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Smith Pierre. Les tambours du silence (Rwanda). In: L'Homme, 1997, tome 37 n°143. Histoire d'homme Jean Pouillon. pp.
151-163;
doi : https://doi.org/10.3406/hom.1997.370309
https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1997_num_37_143_370309
Pierre Smith
Avis au lecteur
Piège à pensée
Recelés sous les toits du secret ou tambourinés à tous les échos des capitales
du rite1, le silence et les membranes de peau qui le taisent ou l'exaltent, en le
faisant vibrer, renvoient ici au dispositif paradoxal que les ritualistes royaux de
l'ancien Rwanda entretenaient minutieusement pour en faire la toile de fond et le
décor mobiles de leurs divers autres déploiements : deux ou quatre2 tambours
principaux assignés, et ainsi haussés, au silence par les batteries somptueuses
d'autres grands tambours dont les manifestations étaient confisquées, dans le
royaume entier, au seul bénéfice de la production, cérémonielle et solennelle, ou
de l'évocation, protocolaire et quotidienne, de cet effet souverain distillé selon
tous les soins qu'on réserve habituellement au traitement des secrets de
fabrication. C'est là, suggéré de façon condensée, un des nombreux dispositifs récurrents
de par le monde, sous diverses formes, et intrinsèquement productifs, que j'avais
naguère baptisés « pièges à pensée » dans un souci de mieux cerner ce qui faisait
la spécificité des rites, quels qu'ils soient, et de pouvoir ainsi engager l'analyse et
la comparaison sur des voies mal explorées3.
En me référant, ici encore, à des rites quelque peu spectaculaires ou cérémo-
niaux, j'entretiens l'idée simple qu'on y voit mieux déployé, de façon plus
convaincante ou démontrable, ce qui fait le ressort intime de tout rite véritable,
fût-il des plus humbles et dépouillés, telle la prière marmonnée. Cette idée, je
l'emprunte parmi d'autres à l'organisation rituelle elle-même toujours soucieuse
du va-et-vient délicat entre extériorisation et intériorisation, et de l'oscillation aux
confins des pôles inhabitables du « trop lourd de sens » et du « vide de sens ». Il
suffit, pour l'illustrer, de se reporter au contraste souligné plus haut entre la
production et l'évocation de l'effet : dans le premier cas, les tambours principaux
« sortent de leur retraite » et, traités en personnes souveraines, prennent part aux
1. La cour royale du Rwanda ancien, en cela plus coordinatrice que centralisatrice, était elle-même
nomade et les divers emplacements, historiques ou récents, de ses stations restaient protégés et
pouvaient toujours être réinaugurés ; par ailleurs divers sites permanents associés à des « ritualistes-
rois » et d'autres, réinvestis par la pompe sonore à l'occasion de tel ou tel des grands rituels de la
royauté, s'ajoutaient aux premiers pour parsemer un paysage de collines habitées, mais sans villes
et sans villages, d'autant d'îlots de souveraineté.
2. La notion de la souveraineté (ingabé) dérivant de celle de la masculinité, un tambour principal
pouvait être pourvu d'un tambour « compagne » ; à la paire de tambours principaux du royaume, le roi
Kigeri Rwabugiri (1853-1895) en fit adjoindre une autre incarnant l'institutionnalisation espérée de
ses conquêtes lointaines lors du rite prévu sous son troisième successeur.
3. Voir Pierre Smith, « Aspects de l'organisation des rites », in Michel Izard & Pierre Smith, eds., La
fonction symbolique. Essais d' anthropologie, Paris, Gallimard, 1979 (« Bibliothèque des Sciences
humaines ») : 139-170 ; Id, « Le ' Mystère ' et ses masques chez les Bedik », L'Homme, juil-
déc. 1984, XXIV (3-4) : 5-33.
Les tambours du silence 153
solennités rituelles et à l'apparat public que scandent les batteries ; dans le second
cas, ces tambours augustes restent cachés, la cour vaque aux affaires selon
l'étiquette tambourinée et le rapport des batteries aux tambours silencieux n'est plus
qu'implicite et reste à démontrer, comme d'ailleurs sa prévalence lorsqu'il est
rendu simplement visible aux côtés d'autres liturgies et insignes du règne.
Le problème que pose la notion de piège à pensée est là : dans cette double
démonstration et dans la substance même du rapport que je pose comme
spécifique du rite, avec cette difficulté supplémentaire qu'il se doit — pour en susciter,
nourrir et stimuler adroitement d'autres relevant d' elaborations de tous ordres —
de rester sous-jacent, dérobé et donc intrinsèquement implicite. Comment, dès
lors, sans le dénoncer, rendre authentiquement sensible et en fin de compte
audible ce rapport qu'on peut dire « à mystère », entre un silence, recelé d'abord
par les tambours principaux, et ses échos divers, sonorisés d'abord par les
batteries qui (le ?) « déclarent » ?
Cette question, cruciale pour la suite, découle directement de la façon
délibérément contournée et paradoxale dont j'ai, dès l'entrée en matière, usé pour
présenter, en le postulant, un rapport premier dénudé de tout ce qui s'y insère et le
recouvre au point de le laisser inaperçu dans tout ce qu'on peut lire à ce sujet, la
notion substantivee de « silence » n'ayant même pas d'équivalent dans la langue
du Rwanda où l'on se sert pourtant beaucoup de la chose, mais comme d'une
action qui « tait » et fait taire, parler ou proclamer selon le cas.
Ce rapport tu et nu était, cependant, déjà posé en termes matériels sur le sol
même du royaume traditionnel avec sa cour nomade et ses capitales rituelles
occasionnelles où le retentissement des tambours annonçait une présence royale dont
la notion ne pouvait être séparée de celle d'un tambour principal recelé, justifiant
la souveraineté et ses échos audibles. Il était donc, par là, établi d'emblée, comme
géographiquement, dans la perception consciente qu'entretenaient tous les sujets,
et le roi lui-même, d'une dépendance à l'égard de ce qu'incarnaient différemment,
mais en positions nécessairement rapprochées, les deux catégories de tambours.
Les tambours de batterie figuraient une sorte de décorum acoustique et mobile
derrière l'écran duquel étaient abrités et parfois transportés les tambours
silencieux associés aux secrets de la royauté. Ces secrets, à leur tour, déterminaient la
production de roulements de batteries destinés à scander et souligner l'éclat
manifesté des différents aspects rituels et protocolaires de la souveraineté. Ce rapport
orienté du secret à l'éclat et de l'éclat au secret fournissait donc un premier indice
attesté, subsumant une variété de contenus associés et un rapport substantiel ainsi
suggéré, sans qu'on ait eu à pénétrer plus avant dans les significations proprement
dites et leurs arcanes confiés aux soins des ritualistes.
Tout en restant dans l'esprit de cette présentation du piège à pensée, on peut dès
lors introduire un troisième terme, celui dont la médiation actualise, pourrait-on
dire, la permanence du rapport de base et fonde en même temps, comme une
commande de réglage, la distinction entre le rituel au sens plein, d'une part, et le
protocole quotidien ou l'apparat occasionnel sans contenu opérant, d'autre part. Il s'agit,
en effet, des deux tambours plus petits qui s'identifient comme ceux du règne en
cours incarné par le roi vivant et la reine-mère investie avec lui. Fabriqués
rituellement, lors de l'intronisation, avec toutes les dispositions secrètes et solennelles
154 Pierre Smith
réservées aux tambours augustes, ils pouvaient en même temps résonner, c'est-à-
dire « déclarer », comme des tambours de batterie. À tous égards, ils combinaient,
en moins grandiose, les traits des deux catégories de grands tambours, mais ils
étaient d'abord préposés, comme leurs noms l'indiquent4, à la commande du code
acoustique ordinaire fait d'annonces et réponses du roi, plutôt qu'à la gestion et à la
suggestion du rapport de base primordial relevant des arcanes et des dits « ritua-
listes-rois ». Ainsi, dans le protocole quotidien et le simple apparat, l'écho que leur
rendaient, en le diffusant, les tambours de batterie était-il relativement déconnecté
d'une partie des significations lourdes qu'impliquait le rapport originel lors des
manifestations proprement rituelles. En offrant au roi une souplesse dans la gestion du
protocole quotidien et des manifestations de simple apparat, le premier de ces
tambours du règne en cours établissait, dans le cadre propre du dispositif de base
primordial, une régulation actualisant, sur fond de permanence dynastique, les caractères de
vie éphémère et de gestion politique courante qui faisaient de la personne royale, non
pas un simple préposé symbolique, prisonnier de la détention des tambours
souverains, mais un homme libre régnant effectivement au sens plein et quotidien.
En laissant ainsi émerger finalement la figure du roi d'un piège à pensée rituel
fondé sur les seuls tambours, mon regard ici, emprunté au point de vue ritualiste,
qui s'intéresse d'abord à ce qui est posé sur le sol, prend le contre-pied des
démarches habituelles qui font des tambours souverains de simples « tambours-
emblèmes de la dynastie »5 ou des attributs de la royauté, mais il retrouve, tout en
élaguant d'abord au maximum les contenus culturels particuliers, la visée
créatrice initiale qu'avaient sur elles-mêmes ces civilisations bantoues des sources du
Nil, point de vue que les diverses disciplines occupées à en restituer l'image n'ont
fait qu'occulter de plus en plus. Il y a de multiples raisons à cela, tant heuristiques
qu'historiques, mais il me faut d'abord étayer mon point de départ et montrer tout
ce qu'il implique d'éclairages nouveaux sur des données déjà traitées ailleurs.
4. Au tambour dit des « Salutations », commandant l'étiquette du lever et du coucher officiels du roi,
faisait pendant celui des « Acclamations » ou « cris d'allégresse féminins » dont l'écho répondait à
la proclamation rituelle des « exploits » masculins.
5. La notion de « dynastie » ou de « dynastique », reprise par tous les auteurs à une adaptation à nos
modes de pensée, voulue par Alexis Kagame dans ses premiers écrits, traduit, en fait, de façon
erronée, celle qui est brièvement évoquée à la note 2 ; la « souveraineté », dont la reine-mère était dite
1'« épouse » (umugabékazi), résidait dans les insignes du royaume, reflétant eux-mêmes la
conception qu'en avait d'abord ébauchée Gihanga, le « Grand-Inventeur» et fondateur mythique, tandis
qu'une des lignées censées descendre de lui en incarnait la détention soumise au rituel où les «
tambours-instruments », d'appel, de signalisation et de rassemblement, jouaient le premier rôle.
Les tambours du silence 155
d'un même dispositif essentiel où ceux qu'on bat ne font qu'exprimer ceux qu'on ne
bat pas. Dès lors, la cohérence de la pensée ritualiste étant ce qu'elle est, une
première vérification s'impose : pouvait-on faire retentir les tambours de batterie hors
de la présence, même dissimulée, d'un de ces tambours augustes fabriqués
rituellement ? À la cour et en présence du roi et de son tambour du règne, la question ne se
pose pas, mais le rite déplaçait parfois les éléments du dispositif. Par ailleurs,
certains personnages, reconnus comme des « ritualistes-rois », disposaient eux-mêmes
de tambours augustes héréditaires. Dans le peuple, l'affirmation la plus courante
était que les tambours de batterie ne pouvaient retentir qu'à l'adresse du roi et de
Karinga, le plus important des tambours souverains, identifié au royaume lui-
même ; il faut, cependant, l'étendre à ces consorts6 de l'un et de l'autre, en ajoutant
qu'ils ne pouvaient battre qu'en la présence conjointe et motivée du représentant de
chacun des deux termes associés dans ce qui est alors donné comme la première
forme d'un rapport de dédoublement.
Il faut entrer dès lors dans les arcanes du rituel et même sous les arcanes de
ces arcanes, car les premiers, parvenus à notre connaissance grâce à un monument
oral essentiel et aux volontés conjointes du roi Mutara III Rudahigwa et d'Alexis
Kagame7, ne nous révèlent, à bien des égards, que les moyens mis en œuvre pour
en suggérer d'autres, plus parlants, mais sur lesquels tout se tait, tandis qu'ils se
reflètent ailleurs, notamment en filigrane du mythe et des autres ressorts de la culture
traditionnelle ou de l'histoire représentée.
Ayant abordé le sujet ailleurs, je ne m'étendrai pas ici sur les articulations
diverses et l'étonnant fourmillement de détails inexpliqués qui caractérisent le
texte, long de près de cinq mille lignes, brèves et précises, des dix-sept scénarios
rituels, ou « Voies », composant un savoir mémorisé mot à mot, dont l'existence
même devait être tenue secrète. Les principaux ritualistes, ses dépositaires,
pouvaient s'y référer, en techniciens du rite, comme à un manuel d'instructions
minutieuses, mais aussi, en gardiens du royaume tel qu'on le concevait, comme à une
Constitution fondamentale. L'appareil de notes, les commentaires et les trois
index qui accompagnent une édition soignée8 reposent en grande partie sur des
recoupements effectués dans toute la littérature existant à la date de la préparation,
et notamment sur les nombreux écrits d'Alexis Kagame qui transcrivit en 1945 la
dictée des derniers détenteurs d'une mémorisation dont la pertinence et le champ
d'application avaient été rendus caducs, de par la volonté du colonisateur et des
missionnaires, depuis 1931. Dans leur « Introduction », ces auteurs et éditeurs
signalent que trois mots-clés n'ont pu, vu leur emploi constant, être repris dans
l'index ; ce sont ceux qui désignent le roi, les tambours et les ritualistes ; les
références les plus abondantes vont dès lors, dans l'index principal, aux mots
désignant les vaches et les taureaux. C'est donc, pour une bonne part, sur le filigrane
essentiel du texte queje me suis concentré avant d'en venir aux présentes considé-
6. « Consorts » est employé ici dans son sens le plus général et désigne les paires subordonnées à la
première, au sein de la notion de souveraineté.
7. Voir Alexis Kagame, « Le code ésotérique de la dynastie du Rwanda », Zaire (Bruxelles), avril
1947, 1, 4 : 363-386.
8. Marcel D'Herteflet & André Coupez, La royauté sacrée de l'ancien Rwanda (texte, traduction et
commentaire de son rituel), Tervuren, Musée royal de l'Afrique centrale, 1964.
156 Pierre Smith
rations et à d'autres filigranes qui s'y suggèrent. En effet, ce qui finit par devenir
le plus évident, au niveau des ressorts mêmes de la pensée ritualiste, et le plus
propre à éclairer ensuite maintes autres formulations à la fois claires et énigma-
tiques, est aussi ce qui n'est nulle part dit, ni même rendu vraiment apparent, tel le
jeu de dédoublements auquel j'ai fait une brève allusion. Mes références à ce texte
sont donc données ici avant tout comme des illustrations d'une démarche et d'une
intuition plus fondamentales que celles qui reposent sur la simple analyse de
données explicites, quand bien même elles relèveraient d'une première série d'arcanes.
Il s'agit de restituer une certaine transparence à ce jeu de filigranes où, sans être
les seuls, les secrets des tambours jouent les premiers rôles, et qu'une littérature
surabondante consacrée à cette civilisation, sur la trame d'idéologies et
d'interventions étrangères massives, n'a fait que recouvrir d'une couche opaque et
déformante sous laquelle le piège à pensée, n'étant plus reconnu pour ce qu'il est, en
vient à opérer d'une façon excessive et perverse contre cela même qu'il devait
défendre et qui était, par exemple, comme le texte le préconise en toutes lettres et
à tous moments, l'unité du peuple du royaume dans ses diverses composantes et à
toutes ses jointures, économiques, régionales, claniques, guerrières ou
dynastiques. L'immunité même des principaux ritualistes, jouissant de privilèges
royaux à la tête d'enclaves héréditaires, les tenait à l'écart des manipulations
conjoncturelles diverses et leur assurait les conditions d'une impartialité tout
entière dévouée à l'entretien de règles immémoriales dont ils étaient les gardiens.
Dès le commentaire à la première ligne de la première des « Voies » rituelles,
les éditeurs du texte émettent un doute sur cette traduction du terme inzira que
l'abbé Kagame, dans son article mémorable de 1947 et par souci, peut-être,
d'éviter de trop heurter une hiérarchie missionnaire alors triomphante et agressive à
l'égard de tout ce qui pouvait faire figure de religion traditionnelle rivale, a choisi
de rendre par « Voie », comme la langue l'y autorisait, mais qui pouvait tout aussi
bien avoir trait au kuzira, prévention, d'essence éthique et esthétique, des
réactions allergiques aux incompatibilités symboliques ; dans un article sur les
formules d'interdictions9, j'en étais venu à leur donner cette traduction, les présentant
comme une sorte d'inversion du rite qui peut alors se concevoir comme une
prévention positive, un « cheminement » à travers ce queje décrivais comme « un
terrain piégé », figuré ici par les situations critiques qui sont les seules auxquelles les
rites de la royauté du Rwanda accordent vraiment toute leur attention.
Le vrai problème, enfin, ne réside pas non plus dans le necplus ultra d'arcanes
pointant vers d'autres arcanes, qu'on ne peut cependant ignorer, mais bien plutôt
dans l'appui qui s'y prend pour opérer, par le rituel et dans la sphère profane, des
retournements d'effets de cohérence visant des rapports de cohésion, et y favoriser
des rejaillissements en extension, plus souvent assumés ou réassumés que
provoqués, de ce qui était déjà là, dans le vieux fond culturel de régions contrastées dont
les éléments les plus divers tendent à être repris sous forme de synthèse opérante
par l'ensemble des rites de la souveraineté.
9. Pierre Smith, « L'efficacité des interdits », L'Homme, janv.-mars 1979, XIX (1) : 5-47.
Les tambours du silence 157
Retournements
10. Parmi la quinzaine de grands clans officiels qui répartissaient idéologiquement l'ensemble de la
population du royaume dans des catégories à connotations historiques, rituelles et politiques, mais
indifférentes à la stratification sociale à base économique (éleveurs, agriculteurs, chasseurs-potiers)
et à tendance endogamique, celui des Batsoobe était considéré comme hors système et ainsi privé
de la référence à une espèce animale totémique ; censé descendre de Rutsoobe, fils bâtard de
Gihanga, le « roi » Tsoobe avait d'abord en charge la personne même du roi qu'il dédoublait
rituellement ; le puissant clan « neutre » qu'il représentait était ainsi censé n'être gouverné que par les
intérêts d'un ritualisme impartial dévoué à l'incarnation de la royauté.
11. Le lignage du « roi » Tege se rattachait au grand clan des Basindi (totem : la grue couronnée) dont
le lignage royal des Banyiginya constituait l'épine dorsale ; il incarnait, cependant, la captation par
Gihanga d'une autre tradition ritualiste, celle de l'antique lignage royal des Renge, épine dorsale
préhistorique du grand clan des Basinga (totem : le milan) considérés comme les autochtones
(« trouvés-sur-la-terre ») du Rwanda occidental et au-delà, c'est-à-dire de la zone qui fut jadis
entièrement recouverte par une forêt lentement défrichée et où devait s'épanouir d'abord la tradition des
« tambours régnant », venue de l'ouest ou du nord-ouest ; le Tege incarne donc la descendance de
Rubunga, ritualiste des rois Renge, déchus dès l'aube de l'histoire et dont Gihanga devint d'abord
le gendre ; Rubunga passa à son service, avec l'épouse féconde, pour mettre les tambours au
premier plan d'une tradition de la souveraineté culturelle reposant antérieurement sur les instruments
de la forge et des autres arts techniques, tradition à laquelle Gihanga devait enfin adjoindre, aux
côtés des tambours, les représentants matériels et culturels de l'élevage. Le Tege est aussi dit
descendre, dans la période proprement historique, de l'ancêtre éponyme Tegerangoma (« Le-piégeant-
pour, ou : -prévoyant-pour-, -le(s)-tambour(s) »), nom qui est à mettre en rapport, comme le terme
« Tege » lui-même, avec celui du chasseur mythique Rutegaminsi (« Grand-Piégeur-des-jours »)
que j'ai naguère présenté comme le prototype transculturel évident, sur le plan de la fiction
littéraire, de la figure légendaire de Gihanga lui-même (voir P. Smith, « Jambes-de-vent et Piège-les-
jours : deux chasseurs d'autres mondes », L'Homme, avril-sept. 1988, 106-107, 2-3 : 84).
158 Pierre Smith
12. Le Code des institutions politiques du Rwanda précolonial, Mém. in 8° Inst. Roy. Colon., Classe
Sei. Mor. et Poüt. XXXV, 1, Bruxelles, 1952 : 122, note 73.
Les tambours du silence 159
Difficultés
II est, enfin, un passage des textes qui semble contredire mon hypothèse de la
présence conjointe nécessaire d'un tambour auguste et d'un détenteur attitré en
16. Il n'est pas indifférent que ce lignage Swere (« Ceux-qui-baisent-pour ») de « ritualistes-rois »
manieurs de houes soit rangé dans le grand clan matri-dynastique des Beega (totem : le crapaud)
dont le premier ancêtre mythique est Mutuutsi, tombé du ciel avec son demi-frère Kigwa, ancêtre le
plus reculé des clans royaux issus de Gihanga et dits « Ceux-qui-descendent », comme la grue
couronnée, totem des Nyiginya, vient rejoindre, sur la terre humide, le crapaud, totem commun des
trois grands clans matri-dynastiques, dits « Ceux-qui-montent », dont les deux principaux se
rattachent à ce Mutuutsi, un apologue mythique faisant, pour sa part, monter le crapaud, ni vu, ni connu,
chez Foudre, père putatif de Kigwa ; en effet, la généalogie fait suivre Mutuutsi par Serwega,
ancêtre éponyme du clan et associé à l'art de la forge, puis par Gahutu dont peuvent se réclamer les
« rois » Swere, ce qui montre bien que l'organisation idéologique des clans se voulait elle-même
intégratrice, sur le plan vertical des catégories sociales hiérarchisées, d'un mouvement montant et
descendant entre « ciel » et « terre » dont le pôle était la souveraineté considérée dans son ensemble
et distribuée selon la pensée ritualiste. Il n'est pas indifférent non plus que la danse acrobatique la
plus impressionnante et célèbre des manieurs de houes du Rwanda consistât à faire tournoyer
celles-ci, en habit emprunté au bananier, à une quinzaine de mètres vers le ciel avant de les rattraper
près du sol et de saluer ; dans la mesure où la notion de « souveraineté » dérivait de celle de la
masculinité, c'est le rôle fécondateur qui, de la houe ouvrant la terre à la pensée de Gihanga ouvrant
l'histoire, est mis en avant dans le rapport ciel/terre qui y préside.
Les tambours du silence 161
cas de roulements de batterie motivés par l'expression des fonctions que ces
consorts incarnent : au début de la séculaire « Voie de l'abreuvage », en effet, dont
le très long scénario mémorisé (1 252 lignes) ne put être remis en œuvre depuis le
début du xvme siècle, un cortège sonore comportant des poètes, des chanteuses,
des chanteurs, des flûtistes et des tambours de batterie, accompagne les taureaux
royaux jusqu'à la capitale rituelle qui leur a été désignée ; celle-ci vient d'être
reconstruite et va ainsi être de nouveau inaugurée ; pendant le voyage et pendant
deux jours à l'arrivée, les tambours « retentissent » en l'honneur des taureaux
royaux, après quoi ils retournent à la cour, tandis que les taureaux siègent pour un
temps dans cette capitale qui leur est propre et d'où ils ne reviendront brièvement
à la cour qu'aux seules occasions rituelles où leur présence est requise. Parmi
celles-ci est mentionnée la construction d'une nouvelle capitale royale qu'il
faudra donc inaugurer, ou réinaugurer, à son tour. Lorsque cela a lieu, un an plus tard
selon la suite du texte qui décrit alors le protocole de la nouvelle installation
royale, la participation des taureaux ne fait plus l'objet d'aucune mention ; le
déploiement des tambours principaux et des autres insignes dynastiques y est en
revanche expressément souligné, tandis qu'aucun tambour auguste ni détenteur
attitré n'étaient dits figurer dans le cortège sonore qui menait à l'inauguration de
la capitale des taureaux.
Le caractère elliptique ou lacunaire de ces passages et de certains autres dans
le corpus des « Voies » appelle un commentaire sur celui, incomplet, du corpus
lui-même. Dans l'article de présentation de 1947, Alexis Kagame faisait état de
dix-huit « Voies » dont la dite « Voie de l'intronisation des taureaux
dynastiques » ; dans la publication de 1964, les éditeurs belges du corpus signalent que
cette « Voie » est absente de leur propre copie des transcriptions ; bien des années
après, lorsqu'il fut reconnu que ces dernières ne faisaient qu'un avec celles
effectuées en 1945 par A. Kagame, je me risquai à lui demander s'il comptait publier le
texte de cette dix-huitième « Voie » manquante ; il hésita un instant, puis me
répondit simplement : « En fait, j'ai appris qu'il y en avait encore une autre, une
dix-neuvième, celle concernant l'inauguration des capitales » ; je n'insistai pas,
mais ces mots que je reproduis fidèlement laissaient entendre de sa part une
recherche inaboutie, du moins en ce qui concerne cette dix-neuvième « Voie ».
Or, la matière de ces deux « Voies » entrait dans les attributions spécifiques du
troisième, par ordre de préséance, des grands ritualistes, le Heeka17, et l'on peut
17. Ce ritualiste représente le grand clan des Bazigaaba (totem : le léopard), premiers autochtones chez
qui s'établirent, dans la région inculte mais giboyeuse et poissonneuse du nord-est du Rwanda,
aujourd'hui parc national, les héros culturels « tombés » du ciel ; dans cette préhistoire mythique,
les Bazigaaba sont alors donnés comme dépourvus de tout élément culturel si ce n'est la science des
emplacements qui restera leur prérogative, non seulement dans les rites royaux, mais aussi, avec les
Basinga de l'ouest et les Bagesera (totem : la bergeronnette) du sud, dans l'établissement de toute
demeure au Rwanda. En revanche, il est clair que la garde des taureaux royaux ne fut confiée à ce
clan, dans ce même esprit intégrateur souligné à la note précédente, qu'en souvenir de la première
captation par Gihanga des ritualistes zigaaba appelés les Ubukara (« Noirs-de-charbon »), lorsqu'ils
se trouvèrent eux-mêmes privés de roi par la mort catastrophique, du fait de conduites précipitées
successives, de Kabeeja, arrière-grand-père maternel de Gihanga qu'ils engagèrent bientôt à quitter
les lieux pour un périple fructueux et une autre façon de conjuguer l'eau et le feu (voir notamment
Pierre Smith, « La lance d'une jeune fille », in Jean Pouillon & Pierre Maranda, eds., Échanges
et communications : mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss à l'occasion de son soixantième
anniversaire, The Hague-Paris, Mouton, 1970 : 1380-1408).
162 Pierre Smith
lire, tant dans une note du livre de L. Delmas18 que dans deux passages des
ouvrages d' A. Kagame19, que le dernier titulaire de cette fonction héréditaire,
Kabera (fils) de Nkwaya, avait été destitué, dès 1942, par le roi du Rwanda lui-
même, du dernier aspect encore effectif et lucratif de sa charge à cette époque,
c'est-à-dire de son rôle de gardien des principaux troupeaux rituels sur lesquels
régnaient les dits taureaux. D'autres données encore, telles ses relations anciennes
avec le roi déposé en 193 120 et son absence de la liste des grands ritualistes
dépositaires du corpus entier, pourraient expliquer que le Heeka n'était pas présent lors
de la dictée secrète de 1945, et que ses collègues, dès lors, soit ignoraient le texte
précis de ces « Voies », soit se refusèrent à livrer un dépôt qui ne leur appartenait
pas en propre. On serait ainsi en droit de tenter d'inférer de ce qui est précisé dans
certains passages du texte ou des divers commentaires, ce qui est manifestement
laissé de côté dans d'autres.
Mise en perspective
Les auteurs de l'ouvrage étudié {cf. note 8) insistaient sur le fait que la
transcription et la publication d'un tel « code rituel » constituaient alors un cas unique
en Afrique. Cette publication a d'ailleurs donné lieu à plusieurs années de débats
feutrés au sein de l'Académie royale des Sciences d' Outre-mer (arsom) de
Belgique. Il faut préciser qu'elle intervenait quelques années seulement après la
chute de la Monarchie et l'instauration d'une République précédant, en 1962, l'octroi
de l'Indépendance. Tout cela était donc devenu caduc, du moins en tant
qu'équivalent d'une sorte de Constitution secrète d'un royaume traditionnel. Il reste que
l'effort fourni à cet effet, dès les années 40, à la demande du roi (Mwami), par
l'abbé Alexis Kagame, premier transcripteur du même texte, permettait de dégager
des traits culturels, éthiques et esthétiques, récurrents et associés entre eux par le
support d'une cohérence logique propre aux rites. Je me suis efforcé d'en faire
apparaître la rationalité, l'épine dorsale, dans les pages ci-dessus restées à
l'état d'ébauche. Les manifestations artistiques de type traditionnel ou
d'inspiration officielle restent marquées par ce modèle, qu'il s'agisse de la chorégraphie des
danses, du contenu poétique de certains chants ou de l'intégration des vaches à
diverses pratiques ou évocations symboliques.
Mon autre idée, concernant cette « bouteille à l'encre sur le pupitre de nos études »,
était de cerner — comme j'avais commencé de le faire avec la notion de « piège à
pensée » — les ressorts des procédures du rite ici ou là, en distinguant ce qui relevait d'une
bonne logique, attribuable aux acteurs indigènes eux-mêmes, de ce qui apparaissait
(surtout dans l'interprétation ou le commentaire de divers auteurs, seules sources, dans
la plupart des cas, de descriptions de ces rites africains) comme de purs sophismes,
18. L. Delmas, Généalogies de la noblesse (les Batutsi) du Rwanda, Kabgayi, 1950 :157.
19. A. Kakame, Les milices du Rwanda précolonial, Bruxelles, ARSOM, 1963 : 17-18 ; et L'histoire
des armées bovines dans l'ancien Rwanda, Bruxelles, ARSOM, 1961 : 13-14.
20. Intronisé par la colonisation allemande à ses débuts, l'ex-roi Yuhi V Musinga était alors
emprisonné à Albertville (Kalémié) où il devait mourir en 1944. D'autre part, Kagame fait état de «
pourparlers » qui « durèrent trois ans » (1942-1945).
Les tambours du silence 163
CNRS, Paris
Pierre Smith, Les tambours du silence (Rwanda). — L'ancien royaume du Rwanda disposait
d'une Constitution secrète fondée sur un ensemble de rites royaux devant s'accomplir selon
des scénarios codifiés transmis oralement et dirigés par des ritualistes spécialisés. Se fondant
sur une analyse de l'ensemble des « Voies » rituelles éditées dans l'ouvrage de référence et
sur des sources connexes, l'auteur s'est efforcé de dégager, en filigrane des dix-sept rituels
ainsi publiés, les traits récurrents conférant à cet ensemble une ossature. Celle-ci repose
d'abord sur le jeu d'étalage et de dissimulation, de battements et de non-battements de
différents types de tambours.