Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
EG
Débat
2004-1
p. 6-37
Le postmodernisme
en géographie
@ EG
2004-1
6
Débat PM XP 27/04/05 17:44 Page 7
Enfin l’on voit bien qu’il existe une différence, déjà notée dans certains textes du
débat, entre ce qui serait considéré comme une postmodernité du monde, objective-
ment analysable et datée en ce qu’elle succéderait au temps du capitalisme industriel
et de ses productions matérielles, et le postmodernisme comme attitude intellectuelle
— intemporelle, celle-ci, comme le savent les philosophes.
Tout ceci prend des formes plutôt confuses, qui se retrouvent dans les textes
recueillis pour la préparation de notre débat. Il nous faut en parler aussi tranquille-
ment et clairement que possible. Je souhaite que nous puissions préciser ce que nous
entendons par postmodernisme « en géographie », et éventuellement que nous disions
ce qui n’est pas postmoderne en géographie ; et que nous nous demandions ce que cer-
tains travaux qui sont rangés sous la bannière du postmodernisme peuvent représenter
comme avancée de la recherche scientifique — ou comme régression.
signifiants, dérive définitivement hors de portée de toute vérité. Les mots n’ont défi-
nitivement plus rien à voir avec les choses.
Cette version de la postmodernité, qui est le postmodernisme proprement dit,
reste donc fondamentalement dans le cadre du dualisme moderne. En ce sens, le post-
modernisme peut être considéré comme la pointe extrême du modernisme ; mais il y
ajoute la désespérance. Là, il y a une différence essentielle par rapport à la modernité ;
car celle-ci avait l’espoir d’atteindre à la vérité par adéquation du discours à l’objet. Le
postmoderne a perdu cette croyance ; d’où la désespérance et, pour ce qui concerne la
connaissance, l’abandon même de toute volonté d’unifier ce que connaît la connais-
sance, c’est-à-dire ce que les sociétés prémodernes considéraient comme un ordre
général des choses: un cosmos. Cette cosmicité, pour le postmoderne, est définitivement
hors d’atteinte. Nous vivons ainsi dans un monde fondamentalement désarticulé, décos-
misé; ce dont l’expression dans le débat postmoderne est l’incapacité radicale du post-
modernisme proprement dit à intégrer la science, les sciences dures, dans son discours.
Je prends un exemple. Les sciences dures ne cessent de progresser dans une adé-
quation de plus en plus fine à leur objet. Cela, on ne peut pas le déconstruire, c’est une
réalité mathématique. Il y a donc un fossé de plus en plus vaste qui s’est creusé entre les
sciences humaines, tenues de déconstruire, et les sciences dures, tenues de construire.
Ce fossé entraîne un délabrement général de la cosmicité. Mais cette décosmisation, c’est
le propre de la modernité ; car c’est cela justement qui a commencé avec le décentre-
ment copernicien, début de la décosmisation puisqu’il a institué d’un côté un univers
indépendant de l’humain et, d’autre part, l’humain centré sur lui-même. C’est pour-
quoi je pense que le postmodernisme n’est qu’une péroraison du modernisme.
© L’Espace géographique 8
Débat PM XP 27/04/05 17:44 Page 9
© L’Espace géographique 10
Débat PM XP 27/04/05 17:44 Page 11
beaucoup plus différentes de ce qu’elles étaient avant 1980 là-bas que, par exemple,
ici en France, ou est-ce que la situation de ce milieu universitaire est très différente de
ce que sont les rapports universitaires vis-à-vis de la société française ici ?
Louis Dupont
La différence, c’est je crois la conception que l’on se fait de la rupture ou de la conti-
nuité, et donc de la modernité. Ce qui me frappe, aux États-Unis, chez les post-
modernes américains, notamment en géographie, c’est que l’on postule ou l’on assume
la rupture avec la modernité. En France, on s’interroge sur les limites de la raison et de
la modernité, comme s’il ne pouvait y avoir rien au-delà ; c’est ce qui explique par
exemple que des penseurs comme Foucault ou Barthes sont ici, en France, des
modernes qui, dans une tradition philosophique issue d’une philosophie sociale, ques-
tionnent les limites de la raison, les limites de l’organisation d’une société par la raison,
par l’État. Alors qu’aux États-Unis, leurs écrits sont pris comme une démonstration de
la rupture, au moins théorique. Il ne faut pas oublier que l’Amérique se conçoit (par
les États-Unis) comme un dépassement de l’Europe, or si l’Europe est moderne…
Mais la différence se trouve aussi dans la réalité, on pourrait dire que si
l’Amérique n’est pas postmoderne, c’est du moins une autre forme de modernité. Il y
a la réalité de la société américaine, et il y a la réalité des campus américains, donc des
lieux de production du savoir. Évidemment, il est très difficile de savoir si c’est le fait
d’adopter une pensée de la rupture qui fait que l’on cherche et trouve des éléments de
la réalité qui montrent la rupture, et donc créent de cette façon les éléments qui prou-
veraient la rupture, ou s’il existe une réalité autre de la modernité qui précède la pensée
postmoderne ? Difficile de trancher, mais j’ai la nette impression que l’histoire et la
structure sociale des deux sociétés (européenne et américaine) expliquent l’engoue-
ment pour la postmodernité là-bas, son rejet ou dédain, ici. Dans la société euro-
péenne, quand on lit Barthes, quand on lit les auteurs français des années 1950-1960,
on voit une société qu’on appelait bourgeoise, une société hiérarchisée et structurée
dans des rapports de classes se transformer ou même disparaître, sûrement en partie à
cause de l’influence américaine. Or cette société n’existait pas comme telle aux États-
Unis, il y a une fluidité dans le champ de la culture qui permet à l’individu de conju-
guer autrement son existence, en dépit des classes, des milieux ouvriers, des batailles
sur les droits. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la démonstration postmoderne se
situe dans le champ culturel, donc dans le champ des valeurs, dans le champ des capa-
cités des individus d’aller au-delà des grands récits, d’aller au-delà des formes structu-
rées d’organisation par l’État, par la religion, et y compris par la science. Cette
conception de l’existence et de l’importance de la culture, comme système de valeurs, a
un impact évidemment sur les campus américains et surtout sur la façon dont on orga-
nise le savoir. Il y a eu les trois grandes tendances : d’abord une grande vague post-
moderne où on prenait Foucault à la lettre, c’est-à-dire que les départements de
géographie, d’anthropologie, etc. étaient conçus comme des lieux de production d’un
savoir corporatiste, produisant de moins en moins de vrais savoirs, qu’il fallait plutôt
trouver dans l’interface des savoirs corporatistes (d’où cette idée d’inter-, trans-, multi-
disciplinarité). Dans cette optique, des universités ont fait complètement sauter les
départements, il n’y avait plus que des programmes d’études. En réaction, une autre
tendance, appelée conservatrice, s’est manifestée après la publication de The Closing of
the American Mind d’Allan Bloom (New York : Simon and Schuster, 1987, 392 p.). La
bataille se situait alors clairement dans le champ des valeurs ; cela s’appelait
d’ailleurs la cultural war, toujours en cours du reste. Enfin, entre les deux, on a vu des
universités faire des compromis entre départements et programmes d’études. Ces
mouvements ont considérablement modifié la conception et la valeur de la vérité scien-
tifique, la perception des comportements dans les salles de cours. Comme Jean-Marc
Besse le soulignait, le couple autorité du savoir et pouvoir a été fortement bousculé. Il
y a donc une réalité américaine qui explique le développement de la pensée postmo-
derne. L’accessibilité et l’arrivée de la diversité dans les universités y sont aussi pour
quelque chose. Longtemps, soit jusqu’à la guerre du Viêt-nam, les savoirs et les univer-
sités n’étaient pratiquement accessibles qu’au groupe dominant, issu du melting-pot
des cultures européennes, bref les Blancs. Au début de la guerre, ceux qui étaient à
l’université n’étaient pas conscrits. Il y a ainsi eu une ruée, et avec elle l’apparition de
grandes manifestations sur les campus. Le gouvernement a ensuite démocratisé l’enrô-
lement puis, après la guerre, c’est l’université qui va s’ouvrir, entre autres grâce au pro-
gramme de discrimination positive. Vont rentrer en nombre des individus issus de
toutes sortes de groupes : des Noirs, des femmes, des natives (Amérindiens), etc. Ces
individus et ces groupes vont être très critiques par rapport aux savoirs produits et
enseignés ; les théories françaises ont servi en quelque sorte de coiffe à des mouve-
ments de contestation des savoirs et des enseignements. Il est quand même assez inté-
ressant de s’imaginer devant une classe à New York et de devoir enseigner un cours sur
les tensions culturelles par exemple, ou encore la colonisation, et d’avoir devant soi
non seulement des Blancs, mais aussi des Noirs, des Asiatiques et tous ces gens qui
furent mis de côté dans l’histoire officielle, par la théorisation officielle, et dont la voix
n’a pas été entendue. On peut comprendre qu’une telle situation concrète modifie les
corpus de texte, que le professeur doive exercer autrement son autorité sur le savoir ; il
ne peut s’en référer uniquement à la « science » qui dirait le vrai. Cela a aussi modifié le
langage, et nous a donc amené le political correctness (la rectitude politique).
Augustin Berque
Une des questions que je me suis posée aussi, en lisant les papiers de Christine
Chivallon et de Louis Dupont, touche à la différence qu’ils font entre les géographes
français et les géographes de langue anglaise. Dans le papier de Louis Dupont, il y a
une remarque que je crois très juste, et cela vaut sûrement pour les États-Unis plus
que pour la Grande-Bretagne, c’est que la langue y est essentiellement un instrument
de communication, alors que dans de vieux pays comme la France ou la Grande-
Bretagne, la langue est indissociable de l’identité même, c’est-à-dire que c’est quelque
chose d’ontologique alors que, à la limite, une langue qui ne serait que communica-
tionnelle n’est qu’un instrument, un objet interchangeable extérieur à l’être du sujet.
Cela change complètement la perspective. Louis Dupont montre que c’est de ce fait
que le postmodernisme a eu un tel retentissement aux États-Unis. Cela m’a rappelé
un texte de Heidegger où celui-ci distingue entre langue de tradition et langue tech-
nique. C’est un écrit de ses dernières années4. Il y parle notamment du langage de
4. Martin HEIDEGGER,
Langue de tradition
l’électronique et il montre qu’il y a là une tendance profonde de la modernité. Cela
et langue technique rejoint ce que je disais tout à l’heure, car c’est en ce sens là que la postmodernité n’est
(Überlieferte Sprache qu’un développement de la modernité. Il y a en effet dans la modernité une tendance
und technische Sprache),
édité par Hermann à instrumentaliser le langage en tant que purement communicationnel, alors qu’il est
Heidegger, traduction et l’être même, selon Heidegger. Que ce soit par les voies du « signifiant flottant » ou par
postface de Michel Haar,
Saint-Gall : Erker Verlag,
celles de l’électronique, déshumaniser le langage, c’est-à-dire le mécaniser, et consi-
1989. dérer que le langage de nous autres humains ne serait finalement que cette sorte de
© L’Espace géographique 12
Débat PM XP 27/04/05 17:44 Page 13
niveau, j’ai pu expérimenter ces étiquettes parce que, depuis que j’ai publié sur le post-
modernisme, je suis étiquetée «postmoderne» alors que je suis plutôt assez critique. Ce
que je revendique, c’est une science de plus en plus responsable et qui doit, pour être de
plus en plus responsable, passer par la conscience que son savoir est avant tout social.
C’est un constat qui appartient aussi à l’arsenal postmoderne, mais que l’on peut égale-
ment traiter et vous [Louis Dupont] l’avez très bien dit, d’un point de vue moderne.
Jean-François Staszak
Je partage les réticences de Christine Chivallon. On se trouve dans une position délicate:
il suffit souvent d’avoir dans des articles ou des livres présenté la postmodernité ou le
postmodernisme pour se voir affublé d’une étiquette de « géographe postmoderniste ».
Alors que ce n’est pas parce qu’on présente une théorie ni même parce qu’on l’estime
digne d’intérêt que l’on y adhère à 100 %.
Je me demande si le débat que l’on tient ce matin est très productif au sens où
définir la modernité ou la postmodernité, cela occupe les philosophes, mais aussi les
géographes, depuis maintenant plus d’une vingtaine d’années. J’ai l’impression que
l’enjeu pour nous géographes, et spécialement pour nous géographes français, n’est
plus vraiment là, il est sur l’apport du postmodernisme à notre géographie, et sur son
éventuelle actualité.
Roger Brunet
C’est bien l’objet du débat : qu’est-ce que cela apporte à la géographie ?
Jean-François Staszak
La question de l’actualité est problématique. Roger Brunet disait aussi que c’étaient des
questions qui s’étaient posées il y a vingt ans. Je me souviens effectivement que la pre-
mière fois que j’ai entendu parler de la postmodernité, c’était en 1989, j’étais étudiant
en DEA, c’est Philippe Pinchemel qui présentait le courant postmoderniste dans un
séminaire sur l’histoire de la géographie. Les géographes français étaient informés, mais
c’est aujourd’hui qu’on juge ici utile d’ouvrir un débat sur le postmodernisme. Alors, la
première question à se poser — et je n’ai pas vraiment de réponse — c’est : qu’est-ce qui
s’est passé entre la géographie française et la géographie postmoderniste anglo-saxonne
pendant vingt ans ? Pas grand-chose. Il y a eu peu de communication, les géographes
français sont restés très à l’écart du mouvement alors qu’ils ont pourtant montré dans
les années 1970 qu’ils étaient très attentifs à la géographie anglo-saxonne et très friands
des apports de la nouvelle géographie. Pourquoi cette indifférence ou ce silence ? Roger
Brunet disait que l’idée était venue d’ouvrir ce débat suite aux articles reçus récemment
par la revue, qui montreraient que le postmodernisme est à la mode. Il ne l’est plus
autant dans le monde anglo-saxon, il y a là un effet de retard qui est vraiment curieux.
Roger Brunet
Peut-être parce que cela nous vient par l’intermédiaire du Canada.
Thérèse Saint-Julien
Ce décalage on l’a remarqué chaque fois…
Jean-François Staszak
Pour l’analyse spatiale…
Thérèse Saint-Julien
Aussi, pour la plus grande joie de ceux qui prétendaient être en avance.
Jean-François Staszak
Quel est l’apport pour la géographie ? Là encore, je crois que la question n’est plus vrai-
ment d’actualité parce que cela fait vingt ans que les Anglo-Saxons écrivent là-dessus.
© L’Espace géographique 14
Débat PM XP 27/04/05 17:44 Page 15
Pour moi la question est : quel est l’apport pour notre géographie, pour nous géographes
français ou francophones, qu’est-ce que cela peut nous apporter maintenant ? Et
d’abord, en quoi est-on obligé de se poser la question ?
Le premier point, c’est que la géographie anglo-saxonne pour des raisons très
diverses est une géographie dominante, en termes éditoriaux, en termes de masse
scientifique. À partir du moment où cette géographie, qui se trouve être marquée par
le postmodernisme, est dominante, je crois qu’une géographie « dominée » comme la
nôtre, ne peut pas faire l’économie de se positionner par rapport à elle. Cela ne veut
pas du tout dire qu’il faut par principe adopter son point de vue, ni le réfuter, mais
cela veut dire qu’il faut au moins se poser la question, prendre position. Le deuxième
point, c’est que, comme on l’a expliqué à plusieurs reprises, la géographie postmoder-
niste, telle que l’ont conceptualisée les auteurs anglo-saxons, se traduit par la réaffir-
mation de l’espace dans la théorie sociale. Il serait vraiment dommage que les
géographes français manquent le coche et ne se servent pas de ce moyen de « promou-
voir » la discipline, non seulement vis-à-vis des autres sciences sociales, mais vis-à-vis
de la société elle-même — parce que cela correspond à une demande, à de nouveaux
enjeux de société. S’il y a cette réaffirmation de l’espace dans le social, c’est en effet
non seulement dans les sciences sociales, mais aussi dans la société elle-même, où
l’espace pose de plus en plus de problèmes, soulève de plus en plus de questions.
Alors face à ces deux nécessités, en tant que géographe français, j’ai trouvé deux
éléments qui m’ont intéressé dans le postmodernisme. Le premier, c’est l’ouverture
d’une ère du soupçon. Certes, le soupçon, ce n’est jamais bien sympathique, cela peut
être triste — et j’ai été frappé par des mots qu’employait Augustin Berque tout à
l’heure : j’ai noté désespérance, abandon, délabrement, ce n’est pas très agréable. De
quel doute s’agit-il ? Grosso modo, il tient à l’ouverture, ou plutôt à la prise de
conscience, d’un gouffre entre le discours et la réalité, et tout particulièrement entre
le discours scientifique et la réalité. On fait le constat d’une incapacité du discours à
rendre compte du réel, pour plusieurs raisons. Parce qu’il y a du pouvoir derrière tout
cela et qu’aucun discours n’est neutre. Parce que le réel est fabriqué par le discours et
que donc, le discours ne peut prétendre à rendre compte platement et passivement
d’une réalité qu’il produit. Parce que les paradigmes sont incommensurables, et que
le discours, même scientifique, échapperait aux catégories du vrai et du faux. Ce n’est
pas très rassurant, et le postmodernisme ne propose guère d’alternative positive. Mais
aussi ravageur que soit ce doute, il aboutit à un travail critique et réflexif d’une grande
utilité, pour toutes les disciplines sans doute et spécialement pour la nôtre. Je vois
dans le débat ouvert par le postmodernisme une opportunité épistémologique compa-
rable à celle offerte en France dans les années 1970 par les polémiques autour de la
nouvelle géographie. Une insatisfaction, une crise, de nouvelles questions qui ouvrent
un débat épistémologique et finalement enrichissent et consolident la discipline.
C’est vrai que du côté du monde anglo-saxon, cela a parfois débouché sur une
position relativiste, voire nihiliste. Ce n’est pas la direction vers laquelle conduit la tradi-
tion française néocartésianiste, ni les sciences sociales françaises. Même si l’on pratique
la déconstruction, même si l’on adopte des positions épistémologiques constructivistes
(c’est mon cas, et il n’a rien d’original), cela n’empêche ni un certain réalisme ni une
volonté de produire du savoir (et non seulement de le détruire, encore que cela ait son
utilité). J’ai l’impression qu’une de nos méfiances vis-à-vis de la géographie postmoder-
niste, c’est qu’on lui reproche de ne pas produire, d’être toujours dans la critique, dans
© L’Espace géographique 16
Débat PM XP 27/04/05 17:44 Page 17
n’était pas traditionnel en géographie et l’on pouvait accuser les prédécesseurs d’avoir
négligé ces sujets. Mais cela n’empêchait pas de les étudier de façon rationnelle, avec des
méthodes scientifiques et des mesures précises — bien que la couverture « géographie
sociale » fût parfois un prétexte pour refuser de compter, et risquât ainsi de retomber
dans le discours invérifiable, opposé à une prétendue « géographie quantitative » syno-
nyme de technocratique, sinon aux ordres du Kapital. D’un côté l’on observa cet inté-
ressant dérapage. D’un autre côté la question de la postmodernité ne se posa nullement,
alors qu’une partie des auteurs au moins connaissait parfaitement les débats tournant
autour de la postmodernité.
La question que je me suis toujours posée à ce sujet touche à l’essence même de
la géographie et au rôle et aux compétences du géographe. Elle consiste à savoir ce
que devient le travail de géographe sur certains de ces thèmes. Vous avez dirigé dans
votre nouvelle collection (« D’autre part », éditions Bréal) un ouvrage que j’ai trouvé
extrêmement intéressant sur les marginaux à Bordeaux (Djemila Zeneidi-Henry, Les
SDF et la ville, avec en sous-titre : géographie du savoir-survivre). Ce livre contient des
aspects d’études très géographiques, puisque l’auteur s’est souciée de savoir où étaient
les SDF à Bordeaux, si l’on pouvait expliquer les localisations, les relations avec leur
quartier, etc., et elle justifie dans plusieurs pages l’intervention d’une géographe en la
matière. On est effectivement dans un espace, on a du territoire, on est « dans » la géo-
graphie si j’ose dire. Bien. En outre, l’ouvrage contient des aspects qui tiennent à des
réflexions, je dirais, de citoyen plus que de scientifique, sur des aspects qui relève-
raient sans doute davantage d’approches de sociologues ou d’anthropologues : cela à
la fois enrichit le thème, et fait sentir quelques limites.
Beaucoup de jeunes gens sont passionnés par ces questions de société : mais on
peut aborder celles-ci en romancier, en poète, en journaliste, en moraliste, en socio-
logue, en anthropologue, etc. Et se donner alors les formations et les apprentissages
adaptés. On peut le faire aussi en géographe, comme Djemila Zeneidi-Henry a su le
faire. Le géographe a sa propre sensibilité, sa propre formation, ses propres instru-
ments. L’erreur serait de lui faire faire un autre métier que celui auquel il a été formé
en géographie : nul n’y gagnerait. Je crois que, à l’intérieur des sciences humaines,
coexistent (et dialoguent) des métiers différents ; qu’il nous faut un peu d’espace et de
territoire pour dire des choses pertinentes que d’autres ne sauraient pas voir ; tandis
que nous risquons simplement de singer, avec moins d’informations qu’eux, et avec
moins de métier qu’eux, ce que peuvent dire les autres. Il ne s’agit pas de cloisonne-
ment des sciences, mais de complémentarité des compétences, et je ne crois pas aux
maîtres jacques polygraphes : laissons cela aux polygraphes des mass media.
Or votre propos soulève pour moi une question récurrente : sentir l’endroit où il y
a non pas une rupture, mais une limite dans l’efficacité de notre travail par rapport à
des questions qui se posent. Nous ne pouvons pas dire, nous n’avons pas de choses
intéressantes à dire sur n’importe quelle question de société — sauf bien entendu « en
général », comme simple particulier. Finalement, il est peut-être assez légitime, et
facile à expliquer, que les géographes ne se soient pas beaucoup intéressés jusqu’ici,
par exemple, à l’homosexualité, aux rave parties ou à la musique sérielle. Est-ce que
nous avons des choses pertinentes à dire sur de tels sujets ? Oui peut-être ? Alors dans
ce cas-là essayons d’étudier ces questions, qui sont relativement nouvelles, comme
nous l’avons fait pour d’autres questions qui étaient nouvelles il y a dix ou quinze ans,
rationnellement ; et, bien entendu, on en trouvera de nouvelles encore dans dix ou
© L’Espace géographique 18
Débat PM XP 27/04/05 17:44 Page 19
qu’il faut veiller à intégrer davantage la sociologie dans la formation des géographes
pour qu’on puisse aborder le territoire sous un angle qui soit directement issu de la
sociologie mais sans dire de bêtises.
Roger Brunet
Excusez-moi de revenir sur la question. Sur le fond, vous avez raison ; mais le propos
n’est pas là : il est que certains sujets ne peuvent pas être analysés par une personne
seule qui voudrait en couvrir tous les aspects. Vous aurez beau, et cela me paraît néces-
saire, demander aux géographes de savoir un peu plus de sociologie, comme on leur a
demandé à un certain moment de savoir un peu plus d’économie pour dire moins de
bêtises, ils éprouveront des limites à leur compétence ; et mieux vaut, dans les cas diffi-
ciles, un travail pluridisciplinaire, où chacun s’exprime avec sa culture. La question que
je posais n’est donc pas véritablement là où vous la placez : elle est dans une approche
suffisamment large et informée pour que l’on aboutisse à des résultats un peu sérieux —
surtout lorsqu’il y a une demande de la part des jeunes gens et une marque d’intérêt sur
des sujets sur lesquels on n’est pas suffisamment formés et informés.
Louis Dupont
Je partage 99 % de ce que vient de dire Jean-François Staszak. Il y a peut-être un rap-
port dominant-dominé, le postmodernisme a surtout été anglo-saxon, du côté français
il y avait peu de chose mis à part les textes d’Augustin Berque ; cela faisait d’ailleurs du
bien de lire autre chose que des textes anglais sur ces questions épistémologiques et
théoriques. Je pense un peu différemment de vous, je crois que les transformations sur
les thèmes et les sujets d’étude qui ont eu lieu dans le monde anglo-saxon, et qui n’ont
pas eu lieu ici, sont liées au postmodernisme, non pas à l’idée et au débat sur lesquels
on peut demeurer très moderne à la rigueur, ce que moi personnellement je suis, mais
le postmodernisme a permis cet éclatement dans les structures universitaires et dans les
structures du savoir. Et c’est à la faveur du postmodernisme que cela s’est produit, non
par la pensée en-soi. L’on circule plus facilement hors des départements et des savoirs
institutionnalisés, l’exploration de nouveaux thèmes, sujets, terrains y est facilitée. Aux
États-Unis, j’étais dans un département de Anthropology and Geography, puis c’est
devenu géographie et sociologie ; quant on arrive en France, on est surpris de l’ancrage
incroyable qui fixe et limite le savoir géographique à l’histoire. Si ce n’est pas le post-
modernisme en soi, il y a quand même des effets de structures. C’est le point sur lequel
je diffère de Jean-François Staszak. Une petite anecdote si vous le voulez bien. Quand
j’étais aux États-Unis, j’ai lu Foucault dans le texte en anglais. Je le trouvais génial, puis
arrivé en France je me suis dit : « il n’est pas si génial que cela, il a simplement exprimé
les structures souvent figées du savoir dans la structure française ». Il a simplement cri-
tiqué cela, et aux États-Unis on a pris cela comme une révolution, alors qu’il posait la
question des limites et des structures du savoir en France.
Christine Chivallon
Je suis également d’accord avec Jean-François Staszak à 99 %. Le 1 % c’est quand
vous dites que le postmodernisme ne propose rien. Il me semble, sauf erreur de ma
part, que les années les plus récentes ont vu, et je pense que c’est pareil pour la philo-
sophie, une routinisation du discours postmoderne. C’était prévisible parce que la
raison d’être du texte scientifique pouvait être définitivement atteinte. Si on allait plus
loin dans le relativisme nihiliste, on se sabordait. On n’était plus en mesure de faire
fonctionner ce fameux collectif académique. Donc il y a eu une nécessité première de
continuer malgré tout. D’où cette routinisation et puis, je crois, une autocritique très
vive qui est apparue. Là je me base sur la revue Society and Space, qui a été le lieu de
débats vifs au cours des dernières années. Les nouveaux géographes ont aussi reven-
diqué l’émergence des « petites théories », au lieu des grands récits théoriques, ce qui
me paraît être une réponse au malaise relativiste. Le retour à l’empirisme a également
été réclamé. On est revenu à des études beaucoup plus axées sur le terrain. Ce qui me
paraît très positif, c’est l’importance accordée à la pratique réflexive, comme par
exemple ce projet issu d’un réseau européen de recherche sur l’hégémonie de la géo-
graphie anglo-américaine en rapport avec les autres géographies « périphériques ». Sur
le plan du postcolonialisme, vous disiez que c’était aussi une de nos faiblesses. Est-ce
du fait des thématiques qui me sont familières sur le monde caraïbe ? Toujours est-il
que je retrouve des textes de plus en plus informés de ce point de vue, équivalents en
contenu de ceux associés au postcolonialisme. Je pense en particulier aux écrits
actuels sur les zoos humains, sur les expositions coloniales, sur les errements de la
République coloniale. Ils ne sont pas tous géographiques, il est vrai. Mais ils
montrent qu’il y a en France la présence du débat postcolonial.
Pour rebondir sur votre intervention par rapport à la géographie : grosso modo, la
question est de savoir si l’on doit se laisser ou non contaminer par les autres sciences
sociales. J’arrive d’un horizon anthropologique et je vois bien dans les débats que j’ai
pu avoir avec mes collègues géographes que de revendiquer plus d’anthropologie
dans la géographie pouvait être interprété comme vouloir mettre l’anthropologie à la
place de la géographie. Alors que pas du tout… Je pense que l’étude de l’espace
mérite mieux que ce qu’on lui donne en ce moment. Pour que nous ayons un véri-
table objet construit, cette étude nous demande un gros effort d’absorption des
théories sociales, et nous avons du mal à y parvenir. Là je milite pour la géographie,
et non pas pour une autre discipline, pour en faire une véritable science sociale de
l’espace. On pourrait l’appeler, comme il me semble que Lefebvre l’avait déjà fait,
mais je ne retrouve pas, hélas, dans quel texte, la « spatiologie ». Ce terme n’est pas
du tout jargonneux. Il indique qu’effectivement nous pourrions ne plus être des
chercheurs qui préparons le terrain à d’autres recherches en décrivant, pour
reprendre la désignation très bonne de notre collègue Michel Lussault 6, « des
régimes de visibilité ». Les géographes sont perçus comme ceux qui préparent le ter-
rain aux autres chercheurs en leur fournissant tout ce qui relève du domaine de la
visibilité, de la distribution, et les autres chercheurs s’intéresseraient après nous aux
significations, aux implications sociales. Or les régimes de visibilité dont parle
Michel Lussault, ce sont véritablement les outils et les processus par lesquels se
construisent les réalités sociales. Ils sont extrêmement puissants. Ils indiquent comment
l’idéologique est incarné dans la forme. Un modèle sociétal n’a d’efficacité que parce
qu’il transite par des régimes de visibilité. Lefebvre ne les appelle pas comme cela. Il
6. LUSSAULT Michel (1999).
« Reconstruire le bureau
parle d’espace conçu. Si nous, les géographes, nous n’arrivons pas à véritablement
(pour en finir avec le fonder notre pensée sur un socle théorique fort qui nous permette de dépasser le
spatialisme) », in CHIVALLON visible en tant que tel, pour l’envisager comme engagé dans la construction sociale,
Ch., RAGOUET P., SAMERS M.
Discours scientifiques et nous nous privons des outils qui rendent notre discipline géographique de plus en
contextes culturels. plus légitime au sein des sciences sociales.
Géographies françaises et
britanniques à l’épreuve Roger Brunet
postmoderne. Talence : On est loin du postmodernisme, là.
Éditions de la Maison des
Sciences de l’Homme
Christine Chivallon
d’Aquitaine, p. 225-251. Ah oui.
© L’Espace géographique 20
Débat PM XP 27/04/05 17:44 Page 21
Roger Brunet
C’est à Henri Lefebvre, non à des géographes, que je dois d’avoir pu travailler sur le
concept de production de l’espace. Il en a fait une approche, sur les bases marxiennes
qui étaient les siennes — c’est-à-dire cultivées, ouvertes et intelligentes — et il est
assez cocasse de le voir revendiqué aujourd’hui par certains postmodernes, qui n’ont
pas dû le lire de très près. On oublie sans doute aussi qu’Henri Lefebvre avait fait une
thèse, non pas sur le matérialisme dialectique ou sur le situationnisme, mais de socio-
logie et sur… la vallée de Campan (Hautes-Pyrénées), certes rapide et de circonstance
mais avec une remarquable sensibilité aux problèmes de lieu et de territoire. C’est son
livre sur La Production de l’espace (1974) qui m’a amené à réfléchir au sujet, à partir
d’une certaine connivence de culture ; le thème et l’expression elle-même ont
d’ailleurs surpris certains de mes collègues quand il a été question de mettre au point
le volume d’ouverture de la Géographie universelle. C’est même de là que je suis parti
pour essayer de construire une théorie de notre travail de géographe.
Jean-François Staszak suggère qu’à nouveau thème il faut peut-être de nouvelles
méthodes. Je n’en doute pas, mais la liaison n’est pas mécanique. En certains domaines,
ce n’est pas notre style de travail qui est le plus efficace : allons jusqu’au bout et disons
que, sur certains sujets, c’est encore les poètes qui disent les choses les plus intéres-
santes, ou les romanciers. Mais, disposant d’une certaine formation scientifique, donc à
la fois d’un champ de préférences et d’un champ de compétences, rien ne saurait vous
obliger à devenir romancier ou poète, ce que vous risqueriez de faire piètrement : il faut
savoir s’arrêter aux limites de ce que l’on sait faire — et bien entendu s’efforcer de
repousser ces limites… Cela n’empêche pas de tenter de gros efforts pour essayer de
comprendre et de tirer parti de ce qui se fait ailleurs. On peut lire avec plaisir et profit
les poètes ; n’est pas poète qui veut ; n’est d’ailleurs pas, non plus, géographe qui veut.
Jean-François Staszak
Je suis totalement d’accord. Les efforts de quelques géographes anglo-saxons pour
trouver une forme d’écriture qui ne soit pas académique ont été plutôt pathétiques,
et leurs textes parfois à la limite du ridicule. D’accord aussi pour dire que dans cer-
tains domaines, le géographe peut apprendre plus du romancier (ou du peintre) que
du géographe.
Béatrice Collignon
Je voudrais repartir de ce que disait Christine Chivallon sur l’importance de la formation
en sociologie de ces géographes-là. En travaillant en particulier sur les travaux de la géo-
graphie anglo-saxonne sur les minorités je me suis aperçue qu’au fond, ils n’étaient pas
tellement postmodernes. Ce sont surtout de très bons géographes de l’école de la géo-
graphie sociale classique britannique. Ces gens formés en Angleterre, où il y avait une
école géographique solide, sont partis aux États-Unis et puis, là bas, ils ont réussi, cela a
pris. Leurs approches ont pris, sans doute parce qu’ils les ont placées sous le «parapluie
postmoderne », qui leur a permis de passer. Il leur a aussi permis de développer leurs
approches sur de nouveaux objets suggérés par la critique postmoderne: l’intérêt pour les
simulacres, la mise en avant de la contextualité de tout savoir, par exemple.
Je rebondis là-dessus parce que je me dis qu’au fond, notre problème à nous, ce
n’est pas de savoir si l’on doit s’emparer de la postmodernité ou du postmodernisme,
ou s’il faut créer une nouvelle épistémologie postmoderne en géographie comme l’ont
fait les anglophones. Nous ne sommes pas dans la même société, nous n’avons pas la
même formation, nous n’avons pas digéré de la même façon les auteurs auxquels ils se
réfèrent, notamment parce que nous les avons lus dans leur version originale, dans un
autre contexte historique — celui des années 1960 et 1970 et non pas celui des
années 1980 comme nos collègues anglophones — et parce qu’ils ont été intégrés au
fond commun des sciences sociales avant l’avènement de la société postmoderne
qu’ils ont servi, outre-Atlantique, à appréhender. Donc, le problème n’est pas là. En
revanche, ce qui me semble important, et pour formuler d’une autre façon ce que
disait aussi Jean-François Staszak, c’est que le postmodernisme a soulevé des lièvres
et que l’on peut, on doit, en profiter. L’importance du soupçon me paraît extrême-
ment importante, ainsi que l’insistance sur le devoir de réflexivité.
Il me semble que l’ère du soupçon nous porte à ré-interroger nos critères en sor-
tant de notre propre sphère de référence. À l’intérieur du champ de la climatologie,
faire du point 0 °C un point de référence majeur est logique, utile, rigoureux, parfaite-
ment adapté. L’interpellation postmoderne nous invite à scruter nos pratiques en
changeant de point de vue, de champ de références. Par rapport au vécu des habitants
d’un milieu polaire, le point 0 °C est-il le point de référence le plus adapté pour rendre
compte de leur rapport au milieu, de leur territoire ? Quelle géographie construit-on en
l’utilisant ? Permet-elle de vraiment comprendre ce qui se passe dans ces territoires ?
Par ailleurs, je ne crois pas du tout qu’il s’agisse pour nous de faire de la géogra-
phie postmoderne, je ne crois pas que l’on en ait ni l’envie ni véritablement le besoin,
mais il y a une capacité de la géographie postmoderne à soulever des questions que
l’on aurait tort d’ignorer. Par ailleurs, en ce qui concerne la réhabilitation de l’impor-
tance du spatial dans le social, son intérêt me paraît évident. Bien sûr que l’on va
pouvoir démonter cela en disant que ce n’est pas du tout postmoderne en fait, juste
de la bonne pratique scientifique. Mais au fond, cela importe peu.
Roger Brunet
Je reste un peu surpris que vous rattachiez à une attitude postmoderne le fait de criti-
quer des sources ou des méthodes, ce qui est une base de l’attitude moderne dans la
science, non ?
Béatrice Collignon
Oui, bien sûr, la critique des sources et méthodes est le propre du travail scientifique.
Sauf que cette critique se fait « en interne », par rapport à des critères endogènes pro-
duits par les scientifiques eux-mêmes. Ce que le postmodernisme apporte, c’est une
invitation à multiplier les points de vue, à critiquer le savoir produit sur la base de cri-
tères qui sont extérieurs au champ qui les produit. Cela ne remet pas en cause
l’intérêt et la qualité du savoir produit, mais cela remet en cause sa prétention à l’uni-
versalité et permet de souligner que les savoirs scientifiques sont des constructions
contextualisées, comme tout autre savoir. On le sait bien, en théorie, mais dans la
pratique on l’oublie souvent.
© L’Espace géographique 22
Débat PM XP 27/04/05 17:44 Page 23
Ce qui est consommé c’est un passage à un autre paradigme. C’est net parce que
y compris dans Transactions of the Institute of British Geographers on trouve le même
système normatif, alors que ce sont les grands géographes, y compris ceux d’Oxford
qui y publient. Cela se voit particulièrement bien dans les normes bibliographiques,
les auteurs cités. Ce qui m’a permis de prendre la mesure de cette routinisation est
l’existence d’un projet initié par des collègues anglophones sur l’hégémonie du dis-
cours géographique de langue anglaise qui a peut-être bridé l’expression des géogra-
phies périphériques. Nous sommes, la géographie française, perçus comme une
géographie périphérique. Ce qui est paradoxal, c’est que ce projet lui-même est
exprimé au travers de cette rhétorique hégémonique, d’inspiration postmoderne.
Le référent au texte scientifique fait écho à ce qui pourrait nous aider à sortir de
ce qui peut parfois être vu comme une voie sans issue, à savoir le relativisme. Est-ce
qu’il y a une position d’où il reste possible de dire que dans le monde actuel il y a des
dominants et des dominés ? Le relativisme fragilise, et même annule, la possibilité
d’affronter l’injustice sociale. Est-ce qu’il y a des peuples qui, en ce moment, sont
dans une situation de souffrance ? Est-ce qu’il y a des lieux de pouvoir qui sont hégé-
moniques ? Le relativisme, s’il est conduit jusqu’à son terme, peut faire obstacle à la
démonstration-dénonciation des rapports d’inégalité.
Christian Grataloup
Parce que je suis persuadé qu’il n’y a pas de démarche scientifique qui ne soit fondée
sur le va-et-vient entre l’universel et le relatif, je suis satisfait à chaque rencontre
d’une critique du relativisme absolu. S’il y a une chose pour laquelle je suis recon-
naissant envers les travaux que nous évoquons, c’est bien de nous obliger à un effort
constant pour tout contextualiser, surtout nos propres discours et le champ référentiel
dans lesquels ils se situent. Ce qui ne veut pas dire qu’auparavant il n’y avait pas
d’inquiétude, mais que nous étions, de gré ou de force, dans de grandes machines
explicatives (évolutionnisme, structuralisme, marxisme, etc.). Les débats étaient entre
grilles de lectures et il était difficile d’en sortir.
Le souci de la contextualisation se signale par un vocabulaire nouveau. Je n’en
prendrai pour exemple que l’usage, devenu d’ailleurs assez usé maintenant, du mot
« tournant » (linguistique, interprétatif, herméneutique, etc.). En 1989, le passage de
la 3e à la 4e génération des Annales (d’histoire) est ainsi marqué par un linguistic turn
auquel a fortement contribué Bernard Lepetit — ce qui ne saurait nous laisser indiffé-
rent9. Les mots clefs sont alors ceux de régime d’historicité et d’échelle, armes contre
les universaux. Prendre en compte les actions (les pratiques des acteurs) se manifeste
9. Annales. Économies, également par la généralisation d’une pratique grammaticalement curieuse si l’on n’y
Sociétés, Civilisations
(le sous-titre a justement prend garde : le fait de substantiver des verbes pour indiquer la conceptualisation des
changé depuis pour pratiques. Ainsi, par exemple, à l’habitat, la demeure matérielle, s’oppose « l’habiter »,
entériner cette évolution),
44e année, n° 6
la pratique socialement située qu’a un individu ou un groupe dans sa façon de choisir
(novembre-décembre sa ou ses demeure(s), son « régime d’habitat » en quelque sorte.
1989) : Histoire et sciences
sociales. Un tournant
C’est à la sociologie des sciences franco-américaine des années 1980, celle de
critique ; avec des articles, Latour et Calon, que nous devons ce terme de « régime ». Prendre garde aux conven-
entre autres, de Bernard tions et aux normes, concepts centraux de cette démarche, nous invite à ne pas nous
Lepetit, Giovanni Levi,
Robert Boyer, contenter d’une contextualisation réduite, à l’intérieur du seul champ scientifique,
Marcel Roncayolo, normalisé, conventionnel, et à l’étendre à l’ensemble du jeu sociétal, d’un jeu qui ne
Gérard Noiriel,
Jochen Hoock,
serait pas réduit aux deux axes du capital culturel et du capital économique. Christine
Roger Chartier… Chivallon nous en fournit une jolie illustration lorsqu’elle renvoie Soja à lui-même en
© L’Espace géographique 24
Débat PM XP 27/04/05 17:44 Page 25
veut surtout pas dire considérer que la science n’est pas un horizon universel — au 12. Voir Augustin BERQUE,
Du geste à la cité : formes
moins au niveau de l’écoumène. urbaines et lien social au
Béatrice Collignon Japon. Paris : Gallimard,
1993 ; ainsi que IDEM (dir.),
Dans la critique postmoderne, c’est cette obligation de réflexivité par rapport à ce que La Qualité de la ville :
l’on fait, cette contextualisation de notre propre savoir, que j’ai déjà évoquée, qui me urbanité française,
urbanité nippone. Tokyo :
paraît le plus intéressante. Il ne s’agit pas d’abandonner le projet scientifique pour Maison franco-japonaise,
autant, et Dieu sait si j’y suis attachée comme la plupart d’entre nous, mais notre 1987 ; La Maîtrise de la
projet sera d’autant plus valide et légitime qu’il aura travaillé en profondeur sur sa ville : urbanité française,
urbanité nippone II, Paris :
propre contextualité. EHESS, 1994.
Augustin Berque 13. Voir Augustin BERQUE
Dans le fil de ce qui a été dit sur le relativisme, je voudrais relever un cas concret. et Philippe NYS (dir.),
Logique du lieu et œuvre
Dans les années 1980, je travaillais sur la ville japonaise, et cela en rapport direct avec humaine. Bruxelles :
la question du postmodernisme car, à ce moment-là, le discours japonais sur la ville Ousia, 1987 ; Augustin
japonaise professait que celle-ci avait été postmoderne avant la lettre, c’est-à-dire BERQUE (dir.), Logique du
lieu et dépassement de la
avant même la modernité introduite à partir de l’Occident12. Autrement dit, la post- modernité. Bruxelles :
modernité de la ville japonaise court-circuitait la modernité occidentale. Et après ce Ousia, 2000, 2 vol. ;
Livia MONNET (dir.),
discours sur la ville, ou de la ville, en travaillant par la suite sous un autre angle sur le Approches critiques
même discours, mais qualifié alors de « dépassement de la modernité » (kindai no chô- de la pensée japonaise
du XXe siècle. Montréal :
koku dans le vocabulaire du courant philosophique de l’École de Kyôto)13, il m’est Presses de l’Université
apparu évident que, finalement, nier les repères universels aboutissait tout simplement de Montréal, 2001.
à un ethnocentrisme. Cela vaut pour toutes les cultures, petites ou grandes, anciennes
ou actuelles. Je retrouve cette idée en lisant les textes réunis pour le débat d’aujour-
d’hui, dans ce qu’ils disent ou bien dans ce qu’ils impliquent.
Il y a en particulier — car cela conditionne l’ensemble du monde actuel — une
ruse de l’anglosphère, autrement dit du monde à l’anglo-saxonne : quand elle prétend
relativiser ses positions en se périphérisant elle-même à l’occasion, c’est en réalité
pour mieux s’affirmer comme centrale au second degré. Ce discours met notamment
à l’honneur l’Amérindien, puisque c’est celui qui par excellence a été périphérisé,
colonisé, ethnocidé par l’anglosphère. Dans cette logique, tout monde amérindien
acquiert en principe la même dignité que l’anglosphère. Cette même logique met sur
le même plan tous les discours. Cela entraîne que les discours de tous les anciens
concurrents historiques de l’anglosphère, les Français, les Allemands, voire les Japonais,
se retrouvent tous sur le même plan, qui est celui de l’Amérindien, c’est-à-dire celui
de la mondanité pure. Il y a là une ruse très profonde, qui n’est autre qu’une stratégie
hégémonique. Car relativiser tous les discours, c’est tout simplement affirmer la
raison du plus fort. Antigone n’a plus rien à invoquer face à Créon. Abandonner la
quête de l’universel, du supramondain, c’est perversement absolutiser le seul monde
qui tienne : celui qui a gagné la guerre. En d’autres termes, c’est imposer aux autres
les prédicats constitutifs de son propre monde, lesquels sont forcément ethnocentrés.
Par exemple, c’est mondialiser dans l’aviation l’emploi des feet et des miles au lieu
du système métrique, qui est universel et non pas mondain. C’est une très vieille
technique, et qui est au cœur des rapports de pouvoir.
Louis Dupont
Je vais faire une mise en garde pour nous tous. Je crois que le postmodernisme a fait
sauter certains liens et a permis l’étude de certains thèmes. Il a quand même permis
cela. On n’est pas obligé d’être postmoderne, il nous est possible de traiter de ces
thèmes sans être postmodernes, en adaptant, en organisant nos méthodes. Il
n’empêche que cela va nous transformer, nous questionner comme individus, comme
géographes par rapport à nos structures universitaires et dans nos structures de
recherche. Si on veut qu’un thème comme, par exemple, le genre soit développé, il
faudrait que scientifiquement on lui donne une valeur, que la structure le valide. Il
faudra que ces thèmes soient validés scientifiquement pour que les étudiants qui sou-
haitent y travailler en école doctorale ne soient pas pénalisés. La deuxième mise en
garde c’est : on n’est pas obligé d’être postmoderne, mais la géographie française ne
pourra faire l’économie, pour rejoindre Augustin Berque et d’autres avant lui, de
mener le débat contre cette position hégémonique des Américains. On est margina-
lisés. Un géographe français, qui se présente dans un aréopage de géographes améri-
cains, est disqualifié a priori, il ne sera pas entendu parce que les méthodes sont trop
codées et trop éloignées et hors du discours possible. Il faudra donc tenir le débat
contre eux, pour légitimer nos thèmes, nos méthodes et celles que l’on développera.
Sinon on sera marginalisé.
Roger Brunet
Il me semble qu’il faut nuancer ceci, qui est au mieux un peu facile : ce n’est tout de
même pas la première fois qu’il y a une innovation en géographie — si toutefois c’est
vraiment une innovation. L’université française est plus souple que certains veulent bien
le dire. On a bien commencé un jour à soutenir des thèses avec de l’épistémologie ;
ensuite on a vu apparaître des thèses avec des méthodes quantitatives, etc. ; on arrive
© L’Espace géographique 26
Débat PM XP 27/04/05 17:44 Page 27
toujours à composer des jurys qui admettent l’innovation — quitte à puiser dans d’autres
disciplines. Quand certains thèmes nouveaux se développent, on trouve toujours des biais
pour faire soutenir des thèses et encourager et développer les nouvelles recherches.
Jean-François Staszak
Voilà ce que dit Bourdieu dans l’introduction de son cours au Collège de France en
2001: «La sociologie et l’histoire qui relativisent toutes les connaissances en les rappor-
tant à leurs conditions historiques ne sont-elles pas condamnées à se relativiser elles-
mêmes, se condamnant ainsi à un relativisme nihiliste?». C’est évidemment la question et
le risque du postmodernisme. Bourdieu ne mentionne pas la géographie, c’est intéressant
mais c’est son (enfin, aussi notre) problème. Reprenons sa question. La géographie post-
moderniste rapporte les connaissances à leurs conditions géographiques, et donc la géo-
graphie postmoderniste elle-même à son cadre urbain anglo-saxon (pour faire vite et
pour autant que cela veuille dire quelque chose). La question qui doit nous intéresser, en
termes pratiques et épistémologiques, est alors celle de l’implication de l’espace dans la
«menace» relativiste. Mais il s’agit bien sûr d’un espace social ou socialisé, qui ne peut
être détaché de ses dimensions historiques et sociologiques. C’est au sein de cet espace et
dans cette perspective que la géographie française peut (doit?) notamment se situer par
rapport à la géographie anglo-saxonne, et doit conduire le travail réflexif exigé par le post-
modernisme. J’ai la conviction qu’on a tout à y gagner, même si cela a un coût.
Benoît Antheaume
J’ai été très intéressé par l’énumération de Jean-François Staszak, des thèmes post-
modernes: le genre, les minorités, l’orientation sexuelle, le handicap, etc., pour lesquels
l’ensemble des géographes français ont pris du retard par rapport à leurs collègues anglo-
saxons. Venant d’Afrique du Sud, je suis frappé de voir que tous ces thèmes ont déjà été
gravés dans le marbre de la constitution sud-africaine de 1996, une constitution remar-
quable qui est sans doute la loi fondamentale la plus libérale et la plus postmoderne qui
soit! Sur la question post-coloniale, je voulais attirer l’attention sur les travaux d’Achille
Mbembé qui, certes, n’est pas géographe, mais qui a produit un remarquable ouvrage
(De la Postcolonie, essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Karthala,
coll. «Les Afriques», 2000, 294 p.) depuis l’Afrique du Sud où il travaille actuellement.
Hasard des lieux? Il n’empêche qu’il emprunte aussi aux géographes et qu’il cite dans ses
travaux — parmi ses nombreuses références — les écrits de L’Espace géographique.
Je souhaite ajouter un questionnement autour du « développement », un terme qui
figure dans l’intitulé même de mon établissement de rattachement. Ce « développement »
ne serait-il pas finalement une figure postmoderne, surtout quand on lui accole le
qualificatif de « durable » ? Pour avoir suivi, de très près, le « Sommet mondial pour le
développement durable » qui s’est tenu à Johannesburg en septembre 2002, pour avoir
mesuré l’effet du discours par rapport au réel, pour avoir entendu les soupçons qui
pèsent autour de cette notion, j’en suis reparti convaincu d’avoir assisté à l’un des plus
grands débats postmodernes actuels, mais convaincu également qu’il ne pouvait être
éludé plus longtemps.
© L’Espace géographique 28
Débat PM XP 27/04/05 17:44 Page 29
monde de l’humanité actuelle. Je crois que ces propositions sont plus que sous-
entendues dans la dynamique de nos discussions, et qu’elles esquissent les nouveaux
objets du questionnement géographique. Ils sont pour moi au nombre de trois : la post-
urbanisation et l’habitation durable des territoires (métropolisés), la construction des
objets, l’autonomisation des sujets. C’est par notre participation (épistémologique) à la
nouvelle science qui est en train de se constituer, que nous pouvons contribuer à la
dynamique de la modernité. Une science, qui prend ses distances avec Descartes,
mobilise les approches dites systémiques, ouvre un rapport à la « réalité » inséparable
d’un constructivisme limité. On est là « dans » et « au-delà » de ce que désigne habituelle-
ment le terme de postmodernité. La personne, la cognition, les lieux du monde boule-
versent nos postures individuelles et collectives et donc les formes actuelles de notre
construction comme sujets ; ces questions sont les moteurs d’un projet conséquent de
la modernité, pour ce stade désigné sous le nom de modernité 3.
Que faire alors de nos divergences ? Et notamment des divergences actuelles entre
géographies francophones et anglophones ? Notre débat a été très constructif sur ce
plan. Les publications mises à notre disposition, comme les interventions de Christine
Chivallon et de Louis Dupont, nous auront permis d’avoir une meilleure vue perspec-
tive des géographies « ultramarines », contribuant à une meilleure universalisation de
nos recherches. C’est un enrichissement, un peu de l’ordre de celui que nous offre
Augustin Berque avec sa connaissance de la culture japonaise, et sa prise de distance
avec la modernité (occidentale). Il semble bien en effet que les différences de nos pos-
tures par rapport à la modernité/postmodernité soient le résultat de nos histoires intel-
lectuelles. Selon nos passés marxiens, quantitativistes, nos engagements dans la
géographie sociale ou culturelle…, ce qui est aussi une question de générations, nos
façons de « critiquer » et de « construire » nos objets de connaissances se sont inscrits
dans des traditions critiques différentes, qui impliquent des rapports distincts avec la
modernité. Pendant ce temps, des Anglais, différemment des Américains, dans
d’autres contextes, allaient adopter pour certains d’entre eux, plutôt à notre étonne-
ment, des postures post-marxistes ou post-marxiennes, sans avoir jamais été ni
marxistes, ni marxiens… D’autres, avec une extrême sensibilité au monde actuel,
allaient s’engager vers des questions nouvelles déclarées à leur tour postmodernes, sur
lesquelles ils fonderaient une épistémologie, une critique du travail mobilisant toutes
les clés de la postmodernité. Cette postmodernité épistémologique est pour nous très
proche de la modernité, avec sa « traditionnelle » et continuelle critique, même si les
liens entre activités scientifiques et critiques ont été longtemps beaucoup trop lâches.
Nous sommes alors fondés à nous reconnaître moins éloignés les uns des autres que
nous le pensions : il y a bien eu, comme le dit Jacques Lévy, « tournant géographique ».
Bernard Hourcade
Je retiens du débat que la modernité, par définition, commence au début de l’histoire
humaine et que la postmodernité est une position de doute. Ce débat n’est pas seule-
ment académique, il a le grand mérite de formaliser la réflexion sur le bilan du pro-
cessus de développement et de la recherche de la « modernité », et de systématiser nos
ignorances et nos échecs, donc d’en tirer des enseignements. Les sciences sociales, qu’il
s’agisse de la géographie, de la sociologie, ou des sciences politiques, n’ont pas été
capables avec leurs méthodes « modernes » rigoureuses, de voir émerger les problèmes
de genres, d’identités recomposées, les nouvelles formes de sous-développement, les
questions des sociétés post-communistes et « postmodernes ». La société met sur le
devant de la scène, fait émerger, des problèmes que nous, scientifiques, n’avons pas
vus venir. Le but de la science n’est-il pas précisément d’analyser les faits et les dyna-
miques présentes ou passées pour découvrir, révéler et formaliser les indices d’une évo-
lution potentielle, de prévoir ce qui pourrait modifier ou restructurer le système
« moderne » en place. La phase suivante de la démarche consistant à esquisser les lignes
de force, le mode de fonctionnement du nouveau système qui doit se mettre en place
une fois passée la phase de transition critique qu’est, peut-être, le postmoderne.
Le courant de pensée postmoderniste est paradoxal. D’un côté, il paraît à la mode,
à la pointe de l’innovation, avec une French touch très chic en raison du rôle dominant
dans le débat de penseurs français, alors qu’il fait la démonstration de l’échec des
sciences sociales, de leur incapacité à traiter certains sujets émergents. En simplifiant,
on pourrait dire que c’est un mode de pensée qui fait le constat des échecs, qui liste les
questions nouvelles non résolues. Un des mérites des courants postmodernes est donc
d’incorporer dans le débat et les problématiques de recherche un certain nombre de
thèmes nouveaux, qui semblaient marginaux ou superflus pour la recherche moderne.
Cette démarche est méritoire, mais pas vraiment nouvelle. La New geography faisait cela
il y a trente ans et les penseurs de la Renaissance de même il y a cinq siècles…
Une autre dimension me semble plus originale que l’inventaire des nouveaux
centres d’intérêt : la prise en compte des acteurs des faits étudiés. Cela touche en effet
à la méthode de travail. Aujourd’hui, on ne peut plus étudier, à Paris, le sous-
développement sans impliquer les sociétés ou des chercheurs des sociétés qui sont
elles-mêmes en sous-développement, de même pour les gender studies, les études sur les
minorités, les transports ou l’aménagement urbain. Ce feedback, cette dialectique,
entre le chercheur et l’objet étudié implique une nouvelle éthique de la recherche, une
transformation des méthodes de travail, des outils, impose d’accepter de nouvelles
questions jadis jugées peu intéressantes par le chercheur « dur », formé par les modèles,
méthodes et questions souvent posées dans un milieu très euro-américain blanc et
masculin. Ce nouvel état d’esprit pourrait aboutir à un monde académique où tout est
sympathique, où l’on fait parler, parfois avec une certaine condescendance, les
femmes, les jeunes, les minorités et les peuples sous-développés, mais cette sympathie
n’est pas suffisante pour structurer une science sociale. Si le débat sur la post-
modernité n’est que la découverte de nouveaux thèmes et une meilleure « démocratie »
dans la relation entre les chercheurs et la société, c’est bien, nécessaire, mais limité.
Quelle est la place de la géographie dans ce débat ? On vient de plaider pour un
rapprochement avec la sociologie — mais pourquoi la seule sociologie et pas d’autres
disciplines ? Cela signifierait donc que la postmodernité ne concerne pas la géographie ?
Ne faudrait-il pas au contraire inciter nos collègues à prendre plus en compte les
dimensions spatiales des sociétés et des problèmes ? Il me semble, au contraire, que le
courant postmoderne met en avant, dans de nombreux domaines, les lacunes, les
échecs de certaines analyses qui ne prenaient pas en compte la dimension spatiale, les
« réalités du terrain », comme on disait jadis. Après des décennies pendant lesquelles
on a très justement fait passer les sciences sociales de l’empirisme à la modélisation, je
suis gêné de constater que la postmodernité se limiterait à dire : « regardez l’espace,
prenez en compte le discours des acteurs, observez les complexités des interactions
locales ». Retour à la méthode empirique ? Plaidoyer pour une sorte de retour à la
monographie, chose que les géographes font, d’ailleurs, fort bien ? On prend un terri-
toire, on regarde ce qu’il y a dedans et, kilomètre par kilomètre, on décrit ce que l’on
© L’Espace géographique 30
Débat PM XP 27/04/05 17:44 Page 31
voit, ou croit voir. Les outils ne sont plus le carnet de terrain, mais des systèmes et
instruments complexes. Si c’est pour seulement décrire un espace ou un groupe
social, il faut constater que ce serait là une non-méthode d’analyse. En géographie, le
postmodernisme serait alors un simple retour à la période prémoderne ?
Pour apporter notre contribution originale au débat, il faut aller plus loin, et
prendre en compte la compétence « traditionnelle » des géographes qui combine une
connaissance empirique des territoires et la maîtrise d’outils et de méthodes d’ana-
lyse. Les géographes ont, dans ce débat, un avantage : leur « expérience de terrain » et
le souci d’intégrer de multiples facteurs, ce que d’autres disciplines font rarement,
mais mieux que nous quand elles le font. Cela nous donne aujourd’hui la capacité de
voir un certain nombre de choses qui font sens et que nous savons découvrir, décrire
et analyser, parce que nous avons une tradition de vision analytique du terrain. En
combinant l’analyse de l’espace et celle des politiques de développement, nous pou-
vons constater à quel point un territoire peut être bouleversé, bloqué, en situation
d’anarchie, malgré les millions de dollars investis. Le géographe analyse les données
en changeant d’échelle et voit les blocages, alors que l’économiste pourra valider son
modèle de développement en restant à l’échelle de l’État. Le géographe — c’est sa
spécificité et sa faiblesse — montrera les écarts régionaux et les inégalités des espaces
vécus, et non pas les différences sociales, politiques, juridiques, économiques qui sont
plus abstraites, plus « modernes ». En droit international, on peut dire « la Colombie
existe », mais qu’est ce que cela signifie quand 90 % du territoire n’est pas contrôlé
par l’État ? Est-ce que le Congo existe ? Probablement pas, mais peu importe à un cer-
tain niveau. Ce qui importe c’est ce qui se passe dans ce « pays ». Cela implique que le
chercheur change d’échelle, intègre territoires et réseaux, pour tenter de comprendre,
en analysant dans ces espaces sans limites et frontières fixes, comment vivent les
Congolais avec des territoires, des cultures, des sociétés, des valeurs en recomposi-
tion. En Afrique, mais aussi au Moyen-Orient, et certainement ailleurs, on assiste à
une dynamique post-je-ne-sais-pas-trop-quoi, mais qui concerne des centaines de mil-
lions de personnes et de vastes territoires. Quelle science sociale est capable de pro-
poser une analyse de ces nouveaux systèmes complexes postmodernes, postcoloniaux
qui apparaissent dans des espaces bien précis, des marges ? Les questions sont souvent
posées dans des territoires difficiles ou incontrôlables, qu’il s’agisse des « quartiers »
ou de provinces éloignées. Les politologues, sociologues, philosophes, ethnologues
offrent leurs analyses, peuvent-ils répondre alors que la question se pose en termes
d’interactions sur un territoire ? Ce travail n’est-il pas celui du géographe ?
Le travail multidisciplinaire est une évidence, mais il implique que chaque disci-
pline apporte ses méthodes et problématiques au lieu de chercher à fusionner. Les
méthodes et analyses des géographes ne sont pas forcément si désuètes, mais elles ne
sont pas perçues comme utiles, comme « vendables » car trop complexes. En effet nos
équations, nos modèles, nos vecteurs sont beaucoup plus compliqués, multivariés,
que dans d’autres disciplines car nous avons sans cesse le souci des nuances de la
« réalité », des variations spatiales de données déjà très complexes. Postmodernes sans
le savoir, nous constatons que les espaces emboîtés à l’infini, que les axes de nos
modèles ne sont plus droits, qu’ils divergent et convergent sans « respecter » les lois
des sciences « modernes ». Faute d’avoir trouvé un moyen pour expliquer simplement
les grands axes de ces systèmes complexes dans lesquels se trouvent des groupes
sociaux et des espaces en pleine recomposition, nous nous contentons parfois de
faire une analyse géographique d’un point de détail, très « postmoderne » dans son
objet, mais qui cache peut être un aveu d’impuissance face aux systèmes complexes
dont les autres sciences sociales fournissent une interprétation qui fait — incomplè-
tement — autorité.
À ce stade, tirons profit du fait que, depuis vingt ans, la postmodernité est déjà
passée. Regardons ce qu’elle a apporté, prenons ses acquis du point de vue des objets
d’étude, des méthodes, du débat avec les autres sciences sociales et celles de l’envi-
ronnement. Prenons avantage du fait que nous travaillons d’abord sur des territoires,
sur les espaces vécus, « concrets » où vivent les gens, pour intéresser le public à nos
analyses, mais tout cela en restant géographes. Il faut prendre en compte l’aveu
d’échec de certaines analyses et méthodes « modernes » mais ne pas rester dans cette
attitude doloriste, et après ce nécessaire mea culpa postmoderne, revenir à une néo-
modernité, c’est-à-dire à la construction, toujours inachevée, de problématiques et
d’outils d’analyses intégrant l’observation des territoires et des hommes qui y vivent,
comme savent le faire les géographes. Les questionnements postmodernistes peuvent
renforcer la place de la géographie dans les sciences sociales !
Une reconstruction qui ne se pose pas en ces termes aux États-Unis qui sont
peut-être le modèle du pays « moderne ». Donc dépassé ?
François Durand-Dastès
Je reste sur un certain nombre d’interrogations que j’avais avant d’arriver. Je me suis
beaucoup instruit, bien entendu, mais à propos de la question du soupçon et de la
flexibilité, il demeure pour moi un problème : c’est l’existence d’un moment où le
soupçon en arrive à nier la possibilité d’un discours scientifique, voire l’existence,
d’une réalité objective. Sur ce point Jean-François Staszak et d’autres ont fait état de
leur refus du relativisme absolu ; mais ce relativisme absolu est quand même présent
dans bien des discours, en particulier dans certaines revues américaines et anglaises
(incidemment : je n’aime pas du tout le terme anglo-saxon, car je n’aime pas que l’on
confonde l’Angleterre et les États-Unis). Quel que soit l’intérêt de la réflexivité et de
la critique du discours scientifique, je ne peux m’empêcher de penser que l’on finit
toujours par se heurter « aux terrifiants pépins de la réalité », pour rappeler le souvenir
de Jacques Prévert.
Ce qu’a dit Béatrice Collignon sur la référence au zéro, dont la perception n’est
probablement pas la même partout est fort important. Mais il se passe quand même
quelque chose, à 0 °C. J’aurais envie de dire « objectivement » : l’eau gèle. Il y a un vrai
changement d’état à partir de 0 °C. Il y a bien « quelque chose » sur quoi on peut avoir
l’impression que certains relativismes se cassent les dents.
Je voulais poser une autre question. J’ai eu des chocs récemment en lisant certaine
littérature ; je suis tombé l’autre jour, dans les Annals of the Association of American Geo-
graphers sur un article d’un auteur que je ne connais pas qui porte sur « the construction
of global climate and the politics of science » ; il nous dit que le climat est quelque chose de
relatif, et il ajoute, « je ne nie pas l’existence ontologique de la réalité, mais la « réalité »
n’est jamais réalisée en tant que telle qu’à travers les configurations des pratiques qui
en rendent l’existence manifeste ». Cette question des pratiques n’a pas été tellement
évoquée aujourd’hui. L’idée qui apparaît ici, et qui est un peu ce que disait Béatrice
Collignon, c’est que les pratiques sont un critère de jugement à partir duquel se
construit la science. Et comme les pratiques dépendent d’un contexte social, il en va
de même de la science, qui est donc ainsi relativisée. Pourquoi pas ? Mais cela m’a fait
© L’Espace géographique 32
Débat PM XP 27/04/05 17:44 Page 33
penser à une très vieille histoire datant des années 1950. Dans une revue qui s’appelait
La Nouvelle Critique, « revue du marxisme militant », étaient parus deux articles suc-
cessifs de deux agrégés de philosophie, Guy Besse et Jean-Toussaint Desanti. On nous
expliquait que la justification de la science était dans la pratique, à peu près exactement
dans les mêmes termes que ceux que j’ai cités ci-dessus. Or, ajoutaient nos auteurs, il y
a deux pratiques qui sont fondamentalement différentes et qui dépendent du système
social, il y a la pratique capitaliste et la pratique prolétarienne, il y a donc une science
bourgeoise et une science prolétarienne. Cette distinction « science bourgeoise et
science prolétarienne » a été un thème récurrent pendant un certain temps. Maintenant
cela fait beaucoup rire, et on le reproche énormément à la pensée marxiste. D’autant
plus qu’on considère volontiers que Guy Besse et Jean-Toussaint Desanti avaient le
désir (peut-être la mission) d’apporter un crédit philosophique au lyssenkisme. J’aime-
rais que l’on m’explique où est la différence entre certaines formulations « relativistes »,
« déconstructivistes », « postmodernes », comme on voudra, et les positions anciennes
que j’ai évoquées, qui rappellent de vieux et curieux souvenirs.
De temps en temps, j’ose me dire qu’il faut essayer de s’accrocher aux termes de
valeurs universelles, de faits universels, de faits scientifiques, d’objectivité même ; tous
ces mots sont presque considérés comme obscènes de nos jours mais j’ai souvent
envie de m’y raccrocher.
Encore une petite notation, en passant, sur la question de l’espace et sur la façon
dont on regarde les choses. Je souscris à ce qu’a dit Roger Brunet sur les métiers. Un
aspect de nos pratiques, c’est de savoir quelle est la hiérarchie qu’on donne aux diffé-
rents aspects des questions traitées. Comme l’a dit Bernard Hourcade, les géographes
savent quand même assez bien placer l’espace au milieu de leurs interrogations. Et ils
savent moins bien traiter d’autres questions.
J’ai eu un échange avec Guy Di Méo, récemment, à propos de ses écrits sur la
fête ; ils sont extrêmement intéressants, mais il y a toutes sortes de discours possibles
sur la fête. C’est intéressant de la situer dans le temps et l’espace, de préciser les
contextes où elle a lieu, et d’essayer d’expliquer tout cela. Il y a là du travail pour les
géographes, qu’ils ne font peut-être pas assez. On peut aussi s’intéresser à la symbo-
lique derrière la fête, à toutes sortes d’aspects idéologiques. Il y a des gens qui sont
mieux armés que nous pour en parler. J’ai été très frappé à Saint-Dié, au festival de
2002, par ce qui est arrivé dans les débats sur les religions. On avait convoqué des
spécialistes d’histoire et de théorie des religions, on a beaucoup dialogué et cela a été
très intéressant. On ne pouvait pas leur reprocher de ne pas parler de géographie. Mais
j’ai trouvé qu’il y avait un certain nombre de géographes qui n’avaient pas non plus
envie de parler des questions de géographie liées à cette question des religions, de
questions très matérielles d’organisation de l’espace. Par exemple, j’ai essayé dans un
débat sur la religion et la ville de faire parler quelques-uns de mes interlocuteurs géo-
graphes sur les conséquences pour les villes de la différence entre des religions qui
enterrent leurs morts et celles qui les brûlent, si bien qu’il y a donc un espace des
morts qui n’est pas le même selon ce que l’on fait des cadavres ; je pense que là-dessus
nous pouvons dire des choses alors qu’on a moins d’apports originaux à faire sur la
transsubstantiation, sur laquelle le débat s’était pas mal centré. Cela n’a guère marché.
Christine Chivallon
C’est curieux, j’avoue que je ne comprends pas quand vous parlez à la fois de géo-
graphes qui devraient laisser le symbolique à des gens mieux armés, tout en
© L’Espace géographique 34
Débat PM XP 27/04/05 17:44 Page 35
François Durand-Dastès
L’espace n’est pas que construction sociale, il est « aussi » construction sociale.
Bernard Hourcade
Ce n’est pas l’espace, il est forcément complexe, il y a tout dans l’espace.
Christine Chivallon
La société ne peut se construire sans le recours au traitement de l’espace. Pour com-
prendre cela, j’ai besoin d’outils que l’on pourra appeler géographiques, peu importe,
mais j’ai besoin de théorie sociale, puisque je parle du social.
Roger Brunet
Mais la question n’est pas d’avoir besoin ou non de théories sociales : il est évident
que l’on a besoin d’en avoir ; la question est que nous ne sommes pas nécessairement
capables, nous, de les construire. L’épidémiologie, la géographie électorale sont par-
faitement démonstratives à cet égard : les géographes ont des façons d’aborder des
questions, de poser des questions, d’observer des écarts, qui sont éventuellement
fructueuses ; ils n’ont pas nécessairement réponse à toutes et, si nous ne discutons
pas avec un politologue qui, lui, a réfléchi à la façon dont les votes se déterminent,
etc., nous faisons des analyses et même des livres de géographie électorale qui sont
quelquefois assez naïfs sur certains points. Réciproquement, quand un politologue
oublie de regarder des cartes électorales, et de surcroît à plusieurs échelles, il lui
arrive de se poser de très mauvaises questions et d’oublier des éléments fondamen-
taux. La collaboration des deux est nécessaire, nous ne pouvons pas être performants
dans l’ensemble des instruments et des théories des connaissances de toutes les
sciences sociales.
Christine Chivallon
Mais nous avons l’exigence d’être performants dans une science sociale de l’espace,
de pousser au plus loin nos raisonnements. Nous avons cette exigence et tant que
nous resterons sur une posture qui dit que la géographie est un en-soi nous ne nous
en sortirons pas.
Roger Brunet
Mais personne n’a jamais dit cela, surtout pas ici.
Christine Chivallon
Mais si, nous tendons à le dire quand nous faisons comme cela, c’est-à-dire en délimi-
tant un champ de compétences géographiques pures. Pourquoi aurions-nous besoin
d’une importation ? Tout simplement parce que notre objet nous le demande. Notre
exigence de construire cet objet, de le traiter le mieux possible nous demande
d’importer et de nous familiariser encore plus que nous ne le faisons avec les théories
sociales parce que ce sont les outils dont nous avons besoin et, surtout, enseignons-les
dans les universités. Pour le moment, nous formons des autodidactes.
François Durand-Dastès
Votre dernière phrase me paraît contenir une contradiction. D’autre part, j’aimerais
savoir qui est le « nous » ?
Christine Chivallon
Nous, les géographes.
François Durand-Dastès
Vous avez dit que l’espace n’était qu’un construit social ; non, c’est aussi un construit
social, et puis de quelle société ? De la société qui l’occupe aujourd’hui ? De celles qui
l’ont occupé dans le passé ?
Christine Chivallon
Le postulat sur la construction sociale fait que le social ne peut se passer de l’espace
pour se construire.
François Durand-Dastès
Oui, mais on ne peut pas se passer du passé non plus…
Christine Chivallon
Oui, je suis d’accord.
Jean-Paul Ferrier
Une brève remarque à propos de ce que vient de dire François Durand-Dastès de
l’Inde et de l’immense culture qu’il faut pour en parler, qui me permet de
défendre la valeur étonnante de nos approches culturelles par le spatial. C’est
pour moi une découverte qui remonte à mes premiers travaux sur le discours des
géographes. Elle éclaire tout le bénéfice de notre posture spatialiste qui, long-
temps handicap, nous permet maintenant de franchir les anciennes limites de nos
travaux. Nous pouvons en effet, non seulement interroger des personnes qui ne
« parlaient pas » autrefois, mais nous pouvons utiliser les outils électroniques et
informatiques qui permettent de mettre en texte ces « paroles » et traiter les trans-
criptions correspondantes. Nous pouvons aussi mobiliser notre expérience des
discours géographiques pour interroger utilement les textes du patrimoine de
l’humanité, de façon éventuellement très massive si nous utilisons les outils lexi-
cométriques et les moteurs de recherche… En les confrontant, si nous le décidons
aussi, aux logiques découvertes dans les textes et les documents iconiques de
notre profession. Ainsi, à titre d’exemple, Micheline Cosinschi-Meunier, en inter-
rogeant à l’occasion de sa thèse15 sur la cartographie les grands textes de la Grèce
classique, éclaire des points de vue qui avaient échappé aux commentateurs aca-
démiques de la littérature grecque, qui ne disposaient pas encore d’une connais-
sance suffisante de la géographie antique. Elle montre que ces textes contenaient
une géographicité qui attendait d’être révélée. C’est une situation comparable à
celle d’un historien qui aurait été marin professionnel et qui se pencherait sur des
archives maritimes…
Postulons donc, au bénéfice de la métaphore texte-espace, que ce qui est
contenu dans les textualités d’hier est contenu de façon comparable dans les spatia-
lités d’aujourd’hui. Cherchons dans cette perspective les analogies fructueuses qui
sont à identifier dans les territoires de la posturbanisation, entre les structures spa-
tiales et les messages et les méthodes de la cognition contemporaine, et imaginons
15. Entre transparence et
miroitement, la combien cette immense hypertextualité géographique pourrait nous aider à répondre
transfiguration à la crise si profonde de la transmission culturelle.
cartographique. Lausanne :
Université de Lausanne, Jean-Marc Besse
Institut de Géographie, À propos de la mise en situation des productions cognitives, pour revenir à ce qui a été
Travaux et Recherches
n° 25, août 2003.
l’occasion de cette rencontre, ce que les auteurs postmodernes, me semble-t-il, ont
16. Par exemple
provoqué, et qui n’avait pas forcément été fait auparavant, c’est justement la claire
HARLEY J.B., WOODWARD D., conscience de la nécessité de mettre en contexte les productions cognitives et d’en
eds (1987). The History reconnaître le caractère local, si l’on peut dire. Il me semble d’ailleurs que ce pourrait
of Cartography. Chicago :
Chicago University Press, être un des éléments d’un programme de travail possible pour la géographie elle-
et HARLEY J.B. (1990). même. Y compris la géographie française. On n’a pas assez parlé du profond renouvel-
«Cartography, ethics and
social theory», vol. 27,
lement que connaît depuis vingt ans l’histoire de la cartographie à la suite, en
n° 2, p. 1-23. particulier, des travaux de Brian Harley16, qui se réclamait lui aussi assez explicitement
© L’Espace géographique 36
Débat PM XP 27/04/05 17:44 Page 37