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Fabrice BENSIMON
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pratiques culturelles, en fonction non seulement des différentes nations qui
constituent le royaume, mais également des régions (par exemple, la culture
populaire du Lancashire industriel diffère grandement du sud). Ensuite, une
diversité dans le temps. La culture de la veille de la Première Guerre mondiale a
peu à voir avec celle de la période des guerres napoléoniennes, c’est évident ; mais
l’impact réel de la révolution industrielle est un enjeu du débat historiographique,
qu’on évoquera : l’industrialisation et l’urbanisation font-elles table rase de la cul-
ture populaire de l’« ancien régime économique », ou les fixités et les permanences
sont-elles bien plus fortes qu’on ne l’a longtemps pensé ? Troisième aspect de la
question qui fait l’objet de controverses : la définition même de ce qu’est une cul-
ture populaire. On l’entendra ici au sens large de l’ensemble des modes de vie, et
des valeurs et attitudes incarnées par ces modes de vie. Cela inclut donc l’en-
semble des pratiques culturelles et des loisirs, même ceux qui, comme la boxe ou
la fréquentation du pub, ne relèvent pas de la « culture » au sens traditionnel du
terme. L’adjectif populaire, dans le cas de la Grande-Bretagne du XIXe siècle, s’ap-
plique à l’immense majorité de la population, car même si on considère qu’en
1900, 20 ou 30 % des Britanniques appartiennent aux « classes moyennes », les
pratiques culturelles des couches les plus basses de ces classes moyennes
(employés, téléphonistes, etc.) les rattachent souvent bien plus à celles des autres
travailleurs manuels qu’à celles des élites qui en sont complètement dégagées.
Enfin, s’intéresser à l’évolution et aux transformations considérables des pra-
tiques culturelles, c’est évoquer une autre problématique, qui a fait rage dans le
débat historiographique anglais il y a quelques années : le XIXe siècle a-t-il vu une
culture authentiquement populaire, non-commerciale et créée par les masses,
céder la place à une culture commerciale, « marchandise » créée pour les masses ?
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marial. Au XVIIIe siècle, différentes transformations économiques et sociales (la
croissance des villes, l’amélioration des routes, le recul de l’illettrisme) avaient
désenclavé l’essentiel des zones rurales. Nombre des loisirs tournaient autour
des combats d’animaux, dont la mode était parfois ancienne. Dans les plus
grandes villes, les combats entre un ours et plusieurs chiens, ou entre un taureau
et des chiens, durent jusqu’en 1835 ; plus rudimentaires, et donc plus simples à
organiser, sont les lancers ou les combats de coqs, les combats entre chiens, entre
le chien ratier et les rats, les blaireaux, etc. Souvent, à ces jeux sanglants est asso-
cié le pari avec argent, une constante de la culture populaire britannique, à l’am-
pleur néanmoins variable dans le temps ; les combats d’animaux sont ainsi
doublement condamnables aux yeux des élites et des Églises.Toutes les grandes
foires ont également leur ménagerie, et les différentes attractions itinérantes, les
montreurs d’êtres difformes et de curiosités : la femme salamandre, le géant
irlandais, le nain hollandais, et autres femmes hercules. On le voit, la culture
populaire ancienne avait déjà en partie un aspect « commercial ». Ce type d’exhi-
bitions devait continuer tout au long du siècle et au-delà, comme en témoigne le
cas bien connu de John Merrick, l’« homme-éléphant », dans les années 1880. On
peut également rapprocher de cette curiosité du sensationnel voire du macabre
l’intérêt considérable pour les grands criminels et pour les exécutions, parfois
accompagnées de débordements de violence. Les exécutions sont publiques jus-
qu’en 1869, et on en compte une moyenne de 80 par an vers 1820 ; en 1807,
45 000 personnes assistent à une pendaison, 27 meurent écrasées. La violence
morbide est ainsi entretenue, utilisée par les autorités, à une époque où les ten-
sions sociales considérables créées par les transformations sociales et par l’op-
pression politique sont régulièrement étouffées dans le sang.
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Bien des activités sportives, appelées par la suite à être établies, reconnues
et acceptées par les élites, ont un antécédent non codifié, parfois brutal. Il en va
ainsi du pugilat : pour en mesurer la popularité, il n’est qu’à voir l’aura considé-
rable qui entoure les pugilistes comme le juif Mendoza, qui fut l’objet de très
nombreuses plaques, tasses, et autres « produits dérivés ». Ces champions sont
souvent, déjà, ceux d’une région, voire du pays tout entier, comme dans le cas
de Tom Cribb, qui battit en 1811 le champion noir américain Tom Molineux.
On peut citer la marche et la course à pied : des milliers de personnes se pres-
sent sur le trajet du capitaine Robert Barclay qui, en 1801, devient un héros en
remportant son pari de parcourir le trajet York-Hull (145 kms) en moins de
21,5 heures, avant de remporter, en 1809, un autre pari : courir,
pour 1 000 guinées, 1000 miles en 1000 heures. Ou encore le football, pratiqué
à peu près partout sous des formes diverses, et où s’affrontent parfois plusieurs
milliers de joueurs, ou plutôt de combattants, car ce sport tient alors plus de la
rixe que du jeu. Les foires, ce sont également des petites troupes de comédiens
ambulants, dont les saynètes ridiculisent le riche et présentent le pauvre sous un
jour sympathique. Le cirque naît également à cette époque, avec des numéros à
cheval, des clowns, des acrobates, puis plus tard, des animaux exotiques, etc.
Comprendre cette culture populaire, c’est aussi mesurer l’hostilité croissante
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dont elle est l’objet, à la fin du XVIIIe, et plus encore au début du XIXe, de la part
de différentes forces (Purdue et Golby). Dans les élites, dans les milieux reli-
gieux, on s’indigne de la cruauté populaire, des bacchanales, de la débauche
d’alcool, de l’immoralité, du vice qui caractérisent la plupart de ces distractions.
De fait, les notables locaux les tolèrent le plus souvent, d’une part parce qu’ils
savent les difficultés qu’il y aurait à les interdire effectivement ; d’autre part,
parce qu’ils considèrent parfois qu’elles sont une nécessaire soupape qui permet
aux tensions de s’exprimer, et de s’assurer ainsi une certaine paix sociale et
civile. Il n’empêche qu’un mouvement croissant se développe pour « civiliser » le
peuple. La Société pour la suppression du vice est créée en 1802, celle contre la
cruauté envers les animaux en 1824, celle pour le respect strict du jour du
Seigneur (les Sabbatarians) en 1831, sans compter les nombreuses sociétés de
tempérance, sur lesquelles je reviendrai. S’ils ne parviennent pas toujours à
modifier la réalité des pratiques, ces mouvements réussissent parfois à changer la
législation. En 1835, une loi interdit tous les combats d’animaux, et, en 1845,
une autre prohibe spécifiquement les combats de coqs ; en fait, ceux-ci, comme
les concours de ratiers, conserveront par la suite une existence clandestine.
Jusqu’au milieu du siècle, cependant, les autorités ne se soucient guère d’aug-
menter l’offre culturelle pour réduire les loisirs dits « immoraux » : les quelques
musées, comme la National Gallery (fondée en 1824) ou le British Museum
(gratuit à partir de 1810), sont surtout situés à Londres et ne touchent qu’une
petite minorité aisée ; il n’y a pas de bibliothèques publiques avant la loi de 1850,
guère de jardins publics (les très populaires pleasure gardens sont payants, et sur
le déclin), alors que l’achèvement des enclosures a considérablement réduit l’es-
pace public disponible pour les loisirs. Sans parler des entraves posées à la presse
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populaire, radicale en particulier, par le biais des taxes qui frappent, jusque dans
les années 1850, les journaux. En revanche, diverses forces, notamment reli-
gieuses, œuvrent depuis déjà longtemps à l’alphabétisation populaire.
Alphabétisation et enseignement
En Grande-Bretagne, la culture populaire pré-industrielle, « ancienne », était
fortement marquée, en comparaison avec ce qu’elle était dans les sociétés catho-
liques, par le protestantisme et ses variantes insulaires. Ses variantes, car ce n’est
pas seulement l’anglicanisme qui rendait la situation de la Grande-Bretagne spé-
cifique. À la fin du XVIIIe, et au début du XIXe, l’Église établie est souvent vue par
les milieux populaires comme une Église de riches, ce qui explique le succès du
méthodisme (100 000 membres en 1801, 500 000 en 1851) et des différentes
variantes du non-conformisme, qui représentent au total, en 1851, autant de pra-
tiquants que l’Église anglicane. Elie Halévy voyait dans le méthodisme l’élément
déterminant dans l’absence de révolution en Angleterre ; E. P.Thompson a égale-
ment souligné avec force son rôle dans la formation de la conscience ouvrière. Si
leurs analyses ont depuis été controversées ou révisées, l’historiographie contem-
poraine n’a guère revu à la baisse le poids du méthodisme. Or, on le verra, les
méthodistes mettent très tôt l’accent sur l’éducation populaire : ils insistent pour
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que même les moins instruits de leurs membres fréquentent, lisent, connaissent la
Bible. Même au sein de l’Église anglicane, l’usage du livre religieux est plus
encouragé que chez les catholiques. Le protestantisme est une religion du Livre,
l’Anglican doit lire la Bible. Associée au développement du commerce au
XVIIIe siècle, cette pratique explique sans doute en partie la précocité de l’alpha-
bétisation de la Grande-Bretagne, qui touche, au début du XIXe siècle, quelque
60 % des Anglais et des Gallois. En Écosse, où l’Église presbytérienne favorise
plus encore le développement des écoles, les chiffres sont plus élevés (en 1855,
83 % d’alphabétisés). A contrario, en Irlande, l’illettrisme affecte plus de la moitié
de la population en 1841, et dans une région pauvre comme le Connaught, à
l’ouest du pays, près des trois quarts des gens.
Dans l’ensemble des îles britanniques, des écoles dispensent aux enfants un
enseignement rudimentaire, mais réel. Une loi de 1696, révisée en 1803, stipule
que chaque paroisse doit loger et rémunérer un maître d’école. C’est en Écosse
que ce système est le plus abouti. Il n’est ni gratuit, ni obligatoire, mais il touche de
fait un grand nombre d’enfants (10,9 % de la population totale en 1818) ; quand
une paroisse est trop étendue pour que les enfants puissent aller à l’école tous les
jours, les maîtres d’école sont itinérants. En Angleterre et au Pays de Galles, le sys-
tème est plus fragmenté (respectivement, 6,6 % et 4,8 % de la population totale) :
les endowed schools, dame schools, schools of industry concernent quelque
675 000 enfants en 1819. Surtout, à partir de la fin du XVIIIe, se diffuse le modèle
des Sunday schools : le dimanche, on emmène deux fois les enfants à l’église, pour
le catéchisme et pour l’instruction. En 1820, quelque 480 000 enfants fréquen-
tent, en Angleterre et au Pays de Galles, de telles écoles. L’inspiration de ce mou-
vement est nettement religieuse : il s’agit de sanctifier le jour du Seigneur, de
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sauver des âmes, d’apprendre à lire la Bible. L’influence méthodiste est également
manifeste ; un anglican et un quaker développent le principe des moniteurs. S’y
ajoutent, enfin, les écoles créées par de nombreuses initiatives individuelles, sou-
vent philanthropiques, comme celle de Robert Owen, qui a créé dans sa manu-
facture de coton de New Lanark une école pour enfants. En Irlande, le système est
plus rudimentaire. En 1824, pourtant, quelque 40 % des enfants sont plus ou
moins scolarisés; la ségrégation religieuse est quasi totale dans l’enseignement, et
n’y échappent que quelques familles isolées. Une réforme, en 1831, systématise sur
le papier l’enseignement élémentaire, mais de fait, l’analphabétisme reste très pré-
sent, en particulier dans la paysannerie pauvre, et il est significatif que c’est avec la
Grande Famine que la proportion d’illettrés reculera de façon la plus importante,
car la famine tue en premier lieu les plus démunis des Irlandais (Daly).
Partout, qui dit alphabétisation ne dit pourtant pas accès au journal ou au
roman, à la poésie moins encore. Et il faut ici évoquer la diffusion et les usages
de l’imprimé.
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sentiel, à l’écart de cet essor. Cela ne signifie pas pour autant qu’en 1800, les
milieux populaires ne fréquentent pas le texte imprimé. D’abord, on l’a dit, les
textes religieux font partie de l’environnement culturel, même dans les cam-
pagnes. Ensuite, d’autres supports, au caractère déjà commercial, échappant
parfois au contrôle de l’Église, connaissent un engouement croissant. Les bal-
lades et les chapbooks, souvent vendues à bas prix (parfois un demi ou un
penny) par des colporteurs, véhiculaient le matériau traditionnel de la culture
populaire orale : les légendes, les contes chevaleresques, les récits d’événements
extraordinaires, mais aussi d’injustices ou de scandales, ainsi que le sujet proba-
blement le plus porteur : la littérature de gibet, les récits d’exécution. À une
époque où les tirages des grandes revues ne dépassent pas les 10 000 exem-
plaires, et où celui du célèbre Times plafonne à 50 000, le récit de la « confession
et de l’exécution de William Corder » se vend à 1 166 000 exemplaires, en 1828 ;
21 ans plus tard, celui de l’exécution des époux Manning atteint les 2,5 millions
d’exemplaires, etc. Cette curiosité trouvera d’ailleurs ensuite un prolongement
dans la presse à sensation, jusqu’à la fin du siècle et au-delà.
S’y ajoute ensuite un autre type d’imprimé, non commercial : celui de la
culture populaire diffusée par « en bas ». État et Église ne sont en effet pas seuls à
chercher à répandre une culture autre que celle des foires et des fêtes. J’ai évoqué
le rôle des méthodistes dans l’éducation populaire. Le méthodisme faisait plus
que cela, il fournissait toute une contre-culture, tout un environnement, une vie
sociale en dehors du travail : il exprimait la religion dans un langage populaire, et
redonnait à la musique, au chant, à la mise en scène dramatique une place dans
la religion populaire. Et puis il y a les radicaux, c’est-à-dire le courant qui,
notamment après la fin des guerres napoléoniennes, a lutté pour imposer une
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avaient précédés, à diffuser la culture dans les couches auxquelles ils s’adres-
saient ; c’est ainsi qu’alors que la pénétration des genres littéraires reconnus dans
les classes moyennes restait faible dans les classes populaires, chaque journal
radical avait sa colonne de poésie ou de fiction. Là aussi, les tirages de ces pério-
diques nous renseignent moins que les témoignages disponibles sur les usages
sociaux qui en sont faits : une lecture collective, centrée sur le pub. On reviendra
sur le pub, dont la fonction est essentielle dans la diffusion de la presse popu-
laire.
La culture se diffuse également par l’image, dont l’historiographie com-
mence à reconnaître le poids, plus difficile à apprécier que celui du texte, mais
essentiel à l’époque qui nous intéresse. Avec les progrès des techniques (eau-
forte, lithographie, gravure sur bois), on peut reproduire en grande quantité et
à faible coût des images populaires. Si ces images ne sont pas forcément ache-
tées par l’ouvrier et le paysan anglais, elles touchent un public qui dépasse lar-
gement celui des amateurs d’art, par les vitrines des éditeurs qui les exposent,
par les pubs qui en acquièrent pour décorer leur intérieur, puis, plus tard, par
leur reproduction sur des objets ou dans des organes de presse. Il faut à cet
égard souligner le rayonnement de la caricature anglaise, dont, par exemple,
Pascal Dupuy a étudié la place dans l’affirmation de l’identité nationale à
l’époque de la Révolution française ou des guerres napoléoniennes.
L’almanach, la broadsheet, le chapbook, sont en général agrémentés d’illustra-
tions qui en constituent un élément central. La religion elle-même n’échappe
pas à l’image, en dépit de l’hostilité anglicane à l’imagerie biblique : de nom-
breuses gravures reprennent des thèmes religieux. Nombre des images sati-
riques sont également à caractère religieux, que ce soit des gravures contre les
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catholiques, contre les déistes et les athées, contre le clergé, contre l’Église éta-
blie, etc. Même les méthodistes, pourtant pourfendeurs déclarés de l’image, en
utilisent, soit pour les enfants dans les écoles, soit même, à grande échelle, quand
des effigies de Wesley ornent des centaines de milliers d’articles de poterie, de
faïencerie et de céramique, à partir des années 1830. Enfin, j’y reviendrai, avant
de s’établir durablement dans les années 1840, la presse illustrée prend son essor
dans les années 1830 (le Penny Magazine, lancé par les membres de la Société
pour la Diffusion de la Connaissance Utile, tire à 200 000 exemplaires en 1833).
Évoquer l’essor de la presse illustrée, c’est déjà parler d’une autre forme
de culture : celle qui s’affirme avec l’essor considérable des villes et de l’in-
dustrie. Avant d’en venir à cette évolution, il faut souligner que les courants
qui œuvraient à l’éducation populaire dans le premier tiers du siècle le fai-
saient à une époque difficile : l’histoire de la culture et des loisirs populaires,
c’est d’abord celle du temps libre, et l’industrialisation a le plus souvent réduit
celui dont disposent les classes populaires, au moins dans les villes. On est
passé en quelques décennies d’une journée de travail moyenne de 10 heures à
12 heures, voire plus dans les mines et les manufactures. On travaille six jours
par semaine, et les employeurs font la guerre à la « Saint-Lundi » héritée de la
société pré-industrielle, et qui disparaît progressivement, même si certains
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aspects perdureront jusqu’à la fin du siècle. Le nombre de jours fériés a été
également considérablement restreint : légalement, il n’en reste plus que 4 en
1834 (le vendredi saint, le 1er mai, Noël, la Toussaint).
À partir des années 1840, souvent considérées comme une charnière dans le
domaine de la culture populaire et des loisirs, le temps de travail commence à
diminuer, et la pression des luttes ouvrières prolongera ce mouvement par la
suite. Moins de travail, c’est du temps pour des loisirs, parfois des loisirs « cultu-
rels ». Les loisirs et les pratiques culturelles qui naissent ou se développent à
partir de cette période sont, de plus en plus, liés aux transformations indus-
trielles ; c’est à cet impact que je voudrais maintenant m’intéresser.
pour des raisons controversées, cette progression concerne tous les types de
journaux, les quotidiens (Daily Telegraph, 200 000 ex. en 1870), mais surtout les
journaux dominicaux (comme News of the World, qui atteint alors le plus gros
tirage au monde). C’est la grande époque des magazines à un penny (penny
magazines), qui vendent un total cumulé de plusieurs millions d’exemplaires par
mois. En 1865, les huit hebdomadaires religieux les plus populaires vendent au
total 1,25 à 1,5 million d’exemplaires par semaine. Les plus diffusés de ces pério-
diques sont néanmoins ceux qui combinent les faits divers, le sensationnel, et par-
fois la politique. Voici, par exemple, les titres d’un seul numéro de Lloyd’s Weekly
Newspaper (350 000 exemplaires par semaine en 1863), un journal radical à l’ori-
gine, et qui continuait de diffuser des idées contestataires : « Ce que disait
l’Empereur Napoléon sur le meurtre. Jalousie : épouvantable agression au cou-
teau. Scène terrible lors d’une exécution. Cannibalisme à Liverpool. Grande
saisie d’imprimés indécents. Un homme rôti à mort. Un mari cruel et une femme
adultère », etc. (Golby & Purdue).
Dans le cadre de la diffusion de l’imprimé, le nombre de livres et les
tirages augmentent considérablement pendant cette période : 370 titres par an
dans les années 1790, 2 600 dans les années 1850, plus de 6 000 en 1900. Ici se
pose une question délicate : quelle est la pénétration réelle du livre dans les
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milieux populaires ?
Une première approche consiste à étudier l’offre, les tirages. Le roman victo-
rien connaît alors son heure de gloire, mais même les romans à succès de Dickens
semblent avoir surtout touché un public de classes moyennes, ou alors d’ouvriers
qualifiés, mais guère de mineurs, de femmes de chambre, ou de tisserands. À titre
d’exemple, David Copperfield se vend à 25 000 exemplaires en deux ans : c’est
beaucoup, mais bien trop peu pour que l’ouvrage ait dépassé les cercles de la
petite bourgeoisie cultivée ; la vente en feuilletons contourne en partie l’obstacle
du coût, mais pas celui de la difficulté culturelle. Autre élément chiffré : au cours
des douze années qui suivent la mort de Dickens (en 1870), 4,3 millions de
volumes de ses différentes œuvres se vendent ; mais là encore, cela est insuffisant
pour apprécier leur pénétration réelle dans les milieux populaires. Toujours du
point de vue de l’offre, il y a les bibliothèques de prêt (circulating libraires) : celles
de Mudie ont des millions d’ouvrages, des romans en premier lieu, mais l’adhé-
sion coûte plus d’une livre par an (soit une semaine du salaire d’un ouvrier quali-
fié), et le nombre d’adhérents ne dépasse pas les 50 000. La loi de 1850 favorise la
construction de bibliothèques publiques, mais il n’y en a que 60 en 1875.
Un autre point de vue est de s’intéresser à la réception, à la consommation
populaire du livre. Il était traditionnel de posséder quelques ouvrages : une
enquête menée au milieu du siècle dans les paroisses à majorité ouvrière
recense une moyenne de 11 livres par foyer : en général, deux ou trois ouvrages
religieux (la Bible, le livre de prières, pour l’essentiel), mais aussi quelques
autres livres. Cependant, cela ne signifie pas qu’ils étaient lus. Quand on lit au
foyer, c’est le plus souvent une lecture orale, collective – une pratique qui
affecte la réception du texte écrit, mais également sa production, ajoutant à
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l’autocensure (Dickens expliquait qu’il n’écrivait pas une ligne qu’une mère
serait gênée de lire à sa fille). Mais le plus souvent, dans les milieux populaires,
lire à la maison est inconfortable, difficile, voire impossible. D’où, ici encore, le
rôle central joué dans la lecture de l’imprimé par le pub, dont le milieu du siècle
constitue l’âge d’or. Méthodistes, sociétés de tempérance, militants de diverses
causes ont beau lutter contre l’alcoolisme, la consommation d’alcool atteint le
plus haut chiffre de toute l’histoire britannique dans cette période, vers 1870
exactement. Mais le pub n’est pas qu’un débit de boisson : il est à cette époque
le centre de la vie culturelle populaire, masculine du moins. On y chante, on y
joue de la musique, on y lit la presse, les trade-unions s’y réunissent, tout comme
les sociétés d’amélioration personnelle (self-help). S’y ajoutent, dans certaines
régions, d’autres établissements, comme les coffee-houses, et où les travailleurs
peuvent apporter leur nourriture et lire la presse en prenant une tasse de café :
rien qu’à Londres, il y en a 1400 à 1600 dans les années 1840.
Mais, nous le savons, au pub, la lecture est celle du périodique plus que du
livre. Reste encore une autre source, l’écriture de soi : les journaux intimes, la
correspondance privée, et surtout les autobiographies ouvrières, genre prisé
outre-Manche – pour le seul XIXe siècle, 800 ont été conservées ou retrouvées.
C’est ce qu’a entrepris Martyn Lyons, ou Jonathan Rose dans son ouvrage
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récent sur la vie intellectuelle de la classe ouvrière : il en ressort une grande auto-
didaxie, un très fort appétit de lecture, nourri de John Bunyan et de son Voyage
du Pèlerin (Pilgrim’s Progress), de John Milton, de Walter Scott, de Charles
Dickens, de William Thackeray, mais aussi de Tom Paine, puis d’Henry George,
de Thomas Hardy, etc. Mais il s’agit pour l’essentiel d’ouvriers qualifiés, autodi-
dactes le plus souvent – une minorité significative, une minorité malgré tout.
Et l’image ? Elle bénéficie également d’une reproductibilité décuplée par l’in-
dustrie. Son poids dans la culture populaire reste considérable et, jusqu’à la nais-
sance du cinéma, souvent sous-estimé car moins aisé à quantifier et à apprécier
que le texte. Citons néanmoins, en vrac : la presse illustrée (l’Illustrated London
News né en 1843 montre la famine irlandaise, les révolutions de 1848, la guerre en
Crimée avec une grande puissance évocatrice) ; la presse illustrée satirique
(Punch naît en 1841) ; l’utilisation de l’image dans le reste de la presse généraliste
ou sensationnelle, comme dans l’Illustrated Police News ; les photos à partir des
années 1850 ; l’affiche dont les murs des villes victoriennes sont tapissés, etc.
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tidien à grand tirage, du football, du music-hall, du cinéma.
L’illettrisme recule encore dans cette période. En 1870, la loi Forster orga-
nise l’enseignement public, à côté duquel les écoles religieuses se maintiennent,
mais n’ont plus de monopoles. En 1880, l’école primaire devient obligatoire jus-
qu’à l’âge de 10 ans (12 ans en 1899), et en 1891, elle est systématiquement gra-
tuite. L’enseignement élémentaire regroupe désormais 5 millions d’élèves, tous
types d’écoles confondus, élevant considérablement les taux de scolarisation (en
1901 : 16,6 % de la population totale en Angleterre, 23 % au Pays de Galles,
17,6 % en Écosse, soit 2 à 4 fois plus qu’en 1818). En 1902, une loi renforce le
poids des municipalités et de l’État sur le système scolaire, et vise à créer un sys-
tème national d’enseignement secondaire public, auquel échappe cependant
encore une partie très importante des classes populaires. Ici aussi, il faut se
méfier de l’effet de source : si on s’en tient aux signatures des actes de mariage,
l’illettrisme a disparu en 1900 (97 % d’alphabétisés en 1900) ; mais par l’histoire
orale, on sait qu’une constante des cinémas d’avant-guerre est que les plus
jeunes lisent à voix haute les inscriptions à l’écran pour les plus âgés. Dans cette
dernière partie du siècle, le recul de l’illettrisme n’est plus guère l’œuvre des non-
conformistes, dont il sape en partie le rôle social : on apprend de plus en plus à
lire à l’école, de moins en moins au temple.
Concernant l’alphabétisation et l’éducation, l’Irlande est un cas particulier :
le système scolaire y est également réformé à partir de 1870, mais il y a encore,
en 1900, 16 % d’illettrés. L’alphabétisation a sans doute été aiguillonnée par la
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sion particulière (Methodist Magazine, etc.), à un public spécialisé ou profes-
sionnel (The Sussex Agricultural Press, Ironworkers’ Journal), ou s’intéressant à
un domaine particulier, comme les journaux sportifs, des journaux féminins
(The Englishwoman’s Domestic Magazine) puis pour la jeunesse, et, toujours, des
organes illustrés et les journaux à sensation, etc. S’y ajoutent de très nom-
breuses autres formes de l’imprimé : les calendriers et les almanachs, les
horaires de chemin de fer et les guides de voyage, les manuels scolaires et les
romans bon marché, les catalogues des grands magasins, etc.
Il ne faut cependant pas croire que les ennemis de la diffusion de la culture
dans les milieux populaires ont abdiqué. Le roman avait toujours été condamné
par les milieux conservateurs et religieux, en particulier le roman français
(George Sand, Eugène Sue, etc.), jugé indécent ; pendant longtemps, les métho-
distes n’acceptaient guère que la Case de l’Oncle Tom. Cette crainte recule, mais
ne disparaît pas. Certaines formes de littérature suscitent toujours la réprobation
des Églises, de l’establishment, des élites.Thomas Hardy, dont les romans décri-
vent avec réalisme, mais loin du naturalisme d’un Zola, la vie rurale dans le Sud
de l’Angleterre, choque ses contemporains. Jude est brûlé par l’évêque de
Wakefield, Tess est censuré par le magazine qui le publie. Sans parler d’Oscar
Wilde, dont le public n’est pas populaire et dont les mœurs choquent au point
qu’il sera condamné à la prison pour homosexualité en 1895. Certaines décou-
vertes scientifiques effrayent aussi les milieux religieux. Darwin est finalement
bien accepté ; mais il avait différé de 25 ans la publication de ses découvertes par
crainte des réactions ; et, apprenant les idées développées dans L’Origine des
espèces (1859) sur les origines simiesques de l’homme, la femme d’un évêque
anglican avait eu cette réaction symptomatique : « Mon Dieu, faites que cela ne
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soit pas vrai ; et si c’est vrai, faites que cela ne se sache pas. »
Cependant, les élites et la bourgeoisie victoriennes, désormais acquises aux
vertus de l’enseignement pour tous, s’accommodaient d’un nombre croissant
de loisirs populaires (comme le cirque ou le football). Tout au plus trouvaient-
elles refuge dans d’autres lieux (les banlieues résidentielles, le foyer et non le
pub), des stations balnéaires plus huppées, des activités et des loisirs qui leur
étaient propres (le voyage sur le continent, le tennis, le badminton, le hockey),
des pratiques culturelles différenciées. Le théâtre en est un bon exemple : à la fin
du siècle, il était de moins en moins populaire : les places étaient plus chères, les
théâtres restructurés, les pièces qui y étaient jouées (Wilde, Shaw, Pinero,
Ibsen) inaccessibles aux milieux populaires. Certaines associations restaient
explicitement fermées aux ouvriers. Et si nombre des pratiques culturelles
populaires de la fin du XIXe siècle étaient aux yeux des élites plus acceptables
que celles de 1800, elles ne s’y investissaient pas pour autant.
Loisirs de masse
Cette dernière période voit donc l’essor de loisirs de masse. Sont souvent
citées, pour expliquer cet expansion, des raisons culturelles ou politiques (le
sport comme ferment identitaire régional ou national), mais de toute façon, ce
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développement est largement lié à la baisse du temps de travail que le mouve-
ment ouvrier, le mouvement syndical conquiert graduellement. Ce qu’on
appelle alors en France « la semaine anglaise », c’est-à-dire la libération du
samedi après-midi, s’impose au fur et à mesure, des années 1850 aux années
1890, où c’est alors la norme. Les différences régionales sont considérables, et
permettent de mesurer l’impact de cette demi-journée supplémentaire : par
exemple, sur une période de six mois en 1879-80, on recense 811 matches de
football annoncés à Birmingham, où le samedi après-midi libre était alors la
norme, contre 2 à Liverpool, où cette demi-journée ne s’était pas encore impo-
sée (T. Mason). En 1871 et 1875, des lois reconnaissent également de nou-
veaux jours fériés : le 26 décembre, lundi de Pâques, lundi de Pentecôte, et le
dernier lundi d’août. À la fin du siècle, des trade-unions commencent à reven-
diquer une semaine de congés payés. Le temps libre s’accroît, même si des
pans entiers du monde du travail ne profitent que rarement des jours fériés ou
de la « semaine anglaise » : ceux dont le travail est précaire ou à temps partiel,
notamment, c’est-à-dire beaucoup de femmes en particulier.
Les loisirs en essor, ce sont d’abord les sports. Le succès du plus populaire
d’entre eux, le football, est connu. Le cricket, la course à pied, les courses de
chevaux attiraient depuis déjà longtemps tout un public, en particulier chez les
hommes. Ce qui change à partir des années 1860 est que nombre de ces sports
sont désormais codifiés et organisés à l’échelle nationale. Ceux qui voulaient
améliorer la classe ouvrière, des adeptes des « récréations » populaires aux socié-
tés de tempérance, en passant par les méthodistes et les partisans de la muscular
christianity, favorisaient ce développement : ils pensaient que le sport, une fois
débarrassé de la violence qui l’accompagnait au début du siècle, développait les
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© D. R.
Dessin de Punch : THE POUND AND THE SHILLING (1851) : Mister Punch observe la ren-
contre d’une famille ouvrière et d’une famille bourgeoise dans le Palais de Cristal construit pour
la Great Exhibition de 1851. L’illustration est clairement métaphorique : ouvriers et bourgeois
avaient d’autant moins de chance de se rencontrer que des tarifs différenciés garantissaient que la
fréquentation de l’exposition était, selon le jour, populaire ou bourgeoise. L’image participe de
l’idéal d’une pratique culturelle nationale, rompant avec la réalité de la ségrégation sociale.
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prêtres. La GAA le transforma en sport, avec des règles établies et des compé-
titions, qui le rendirent tout à fait acceptables aux yeux du clergé. Elle rejeta le
football et le rugby au profit du football gaélique. Cette association pouvait
pénétrer les campagnes avec bien plus d’efficacité encore que la Gaelic League.
Autre loisir de sortie, de spectacle, dont il est difficile de surestimer la
popularité : le music-hall. Il prend son essor à partir des années 1850, et
connaît son âge d’or à la fin du siècle. Le music-hall intègre non seulement le
chant et la danse, mais aussi l’acrobatie, la pantomime, et les numéros de
clown. Il est l’objet de nombreuses critiques car on y boit, on y rencontre des
prostituées, on y joue, on y chahute – le public des music-halls n’est pas passif,
il participe au spectacle. Les propriétaires font des efforts de respectabilité,
allant jusqu’à renoncer à y vendre de l’alcool. Mais, jusqu’à la fin du siècle, le
succès du music-hall ne se dément pas – en 1900, on en dénombre 328 rien
qu’à Londres. De plus, à la différence du football, le music-hall était souvent
une sortie familiale, à laquelle prenaient part les femmes.
À partir de 1900, c’est le cinéma qui s’impose et devient très rapidement la
plus populaire des « sorties », même si cinéma et music-hall ont coexisté quelque
temps. À la veille de la guerre, 4 000 cinémas attirent 7 ou 8 millions de specta-
teurs par semaine, pour un total de 400 millions d’entrées par an. Le cinéma
attire surtout un public ouvrier, jeune, où les femmes sont très présentes.
Tous ces loisirs de masse traduisent la sécularisation et le recul des Églises
en même temps qu’ils y participent : on va plus au music-hall et au stade, on va
moins au temple. Les non-conformistes s’essaient parfois à des compromis : ils
constituent des équipes de sport, ils autorisent certains romans, ils sont moins
stricts sur l’alcool ; l’Armée du Salut fait un grand usage de la musique popu-
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laire pour attirer des adeptes. Mais ces efforts n’enrayent guère le recul général
de la pratique et des croyances religieuses dans les milieux populaires. Et à la
fin du siècle, les non-conformistes sont bien moins certains de leur identité
qu’ils ne l’étaient auparavant.
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Ce constat traduisait en partie une vision bourgeoise idéalisée, celle d’une
foule « civilisée », d’une classe ouvrière intégrée, acquise aux valeurs de respectabi-
lité prônées par les classes moyennes. Mais elle correspondait également à une
évolution réelle. Les loisirs populaires étaient pour beaucoup moins violents,
moins susceptibles qu’un siècle auparavant de tourner à l’émeute et à la baccha-
nale. La culture populaire de masse de la fin du XIXe siècle était en effet plus
acceptable, plus acceptée par les couches dominantes que celle du début.
Certains soutiennent même qu’à la fin du siècle, s’était formée, autour des valeurs
de la monarchie et de l’empire, une culture nationale, dont était emblématique la
foule des spectateurs de la course de chevaux du Derby, rassemblant des familles
de tous les milieux (F. M. L. Thompson). Il est vrai que les chemins de fer et les
transports, les progrès des communications, la diffusion de la presse et de l’infor-
mation, tout avait contribué au développement de journaux nationaux, de pra-
tiques culturelles nationales, de loisirs nationaux Et, sûrement plus qu’un siècle
auparavant, ouvriers et épiciers pouvaient fréquenter des lieux communs, que ce
soit des parcs ou des stations balnéaires.
Mais en même temps, s’était développée une culture proprement ouvrière,
trade-unioniste et socialiste, autour des new unions qui, à partir des années 1880,
organisent les ouvriers non qualifiés (1 million de syndiqués en 1875, 4 millions
en 1914), et du parti travailliste, né en 1900 ; une culture à laquelle les milieux
plus aisés étaient largement étrangers, si on excepte quelques intellectuels socia-
listes. La plupart des pratiques culturelles restaient elles-mêmes différenciées : le
musée, la galerie d’art, le théâtre, la bibliothèque, la semaine de vacances, le
voyage sur le continent, le salon avec un piano, restaient pour l’essentiel, en 1914,
des prérogatives de la petite ou de la grande bourgeoisie. La classe ouvrière avait
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des lectures, des loisirs (le football, le music-hall, le cinéma), des formes de vie
sociale que ne partageaient guère les membres des classes moyennes ou de la bour-
geoisie. La culture populaire, si elle avait changé, restait différente de la culture
savante, de la culture des élites, de la culture bourgeoise, à n’en pas douter.
Fabrice BENSIMON
Université Paris X-Nanterre
200, avenue de la République, 92001 Nanterre Cedex
bensimon@u–paris10.fr
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© Britich Library
The Age of Reason (G. Cruikshank, octobre 1819, BM 13274) : la Société pour et Paine, mais également contre la Révolution française (les guillotines, les bon-
la suppression du vice poursuivait le libre-penseur et républicain Richard Carlile nets phrygiens). Tandis qu’église, trône, ouvrages et attributs religieux sont brû-
pour blasphème, au motif que celui-ci avait réédité l’ouvrage déiste de Tom Paine, lés, le diable, le juif, le musulman, l’Africain et l’Asiatique se réjouissent. L’idée
The Age of Reason. Personnage combatif, Richard Carlile assigna à compa- du monde à l’envers est présente dans le dessin et dans le titre, qui contient un
raître l’archevêque de Cantorbéry et l’interrogea sur la vérité du christianisme. jeu de mots sur Carlile (l’homme) Carlisle (la ville). À l’issue du procès, Carlile
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Ce dessin anti-radical, réactionnaire, est une charge non seulement contre Carlile fut emprisonné pendant six ans.
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