mais on
peut aborder celles-ci en romancier, en poète, en journaliste, en moraliste, en socio-
logue, en anthropologue, etc. Et se donner alors les formations et les apprentissages
adaptés. On peut le faire aussi en géographe, comme Djemila Zeneidi-Henry a su le
faire. Le géographe a sa propre sensibilité, sa propre formation, ses propres instru-
ments. L’erreur serait de lui faire faire un autre métier que celui auquel il a été formé
en géographie : nul n’y gagnerait. Je crois que, à l’intérieur des sciences humaines,
coexistent (et dialoguent) des métiers différents ; qu’il nous faut un peu d’espace et de
territoire pour dire des choses pertinentes que d’autres ne sauraient pas voir ; tandis
que nous risquons simplement de singer, avec moins d’informations qu’eux, et avec
moins de métier qu’eux, ce que peuvent dire les autres. Il ne s’agit pas de cloisonne-
ment des sciences, mais de complémentarité des compétences, et je ne crois pas aux
maîtres jacques polygraphes : laissons cela aux polygraphes des mass media.
Or votre propos soulève pour moi une question récurrente : sentir l’endroit où il y
a non pas une rupture, mais une limite dans l’efficacité de notre travail par rapport à
des questions qui se posent. Nous ne pouvons pas dire, nous n’avons pas de choses
intéressantes à dire sur n’importe quelle question de société — sauf bien entendu « en
général », comme simple particulier. Finalement, il est peut-être assez légitime, et
facile à expliquer, que les géographes ne se soient pas beaucoup intéressés jusqu’ici,
par exemple, à l’homosexualité, aux rave parties ou à la musique sérielle. Est-ce que
nous avons des choses pertinentes à dire sur de tels sujets ? Oui peut-être ? Alors dans
ce cas-là essayons d’étudier ces questions, qui sont relativement nouvelles, comme
nous l’avons fait pour d’autres questions qui étaient nouvelles il y a dix ou quinze ans,
rationnellement ; et, bien entendu, on en trouvera de nouvelles encore dans dix ou

17 Débat : le postmodernisme en géographie


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quinze ans. Je ne vois pas du tout de postmodernité là-dedans ; au contraire, conser-


vant une attitude résolument « moderne », je chercherais plutôt de nouveaux outils et
de nouvelles hypothèses pour analyser ces choses-là avant d’en parler.
Jean-François Staszak
Vous avez le doit de penser cela, vous n’êtes d’ailleurs pas seul à le penser. C’est la
position de David Harvey. En fait, il y a deux stratégies face à ces nouveaux objets. La
première stratégie, la vôtre consiste à dire : nouvel objet ? et bien allons-y, nous avons
nos méthodes, il n’y a pas de raisons qu’elles ne marchent pas puisqu’elles ne sont pas
spécifiques à un objet mais ont une validité universelle. Pourquoi pas ? on peut sans
doute cartographier les bars homosexuels d’une ville et essayer de voir si cela corres-
pond à un modèle (c’est sans doute le cas), essayer de voir si on peut l’analyser. Je
crois qu’on a le droit, je crois même qu’il faut le faire. Je peux même accepter qu’il n’y
a pas de raison a priori de procéder autrement (de changer de méthode ou d’approche)
tant que les vieux outils fonctionnent — avec toutefois le problème que la validité des
outils est mesurée par un des outils de la panoplie qu’on cherche à évaluer.
Et, à vrai dire, je crois que ces outils, efficaces pour certaines opérations, ne le
sont pas pour d’autres. Et qu’ils sont inefficaces précisément pour ce qui est au cœur
de ces nouveaux enjeux. Appliquer la grille de l’analyse spatiale pour comprendre la
géographie des lieux homosexuels comme on le fait pour comprendre celle du com-
merce de détail, c’est passer à côté de ce qui fait la spécificité et l’intérêt de cette géo-
graphie. Le nouvel « objet » demande une nouvelle méthode, car ce n’est pas un
« objet » en plus, c’est une autre nature d’« objet ». Par ailleurs, on ne peut écarter sans
la discuter l’hypothèse que notre approche scientifique incorpore déjà des biais
incompatibles avec ses ambitions et son application à ces nouveaux « objets ». Envi-
sager qu’une parole alternative, féministe ou gay, est mieux placée pour rendre
compte de la géographie des genres et de la sexualité par exemple.
C’est sûr que cela peut paraître nous éloigner du champ de la géographie, je com-
prends le risque que vous énoncez à propos du « métier » et du danger à quitter son
champ de compétence. Les minorités, les rapports de genre en tant que tels, cela nous
rapproche de la sociologie — c’est vrai. Notre métier de géographe, on l’a lié à une
autre discipline : l’histoire. Cela a énormément enrichi la géographie, cela a été très
productif. Je crois qu’il est aussi possible d’aller vers d’autres disciplines. Le sentiment
que j’ai, c’est que depuis, mettons, une dizaine d’années, il y a un tournant socio-
logique en géographie. Je crois que c’est tant mieux. Si nous sommes d’accord pour
dire que la géographie est une science sociale, il est effrayant de voir que dans le cursus
de nos étudiants il n’y a jamais de sociologie. Moi-même, j’ai découvert la sociologie
en DEA et pour ma thèse. La raison pour laquelle le géographe va regarder tel livre ou
tel article de géographie avec suspicion et va dénoncer son caractère « trop sociologique
», c’est parce que, institutionnellement, il y a une coupure forte entre la géographie et
la sociologie alors qu’un paragraphe historique gênera moins grâce au lien ancien et
institutionnel entre la géographie et l’histoire. Honnêtement, je comprends qu’on
puisse reprocher à une recherche en géographie de ne pas être assez sociologique (par
exemple ne pas intégrer telle théorie sociale qui aurait été fort utile), mais je ne vois
pas trop comment on peut reprocher à une science sociale d’être trop sociologique (ni
trop historique d’ailleurs). Tout dépend de l’efficacité des différents angles d’attaque.
S’aventurer dans le champ de la sociologie n’est pas illégitime, c’est difficile,
parce que les géographes sont mal armés. Pour moi, le sens de votre remarque, c’est

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qu’il faut veiller à intégrer davantage la sociologie dans la formation des géographes
pour qu’on puisse aborder le territoire sous un angle qui soit directement issu de la
sociologie mais sans dire de bêtises.
Roger Brunet
Excusez-moi de revenir sur la question. Sur le fond, vous avez raison ; mais le propos
n’est pas là : il est que certains sujets ne peuvent pas être analysés par une personne
seule qui voudrait en couvrir tous les aspects. Vous aurez beau, et cela me paraît néces-
saire, demander aux géographes de savoir un peu plus de sociologie, comme on leur a
demandé à un certain moment de savoir un peu plus d’économie pour dire moins de
bêtises, ils éprouveront des limites à leur compétence ; et mieux vaut, dans les cas diffi-
ciles, un travail pluridisciplinaire, où chacun s’exprime avec sa culture. La question que
je posais n’est donc pas véritablement là où vous la placez : elle est dans une approche
suffisamment large et informée pour que l’on aboutisse à des résultats un peu sérieux —
surtout lorsqu’il y a une demande de la part des jeunes gens et une marque d’intérêt sur
des sujets sur lesquels on n’est pas suffisamment formés et informés.
Louis Dupont
Je partage 99 % de ce que vient de dire Jean-François Staszak. Il y a peut-être un rap-
port dominant-dominé, le postmodernisme a surtout été anglo-saxon, du côté français
il y avait peu de chose mis à part les textes d’Augustin Berque ; cela faisait d’ailleurs du
bien de lire autre chose que des textes anglais sur ces questions épistémologiques et
théoriques. Je pense un peu différemment de vous, je crois que les transformations sur
les thèmes et les sujets d’étude qui ont eu lieu dans le monde anglo-saxon, et qui n’ont
pas eu lieu ici, sont liées au postmodernisme, non pas à l’idée et au débat sur lesquels
on peut demeurer très moderne à la rigueur, ce que moi personnellement je suis, mais
le postmodernisme a permis cet éclatement dans les structures universitaires et dans les
structures du savoir. Et c’est à la faveur du postmodernisme que cela s’est produit, non
par la pensée en-soi. L’on circule plus facilement hors des départements et des savoirs
institutionnalisés, l’exploration de nouveaux thèmes, sujets, terrains y est facilitée. Aux
États-Unis, j’étais dans un département de Anthropology and Geography, puis c’est
devenu géographie et sociologie ; quant on arrive en France, on est surpris de l’ancrage
incroyable qui fixe et limite le savoir géographique à l’histoire. Si ce n’est pas le post-
modernisme en soi, il y a quand même des effets de structures. C’est le point sur lequel
je diffère de Jean-François Staszak. Une petite anecdote si vous le voulez bien. Quand
j’étais aux États-Unis, j’ai lu Foucault dans le texte en anglais. Je le trouvais génial, puis
arrivé en France je me suis dit : « il n’est pas si génial que cela, il a simplement exprimé
les structures souvent figées du savoir dans la structure française ». Il a simplement cri-
tiqué cela, et aux États-Unis on a pris cela comme une révolution, alors qu’il posait la
question des limites et des structures du savoir en France.
Christine Chivallon
Je suis également d’accord avec Jean-François Staszak à 99 %. Le 1 % c’est quand
vous dites que le postmodernisme ne propose rien. Il me semble, sauf erreur de ma
part, que les années les plus récentes ont vu, et je pense que c’est pareil pour la philo-
sophie, une routinisation du discours postmoderne. C’était prévisible parce que la
raison d’être du texte scientifique pouvait être définitivement atteinte. Si on allait plus
loin dans le relativisme nihiliste, on se sabordait. On n’était plus en mesure de faire
fonctionner ce fameux collectif académique. Donc il y a eu une nécessité première de
continuer malgré tout. D’où cette routinisation et puis, je crois, une autocritique très

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vive qui est apparue. Là je me base sur la revue Society and Space, qui a été le lieu de
débats vifs au cours des dernières années. Les nouveaux géographes ont aussi reven-
diqué l’émergence des « petites théories », au lieu des grands récits théoriques, ce qui
me paraît être une réponse au malaise relativiste. Le retour à l’empirisme a également
été réclamé. On est revenu à des études beaucoup plus axées sur le terrain. Ce qui me
paraît très positif, c’est l’importance accordée à la pratique réflexive, comme par
exemple ce projet issu d’un réseau européen de recherche sur l’hégémonie de la géo-
graphie anglo-américaine en rapport avec les autres géographies « périphériques ». Sur
le plan du postcolonialisme, vous disiez que c’était aussi une de nos faiblesses. Est-ce
du fait des thématiques qui me sont familières sur le monde caraïbe ? Toujours est-il
que je retrouve des textes de plus en plus informés de ce point de vue, équivalents en
contenu de ceux associés au postcolonialisme. Je pense en particulier aux écrits
actuels sur les zoos humains, sur les expositions coloniales, sur les errements de la
République coloniale. Ils ne sont pas tous géographiques, il est vrai. Mais ils
montrent qu’il y a en France la présence du débat postcolonial.
Pour rebondir sur votre intervention par rapport à la géographie : grosso modo, la
question est de savoir si l’on doit se laisser ou non contaminer par les autres sciences
sociales. J’arrive d’un horizon anthropologique et je vois bien dans les débats que j’ai
pu avoir avec mes collègues géographes que de revendiquer plus d’anthropologie
dans la géographie pouvait être interprété comme vouloir mettre l’anthropologie à la
place de la géographie. Alors que pas du tout… Je pense que l’étude de l’espace
mérite mieux que ce qu’on lui donne en ce moment. Pour que nous ayons un véri-
table objet construit, cette étude nous demande un gros effort d’absorption des
théories sociales, et nous avons du mal à y parvenir. Là je milite pour la géographie,
et non pas pour une autre discipline, pour en faire une véritable science sociale de
l’espace. On pourrait l’appeler, comme il me semble que Lefebvre l’avait déjà fait,
mais je ne retrouve pas, hélas, dans quel texte, la « spatiologie ». Ce terme n’est pas
du tout jargonneux. Il indique qu’effectivement nous pourrions ne plus être des
chercheurs qui préparons le terrain à d’autres recherches en décrivant, pour
reprendre la désignation très bonne de notre collègue Michel Lussault 6, « des
régimes de visibilité ». Les géographes sont perçus comme ceux qui préparent le ter-
rain aux autres chercheurs en leur fournissant tout ce qui relève du domaine de la
visibilité, de la distribution, et les autres chercheurs s’intéresseraient après nous aux
significations, aux implications sociales. Or les régimes de visibilité dont parle
Michel Lussault, ce sont véritablement les outils et les processus par lesquels se
construisent les réalités sociales. Ils sont extrêmement puissants. Ils indiquent comment
l’idéologique est incarné dans la forme. Un modèle sociétal n’a d’efficacité que parce
qu’il transite par des régimes de visibilité. Lefebvre ne les appelle pas comme cela. Il
6. LUSSAULT Michel (1999).
« Reconstruire le bureau
parle d’espace conçu. Si nous, les géographes, nous n’arrivons pas à véritablement
(pour en finir avec le fonder notre pensée sur un socle théorique fort qui nous permette de dépasser le
spatialisme) », in CHIVALLON visible en tant que tel, pour l’envisager comme engagé dans la construction sociale,
Ch., RAGOUET P., SAMERS M.
Discours scientifiques et nous nous privons des outils qui rendent notre discipline géographique de plus en
contextes culturels. plus légitime au sein des sciences sociales.
Géographies françaises et
britanniques à l’épreuve Roger Brunet
postmoderne. Talence : On est loin du postmodernisme, là.
Éditions de la Maison des
Sciences de l’Homme
Christine Chivallon
d’Aquitaine, p. 225-251. Ah oui.

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Roger Brunet
C’est à Henri Lefebvre, non à des géographes, que je dois d’avoir pu travailler sur le
concept de production de l’espace. Il en a fait une approche, sur les bases marxiennes
qui étaient les siennes — c’est-à-dire cultivées, ouvertes et intelligentes — et il est
assez cocasse de le voir revendiqué aujourd’hui par certains postmodernes, qui n’ont
pas dû le lire de très près. On oublie sans doute aussi qu’Henri Lefebvre avait fait une
thèse, non pas sur le matérialisme dialectique ou sur le situationnisme, mais de socio-
logie et sur… la vallée de Campan (Hautes-Pyrénées), certes rapide et de circonstance
mais avec une remarquable sensibilité aux problèmes de lieu et de territoire. C’est son
livre sur La Production de l’espace (1974) qui m’a amené à réfléchir au sujet, à partir
d’une certaine connivence de culture ; le thème et l’expression elle-même ont
d’ailleurs surpris certains de mes collègues quand il a été question de mettre au point
le volume d’ouverture de la Géographie universelle. C’est même de là que je suis parti
pour essayer de construire une théorie de notre travail de géographe.
Jean-François Staszak suggère qu’à nouveau thème il faut peut-être de nouvelles
méthodes. Je n’en doute pas, mais la liaison n’est pas mécanique. En certains domaines,
ce n’est pas notre style de travail qui est le plus efficace : allons jusqu’au bout et disons
que, sur certains sujets, c’est encore les poètes qui disent les choses les plus intéres-
santes, ou les romanciers. Mais, disposant d’une certaine formation scientifique, donc à
la fois d’un champ de préférences et d’un champ de compétences, rien ne saurait vous
obliger à devenir romancier ou poète, ce que vous risqueriez de faire piètrement : il faut
savoir s’arrêter aux limites de ce que l’on sait faire — et bien entendu s’efforcer de
repousser ces limites… Cela n’empêche pas de tenter de gros efforts pour essayer de
comprendre et de tirer parti de ce qui se fait ailleurs. On peut lire avec plaisir et profit
les poètes ; n’est pas poète qui veut ; n’est d’ailleurs pas, non plus, géographe qui veut.
Jean-François Staszak
Je suis totalement d’accord. Les efforts de quelques géographes anglo-saxons pour
trouver une forme d’écriture qui ne soit pas académique ont été plutôt pathétiques,
et leurs textes parfois à la limite du ridicule. D’accord aussi pour dire que dans cer-
tains domaines, le géographe peut apprendre plus du romancier (ou du peintre) que
du géographe.
Béatrice Collignon
Je voudrais repartir de ce que disait Christine Chivallon sur l’importance de la formation
en sociologie de ces géographes-là. En travaillant en particulier sur les travaux de la géo-
graphie anglo-saxonne sur les minorités je me suis aperçue qu’au fond, ils n’étaient pas
tellement postmodernes. Ce sont surtout de très bons géographes de l’école de la géo-
graphie sociale classique britannique. Ces gens formés en Angleterre, où il y avait une
école géographique solide, sont partis aux États-Unis et puis, là bas, ils ont réussi, cela a
pris. Leurs approches ont pris, sans doute parce qu’ils les ont placées sous le «parapluie
postmoderne », qui leur a permis de passer. Il leur a aussi permis de développer leurs
approches sur de nouveaux objets suggérés par la critique postmoderne: l’intérêt pour les
simulacres, la mise en avant de la contextualité de tout savoir, par exemple.
Je rebondis là-dessus parce que je me dis qu’au fond, notre problème à nous, ce
n’est pas de savoir si l’on doit s’emparer de la postmodernité ou du postmodernisme,
ou s’il faut créer une nouvelle épistémologie postmoderne en géographie comme l’ont
fait les anglophones. Nous ne sommes pas dans la même société, nous n’avons pas la
même formation, nous n’avons pas digéré de la même façon les auteurs auxquels ils se

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réfèrent, notamment parce que nous les avons lus dans leur version originale, dans un
autre contexte historique — celui des années 1960 et 1970 et non pas celui des
années 1980 comme nos collègues anglophones — et parce qu’ils ont été intégrés au
fond commun des sciences sociales avant l’avènement de la société postmoderne
qu’ils ont servi, outre-Atlantique, à appréhender. Donc, le problème n’est pas là. En
revanche, ce qui me semble important, et pour formuler d’une autre façon ce que
disait aussi Jean-François Staszak, c’est que le postmodernisme a soulevé des lièvres
et que l’on peut, on doit, en profiter. L’importance du soupçon me paraît extrême-
ment importante, ainsi que l’insistance sur le devoir de réflexivité.
Il me semble que l’ère du soupçon nous porte à ré-interroger nos critères en sor-
tant de notre propre sphère de référence. À l’intérieur du champ de la climatologie,
faire du point 0 °C un point de référence majeur est logique, utile, rigoureux, parfaite-
ment adapté. L’interpellation postmoderne nous invite à scruter nos pratiques en
changeant de point de vue, de champ de références. Par rapport au vécu des habitants
d’un milieu polaire, le point 0 °C est-il le point de référence le plus adapté pour rendre
compte de leur rapport au milieu, de leur territoire ? Quelle géographie construit-on en
l’utilisant ? Permet-elle de vraiment comprendre ce qui se passe dans ces territoires ?
Par ailleurs, je ne crois pas du tout qu’il s’agisse pour nous de faire de la géogra-
phie postmoderne, je ne crois pas que l’on en ait ni l’envie ni véritablement le besoin,
mais il y a une capacité de la géographie postmoderne à soulever des questions que
l’on aurait tort d’ignorer. Par ailleurs, en ce qui concerne la réhabilitation de l’impor-
tance du spatial dans le social, son intérêt me paraît évident. Bien sûr que l’on va
pouvoir démonter cela en disant que ce n’est pas du tout postmoderne en fait, juste
de la bonne pratique scientifique. Mais au fond, cela importe peu.
Roger Brunet
Je reste un peu surpris que vous rattachiez à une attitude postmoderne le fait de criti-
quer des sources ou des méthodes, ce qui est une base de l’attitude moderne dans la
science, non ?
Béatrice Collignon
Oui, bien sûr, la critique des sources et méthodes est le propre du travail scientifique.
Sauf que cette critique se fait « en interne », par rapport à des critères endogènes pro-
duits par les scientifiques eux-mêmes. Ce que le postmodernisme apporte, c’est une
invitation à multiplier les points de vue, à critiquer le savoir produit sur la base de cri-
tères qui sont extérieurs au champ qui les produit. Cela ne remet pas en cause
l’intérêt et la qualité du savoir produit, mais cela remet en cause sa prétention à l’uni-
versalité et permet de souligner que les savoirs scientifiques sont des constructions
contextualisées, comme tout autre savoir. On le sait bien, en théorie, mais dans la
pratique on l’oublie souvent.

Considérer la science comme une activité sociale


Marie-Claire Robic
Je voudrais faire un constat et poser deux questions à Christine Chivallon. Le constat
est que, si je comprends bien son propos et les explications de Louis Dupont sur
l’éclatement des structures universitaires aux États-Unis, il faut se féliciter des vertus
d’une crise : crise de la pensée moderne, dans le contexte d’une crise de l’université
américaine et sans doute d’une crise de l’université anglaise. Cette crise devrait nous

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conduire à développer une science géographique plus convaincante, par la mobilisa-


tion de toutes les capacités de réflexivité dont nous pouvons disposer. Je partage avec
Christine Chivallon l’idée que cela implique notamment de considérer la science
comme une activité sociale et d’aller jusqu’au bout de la définition d’une activité
sociale : non seulement la participation à des communautés de recherche mais encore
la participation au débat politique dans toute son ampleur. Pour élucider la significa-
tion du développement du postmodernisme dans la géographie anglo-saxonne, pour
comprendre aussi les attitudes des géographes français, il nous faudrait alors aller au
bout de la réflexion sur ce que c’est que faire de la géographie aujourd’hui. Faisons le
collectivement, pour au moins la géographie française, car c’est ce que nous pouvons
le mieux maîtriser. Ce qui n’empêche pas de tenter les comparaisons !
Quant aux questions, les voici. J’ai été extrêmement intéressée par ses articles des
Cahiers de géographie du Québec7 et par le nouvel article qu’elle a mis au débat, et qui est
consacré à quatre commentaires de textes. Je voudrais d’abord qu’elle précise ce qu’elle
appelle dans ce papier la « routinisation » de la production dans le champ anglo-saxon.
Je comprends dans ce terme le processus que Thomas Kuhn a désigné dans le cadre de
la « science normale », la reconfiguration des pratiques et leur stabilisation en un corps
stéréotypé après une révolution scientifique. Cela implique, si l’on est à ce stade, une
certaine stabilité des exercices, de l’écriture, des énoncés, des valeurs, d’un auteur à
l’autre. Qu’en est-il dans les textes des auteurs qui se disent postmodernes ? Comment
décrire la matrice disciplinaire qui les unit ? La seconde question porte sur la référence,
pour ne pas dire la question du réel. Je définirai un texte scientifique, ainsi que le fait
Jean-Michel Berthelot8, comme un intertexte engageant un dialogue avec toutes sortes
d’autres textes (disciplinaires ou non), un texte à volonté probatoire systématique, et
un texte référentiel, c’est-à-dire qui renvoie à un référent (contrairement à une fiction)
par tout un ensemble de ponts empiriques. Cette question du référent est peu appa-
rente dans les textes présentés par Christine Chivallon. Ils fonctionnent essentiellement
dans l’intertextualité. Quelle est leur vocation probatoire ? Mais surtout, qu’en est-il du
référent ? Autrement dit, pour reprendre la discussion précédente, au-delà des théma-
tiques comme le genre ou le postcolonial, y a-t-il un travail sur des « objets », un réfé-
rent, qui apporte du nouveau en géographie ?
Christine Chivallon
Qu’est-ce qui fait qu’il y a routinisation ? Je l’entends comme une stabilisation des
énoncés, avec la disparition des entreprises vraiment iconoclastes et avec une cer-
taine fréquence de termes spécifiques que l’on peut vraiment associer au postmo-
dernisme et qui montrent une acceptation assez générale du discours postmoderne.
De même, des auteurs cités presque systématiquement montrent les normes du dis-
cours qui prévalent actuellement. Mais surtout la routinisation s’exprime avec la
disparition de ce qui a formé le pic des années 1990, c’est-à-dire des textes icono-
clastes comme par exemple un article signé dans la revue Society and Space où, sur 5
ou 6 pages à la suite il n’y avait que le mot word… C’est une véritable performance 7. Voir les références dans
l’article de Christine
d’avoir réussi à publier un texte comme cela. Pour l’anecdote, j’ajouterai que pour Chivallon dans ce même
publier du français à l’anglais, j’utilise une technique qui me semble être utile pour fascicule.
8. J.-M. BERTHELOT (2003).
passer la sélection éditoriale. Sans changer le fond d’un texte, il suffit d’ajouter « Avant-propos », in
deux ou trois artifices qui correspondent à la norme actuelle. C’est cette possibilité BERTHELOT J.-M., dir.
Figures du texte
de reconnaître comment le discours est actuellement normé qui porte à parler de scientifique.
routinisation. Paris : PUF, p. 17

23 Débat : le postmodernisme en géographie


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Ce qui est consommé c’est un passage à un autre paradigme. C’est net parce que
y compris dans Transactions of the Institute of British Geographers on trouve le même
système normatif, alors que ce sont les grands géographes, y compris ceux d’Oxford
qui y publient. Cela se voit particulièrement bien dans les normes bibliographiques,
les auteurs cités. Ce qui m’a permis de prendre la mesure de cette routinisation est
l’existence d’un projet initié par des collègues anglophones sur l’hégémonie du dis-
cours géographique de langue anglaise qui a peut-être bridé l’expression des géogra-
phies périphériques. Nous sommes, la géographie française, perçus comme une
géographie périphérique. Ce qui est paradoxal, c’est que ce projet lui-même est
exprimé au travers de cette rhétorique hégémonique, d’inspiration postmoderne.
Le référent au texte scientifique fait écho à ce qui pourrait nous aider à sortir de
ce qui peut parfois être vu comme une voie sans issue, à savoir le relativisme. Est-ce
qu’il y a une position d’où il reste possible de dire que dans le monde actuel il y a des
dominants et des dominés ? Le relativisme fragilise, et même annule, la possibilité
d’affronter l’injustice sociale. Est-ce qu’il y a des peuples qui, en ce moment, sont
dans une situation de souffrance ? Est-ce qu’il y a des lieux de pouvoir qui sont hégé-
moniques ? Le relativisme, s’il est conduit jusqu’à son terme, peut faire obstacle à la
démonstration-dénonciation des rapports d’inégalité.
Christian Grataloup
Parce que je suis persuadé qu’il n’y a pas de démarche scientifique qui ne soit fondée
sur le va-et-vient entre l’universel et le relatif, je suis satisfait à chaque rencontre
d’une critique du relativisme absolu. S’il y a une chose pour laquelle je suis recon-
naissant envers les travaux que nous évoquons, c’est bien de nous obliger à un effort
constant pour tout contextualiser, surtout nos propres discours et le champ référentiel
dans lesquels ils se situent. Ce qui ne veut pas dire qu’auparavant il n’y avait pas
d’inquiétude, mais que nous étions, de gré ou de force, dans de grandes machines
explicatives (évolutionnisme, structuralisme, marxisme, etc.). Les débats étaient entre
grilles de lectures et il était difficile d’en sortir.
Le souci de la contextualisation se signale par un vocabulaire nouveau. Je n’en
prendrai pour exemple que l’usage, devenu d’ailleurs assez usé maintenant, du mot
« tournant » (linguistique, interprétatif, herméneutique, etc.). En 1989, le passage de
la 3e à la 4e génération des Annales (d’histoire) est ainsi marqué par un linguistic turn
auquel a fortement contribué Bernard Lepetit — ce qui ne saurait nous laisser indiffé-
rent9. Les mots clefs sont alors ceux de régime d’historicité et d’échelle, armes contre
les universaux. Prendre en compte les actions (les pratiques des acteurs) se manifeste
9. Annales. Économies, également par la généralisation d’une pratique grammaticalement curieuse si l’on n’y
Sociétés, Civilisations
(le sous-titre a justement prend garde : le fait de substantiver des verbes pour indiquer la conceptualisation des
changé depuis pour pratiques. Ainsi, par exemple, à l’habitat, la demeure matérielle, s’oppose « l’habiter »,
entériner cette évolution),
44e année, n° 6
la pratique socialement située qu’a un individu ou un groupe dans sa façon de choisir
(novembre-décembre sa ou ses demeure(s), son « régime d’habitat » en quelque sorte.
1989) : Histoire et sciences
sociales. Un tournant
C’est à la sociologie des sciences franco-américaine des années 1980, celle de
critique ; avec des articles, Latour et Calon, que nous devons ce terme de « régime ». Prendre garde aux conven-
entre autres, de Bernard tions et aux normes, concepts centraux de cette démarche, nous invite à ne pas nous
Lepetit, Giovanni Levi,
Robert Boyer, contenter d’une contextualisation réduite, à l’intérieur du seul champ scientifique,
Marcel Roncayolo, normalisé, conventionnel, et à l’étendre à l’ensemble du jeu sociétal, d’un jeu qui ne
Gérard Noiriel,
Jochen Hoock,
serait pas réduit aux deux axes du capital culturel et du capital économique. Christine
Roger Chartier… Chivallon nous en fournit une jolie illustration lorsqu’elle renvoie Soja à lui-même en

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décortiquant le processus d’auto-légitimation de la démarche de cet auteur par les


minorités qu’il prend comme objet. De telles démarches contribuent logiquement au
processus, précédemment évoqué dans la recherche en sciences sociales aux États-
Unis, d’affaiblissement des frontières entre disciplines scientifiques et donc, logique-
ment, d’une réaction en sens inverse. Je remarque d’ailleurs que cette dialectique est
exactement identique entre disciplines scolaires — ce qui n’est pas sans importance 10. Annales. Histoire,
pour la géographie dont le champ scientifique est fortement lié à la discipline scolaire sciences sociales,
57e année, n° 5
homonyme. On rencontre les mêmes tentatives d’abaissement des limites discipli- (sept.-oct. 2002) : « Quel
naires et de résistance des corps institutionnels. américanisme
aujourd’hui ? » dossier
Il faut donc toujours relativiser la contextualisation (ou contextualiser le relati- avec des articles de
visme), sinon on se condamne à ne prendre en compte que des «régions d’intelligibilités» Carmen Bernand
(« L’américanisme
de plus en plus restreintes, puisque travaillées dans tous leurs sous-ensembles par des à l’heure du
processus de spécification en abyme. Au risque d’être trop polémique, je trouve qu’on multiculturalisme. Projet,
n’est parfois pas loin d’une sorte de communautarisme intellectuel avec à l’horizon limites, perspectives »),
Serge Gruzinski
l’abandon de tout projet de science, et même de possibilité de communication entre (« Histoires indiennes.
communautés. Un bon exemple vient de nous en être donné dans l’une des dernières Avancées et lacunes d’une
approche éclatée »),
livraisons des Annales, avec un dossier consacré à la pensée métisse10, concept central Luiz Felipe de Alencastro
de la réflexion d’historiens comme Carmen Bernand ou Serge Gruzinski, spécialistes (« L’histoire des
Amérindiens du Brésil »),
des transformations, du passage d’une communauté à une autre. Ils réagissent à la Denys Delâge (« L’histoire
publication de la Cambridge History of the Native Peoples of the Americas, dont ils criti- des autochtones
quent la démarche réifiant les peuples amérindiens, les fétichisant par l’abolition de la d’Amérique du Nord :
acquis et tendances »),
rupture coloniale de la conquête par les Conquistadors, excluant donc tout métissage. p. 1293-1356.
Inversement, le souci du métissage nous oblige à ne jamais totalement nous satis- 11. Groupement d’Intérêt
faire de grands cadres interprétatifs holistiques. Dans le cadre de la réflexion du Scientifique pour l’Étude
de la Mondialisation et du
Gemdev11 sur la mondialisation comme question épistémologique, j’ai le souci de Développement. Centre
mettre en cause la prétention universaliste des catégories européennes de la réflexion Mahler, 9 rue Mahler,
scientifique comme les binômes nature-société, individuel-collectif, etc. Ce qui ne 75181 Paris cedex 04.

veut surtout pas dire considérer que la science n’est pas un horizon universel — au 12. Voir Augustin BERQUE,
Du geste à la cité : formes
moins au niveau de l’écoumène. urbaines et lien social au
Béatrice Collignon Japon. Paris : Gallimard,
1993 ; ainsi que IDEM (dir.),
Dans la critique postmoderne, c’est cette obligation de réflexivité par rapport à ce que La Qualité de la ville :
l’on fait, cette contextualisation de notre propre savoir, que j’ai déjà évoquée, qui me urbanité française,
urbanité nippone. Tokyo :
paraît le plus intéressante. Il ne s’agit pas d’abandonner le projet scientifique pour Maison franco-japonaise,
autant, et Dieu sait si j’y suis attachée comme la plupart d’entre nous, mais notre 1987 ; La Maîtrise de la
projet sera d’autant plus valide et légitime qu’il aura travaillé en profondeur sur sa ville : urbanité française,
urbanité nippone II, Paris :
propre contextualité. EHESS, 1994.
Augustin Berque 13. Voir Augustin BERQUE
Dans le fil de ce qui a été dit sur le relativisme, je voudrais relever un cas concret. et Philippe NYS (dir.),
Logique du lieu et œuvre
Dans les années 1980, je travaillais sur la ville japonaise, et cela en rapport direct avec humaine. Bruxelles :
la question du postmodernisme car, à ce moment-là, le discours japonais sur la ville Ousia, 1987 ; Augustin
japonaise professait que celle-ci avait été postmoderne avant la lettre, c’est-à-dire BERQUE (dir.), Logique du
lieu et dépassement de la
avant même la modernité introduite à partir de l’Occident12. Autrement dit, la post- modernité. Bruxelles :
modernité de la ville japonaise court-circuitait la modernité occidentale. Et après ce Ousia, 2000, 2 vol. ;
Livia MONNET (dir.),
discours sur la ville, ou de la ville, en travaillant par la suite sous un autre angle sur le Approches critiques
même discours, mais qualifié alors de « dépassement de la modernité » (kindai no chô- de la pensée japonaise
du XXe siècle. Montréal :
koku dans le vocabulaire du courant philosophique de l’École de Kyôto)13, il m’est Presses de l’Université
apparu évident que, finalement, nier les repères universels aboutissait tout simplement de Montréal, 2001.

25 Débat : le postmodernisme en géographie


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à un ethnocentrisme. Cela vaut pour toutes les cultures, petites ou grandes, anciennes
ou actuelles. Je retrouve cette idée en lisant les textes réunis pour le débat d’aujour-
d’hui, dans ce qu’ils disent ou bien dans ce qu’ils impliquent.
Il y a en particulier — car cela conditionne l’ensemble du monde actuel — une
ruse de l’anglosphère, autrement dit du monde à l’anglo-saxonne : quand elle prétend
relativiser ses positions en se périphérisant elle-même à l’occasion, c’est en réalité
pour mieux s’affirmer comme centrale au second degré. Ce discours met notamment
à l’honneur l’Amérindien, puisque c’est celui qui par excellence a été périphérisé,
colonisé, ethnocidé par l’anglosphère. Dans cette logique, tout monde amérindien
acquiert en principe la même dignité que l’anglosphère. Cette même logique met sur
le même plan tous les discours. Cela entraîne que les discours de tous les anciens
concurrents historiques de l’anglosphère, les Français, les Allemands, voire les Japonais,
se retrouvent tous sur le même plan, qui est celui de l’Amérindien, c’est-à-dire celui
de la mondanité pure. Il y a là une ruse très profonde, qui n’est autre qu’une stratégie
hégémonique. Car relativiser tous les discours, c’est tout simplement affirmer la
raison du plus fort. Antigone n’a plus rien à invoquer face à Créon. Abandonner la
quête de l’universel, du supramondain, c’est perversement absolutiser le seul monde
qui tienne : celui qui a gagné la guerre. En d’autres termes, c’est imposer aux autres
les prédicats constitutifs de son propre monde, lesquels sont forcément ethnocentrés.
Par exemple, c’est mondialiser dans l’aviation l’emploi des feet et des miles au lieu
du système métrique, qui est universel et non pas mondain. C’est une très vieille
technique, et qui est au cœur des rapports de pouvoir.
Louis Dupont
Je vais faire une mise en garde pour nous tous. Je crois que le postmodernisme a fait
sauter certains liens et a permis l’étude de certains thèmes. Il a quand même permis
cela. On n’est pas obligé d’être postmoderne, il nous est possible de traiter de ces
thèmes sans être postmodernes, en adaptant, en organisant nos méthodes. Il
n’empêche que cela va nous transformer, nous questionner comme individus, comme
géographes par rapport à nos structures universitaires et dans nos structures de
recherche. Si on veut qu’un thème comme, par exemple, le genre soit développé, il
faudrait que scientifiquement on lui donne une valeur, que la structure le valide. Il
faudra que ces thèmes soient validés scientifiquement pour que les étudiants qui sou-
haitent y travailler en école doctorale ne soient pas pénalisés. La deuxième mise en
garde c’est : on n’est pas obligé d’être postmoderne, mais la géographie française ne
pourra faire l’économie, pour rejoindre Augustin Berque et d’autres avant lui, de
mener le débat contre cette position hégémonique des Américains. On est margina-
lisés. Un géographe français, qui se présente dans un aréopage de géographes améri-
cains, est disqualifié a priori, il ne sera pas entendu parce que les méthodes sont trop
codées et trop éloignées et hors du discours possible. Il faudra donc tenir le débat
contre eux, pour légitimer nos thèmes, nos méthodes et celles que l’on développera.
Sinon on sera marginalisé.
Roger Brunet
Il me semble qu’il faut nuancer ceci, qui est au mieux un peu facile : ce n’est tout de
même pas la première fois qu’il y a une innovation en géographie — si toutefois c’est
vraiment une innovation. L’université française est plus souple que certains veulent bien
le dire. On a bien commencé un jour à soutenir des thèses avec de l’épistémologie ;
ensuite on a vu apparaître des thèses avec des méthodes quantitatives, etc. ; on arrive

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toujours à composer des jurys qui admettent l’innovation — quitte à puiser dans d’autres
disciplines. Quand certains thèmes nouveaux se développent, on trouve toujours des biais
pour faire soutenir des thèses et encourager et développer les nouvelles recherches.
Jean-François Staszak
Voilà ce que dit Bourdieu dans l’introduction de son cours au Collège de France en
2001: «La sociologie et l’histoire qui relativisent toutes les connaissances en les rappor-
tant à leurs conditions historiques ne sont-elles pas condamnées à se relativiser elles-
mêmes, se condamnant ainsi à un relativisme nihiliste?». C’est évidemment la question et
le risque du postmodernisme. Bourdieu ne mentionne pas la géographie, c’est intéressant
mais c’est son (enfin, aussi notre) problème. Reprenons sa question. La géographie post-
moderniste rapporte les connaissances à leurs conditions géographiques, et donc la géo-
graphie postmoderniste elle-même à son cadre urbain anglo-saxon (pour faire vite et
pour autant que cela veuille dire quelque chose). La question qui doit nous intéresser, en
termes pratiques et épistémologiques, est alors celle de l’implication de l’espace dans la
«menace» relativiste. Mais il s’agit bien sûr d’un espace social ou socialisé, qui ne peut
être détaché de ses dimensions historiques et sociologiques. C’est au sein de cet espace et
dans cette perspective que la géographie française peut (doit?) notamment se situer par
rapport à la géographie anglo-saxonne, et doit conduire le travail réflexif exigé par le post-
modernisme. J’ai la conviction qu’on a tout à y gagner, même si cela a un coût.
Benoît Antheaume
J’ai été très intéressé par l’énumération de Jean-François Staszak, des thèmes post-
modernes: le genre, les minorités, l’orientation sexuelle, le handicap, etc., pour lesquels
l’ensemble des géographes français ont pris du retard par rapport à leurs collègues anglo-
saxons. Venant d’Afrique du Sud, je suis frappé de voir que tous ces thèmes ont déjà été
gravés dans le marbre de la constitution sud-africaine de 1996, une constitution remar-
quable qui est sans doute la loi fondamentale la plus libérale et la plus postmoderne qui
soit! Sur la question post-coloniale, je voulais attirer l’attention sur les travaux d’Achille
Mbembé qui, certes, n’est pas géographe, mais qui a produit un remarquable ouvrage
(De la Postcolonie, essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Karthala,
coll. «Les Afriques», 2000, 294 p.) depuis l’Afrique du Sud où il travaille actuellement.
Hasard des lieux? Il n’empêche qu’il emprunte aussi aux géographes et qu’il cite dans ses
travaux — parmi ses nombreuses références — les écrits de L’Espace géographique.
Je souhaite ajouter un questionnement autour du « développement », un terme qui
figure dans l’intitulé même de mon établissement de rattachement. Ce « développement »
ne serait-il pas finalement une figure postmoderne, surtout quand on lui accole le
qualificatif de « durable » ? Pour avoir suivi, de très près, le « Sommet mondial pour le
développement durable » qui s’est tenu à Johannesburg en septembre 2002, pour avoir
mesuré l’effet du discours par rapport au réel, pour avoir entendu les soupçons qui
pèsent autour de cette notion, j’en suis reparti convaincu d’avoir assisté à l’un des plus
grands débats postmodernes actuels, mais convaincu également qu’il ne pouvait être
éludé plus longtemps.

Un gouffre croissant entre notre discours et la réalité ?


Claude Bataillon
Juste une question à Jean-François Staszak. Vous parliez il y a un moment, disons,
d’un gouffre croissant entre le discours et la réalité. Je ne vois pas très bien si cela

27 Débat : le postmodernisme en géographie


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concerne l’ensemble des sciences sociales ou spécialement la géographie, particulière-


ment les dix ou vingt dernières années ? Cela me choque dans la mesure où cela ne
me paraît pas une évidence.
Jean-François Staszak
Je précise que ce n’est pas moi qui parlais, je rapportais le discours postmoderniste. Il
remet en question la prétention des scientifiques des sciences sociales à rendre
compte objectivement du monde. Les scientifiques des années 1970 qui pensaient
que leur discours était transparent et neutre se seraient trompés : il était celui de
l’homme blanc hétérosexuel ; il était autant (plus) normatif que descriptif. Le dis-
cours construit le monde qu’il prétend décrire. Et plutôt pour le pire que pour le
meilleur. Le postmodernisme invite à reconnaître et explorer la faille entre le discours
et la réalité. La géographie n’est pas plus (ni moins) concernée que les autres
sciences, encore que l’on puisse par exemple dénoncer son implication particulière
dans la colonisation (les anthropologues gèrent une responsabilité similaire). Selon les
thèmes, c’est telle ou telle discipline qui se trouve la plus exposée à la critique post-
moderniste.
Jean-Paul Ferrier
Il est important de comprendre, bien au-delà du débat sur la postmodernité et son rela-
tivisme, que l’on est entré dans un monde posturbain, pour une nouvelle période de
longue durée, où les territoires seront de plus en plus métropolisés. C’est un immense
chantier spatiosociétal, très « exactement » un chantier géographique, inséparable d’un
second grand chantier, géo-épistémologique celui-là, où se pose de plus en plus claire-
ment la question de la production de nos objets géographiques. Beaucoup d’arguments
échangés ici peuvent en effet se subsumer autour d’une question : « Comment réfléchir à
nos manières de produire nos objets de connaissance scientifique ? Plus largement, com-
ment penser tous ces objets de la société industrielle, que nous commençons à associer
à des règles prudentielles, à des principes de précaution ? » Cette attention aux objets est
peut-être l’une des grandes caractéristiques de la postmodernité (je préfère dire, de la
forme actuelle de la modernité : la modernité 3). Elle représente la forme la plus exi-
geante de la pensée humaine, qui est d’être réflexive et critique. C’est une nouveauté
essentielle, qui se situe au-delà de l’introspection, car celle-ci portait sur nos conduites
intimes, alors qu’il s’agit là de notre travail (professionnel) et donc de nos conduites ins-
crites dans le domaine public. Cette nouveauté ouvre une nouvelle dialogique entre
privé et public, un regard sur nos activités qui est une forme nouvelle de la socialisation
et de la prise de responsabilité. Portant sur la construction de nos objets, cette
démarche retentit finalement aussi et peut-être, plus décisivement encore, sur nous-
mêmes, sujets de l’activité humaine. Il y a là quelque chose de nouveau qui reste à com-
prendre, au cœur de l’aventure de la modernité, qui a été bien formulée par Gianni
Vattimo14, quand il postule que la modernité est fondamentalement à comprendre
comme un processus qui repose sur l’interaction des dynamiques de l’objectivation du
monde et des dynamiques de la subjectivation des sujets ; la multiplication des objets
qui saturent les territoires étant ainsi inséparable de l’individualisation croissante des
14. VATTIMO Gianni (1987).
habitants des lieux. Selon cette interprétation, tout se passe comme si, plus le système
La Fin de la modernité : productif multipliait les objets matériels qui nous entourent, plus nous nous interro-
nihilisme et gions sur eux et leurs conséquences, plus grande était notre réflexion sur nos objets de
herméneutique dans la
culture post-moderne. connaissance, et plus intense serait notre individuation, ouvrant aux géographes le
Paris : Le Seuil, 184 p. chantier d’une nécessaire anthropogéographie susceptible d’éclairer la présence au

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monde de l’humanité actuelle. Je crois que ces propositions sont plus que sous-
entendues dans la dynamique de nos discussions, et qu’elles esquissent les nouveaux
objets du questionnement géographique. Ils sont pour moi au nombre de trois : la post-
urbanisation et l’habitation durable des territoires (métropolisés), la construction des
objets, l’autonomisation des sujets. C’est par notre participation (épistémologique) à la
nouvelle science qui est en train de se constituer, que nous pouvons contribuer à la
dynamique de la modernité. Une science, qui prend ses distances avec Descartes,
mobilise les approches dites systémiques, ouvre un rapport à la « réalité » inséparable
d’un constructivisme limité. On est là « dans » et « au-delà » de ce que désigne habituelle-
ment le terme de postmodernité. La personne, la cognition, les lieux du monde boule-
versent nos postures individuelles et collectives et donc les formes actuelles de notre
construction comme sujets ; ces questions sont les moteurs d’un projet conséquent de
la modernité, pour ce stade désigné sous le nom de modernité 3.
Que faire alors de nos divergences ? Et notamment des divergences actuelles entre
géographies francophones et anglophones ? Notre débat a été très constructif sur ce
plan. Les publications mises à notre disposition, comme les interventions de Christine
Chivallon et de Louis Dupont, nous auront permis d’avoir une meilleure vue perspec-
tive des géographies « ultramarines », contribuant à une meilleure universalisation de
nos recherches. C’est un enrichissement, un peu de l’ordre de celui que nous offre
Augustin Berque avec sa connaissance de la culture japonaise, et sa prise de distance
avec la modernité (occidentale). Il semble bien en effet que les différences de nos pos-
tures par rapport à la modernité/postmodernité soient le résultat de nos histoires intel-
lectuelles. Selon nos passés marxiens, quantitativistes, nos engagements dans la
géographie sociale ou culturelle…, ce qui est aussi une question de générations, nos
façons de « critiquer » et de « construire » nos objets de connaissances se sont inscrits
dans des traditions critiques différentes, qui impliquent des rapports distincts avec la
modernité. Pendant ce temps, des Anglais, différemment des Américains, dans
d’autres contextes, allaient adopter pour certains d’entre eux, plutôt à notre étonne-
ment, des postures post-marxistes ou post-marxiennes, sans avoir jamais été ni
marxistes, ni marxiens… D’autres, avec une extrême sensibilité au monde actuel,
allaient s’engager vers des questions nouvelles déclarées à leur tour postmodernes, sur
lesquelles ils fonderaient une épistémologie, une critique du travail mobilisant toutes
les clés de la postmodernité. Cette postmodernité épistémologique est pour nous très
proche de la modernité, avec sa « traditionnelle » et continuelle critique, même si les
liens entre activités scientifiques et critiques ont été longtemps beaucoup trop lâches.
Nous sommes alors fondés à nous reconnaître moins éloignés les uns des autres que
nous le pensions : il y a bien eu, comme le dit Jacques Lévy, « tournant géographique ».
Bernard Hourcade
Je retiens du débat que la modernité, par définition, commence au début de l’histoire
humaine et que la postmodernité est une position de doute. Ce débat n’est pas seule-
ment académique, il a le grand mérite de formaliser la réflexion sur le bilan du pro-
cessus de développement et de la recherche de la « modernité », et de systématiser nos
ignorances et nos échecs, donc d’en tirer des enseignements. Les sciences sociales, qu’il
s’agisse de la géographie, de la sociologie, ou des sciences politiques, n’ont pas été
capables avec leurs méthodes « modernes » rigoureuses, de voir émerger les problèmes
de genres, d’identités recomposées, les nouvelles formes de sous-développement, les
questions des sociétés post-communistes et « postmodernes ». La société met sur le

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devant de la scène, fait émerger, des problèmes que nous, scientifiques, n’avons pas
vus venir. Le but de la science n’est-il pas précisément d’analyser les faits et les dyna-
miques présentes ou passées pour découvrir, révéler et formaliser les indices d’une évo-
lution potentielle, de prévoir ce qui pourrait modifier ou restructurer le système
« moderne » en place. La phase suivante de la démarche consistant à esquisser les lignes
de force, le mode de fonctionnement du nouveau système qui doit se mettre en place
une fois passée la phase de transition critique qu’est, peut-être, le postmoderne.
Le courant de pensée postmoderniste est paradoxal. D’un côté, il paraît à la mode,
à la pointe de l’innovation, avec une French touch très chic en raison du rôle dominant
dans le débat de penseurs français, alors qu’il fait la démonstration de l’échec des
sciences sociales, de leur incapacité à traiter certains sujets émergents. En simplifiant,
on pourrait dire que c’est un mode de pensée qui fait le constat des échecs, qui liste les
questions nouvelles non résolues. Un des mérites des courants postmodernes est donc
d’incorporer dans le débat et les problématiques de recherche un certain nombre de
thèmes nouveaux, qui semblaient marginaux ou superflus pour la recherche moderne.
Cette démarche est méritoire, mais pas vraiment nouvelle. La New geography faisait cela
il y a trente ans et les penseurs de la Renaissance de même il y a cinq siècles…
Une autre dimension me semble plus originale que l’inventaire des nouveaux
centres d’intérêt : la prise en compte des acteurs des faits étudiés. Cela touche en effet
à la méthode de travail. Aujourd’hui, on ne peut plus étudier, à Paris, le sous-
développement sans impliquer les sociétés ou des chercheurs des sociétés qui sont
elles-mêmes en sous-développement, de même pour les gender studies, les études sur les
minorités, les transports ou l’aménagement urbain. Ce feedback, cette dialectique,
entre le chercheur et l’objet étudié implique une nouvelle éthique de la recherche, une
transformation des méthodes de travail, des outils, impose d’accepter de nouvelles
questions jadis jugées peu intéressantes par le chercheur « dur », formé par les modèles,
méthodes et questions souvent posées dans un milieu très euro-américain blanc et
masculin. Ce nouvel état d’esprit pourrait aboutir à un monde académique où tout est
sympathique, où l’on fait parler, parfois avec une certaine condescendance, les
femmes, les jeunes, les minorités et les peuples sous-développés, mais cette sympathie
n’est pas suffisante pour structurer une science sociale. Si le débat sur la post-
modernité n’est que la découverte de nouveaux thèmes et une meilleure « démocratie »
dans la relation entre les chercheurs et la société, c’est bien, nécessaire, mais limité.
Quelle est la place de la géographie dans ce débat ? On vient de plaider pour un
rapprochement avec la sociologie — mais pourquoi la seule sociologie et pas d’autres
disciplines ? Cela signifierait donc que la postmodernité ne concerne pas la géographie ?
Ne faudrait-il pas au contraire inciter nos collègues à prendre plus en compte les
dimensions spatiales des sociétés et des problèmes ? Il me semble, au contraire, que le
courant postmoderne met en avant, dans de nombreux domaines, les lacunes, les
échecs de certaines analyses qui ne prenaient pas en compte la dimension spatiale, les
« réalités du terrain », comme on disait jadis. Après des décennies pendant lesquelles
on a très justement fait passer les sciences sociales de l’empirisme à la modélisation, je
suis gêné de constater que la postmodernité se limiterait à dire : « regardez l’espace,
prenez en compte le discours des acteurs, observez les complexités des interactions
locales ». Retour à la méthode empirique ? Plaidoyer pour une sorte de retour à la
monographie, chose que les géographes font, d’ailleurs, fort bien ? On prend un terri-
toire, on regarde ce qu’il y a dedans et, kilomètre par kilomètre, on décrit ce que l’on

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voit, ou croit voir. Les outils ne sont plus le carnet de terrain, mais des systèmes et
instruments complexes. Si c’est pour seulement décrire un espace ou un groupe
social, il faut constater que ce serait là une non-méthode d’analyse. En géographie, le
postmodernisme serait alors un simple retour à la période prémoderne ?
Pour apporter notre contribution originale au débat, il faut aller plus loin, et
prendre en compte la compétence « traditionnelle » des géographes qui combine une
connaissance empirique des territoires et la maîtrise d’outils et de méthodes d’ana-
lyse. Les géographes ont, dans ce débat, un avantage : leur « expérience de terrain » et
le souci d’intégrer de multiples facteurs, ce que d’autres disciplines font rarement,
mais mieux que nous quand elles le font. Cela nous donne aujourd’hui la capacité de
voir un certain nombre de choses qui font sens et que nous savons découvrir, décrire
et analyser, parce que nous avons une tradition de vision analytique du terrain. En
combinant l’analyse de l’espace et celle des politiques de développement, nous pou-
vons constater à quel point un territoire peut être bouleversé, bloqué, en situation
d’anarchie, malgré les millions de dollars investis. Le géographe analyse les données
en changeant d’échelle et voit les blocages, alors que l’économiste pourra valider son
modèle de développement en restant à l’échelle de l’État. Le géographe — c’est sa
spécificité et sa faiblesse — montrera les écarts régionaux et les inégalités des espaces
vécus, et non pas les différences sociales, politiques, juridiques, économiques qui sont
plus abstraites, plus « modernes ». En droit international, on peut dire « la Colombie
existe », mais qu’est ce que cela signifie quand 90 % du territoire n’est pas contrôlé
par l’État ? Est-ce que le Congo existe ? Probablement pas, mais peu importe à un cer-
tain niveau. Ce qui importe c’est ce qui se passe dans ce « pays ». Cela implique que le
chercheur change d’échelle, intègre territoires et réseaux, pour tenter de comprendre,
en analysant dans ces espaces sans limites et frontières fixes, comment vivent les
Congolais avec des territoires, des cultures, des sociétés, des valeurs en recomposi-
tion. En Afrique, mais aussi au Moyen-Orient, et certainement ailleurs, on assiste à
une dynamique post-je-ne-sais-pas-trop-quoi, mais qui concerne des centaines de mil-
lions de personnes et de vastes territoires. Quelle science sociale est capable de pro-
poser une analyse de ces nouveaux systèmes complexes postmodernes, postcoloniaux
qui apparaissent dans des espaces bien précis, des marges ? Les questions sont souvent
posées dans des territoires difficiles ou incontrôlables, qu’il s’agisse des « quartiers »
ou de provinces éloignées. Les politologues, sociologues, philosophes, ethnologues
offrent leurs analyses, peuvent-ils répondre alors que la question se pose en termes
d’interactions sur un territoire ? Ce travail n’est-il pas celui du géographe ?
Le travail multidisciplinaire est une évidence, mais il implique que chaque disci-
pline apporte ses méthodes et problématiques au lieu de chercher à fusionner. Les
méthodes et analyses des géographes ne sont pas forcément si désuètes, mais elles ne
sont pas perçues comme utiles, comme « vendables » car trop complexes. En effet nos
équations, nos modèles, nos vecteurs sont beaucoup plus compliqués, multivariés,
que dans d’autres disciplines car nous avons sans cesse le souci des nuances de la
« réalité », des variations spatiales de données déjà très complexes. Postmodernes sans
le savoir, nous constatons que les espaces emboîtés à l’infini, que les axes de nos
modèles ne sont plus droits, qu’ils divergent et convergent sans « respecter » les lois
des sciences « modernes ». Faute d’avoir trouvé un moyen pour expliquer simplement
les grands axes de ces systèmes complexes dans lesquels se trouvent des groupes
sociaux et des espaces en pleine recomposition, nous nous contentons parfois de

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faire une analyse géographique d’un point de détail, très « postmoderne » dans son
objet, mais qui cache peut être un aveu d’impuissance face aux systèmes complexes
dont les autres sciences sociales fournissent une interprétation qui fait — incomplè-
tement — autorité.
À ce stade, tirons profit du fait que, depuis vingt ans, la postmodernité est déjà
passée. Regardons ce qu’elle a apporté, prenons ses acquis du point de vue des objets
d’étude, des méthodes, du débat avec les autres sciences sociales et celles de l’envi-
ronnement. Prenons avantage du fait que nous travaillons d’abord sur des territoires,
sur les espaces vécus, « concrets » où vivent les gens, pour intéresser le public à nos
analyses, mais tout cela en restant géographes. Il faut prendre en compte l’aveu
d’échec de certaines analyses et méthodes « modernes » mais ne pas rester dans cette
attitude doloriste, et après ce nécessaire mea culpa postmoderne, revenir à une néo-
modernité, c’est-à-dire à la construction, toujours inachevée, de problématiques et
d’outils d’analyses intégrant l’observation des territoires et des hommes qui y vivent,
comme savent le faire les géographes. Les questionnements postmodernistes peuvent
renforcer la place de la géographie dans les sciences sociales !
Une reconstruction qui ne se pose pas en ces termes aux États-Unis qui sont
peut-être le modèle du pays « moderne ». Donc dépassé ?
François Durand-Dastès
Je reste sur un certain nombre d’interrogations que j’avais avant d’arriver. Je me suis
beaucoup instruit, bien entendu, mais à propos de la question du soupçon et de la
flexibilité, il demeure pour moi un problème : c’est l’existence d’un moment où le
soupçon en arrive à nier la possibilité d’un discours scientifique, voire l’existence,
d’une réalité objective. Sur ce point Jean-François Staszak et d’autres ont fait état de
leur refus du relativisme absolu ; mais ce relativisme absolu est quand même présent
dans bien des discours, en particulier dans certaines revues américaines et anglaises
(incidemment : je n’aime pas du tout le terme anglo-saxon, car je n’aime pas que l’on
confonde l’Angleterre et les États-Unis). Quel que soit l’intérêt de la réflexivité et de
la critique du discours scientifique, je ne peux m’empêcher de penser que l’on finit
toujours par se heurter « aux terrifiants pépins de la réalité », pour rappeler le souvenir
de Jacques Prévert.
Ce qu’a dit Béatrice Collignon sur la référence au zéro, dont la perception n’est
probablement pas la même partout est fort important. Mais il se passe quand même
quelque chose, à 0 °C. J’aurais envie de dire « objectivement » : l’eau gèle. Il y a un vrai
changement d’état à partir de 0 °C. Il y a bien « quelque chose » sur quoi on peut avoir
l’impression que certains relativismes se cassent les dents.
Je voulais poser une autre question. J’ai eu des chocs récemment en lisant certaine
littérature ; je suis tombé l’autre jour, dans les Annals of the Association of American Geo-
graphers sur un article d’un auteur que je ne connais pas qui porte sur « the construction
of global climate and the politics of science » ; il nous dit que le climat est quelque chose de
relatif, et il ajoute, « je ne nie pas l’existence ontologique de la réalité, mais la « réalité »
n’est jamais réalisée en tant que telle qu’à travers les configurations des pratiques qui
en rendent l’existence manifeste ». Cette question des pratiques n’a pas été tellement
évoquée aujourd’hui. L’idée qui apparaît ici, et qui est un peu ce que disait Béatrice
Collignon, c’est que les pratiques sont un critère de jugement à partir duquel se
construit la science. Et comme les pratiques dépendent d’un contexte social, il en va
de même de la science, qui est donc ainsi relativisée. Pourquoi pas ? Mais cela m’a fait

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penser à une très vieille histoire datant des années 1950. Dans une revue qui s’appelait
La Nouvelle Critique, « revue du marxisme militant », étaient parus deux articles suc-
cessifs de deux agrégés de philosophie, Guy Besse et Jean-Toussaint Desanti. On nous
expliquait que la justification de la science était dans la pratique, à peu près exactement
dans les mêmes termes que ceux que j’ai cités ci-dessus. Or, ajoutaient nos auteurs, il y
a deux pratiques qui sont fondamentalement différentes et qui dépendent du système
social, il y a la pratique capitaliste et la pratique prolétarienne, il y a donc une science
bourgeoise et une science prolétarienne. Cette distinction « science bourgeoise et
science prolétarienne » a été un thème récurrent pendant un certain temps. Maintenant
cela fait beaucoup rire, et on le reproche énormément à la pensée marxiste. D’autant
plus qu’on considère volontiers que Guy Besse et Jean-Toussaint Desanti avaient le
désir (peut-être la mission) d’apporter un crédit philosophique au lyssenkisme. J’aime-
rais que l’on m’explique où est la différence entre certaines formulations « relativistes »,
« déconstructivistes », « postmodernes », comme on voudra, et les positions anciennes
que j’ai évoquées, qui rappellent de vieux et curieux souvenirs.
De temps en temps, j’ose me dire qu’il faut essayer de s’accrocher aux termes de
valeurs universelles, de faits universels, de faits scientifiques, d’objectivité même ; tous
ces mots sont presque considérés comme obscènes de nos jours mais j’ai souvent
envie de m’y raccrocher.
Encore une petite notation, en passant, sur la question de l’espace et sur la façon
dont on regarde les choses. Je souscris à ce qu’a dit Roger Brunet sur les métiers. Un
aspect de nos pratiques, c’est de savoir quelle est la hiérarchie qu’on donne aux diffé-
rents aspects des questions traitées. Comme l’a dit Bernard Hourcade, les géographes
savent quand même assez bien placer l’espace au milieu de leurs interrogations. Et ils
savent moins bien traiter d’autres questions.
J’ai eu un échange avec Guy Di Méo, récemment, à propos de ses écrits sur la
fête ; ils sont extrêmement intéressants, mais il y a toutes sortes de discours possibles
sur la fête. C’est intéressant de la situer dans le temps et l’espace, de préciser les
contextes où elle a lieu, et d’essayer d’expliquer tout cela. Il y a là du travail pour les
géographes, qu’ils ne font peut-être pas assez. On peut aussi s’intéresser à la symbo-
lique derrière la fête, à toutes sortes d’aspects idéologiques. Il y a des gens qui sont
mieux armés que nous pour en parler. J’ai été très frappé à Saint-Dié, au festival de
2002, par ce qui est arrivé dans les débats sur les religions. On avait convoqué des
spécialistes d’histoire et de théorie des religions, on a beaucoup dialogué et cela a été
très intéressant. On ne pouvait pas leur reprocher de ne pas parler de géographie. Mais
j’ai trouvé qu’il y avait un certain nombre de géographes qui n’avaient pas non plus
envie de parler des questions de géographie liées à cette question des religions, de
questions très matérielles d’organisation de l’espace. Par exemple, j’ai essayé dans un
débat sur la religion et la ville de faire parler quelques-uns de mes interlocuteurs géo-
graphes sur les conséquences pour les villes de la différence entre des religions qui
enterrent leurs morts et celles qui les brûlent, si bien qu’il y a donc un espace des
morts qui n’est pas le même selon ce que l’on fait des cadavres ; je pense que là-dessus
nous pouvons dire des choses alors qu’on a moins d’apports originaux à faire sur la
transsubstantiation, sur laquelle le débat s’était pas mal centré. Cela n’a guère marché.
Christine Chivallon
C’est curieux, j’avoue que je ne comprends pas quand vous parlez à la fois de géo-
graphes qui devraient laisser le symbolique à des gens mieux armés, tout en

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demandant à comprendre l’espace d’inscription symbolique de la mort. Je


m’attendais à ce que vous demandiez que la géographie des religions s’intéresse à
la distribution des églises et des mosquées. Mais non, vous définissez une problé-
matique d’un espace qui sert à construire du social, à projeter du symbolique,
alors pourquoi vous priver des outils pour l’aborder ? Pourquoi dire que d’autres
feraient cela mieux que nous ?
François Durand-Dastès
Je n’avais pas tout à fait terminé. Il me paraît important de reconnaître qu’il y a des
orientations spécifiques, des savoirs et des capacités différentes en fonction de la
formation, et qu’il faut profiter de la richesse de chaque discipline, en instaurant
dialogues et collaborations. Pour prendre un autre exemple, il est souvent dit que pour
décrypter ce qui se passe à chaque moment dans une grande procession indienne, il
faut avoir des connaissances qui demandent un temps considérable. À la limite, cela
suppose l’apprentissage du sanskrit (quelques décennies de travail, me dit-on), et la
lecture d’un volume de littérature considérable dans cette langue.
Il y a des gens qui savent le faire, excusez-moi, vous ne savez pas le faire, je ne
sais pas le faire. Mais je sais quand même dire des choses sur les lieux de pèlerinage
en Inde et, naturellement, je vais dialoguer avec les gens qui ont lu ce qu’il fallait de
littérature sanscrite. Il existe des lieux pour des dialogues de ce type ; j’en ai fréquenté
certains avec plaisir et profit pendant des années, par exemple le Centre d’Études de
l’Inde et de l’Asie du Sud, qui savait pratiquer de vrais échanges interdisciplinaires.
Christine Chivallon
On n’est pas dans un argumentaire qui plaide en faveur d’un découpage des champs
disciplinaires. On est plutôt dans le constat qu’il y a des chercheurs doués de capa-
cités de travail qui ne sont pas les mêmes que pour d’autres. Cela n’a rien à voir avec
l’appartenance disciplinaire, mais avec le potentiel de chacun pour avaler et digérer
des tonnes de livres.
François Durand-Dastès
C’est autre chose qu’une question de capacités individuelles. Je vais vous donner un
autre exemple. Vous savez probablement que la taille des communes en France est
très différente et qu’elle est largement héritée des paroisses. Un jour je me posais la
question de la brutalité de certaines limites, de ce point de vue, par exemple celle
entre la Normandie et la Bretagne. Avec une collègue, nous sommes allés trouver un
très distingué historien qui avait fait une thèse sur la Normandie, et nous avons parlé
des paroisses et des seigneuries. Au cours de la conversation, il m’a dit qu’il ne s’était
jamais posé la question de la taille relative des seigneuries normandes, et qu’il ne
savait pas que les communes héritées des structures anciennes étaient beaucoup plus
grandes en Bretagne. Faute d’avoir regardé des cartes il ne s’était jamais posé cer-
taines questions ; et il a été intéressé par ce que nous avions pu lui dire…
Ainsi, il y a des questions que les géographes aiment et savent poser. Il m’arrive
d’ailleurs de dire (avec la caution de Karl Popper) que les disciplines se définissent non
pas tellement par les sujets qu’elles traitent que par les questions qu’elles posent. La ques-
tion spatiale est une question qui est centrale à la géographie et qui fonde la géographie.
Christine Chivallon
On est complètement d’accord sauf qu’un substrat théorique nous dit, enfin du moins
celui que j’ai pour ma part adopté, que justement l’espace n’est que construction
sociale, alors comment se débrouille-t-on avec cela ?

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François Durand-Dastès
L’espace n’est pas que construction sociale, il est « aussi » construction sociale.
Bernard Hourcade
Ce n’est pas l’espace, il est forcément complexe, il y a tout dans l’espace.
Christine Chivallon
La société ne peut se construire sans le recours au traitement de l’espace. Pour com-
prendre cela, j’ai besoin d’outils que l’on pourra appeler géographiques, peu importe,
mais j’ai besoin de théorie sociale, puisque je parle du social.
Roger Brunet
Mais la question n’est pas d’avoir besoin ou non de théories sociales : il est évident
que l’on a besoin d’en avoir ; la question est que nous ne sommes pas nécessairement
capables, nous, de les construire. L’épidémiologie, la géographie électorale sont par-
faitement démonstratives à cet égard : les géographes ont des façons d’aborder des
questions, de poser des questions, d’observer des écarts, qui sont éventuellement
fructueuses ; ils n’ont pas nécessairement réponse à toutes et, si nous ne discutons
pas avec un politologue qui, lui, a réfléchi à la façon dont les votes se déterminent,
etc., nous faisons des analyses et même des livres de géographie électorale qui sont
quelquefois assez naïfs sur certains points. Réciproquement, quand un politologue
oublie de regarder des cartes électorales, et de surcroît à plusieurs échelles, il lui
arrive de se poser de très mauvaises questions et d’oublier des éléments fondamen-
taux. La collaboration des deux est nécessaire, nous ne pouvons pas être performants
dans l’ensemble des instruments et des théories des connaissances de toutes les
sciences sociales.
Christine Chivallon
Mais nous avons l’exigence d’être performants dans une science sociale de l’espace,
de pousser au plus loin nos raisonnements. Nous avons cette exigence et tant que
nous resterons sur une posture qui dit que la géographie est un en-soi nous ne nous
en sortirons pas.
Roger Brunet
Mais personne n’a jamais dit cela, surtout pas ici.
Christine Chivallon
Mais si, nous tendons à le dire quand nous faisons comme cela, c’est-à-dire en délimi-
tant un champ de compétences géographiques pures. Pourquoi aurions-nous besoin
d’une importation ? Tout simplement parce que notre objet nous le demande. Notre
exigence de construire cet objet, de le traiter le mieux possible nous demande
d’importer et de nous familiariser encore plus que nous ne le faisons avec les théories
sociales parce que ce sont les outils dont nous avons besoin et, surtout, enseignons-les
dans les universités. Pour le moment, nous formons des autodidactes.
François Durand-Dastès
Votre dernière phrase me paraît contenir une contradiction. D’autre part, j’aimerais
savoir qui est le « nous » ?
Christine Chivallon
Nous, les géographes.
François Durand-Dastès
Vous avez dit que l’espace n’était qu’un construit social ; non, c’est aussi un construit
social, et puis de quelle société ? De la société qui l’occupe aujourd’hui ? De celles qui
l’ont occupé dans le passé ?

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Christine Chivallon
Le postulat sur la construction sociale fait que le social ne peut se passer de l’espace
pour se construire.
François Durand-Dastès
Oui, mais on ne peut pas se passer du passé non plus…
Christine Chivallon
Oui, je suis d’accord.
Jean-Paul Ferrier
Une brève remarque à propos de ce que vient de dire François Durand-Dastès de
l’Inde et de l’immense culture qu’il faut pour en parler, qui me permet de
défendre la valeur étonnante de nos approches culturelles par le spatial. C’est
pour moi une découverte qui remonte à mes premiers travaux sur le discours des
géographes. Elle éclaire tout le bénéfice de notre posture spatialiste qui, long-
temps handicap, nous permet maintenant de franchir les anciennes limites de nos
travaux. Nous pouvons en effet, non seulement interroger des personnes qui ne
« parlaient pas » autrefois, mais nous pouvons utiliser les outils électroniques et
informatiques qui permettent de mettre en texte ces « paroles » et traiter les trans-
criptions correspondantes. Nous pouvons aussi mobiliser notre expérience des
discours géographiques pour interroger utilement les textes du patrimoine de
l’humanité, de façon éventuellement très massive si nous utilisons les outils lexi-
cométriques et les moteurs de recherche… En les confrontant, si nous le décidons
aussi, aux logiques découvertes dans les textes et les documents iconiques de
notre profession. Ainsi, à titre d’exemple, Micheline Cosinschi-Meunier, en inter-
rogeant à l’occasion de sa thèse15 sur la cartographie les grands textes de la Grèce
classique, éclaire des points de vue qui avaient échappé aux commentateurs aca-
démiques de la littérature grecque, qui ne disposaient pas encore d’une connais-
sance suffisante de la géographie antique. Elle montre que ces textes contenaient
une géographicité qui attendait d’être révélée. C’est une situation comparable à
celle d’un historien qui aurait été marin professionnel et qui se pencherait sur des
archives maritimes…
Postulons donc, au bénéfice de la métaphore texte-espace, que ce qui est
contenu dans les textualités d’hier est contenu de façon comparable dans les spatia-
lités d’aujourd’hui. Cherchons dans cette perspective les analogies fructueuses qui
sont à identifier dans les territoires de la posturbanisation, entre les structures spa-
tiales et les messages et les méthodes de la cognition contemporaine, et imaginons
15. Entre transparence et
miroitement, la combien cette immense hypertextualité géographique pourrait nous aider à répondre
transfiguration à la crise si profonde de la transmission culturelle.
cartographique. Lausanne :
Université de Lausanne, Jean-Marc Besse
Institut de Géographie, À propos de la mise en situation des productions cognitives, pour revenir à ce qui a été
Travaux et Recherches
n° 25, août 2003.
l’occasion de cette rencontre, ce que les auteurs postmodernes, me semble-t-il, ont
16. Par exemple
provoqué, et qui n’avait pas forcément été fait auparavant, c’est justement la claire
HARLEY J.B., WOODWARD D., conscience de la nécessité de mettre en contexte les productions cognitives et d’en
eds (1987). The History reconnaître le caractère local, si l’on peut dire. Il me semble d’ailleurs que ce pourrait
of Cartography. Chicago :
Chicago University Press, être un des éléments d’un programme de travail possible pour la géographie elle-
et HARLEY J.B. (1990). même. Y compris la géographie française. On n’a pas assez parlé du profond renouvel-
«Cartography, ethics and
social theory», vol. 27,
lement que connaît depuis vingt ans l’histoire de la cartographie à la suite, en
n° 2, p. 1-23. particulier, des travaux de Brian Harley16, qui se réclamait lui aussi assez explicitement

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d’une certaine postmodernité (notamment par ses références à Michel Foucault et


Jacques Derrida). Par extension, il me semble qu’un des enjeux importants du débat
postmoderne, c’est la question de l’histoire de la pensée géographique. L’idée de faire
un travail sur l’historicité des concepts de la géographie sur une longue durée est une
idée qui reste d’actualité.
Louis Dupont
Qui a peur du relativisme ? C’est évident qu’il y a une tendance extrême qui vaporise
la science, mais enfin j’aime mieux voir, et je défends cette idée, que le relativisme, ce
qui est très français d’ailleurs, n’est qu’une nouvelle forme du doute, donc qui rajoute
à la méthode générale de la science. Cette conscience du doute se manifeste de trois
façons : doute sur les catégories mêmes et sur le caractère construit de ce qui fonde la
science ; doute sur la réalité objective et le caractère construit de la réalité objective à
travers des concepts qui me disent qu’il y a une réalité objective ; doute et donc relati-
visme de la position scientifique par rapport à la vérité. Certes, j’adopte une méthode
scientifique, certes je produis cela, mais je ne produis pas la vérité absolue, elle est
relative à ma position personnelle, relative à la mise en situation, relative au contexte
dans lequel j’ai travaillé, à l’espace dans lequel j’ai travaillé.
Roger Brunet
Une fois de plus on constate que c’est le « isme » qui est de trop. Il nous faut cultiver le
sens de la relativité et le sens des situations ; ça n’est pas d’aujourd’hui que les géo-
graphes ont fait des progrès dans ce domaine, mais il a toujours fallu y être attentif,
toujours combattre les prétendues hiérarchies, les déterminismes simplistes, les « ceci
est d’abord cela », les dernières instances. Sans en faire un relativisme, qui est un autre
abus en « isme », ainsi d’ailleurs que le postmodernisme et bien d’autres. Comme ces
dérives existent depuis que l’on pense et que l’on écrit, on ne s’en débarrassera pas
demain ; du moins peut-on chercher à en prendre conscience, pour en limiter les
dégâts, et raison garder.
Yves Guermond
Pour conclure, je voudrais dire, comme l’a fait remarquer Louis Dupont, que le post-
modernisme géographique est arrivé « tamisé » en France. Ce qui peut intéresser un
positiviste dans ce postmodernisme tamisé, c’est sa vertu d’antidote contre la légiti-
mation du « discours moderne ». Edward Soja cite l’exemple du User’s Manual de Sim-
City 2000 : « votre objectif est de maintenir une très grande ville en gardant de bonnes
infrastructures sans augmenter les taxes à un niveau qui ferait fuir le commerce, mais
vous pouvez aussi tout détruire, par des bulldozers, des tremblements de terre ou des
catastrophes aériennes : les outils de destruction sont seulement a mouse-click away »...
Le risque est constamment de se laisser gagner par le discours aseptisé, méca-
niste, inapte à découvrir les déviations : la désorganisation des métropoles urbaines, la
marginalisation sociale, l’obsession sécuritaire (l’évolution de la polis vers la police,
écrit Soja), la privatisation comme moyen de pallier le manque de moyens du service
public, la lutte contre les pauvres prenant le dessus sur la lutte contre la pauvreté. Ne
cherchons pas dans le courant postmoderne une fuite dans l’intellectualisme, mais
plus simplement une permanente protection contre nos certitudes.

37 Débat : le postmodernisme en géographie

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