Ernesto de Martino. Il mondo magico. Prolegomeni a una storia del
magismo Mircea Eliade
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Eliade Mircea. Ernesto de Martino. Il mondo magico. Prolegomeni a una storia del magismo. In: Revue de l'histoire des religions, tome 135, n°1, 1949. pp. 105-108;
Ernesto de Martino, II mondo magico. Prclegomeni a una storia
del magismo. Torino, Giu'io Einaudi editore, 1948, in-8°, 264 p. Prix : 1 .000 lires. s Après avoir critiqué, dans un brillant et audacieux petit livre, Naturalismo e sloricismo nelVelnologia (Bari, Laterza, 1941), le pré- logisme de Lévy-Bruhl et les méthodes de l'école historico-culturelle du P. Schmidt, M. de Martino proposait de leur substituer (op. cit., p. 201 sq.) une ethnologie authentiquement « isloricisia », c'est-à-dire fondée sur la philosophie de l'histoire de Benedetto Croce. L'auteur n'a pas tardé à illustrer lui-même cette nouvelle méthodologie ethnologique en s'attaquant au problème des « pouvoirs » et des « miracles » des sorciers, chamanes et « hommes-médecine » des sociétés inférieures (cf. Perceziôhe extrasensoriale e magismo elnologico, dans Siudi e Maleriali di Storia délie Religioni, XVIII, 1942, pp. 1-19, et XIX- XX, 1943-46, pp. 31-84). Il Mondo magico précise et élabore les résultats de ces recherches en vue de parvenir à une connaissance valable — c'est-à-dire « historiciste » — de ce monde « magique » des primitifs, qui demeurait jusqu'à présent extérieur et en quelque sorte impénétrable à la conscience occidentale. Hâtons-nous de dire que l'ouvrage de M. de Martino se distingue de la masse des publications d'ethnologie comparée et d'ethnopsychologie par un rare courage intellectuel et une ardente tension philosophique. Non seulement, en effet, il pose, en termes clairs, la question de l'authenticité des phénomènes paranormaux (le problème était déjà soulevé, dès la fin du xixe siècle, par Andrew Lang, et, récemment encore, en Italie même, Ernesto Bozzano publiait un livre qui s'occupait des Popoli primilivi e mani- festazioni supernormali [Verona, 1941]), mais encore il se déclare prêt à accepter toutes les conclusions philosophiques qui se dégageront nécessairement d'une validation de l'objectivité de tels phénomènes. Dans un premier chapitre — « II problema dei poteri magici » — , M. de Martino reproduit, d'après les meilleures sources, et commente un grand nombre de documents ethnologiques concernant la réalité des pouvoirs paranormaux des sorciers et chamanes : clairvoyance, lecture des pensées, divination, « voix des esprits », télékinésie, etc. Une assez longue analyse établit l'objectivité des cérémonies du « fire walking » chez plusieurs peuples primitifs (pp. 29 sq. ; l'auteur aurait 106 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
eu la tâche sensiblement facilitée s'il avait fait état des documents
accumulés dans le petit livre de Olivier Leroy, Les hommes salamandres. Sur rincombustibilité du corps humain, Paris, 1931). Les mêmes « pouvoirs » paranormaux sont d'ailleurs authentifiés grâce aux observations et aux expériences faites depuis la fin du xixe siècle sur de nombreux « sujets »et « médiums » par les instituts de recherches méta- psychiques (de Martino, pp. 56 sq.). Plus de doute possible, aujourd'hui, quant à la « réalité » de ces pouvoirs. Cependant, pour M. de Martino, le véritable problème ne se pose qu'après qu'a été établie la « réalité » de tels phénomènes. Il ne s'agit pas, en effet, d'une réalité dans le sens « naturiste », c'est-à-dire relevant de la nature même de notre univeTS physique, mais d'une réalité « historique », valable exclusivement pour ceux qui participent à un « monde magique », et rendue possible dans notre monde civilisé — et encore d'une manière sporadique et approximative -— par la régression de certains sujets (les «médiums », etc.) au niveau de la mentalité-primitive (pp. 179 щг). Dans un important chapitre — « II dramma storico del mondo magico » (pp. 91 sq.) — , l'auteur s'efforce d'interpréter cette « réalité historique » du monde magique à la lumière de la philosophie idéaliste de Croce. Il n'y a pas de « Nature objective » mais seulement une « nalura culturalmente condizionaia » (p. 68, etc.). L'homme primitif ne connaît pas, comme les modernes, Г« unité de sa propre personne » (p. 91) : c'est pourquoi il se trouve contiiTuellement devant le drame angoissant que constitue la possibilité de perdre son propre être (la peur de « perdre son âme ») et de voir également se perdre « le monde ». Pour le primitif rien n'est d'une manière décisive, au même titre que le monde est, que l'âme est, aux yeux d'un moderne. Le risque de se perdre est spécialement grand pour le sorcier, qui subit tant d'épreuves de souffrances, d'affres solidaires, de terreur, même pendant son initiation. Mais le sorcier finit par se sauver en maîtrisant les « esprits » et les « démons » qu'anime sa propre habilité psychique. En se sauvant, le sorcier « sauve » aussi la communauté entière, car il identifie les « forces » qui menacent chacun des membres de la communauté, et, par cette identification, il les maîtrise. L'idéologie magique est, en dernière instance, la véritable défense de la conscience précaire des primitifs. Le monde n'est jamais donné et Y être ii'ê*st jamais garanti pour l'homme primitif (p. 145), et c'est pourquoi celui-ci est travaillé par l'angoisse de ne pouvoir plus maintenir sa présence en face du monde. Pour l'expérience primitive, par conséquent, tous les phénomènes paranormaux sont « réels », parce qu'ils sont « historiques », c'est-à-dire rendus possibles par la condition psychique même des primitifs et par leur « monde physique » qui еЧ toujours, ne l'oublions pas, « una nátura culturalmente condizionata ». Quant aux pouvoirs paranormaux vérifiés par les expériences méta- psychiques sur des sujets modernes, ils sont inauthentiques à l'égard de notre réalité, créée et validée par notre « histoire » (p. 157). ANALYSES ET COMPTES RENDUS 107
Les conséquences qui découlent- de l'interprétation idéaliste de
ТЛ. de Martino se laissent aisément prévoir. La « réalité » — même la ■« réalité par' cosmique » — est toujours « historique », c'est-à-dire conditionnée le degré d'évolution humaine. Ainsi, par exemple, les « esprits » existent pour qui participe à un monde magique, mais ils ^ ne peuvent pas exister » pour les spirites modernes, саг Г« histoire » interdit à «es modernes de croire à l'existence objective des âmes des -défunts. Il est objectivement possible pour un pas'sorcier de parler avec les morts, mais les voix des morts ne peuvent avoir pour les modernes une « réalité historique ». Néanmoins Bogoraz a enregistré sur son de' phonographe les « voix des esprits » des chamanes chucktchi (cf. Martino, p. 49 sq.). De ce fait, leur réalité est « scientifiquement » assurée. Il s'agit seulement de décider si cette réalité appartient exclusivement à une certaine a histoire » (le monde magique des Chuktchis) ou si elle s'avère universellement valable. M. de Martino refuse « d'accepter comme une structure métaphysique de la réalité ce qui n'est qu'un résultat historique déterminé » (p. 240). Il se maintient, par conséquent, dans la perspective la'plus pure de l'idéalisme his- torieiste : le monde n'est jamais donné ; il est fait continuellement par l'homme lui-même, par sa propre volonté créatrice, en dernier ressort par son « histoire ». On a donc le droit de concevoir un nombre infini d'univers physiques, par exemple un Univers où les hommes pourront voler dans les airs, devenir invisibles et marcher impunément sur les charbons brûlants, en contradiction avec les « lois » physiques de notre univers actuel. On peut même concevoir un univers dans lequel les hommes pourraient devenir immortels et « divins » .Tout dépend de l'« histoire ■», c'est-à-dire de la volonté propre de l'homme. Nous ignorons si, pour sa part, M. de Martino serait prêt à admettre de telles conséquences . de son idéalisme historieiste, mais un doctrinaire de Г« idéalisme magique » comme M. J. Evola les a depuis longtemps acceptées dans une suite de livres ardus et troublants (cf., entre autres, Saggi sali idealismo magico, etc.). ' Laissons de côté les conséquences philosophiques des thèses de M. de Martino. Remarquons seulement que le « monde magique »dont il íait si brillamment la description n'a jamais existé comme tel. On ne connaît pas, au moins jusqu'à présent, d'exemple d'un peuple réduit exclusivement à l'expérience magique ni celui d'un peuple pour lequel le monde ne soit pas donné. Au contraire, tous les peuples primitifs pratiquent, à côté de la « magie », une « religion » souvent assez élevée (bien qu'il utilise largement les recherches du P. Gus'inde sur les Selk'nam de la Terre de Feu, M. de Martino ne tire pas parti <les découvertes de celui-ci quant à l'Être Suprême, à l'initiation, à la cosmologie, à la morale, etc., idées 'et rites où l'élément magique est visiblement dominé par l'élément religieux). On n'a pas encore non plus rencontré de traces d'un peuple doué d'une conscience à tel point 108 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
labile et précaire que l'hypothèse de M. de Martino s'en trouverait
aussitôt confirmée. Rien ne nous force à conclure qu'à un certain moment de son évolution psycho-mentale l'homme a été - exclusivement dominé par la peur de perdre son âme et de voir le monde se perdre devant lui. On a, au contraire, des raisons de croire que, dès le commencement, l'homme a eu conscience et de sa précarité et de sa force. La précarité existentielle n'est pas une expérience exclusivement primitive : la preuve en est dans le succès des écoles existentialistes contemporaines. D'autre part, les pouvoirs paranormaux ne se rencontrent pas uniquement chez les primitifs et les « sujets » anormaux du monde occidental, mais aussi chez les yogins, les fakirs et les « saints » de toutes sortes. Quand ils ont une structure « magique »,vces pouvoirs se conquièrent avec l'aide de certaines techniques qui impliquent une lucidité et une capacité de volonté et de concentration supérieures — et de beaucoup — à tout ce qu'un moderne peut mobiliser pour la conquête de son monde réel. Les nécessités de son argumentation « historiciste » ont contraint~M. de Martino à limiter la comparaison uniquement entre les pouvoirs paranormaux des primitifs et les pouvoirs des médiums modernes. Mais l'authenticité des pouvoirs des yogins, par exemple, pose un nouveau problème : la possibilité de. la conquête lucide et rationnelle de ces mêmes pouvoirs. Il ne s'agit donc pas exclusivement d'un « monde magique historique » (les primitifs) et d'une régression spontanée, mais historiquement inauthentique, dans ce monde (les médiums), mais aussi d'un monde accessible à tous et dans n'importe quel moment historique (car les « pouvoirs » yogiques, par exemple, ne sont particuliers ni aux hindous ni à une certaine époque historique, attestés qu'ils sont depuis les temps les plus anciens jusqu'à nos jours). Dans une étude publiée, malheureusement, en roumain (Folclorue ca instrument de cunoastere, dans Revista Fun- dalulor Regale, janvier 1937, et republiée dans le volume Insula lui Euihanasius, Bucarest, 1943, pp. 28-49), et en partant du même recoupement des documents ethnologiques par les faits métapsychiques qu'utilise M. de Martino, nous avons essayé nous-mêmê de résoudre le problème de la réalité des pouvoirs paranormaux dans une tout autre perspective. Ces quelques remarques suffiront, nous l'espérons, à souligner l'importance du problème discuté avec des compétences multiples par M. de Martino. Son livre est encore plus riche en documents et en idées que ce compte rendu n'a pu le montrer, et il peut déjà être rangé parmi les très rares contributions ethnologiques qui, tout en s'ap- puyant sur des faits, nous obligent aussi à les penser. Mircea Eliade.