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Revue de l'histoire des religions

Le « dieu lieur » et le symbolisme des nœuds


Mircea Eliade

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Eliade Mircea. Le « dieu lieur » et le symbolisme des nœuds. In: Revue de l'histoire des religions, tome 134, n°1-3, 1947. pp.
5-36;

doi : 10.3406/rhr.1947.5598

http://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1947_num_134_1_5598

Document généré le 03/05/2016


Le « dieu Heur »

et le symbolisme des nœuds

On sait le rôle que M. Dumézil attribue au Souverain


Terrible des mythologies indo-européennes : d'une part, à
l'intérieur même de la fonction de la souveraineté, il s'oppose au
Souverain Juriste (Varuna s'oppose à Mitra, Jupiter à Fides) ;
d'autre part, comparé aux dieux guerriers qui combattent
toujours par des moyens militaires, le Souverain Terrible a en
quelque sorte le monopole d'une autre arme, la magie. « II n'y
a donc pas de mythe de combats autour de Varuna, qui est
pourtant le plus invincible des dieux. Sa grande arme est sa
'mâyâ d'Asura', sa magie de Souverain, créatrice de formes et
de prestiges, qui lui permet aussi d'administrer, d'équilibrer
le monde. Cette arme se précise d'ailleurs le plus souvent sous
la forme du lacet, du nœud, des liens (pâçâh), matériels ou
figurés. Au contraire, le dieu guerrier, c'est Indra, dieu
combattant, dieu manieur de foudre, héros de duels innombrables,
de risques affrontés, de victoires disputées. » La même
opposition s'observe en Grèce : tandis que Zeus combat et soutient
des guerres difficiles, « Ourajios ne combat pas, il n'y a pas
trace de lutte dans sa légende, bien qu'il soit aussi le plus
terrible et le moins aisément détrônable des rois : par une
prise infaillible il immobilise, très exactement il'lie', il enchaîne
aux enfers ses rivaux éventuels, pourtant vigoureux entre
tous ». Dans les mythologies nordiques, « Odhinn est certes le
patron, le chef des guerriers dans ce monde et dans l'autre.
Mais ni dans Y Edda en prose ni dans les poèmes eddiques, il ne
combat lui-même... Il a toute une série de ' dons ' magiques,
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le don d'ubiquité ou du moins de transport immédiat, l'art


du déguisement et le don de métamorphose illimitée, enfin et
surtout le don d'aveugler, d'assourdir, de paralyser ses
adversaires et d'enlever toute efficacité à leurs armes... и1 Enfin,
dans la tradition romaine, aux procédés magiques de Jupiter,
qui intervient dans la bataille comme un sorcier tout puissant,
s'opposent les moyens normaux,, purement militaires, de
Mars2. Opposition qui, dans l'Inde, se manifesté parfois d'une
manière encore plus nette : Indra, par exemple, sauve, en les
« déliant », les victimes « liées » par Varuna3.
Comme on pouvait l'attendre, M. Dumézil poursuit la
vérification de cette polarité « Heur »-« délieur » dans les
domaines plus concrets des rites et des usages. Romulus,
« tyran terrible autant que prestigieux, lieur aux liens tout
puissants, instituteur des Luperques sauvages et des Celeres
frénétiques » (Horace el les Curiaces, 1942, p. 68), est, sur le
plan « historicisé » de la mythologie romaine; l'équivalent de
Varuna, d'Ouranos et de Jupiter. Toute son « histoire » et les
institutions socio-religieuses qu'il est censé avoir fondées
s'expliquent à partir de l'archétype qu'il incarne en quelque
sorte : le Souverain Magique indo-européen, maître des
« Tiens ». M. Dumézil rappelle un texte de Plutarque (Romu-
lits, 26) où il est dit que, devant Romulus, marchaient
toujours « des hommes armés de baguettes, qui écartaient la
foule, et ceints de courroies afin de lier aussitôt ceux qu'il
commanderait de lier »4. Les Luperques, confrérie magico-
religieuse 'instituée par Romulus, appartiennent à l'ordre des

1) Georges Dumézil, Mythes et Dieux des Germains (Paris, 1939), p"p. 21 sq.,
27 sq. ; Jupiter, Mars, Quirinus (Paris, 1941), pp. 79 sq. ; cf. Ouranôs-Vâruna
(Paris, 1934), passim.
2) Dumézil, Mitra-Váruna (Paris, 1940), p. 33 ; Jupiter, Mars, Quirinus,
pp. 81 sq.
3) Dumézil, Flainen-Braliman (Paris, 1935), pp. 34 bq., Mitra-Varuna, pp. 79 sq.
4) Mitra-Varuna, p. 72; cf. les observations de Jean Bayet, dans Rev. Hist,
des Religions, CXXIV, 1941, pp. 194 sq. Toujours d'après Plutarque, Questions
Romaines 67, le nom même des liclores dérive de ligare, et M. Dumézil ne voit pas
de raison pour « rejeter le rapport que sentaient les anciens entre lictor et ligare :
Victor peut être formé sur un verbe radical *ligere, non attesté, qui serait à ligare
ce que dicere est à dicare » {ibid. p. 72).
LE « DIEU LIEUR » ET LE SYMBOLISME DES NŒUDS 7

équités et, en tant qu'équités, portent un anneau au doigt


(Mitra-Varuna, p. 16). Au contraire, le flâmen dialis,
représentant de la religion grave, juridique, statique, ne peut ni
monter à cheval (equo dialem flaminem vehi religio est, Aulu-
Gelle X, 15) ni « porter d'anneau à moins qu'il ne soit à jour
et creux » (item annulo uti, nisi pervio cassoque, fas non est).
« Un homme enchaîné entre-t-il [chez le flâmen dialis], il faut
qu'on le libère, que les liens soient montés sur le toit par
l'impluvium, et jetés de là dans la rue. Ih(le flamine) ne porte
de nœud ni au bonnet ni à la ceinture ni ailleurs (nodum in
apice neque in cinctu neque in alia parle ullum habel). Si l'on
emmène un homme pour être battu de verges, et que cet
.homme se jette en suppliant aux pieds du flamine, c'est un
sacrilège de le battre ce jour-là » (Aulu-Gelle, Nodes Atticae,
X, 15, .trad. M. Mignon)1.
Il n'est pas question de reprendre le dossier constitué et
admirablement analysé par M. Dumézil. Notre dessein est tout
différent : nous voulons suivre sur un plan comparatif encore
plus large les motifs du «dieu Heur » et de la magie du « liage »,'
en essayant d'en dégager les significations et aussi d'en préciser
les fonctions dans d'autres ensembles religieux que celui de la
souveraineté magique indo-européenne. On ne prétendra pas
épuiser cette énorme matière, qui a donné lieu déjà à plusieurs
monographies2. Mais notre intention est plutôt d'ordre
méthodologique : profitant, d'une part, des riches répertoires de- faits
qu'ont accumulés les ethnographes et les historiens des
religions et, d'autre part, des résultats des recherches poursuivies
par M. Dumézil sur le domaine particulier de la souveraineté

1) Cf. Servius, in Aen. III, 607. J. Heckenbach, De nudidate sacra sacrisque


vinculis (RVV IX, 3, Giessen, 1911) pp. 69 sq. ; Dumézil, Flamen-Brdhman,
pp. 66 sq.
2) On signalera, après le livre plutôt décevant de Heckenbach, Frazer, Taboo
and the perils of the soul, pp. 296 sq. (trad, française par Henri Peyre, Tabou et les
périls de Vâme, Paris, 1927, pp. 245 sq.) ; I. Scheftelowitz, Das Schlingen-und
Netzmotiv im Glauben und Brauch der Vôlker [RVV, XII, 2, Giessen, 1912) ; Id.,
Die altpersische Religion und das Judentum (Giessen, 1920), pp. 92 sq., et les études
ethnographiques et folkloriques notées par Dumézil, Ouranós-Váruna, p. 52, n. 1.
Sur le nexum romain, les nœuds magiques et le droit pénal, cf. Henri Decugis,
Les étapes du droit (2e édition, Paris, 1946), t. I, pp. 157-178.
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magique indo-européenne, nous nous demanderons : 1° en


quel sens la notion de « souverain Heur » est spécifique,
caractéristique du système religieux indo-européen ; 2° quel est le
tous'
contenu magico-religieux de les mythes, rites et
superstitions centrées sur le motif du « liage ». Nous n'ignorons pas
les dangers que comporte un tel programme, en premier lieu
le « confusionnisme » brillamment dénoncé par M. Dumézil
(Naissance de Borne, 1944, pp. 12 sq.). Mais il s'agit moins ici
d'expliquer les faits indo-européens par des parallèles
hétéroclites "que de dresser sommairement la carte des « complexes »
magico-religieux du même type et de préciser, dans la mesure
du possible, les rapports du symbolisme indo-européen du'
« liage » avec des systèmes morphologiquement voisins. On
sera ainsi en état de mesurer si une telle confrontation peut
présenter de l'intérêt pour l'histoire générale des religions et
notamment- pour l'histoire des religions indo-européennes.
Après Bergaigne et Guntert, M. Dumézil a rappelé la
puissance magique de Varuna. Ce dieu est un véritable « maître
des liens », et de nombreux hymnes et cérémonies n'ont
d'autre objet que de protéger ou de libérer l'homme des
« lacets de Varuna » (par ex., Rig Veda I, 24, 15 ; VI, 74, 4 ;
VII, 65, 3 ; X, 85, 24, etc.). Sàyana, commentant le vers
RV I, 89, 3, explique le nom de Varuna par le fait qu'« il
enveloppe, c'est-à-dire emprisonne les méchants dans ses lacets »
(vryoti, pâpakrtah svakïyaih pâçair âvrnoti). « Que tu délivres
de leurs liens ceux qui sont liés ! » (bandhân muncâsi baddha-
kam, Aiharva Veda, VI, 121, 4). Les lacets de Varuna sont
également attribués à Mitra et Varuna considérés ensemble
(RV VII, 65, 3 : « ils ont beaucoup de lacets... », etc.) et même
au groupe entier des Àdityas (par ex., RV II, 27, 16 : « vos
lacets ouverts pour le perfide, pour le trompeur... »). Mais '
c'est surtout Varuna qui a le pouvoir magique de lier à
distance les hommes et de les délier1 ; cela est si vrai qu'on a

1) A. Bergaigne, La religion védique d'après les hymnes du Rig-Veda, III


(Paris, 1883), pp. 114, 157 sq. ; H. Gúntert, Der ctrische Weltkônig und Heiland
LE « DIEU LIEUR » ET LE SYMBOLISME DES NŒUDS 9

même expliqué son nom par cette faculté de lier ; car,


renonçant à l'étymologie traditionnelle (var-vrnoli, « couvrir »,
« enfermer »), qui mettait en évidence son caractère ouranien,
on suit plutôt aujourd'hui l'interprétation proposée par
H. Petersson et acceptée par Guntert (op. cit., p. 144) et par
Dumézil (Ouranôs-Varuna, p. 49), et l'on a recours à une
autre racine indo-européenne *uer, « lier » (skr. varatrâ,
« courroie, corde », lett. wéru, weri, « enfiler, broder », russe
verehica, « file ininterrompue в)1. Varuna est représenté avec
une corde à la main2 et, dans les cérémonies, tout ce qui lie,
à commencer par les nœuds, est dit varunien8. M. Dumézil
justifie ce prestige magique du maître lieur par la
souveraineté de Varuna. « Les liens- de Varuna sont aussi magiques,
comme est magique la Souveraineté elle-même ; ils sont le
symbole de ces forces mystiques détenues par le chef et qui
s'appellent : la justice, l'administration, la sécurité royale et
pubiique, tous les { pouvoirs '. Sceptre et liens, da^da et
pàçâh, se partagent, dans l'Inde et ailleurs, le privilège de
représenter tout cela » (Ouranós-Varuna, p. 53).
Cela est exact sans aucun doute. Mais le côté « souverain »,
et même « souverain-magicien », n'épuise pas la nature
complexe que Varuna présente dès les plus anciens textes védiques.
Si l'on ne peut le classer exclusivement parmi les « dieux du
Ciel », il n'en est pas moins vrai qu'il possède des traits propres
aux divinités ouraniennes. Il est viçva-darçata, « visible
partout » (RV VIII, 41, 3), il « a séparé les deux mondes » (VII,
86, 1), le vent est s^bn souffle (VII, 87, 2), Mitra et lui sont
vénérés comme.» les deux puissants et sublimes maîtres du
Ciel », qui « avec les nuages différemment peints se montrent
dans le premier grondement de tonnerre et font pleuvoir le

(Halle, 1923), pp. 120 sq. ; DuMÉait, Ouranós-Váruria, p. 50. Même attribut dans
les .Brâhmanas, v. Sylvain Lévi, La doctrine du sacrifice dans les Brâhmarias
(Parie, 1898), pp. 153 sq.
1) Cf. Wacde-Pokorny, Vergleichendes Wôrterbuch der indogermanischen
Sprachen,.l (1930), p. 263.
2) Bergaigne, op. cit., III, p. 114 ; S. Lévi, op. cit., p. 153 ; E. W. Hopkins,
'Epic Mythology (Strasbourg, 1920), pp. 116 sq.
3) S. Lévi, p. 153 ; Dumézil, Óuranós-Váruria, p. 51, n. 1.
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Ciel par un miracle divin » (V, 63, 2-5), etc. Cette structure
cosmique lui a permis de bonne heure d'acquérir des
caractères lunaires1 et pluvieux, au point qu'il est devenu, avec le
temps, une divinité de l'Océan2. Cette même structure cos-
mico-ouranienne explique les autres fonctions et prestiges de'
Varuna : son omniscience, par exemple (AV IV, 16, 2-7, etc.),
et son infaillibilité (RV I,'35, 7 sq.). Il est sahasrâkça, « à
mille yeux » (RV VII, 34, 10), formule mythique qui fait
référence aux étoiles et qui n'a pu désigner, au moins à l'origine,
qu'une divinité ouranienne3. Les prestiges de la souveraineté
se sont accrus et ont multiplié les prestiges célestes : Varuna
voit et sait tout, car il domine l'Univers de sa demeure
sidérale ; et, en même temps, il peut tout, puisqu'il est cosmocrate
et qu'il punit en les « liant » (c'est-à-dire par la maladie,
l'impuissance) ceux qui enfreignent la loi, parce qu'il est le
gardien de l'ordre universel. Il y a ainsi une remarquable
symétrie entre ce que nous pourrions appeler la « couche céleste »
et la « couche royale » de Varuna, couches qui se correspondent
et se complètent l'une l'autre : le Ciel est transcendant et
unique, exactement comme l'est le Souverain Universel ; la
tendance à la passivité, manifeste chez tous les dieux suprêmes
du Ciel4, répond bien aux prestiges « magiques » des dieux-
souverains, qui « agissent sans agir », qui opèrent directement
par la «. puissance de l'esprit ».
La structure de Varuna est complexe, mais il a toujours
une structure, c'est-à-dire il existe une cohérence intime entre
ses différentes modalités. Cosmocrate ou ouranien, il est
toujours omnivoyant, tout-puissant et, au besoin, « Heur » par
sa « puissance spirituelle », par la magie. Mais son aspect
cosmique est plus étoffé encore : il n'est pas seulement, nous
l'avons vu, un dieu céleste, mais aussi un dieu lunaire et

2)
Í) S.
Hillebrand,
LÉvi,.op. cit.,
Vedische
pp. 158Mythologie
sqq. ; J. J.(Breslau,
Meyer, 1902),
TrilogieIII,altindischer
p. 1 sq. Màchte und
''

Feste der Vegetation (Zurich-Leipzig, 1937), III, pp. 206 sq., 269 sq.
'3) Raffaele Pettazzoni, Le corps parsemé ďycux (dans Zalmoxis, I, 1938,
pp. 1 sq.). •
4) Voir notre Trnité d'histoire des religions, ch. II (Paris, Payot, 1949).
LE « DIEU LIEUR » ET LE SYMBOLISME DES NŒUDS 11

aquatique. Il y a eu dans Varuna, et peut-être de très bonne


heure, une certaine dominante « nocturne », que Bergaigne et,
récemment, Ananda Coomaraswamy1 n'ont pas manqué de
souligner. Bergaigne signalait (op. cit., III, p. 213) le
commentateur de Taittirîya Samhitâ I, 8, 16, 1, selon qui Varuna
désigne « celui qui enveloppe comme l'obscurité ». Ce côté
« nocturne » de Varuna ne se laisse pas interpréter
exclusivement dans le sens ouranien de « Ciel nocturne », mais aussi
dans un sens plus large, vraiment cosmologique et même
métaphysique. La Nuit, elle aussi, est virtualité, germes, non-
manifestation2, et c'est justement cette modalité « nocturne »
de Varuna qui lui a permis de devenir un dieu des Eaux (déjà
Bergaigne, III, p. 128) et qui a ouvert la voie à son
assimilation avec le « démon » Vrtra. Ce n'est pas ici le lieu d'aborder
le problème « Vrtra-Varuna », et on se bornera à rappeler qu'il
y a, entre les deux entités, plus d'un trait commun. Même si
l'on ne fait pas état de la parenté- étymologique probable de
leurs deux noms (Bergaigne, III, p. 115, etc. ; Coomaraswamy,
pp. 29 sq.), il est important de relever que tous deux se
trouvent en relations avec les Eaux, et en premier lieu avec
les « Eaux retenues » (« le grand Varuna a caché la mer... »,
RV IX, 73, 3), et que Vrtra, comme Varuna, est parfois
nommé may in, « magicien » (par ex., II, 11, 10)3. Dans une
certaine perspective, ces diverses assimilations de Vrtra et
de Varuna, comme d'ailleurs toutes les autres modalités et
fonctions de Varuna, se correspondent et se justifient l'une
l'autre. La Nuit (le non-manifesté), les Eaux (le virtuel, les
germes), la « transcendance » et le « non-agir » "(caractères des
dieux célestes et souverains) ont une solidarité à la fois

1) Surtout dans The darker side of the Dawn [Smithsonian Miscellaneous


Collections, vol. 94, Nr. 1, Washington, 1935) et Spiritual Authority and Temporal Power
in the Indian Theory of Government (American Oriental Society, New Haven, 1942).
2) Cf. Coomaraswamy, Spiritual Authority, spécialement pp. 29 sq.
3) Cf. [E. Benveniste-] L, Renou, Vçtra et Vrthragna{Paris, 1934), pp. 140-141,
qui a tort d'affirmer que dans la plupart des passages « la magie de Vrtra répond à
celle d'Indra et en dérive ». A priori, la magie est plutôt un attribut des êtres
ophidiens — et Vrtra en est un par excellence — qu'un attribut des dieux-héros.
Nous reviendrons plus bas sur la magie d'Indra.
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mythique et métaphysique avec, d'une part, les « liens » de


toute sorte, avec, d'autre part, le Vrtra qui a « retenu »,
« arrêté » ou » enchaîné » les Eaux1. Sur le plan cosmique,
Vrtra, lui aussi, est un « lieur ». Gomme tous les grands
mythes, le mythe de Vrtra est multivalent, et l'on n'en épuise
pas l'interprétation dans un seul sens. On peut même dire .
qu'une des principales fonctions du mythe est d'unifier les
niveaux du réel qui s'avèrent, tant pour la conscience
immédiate que pour la réflexion, multiples et hétérogènes. Ainsi,
dans le mythe de Vrtra, à côté d'autres valences, on note celle
d'un retour au non-manifesté, d'un « arrêt », d'un « lien » qui
empêchent l'épanouissement des « formes », c'est-à-dire de la '
Vie cosmique. On n'a évidemment pas le droit de pousser
trop loin le rapprochement entre Vrtra et Varuna. Mais la
parenté structurelle n'est pas niable entre le « nocturne »,
le « non-agissant », le « magicien » Varuna, qui lie à distance
les coupables2, et le Vrtra qui « enchaîne » les Eaux. L'action
de l'un comme celle de l'autre a pour effet d'« arrêter » la vie,
d'amener la mort — sur le plan individuel dans un cas, sur
le plan cosmique dans l'autre.
Dans l'Inde védique, Varuna n'est pas le seul dieu « lieur ».
Parmi ceux qui utilisent cette arme magique on remarque
Indra, Yama, Nirrti. D'Indra, par exemple, il est dit qu'il
a apporté un lien (sina) pour Vrtra (RV II, 30, 2) et qu'il l'a
lié sans se servir de cordes (II, 13, 9). Mais "Bergaigne, qui
relève ces textes (op. cit., III, p. 115, n. 1), observe que « ce
n'est là évidemment qu'un développement secondaire du
mythe, dont le sens est qu'Indra retourne contre le démon ses
propres ruses ». Car non seulement Varuna et Vrtra possèdent
leur may à, mais d'autres êtres divins aussi : tels les Maruts
(RV V, 53, 6), TvasMr (X, 53, 9), Agni (I, 144, 1 ; etc.),
Soma (IX, 73, 5 ; etc.) et même les Açvins (V, 78, 6 ; etc. ;

1) Cf. l'analyse du motif des Eaux dans Renou, op. cit., p. 141 sq.
2) Nous serions même tenté de voir dans ce mode de châtiment une extension,
un approfondissement du type même de Varuna, en ce sens qu'il force le coupable à
une « régression dans le virtuel, dans l'immobilité », état que lui-même représente
en quelque sorte.
LE « DIEU LÏETJft » ET LE SYMBOLISME DES NŒUDS 13

cf. Bergaigne, III, pp. 80 sq.). Mais, d'une part, on a souvent


affaire ici à des êtres religieux ambivalents, en ce sens qu'un
élément démoniaque coexiste en eux avec les éléments divins
(Tvashtr, Maruts) ; d'autre part, l'attribut de « magicien »
n'est pas spécifique, et il n'est ajouté aux personnalités divines
que comme un surcroît d'hommage : le prestige du mâyin est
tel, qu'on éprouve le besoin de l'attribuer à toute divinité
qu'on veut honorer. C'est un phénomène bien connu dans
l'histoire des religions, et spécialement des religions indiennes,
que la tendance « impérialiste » qui pousse une forme
religieuse victorieuse à s'assimiler toutes sortes d'autres attributs
divins et à étendre sa domination sur les diverses zones du
sacré. Dans le cas qui nous occupe, cette tendance à l'annexion
de prestiges et de pouvoirs étrangers à la sphère propre du
dieu est d'autant plus intéressante qu'il s'agit d'une structure
religieuse archaïque, à savoir le prestige du « magicien ». Et
celui qui en a le plus profité est Indra. « II a triomphé des
mâyin au moyen des mâyd » : tel est le leitmotiv de nombreux
textes (Bergaigne, III, p. 82). Parmi les « magies » d'Indra se
range en premier lieu son pouvoir de transformation1 ; mais
il y aura peut-être lieu de distinguer entre ses multiples épi-
phanies particulières, homologuées (taureau, etc.) et le
pouvoir magique indéfini qui permet à un être quelconque
(divin, démoniaque, humain) de revêtir une forme animale
quelconque. Bien entendu, entre la sphère de l'épiphanie
mythico-religieuse et celle de la métamorphose, il y a des
interférences, des emprunts, des confusions, et, dans un domaine
aussi instable que la mythologie védique, il n'est pas toujours
facile de distinguer ce qui appartient à l'une et à l'autre. Mais
c'est justement cette imprécision et cette instabilité qui sont
instructives du point de vue phénoménologique, car elles
découvrent bien la tendance des « formes » religieuses à
s'interpénétrer et à s'absorber les unes les autres, et cette pers-

1) V. Jarl Charpentier, Kleine Beilrdge zur indo-iranischen Mythologie


(Uppsala, 1911), pp. 34 sq. ; Id., Brahman (Uppsala, 1932), p. 49, п. 1 ; L. Renou,
op. cit., p. 141.
14 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

pective dialectique ne peut qu'aider à comprendre les


phénomènes religieux archaïques.
Revenons à Indra. Il n'est pas seulement, en certains cas,
un « magicien » : il « lie », lui aussi, tout comme Varuna et
comme Vrtra. L'atmosphère est son lacet, et c'est avec cp
lacet qu'il enveloppeses adversaires (AV VITI, 8, 5-8 ; etc.).
Son correspondant iranien, Veref/iragna, lie les mains de
l'adversaire (Yašl 14, 63). Mais ce sont là- des traits
secondaires, et qui s'expliquent peut-être par l'authentique
utilisation préhistorique du lacet en guise d'arme1. Il est vrai que,
dans la perspective de la pensée archaïque, une arme est
toujours un moyen magique ; mais cela n'empêche pas qu'un
dieu proprement guerrier comme Indra utilise ce moyen
magique dans de véritables combats, tandis que Varuna se
sert de ses « liens » sans combattre, sans agir, magiquement2.
Plus instructif est l'exemple des autres dieux Heurs,
Nirrti et Yama, tous deux divinités de la mort. Les liens de
Yama {yamasya padbïça, AV VI, 96, 2; VIII, 7, 28) sont
généralement nommés les « liens de la mort » (mrtyupâçâh,
AV VII, 112, 2; VIII, 2, 2, etc. ; cf. Scheftelowitz, p. 6).
Nirrti, lui, enchaîne ceux qu'il vient perdre (AV VI, 63, 1-2 ;
Taill. Sam. V, 2, 4, 3 ; Çalapatha Brâhmana VII, 2, 1, 15),
et l'on prie les dieux d'éloigner « les liens de Nirrti » (AV I,
31, 2), de même que l'homme implore Varuna pour qu'il le
sauve de ses « liens ». Tout comme, en certains cas, Agni,
Soma ou Rudra (Guntert, p. 122) sont invoqués pour délivrer
des « liens de Varuna », Indra est censé pouvoir délivrer non
seulement des « liens de Varuna », mais aussi du « liage » des
démons de la mort (par ex., AV IX, 3, 2-3, où il s'agit de
couper les liens de la démone Viçvavâra avec l'aide
d'Indra, etc.). Les maladies sont des « lacets » et la mort n'est que
le « lien » suprême. Ce qui explique que, chez Yama et chez

1) V. Kurt Lindner, La chasse préhistorique (trad, française, Paris, 1940),


pp. 53 sq. et passim.
2) Sur le râjanya lié par les dieux dès le ventre de sa mère (« le ràfanya est né
lié », Taill Samhita, II, 4, 13, 1), cf. Dumézil, FI amen- Brahman, pp. 27 sq.
LE « DIEU LIEUR » ET LE SYMBOLISME DES NŒUDS lS

Nirrti, ces attributs sont non seulement importants, mais


vraiment constitutifs.
Maladie et mort : ce sont ces deux éléments du complexe
magico-religieux du « liage » qui, presque partout dans le
monde, ont joui de la plus grande popularité, et il y aurait
lieu de rechercher si leur diffusion n'est pas propre à éclairer
certains aspects du problème qui nous occupe. Mais, avant de
quitter le domaine indien, essayons de schématiser les
ensembles les plus importants que nous y avons observés : 1° Varuna,
le Grand Asura, lie magiquement les coupables, et il est prié
soit de ne pas lier, soit de délier ; 2° Vrtra enchaîne les Eaux,
et certains aspects de son mythe répondent au côté nocturne,
lunaire, aquatique, de Varuna, dans la mesure où ces
modalités du grand Dieu expriment le « non-manifesté » et le
« bloqué » ; 3° Indra, comme Agni, et Soma, libère les hommes
des liens de Varuna et des chaînes des divinités funéraires :
il « coupe » ou « brise » ces « liens », exactement comme, dans
le mythe, il coupe, morcelle, etc., le corps de Vrtra ; à côté des
moyens guerriers, qui lui sont propres et même exclusifs, il
emploie donc aussi, pour triompher du magicien Vrtra, des
« moyens magiques » : les « liens », en tout cas, ne~ constituent
pas chez lui un trait fondamental, même si le lacet doit être
considéré comme l'une de ses armes ; 4° au contraire, les lacets,
les cordes, les nœuds caractérisent les divinités de la mort
(Yama, Nirrti) et les démons des diverses maladies ; 5° enfin,
dans les parties « populaires » des livres védiques, les charmes
dirigés contre les liens de ces démons ne sont pas moins
nombreux que les sortilèges « lieurs » tournés contre les
ennemis humains. On voit que, même ainsi résumées, les-
choses ne sont pas simples. Néanmoins, certaines lignes de
force se dessinent : sur le plan mythique des exploits divins,
d'un côté le non-agir magique de Varuna et de Vrtra, de
l'autre l'action d'Indra ; sur le plan humain des maladies et
de la mort, l'importance des lacets et des nœuds chez les
divinités funéraires ou chez les démons, et l'utilisation magique
du « liage » aussi bien dans la médecine populaire que dans les
16 fttíVUE DE i/hÏSTOIKK DES RELIGIONS

sortilèges. Ainsi, dès les temps védiques, le complexe du


« liage », fout en restant caractéristique, constitutif de la
zone de la souveraineté magique, la déborde cependant, et par
en haut (niveau cosmologique : Vrtra) et par en bas (niveau
funéraire : Yama, Nirrti ; niveau « sorcellerie »). Essayons de
voir quelles touches nouvelles une comparaison avec les
autres domaines indo-européens peut apporter à ce tableau.
Il est probable, comme l'a montré Guntert (op. cit.,
p. 154), que le nom du dieu thrace Darzales, attesté par les
inscriptions, s'explique par un radical qui contient la notion de
« lier » (av. dardzeiti, « lier », ddrdz, « corde, lacet »), mais nous
ignorons presque tout de ce dieu1. La même etymologie vaut
sans doute aussi pour le nom du dieu géto-thrace Derzélates,
bien connu à Odessos2, où l'on célébrait les darzaleia destinées
à favoriser les récoltes3, et attesté aussi à Tomis sur des
anneaux qui portent l'inscription Derzo*, et encore pour ceux
de la déesse thraco-phrygienne Bendis5, du lituanien Bentis6
et de l'illyrien Bindus7. Malheureusement, on sait fort peu de
choses de ces deux derniers ; le sacrifice humain pratiqué par
les Illyriens aurait-il été offert à Bindus?
Plus révélateurs sont certains rituels qui nous ont été
conservés tant dans le domaine germanique qu'en pays
thraco-phrygien et caucasien. Parlant de la grande fête
religieuse annuelle des Semnons, Tacite [Germania, 39) ajoute

1) Darzales a été identifié, dans la région pontique (Sinope), à Sarapis ; cf.


0. Weinreich, Neue Urkunden zur Sarapis-Religion (Tubingen, 1919), p. 7,
faisant état des recherches de Rostovtzeff. Cf. Stig Wikander, Vayu, I (Lund-
Leipzig, 1941), pp. 43 sq.
2) Monnaies et inscriptions relevées par Vasile Pàrvan, Gerusia [Mémoires de
Г Académie Roumaine, Section Littéraire, 1919-1920, Bucarest, 1924), pp. 9, 23, etc.
3) Documentation dans la revue Istros (publiée en langue française à Bucarest),
1, 1934, pp. 118 sq.
4) R. Vulpe, Histoire ancienne de la Dobroudja (dans le volume collectif La
Dobroudja, édité par l'Académie Roumaine, Bucarest, 1938, pp. 35-454), pp. 233,
237. Cf. aussi Kazarow, dans Pauly-Wissowa XV, pp. 227 sq.
5) Assimilée à Artémis (Hérodote, IV, 33), à Gybèle et, dans les hymnes
orphiques, à Persephone ; cf. Guntert, p. 115, n. 1 ; considérée comme orgiastique
par Strabon, X, p. 470.
6) H. Usener, Gôtternamen (réimpression, Bonn, 1929), p. 80.
7) A. Closs, Die Religion des Semnonenslammes {Wiener Beitràge zur Kullur-
geschichlc und Linguistik, IV, Salzburg-Leipzig, 1936, pp. 549-673), p. 619.
'
LE « DIEU LIE UR » ET LE SYMBOLISME DES' NŒUDS 17

que les assistants ne pouvaient y participer qu'après s'être


liés (nemo nisi vinculo ligahis ingredilur). Closs (pp. 564 sq.,
609 sq., 643, 668), qui a commenté abondamment ce rite et
cité de nombreux parallèles, le considère comme un
témoignage de soumission envers la divinité nationale (p. 56T>),
tandis que Pettazzoni1 le range plutôt parmi les ordalies. Quoi
qu'il en soit, on est fondé à le comparer aux cérémonies
mithriaques d'initiation, où le myste avait .les- mains liées
derrière le dos avec une corde2. On pense aussi à l'anneau de
fer que les Chatti portaient « comme une chaîne » jusqu'à ce
qu'ils eussent tué leur premier adversaire (Germania, 31), à
l'enchaînement rituel chez les Albaniens (Strabon, XI, 503),
ainsi qu'aux chaînes portées par les Géorgiens dévots de
« Georges Blanc »3, aux rituels de « liage-» des rois arméniens
(Tacite-, Annales, XII, 45 ; Closs, p. 619) et à certaines
coutumes albanaises contemporaines4. De tous ces rites ressort
une attitude servile, le croyant se présentant comme un -
esclave ou un captif devant son maître. Le « liage » se
concrétise ainsi en une sorte de marque de vassalité5. Closs (p. 620)

1) R. Pettazzoni, 'Regnalor omnium dens'1 (dans Studi e Maleriali di Storia


délie Religioni, XIX-XX, 1943-194G, pp. 142-156), p. 155.
2) F. Cumont, Les religions orientales dans le paganisme romain (IVe éd.,
Paris, 1929), planche XIII ; corde qui était faite ďintestinis pullinis d'après
Ps.-Augustin, Quaest. V (Cumont, Textes et Monuments relatifs aux mystères de
Milhra (Bruxelles, 1894-1900), II, pp. 7-8).
3) Gloss, p. 566 ; ibid., p. 643, citant O. G. Wesendonk, Ueber georgisches
Heidenlum (dans Caucasica, fasc. I, Leipzig, .1924), pp. 54 sq., 99, 101. G. Dumézil,
Tituoç (dans Rev. Hist. Relig., t. CXI, 1935, pp. 66-89), pp. 69 sq., étudie d'après
des sources géorgiennes les « esclaves du Georges Blanc » : « quiconque souhaite
honorer ou apaiser le Georges Blanc en devenant son esclave prend une de ces
chaînes, la met sur son cou et fait ainsi, soit à pied soit à genoux, le tour de
l'église ».
4) Au cours d'un jugement de vendetta, le coupable doit se présenter devant le
« tribunal » avec les mains liées (Closs, op. cit., p. 600).
5) II suffit de comparer avec ce complexe germano-illyro-caucasien les
cérémonies de « liage par le sang » (le blood-brotherhood) pratiquées un peu partout en
Europe, pour se rendre compte de la distance qui sépare le liage « maître-esclave »
du liage entre des « frères de croix » (l'expression est roumaine, fra\ia de cruce) ;
cf., sur les fraternités par le sang, A. Dieterich, Mutter Erde (IIIe éd., Leipzig-
Berlin, 1925), p. 130 sq. ; le livre classique de H. С Trumbull, The Blood Covenant
(London, 1887.), et ^tith Thompson, Motif-Index of Folk-Literature,- II
(Helsinki, 1935), p. Г25. On serait tenté d'assimiler ces formes de fraternité aux
rapports religieux qui existent entre les humains et Mitra — face aux rapports assez
durs entre Varuna et ses dévots. Ce qui n'implique nullement — tout au contraire —
que la valeur religieuse de Varuna soit « pauvre » !
• 18 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS

a peut-être raison d'attribuer le rituel des Semnonsà


l'influence illyrienne, et de le considérer comme appartenant en
propre à un niveau culturel lunaire-chthonien ayant son
centre dans les régions du Sud1. Mais, en dehors de ce rituel,
f*a rencontre chez les Germains d'autres éléments qui
s'intègrent encore dans le même complexe du « liage » : par exemple,
la mort rituelle par pendaison explique l'épithète ďOdhinn,
« dieu de la corde » (Haplagud, Closs, p. 609) ; de même,
les déesses funéraires germaniques tirent les morts avec
une corde2 et les déesses guerrières (vieux-scandinave Disir,
vieux-haut-allemand Idisi) ficellent ceux qu'elles veulent
faire tomber3. Ces traits sont à retenir : ils rappellent la
technique de Yama et de Nirrti ; ils s'éclaireront d'ailleurs par
des faits que nous allons citer.
Les données iraniennes sont de deux types : 1° quelques
allusions au démon Astôvicr/îôtm qui ficelle, lui aussi, l'homme
' destiné à mourir4 ; 2° les gestes des dieux guerriers et des
héros iraniens : Frëdûn, par ex., ficelle le démon Azdahâk et
l'enchaîne au mont Dimâvand (Dïnkard, IX, 21, 103), le dieu
Tištrya lie les sorcières Pairika avec deux ou trois cordes
( Yašt 8, 55) ; Vere//iragna, on l'a "vu, attache les bras de
l'adversaire ( Yašt, 14, 63) ; dans certains épisodes du Shah
Xameh, comme l'a noté Scheftelowitz5, Ahriman tient un
lacet et il est aussi question des liens du dieu du destin.
L'absence d'un Souverain Heur, réplique iranienne de Varuna,

1 ) A. Closs, op. cit., pp. 643, 668. D'après le même auteur (p. 567), le liage de la
victime rituelle serait un complexe des cultures mégalithiques et de l'Asie Sud-
oiientale.
2) J. Grim «, Deutsche Mythologie, II, 705, IV, 254 ; Scheftelowitz, op. cit.,
p. г
3) R. H. Meyer, Allgerrnanischc Religionsgeschichte (1910), p. 158, 160. Mais la
personnalité de ces déesses est plus complexe ; cf. Jan de Vries, Altgermanische
Religionsgeschichte, II (Berlin, 1937), pp. 375 sq.
4) II lie les mourants avec ses « liens de la mort » (аэгэга mdniíhyaoš, Yasna 53,
8 ; Scheftelowitz, Die allpersische Religion, p. 92). « C'est Astôvidftotuâ qui le lie,
et Vayu qui l'emporte lié », Vendidad 5, 8 ; H. S. Nyberg, Questions de costtiG-
gonie et de cosmologie mazdéennes, II (dans Journal Asiatique, oct.-déc. 1931,
pp. 193-244), p. 205 ; G. Dumézil, Tarpeia (Paris, 1947), p. 73. Cf. Mën-'M Khrat 2,
115 ; G. Widengren, Hochgoftglaube im Alien Iran (Uppsala, 1938), p. 196.
f 5) Das Schlingen- und Netzmotiv, p. 9 ; Die allpersische Religion, p. 92.
LE « DIEU LIE U К » ET LE SYMBOLISME DES NŒUDS 19

n'est pas inexplicable : que la place de Varuna ne soit occupée,


suprême"
ainsi qu'on le pense généralement, que par le dieu
Ahura Mazdâh, ou bien qu'elle le soit aussi, comme le suggère
M. Dumézil (Naissance d'Archanges, 1945;pp. 82 sq., 100 sq.),
par Vamesha spenia As/m, on a affaire, dans les deux cas, à
des1 entités purifiées, moralisées par la réforme zoroastrienne,
dans la nature desquelles il serait inconcevable qu'on retrouvât
la « magie » de Varuna. Les éléments « souverains » qui sur-
-vivent en Ahura Mazdâh (Widengren, op. cit., pp. 259 щ.) ne
laissent plus du tout entrevoir une « souveraineté terrible », et
S'il est parfois dieu du destin (Yasna 1, 1; trad, pehlevi,
Widengren, p. 253); c'est là un trait trop ordinaire des dieux
suprêmes et ouraniens pour qu'on eh tire une conclusion
quelconque. Mais, du fait que nous ignorons presque tout de ce
è[ui était l'équivalent iranien du Varuna védique avant la
Réforme zoroastrienne, il serait imprudent, et sûrement faux,
tíe conclure que le caractère « lieur » de Varuna soit dû, dans
l'înde, à une influence anaryenne. En effet, le grec Ouranos
lie, lui aussi, ses rivaux et, comme l'a montré M. Dumézil
(Ourános-Váruna, passim), il y a des raisons de chercher dans
le mythe d'Ouranos eťdes Ouranides les traces d'un schéma
déjà indo-européen. Quoi qu'il en soit, les faits iraniens
attestés ne recouvrent que deux des motifs que nous avons
décelés dans l'ensemble indien : 1° le dieu ou le héros Heur de
démons ; 2° le démon funéraire qui ficelle l'homme avant de
l'emporter vers le pont Činvat. Par suite, peut-être-, de la
réforme zoroastrienne, les deux autres motifs importants de
l'ensemble indien — la « magie » de Varuna et le « liage »
cosmologique — n'apparaissent plus.
Il serait vain de formuler quelque conclusion générale sur
les faits indo-européens avant d'avoir élargi, comme nous
l'avons annoncé, notre perspective historique et culturelle et
d'avoir intégré le complexe du « liage » à un groupe plus vaste
de symbolismes analogues ou identiques. Mais, dès
maintenant, on peut signaler quelques parallèles ethnographiques
au groupe indo-européen de dieux et de démons funéraires
20 - ke v 6e de l'histoire des religions -

qui « lient » lés morts. La figure la plus proche du couple


iranien Vayu-Astovid/totus n'est autre que" le dieu chinois du
vent et du filet, Pauhi, qui se trouve en relations étroites aver
la déesse-serpent Nakura, ce qui prouve qu'il appartient à un .
niveau culturel chthoBico-lunaire (Inone, cité par Gloss,
p. 643, n. 44), Quant aux cordes de Yama, de Nirrti, d'Astô-
vid/iôtus et des déesses germaniques, leurs répliques les plus
exactes se rencontrent dans le domaine du Pacifique. Aux île<
Danger, le dieu de la mort, Vaerua, lie les défunts avec des
cordes et les traîne ainsi dans le pays des morts1. Aux îles
Hervey, l'âme du défunt, descendant à l'enfer par un arbre
miraculeux, aperçoit le filet du dieu Akaanga qui l'attend et
auquel elle ne peut échapper2. A San Cristoval, le « Fisher of
Soul », assis sur un rocher, pêche les âmes3. Aux îles Salomon,
ce sont les parents qui pèchent l'âme du défunt pour la placer
dans une boîte avec une relique corporelle (crâne, maxillaire,
dent, etc.)4. Les sorciers des îles Herveý possèdent des trappes
magiques dans lesquelles ils capturent les âmes de ceux qu'ils
veulent perdre5. On rencontre la même coutume dans d'autres
zones culturelles, mais il est important de noter combien, en
Mélanésie, la façon dont le dieu de la mort « pêche » et « ficelle »
les âmes est analogue à la technique meurtrière des sorciers.
Cette solidarité entre les deux magies contribue à éclairer le
problème du « liage ».
On a vu que, chez les Indo-Européens, les motifs des
lacets, des nœuds et des cordes se répartissent entre plusieurs
ensembles distincts : entre certains dieux, héros ou démons,
certains rituels, certaines coutumes. Tout autre est l'aspect
que présente le problème dans le monde sémitique : là, les
liens magiques de toute sorte sont un prestige divin (et démo-

1) W. Wyatt Gill, Life in the Southern Isles (London, 1876), pp. 181 sq.
2) \V. Wyatt Gill, Myths and Songs from the South Pacific (London, 1876),
pp. 161 sq. ; cf. aUbSi E. S.4I. Handy, Polynesian Religion (Honolulu), p. 73.
3) Dr. G. E. Fox, The Thresholdrof the Pacific (London, 1924), pp. 234 sq.
4) W. G. Ivens, The Melanesians of the S. E. Solomon Islands (London, 1927),
p. 178 ; même coutume à Hawaï, cf. E. S. Cbaighill Handy, op. cit., p. 92.
5) W. Wyatt Gill, Life..., pp. 180 sq. ; Mythes..., p. 171.
LE « DIEU LIEUR » ET LE SYMBOLISME DES NŒUDS 21
i " "•
niaque) à peu près universel. Il y a des dieux souverains,
comme Enlil et sa femme Ninkhursag (= Ninlil), ou bien des
dieux lunaires comme En-zu (= Sin), qui prennent dans leurs
filets'ceux qui se rendent coupables de parjure1. Mais Sha-
mash, le dieu solaire, est armé lui aussi de lacets et de cordes,
et on le prie, lui aussi, de délivrer celui qui est lié ; la déesse
Nisaba ficelle les démons des maladies ; les démons, de leur
côté, ont des lacets, spécialement les démons des maladies
(on invoque le démon de la peste en lui disant : « avec le filet,
lie et annihile les Babyloniens ! »)2. On dit à Bel (= Enlil) :
« Père Bel, tu lances leá lacets, et chaque lacet est un lacet
hostile !-3 » Tammuz est nommé « Seigneur des lacets »4, mais,
dans le mythe, il est lui-même « lié » et demande à être sauvé
des lacets5. On prie Marduk pour qu'il délivre des chaînes et
des lacets, car il est, lui aussi, un maître Heur. Comme Indra,
il utilise le lacet et les cordes en dieu champion, à la manière
« héroïque ». Dans le poème de la Création, Enuma Elis, on
distingue deux espèces de « liage » qui rappellent le diptyque
védique Varuna-Indra. Ea, le dieu des Eaux et de la sagesse,
ne lutte pas « héroïquement » avec' les monstres primordiaux
Apsû et Mummu : il les « lie » par des incantations magiques
pour les tuer ensuite (Enuma Elis, I, 60-74). Marduk, après
avoir été investi par l'assemblée des dieux des prérogatives
de la souveraineté absolue (qui appartenait jusqu'alors au
dieu céleste Anu ,IV, 4 et 7) et après avoir reçu d'elle le sceptre,
le trône et le pâlu (IV, 29), entreprend de combattre le monstre
marin Tiamat et, cette fois, nous assistons vraiment à une

1) L. W. King, History of Sumer and Akkad (London, 1910), pp. 128 sq. ;
G. Furlani, La religione babilonese-assira, I (Bologna, 1928), p.. 159 ; É. Dhobme,
Les religions de Babylonie et d'Assyrie (Collection « Mana в II, Paris, 1945), p. 28, 49 ;
E. Douglas Van Buren, Symbols of the Gods in mesopotamian Art (Roma, 1945.
« Analecta Orientalia -> 23), pp. 11-12.
2) Schefxelowiiz, Dás Schlingen-und Nelzmoliv, p. 4 &q.
3) M. Jastrow, Die Religion Babyloniens and Assyriens, vol. II (Giessen, 19121,
p. 15.
4) SCHEFTELOWITZ, Op. tit., p. 4.
*5) M. Witzel, Tammuz-Liturgien und Verwandtes (Roma 1937, « Analecta
Orientalia » 10), p. 140 ; Geo Widengren, Mcsopotamictn elements in Mani-
chaeism (Uppsala, 1946), p. 80.
i
22 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
i
lutte « héroïque » ; mais l'arme capitale de Marduk reste le
(< filet », « don de son père Anu w1. Marduk « lie » Tiamat
(IV, 95), l'« enchaîne » et lui arrache la vie (IV, 104). Il enchaîne
ensuite tous les dieux et démons qui avaient aidé Tiamat, et,
dit le poème, « ils furent jetés dans des filets, restèrent dans
des nasses, furent mis dans des cavernes » (IV, 111-114, 117,
120). Marduk acquiert la souveraineté par sa lutte héroïque,
mais conserve aussi les prérogatives de la souveraineté
magique. Si on tient compte aussi de la valeur magique des cordes,
des nœuds et des lacets dans' la sorcellerie et la médecine
populaire (voir plus loin), l'impression générale qui se dégage
de cette rapide exploration du domaine mésopotamien est
celle d'une confusion presque totale. Le « liage » semble être
un prestige magico-religieux que s'assimilent également bien
toutes les « formes » religieuses. Il y aurait intérêt à ce qu'un
spécialiste des religions mésopotamiennes reprît' le problème
pour déterminer si l'on peut reconstituer une « histoire »
derrière cette confusion.
Considérons maintenant, dans son ensemble, la
morphologie des liens et des nœuds dans la pratique magique. On
pourrait classer les faits les plus importants sous deux grandes
rubriques : 1° les « liens » magiques utilisés contre les
adversaires humains (dans la guerre, dans la sorcellerie), avec
l'opération inverse de la « coupure des liens » ; 2° les nœuds et les
liens^bénéfiques, moyens de défense contre les animaux
sauvages, contre les maladies et les sortilèges, contre les démons
et la mort. ContentonS-nous de donner quelques exemples.
On peut citer, dans la première catégorie, les lacets magiques
tournés contre les adversaires (Alharva Veda II, 12, 2 ; VI,
104 ; VIII, 8, 6), les cordes jetées par le prince sur le chemin
'des armées ennemies (Kauçïiaki Smrihiiâ XVI, 6), la corde
enterrée près de la maison d'un ennemi ou encore cachée

1) Ibid., IV> 49. Dans la tablette î, 83, Marduk est le fils de Ea, mais, quelque
$oit le sens de cette filiation, elle est de l'essence de la souveraineté magique. Nous
suivons la traduction française de R. Labat, Le Poème babylonien -de la Création
(Paris, 1935); , • .

LE « DIEU LIEUI1 » ET LE SYMBOLISME DES NtEUDS 23

dans sa barque, afin de la faire chavirer1, les nœuds enfin qui


infligent toutes sortes de maux, aussi bien dans la magie
antique »2 que dans les superstitions modernes3. Quant à la
« coupure des liens », elle est déjà utilisée, par VAîharva Veda
(par ex., VI, 14, 2 sq.) ; et, dans le même ordre d'idées,
comme moyen préventif, on lit fréquemment dans la
littérature ethnographique que les hommes ne ' doivent porter
aucun nœud sur leur personne à certaines périodes critiques
(l'enfantement, le mariage, la mort)4.
Dans la deuxième catégorie, on peut classer tous les
usages qui attribuent aux nœuds et aux liens une fonction de
guérison,de défense contre les démons^-de conservation de la
force magico-vitale. Dans l'antiquité déjà6 on liait, pour la
guérir, la partie malade du corps, et la même technique est
encore de nos jours fort usuelle dans la médecine populaire6.
Plus répandue encore est la coutume de se défendre contre les
maladies et les démons à l'aide de nœuds, de ficelles et de

1) Kaaçiiaki Satrihiiâ XLVIII, 4-5 : Caland, Altindische Zauberritnal


(Amsterdam, 1900), p. 167 ; V. Henry, La magie dans VInde antique (Paris, 1903),
p. 229 ; Scheftelowitz, p. 12.
2) Ezechiel, 13, 18-21 ; С. Fossey, La magie assyrienne (Paris, 1902), p. 83 ;
M. Jasthow, The religion of Babylonia and Assyria (Boston, 1898), pp. 280 sq. ; etc.
3) W. Grookf., The popular religion and folklore of Northern India
(Westminster, 1896), II, pp. 46 sq. ; S. Seligmann; Der bôse Blick (Berlin, 1910), I, 262,
328 sq. ; Scheftelowitz, p. 14; Frazer, • Taboo, pp. 301 sq. (trad, française,
pp. 251 sq.) ; G. L. Kittredge, Witchcraft in Old and New England (Cambridge,
Mass., 1929), pp. 201 sq. ; cf. Handϙrterbuch des deutschen Aberglaubens, s. v.
Schlinge, Nelz, etc. ; dans le folklore, Stith Thompson, Motif-Index, vqI. II, p. 313.
4) Tout doit être ouvert et défait pour faciliter l'accouchement, Frazer,
op. cit., pp. 296 sq. (trad, fr., pp. 247 sq.) ; mais cf. le filet comme défense contre les
démons pendant l'accouchement, chez les Kalmouks, Frazer, Folklore in the Old
Testament, HI (London, 1919), p. 473. La consommation d'un mariage pouvait
être empêchée par la magie des cordes et des nœuds, Frazer, Taboo, pp. 299 sq.
(trad. fr. p. 249). On ne peut mourir tant qu'il y a des serrures fermées ou des
verrou- tirés dans la maison (ibid., p. 309 ; tr. fr., p. 257), et en certains lieux on
dénoue les ficelles du linceul pour assurer le repos de l'âme [ibid., p. 310 ; tr. fr.,
p. 258). En revanche, pour se défendre contre les âmes des défunts, les veuve^
portent, en Nouvelle-Guinée, des filets en signe de deuil (Frazer, The Belief in
Immortality, I (London, 1913), pp. 241, 249, 260, 274, 293). C'est toujours comme
défense contre les esprits des morts qu'on ficelle les cadavres (Frazer, La crainte
des morts, trad, fr., 2e série, Paris, 1935, pp. 53 sq.), bien que la signification de cette
coutume soit plus complexe.
5) Kauçiiaki-Sam. XXXII, 3, Caland, Altindische Zauberrilual, p. 104 ;
R. С Thompson," Semitic magic, its origins and development (London, 1908),
pp. 165 sq.
6) Scheftelowitz, p. 29, n. 1, 31 ; Frazer, Taboo, p. 301 s,q. (tr. fr., p. 252 sq.).
24 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS'

cordes1, spécialement pendant le temps de l'accouchement2.


Un peu partout dans le monde, on porte des nœuds en guise
d'amulette3. Il est significatif qu'on utilise des nœuds et des
ficelles dans le rituel nuptial, pour protéger les jeunes mariés4,
alors que ce sont justement les nœuds, on le sait, qui risquent
d'empêcher la consommation du mariage. Mais cette
ambivalence est de celles qu'on observe dans ioules les utilisations
magico-religieuses des nœuds et des liens. Les nœuds
provoquent la maladie et aussi ils l'écartent ou guérissent le malade ;
les filets et les nœuds ensorcellent et aussi protègent contre
l'ensorcellement ; ils empêchent l'accouchement et ils le
facilitent ; ils préservent les nouveau-nés "et ils les rendent
malades ; ils apportent la mort- et ils l'éloignent. En somme,
ce. qui est essentiel dans tous ces rites magiques et magico-
médicaux, c'est l'orientation qu'on impose à la force qui
réside dans un « liage » quelconque, dans toute action de
« lier ». Or V orientation peut être positive ou négative, que l'on
prenne d'ailleurs cette opposition dans le sens de « bénéfique »
et de « maléfique », ou bien dans le sens de « défense » et
d'« attaque ».
Toutes ces croyances et tous ces rites, certes, nous
conduisent dans le domaine de la mentalité magique. Mais,
du fait que ces pratiques populaires relèvent de la magie, est-
on en droit de considérer le symbolisme général du « liage »
comme une création exclusive de la mentalité magique ? Nous
ne le croyons pas. Même si les rites et les symboles du « liage »
chez les Indo-Européens comportent des éléments chtHonico-
lunaires, et par conséquent trahissent de fortes influences
magiques —- ce qui n'est pas sûr —, il reste à expliquer
d'autres documents qui expriment non seulement une expérience
religieuse authentique, mais aussi une conception générale de

1) Assyrie : Thompson, op. cit., p. 171 ; Furlani, La religione bebilonese-


assira, II (Çologna, 1929), p. 166 ; Chine, Inde : Sgheftelowitz, p. 38.
2) Inde : W. Crooke, op. cit., II, p. 36 ; Todas, etc. : Scheftelowitz, p. 39 ;
Afrique : ibid., p. 41.
3) Frazer, Taboo, pp. 308 sq. (tr. fr., p. 255 sq.) ; Scheftelowitz, p. 41,
4) Scheftelowitz, pp. 52 sq.
LE" « DIEU ,LIEUR » ET LE SYMBOLISME DES NŒUDS 25

l'homme et du monde qui est, elle, vraiment religieuse, et non


pas magique. Les données mésopotamiennes que nous avons
passées en revue, par exemple, ne se laissent pas réduire en
totalité à une interprétation magique. Chez les Hébreux les
choses sont encore plus claires : il est vrai que la Bible parle
des « filets de la mort » (par ex. : « les liens du Séjour des
Morts m'avaient entouré, les filets de la mort m'avaient
surpris », // Samuel 22, 6 ; cf. Psaume 18, 6 ; « les liens de la mort
m'avaient entouré, les angoisses du Séjour des Morts m'avaient
saisi, j'étais étreint par la souffrance et la douleur : alors
j'invoquai le nom de l'Éternel. О Éternel, délivre mon âme ! »,
Psaume 116, 3-4). Mais le maître terrible de ces liens, c'est
Yahvé lui-même, et les Prophètes le figurent avec des filets
dans- la" main, pour punir les coupables : « Pendant qu'ils.
s'y rendront, j'étendrai mon filet sur eux, je les ferai tomber
dans un filet comnfe des oiseaux du ciel » (Osée 7, 12) ; «
J'étendrai mon filet sur lui ; il sera pris dans mes filets et je
l'emmènerai à Babylone » (Ezechiel 12, 13 ; cf. 17, 20) ; « J'étendrai
sur toi mon filet » (ibid., 32, 3). Et l'expérience religieuse, si
profonde et si authentique, de Job retrouve la même image
pour exprimer la toute-puissance de Dieu : «Sachez donc que
c'est Dieu qui m'a accablé, et qui a étendu ses filets autour dé
moi ! » (Job 19, 6). Les judéo-chrétiens, qui savaient, eux
aussi, que c'est le démon qui « lie » les malades (par^ex., Luc 13,
16), parlaient cependant aussi du Dieu Suprême Comme du
« maître des liens ». Nous rencontrons ainsi, chez le même
peuple, une. multivalence magico-religieuse des « liens » :
liens de la mort, de la maladie, de la sorcellerie — eť aussi
liens du Dieu1. « Un filet est étendu sur tous les êtres vivants »,
écrivait ' Rabbi Aqiba (Pirqê Âbôt 3, 20 ; Scheftelowitz,.
p. 11). La formule est heureuse, car elle n'exprime pas une
vision exclusivement soit « magique » soit « religieuse » de la
vie — mais, dans toute sa complexité, la situation même de

1) Par conséquent, on a le droit de supposer que certaines allusions védiques


aux lacets de Varuna expriment, elles aussi, une expérience religieuse comparable
à celle de Job.
26 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS ,,

l'homme dans le monde ; pour user d'une terminologie à la


mode, elle exprime la condition de l'existant même.
En effet, le « fil de la vie » symbolise en maint pays la
destinée humaine. « Le fil de leur vie (Iitt. : la corde de leur
tente) est rompu ! » s'écrie Job (4, 21 ; cf. 7, 6). Achille, comme
tous les mortels, « souffrira ce que la destinée, à sa naissance, a
filé pour lui avec le lin, quand sa mère l'enfanta » (Iliade, 20,
128 ; cf. 24, 210). Les déesses du destin tissent le fil de la yie
humaine : « Là, nous le laisserons subir la destinée qu'ont
mise à leur fuseau les tristes Filandières, à l'heure où, de sa
mère, il a reçu le jour... » (Odyssée, 7, 198, trad. V. Bérard)1.
Mais il y a davantage encore : le Cosmos lui-même est conçu
comme un tissu, comme un énorme « réseau ». Dans, la
spéculation indienne, par exemple, l'air (vayu), « a tissé » l'Univers,
en reliant, comme par un fil, 'ce monde et l'autre monde et*
tous les êtres ensemble (Brhaduranyaka Up. Ill, 7, 2), tout
comme le, souffle (prana) a « tissé » la vie humaine. (« Qui a
tissé en lui le souffle? », Aiharva Veda X, 2, 13). Il résulte de là
qu'un symbolisme assez touffu exprime deux choses
essentielles : d'une part, que, dans le Cosmos aussi bien que dans la
vie humaine, tout est lié à tout par une texture invisible, et,
d'autre part, que certaines divinités2 sont les maîtresses de
ces « fils » qui, en dernière instance, constituent un vaste
« liage » cosmique. ' ,
II est rare que l'étymologie fournisse un argument décisif
dans des problèmes aussi délicats que ceux qui concernent
Г« origine » de la religion et de la magie ; mais elle est souvent
instructive. Scheftelowitz et Guntert ont rappelé que, dans
plusieurs familles linguistiques, les mots désignant l'action de
« lier » servent également à exprimer Pensorcellement : par ex.,
en turco-tatar, bag, baj, boj signifie à la fois « sorcellerie » et
« lien, corde »a; le grec xotTaSéw signifie « lier solidement » et

1) Cf. vitae fila, Ovide, Héroïdes 15, 82. Voit le chapitre sur les rituels et les
mythologies lunaires dans notre Traité ďhistoire des religions (Payot, 1949).
2) La plupart du temps — mais pas toujours — des divinités lunaires, parfois
chthonico-lunaires.
. 3) H. Vambérv, Primitive (hillur des lurco-tatarischcn Volkes (Leipzig, 1879),

_ l
LE « DIEU LIEUIÎ » ET LE SYMBOLISME DES NŒIUDS . 27

aussi « lier par un charme magique, en faisant un nœud »


(d'où хата8гаг|лос, « corde, ensorceller », Inscr. Graec. III, 3,
p. V; Scheftelowitz, p. 17) ; le latin fascinum, « charme,
maléfice », est apparenté à fascia, « bande, bandage », à fascis,
« faisceau » ; ligâre, « lier », ligatura, « action de lier » sont aussi
« charmer » et « charme » (cf. le roumain legâturâ, « action de
lier » et « ensorceller ») ; le sk. yukli, proprement « atteler,
lier », prend le sens de « moyens magiques », et les pouvoirs
' du yoga sont parfois compris comme un ensorcellement par
« liage й1. Toutes ces etymologies confirment que l'action de
lier est essentiellement magique. Nous avons affaire ici à une
« spécialisation » extrême : ensorceler, lier par la magie,
fasciner, etc. Étymologiquement, religio note aussi une forme
d'« attachement » à la divinité, mais il serait imprudent
(comme le fait Guntert, p. 130) de comprendre religio dans le"
sens de « sorcellerie ». Car, nous l'avons dit, la religion aussi
bien que la magie contient dans son essence même l'élément
« liage », quoique, évidemment, avec une autre intensité et
surtout avec une orientation contraire.
Plusieurs autres complexes symboliques caractérisent,
presque avec les mêmes formules, la structure du Cosmos et la
« situation » de l'homme dans le monde. Le mot babylonien
markasu, « liaison, corde », désigne dans la mythologie « le
principe cosmique qui unit toutes les choses » et aussi « le
support, la puissance et la loi divine qui tiennent ensemble
l'Univers.»2. De même, Tchouang Tseu (ch. VI) parle du tao

p. 246. La notion de « désensorceler » s'exprime par l'expression « délivrer des


liens » ; chez les Yoruba, le mot edi, « liage », a aussi le sens de « magie » et le mot
Ewe vôsesa, « amulette », signifie « délier » (A. B. Ellis, Yoruba-speaking peoples,
London, 1894, p- 118).
1) Par ex., Mahabhârala XIII, 41, 3 sq., où Vipulà « avait subjugué les sens
[de Rucij aux moyens des liens du Yoga » {babandha yogabandhâiç ca tasyàh^
sarvendriyâiù safa; cf. mon" Yoga. Essai sur les origines de la mystique indienne,
Paris-Bucarest, 1936, p. 151). Voir aussi Ananda K. Coomaraswamy, « Spiritual
Paternity » and the « Puppet-Complex » (dans Psychiatry, VIII, №. 3, August 1945,
pp. 25-35), spécialement pp. 29 sq.
2) S. Langdon, Semitic Mythology (Boston, 1931), p. 109. Plusieurs temples
babyloniens sont nommés markas samë и irsiti, « Liaison entre Ciel et Terre »,
.

of. E. Burrows, Some cosmological patterns in babylonian religion (dans le volume


Labyrinth, édité par S. H. Hook, London, 1935, pp. 45-70), p.;47-48, n. 2. Un
28 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

comme de la « chaîne de la création entière s1, ce qui rappelle


la terminologie cosmologique indienne. D'autre part, le
labyrinthe est parfois conçu comme un « nœud » qui doit être
« dénoué », et cette notion se range dans un ensemble méta-
physico-rituel qui contient les idées de difficulté, de danger, de
mort et d'initiation2. Sur un „autre plan, celui de la
connaissance et de la sagesse, on rencontre des expressions similaires :
on parle de la- « délivrance » des illusions (qui, dans l'Inde,
portent le même nom que la magie de Varuna, maya) ; on
cherche à « déchirer » les voiles de l'irréalité, à « défaire » les
« nœuds » de l'existence, etc. Cela donne l'impression que la
situation de l'homme dans le monde, quelle que soit la
perspective dans laquelle on l'examine, s'exprime toujours par des
mots-clés qui contiennent l'idée de « liage, d'enchaînement,
d'attachement », etc. Sur le plan magique, l'homme se sert
de nœuds-amulettes pour se défendre contre les liens "des
démons et des sorciers ; sur le plan religieux, il se sent « lié » par
Dieu, pris dans son « lacet » ; mais la mort aussi le « lie ».
concrètement (le cadavre est « ficelé ») ou métaphoriquement
(les démons « lient » l'âme du défunt). Bien mieux : la vie elle-
même est un « tissu » (parfois, un tissu magique ďe
proportions cosmiques, mâyâ), ou un « fil » qui tient la vie de chacun

' ancien nom sumérien du temple est « dimgal de la région ». Burrows (p. 47, n. 7)
propose la traduction « Great binding post » ; dim = « post », etc. et aussi « горе » ;
probablement dim = « to bind, thing to bind to, thing to bind with ». Le
symbolisme du « liage » se trouve ici intégré dans un ensemble plus vaste qu'on pourrait
appeler le « symbolisme du Centre », et sur lequel nous reviendrons ailleurs.
1) « The link of all Creation », trad. Hughes [dans JZvcrymaďs Library, p. 193).
Le caractère traduit par « link » est hsi (Giles 4062), dont les sens sont «
dependence, fastening, tie, link, nexus, chain, lineage, etc. », cf. A. K. Coomaraswamy,
The iconography of Durcr's « Knots » and Leonardo's « concaténation » (dans The
Art Quarterly, Spring, 1944, pp. 109-128), p. 127, n. 19.
2) Nous reviendrons dans un article spécial sur cette question. Cf. les
labyrinthes en forme des nœuds dans les rituels et les croyances funéraires à Malekula,
A. Bernard Deacon-, Geometrical Drawings from Malekula- and other Islands of the
New Hebrides (dans Journal of the Anthropological Institute, vol. LXIV, 1934,
pp. 129-175) '; Id., Malekula. A vanishing people of the New Hebrides (London, 1934),
spécialement pp. 552 sq. ; John Layard, Tolenfahrt auf Malekula (dans Eranos-
Jahrbuch 1937, Zurich, 1938), pp. 242-291 ; Ib., Stone Men of Malekula
(London, 1942), pp. 340 sq., 649 sq. Interprétations comparatives, W. F. Jackson
Knight, Cumaean (rates (Oxf jrd, 1936) ; Karl Kerényi, Labyrinih-Sludien
(« Albae Vigiliae » XV, Amsterdam-Leipzig, 1941).
Llù « DIEU LIEtil » ET LE SYMBOLISME DES NŒUDS 29
'
des mortels. Ces diverses perspectives ont certains points
communs : partout le but dernier de l'homme est de se libérer
des « liens » : à l'initiation mystique du labyrinthe, au cours
de laquelle on apprend à dénouer le nœud labyrinthique afin
de se mettre à même de le défaire quand l'âme le rencontrera
après la mort, répond l'initiation philosophique,
métaphysique, dont l'intention est de « déchirer » le voile de l'ignorance,
de libérer l'âme des chaînes de l'existence. On sait que la
pensée indienne est dominée par cette soif de délivrance et
que sa terminologie la plus caractéristique se laisse réduire à
des formules polaires telles que « enchaîné-délivré », « lié-
délié », « attaché-détaché », etc.1. Les mêmes formules ont
cours dans la philosophie grecque : dans la caverne de Platon,
les hommes sont retenus par "des chaînes qui les empêchent de
se mouvoir et de tourner la tête (Rép. VII, 514 a sq.). L'âme,
« après sa chute, a été prise, elle est enchaînée... ; elle est,
dit-on, dans un tombeau et dans une caverne, mais en se
retournant vers les pensée, elle se délivre de ses liens... »
(Plotin, Ennéades, IV, 8, 4 ; cf. IV, 8, 1 : « la marche vers
l'intelligence est, pour l'âme, la délivrance de ses liens »).
Cette multivalence du complexe du « liage » — que nous
venons d'observer sur les plans cosmologique,' magique,
religieux, initiatique, métaphysique, sotériologique — est cíue
probablement aifcfait que l'homme reconnaît dans ce complexe
une sorte d'archétype dé sa propre situation dans le monde2.
Par là, il contribue d'abord à poser un problème
d'anthropologie philosophique dans lequel la recherche proprement
philosophique gagnera beaucoup à ne pas* négliger ces
documents concernant certaines « situations-limites » de
l'homme archaïque, car si la pensée contemporaine se flatte

1) Voir notre livre Yoga, passim. Dans son étude The iconography of Dureťs
« Knots », А. К. Coomaraswamy a étudié les valeurs métaphysiques des nœuds
et leur survivance dans l'art populaire ainsi que chez certains artistes du Moyen-
Age et de la Renaissance.
2) J4ous n'employons pas le terme « archétype » dans le sens qui lui est donné
par l'école de C. G. Jung — et qui lui confère une valeur psychologique et même
une « origine » physiologique — , mais plutôt dans le sens platonicien de « modèle »
transcendant. Voir notre livre (à paraître prochainement ) Archétypes et répétition.
30 H К VUE Dlí l'hISTOÎRE

(l'avoir redécouvert l'homme concret, il n'est. pas moins vrai


que ses analyses portent surtout sur la condition de
l'occidental moderne et Qu'elle pèche ainsi par un manque d'univer-
salisme, par une sorte de « provincialisme » humain en
définitive monotone et stérile. Le complexe du « liage » poset d'autre
part, ou plutôt constitue un problème qui intéresse au plus
haut degré l'histoire des religions. Non seulement par les
rapports qu'il découvre entre la magie et la religion, mais
surtout parce 'qu'il nous révèle ce qu'on pourrait appeler la
prolifération des formes magico-religieuses et la « physiologie »
de ces formes : nous avons l'impression a'assister à un
« liage «-archétype qui essaie de se réaliser aussi bien sur les
différents plans de la vie magico-religieuse (cosmologie,
mythologie, sorcellerie, etc.) qu'aux différents étages de chacun
de ces plans (par ex., la grande magie et la petite- magie ; la
sorcellerie agressive et la sorcellerie défensive, etc.). En" un
certain sens, on pourra même dire que, si le « souverain
terrible » historique. ou historicisé s'efforce d'imiter son
prototype divin, le « dieu Heur », n'importe quel sorcier imite, lui
aussi, le souverain terrible et son modèle transcendant.
Morphologiquement, il n'y a pas solution de continuité entre
Vrtra qui « enchaîne » les Eaux, Varuna qui « lie » les
coupables, les démons qui saisissent les morts dans leur « filet » et
les sorciers qui lient magiquement l'adversaire ou délient les
victimes des autres sorciers. La structure de toutes ces
opérations est la même. Dans l'état actuel de nos connaissances,
il est difficile de préciser si cette uniformité provient de
l'imitation, d'emprunts « historiques » (dans le sens que l'école
historico-culturelle donne à ce mot), ou si elle s'explique par
te fait que toutes ces opérations découlent de la situation
même de l'homme dans le monde, c'est-à-dire sont les
variantes d'un même archétype qui se réalise successivement
sur les plans multiples et dans des aires culturelles
différentes. Il semble certain que, au moins dans le cas de certains
complexes (celui de la souveraineté magique indo-européenne,
par exemple), nous avons affaire à des ensembles mythico-
LE « DIEC LIEUK » ET LE SYMBOLISME DES NŒUDS
t 31

rituels qui sont historiquement solidaires. Mais la réalité


historique du complexe indo-européen du « liage » n'implique pas
nécessairement que toutes les autres coutumes et croyances
magico-religieuses répandues à travers le monde et relatives
à un complexe similaire soient, elles aussi, « historiques »
~
(c'est-à-dire dérivent d'une même donnée ancestrale, ou
résultent d'influences directes ou indirectes, d'emprunts, etc.).
Pour préciser notre pensée, ajoutons que si le cas particulier
indo-européen n'implique pas nécessairement cette conclusion,
il ne l'exclut non plus et que, par prudence, la question doit
rester ouverte,
Máífe, à titre comparatif, nous pourrions citer un cas
analogue :.le complexe de l'ascension rituelle et du vol magique.
Si orr peut déceler certaines relations historiques^ (filiation ;
emprùiits) entre les diverses croyances et systèmes (rituels,
mystiques, etc.) qui comportent l'ascension comme un de
leurs éléments essentiels1, la morphologie de l'ascension et du
symbolisme du vol dépasse de beaucoup ces relations
historiques. Même si l'on réussit un jour à identifier la. source
historique qui est responsable de tous les rituels et symbo-
lismes sociaux de l'ascension, même si l'on est, par suite, en
état de préciser le mécanisme et les étapes de leur diffusion, il

' restera
des rêveries"
encoreet àdes
expliquer
visions esthétiques,
le symbolismequidunon
rêve
seulement
ascensionnel,
sont

centrées autour du complexe de l'ascension et du vol, mais


•présentent ce complexe déjà organisé et chargé des mêmes
valeurs que révèlent les rituels, les mythes et les « philoso-
phoumena » de l'ascension. Nous avons jalonné ailleurs les
voies d'une telle étude comparative2. Contentons-nous de
conclure que nous avons affaire à des expressions non
historiques d'un même symbolisme archetypal, qui se manifeste
d'une manière cohérente et systématique aussi bien sur le

1) Voir notre article Le problème du chamanisme, dans RHR, CXXXI, 1946,


pp. à-52.
2) Durohâya and the « waking dream », dans Art and Thought (A Volume in
Honour of the late Dr. Ananda K. Coomarasivamy r London, 1947), pp. 209-213,
3'2 REVUE DE" l'hISTOÏRE DÈS RELIGIONS

plan de Г« inconscient » (rêve, hallucination, rêve éveillé) que


sur ceux clu « trans-conscient » et du conscient (vision
esthétique, rituels, mythologie, philosophoumena). Soulignons en
passant que les manifestations de l'inconscient .et du sub-
conscient présentent une structure et des valeurs qui
s'accordent parfaitement avec celles des manifestations
conscientes ; et comme ces dernières sont « raisonnables », en ce
sens que leurs valeurs se justifient logiquement, on pourrait
parler d'une « logique » sub- ou trans-consciente qui ne serait
pas toujours hétérogène à la logique « normale^ » (nous
entendons : la logique classique, ou celle du bon sens).
Provisoirement, acceptons donc l'hypothèse qu'une certaine zone au
moins du subconscient est dominée par les mêmes archétypes
qui dominent et organisent également les expériences
-consciente et trans-consciente. De ce fait, nous aurons le droit de.
considérer les multiples variantes d'un complexe symbolique
(dans nos exemples, le complexe de « l'ascension » ou celui du
« liage ») comme une suite infinie de « formes » qui, sur les
plans différents du rêve, du mythe, du rite, de la théologie, de
la mystique, de la métaphysique, etc., essaient de « réaliser »
l'archétype.
Certes, toutes ces « formes » ne sont pas spontanées, toutes
ne dépendent pas directement de l'archétype idéal ; un grand
nombre d'entre elles sont « historiques », en ce sens qu'elles
sont le résultat de l'évolution ou de l'imitation d'une forme
déjà existante. Certaines variantes de la sorcellerie par le.
« liage » présentent un aspect simiesque assez déconcertant ;
on a l'impression qu'elles ont copié, sur leur plan limité, les
« formes historiques » déjà existantes de la souveraineté
magique ou de la mythologie funéraire. Mais il faut être
prudent, car c'est un fait général que les variantes pathologiques
des complexes religieux présentent ainsi un faciès simiesque.
Ce qui semble plus assuré, c'est la tendance de toute «■ forme
historique » à se rapprocher le plus possible de son archétype, •
même lorsqu'elle a été réalisée sur un plan secondaire,
insignifiant : ce phénomène se vérifie, partout dans l'histoire
LE « DIEU LIEUR » ET LE SYMBOLISME DES. NŒUDS 33

religieuse de l'humanité. N'importe quelle déesse locale tend


à devenir la Grande Déesse ; n'importe quel village est le
« Centre du Monde >r; n'importe quel sorcier se prétend, au
plus fort de ses rites, le Souverain Universel. C'est cette même
tendance vers l'archétype, vers la restauration de la forme
pjarfaile — dont un rite, un mythe ou une divinité
quelconque ne sont que des variantes, souvent assez pâles — qui
rend possible l'histoire des religions. Sans elle, l'expérience
magioo-religieuse créerait continuellement des formes
fulgurantes ou évanescentes de dieux, de mythes, de dogmes, etc.,
et l'observateur se trouverait devant un foisonnement de
types sans cesse. nouveaux, qui ne permettraient aucune mise
en jordre. Mais, une fois « réalisée », « historicisée », la forme
religieuse tend à se dégager de ses conditions de temps et de
lieu et à devenir universelle, à retrouver l'archétype. Enfin,
l'« impérialisme » des formes religieuses victorieuses s'explique,
lui aussi, par cette tendance qui porte toute hiérophanie ou
théophanie à devenir « Tout », c'est-à-dire à épuiser, à elle
seule, la manifestation du sacré, à s'incorporer l'immense
morphologie du sacré1.
Quoi qu'il en soit de ces vues générales, il est probable que
le complexe magico-religieux du « liage » correspond bien à un
archétype ou à une constellation d'archétypes (nous en avons
noté quelques-uns : le tissage du Cosmos, le fil de la destinée
humaine, le labyrinthe, la chaîne de l'existence, etc.).
L'ambivalence et l'hétérogénéité des motifs du « liage » et des nœuds,
et aussi de la « délivrance des liens », confirment combien
sont multiples et divers les plans sur lesquels ces archétypes
se sont « réalisés ». Cela ne veut pas dire, bien entendu, que, à
l'intérieur de cette masse énorme des faits relatifs aux
complexes magico-religieux considérés, on ne puisse pas distinguer
certains ensembles historiquement solidaires, et qu'on n'ait pas
le droit de les considérer comme dépendant lès uns des autres
ou comme tous issus d'une source commune. C'est ce que

1 ) Voir les derniers chapitres de notre Traité ďhisloire des religions.


34 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

Guntert, Dumézil et A. Gloss ont fait, dans des perspectives


différentes, pour le domaine indo-européen. On hésitera à
suivre Closs quand ce savant, fidèle aux principes de l'école
historico-culturelle de Vienne1, prétend expliquer tel rite ou
mythe de « liage » américain ou mélanésien comme dépendant
historiquement de la source qui a donné aussi naissance aux
formes indo-européennes. Plus vraisemblable est son
hypothèse de l'origine caucasienne (p. 643) du complexe du « liage »
rituel indo-européen : les Finno-Ougriens et les Turco-Tatars
ignorent et les rites et les mythes du « liage », ce qui semble bien
indiquer que l'origine de ce complexe doit être cherchée dans
les pays du Sud. En effet, les parallèles les plus proches au rite
géorgien des chaînes de « Georges Blanc » (v. plus haut) se
retrouvent dans l'Inde : d'une part, l'anneau de fer que le
sorcier (Panda) des Gonds2 porte autour du cou pendant les
neuf jours de la fête de Kâlï-Durga (fête appelée chez les
Gonds zvârâ, mot dérivé du hindî javârâ, « avoine », ce qui
prouve son origine agraire) ; d'autre part, les anneaux de fer
qui entourent les .cous d'une idole féminine et du « Proto-
Shiva » trouvés à Mohenjo-Daro3. Il serait, bien entendu,
imprudent d'envisager une dérivation directe du rite actuel
des Gonds à partir de la culture proto-historique de Г Indus,
mais le rapprochement établi par W. Koppers entre ces faits
n'est pas dépourvu d'intérêt4.

1) L'école historico-culturelle de W. Schmidt et W. Koppers a rendu jusqu'à


présent d'importants services à l'histoire des religions, mais ses thèses, poussées à
l'extrême, aboutissent à une telle « historicisation » de l'homme qu'on abolit
pratiquement toute spontanéité spirituelle. Si l'on ne peut concevoir l'homme, qu'en
tant qu'être historique, il n'en est pas moins vrai que, de par sa nature même,
l'homme s'oppose à l'histoire et s'efforce de l'abolir et de retrouver, par tous les
moyens, un « paradis » intemporel, où sa situation soit moins une « situation
historique » qu'une « situation anthropologique » (voir notre livre Archétypes et
répétition).
2) Cf. W.v Koppers, Zentralindische Fruchtbarkeitsriten und ihre Beziehungen
zur Indmkuliur (dans Geographica Helvetica, I, 1946, Heft 2, pp. 165-177),
pp. 168 sq.
3) Cf. J. Marshall, Mohenjo-Daro and the Indus Civilization (London, 1931),
t. I, planche XII, 8, 17.
4) Quant à la fonction rituelle des nœuds dans les religions égéennes (Arthur
Evans, The palace of Minos, I, pp. 430 sq.), elle n'est pas encore résolue : niée par .
M. P. Nilsson, qui la réduit à une valeur purement décorative {Minoan-Mijw-
LE « DIEU LIEUR » ET LE SYMBOLISME DES NŒUDS - 35

Toutefois la fréquence des motifs du « liage », des


« nœuds », etc., dans les couches archaïques des religions méso-
potamiennes reste encore à expliquer. Serait-elle une variante
•latérale, qui, à la différence de ce qui est arrivé chez les Indo-
Européens, n'aurait pas réussi à s'organiser en un système
théologique et rituel et à s'imposer dans l'ensemble de la vie
religieuse, variante qui se serait alors multipliée à l'infini,
transformée en prestige divin aussi bien que démoniaque, qui
aurait été annexée par toute .divinité et utilisée par tout
sorcier ? Ce qui est certain, c'est que c'est seulement chez les
Indo-Européens que le complexe du « liage » se trouve
organiquement intégré dans la structure même de la souveraineté
terrible divine ou humaine, et que c'est seulement chez les
Indo-Européens — comme l'ont montré notamment les
recherches de M. Dumézil — qu'on a affaire à un système
cohérent et d'application générale aux plans rituel,
mythologique, théologique, etc. Mais que, même chez les Indo-
Européens, ce système, centré sur la conception du Souverain
Terrible, n'ait pas épuisé la puissance créatrice des formes
magico-religieuses et des symbolismesjrelatifs au « liage », les
pages qui précèdent ont essayé de le montrer, et nous avons
même tenté de trouver une explication de ce fait sur le plan
de la magie, de la mythologie et de la religion elle-même : il
serait dû soit à la situation même de l'homme dans le monde
(« origine » spontanée) soit à une imitation plus ou moins
servile de formes déjà existantes (« genèse » historique). Mais,
quelque explication qu'on préfère, la complexité de la
conception indo-européenne du dieu Souverain terrible est désormais
certaine. On commence à en entrevoir la préhistoire, on est
préparé à y discerner d'éventuels emprunts à des traditions
religieuses étrangères. Il serait peut-être impropre de définir
cette conception comme étant exclusivement une conception
'

magique, bien que sa structure nous invite souvent à la qua-

naean Religion, Lund, 1927, pp. 137 sq., 349 sq.), cette fonction rituelle a été
récemment confirmée par Axel W. Persson, The Religion of Greece in prehistoric
limes (Berkeley et Los Angeles, 1942), p. 38 et p. 68.
36 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

lifîer de la sorte : d'une part, nous avons souligné, dans l'Inde


même, les valeurs cosmogoniques et métaphysiques du
« liage » de Varuna et' Vrtra ; d'autre part, les expériences
la'
religieuses provoquées, chez les Hébreux, par même
complexe prouvent qu'une vie religieuse très pure et très profonde
peut trouver son aliment même dans les « lacets » d'un Dieu
en apparence terrible et « Heur ».
Mircea Eliade.

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