Une irrésistible
envie de
fleurir
roman
édito
Rév ision: Pierre Sam son
Correction: Céline Vangheluwe
Infographie: Michel Fleury
Conception graphique: Ann-Sophie Caouette
À Maman et Madrina
Il y a des fleurs partout pour qui veut bien les voir.
Henri Matisse
1
Chaque homme
dans sa nuit
s’en va
vers sa lumière.
– Victor Hugo
Pas de veine: mon amoureux ne répond pas à mes appels, sa boîte vocale est pleine et mes
textos restent sans échos. Aussitôt, mon esprit pragmatique se met en branle: bon, il se
doutait que je sortirais tard du studio, alors il a décidé d’en profiter pour aller prendre un
verre avec ses associés ou pour aller au cinéma voir un de ces films d’action qu’il
affectionne tant et que moi je déteste. Après tout, c’est veille de vacances pour lui
également.
Hervé et moi, nous nous sommes rencontrés il y a cinq ans, après nos divorces
respectifs. Et un brin traumatisants. Par conséquent, nous avions tous les deux besoin
d’air et d’indépendance. Résultat: nous n’habitons pas ensemble. Mais depuis peu, je
commence à envisager la possibilité de partager mon quotidien avec lui. Je rêve de plus
en plus souvent à une jolie maison que nous aurions choisie d’un commun accord,
victimes d’un même coup de foudre. Ainsi, je pourrais rentrer tous les soirs et me blottir
dans ses bras musclés, contre son corps chaud.
Cet homme a fait chavirer mon cœur dès la première fois que je l’ai aperçu. Depuis, son
physique, ses yeux, son sourire attisent sans relâche mon désir. D’ailleurs, la seule crainte
qui m’habite à l’éventualité de vivre sous le même toit que lui est la suivante: est-ce que
l’attirance demeurera aussi forte une fois que nous serons plongés dans la routine du
quotidien?
Mais pour ce soir, ma petite maison de campagne m’attend, vide et silencieuse.
Aussitôt rentrée, je me jette sur mon lit et me glisse sous les draps. Tant pis pour le
démaquillage, les soins du visage attendront jusqu’à demain. De toute façon, qu’est-ce
que ça peut bien changer d’avoir une peau un peu plus fatiguée puisque je ne suis plus
animatrice à la télé, livrée à l’œil cruel de la caméra?
Moi qui m’étais préparée à passer une nuit blanche, peuplée de mille pensées
troublantes, voilà que la fatigue me tombe dessus comme une masse. Toutefois, juste
avant de sombrer dans le sommeil du juste — et des réprouvés —, j’ai le temps de réaliser
que la tristesse née d’un choc, comme celui que je viens d’encaisser, peut mener à un état
que je qualifierais de neutre. Ainsi, je me sens vidée de toute sensation, privée des
moindres émotions. Tout d’un coup, je ne ressens ni rage ni regret. J’ai l’impression de
vivre un genre de «shutdown».
À quatre heures du matin, je me réveille en sursaut. Contrairement à l’habitude, cette
fois, je ne garde de mes rêves qu’un souvenir vague. Par contre, une impression
désagréable, faite de trahison et de déception, me tourmente, comme si les vieilles peurs
que je croyais réglées avaient refait surface en une seule nuit. Autant ce sentiment me
semble exagéré, autant il m’apparaît important de ne pas le mettre trop vite de côté. Sans
doute est-il causé par l’épreuve que je viens de traverser et par ma confiance qui en a pris
pour son rhume?
Malgré tous les moutons du monde sautillant au- dessus de mon lit, je ne parviens pas
à me rendormir. Au lieu de rester allongée à contempler vainement le plafond, je décide
de mettre mon insomnie à profit et j’entreprends de faire ma valise. Au bout du compte,
je suis doublement heureuse que nous ayons prévu ce périple. Non seulement vivrai-je de
longues heures en douce compagnie, mais ce voyage me permettra de faire le point sur la
situation et, surtout, de réfléchir à mon avenir. Me reste à espérer que l’ambiance
spirituelle de ces endroits de pèlerinage me sera bénéfique.
Une fois ma valise bouclée, je m’attaque au ménage, le cœur presque léger, d’autant
plus que mon amoureux a finalement répondu à mes textos et m’invite à partager son
déjeuner avant de prendre le chemin de l’aéroport.
En arrivant devant chez lui, je me sens encore mieux, convaincue qu’une bonne partie
des problèmes sont déjà derrière moi. Hervé habite une grande maison qui marie à la
perfection les styles classique et contemporain. Tout y est parfaitement organisé, chic et
élégant. Cette maison est à son image, c’est-à-dire toute en hauteur, composée de
matériaux nobles, avec, de surcroît, de vastes espaces libres, ce qui en fait un lieu propice
à la contemplation. L’impression de forteresse qu’elle dégage, celle d’un endroit où l’on se
sent à la fois protégé et hors de portée des pensées noires, contribue donc à me rasséréner
davantage.
En sortant de la voiture, je l’aperçois qui s’avance vers moi en arborant un air détendu.
Son visage s’assombrit à mesure qu’il s’approche.
— Mais, mon cœur, qu’est-ce qui se passe? On dirait que tu portes le deuil.
— En effet: celui de ma carrière.
Il m’enlace aussitôt et je me réfugie contre son torse puissant. Entre les larmes, je lui
résume ma fin de soirée infernale, les sentiments de rejet, de trahison, d’humiliation qui
ont pris le relais pour me tourmenter jusqu’au petit matin.
— On me remplace par une plus jeune. En fait, une étoile qui doit monter, à ce qu’on
m’a dit. Alors que moi, j’imagine…
Il me saisit par les épaules, m’éloigne juste assez de lui pour river ses beaux yeux
débordant de douceur aux miens.
— Mais qu’est-ce que c’est que ces histoires? Tu avais eu la confirmation que ton
émission revenait la saison prochaine, non?
Je parviens à grimacer un sourire.
— Oh, pour ça, elle revient. C’est moi qui reste à la maison. Devant la télé, cette fois.
— Pauvre amour…
En m’inondant de douces paroles, empreintes de bon sens et de compréhension, il
m’entraîne délicatement vers sa chambre. Nos retrouvailles se déroulent souvent de cette
façon, en commençant par le dessert, comme il aime le dire.
— Ça me met en appétit pour le repas, explique-t-il alors, sourire coquin sur les lèvres.
À nouveau, il me serre tendrement dans ses bras et c’est ce moment que je choisis pour
ouvrir les écluses et me laisser aller sans retenue. Ballottée entre les pleurs et les peurs, je
me sens dévastée et déroutée, comme si je flottais en dehors du temps. Je ne parviens pas
encore à bien jauger ce qui m’arrive.
Je viens à bout de retrouver un semblant de calme, éponge mes larmes et prends trois
bonnes respirations avant de lui demander:
— Tu veux bien que je te masse un peu, mon chéri?
Mon offre le prend au dépourvu.
— Mais ce serait plutôt à moi de prendre soin de toi, actuellement, il me semble.
— Tu sais à quel point ça me fait du bien de donner. En plus, j’ai vraiment besoin de
toucher quelque chose de concret, de solide, de réel. Tu fais radicalement l’affaire.
Il lâche un petit rire.
— Je ne suis pas sûr que ce soit la vraie raison, dit-il en se tournant sur le ventre. J’ai
plutôt l’impression que, parfois, c’est pour toi une façon de t’oublier et d’esquiver la dure
réalité de la vie.
J’amorce une protestation, mais, au moment où je pose mes doigts sur sa peau, une
série d’images affluent furtivement à mon esprit. À mesure que mes mains courent sur
son dos, un film étrange se déroule malgré moi dans ma tête. Et je réalise que ce court
métrage n’est rien d’autre que le rêve que je croyais avoir oublié.
— Ça ne va pas? marmonne-t-il.
En effet, je remarque que mes mains ont cessé de malaxer ses muscles.
— Je ne comprends pas ce qui m’arrive, j’ai l’impression d’avoir eu une vision, mais en
fait, je crois que j’ai fait un rêve prémonitoire.
— Prémonitoire? Que tu me faisais un massage?
— Pas tout à fait. Tu m’avouais avoir plusieurs maîtresses. Cinquante-deux en fait, une
pour chaque semaine de l’année.
— C’est peut-être un jeu de cartes?
Mon amoureux rit fort et cela me rassure un peu.
— Franchement, c’est complètement ridicule ce rêve, reprend-il. J’espère que tu n’y
penses déjà plus.
Quelque chose dans son ton de voix m’intrigue, une légère hésitation, peut-être, ou
une froideur inusitée.
— À vrai dire, j’avais réussi à me convaincre que ce n’était que mes peurs qui me
troublaient, mais en ce moment, si je ferme les yeux, je devine une grande femme blonde
à tes côtés. En fait, je vous vois dans plusieurs décors différents, comme si ça faisait
longtemps que vous aviez une relation. Je me trompe vraiment?
Pour toute réponse, il se met à sangloter. Il tremblote sous mes mains, mais je n’arrive
pas à m’arrêter de le masser, comme s’il fallait que d’autres images m’apparaissent pour
me convaincre de la réalité de la situation.
— Tu ne m’avais pas parlé de tes dons de voyance, parvient-il à articuler.
— Disons que je n’aime pas me vanter de choses que je ne comprends pas parfaitement
bien et qui risquent de me compliquer l’existence. Alors, j’ai rêvé juste?
— Oui, malheureusement, on peut dire que c’est le cas.
— Et ça fait longtemps que ça dure?
— Depuis toujours, pas seulement avec toi. C’est que, je ne peux pas me contenter
d’une seule femme, Juliette, c’est difficile à expliquer.
— J’imagine, oui.
J’hésite entre accélérer le massage ou tenter de l’étrangler. Mais il se retourne et se
redresse sur le matelas, rendant les deux impossibles.
— Écoute, dit-il, je t’aime chérie, et c’est tout ce qui compte, pas vrai? En plus, notre
voyage va nous donner l’occasion de nous retrouver. Tout va s’arranger, tu peux compter
sur moi.
L’étrangler. Assurément.
— Compter sur toi? Ça va pas ou quoi? Non seulement je ne pourrai plus jamais te
faire confiance, mais je n’ai plus aucune envie de partir en voyage avec toi, même en
banlieue.
Je ramasse en vitesse mes affaires et m’enfuis vers l’aéroport sans ajouter un mot. La
foule et la frénésie des départs m’étourdiront peut-être suffisamment pour m’éviter de
sombrer dans un profond puits de tristesse et de déprime.
J’essaie de conduire prudemment, mais je suis anéantie, comme si mon être intérieur
avait éclaté en mille morceaux. Je n’arrive plus à penser clairement. Et de nouveau, j’ai
peur, peur de ne plus me trouver de travail, peur de ne plus subvenir à mes besoins, peur
de finir ma vie seule.
Je réentends la discussion de la veille dans la salle de maquillage et je ne peux
m’empêcher de penser qu’effectivement, j’ai perdu un peu de mon lustre. J’avais bien
remarqué le regard que mon amoureux posait de plus en plus souvent, mais surtout avec
de plus en plus d’insistance, sur les visages lisses des jeunes femmes, sur leurs corps
lestes et, sans doute, encore fermes.
Depuis quelque temps, je n’arrive plus à me percevoir comme la femme sexy et
attirante que j’étais il n’y a pas si longtemps. À une certaine époque, je servais même de
modèle pour des publicités. Pourtant, on me complimente encore régulièrement sur ma
taille fine, sur l’intensité de mon regard ou sur le galbe de mes jambes.
Mais aujourd’hui, je ne vois plus que mes cinq kilos en trop et le déficit en tonus de
certaines parties de mon corps, dont les plus cruciales. Comment avais-je pu croire qu’un
homme d’à peine mon âge, beau comme un dieu, puisse s’intéresser à ma personne, alors
que mille autres femmes, plus jeunes, plus sveltes, papillonnaient autour de lui?
Je me mets à déraisonner: évidemment qu’il a besoin de chercher ailleurs matière à
satisfaire son désir de perfection. En y pensant bien, je me demande si cela n’est pas une
façon toute masculine de faire échec à la peur de vieillir. Les hommes peuvent être de
redoutables chasseurs. Et les femmes, excellentes à leur trouver des excuses. Surtout les
naïves comme moi!
3
Le malheur
c’est activant.
– Gitta Mallasz
À quarante-cinq ans, est-ce qu’on peut recommencer à zéro? Voilà la question qui me
trotte dans la tête pendant que j’erre comme une zombie dans les couloirs de l’aéroport.
Je ne suis même pas sûre d’avoir mis tout ce dont j’aurai besoin dans ma valise. Le
manque de sommeil et une tristesse sans nom m’ont laissée parfaitement K.-O. Pourtant,
j’ai trouvé le courage de me rendre à l’aéroport plutôt que de rebrousser chemin, de me
jeter sur mon lit et m’y rouler en boule.
J’ai envoyé un texto à Hervé pour l’informer que je partais malgré tout, et sans lui. Il
n’aura qu’à dénicher une nouvelle destination — moins spirituelle, à n’en pas douter — et
une nouvelle accompagnatrice, ce qui ne devait pas être trop difficile, vu l’éventail des
possibilités.
Pour ma part, je suis persuadée que la meilleure solution à mon état catastrophique
consiste à partir, à aller voir ailleurs si je ne peux pas m’y trouver. J’ai confirmé toutes les
réservations d’hôtel prévues initialement pour un couple. Par contre, Hervé, qui
souhaitait me faire une surprise agréable, ne m’avait rien révélé de ses plans pour la
dernière nuit. Je n’ai aucune idée de l’endroit où il avait prévu de m’emmener, mais je
suis convaincue d’une chose, c’est qu’il s’agit de la dernière place où j’ai envie d’aller.
Une casquette vissée sur le crâne et les cernes cachés derrière d’immenses verres
fumés, j’essaie de passer incognito et, surtout, de camoufler la peine qui m’afflige chaque
fois que je croise un couple d’amoureux ou même une personne qui me semble heureuse.
C’est fou comme le bonheur des uns peut, par moments, devenir une source de
souffrance pour les autres.
Arrimée au bar du restaurant, je chipote dans mon assiette encore pleine, et je me
demande à qui je pourrais confier ce qui m’arrive. Ce matin, j’ai bien essayé d’épancher
mon chagrin en appelant une copine, mais plutôt que de m’écouter patiemment, elle s’est
empressée de prendre position, comparant mon épreuve à toutes celles qu’elle avait
traversées pour finalement me prendre en pitié. Rien pour alléger mon fardeau.
Je repense alors à ce cher Gabriel. Comment se fait-il qu’il ne m’ait pas écrit,
récemment?
Gabriel et moi, nous avons amorcé ce qu’il est d’usage d’appeler une relation
épistolaire, il y a de cela quelques années. Son premier courriel m’avait beaucoup
intriguée. Fidèle téléspectateur de mes émissions, il disait lire en moi comme dans un
grand livre ouvert, me devinant par écran interposé. Un jour, il y était allé d’une
prédiction qui s’était réalisée dans les semaines suivantes. Il n’en fallait pas plus pour que
je lui réponde à mon tour. Depuis, il m’écrit fidèlement, mais à intervalles irréguliers, et
un lien solide de complicité s’est tissé entre nous malgré le fait que nous ne nous soyons
jamais rencontrés.
En effet, avec le temps et à la faveur des échanges successifs, j’ai compris qu’il était
l’un des seuls à avoir percé la carapace que je m’étais forgée pendant de nombreuses
années. Il m’a écrit à plusieurs reprises pendant que je traversais des moments de doute,
de tristesse ou de remise en question. Les gens ont tendance à croire que, si vous êtes
animatrice à la télévision, tout va toujours pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Gabriel a rapidement deviné que ce n’était pas le cas, du moins pour moi. Il a détecté mes
failles, celles que j’essaie tant bien que mal de colmater. Il faut exercer un métier
semblable pour comprendre ce besoin viscéral de pouvoir compter sur un confident
anonyme.
Prodige additionnel, les messages de Gabriel me parvenaient au bon moment, quand
j’en avais besoin. Du moins, ce gentil sorcier ne s’est pas trompé jusqu’à maintenant. Je
me demande toutefois si ma situation n’est pas pire que je ne l’imagine, puisqu’il ne m’a
pas encore écrit. À moins qu’il vieillisse et qu’il soit en voie de perdre ses surprenantes
facultés? Ou qu’il n’ait rien de positif à prophétiser pour moi?
Et si je lui écrivais pour prendre de mes nouvelles? Je pourrais lui poser les questions
qui tournoient dans ma tête, et récolter les quelques mots d’encouragement qu’il ne
manquerait pas de m’offrir. À l’heure qu’il est, je voudrais tant que quelqu’un m’assure
que mes difficultés ne dureront pas ou, mieux encore, qu’elles ouvrent la voie vers le
bonheur, comme le prétendent ces spécialistes du développement personnel.
À: Gabriel
De: Juliette
Cher Gabriel,
Comment allez-vous?
Merci infiniment.
Juliette
Une fois le message expédié, les reproches affluent à mon esprit: pathétique, ma fille,
voilà ce que tu es! Quémander une prédiction positive à un inconnu, cramponnée à un bar
d’aéroport, il faut vraiment être rendue au bout du rouleau!
Mais le fait demeure, je me demande vraiment pourquoi Gabriel n’a rien ressenti de
l’épreuve que je traverse, lui qui semble d’ordinaire si connecté à mon état d’être. À peine
quelques minutes plus tard, je réprime un sursaut: le timbre de mon téléphone me
signifie la réception d’un message.
À: Juliette
De: Gabriel
Je suis sincèrement désolé d’apprendre ce qui vous arrive. Votre détresse m’a pris de
court. Comme quoi, je ne suis peut-être pas tout à fait celui que vous croyez.
Mais si vous me le permettez… Êtes-vous bien certaine d’avoir perdu ce qui
comptait le plus pour vous? Perdre quelque chose ou quelqu’un sous-entend qu’on
l’a d’abord possédé, il me semble. Or, est-ce que l’on possède son travail ou son
amoureux?
Dans votre cas, j’ai plutôt l’impression qu’il s’agissait de l’inverse.
Où vous ressentez une perte, je ne vois qu’une finalité. Une issue nécessaire,
même. Et comme le disait Lavoisier: «Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se
transforme.»
Vous vouliez une prédiction, je vous en fais une: si vous gardez l’esprit ouvert,
disponible et à l’écoute, vous saurez quel nouveau chemin doit être emprunté. Celui-
ci est plus beau, plus vaste et plus lumineux. Pour accéder à ce nouvel
embranchement de vie, il faut surtout accepter de s’affranchir du passé.
Droit devant, jeune femme! Allez! Et ne regardez pas en arrière.
Et puisque vous allez en France, avez-vous prévu de visiter la forêt de
Brocéliande? Plusieurs disent qu’elle est magique. Vous qui semblez apprécier la
divination à sa juste valeur, il me semble que vous devriez adorer ce lieu.
Je me permets de vous suggérer un endroit où séjourner en Bretagne: le Manoir
du Tertre, à Paimpont. C’est juste à côté de la forêt. Et une princesse comme vous
doit certainement aimer les manoirs.
Je connais bien l’endroit. Si vous le souhaitez, je m’occupe de faire une
réservation pour vous, à votre convenance.
Bien cordialement,
Gabriel
L’envie de lui faire confiance une fois de plus me convainc d’accepter sa proposition et
je n’oublie pas de le remercier pour ses bons mots. Je dormirai donc au Manoir du Tertre
pour la dernière nuit de mon voyage. D’ici là, j’irai visiter le Mont-Saint-Michel, Lisieux et
Chartres, sites célèbres de ressourcement spirituel qui, je l’espère, m’apporteront calme et
réconfort.
En effet, sans être de nature fervente, je suis fascinée par les lieux de culte, peu
m’importe la religion à laquelle ils sont consacrés. Moi qui me perçois comme une femme
de tête autant que de cœur, je me surprends toutefois à apprécier cet impalpable climat de
recueillement.
Ainsi, chaque fois que je croise une église, par exemple, je ne peux résister à la
tentation d’y entrer. La monumentalité de l’endroit et le parfum de l’encens ont sur moi
des effets immédiatement apaisants. Je m’y sens en sécurité et je crois que les saints
personnages qui y sont représentés peuvent entendre nos confidences, voire même
exaucer nos demandes. En fait, je réalise que j’aime bien le penser. Est-ce une croyance
digne d’une âme désespérée? Peut-être bien. Une chose est sûre, le mysticisme exerce sur
moi une attirance irrésistible, et ce, depuis que je suis toute petite.
En quittant mon tabouret, je me fais une promesse pour me donner courage: dès que je
mettrai le pied dans une église, j’y allumerai un lampion en me rappelant cette chanson
de Christophe Maé qui demande Il est où le bonheur? Parce qu’actuellement, c’est cette
même question qui me trotte sans relâche dans la tête.
4
C’est au moment
où l’on se perd réellement
que l’on commence
à se retrouver.
– Henry David Thoreau
Je ne sais si c’est grâce à tous ces lampions que j’ai allumés dans les derniers jours ou au
dépaysement, mais je me sens résolument mieux. En fait, j’ai l’impression d’être libre
comme je ne l’ai jamais été! L’insécurité a cédé le terrain à l’espoir. S’il y a une chose que
j’ai apprise récemment, c’est que la joie peut naître même dans les larmes et dans la
souffrance, ne serait-ce, au début, que par bouffées furtives. J’apprends à profiter de ces
instants et, surtout, à les apprécier à leur juste valeur.
Quel hasard d’avoir planifié ce voyage à caractère spirituel sans me douter de la
révélation qui m’attendait! J’avais certainement besoin de ce genre d’échappée vers une
intériorité nouvelle. Je n’ose imaginer quelle épreuve j’aurais traversée si une escapade
romantique sur la Riviera avait été planifiée plutôt que cette visite de sites enchanteurs.
Le Mont-Saint-Michel, Chartres et Lisieux m’ont charmée autant par les paysages
qu’ils offraient que par les gens que j’y ai croisés. Dès les premiers jours, alors que je
n’étais que l’ombre de moi-même, une ombre cachée derrière des verres fumés qui
éclatait en sanglots pour un rien, un certain apaisement s’est esquissé, et j’ai même pu
capter une douce lumière intérieure.
Aujourd’hui, au volant de ma petite Fiat de location, je me surprends à chantonner en
route vers la dernière halte de mon voyage. Il faut dire que cette chaîne de radio dédiée à
la chanson française me rappelle à quel point j’aime les Dassin, Sardou, Bécaud et Lama.
Alors que je m’égosille en compagnie de Nicole Croisille, j’éclate de rire en réalisant que
mon expérience récente n’a rien à voir avec «Une femme avec toi».
Je quitte l’autoroute pour rejoindre Paimpont, là où se trouve le Manoir du Tertre dont
Gabriel m’a parlé. Il a même eu la gentillesse de réserver une chambre pour moi.
Toutefois, après quelques minutes passées à zigzaguer sur une petite route secondaire, je
n’aperçois rien qui puisse prétendre au titre de manoir. Et le GPS semble encore plus
perdu que moi, recalculant sans cesse les distances et multipliant les consignes
contradictoires.
Avant d’atteindre une énième intersection, ou plutôt une nouvelle occasion de me
perdre, je décide de m’arrêter sous un grand chêne planté devant ce qui ressemble à un
tas de vieilles ruines. Je commence à nourrir de sérieux soupçons sur ma légendaire
intuition quand j’aperçois, accrochée à l’arbre providentiel, une pancarte indiquant
l’adresse que Gabriel m’a donnée: je suis arrivée à bon port malgré mon GPS. Sauf que de
manoir, point: se dresse plutôt devant moi un bâtiment délabré. Je trouve à sourire à
l’idée que nos états intérieurs influent souvent sur les circonstances extérieures. Il me
semble avoir déjà lu ça quelque part.
Au moment où j’embraie en première pour m’éloigner au plus vite, un homme jaillit de
l’immeuble.
— Attendez! Attendez! me lance-t-il à bout de souffle.
Je coupe le moteur et descends de la voiture pour aller à sa rencontre.
— Bonjour, monsieur. Je suis désolée de vous avoir dérangé, mais j’ai bien peur d’être
perdue. Je cherche le Manoir du Tertre.
— Mais vous y êtes! Vous devez être Juliette, la Québécoise. Je vous attendais.
Bien sûr qu’il m’attendait! Il devait être trop heureux d’avoir une audacieuse cliente en
quête de vestiges du passé et de confort minimal. D’ailleurs, qu’est-ce qui pouvait bien
pousser des gens à vouloir séjourner ici? La France regorge de vieux sites racontant
chacun une histoire riche, mais ici, c’est autre chose. C’est carrément préhistorique!
— Ne vous fiez pas aux apparences, dit-il comme s’il avait lu dans mes pensées. Garez
votre voiture devant la porte et rejoignez-moi à l’intérieur. Avec cette chaleur et la qualité
des indications routières dans le secteur, vous devez être épuisée.
Je cherche à placer un mot, ou à trouver une excuse pour m’en aller au plus vite, mais,
je dois l’admettre, la fatigue me laisse à court d’arguments. Il poursuit:
— Je vais vous servir quelque chose à boire pour vous requinquer et je vous ferai faire
le tour du propriétaire. Vous aurez même le loisir de choisir votre chambre. Je parie que
vous aimerez celle qui donne sur le puits derrière. On raconte que la fée Viviane y prenait
son bain!
Son air bonhomme me rassure et, en effet, je pense qu’une petite halte s’impose. Je
décide toutefois de laisser mes bagages dans la voiture, loin d’être convaincue de passer la
nuit à cet endroit qui ne m’inspire guère.
Je pénètre dans le manoir et me retrouve directement dans la cuisine. Mon hôte
s’affaire à remplir nos verres, posté derrière un immense comptoir jonché de paperasse.
Ce capharnaüm semble lui servir de réception.
En l’observant à la dérobée, je me dis que le spécimen ne cadre vraiment pas avec le
décor. Comment un bel homme dans la jeune cinquantaine et à l’allure si distinguée peut-
il aimer vivre dans un bazar pareil? Avec son veston griffé et ses chaussures en daim, je
l’imaginerais plutôt dans un hôtel cinq étoiles.
Il se retourne prestement et je rougis, comme prise en flagrant délit de contemplation.
— Allez-y, faites comme chez vous, me lance-t-il gentiment en indiquant la porte
derrière moi. Je vous rejoins tout de suite au grand salon avec un cocktail dont vous me
donnerez des nouvelles. Au fait, je m’appelle Pierre.
Je balbutie un remerciement et me dirige vers l’autre pièce.
J’aime visiter des régions inconnues et surtout les habitations locales. Les maisons ont
une personnalité qui leur est propre, comme si elles possédaient également une âme. Les
livres et les objets n’y arrivent peut-être pas par hasard, tout comme les humains qui
choisissent d’y vivre ou qui sont amenés à y séjourner.
L’endroit me semble rassurant. Pourtant, tout y est différent de chez moi. Je ne tolère
rien qui traîne, alors qu’ici l’atmosphère chaotique semble contribuer à la détente, comme
si elle me donnait la permission de me laisser vivre avec davantage de détachement.
Pour atteindre le grand salon, il faut traverser une immense salle à manger qui
m’apparaît presque trop conviviale pour un endroit aussi austère. Comme dans la plupart
des maisons bretonnes, les plafonds sont bas, traversés de grosses poutres de bois foncé
bien apparentes. Le décor est sombre, mais chaleureux. Je m’arrête devant une vieille
vitrine au bois vermoulu qui regorge de trésors de la littérature et d’objets anciens. Une
petite figurine à l’effigie de Merlin l’Enchanteur capte aussitôt mon attention.
Autre surprise, je débouche sur une pièce résolument chic. Elle occupe la moitié d’un
vaste espace divisé par un escalier majestueux, mais terriblement usé, sans doute par des
millions de pas. De l’autre côté se déploie un grand salon dont les murs sont couverts de
bibliothèques monumentales.
J’y pénètre, mais à reculons, mon regard étant capté par un immense portrait qui
occupe tout le mur à gauche de l’escalier. Il représente une grande dame aux cheveux gris,
vêtue d’une longue cape ivoire. J’ai l’impression qu’elle me fixe droit dans les yeux. Son
regard, à la fois vif et doux, semble veiller sur les lieux. Ce portrait me fascine et accapare
toute mon attention.
— Vous savez qui c’est? me demande mon hôte en entrant dans la pièce avec deux
verres remplis d’un liquide rose et pétillant dans lequel dansent des glaçons.
— Je n’en ai aucune idée, dis-je en saisissant mon verre.
— Il s’agit de Geneviève Zaepffel. Elle a marqué son époque en raison de son intuition
ou de ce que certains appellent ses dons de voyance. À l’âge de sept ans, elle aurait eu sa
première apparition, celle de Saint Judicaël, qu’elle a aperçu au sommet de l’escalier que
vous avez devant vous. Après ce mystérieux événement, elle guérit d’une grave
tuberculose et développe ses facultés psychiques. Encore aujourd’hui, Geneviève est
considérée comme l’une des plus grandes médiums que la France ait connues. On dit
même que le général de Gaulle la consultait. Elle a vu le jour dans ce manoir, et elle y a
également rendu l’âme. Certains croient qu’elle y est toujours présente.
Peu à l’aise avec cette histoire de médium, je tente d’orienter la discussion vers un
sujet, disons, plus terre à terre.
— Et qu’est-ce qu’on boit?
— Un cocktail typiquement breton, à base de chouchen, une sorte d’hydromel. Je l’ai
mélangé avec un peu de rhum blanc, de miel et de sirop de fraise auquel j’ai ajouté une
eau pétillante et des glaçons.
— Hum… c’est vraiment délicieux.
— Le chouchen était reconnu comme la boisson des druides. Il symbolise la force et la
joie de vivre. J’aime bien m’en servir pour créer des cocktails que je réserve aux nouveaux
hôtes de l’auberge en guise de porte-bonheur ou de prélude à un heureux séjour.
Sinon pour contrecarrer la peur qui doit s’immiscer dans l’esprit de tout visiteur
confronté au portrait de la médium, pourrais-je ajouter.
De mon côté, la sollicitude de Pierre (ou est-ce le chouchen?) me permet toutefois
d’encaisser le choc, craignant désormais que ce manoir soit hanté. J’ai dû pâlir d’un ton,
car Pierre me regarde d’un drôle d’air, puis reprend, la voix grave:
— Écoutez, Juliette, je comprendrai si tout ça, c’est trop pour vous. Mais laissez-moi au
moins vous montrer les chambres disponibles. Si vous préférez partir, je rembourserai à
votre ami le dépôt de réservation.
— C’est gentil, merci.
— Disons que j’ai constaté votre déception. Ce vieux manoir est sur le point d’être
vendu et je m’en occupe de mon mieux en attendant. Si d’aventure vous décidez de rester
et si le cœur vous en dit, je vous invite à vous joindre à moi et à mon ami pour le souper.
François est un Québécois de passage dans la région, tout comme vous.
J’ai dû esquisser un sourire, car il pose délicatement la main sur mon coude et
m’indique l’escalier:
— Allez! Suivez-moi maintenant, que je vous fasse visiter les somptueuses suites, me
dit Pierre après un clin d’œil complice.
L’une des chambres donne sur un jardin qui devait être très joli à une certaine époque.
Le charme désuet de l’endroit ainsi que l’air honnête et sympathique de Pierre viennent à
bout de mes dernières résistances. De plus, il s’agit de la dernière nuit de mon périple, je
ne connais pas le secteur, alors mieux vaut ne pas risquer de me retrouver dans un hôtel
encore moins accueillant.
— Alors, l’endroit vous plaît?
— Je dois avouer que oui. Mais, j’aurais toutefois besoin de quelques minutes pour y
penser.
— Une petite promenade dans les bois fait des miracles, dit-on. Après tout, vous êtes ici
dans la forêt de Brocéliande, reconnue pour ses pouvoirs magiques. Vous verrez bien quel
effet elle aura sur vous.
Il fait un temps splendide, propice aux réflexions. Ma petite voix me dit que rien
n’arrive par hasard. Pourquoi me suis-je retrouvée dans le manoir délabré de l’une des
plus grandes médiums françaises? Comment Gabriel a-t-il eu l’idée de mon séjour ici? Et
surtout, pourquoi?
Tout de même, ma randonnée en forêt enchantée me fait du bien. J’ai l’impression de
m’apaiser à mesure que je m’enfonce sous les lourdes branches. Mieux encore, je ne
saurais dire si c’est «l’effet Brocéliande», mais je me sens ragaillardie. Cette brève
incursion dans un lieu aux pouvoirs surnaturels me convainc qu’un peu de mystère et
même un brin de magie me seraient des plus bénéfiques.
De retour au manoir, j’annonce à Pierre que, non seulement je vais dormir sur place
comme prévu, mais que c’est avec bonheur que je partagerai un repas avec lui et son ami.
Une fois dans ma chambre, en l’honneur du petit jardin bruissant sous la fenêtre,
j’opte pour la jolie robe fleurie achetée quelques jours plus tôt à Paris. Pour la première
fois depuis mon arrivée en France, je prends la peine de me maquiller et même d’oser
mettre un peu de couleur sur mes lèvres. Coco Chanel suggérait le rouge à lèvres comme
antidote à la tristesse. Je réalise aussitôt à quel point de petits gestes anodins peuvent
s’avérer d’un grand secours. Évidemment, et moi la première, nous avons tendance à les
oublier au moment où nous en avons le plus besoin.
Simone Weil disait que tous les crimes commençaient par un petit détail négligé ou
une légère faute d’inattention, comme un lit laissé défait. Est-ce qu’à l’inverse un petit
geste positif, comme le fait d’appliquer du rouge sur ses lèvres, peut éveiller en nous le
désir de revenir à la vie?
Je descends juste à temps pour l’apéro. Pierre m’offre une coupe de champagne en me
présentant son ami François, puis il disparaît en cuisine. Le nouvel arrivé semble aussi
sympathique que son ami. Grand, mince et athlétique, il ressemble à un sportif de haut
niveau.
— Enchanté de faire votre connaissance! lance-t-il d’une voix chantante avant de
poursuivre: Pierre m’a déjà fait part de votre déception à votre arrivée. Mais vous verrez,
je parie que vous allez passer un excellent séjour et que vous trouverez quelque chose à
retirer de toute cette histoire.
— Merci pour vos encouragements, François. Vous savez, et sans vouloir entrer dans
les détails, après tout ce que je viens de vivre, je crois que le mieux qu’il me reste à faire
est de simplement lâcher prise, comme on dit, et de me laisser porter par le courant. Du
moins jusqu’à ce que je revienne à ma triste réalité.
— Et quelle est cette triste réalité, si ce n’est pas trop indiscret?
Je prends une bonne lampée pour me permettre d’avaler la question.
— Il y a quelques semaines, j’ai pratiquement tout perdu, coup sur coup. D’abord, ma
carrière d’animatrice télé, puis ma relation de couple a été réduite en miettes par mon
amoureux. D’ailleurs, j’avais organisé ce voyage avec lui. J’ai décidé de le faire quand
même, en solo, parce que j’ai ressenti un grand besoin de dépaysement et l’urgence d’aller
recoudre mon cœur sous un ciel nouveau.
Il prend une longue seconde pour absorber l’information, laisse échapper un hum
énigmatique avant de reprendre:
— Je suis désolé que cette tornade de vie vous ait secouée. Et pardonnez-moi si je ne
vous ai pas reconnue tout de suite: pour être parfaitement honnête, je ne regarde pas
beaucoup la télé.
— Ne vous en faites pas, c’est très bien comme ça: actuellement, j’ai beaucoup plus
envie de passer incognito que d’être arrêtée dans la rue par une admiratrice. Ou dans un
manoir, par un admirateur.
Nous rions ensemble puis un autre silence bienfaisant nous enveloppe.
— C’est une drôle d’expression que vous avez utilisée: «tornade de vie»!
— Oh, répond-il, c’est une adorable petite fille qui me l’a apprise. Vous savez, une
tornade, c’est violent et ça balaye tout sur son passage. Mais ça nous pousse aussi à faire
un grand ménage et à repartir à neuf.
— Je vous confirme que ma tornade a bel et bien été dévastatrice et que, maintenant, je
suis à l’image de ce manoir, c’est-à-dire que je menace ruine!
— Alors c’est potentiellement merveilleux! Et sûrement que la forêt vous a attirée pour
une raison particulière. Vous avez peut-être constaté que les fleurs y poussent aussi dans
la boue et parmi les débris.
Il pique ma curiosité, mais pour l’heure, je décide qu’il est temps de s’intéresser à mon
interlocuteur.
— Si vous le dites! Et vous, que faites-vous ici?
— De passage, tout comme vous. Mais je n’ai pas vécu de tornade de vie, du moins, pas
récemment. Je suis spécialisé en psychologie positive. Vous connaissez?
— La pensée positive? Très peu pour moi, surtout en ce moment, sans vouloir vous
vexer.
— Ce n’est pas ce que vous croyez, Juliette. On appelle la psychologie positive «la
science du bonheur». Il s’agit de l’étude des forces, du fonctionnement optimal et des
déterminants du bien-être chez l’être humain. C’est un domaine de la psychologie
référencé scientifiquement. Et c’est ce que je retransmets aux chefs d’entreprises ici en
France, tout comme au Québec.
— Dans ce cas, il faudra qu’on s’en reparle!
— En effet, je crois que ça pourrait vous aider aussi…
Pierre arrive à point nommé et dépose sur la table des mets qui semblent tous plus
succulents les uns que les autres. Moi qui suis complètement nulle en cuisine, je ne peux
que m’extasier devant ce festin de fruits de mer et toutes ces salades colorées. Je sens
mon appétit qui ressuscite. Quel contraste! Au cours des dernières semaines, je me
contentais de picorer dans mon assiette, l’estomac noué. Est-ce un signe que je peux
également retrouver mon appétit pour la vie? Je l’espère.
La soirée se déroule agréablement au rythme de discussions animées sur des sujets qui
retiennent mon attention. De la philosophie en passant par les arts, la spiritualité et la
psychologie, j’ai l’impression que c’est tout un monde à peine exploré qui s’ouvre à moi.
Je réalise à quel point ces deux-là possèdent des connaissances qui vont bien au-delà de
ma propre expérience du développement personnel. Je perçois dans leurs échanges plus
de conscience et de profondeur qu’à l’accoutumée, ce que j’ai fui ces dernières années,
préférant demeurer bien cachée sous mes allures de starlette du petit écran!
Mes deux compagnons peuvent me paraître radicalement différents l’un de l’autre, il
n’en demeure pas moins que plus j’apprends à les connaître, plus je constate à quel point
ils se complètent. Pierre exerce le métier de notaire et il est passionné d’art et de
philosophie, tandis que François a fait ses études en psychologie positive après une
carrière scientifique.
Alors que j’attaque un divin tiramisu breton au caramel, Pierre ouvre une dernière
bouteille, un sauternes. «Le dessert du dessert», affirme-t-il. Je suis surprise de tout ce
que j’ai pu engloutir en une soirée. Mais chaque plat était absolument délicieux et Pierre
avait su les marier aux meilleurs vins. De surcroît, je me suis régalée tout autant des
échanges inspirants et de l’atmosphère créée par Pierre, grâce entre autres à la musique
qui emplit présentement les lieux.
— Tu connais ce qui joue, Juliette? me demande un Pierre plus relaxe qui ose
maintenant le tutoiement.
— Non pas du tout, mais je trouve ça magnifique.
— Rien de tel pour se détendre, crois-en un ancien scientifique hyper-stressé! renchérit
François avec un clin d’œil.
— Mais on dirait qu’il y a plus encore dans cette musique que de la beauté. C’est
comme si l’on pouvait ressentir l’intention du compositeur, dis-je en savourant cette
sonorité si particulière. C’est… bienfaisant.
— Il s’appelle Logos, Stephen Sicard de son vrai nom, et je suis convaincu qu’il serait
ravi d’entendre ton commentaire. Il se définit comme un créateur de bien-être sonore.
Sur quoi, Pierre se lève et se dirige vers l’une des armoires vitrées. Il revient vers moi
avec, dans les mains, un CD de Logos intitulé L’éveil de la déesse.
— Tiens, Juliette, cadeau! Ainsi, quand tu l’écouteras, tu te retrouveras ici en pensée.
J’espère surtout que tu te souviendras de cette dernière étape de ton voyage comme le
début d’une nouvelle vie. Il est temps de laisser plus de place à la déesse qui vit en toi.
Avec grâce et confiance!
— Oh… merci infiniment, Pierre. Quel précieux cadeau, dis-je en réfrénant un
bâillement, un peu honteuse.
— Il est normal que tu sois fatiguée, me dit gentiment François pour me déculpabiliser.
Disons que tu as eu une grosse journée.
En effet, je tombe de sommeil. Je remercie mes nouveaux compagnons et je prends
congé, impatiente d’aller me vautrer dans les bras de Morphée.
5
Non seulement la vie ne nous épargne pas les épreuves, mais elle peut carrément
prendre parfois des allures de tragédie grecque. Peut-être qu’à l’instar de la montagne,
l’humain doit affronter les éléments comme les années, et y faire face avec sérénité. Cela
me fait penser à l’expression «passer au travers». Depuis mes récentes déconvenues,
combien de fois ai-je entendu des gens me lancer «Tu vas passer au travers» en guise de
consolation avant de passer à un autre sujet?
Ils ne nous disent pas qu’il nous faut passer par- dessus, à côté, ou esquiver une
épreuve d’une quelconque façon. Non, il semble que nous devons obligatoirement lui
rentrer dedans. Comme si ce n’était pas assez d’en réchapper sans capituler, nous devons
viser haut pour mieux triompher. «À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire», dit le
fameux dicton. Méchant programme! C’est à se demander si ma vie deviendra un jour un
paradis ou une divine comédie, pour faire référence à Dante qui a écrit son célèbre chef-
d’œuvre après avoir traversé un enfer.
L’enfer, je l’ai connu à plus d’une reprise. D’ailleurs, mes mésaventures ont commencé
dès les premières heures de mon existence: on m’a raconté que ma mère, jeune femme
célibataire, a rendu l’âme en me donnant le jour.
J’ai vécu plusieurs mois dans une pouponnière jusqu’à ce que, un beau jour, un couple
me fasse le cadeau de me choisir. J’ai passé mes années de jeunesse avec eux, mais le
destin a voulu que je me retrouve à nouveau seule à l’âge de vingt ans. En effet, mes
parents adoptifs ont été victimes d’un accident de la route et, depuis cette tragédie, j’ai
beaucoup de mal à prendre racine.
«Pas facile de savoir où aller lorsqu’on ignore d’où l’on vient» est devenu, en quelque
sorte, ma devise.
Je me souviens de m’être alors réfugiée dans les livres comme d’autres basculent dans
l’alcool ou les drogues. Encore aujourd’hui, la lecture me sert d’antidote à la déprime. Je
peux me plonger pendant des heures dans des histoires qui me donnent l’illusion qu’une
vie meilleure, plus stable, solidement ancrée, m’attend.
J’ai entrepris une carrière au petit écran, aspirant à devenir une grande animatrice qui
changerait le monde par l’entremise d’entrevues et d’émissions inspirantes. Mon but:
aider mon prochain. Mais en nourrissant l’ambition secrète que cette action enrichisse
également ma propre vie. Au bout du compte, je m’y suis peut-être prise à l’envers. Vu de
l’intérieur, l’univers télévisuel m’est vite apparu désespérément vide. Mais n’était-il pas le
miroir de ce que j’étais moi-même devenue?
À bien y penser, mes relations amoureuses semblent également représenter des
sources de difficultés trop nombreuses. Encore aujourd’hui, je me demande pourquoi
j’attire toujours le même type d’homme qui finit par me faire souffrir. Je dois bien en être
un peu responsable. C’est comme pour la télé, au fond: ce même vide intérieur appâte des
hommes à l’ego démesuré, des séducteurs impénitents qui prennent plaisir à profiter de
ma faiblesse jusqu’à l’épuisement. Comment se fait-il que j’accepte ce genre de situation,
que je poursuive dans cette voie de souffrance alors que, dès les premiers jours, une
petite voix m’avertit qu’un danger menace?
Comment ai-je réussi à me vider ainsi de ma substance, à creuser d’aussi profondes
brèches à l’intérieur de mon être? Est-ce que je parviendrai un jour à les colmater? N’est-
il pas déjà trop tard?
Mes pensées me ramènent soudainement à la jeune Adélaïde que je dois rencontrer le
lendemain. Est-ce qu’une enfant d’à peine sept ans peut vraiment m’apporter une aide?
Je me permets d’en douter, mais la même petite voix me glisse à l’oreille: «Pourquoi ne
pas y croire juste un instant? N’est-ce pas ce que faisait la reine chaque matin dans Alice
au pays des merveilles? Est-ce qu’à force d’y croire, l’impossible peut perdre sa première
syllabe et devenir… possible?»
7
Une île,
une fleur dans l’eau.
– Félix Leclerc
Levée aux aurores, j’en profite pour contempler le paysage en cette heure magique et
prendre mon café sur le quai. Quel doux plaisir que cette impression d’avoir quelques
heures en poche, un luxe dont je n’ai pas joui depuis belle lurette! Je réussis même à me
mettre en route plus tôt que prévu pour me rendre à ma première rencontre avec
Adélaïde.
En roulant sur le pont de l’Île-d’Orléans, je repense aux épisodes que j’ai traversés
récemment, les bons et les moins bons, et par-dessus tout à cette formidable halte en
Bretagne. J’ose croire que la vie elle-même m’avait donné rendez-vous à cet endroit, car
j’ai maintenant l’intuition que cette expérience a constitué un moment décisif pour moi.
Plus je m’approche de ce grand bout de terre flottant au milieu du fleuve, plus il
m’apparaît comme un havre de paix. Refuge des artisans et des artistes, royaume des
agriculteurs, cette île verdoyante et vallonnée respire le calme et donne envie de prendre
le temps de vivre. Une énergie particulière s’en dégage. Certaines personnes font
référence à des «vortex», c’est-à-dire à des endroits hautement vibratoires où le ciel et la
terre semblent s’unir. On dit de ces emplacements qu’ils favorisent les échanges entre
l’humain et le divin. Par conséquent, l’endroit n’est pas sans me rappeler la forêt de
Brocéliande.
Et si l’île d’Orléans recelait également des pouvoirs magiques? Ne l’appelait-on pas
jadis l’île des Sorciers?
Chose certaine, je me sens portée par plus grand que moi dès mon arrivée sur l’île. Je
deviens la célèbre Alice s’apprêtant à découvrir le pays des merveilles.
Je roule lentement, et prends le temps de m’imprégner de tout ce qui s’offre à mes
yeux. Je m’arrête même à l’orée d’un champ, descends de voiture et prends deux chevaux
en photo. On dirait un couple d’amoureux que rien ne saurait séparer.
M’apercevant accoudée à la clôture, un homme m’envoie gentiment la main comme s’il
m’autorisait à être là où je suis. Voilà un salut dont j’ai vivement besoin. Non seulement
pour me permettre d’être ici, sur cette île enchanteresse, photographiant ces magnifiques
bêtes, mais également pour me permettre d’être pleinement au cœur de la vie, présente et
vivante. Je réalise à quel point je me prive de trop de moments précieux par peur de
déranger, ou de ne pas faire l’affaire ou, pire encore, de ne pas être à la hauteur.
Je reprends la route, surprise d’être aussi émue. Pourquoi faut-il attendre que de
terribles épreuves nous tombent dessus pour prendre enfin conscience de l’importance de
vivre SA vie? À quoi ça sert de s’oublier ou de jouer la comédie pour, au bout du compte,
ne réussir qu’une chose: plaire à autrui? Encore faut-il réussir ce tour de force!
Je me secoue et murmure même quelques paroles d’encouragement: Allez, ma
Juliette, recolle-toi un sourire au visage, maintenant. Tu es dans un endroit bucolique et
tu t’en vas rencontrer une jeune magicienne de sept ans. Tu ne voudrais quand même pas
l’effrayer avec ces yeux gonflés de larmes!
Avant de me rendre à destination, je passe devant l’hôtel de ville, l’inévitable église et,
finalement, le cimetière. Typique d’une petite municipalité de campagne! Par contre, je
n’ai jamais vu autant de fleurs dans un cimetière. Manifestement, à Sainte-Pétronille, on
n’oublie pas ceux qui nous ont quittés.
Après avoir repéré la bonne adresse, j’emprunte une large allée bordée d’arbres. Elle
débouche sur une grande maison blanche sise sur un promontoire qui offre une vue
imprenable sur le fleuve et sur la ville de Québec. Je remarque aussitôt une belle dame
d’un âge respectable qui me fait signe d’avancer et de me garer à côté d’elle. À peine suis-
je descendue de voiture qu’elle me tend déjà la main.
— Bonjour! me lance-t-elle d’une voix pleine d’entrain. Vous devez être Juliette. Moi,
c’est Marie-Luce et je suis ravie de faire votre connaissance.
Sa main, si frêle, se pose dans la mienne comme un oiseau, vibrant et tout chaud.
— Je vous remercie d’avoir accepté ma demande. Je vous avoue que je suis un peu
nerveuse de rencontrer Adélaïde. C’est bizarre, non, de s’en faire pour un rendez- vous,
avec une enfant par-dessus le marché?
Mon interlocutrice arbore un sourire franc qui creuse de profondes fossettes sur ses
joues parcheminées.
— Du tout. Adélaïde est une petite fille bien spéciale, vous verrez. Quand vous la
rencontrerez, elle vous mettra rapidement à l’aise, ne vous en faites pas. Elle a l’habitude
des rencontres insolites, en particulier avec des adultes en perte de sens.
Est-ce que je suis une adulte en perte de sens, moi? Qu’est-ce qu’ont bien pu lui
raconter Pierre et François? Je n’ai pas le loisir d’y réfléchir, car Marie-Luce est de nature
plutôt bavarde. En marchant vers la maison, elle me raconte qu’au village, Adélaïde est
devenue la confidente de plusieurs de ses habitants.
— On jurerait qu’elle possède un don pour faire parler les gens, pour les amener à se
confier, et ce, même à propos des sujets les plus délicats. Mais rassurez-vous, elle est
aussi une petite fille qui aime les activités propres à son âge. Elle adore dessiner, lire et
écrire. D’ailleurs, elle a fait un dessin pour vous pas plus tard qu’hier. Elle m’a demandé
de vous le remettre ce matin… et de vous dire aussi que le temps n’est pas encore venu de
vous rencontrer.
J’accuse tant bien que mal le choc pendant que Marie-Luce franchit le vestibule,
s’approche d’un petit bahut et s’empare d’une enveloppe. Je jette des coups d’œil
inquisiteurs aux alentours, mais je n’en saurai pas davantage aujourd’hui, car elle me fait
déjà signe de rebrousser chemin à son bras.
— Voilà, dit-elle en me tendant l’enveloppe, le dessin dont je vous ai parlé est à
l’intérieur.
Celle qui m’avait accueillie si gentiment ne semble aucunement gênée de me renvoyer
aussi rapidement, comme s’il s’agissait de la chose la plus normale qui soit.
— Adélaïde souhaite que vous le regardiez attentivement et que, à votre tour, vous lui
apportiez une création de votre main dès demain, onze heures.
— Oh, mais je suis loin d’avoir le talent requis, et je sais encore moins ce que je
pourrais bien dessiner pour elle.
— Elle vous dirait d’écouter votre cœur. Laissez- vous inspirer par ce que vous
trouverez dans l’enveloppe et crayonnez-lui quelque chose. Vous pourriez être surprise du
résultat.
De retour devant ma voiture, Marie-Luce me tend à nouveau la main, cette fois en
guise d’au revoir. Décidément, ma rencontre ne s’est pas déroulée comme je l’avais prévu.
Cette petite fille semble avoir plus d’un tour dans son sac. À moins qu’elle ne se prenne
pour le Petit Prince, avec cette histoire de dessin?
Je me demande encore ce que Pierre et François ont pu lui dire à mon propos.
J’imagine qu’ils l’ont sûrement mise au courant de nos conversations, qu’ils lui ont confié
pourquoi ils m’ont suggéré de venir à sa rencontre. Bon, je me pose encore trop de
questions. Après tout, ce n’est qu’une enfant de sept ans! Il est parfaitement normal
qu’elle veuille faire un échange de dessins, non?
Normal, peut-être, mais je ne peux m’empêcher de ressentir une colère monter en moi.
Non, mais pour qui elle se prend cette gamine? C’est bien la première fois qu’on me fait
ce coup-là. Ma carrière ne m’a pas appris à réagir froidement à ce genre de comportement.
Au contraire, j’ai plutôt l’habitude des passe-droits, des portes que l’on m’ouvre toutes
grandes, des faveurs accordées au détriment d’individus moins connus.
Mais qu’est-ce qu’elle essaie de me dire, la vie, là? que je pense, vraiment en rogne.
Elle me rejette, la vie, voilà ce qu’elle fait! Je ne suis plus celle que l’on choisit. Ces
pensées noires me poussent à accélérer plus que de raison. La cerise sur le gâteau: la
police me colle aux fesses, gyrophares allumés.
Je m’arrête en bordure de la route, avant de faire la connaissance de monsieur l’agent
et de sa personnalité engageante.
— Vous êtes pressée, ma petite dame? me lance-t-il d’un air condescendant.
«Ma petite dame», en voilà un autre beau macho, me dis-je, en essayant de me calmer.
Reste zen, ma Juliette!
— Vous n’êtes pas la fille de la télé, par hasard?
— Oui, c’est bien moi, monsieur l’agent. Je devais justement être trop prise par un
prochain sujet. Les idées de topo…
— C’était vous, ça, l’émission sur les choix de vie avec la sexologue, hein?
— Oh oui, c’est l’une de celles dont je suis le plus fière!
— Ouais, ben trois jours plus tard, ma femme m’a quitté. Pour une autre femme. Ça va
faire cent soixante dollars, plus quatre points d’inaptitude, ma petite dame! Vous ferez un
topo là-dessus, si vous voulez! Patientez un instant, je reviens avec votre contravention.
Je me gare enfin chez moi, en furie. Je vais lui en faire un dessin, moi, à la petite
magicienne! Elle va s’en souvenir longtemps, de mon œuvre!
En passant la porte, la réalité me tombe dessus comme une masse. Je suis seule, sans
emploi, j’ai quarante-cinq ans et je viens de me faire renvoyer par une petite fille de sept
ans. Un «bloup» de l’ordinateur me libère de mes sombres pensées. Je me rapproche de
mon portable pour découvrir l’expéditeur du courriel. Gabriel! Oh mince, j’ai
complètement oublié de lui écrire pour le remercier. Convaincue de l’avoir froissé,
j’amorce la lecture de son message avec une certaine appréhension.
À: Juliette
De: Gabriel
J’étais curieux de savoir comment s’était passé votre séjour dans la forêt de
Brocéliande.
Vous vous sortez de votre misère?
Ne me faites pas trop languir, je n’ai plus l’âge.
Et si je peux me permettre, c’est après les moments de grande noirceur que la
lumière devient encore plus vive. Apprenez à écouter votre cœur autant dans la
pénombre qu’en pleine lumière. Faites-vous confiance. Faites confiance à la vie,
surtout.
Votre dévoué,
Gabriel
Ce cher Gabriel, il sait toujours trouver les bons mots au bon moment. Je suis rassurée
de constater qu’il ne m’en veut pas. Au contraire, il s’inquiète pour moi. Pour ne pas faire
attendre davantage mon fidèle confident, je m’empresse de lui répondre.
À: Gabriel
De: Juliette
Cher Gabriel,
Je suis sincèrement désolée de ne pas vous avoir écrit plus tôt. Vous m’avez
merveilleusement bien conseillée en me suggérant de terminer mon voyage dans la
forêt de Brocéliande. Non seulement j’y ai fait de belles rencontres – certaines
surprenantes, même, si vous voyez ce que je veux dire –, mais, en plus, j’ai
l’impression d’avoir amorcé une quête vers un meilleur équilibre de vie et plus de
bonheur.
Vous m’avez fait un vrai cadeau en me recommandant cet endroit. Je vous en
serai éternellement reconnaissante.
J’imagine que vous saviez dans quel état le manoir se trouvait… Presque en ruine,
tout comme moi!
J’espère que vous allez bien.
Je vous redonnerai des nouvelles très bientôt.
Bien à vous,
Juliette
Gitta Mallasz,
Dialogues avec l’ange
Comme pour sceller une entente, je lève le nez vers l’immensité et je fais un clin d’œil
au ciel avant de poursuivre ma balade. J’admire toutes ces jolies maisons blanches ornées
de volets de couleurs variées. L’endroit me fait penser aux villes côtières de la Nouvelle-
Angleterre.
Je souris en constatant que je me suis arrêtée sans m’en rendre compte devant une
propriété à vendre. Il s’agit d’une petite maison de campagne aux volets bleus. Tout
comme chez Marie-Luce et Adélaïde, de beaux grands arbres bordent le sentier menant au
cottage qui surplombe le fleuve. L’endroit est magnifique, mais sûrement bien au-dessus
de mes moyens, surtout que, ma fameuse «tornade de vie» passée, j’ai perdu tous mes
moyens, y compris ceux d’investir dans l’immobilier!
Toutefois, je me rappelle ces paroles prononcées par Esther Hicks, une conférencière
américaine: «In your mind, you can always go to the beach» (Dans ta tête, tu peux
toujours aller à la plage). Elle a raison: dans mon esprit, je peux tout, et à cet instant, je
me permets d’y croire.
Je termine ma randonnée en m’imaginant vivre ici, à Sainte-Pétronille, cultivant un
jardin bourré de fleurs (en hommage à Pétronille!) et profitant de la vie en toute
simplicité. Je rêve de lectures au soleil sur des airs de bossanovas langoureuses, de
longues soirées à bavarder entre amis. Je pourrais enfin adopter un chien ou un chat. Et
aménager le petit atelier d’artiste dont je rêve depuis si longtemps!
Là où j’en suis, je ne saurais dire lequel m’a fait le plus de bien: Calendula, la balade ou
la visualisation créatrice? Ou toutes ces réponses, sans doute. Je me sens fin prête pour
ma rencontre de demain avec ma future amie magicienne. Ou n’est-elle pas plutôt une
gentille petite sorcière, si je me fie à l’ancienne appellation de cette île enchanteresse?
Pierre a dû pressentir le caractère unique de sa fille et je comprends mieux pourquoi il a
souhaité lui offrir une éducation un peu particulière.
Mais est-ce que Adélaïde acceptera finalement de me rencontrer comme prévu? C’est la
question que je me pose en arpentant le sentier bordé d’arbres, saluant Calendula au
passage.
9
De: François
À: Juliette
Bonjour Juliette,
Comment vas-tu? Le retour au bercail n’a pas été trop pénible? Marie-Luce m’a dit
que tu avais rencontré Adélaïde. Je suis curieux d’avoir tes premières impressions.
Comment ça s’est passé, ce tête-à-tête?
Est-ce que Marie-Luce t’a offert de visiter la boutique de mots qui font fleurir?
Sinon, j’ai comme l’impression que tu vas adorer!
Prends soin de toi, belle Juliette. Et donne-moi de tes nouvelles si le cœur t’en
dit!
François
Une boutique de mots qui font fleurir? Je me demande où peut bien se trouver ce
commerce. Je suis intriguée et j’adore déjà le concept. Il faut que je pose la question à
Marie-Luce dès ma prochaine visite. Adélaïde m’a dit de lui faire signe une fois mes trois
devoirs accomplis et que nous pourrons alors nous revoir. J’en ai déjà terminé deux, mais
il me reste à me servir sérieusement de mes nouveaux pinceaux et de mes couleurs.
Demain, je me remettrai en mode création. Pour l’instant, j’ai besoin de faire le plein
d’inspiration.
Je réponds à François et le rassure sur mon état.
De: Juliette
À: François
J’espère que tu te portes bien! Je suis très heureuse de recevoir de tes nouvelles.
Ici, tout se passe pour le mieux. J’ai l’impression que la vie m’a fait un immense
cadeau en me guidant jusqu’à Adélaïde et Marie-Luce. En fait, je réalise que j’ai
oublié de te remercier. Tu es celui qui m’a parlé de ces deux merveilleuses
personnes et qui m’a amenée à les rencontrer. Quand je pense que j’aurais pu ne
jamais remettre les pieds sur l’île. Il faut savoir saisir les occasions, n’est-ce pas?
Adélaïde est non seulement une petite magicienne comme tu me l’avais confié,
mais elle s’avère une excellente guide. Elle me fait faire des trucs que je n’aurais
jamais accomplis si une adorable fillette de son âge ne m’avait suggéré de m’y
mettre. On dirait que je me dois de l’écouter, comme si ses idées étaient nimbées de
poudre magique.
Hier, elle m’a même donné trois devoirs. J’en ai déjà fait deux et je peux te dire
que l’expérience me plaît. J’ai l’impression de me tirer d’une longue léthargie. Je
crois que j’avais besoin de me remettre en action. On oublie de se secouer les puces
quand les choses vont moins bien, n’est-ce pas?
Je n’ai pas encore visité la boutique de mots qui font fleurir, mais compte sur moi
pour la découvrir dès que possible. Tu as piqué ma curiosité et tu viens de me
donner une raison supplémentaire de retourner sur l’île. Comme si j’en manquais!
Cet endroit m’attire comme un aimant.
Il se fait tard et il semble bien que j’ai un peu de mal avec le décalage horaire,
alors je t’écrirai de nouveau demain, si tu le veux bien.
J’ai trop hâte de visiter cette boutique. Merci pour le tuyau!
Porte-toi bien et à très bientôt!
Juliette
En me glissant sous les draps, je réalise que, même si je n’ai pas rendez-vous avec
Adélaïde, rien ne m’interdit d’aller faire un petit tour à Sainte-Pétronille, ne serait-ce que
pour revoir cette jolie maison à vendre et nourrir ma rêvasserie. Comble de bonheur, je
tomberai peut-être sur la boutique de mots qui font fleurir? Maintenant que je sais
qu’elle existe, je serai aux aguets!
Sainte-Pétronille. Jamais je n’aurais pu me douter qu’il existait un village aussi
étonnant près de chez moi. Comme le dit Eduardo Mendoza: «On cherche parfois bien
loin ce que l’on a tout près. C’est une chose qui arrive souvent aux astronautes.»
11
Quelle bonne idée, ce message d’accueil! Portée par un nouvel optimisme, je pense que
je devrais m’en inspirer pour décorer l’entrée de ma future maison. Accueillir les gens
chez soi avec une intention positive me semble une merveilleuse idée.
Marie-Luce me fait visiter les lieux. Partout où mon regard se pose, je remarque des
livres. Des bibliothèques ornent presque chaque mur, mais elles ne suffisent pas à la
tâche, car quantité de bouquins sont empilés sur de jolis meubles antiques et jonchent
même le sol. Marie-Luce précise que, dans cette boutique, le classement n’a rien en
commun avec la méthode Dewey, mais tout à voir avec la conviction que les livres savent
nous trouver. On y fait confiance à la synchronicité et à la magie de la vie.
Comme par hasard, au même moment, un ouvrage attire mon attention. Son titre fait
écho à ma propre biographie: Une vie bouleversée, par Etty Hillesum. Je l’ouvre au hasard
et je tombe sur cette phrase: «J’observe les êtres comme on passe en revue des
plantations et je constate jusqu’où lève en eux l’herbe de l’humanité.» Eh bien, on dirait
que tout l’univers veut contribuer à ma floraison!
Marie-Luce s’est approchée, curieuse de voir quel livre m’a trouvée, pour reprendre son
expression.
— Cette lecture a été déterminante pour moi. Plusieurs phrases tirées de cet ouvrage
m’ont accompagnée à une certaine époque de ma vie. Celle-ci, plus particulièrement:
«Savoir et accepter que trébucher et chuter font partie du voyage ne nous donne pas
seulement la force de nous relever, mais nous fait sentir plus vivants.»
Un court silence nous unit dans la contemplation de ces paroles et je peux ressentir la
douce émotion qui s’est emparée de ma compagne. Je referme le livre, pose une main sur
son épaule.
— Non seulement je vous emprunte cette citation, mais j’achète le livre! Je sens qu’il
me fera un excellent compagnon de route, vous ne trouvez pas?
En guise de réponse, Marie-Luce s’éloigne, comme si elle se lançait à la recherche d’un
trésor. De mon côté, je reste immobile avec mon nouveau compagnon littéraire entre les
mains. Une question me trotte dans la tête: Est-ce que les auteurs peuvent nous
accompagner en esprit? Je me souviens que, petite, j’avais plusieurs amis imaginaires. Je
les élisais au gré de mes lectures. À l’époque, il s’agissait des personnages de la comtesse
de Ségur. Puis à l’adolescence, je me rappelle aussi être devenue l’amie de Victor Hugo, de
Mozart et de Michel-Ange, grâce à la gentillesse d’un professeur de français qui voulait
intéresser ses élèves à l’art sous toutes ses formes.
Quand avais-je abandonné cette joyeuse bande de précieux camarades? Une fois
devenue adulte et trop sérieuse, sans doute… J’en viens à regretter les douces années
d’innocence. On dirait bien que la photo de la petite Juliette commence à opérer ses
premiers miracles…
Marie-Luce me rejoint et me tend le fruit de ses recherches.
— Juliette, permettez-moi de vous offrir celui-ci.
C’est un opuscule à l’allure vieillotte, résolument défraîchi. Mon amie m’explique qu’il
fait partie de ceux qui sont offerts en cadeau. Parce que, comme je l’apprends, dans cette
boutique, il y a les livres que l’on vend et ceux que l’on donne. Il y a les œuvres que l’on
choisit et celles qui nous trouvent. En mettant le pied dans ce commerce singulier, nous
entrons dans une danse livresque nécessaire à notre évolution, selon ses dires.
Par conséquent, afin de permettre aux écrits de poursuivre leur mission le plus
longtemps possible, Marie-Luce invite les habitants du village à lui faire don de ceux dont
ils ne veulent plus. Ainsi, à la boutique, les livres bénéficient d’une deuxième vie (et peut-
être davantage!) parce que sa propriétaire les offre à ceux et à celles qui semblent en avoir
besoin.
Je passe à la caisse et je remercie Marie-Luce pour son cadeau, qui porte un titre
admirable: Tout est grâce.
— Je trouve qu’il correspond à votre personnalité. Vous êtes, Marie-Luce, toute grâce.
Elle rougit aussitôt, passe sa vieille main sur sa joue comme pour en chasser
délicatement un papillon.
— Vous êtes trop bonne, fait-elle d’une voix posée. Commencez par lire Etty Hillesum.
Ce sera une excellente introduction pour le texte suivant. Maintenant, laissez-moi vous
offrir une fleur avant votre départ. C’est une autre tradition de la maison. Chaque visiteur
doit repartir avec une fleur.
Et c’est pourquoi elle me tend une grappe de lilas au parfum exquis.
— C’est une fleur de printemps par excellence, donc un symbole de renouveau, précise-
t-elle.
— J’adore le parfum du lilas. Merci encore, Marie-Luce.
À cet instant, munie de mes livres et de mes lilas, mon sentiment de gratitude
s’amplifie en constatant que, non seulement une transformation semble s’amorcer en
moi, mais que des personnes précieuses ont été placées sur mon chemin. Que ce soit par
hasard ou non, la vie fait bien les choses!
C’est à regret que je quitte mon amie après l’avoir serrée très fort dans mes bras. La
clochette annonce que des clients passent la porte et, de toute manière, je ne veux surtout
pas abuser de son hospitalité.
Le tableau à l’entrée de la boutique m’a tellement inspirée que, de retour dans ma
voiture, je note aussitôt dans mon carnet de floraison ce qui m’importe le plus, comme si
j’élaborais une charte de vie.
Cultiver la gratitude.
Semer l’amour.
Nourrir l’espoir.
Collectionner les moments bénis.
Être heureuse.
De: Juliette
À: François
Bonjour François,
J’ai découvert la boutique de mots qui font fleurir. Quel concept génial! Je m’y suis
même fait deux nouveaux amis, deux livres. Le premier m’a attirée par son titre. Une
vie bouleversée d’Etty Hillesum. Tu connais? Puis, Marie-Luce m’en a offert un
autre: Tout est grâce. J’ai bien hâte de me plonger dans ces nouvelles lectures.
En attendant, j’ai terminé le dernier des trois exercices proposés par Adélaïde.
Comme tu pourras le constater sur la photo, j’ai recommencé à peindre. En fait, je
dirais que je recommence à mettre de la couleur et de la fantaisie dans ma vie.
En passant, tu as vu le petit tableau qui orne l’entrée de la boutique? Cette idée
d’avoir un tel geste de générosité envers les visiteurs m’a charmée et donné
l’inspiration d’en créer une version plus personnelle, comme une charte de vie. C’est
ce que j’ai écrit au centre de mon œuvre.
Tu me diras ce que tu en penses! ;-)
Juliette
À peine ai-je fini de consulter mes autres courriels que le timbre de ma messagerie se
fait entendre. François m’a déjà répondu!
De: François
À: Juliette
Alors, pour poursuivre sur ton chemin de floraison, voici les dix émotions positives
les plus puissantes, celles que l’on a avantage à cultiver au quotidien:
Joie
Gratitude
Sérénité
Curiosité
Espoir
Fierté
Amusement
Inspiration
Admiration
Amour
Tu vois comme tu es déjà bien inspirée? Je ne peux que t’encourager à pousser
plus loin ton exploration. Et si le cœur t’en dit, nous pourrions casser la croûte
ensemble à mon retour au pays, dans quelques jours. J’aimerais bien te parler
davantage des autres éléments de la vie heureuse.
Le bonheur dépend
de nous seuls.
– Aristote
Un soleil radieux m’accueille au réveil et ses rayons dorent les murs de ma chambre.
Pendant que je rêvasse au lit, cette phrase du regretté Guy Corneau me revient en
mémoire: «La paresse est l’art de l’âme. Elle fabrique de la vie intérieure.»
À notre époque, nous la fuyons, trop occupés que nous sommes à tripoter nos
téléphones et toute la quincaillerie de gadgets supposément intelligents. Abrutissants,
vous voulez dire! L’humain se disperse de plus en plus et, moi la première, je suis bel et
bien tombée dans le piège. Pourquoi dès lors suis-je surprise d’avoir perdu le sens de ma
vie, de m’être égarée sur le chemin qui mène au centre de qui je suis?
Je reprends mon carnet qui m’accompagne partout et j’y note une autre de mes envies:
profiter de ces moments où, au réveil, je peux réaliser à quel point une chance de
renouveau se présente à chaque instant. Je me dois d’accueillir chaque jour avec
optimisme, l’esprit réceptif, en recherche d’authenticité, de bonté et de beauté.
Je me demande si chacun n’éviterait pas quelques tornades de vie inutiles en «se
désencombrant» de façon régulière. Au menu: faire son bilan, mettre de l’ordre et,
surtout, voir clair pour s’ouvrir aux nouvelles possibilités. Voilà l’état dans lequel je me
trouve en ce doux matin de juin.
Adélaïde n’a pas fixé l’heure de notre rencontre prévue pour aujourd’hui. Je l’avais
appelée pour l’informer que j’avais accompli mes trois devoirs et, la voix légère, elle s’était
contentée de répondre:
— Viens quand ça te chante.
«Quand ça te chante». J’avais oublié à quel point cette expression est charmante, très
en phase avec ce qui permet de se sentir vivant! «Est-ce que cela fait chanter mon cœur?»
Voilà une autre belle manière de mesurer mon niveau d’enthousiasme.
Après un petit déjeuner frugal, je m’empresse de sauter sous la douche, décidée à ne
plus perdre une minute. J’ai hâte de retrouver ma jeune amie et de découvrir ce qu’elle
me réserve. Je me dis qu’on devrait inventer des thérapies du genre de ce que je vis
actuellement. Des thérapies de choc même! Plus originales que la psychothérapie
traditionnelle, davantage éclatées et ancrées dans l’expérience. Plus spirituelles peut-être?
J’ai l’impression que c’est le plan qu’Adélaïde est en train de me concocter.
Dans le vestibule, je m’arrête devant la glace et m’étonne de l’image qu’elle me renvoie.
Je trouve mon visage éblouissant de fraîcheur, avec mes pommettes roses et mon regard
pétillant. J’ignore si je dois attribuer ce changement au maquillage plus léger ou à mes
cheveux attachés en queue de cheval, mais j’aime ce que je vois, chose qui m’est rarement
arrivée dernièrement.
L’air vivifiant de cette fin de printemps me fouette davantage le sang et, vitre baissée,
je rejoins mon île, le cœur en fête, queue de cheval au vent. J’ai même l’impression que je
négocie les virages comme une vraie pro et je me demande si mon tout nouveau copain, le
policier en instance de divorce, trouverait que la petite dame sait s’y prendre avec un
volant.
J’emprunte la rue qui doit me mener à mes nouvelles amies quand j’aperçois ma petite
magicienne assise sur une souche près de l’allée qui serpente jusqu’à la maison. Elle
saute sur ses pieds dès qu’elle repère ma voiture et lève le pouce, sourire aux lèvres.
Arrivée à sa hauteur, je lui lance:
— Je vous embarque, ma jolie?
— Avec grand plaisir, ma chère dame, répond-elle du tac au tac sur le ton d’une
comédienne satisfaite de l’effet exercé sur le public.
Elle se jette sur le siège, proteste un peu quand je lui demande de boucler sa ceinture,
obéit, arbore une moue contrariée aussitôt effacée par un rire et, redevenue elle-même,
elle s’exclame:
— Quel bonheur de te retrouver, Juliette! Marie-Luce m’a dit que tu étais passée à la
boutique de mots qui font fleurir. J’aurais aimé être présente, mais le mercredi, j’ai un
rendez-vous qui me tient très à cœur.
— Je sais. Tu es allée peindre avec des gens aux prises avec des problèmes. C’est très
généreux de ta part.
— Pas tant que ça, au fond. Je me demande qui, entre eux et moi, en bénéficie le plus.
Malulu dit que ce n’est pas de la générosité, mais plutôt un engagement à la bienveillance.
Étrangement, la maison me paraît plus petite sous le ciel d’un bleu royal où glisse un
nuage solitaire. Nous nous installons confortablement dans la balancelle qui semblait
nous attendre sur la grande terrasse. Mon regard embrasse l’immensité d’un tableau
féérique. Sise sur un promontoire, la propriété offre un magnifique panorama qui englobe
une partie du village de Sainte- Pétronille avec, en guise de toile de fond, le fleuve
majestueux et, sur la rive opposée, la ville de Québec.
Adélaïde reprend alors la conversation amorcée dans la voiture. Elle précise que la
notion d’engagement ne fait pas seulement référence à l’acte de s’investir par générosité,
car, pour être pleinement engagée, il faut aussi que cette action nous fasse vibrer
intérieurement. Ainsi, Adélaïde a combiné son désir d’aider son prochain avec un art qui
la passionne, soit la peinture. Brillante idée, je trouve!
— Cette activité du mercredi est devenue pour moi un rituel de reconnaissance. Avec
Malulu, j’en accomplis un autre le vendredi. Tu veux savoir ce que c’est?
— Bien sûr!
— Nous postons une carte de vœux à une personne qui a exercé une influence positive
sur nous deux au courant de la semaine.
Je m’étonne du procédé, habituée de m’en remettre aux prodiges des nouvelles
technologies pour manifester ma gratitude.
Adélaïde se croise les bras et, après m’avoir observée comme un spécimen rare, elle
m’explique à quel point le fait de continuer à envoyer des messages par la poste peut être
satisfaisant.
— Une carte spécialement choisie pour quelqu’un avec un mot gentil écrit à la main, ça
peut opérer de vrais miracles! ajoute-t-elle, convaincue.
Et c’est ainsi que ma jeune égérie présente le second élément de la vie heureuse.
François lui a relaté notre échange sur ma charte de vie et les émotions positives. En fait,
elle m’apprend qu’il existe même une théorie scientifique du bonheur.
— Tu sais, Juliette, le bonheur, au fond, ce n’est pas compliqué. Mais certains adultes
ont malheureusement perdu la faculté de croire en lui et, après avoir posé mille
questions, ils préfèrent tirer leurs conclusions sans avoir eu les réponses. Ils ont peur
que, si c’est trop beau, ça ne peut pas être vrai. Alors, ils exigent des preuves tangibles
avant d’agir, refusant de faire simplement confiance à la vie.
Elle me parle ensuite d’une théorie propre à la psychologie positive: le modèle PERMA.
Chaque lettre de l’acronyme fait référence à un élément de la vie heureuse. Il y a d’abord
les émotions Positives, puis l’Engagement, les Relations, le sens («Meaning» en anglais)
et l’Accomplissement.
Résolue à en appliquer les principes, Adélaïde a fait naître un nouveau personnage
dans son esprit: Monsieur P, le maître incontesté du bonheur.
— François m’a déjà expliqué que les professeurs de vie se présentent à nous sous
différentes formes, selon les enseignements qu’ils ont à prodiguer, me précise la jeune
prodige. Comme à l’école. Et certains se montrent plus sévères que d’autres. Ils peuvent
nous communiquer un savoir tant par la douceur et la gentillesse que par la force et la
souffrance.
Je me rappelle soudainement ce professeur de droit à qui j’avais posé une question
plus que pertinente, m’avait-il semblé.
— Mademoiselle, avait-il rétorqué sur un ton méprisant, si vous êtes ici pour poser ce
genre de question, vous devriez retourner chez vous et vous mettre au tricot!
Non seulement je ne me suis jamais abandonnée aux joies du tricot, mais je ne suis pas
devenue avocate non plus. Quelques années plus tard, un autre de ses collègues m’avait
lancé en blaguant: «Le droit mène à tout, à condition d’en sortir!»
Cette leçon-là, je l’ai appliquée!
Adélaïde me tire de mes souvenirs en se raclant la gorge avant de poursuivre:
— Tu sais, Monsieur P pourra t’aider à te retrouver et à reprendre le chemin de la vie
heureuse. Il est devenu pour moi non seulement un professeur, mais un merveilleux
jardinier qui m’aide à fleurir.
— Adélaïde, j’ai l’impression que tu dois fleurir toute seule et sans effort!
— Comme tu le dis: c’est une impression. Ce qui semble le plus facile demande
beaucoup d’efforts au préalable. Bon, dans mon cas, c’est particulier parce que, vu mon
âge, j’ai accumulé moins de brisures et de résistances que les adultes.
La balancelle émet quelques grincements, comme si elle voulait signifier son
assentiment. Je m’accorde une longue seconde de réflexion avant de poser une question,
devinant déjà la réponse:
— Est-ce que ce chemin de souffrance est nécessaire?
— Hélas, on dirait bien. Je sais, par exemple, que Malulu a suivi ce chemin, elle, et que
ça n’a pas toujours été facile. Je me doute qu’elle me cache des choses. Un jour, alors que
je la remerciais d’être aussi lumineuse, elle m’a répondu: «Ce sont les fêlures qui laissent
passer la lumière.» J’ai alors pensé qu’elle devait en avoir beaucoup, Malulu, pour
rayonner autant!
Juste à ce moment, la même Marie-Luce se pointe en portant un plateau en bois
naturel sur lequel elle a disposé une assiette de fruits, trois tasses et un grand pichet
d’eau dans lequel flottent des agrumes et des glaçons.
— J’ai pensé qu’avec cette chaleur, des rafraîchissements et une petite collation vous
feraient du bien, les filles!
— Oh merci, Marie-Luce, comme c’est gentil, que je m’empresse de lui répondre en la
délestant de sa charge pour la poser sur une table basse.
Ainsi assise entre mes deux complices, les papilles mises en joie par une limonade à
peine sucrée, je souhaite avoir le pouvoir d’arrêter le temps, de faire en sorte que ce
moment sur une île si agréable s’éternise. Il y a des lieux propices à ces instants sacrés.
Cette pensée m’amène à revisiter mon passage en forêt de Brocéliande, et j’exprime avec
émotion, la voix tremblante, ma gratitude pour les hasards de la vie.
— Quelle chance j’ai eue de rencontrer Pierre et François au Manoir du Tertre! Sans
eux, je ne serais pas ici aujourd’hui. D’ailleurs, je n’ose même pas penser où j’en serais
dans ma vie.
— Rien ne sert d’y penser non plus, fait Marie-Luce, si ce n’est pour goûter pleinement
ce qui est vécu en ce moment. Et si ce n’est pas indiscret, de quoi étiez-vous en train de
discuter toutes les deux?
— De l’engagement selon le modèle PERMA, répond Adélaïde en croquant un glaçon.
Et des enseignements de François. Nous parlions entre autres de ces failles qui laissent
passer la lumière.
— Les failles sont les étrennes de la souffrance. Elles en marquent l’aboutissement et
annoncent la possibilité d’une renaissance, ajoute Marie-Luce.
Remarquant ma perplexité, la belle dame ajoute, soucieuse de préciser sa pensée:
— Les humains cherchent le bonheur dans l’évitement de la souffrance, ce qui est un
non-sens. L’un ne va pas sans l’autre. En vérité, le bonheur et la souffrance, comme tous
les extrêmes, dansent sur le même air!
Marie-Luce nous expose son concept de souffrance et de récompense, ce qui, pour elle,
est une façon de mieux comprendre l’engagement ou ce que l’on nomme aussi
«expérience optimale» en psychologie positive.
La sérénité, selon elle, vient après des périodes plus ardues. La résistance, les obstacles
et ce qui peut nous paraître comme des échecs nous permettent au contraire de
développer notre force, d’affiner notre art.
— La lumière paraît plus vive après l’obscurité, nous rappelle-t-elle, philosophe.
S’ensuit une passionnante conversation entre mes deux amies, un échange dont je suis
la spectatrice privilégiée, me semble-t-il. Je résiste à la tentation de me saisir de mon
carnet et d’y gribouiller des notes comme une sténodactylo du siècle dernier.
Je noterais, pour commencer, que dans toute activité que nous souhaitons
entreprendre, bien qu’elle soit initiée par un élan du cœur ou un appel de l’âme, s’engage
cette danse entre l’ombre et la lumière, entre le facile et l’ardu.
Je noircirais des pages de conseils et de mises en garde. Ainsi, pour atteindre un état de
grâce et de volupté, il faut parfois adopter une véritable ascèse. L’atteinte d’un idéal élevé
exige sa part de renoncements et de sacrifices.
— Certains en pâtissent beaucoup, admet Marie-Luce, mais ils doivent se rappeler à
quel point la récompense n’en sera que plus bénéfique.
Adélaïde prend aussitôt le relais, comme si les deux parlaient d’une même voix, tantôt
grave, tantôt aiguë:
— En même temps, là se situe le plus grand danger: rechercher uniquement la
perfection peut nous faire perdre de vue l’instant présent, nous faire oublier d’en profiter.
— Et qu’est-ce que la perfection, sinon cet accomplissement de l’âme, cette réalisation
de notre plein potentiel ou l’avènement de ce que l’on a appelé le Grand Œuvre ou l’Opus
Magnum en latin? lance Marie-Luce.
Le fleuve, puissant et grandiose, semble donner son accord, prenant l’île entière dans
ses bras de titan.
— L’œuvre de toute une vie n’est-elle pas la vie pleinement vécue? reprend-elle.
Puis, elle se fait encourageante et ajoute:
— Il faut tendre vers le soleil, comme des fleurs. Commencer par «tendre vers», c’est
déjà un bon départ, non?
Adélaïde nous rappelle qu’il est important de s’offrir les petites récompenses qui nous
donnent la force nécessaire pour traverser plus aisément les périodes de souffrance.
J’apprends ainsi, ou plutôt je réapprends, que l’art de prendre soin de soi et de se faire
plaisir s’avère nécessaire si l’on veut préserver son équilibre. Marie-Luce pose sa paume,
si frêle, si chaude, sur mon genou et conclut:
— Nous sommes tous en mesure de demeurer sur l’axe qui départage l’horizontalité,
ou le monde matériel, et la verticalité, c’est-à-dire le monde spirituel.
Au moment où elle se lève pour aller préparer le repas, je réalise que le soleil a
commencé à décliner. Le temps passe à vive allure quand nous baignons dans des
discussions aussi inspirantes. Je leur annonce que je dois les quitter, car,
malheureusement, certaines obligations ne peuvent attendre.
Je me lève, mais Adélaïde pose une petite main sur mon bras et me demande si je suis
occupée le soir du surlendemain.
— Un concert aura lieu à l’église du village. Ça te dirait de nous accompagner, Malulu
et moi?
— J’en serais ravie! J’ai rendez-vous demain avec François à Sainte-Pétronille, mais je
reviendrai après- demain sur l’île avec plaisir pour être de nouveau avec vous.
— Eh bien, tu le reverras, parce qu’il y sera aussi.
— Alors, tout est parfait!
Une fois dans le vestibule, je constate qu’Adélaïde ne m’a pas parlé de devoir. Je vérifie
si elle n’a pas oublié de le faire.
— Tu es une bonne élève, Juliette, me félicite la jeune magicienne. J’allais justement
t’en parler.
— Moi qui croyais m’en tirer sans effort, aujourd’hui!
— Alors, c’est que tu n’aurais pas saisi la leçon du jour. Souffrance et récompense, tu te
rappelles?
Adélaïde me suggère de faire la liste de tout ce qui me fait vibrer intérieurement. Je
dois identifier toutes les activités qui s’avèrent pour moi des expériences optimales ou qui
me mettent en état de flow.
— C’est-à-dire des activités qui te font perdre la notion du temps tellement tu es
immergée dans leur réalisation, m’explique Adélaïde.
Captant les doutes qui m’assaillent, elle précise que ces activités demandent d’avoir les
compétences requises pour les faire, mais elles doivent également compter une part de
défi. Autrement dit, si c’est trop facile, on s’embête. Si le défi est trop grand pour nos
capacités, on angoisse. Dans les deux cas, nous ne sommes plus en état d’expérience
optimale.
— Encore une fois, reprend-elle, c’est une question d’équilibre. Tu comprends?
— Oui, parfaitement, lui dis-je, loin d’être entièrement convaincue.
— Alors, on se revoit au concert!
Sur le chemin du retour, je me dis que mon quotidien a bien changé depuis le passage
de ma tornade de vie. Je ne sais pas de quoi mon avenir sera fait, mais à l’instar des fleurs
dont parlait Marie-Luce, je me tourne de plus en plus vers le soleil et je m’en trouve
remplie de reconnaissance.
D’ailleurs, je me rappelle qu’à l’adolescence, ma mère adoptive m’invitait à noter mes
gratitudes, le soir avant de m’endormir. Pourquoi avais-je cessé de faire ce qui m’était si
bénéfique?
Mais comme il n’est jamais trop tard pour bien faire, je décide de reprendre cette
bienfaisante habitude le soir même. Et je sais déjà ce que j’inscrirai dans mon carnet de
floraison:
Ma place en ce monde, voilà ce que j’ai tant cherché. Comme si je n’étais jamais assez.
J’ai déjà perdu trop de temps à me comparer, à me critiquer, surtout. Petit à petit, je
réalise que je ne suis pas tant une victime, mais un bourreau. Un bourreau de moi-même!
Adélaïde ne sait pas encore quelles fêlures je cache. J’ai eu plus que mon lot de
brisures déjà, mais je commence à voir la lumière s’immiscer par mes failles et l’espoir
renaît. De plus, aujourd’hui, j’ai la preuve que c’est au contact de gens lumineux comme
Marie-Luce, Adélaïde, Pierre et François que nous vient l’envie de briller.
Il est midi passé lorsque je termine mon aquarelle et la réflexion qui l’accompagne. Je
n’ai pas senti les heures passer. En observant mon œuvre de plus près, je réalise que
même si cette forme d’art me demande efforts et application, j’adore m’y adonner et j’ose
même m’avouer que j’y vois pointer un bout de talent. En effet, je ressens une grande
satisfaction devant le résultat final. Et je m’exclame à voix haute, trop contente de ma
découverte:
— Eh bien, voilà une expérience optimale!
Outre l’aquarelle, je me demande quelles sont les autres activités susceptibles de me
procurer ce genre de plaisir. N’en aurais-je pas délaissé certaines au fil des années? Déjà,
quelques-unes me reviennent en mémoire. La danse et la musique figurent en tête de
liste. L’écriture, aussi.
Toutefois, le temps file et je me jure de poursuivre ma réflexion dès le lendemain. Je
dois songer à me préparer pour mon souper avec François. Je suis enchantée de le
retrouver. Ses courriels m’ont soutenue dans mon cheminement, et il me tarde de le
revoir et de discuter longuement avec lui.
Comme la soirée s’annonce clémente, mon choix s’arrête sur une petite robe soyeuse
et sans manches. En sélectionnant le pashmina que je lancerai sur mes épaules en cas de
temps frais, je note le nombre démesuré de chaussures à talons vertigineux qui jonchent
le sol de ma garde-robe. Elles se prêtent davantage aux plateaux de télé qu’à la vraie vie.
«Des souliers pour rester assise», disaient certains membres de l’équipe technique à
l’époque.
Pour ce souper de retrouvailles avec François, j’opte plutôt pour de délicats escarpins à
talons moyens, très féminins, mais plus confortables et mieux adaptés à une sortie en
campagne.
Je parcours à peine quelques kilomètres sur l’île, en route vers Sainte-Pétronille quand
soudain, j’aperçois l’affiche du restaurant où François m’a donné rendez- vous. «Les
Ancêtres», un nom parfaitement approprié pour celle qui compte questionner son convive
sur le troisième élément de la vie heureuse: les relations. Je me doute que ce n’est pas par
pure coïncidence qu’il a choisi cet endroit, car dans le monde de mes lumineux
compagnons, soit on s’émerveille des bienfaits du hasard, soit on le provoque selon des
besoins ou désirs particuliers.
François m’attend, assis à une table plantée légèrement en retrait sur l’immense
terrasse arrière. C’est encore l’heure heureuse, le moment béni pendant lequel la lumière
se fait plus chatoyante. De notre table, nous pouvons admirer une vaste pelouse qui
semble se dérouler jusqu’au fleuve. Il se lève pour m’accueillir, tire ma chaise.
— Juliette! Tu es resplendissante! Comme je suis heureux de te revoir! s’exclame-t-il.
J’essaie de ne pas rougir en m’assoyant.
— Moi aussi, François. Et merci! Ça fait drôle de se retrouver ici, non? Qui aurait dit
cela le jour de notre rencontre en Bretagne?
— La vie nous réserve parfois de belles surprises. On peut dire que tu as fait beaucoup
de chemin depuis ton séjour au Manoir du Tertre. D’ailleurs, Pierre m’a fait promettre de
te saluer pour lui. Il me demande souvent de tes nouvelles. Je crois que si tu habitais en
France, il serait déjà en train de te faire la cour.
J’accepte le compliment de bon cœur, mais je confie à François que je n’ai ni la tête ni
le cœur à la romance, du moins pour l’instant. J’ai l’impression d’avoir du ménage à faire
ou plutôt des failles à colmater avant de me mettre en quête d’un compagnon.
Il se cale dans sa chaise, l’air étrangement soulagé. Un sourire coquin tord ses belles
lèvres et, en croisant élégamment les jambes, il lance:
— Au moins, avec moi, tu peux respirer en paix.
— Pourquoi dis-tu cela?
— Marie-Luce et Adélaïde n’ont pas vendu la mèche?
— Quelle mèche?
— Eh bien, tout simplement que, physiquement parlant, je dois avouer que les filles ne
m’attirent pas beaucoup. Par contre, les garçons, c’est une autre affaire.
Je ne peux m’empêcher de m’esclaffer, emportée par ce rire libérateur qui détend
l’atmosphère d’un seul coup. Les scénarios romantiques que j’avais imaginés viennent
tous de s’effondrer. Mon compagnon de table fronce les sourcils.
— Est-ce que tu t’amuserais à mes dépens, Juliette?
— Pas du tout. Au contraire, même. Peux-tu croire que j’avais peur que tu essaies de
me charmer? Tu es magnifique, distingué, intelligent et inspirant, mais je me disais
qu’une aventure amoureuse était la dernière chose dont j’avais besoin.
— Alors tu es soulagée, c’est ça?
— Oui, tout à fait!
François saisit la bouteille de champagne dans le seau à glace, l’éponge
précautionneusement avec la serviette, remplit nos coupes et, finalement, propose un
toast.
— À mon apaisante homosexualité! dit-il, fier de sa trouvaille.
— À ton bonheur et à ta santé, cher ami!
Je me sens bien en sa présence, plus tranquille maintenant que l’épineuse question
d’une possible attirance est derrière nous.
— Et alors, tu avances bien sur le chemin de la vie heureuse? reprend-il, intéressé.
Prévois-tu une éclosion pour bientôt?
— Une chose est sûre, j’apprends énormément depuis mon retour. On dirait que je me
refais des racines. Je sens que je me fais plus solide, doucement et sûrement. Et en même
temps, j’ai l’impression de m’élever. C’est un peu fou tout cela, tu ne trouves pas?
— Pas du tout! C’est magnifique, au contraire!
François m’apprend qu’en psychologie positive, des recherches se font présentement
sur ce que l’on appelle le sentiment d’élévation de l’âme.
— Tu sais, ces moments pendant lesquels tu pressens qu’il y a là, à ta portée, quelque
chose de plus grand encore, d’insaisissable et de profondément touchant? me dit-il pour
mieux illustrer son propos.
Je cherche à bien comprendre ce qu’il dit, mais, malheureusement, je ne me souviens
pas d’avoir vécu un seul moment de ce genre. Cette question restée sans réponse, je
profite de cet instant de silence pour remercier mon nouvel ami pour les nombreux
enseignements que Marie-Luce et Adélaïde m’ont également prodigués. Manifestement,
elles ont été de bonnes élèves parce qu’elles retransmettent très bien ces mêmes
préceptes, mais chacune à sa façon.
— Et tu sais quoi? J’ai l’impression qu’elles y ont apporté leur touche magique avec
l’aide d’un brin de philosophie et de spiritualité.
— Elles forment un joyeux duo, répond François. Mais je crois qu’avec toi, les effets
s’en retrouvent décuplés. Le nombre trois ouvre sur l’infini, c’est le plus sacré de tous les
nombres. Il fait référence à l’union du corps, du cœur et de l’esprit.
— Ah, mais il y a aussi Monsieur P, selon Adélaïde.
— Ah oui, fait-il en vidant son verre. Adélaïde et sa manie de tout baptiser!
Notre conversation est interrompue par l’irruption du garçon, venu prendre nos
commandes. François lui demande plutôt comment il s’appelle et il nous présente tous
les deux. Le serveur sourit, touché par sa gentillesse. Il prend en note les plats que nous
avons choisis et repart l’air heureux, nous laissant à notre inspirante conversation.
— Tu fais toujours les présentations ainsi dans les restaurants? C’est une attention
surprenante!
— Je demande le prénom des gens qui croisent ma route. As-tu remarqué à quel point
le garçon était content? Lorsqu’il reviendra avec ton plat, remercie-le en le nommant, tu
verras bien quel effet cela lui fera.
C’est juste, je pense comme lui que chaque être humain a un besoin de reconnaissance.
Pas surprenant que cette marque d’intérêt inattendue soit appréciée si favorablement.
Qui ne veut pas être convaincu que sa vie compte? Demander le prénom des gens que l’on
rencontre et se le rappeler au moment où nous les retrouvons m’apparaissent comme de
beaux cadeaux à leur offrir. On ne le fait certainement pas assez, trop occupés et distraits
que nous sommes par nos cellulaires et autres gadgets électroniques.
— On peut choisir de changer les choses, et ce, même à notre infime mesure, suggère
François. On peut «tendre vers», pour reprendre l’expression chère à Marie-Luce, et faire
un petit pas à la fois.
Au cours du repas, François expose à mon profit le troisième élément de la vie
heureuse d’après le modèle PERMA, c’est-à-dire les relations.
Selon une étude de l’Université Harvard menée pendant 75 ans, les interactions
harmonieuses sont le facteur numéro 1 du bonheur, rien de moins!
— Par conséquent, ajoute-t-il, il est nécessaire de cultiver ses relations. Nos rapports
humains recèlent aussi un fort potentiel de floraison.
Il donne pour exemple le fait d’être présent pour les membres de notre famille, pour
nos amis et pour nos collègues qui permet de rehausser notre niveau de bonheur. Chacun
a donc intérêt à fréquenter assidûment ceux qui l’entourent, à être gentil avec eux, à les
complimenter. Il importe d’avoir pour eux mille et une petites et grandes attentions, sans
attente aucune, simplement par élan du cœur.
Au terme du souper, j’ai l’impression d’avoir mis en application les trois premiers
éléments de la vie heureuse en une seule journée. En effet, j’ai ressenti plusieurs
émotions positives, j’ai vécu un type d’expérience optimale et je cultive cette nouvelle
relation d’amitié avec François et même avec Bernard, notre serveur et maître d’hôtel!
J’ai maintenant hâte d’entendre parler des deux autres éléments, soit le sens et
l’accomplissement. J’avoue mon impatience à François, et il me confirme que, en ce qui a
trait au sens, je serai bien servie le lendemain soir à l’occasion du concert.
— Et je parie que tu auras aussi une expérience du sentiment de l’élévation de l’âme!
dit-il en m’adressant un clin d’œil.
«Show, don’t tell», disent les Américains. C’est exactement ce que semblent faire avec
moi mes guides inspirants. Les expériences qu’ils me proposent de faire me procurent la
certitude de cheminer comme jamais je ne l’ai fait auparavant.
François m’invite à attraper mon verre et à poursuivre la discussion sur la pelouse
adjacente à la terrasse. Aussitôt que nous sommes installés dans de grandes chaises
Adirondack en bois, il reprend ses enseignements:
— Tu sais Juliette, selon une étude sur les facteurs influençant le niveau de bonheur
chronique, environ 50% de notre niveau de bonheur serait lié à notre génétique.
— Oh, c’est beaucoup ça!
— Ça dépend si tu vois le verre à moitié plein ou à moitié vide. Ça, ce n’est qu’une
partie de l’équation! Attends de connaître la suite.
— Je suis tout ouïe.
— Eh bien, un autre 10% dépendrait de nos circonstances de vie, c’est-à-dire l’endroit
où l’on habite, le métier que l’on exerce, le salaire que l’on gagne, etc.
— Donc, selon ton étude, il ne sert à rien de gagner au loto.
— En effet, mais voici l’élément le plus important à savoir: tout le reste est lié à nos
activités volontaires.
Autrement dit, m’explique-t-il, tout ce que nous faisons consciemment pour aller
mieux et pour être heureux. Il s’allonge sur la chaise, laisse son regard se perdre dans
l’immensité du ciel étoilé.
— Quarante pour cent, Juliette, tu te rends compte? lance-t-il avec enthousiasme. Ça
signifie que nous sommes beaucoup plus puissants que nous avons tendance à le croire.
Ça veut dire aussi que, peu importe d’où nous venons, peu importe ce que nous avons
vécu, les choses peuvent être changées par notre bon vouloir. C’est une question de choix
et c’est celui que tu as fait récemment, chère amie!
Je dois lui avouer que les résultats de cette étude m’encouragent beaucoup. J’y pense
en sirotant ma dernière gorgée de vin. J’ai hâte au concert de demain, une activité
volontaire à faire fleurir l’humain, sans aucun doute.
14
Sans la musique,
la vie serait une erreur.
– Friedrich Nietzsche
«Ou mieux encore», que je me surprends à murmurer comme un mantra pendant que
des dizaines de personnes envahissent l’église pour assister au concert. Marie-Luce est
arrivée plus tôt pour nous réserver les meilleures places. François en a profité pour faire
une petite balade avec Adélaïde. Et de mon côté, j’ai fait connaissance avec saint Antoine
de Padoue!
Nous venons à peine de nous asseoir sur l’un des tout premiers bancs lorsqu’un
musicien quitte son lutrin pour nous adresser quelques mots de bienvenue. La nef est
pleine à craquer et pourtant, on entendrait une mouche voler tellement le public est
silencieux. L’homme, un grand échalas avec une houppe de cheveux noirs striée de fils
d’argent, résume l’histoire du quatuor, présente le chœur et sa soliste, et détaille le
programme qui nous attend d’une voix si chaude qu’elle nous prédispose à l’abandon.
— Je me permets de conclure mes propos sûrement trop longs par cette magnifique
citation de Platon: «La musique donne une âme à nos cœurs et des ailes à la pensée», dit-
il avant de prendre place derrière son violoncelle pour retrouver son quatuor.
Après l’échange de coups d’œil furtifs, le signal de départ est donné. Que la musique
commence!
Les premières notes semblent émaner des flancs mêmes du temple. Dès cet instant et
jusqu’à la fin du concert, je reste clouée sur mon siège, les sens subjugués. Tout conspire
à créer un état de ravissement: les volutes d’encens, le décor majestueux, les mélodies
exécutées à la perfection et la petite main d’Adélaïde toute chaude contre ma paume.
Je suis bouleversée autant par le talent des musiciens que par l’ambiance qui règne
dans cette église. Le temps semble s’être arrêté. J’ai l’impression qu’il n’y a plus de
séparation entre qui je suis, les gens qui m’entourent et ce que je ressens. Tout se
confond et moi, je me fonds complètement dans ce moment de grâce. Je suis musique,
voilà ce que je pense, et je me demande si je ne suis pas atteinte du syndrome de
Stendhal.
Adélaïde me ramène subitement à la réalité en me chuchotant à l’oreille:
— Tu vois, Juju, même les statues des saints semblent aimer le concert.
— Surtout Pétronille, tu ne trouves pas?
En effet, l’imposante statue de Pétronille, installée en retrait au-dessus de l’autel,
donne l’impression de veiller sur nous tous. Son bouquet de fleurs à la main, elle
m’amène à penser que la musique contribue assurément à la floraison de l’humain.
— Oh oui, répond l’enfant en me souriant malgré un bâillement.
Le coup de grâce, bien sûr, survient à la fin, à la faveur d’un Ave Maria offert a capella
par une soprano dotée d’une voix céleste. Jamais encore n’avais-je vécu pareille
expérience. Les joues inondées de larmes, et toujours plantée sur mon banc d’église, je
réalise que le public est maintenant debout et applaudit à tout rompre. Je me déplie, tel
un automate qui retrouve l’usage de ses jambes, j’étouffe un sanglot venu je ne sais d’où,
et je bats des mains, toujours sous l’emprise de mon éblouissement. Je me sens légère
comme une plume soulevée par le vent, et portée par un état que je juge plus puissant
encore que celui de flow dont François m’a parlé.
Je dois avouer que c’est la première fois que j’assiste à un concert de musique
classique. Dans une église, de surcroît. Un lieu pareil ne peut qu’amplifier l’intensité de
l’expérience. J’aimerais rester dans cet état que je viens de découvrir et qui s’apparente
peut-être à la béatitude dont parlent les mystiques. Mais l’endroit se vide et c’est à regret
que j’imite mes compagnons et me traîne jusqu’au porche.
Une fois sur le parvis, là où tout le monde se salue et échange ses impressions, je
ressens le besoin de rester à l’écart. Je veux goûter plus longtemps cet état de ravissement
et d’émerveillement. C’est François qui me rejoint le premier alors que je déambule près
du cimetière attenant à l’église.
— Ça va? me glisse-t-il à l’oreille.
— Oui. Trop, même. Je suis secouée par les émotions. C’est une première expérience
du genre pour moi, et je me demande pourquoi je n’ai pas pensé m’offrir ce cadeau plus
tôt.
— Simplement parce qu’il fallait y être prête, peut-être? Quand on vit seulement dans
sa tête, on a du mal à ressentir l’élévation de l’âme lorsqu’elle se produit.
François sait mettre des mots sur les sensations. J’ai effectivement senti mon âme
s’alléger et prendre de l’altitude pendant ce concert, comme si certaines parties de moi se
dissolvaient, comme si mes désirs égotiques avaient fondu pour céder la place à un
irrépressible sentiment d’amour pour tout ce qui est. Et je m’étais rarement sentie aussi
présente, légère, joyeuse.
Sans que je m’en rende compte, François m’a attirée sur le chemin du retour, et le
cimetière, ses stèles sobres, ses bouquets de fleurs endormies sont déjà loin derrière
nous.
À mesure que mon compagnon développe ses propos sur le sentiment d’élévation de
l’âme, et bien que ses paroles soient des plus intéressantes, je me fais moins attentive à ce
qu’il me confie. Mes pensées sont accaparées par ce village si charmant, par cette église
que je viens de découvrir, par la musique classique, par la joie profonde qui m’a emportée,
et, par un prodige que je ne peux m’expliquer, je me retrouve en esprit dans la petite
maison blanche de mes rêves.
Je ne peux résister à la tentation de raconter ma visite de la veille à François, qui a
l’élégance de m’écouter bien que je sois passée sans transition d’un sujet très spirituel à
un autre du domaine résolument matériel. Soudain, je m’écrie:
— François! Je viens d’avoir un flash. Je sais quel montant offrir pour la maison. Je
vais écrire aux propriétaires en laissant mon cœur parler.
— Excellente idée. Tu vois, notre ami violoncelliste t’a jeté un heureux sortilège dès le
début du concert avec sa citation. Ton cœur veut parler parce que ton âme s’est élevée et
que ta pensée a déployé ses ailes.
Je prends le temps qu’il faut pour méditer ses paroles et, un brin envieuse, je lui
demande:
— Comment t’y prends-tu pour être aussi présent et vif d’esprit, toi?
François hausse les épaules et une part de moi n’est pas loin de croire qu’il tente ainsi
de me convaincre de la facilité de la chose.
— Je fais ce qu’il faut pour sentir mon âme s’élever le plus souvent possible. C’est
difficile à expliquer avec des mots, mais ces moments de connexion avec l’infini, ou avec
ce qui me dépasse, me donnent le sentiment d’être plus vivant.
— Et ça aussi, c’est de la psychologie positive?
— Aussi surprenant que cela puisse paraître, oui. Et cette disposition va de pair avec le
quatrième élément de la théorie scientifique du bonheur, le modèle PERMA. Tu te
souviens?
Bien sûr, comment aurais-je pu oublier monsieur P! J’étais impatiente qu’il m’en
reparle, d’ailleurs.
— Non seulement je me le rappelle, je suis curieuse d’en apprendre davantage sur lui.
Il s’arrête brièvement, soit le temps d’écarter les bras comme s’il voulait enlacer l’île, le
fleuve et l’air encore doux, puis reprend la route d’un pas lent.
— Le sens. Le sens que tu donnes à ta vie, le sens que tu perçois autant que celui que tu
recherches. La question à te poser est: «Qu’est-ce qui est important pour moi?» Puis,
chaque fois que tu sentiras ton âme s’élever, tu sauras que cela fait sens. Comme le
concert de ce soir. Tu as toujours aimé la musique?
J’agite vivement la tête. Elle m’a effectivement toujours accompagnée. Je l’utilise pour
me mettre dans le «mood», selon mes besoins. De la musique disco qui me donne envie
de me secouer les puces et qui me ravigote, des chansons françaises qui me rappellent
mon enfance et que je chante à tue-tête, ou des œuvres instrumentales plus douces qui
m’apaisent, par exemple.
Je repense à cet album de Logos que m’a offert Pierre lors de mon séjour au Manoir du
Tertre, et je me dis qu’il s’agit sûrement d’un type de musique qui suscite la sensation
d’élévation de l’âme.
Je revois avec un bonheur mêlé de nostalgie ces soirées d’enregistrement en studio qui
débutaient avec des pièces de musique entraînante. Certains techniciens y allaient parfois
de quelques pas de danse maladroits. Tous ressentaient alors un état d’allégresse qui
persistait même pendant les enregistrements, comme si nous nous étions tous mis au
diapason, décidés à nous amuser en travaillant. J’avais alors l’impression qu’une telle
concorde nous rendait meilleurs dans l’accomplissement de nos tâches respectives.
Un silence presque irréel accompagne nos pas. D’un côté défile un chapelet de maisons
d’où filtrent des lumières chaudes dignes de l’aurore, de l’autre se déploie l’espace
presque noir du terrain de golf. Ainsi portée entre deux mondes, je constate que les
enseignements d’Adélaïde ont porté fruit, car j’ai de plus en plus de souvenirs heureux de
ma carrière télévisuelle. Elle avait raison de dire qu’un jour, même le passé peut se mettre
à fleurir.
Mon intuition semble revenir en force aussi. J’ai vivement l’impression que, depuis
quelque temps, la musique prend une dimension prophétique pour moi, me livrant des
messages pour me guider sur mon nouveau chemin. Sur le bon chemin, devrais-je plutôt
dire.
Comme si François avait une fois de plus lu dans mes pensées, il retrouve le fil de la
conversation:
— Selon ce que Marie-Luce m’a dit, la musique semble bien t’accompagner ces derniers
temps.
— Elle te raconte toujours tout?
Il hoche la tête et, une moue enfantine tordant son beau visage, il fait une demi-
pirouette pour me faire face et poursuit sa marche à reculons.
— En fait, dit-il, elle ne fait que répondre à mes questions: l’indiscret, c’est moi,
j’imagine. Lorsqu’elle m’a mentionné que tu étais allée visiter la maison, j’ai voulu savoir
ce qui t’avait encouragée à le faire. Sa réponse? «Bécaud.» Comme je ne comprenais
absolument pas ce que Bécaud venait faire dans cette histoire, j’ai demandé quelques
précisions, c’est tout. Mystère éclairci.
Il reprend son numéro de danseur espiègle, s’empare de mon bras et règle son pas sur
le mien. L’ancienne Juliette se serait sentie trahie par ces confidences, mais, aujourd’hui,
je constate que le sentiment d’insécurité qui m’a trop longtemps habité est sur le point de
s’évaporer, car je m’esclaffe aussitôt:
— Vous êtes comiques, tous les deux! Merci d’être là, François. Qu’est-ce que j’ai fait
pour mériter tout ce qui m’arrive?
— Fais-moi plaisir, oublie le mérite, OK?
Je sens que François est loin de goûter cette expression impliquant l’idée d’une
quelconque récompense.
— Les choses arrivent, point, ajoute-t-il. Se demander si, oui ou non, on les a méritées
ne sert absolument à rien. Nada. Ce qu’il faut faire, par contre, c’est identifier quelle
leçon la vie tente de nous transmettre. Comment grandir et même continuer de fleurir
malgré les difficultés? Moi, je préfère croire que l’on fleurit même grâce aux difficultés!
Sans que je m’en rende compte, Marie-Luce et Adélaïde nous ont rejoints sur le
chemin du retour.
— Pourquoi ne nous avez-vous pas attendues? demande Adélaïde.
— Parce que nous parlions, Juliette et moi, répond simplement François.
— Pourquoi? réplique la petite magicienne.
— Pourquoi. Pourquoi. Pourquoi. Toi, Adélaïde, tu veux toujours tout savoir, n’est-ce
pas? Et tu fais bien. Nous devrions prendre exemple sur toi plus souvent. Pour quelles
raisons es-tu ici, toi, d’ailleurs?
Notre fillette adorée émet un puissant soupir qui fait voleter les cheveux sur son front.
— Et le voilà reparti avec ses questions existentielles!
— Essentielles, Adélaïde. Essentielles.
Alors que les effluves charriés par le fleuve chatouillent nos narines, François nous
expose sa théorie sur l’une des plus grandes questions qu’un humain puisse se poser,
celle qui l’assure de donner du sens à sa vie:
— Pourquoi suis-je ici? dit-il, en agitant les poings au niveau du plexus solaire.
Selon lui, nous avons assurément besoin de toute la vie pour y répondre, mais
l’exercice métaphysique du pourquoi, comme il l’appelle, permet de vérifier l’alignement
du cœur et de l’âme, rien de moins. Ce qu’il tente de mieux me faire comprendre en
m’utilisant gentiment comme cobaye. Il me mitraille de questions, et moi je le bombarde
de réponses sous les regards intrigués de nos compagnes de route.
— Pourquoi veux-tu acheter cette maison ici, à Sainte-Pétronille?
— Parce que j’ai eu un coup de foudre au premier coup d’œil.
— Et pourquoi as-tu eu ce coup de foudre, selon toi?
— Parce que cette maison respire la paix et le bonheur. Elle représente pour moi un
rêve, celui d’habiter un nid au bord de l’eau, entourée de nature.
— Pourquoi caresses-tu ce rêve, à ton avis?
— Parce que c’est dans ce genre d’endroit que je me sens inspirée, divinement reliée en
quelque sorte, en accord avec mon âme, j’imagine.
— Pourquoi cet état est-il si important?
— Pour me réaliser pleinement et donner du sens à ma vie.
— Pourquoi ce besoin de te réaliser pleinement et de donner du sens à ta vie?
— Pour vivre, vivre pleinement, je veux dire. Être totalement vivante, vibrante,
émerveillée, heureuse.
Un silence signale la fin de cet échange digne d’un match de tennis. François prend une
profonde inspiration, et écarte les mains, l’air comblé.
— Et voilà, on y est! fait-il.
— On est où, au juste?
— Au cœur du cœur.
— C’est creux, ça!
— C’est l’essence de l’être, la quintessence de la vie.
— Magnifique! que je m’exclame, emportée par son enthousiasme.
— Primordial, surtout.
Selon François et les réflexions philosophiques que ses longues études ont suscitées,
chaque être humain, au cours de son existence, doit non seulement localiser sa
quintessence, mais chercher à y retourner, s’y laisser aspirer comme par l’action d’un
vortex, d’une tornade.
— Il s’engage alors dans une spirale pour atteindre le noyau ultime, poursuit-il en se
servant d’un index pour illustrer le mouvement. L’ouverture vers le divin.
Il fait alors éclore sa main, l’ouvre sur la voûte étoilée qui veille sur nous.
— C’est à cet endroit, reprend-il un peu essoufflé, que commencent à se dégager des
bribes de réponses aux interrogations essentielles «Qui suis-je?» et «Pourquoi suis-je
ici?».
— D’où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous?, que je lui lance malgré
moi.
— Ah! réplique-t-il, impressionné, madame connaît Paul Gauguin et ses œuvres les
plus célèbres.
Un hibou solitaire, caché au loin, semble à son tour poser une question: Où? Où?
— Par l’ouverture d’une porte, répond mon ami, celle qui permet d’avoir accès à notre
chemin de vie. Pour moi, elle a été entrebâillée grâce à la psychologie, mais, plus encore,
grâce à la science qui repose sur le dévoilement de preuves tangibles, sur un socle de
références.
Adélaïde se met alors à gambader, passant et repassant de la chaussée aux pelouses, et
à chantonner:
— Moi, ça tourne sûrement autour de la magie, de la synchronicité. Oh! Et la
symbolique des signes. Et pour Malulu, par la spiritualité en action. Je me trompe?
L’intéressée opine du chef, songeant sans doute à sa décision de prendre très jeune le
voile.
— Pour Pierre, poursuit François, il s’agit des arts et de la philosophie, de la recherche
de la vérité.
Je m’empresse alors de poser la question qui me brûle les lèvres:
— Et pour moi, qu’en est-il? Tu crois que ce serait les communications?
Il s’arrête de marcher, penche la tête à gauche, puis à droite, sans me quitter des yeux.
— Oui, en bonne partie, répond-il. Mais il y a quelque chose de plus profond, de plus
précis à découvrir.
— Ah? Quoi donc?
— La retransmission, Juliette.
Immédiatement, ce rêve du chaton blanc fait pendant mon séjour au Manoir du Tertre,
et surtout la sensation de transmission d’amour qui l’accompagnait et qui m’avait
tellement émue, me reviennent en mémoire.
— La retransmission, c’est ton ikigaï Juliette, reprend François.
— Pardon?
— Ton ikigaï. Ça signifie: ta raison d’être. C’est l’expression utilisée par les Japonais de
l’île d’Okinawa, un endroit où vivent de nombreux centenaires. Trouver sa raison d’être
serait l’un des principaux facteurs de bonheur, de santé et de longévité pour eux.
François m’apprend que l’exercice de la liste de tout ce que j’aime représente l’une des
pistes me permettant de découvrir mon ikigaï. Je dois également me demander quels sont
mes talents et mes forces, ce que certains appellent la «zone de brillance».
— En plus, tu dois identifier ce dont le monde a besoin avant de définir ce que tu peux
lui apporter.
— Et me demander ce qui peut me rapporter de quoi vivre, dit celle qui s’est retrouvée
au chômage.
François offre un petit gloussement amusé en guise d’assentiment.
De son côté, Adélaïde a repris son jeu et s’avance à cloche-pied en s’amusant à répéter
ce nouveau mot fétiche: Ikigaï! Ikigaï! Ikigaï! François en profite pour préciser sa pensée:
— L’ikigaï se situe au croisement de la passion, de la mission, de la vocation et de la
profession. C’est ce qui nous donne envie de nous lever le matin, ce qui nous permet de
ressentir la joie de vivre. Enfin, c’est ce qui nous aura permis de véritablement vivre avant
de faire nos adieux.
Au moment où nous atteignons l’allée menant à la maison de mes amies, je remarque
que l’un des félins adoptés par Marie-Luce se prélasse sous ma voiture. Il est tout blanc,
avec une petite tache noire sur le museau. Nos regards se croisent un long instant avant
qu’il ne déguerpisse. En embrassant mes amis, une certitude nouvelle m’étreint: je suis
en voie de renaître.
16
Croyez-vous au hasard?
J’ai entendu parler de Sainte-Pétronille alors que je me trouvais en voyage à des
milliers de kilomètres de là. C’est ce qui me persuade qu’un divin rendez-vous m’y
attendait. En premier, j’ai cru que c’était pour y rencontrer une toute jeune fille,
qualifiée par plusieurs de magicienne. Peut-être en avez-vous entendu parler? Elle
s’appelle Adélaïde et elle habite chez une dame prénommée Marie-Luce. Vous savez,
la grande maison qui abrite une boutique en annexe.
Au cours des derniers mois, j’ai perdu ce qui me semblait le plus important dans
la vie: mon travail et mon amoureux ainsi que ma confiance en moi et ma foi en
l’avenir. J’ai subi ce que notre petite magicienne appelle une «tornade de vie».
Aujourd’hui, je peux vous dire que cette épreuve fut un véritable cadeau! J’ai
appris que celle qui choisit de croire que la vie nous veut du bien développe une
façon différente de la percevoir. Elle ne vit plus de la même façon. Résultat: je
commence à fleurir.
La fois où j’ai aperçu votre maison, j’ai ressenti une émotion très vive. Moi qui ai
bien du mal à me projeter dans l’avenir ou à voir plus loin que le bout de mon nez,
je me suis imaginée vivre entre ses murs, y recevoir des amis, entretenir son jardin
et prendre grand soin de toute la propriété.
Je me suis même agenouillée devant notre saint Antoine de Padoue pour lui
glisser ma demande, mais soyez sans crainte, je n’ai pas oublié la finale «ou mieux
encore». Ainsi, si votre maison ne m’est pas destinée, je m’emploierai à trouver
mieux. Mais quelque chose me dit que nous sommes déjà liées, elle et moi, et que
nous avions rendez-vous.
Je ne vous connais pas, mais depuis que j’ai visité votre maison, je vous perçois
comme des gens sensibles, gentils et généreux. Votre énergie s’y trouve toujours et
j’ai constaté à quel point vous et votre fille en avez pris soin. Il y a, sans l’ombre
d’un doute, eu beaucoup d’amour dans cette maison, des années remplies de doux
moments de bonheur. Elle en vibre encore.
Alors, si vous pressentez que je suis la bonne personne pour prendre la relève et
pour adopter votre demeure, je vous promets d’en faire mon nid, douillet, inspirant
et accueillant. Et vous serez les bienvenus si vous avez envie de passer nous dire
bonjour à toutes les deux!
Voilà, la décision vous appartient. En attendant votre réponse, je demeurerai
dans la joie et la confiance du meilleur dénouement possible pour vous, comme
pour moi.
Avec gratitude,
Juliette Gauthier
Je sens que j’ai fait exactement ce qu’il fallait. J’ai suivi l’élan de mon cœur.
Maintenant, je dois laisser aller les choses. Je me surprends à être en mesure de m’en
remettre au sort et, surtout, de moins chercher à exercer un contrôle sur tout. Je suis
désormais convaincue que, si nous faisons les choses pour les bonnes raisons — avec le
cœur —, il devient plus facile de se laisser porter par la vie.
Car, entre vous et moi, quand nous tenons mordicus à exercer ce contrôle, ne sommes-
nous pas trop collés à une idée fixe? Pour bien danser, il faut se faire souple et flexible.
Aujourd’hui, je crois que c’est dans cette souplesse et dans cette acceptation d’une
certaine fragilité que je trouve ma plus grande force. Je me sens devenir le fragile roseau
de La Fontaine qui, au passage d’une violente tempête, se courbe sans se rompre
contrairement à son compagnon de chêne qui, quoique supérieur en force, se retrouve
déraciné.
La sonnerie du téléphone me tire de mes fables et de mes réflexions. J’ai le bonheur
d’entendre la douce voix de Marie-Luce au bout du fil.
— Bonjour, Juliette. Est-ce que je te dérange?
— Même si j’étais occupée, je serais ravie de prendre une pause pour toi.
— Je ne serai pas longue. Je t’invite simplement à te joindre à nous pour un rituel un
peu spécial qui aura lieu à la boutique demain, après la fermeture.
— J’y serai avec plaisir, tu le sais!
— Je ne t’en dis pas plus parce que je te réserve la surprise. Nous serons seulement
Adélaïde, toi et moi. Malheureusement, François avait déjà un engagement. 17 h, ça te va?
Et, si tu veux, tu souperas avec nous.
— Tout me convient parfaitement et j’ai déjà hâte!
Après une courte hésitation, Marie-Luce reprend:
— J’ai un service à te demander pour aujourd’hui.
— Tout ce que tu voudras!
— Pourrais-tu me remplacer à la boutique à partir de midi? J’ai besoin de temps seule
pour peaufiner les préparatifs pour demain.
Je suis trop heureuse d’apprendre que ma nouvelle carrière de libraire-fleuriste débute
dès maintenant.
— Et… il y a une petite rouquine qui serait sûrement enchantée de pouvoir te donner
un coup de main.
— Nous ferons un super duo toutes les deux.
Il me vient alors une idée. Puisque Marie-Luce doit préparer le rituel du jour suivant,
je lui offre de m’occuper d’Adélaïde après la fermeture de la boutique.
— Je pourrai l’inviter à souper et l’emmener chez moi pour y passer la nuit. Comme ça,
le lendemain, à midi, nous reprendrons le travail ensemble.
— Quelle excellente idée! Merci Juliette. Je suis convaincue qu’Adélaïde adorera ton
plan.
De mon côté, je suis enchantée à l’idée de passer plus de temps seule à seule avec la
petite magicienne.
— Tout est parfait alors.
— À tout de suite mon petit fillon!
Je raccroche, les yeux baignés de larmes. Il y a des vides qui prennent du temps à se
remplir, des blessures qui cicatrisent plus lentement que d’autres. En m’appelant mon
petit fillon, Marie-Luce m’aide à me réparer de l’intérieur. À tout le moins, elle m’en
donne l’élan. Ce qu’une personne n’a pas pu, n’a pas su donner peut être offert par une
autre, j’en ai maintenant la certitude. Ainsi se danse la vie!
Avant de quitter mon bureau, je me dis que ce serait une bonne idée d’écrire à Gabriel.
Qui sait, il aura peut-être une bonne prédiction à m’offrir pour la maison.
De: Juliette
À: Gabriel
Cher Gabriel,
Je demeure assise quelques instants à mon bureau, espérant qu’il me réponde aussitôt.
Après avoir relevé une énième fois mon courrier, voyant que je n’ai aucun nouveau
message, je me décide à ramasser mes affaires. Il serait en effet fâcheux d’arriver en
retard au boulot!
Au moment où je m’apprête à passer la porte, j’entends le timbre de ma boîte de
courriels et je découvre avec bonheur que le message provient de Gabriel.
De: Gabriel
À: Juliette
Bien le bonjour, jeune femme,
Votre dévoué,
Gabriel
Je pense, émue, que les messages de Gabriel me font tant de bien que je devrais les
imprimer et les chérir. Qui est, justement, cet homme qui est là? Parfois, je me demande
s’il existe vraiment. J’apprendrai à savoir attendre, alors. Sauf pour être heureuse!
Patience et impatience. En montant dans ma voiture, je réalise à quel point nous avons
besoin de tout et de son contraire. Selon les circonstances, il faut avoir la sagesse
nécessaire pour faire la différence.
Le discernement engendre la sérénité.
17
Qui garde
son âme d’enfant
ne vieillit jamais.
– Abraham Sutzkever
Après avoir salué Calendula, Arnold et Albert, je me dirige vers la boutique de mots qui
font fleurir. Au même moment, j’aperçois Marie-Luce et Adélaïde qui débouchent du
jardin, les bras chargés de fleurs.
— Voici notre récolte pour nos offrandes du jour, me lance, toute joyeuse, Adélaïde en
venant à ma rencontre.
— Oh… j’ai hâte de voir à qui nous les donnerons, dis-je, ravie à l’idée de vivre cette
nouvelle expérience.
Une fois les fleurs dans les vases, Marie-Luce m’explique le fonctionnement de la
caisse et me rappelle les règles de la boutique.
— Il y a les livres que l’on choisit et ceux qui nous trouvent. N’hésite surtout pas à
écouter ton intuition et à être généreuse. Tu reconnaîtras les livres à offrir en cadeau par
un petit point jaune collé au verso de la couverture.
— Je t’avoue que ça me stresse un peu, mais je ferai de mon mieux, promis.
— Et moi, je t’aiderai! s’exclame Adélaïde, trop fière de son rôle d’assistante.
À midi pile, Marie-Luce retourne l’affiche dans la porte: la boutique est maintenant
ouverte.
— Amusez-vous bien, les filles, nous lance-t-elle avant de faire un pas vers la sortie.
— À demain, Malulu, répond la petite magicienne.
Après avoir embrassé la belle dame, je referme la porte derrière elle avant de
m’adresser à Adélaïde:
— Ça te va, de dormir chez moi?
— Oh oui, Juju! J’ai très hâte de découvrir l’endroit où tu habites. Tu as une chambre
d’amis?
— Non, mais j’ai un joli petit lit rempli d’amis particuliers dans mon coin bureau.
— Alors ça devrait me plaire, conclut-elle sans même chercher à en savoir plus sur les
compagnons en question.
«Contempler le mystère», me souffle une petite voix à l’oreille. Accepter de ne pas tout
savoir me semble désormais une juste posture à adopter devant la vie. Autant j’avais
recherché la perfection par le passé, autant je me surprends aujourd’hui à cultiver une
part d’inconnu à l’intérieur de moi. J’aime apprendre depuis toujours, je le découvre
progressivement. Et j’aime l’attitude de celle qui, satisfaite de n’être rien de plus, rien de
moins qu’une élève, se laisse encore surprendre et s’émerveille. L’essence de l’enfance
réside dans cet état d’abandon, cette confiance en la vie.
— Juju, ça te dirait qu’on joue à un jeu?
— On ne devrait pas plutôt tenir boutique?
— Malulu dit que l’on doit s’amuser en travaillant si l’on ne veut pas flétrir avant le
temps.
Constatant que je ne trouve aucun argument à lui opposer, Adélaïde saisit un livre sur
une tablette, l’ouvre au hasard et m’en lit un extrait: «Une règle fondamentale disait:
“Avant de commencer, tu dois t’asseoir complètement immobile, mettre ton âme en
repos, libérer ton esprit de tout, te taire, te recueillir.”»
— Magnifique! que je m’exclame, tout en me demandant à quoi pouvait servir cette
règle au juste.
À mon tour, je choisis un livre sur une tablette. C’est une œuvre de Victor Hugo. En
posant mon doigt sur l’une des pages, je lis le passage suivant: «C’est une triste chose de
songer que la nature parle et que le genre humain ne l’écoute pas.»
Je prends une seconde ou deux de réflexion avant d’ajouter, ravie de participer au jeu
de la petite magicienne:
— Hugo devait sans doute croire à la symbolique des signes!
Alors que, de son côté, Adélaïde est sur le point de m’en dire davantage sur la phrase
qu’elle m’a lue, le carillon de la porte se met à tinter. Une grande femme, d’une rare
élégance, fait son entrée dans la boutique. Elle me sourit, mais dès qu’elle retire ses
immenses verres fumés, je perçois une profonde tristesse tapissant le fond de son regard.
— Bonjour, madame Dumas, je suis heureuse de vous voir ici, lance Adélaïde, l’air
surpris.
— J’ai repensé à ce que tu m’as dit et tu as raison, il est temps que je sorte de mon
histoire.
Qu’elle sorte de son histoire? Quelle drôle d’idée! Je m’approche pour saluer ma
première cliente, mais Adélaïde me devance et fait les présentations.
— Madame Dumas, je vous présente Juliette, qui travaille ici de temps à autre.
— Bonjour, me dit la dame en me tendant la main.
Le chic, un peu suranné, qui émane d’elle est si fort, que j’hésite entre lui faire un
baise-main ou lui serrer la pince. J’opte pour la pince. Doutant encore de mes talents, je
lui réponds, sur un ton peu assuré:
— Si je peux vous aider, n’hésitez pas. Je suis là pour ça.
Mais aussitôt, Adélaïde attrape la balle au bond et lui suggère de visiter la boutique
pour voir si un livre ne l’attire pas plus qu’un autre. Pendant que notre cliente fouille
timidement les bibliothèques, ma jeune amie me chuchote:
— Madame Dumas a dû placer en institution son vieux mari malade. Pendant des
semaines, on la regardait marcher dans les rues du village en pleurant et en racontant sa
triste histoire aux gens qu’elle croisait. Elle n’arrivait pas à le laisser aller. Un mélange
délicat de culpabilité et de grandeur d’âme, tu vois?
Adélaïde me raconte qu’un beau jour, elle est allée à sa rencontre. Tout en marchant, la
plus jeune avait pris le temps d’écouter la plus âgée, celle qu’elle avait baptisée la
Pleureuse. Mais, surtout, elle y était allée de ce conseil l’encourageant à sortir de son
histoire.
Pour la jeune magicienne, il y a des histoires dans lesquelles il faut entrer et d’autres
dont il valait mieux s’extirper. Et parfois, pour se sortir de l’une, il faut en investir une
autre.
Voilà sûrement pourquoi les livres nous sont si bénéfiques: ils favorisent les
transitions. Dans les intrigues qu’ils proposent, chacun peut à la fois se reconnaître et
s’oublier. Ils nous offrent ainsi l’occasion tant de guérir le passé que de rêver le futur. Et,
selon ma jeune amie, madame Dumas avait besoin de tous ces bienfaits.
Notre distinguée cliente s’approche de la caisse et dépose sur le comptoir un livre
intitulé «Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une».
— Excellent choix, opine Adélaïde en me faisant un signe que je ne comprends pas tout
de suite.
Passant tout près de moi pour se rendre aux vases, la petite me glisse tout bas:
— À toi de jouer, maintenant!
Ah oui, mais où avais-je la tête, moi? Sauf que je réalise quelle difficulté accompagne la
tâche. Je ne connais pas cette femme. Quel titre pourrais-je bien lui offrir?
— Donnez-moi un instant, je vous reviens.
Madame Dumas m’observe d’un air intrigué pendant que je m’approche d’une tablette
de livres à point jaune. Mon regard est aussitôt happé par Madame Pylinska et le secret de
Chopin d’Éric-Emmanuel Schmitt, qui patiente au milieu d’une pile. Sans prendre une
seconde pour réfléchir, comme saisie par une évidence, je m’empare du livre et rejoins ma
cliente.
— Celui-ci, on vous l’offre, dis-je après avoir expliqué la règle de la boutique.
— Comme c’est gentil, merci.
— Et voilà pour compléter la visite, lance Adélaïde en arrivant avec un joli bouquet de
lavandes.
La cliente repartie, sourire aux lèvres, Adélaïde précise que la lavande est un symbole
de tendresse dont madame Dumas a bien besoin. Aussitôt, la petite devine mes pensées et
s’exclame:
— Toi, par contre, tu as frappé très fort avec le livre que tu lui as offert.
— Ah oui? Et comment le sais-tu?
— Madame Dumas est une musicienne talentueuse. Autrefois, elle enseignait le piano
aux enfants du coin. Mais avec la maladie de son mari et tous les soins à prodiguer, elle
avait mis la musique de côté. J’ai bien vu son regard s’illuminer quand elle a vu «Chopin»
dans le titre.
Rassurée, je n’hésite plus à me laisser guider par mon intuition pour les clients
suivants. Il est déjà l’heure de fermer boutique lorsque ma jeune assistante et moi
réalisons à quelle vitesse le temps a filé.
Pendant que je fais le compte des recettes, Adélaïde s’affaire à tout remettre en ordre,
puis elle revient vers moi avec un petit livre intitulé La voie des fleurs dans la main.
— Pour toi!
— Mais je ne suis pas une cliente et je n’ai rien acheté.
— Peu importe! Tu te rappelles l’extrait que je t’ai lu un peu plus tôt?
— Il était question d’une règle fondamentale avant de se lancer dans quelque chose,
non?
— Exactement. Mets-la en application lorsque tu peindras. Inspire-toi de ce livre pour
tes prochaines créations. Tu vas sentir tes ailes se déployer, je te le garantis.
— C’était ça ton jeu, alors?
— En quelque sorte. J’aime bien ouvrir un livre au hasard et en lire un extrait. Souvent,
cela m’apporte une guidance appropriée exactement au moment où j’en ai besoin. Tu
essaieras, pour voir!
Cette suggestion d’Adélaïde me ramène au Manoir du Tertre. Je me rappelle les paroles
de François, m’assurant que je viendrais à l’île d’Orléans pour cueillir non pas des fraises
et des pommes, mais des idées. La récolte s’avère encore plus abondante que je n’aurais
pu le souhaiter, et j’en ressens un grand élan de gratitude.
Vu mes talents limités en cuisine, j’offre à ma jeune amie de nous arrêter dans un
snack-bar sur le chemin du retour. Après de délicieux hamburgers et beaucoup trop de
frites, nous rentrons chez moi le ventre plein, le cœur heureux.
Mon invitée est aux anges lorsqu’elle découvre la collection d’amis en peluche
patientant sur le lit qu’elle occupera pour la nuit.
— C’est à toi? demande-t-elle, perplexe.
— Eh oui! Je les ai récemment ressortis de leurs boîtes. Sûrement une idée de la petite
Juliette en moi.
Comme je le démontre à Adélaïde, chacune de ces peluches souffre d’une imperfection.
En rescapant de l’oubli ces jouets d’enfant, je me suis également rappelé que j’insistais
auprès de mes parents adoptifs pour qu’ils achètent les nounours imparfaits, car j’étais
persuadée que seules les créatures les plus belles ou parfaites trouvaient preneurs. Je ne
voulais pas que les «différentes» restent à tout jamais abandonnées sur les tablettes ou,
pire, qu’elles atterrissent au fond d’une benne à ordure.
— Ça parle de toi, tu ne trouves pas? glisse Adélaïde avec délicatesse.
— Oui, sans doute.
— Ton histoire est aussi belle qu’elle est triste. Ton attitude envers ces peluches était
remplie de compassion et de bienveillance.
En même temps qu’Adélaïde y va de son analyse, je perçois à quel point la vie me
parlait déjà à un très jeune âge. J’aurais dû récupérer plus tôt ces peluches et m’octroyer
cette même compassion et cette même bienveillance.
— Je crois que cela prouve à quel point est importante ta mission, non seulement de
fleurir toi-même, mais d’aider les autres à en faire autant.
— Je n’ai aucune envie de devenir thérapeute!
— Mais qui te dit de devenir psychologue?
Sur le point de s’énerver, Adélaïde m’assure que tous les métiers peuvent être
florigènes si on les exerce avec son cœur, s’ils font partie de notre ikigaï, surtout.
Je passe ainsi le reste de la soirée à répondre aux mille et une questions que peut poser
une petite fille de sept ans. En fine observatrice, elle remarque aussi à quel point je suis
une romantique finie en passant en revue mes disques et mes films. Côté lecture, elle
semble impressionnée par le nombre de titres qui garnissent mes bibliothèques, puis elle
essaie de cacher sa déception quand je lui avoue que, abonnée aux achats compulsifs, je
ne prends pas toujours le temps de lire les livres que je rapporte à la maison.
— Il faudra que ça change, me dit-elle sur un ton de réprimande.
— Je sais, c’est dans ma liste d’envies, tu te rappelles?
Lorsque je lui suggère d’enfiler un pyjama, elle me suit jusqu’à la penderie bourrée de
robes et de chaussures.
— Oh wow! Quelle garde-robe de rêve! s’extasie-t-elle en glissant des pieds minuscules
dans une paire d’escarpins aux talons vertigineux. On dirait des échasses!
— Je sais, ici aussi, je compulse, comme tu vois.
— Et tu as des occasions pour porter tout ça?
— Plus maintenant. Je devrais peut-être m’en débarrasser.
— Au contraire! Trouve des occasions de les porter! Moi, je parie qu’il y a un futur
amoureux qui saura apprécier ta coquetterie à sa juste valeur, me lance-t-elle avec un clin
d’œil en s’enroulant une écharpe de soie autour du cou.
— Allez, jeune fille, pyjama! Et on ira sur le quai pour dire au revoir au lac avant le
dodo.
J’ai trouvé les mots magiques, car elle abandonne talons hauts et foulard, et se
précipite vers la petite valise rose qu’elle a laissée dans mon bureau.
En sortant de ma chambre, je l’aperçois, toute concentrée devant l’ardoise dans la
cuisine. C’est une bonne amie qui m’en a fait cadeau avec l’espoir, avait-elle dit, que
d’autres soient aussi inspirés qu’elle et qu’ils y laissent des citations positives. Personne
n’a osé effacer ce qu’elle y avait écrit. Jusqu’à ce soir. Adélaïde, elle, ne se gêne pas pour
nettoyer le tableau et, grimpée sur une chaise, s’applique à y tracer ceci d’une écriture
parfaitement scolaire:
C’est en croyant
aux roses qu’on
les fait éclore.
– Anatole France
Accoudée à la table de la cuisine, la tête entre les mains, je suis l’illustration plus ou
moins vivante du découragement. Il y a quelques minutes, j’ai allumé l’ordinateur, et
constaté aussitôt qu’un message du courtier m’attendait sagement dans ma boîte de
courriels. J’ai jugé de très bon augure la rapidité avec laquelle il m’avait répondu. Adepte
du suspense et des délices de l’anticipation, je me suis fait violence pour me préparer un
café bien serré avant de double-cliquer sur son nom.
Et patatras!
Les propriétaires de la jolie maison ne m’ont pas choisie. C’est bien mon lot, ça! Voilà
ce que je me répète devant mon cappuccino qui tiédit. Une autre offre, plus généreuse que
la mienne, avait été déposée en même temps. Évidemment. Un riche Européen, friand
d’air pur et de panoramas à couper le souffle sans doute, qui souhaite venir séjourner à
Sainte-Pétronille de temps en temps. Pourtant, des hôtels existent pour cela, non?
Je n’ai pas entendu Adélaïde entrer dans la cuisine.
— Ça va, ma Juju?
— Oh… bonjour Adélaïde, fais-je en feignant la légèreté. Tu as bien dormi?
— Comme une bûche! Et j’ai beaucoup parlé avec tes amis en peluche. Je leur ai
demandé de te protéger, surtout.
Ça tombe bien: j’aurais justement besoin d’une armure, ce matin. Ayant perçu mon
trouble, la petite magicienne, qui n’a pas l’intention de me laisser m’en tirer à si bon
compte, grimpe sur un tabouret et pose tendrement sa petite main sur mon bras.
— Tu as des soucis?
— Je viens d’apprendre que la maison de mes rêves va être vendue à quelqu’un d’autre.
J’ai l’impression d’avoir le cœur brisé, c’est tout. Ça me passera, j’imagine.
— Je trouve, dit-elle en tendant le menton, que tu renonces bien vite à ton pouvoir.
— Ah oui? Alors, dis-moi, jeune fille, quel est donc ce pouvoir et où se trouve le mode
d’emploi?
Mon Hello Kitty aux yeux ensommeillés redescend de son trône et, debout au milieu
de la pièce, y va de son exposé de motivation:
— Ton pouvoir réside dans la conscience et la joie de vivre. Ne te laisse pas manipuler.
Imagine si on se laissait détruire par chaque déception ou insatisfaction que la vie nous
réserve.
— Ne faut-il pas savoir quand abandonner?
— Peut-être, mais qui te dit que c’est le moment de baisser les bras?
La scène que nous jouons parvient à me fait sourire. Encore une fois, la sagesse
d’Adélaïde me renverse. Ses paroles me rappellent que vivre pleinement implique
d’apprendre à vivre consciemment. Ainsi, on ne risque pas de se laisser ballotter au gré
des caprices de la vie. Et des courtiers immobiliers. Vaut mieux réaliser que les choses
arrivent pour une raison, y compris pour servir de leçon.
— Et si la vie te testait? suggère-t-elle. Tu ne vas quand même pas te laisser abattre du
premier coup?
— D’accord. Alors que suggères-tu?
— Je propose, lance-t-elle en plantant ses poings minuscules sur ses hanches, que l’on
retourne parler à saint Antoine de Padoue. Et retour à la case départ! Nous allons nourrir
ton souhait d’une nouvelle maison et nous ferons ce qu’il faut pour dynamiser nos
vibrations.
À mesure que j’écoute ses paroles, je réalise que j’ai cheminé rapidement en à peine
quelques semaines, mais qu’il me reste quelques petits kilomètres à parcourir. J’ai mis
plusieurs nouveaux principes en application dans ma vie, mais ces avancées restent
fragiles. Je dois aussi apprendre à ralentir. Ainsi je me solidifierai de l’intérieur.
— J’ai des prescriptions pour toi, Juju, me lance la mignonne qui s’est emparée du
bloc-notes qui traînait sur le comptoir de la cuisine.
Une minute plus tard, elle me tend un bout de papier sur lequel elle a griffonné ce qui
ressemble à un début de liste d’épicerie:
Bonjour!
Adélaïde s’interrompt, gratifie Marie-Luce d’un regard empreint d’amour, étreint le joli
cadeau de chiffon qu’elle vient de recevoir, chasse une larme, et reprend sa lecture:
Ma maison cachait
un secret dans son cœur…
– Antoine de Saint-Exupéry
Je reprends mes recherches sur le site Internet des maisons à vendre ou à louer en me
répétant l’expression: Faire contre mauvaise fortune bon cœur. Je dois me trouver un
nouveau toit avant que la situation ne devienne urgente. Ce n’est pas le temps de
m’apitoyer sur mon sort, mais celui de reprendre le contrôle de ma vie.
Toutefois, je n’arrive pas à me concentrer sur ma tâche. Je localise la télécommande,
me lève, décidée à éteindre le téléviseur, source de distraction. En passant devant mon
sosie de chiffon, j’ai l’étrange impression qu’il m’observe.
Alors que je m’apprête à appuyer sur le bouton libérateur, je capte les bribes d’une
entrevue. Assis de part et d’autre d’une table de plexiglas, un homme élégant, aux tempes
grises, interroge, si je me fie au bandeau au bas de l’écran, un philosophe à peine plus âgé
que lui. Il est question de l’art de la maïeutique selon Socrate. Pas courant comme sujet à
la télé, me dis-je.
— Comment la maïeutique permet-elle d’accoucher les esprits? demande
l’intervieweur.
Son invité plisse les yeux, croise les mains sur son ventre et répond d’une voix
étonnamment chantante:
— Par un principe de réminiscence, la personne peut trouver en elle-même ses vérités.
Évidemment, pour cela, il faut croire en l’immortalité de l’âme, ce qui est le cas de
Socrate. Selon lui, chacun porte en lui-même son savoir, mais des questionnements
s’avèrent nécessaires pour se souvenir des éléments de ce savoir, pour ramener à la
conscience ce qui se cache dans l’inconscient.
Pendant qu’il s’exprime, je me tiens debout, comme magnétisée par le téléviseur,
parvenant avec peine à glisser un coup d’œil ou deux du côté de ma poupée. Il me vient
alors une idée. Et si je l’appelais Maïa, pour faire référence à Socrate et pour me rappeler
le principe de floraison appliqué à l’être humain?
L’entrevue terminée, l’intervieweur décline les remerciements d’usage et je me mets à
penser que Marie-Luce n’est rien de moins qu’une accoucheuse d’âme, voilà tout. Cette
figurine en tissu, fabriquée de ses doigts de fée, n’est-elle pas, en quelque sorte, le
prolongement d’elle-même? J’ai l’impression que l’esprit de la vieille dame survivra à
travers cette créature de chiffon.
Alors que commence l’inévitable pause publicitaire, j’éteins le téléviseur, retrouve mon
ordinateur et me prépare à repartir à la chasse aux nids. Le téléphone sonne. Décidément,
ce matin, les éléments conspirent pour ruiner mes efforts de concentration! J’arrache le
combiné de son socle, lâche un allô d’un ton excédé.
— Madame Gauthier, je crois que j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer.
Je me prépare à répliquer sèchement que, non, l’arrivée imminente d’un messie
quelconque ne m’enchante pas outre mesure, mais je me retiens de le faire: la voix me
semble vaguement familière. Je reconnais mon interlocuteur, il s’agit du Judas qui m’a
trahie, du Brutus qui m’a poignardée dans le dos, bref, du courtier immobilier qui a fait
son travail et qui a vendu la maison de mes rêves au plus offrant.
Convaincue qu’il veut me proposer d’autres visites, je l’écoute d’une oreille distraite. Je
poursuis ma consultation des fiches immobilières qui défilent sur l’écran de mon
ordinateur, pendant qu’il babille. Des mots comme «pépin», «divorce» et «saisie» se
succèdent, jusqu’au punch: «Annulation de la vente». Le souffle coupé, je parviens à lui
demander, sur un ton plus aimable:
— Pardon? Qu’est-ce que vous me dites, là?
— Voilà, en bref: si vous êtes toujours preneuse, vous êtes la nouvelle propriétaire des
lieux.
Mon compétiteur a fait son offre alors qu’il était en pleine procédure de divorce. Or,
l’éplorée est en train de le saigner à blanc. Financièrement parlant, l’oiseau volage risque
d’y laisser des plumes, alors l’achat d’une maison de vacances devra attendre.
Dépités de leur expérience avec le riche Européen, les propriétaires acceptent avec joie
ma proposition de beaucoup inférieure à la sienne. Ils souhaitent même me présenter
leurs plates excuses.
— La dame a dit qu’elle avait senti que vous étiez la bonne personne pour occuper la
maison. Votre lettre l’a beaucoup touchée, ajoute le courtier.
Nous convenons d’un rendez-vous chez le notaire dans quelques jours, le temps de
rassembler tous les papiers nécessaires à la transaction immobilière.
De plus, les propriétaires, impatients de se faire pardonner, insistent pour me remettre
immédiatement la clé. Ainsi, je pourrai commencer à m’y installer progressivement. Le
courtier me suggère alors de l’y rejoindre dès cet après-midi.
J’appelle Marie-Luce et Adélaïde pour leur annoncer l’heureux dénouement, puis je
m’empresse d’avertir le banquier et mon assureur. Excitée comme une puce, je passe les
quelques heures qui suivent à faire mes boîtes en laissant mon esprit voler jusqu’à ma
nouvelle oasis.
Arrivée à mon nouveau chez-moi et prête pour mon rendez-vous, je repère rapidement
l’un des arbres sur le terrain; il sera mon Calendula. Comme son frère, il se dresse
fièrement au bout de l’allée menant à la maison, et il permettra également à mes invités
de se délester de leurs soucis.
Les émotions me submergent lorsque j’atteins la porte. Je ne sais pas si c’est parce que
j’ai reçu Maïa en cadeau, mais je me sens soudainement comme une fillette qui réalise
qu’elle a une maison faite juste pour elle.
Le courtier ne prend pas la peine de sauter de sa voiture. Il baisse la vitre et me tend la
clé en s’excusant de devoir déguerpir aussi rapidement. Je dois dire que je ne suis pas
fâchée de me retrouver seule avec mon petit palais.
En tournant la clé, je m’entends prononcer simplement: «Merci.» À nouveau, je suis
conquise par ce que je découvre à l’intérieur. Une lumière dorée inonde toutes les pièces.
Comme l’île sur laquelle elle se trouve, cette maison recèle quelque chose de magique. Je
suis profondément convaincue que jamais je ne pourrai me lasser de ce spectacle
quotidien que la vie m’offre en cadeau.
En débouchant dans la cuisine, j’aperçois une note sur le comptoir.
Ma lecture terminée, je réalise qu’une douce musique s’échappe du salon. Les anciens
propriétaires ont eu la délicatesse de laisser la vieille chaîne stéréo allumée, branchée sur
un poste de musique classique. Un air de tango emplit la maison. Mon esprit divague un
instant, allant jusqu’à me représenter dansant langoureusement avec un nouvel
amoureux.
Le tango prend fin; mon rêve s’évapore. «C’était L’invitation au château de Francis
Poulenc», m’informe l’animateur radio. «Nous enchaînons sans délai avec le “Duo des
fleurs”, cet air de l’opéra Lakmé, œuvre bien connue de Delibes.»
Mes pensées adopteraient-elles une texture musicale? En effet, cette maison sera mon
petit château, le lieu parfait pour compléter ma floraison. Décidément, la vie me parle, par
radio interposée de surcroît, et, en ce moment, je ne pourrais faire autrement que de
l’entendre!
Je remarque un long post-scriptum au verso de la note.
Près de la porte qui mène à la cour arrière,
vous trouverez une clé dans un petit panier d’osier.
Elle donne accès à la maisonnette située près du fleuve.
Prenez les escaliers en bois derrière la maison,
ils vous y mèneront directement.
Au premier coup d’œil, vous avez probablement cru
qu’il s’agissait d’un cabanon,
mais vous découvrirez que ce ne sont
pas des outils de jardinage qui s’y trouvent.
Ou peut-être que si: des outils pour faire fleurir la vie!
Eux aussi me parlent de floraison! Que de mystère! Je dévale les marches de l’escalier
et me retrouve, haletante, devant une minuscule cabane bleue. À l’origine, j’avais
effectivement pensé qu’il s’agissait d’une remise pour ranger tout ce qui sert à l’entretien
de cette bande de terrain. Jamais je n’aurais pu imaginer y découvrir ce qui m’y attendait!
Un vieux chevalet, planté au milieu de l’espace, offre à la vue une aquarelle toute en
douceur et en teintes lumineuses. On y distingue une maison en plein champ, quelques
bêtes, ainsi qu’un homme, debout au loin. Au-delà de la maison, un arc-en-ciel se déploie
jusqu’en haut du ciel. Cette merveille de la nature semble palpiter au cœur du tableau.
Dans un coin s’allonge une signature: Horatio Walker.
Il me semble me souvenir que ce nom est également celui de la rue qui longe le fleuve,
celle que l’on rejoint en descendant la série de marches en bois qui relient les différents
paliers du terrain. Ce peintre devait être très connu, donc. Mais alors, qu’est-ce qu’une
toile d’une valeur pareille peut bien faire dans une cabane de jardin? Sans doute est-ce
une reproduction.
J’aperçois ensuite une petite carte punaisée sur une patte du chevalet. Les anciens
propriétaires m’ont laissé un autre message. Cette prise de possession des lieux prend
résolument des allures de chasse au trésor!
Chère Juliette,
Nous avons attendu longtemps pour vendre la maison,
car nous tenions à ce qu’elle attire la bonne personne.
Votre lettre nous a offert la preuve que
c’était bien vous qui deviez venir vivre entre ces murs.
Cette maison est spéciale, nous vous l’avons déjà dit.
Mais vous devez également savoir que, depuis
qu’elle a été construite, toutes les personnes
qui y ont habité ou seulement séjourné —
car vous verrez à quel point vos amis souhaiteront
venir passer du temps ici — ont développé un talent.
Comme le disait Horatio Walker, «l’art ne peut pas être appris».
C’est l’inspiration, ou ce que certains nomment le génie,
qui active le pouvoir créateur de l’homme.
L’art n’est pas tenu d’obéir à aucune règle,
sinon celles créées par l’artiste lui-même.
Nous aimons croire que c’est le génie créateur
qui vous a donné rendez-vous ici.
Qu’avez-vous envie de mettre au monde, Juliette?
Faites-le! Car, comme l’a dit Goethe,
«L’audace a du génie, du pouvoir, de la magie.»
Enfin, sachez que cette œuvre d’Horatio Walker
doit rester sur place. Vous pourrez l’exposer
bien en vue dans la maison, si vous jugez
la chose préférable. Puis un jour, nous savons
qu’elle devra être transmise à autrui afin
de poursuivre sa mission d’éveil. Nous sommes
convaincus que vous saurez quoi en faire, le moment venu.
Wow! Mais cette toile doit valoir une petite fortune! De plus, quel couple particulier!
J’aimerais le connaître. La lecture de ces messages me suggère qu’il est composé de deux
artistes. Ou des mécènes, peut-être? Le courtier m’a laissé entendre que cette maison
n’avait jamais été leur résidence principale, mais plutôt un lieu de ressourcement et de
retrouvailles pour la famille et les amis.
Sans perdre un instant, j’entreprends le ménage de l’endroit. J’y installerai mes
couleurs et mes pinceaux. C’est ici que je permettrai à l’artiste en moi d’éclore à nouveau.
Cette cabane deviendra mon atelier pendant la saison chaude. Le site est idéal, planté sur
un plateau fertile parsemé de fleurs sauvages avec, en contrebas, le fleuve et sa petite
musique lointaine, faite de ressacs et de clapotis.
Je peux dire maintenant que je m’approche véritablement de la plage, ce n’est plus
seulement une construction de mon esprit. Est-ce que cette conférencière américaine qui
m’a tant marquée sait que, plus on va quelque part en esprit, plus on accroît ses chances
de s’y rendre pour vrai, dans la réalité? Sans doute. Comment avais-je pu négliger cette
part de son enseignement?
En observant à nouveau la toile, je me demande quelle est la signification de l’arc-en-
ciel. Je devrais peut-être écrire à Pierre. Un grand connaisseur en matière d’art et de
symbolisme comme lui pourra sans doute m’éclairer.
— Juliette! Juju! Où es-tu?
— Ici, dans la petite cabane!
Ma jeune amie pousse la porte, fait deux pas à l’intérieur.
— Oh, wow! Tu savais qu’il y avait ça ici?
— Pas du tout. Je croyais que c’était un simple espace de rangement pour le jardinage.
— Mais c’est extraordinaire! Tu vas pouvoir peindre ici. Et dis, je pourrai venir aussi,
parfois?
— Bien sûr, ma belle, aussi souvent que tu le voudras.
D’ailleurs, je nous imagine déjà en train de dessiner, de peindre, de papoter en
profitant de la fraîcheur des étés sur l’île d’Orléans. Mais Adélaïde s’empresse de me tirer
de ma rêverie. Elle a une proposition à me faire.
— Ça te dirait de m’accompagner à une séance de Kin-Jo, cet après-midi?
— Qu’est-ce que ça mange en hiver, ce Kin-Jo?
— C’est l’art martial du bonheur, Juju! C’est mon amie Arame qui m’en a parlé. Elle et
sa famille viennent du Japon. Une démonstration aura lieu dans un peu plus d’une heure,
ici même à Sainte-Pétronille. Les parents d’Arame souhaitent initier la population à cet
art.
Elle me raconte que son amie et sa famille sont venues s’installer sur l’île il y a à peine
quelques mois. Et que pour eux, il est très important de faire une offrande à la
communauté qui les a accueillis. Ils ont pensé qu’il serait bénéfique de faire découvrir le
Kin-Jo aux voisins.
— Pour l’instant, conclut Adélaïde, je n’en sais pas plus, mais j’ai très envie d’aller
l’essayer.
— Tu sais quoi? La curiosité est assurément l’une de tes plus belles qualités et de tes
plus grandes forces!
— Malulu dit qu’il faut dire un grand OUI à la vie le plus souvent possible. Que, de
cette façon, on consent à l’amour. L’amour avec un grand A, si tu vois ce que je veux dire!
— Oui, dis-je dans un murmure, l’air distrait. Je vois, Adélaïde. Je vois très bien…
20
Il faut entretenir
la vigueur du corps
pour conserver celle de l’esprit.
– Vauvenargues
Sous un soleil de plomb, une bonne centaine de personnes cuisent sur le terrain jouxtant
les bâtiments de la mairie de Sainte-Pétronille. Un podium a été installé pour que tous
soient en mesure de voir les parents d’Arame faire leur démonstration. La jeune
Japonaise nous accompagne, Adélaïde et moi. Elle souhaite être là pour nous donner un
coup de pouce en cas de besoin.
Une douce musique se fait entendre. Le couple, vêtu selon les règles de l’art, c’est-à-
dire en kimono blanc et en pantalon rouge, demande au public de prendre place avant de
donner quelques explications d’usage et d’entamer une première séance de Kin-Jo.
Nous apprenons ainsi que cet art vise à permettre à l’homme de canaliser ses énergies
pour mieux gérer son corps et son esprit. De cette manière, chacun peut acquérir un
équilibre, un bien-être et une ouverture spirituelle. La pratique du Kin-Jo permet
d’affronter la vie dans le monde actuel en préservant sa stabilité et son identité.
Je réalise à quel point certains discours se rejoignent, qu’il s’agisse des enseignements
de la psychologie positive de François, des paroles empreintes de spiritualité de Marie-
Luce ou même des textes issus de la philosophie et du monde des arts. Et, par le plus pur
des hasards, dans le Kin-Jo, on est soit pratiquant, soit transmetteur, comme le sont pour
nous les parents d’Arame.
Nous passons plus d’une heure à exécuter des mouvements, à river notre regard sur
des points précis tout en adoptant une respiration harmonieuse. J’adore la concentration
requise de la part de chacun pour mener à bien ces enchaînements de positions appelés
katas.
Pour ce premier exercice, nous n’avons à cultiver aucune ambition de maîtrise de l’art:
il suffit d’être simplement un témoin attentif et de chercher à ressentir ce qui se passe à
l’intérieur de soi. Car, contrairement aux arts martiaux dits de combat, le Kin-Jo amène
avant tout son adepte à s’affranchir de ses tensions et à dissoudre ce qui s’est cristallisé
en lui pour ainsi devenir plus fluide, en harmonie avec son environnement et ouvert à
l’univers tout entier.
Cette activité me fait un bien fou. Je me sens apaisée, plus joyeuse. Une fois la séance
terminée, je profite du moment où Adélaïde est occupée à convaincre son amie Arame
d’ajouter le sourire à chaque mouvement pour prendre congé. J’embrasse les deux
fillettes, prends la peine de remercier les parents d’Arame, et je vais me réfugier à la
maison.
En arrivant chez moi, je repense au jeu d’Adélaïde qui consiste à ouvrir un livre au
hasard pour y capter un message. Comme les anciens propriétaires ont aussi laissé
quelques livres dans les bibliothèques, je m’empresse d’en choisir un. Il est du grand
maître zen Thich Nhat Hanh. Une phrase en particulier attire mon regard: «Je suis arrivé,
je suis à la maison.» On ne pourrait trouver plus représentatif de l’état dans lequel je suis.
«Savoir être là et rester là.» Je me dis que, en effet, comme des enfants dissipés, nous
avons besoin de nous le faire rappeler.
Je passe le reste de la journée seule, satisfaite de profiter simplement du temps qui
passe au son du bruit de l’eau et de la musique classique que je ne me lasse plus d’écouter
depuis ce fameux concert à l’église de Sainte-Pétronille.
J’en profite également pour en apprendre davantage sur Horatio Walker. Natif de
l’Ontario, le jeune Horatio a eu un coup de foudre pour la ville de Québec à la faveur
d’une visite avec son père alors qu’il avait à peine douze ans. Il aurait alors manifesté le
désir de s’y établir un jour.
Le peintre s’inspirait des philosophes grecs, ainsi que de Vélasquez et de Michel-Ange,
rien de moins! Au cours des années 1900, il est devenu le plus célèbre des peintres
canadiens avant de s’éteindre à Sainte-Pétronille à l’âge vénérable (pour l’époque) de
quatre-vingts ans.
Aujourd’hui, une rue porte son nom, et au numéro 11 se dresse son ancienne maison
avec, à côté, son atelier d’artiste, au numéro 13. Ah, le fameux treize que tant de gens
redoutent! Je me demande si Horatio était superstitieux. Certains villageois croient que
son esprit vient encore visiter les lieux, ou que, à tout le moins, on peut y ressentir son
énergie.
D’étranges liens se tissent dans mon esprit. Le Manoir du Tertre et cette maison que je
suis sur le point d’acheter; Geneviève Zaepffel et Horatio Walker. Est-ce que le principe
de floraison va de pair avec le pouvoir créateur? Et si nous nous appliquions à faire de
notre vie un chef-d’œuvre?
Après m’être servi un verre de champagne, je regagne mon nouveau repaire d’artiste
pour regarder la toile de plus près. J’ai également trouvé des informations intéressantes
sur la symbolique de l’arc-en-ciel.
Depuis des millénaires, ce phénomène optique est couramment perçu comme un pont
reliant le ciel et la terre. Certains croient qu’il apparaît lorsque saint Pierre ouvre les
portes du paradis pour y laisser passer une âme. Chez les chrétiens, l’arc-en-ciel fait
également référence au pardon, à la réconciliation entre Dieu et l’humanité. Cette
dernière explication me rappelle une légende indienne que l’on raconte souvent aux
enfants. Je me promets d’en parler à Adélaïde: je sais déjà qu’elle adorera cette histoire
que je viens de retrouver dans son intégralité sur Internet.
«Un beau jour, toutes les couleurs du monde entier se mirent à se disputer. Chacune
prétendait qu’elle était la plus belle, la plus importante, la plus utile, la préférée!
«Elles se vantaient, à haute voix, chacune étant bien convaincue d’être la meilleure. Le
bruit de leur querelle se faisait de plus en plus grand. Soudain, un éclair d’une lumière
aveuglante apparut dans le ciel, accompagné d’un roulement de tonnerre. La pluie
commença à tomber à torrents sans discontinuer. Effrayées, toutes les couleurs se
tapirent et se rapprochèrent pour chercher un abri les unes près des autres.
«La pluie prit la parole: “Stupides créatures qui vous battez entre vous, chacune
essayant de dominer l’autre, ne savez-vous pas que c’est Dieu qui vous a faites toutes,
chacune dans un but particulier, unique et différente? Il aime chacune d’entre vous, il a
besoin de vous toutes.
«Joignez vos mains et venez à moi. Il va vous étendre à travers le ciel en un magnifique
arc-en-ciel, pour vous montrer qu’il vous aime toutes, que vous pouvez vivre ensemble en
paix. Comme une promesse qu’il est avec vous, et comme un signe d’espérance pour
demain…”
«Ainsi, chaque fois que Dieu envoie une pluie pour laver le monde, il place l’arc-en-ciel
dans son ciel, et quand nous l’apercevons, nous devrions nous rappeler qu’il veut que
nous sachions, nous aussi, nous aimer les uns les autres et le louer de notre merveilleuse
complémentarité…»
Qui savait à l’époque que les relations humaines étaient le facteur numéro 1 du
bonheur? Ce que les scientifiques commencent à découvrir et s’appliquent à démontrer
aujourd’hui est reconnu depuis fort longtemps. Il suffit d’étudier la sagesse des anciens
pour s’en rendre compte.
Je gravis lentement les marches vers la maison, vers ma maison, un havre habité par le
calme, ouvert à l’univers qui m’entoure. J’ai adopté l’habitude de profiter davantage de
chacun de mes sens dès que je suis entourée par la nature. Je hume les fleurs, je caresse
leurs pétales avec une infinie précaution en admirant leur beauté et en leur confiant un
ou deux secrets; j’écoute le chant des oiseaux et, prodige, je jurerais que j’entends mieux
ce que la vie souhaite faire à travers moi.
Une fois arrivée au sommet, je prends tout le temps nécessaire pour admirer le lilas
épanoui, pour m’étourdir de son parfum et, surtout, pour me perdre ensuite dans la
contemplation de l’horizon qui se drape de teintes de rose, de rouge et d’orangé. Les
couchers de soleil sont à couper le souffle ici. J’ai baptisé cet instant «le moment béni du
jour». Eh oui, Adélaïde m’influence de plus en plus! Pour le mieux.
Je m’installe dans l’un des fauteuils plantés face au fleuve, je prends crayon et carnet
de floraison pour y noter ceci:
Je ne sais pas de quoi mon avenir sera fait et, honnêtement, cela m’enchante. Pour la
première fois de ma vie d’ailleurs! Je commence sans doute à savoir attendre, comme le
dirait Gabriel.
Quel bonheur de se laisser surprendre!
Dans mon être meurtri et fissuré, dans mon petit esprit fermé et angoissé, je ne
pouvais que dresser des obstacles. Aujourd’hui, je sais qu’il ne suffit pas d’exister, qu’il
faut apprendre à devenir pleinement vivant. Parce que, sinon, à quoi bon?
Je repose carnet et crayon, puis je reste là, admirative et reconnaissante. Mon regard
s’arrête ensuite sur la pile de livres posée sur la table à café à côté de mon fauteuil. Je
réalise que je n’ai pas encore pris le temps de lire celui que Marie-Luce m’a offert lors de
ma première visite à la boutique de mots qui font fleurir.
Tout est grâce, cette expression me dit vaguement quelque chose. J’ouvre le livre pour
y découvrir une dédicace sur la première page, suivie d’une citation:
À Gisèle
«Viens, gagnons le bord,
Où la source dort,
Et l’oiseau, l’oiseau chante.»
– «Duo de fleurs», Léo Delibes, opéra Lakmé
Espoir
«Quelqu’un meurt,
Et c’est comme un silence
Qui hurle.
Mais s’il nous aidait à entendre
La fragile musique de la vie...»
— Ce texte merveilleux, offert par notre amie Juliette, est l’œuvre de Benoît Marchon,
conclut François avant de nous rejoindre.
Il s’assoit sur le banc à côté de nous, jusqu’à la fin de la cérémonie. En guise de
dénouement, Pierre invite notre petit groupe à passer à son bureau pour la lecture du
testament.
Contrairement au manoir sur lequel il veille, le cabinet de Pierre m’apparaît tout à fait
à son image. De hauts plafonds, des murs lambrissés ainsi que des meubles élégants
renvoient l’impression d’une réussite professionnelle exemplaire. Un décor à la fois
raffiné et chaleureux.
J’observe le propriétaire des lieux à la dérobée. Cet homme est magnifique. Vu l’état
dans lequel je me trouvais lorsque j’ai fait sa connaissance, pas étonnant que je n’aie pas
remarqué sa prestance et son charme distinctif.
Une fois les invités assis autour d’une grande table de conférence, Pierre sert à chacun
une coupe de champagne en précisant que le nectar en question fait partie des dernières
volontés de notre Marie-Luce.
Le liquide doré qui chante dans nos verres fait naître de nombreux sourires, car chacun
de nous se rappelle cette femme si joyeuse et pétillante. Alors que je prends ma première
gorgée, je remarque la présence d’un nouveau venu que je ne connais pas. Bizarrement,
j’ai le sentiment d’avoir déjà rencontré cet homme, mais je ne saurais dire où ni quand.
Plutôt âgé et d’allure distinguée, l’inconnu semble m’observer tout en se tenant en retrait.
Après un toast à l’âme heureuse de Marie-Luce, Pierre prend la parole, adoptant le ton
résolument protocolaire propre aux notaires.
— Chers amis, vous êtes ici réunis aujourd’hui selon les dernières volontés de Marie-
Luce Auffret. En vérité, elle m’a mandaté pour vous raconter quelques épisodes de son
histoire personnelle. Mais avant d’aller plus loin, je me dois de faire les présentations,
pour Juliette en particulier.
Il se tourne vers moi, rive ses yeux, d’une douceur fraternelle, sur les miens, et
poursuit:
— Juliette, permets-moi de te présenter un ami très cher à François et à moi.
— Bonjour jeune femme, me lance l’inconnu.
Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Pourquoi cette impression de déjà-vu?
— N’ayez crainte, dit-il, je vous l’ai écrit il y a peu: la vie vous veut beaucoup de bien
présentement.
Cette fois, j’ai l’impression que ce même cœur s’apprête à déclarer forfait tant je suis
stupéfaite. Je parviens tout de même à remuer les lèvres et à m’exclamer:
— Gabriel!
— À votre service, jeune femme.
Tout se bouscule dans ma tête. Comment se fait-il que Gabriel, celui avec qui je
corresponds déjà depuis quelques années, connaisse Pierre, François et compagnie? Un
essaim de questions bourdonne dans mon esprit.
— Chère Juliette, je comprends que vous soyez surprise de me voir ici, reprend l’invité
mystère dévoilé.
Malgré mon ébahissement, je marmonne un début de reproche:
— C’est le moins qu’on puisse dire!
— Laissez-nous vous raconter l’entière vérité, répond-il. On dit que le hasard fait bien
les choses, mais peut-être que les amis y participent parfois un peu plus qu’on ne le
pense…
Et c’est ainsi que j’apprends que Gabriel a fréquenté la même université que Pierre et
François. Il était l’un de leurs professeurs. Désormais liés par une affection indéfectible,
les trois complices se revoient quelques fois par année pour élaborer ce qu’ils appellent
leur «plan bienveillance». Il y a trois ans, ils se sont entendus pour aider secrètement leur
vieille amie Marie-Luce.
Selon eux, il existe trois phases dans la vie: le temps d’apprendre, celui de récolter, puis
de servir. Après avoir accumulé des connaissances, rencontré le succès et s’être créé une
vie à leur mesure, le temps était venu pour eux de redonner et, surtout, de servir. Et à vrai
dire, le plan bienveillance avait été échafaudé non seulement pour le bienfait de Marie-
Luce, mais également pour le mien. Parce qu’ils savaient des choses qui m’étaient
inconnues.
Pour compléter ces quelques explications, Adélaïde y va à son tour de sa confession.
— Chère Juliette, j’espère que tu ne nous en voudras pas trop d’avoir gardé ces secrets
que l’on s’apprête à te dévoiler. Je tiens à te dire que l’élément principal de toute l’histoire
était un mystère, même pour moi. Seuls Pierre, François et Gabriel étaient au courant.
Mon rôle, ici aujourd’hui, consiste encore une fois à jouer la messagère. Tu sais comme
j’aime ça!
La petite magicienne me met entre les mains une enveloppe rose pâle en washi, ce joli
papier japonais. Je la porte instinctivement à mes narines pour en humer le parfum. Je
jurerais qu’il s’agit de lilas, l’odeur favorite de Marie-Luce.
— Malulu m’a raconté son histoire sur son lit de mort et je l’ai encouragée à t’écrire
cette lettre, reprend Adélaïde en désignant le document que je pince entre mes doigts. Je
lui ai dit que, si j’ai réussi à atteindre l’âge de raison sans perdre mon cœur d’enfant,
c’était grâce à elle. Je savais aussi que je représentais pour elle une façon de payer une
dette. Pas la sienne, mais celle de quelqu’un qu’elle avait beaucoup aimé.
La petite pressentait que, pour son grand retournement, sa Malulu adorée devait se
libérer complètement d’un fardeau.
— J’aurais aimé qu’elle t’en fasse elle-même la lecture, mais elle n’en avait plus la
force. Il n’est jamais trop tard pour bien faire, n’est-ce pas?
C’est avec une infinie délicatesse, mais également prise d’une grande fébrilité, que je
décachette l’enveloppe pour en extraire la lettre que Marie-Luce m’a adressée.
23
L’amour ranime,
redresse et déploie
nos ailes pour un vol sublime.
– Michel-Ange
Ma belle Juliette d’amour,
Des lettres de gratitude, nous en avons rédigé plusieurs, et il m’est facile d’avouer
qu’à une certaine époque, elles furent parmi les plus beaux cadeaux que nous ayons
pu offrir à nos prochains.
Mais l’ultime lettre de gratitude que je me devais d’écrire, c’est à toi qu’elle est
destinée. Plus encore que de gratitude, cette lettre parle d’amour, mais aussi, tu le
comprendras bien assez vite, de peur, de culpabilité et de souffrance. Ainsi va
également la vie, n’est-ce pas?
Tu as été d’une patience exemplaire, mais je crois que tu as suffisamment
contemplé le mystère pour te permettre d’accueillir sereinement ce qui t’est
inconnu. Aujourd’hui est venu le temps de te dévoiler un secret.
Il y a plusieurs années de cela, comme tu le sais, je me suis jointe à une
communauté religieuse. Ce que tu ignores, c’est que je n’étais pas entrée seule au
couvent. Ma petite sœur avait choisi de me suivre, au grand dam de nos parents.
À l’époque, Gisèle s’appliquait à m’imiter sans trop se poser de questions. J’ai
bien essayé de la dissuader de prendre le voile comme moi, mais c’était peine
perdue. Elle pensait qu’elle ne survivrait pas si nous vivions séparées l’une de
l’autre. Alors, j’ai choisi de croire que tel était son destin et le plan de Dieu.
Tu aurais dû voir comme elle s’appliquait à respecter parfaitement ses vœux. On
l’appelait la petite sainte, au couvent. Elle était dotée d’une personnalité joyeuse et
elle charmait tout le monde. Elle aimait particulièrement sainte Thérèse de Lisieux,
et elle s’adressait constamment à elle.
Un jour, elle se sentit investie d’une mission: redonner à la population le goût de
la spiritualité, car elle constatait que la religiosité avait grandement perdu de ses
attraits.
Au cours d’un colloque sur l’avenir du catholicisme, elle fit la connaissance de
Jean, un moine de son âge qui, tout comme elle, nourrissait l’espoir de rendre ce
monde meilleur.
Tous les deux — et je dois avouer que j’étais plutôt d’accord — croyaient que
l’Église en était arrivée depuis longtemps à un point de bascule et qu’il était temps
que ce retournement bénéfique s’opère. Malheureusement, nous semblions être les
seuls à penser ainsi.
Gisèle et Jean avaient alors convenu de rester en contact, avec, pour projet,
l’élaboration d’un plan, leur «plan bienveillance» bien à eux. Ils étaient remplis
d’espérance et d’énergie créatrice, convaincus de pouvoir contribuer à l’essor d’une
nouvelle manière d’encourager les gens à explorer leur spiritualité.
Ils étaient probablement bien naïfs de penser qu’en partageant ainsi ce qui les
rendait pleinement vivants, ils se limiteraient simplement à aider l’Église et à
remplir sa mission.
Ils avaient même des idées pour réformer les offices religieux, rien de moins! Par
exemple, ils inviteraient la population à y participer davantage en choisissant des
thématiques et en incluant des témoignages, des lectures tirées non seulement de la
Bible, mais également des plus beaux textes de la littérature spirituelle. Le tout
serait agrémenté de musique, de poésie et de tout ce qui peut mettre chacun en
contact autant avec soi-même, qu’avec son prochain et avec plus grand que soi.
Mais évidemment, un sentiment amoureux s’est aussi pointé le bout du nez!
Ils ont longtemps résisté à cette tentation, jusqu’à cette fameuse soirée où ils
mirent un point final à leur présentation destinée à l’évêque en personne.
Pour célébrer leur petit triomphe, Jean avait réservé une bouteille de champagne.
Toi qui raffoles de cette boisson, je te laisse deviner la suite. L’alcool et les bulles
adoucissent les mœurs et ils ont terminé la soirée enlacés, amoureux et heureux
d’avoir semé le ferment d’une saine réforme. Ils ne pouvaient pas se douter alors
qu’ils avaient créé autre chose d’encore plus grandiose. De plus vivant, surtout.
Malgré la force de ses sentiments pour celle qui était devenue son amante, Jean,
promis à Dieu, s’est réfugié dans son monastère, et Gisèle, de son côté, a découvert
quatre mois plus tard qu’elle était enceinte. Il était trop tard pour y remédier et, de
toute manière, jamais elle n’aurait été capable de poser ce geste. Elle était déjà en
communion intense avec ce petit être qui poussait dans son ventre.
Elle m’a tout raconté alors que nous étions sorties du couvent à la dérobée,
comme nous nous permettions de le faire de temps à autre pour nous confier nos
joies et nos peines.
Après m’avoir confié son histoire d’amour, elle a déclaré: «Je ne sais pas
comment te l’expliquer, Marie-Luce, mais je sens que mettre cet enfant au monde
est la meilleure des choses possibles.» Tout ce que j’ai trouvé à répondre a été:
«Alors, si tu le veux bien, partons d’ici!» Ce que nous avons fait sur-le-champ.
Encore aujourd’hui, je ne sais pas ce qui m’a pris de lui lancer cette invitation.
Nous nous sommes rendues chez le père de Pierre, le notaire du village
également attitré au couvent, et nous lui avons déballé toute l’histoire. Au lieu de la
juger sévèrement, il a écouté Gisèle en faisant preuve de beaucoup de compassion.
Tu as pu constater à quel point Pierre lui ressemble. Ensuite, il nous a prêté l’argent
nécessaire pour vivre et nous a aidées à trouver un endroit où préparer
l’accouchement. Les rôles s’étaient inversés, c’était à mon tour de ne plus vouloir
quitter ma petite sœur.
J’imagine que tu as déjà compris, ma douce Juliette, que tu es cet enfant à qui
Gisèle a donné naissance. Par manque de ressources, et cédant sûrement à la peur
d’être incapable de prendre bien soin de toi, Gisèle s’est résignée à t’offrir en
adoption. Nous sommes retournées au couvent, mais elle ne s’est jamais remise de
votre séparation.
Toi, tu es née, mais elle, elle est morte de l’intérieur. Dans la même année, elle
est tombée gravement malade, et le terrible verdict ne s’est pas fait attendre
longtemps: un cancer du sein foudroyant. Je l’ai accompagnée jusqu’à la fin. Elle
m’avait promis de suivre les traces de sa «petite Thérèse» et de passer son passage
au Ciel à faire du bien sur la terre.
Avec l’aide du notaire et par l’entremise d’une congrégation canadienne, nous
avons réussi à te confier à une pouponnière québécoise. Et tu as été rapidement
adoptée.
Après la mort de ma sœurette, j’ai essayé tant bien que mal de reprendre ma vie
au couvent, mais l’endroit me rappelait trop de souvenirs douloureux. De toute
manière, je me sentais appelée ailleurs, à l’extérieur de ces murs qui m’oppressaient
de plus en plus. Je crois que les idées de changement de Gisèle avaient commencé à
germer en moi. J’ai donc plié bagage et j’ai fait mes adieux à ma communauté.
Un diplôme de littérature en poche, j’ai choisi de m’exiler au Québec pour tenter
de me rapprocher de toi. Les sœurs de Sainte-Pétronille m’ont généreusement
accueillie dans leur humble résidence, celle que tu connais aujourd’hui et que j’ai
réussi à acheter des années plus tard grâce au modeste héritage que m’ont laissé
mes parents. Pour subvenir à mes besoins futurs, j’ai eu cette idée d’ouvrir la
boutique de mots qui font fleurir, un petit commerce qui me permettrait de marier
mes deux passions, soit les livres et les fleurs.
À cette époque, j’avais également entrepris l’écriture d’un manuscrit. Je t’ai offert
ce livre lors de ta première visite à la boutique. Je l’ai publié sous un nom
d’emprunt, car je n’étais pas encore complètement à l’aise avec les faits et les idées
que j’y exposais.
J’ai eu cette impression étrange que ma main a été guidée par une force
supérieure pour écrire ce texte. Je me suis même demandé si Gisèle n’accomplissait
pas sa mission céleste en m’accompagnant tout au long de sa rédaction. Le titre Tout
est grâce est en fait la citation de Thérèse de Lisieux, la sainte que Gisèle
affectionnait le plus.
Sans connaître le résultat des études de psychologie positive sur la gratitude —
publiés des années plus tard —, j’avais cette profonde certitude que le fait
d’apprécier la vie et tout ce qui en fait partie nous aide à fleurir. Il faut réussir à
percevoir la grâce en tout, dans l’ombre autant que dans la lumière. Le style plutôt
poétique et spirituel de mon livre devait répondre à un besoin de l’époque, car sans
publicité aucune, il s’en est vendu de nombreux exemplaires, et ce, pendant
plusieurs années, uniquement par la bonne vieille méthode du bouche à oreille. À ce
jour, Tout est grâce a touché plus d’un million de lecteurs. Avec l’aide de Pierre et de
son don pour les affaires, je peux dire que cet ouvrage m’a mise à l’abri des soucis
financiers.
Lorsque Adélaïde a eu six ans, Pierre m’a demandé de la prendre sous mon aile
pour ses premières années d’école. Bien sûr, il souhaitait combler l’absence de sa
mère, mais il tenait également à s’assurer qu’elle se développerait sur des assises
solides, tant sur le plan psychologique que spirituel.
En prenant soin d’elle pendant ces quelques années que je pressentais être mes
dernières, j’ai eu l’impression de racheter la dette de ta maman, en quelque sorte.
Quand j’observais Adélaïde, je t’imaginais.
Pierre savait que cette blessure était demeurée béante, à vif même. Je n’ai jamais
réussi à me guérir de cette peine. Je m’en voulais de ne pas avoir encouragé Gisèle à
te garder. Nous aurions pu t’élever, elle et moi. Autres temps, autres mœurs, n’est-ce
pas ce que l’on dit? J’essaie encore de m’en convaincre pour donner paix à mon âme.
Par ailleurs, je savais que Pierre m’avait confié Adélaïde dans le but inavoué de
m’aider à réparer ma brisure. Cette petite était le matériau noble qui recollerait mes
morceaux. Mais la présence magique de sa fille ne suffisait pas à colmater cette
brèche en moi, et je n’ai pu faire autrement que de me confier à Pierre à ce propos.
De là est née l’idée de te ramener à moi. Et il faut dire que notre ami s’y préparait
depuis quelques années. Gabriel, François et lui s’étaient donné pour mission de ne
pas me laisser mourir sans t’avoir retrouvée. Tu connais le reste de l’histoire, car ils
ont parachevé leur plan de grandiose façon.
Aujourd’hui, je pars le cœur apaisé et l’âme sereine. Je suis si heureuse d’avoir
fait ta connaissance, ma belle, ma douce, ma seule Juliette. Gisèle aurait été
tellement fière de toi! Maintenant, je comprends mieux les raisons pour lesquelles
elle ressentait si fortement l’importance de te mettre au monde.
Finalement, le changement qu’elle souhaitait pour l’Église, ce retournement
spirituel, si l’on peut le nommer ainsi, c’est toi qui l’incarnes le mieux. Tu es la
preuve que la société d’aujourd’hui peut encore se tourner vers la lumière, et vers
l’amour, surtout.
Tu m’as permis de comprendre que les changements les plus puissants et les plus
bénéfiques n’exigent pas que les masses y adhèrent. C’est le geste que nous posons
pour une seule autre personne qui s’avère le plus important. Et toujours, cette
action s’amorce avec ce que nous faisons pour nous-mêmes. C’est ainsi que la
lumière se propage et que les fleurs peuvent s’épanouir, hiberner et éclore à
nouveau.
Gisèle et moi, nous veillerons sur toi. Nous continuerons de tenir ta main dans
l’invisible.
Puis, nous t’admirerons, fleurissant avec grâce!
Michel Audiard
Au Japon, il existe une forme d’art qui consiste à réparer les poteries ou les céramiques
brisées en recollant les morceaux à l’aide d’une poudre d’or ou d’un matériau comparable.
Ainsi restaurée de noble façon, la pièce devient non seulement plus belle, mais plus
solide, bénéficiant d’une deuxième vie. Les cassures demeurent toutefois bien visibles,
comme pour nous rappeler la fragilité de toute chose ainsi que son potentiel de
régénération.
Cet art japonais s’appelle le kintsukuroi (ou kintsugi).
Cette technique de restauration des objets insuffle également une bonne part d’espoir
à l’humain. Tout être, placé devant sa vulnérabilité, peut découvrir son potentiel et même,
y puiser sa force.
Les brisures que nous réserve la vie peuvent provoquer un retournement vers le plus
grand que soi, à l’intérieur de soi. Ainsi, elles nous permettent de développer notre force
intérieure. Mieux encore, elles nous aident à comprendre autrui, elles éveillent la
compassion.
N’avons-nous pas tous été brisés à un moment ou à un autre de notre vie? Et si ces
brisures ou ces fêlures s’avéraient bénéfiques, voire salutaires?
Un écueil pourrait être perçu comme la pierre angulaire d’une réverbération, un appel
à l’illumination qui fait fleurir la conscience humaine.
À l’instar de la pièce de céramique, c’est en se réparant que nous devenons plus
solidement ancrés à notre âme, plus puissants, même. Nos difficultés, nos périodes de
souffrance et les autres aléas que la vie sème sur notre route représentent également une
invitation au désencombrement et, ultimement, un appel à laisser entrer davantage de
lumière.
Ainsi se dessine sans doute un nouveau chemin vers une vie pleinement vécue, une
présence plus pure et attentive qui donne envie d’agir pour le beau, pour le bon et pour le
bien. Et d’en récolter les fruits.
L’évolution de conscience de notre monde passe peut-être par la réparation des
humains. Ne serions-nous pas tous investis de cette mission?
Et si l’épanouissement d’une seule fleur pouvait raviver tout un jardin?
L’HISTOIRE DERRIÈRE L’HISTOIRE…
Mamie Y vette
J’ai été chroniqueuse littéraire dans les médias québécois pendant près de quinze ans. J’ai
évidemment lu et proposé des centaines d’œuvres, et rencontré nombre d’auteurs.
Lorsque je lisais un livre, j’ai toujours recherché au moins deux choses: «la petite magie
dedans», comme je l’appelle, et l’histoire derrière l’histoire.
En ce qui concerne le premier élément, il suffit de lire avec son cœur et son âme, et de
percevoir dès les premières pages, voire les premières lignes, la présence de «la petite
magie dedans». Non seulement nous donne-t-elle envie de poursuivre notre lecture, mais
elle favorise une expérience transformatrice, plus verticale qu’horizontale, c’est-à-dire
dotée de cette capacité à élever notre âme, rien de moins.
Pour l’histoire derrière l’histoire, aucune possibilité de contrôle n’est possible. Cela ne
dépend pas de la lectrice que je suis. Il faut que l’auteur accepte de se confier. Qu’est-ce
qui lui a inspiré cette histoire? Comment pouvons-nous faire la distinction entre la fiction
et la réalité? Lire est un art qui s’affine. Il se tisse un lien privilégié entre l’auteur et le
lecteur. L’un nous dévoile tout avec générosité pendant que l’autre reçoit dans
l’ouverture.
Puisque vous vous êtes rendus jusqu’ici dans votre lecture, je me dis que je peux bien
vous faire cadeau de ce petit supplément qui participe à élucider les zones d’ombre.
Parfois certaines histoires que nous lisons nous semblent prédestinées, comme si elles
répondaient à des questions que nous nous posons. C’est alors comme si les pièces du
puzzle de nos vies s’emboitaient parfaitement pour nous permettre de voir plus grand et
d’évoluer.
Adélaïde est un personnage de roman, certes, mais il n’empêche qu’elle existe
vraiment. En fait, pas en qualité d’être humain. Reste qu’elle vit depuis plus de trente ans
dans mon cœur, dans mon esprit et… sous les traits d’une poupée!
Lorsque j’ai célébré mes onze ans, Mamie Yvette, ma grand-mère maternelle (l’une de
celles qui ont inspiré le personnage de Marie-Luce, qui porte le nom de sa propre mère)
m’a offert une poupée de chiffon qu’elle m’avait confectionnée de ses doigts de fée. Je l’ai
baptisée Chiffonie et elle est devenue ma confidente, ma protectrice, mon inspiratrice.
L’idée m’est venue rapidement de lui donner vie. Et c’est ainsi que Chiffonie a
personnalisé tout ce que je ne me permettais pas d’être. Impertinente par moment, libre,
joyeuse, exaltée, divinement inspirée, surtout.
Depuis notre rencontre, nous ne nous sommes jamais quittées. C’est elle qui m’a
gardée en contact tant avec mon cœur d’enfant qu’avec mon intuition. L’une ne viendrait-
elle pas de l’autre, d’ailleurs?
Alors, pour tout vous dire, je ne sais pas très bien si c’est moi qui ai inventé l’histoire
que vous venez de lire ou si c’est Chiffonie qui a enfin trouvé un moyen de vous la
transmettre.
Car, comme l’a dit si bien Christiane Singer: «Ce n’est pas un contenu que j’ai à
transmettre, je m’en garderais, chaque âme est d’une telle richesse. Mais il faut que cette
richesse soit réveillée. La transmission, c’est cette attention portée à un autre qui fait
qu’en lui surgit le meilleur de lui-même.»
Voilà l’intention que je continuerai d’avoir pour vous, pour notre bénéfice à tous.
Je vous souhaite de tout mon cœur cette irrésistible envie de fleurir!
Christine
TOUT EST GRÂCE
Chère lectrice,
Cher lecteur,
Marie-Luce m’a soufflé à l’oreille de vous offrir ce petit condensé de sagesse en cadeau.
Que vous ayez choisi ce livre ou qu’il vous ait trouvé, l’application des enseignements
suivants dans votre vie vous permettra de commencer ou de poursuivre votre processus
de floraison.
N’hésitez pas à les répandre autour de vous et à en faire bénéficier tous les gens qui
vous sont chers, mais également ceux à qui vous parlez pour la première fois.
Christine
Quand rien ne va plus, bougez!
La vie est mouvement continuel. Apprenez à bouger avec elle! Parfois, quand plus rien ne
va, quand une déchirure nous afflige, il peut s’avérer bénéfique d’aller recoudre son cœur
ailleurs.
La nature vivifie.
Ne sous-estimez jamais les bienfaits de la nature. Fréquentez-la souvent et vous vous
sentirez encore plus vivant!
De petits gestes peuvent faire une grande différence.
Qu’il s’agisse de se mettre un peu de rouge à lèvres ou de s’offrir un petit plaisir, rappelez-
vous que vous êtes responsable de votre bonheur. Aide-toi et le ciel t’aidera!
Observez-vous de l’intérieur.
Comment vous sentez-vous? Posez-vous régulièrement cette question et elle deviendra le
baromètre de votre niveau de bonheur.
Faites un vœu!
Plusieurs occasions sont propices au rituel du vœu. Soyez généreux de vos souhaits,
autant envers vous qu’envers les autres et le monde entier. Et n’oubliez pas de toujours
ajouter: «ou mieux encore».
Contemplez le mystère.
Acceptez de ne pas tout savoir. Cultivez cet esprit du débutant, de celui qui a tout à
apprendre.
Trouvez une photo de vous alors que vous aviez entre 5 et 7 ans.
Laissez l’enfant que vous étiez inspirer l’adulte que vous êtes devenu. Faites en sorte qu’il
soit fier de vous!
Faites plus ample connaissance avec les gens qui croisent votre route.
Souvenez-vous de leur prénom la prochaine fois que vous les rencontrerez. Montrez-leur
que vous les voyez, qu’ils sont importants pour vous.
Adoptez!
… De bonnes habitudes, des rituels de bonheur, mais des humains aussi! Adoptez celles et
ceux qui vous font du bien, ces personnes dont vous avez envie de prendre soin ou à côté
desquelles vous souhaitez cheminer.
Marcel Proust
À Erwan Leseul, mon éditeur chéri, merci pour ta confiance et ton enthousiasme. Ton
soutien indéfectible et ta bienveillance ouvrent mes ailes d’auteure. Merci à ta fidèle
collaboratrice, Laurence Hurtel, la fée d’Édito.
À Florence Noyer de Gallimard ltée, merci de nous accompagner Erwan et moi dans cette
nouvelle aventure qui s’amorce. Continuons de boire du champagne Fleury, ça nous
portera chance!
À Pierre Samson, mon ange littéraire, mon «tocson à la chainsaw», merci pour ta rigueur,
ton efficacité et ton merveilleux sens de l’humour qui peut tout faire passer! Je suis
choyée d’avoir bénéficié de ton aide si précieuse.
À Dominique Allaire, mon amie magique, merci d’avoir porté ce livre dans ton cœur
depuis tant d’années. Je sais maintenant que Chiffonie était de connivence avec toi!
À Marianne Bohen, Francine St-Pierre (Madrina), Viviane Bouchard et Sonia Dupont, mes
premières lectrices, merci pour vos commentaires et vos encouragements. Je vous aime
de tout mon cœur.
À mon amie Andrée Martin, un merci tout spécial pour ce commentaire de lecture si
pertinent qui m’a permis de pivoter de l’ombre à la lumière.
À Rémi Tremblay, mon «inspirateur» (je cherche encore le masculin de muse), merci
pour ta sagesse, ton ouverture et ton amitié. Il y a beaucoup de toi dans cette histoire de
floraison…
À ma famille et mes amis, merci d’être là, remplis d’amour, autant dans mes moments de
doute que dans mes élans de grâce et de créativité.
À Chiffonie, mamie et tante Aline, avec les yeux de mon âme, je vous vois sourire…