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parer au danger d’une « spiritualisation » excessive de la révé-
lation chrétienne et de la perfection chrétienne. Il existe entre
ces hommes des relations tout autres que d’ordre purement lit-
téraire ; des relations qui n’entrent pas dans les catégories de
Phistoire travaillant sur documents. Les rapports dont il s'agit
ici sont d’ordre métahistorique. IIs sont fondés sur une iden-
tité de vue mystique, qui assure A ces hommes — quelque éloi-
gnés qu'ils soient les uns des autres dans le temps et dans
espace, et quelque indépendants qu’ils apparaissent au regard
de l’historien — les mémes pensées fondamentales, exprimées
finalement en des principes singuliérement concordants.
Nous choisirons dans cette série quelques personnages qui
sont les aieux de saint Ignace dans un sens beaucoup plus pro-
fond que ne le sont un Ludolphe le Chartreux, un Jacques de
Voragine ou un Thomas a Kempis. Tous furent appelés dans
une grace mystique a intervenir en certains moments critiques
dans le grand combat spirituel engagé entre Satan ct le Christ
vivant dans l’Eglise. Toujours on les voit surgir lorsque menace
le danger le plus subtil et le plus démoniaque : le danger que cet
ange de lumiére qui a nom Lucifer et qui fut la plus haute créa-
ture spirituelle de Dieu, n’altére ’ceuvre humble et visible du
Christ par le « davantage » intempérant de son exaltation spi-
rituelle. Tel fut le cas lorsque la gnose hellénique éleva sa téte
orgueilleuse ; ou lorsque le mysticisme néoplatonicien, pénétrant
Pidéal monastique égyptien, menaca de faire sauter l'Eglise hié-
rarchique; ou encore, lorsque Vintériorité mystique du bas
Moyen Age ne sut plus comprendre 'Eglise déchirée et deve-
nue par trop humaine.
Ignace d’Antioche (+107)
Pour lutter contre le danger mortel de la gnose, Dieu suscita
Ignace d’Antioche. Ignace de Loyola n’a-t-il pas pressenti sa
parenté spirituelle avec ce saint des temps antiques, lorsque, en
Phonneur de celui-ci, il changea son nom d’Inigo en celui
d'Ignace ? Dans une de ses lettres, il 'appelle « le si grand saint,
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IGNACE, HOMME D’EGLISE
auquel je porte, ou du moins désire porter, un respect et ume
dévotion toute particuligre en Notre-Seigneur® ». Il le
connaissait par la Légende dorée. C’est en particulier dans cet
ouvrage qu’il avait lu ce mot de la Lettre aux Romains: Amor
meus crucifixus est, mon amour est crucifié, mot qu’il placa
plus tard en téte de ses Maximes !, parce qu’il y trouvait la
méme signification que dans sa propre formule: « charité atten-
tive ». L'amour est de bon aloi lorsqu’il se mesure & ?huma-
nité du Christ. Ce sont 18 les théses fondamentales du discer-
nement des esprits tel qu’on le rencontre dans le christianisme
primitif, tel qw’il a été inculqué par saint Ignace d’ Antioche.
Cest pour ainsi dire dés sa naissance que l'Eglise a di se
défendre contre esprit. Que l'on songe aux enscignements des
Epitres pastorales, ou la Didaché, dans laquelle pour la pre-
migre fois le discernement des esprits s’exprime par la phrase
classique : « Tout homme qui parle en esprit n’est pas prophéte,
mais seulement s'il a les facons de vivre du Seigneur 22. »
L’authenticité des dons mystiques se juge donc d’aprés la
conformité a la vie humble du Verbe fait chair. Et le Pasteur
d’Hermas enseigne exactement la méme doctrine : le véritable
esprit de Dieu, esprit qui vient d’en haut et non pas d’en bas,
de la nature ou du démon, cet esprit pousse "homme a pren-
dre place humblement et tranquillement dans V’Eglise ».
‘Ces questions devinrent brilantes lorsque commencérent se
faire jour les menées inquiétantes de la gnose. Si ’on recher-
30. MHSI 22, $29. Lettre n® 176 « au miliew de an 1547 & Frangois- de
Borgia, duc de Gandie ».
31. MHSI 42, 678 (Documents divers: 13). Cf. p.29, note 19. Ianact
D’ANriocns, Lettre ace Romains, VIl, 2 (rf. collections Sources chréten:
znes, vol. 10 (1968), 105. Cf. Pseubo-Denvs, Sur les noms divins (de divinis
nominibus), IV, 12 (PG 3, 709 B).
32. Didaché, XI, 8. I agit dun des ouvrages les plus anciens de Page apos-
tolique: Doctrine du Seigneur par les doze apBires, aux paiens, tt. fr. Hi.
Hewnek, G. Onza, A. Lauxenr, Paris, Picard, 1926, 23.
33. « Celui qui détient Esprit venu d°En-Haut est doux, calme, modeste:
Stabstient de tout mal (..) i se fait Pinférieur de tous (..) Quand (il) entre
ans une assemblée "hommes justes, il parle comme le veut le Seigneur 9
Henwas, Le Pasteur: Précepre (Mandatumn) X18, 9, t. fr. introd., texte ete
tique et notes par R. Joly, coll. « Sources chrétiennes », vol. 53 bis, 1968, 198.2 LA GENESE DES EXERCICES
IGNACE, HOMME D’EGLISE B
‘che & travers les lettres d’Ignace les caractéristiques de ce mou-
vement, on y trouve ceci: les gnostiques étaient des chrétiens
“cspirituels ». Leur spiritualisme hellénique ne pouvait
comprendre que Dieu ait pris notre humble nature humaine et
fous ait rachetés par une mort sanglante*. Aussi font-ils
bande part dans un noble isolement. Ils ne célébrent pas
office eucharistique avec la communauté « ordinaire », m
‘dans des conventicules, et comme un sacrifice de la chair et du
sang du Christ non pas grossigrement « matériel >, mais tout
spititualisé 8, Pour la méme raison, ils sont incapables de
comprendre la charité envers le prochain, signe essentiel de
TBghse authentique, visible, unifiée dans le Corps du Christ *.
‘Contre ces gnostiques, saint Ignace d’ Antioche expose sa doc-
trine. Comme chez le futur saint Ignace d’Espagne *”, elle pro-
vient de sentiments nobles et ardents, et elle provient aussi d’une
illumination mystique. Ignace est déja capable « de concevoir
es choses célestes et les hiérarchies des anges ** » et « "Esprit
lui dicte ses paroles ». Mais il juge de l'authenticité de ces
Fa, Tonnce p*ANTIOCHE, Lettre ax Smyrniote, 5, 2-3, 0... 125, Lettre ax
Traliens, XEXI, 0-6. 103.
allen NmorAvriocue, Lettre aux éphésiens, V. 2,3, ove. 62. Letire aux
chon ONE be Cato al exten dehors du sanctuaire n'est pas pur. C’est-
trains, VU? cca ders de FEveqve, du presbyterium et des diacres >»
dire cel remax smprniotes, VI, 2, 0c, 137s. Lettre aux philadelphens,
Oe oon eer eat aute, comme tn sul éveque aves le presbyrerium et eb
Uidetes, mics compagnons de service, 0:¢., 123. .
Me id centre aux smyrniones, Vi, 2, 0.6. 137 8
See ee oo. Ce Jou naturel Gu tempéiament 'gnace se retrouve dans
1a ated depils le coeur genereux enflammé de Dieu » de Vépo-
de domaine srson (eh. Reet, DDB 65: ef supra, note 57), usa’ fey nt
«Gurmal spirtuel: MHS 63, 861583 eft. ft. M.
coin a Par, DDB, coll « Christus», vl. 1 1939) Aus la wadion
aaa une faoon au, du reste, mest pas absolument coreste —
{sant alin ees deur Ignace homies de feu. Pour Sévére d Antioche,
aoe eee un homme de feu parce que « hamout de Dieu brOlat
Tec yee rant il elat le « pur poulomenos », homme qui combat
cn ul > Dour Rome Lyola donne a sa Compagnie le mot d'ordre: « Alle,
avec Ie feu, Lanes mer toutes choses » (Cf. Le 12, 48) (BaKTOL, Vie de saint
Tenacest. TExRIEN, 138).
teg. TGNACE D’ANTIOCHE, Letire aux tralliens, V, 2, 0.¢., 99.
Fe nat cae philadelphiens, VIl, 2, o.€., 127 « Cest Esprit qui me
ei ert cane? Ne fates ren sans PEveque (.) aimez union, fuyez
sane ngaiey. Lettres ux romans, Vi, 2, 0,6, 15-117
dons d’aprés "humble limite qu'il s"impose lui-méme, il dit
avoir « besoin de la douceur qui détruit le prince de ce monde »
et il embrasse avec force la croix de "homme Jésus *.
est d’aprés lexpérience de son propre discernement des
esprits qu'il établit sa doctrine. Nous pouvons la résumer en
deux propositions fondamentales : I’Esprit authentique pousse
& l’assimilation a "homme Jésus, qui en mourant sur la croix
‘a fait connaitre sa divinité; Esprit authentique pousse &
Vobéissance envers l"Eglise visible aux yeux des hommes. La
Croix et PEglise: en leur visibilité, elles doivent garantir
Pauthenticité de ce qui est invisible.
Esprit et Croix. Le fondement théologique le plus solide de
ce rapprochement, c’est que dans le plan salvifique de Dieu la
Croix du Christ se trouve au centre de tout ce qui arrive, aussi
bien dans le monde des esprits que dans "univers matériel.
« Que personne ne se trompe: méme les étres célestes, et la
gloire des anges, et les archontes visibles et invisibles, s‘ils ne
croient pas au sang du Christ, pour cux aussi il est un juge-
ment: que celui qui peut comprendre, comprenne ‘!. »
‘Telle est exactement la pensée d’Ignace de Loyola lorsque,
dans le livre des Exercices, il classe les créatures d’aprés leur
prise de position par rapport au Verbe qui est venu [E 71]. C'est
en cela que, dans V'illumination du Cardoner, il a vu le rapport
des mystéres entre eux, depuis le péché des anges jusqu’au col-
loque avec le Christ, en croix (E 53). « L’élection », elle aussi,
se détermine d’aprés la Croix: Esprit pousse a assimilation
A Jésus crucifié. Ignace d’Antioche le disait déja : le veritable
Esprit pousse a I’imitation des souffrances de Dieu, & Vimi-
tation du Seigneur « qui a &é Vobjet d’injustices, qui a été
dépouillé et repoussé * ». Tout esprit qui ne le ferait pas,
serait plante mauvaise, que Jésus-Christ ne cultiverait pas, il
serait orgueil’, On juge donc de Vauthenticité de Pesprit ou
40. Hd., Lettre aux tralliens, IV, 1-2, 0.¢., 99.
41, Id. Lettre aux smymiotes, V1, 1-2, 0.¢., 137-139,
42. Td. Lettre aux romains, VI, 3, 0.¢., 115.
43. 1d.) Lettre aux éphésiens, X, 3, 0.6. $7.
44, Id, Lettre aux philadelphiens, 11, 1, 0.¢., 123,er -
74 LA GENESE DES EXERCICES
de sa fausseté selon qu’on le voit ou non pousser des rameaux
de la Croix, Par cette théologie, Ignace d’Antioche est le
précurseur du discernement des esprits antignostiques, telle que
Ja construira un peu plus tard saint Irénée, cet autre homme
@Eglise. i
rit et Eglise. Autre pensée, au Vor
eee 5 exprimee aves passion dans les tetees de eve
que d’Antioche. Lesprit authentique pousse toujours & Vobeis-
sance dans I’Eglise hiérarchique. Il n’est point d’unité avec le
Pére, en effet, si ce n’est dans le Chris, et il n'est point d'wnité
avec le Christ si ce n'est en I"Evéque, L’Esprit, qui en lui souttte
od il veut, I'a révélé & Ignace. « J’ai crié, étant au milieu de
vous, j’ai dit &-haute voix, d'une voix de Dieu: Attachez-vous
& Pévéque, au presbyterium ® et aux diacres... C’est Esprit
qui me annoncait en disant: Ne faites rien sans l'évcave. -
Soyez les imitateurs de Jésus-Christ, comme lui aussi lest
on Pere“, » ,
+ Cela n'est pas moins solidement fondé en théologie que le
rapport entre Esprit et Croix. Pour Ignace, la triade Pére —
Christ — Evéque est essence méme de toute « l'économie (-..)
concernant Phomine nouveau, Jésus-Christ ”. » L’Eglise est
done le bastion contre lequel « viennent s‘abattre les puissan-
ces de Satan % », Elle est ’Epouse embaumée du parfum de
Vimmortalité de Jésus, qui combat « la mauvaise odeur du
prince de ce monde 5! »,
falence que I’on
3 im a 00. ota
Be cet i per
of caer cree ts serena ree ea
cede Siemans aeegeime ena See
PRE cam pacer
ces de Satan sont abate br Lene aur epson, XII, 1, 0-6
oc, 127.
es puissan-
oo
|
|
IGNACE, HOMME D°EGLISE 15,
Aucune différence, on le voit, entre cette doctrine et Ie fruit
de la mystique de Manrése. Au contraire, parenté étroite. Dans
ses Régles « pour sentir avec I’Eglise », comme dans ses diffé-
rentes lettres, Ignace de Loyola inculque sans cesse cette idée
que tout esprit doit se mesurer a la visibilité de I’'Eglise du Cru-
ifié, a la perceptibilité de ses commandements: car I’Esprit
d’oit dérivent ces préceptes est celui-ld méme qui agit en nos
Ames 2,
D’aprés tout ce que nous avons vu jusqu’ici, I’idéal de per-
fection des Exercices pourrait s’exprimer en ces termes: une
réforme de vie dans l’assimilation a Dieu s’abaissant jusqu’a
Vincarnation et a la mort de la Croix. Cette réforme s'accomplit
en un combat contre Satan et se poursuit dans l’Eglise militante
jusqu’a la ruine totale du royaume fondé par le « chef des enne-
mis » [E 140]. La meilleure condition pour y réussir, c'est
avoir une vaillante disposition de service, prouvant son
authenticité par la disposition a « sentir vraiment, comme nous
le devons, dans I’Eglise militante » [E 352-370].
Or, ce sont la précisément les principes de perfection chré-
tienne exprimés déja par le premier Ignace. Ul s’agissait, pour
lui, d’une ascension spirituelle partant de Phumble obéissance
A Eglise visible dans I’Evéque, passant par le combat contre
le prince de ce monde, et pénétrant enfin dans la nouveauté de
la vie par le Christ en Dieu: « Attachez-vous a Pévéque, pour
que Dieu aussi s’attache a vous. J’offre ma vie pour ceux qui
se soumettent & I’évéque, aux prétres, aux diacres... Peinez
ensemble les uns avec les autres, ensemble combattez, luttez,
souffrez, dormez, réveillez-vous... Cherchez & plaire & celui sous
les ordres de qui vous faites campagne (cf. 2 Tim. 2,4), de qui
aussi vous recevez votre solde. Qu’on ne trouve parmi vous
aucun déserteur 8. » Car « ancien royaume du prince de ce
monde fut ruiné lorsque Dieu apparut en forme d’homme, pour
une nouveauté de vie éternelle * ».
52, Sur le théme de I relation entre « mystique » et « obéissance & I'Eglise »y
H. Ranier, Esprit et Eglise: un chaptire de théologie ignatienne, it
«Christus » 18 (1938), 163-184.
53. Ionace DANTIOCHE, Letire d Polycarpe, VI, 1-2, 0.6.5 151
54. 1d., Lettre aux éphésiens, XIX, 3, 0.0., 77. Cf. Rom 6, 4: