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Revue de l'histoire des religions

Le vol magique dans l’Antiquité tardive (quelques considérations)


Ioan Petru Culianu

Résumé
L'auteur essaie de tracer une distinction entre le cliché littéraire du « vol magique », qui date au moins de l'époque de Néron et
qu'on retrouve dans les histoires de Simon le Mage et de Térébinthus (précurseur de Mani), et les passages du polémiste
chrétien Arnobe concernant la remontée de l'âme à son origine céleste. Quoique la polémique d'Arnobe soit dirigée contre deux
doctrines différentes (mais semblables entre elles à quelques nuances près), il semble que ses adversaires soient, en premier
lieu, admirateurs des Oracles chaldaïques. Enfin, l'auteur essaie de démontrer que les « ailes » dont ces gens prétendent
pouvoir se parer ne sont pas des ailes faites de plumes, comme le croyait F. Cumont, mais tout simplement les « ailes de l'âme
» du "Phèdre" (249 d-250 c), dont il s'agit aussi dans un fragment douteux des "Oracles chaldaïques" (Procl. in Remp., II 126,
23-6 = fr. 217, p. 118, 4-6 Des Places).

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Culianu Ioan Petru. Le vol magique dans l’Antiquité tardive (quelques considérations). In: Revue de l'histoire des religions,
tome 198, n°1, 1981. pp. 57-66;

doi : 10.3406/rhr.1981.4901

http://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1981_num_198_1_4901

Document généré le 03/05/2016


LE VOL MAGIQUE
DANS L'AINTIQUITÉ TARDIVE
(Quelques considérations)

L'auteur essaie de tracer une distinction entre le cliché


littéraire du « vol magique », qui date au moins de l'époque de Néron
et qu'on retrouve dans les histoires de Simon le Mage et de Téré-
binlhus (précurseur de Mani), et les passages du polémiste
chrétien Arnobe concernant la remontée de l'âme à son origine
céleste. Quoique la polémique a" Arnobe soit dirigée contre deux
doctrines différentes (mais semblables entre elles à quelques
nuances près), il semble que ses adversaires soient, en premier
lieu, admirateurs des Oracles chaldaïques. Enfin, l'auteur essaie
de démontrer que les « ailes » dont ces gens prétendent pouvoir se
parer ne sont pas des ailes faites de plumes, comme le croyait
F. Cumont, mais tout simplement les « ailes de Vâme » du Phèdre
(249 d-250 c), dont il s'agit aussi dans un fragment douteux des
Oracles chaldaïques (Procl. in Remp., // 126, 23-6 = fr. 217,
p. 118, 4-6 Des Places).

Les exploits de vol magique aux premiers siècles après J.-G.


se déroulent selon un pattern littéraire stable qui comporte
trois séquences successives : 1) le magicien grimpe sur un
lieu élevé (toit) ; 2) il se lance dans l'air ; 3) pour une raison
ou une autre, il s'écrase au sol.
Bien que l'issue soit fatale aux candidats, il n'y en a pas
moins qui tentent le coup. Dans les trois histoires qui se
placent entre le Ier et le nie siècle, aucune réussite n'est
enregistrée.
Revue de l'Histoire des Religions, cxcvni-1/1981
58 loan P. Culianu

1. Le premier récit semble démontrer que le pattern


de l'échec était plus ancien et qu'il était déjà solidement ancré
dans l'imagination populaire. Il s'agit d'un cas historique :
Néron ordonne à un magicien grec, qui se vantait de pouvoir
voler au ciel, d'en donner une preuve1. Plus tard, lorsque le
premier aviateur de Rome, qui veut représenter le vol d'Icare
dans le Cirque, s'écrase devant la loge impériale2, la mémoire
collective ne fait, des deux épisodes, qu'un seul récit3.
2. Selon le pseudo-Clément de Rome4, Simon le Mage
de Samarie, dans lequel les savants ont vu le premier gnos-
tique, veut donner une représentation de vol magique à la
cour romaine et s'écrase au sol. Puisque les
pseudo-Clémentines datent probablement du ne siècle, leur auteur avait pu
entendre le récit du temps de Néron.
Une autre source5 met l'ascension de Simon en rapport
avec la fin de sa mission terrestre. Un jour avant de se lancer
dans l'air, Simon annonce aux présents : « Demain je vais
vous quitter, gens mauvais et impies, et je prendrai refuge
auprès de Dieu, dont je suis la Puissance, même si je suis
affaibli. Tandis que vous, vous êtes déchus, me voici, moi,
Celui-qui-est-debout, etc. » Mais il ne resta pas debout dans
l'air pendant longtemps, car saint Pierre récita une prière
et on vit le Mage être précipité.
3. La troisième histoire date d'une époque plus récente.
Un précurseur de Mani, « riche et ingénieux Saracène », de
nom Scythianus, « avait un seul disciple, appelé Térébinthus,
qui rédigea pour lui quatre livres : Les Mystères, Les Chapitres,
V Evangile et Le Trésor. Tous deux se rendirent en Judée,
où le maître mourut et d'où le disciple s'enfuit en Babylonie.
Il y déclara se nommer Buddha, être né d'une vierge et avoir

1. Dio Chrysost., Or. 21, 9; Juvénal, III, 77; cf. R. Reitzenstein,


Die hellenistischen Mysterienreligionen nach ihren Grundgedanken und Wirkun-
gen (19278), Stuttgart, 1956, pp. 188-189.
2. Sueton, Nero, 12.
3. Reitzenstein, op. cit., p. 189.
4. Recognitiones, II, 7 et Horn., II, 3.
5. Actus... Vercellenses, 31.
Le vol magique 59

été nourri par les anges sur les montagnes. Il disputa avec
les mithriastes, et ne parvint à gagner à ses vues qu'une
vieille femme. Un matin, monté sur une terrasse et après
certaines incantations magiques, il tenta de s'envoler, mais
tomba, fracassé, au sol. La vieille femme l'enterra... »6.
« Le vol magique projeté par Térébinthe, et dont la tentative
se solde par un échec sanglant, rappelle les lévitations
attribuées par ses croyants à l'Apôtre de la Lumière »7.
Apollonius de Tyane est l'héritier des prophètes grecs
et on ne s'étonnera pas que Philostrate lui attribue la faculté
de se rendre sans délai d'un point de l'espace à un autre8.
Comme Empédocle, Apollonius aurait été ravi au ciel dans le
sanctuaire d'Artémis-Dictynna de Crète9. Dans son voyage
en Inde, Apollonius et son disciple Damis rencontrent « les
brahmanes indiens qui vivent et ne vivent pas sur la terre,
cloîtrés sans clôture, sans possession sauf celle du monde
entier »10. Les brahmanes restent en lévitation à trois pieds
au-dessus de la terre, « et cela non pas par vanité, car telle
chose leur est étrangère, mais parce qu'il faut qu'ils
pratiquent leurs rites au Soleil au-dessus de la terre, comme le
Soleil même ». Les philosophes nus d'Egypte sont inférieurs
à leurs confrères indiens. Ils ne flottent pas dans les airs,
mais arrivent néanmoins à faire parler un arbre11.
Les passages si problématiques d'Arnobe, concernant les
facultés des Mages de transporter leurs clients aux cieux,
ne s'intègrent pas dans le même contexte merveilleux. Il est
probable qu'ils se réfèrent à une doctrine bien précise, que nous
allons essayer d'identifier.

6. Acta Archelai, 63, 5 ; cf. H. Ch. Puech, Le Manichéisme — son fondateur,


sa doctrine, Paris, 1949, p. 23.
7. Puech, p. 25 ; sources, ibid., p. 108, n. 72.
8. Philostr., Vita Apol., IV, 10. La biographie d'Apollonius a été terminée
par Philostrate après la mort de Julia Domna, femme de Septime Sévère,
en 217.
9. Vita Apol., VIII, 30.
10. Vita Apol., III, 15.
11. Vita Apol., VI, 10. Oh attribuera, plus tard, à Jamblique, la possibilité
de s'élever à dix coudées du sol par lévitation : Eunapius, V. Soph., cité par
F. Cumont, Lux perpétua, Paris, 1949, p. 373.
60 loan P. Culianu

On sait qu'Arnobe, hérésiologue chrétien d'origine


africaine, qui écrit son Adversus génies au début du ive siècle,
polémique avec des adversaires qu'il appelle uiri noui. Ces
uiri noui comptent se procurer le salut par trois moyens :
1) la philosophie et l'abstinence ; 2) la magie, qui assure la
remontée de l'âme à son origine céleste ; 3) le rituel étrusque,
avec le sacrifice de la hostia animalis12.
La première doctrine visée par Arnobe est celle des « gnos-
tiques a13, les mêmes, probablement, que ceux contre lesquels
s'était déchaîné Plotin14. Mais, ces « gnostiques » sont des
membres de l'école même de Plotin, peut-être ceux groupés
autour d'Amélius Gentilianus15, en tout cas non pas Porphyre,
qui est le disciple orthodoxe16. Le « sacrifice étrusque » ne
nous intéresse guère ici ; nous reviendrons, tout à l'heure sur
l'origine de la doctrine de l'ascension de l'âme. Voici, d'abord,
les textes :
Arnob. II 62 : a) Neque illud obrepat aut spe uobis aeria
blandiaiur, quod ab sciolis nonnullis et plurimum sibi adrogan-
tibus diciiur, deo esse se gnatos11 nec faïi obnoxios legibus18,
si uiiam resiriclius egerini, aulam sibi eius patere, ac post
hominis fundionem, prohibente se nullo tamquam in sedem
referri palritam19.
b) Neque quod Magi spondent, commendalicias habere se
preces quibus emollitae nescio quae poiestaies uias faciles
praebeani ad caelum contendentibus subuolare20.

12. Arnob., II, 62 ; cf. Chr. Elsas, Neuplatonische und gnostische Weltab-
lehnung in der Schule Plotins, Berlin - New York, 1975, p. 48 et mon compte
rendu ad loc, dans Aevum, 51 (1977), p. 189 a ; P. Mastandrea, Un neoplato-
nico latino : Cornelio Labeone, Leiden, 1978, p. 130.
13. Elsas, ibid.
14. Enn., II, 9.
15. Cf. mon c. r. à Elsas, op. cit., dans Aevum, 1977, p. 188 b.
16. Ibid.
17. Cf. II, 16.
18. Cf. II, 29.
19. Cf. II, 33 : uos in aulam dominicain tamquam in propriam sedem
remeaturos uos sponte nullo prohibente praesumitis.
20. Cf. II, 13 : secretarum artium ritus, quibus adfamini nescio quas potes-
tates, ut sint uobis placidae neque ad sedes remeantibus patrias obstacula
impeditionis opponant.
Le vol magique 61

II 66 : Licei ergo lu purus et ab omni fueris uiiiorum conla-


minaiione purgatus, conciliaueris Mas aique inflexeris potestates,
ad caelum ne redeunti uias éludant atque obsaepiant (sic)
transitum...
II 33 : Cum primum soluli membrorum abiereîis e nodis,
alas vobis adfuiuras putaiis, quibus ad caelum per gère atque
ad sidéra uolare possitis*1.
La doctrine des personnages d'Arnobe n'a, semble-t-il,
rien à voir avec les exploits cités ci-dessus, à savoir les
tentatives de vol de Simon et de Térébinthus, ou les translations
dans l'espace effectuées par Apollonius de Tyane. Quoique,
à première vue, on ait l'impression que l'envol vers le ciel
ait lieu dans le corps, nous verrons tout de suite, après avoir
identifié la doctrine incriminée par Arnobe, qu'il ne s'agit,
en réalité, que d'une ascension de l'âme.
Les uiri noui d'Arnobe croient : — être les fils de Dieu
et être consubstantiels avec Lui ; — pouvoir rentrer, après
la mort, au siège divin (qui leur est évidemment dû), tout
cela en menant une vie ascétique et en pratiquant des rites
secrets de purification, ce qui leur assure la complicité des
puissances qui occupent le passage entre la terre et le ciel
de Dieu. Cette complicité leur est aussi assurée par la
connaissance de certains mots de passe (II 13). Cette doctrine est

21. Traduction, II 62 : a) Ne soyez pas caressés par l'espoir vain, que


nourrissent en vous des imposteurs et leur suite, d'être les enfants de Dieu, libérés
des lois de la destinée astrale ; d'être capables, par une vie frugale, de
contempler la cour (de Dieu) et de rentrer après la mort, sans que rien l'empêche, au
siège paternel (cf. II 33 : vous croyez qu'aucun obstacle ne pourra vous
empêcher de rentrer à la cour du maître comme chez vous-mêmes).
b) (Ne croyez pas non plus) aux promesses des Mages de détenir des prières
propitiatoires par lesquelles, en se rendant favorables je ne sais quelles puissances,
ils montrent à leurs disciples les voies faciles pour voler au ciel (cf. II 13 : ... le
rite des arts secrets, par lesquels vous adressez la parole à je ne sais quelles
puissances, pour qu'elles ne soient pas méchantes envers vous et n'opposent
pas d'obstacle à votre retour au lieu natal).
II 66 : Donc, si tu es pur et purgé de toute contamination des vices, tu te
rendras favorables et tu feras fléchir les puissances, pour qu'elles ne ferment pas
les voies du retour au ciel et ne barrent pas le passage...
II 33 : Vous croyez qu'à peine libérés des nœuds de vos membres, des
ailes vous pousseront, qui vous permettront de Vous diriger vers le ciel et de
voler vers les astres.
62 loan P. Culianu

identique à celle des Mages, qui vantent la connaissance des


formules propitiatoires.
Cette dernière âssomption nous est confirmée par un
étrange passage qui s'est glissé dans une scholie à la Thébaïde
de Stace22 : licet Magi sphragidas habeant, quas putant Dei
nomina coniinere. Il s'agit des « sceaux » ou talismans qui
permettent le passage des barrières célestes gardées par les
« puissances » ou par les archontes.
La mention des « Mages » dans le texte d'Arnobe pourrait
renvoyer aux Oracles chaldaïques de Julien le Théurge, dont
le nom apparaît ailleurs dans VAdversus nationes2*. Gela
d'autant plus que la doctrine centrale des Oracles est Yanagogé
ou l'ascension de l'âme au ciel24. Le mystère de l'élévation
théurgique est précédé par des actions rituelles qui purifient
le corps et l'âme25 : « D'après le Ghaldéen, nous ne pouvons
monter vers Dieu qu'en fortifiant le véhicule de l'âme par les
rites matériels ; à son avis, en effet, l'âme est purifiée par
des pierres, des herbes, des incantations et tourne ainsi bien
rond pour son ascension s26. Mais les purifications sont inutiles
si elles ne sont pas accompagnées par l'anamnèse du « mot
de passe » oublié par l'âme au moment où elle pénètre dans le
corps. « Ce synthema qui, prononcé, rend favorable l'Intellect
Suprême envers le désir de l'âme, est identique à l'un des
« symboles » (i. e. voces mysticae) que l'Intellect, selon un
autre Oracle, « a semé partout dans le monde »... »27.
Il n'y a qu'un obstacle pour être sûr que la doctrine
incriminée par Arnobe est celle des Oracles chaldaïques : le fait
que, dans ces derniers, il n'y a pas de puissances mauvaises

22. Schol., in Stat., Theb., IV, v. 516, apud J. Bidez-F. Cumont, Les
Mages hellénisés, Paris, 1938, vol. I, p. 226, 15.
23. I, 52.
24. Cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy, Le Caire, 1956
(reproduction anastatique par les soins de M. Tardieu, Pari6, 1978), pp. 177, 413, 487.
25. Lewy, p. 178.
26. Psellus, Commentaire, 1132 a, dans Oracles chaldaïques. Avec un choix
de commentaires anciens, éd. et trad, par E. Des Places, Paris, 1971, p. 169,
8-12.
27. H. Lewy, p. 191.
Le vol magique 63

à faire fléchir28, comme dans le gnosticisme et l'hermétisme.


Mais rien ne prouve que les « puissances » d'Arnobe le soient.
En second lieu, l'élévation théurgique était un processus
initiatique qui, d'après H. Lewy, avait lieu pendant la vie
du myste, et ne correspondait pas avec sa destinée posthume.
C'était un acte cathartique, non pas eschatologique29. Gela
paraît correspondre, en effet, aux prétentions des Mages
chez Arnobe (II 62 b), mais ne s'accorde pas avec la première
moitié du passage cité, qui dit expressément que le retour à
la patrie divine aura lieu post hominis functionem. Or, c'étaient
les gnostiques et les hermétiques qui se préparaient surtout
(mais peut-être pas exclusivement) pour le dangereux voyage
de l'âme après la mort. Mais rien ne prouve que le rite des
« Chaldéens » ne prévoyait aussi une espèce d'extrême-onction
pour l'élévation de l'âme des morts.
S'il n'y avait pas de césure graphique et sémantique entre
les moitiés a et b du passage II 62, on pourrait supposer que
les uiri noui d'Arnobe professaient une doctrine unitaire
formée d'éléments gnostiques, hermétiques et chaldaïques30.
Mais Arnobe paraît opposer, tout en déclarant leurs postulats
identiques, la doctrine des uiri noui à celle des Mages, qui se
confondent, d'ailleurs, dans le passage II 13.
De même, il est impossible de transformer Porphyre en
chef des uiri noui seulement parce qu'un fragment de de
regressu animae*1 ressemble à la doctrine exposée par Arnobe :
utendum alicuius daemonis amicitia, quo subuectante uel paulu-
lum a terra possit eleuari quisque post mortem. Il est vrai que
l'ascension est, ici, posthume, mais nulle part, chez Arnobe,
il n'est question de l'aide d'un démon. Le titre de « démon »
pourrait, en revanche, convenir ici au Soleil, qui, dans les

28. Cf. H. Lewy, p. 417.


29. Ibid., p. 419.
30. P. Mastandrea, op. cit., pp. 131-132.
31. Fr. 2, dans J. Bidez, Vie de Porphyre, le philosophe néoplatonicien,
Gand, 1913, p. 29*, 4 ; cf. P. Courcelle, Les sages de Porphyre et les « Viri
noui » d'Arnobe, dans REL 31 (1953), pp. 257-271, spec. pp. 265-266 ; cf. aussi
P. Mastandrea, op. cit., p. 132.
64 loan P. Culianu

Oracles, a la fonction d' « ascenseur » (anagogeus) de l'âme32.


Ce qu'il y avait effectivement de commun entre Porphyre
et les uiri noui (qui sont, probablement, Origène, Amélius
et Aquilin), c'était l'influence de Numénius33. Numénius
exposait en détail la théorie de la descente de l'âme dans le
corps et de son retour au ciel34, mais ne s'occupait pas des
psychagogues, des démons amis et des mots de passe. On est
forcé de conclure que le fragment 2 de de regressu animae ne
provient pas de Numénius. En revanche, il pourrait très bien
résumer une idée « chaldaïque », à l'exception du détail
concernant le caractère posthume de l'expérience. Mais encore,
peut-on être sûr que les théurges ne pratiquaient pas leur
rituel d'élévation pour s'assurer un meilleur sort après la
mort ?
Il reste encore à éclaircir le sens du dernier passage
d'Arnobe : cum primum soluli membrorum abieretis e nodis,
alas vobis adfuturas putatis, quibus ad caelum pergere aique
ad sidéra uolare possitis. On lui a toujours donné une
interprétation trop littérale. Même F. Cumont croit que les sorciers
« prétendaient de munir d'ailes leurs dupes, lorsqu'elles se
libéreraient de leurs corps, afin de permettre de voler aux
cieux m36. En réalité, la prétention des « sorciers » d'Arnobe
devait être bien plus innocente ; dans le feu de la polémique,
l'hérésiologue a dû utiliser une expression assez ambiguë,
avec l'intention précise de leur attribuer quelque chose
d'abracadabrant. Le symbole des « ailes de l'âme » provient
du Phèdre (249 a-c) : au cours de l'existence terrestre, il
arrive seulement à la pensée de quelques élus de « recouvrer
les ailes », à travers l'anamnèse de la vision hyperouranienne
des idées (249 d-250 c), comparée à une « initiation aux
mystères » (250 c-e) qui aboutit à une ascension ontologique.

32. H. Lewy, p. 418 ; cf. p. 410 et aussi le Corpus Hermeticum, XVI, 16,
où l'initié est saisi par les rayons du soleil anagogue.
33. Chr. Elsas, loc. cit., et mon c. r., p. 188 b.
34. Cf. Numénius, fr. 30-35, dans Numénius, Fragments, éd. et trad, par
E. Des Places, Paris, 1973 ; pp. 80-87 et notes, pp. 116-119.
35. F. Cumont, Lux perpétua, p. 294.
Le vol magique 65

Platon se sert d'au moins trois symboles puisés au patrimoine


des images liées à l'ascension de l'âme : la voiture avec des
chevaux ailés (246 a-b), les ailes de l'âme et la montée d'échelons
successifs, qui symbolise l'initiation aux mystères de l'Amour36.
Dans le platonisme moyen, le symbole a deux significations
distinctes : pour les non-chrétiens comme Albin37, les ailes
représentent la pensée ou le désir amoureux qui élève l'âme
à la contemplation des espèces idéales ; pour les chrétiens,
les « ailes de l'âme » symbolisent la grâce du Saint-Esprit
et finissent par représenter la colombe évangélique38.
Plotin, qui ne peut pas ignorer la métaphore platonicienne,
a la surprise de la voir utilisée par les gnostiques (valenti-
niens) avec lesquels il polémique39. Mais, il ne faut pas oublier
que l'écrit de Plotin ne visait pas directement les valentiniens,
mais les mêmes uiri noui à'Adversus génies, c'est-à-dire des
membres de sa propre école, influencés par les dogmes du
gnosticisme syro-égyptien. Pour les adversaires de Plotin, la
« perte des ailes » exprimait le péché de l'âme du monde,
exilée hors des murs de la plénitude divine. Pour Plotin, la
métaphore ne pouvait s'appliquer qu'à la chute des âmes
individuelles dans l'existence terrestre40. Chez Basilide, le
symbole est utilisé dans l'acception qu'il avait pris chez les auteurs
chrétiens (celle de colombe évangélique), mais le docteur
alexandrin établit aussi un rapport entre les ailes et l'onction.
Aucune de ces théories ne saurait convenir aux « sorciers »
d'Arnobe, pas plus que l'interprétation littérale de leurs
prétentions. C'est peut-être l'art théurgique qui offre, encore une
fois, une solution assez convenable à l'allusion d'Arnobe.
Chez Proclus, les « ailes de l'âme » appartiennent au véhicule

36. Symp., 209 e-210 a ; cf. L. Robin, La théorie platonicienne de l'amour,


Paris, 19662, § 26.
37. Albin, IV, 6 ; cf. J. Daniélou, Message évangélique et culture
hellénistique aux IIe et IIIe siècles, Tournai, 1961, p. 117.
38. Cf. A. d'ALÈs, dans Ephem. Theol. Lovan., X (1933), pp. 63-72, spec. 65-
66 et J. Daniélou, op. cit., p. 117.
39. A. Orbe, Variaciones gnôsticas sobre las alas del alma, dans Grego-
rianum 35 (1954), pp. 18-55, spec. p. 18.
40. Ibid., pp. 20-21.
66 loan P. Culianu

lumineux, pneumatique, qui enveloppe l'âme rationnelle41. Par


la purification obtenue à travers 1' « art hiératique », le corps
pneumatique montera de nouveau jusqu'à Yaitherios topos d'où
il est sorti. « Et il dit alors que... le meilleur moyen, pour le corps
lumineux, de recouvrer ses ailes, ne consiste pas seulement dans
la purification et l'exercice de Yapostasis — ceci vise la
séparation — , mais aussi dans [l'accoutumance à l'immatérialité w42.
La théorie du « véhicule de l'âme » est néoplatonicienne43,
mais il est probable que les Oracles chaldaïques, qui ignorent
celle-ci, ne pouvaient pas, en revanche, ignorer la métaphore
des « ailes de l'âme ». En effet, elle apparaît dans un fragment
douteux, chez le même Proclus44 : c Ce n'est pas parce qu'on a
mis dans les entrailles (des victimes) un propos confiant que
pour cela, une fois dissipé le corps d'ici-bas, on a pris son
élan vers l'Olympe, soulevé sur les ailes légères de l'âme ».
La dissolution du corps correspond assez fidèlement au soluti
e nodis membrorum d'Arnobe. Les expressions trop concrètes
de ce dernier proviennent tout simplement du désir de
disqualifier ses adversaires, lesquels étaient tout aussi persuadés
que lui-même que des ailes ne pousseront jamais sur les
bras humains, sauf dans les satires de Lucien45.

loan P. Gulianu,
Rijksuniversiteit, Groningen.

41. Cf. A. J. Festugière, Contemplation philosophique et art théurgique


chez Proclus, dans Studi di storia religiosa (recueil édité par la Chaire d'Histoire
des Religions de l'Université de Messine), Messine, 1967, pp. 17-18.
42. Ibid.
43. Cf. G. Verbeke, L'évolution de la doctrine du pneuma du Stoïcisme à
saint Augustin, Paris, Louvain, 1945 ; E. R. Dodds, Appendix II, dans Proclus,
The Elements of Theology, éd. et trad. d'E. R. Dodds, Oxford, 19632, pp. 313-320.
44. In rempublicam, II, 126, 23-6 = Or. chald., fr. 217, p. 118, 4-6 Des
Places.
45. Icaromenip., 2-3 ; cf. Cumont, Lux perpétua, p. 294. Faut- il croire que
les chrétiens syriens croyaient, eux aussi, que les « plumes rapides » pousseraient
sur leurs bras, en lisant le Canon funèbre, IX (dans la traduction, assez difficile
à suivre, de C. M. Edsman, Le baptême de feu, Uppsala, 1940, p. 122) : « Les
ailes des aumônes, je ne me les suis pas préparées depuis ma jeunesse, et les
plumes rapides je ne me les suis pas préparées. Que dois-je faire ? ... Les ailes
de la prière, qui sont plus rapides que l'air, et les plumes des anges, avec lesquels
tu as été camarade, elles te conduiront au voisinage du firmament où n'atteint
pas le souffle du feu flamboyant. »

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