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70 LA GENESE DES EXERCICES parer au danger d’une « spiritualisation » excessive de la révé- lation chrétienne et de la perfection chrétienne. Il existe entre ces hommes des relations tout autres que d’ordre purement lit- téraire ; des relations qui n’entrent pas dans les catégories de Phistoire travaillant sur documents. Les rapports dont il s'agit ici sont d’ordre métahistorique. IIs sont fondés sur une iden- tité de vue mystique, qui assure A ces hommes — quelque éloi- gnés qu'ils soient les uns des autres dans le temps et dans espace, et quelque indépendants qu’ils apparaissent au regard de l’historien — les mémes pensées fondamentales, exprimées finalement en des principes singuliérement concordants. Nous choisirons dans cette série quelques personnages qui sont les aieux de saint Ignace dans un sens beaucoup plus pro- fond que ne le sont un Ludolphe le Chartreux, un Jacques de Voragine ou un Thomas a Kempis. Tous furent appelés dans une grace mystique a intervenir en certains moments critiques dans le grand combat spirituel engagé entre Satan ct le Christ vivant dans l’Eglise. Toujours on les voit surgir lorsque menace le danger le plus subtil et le plus démoniaque : le danger que cet ange de lumiére qui a nom Lucifer et qui fut la plus haute créa- ture spirituelle de Dieu, n’altére ’ceuvre humble et visible du Christ par le « davantage » intempérant de son exaltation spi- rituelle. Tel fut le cas lorsque la gnose hellénique éleva sa téte orgueilleuse ; ou lorsque le mysticisme néoplatonicien, pénétrant Pidéal monastique égyptien, menaca de faire sauter l'Eglise hié- rarchique; ou encore, lorsque Vintériorité mystique du bas Moyen Age ne sut plus comprendre 'Eglise déchirée et deve- nue par trop humaine. Ignace d’Antioche (+107) Pour lutter contre le danger mortel de la gnose, Dieu suscita Ignace d’Antioche. Ignace de Loyola n’a-t-il pas pressenti sa parenté spirituelle avec ce saint des temps antiques, lorsque, en Phonneur de celui-ci, il changea son nom d’Inigo en celui d'Ignace ? Dans une de ses lettres, il 'appelle « le si grand saint, | IGNACE, HOMME D’EGLISE auquel je porte, ou du moins désire porter, un respect et ume dévotion toute particuligre en Notre-Seigneur® ». Il le connaissait par la Légende dorée. C’est en particulier dans cet ouvrage qu’il avait lu ce mot de la Lettre aux Romains: Amor meus crucifixus est, mon amour est crucifié, mot qu’il placa plus tard en téte de ses Maximes !, parce qu’il y trouvait la méme signification que dans sa propre formule: « charité atten- tive ». L'amour est de bon aloi lorsqu’il se mesure & ?huma- nité du Christ. Ce sont 18 les théses fondamentales du discer- nement des esprits tel qu’on le rencontre dans le christianisme primitif, tel qw’il a été inculqué par saint Ignace d’ Antioche. Cest pour ainsi dire dés sa naissance que l'Eglise a di se défendre contre esprit. Que l'on songe aux enscignements des Epitres pastorales, ou la Didaché, dans laquelle pour la pre- migre fois le discernement des esprits s’exprime par la phrase classique : « Tout homme qui parle en esprit n’est pas prophéte, mais seulement s'il a les facons de vivre du Seigneur 22. » L’authenticité des dons mystiques se juge donc d’aprés la conformité a la vie humble du Verbe fait chair. Et le Pasteur d’Hermas enseigne exactement la méme doctrine : le véritable esprit de Dieu, esprit qui vient d’en haut et non pas d’en bas, de la nature ou du démon, cet esprit pousse "homme a pren- dre place humblement et tranquillement dans V’Eglise ». ‘Ces questions devinrent brilantes lorsque commencérent se faire jour les menées inquiétantes de la gnose. Si ’on recher- 30. MHSI 22, $29. Lettre n® 176 « au miliew de an 1547 & Frangois- de Borgia, duc de Gandie ». 31. MHSI 42, 678 (Documents divers: 13). Cf. p.29, note 19. Ianact D’ANriocns, Lettre ace Romains, VIl, 2 (rf. collections Sources chréten: znes, vol. 10 (1968), 105. Cf. Pseubo-Denvs, Sur les noms divins (de divinis nominibus), IV, 12 (PG 3, 709 B). 32. Didaché, XI, 8. I agit dun des ouvrages les plus anciens de Page apos- tolique: Doctrine du Seigneur par les doze apBires, aux paiens, tt. fr. Hi. Hewnek, G. Onza, A. Lauxenr, Paris, Picard, 1926, 23. 33. « Celui qui détient Esprit venu d°En-Haut est doux, calme, modeste: Stabstient de tout mal (..) i se fait Pinférieur de tous (..) Quand (il) entre ans une assemblée "hommes justes, il parle comme le veut le Seigneur 9 Henwas, Le Pasteur: Précepre (Mandatumn) X18, 9, t. fr. introd., texte ete tique et notes par R. Joly, coll. « Sources chrétiennes », vol. 53 bis, 1968, 198. 2 LA GENESE DES EXERCICES IGNACE, HOMME D’EGLISE B ‘che & travers les lettres d’Ignace les caractéristiques de ce mou- vement, on y trouve ceci: les gnostiques étaient des chrétiens “cspirituels ». Leur spiritualisme hellénique ne pouvait comprendre que Dieu ait pris notre humble nature humaine et fous ait rachetés par une mort sanglante*. Aussi font-ils bande part dans un noble isolement. Ils ne célébrent pas office eucharistique avec la communauté « ordinaire », m ‘dans des conventicules, et comme un sacrifice de la chair et du sang du Christ non pas grossigrement « matériel >, mais tout spititualisé 8, Pour la méme raison, ils sont incapables de comprendre la charité envers le prochain, signe essentiel de TBghse authentique, visible, unifiée dans le Corps du Christ *. ‘Contre ces gnostiques, saint Ignace d’ Antioche expose sa doc- trine. Comme chez le futur saint Ignace d’Espagne *”, elle pro- vient de sentiments nobles et ardents, et elle provient aussi d’une illumination mystique. Ignace est déja capable « de concevoir es choses célestes et les hiérarchies des anges ** » et « "Esprit lui dicte ses paroles ». Mais il juge de l'authenticité de ces Fa, Tonnce p*ANTIOCHE, Lettre ax Smyrniote, 5, 2-3, 0... 125, Lettre ax Traliens, XEXI, 0-6. 103. allen NmorAvriocue, Lettre aux éphésiens, V. 2,3, ove. 62. Letire aux chon ONE be Cato al exten dehors du sanctuaire n'est pas pur. C’est- trains, VU? cca ders de FEveqve, du presbyterium et des diacres >» dire cel remax smprniotes, VI, 2, 0c, 137s. Lettre aux philadelphens, Oe oon eer eat aute, comme tn sul éveque aves le presbyrerium et eb Uidetes, mics compagnons de service, 0:¢., 123. . Me id centre aux smyrniones, Vi, 2, 0.6. 137 8 See ee oo. Ce Jou naturel Gu tempéiament 'gnace se retrouve dans 1a ated depils le coeur genereux enflammé de Dieu » de Vépo- de domaine srson (eh. Reet, DDB 65: ef supra, note 57), usa’ fey nt «Gurmal spirtuel: MHS 63, 861583 eft. ft. M. coin a Par, DDB, coll « Christus», vl. 1 1939) Aus la wadion aaa une faoon au, du reste, mest pas absolument coreste — {sant alin ees deur Ignace homies de feu. Pour Sévére d Antioche, aoe eee un homme de feu parce que « hamout de Dieu brOlat Tec yee rant il elat le « pur poulomenos », homme qui combat cn ul > Dour Rome Lyola donne a sa Compagnie le mot d'ordre: « Alle, avec Ie feu, Lanes mer toutes choses » (Cf. Le 12, 48) (BaKTOL, Vie de saint Tenacest. TExRIEN, 138). teg. TGNACE D’ANTIOCHE, Letire aux tralliens, V, 2, 0.¢., 99. Fe nat cae philadelphiens, VIl, 2, o.€., 127 « Cest Esprit qui me ei ert cane? Ne fates ren sans PEveque (.) aimez union, fuyez sane ngaiey. Lettres ux romans, Vi, 2, 0,6, 15-117 dons d’aprés "humble limite qu'il s"impose lui-méme, il dit avoir « besoin de la douceur qui détruit le prince de ce monde » et il embrasse avec force la croix de "homme Jésus *. est d’aprés lexpérience de son propre discernement des esprits qu'il établit sa doctrine. Nous pouvons la résumer en deux propositions fondamentales : I’Esprit authentique pousse & l’assimilation a "homme Jésus, qui en mourant sur la croix ‘a fait connaitre sa divinité; Esprit authentique pousse & Vobéissance envers l"Eglise visible aux yeux des hommes. La Croix et PEglise: en leur visibilité, elles doivent garantir Pauthenticité de ce qui est invisible. Esprit et Croix. Le fondement théologique le plus solide de ce rapprochement, c’est que dans le plan salvifique de Dieu la Croix du Christ se trouve au centre de tout ce qui arrive, aussi bien dans le monde des esprits que dans "univers matériel. « Que personne ne se trompe: méme les étres célestes, et la gloire des anges, et les archontes visibles et invisibles, s‘ils ne croient pas au sang du Christ, pour cux aussi il est un juge- ment: que celui qui peut comprendre, comprenne ‘!. » ‘Telle est exactement la pensée d’Ignace de Loyola lorsque, dans le livre des Exercices, il classe les créatures d’aprés leur prise de position par rapport au Verbe qui est venu [E 71]. C'est en cela que, dans V'illumination du Cardoner, il a vu le rapport des mystéres entre eux, depuis le péché des anges jusqu’au col- loque avec le Christ, en croix (E 53). « L’élection », elle aussi, se détermine d’aprés la Croix: Esprit pousse a assimilation A Jésus crucifié. Ignace d’Antioche le disait déja : le veritable Esprit pousse a I’imitation des souffrances de Dieu, & Vimi- tation du Seigneur « qui a &é Vobjet d’injustices, qui a été dépouillé et repoussé * ». Tout esprit qui ne le ferait pas, serait plante mauvaise, que Jésus-Christ ne cultiverait pas, il serait orgueil’, On juge donc de Vauthenticité de Pesprit ou 40. Hd., Lettre aux tralliens, IV, 1-2, 0.¢., 99. 41, Id. Lettre aux smymiotes, V1, 1-2, 0.¢., 137-139, 42. Td. Lettre aux romains, VI, 3, 0.¢., 115. 43. 1d.) Lettre aux éphésiens, X, 3, 0.6. $7. 44, Id, Lettre aux philadelphiens, 11, 1, 0.¢., 123, er - 74 LA GENESE DES EXERCICES de sa fausseté selon qu’on le voit ou non pousser des rameaux de la Croix, Par cette théologie, Ignace d’Antioche est le précurseur du discernement des esprits antignostiques, telle que Ja construira un peu plus tard saint Irénée, cet autre homme @Eglise. i rit et Eglise. Autre pensée, au Vor eee 5 exprimee aves passion dans les tetees de eve que d’Antioche. Lesprit authentique pousse toujours & Vobeis- sance dans I’Eglise hiérarchique. Il n’est point d’unité avec le Pére, en effet, si ce n’est dans le Chris, et il n'est point d'wnité avec le Christ si ce n'est en I"Evéque, L’Esprit, qui en lui souttte od il veut, I'a révélé & Ignace. « J’ai crié, étant au milieu de vous, j’ai dit &-haute voix, d'une voix de Dieu: Attachez-vous & Pévéque, au presbyterium ® et aux diacres... C’est Esprit qui me annoncait en disant: Ne faites rien sans l'évcave. - Soyez les imitateurs de Jésus-Christ, comme lui aussi lest on Pere“, » , + Cela n'est pas moins solidement fondé en théologie que le rapport entre Esprit et Croix. Pour Ignace, la triade Pére — Christ — Evéque est essence méme de toute « l'économie (-..) concernant Phomine nouveau, Jésus-Christ ”. » L’Eglise est done le bastion contre lequel « viennent s‘abattre les puissan- ces de Satan % », Elle est ’Epouse embaumée du parfum de Vimmortalité de Jésus, qui combat « la mauvaise odeur du prince de ce monde 5! », falence que I’on 3 im a 00. ota Be cet i per of caer cree ts serena ree ea cede Siemans aeegeime ena See PRE cam pacer ces de Satan sont abate br Lene aur epson, XII, 1, 0-6 oc, 127. es puissan- oo | | IGNACE, HOMME D°EGLISE 15, Aucune différence, on le voit, entre cette doctrine et Ie fruit de la mystique de Manrése. Au contraire, parenté étroite. Dans ses Régles « pour sentir avec I’Eglise », comme dans ses diffé- rentes lettres, Ignace de Loyola inculque sans cesse cette idée que tout esprit doit se mesurer a la visibilité de I’'Eglise du Cru- ifié, a la perceptibilité de ses commandements: car I’Esprit d’oit dérivent ces préceptes est celui-ld méme qui agit en nos Ames 2, D’aprés tout ce que nous avons vu jusqu’ici, I’idéal de per- fection des Exercices pourrait s’exprimer en ces termes: une réforme de vie dans l’assimilation a Dieu s’abaissant jusqu’a Vincarnation et a la mort de la Croix. Cette réforme s'accomplit en un combat contre Satan et se poursuit dans l’Eglise militante jusqu’a la ruine totale du royaume fondé par le « chef des enne- mis » [E 140]. La meilleure condition pour y réussir, c'est avoir une vaillante disposition de service, prouvant son authenticité par la disposition a « sentir vraiment, comme nous le devons, dans I’Eglise militante » [E 352-370]. Or, ce sont la précisément les principes de perfection chré- tienne exprimés déja par le premier Ignace. Ul s’agissait, pour lui, d’une ascension spirituelle partant de Phumble obéissance A Eglise visible dans I’Evéque, passant par le combat contre le prince de ce monde, et pénétrant enfin dans la nouveauté de la vie par le Christ en Dieu: « Attachez-vous a Pévéque, pour que Dieu aussi s’attache a vous. J’offre ma vie pour ceux qui se soumettent & I’évéque, aux prétres, aux diacres... Peinez ensemble les uns avec les autres, ensemble combattez, luttez, souffrez, dormez, réveillez-vous... Cherchez & plaire & celui sous les ordres de qui vous faites campagne (cf. 2 Tim. 2,4), de qui aussi vous recevez votre solde. Qu’on ne trouve parmi vous aucun déserteur 8. » Car « ancien royaume du prince de ce monde fut ruiné lorsque Dieu apparut en forme d’homme, pour une nouveauté de vie éternelle * ». 52, Sur le théme de I relation entre « mystique » et « obéissance & I'Eglise »y H. Ranier, Esprit et Eglise: un chaptire de théologie ignatienne, it «Christus » 18 (1938), 163-184. 53. Ionace DANTIOCHE, Letire d Polycarpe, VI, 1-2, 0.6.5 151 54. 1d., Lettre aux éphésiens, XIX, 3, 0.0., 77. Cf. Rom 6, 4:

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