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i L'art négro-africain

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J QUE SAIS-JE?
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J L'art
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_) négro-africain
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J JEAN GODEFROY BIDIMA
, Docteur en Philosophie
_) Diplômé d'Etudes approfondies en Esthétique et Sciences de l'arl

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Pour Afana, Be la et Forno ...
INTRODUCTION

«En Afrique, l'art est en suspens, comme intimidé,


sur le seuil. On lui fait partout bon accueil, mais c'est
son passé qu'on reçoit plutôt que lui-même. Ainsi se
DU MÊME AUTEUR tient-il, hésitant, à la porte de la communauté interna-
tionale. Sera-t-il pop'? Sera-t-il concret, conceptuel?
· . . . rfi · · De /'École de Francfort à la Dans quel train sautera-t-il en marche? »1 Et s'il choi-
Théorie critique et rn?dermte npeg~o-a;~hl.i~~tions de Ja Sorbonne, série
« Docta Spes afncana », ans, sissait de ne pas prendre ce train-là, de marquer une
« Philosophie », 1993. . li « Que sais-je? »,
La philosophie négro-africaine, Pans, PUF, co . pause antipublicitaire, de «suspendre son vol», d'es-
n° 2985, 1995. l (' 't )
La palabre. Altérité et juridiction de la paro e a parai re .
quisser un silence et de rester hors jeu, afin de démas-
quer le jeu douteux dans lequel il est lui-même devenu
complice mais dont l'enjeu est ailleurs, dans une reli-
giosité stérile, dans des marchés encombrants, dans des
Etats mécènes et dans un nationalisme étroit? La pause
s'oppose à la marche, la suspension à l'affirmation
brute, l'esquisse à la certitude, le démasquage à l'occul-
ù
tation et le hors jeu au jeu. C'est dans cette perspective ü
que l'art sera interrogé relativement à l'Afrique.
L'énoncé «En Afrique, l'art est en suspens ... » laisse-
rait voir qu'il s'agit de l'art (une universalité) qui se se-
rait exprimé en Afrique (une particularité). Mais la for-
mule l 'art en Afrique ne sera pas notre propos, car elle
suppose parfois un idéalisme consistant à croire qu'il
existe une essence de l'art autoconsistante qui, telle ù
l'idée hégélienne, sè déploierait à travers monts et vaux
dans les contrées diverses. Nous traiterons plutôt de
L'art négro-africain. Mais là encore, certaines ambiguï-
tés doivent être levées, en commençant par le cadre
ISBN 2 13 048389 5
Dépôt légal_ 1'° édition : 1997, juillet
1. Collectif, Sculpture contemporaine, les Shonas d'Afrique, Paris, Mu-
© Presses Universitaires de France, 1997 .
sée Rodin, 1971, p. 3. (J
. 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Pans

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nant les modalités d'autocritique et d'auto-ironie de cet .· ·
J d'étude. D'abord, que la formule «L'art négro-afri-
art r~stent f<;>rt.peu f~équentes. Au fond, pourquoi par- ·
i

J 1 cain »-commode pour un titre d'ouvrage - ne trompe 1er d art ~fncam, pmsque, selon certains, les Africains
personne. L'art négro-africain entendu comme. la ma- ne connaissent même pas le terme art? «Le niot art
__)
nifestation d'une essence nègre dans les product10ns ar- n'est pas approprié lorsqu'on parle d'art africain car
_) tistiques est une invention de l'ethnographie coloniale. c'est en fai~ un te~me européen qui trouve son origine
J Ce qui lui a valu cette définition ironique: «L'art afri- dans la philosophie grecque, pour être ensuite (ldopté
cain? C'est l'art des Africains, revu, corrigé, vendu et par la culture européenne. »1 Cette opinion renvoie aux
__) édité par les Blancs!» Ensuite, l'art africain a servi aux
so~rces, d?nspiration. ~ion ne peut pas parler d'art afri-
.J Africains à asseoir et à affirmer « l'africanité ».
cai!1, d ou (unde ?) viennent l.es productions iconogra-
J Qu'était cette « africanité », sinon une affirmation exa- p~iques qu on trouve en Afrique? Cette question im-
cerbée de l'obsession de la différence, qui n'était pas plique celle ~es origines qui ne nous intéresse pas ici,
) franche des relents racistes et nationalistes ? Le cadre
c~r elle est ~res complexe et va de la métaphysique à la
_) de cette enquête voudrait qu~ la fo~ule «L'art .négro-
d~~o~r~~hie en pas.sant pa~ l'archéologie. Quant à la
africain » s'entendît au pluriel. V01là pourquoi notre
J analyse portera sur les arts négro-africains. L~ pluriel p~rwd1c1t~, ~Ile ,sus.ci~e une, mterro~a~ion: de quel art
J negro-afncam s agit-il, de 1 art traditionnel ou de l'art
indique ici la fragmentation ainsi que le primat du
~oi:itempora!n? Cette quest~on, c~rtes importante pour
_) multiple et de la diversité sur les identit.és subsuman- 1 historien, 1 ethnologue et 1 archeologue, ne nolis con-
tes1. Ce travail se limitera à la peinture et à la sculp-
__) ~erne p~s, car nou~ nous situons dans la perspective de
ture. Quant à sa présentation, elle pose une sé~ie d.e
.J 1 esthe!ique de la ~eception (~adamer, Iser, Jauss) avec
préalables relatifs à la sémantique, aux sources d'mspi-
sa ~oti~n de «.fusio°: ~es- horizons». Qu'importe ·qu'un
.J ration, à la périodicité, à la démarche et à la pré- ~bJet d art s01t tradit10nnel ou contemporain l'essen-
supposition. Sur le plan sémantique, le terme «art tiel est qu'aujourd'hui il y ait une «fusion des hori-
J africain» est devenu préférable à celui de «l'art zons» entre nous, les «attentes» en gestation dans la
) nègre», jugé trop coloniaP. Mais alors, apr~s ce ~~an­ soci.été et «l'horizon de l'objet». C'est cette fusion des
) gement sémantique, a-t-o_n fait un ex~men geopohtiqu~ horizons qui est importante dans la saisie de l'art
de l'art africain? Ce n'est pas sûr. Si on a abandonne comme événement.
.J l'analyse ethnologique, en revanche les études cancer- ~'agissant de la démarche, l'horizon de cette présen-
J t~tion est la modernité; il s'agit de répondre à laques-
.J 1. Cette perspective ne s'occupe pas des esse~ces (ce~le .de l'a~t et de
tion du rapport de l'art africain à la modernité'. Pour
_) l'africanité) mais de la manifestation de l'~r~ n~gro-afncam. La1s.ser la °:ous,.celle-ci. n'est ni le modernisme, ni l'occidentalisa-
question métaphysique ~es essences po1;1r pnv1légier c~lle de la rnamfesta- tion des sociétés africaines, ni l'intrusion de la tech-
J t1on implique l'installation dans la région 1:llodale et 1~confortabl~ de. la
relation et de l'articulation des réseaux. C:e hvre sera bât.1 s~r }es categones noscie~ce dan~ l'art africain, mais ce qui, au sein:d'une
.J modales et non sur la question substant1ell~ de la « qu1dd1te >~.,Seules les formation sociale et historique, assure le principe de re-
modalités disent l'art comme événement. Suivant quels modahtes et agen-
~ cements se dit l'art négro-africain?
.• ,- 2. C'est le sens du colloque tenu à Paris en 1990, De l'art nègre à l'art
) africain, Paris, coll.« Arts d'Af~iqu~ n~ire », 1990. On y trouve, avec q~el­ . 1. Thelma, Art et artisanat africain aujourd'hui, Paris, Éd. de la Cour-
ques aménagements, l'espri.t qui amma1t l~s an.alystes des rapports de 1 art
\_ ...
ttlle, 1976, p. 9.
._J primitif et les courants cubistes et express1onmstes comme Jean Laude.
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nouvellement qui pousse la société vers un dehors, afin impli~ué dans ses enjeux, situations et réseaux. Ensuite, (_)
de libérer en elle le non-encore-accompli. En ce sens, il on_pr~sentera un mouvement allant des problèmes re- 1
peut y avoir une modernité de la tradition, une moder- latifs a la rep_résentatio~ en sculpture (chap. II) à ceux i
1
0
nité de l'actualité et, inversement, un conservatisme de de la produc~zon des peintures (chap. III). Enfin, se po-
1 (_)
l' actualité et un traditionalisme de la tradition. Com- sera la question de la représentation de soi et des autres
µ1ent l'art africain peut-il, à son niveau, indiquer à la dans l'art, d'où l'étude des fantasmes sur l'art africain
;Société africaine un dehors ? Comment peut-on lire les (~hap. IV) d'une part, et celle des perspectives (chap. V) ()
préfigurations et les esquisses de ce dehors à travers d autre part. ()
il' art? Comment le miroir des jeux de l'art nous laisse- ()
:t-il observer les réfractions et anamorphoses du conser-
:vatisme social? Notre démarche a un présupposé: c'est ,:_)
par une Théorie Critique de la société africaine que I~
l'art peut œuvrer pour l'émancipation (au sens kan-
;tien !) dans ce continent. La spécificité de notre livre
(J
consiste à montrer que ce qu'on a jusque-là présenté (_)
aux yeux du monde comme art africain n'est qu'une ü
partie de cet art (l'art des dignitaires tribaux et de la so-
. ciété « normale »). Il manque sa « part maudite »: ~
·l'art des marginaux et des exclus. La société dans son /~

i· mouvement laisse des traces derrière elle (la tradition)


: et expulse des pratiques à côté et hors d'elle (l'exclu-
__)
'. sion). On s'est donc trop occupé de l'art africain
i comme trace en laissant 1' expulsé de côté. Or, pour ü
· sauver l'expérience-vécue africaine, toutes les pratiques (.._)
•doivent être reconsidérées 1. Peut-être, par ces marges,
J par ces franges (elles ne sont pas exclusives!), trouvera-
. t-on le principe de renouvellement des sociétés africai- __)
nes! L'exposition aura cinq étapes. D'abord, il s'agira -.._)
· (chap. I) d'analyser l'art africain comme un événement
..)

\ î . C'est sur la ligne tracée par W. Benjamin que nous inscrivons notre
' tentative de lire l'histoire à travers ses rebuts et ses chiffons. Ce faisant, ù
; nous refusons la lecture officielle de l'histoire africaine et préconisons
\ l'émancipation (au sens du Sapere aude ! de Kant) d'une histoire et d'un ù
; discours africains dominés. Lire l'art africain impliquera ici l'exigence
· éthico-politique de regarder l'expression de la souffrance humaine. L'art
est ici un « analogon» qui renvoie à la condition existentielle africaine et
surtout qui deµiande, humblement, un droit : celui des peuples africains à 1
disposer de leurs «échecs» et de leurs histoires.
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_) Chapitre I

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_) ENJEUX, SITUATIONS ET RÉSEAUX
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_J I' I. - L'ethnologie et la « mission » :
) lire l'art, lier l'âme
_)
L'ethnologie, la «mission», et l'art sont des institu-
_)
tions qui obéissent à une organisation, à des symboli-
) ques, à un processus de légitimation et d 'idéologisa-
_) \ tion, à une structuration de la représentation de l'es-
pace, de l'action, du temps et du Sujet. Qu'advient-il
_) lorsque l'ethnologie comme mission rencontre la
_) «Mission» chrétienne dans leur désir de traiter l'art?
__) Comment s'opèrent les chiasmes survenant de îa ren-
contre de ces trois institutions (ethnologie, «mission»,
) art) qui entretiennent entre elles un peu plus que des
) rapports de proximité? Et qu'est-ce qui surgit lorsque
_J des institutions produites dans une histoire particulière
avec ses priorités et ses desseins - l'ethnologie et fa mis-
__) sion chrétienne - rencontrent une institution (l'a~t afri-
_) cain) dont l'histoire a subi une occupation symbolique
__) non choisie? L'art africain, une fois intégré dans une
formation sociale où l'espace tribal rencontre l'État,
__) garde-t-il le même statut? La question est ici de voir
_) comment s'opèrent les entrelacs entre les légitimations
de l'ethnologie (et de la mission), les représentatiqns, et
_)
les significations des arts africains. Il s'agit, en démê-
:J lant les nœuds issus de cette rencontre, de situer l'art
) •·• négro-africain dans son rap,Port à l'histoire coloniale
récente, à l'émergence de l'Etat, et surtout d'observer
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du futur. La ~ixati?n sur l'archaïque est second,
les courbures infligées à l'art négro-africain à partir de u?e
see parapproche identitaire
,· , ee p~r
du social · Celle-c1. est caractén- )
.cette rencontre. Cet intérêt politico-historique est dou- un preJuge culturaliste : les sociétés af . .
:blé d'un enjeu herméneutique. Lire l'art à travers la co- sont conformes au modèle h" ncames ü
1onisation, c'est évaluer sur le plan du signifier quelles l<l: répétition et le conformi:U~! :qui~' où l'unanimisme, 1.)
,variations produit un choc d'interprétations au niveau d1er, qui critique cette saisie fixi:fe1quent t.out. B.al~n­
. de l'imaginaire esthétique négro-africain. Comment se conclut que cette ethnologie t .t du s?c1al afncam,
·métamorphose la lecture en liaison, et quelles sont les variants et à l'immobile afin d~efi a1 ~ttentlon qu'aux in- ü
étapes qui ont fait de l'interprétation de l'art une praxis un «perpétuel présent ethn Ighe~ e mouvement dans (_)
C' , ,. , . ograp ique »1
: de liaison de « l'âme africaine » ? est a 1 mteneur de ce moul ·d . :
africains ont été traités L' t e/ e~tltaire que ~es arts
:.._)
a) Lire l'art. L 'ethnologie. - C'est dans le combat
pour un modèle générateur d'une vision du monde qu'il de situer l'essence de .l'âi:~ a{1cam ~erm~tt~1t ainsi u
faut replacer le traitement de l'art africain par une cer- abordé d ·, n gre. L art eta1t donc
1__)
taine anthropologie coloniale et le christianisme mis- ceci ou c:iami.al mere subbstantialiste/essentialiste. Il est
, a une su stance ne . (_)
sionnaire. L'amour ou la haine de l'art africain n'étaient fonction répétitive au sein ' va:;e!ur et, dans sa
pas adressés à l'art en lui-même, mais à la vision du dévoile l'anhistoricité des s~cré~~s so~1~te. conse~s~elle, t.)
monde qui le présupposait. L'intérêt pour l'art africain rent l'histoire, c'est-à-dire le m a ncames q~1 igno- ()
était un combat politique d'une vision du monde con- l'art ici tout en liant l'âme f . ~uvement. On ht donc
b) L. . a ncame I:_)
quérante qui continuait son combat économique par ier l'âme. Les « missions » . Il s' .t d
une guerre des représentations. L'ethnologie coloniale en lumière le mouvement contrad.---;- . agi e mettre ')
fonctionnait avec une certaine catégorie d'histoire en ar- . missionnaire chrétien à l'art afric~fno~e du.r~pport.du __)
rière-fond. On étudiait les sociétés africaines soit comme de la destruction systémaf d . est ICI question
anhistoriques, soit comme historiques («historique» destruction est légitimée ~;.ue es œuvr~s d'~rt. Cette CJ
· défi.ni ici avec les critères du fonctionnalisme et de l'évo- . }es objets d'art étaient dei ri·/~e ps~ud?-zdentification:
lutionnisme produits dans l'histoire occidentale !), avec, fication a elle-même un fi ed1c es, es _idole~. L'identi-
comme corollaire de cette conception de l'histoire, la no- t~ropologique. Sur le pla:~n::ent :he?log1que et an-
tion de Progrès. S'organisant comme une mission, sous- ve que la religion était la b r~p~ ogique, on a trou- _)
tendue par une philosophie de l'histoire historiciste, ;i-"'si toute production arti~:~U: .~~~~':[: ,:'!~i~:e. )
l'ethnologie avait dans ses recherches l'usage d'un pré- omman te rehg1euse Seul 1 · · s-
nes étaient fausses et leurse~ent, des ~1g1?ns africai-
_)
supposé mi-biologique, mi-culturel: la notion de race.
d'où un argument théologiq~:~éceoula~:1~~ }.otems,
(~
S'agissant des thèmes traités, ils sont subsumés sous
le goût de l'archaïque. Tout domaine d'étude est exami- « tu ne f~ras point d'images taillées » ameux 0
né, s'agissant des sociétés africaines, dans une perspec- ~e yandahsme culturel était donc th, 1 ~u décalo~e. _)
tive régressive, où une pratique sociale est toujours ra- tifie. Chez les missions protestantes~~eo~~;,;:~~e~~!~:~
menée vers l' arrière, vers les temps immémoriaux, vers
un originaire qui serait la séquence inaugurale. Se pro-
file à l'horizon une ruse de l'ethnologie consistant à re- G.251.
l. p.
1985, Balandier' Anthroipo-/ogiques, Paris, Librairie G . française,
fuser une analyse des sociétés africaines du point de vue
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·~ ) fétiches, s'~st ~~issé d?~es~iquer par le clergé africain, .


le fétichisme était radical et sans nuances au début, pourtant _s1 ~ntlque vis-a-vis de la praxis missionnaire.
J tandis que chez les catholiques ro~ains les enc_Ycliques L,es _Afnc~i~s continueront l'œuvre missionnaire
) pontificales relatives à la « mi~sion » f ?~rm~llent de d asszgn~r al art une hétéronomie. Pour le missionnaire
_)
contradictions à l'égard du traitement a mfüger aux l'art ~fn~ain est _un_féti~he au service du diable,'! pour l~
cultures locales. Mais, dans l'ensemble, protestants et cle~ge .negro-afncam, 1 art africain est une merveille
catholiques se rejoignent dans la de_struc~io~ et la_ déva- qm d01t se mettre au service de Dieu. Dans les cteux cas
_) lorisation de l'art africain. Un ancien miss10nnaire ca- l'a.rt a pour finalit~ ~e ré~oncilier le sujet négro-afri~
tholique au Gabon affirme : « ... les protestants et les ca_m _avec 1:1ne Totahte: l'« Eglise Universelle». Chez les
catholiques romains qui se rencontrent dans les colo- m1ss10nnaires, la réconciliation passe par l'abahdon et
nies ... combattent ensemble le même combat contre le l'exclusi_on de l'art, et chez les autochtones elle suivra
le ch~mm de l'intégration de l'art au sein du royaume
1
paganisme fétichiste... » • . • .
Les missions protestantes suédoises mirent ams1 la de Dieu: C' est l_e sens du très ambigu mouvement d'in-
) mission sanitaire au service de la dépréciation de la sor- culturatlon 1 qm serait un prolongement catholique du
j cellerie au Congo. Les protestants se méfient des ima- « retou~ aux sources» cher à la négritude. Ce terme a
ges depuis la Réforme et ils (méthodist~s, bapt~ste_s et ~01;mé heu ~ une critique politique, car « l'inculturation
)
anglicans) ne supportent pas les figurines afn~ames etalt trop hée à la défense de la culture africai:b.e alors
_) fruits du monothéisme dégradé2 • Les catholiques, que le combat doit être politique »2 • C'est sur cette li-
) quant à eux, ont eu quelques encycliques papales - Di- gne de politisation du message catholique face aux dé-
vinum illud munus (1897), Maximum illud (1919), Rerum fis n?uveaux que l'abbé Ndi formule ses propositions.
_) ecclesiae (1926), Fidei donum (1957) - qui constituaient Se de~arqua~t du.courant anthropologisant qui a ali-
) le cadre juridique d'appréciation des autres cultures. 1!1ente l~s. theolo!?1ei:s africains, il veut d'abord que
) L'enjeu de l'extension du « Roya1:1me » chez les sauva- 1 art. r~hg1e~x afnca~n mette un «point d'honneur à
ges impliquait parfois la destruction de leurs cultures. co~s1derer 1 espace dit profane comme lieu de manifes-
_)
Cependant un autre texte pontifical datant de 1659 tation et terrain d'invitation à la liturgie »3. Après
.J demande aux missionnaires de respecter les cultures lo-
.) cales3. Les catholiques romains ont changé de tactique
après Vatican II et l'art, au lieu d'être assimilé aux 1. J?es ~t1;1des sur ce suj~t: Civilisation noire et Église catholique (Col-
.J 1oque d .~bid1an), 1977, Pans, Présence africaine, 1978; La Théologie aji·i-
caine s interroge, Colloque d'Accra, 1977 Paris Harmattan 1979 ·
_) J: Ag?s,sou, _Chris!ianisme africain, Paris, Ka~thala, i987; E. Mvdng, s i~
l. M. Briault, Les Sauvages d'Afrique, Paris, Payot, 1~~3, p. 274. rztuc:tzte
lz d''Alji · K en hAfrique, Paris ' L'Hamrnttan , 1987 ·, J. P'.enou k ou
et lzbératzon p
2. Kongo Konferensprotokoll 14-19/1, 1882, § 8? cite par A. Dal- Ég ses rzqu_e, ar~ a1a, 198~; J.-M. Ela, !Ja foi d'Africain, Paris'.
malm L'Église à l'épreuve de la tradition, Paris, Editaf, 1985, p. 105; ~a~h~l\i~~5·, J. Ndi-Okal,la (dir.), I~cul~uratzon et conversion, Kartha-
Th. Anderson, Svenska Missionforbundet, Stockholm, 1928, P-, l~~· trad. , . a~is, ,. , K. Ogbu, Presence de 1 Éghse en Afrique in Ld théologie
A. Dalmalm, B. Salvaing, Les missionnaires à la rencontre _de JAjnque au arjiricaines interroge, p. 29. '
XIX' siècle, Paris, L'Harmattan, 1994, p. 26_6. Cependant insistons sur le 2. J.-~. Ela, op. cit., p. 209. ;
fait que souvent les missionnaires cherchaient les germes de la croyance 3. l-;ld_i 9~ap~, op. cit.. y. 50. La question est ici juridique; e~ vertu de
dans l'a~t, car ap~ès tout, cet art fétichiste renvoie à ~1;1elq~e chose d'autre 9u~lle legiti~i~e 1 art chrétleJ?. devra-t-il transfigurer l'espace profane pour
qu'il fallait prendre en considération: le substrat spmtuahste des cultures m:--it~r celui-ci à une v.aste liturgie cathartique? Au nom de quels force
africaines. . éd 1907 ° 135 pnnc1pe, . norme, et exigence? Qu 'est-ce qui justifie «l'invitation» à l~
3. Collectanea S. C. de Propagande Fide, Rome, 2' ., ,n , co1omsat10n de 1espace profane par l'art religieux?
I, p. 42. Le Siège apostolique et les missions, 1, p. 18-19.
15
14
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i•.

noccupation de l'espace, l'art africain investir~ ensuit.e


sera focalisée sur Senghor et Césaire qui, à proprement ()
parler, ont été les fondateurs de la négritude 1•
les consciences; «il doit se faire confesseur, pedagogi- )
Les rapports entre l'art africain et la négritude tour-
que et éducateu~ ... »1. La« po:e~tas do~en~i »de ~et art :..)
neront autour du contexte de celle-ci (ses définitions et
portera sur qu01? Cet art (chretien) africau:~ represente-
ses conceptions de l'art). Le contexte de naissance de la 1.J
ra-t-il l'intégralité de l'expérience vécue africam~? ~a~­
n~gritud~ est colonial; la France a un vaste empire colo-
l~ra-t-il de la sexualité? Quel sera son statut vis-a-vis (
mal au sem duquel se joue la dialectique entre asservisse-
des montages de la culpabilité? Avec cet~e ~ncul!ura­ 1'
tion nous assistons à une double ruse ideologique. ment et émancipation des peuples. Dans les colonies ré-
gnai~ un~ expl~i~ation économique soutenue par une ~

D'abord en « africanisant» le message catholique à 1.

travers l;art on instaure une fausse familiarité entre le dommation politique, et cette situation de déshumani-
sation débouchait sur une prise de conscience dont la né- \
sujet négro:africain et ces .symboles .q~~, .mo~tr~nt les ()
g:itu~e ~tait la ,fo~ul~tion intellectuelle. Des groupes
figures, les lignes et les traits de sensibiht~ africame, au
d Africams et d Antillais se sont formés d'abord autour ()
niveau visible renvoient à un invisible qm est une ela-
de la.revue Légitime Défense (R., Menil et J. Monnerot),
boration chrétienne. Ensuite, cet art devient arrogant,
e11;su~te, autour de la revue L 'Etudiant noir2 (Senghor,
()
car il a la vérité, il l'enseigne ( docet) ! Il manque po~r
Cesaire, Dama~ ... ). Quant à la définition de la négri- \)
bet art l'aspect processuel qui fait de l'.art un l~eu d'h~si­
tations de contradictions, d'élaborat10n, mais aussi de tu?e, elle es~ variable. La définition politique fait de la né- ()
gritude « l'mstrument efficace d'une libération »3 et le
'. suspen~ion du sens. L'ethnologie coloniale et la «mis- ( _)
ision » ont donc déterminé le traitement actuel de l'art lieu de libération : «Haïti où la négritude se mit debout
:africain. Cet avilissement de l'art a suscité une réaction pour .la pr~mière. foi,s. »4 Une définition anthropologique _)
et axzologzque fait d elle «le patrimoine culturel, les va-
,:des Africains. le~rs et surtout l'esprit de la civilisation négro-afri-
c~m~ »5• Elle est aussi vue sous l'angle psychologique (la (j
IL - Réactions et impasses africaines : ne~ltude comme comportement)6, additionnée d'une )
les négritudes notl?n de ~ac~ noi:~ omniprésente et, la définition exis- ·._)
tentielle fait d elle 1 etre - dans - le monde du noir.
. La négritude peut être interprétée comme un mouve- :J
ment politique, esthétique, stratégique e.t éco.no~9.ue ù
, (ses productions et thémat~q~es font vivre ecrivam~, . 1. Le pr~mier à. concevoir la négritude comme affirmation de l'~tre­
\_)
maisons d'éditions et associations savantes!). Ce qm, hbre du 1:'.1?1r se~ait, ~elon une certaine vision, Toussaint Louverture,
esclave h:iit~en qm se revolta contre la France. D'autres verraient le début ()
1 au niveau de son appréciation de l'art, implique une
de la ~eg_ntude dans la Renaissance nègre issue des mouvements de
: distinction nette entre les diverses modalités d'expres- revendication et d'émancipation noirs américains. \._)
2. Ma~s on P<;>urrait, aj.outer, comme le fait G. Ngal, La Revue du
, sion de la négritude, car au sein de ce mouvemen~ il
existe des tendances contradictoires2 • Notre attention
fv!o_n4e noir (cf. Aimé Cesarre..., Présence africaine, Paris, 1994) qui était
dmgee par Sajous (Haïti) et Nardal (antillaise). u
3. Thème assez constant chez tous.
4. Césaire, Cahier d'un retour au p~ys natal, Paris, 1960, p. 46.
u
1. Ibid., p. 50. , d'fi · · · L 5. Senghor, Rapport sur la doctrme et la propagande in Jahn Ma-
2. L. Kesteloot a fait un im'.entair~ des diff~rente_s , e mitions, m es nuel de l~tté~ature africaine, Paris, Resma, 1969, p. 255. ' '
écrivains noirs de langue française: naissance dune lztterature, Bruxelles, 6. Cesaire, op. cit., p. 89. (
1963, p. 120 . .
17
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J Quant aux conceptions de l'art, nous observons une
_) dialectique chez chacun des deux penseurs entre une 1 société africaine était unanimiste, massive et s ~ns te~~ ·
sions d'une part, et, d'autre part, qu'il ne peut y avoir
J conception dynamique et une conception rétrograde. t de création que dans l'ordre et l'homogè'!e; ~omment
_)
D'abord
. .Césaire. Il y a chez lui, d'une part' une esthé- concilier l'adoption du surré~lisme - qm .~ta~t· sur le
tique q~1 se dégage de ses poèmes et, d'autre part, sa f
( , plan de ses procédés, an-archique - dans 1 ecntu;e ?es
( conception propre de l'art. De ses poèmes émerge une
f poèmes et le principe d'ordr~ sur_le plan de ~a c_::rea:10~
J esthétique contextuelle' qui puise aussi dans le surréa-
lisme. Césaire créa des néologismes, désintégra le lan- [ culturelle? D'abord, il n'y a Jamais eu en Afnqlfe ~ unz-
) té culturelle primitive : toute société ayant plusieurs
gage2, introduisit la discontinuité du ton et les ana- 1
_) morphoses des mots, et adopta, pour le thème du strates produit aussi des sous-cultures 1• ~11; dép~rt_ pré-
rythme, un modèle «contrapuntique »3 issu du jazz. valait la diversité, les différences et d1fferenciat10~s.
J L'hétérogénéité ne vient pas _du dehors, e}le. e?t le prm-
L'esthétique de Césaire qui puise dans le symbolisme
_)
végétal et cosmique paraît assez progressiste dans la cipe dynamique inscrit au sem de toute re~h~e on~1q_ue,
un être n'est tel que par rapport à ... par d1fferenciat10n
J mesure où deux thèmes fondamentaux - la compassion
d'avec ... Ensuite, toute création est disjonct~~n, do?c
J et la lutte libératrice - visent à créer: «La création cul-
turelle ... dérange. Elle bouleverse. Et d'abord la hié- perturbatrice, et si elle respecte l'ordre et les hie~arch1es
J rarchie coloniale ... »4 Mais cette esthétique devient con- constituées, elle devient une simple reproduct10n. Le
servatrice5 par la réduction du multiple à /'Un: «Une deuxième conservatisme est lié, curieusement; à l'al-
J liance entre l'art et le sacré concédée par Çésaire:
chose qui caractérise la situation coloniale c'est l'anar-
J chi~ culturell.e. A l'unité culturelle primitive, la coloni- «Dans les conditions qui sont les nôtres, notre littéra-
f
_) sation a fait succéder l'hétérogénéité culturelle et
1 ture ... doit être de tendre vers une littérature saqrée, no-
~
l'anarchie culturelle. »6 Cette pensée implique que la "i tre art art sacré. »2 Cette religiosité est basée, ' c~mme
J ' . . .
chez Senghor, sur un « émotivisme pnmair~ » 9-m rap-
1
J 1
pelle la« force vitale» du P. _Temp~ls ~que Cesa~re com-
_) 1. . Césaire dit : « On me faisait des critiques grammaticales mais on ne 1
bat par ailleurs): «La créat10n artistiq~e, par s~a force,
v?ulait pas voir le fond, c'est-à-dire la condition du Nègre», 1~1 J.-B. Bar- doit mobiliser les forces émotionnelles vierges ...;»3
) rere, lettre du 21 janvier 1967.
Quant à Senghor, ses vues sur l'art sont aussi'conser-
2. Lire Ngal, Aimé Césaire, un homme à la recherche d'une patrie Pa-
J ris, Présence africaine, 1994. ' vatrices que progressistes. Progr~ssi~te,. Seng~or, l'e~t
J 3. Ibid, p. 152. Ngal souligne cependant les accointances de ce quand, se débarrassant d'un certam vitalisme, Il ~efi?it
rythme césairien avec l'essentialisme biologisant du rythme 'senghorien
cf. p. 154-155. ' les manifestations du rythme dans les arts afncams
J . 4. Césaire, L 'homn_1e de culture et ses responsabilités, Présence afri- d'une manière qui rappelle une esthétique 1(!-égative
came, n° 24-2~, 1959, cité par J. Smets, Philosophie africaine, PVZ, 1975.
_) 5. Contrairement à M. Towa qui pense (et S. Mezu avant lui, in L. S. (Adorno) : «Le rythme nègre se rencontre dans jtous les
_) Senghor et Ja défense et !'illustration de la civilisation noire, Paris, 1968)
que l~ négritude senghorienne est essentialiste et celle de Césaire dynami-
que (m Pf!ésie de la négrifude, Sherbrooke, ~.aaman, 1983. L'emprunt mé-
J thodologique goldmanmen de Towa est critiqué par Ngal, in Création et 1. Tous ceux qui parlent d'un~té. culturelle de !' J\friqu~ :sans t_enir
) r!'pture ~'! littérature africaine, Paris, L'Harmattan, 1994, p. 105), nous es- compte des singularités, sont tous v1ct1mes de la fondation metaphys1que
t~ons 1c1 _que les deux poètes rejoignent un essentialisme conservateur et des civilisations sur l'identité, !'Un. . . . .•
tnomphahste. 2. Point de vue qui rejoint celui des ecclés:ast1ques afnca~ns comme
_) 6. Césaire, op. cit., Smets p. 45. E. Mveng, in Art et artisanat africains, Yaounde, Cie, 1980. '
3. Césaire, cité par Smets, op. czt., p. 47 .
.1J 18
) 19
)
u
J

arts quels qu'ils soient. Par des procédés divers combi- d'un essentialisme (l'essence émotive du Nègre) et que
nant le parallélisme et }'asymétrie, l'accentuation et son intempestivité politique est désamorcée par la pro-
l'atonalité, les temps forts et les temps faibles, introdui- blématique culturaliste qui borne l'horizon de Sen-
sant la variété, voire la rupture, dans la répétition ... » 1 ghor. Celui-ci ne dit rien sur le rapport entre l'art et la
l\fais cette esthétique négative conduit à un essentia- transformation sociale, ni sur l'art et la transgression
lisme:« Le rythme exprime la tension de l'Être dans sa de la loi, mais disserte sur l'art et la« dignité de la cul-
démarche d'essentialisation. »2 Pour Senghor, l'art afri- ture nègre». Quelles sont les conséquences épistémolo-
cain est une avancée (une régression?) vers l'origi- giques et politiques quant à la conception de l'art afri- )
naire3, vers le primat de l'invisible4 et, en somme, vers cain comme produit social?
le religieux 5 • A partir de là, Senghor identifie l'esthéti- Notre première réserve porte sur l'aspect romantique
que négro-africaine: elle est fonctionnelle 6, car elle dé- du mouvement. Ce «romantisme», avec son cortège
rive d'un «art collectif» 7 qui est un «engagement» de de .régressions et de nostalgies 1, aura quelques consé-
type personnaliste8 . Cet art se veut vitaliste en tant que quences sur les conceptions d'un art africain authenti-
manifestation et extériorisation de la force vitale. C'est que. Ici survient la première impasse : celle de la restitu-
un art issu de «l'émotion participative» qui est le pro- tion. Le rapport à l'histoire africaine chez les penseurs
pre de l'essence nègre. Cet art refuse enfin toute démar- de la négritude a d'abord un problème avec deux thè-
che analytique, il adopte une approche intuitive, car mes: le passé et la tradition. L'enjeu est ici d'assumer
l 'intuition est la caractéristique du Nègre alors que la un passé en le rehaussant, il s'agit d'une praxis qui se
raison analytique est le propre du Blanc. mue en principe d'action et quête d'un passé perdu. Il
Cette esthétique qui a été assez critiquée9 est moniste se greffa sur celle-ci une démarche romantique caracté-
(là force vitale en est la base) dans une vision historique risée par la douloureuse conviction que le présent du
dit-aliste (raison blanche/émotivité nègre). Inutile de Nègre manque de certaines valeurs qui ont été aliénées
préciser que c'est une esthétique qui se meut autour par le régime esclavagiste et colonial et que l'âme nè-
gre, aliénée et en exil, vit hors de son vrai foyer: de sa
Patrie. Ce sentiment 'romantique de «manque de
1. L. S. Senghor, La négritude, cité par Smets, op. cil., p. 25. foyer » implique cette insistance sur le «retour au foyer
. 2. Ibid., p. 25 .
3. Senghor, Liberté 3, Paris, Seuil, 1977, p. 457. Son jugement sur de l'âme» nègre, au «Pays natal» (Césaire). Chez la
R imbaud l'atteste. plupart des partisans de la négritude s'observe donc un
4. Ibid., p. 70 ; son commentaire sur Bergson l'illustre.
5. Senghor, L iberté I, Paris, Seuil, 1964. romantisme populiste et conservateur. Populiste, il
; 6. Senghor, Liberté I, Paris, Seuil, 1964, p. 279. s'oppose aussi bien au capitalisme industriel qu'aux
7. Ibid., p. 207.
! 8. Ibid., p. 207.
formes non-nègres de la production en développant
, 9. Adotevi, Négritude et négrologues, Paris, C. Bourgois, « 10/18 »,
1971. C'est une critique beaucoup plus sociologique que philosophique.
L. '. V. Thomas, Une idéologie moderne, la négritude, Revue de psychologie
des peuples, n° 3, 1963, p. 367-368 ; T . Melone, De la négritude dans la lit- 1. Nostalgie par exemple de la Terre-Mère. Senghor, définissant la né-
tù ature négro-africaine, Paris, Présence africaine, 1962, p. 116 ; Sekou gritude comme humanisme, affirme qu'elle est «enracinée dans la Terre-
Touré's speech to the Congress, Black Scholar, 5, 1974, p. 28 ; Rubadiri, Mère, épano:uie au soleil de la foi », Liberté I, p. 318. Quant à Césaire, il
Why african litterature ?, in Transition, vol. IV, n° 15, 1964, p. 41; adopte le pomt de vue selon lequel sa « négritude ... plonge dans la chair
E. 'Mphahlele, The african image, Londres, 1962; G. Moore, Seven afri- rouge du sol», Cahier d'un retour au pays natal, Présence africaine, 1956,
can writers, Londres, 1962, p. 4. p. 71.

20 21

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)
) sion de la conspiration ont été pour la négritude de .··
) comme. alternatives sociales les formes de production produire parfois desfix_ati.ons . obsessionnell~s (~~. Bla;ic,·
_J
et ?e, vie co~munautai~e ~t paysanne du peuple noir l'Occident), des boucs em1ssaires Qa colomsat1qn, 1 e~­
umfie. Il se developpe ams1 une mystique conservatrice clavage !) et un manichéisme int:oducte~u: de mauva~s
) de la c~mmunauté (noire) avec ses apôtres, ses martyrs, dualismes, tout cela - chez certams - mele da?~ 1:n cli-
_J ses traitres et. ap~stat~. Le conservatisme apparaît ici mat névrotique d'agressivité, de peur, de fascmati?n et
)
dans le souci qu avait la négritude d'hypostasier la d'admiration. Quant à l'unification et ~ l'~armpme du
communauté ( Gemeinschaft) ce qui lui a fait rater les peuple noir - que l'esclavage et la colomsat10.n '?nt P.ro-
J p~ob.lèmes rel~tifs à la société ( Gesellschaft). La fané - elles révèlent le fantasme de la ~ondation socia~e
)
negntude aurait p,e~t-être g~~é à penser le passage sur l'Un. Cette unité et cette harmome du ~eupl~ noir
d~ la communaute a la soc1ete. La négritude - pen- «ab initio» ne sont qu'une pure vue de 1 espnt, car
toute totalité sociale est traversée ~e ~ensi?ns. \om-
) s~e de la/sur la communauté - s'est posée en affirma-
) tw? d'! sens et du devoir-être de cette communauté : ce ment cette culture africaine produisait, resorbait et
qui 1~1 .a manqué, c'est une réflexion substantielle sur la pensait-elle ses marges? Toute saisie totalisai:ite_est une
J transzt~o~ et la .translation. La négritude s'est coagulée réduction, il manque au mouvement de la ne_g:~tu~e la
_) e? pos1tion/act10n et ne s'est pas pensée comme transi- pensée sur la frange et l'interstice. C'est c~ qm ii:ipl~que
J tion. Cette r~flexion/position sur la communauté et 1
que, sur le plan esthétique, on en est reste au paradzgm~
toute _la myst~que communautaire consécutive ont eu de l'identité. La négritude a échoué ~n ne. pensar,t pas a
J des re~ercuss10ns sur le plan de l'imaginaire et du partir du paradigme du complexe (1 Occ1.d~nt n, est pas
J symbohque. que colonialiste, il est complexe, la tradit10? Il; est pas
~a deuxième impasse, corollaire de celle de la resti-
que salvifique, e~le est comi:le~e~ . La pense,e qu com-
_J
_J
tu:1on, sera le carcan des fixations. Ces dernières empê-
che~ent au mouvement de la négritude de créer une es-
1 plexe fait attention aux medzatw~s, . aux ecar~s, aux
seuils et aux incertitudes, or la ,n~g~itu~e a~ait pour
) thé!~que pluridirectionnelle qui n'aurait plus eu pour
1 programme de redonner un se~s a 1 h1st01re n~gre ..Pen-
_J arne~~-~ond.la «notion de race noire». La négritude a ser l'aventure du Nègre à partir du complexe implique-
_J
~ob1hse trois grands ensembles imaginaires et symbo-
ra non pas une signification histo:ique for~e comme l_e
hques1 ,: l~ co~spiration, le Sauveur, et l'unité. La négri- voulait le nationalisme de la négntude, II1;a1s u~e tergi-
J tude reag1ssalt contre la conspiration du colonialisme versation des sens où l'important et le futile alternent.
dont ~'un des buts était d'inférioriser au maximum le On peut analyser la négritude comme un coura?t de
J col~:m1sé. <;ette ~onspiration devait convoquer sa desti-
_) pensée dépendant des conditions ~ocio-économ1ques
tution, et l~ f~llait ~n Sauveur qui était donc soit l'intel- de sa production, et on verra que c est un mo~V~1;1~~t
_J l~ct~el afncam, soit le Peuple. Mais ce peuple devait
d'intellectuels dont -la J?lace é;~it plus qu.e p~11vileg1~e
s umr au. nom ~e, son appartenance à la mystique de la dans la structure colomale qu ils contestaient ;. La ne-
_)
race n01re, d o~ le.s mouvements politico-culturels gritude, tout au moins chez ses fondateurs,\ est une
_J comme le panafncamsme. Les conséquences de l'obses-
_J r
1. Césaire était député-maire de Martinique, et Senghor président de
J 1. Ces ensembles sont très bien connus des politologues cf R Girar-
det, Mythes et mythologies politiques, Paris, Seuil, 1986. ' · · la République du Sénégal !
) 23
'J 22
)
vaste dénégation. Ceux-ci dénient dans leurs écrits res- «fardeau de l'homme blanc» de civiliser, le «fardeau
tatirateurs et revendicateurs le lieu d'où ils parlent, lieu de l'intellectuel noir de revendiquer et de profiter».
qu~ les met en scène (leurs diplômes, leurs statuts de S'est donc constitué un messianisme intellectuel des
chercheurs, d'écrivains, leur maîtrise de la parole do- créateurs spirituels africains, alimenté par l'esprit de
minante et de l'écriture des dominants) comme contes- caste avec ses anathèmes et ses zélateurs. C'est ce mes-
tat~ires reconnus et diplômés. Nous pardonnera-t-on sie c~llectif qui s'incarne soit chez les intellectuels afri- (._)
de .penser que la négritude a été une ruse du système cains nationalistes, soit chez les artistes africains. Ce
cofonial sécrétant sa propre contestation à travers la messie collectif empêche souvent l'autoréflexivité d'un
production d'un groupe d'intellectuels contestataires art qui, pour exister, ne doit pas seulement exposer le
dont l'existence et la promotion sociale étaient plus ou sens mais bégayer ses incertitudes.
mqins tolérées par le système colonial? La négritude Blen qu'ancrée dans une histoire africaine à rebâtir,
- dont les intentions furent assez progressistes - a été la négritude et ses conceptions esthétiques n'ont pas r~­
un :mouvement apprivoisé par le système colonial et pensé deux apories liées à la création dans les arts afn-
coirespondait à un besoin bien déterminé dans ce sys- cains. a) L'aporie de l'indécidabilité de l'origine de
tème: l 'érection maîtrisée d'une contestation acceptée, l'œuvre d'art. Il n'est point d'artiste qui ne s'inscrive
réduite, normalisée, livresque (Césaire et Senghor n'ont peu ou prou dans une certaine filiation et d~ns un cer-
jamais pris des armes contre ce système colonial tain style. L'œuvre d'art est donc, de ce pomt ~e vu:,
comme Frantz Fanon!). La création littéraire devait une continuité. Mais, la même œuvre se veut disconti-
dal').s ce cas devenir une fonction privilégiée d'une caté- nue car tout auteur se voulant original avec son génie
gorje d'intellectuels noirs (eux-mêmes privilégiés) que pro~re, se situe lui-même comm~ point d:origin:, ~oint
la Société coloniale, selon ses humeurs et ses modes, de départ de l'œuvre. Dès lors, 1 œuvre d art afncam se
honorera ou maudira, mais dont le rôle au sein de la situera dans l'aporie et l'indécidabilité d'une orig~e,
socl.été coloniale était de produire des œuvres de con- qui marque à la fois la continuit~ historiq~e et la dis-
testation comme d'autres produisaient des armes, des continuité poétique. b) La deuxième apone concerne
voitures, des commerçants et administrateurs.« La né- l'indécidabilité de la destination. La nécessité d'être de
gritude, idéologie du néo-colonialisme, s'est pliée sans l'œuvre d'art implique sa reconnaissance par un .tiers'
peine ... à la stratégie capitaliste du taux de profit1. La toujours présent à travers son absence. M~me s1 o~
négritude montre ce qui se passe actuellement dans le sculpte une œuvre qui ne sera pas vue, toujours .est-il
monde négro-africain: l 'usurpation de la souveraineté. que le destinataire absent au moment du t~avatl est
Le pouvoir de signifier le cri de la souffrance, le tracé présent dans l'acte même de sculpter ou de pemdre. La
des ,contours du passé et des détours du devenir, et le production du visible suppose autrui, se posera dès lors
sens de l'action de l'art au sein de la société, sont - la question de l'identité du destinataire. Quelle figure
conhne au temps de la négritude - aux mains d'une choisir : la masse et la foule anonymes, la meute des
arisFocratie de l'esprit, qui a tôt fait de substituer au
critiques, ou les acquéreu;s ?_Au fond; ~e~t;on, à tr~­ (_)
vers l'unité de l'œuvre, prevorr la multtphc1te des desti-
i.; Mongo Beti, Id~ntité et tradition, in Négritude: traditions et déve- nataires? Ceux-ci nous introduisent dans l'univers du
loppem ent, Bruxelles,.Ed. Complexe, 1978, p . 19. marché de l'art africain.
'
24 25

(
J
)
J
/
J III. - La marchandisation :
) consommation du folklore
et consumation de l'art
J
J Il est souvent d'usage (et celui-ci est encore bien en-
J tretenu!) de ne pas rattacher les productions des arts
_) africains (peintures, sculptures - le cinéma échappe à
cette énumération) à une critique de l'économié politi-
J que: Que fait-on? La production et la création sont
J comprises dans et à travers le symbolisme et le mythe.
Mais la production et la création, sur lesquelles plu-
J sieurs études se font, ne peuvent avoir quelque perti-
_) nence que rattachées à un troisième pan qui assure à
J l'œuvre d'art une bonne part de communicabilité: la
réception. Le rattachement aux symbolismes, à la natu-
J ralité et à tous les mythes permet de comprendre un
J objet d'art à partir de sa condition de possibilité qu'est
J sa genèse. Mais celle-ci doit aussi s'assumer par la ges-
tation de l'objet d'artbors de _son_lieu de proc{uction.
J L'objet d'art africain entre alors dans les circuits où les
) catégories d'accumulation, de dépense, de valetir et de
J profit ont droit de cité. A ce niveau, il ne s'agit pas
d'une contemplation des valeurs esthétiques, n~ même
_)
de l'œuvre d'art comme instance de contesta~ion de
_) l'ordre, encore moins de la valeur éthique et c~tharti­
_) que que procurerait un objet d'art; il est plutot ques-
tion d'une alchimie spéciale qui fait d'un produit (l'œu-
_) vre d'art) le producteur d'une valeur ajoutée et d'une
_) plus-value. C'est cette transformation de la valeur es-
thétique/culturelle en valeur économique qui constitue
J l'une des composantes du phénomène de l'industrie cul-
_) turelle décrit par Adorno et Horkheimer. Cette der-
_) nière est liée à la marchandise.
La nouvelle marchandise ici s'appelle le folklore
~
(qui, lui-même, est, sur le plan idéologique, le nivepe-
)
,_)
)
1. Sculpture: Objet rituel Bakota 0 d .
Armature en bois et feuilles de métal (n ?llnl)bo (Gabo~).
cuivre . Coll. J. Bmet.
l
t
ment de la dynamique culturelle en un objet figé ap-
propriable) qui prolonge le vieux fantasme d~ l'exo-

27
) 1
r
~ t
tisrpe comme défouloir, faire-valoir et dépotoir de tous que l'économique et tout ce qui se rapporte aux mé-
les appétits et de quelques frustrations 1• dias. L'essentiel est d'éclairer, à travers cette notion, les
rapports idéologiques qui se tissent entre l'œuvre d'art, 1
Il faut indiquer l'importance indéniable du marché
dans l'horizon des arts africains. les forces productives, les rapports sociaux, la produc-
tion symbolique et tout le processus de légitimation.
I-
Certes, les objets d'art africain servaient parfois à
l'échange avant l'ère coloniale, mais il n'y avait pas une L'œuvre d'art qui s'est libérée des lieux cultuels rentre
désacralisation complète des référentiels à partir des- dans les mécanismes monétaires ; la création et les ca- f
quels l'art africain se comprenait. L'introduction du nons esthétiques seront ainsi confondus et commandés
marché fait donc perdre à l'art africain - comme le di- par les méandres du Capital. L'art entre ainsi dans une
rait W . Benjamin - son aura et sa valeur cultuelle. Le relative hétéronomie.
ma~ché procède à une désacralisation où un objet du La première hétéronomie concerne l'enterrement
cul~e traditionnel est jugé sur le même plan qu'un sim- symbolique du producteur. Les objets d'art africain, ü
ple\ objet de coquetterie. Le marché affranchit ainsi contrairement à ce qui se passe à propos des objets 0
l'œ~vre d 'art africain du temps mythique, circulaire et d'art occidental, sont souvent vendus sans référence
inaugural, pour l'insérer dans une temporalité séculari- aux auteurs 1• Naturellement, on dira : «voici un mas- ù
sée '. avec ses hésitations 2 • que Teké, Beti »,mais on ne détermine pas exactement
Si le marché a des points positifs qu'il faut souligner, qui en a été l'auteur. A travers le gommage des produc-
~
il faut aussi compter avec tout ce que l'industrie cultu- teurs et l'indexation sur la tribu, se profilent deux occul-
tations idéologiques. a) Il s'agit d'une forme rampante •_)
relle fait contre la dynamique singulière que les arts
africains auraient pu avoir, dans leur contact avec la de l'idéologie de la pensée unanimiste attribuée aux ~
culture occidentale. Africains. Le raisonnement est le suivant : l'Africain t~
:(.,e concept d'industrie culturelle qu'Adorno et Hork- ayant une pensée collectiviste qui est incapable de dire
heimer utilisent introduit au sein de la variante artisti- «je», il suffit d'identifier dans quelle collectivité une ü
/
œuvre a été produite pour en savoir long sur elle ; à la
limite, l'auteur (le Sujet) n'importe pas, ce qui compte,
r;.Il faut historiquement rappeler ici le mercantilisme de Colbert qui c'est le groupe qui détermine tout. C'est une lecture oc- 1
r
ù
voufüt qu'on exploitât les colonies afin de garantir l'indépendance de la t 1'._J
France ; cette exploitation devait tout utiliser pour créer de nouveaux dé- cidentale, mais tribaliste: l'individu en Afrique n'existe 1
1
bouchés. Tout, c'est-à-dire, l'art aussi. Ce dernier fut donc au-delà des pas, seul le groupe existe, et le sculpteur, incapable de
dénégations sur la valorisation de la culture africaine, u~ instrument
d'ab'â tardissement de la culture africaine. Le tourisme, dans les pays afri-
cam~ par exemple, favorise un art touristique dans un contexte général
pensée, d'inspiration et d'aspiration personnelles, ne
parle et ne sculpte qu'au nom de la tribu, contre la- l
1
1
d'imposition des modèles capitalistes. Outre la pornographie dans l'art, le quelle il ne pourra jamais aller. b) Ne pas faire atten- !
tounsme développe la commercialisation des rapports sociaux. Cf.
E. Adamah Désiré, L'insaisissable africanité, thèse, Sorbonne, 1981 . tion aux auteurs dans le marché des arts africains en ü
2; C'est vrai que cette sécularisation reproduit, avec le fétichisme de la gommant le processus d'individuation; d'engagement
marcha~dise, ~ne n~uvelle divjnité qu'est le Capital. Un masque fang qui
s~ vend a Berlm ou a Yaounde rentre dans un espace sacré par la circula- et de responsabilisation qu'est la signature des œuvres ù
t1~n _du <:;ap1tal. Ce der~ier, nouvelle divin~té, a ses l~is d'appropriation, (j
d evaluat1on, de C!fculatton et de reproduction. Ces 101s gouvernent le dé-
sir (celui de posséder la pièce dont la seule rareté constitue la qualité).
L'objet d'art africain quitte son alliance avec le divin pour consommer l. Kerchache et Paudrat (op. cit.) critiquent, eux aussi, cet efface-
ce!le ·qui se fait avec le Capital. ment de l'auteur. u
28 29

,---------- ----··- --··-------·-------~-~~~------- ----~---------


..../

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J
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d:~rt es~ ~ymptomatique de l'égoïsme (qui est une sorte
d mf~ntihsme !). L'important pour le détenteur d'une
r ayant ses chefs, ses sous-chefs, ses querelles, ses haines,
ses mots de passe, ses mignardises, ses réseaux ii;ifor-
galerie d'exposition, c'est le prix des «entrées» et les 1
ventes et, pour l'acheteur, ce sera «l'authenticité» du mels et affinitaires. Ces« sociétés de culture», mais au
J fond très mercantiles, produisent des habitudes;de re-
masque. On ne se P?~e pas la question : qui a sculpté et
gard chez les consommateurs d'art africain, aus~i bien ·
dans qu~lles conditions ? La question sera plutôt :
_)
en Occident qu'en Afrique et, à terme, on re~rouve le
J «est-ce bien une statuette Dogon ? ». Ce qui prime ici
consensus d'un art africain innocent, doux, tnbal, my-
J c'est la délec!~tion qu~ procurera ce masque. En refu~
thologique, originel et magique. L'impor~ant, dans le
sant !es con?itions sociales de production d'un masque
_) cas de ces micro-sociétés de culture est de hre, a travers
ou d 1;1ne totle pour ne considérer que l'œuvre posée ici
leurs activités, la géopolitique de l'art négro-afric~in.
J et mamtenant, on escamote d'abord le fait que l'œuvre
Travail qui reste à faire ! Ce programme de promot10n
J e~t av~nt tout ~n «martyr», c'est-à-dire un témoin de l'art par la commercialisation est souvent un conser-
?~?-e epo9ue sociale avec sa violence; ensuite, on cède vatisme qui s'ignore. Dans le marché, un objet d'a~·t
_)
a l immédiate~é en effaçant le caractère processuel de africain est saisi à travers des classifications et ca#gon-
_) toute œuvre, d art, enfin, sur le plan politique, on refuse sations réifiées parce que coupées de la base qui:a pro-
) d~ pren~re,l œuvre comme un écho qui renvoie à un cri. duit cet objet. S'ensuit donc une révérence incon-~ idé:~e
S en temr a la seule provenance institutionnelle/tribale des objets d'art africain. On les expose, on ne les cntl-
_) d'une sculpt~re, c'est oublier que celle-ci fut peut-être que pas, ils sont rabaissés au rang de v~r~étés, dans la
__) un cont~epomt, et une contradiction au sein du conti- monotonie des produits offerts. En défimt1ve, a travers
_) n,uum tnbal. ~ œ~vre est d'abord liée à une subjectivi- l'objet d'art africain, on dissociera do~c a~t et critique.
te, avec son histoire, sa sensibilité et sa position per- L'art entre dorénavant dans la mesqumene du Jeu des
) sonnelle de classe ou de caste au sein d'une tribu ou
,, d'un État africain. concurrences et l'exigence critique se soumet au
J système économique. En plus, il se peut que «les
Le marché ~e l'art africain crée une nouvelle religion amateurs d'art africain (soient) .. . coincés ... entre un
_)
)
1
1
obtenue. au pnx des exclusions et de la concentration
des capitaux. Le nouveau magistère est composé ·
racisme larvé et une condescendance mal avisée, limités
(qu'ils sont) par leurs repères culturels »1. Le ma~ché
) q) du gr?upe des décideurs (conservateurs des musées. des œuvres d'art africain organise: a) une injuste
__) Etats. mecènes, mar~hands, ~t critiques d'art africain) appropriation judicatoire: celui qui décide de la~ valeur
au sem duquel on s a~to.-enge et on se fait coopter; ou de la non-valeur c'est le détenteur de la b.o urse ;
__) b) ~es. concepteurs et reahsateurs des expositions d'art b) une fausse équivalence qui gomme la distance esthé-
__) afnc~m .Oa faço!1.d'?rga~iser un vernissage suivi d'une tique.: une œuvre contestataire et une œuvre conser-
_) pubhc~tion m~ti?-ee d un commentaire descriptif vatrice sont égalisées par la vente, c'es~-à-dire
do~ne a ceux qm tiennent les musées d'art africain l'oc- monnayables. '.
_) casion de se fantasmer en créateurs). Finalement entre II faut ici souligner, sur le plan esthétique, tr~is con-
~ le cr~~t~ur d'art africain et le spectateur potentieÎ et fu- 1

) tur s engei:it, un écran qui est une micro-société d'ar- 1

gent dégmsee en promotrice d'art : une oligarchie 1. C. Azais, Le marché de l'art ajh'cain à Paris, Mémoire, Univ.
..) Paris I, 1980, p. 6.
30
) 1 31
.) t
__) [..
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1,J
séquences. D'abord, le marché des arts africains favo-
rise la frivolité herméneutique. L'art africain et sa com- d'art l'appel inscrit en son sein. S'installe donc, par le
ipercialisation ont donné lieu à une nouvelle profes- pouvoir d'achat, «la répétition du disponible » 1• Quant
s;ion: les herméneutes chargés (par qui?) d'interpréter au récepteur/consommateur de cet art, l'industrie
l~s hiérarchies esthétiques, les styles tribaux et les filia-
culturelle s'attaque à son système de besoins en
t~ons_ cosm?goniques. Ce groupe est composé: a) de
opérant sur lui la « régression mimétique» (Adorno).
èertams umversitaires africanistes, les études africaines L'argument du marché serait le suivant: si l'on met
é,tant parfois, professionnellement, la bouée de sauve- l'art africain sur le marché, c'est qu'il est demandé et
tage; b) des collectionneurs et ethnographes qui, le qu'il contribue à la satisfaction du grand nombre qui
plus souvent, ne parlent aucune langue africaine ; c) et l'a enfin reconnu. Ce raisonnement du marché relève
des Africains (généralement ignorants de leurs propres de la régression mimétique qui consiste à « manipuler
cultures!) qui s'érigent en défenseurs et intercesseurs les désirs refoulés » et « à faire apparaître chez les
symboliques officiels. En plus de cette frivolité hermé- spectateurs (consommateurs) l'approbation qu'elle
neutique, le marché déplace la souveraineté de l'artiste. veut susciter comme déjà existante »2 • L'industrie
La conception, la production et le message de l'œuvre culturelle frustre le consommateur de l'art africain. Ce
sont subordonnés à la souveraineté du consommateur dernier aura toujours un plaisir sublimé et insatisfait
qui, avec ses images stéréotypées, influencera la créa- dans la mesure où le marché offre des objets d'art
Hon des objets d'art à partir de l'Afrique. L'œuvre africain, tout en privant celui qui les a acquis au mar-
d:~art qui est tantôt pluralité, tantôt indétermination ché du «contenu de vérité» (Adorno) de ces objets.
d;es sens, sera réduite à un sens: celui de l'acheteur. Se L'objet d'art africain qu'on possède en faisant fi du
c?nstruit dès lors une identité répressive de l'artiste poids du lieu politique d'origine devient faux, «dans la
assumée par les commissaires priseurs et les autres mesure où il se donne pour authentique dans un
chaînons intermédiaires. Cette identité est consacrée système dont la raison n'est pas du tout l'authenticité,
p~r la confusion entre les acteurs culturels et les acteurs mais la relation calculée ... »3• Un même objet devient
éfonomiques. Enfin, le marché efface la notion d'horizon donc vrai et faux ; vrai, parce qu'on peut authentifier
dans l'œuvre d'art africain. Le marché fait d'abord de sa provenance, son style (Beti, Makonde), et faux,
l'œuvre un placement rentable. Sa finalité dans ce cas parce qu'une fois sur le marché, toute la symbolique de
.
devient '
le rendement. Le principe de rendement (Mar-' l'objet se mue en ustensilité pure. Cette fausseté de la
cuse) aplatit l'œuvre qui n'est plus aspiration, marchandise implique le renvoi de l'objet d'art africain
tendance, variation, horizon, mais simple objet com- hors du temps, dans une sorte d'anachronicité, on ne
mercialisé. Cette situation entraînera le développement lit plus l'objet d'art de manière critique, il est légende
d~ l'inauthenticité des œuvres d'art africain. Celles-ci en lui-même (il est Dogon, et ça suffit !). Qu'est-ce que
évoluent aujourd'hui dans une sorte d'inauthenticité ce masque, en tant qu'expression de l'être-au-monde de
une fois sur le marché. Car celui-ci masque la cons- l'Africain, évoque quant à «l'appel à être»? Corn-
t~nte servitude sociale dont les objets d'art africain
1. T. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1974 p. 273.
P?rte~t la marque. Le cri de la servitude disparaît pour 2. Id., in Minima Mora/ia, Paris, Payot, 1980, p. 187. '
prodmre une fausse disponibilité qui tue en l'œuvre 3. J. Baudrillard, Le système des ob')'ets, Paris Gallimard 1975
p. 105. , , ,

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:1 32
1 33

[ J.-G. BIDIMA - 2
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J
J ment saisir et interpréter un masque comme tension, musée comme une «structure d'appel »1 susceptible de .·
) comme appel ? réaliser la jonction entre l'objet d'art,. ses pro~r~étés ~t
Il reste à souligner pour l'art africain l'action parfois les diverses «attentes» du milieu social et pohtfque, Il
)
néfaste du tourisme, ainsi qu'une certaine conception ne sera qu'un cimetière d'une culture anesthésiée:
) du musée, aussi bien en Afrique qu'en Occident. Le Les arts africains devenus «folklores» et ~< mar-
J musée a suscité deux sortes de critiques. D'abord, par chandises» conduisent à la stagnation de la culture
ses classifications, il imposerait au spectateur un con- africaine et à la consumation des arts africains.
J trat implicite de regard à travers l'ordre de présentation
_) et de disposition des objets d'art. Dans ce contrat im-
_) plicite de regard, les termes du contrat ne sont pas fixés
par l'artiste créateur ni par le spectateur qui viendra au
J musée, mais bien par les ingénieurs de la production
) culturelle. Ensuite, depuis Quatremère de Quincy en
_) passant par Marinetti et Dubuffet, le musée nuirait à
une compréhension contextuelle de l'œuvre d'art en en
_)
donnant une vision réductionniste. Nous utilisons ici la
) critique de Bourdieu et Darbel. Selon elle, les musées,
_) en droit, sont ouverts à tous et, en fait, ne sont accessi-
bles qu'à quelques-uns 1• Puisque tout le monde ne pos-
J sède pas la compétence artistique, le musée favorisera
_) une participation passive à la culture, et les séances de
_) vernissage ou d'exposition ne seront qu'un divertisse-
ment préfabriqué. Durant celui-ci, il y a un processus
J de compensation et de dépossession. Le spectateur qui
__) ne possède pas la culture artistique nécessaire compense
_) ce manque par la délectation de l'objet exposé - ce qui
lui donne l'illusion de participer à une activité cultu-
J t. Bourdieu et Darbel considèrent aussi. le musé~ co~e <~\appel>>
relle - , le manque lui-même aboutit à une déposses- mais notre notion s'apparente au sens que lm donne 1 est~et1que de la ,re-
__) sion culturelle, puisqu'il n'y a pas à ce niveau de parti- ception Le musée n'est pas seulement le lieu de la percept10n passive d un
objet d~nné une fois pour toutes. Le mus~e est un regard, ~t le regard au
__)
cipation active. Le rapport social qui est au fondement musée est un mouvement où le regardan~ mvente}e regar.de dans un ~er­
de toute activité artistique devient largement défavora- pétuel dépassement. Le musée ne sera utile que ~ 11 favonse une fonction
___) ble à celui qui ne participe à la culture africaine que de politique de création. Il serait iD;té~essant de s'mte~·roger s~r les mode~
d' acquisition des objets d'art afncam dans ~es musees offic1~ls et coll~c
_) manière oblique et dans des endroits aseptisés (musées, tions privées occidentaux. Une étude collective sur Les .techniques muse~­
maisons de culture). Tant qu'on ne concevra pas le graphiques et l'éducation de base, Paris, "!Jn.esco, 1966, signale que l:s me-
_) thodes d'acquisition des objets d'art afncam ~ont « les dons, les i;rets_, les
achats», p. 28. Ce qui est occulté ici, ~· ~st Je pillage culturel dont.! Afnqu~
"_] est encore l'objet. Intéressantes sont 1c1 les remarques du colle~tif Les tre-
1. P. Bourdieu, A. Darbel, L'amour de l'art, Paris, Minuit, 1969, sors africains en Occident, Univ. Paris VIII, travaux du departeroent
) p. 71. d'arts plastiques, 1985, p. 54-57. -
.) 35
34
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Chapitre II
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DE LA REPRÉSENTATION ,__)
EN SCULPTURE...
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I. - Typologies et répartitions régionales

Pourquoi répartir régionalement alors qu'on aurait


pu classer les sculptures africaines selon les critères re-
latifs au fait esthétique comme le voulait Einstein ?1 En
plus, une répartition géographique comporte deux fai-
blesses. D'abord, le découpage en zones distinctes éli-
mine les zones de tourbillon et de contact entre les di-
verses régions et les divers styles. Quand nous passons
d'une région à une autre, d'un style à un autre nous éli-
minons fatalement «l'entre-deux», les zones de con-
tact et les «réseaux». Ce qui nous arrange le plus sou-
vent c'est le traitement des identités (la sculpture Fang,
la sculpture Batéké), mais qu'est-ce qui se passe là où
(l'espace) et quand (le temps) le style Fang rencontre le
style Batéké? Qu'est-ce qui se produit au passage de
l'un à l'autre, comment s'articulent les franges au point
de produire un nouveau style qui participe de l'un et de
1. Cette remarque était déjà celle du critique allemand C. Einstein. Ce
dernier déplorait dans les approches de la sculpture africaine un réduc-
tionnisme qui expliquerait le fait sculptural en se référant à ce qui n'est
pas lui (les mythes, les épopées, l'organisation tribale, etc.). Il préconisait j
de partir « du fait lui-même et non d'un succédané conçu par interpola-
!·, tion ... la méthode consiste à extraire de son contexte ce qui, des objets, est
'·' simplement donné ... d'isoler les objets eux-mêmes et d'analyser les formes
ainsi montrées comme les produits d'une activité formelle», in Neger plas-
tik, Leipzig, 1915, trad. in M édiations, 3, 1961, p. 95-96.
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J Classification régionale
_) l'autre tout en cherchant sa propre identité ?1 Ensuite,
Foyers ethniques
cette classification régionale peut révéler plusieurs con- et artistiques
,) fusions entre les éléments géographiques et les éléments Pays importants Styles et spécificité

J culturels2, ainsi qu'un arbitraire conjugué en trois mo- Guinée Bissau Bidjogo Masques (Iran) style« réaliste »'. f i _____
J des. a) L'attribution. Quel style attribuer à un groupe? Sierra Leone Mende Masque ; poro, bundo, sandé '
Prenons les Bambara du Mali, Wassing trouve que Styles réaliste, fantastique et naturaliste (2)
) leurs sculptures sont abstraites tandis que le Collectif Liberia Dan Masques de la société secrète go
Styles réaliste et abstrait (3)
_J du Dictionnaire des arts et des artistes 3 n'y voit qu'un Dogon Masques et statuaires de la société Te/lem
«art abstrait et libre »4, mais selon nous, elles semblent Mali __ _ -~!y_!~~-~~-~!~!!_i_~~_p_r_~~g~~-~-1.!l?!~!~-~-<~L ______________ _
J -------------------------- ----Masques: Nyeli et Tyi wara
réalistes. Qui a raison ? b) La distinction . S~ nous quali- Styles abstrait (5) ou naturaliste (6)
)
fions l'art Bambara d'abstrait à travers les masques, la Senoufo Masques de la société initiatique Poro
Côte-d'Ivoire ---------------------------------~!Y..!~-~-~~_t_x:~j~-~!!!~~~~!_!~~.':'!~-~~_ {?)_ _______ ___ _______ _
J même abstraction se retrouvera-t-elle dans les instru- Baoulé Style réaliste (8) ,,

.J ments de musique et de jeu sculptés ? c) L'initiation. Ghana Ashanti Masques de fécondité : Akua-ba:
Style géométrique : utilisation de la spirale
Quelle est l'origine de chaque style?« ... Il est... impos-
J sible de retracer l'origine d'un style, ce qui n'a pourtant
Burkina Bobo
Fon
Styles hybrides, masques do
Art royal par excellence. Récades et masques
J 1· pas empêché certains auteurs d'émettre des hypothèses. ------- ----- - --------------------~!Y._!~~_?:_!_l_~g_<?!_ig~~-~-~!._~~lj~~~-(~) _________ ___ _____ _____ _
I' Bénin
\ ~: Yoruba Plusieurs masques selon ces sociétés : egbe,
_) 1
Ainsi, selon Eva Meyerowitz, l'art des peuples Akan geelebe, ibeji. Style abstrait
du Ghana aurait sa source dans l'Égypte ancienne. Nigeria Plusieurs foyers Statues en terre cuite (Nok)_ Tous les styles s'y
J Quant aux styles d'Ife et du Bénin, on a cru y déceler dont Nok trouvent
Tchad Sao Style réaliste. Travail de poterie.
J des influences méditerranéennes ... (Frobenius). »5 Bamileké Art monarchique, style fantastique
J N otre présentation est forcément restrictive et la _________________________________ M_~~g~~- !!!1.~t;fi_q__I!! __ _____ ______________ ________ ___ _________
Cameroun Beti Masques funéraires et sculptures
)
description des styles très schématique et assez géné- miniaturisées : mvié abia. Tous les styles s'y
trouvent
_J 1. C. Einstein, Ethnologie de l'art moderne, Marseille, André Diman- Congo Bateké Masques fétiches : bilongo
che Éd., 1993, p. 67. Style abstrait ( 10)
.J 2. C'est la confusion que fait Denise Paulme dans Les sculptures de
l'Afrique noire, PUF, 1956. Elle classe: savane soudanaise (Bambara, Ma-
Gabon Fang Statuaire et masque de la société Buiti: eyema
byeri. Styles abstrait et fantastique
J linké ...), civilisations guinéennes (Baoulé, Gouro ...), La côte et la forêt
atlantique (Baga, Mendi...), le Cameroun (le centre, la côte), La forêt
Zaïre Kuba, Luba, Tetela Tous les styles se retrouvent.
Lunda, Bena-Lulua, Région artistiquement riche.
.J équatoriale (Fang, Bakota, Pongwé ...). Les civilisations congolaises Kongo, Tschokwe ...
(Ba-Vili, Ba-Kongo, Ba-Teké ...). Outre le manque de toute l'Afrique aus- Angola Tschokwe Plusieurs styles
J trale et du Sud, on peut noter que Paulme tantôt classe selon la géogra-
phie physique (savane soudanaise, côte et forêt atlantiques), tantôt selon Mozambique Makondé Plusieurs styles
J le découpage politique (Le Cameroun), tantôt selon les critères culturels Zimbabwé
Kenya
Shonas
Akamba, Lwo
Plusieurs styles
Plusieurs styles
au sens strict (civilisations guinéennes, congolaises). Lire sur la classifica-
.J tion fonctionnelle, Webster, African miniatures. The Godweight of the Afrique du Sud Zulu, Xosa Styles réalistes
Ashanti, Londres, L. Humphrie, 1967 et Roy Siber, A. Rubin, Sculptures
.J of Black Africa, Library ofCongress, USA, 1969. (1) Paudrat, Kerchache, Stéphan, L'art afric;ain, Paris, Mazenod, 1988. i
3. R. Maillart (dir.), Dictionnaire de l'art et des artistes, Paris, Hazan, (2) Bodrpgi, L'art d 'Afrique noire, Paris, Ëd1tion Cercle d'art, 1970, p. 34-35.
:J 1982. (3) Bodrogi, op. cit., p. 35.
( 4) Kerchache, Paudrat, Stéphan, op. cit., p. 503.
4. Op. cit., p. 39.
_) 5. R. Wassing, L'art de l'Afrique noire, Fribourg, Office du livre, (5) Maillart, op. cit., p. 39.
1969, p. 45. (6) Kerchache, Paudrat, Stephan, op. cit., p. 505.
._) (7) Ibid., p. 513 .
(B) Ibid., p. 526.
38 (9) Bodrogi, op. cit., p. 50.
(1°} Kerchache, Paudrat, Stephan, op. cit., p. 566.

d
I'
cl
·_)
.)
rale. Il aurait fallu, pour caractériser les «styles», ét~­ intéressant de parler des différents matériaux ainsi que
dier les idéogrammes, la géométrisation et la dynami- des techniques appropriées à la fabrication des masques, ·_)
w
que des formes. Une étude esthétique à propos du style à cause des proportions del' ouvrage on ne le fera pas ici. :
i 1_)
s'occuperait dans ce cas d'évaluer pour chaque sculp- )
......
ture (masque ou statuaire) les problèmes de la propor- II. - Symbolismes et thématiques
tion (canon court, moyen, allongé) qui s'o~cupent de (_)
l'anatomie (tête, bouche, yeux, nez, oreilles, c~u, a) Symbolismes. On ne peut pas parler du symbo- ·~
tronc), de la position (qui examinera si la sc~lptur~ i~­ lisme des objets d'art africains sans évaluer la diversité
djque l'arrêt ou le mouvement, cet arrêt est-il s_yi:netr~­ J
des contextes dans lesquels ils sont inscrits. Un même
qbe ou dissymétrique?) e;. de l'expression (q;1~ impli- tj
objet peut représenter des fonctions différentes.
quera l'investissement del image dans le pathetique). L'exemple des figurines et statuettes de pierres trouvées ()
Il faudrait voir les styles des grands lacs (Rwanda, Bu- dans les champs des cultivateurs Kissi de Guinée Bis-
rimdi, Uganda) et ceux des zones tampons e~tre _le
monde négro-africain et le monde ara?e _(Maunta1;1-i~, 1977; L. Segy, African sculpture speaks, New York, DA, Cappo Press,
Soudan, Djibouti, Somalie, Comores) amsi q~e la speci- 1975, p. 76; E. Leuzinger, Af~ique, l'art des peuples noirs, ~ari~ .A. Mi-
fiCité des zones de rencontre avec les styles de 1 art byzan- chel, 1962, p. 30; M . L. Bastm, La sculpture Tshokwe, Pans, oo. A. et
F. Chaffin, 1982, p. 62; R. Rouquer, La sculpture moderne des Makonde,
tin par l'intermédiaire du christianisme copte (Egypte et Paris, Nouvelles Ed. Latines, 1976; R. Lehuard, Fétiches à clous du bas
Éthiopie). Les zones de« tourbillons» entre les mon,des Zaïre, Arnouville, Éd. Arts de l'Afrique noire, 1980. Du même auteur,
Art Bakongo, les centres de styles, vol. 1-II, Arnouville, Éd. Arts d'Afrique
i:ridien, négro-africain et asi~tiq_u~ sc:nt à évaluer et, 3: ce noire, 1989; D . Paulme, Les sculptures de l'Afrique noire, Paris, PUF, )
titre l'art malgache est tout a fait mteressant comme heu 1956, p. 8-9. Pour les techniques du bois, voir J. Laude, Esthétique et sys-
de c~nfrontation, de fusion et de récréation 2 • Il aurait été tème de classification : la statuaire africaine, Sciences de l'art, 2• année,
1965; E. Nuque, E. Laget, Artisanats traditionnels en Afrique noire, Côte-
d'Ivoire, Dakar, Éd. Inst. cuit. afr., 1985, p. 259. Sur l'ivoire, voir G. Ba- (j
landier. et J. Maquet, Dictionnaire des civilisations africaines, Paris, F. Ha-
1 zan, 1968; A. Jacob, Les ivoires de l'Afrique noire, in Revue ABC, Paris, ü
, 1. Les répartitions régionales des styles ne serven.t 9ue de r~pères et le n° 33, octobre 1977, p. 4-36; W. Fagg, L'art nègre: ivoire afro-portugais,
lecteur est prié de n'y voir qu'un ca~re. Nous nous _lu:~i~e!ons a quelqu~s 1 Prague, Hartia, 1959; Tellmann, in op. cit.; Willet, L'art africain, p. 165. )
grands foyers qui n'épuisent pas la nchesse, la multiphcite et la complexi- Sous la dir., Smith, The artist in tribal society, Londres, 1961, p. 96. On
té des foyers d'art et de sty!es. . . , peut retrouver ces objets de prestige royal du roi Yoruba « Oba » au Mu- ..)
, 2. II serait utile d'étudier l'art afncam a traver~ ses. zones ~e cont~ct seum für Volkerkunde, Vienne. M. L. Bastin, Introduction aux arts d'Afri-
qui indiqueront non seulement l'import'.lnce des nugratlons mais ~ussi la que noire, Arnouville, Éd. Arts d'Afrique noire, 1970, p. 154. Lire, L. .)
prégnance de la notion de traver~ée. Voir B. de Gruni:e, Terre~ cuzt~s a;i- Meyer, op. cit., p. 177-178; B. Bardon, Collection des masques d'or Baoulé 1.__)
ciennes de l'ouest africain, Louvam-la-Neu".e, Éd. Instlt. sup. d ~rcheo~ie, de l'Ifan, Dakar, 1948. Pour la sculpture en pierre, sa technique et ses réa-
1~80; B. de Grunne, op. cit. , P: 4q-48. Vorr L'.lure Meyer, Afrique,~ozre, lisations voir M. L. Bastin, op. cil. ; J. Delange, Art et peuples de l'Afrique
masques, sculptures, bijoux, Pans, Ed. P. Terrail, 1991. Pour plus d mfor- noire, Paris, Gallimard, 1967, p. 39-42; B. Holas, Civilisations et arts de
rnations sur les terres cuites, voir African Terra_cottas south of the S~harll;, l'ouest africain, Paris, PUF, 1976, p. 52 et s.; Fagg et Plass, African sculp-
de Détroit Institut of Arts, n° 8 à 41, sous la dir.1:-. Mae~e~, Archeologze tures, Londres, Studio vista, 1964, p. 18-23; M . Griaule, Arts de l'Afrique
oùest africaine / Les figurines en terre cuite du Jl!alz. Desc:iptwn morpho!o.- noire, Paris, Éd. du Chêne, 1947; L. Segy, op. cil., p. 161; E. Mveng, in
gique et essai de typologie, UCL, 1977 ; G . A~kms, Mandzng!"~ <frt and ClVl- L'Art et l'artisanat africains, Yaoundé, Clé, 1980, p. 81. Lire aussi, .~
lisation, Studio international on the occasion of an exhibiti.on «Man- D. Randall-Maciver, Medieval Rhodesia, Londres, Frank Cass & Co., i•
ding », British Muse~m, 1972; F .. Wulsin'. An archeol~gic~l rec<?n- 1971. Il est signalé des foyers de la sculpture de pierre dans les« Ruines de !!'
naissance in the Chan, Harvard Afrzcan Studies, vol. III, n 12, A. Pitt~ Niekerk » à Umtali (des autels sculptés sur pierres), à lnyanga et à Dhlo :i
Rivers, Antique works of art from Beni'!, New ~ork., Dove; Publ., 19_76, Dhlo. Gaudibert, op. cit., p. 82-83; Thierry Secretan, Il fait sombre, va- '11l
P. Valentin, Pipes en terre de~ Ashant), Arts d Afr_zque, ~ l~, 19_7~, C:· t 'en, Cercueils au Ghana, Paris, Hazan, 1994; F. Y. Bouchard, N. Beau-
Nol, L es sculptul'es du Mali, Evreux, Ed. du Musee de 1 ancien eveche, teac, Jardinsfqntastiques, Paris, Éd. du Moniteur, 1982. j
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40 41
/ . (

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(J
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_)
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.J r
1
.)
.J sau et des paysans Mende ou Sher de Sierra Leone est
) ici éclairant. Chez les premiers, ces objets sont considé-
)
rés comme les figures des ancêtres que·l'on place sur les
autels du culte des morts. Les mêmes statues de pierre
.J sculptées chez les Mende servent d'objets magiques
_) qu'on place dans les champs pour les fertiliser et assu-
rer de bonnes récoltes. Mais, si la récolte n'est pas
)
bonne, les Mendé n'hésitent pas à punir ces statuettes
j en les cassant. Comme l'affirme J. Laude, «toute
sculpture illustre un thème et comporte un nombre
plus ou moins variable de déterminants formels . Il est
)
une relation entre le thème et les déterminants for-
) mels »1• Ce qui veut dire que le thème du symbolisme

j
)
~. est aussi variable, non seulement par le contexte, ~nais
aussi pa:t des déterminants formels. Néanmoins,« à un
thème donné ne correspond pas nécessairement une ex-
_) pression iconographique définie. Autour d'un même
) thème, prolifèrent parfois des expressions qui le mas-
quent ou s'en éloignent »2 • Tous ces paramètres mon-
) trent une certaine instabilité du sens symbolique de
_) l'objet sculpté, quand ce sens est interprété à partir des
) représentations iconographiques.
b) Thèmes et symboles zoomorphes et anthropomor-
_) phes. Des animaux sont souvent liés à des récits mythi-
) ques dans lesquels ils jouent un rôle symbolique précis.
Leur figuration sculptée est généralement justifiée! par
.J ces mythes à partir desquels ils tirent leur symbolisme.
J Le discours sur le symbole introduit l'art africain
.) aussi bien dans la métaphysique que dans la politique .
Seul l'aspect métaphysique a souvent retenu l'attention
..)
comme· chez E. Mveng3 • Le symbole se veut le montré
) du caché, son ambition est de mettre en lumière une si-
_)
~ 1. J. Laude, Esthétique et système de classification: la statuaire afri-
caine, in Sciences de l'art, 2' année, 1968, p . 71. ·
) 2. Laude, op. cit., p. 74. .
3. E. Mveng, L 'art et l'artisanat africains, Ed . Clé, Ydé, \ 1980,
.J p. 32-35.

.) 2. Sculpture: Une pipe ~e parade Bamoun (Cameroun) .


Laiton massif. 43
)
! 1.
1
d!
li ()

Thèmes et' symboles


gnification cachée. Il invite à lire /'interdit (symboles l1:
zoomorph~s Foyer ethnique
Significations
sexuels) ou à retrouver le perdu (symbole des origines). "!!
ou anthroppmorphes et artistique S'il est sûr qu'il permet la pluralité des renvois, le sym- 1 (.)
Serpent Senoufo Gardien de la source (1
) bole est tout de même acquis à la certitude selon la- _)
Crocodile ' Senoufo, Ashanti, Ebrie Fécondateur ou totem quelle il y a (des) sens. La dialectique du montré et du
L'aigle Shonas, Bété, Abron Royauté caché, et la lecture de l'interdit et du perdu constituant (
Messager des Dieux (2)
ou symbole du viril l'économie de la pratique du symbole aboutissent à
Le buffle Bamun, Baoulé, Agni, Puissance une entreprise qui n'est pas métaphysique, mais politi-
Abron Incarnation d'une que (le montré/le caché, l'interdit/le perdu et la nostal-
divinité (3) {)
:Ëtre mythique
gie/anticipation ne sont-elles pas des aliments de l'ima-
L'antilope Bambara
Le léopard, la panthère Bini, Yoruba Symbole de l'autorité du ginaire du politique?). Il serait intéressant de voir dans ü
chef Oba (4) cette optique les influences du christianisme, de l'Islam
Figures allégoriques de la (,J
La mère ét l'enfant Baoulé, Agni (5), Senoufo, et de l'art européen sur les arts africains 1•
Mbala, Bena-Lulua, fécondité
Mayombé, Beti, Fang .J
Femme Baluba Esclave ou fondement du )
royaume III. - Rapports aux mythes et à l'oralité
Le roi Baluba Autorité. Interdiction de
sculpter fidèlement un roi Pourquoi une étude sur les rapports entre les mythes 1'
vivant
Multiples significations et les arts africains? D'abord, parce que le mythe offre
Les ancêti:es Partout )
Shonas Sagesse des vivants une lisibilité de l'objet et de l'activité artistiques à partir
Squelette
Thèmes cosmiques (Ciel, Baoulé, Gouro, Ashanti, Significations diverses des structures de base que sont l' oralité, l'origine (de '.J
Terre, Soleil, étoiles, lune) Senoufo l'univers, des êtres et des institutions) et l'opérationa-
Autres thèmes ; gémellité, Neyau, Yoruba, Pygmées Significations diverses
lité propre du mythe. Pour des sociétés à dominante l)
vide, chaos (6) (région du Zaïre)
orale, le verbe dans le mythe constitue l'une des mé- _)
(1) Voi.r B. Holas, Les animaux dans l'art africain, Paris, Paul Geuthner, 1?69. Voir moires primordiales. Cette immersion dans la mémoire ,.)
aussi Allen F. Roberts, Animais in african arts, New York, Museum of Afncan arts,
et dans l'origine n'a pas seulement une fonction ar-
1995. . p ans,
· Éd · M usee
' )
(2) Collectif, Sculptures contemporaines chez les S h onas d'Arr. ·
"nque, chéologique, elle est visée, d'où le caractère téléologi-
Rodin, 1971. que et opératoire du mythe. Par l'art, le mythe (l'étude
(3) Voîr Holas, op. cit. . .
(4) F . Ndiaye, Emblèmes du pouvoir, Pans, Sep1a, 1995, p. 113. des artefacts) offre une lisibilité archéologique et téléo-
(5) Holas, Images de la m ère dans l'art ivoirien, Dakar, NEA, 1975. . logique du social. Ensuite, le mythe dans certains cas
(6) A· A koun (dir.), En cyclopédie des my thes et croyances du monde entzer, t. 3,
Paris, Ed. Libis Bropols, 1985, p. 44.
est l'un des miroirs grâce auxquels l'art africain peut en-
trer dans le jeu du même et de l'autre, de l'ici et de ()
1. Voir A. et F . Chaffin, L 'art Kota ..., Meudon, Éd. A. F. Chaffin, ·J
non daté; Gabus, Art nègre, Paris, A la Baconnière, 1967, p. 14-15 ; Ho- _J
las, Civilisations et arts de l 'Afrique de l'ouest, Paris, PUF, 1976, p. 22 ;
R. A. Bravmann, Islam and tribal arts in West Africa, Cambridge Univ.,
1974 ; F . Willet, L'art africain, Paris, Éd. Thame~ and Hudson, 1990;
Rob. L. Wannyn, L'art ancien du métal au Congo, Ed. du vieux Planque-
sol, 1961. ·

44 45
(~

<.:
( _)
1 ~ •

)
_)
J symbolique (ce qui caractérise le symbole, c'est ie jeu
) des renvois entre le présent et le représenté, l'art est fait
_) d'images et de renvois ... ) et le religieux (bien que coor-
_) donnant l'action dans l'immanence, le mythe rbpose
sur une transcendance, et l'art indique aussi une trans-
) cendance ... dans l'immanence). Les rapports entr~ l'art
J f.. africain et les mythes s'arrêtent là si on considère celui-
j ci du point de vue laïc. La difficulté vient d'ailleuh du
1
fait que les mythes africains, par leur système de rhéto-
_) rique, conduisent le lecteur et l'acteur vers une vérité
J r ultime, alors que dans l'art la vérité (si tant est qu'on
1. puisse ici parler de vérité!) ne se constitue que par et
J i
dans le chemin qu'elle fraye et qui la fraye. En d'autres
_) ~.Ji
t . termes, l'art est une gnose inachevable. Quelques · diffi-
J 11: cultés surgissent dans ce rapport de l'art africain au
11
mythe. a) Les lacunes documentaires nuisent au r~cen­
J 1,. i

sement des divers mythes. b) Il est difficile de question-


i
j ner un phénomène concret de la culture (le mythe) à
3. Sc;ulpture: Masque de tête Bambara (ou Bamana) du Mali: partir d'un lieu épistémologique extérieur à la Clllture
__) le« Ty1-wara ». Tendan~e zoomorphe: rep;ésentation de l'antilope.
Sculpture en bois placée sur les c01ffures humaines où il est observé. c) Soulevée par la critique fonction-
_) pour l'ostentation rituelle ou festive. naliste1, la question est celle de la place de l'esthétique
_) dans le royaume d'instrumentalités que constitue le
) mythe. Ne peut être perçu comme objet d'art que celui-
l'ailleurs, de l'être-là et du non-encore, du visible et de là dont la finalité est la pure délectation 2 : ainsi, un
) masque porté au sein des cérémonies initiatiques, funé-
l'invisible. La fonction spéculaire conduit à une évalua-
) tion programmatique (par le mythe on répète un pro- raires et agraires ne sera pas un objet d'art, mais une
) gramme), paradigmatique et figurative. Enfin, le mythe instrumentalité. Dès lors, comment parler d'esthétique
peut,à ~a fois ~tr~ tragiq?e.et festif et, comm~ tel, il per- à propos d'un objet rituel dont la finalité est fonction-
) nelle? d) Il existe aussi une difficulté majeure lié~ à la
met a 1 art afncam de declzner son tragique et sa réversi-
) bilité ludique; un drame est toujours un jeu de renver-
_) sement de situations. A partir du mythe l'objet d'art se
laisse lire selon cette quadruple compo~ante: la narra- 1. Cette théorie a été critiquée par tout le courant symboliste qui ne
fait pas de différence entre art et artisanat. Car en face des deux; nous
_)
tion (un mythe est toujours une organisation tex- avons d'abord un système de signes chargés de sens et, ensuite, celui;-ci ap-
__) tuelle/narrative, un masque ou un tableau sont des tex- pelle à un décodage qui peut aussi être esthétique. :\
2. Il faut souligner que la restriction de l'œuvre d'art à la seule .·délec-
":J tes ~ui ~ouvrent et ou:vrent à ... ), /'étiologie (description tation désintéressée appartient aux canons d'une esthétique romantique
explicative et fondatnce telle qu'elle existe en Occident à partir de Kant. Appliquer cette concep-
· ) .''. . , . d'une modalité de l'être' l'art
aussi represente, expnme, explique et peut fonder), la
tion aux arts africains par la distinction art/artisanat, c'est pécher par
• ,'· 1
européocentrisme.
· 1? _)

.. J :.·· 46 47
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'-.../
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1
0
sqisie du Sujet. Qu'il s'agisse de l'art africain ou du my-
the, nous sommes renvoyés au Sujet (producteur et ré-
être comprises par elles-mêmes. Laissant de côté les
rapports mythe/langage, mythe/vérité, mythe/gnose,
r:r
Pl
(1
(_)
,_)
cepteur des arts et des mythes). Or, le statut de ce Sujet nous signalons une dernière difficulté qui est le carac- '"
n'est pas si facile à cerner. Quand on parle du Sujet tère conflictuel du mythe. 1 _)
producteur des mythes ou des objets d'art, nous suppo- Dans son rapport à l'art africain, le mythe joue à 0
s9ns un Sujet adossé à une référence qui serait Dieu, les deux niveaux. a) Sa lecture permet de corn-prendre et
a:µcêtres, le cosmos ou la tribu, mais cette fondation non d'expliquer le symbolisme utilisé dans les peintu- ü
dle-même, vue d'aujourd'hui, devra être mise en ques- res, les masques et la statuaire. b) Il permet aussi, au- ù
tipn, car il y a eu éclatement des significations, de telle delà du recensement ethnologique, de déboucher sur ~
sorte que les références flottent. Comment saisir les im- une évaluation politique car «rien ne ressemble plus à
la pensée mythique que l'idéologie politique »1 • ~
brications du mythe et des arts dans cette atmosphère
de suspicion des références? e) Le mythe et l'art peu- Léi, réalité matérielle en rapport immédiat avec l'art 0
vent se combiner de deux manières: on peut chercher et le mythe serait le masque. Le rôle de celui-ci est 0
les mythes dans une œuvre d'art (le mythe a guidé en d'être toujours ailleurs et surtout de ne jamais dire ce
'..)
Grèce la production épique, la tragédie d'Eschyle) afin qu'il dit pourtant, de ne jamais montrer ce qui, pour-
d'arracher celle-ci à son immédiateté, d'autre part, le tant, est obvie, de ne pas livrer un secret qui est partagé ù
mythe lui-même est une œuvre d'art (par définition, le par tous. Le masque est dans l'esthétique négro-afri- '0
rrj.ythe raconte une histoire en articulant une structure caine le phénomène de renvois et le lieu de /'insaisissa-
bilité de l'objet et du Sujet. Il se produit des phénomè- __)
s~atio-temporelle). Sa manière de raconter convoque
up.e esthétique. Au fond, que privilégier dans les rap- nes d'anamorphose entre le masque, le Sujet qui le 0
pprts entre mythe et art africain : le mythe comme œuvre porte, la signification à laquelle il renvoie, la.commu- ·0
d:art ou les mythes dans les œuvres d'art ? f) Le grand nauté qui partage la signification et l'absolu que le
problème reste aussi celui de la classification de ces my- masque prétend représenter dans les limites de la relati- 0
thes ainsi que leur définition exacte. Les mythes négro- vité de notre vision. On use du masque dans deux types
de lieux : un lieu privé et un lieu public. Le lieu privé
africains ne se laissent pas trop identifier dans un cadre
correspond ici à tout ce qui avait trait aux sociétés se-
ù
précis. Parfois, un mythe cosmogonique peut aussi être
un mythe étiologique; souvent, le mythe articule le crètes africaines. A partir de ces deux lieux, le masque
mystère et le secret, mais dans le rite, il procède à l'épi- investira l'espace du mythe et la ritualité consécutive. 0
phanie de ce secret. Le mythe reste en quelque sorte Il est à remarquer qu'à travers le masque· se fait la
jonction entre l'art et le mythe. L'art y perd certaine- 0
une constellation flottante. L'indétermination vient
d'ailleurs du grand dilemme posé entre la rationalité ment en indépendance - puisqu'il est subordonné au 0
(qu la rationalisation) du mythe et le mythe (ou la my- sacré - mais gagne en tant que point de jonction des ré- __)
thisation) de la rationalité. On hésite aussi entre une seaux tissés entre l'angoisse et la peur qu'engendrent le
saisie de type allégorique ou symbolique (traduisant le sacré; le Sujet, sa communauté politique et l'idéal.
niythe dans la langue des principes analytiques) et une
approche tautégorique (Schelling, Cassirer) qui prend 1. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, t. 1, Paris, Pion, 1958,
les mythes p.o ur des productions autonomes devant p. 231.

48 49
J

)
J
J L'art se constitue en lieu des renvois, des déplacements,
_J de sublimation et de projection. Le mythe, ici, aide l'art
à assumer sa fonction d'instance de déplacement des
J lieux du visible, du sentir et du croire. La rencontre de
J l'art et du mythe, loin de pétrifier les rapports commu-
) nicationnels (relations sociales formelles et informel-
)
les), assure à la société, à travers la répétition (qui n'est
pas ici le retour au même, mais le même retour du diffé-
J rent), une ouverture vers l'idéal. Les mythes ne sont ni
J bons ni mauvais en soi 1, tout dépend de l'herméneuti-
que que nous en faisons. Les interprétations des my-
J thes africains ont toujours été archéologiques (la réfé-
J rence à l'origine anthropologique, cosmologique,
_J biologique et institutionnelle). Ce versant archéologi-
que insiste sur la fondation, la répétition et /'éternisation
J des archétypes. C'est cette réduction à la seule archéo-
J logie qui justifie et légitime le monde de manière irré-
J fléchie. La médiation de l'art redonne à certains my-
thes leur force exploratrice et là, ce qui importe dans 4. Sculpture: Sculpture dite « Wara-ba » (Côte-d'Ivoire)'.
_) un mythe, c'est le versant proleptique qui ouvre sur un
Bois peint ayant une forte tendance zoomorphe ;
(prédominance de cornes).
_) déplacement des sens. Toute institution et toute réalité
J comportent des possibles, le tout étant ici de savoir
quelles potentialités transfigurantes le mythe renferme. communauté quelconque porte toujours quelquè chose
J Ni alliance avec lui, ni rejet positiviste non nuancé, qui dépasse ses propres frontières; il est porteur .d'au-
_) l'art négro-africain prend le mythe dans ses réseaux et tres mondes possibles ... Rien ne voyage ou ne. ·C~r~ule
_J ne se laisse pas entraîner dans les stratégies de celui-ci. aussi largement <?u efficacement que }e. mythe. D ou.la
L'art africain a d'ailleurs intérêt à intégrer le mythe conclusion que bien que l~s mythes de;~ve?t de cpltm es
_) pour deux raisons: /'intercultura/ité et la ruse. L'art spécifiques, ils sont aussi capables d em1grer et de se1
_) africain connaît des rencontres avec d'autres sy"stèmes développer dans des paramètrès .cu~turels nouve,a ux » •
_) symboliques (les religions, les fraternités mystiques et La question serait pour ~'art afn~am: dan~ sa, rfncon-
nouvelles eschatologies) et, dans ce cas, il pourrait étu- tre avec d'autres symboliques, qu est-ce qm a ete abor-
J dier la notion de débordement (de la symbolique étran- dé, débordé, réduit, éliminé, travesti et déplac~ ?,A tra-
_) gère ainsi que celui de sa propre symbolique) qui est au vers le débordement, on pe~t lire l~s cond1;1~ns d.e
creux de tout mythe. Ricœur dit «le mythos d'une possibilité d'une compréhension plunelle de 1 a;tt afn-
)
_)
1. Le mythe de Prométhée peut bien être interprété dans le sens de la 1. Ricœur, The crane Bag Bo_ok, My th as the Bearer of passif le world,
_) conquête du pouvoir ou en faveur de la libération. entretien avec R. Keamey, Dublm, 1982, p. 265-266. '
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cain 'q ui ne réduise pas celui-ci à n'être qu'une préfigu- IV. - Enflures de la politique :
ratio;n ou une dérivation de la symbolique islamique, figures de l'art
chré~ienne, animiste, mooniste, mais qui le transfigure
en tyrreau de possibilités. Les rationalités voyagent - La politisation : le visible et les « arcana dominatio-
peu, les mythes vont partout parce qu'ils sécrètent et nis ». -· L'art est une activité de création qui se mue en
transposent des images, et une recherche interculturelle œuvre créée. Or, qui dit œuvre sous-entend manœuvre,
valable, avant de s'intéresser à l'ordonnancement ra- au double sens d'objet machiné et objet de machina-
tionnel, devrait s'occuper de cette région à« géométrie tions. La problématique de l'image est, en ce sens, très
variable» qu'est le mythe, lieu des paradoxes et du politique, car, par ces peintures et sculptures, nous
pouvoir. La considération du mythe par l'art africain sommes renvoyés à la problématique du Sujet, du lan-
est un ex ercice politique, car il implique la reconsidéra- gage, de la création, de la présentation, de la représen-
tion de la notion de ruse. Le mythe indique à l'homme tation et de la loi. Une saisie de l'art africain qui ne le
com;nent s'intégrer à un ordre et comment, au sein de considère pas comme une machination est apolitique et ~
l'ordre, et à travers l'art, convertir les affects, les émo- idéologique, tout simplement parce que toute présence û
tions et les sentiments intenses. Le mythe parle des con- (d'un objet d'art) est métaphore, simulation, écran et /~
flits, : des séparations, des paradoxes, des jugements et miroir à la fois, et ce jeu de la simulation produit des
des organisations. C'est le lieu politique des ruses. simulacres, des faux-semblants, des intensités et des ù
- Vart négro-africain ne peut faire l'économie de ses seuils. Comment l'art africain participe-t-il au manie- __)
rapports à !'oralité. La récitation des contes, des lé- ment de la loi tribale ou ·étatique? Comment l'œuvre
gendes, des épopées, des devinettes et chants enrichit manœuvre-t-elle au sein de l'institution? Comment ù
l'art .. Ces trésors de l'imaginaire sont le plus souvent l'œuvre dicte, traduit et feinte-t-elle les tripots de la lé- û
repd s, sublimés, représentés et peints. La verbalisa- gitimation sociale? Quel est le rapport entre l'œuvre
d'art et les fondements institutionnels? Comment l'œu-
u
tion :se fait image et, à ce niveau, nous n'étudierons
pas ,les transferts conscients et inconscients des élé- vre d'art comme mise en scène se transforme-t-elle en
ments verbaux dans la représentation iconographique. œuvre comme mise-en-ordre? Comment l'œuvre dit et
La grande question sera de savoir comment !'oralité articule-t-elle les symboles, l'indicible et l'imprésenta-
ble des institutions ?
entre dans un réseau en fécondant la création icono-
graphique. Cette question renvoie à celle plus générale L'art a toujours été lié au pouvoir politique en Afri-
que. Ce pouvoir, comme fondement de la praxis sociale
des rapports entre le verbe et la poésis 1, rapports qui
et comme manifestation et théâtralisation des attributs,
sont.politiques.
a usé de l'art comme adjuvant de la légitimation. L'art
en lui-même ne légitimait pas la pratique du pouvoir, 0
dont le fondement était le plus souvent le sacré; il servait
plutôt de médiation et de signe de distinction entre le ()
visible (le roi et sa cour) et l'invisible (le fantastique et
le secret qui entourent toute fondation du pouvoir ù
1. 'Collectif, Africanfolktales and sculpture Bollingen series, Panthéon,
USA, 1953. . politique).

52 53 1

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1

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J
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J
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_) ' __.:.,,:

_)
J a) Manipulation artistique et politique de la tempora-
!
1
J lité. L'évaluation du temps est politique en Afrique : \[
_) par elle, on combinait des éléments climatiques (on
_) comptait les jours, soit selon le calendrier agricole, soit
en fonction des pluies, etc.), astronomiques (pleine j
) lune, soleil, équinoxe), des faits naturels (migrations l,
J des oiseaux ... ) et, parfois, on comptait selon les classes
d'âge et les générations. Et c'est à ce niveau qu'une ma-
J nipulation de la temporalité se fait par le politique via
J l'art. Le souverain peut se proclamer Soleil et faire des
J calendriers où les idéogrammes et stylisations des for-
) mes géométriques exaltent celui qui est le Soleil le plus
proche, mais aussi le plus lointain, à savoir le chef1•
_) b) Manipulation et instauration politique des clivages
J sociaux par l'art. Toutes les sociétés africaines n'ont
pas connu des royaumes centralisés (les Beti du Sud
J Cameroun par exemple), mais la plupart d'entre elles
J ont donné naissance à des empires très florissants.
_) Dans ceux-ci, l'art illustrait et délimitait les strates so-
ciales de plusieurs façons. Chez les Edo du Bénin, l'or-
_) ganisation sociale était fondée sur trois classes d'âge, et
J à chacune correspondait un mode singulier d'autoposi-
_) tion par les symbolismes des coiffures et des artefacts.
L'art, dans ce cas, participe du pouvoir : par lui, on
J manipule les affects, car il représente la limitation de
_) chaque classe dans son espace réservé. La norme que
l'art a pour but ici de symboliser n'est pas esthétique,
J mais politique; elle cautionne la limite et l'interdit.
_) c) Manipulation politique par l'art: la place du secret.
_) Tout pouvoir joue sur plusieurs registres: il se montre et
se dérobe, il est transparent pour mieux dire son opacité,
J il est puissant et agressif pour trahir sa faiblesse . A ce ni-
) veau, l'art occulte dans sa monstration. Quel est le rôle
J
_)
1. Au Musée de l'Homme à Paris, on consultera un calendrier Fon ou
,_) Nago (Bénin). Il y a une instrumentalisation visible de l'art à travers la
manipulation de la temporalité par le souverain dans ce calendrier.
J
54
\._)
'i

\.)
de l'art dans la gestion du secret du pouvoir? Dans le voir) s'est appuyé sur les détenteurs de ces masques
pays Bamileké (Cameroun), la société est fortement hié- pour gouverner dans certaines régions. Il y a, à ce ni-
rarchisée: «Dans chaque royaume gung bamileké l'or- veau, convergence des intérêts entre le mystique et le .J
gani~ation de la société est fondée ... sur les sociétés à politique au détriment de l'art.
masques mkem ... La stratification sociale ... se traduit e) L 'art et la classification politique : la relation entre 0
dans l'art et la culture matérielle ... » 1 Lefo, roi sacré, or- le visible et le lien. Tout pouvoir lie et se théâtralise. A (.J
donne et inspire l'art;« la glorification de cet être excep- travers l'art, certains royaumes africains ont édifié une
tionnel de caractère divin est le thème essentiel de l'art mémoire visuelle conquérante. Cette stratégie a existé (_)
bamileké. Cet art est monarchique dans la mesure où chez _les. Bamun ~,11 Cameroun 1• ~es tribus vaincues par ~
tout ;est fait en fonction dufo ... C'est le rôle de ce der- eux eta1ent spoltees de leurs objets d'art et les regalia
nier. :. qui influence la forme et le style de la production de~ chefs subj~g1:1és (fotie) devenaient la propriété du 0
artistique bamileké »2. Les notables (mkanvu) exposent rot Bamun et eta1ent exposés par conséquent au palais. (._)
leur 'puissance par les masques, dont les fameux et re- Les chefs des lignages vaincus recevaient de nouveaux ~
doutables « Batcham »qu'on ne peut voir que de loin. insignes et ornements. A partir de là s'opère un renfor-
Ces masques ont, dit-on, un secret, et la fonction politi- cement du pouvoir par le visible. L'exposition des insi- 1.J
que du secret est de rendre le pouvoir distant, terrifiant gnes des vaincus ravive la mémoire des vainqueurs et
et sécurisant. L'art à ce niveau fait bien la politique de rappell~ l~ soumission de~ vaincus. Le port de nou-
veaux ms1gnes chez les vamcus exprime par le visible
ü
l'invisible par l'exhibition du visible.
d) L'art traditionnel au service de l'État autoritaire. les liens symboliques et réels au pouvoir. Les vaincus .J
Il est arrivé en Côte-d'Ivoire qu'un masque, parce qu'il étaient ainsi intégrés dans l'art de cour Bamun et leurs _)
a un caractère sacré, donne en même temps un pouvoir œuvres devaient épouser le style bamun. Ce lien esthéti-
que des vaincus à l'art Bamun fait voir des rapports
ü
tradltionnel et un pouvoir politique à ses détenteurs.
Les masques Guéré3 se répartissent en «masques de complexes entre l'art, le visible, la notion symbolique ü
plaisir» et en «masques» utilitaires. Parmi ceux-ci, il y de lien et les arcana imperii. Comment le visible s'intè-
a des masques de« gendarmerie et de police», d'autres gre-t-il comme dimension essentielle du pouvoir politi-
«gardent la brousse» et certains appartiennent au que2? Quelle est la liaison entre le visible et la produc-
chefi Quand un masque - qui a une dignité spéciale - tion ~e la mémoire politique? Comment la constitution
apparaît dans un village, le chef va à sa rencontre. Ces de l'Etat en Afrique a-t-elle instrumentalisé l'art?
masques sont détenus par certaines familles dont l'in- - De l'ethnie aux États: la politisation. - L'État n'a
flueiice a été réduite par la colonisation. Après les indé- pas supprimé les ethnies en Afrique, au contraire cel-
pendances, le pouvoir politique du PDCI (parti au pou- les-ci sont .e~tr~es _dans une nouvelle configuratio~ qui
en a modifie 1 existence, la permanence et la consis-
1. '·P . Notué, Batcham, sculptures du Cameroun, Musée de Marseille,
1994, p. 42.
2. ' Ibid., p. 43 . Francine Ndiaye a travaill~ l'emblématique du pouvoir 1. Ch. M . Geary, Art and political process in the kingdoms of Bali-
dans Je même sens, in Emblèmes du pouvoir, Ed. Sépia, 1995. Nyonga af!-d .Bamun (Çameroon Grassfields), in Art et politique en Afri-
3. H ans Himmelheber, R enforcement du pouvoir des masques Guéré que, Ass?c1at10n canadienne des études africaines, SAFI, 1989, p. 11-41.
( Côte-d'Ivoire ) par une institution politique moderne, Présence africaine, . 2. LU"~ à ce~ effet !?· Douglas, H. Cole, African art and leadership, Ma-
1" Festival mondial des arts nègres, t. 2, Colloque, t. 23 , p. 149-151. dison, Umv. W1sconsm, 1972.

56 57
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tance. «De l'ethnie aux l'États » implique certes un
___) mouvement, mais à l'intérieur d'un encombrant dua-
_) lisme (État-ethnie). La distinction ethnie/État est sou-
vent artificielle s'agissant de l'accès des Africains au
__) politique. Il faut remarquer ce constat très occidental
_) dans sa formulation: il y a eu en Afrique des sociétés
_J avec un État centralisé et des sociétés sans États. Ces
dernières doivent - pensait-on - leur survie collective
__)
aux liens de parenté 1 et, l'accès au politique en tant que
_) tel leur fut parfois refusé. Mais la territorialité, la con-
_) servation de l'unité, l'obsession de l'intégration sociale,
les compétitions et les stratégies qu'elles suscitent, les
_)
fonctions de décision relèvent du pouvoir et.sont repéra-
_) bles aussi bien au niveau étatique contemporain qu'au
_J niveau tribal.
a) Bureaucratisation de l'art. Les États postcoloniaux
J ont assigné à l'art une place : son enrôlement dans les
) circuits de pouvoir symbolique, tant au niveau national
) qu'international, et de là, la bonne conscience de «pro-
mouvoir» et de protéger les.« Arts». Les chefs d'État
_J (surtout Senghor) se sont fait protecteurs des arts. Il y a
) des prix Senghor, Mobutu, Bongo2, des manifestations
J culturelles (la fameuse biennale des arts de Dakar), des
«objectifs» des ministères de la culture et des« coups de
)
pouce» des organismes comme !'Unesco. Ces officines
_) de fabrication, d'entretien et de diffusion de la culture
_) '
officielle oublient des paramètres importants dans toute
activité artistique: la création et le goût. La création est
_)
toujours transgression, franchissement d'une limite, ex-
_J
1. Ce point de vue avait pour but de donner la famille comme modèle
_J et fondement de tout ordre social. Par la famille, c'était en fait la légitima-
tion de la loi du père, ou des aînés - dans les sociétés matrilinéaires, ces aî-
__) nés étaient femmes - la voix des enfants non encore intégrés dans la loi
(du Père) par l'initiation ne valait pas. Tout modèle politique fondé sur le
_J modèle de la famille - le socialisme du Tanzanien Nyerere était fondé sur
la famille élargie « Ujamaa » (famille en Shwahili) - avec des affinités san-
guinaires est dangereux. L'idéal serait peut-être de fonder l'ordre étatique
africain sur des «affinités électives» selon le mot de Goethe.
) 2. Voir la thèse d'Abdou Sylla citée plus loin. -- k' (C eroun) Sculpture en bois.
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6. Sculpture : Sculpture bamü;.e e am . .
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cès, négation et dissensus. Le créateur dans la culture, ad- entre aussi en Afrique postcoloniale dans la contesta-
ministrée (par les prix, les associations culturelles, l'Etat tion de l'ordre établi. La situation est décrite ainsi: .)
et les organismes internationaux), qui recevra un grand «les classes dominantes ont conscience de détenir le
prix, sera bien ce« créateur» qui s'est aligné sur lamé- 1..)
pouvoir politique et économique ... Dans les classes do-
diocrité, c'est-à-dire sur qui un consensus a été réalisé. minées, l'intellectuel, intermédiaire culturel du Nou- 'J
Or, rien ne répugne à la création véritable autant que le veau régime ... et le vu/gus ont une conscience aiguë de r.J
consensus et l'approbation rapides. Pour donner une la crise économique, mais ils la vivent de deux manières
subvention ou qualifier la génialité d'une œuvre, les ex- )
différentes. Le premier logeant à l'anti-chambre du
perts font un vote, et on prend la moyenne pour classer pouvoir. .. où il attend d'être appelé grâce à ses produc-
un tel meilleur peintre. La génialité, le goût et la création tions intellectuelles intégrées ... , s'exorcise à travers un
qui relèvent de la qualité déri.veront d'une _moyenn.e J
jeu verbal où l'imaginaire comble le manque, tandis
arithmétique (quantité). Certams grands artistes afri- que les non-lettrés expriment la crise ... (dans le) magi- '.J
cains actuellement connus sont ceux qui ont été consa- co-religieux »1• Devant cette situation, le critique Biaya (~
crés par ces consensus mous. La création est incompré- fait un constat à propos de la peinture zaïroise; elle lit
hensibilité et contradiction. Un grand peintre africain 1.J
la mémoire collective afin d'en dévoiler non seulement
n'est pas celui qui vend des tableaux à un public à la ._)
les complications, mais aussi l'autoreprésentation, les
compétence artistique douteuse, ou qui réalise des «en- contestations et ses relations avec l'ethnicité. La crise ':J
trées» dans des galeries «internationales», mais celui zaïroise sera ainsi représentée à travers la périodisation
don:t l' œuvre, dans son incompréhensibilité, est appel, __)
établie par trois types de tableaux: a) Mami Wata, re-
horizon et dissensus. présentation de la sirène qu'on retrouve partout en
b) L'art dans les mouvements de libération. Au Mo- Afrique. Mami Wata représente l'âge d'or du régime i_)
zambique, contre la colonisation portugaise', et en zaïrois (1970-1985); b) Mokomboso et Mwambuyi, ta-
Afrique du Sud contre la politique de l'apartheid, l'art bleaux qui mettent en vue une situation de fête. Ces ta-
s'est illustré dans la dénonciation de l'oppression. Seu- bleaux produits à Kisangani et Kananga symbolisent )
lement, cet art était - dans le cadre de la peinture, de la la situation de crise; etc) Inakale et Wasungila nganyi, <_)
sculpture et même du cinéma - prisonnier du figurable, représentant la zoomorphisation et la déréliction géné-
car son souci était de communiquer un sens pour libérer _J
ralisée avec une variante religieuse 2 • Cette troisième sé-
du colonialisme. Une question reste non posée par ces rie correspond à la fin de l'espoir et au retour vers le re- .__)
artistes: qu'arrive-t-il à l'art, quand celui-ci quitte la ligieux comme instance de solution des problèmes de la
prison du figuratif et du communicatif pour s'installer crise économique. Biaya fait voir les rapports entre
dans la différence, le non-identifiable et le non-appro- mythe et art, mémoire et peint~re, miroir social et clas-
0
pria;ble? Comment l'art gère-t-il ce «je-ne sais quoi» ses sociales, entre l'ethnicité, l'Etat et la dynamique so- ù
(au 'sens où l'entend B. Gracian)?
c) L'étatisation et la prostitution nationaliste. L'art
!. T. K. Biaya, L'impasse de crise zaïroise dans la peinture populaire
i.' Voir la plupart des écrits de Samora Machel sur l'art révolu- urbaine 1970-1985, in Art et politique en Afrique noire, Association cana- J
tionnaire. dienne des études africaines, SAFI, 1989, p. 96.
2. Ibid. , p. 102.

60
61

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ciale, et surtout la représentation de l'espérance à tra-
~ vers la toile.
~ d) L'auto-ironie et le désenchantement. Dans la politi-
_) sation de l'art, il y a le manque d'une dimension auto-
ironique. L'art fut utilisé soit par les légitimations com- Chapitre III
..)
merciales et étatiques, soit par ses propres légitimations
_) au nom desquelles il lisait et critiquait la société civile et
_) l'État. En devenant critique, l'art lui-même devient une ... A LA PRODUCTION EN PEINTURE
forme de pouvoir:« C'est à lui qu'il appartient de lire la
_) société ... le pouvoir politique lui dispute depuis l'ori-
_) gine, le secret de l'avenir et c'est là le champ ... de leur af-
I. - Des images rupestres aux toiles
_) frontement. » 1 L'art critique le champ politique «au
nom de ... », cet «au nom de ... », principe ou fondement,
_) demande lui-même à être relativisé. Comment un dérivé La première forme de peinture apparue en Afrique
) (la.c~tique sociale faite par l'art africain) peut-il dire, re- est rupestre. Son antériorité pose toute une série de
lativiser et mettre en perspective son principe ou son fon- problèmes. a) Comment dater et classer les peintures
J dement? Telle est l'auto-ironie sur laquelle débouche rupestres en Afrique? Si la datation concerne le do-
_) l'art dans ses rapports à la politique en Afrique. Cette maine propre de l'archéologue, l'historien de l'art ne
) auto-ironie a pour but de mettre le négatif en valeur pourra que difficilement se dérober au questionnement
dans tout rapport de l'art africain avec lui-même et avec esthétique de la classification. Va-t-on classer selon la
~ son autre. datation (les peintures du néolithique, de notre ère,
~ etc.) ou d'après la composition chromatique (les pein-
) tures monochromes, bichromes ou polychromes), ou
encore eu égard aux symbolismes représentés (symbo-
J les cosmiques, anthropomorphes ou zoomorphes) 1 ?
) b) La classification débouche sur le problème du style.
) i Peut-on parler de style en matière de peinture rupes-
tre? Est-ce du style «réaliste»? Mais il lui manquerait
J la dimension iconographique de la perspective p~mr
) qu'il soit un vrai style réaliste ! Peut-on parler de « style
) naïf»? Mais qu'est-ce que le naïf pour celui qui pei-
gnait? N'est-il pas trop commode et rassurant pour
) nous, hommes du xx:e siècle, de «plaquer» nos catégo-
ries sur toute réalité dont l'explication nous devient ar-
due? Est-ce du «style abstrait», puisque nous trou-
1. J.-P. Colin, F. Seloron, Le rôle de l'art dans les transformations so- 1. Maillard (dir.), Dictionnaire universel de la peinture, Paris, SNL, Dic-
ciales, Paris, Publisud, 1994, p. 23. tionnaire Robert, 1975, p. 42.

62 63
vons parfois des symbolismes géométriques renfermant bre de toutes les peintures rupestres d'Afrique du Sud
un h~ut degré d'abstraction? Mais cette géométrisa- est La Dame blanche dans le massif de Brandberg :
tion est toujours accompagnée par des 1iCènes de chasse ... fresque où défilent vingt-six personnages dont six _)
ou de pêche qui sont de l'ordre du figuratif! c) Il est sont de type méditerranéen, six autres certainement des '·1)
aussi nécessaire de poser le problème de l'attribution. A Noirs, mais aucun Hottentot ni Bochiman. »1 Ce qui
qui attribuer ces peintures? Si le problème de l'auteur veut dire que la présence des Noirs n'est pas totalement '(]
sur le plan individuel est difficile à résoudre, celui du inexistante. ~)
groupe n'en est pas moins complexe. Car au nom de f) Ces problèmes n'éludent aucunement celui du sym-
quoi' dire qu'une peinture rupestre trouvée en territoire bolisme2 de ces peintures. Elles représentent des éléments
(j
Bochiman appartient aux Bochimans quand nous sa- naturels (faune, flore, roches, figures géométriques) et le -,J
vons l'importance des migrations en Afrique? d) La monde de l'activité humaine (scène de chasse, pêche, vie :_)
localisation des sites est aussi très importante : leur re- familiale; danses, etc.). Mais il faut remarquer la com-
censement et leur conservation posent de graves pro- 1.)
plexité de ce symbolisme. Selon les combinaisons de
blèmes. On dénombre trois grands ensembles géogra- Kerchache 3, on pourrait avoir: a) des figures isolées; ù
phiques: «La zone saharienne (avec le Hoggar, le b) des figures par juxtaposition ; et c) des compositions
Tassili, le Tibesti, le Fezzan), l'Afrique orientale (ro- par juxtaposition. En recombinant ces figures, on peut
ches peintes du lac Victoria) et l'Afrique du Sud. »1 avoir une multitude de symboles, mais les problèmes les û
Mais cette classification de Maillard se trouve démen- plus ardus restent ceux de la périodisation - qui regarde ~
tie par l'existence des peintures rupestres dans d'autres les archéologues - et de l'herméneutique des symboles )
zones comme l'Afrique centrale (les rupestres de la ré- (le double, le diocularisme4, les ovidés et bovidés, la po-
gion . de l'Ogoué2 fraîchement répertoriées) et surtout sition, les peaux, les parures, les masques, le pendeloque,
chezt des populations pygmées3 • e) L'attribution des la théranthropie, les formes géométriques, la zoophilie).
pein~ures rupestres négro-africaines, quant à elle, ne va Quelle herméneutique privilégier? Adoptera-t-on une
pas de soi. S'il existe des peintures rupestres en Afri- méthode régressive qui trouvera dans ces symboles des
que, il n'est pas acquis que ce soit l'œuvre des Négro- représentations idéologiques et sexuelles déguisées? Ou
Africains: «Ce qu'on peut appeler la grande peinture bien doit-on prendre ces symboles de manière prospec-
africaine, disons les peintures rupestres ... ne sont pas le
fait des Noirs. »4 M. Leiris, qui défend cette idée, pense
tive, en y cherchant un sens qui n'est pas constitué, mais
qui se constitue ?
u
que les peintures rupestres sont les œuvres de ces « pe- Sites célèbres5 • En dehors du Sahara (Tassili, Aïr, u
tits .hommes rouges» que sont les Bochimans. Cette û
opinion semble démentie par Maillard: «La plus célè- 1. Maillard (dir), op. cit., p. 44.
2. On lira avec un intérêt particulier le livre assez important de u
1. Ibid. , p. 42.
2. iR . Oslisly, B. Peyrot, Les gravures rupestres de la vallée de /'Ogoué,
J.-L. Le Quellec, Symbolisme et art rupestre au Sahara, Paris, L'Harmat-
tan, 1993, 638 p. u
3. Kerchache et al., op. cit., p. 208-210.
Saint-Maur, Sepia, 1993. 4. Représentation de deux yeux sur une tête vue de profil. 0
3. 'On ne peut pas faire un répertoire des sites dans ce cas, car on ne 5. On lira J.-D. Lajoux, Merveilles du Tassili n 'ajjer, Paris, Éd. du _)
peut pas évaluer avec exactitude ces populations pygmées. Chêne, 1962; Willcox, The rock art of South Africa, Londres, Nelson,
4. Leiris, Entretien sur l'art africain, Lausanne, La Bibliothèque des
arts, 1994, p. 89.
1963; Collectif, Prehistoric rock art of Rhodesia and Nyassaland, South
Rhodesia, National Pub!. Trust, 1959. u
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J.-G. BIDIMA -
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) Tadrart, Fezzan) on peut aussi trouver des sites dans la période coloniale comme si l'apprentissage artistique
région de l'Ogoué (Gabon), chez certains pygmées, et n'existait pas avant? Au fond, est-il innocent çle ne
_) parler d'école uniquement que lorsqu'il s'agit d'art
surtout en Afrique australe et du Sud.
j Le développement ultérieur de la peinture dans les africain contemporain 1 ? Nous allons adoptèr - pour
) régions ayant des peintures rupestres doit peut-être la longueur et la commodité de cet exposé - cette at-
quelque chose à l'héritage de ces premières peintures 1• tribution étriquée de la notion d 'école et, comme
) Quels ont été les emprunts, les cassures, les reprises et Gaudibert, F. Willett2 et Marshall Ward Mount3 ,
) les modifications? Sous quelles modalités s'exerce la nous partirons du début du xx.e siècle. Contraire.ment
dialectique continuité/discontinuité dans un genre ar- à Gaudibert, nous n'allons pas exposer ces écoles de
tistique? manière chronologique, mais selon les régions. Gaudi-
) bert privilégie l'histoire avec des dates allant de 1935 à
) 19684, nous insisterons sur la géographie en prenant
) Il - Écoles des régions. Au fond, l'histoire et la géographie Iie se
complètent-elles pas ?
J Par école, nous n'entendons pas une identité de Le premier groupe - avant toute répartition géogra-
) style ni même une unité d'inspiration. Le terme phique - est celui des Pygmées (Centrafrique, Came-
_) d'école désignera ici un lieu à travers lequel les ensei- roun, Gabon, Zambie, Zaïre, Congo, Rwanda, Burun-
gnements de peinture et de sculpture ont trouvé leur di, Angola, Guinée équatoriale) 5 . Pour l'essentiel, la
) épanouissement. L'identité entre école et style se fait sculpture et la peinture des Pygmées sont connues à
) voir chez Gabus qui, pour répartir les styles en sculp- travers la sculpture des poteries (calebasses), les ta-
_) ture, use du terme école2 • Nous refusons cette identité touages de leurs corps et surtout les graphismes peints
au nom de la pluralité, et école dans notre perspective sur des pagnes faits avec des écorces d 'arbres. Ce qui
) correspond à un lieu qui peut engendrer plusieurs sty- est intéressant ici, c'est de présenter succinctement la
J les. Le problème de la périodicité se pose. Les écoles technique et le symbolisme qui sous-tendent la pein:ture
__ ) de peinture et de sculpture qui seront exposées datent et la sculpture pygmées. D'abord l'esthétique. Nous
toutes de la période coloniale, d'où ces questions : à prendrons ici les Pygmées Mbuti (Zaïre). Leurs peintu-
) quelles écoles appartiennent les peintures rupestres res sont faites soit sur le corps, soit sur une écorce d'ar-
) i existantes avant la période coloniale? N'est-on pas bre battue ( murumba, ou lengbe, ou encore pongo). Le
J
i" aussi en présence d'écoles dans certains styles de la principal colorant, en plus de la terre, sera le kangay
sculpture, puisqu'un apprentissage était requis dans le
.) travail du bois, du cuivre, de l'or, de l'ivoire et du L L~ question s'adresse ici à Gaudibert, op. cit., p. 21-35.
fer? Pourquoi prendre le terme d'école à partir de la 2. F. Willett, L'art africain, Paris, Thames & Hudson, 1990.
) ;
3. M . W . Mount, African art, Bloomington, Indiana University Press,
1973.
_J 1. Un mouvement artistique zaïrois, le « rupestrisme », se réclame des 4. Gaudibert, Art africain contemporain, Paris, Éd . Diagonale, 1991,
peintures rupestres. p. 32-37.
~ 2. Gabus distingue trois écoles : soudanaise, atlantique et orientale. 5. On consultera ici une présentation de cet art pictural pygmée éditée
S'agissant de l'école dite orientale, il cite non pas les lieux, mais les styles par R . F. Thompson et S. Babuchet, Paris, Musée Dapper, 1991. Le mu-
..J (styles concaves rectilignes, styles de transition et styles concaves curvili- sée Barbier-Mueller de Genève a aussi réalisé une étude didactique sur cet
gnes), op. cit., p. 14. art des Pygmées.
.)
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du symbolisme, les Mbuti utilisent des lignes sur les "'0 - B
! peintures corporelles, lignes irrégulières qui évoque-
raient, estime Thompson, les lianes de la forêt, le prin-
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i·· tout comme constituant généalogique : il faut «garder a~ ;3 g :a d., ~" ""~ ~0
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la trace», c'est-à-dire la lignée? Quant au graphisme


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séparés par des zones ombrées et représentant les jeu- i:i..'- ~ ~ ~ ............ ,.0
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nes arbustes ... des bandes qui plient et se déplient en
accordéon »3 • Ces traits oscillent comme «des ondes .)
dans un champ de gravitation »4 • Il résulte de cette dis- ()
position quatre conséquences. a) C'est d'abord une es- ' )
thétique dissymétrique admettant les coupures abrup-
tes. b) Ensuite, elle se veut une esthétique non ()
ontologique et anti-substantialiste admettant «des va-
riations aléatoires »5, car la progression des traits n'est OO

pas logique6 . c) C'est aussi une esthétique qui admet


l'inachèvement en pratiquant la technique de l'omission.
-
°'"'
)
(_)
Celle-ci accorde beaucoup plus d'importance aux par-
ties vides qu'à celles qui sont pleines de graphismes. :_)
d) Enfin, cette esthétique privilégie «la multiplicité de
l'iconographie» au détriment d'un concept de beauté )
univoque et harmonieux. Le Beau est ici dissymétrique, )
aléatoire, inachevé, vide et multiple. .,.;
., <';'
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1.1 Thompson, op. cit., p. 31. On y ajoute souvent soit du charbon, soit '- s:i.
du kaolin, cf. Collectif, Art pictural des Pygmées, Genève, Musée Barbier-
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Mueller, 1990, p. 28 . 1l g.
4. Ibid., p . 31. rn ~
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.3. Ibid , p. 31.
4. Ibid. , p. 31.
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l S. Ibid. , p. 33 .
6. Thompson nous signale l'importance du facteur subjectif dans la
créativité chez les Mbuti : «La peinture Mbuti constitue donc une mani-
festation complexe de la tradition additionnée de créativité personnelle» 0
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(op. ·cit .. p . 36). ·' )

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.J Ensuite la technique. L'arbre le plus souvent utilisé
J est le « Pongo »; l'écorce est battue, la face extérieure
grattée puis déposée sur un tronc d'arbre pour éli~iner
J la sève et, le séchage s'ensuivra. Cette technique se ;veut
_) proche de celle utilisée par les Beti du Sud-Cameroun
) pour fabriquer le pagne d'écorce d'arbre « Obom »!.
Il ne semble pas, dans l'état actuel des recherches,
)
que l'art des Pygmées ait trop influencé les techniques
j ~ picturales des sédentaires en Afrique.
-~
) 0 Plusieurs écoles de peinture datant de la période co-
.....;> loniale peuvent être repérables en Afrique. Nous sui-
;;,
) 0
.....
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vrons la répartition géographico-linguistique .
) ~ D'autres centres en construction existent ams1 que
l::l
J c<I des groupes d'initiatives personnelles 2 •
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Cl)

J 6li
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) III. - Styles
~
) ....
Cl)
..... La peinture africaine est à la croisée des chemins 3 •
·~ Elle navigue entre la fidélité aux aspirations de l'artiste
J p..
;.d
c<I et la soumission à la vente et à l'assistanat (le sponso-
_) bO

~
j ·c<I 1. Lire là-dessus Mveng, Art et artisanat africains, Yaoundé, Éd. Clé,
0 1977.
) ~ 2. Faisons justice à l'action de quelques missionnaires chrétiens qui
.«i'
.... ont quand même promu l'art en Afrique: le R.P. Kelly de l'African Mis-
) U'.l "'
Cl)
sion Society a fondé un atelier à Oye-Ekiti au Nigeria, d'autres se sont
Q aussi dévoués comme le R.P: Kevin Carol! (Nigeria). Cette promotion de
) l'art vient de l'ambiguïté même de la doctrine missionnaire vis-à-vis du vi-
"'....
~
sage de l'autre. Le pape Pie XII, pourtant assez conservateur, parla de
) .s l'exposition des objets d'arts africains au Latran en des termes très modé-
rés dans son encyclique Evangelii Praeconens !
) c..."' 3. Nous ne nous attarderons pas sur les peintres pour des raisons de
r.: longueur du texte, cependant, nous indiquons assez schématiqueme~t les
J principales tendances. Signalons aussi qu'on ne s'occupera que des pein-
tres contemporains, en mettant de côté tout ce qui a trait aux peintures
J traditionnelles des murs et des tissus. Une étude sur les catégories esthéti-
ques (le beau, le merveilleux, le fantastique, le laid, le sublime et le dn;1ma-
_) tique) ainsi qu'un examen du mc.tériau et de la symbolique des couleurs
feront l'objet d'une étude ultérieure assez élaborée. Et pour l'essentiel, no-
_J tre exposition des peintres s'inspirera (sélectivement!) des notes prises au
·11 cours de Jacques Binet à la Sorbonne (année 1994-1995), que ce dernier
) soit ici vivement remercié ! Il faudrait aussi se reporter au répertoire des
artistes africains contemporains que prépare Binet sous forme de banque
_) i- : de données.
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Styles Représentants et pays Caractéristiques RiJ
ring). Comment l'artiste peut-il concilier le désir de ·~.

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Naïfs Kalumé, Kiabelua Alpilonse, Refus de l'academisme s'exprimer, de se projeter par le graphisme et celui de se _)
Lubaki, Moke Art, M. Pingu, peintres « d'instinct » faire reconnaître par un marché et des promoteurs
Koyongonda (Zaïre),
A . Olatunde, Rainbow art, (États ou associations) dont les objectifs entrent sou- ()
Twin Seven-Seven (Nigeria) (1) vent en contradiction avec ceux de l'art? Tel est le pa-
Réalistes Biazin (Centrafrique), Buabu Composition de type
~
(Côte-d'Ivoire), A. W. Diallo, naturaliste radoxe dans lequel l'artiste africain vit: comment s'ex- ,_]
S. Ndiaye, A. Ndiaye (Sénégal), primer authentiquement à l'aide des moyens et des
Minko (Cameroun), Mbata,
Mdamba (Afrique du Sud) institutions dont la raison d'être n'est pas l'authenticité 0
Arts d'aéroports Tous les pays. Art destiné aux Domaine de la mais l'efficacité et la rentabilité? Comment l'artiste 0
touristes contrefaçon. Répétition et africain échappera-t-il aux sirènes de la rentabilité
extrême stéréotypisation ~
Art abstrait Afewerk, Bogossian (Éthiopie), Thèmes métaphysiques (compte tenu de sa situation matérielle souvent pré-
I. Nour (Soudan), Zulu Mbaye, fortement stylisés caire} afin d'assumer une authenticité qui ne soit pas ..)
El Hadj Sy (Sénégal), C. Mensah
(Libéria), P. Darga (Burkina) un prête-nom? Le problème de la classification se 0
Le« cubisme»'· F . Mbella (Cameroun), B. P. Dion Forte technicité et haut heurte à celui de la prédication. Pourquoi qualifier tel
(Sénégal) degré de symbolisation
style africain de fantastique ou de naïf, quand nous sa- ~
Les « surréalistes » V. Oued (Mauritanie), Fadairo Utilisation des collages et
(Sénégal), les « sabléistes » du divers matériaux vons que ces prédicats, utilisés en art, ont pour lieu de ù
Zaïre, Nnagenda (Ouganda), genèse une certaine organisation/articulation de l'art
E . Njaw (Kenya)
telle qu'on la retrouve dans une histoire occidentale
Les « semi-figuratifs» A. Seck, A. Ba,
M . Tine (Sénégal)
Tendance à s'affranchir de
l'emprise de l'image qui a ses priorités? En revanche devra-t-on s'empêcher û
L'art populai~e Très répandu en Afrique (coupes
des cheveux, dessins sur les cars
C'est Je style le plus
répandu en Afrique
de qualifier le style d'un artiste africain avec le vocabu- 0
et motocyclettes et les souwère) laire - fût-il occidental! - disponible en esthétique au- ù
(sous-verres) (2) jourd'hui? En simplifiant à l'extrême, nous pouvons
Les «expressionnistes» V. Malatanga (Mozambique), distinguer plusieurs familles : a) les Naïfs, b) les réalis- 0
D . Nwoko (Nigeria)
tes, c) l'art d'aéroport, d) l'art abstrait, e) le « cu-
(1) On lira ici avec intérêt O. Bihaldj-Merin, N . B. Tomasevic, L 'art naïf, encyclopédie bisme», f) les «surréalistes», g) les semi-figuratifs, ù
mondiale, Lausanne, Edita, 1984. Une fois de plus, nous ne signalerons pas tous les artistes
qui, avant les années 1940, ont été encouragés par des initiatives des personnalités coloniales h) l'art populaire, i) les «expressionnistes». Encore
amoureuses de l'art; nous ne ferons pas non plus cas de ces peintres naïfs qui ont servi dans une fois, cette énumération est schématique et souffre
les années 1920 à faire de l'art:« négro-chrétien» en décorant églises et lieux sacrés, enfin, il
ne sera pas question de signaler les petites écoles d'art qui existaient avant les grandes écoles d'un arbitraire lié au flou habituel des catégories esthé- ù
citées plus haut. Lire à ce sujet Gaudibert, op. cit., p. 24-35. Nous suivrons quelquefois sa tiques.
classification qui, bien qu'incomplète, nous semble assez juste et très didactique.
(2) M. H. Boidur de Toffol, Contacts de civilisation au Sénégal. Le phénomène de la Restent dans cette série les «inclassables » qui navi-
peinture sur verre, thèse de doct. Paris I, 1981-1982. Plusieurs thèmes restent inexplorés dans
guent entre plusieurs styles. La plasticité de leur style 0
notre livre : Je statut de l'artiste, les catégories esthétiques, Je problème de la couleur, la
formation et la diffusion des arts africains, le rôle «paternaliste» et « fraternaliste » des
Centres culturels des pays étrangers en Afrique, le problème de la légitimation des artistes et
donne à l'art plastique africain une polyphonie et une 0
styles, la cupidité et l'autodivinisation des artistes, l'idéologie de «la reconnaissance ... polymorphie extraordinaires. D'abord, le groupe Vo- ___)
internationale», les sources d'inspiration, et la notion de génie en art africain. Il aurait été hou-Vohou (mise ensemble du divers) de Côte-d'Ivoire
aussi intéressant de faire des rapprochements entre les arts africains, la littérature et la (
philosophie afin d'examiner les concepts transversaux qui se retrouvent aussi bien en art qui peint avec du gravier, de la kola écrasée, des écor-
que dans ces disciplines. Une étude sur les textures de l'image peinte, l'empâtement, le grain,
les hachures, l,es tropes iconiques, le cadre et tout ce qui concerne la sémiotique de l'image ces d'arbres, etc. Les représentants de cette tendance
aurait donné une saveur particulière à ce travail. Ce qui nous a Je plus occupé, c'était de sont: Bath, Koudougnon et Kra N'guessan. Ce groupe
mettre en vue des nouveaux concepts rapportés aux arts africains : la marge, la bordure, la
complexité et la traversée.
73
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1
est intéressant, car l'activité empirique de peindre avec .
_) 1 tout indique un principe : la mise en relation du divers.
) i: Ensuite, nous retrouvons Paul Ahyi du Togo 1, Iba
j r:
\ Ndiaye et Papa Ibra Tall (Sénégal) qui sont de vérita-
bles institutions 2 • Enfin, on peut noter la présence de
) 1
ceux qui, au creux de leur silence et au fond _de leur
1

J anonymat, peignent sans se soucier de se faire :uéperto-


rier, «sponsoriser», exposer et éditer. La véritàble au-
J thenticité serait peut-être en Afrique du côté de ceux-là
) " qui refusent l'incitation institutionnelle à l'ostentation
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j 0 et à la « parlerie ». L'authenticité de l'art africain se si-
.....:> tuerait aussi dans le silence et le retrait. Comment pein-
J ~..... dre ce retrait? Comment évaluer ce silence qui, .n'étant
<O
J ~ pas un dire, est la condition de tout dire, et un faire?
j ;; Comment représenter ces styles qui se soucient des
"'"'CU murmures et préfigurations du non-encore 3 ?
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0 1. Lire sur Ahyi, Denise de Saivre, Entretiens avec Paul Ahyi, in Re-
....:i cherches pédagogiques et cultures, n° 29-30, Paris, 1977.
) ..
...
"' 2. Lire Iba Ndiaye, Peinture populaire et art moderne, in Afrique,
n° 4, 1977.
) ::!
.s 3. Nous exprimons nos remerciements à Michel Trougnou pour ses
j ~ remarques et surtout d'avoir attiré notre attention sur les rapports entre
cxi «l'art africain» et l'humour. Nous remercions également J. Bi11et et Kra
N'guessan de nous avoir permis de reproduire des iconographies issues de
J leurs collections. Comme on le remarquera s'agissant de la sculpture, il est
j question des masques et sculptures de «l'art africain» des dignitaires tri-
baux et de la société africaine «normale» avec ses rites de régulation so-
J ciale. Nous regrettons de n'avoir pas pu illustrer quelques œuvres de la so-
ciété négro-africaine des marges (les sculptures de Seyni ca·m ara du
) Sénégal et les sculpteurs contestataires Yoruba d'Abéokuta au Nigeria,
par exemple). On aurait aussi pu montrer l'art des pagnes des pygmées ...
j Art intéressant en ce qu'il privilégie trois notions de l'art de la traversée :
le ".id~, la discontinuité et le nomadisme. L'art africain - le cinéma négro-
J afncam n'échappe pas à cette remarque - a toujours été abordé du point
de vue des sédentaires en négligeant le nomadisme et le vide comme points·
) ' '. ~
de vue. Comment dire, lire et représenter un art qui« circule», qui devient
et se vide toujours?
..)
) 75
Chapitre IV

FANTASMES SUR L'ART NÈGRE

Qu'est-ce qui explique, avant le marché et à côté de


lui, le' désir de connaissance et d'appropriation de l'art
des Africains par les Occidentaux? Quels fantasmes ce
désir implique-t-il? L'essentiel étant moins ce qu'on dit
des arts africains que ce que les Africains disent d'eux,
quelles sont, dès lors, les dénégations à l'œuvre quand
un Africain entreprend aujourd'hui de parler et de
faire parler son art ?

1. - Les pièges de l'européocentrisme

a) Déception et pis-aller. L'Européen, nourri de l'art


grec, mâtiné de culture judéo-chrétienne et aspirant à
la maîtrise technique du réel, s'est d'abord penché sur
l'art africain par déception et par pis-aller. Si nous te-
nons compte de la thèse weberienne du désenchante- 0
ment du monde et de sa rationalisation consécutive, on 0
peut supposer que l'Occident, ayant connu une déshu- ~
manisation techniciste cherche, par les formes de vie
qu'il croyait préconceptuelles, à reprendre un nouveau ù
souffle en intégrant un art issu des cultures qui n'ont 0
connu ni un désenchantement du monde ni la rationa- _J
lité instrumentale. En allant vers l'art africain, les Eu-
(J
ropéens expriment un déni européocentrique malgré
une ouverture apparente à l'autre. En fait, l'art afri- /~
cain, venant d'une contrée supposée «sans histoire»,
1-_)
77

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devra entrer dans ]'Histoire de l'art par Je truchement I phénomène d'hybridation. A la limite, les Africains ne
des comparaisons que l'Occidental fera. On court donc sont que reproducteurs et copieurs. Quant au « com-
J vers cet art afin de lui ménager une place dans l'histoire
J de l'art écrite par des Occidentaux limités dans leur 1 plexe asiatique», nous le remarquons chez Pierre Ro-
main Defossé ainsi que le décrit Mudimbe 1• Defossé
histoire et leur géographie. Les genres, les classifica- créa au Katanga (Zaïre) un atelier (le Hangar) où les
)
tions, les ressemblances permettront à cet art africain Africains devaient peindre sous leur propre impul-
J de pouvoir parler à partir d'un lieu: l'histoire de l'art 1
sion ... «sans influence aucune de sa part». Il remarqua
J (occidental). « L'idée qu'il existe une histoire de l'art
les conduit (les Occidentaux) à édifier des comparai-
l un «style nilotique» explicable par une imagination
artistique qui, indifférente au temps, aurait survécu
J sons avec des modèles déjà vus : c'est (souvent) le dans l'inconscient collectif. Defossé s'est donc chargé
) Moyen Age qui est ici choisi ... Même dans la restric- 1
d'une maïeutique particulière, celle d'aider ces Afri-
) tion historique imposée, l'art nègre se contente de re- cains à mettre au grand jour cet inconscient nilotique.
joindre l'art officiel. »1 Cette « promotion» de l'art 1
A ce niveau, se joue le drame de la mémoire: les primi-
J africain confine à un certain occidentalocentrisme, car tifs ne sont plus ceux qui n'ont pas d'histoire ni de mé-
J c'est !'Occidental qui, par sa puissance de classer, lui moire, «ce sont seulement des peuples qui on_t une
) donnera une place - baptisée « art primitif» - dans son mauvaise mémoire »2 .••
écriture de l'histoire de l'art. c) La regénération et la régression. Signalons aussi le
J b) L'authenticité douteuse. La négation de l'authenti- fantasme de la régénération de !'Occidental qui va vers
J cité de l'art africain a, elle aussi, constitué un fantasme les arts africains ou primitifs. Dans une boutade, Gau-
) majeur. On va dans ce cas vers l'art africain pour trou- guin disait que «la barbarie est pour lui un moxen de
ver une structure inconsciente persistante des autres rajeunissement »3. Ce fantasme de la régénération ren-
J cultures chez ces Africains qui, de par leur propre na- ferme implicitement une conception cyclique du temps
_) ture, ne peuvent créer. Deux exemples doivent ici être dans le psychisme de l'Occidental. Parfois, la régénéra-
_) relevés: l'hybridation et le «complexe asiatique». tion prend un aspect pathologique, il s'agit toujours
La perspective d'hybridation, souvent soutenue par pour les jeunes gens de chercher dans l'art africain une
J W. P. Fagg2 , veut que ce que certains nomment <d'évo- thérapie. C'est la vocation d'un Michel Leiris qui es-
J lution de l'art africain »3 ne soit en fait qu'une méprise. time que « l'œuvre d'art n'a d'autre but que l'évodation
J L'art africain n'évolue pas, n'ayant pas de substance magique des démons intérieurs »4 . Il est allé vers l'art
propre ; ce qui semble être son évolution des formes africain «pour envoyer promener l'Occident. Voir au-
J n'est que le résultat d'un emprunt extérieur. L'art afri- tre chose ... » dans un contact intime avec la nature. Il
J cain actuel n'est que la mauvaise manifestation de ce fallait ·enfin aller là où les formes sataniques et orgia-
)
1. Ch. Azais, Le marché de l'art africain à Paris, mémoire, Paris, 1980,
_) ~~ . 1. Y. Mudimbe, The idea of Africa, Indiana Univ. Press, 1994,
2. Fagg, L'art nègre, ivoires afro-portugais, Prague, Londres, Art1a,
:) 1959. p. 155-156.
3. L'auteur critique ici Von Luschan qui a pensé à l'évolution du style 2. Cl. Roy, Arts sauvages, Paris, Delpire, 1957, p. 7.
) ·.,
Bénin du golfe Bénin (Nigeria occidental) sans remarquer l'importante in- 3. Ibid., p. 12.
fluence portugaise sur ses sculptures d'ivoire. 4. M . Leiris, Au-delà d'un regard. Entretien sur l'art africain, Lau-
_) sanne, Biblio. des arts, 1994, p. 7.

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ques av~ient cours sans qu'il y ait une répression et une possesseur de jouer un double rôle : d'une part, celui-ci :)
culpabilisation. paraît «cultivé», «ouvert» aux autres, il a « voya- ù
· d) L~ complexe de Jonas. L'intérêt pour l'art africain gé ... », et d'autre part, il se constitue l'image d'un sujet (
pourrait aussi relever du complexe de Jonas (G. Bache- qui transcende le système industriel de consommation
lard). Cdui-ci se caractériserait par le retour au sein, au pour privilégier ce qui, de par sa fabrication, a été
ventre, 'à ce stade premier qui englobe et nourrit en soustrait au système de consommation. L'archaïque et CJ
même temps, à l'enveloppe originelle et primordiale. l'exotique permettent de redéfinir une image de soi (le
Regarder vers l'art primitif serait pour !'Européen tou- «m'as-tu vu?») devant les autres.
cher à un stade préoccidental de la culture. C'est une f) L'indicible: la théologie négative ? Un autre préju-
œuvre d'anamnèse où l'art africain sert d'occasion. ] gé, lié à cette vue éternitaire, consiste à trouver dans
Cette œ;uvre conduit au fantasme de la régression vers l'art africain l'expression de l'indicible: une sorte de
les origines: l'art africain indique ce qu'a été l'humani- théologie négative où Dieu est affirmé par défaut. Pour
té-occidentale. En deher-s-du présuppesé de l'idéelogie ___;; l' Allemand Leuzinger qui s'appuie sur La philosophie
du progrès que cette régression implique, on peut noter "·' bantoue du R.P. Tempels, le secret de l'art africain se
1
ù
un mouvement contradictoire : la fausse identification î trouve dans une conception vitaliste, énergétique et re-
et la fausse idéalisation. L'identification est ici méta- ligieuse du monde. «L'art, expression visible de l'invi- ù
physique: l'Occidental veut se reconnaître et établir sible et du surnaturel pour le Noir, est ... propre à être
des analogies entre cet art africain présent et ce qu'au- incorporé aux... actes du culte » 1• La création artisti-
rait été son art in illo tempore. S'ensuit donc un exo- que, dans ce cas, n'est pas autonome, elle se veut
tisme qui se décline comme l'appropriation et la mise « émanatiste » puisque insufflée par l'esprit. Et c'est là
en scène d'un espace primordial où la vigueur origi- que Leuzinger trouve une sorte de théologie négative
nelle n'a pas encore subit la corrosion du temps. Cette dans l'art africain: «Le Noir ne se représente pas le
identification se double d'une tentative paradoxale de grand Dieu sous forme d'image; mais, aux fils de
ü
décrire ce qu'est l'autre de la culture occidentale tout Dieu ... (le) couple astral de la tribu, il prépare une de-
en exaltant l'irréductible distance. Il est question, avec meure ... par ses œuvres d'art. »2 Une figure (ou figu- ù
l'art africain, de construire des contre-modèles primitifs rine) ne sera pas un fétiche, mais une « allégorie » ;
idéalisés destinés à souligner par contraste les errances toute effigie est allégorique. A travers cette vue sur l'art
du monde «civilisé». C'est la tradition du «bon sau- africain, nous retrouvons les thèmes mystiques des ü
vage» bien connue depuis Montaigne et Rousseau. théologies négatives en Occident : l'irreprésentabilité
e) Pqur l'image de marque. En plus du complexe de de Dieu, l'émanation et l'allégorie. L'art africain est ici t_j
Jonas ~.e profile le fantasme de l'image de marque. un écran sur lequel se projette une théologie négative
Construire une image de soi par le goût de l'archaïque, qui feint de s'ignorer ! ü
est une sorte de «baroque culturel » 1• L'objet d'art
1 g) L'innéisme raciste. Un autre fantasme assez clair
africain:exposé chez soi ou dans son bureau permet au

1. E. Leuzinger, Afrique, Art des peuples noirs, Paris, Albin Michel,


1. J. ~audrillard ,
Pour une critique de l'économie politique du signe, 1962, p. 18.
Paris, Gallimard, 1972, p. 28. 2. Ibid., p. 18.

' 80 81
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_) affirme: «L'art nègre renferme plus d'idées que l',art
_) dans ses enjeux est la biologisation de la culture fruit grec. Ce qui est étonnant en lui, c'est l'inventlo?
d'un innéisme raciste. L'art africain servirait donc de étrange des objets, un côté d'imaginat~on et un sens de-
_) caution légitimante. C'est la position du collectionneur coratif extraordinaire ' difficiles à expliquer. Nous, ne
_) et peintre allemand Georg Baselitz. Pour ce dernier, savons pas prendre les libertés que ces nègres ont reus~
)
l'important dans l'art africain c'est de chercher « l'ori- sies. Nous sommes trop asservis au passé. Ceux qm
gine» «pour chaque objet d'art». «Les Africains qui font chez nous de l'art nègre sont dans l'erreur. »1 Il Y a
J réalisent ces pièces maintenant ne sont pas ... artistes, dans cet enthousiasme une survalorisation non critique
J mais ... des artisans qui ne font que reproduire quelque de l'art africain qui est une surcompensation d'une dé-
chose. Ils reproduisent sans arrêt ce qui existe déjà, leur ception antérieure, d'où l'insistan~e sur l~ . car~ctère
J passé. Cela signifie qu'ils se trouvent à un niveau qui a instinctuel de cet art2 et son atavisme religieux . Au
J par exemple deux mille ans et qui ne s'est jamais modi- nom de quoi pose-t-on l'art africain comme rédemp-
) fié. » 1 A contrario, «en Europe ... tout a été en mouve- teur 7 Pourquoi utiliser l'art africain pour régler nos
_)
ment constant, en évolution, en perpétuel change- conflits religieux? . .
ment »2... «Un sculpteur africain reproduit, et un i) Religiosité et mystère de l'.in~arnation. La ~r?J~C~
J sculpteur européen, occidental invente. »3 Baselitz tion la plus tenace su: l'~rt afn~am r~ste ~~ relzgw~zte
J étaye sa théorie par une expérimentation. Il a vu à Ber- substantielle. L'art afncam constituerait« 1 mcarnation
lin une tête provenant des Bidjogo de Guinée Bissau, du surnaturel dans le visible »4 • Et Newman d'expli-
_)
mais qui a été sculptée au Brésil!« Et là-bas, au Brésil, quer l'art africain abstrait par le refus d.e repré~enter
J il y a quelqu'un qui n'a jamais rien fait, qui n'a jamais les forces occultes - une sorte de théologie negative se
) vu la moindre image, mais qui est un descendant des profile encore par là:« Ses images abstraites ne te:il~e~t
_)
Bidjogo. Il suffit qu'il commence à tailler le bois pour même pas de reproduire les aspects concrets de la reah-
qu'il le fasse exactement comme les Bidjogo ... et au- . té. Comment représenter. .. la puissance et la vertu d'un
_) cune explication autre que celle qui consiste à préten- ancêtre ... ? »5 Toutes les thèses qui accentuent le quac-
) dre que ces canons de forme, cet inconscient collectif tère profondément religieux de l'art africain sont des
traditionnel sont transmis par voie génétique. »4 De là délires et des projections chrétiennes sur un aspect que
J à dire que certains sont biologiquement et héréditaire- n'a jamais digéré l'Occident chrétien: l'incarnation de
_) ment supérieurs, il n'y a qu'un pas que Baselitz fran- la totalité dans une particularité, le rétrécissement de
J chit sans rire. l'infini dans la mortalité du fini, la déchéance de l'éter-
h) La rédemption. Le fantasme de la rédemption par nité dans le temps. Ce qui fascine dans la «religiosité
_)
la liberté de l'art nègre a aussi prévalu. A. Maillol ad-
_) mire le caractère synthétique des sculptures nègres, il 1. Maillol, Sa vie, son œuvre, ses idées, 1937 cité par Arts primitifs dans
_) Les ateliers d'artistes, Paris, Musée de l'_hom~e, 1967, P-. 14. .
1. P. Notué, Batcham, Sculptures du Cameroun, Paris, Musées de 2. Braque, La peinture et nous; Cah1,ers d ~rt, 19_54, m Of!. c1t~, p. 14 . .
_) Marseille, 1993, p. 195. 3. Juan Gris, Opinions sur 1 art negre, m Action, Pans, n 3, avnl
2. Ibid., p. 195. 192
J 1 3. Ibid., p. 196. ~: ihelma R. Newman, Art et artisanat africains d'aujourd'hui, Paris,
4. Ibid, p. 199. Un texte aussi raciste et innéiste aurait appelé une Éd. la Courtille, 1976, p. 13 .
) :il note explicative de la part de l'artiste camerounais Notué. Accepte-t-il 5. Ibid., p. 13.
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cette biologisation de la culture? Quelle explication donner à ce silence?
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de l'i rt africain» c'est le mystère de l'incarnation chré- s'occuper de l'art africain afin de déculpabiliser ceux .)
tien qu'on croit y voir. La religiosité de l'art africain ei: qui, hier, ont nié l'humanité chez ces Africains. A tra- .J
elle-même n'était pas intéressante pour le colon, ce qm vers l'art africain, nous notons le jeu des transferts de t]
l'était, au contraire, c'était de voir de quelle manière un culpabilité.
phénomène chrétien (l'incarnation de l'invisible dans le k) Le complexe de la mémoire. Un fantasme mnési- )
visibÎe) se réalise dans une culture non chrétienne. que est aussi très fréquent dans l'attrait pour l'art afri- ()
Cette accentuation de la religiosité de l'art africain cain. Le complexe de la mémoire et de l'archive vient du
(,_)
avait un but politique: la compréhension de l'incarna- constat de l'émiettement de la mémoire africaine.
tion du surnaturel dans le visible à travers leur art aide- «Émiettement artistique» dû, selon Delange, à l'ani-
rait fos Africains à mieux accepter les mystères-de l'in- misme des Nègres'. En analysant les arts africains, on
carnation du Dieu chrétien et la transsubstantiation aide les Africains à avoir des archives et quelque chose
qui sont aussi des descentes de l'invisible dans le visi- qui serait comme une mémoire: «En étudiant leur cul-
ble. Le but était pastoral : convertissez-vo _~u
_s_a_
' _n_o_s____,__~tu
~ re~n~o'--'"u._,,s,__,~._,,o"--'u,...r~n~is,._..s~o""n"'s___,a"'-
' ___,,c=e-"--s____,c=o~lo=n~1=·s=é""--
s ~d=e=s~m
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· · _ _ _ _ __
- - -- aogmes, car nous avons un même Dieu. Le mono- susceptibles de les aider à définir leur vocation, et ...
théisme chrétien justifiait ainsi (ô soulagement !) son nous ne faisons ... que remplir strictement notre fonc-
« universalité ». tion d'homme de science en les laissant profiter de ces
j) Projection de la culpabilisation. L'art africain ser- travaux ... A ces peuples qui ont une histoire composée
vait à la projection de la culpabilisation. Ici on va vers d'autre chose que des traditions orales mais ne dispo-
l'art _africain pour «améliorer l'âme nègre». «Ce qui sant pas des méthodes qui leur permettraient d'effec-
frappe dans l'âme du Noir c'est sa mobilité, c'est l'in- tuer l'étude positive de leur propre vie ... constituer des
consistance de ses impressions et de ses velléités. On se- archives où il leur sera loisible de puiser est un travail
rait tenté de croire que le Noir n'a pas de mémoire. Son dont on ne saurait méconnaître l'intérêt. »2 Ce com-
insouciance est prodigieuse ... le Noir à l'état fruste n'a plexe repose sur deux implicites: a) les Africains n'ont
pas le sens du vrai ... En tout et toujours c'est la légère- pas de mémoire et ne savent pas constituer leurs archi-
té ... »1 Il est donc question de culpabiliser le Noir en lui ves. Et la civilisation orale? Leiris la minimise d'où;
disant que son art n'est qu'un sous-art, «un art refou- b) la mémoire historique serait liée, selon lui, à l'écri-
lé »2 à qui il a d'ailleurs manqué des artistes ( « l'artist~, ture et non à !'oralité... scripta manent !
en Afrique ... n'existe pas. C'est un suppôt de la reh- !) La sotériomania. Le sentiment chevaleresque de
gion » ) 3 . Il importe à l'Africain de se sentir inférieur sauver les pauvres a, lui aussi, guidé l'attrait vers l'art
afin ·d'accepter «l'amélioration de son âme »4 • Par africain. II s'agit d'un complexe sotériomaniaque con-
l'étude de l'art africain, on inocule la culpabilisation. sistant, comme l' «Agnus Dei», à porter les péchés du
Mais'. une autre culpabilisation postcoloniale consiste à monde afin de le sauver. Cette attitude d'aller sauver
l'art africain de l'irresponsabilité des Africains est
l. Hardy, L 'art animiste des Noirs d 'Afrique, Paris, Henri Laurens
Éd., 1927, p. 81-82.
2. Ibid. , p. 111. l. J. Delange, A rts et peuples d 'Afrique noire, Paris, Gallimard, 1967,
3. lbid. , p. 113 . . . p. 9. . .
4. Ibid. , L 'enseignement en AOF, Pans, A. Colm, 1917, p. 10. 2. M. Leiris, Cinq études d'ethnologie, Pans, Galhmard, p. 100.

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celle de Lods (fondateur de !'École de Poto-Poto au mosphère en est tout imprégnée. » 1 Aller vers l'art afri-
_)
Congo et de !'École des Beaux-Arts de Dakar). «Les . cain traduisait l'itinéraire d'une conscience schizophré-
_) restes accrochés de masques et de statues qui finissent nique partagée entre le discours du Surmoi qui doit
_) de pou~rir, ~ong~s par les termites et l'humidité et qui exorciser les sabbats lubriques en Afiique et le désir
n~ se~aient Jamais plus remplacés ... on imagine l'infi- mesquin de jouir de cette sexualité exotique, d'où cçtte
)
me tnstesse de ces souvenirs ... et pour m'apaiser je me exagération sur « la force » et « la virilité» des mas~ues
_) fis la promesse de me consacrer à la sauvegarde de cet et figurines africains d'une part, et le « pansexualisine »
J art... d'aider à son adaptation dans la vie moderne de de l'art africain d'autre part. Ce désir d'être possëdé
l' Afr~que. »1 Comme l'indique le modèle sotériologi- par la sexualité africaine se mue en désir de « posses-
J que, Il y a faute - ici, le gaspillage artistique -, le sau- sion magique» à but «cathartique». Cette attitude se
_) veur en est peiné (Lods est très triste du sort que les retrouve chez l'un des Fauves, Vlaminck, qui fut, ~ la
) Africains réservent à leur art). Puis, il fait un serment vue des sculptures Fang, «profondément ému ... sen-
et promet de sauver l'humanité (Lods promet de sau- tant le pouvoir possédé ... par ces trois sculptures »2 • La
__)
ver l'art africain). A la suite du serment et de la pro- possession est donc ici un prélude à la purification des
__) passions : une démarche toute mystique.
messe, se trouve la praxis; l'enseignement (la caté-
) chèse) - Lods va fonder des écoles d'art au Congo et n) L'amour des origines. On ne saurait oublier la
a~ Sénégal. Nous voyons à travers ce complexe la phobie du complexe et du dérivé comme propédeutique
)
mise en scène des archétypes qui composent la à une recherche sur l'art africain. On allait vers Cart
_) africain pour y rechercher le simple (et rejeter le com-
constellation du Sauveur (faute, peine, compassion,
J serment, promesse et action). Lods, par l'art africain plexe!) et ce qui, étant la condition de tout dérivé, n.' est
_J rejoue fantasmatiquement son identification incon~ conditionné par rien: l'origine. Goldwater signale que
sciente à la figure du Christ. L'humanité a commis le groupe des Barbus Geunes artistes épris de l'art afri-
_J cain) voulait aller au-delà de l'histoire de l'art grec afin
une faute, Dieu en était peiné et, pris de compassion,
) fit une promesse dont l'envoi de son fils constituait la de trouver à travers l'art africain quelque chos~ de
concrétisation. Ce dernier procéda par l'enseignement. «plus simple et... (de) plus primitif» 3 • Cette régression
)
A la base du désir de sauver l'art africain se trouve un vers le simple prendra dans le groupe Die Brücke les
J modèle christique implicite et inassumé. métaphores du noyau et de l'origine. Ce retour vers
_J m) Le pansexualisme. Parfois, on croit aller vers l'originel (cet absolument premier!) est implicitement
l'art africain poµr s'impliquer aussi bien dans son le refus de la catégorie de médiation. L'art africain 'n 'a
_)
« pansexu_alisme » que dans la «possession » magique. pas à traiter · avec cette métaphysique substantialiste,
J On partait du fantasme de la sexualité débordante de car !'absolument premier est peu ou prou le résultat
. '
_J l'Africain, comme le remarque très bien J.-L. Paudrat: 1. Paudrat, Le dénigrement. Introduction à l'étude des rapports de,l'art
_J «Le Blanc voit la sexualité partout (en Afrique), l'at- nègre et du colonialisme, thèse de 3' cycle d'Esthétique, Univ. Paris 1, W74,
p. 18. :
") 2. Vlaminck, Portraits avant décès, Paris Flammarion •fo43
p. 105-106. ' ' ' '
,) l. Lods, Les peintures de Poto-Poto in Présence africaine vol 24-25 3. Goldwater, Le primitivisme dans l'art moderne Paris PUF 1988
1959, p, 38L ' ' , ' p. 68. ' ' ' : '
,_)
86 87
)
provisoire ?e quelque processus. D 'ailleurs, cet absolu- obsessionnelle de 1' «archaïque». Tirer la fierté de l'art
men~ premier se heurte à son indicibilité car comment africain de la réussite des Picasso, c'est participer à
expnmer le principe dans le langage de ia dérivation ? cette réussite par procuration. Picasso s'est inspiré de )
Comment dire l'origine par le langage, un dérivé ?
l'art africain, or Picasso réussit, donc l'art africain
réussit. Telle semble être l'attitude de ces Africains qui
II. - L'afrocentrisme contre l'art africain citent les artistes européens inspirés par l'art nègre,
sans examiner les présupposés qui guidaient ces artistes
a) !ouir du pouvoir. Le fantasme de la jouissance du dans leur récupération. Il y a, à travers le primitivisme,
pou_voi~: <:la potestas docendi ». L'enjeu du pouvoir co- la jouissance du pouvoir par l 'Africain ; il jouit pour une
l~~ia! ~ta~t, au-delà d~ la brutalité, de se légitimer et fois du pouvoir d'avoir enseigné les expressionnistes al-
d mfen~nser le co~omsé qui finissait le plus souvent lemands, les surréalistes français et les Fauves. A tra-
par ~v01r une « ha~ne de soi» (Lessing). On lui a dit vers le courant primitiviste, l'Africain aura assouvi sa
qu~ sa eulture n'a nen apporté à la civilisation actuelle libido docendi qui est une forme de libido imperandi. Le
et il essaye, à travers un repli sur soi douteux (la négri- pouvoir d'enseigner est ici complété - comme dans
tude), de donner aussi une part modeste au rendez- toute stratégie du pouvoir - par celui de juger (potestas
vous: du « don~~r et du recevoir» (Senghor). Le Nègre judicandi). L'Africain dont l'art a inspiré les Euro-
donnera sa rehg10n et sa spiritualité à un Occident qui péens va, lui aussi, jouer au procureur, car désormais,
les ~j p~r~ues (~en~hor, Teilhard de Chardin). Mais pour juger (judicare) de la pertinence de l'influence
cette~,rehg1_on afncam~ est impuissante; avec quoi va-t- africaine chez les Fauves et les expressionnistes alle-
elle s expr~~er _? Surgi~ ,donc ~h~z 1~Africain l'angoisse mands, c'est à lui qu'on s'adressera afin de garantir
de n~ servir a nen. Voila que 1 h1st0Ire de l'art occiden- l'authenticité de l'emprunt. D'où l'importance qu'a
tal vient permettre à ce «complexé» de retrouver sa aux yeux des Africains le primitivisme du début de ce (
grandeur. Celui qui a le pouvoir peut avoir à la fois la siècle. Leur art enseigne l'abstraction aux détenteurs
«po~es:as d~cendi » (pou~oir d 'enseigner) et la «potes- du pouvoir (les Blancs). L'Africain peut juger les Maî-
ta~ J~~i~andi » (le pouvoir de juger). Or le courant du tres (Picasso et tutti quanti). L'Africain participe doré-
pnm1tivisme, qui a réuni et le groupe des Fauves en navant à cette jouissance du pouvoir caractéristique de
France (Braque, Derain, Picasso, Matisse) et Die toute volonté de puissance. Enseigner et juger sont les _)
Brücke en Allemagne, vient redonner une fierté à deux leviers de tout pouvoir (les Églises et les États .__)
l'Africain en puisant dans son art. Il est assez surpre- pourront peut-être le démentir ... ). Seulement, cette
nant : de voir les Africains s'appuyer sur ces mouve- jouissance du pouvoir de signifier est frustrée chez
ments pour légitimer l'importance de leurs arts 1• Leur l'Africain dans ce cas, car elle manque toujours son ob- r_)
fierté'. est d 'autant plus grande que, n'ayant pas militai- jet (le pouvoir) qui est garanti par un tiers (la réussite ù
rement conq_uis l'Eur~~e, leurs arts arrivent à s'y impo- des Picasso, et la reconnaissance par l'autre). Si les ._)
ser. Ils o_ubh~nt . de cntiquer . dans le primitivisme l'ap- Fauves ne réussissaient pas à faire parler d'eux, les
proche etermtaire, culturahste et la survalorisation Africains n'allaient avoir aucune fierté, leur jouissance _)
est donc conditionnée par un tiers (les marchés euro-
1. Mveng, Introduction, in L 'Art nègre, Dakar/Paris, 1966.
péens de. l'art). !t
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b) Le dogme de /'unanimisme. Le deuxième fantasme figures de sa propre mise à distance. C'est un art néga-
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!
J 1.
est relatif au dogme de la pensée unanimiste introjecté et tif qui, seul, peut assurer à l'Afrique sa modernité. Cet
J reproduit par les Africains à travers l'art. «Je m'ap- art négatif est celui qui, à partir de ses. critères et enga~
pelle l brahima Ndiaye, je suis professeur de recherches gements, n'oublie pas la notion de distance critique si
) importante pour tout renouvellement. Cet art, ~~n: s sa
à !'École des Arts .. . (Sénégal) ... Ce qui m'attire person-
_) nellement en tant que peintre africain, c'est... la posi- détermination, osera parfois aller contre son miheu e~
_) tion à prendre ... Je pense en tant qu' Africain que la po- ses propres principes producteurs. C'est un art qm
sition à prendre est de se ranger du côté du peuple. (s')éclate. Le deuxième dogme qu'implique cette al-
J Parce que, s'il (l'artiste) ne se range pas du côté du peu- liance entre l'artiste et le peuple vient de la pensée eth-
J ple ... il se trompe et échoue .. . Celui qui ne se bat pas nologique: l'Africain ne peut avoir d'opinion indivi-
) aux côtés du peuple n'aura pas participé au développe- duelle, car sa pensée est le reflet communautaire.
ment national... Quand le peuple se range d'un côté Griaule affirme: «Certes les Noirs s'expriment dans le
J tout le monde doit se ranger à sa suite et se battre au collectif et non dans l'individuel et il semble, a priori,
J même rythme ... »1 Ce point de vue repose sur deux que l'arbitraire soit interdit à l'imagination du sc:ulp-
_) dogmes très courants dont le premier est le caractère teur, du peintre ... En effet, un cadre lui est imposé; par
sacré du peuple et la primauté du groupe sur le sujet in- les représentations collectives .. . l'idée d'une innova~ion
_) dividuel. Il y a ici une hypostase de la notion de peuple. qui ne serait pas prévue .. . lui vient sans doute rare-
_) Celui-ci devient le critère du vrai et l'impetus principal ment. »1 C'est ce dogme de la pensée communautaire et
de la praxis. Si l'artiste devait toujours ramer dans le unanimiste qui alimente le préjugé raciste de l'impossi-
J sens du courant, et dans celui du peuple (ce dernier bilité d'une pensée critique chez les Africains; ils pen-
) fût-il fascisant, xénophobe et nationaliste!), l'art ne de- sent tous comme le groupe ! Mveng, bien avant Tall,
_) viendrait qu'une simple copie du monde. Si l'artiste se avait adopté cette identification idéologique entre indi-
j range toujours du côté du peuple, ceci comportera des vidu et communauté. L'individu n'est rien, la corn.:mu-
dangers inévitables : la versatilité inhérente au peuple, nauté est tout : «L'homme africain, à l'intérieur d'une
) son sadisme inconscient (observons la soif du sang du telle dialectique, apparaît donc toujours comme une
) peuple lors des tribunaux populaires publics !), les lieux foule. Impossible de séparer en lui la dim'ension indivi-
communs qui le nourrissent et tout le fardeau de l'im- duelle de la dimension sociale. »2 Les Africains, à .tra-
)
médiateté qui l'accable. Le peuple n'a pas raison a vers les rapports entre l'art et le peuple, entérinen,t ce
_) priori et la vérité qui est du régime de la qualité ne.vient dogme de l'Africain suiveur et incapable de parvenir à
J pas directement de la quantité. L'art africain, s'il veut la conscience de soi par un exercice volontaire qui:pri-
parvenir à une humanisation accrue de l'exister afri- vilégie d'autres critères que le groupe. ·
) c) Le fantasme Trinitaire. L'art africain est au se-
cain, ne doit prendre du peuple que ce qui est parvenu,
_) dans ses représentations, à la conscience de soi. L'art cours du fantasme «Trinitaire» et phallocrate. Ce fan-
_) africain viable sera celui qui ne prend du peuple que les
~ 1. M . Griaule, Arts de l'Afrique noire, Paris, Éd. du Chêne, 1947,
,) 1.. P. 1. Tal!, Situation de l'artiste négro-africain contemporain, dé- p . 85. . '
bats, m Art nègre et civilisation de l'universel, Dakar, NEA, 1975, p. 97-98. 2. E . Mveng, L'art d'Afrique noire, Yaoundé, Ed. Clé, 1974, p . 76 .
.J
90 91

)
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t~sme · se tro~ve ~hez le C~merounais Mveng dont les Cette loi repose sur une« symbolique africaine» dont
diverses publications en histoire et en art font autori- Mveng révèle qu'elle est anthropocentrée. La symboli-
té. Comment définit et cadre-t-il l'art africain? .)
que exprime l'Homme «dans l'englobement cosmi-
. D'a;b ord, «cet art ... est à la fois signe et significa- que » 1• «L'art africain... est expression de l'homme r_)
tion. ~n tant que signification, il est essentiellement comme destinée. »2 Et, pour Mveng, «l'objet est... tou- )
sagesse, c'est-à-,dire e:cpression du divin (religion) jours investi d'une fonction »3 • L'homme qui est au cen- (
da.r:s. ~ne s~nthese qm est beauté (esthétique, ordre tre de la symbolique africaine sera révélé dans sa struc-
pohtlco-social, échelle dialectique du Cosmos reliant ture fondamentale « selon la double dialectique de la
la terre au ciel, l'Homme aux Esprits et à Dieu) ... une Monade et de la Dyade à la Triade. Le premier moment )
synthèse qui est aussi vérité (à la fois science, techni- pose l'homme dans sa masculinité, le second le pose
que manuelle et philosophie de la vie ... ») 1 Une fois comme féminité. Leur synthèse exprime ... la vie sous le
l~s contour~ de cet art définis, Mveng entreprend de signe de la fécondité »4 • Mveng donne à cette dialectique J
hv_rer la loi d~ la composition esthétique négro-afri- une assise, elle n'est pas accidentelle, « elle est ontologi-
came . . Cette 101 est celle de l'abstraction et de la syn- que et antérieureà toutedétermination éthique »5• Il
thèse2: « ... l'on pose que 0 =L'objet (premier mo- précise quand même le moment de la Monade : «Au dé-
ment objectif), L =ligne essentielle (deuxième moment part, l'homme apparaît comme Monade, donnée objec-
de l'abstraction), TH= thème (troisième moment de tive, naturelle, condamnée à l'indétermination. »6
théma~isation), C =La composition (quatrième mo- Mveng réaffirme le caractère massivement masculin de
ment ~e synthèse) .. . »3 Il explicite la loi ainsi: «Les cet art : « L'homme apparaît donc derrière le langage de
étapes: normales de la création esthétique sont consti- la symbolique, sous son visage masculin. C'est l'une des
tuées par le passage du réalisme objectif à l'abstrac- clefs quï permettent la lecture du grand livre de cet
tion liùéaire, de l'abstraction au thème, et du thème à Art »7 . Bien sûr, Mveng se veut objectif et reconnaît à la
la composition ... cet itinéraire n'est pas nécessaire et... femme un certain rôle dans cette symbolique. « Quand
l'essentiel de la loi peut se ramener aux deux termes l'homme se fait créateur de lui-même et de son univers )
TH-+ C. »4 La loi peut donc selon lui se présenter humanisé, la femme apparaît dans sa fonction de fécon-
sous forme complète et sous forme abrégée. dité vitale (Mère), et de Rédemption de la vie compro-
mise par l'homme (Épouse) ... »8 «A un niveau plus im-
/ L • TH ~ médiat, et qu'on retrouve dans toutes les civilisations, la
femme apparaît comme expression de la beauté. »9
. "O ~C"s
' ~TH / 1. Ibid., p. 75.
2. Ibid., p. 75.
3. Ibid., p. 75.
l. M veng, L 'art d 'Afrique noire, Yaoundé, Éd. Clé, 1974, p. 52. 4. Ibid., p. 75-76.
2. Ib(d., p. 53 . 5. Ibid., p. 76.
3. Ibid., p. 54. 6. Ibid., p. 76.
4. Ib{d., p. 54-55. 7. Ibid., p. 78.
5. Ibid., p. 55. Jean Gabus, Art nègre, Paris, A la Baconnière, 1967, 8. Ibid., p. 82.
p. 13, reprend ce schéma ·de Mveng sans le critiquer! 9. Ibid., p. 83. J
' 92 93 '..)

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_) Dans cette exposition, nous pouvons distinguer plu- tienne, une misogynie caractérisée et un hégélianisme
sieurs attitudes: inconséquent. Mveng dit que l'homme est au centre du
J a) Pour Mveng qui prend l'art africain d'une ma- processus Monade, Dyade et Triade. Le premier :tj10-
y ( nière totalisante, le cadre général de celui-ci est le sacré. ment est Masculin (phallique) estime Mveng, et il
j La beauté (l'esthétique), la vérité (la gnoséologie) et la ajoute que cette primauté de l'homme (masculin) n'est
sagesse (signification) relèvent du divin. Cette démar- pas accidentelle mais ontologique; l'homme est ontqlo-
) che est la reproduction du vieux lieu commun colonial giquement premier et la femme seconde (transposition
.) du «nègre fondamentalement religieux». Ce qui est inconsciente d'Adam premier homme-masculin, •ou
j démenti par les faits, puisqu'on trouvait en Afrique des alors de Dieu le Père?). Que le premier moment soit
tribus qui n'admettaient pas l'hypothèse de Dieu (qui a moniste et masculin, Mveng le déclare, mais ne le
) créé le ciel et la Terre ? Les Thongas du Mozambique et fonde pas sur une argumentation sérieuse. Retenons
._) d'Afrique du Sud répondaient: la Nature!). chez lui le primat ontologique du phallique qui serait
) b) S'agissant des lois de la composition esthétique en fait la transposition inconsciente de la Trinité chré-
qui gouvernent - d'après Mveng - aussi bien la créa- tienne; qu'est-ce qui justifie, en droit, le schéma 'ter-
) tion artistique (il cite les Bamun du Cameroun) que le naire (Monade-Père, Dyade-fils, et Triade - Saint-Es-
.) rythme africain ; nous notons un flottement concep- prit)? Ayant donné la primauté ontologique ~ au
) tuel. D'abord, le terme de loi est-il pris ici au sens phallus, Mveng, dans la pure tradition misogyne, µiet
strict (comme on dirait les lois physiques) ou au sens la femme à sa place : «Elle est seconde par rappoi·t à
) large de « règle d'usage» ? Ensuite, la loi commence l'homme et en plus sa fonction est d'assurer "la féëon-
) par l'objet, par un moment objectif, ce qui n'est pas dité vitale" (Mère). » 1 Et si la femme choisissait de ne
très sûr dans l'économie de la création artistique, pas assurer cette fonction de fécondité, serait-elle
.J puisque l'objet esthétique est souventfantasmé et rêvé moins femme? Ici se profile l'ancien amalgame fécon-
) avant d'être vu ou produit. Le subjectif ne précède dité, maternité et féminité. Mveng poursuit en ajoutant
) pas ici l'objectif, les deux alternent dans une insaisis- à la femme la fonction de « Rédemption de la vie ...
_) sabilité qui défie toute catégorisation et toute fixation (Épouse) »2• Il finit en célébrant la «beauté» de la
sur un moment qui serait antérieur à l'autre. En pre- femme 3• Mère, épouse et belle, telle est la femme.
.) nant pour point de départ l'objet, Mveng cède facile- Mveng se sert donc du paradigme de la Vierge - Mère -
J ment à un «positivisme esthétique» qui néglige le tra- Épouse - Obéissante Marie. L'art africain est ici au ser-
_) vail subjectif du rêve. Enfin, la succession objet, ligne,
thème et composition est linéaire chez Mveng; la com-
) 1. Ibid., p. 82.
position, par exemple, n'entre-t-elle pas déjà dans la 2. Ibid., p. 82.
_) ligne? Ce schéma devrait simplement être indicatif 3. Ibid., p. 83. En dehors des vues contestables de son esthétique', En-
gelbert Mveng fut l'un des historiens africains francophones les plus ·méri-
..) puisque dans chaque art on peut distinguer plusieurs tants. Son interdisciplinarité est un défi aux jeunes historiens africains ac-
démarches qui n'obéissent ni à ce schéma linéaire ni à tuels, trop préoccupés par les ambitions de carrière, les arrière-pensées
~ son ordonnancement. politiciennes et le désir secret du« m'as-tu-vu?». Mveng, de par son . style,
a montré que la discipline historique en Afrique ne se réduisail pas
.) c) La symbolique de Mveng est tour à tour un sché- - comme chez les jeunes historiens africains actuels - au journalisme poli-
ma phallocentré, une transposition de la Trinité chré- tique où le fait divers, l'anecdote et l'insulte remplacent l'argumentation,
) l'enquête et la circonspection. ·
1
() 94
95
)
...)
IJ
)

vice implicite de l'apologétique d'un catholicisme anté-


conciliaire. Si la femme est çélibataire, stérile, laide et
désobéissante, lui retirera-t-on la féminité? Enfin, cette )
symb;olique (Monade, Dyade, Triade) est un hégélia-
nisme qui se cherche, car la Monade est une pure indé- Chapitre V
termination comme l'idée hégélienne qui se cherche ()
dans :son ipséité. Qu'est-ce qui justifierait, en droit et en ' )
fait , l'apparition de cette «Monade-homme», son an-
PERSPECTIVES:
tériorité ontologique et son caractère phallique?
L'ART NÉGRO-AFRICAIN
DES MARGES _)
\)
1. - L'oubli de «l'art des marges» :
le déni de la « part maudite » _)
<.)
Une société en gestation secrète des fuites. C'est
dans les marges que le refoulé et l'expulsé persistent et i ~
!
consistent. Or, dans l'art africain, le regard a été orien- 1

té vers une société africaine «normale». Ce qui a été l


~
présenté comme art africain, c'est l'art officiel des digni-
taires tribaux de la société bien-pensante. Une société
produit toujours une culture de la frange et, dans ces
marges, les exclus élaborent des stratégies de déborde-
ment. Ce qui fut oublié dans la présentation des arts
africains, c'est l'art des marginaux de ces sociétés afri-
caines. C'est le bricolage marginal qui, dans sa poéti-
que, reformule souvent, tout en les subvertissant, aussi
bien l'art que la société son support. Les livres de pré-
sentation des arts africains obéissent à une option
triomphaliste qui met en vue l'histoire acceptée et offi-
cielle des tribus. Ne sont tolérés et par conséquent re-
présentés que les activités et objets artistiques qui en-
traient dans la conservation · et la reproduction du
pouvoir et de la symbolique dominants. Tout ce qui
était refoulé de ces sociétés et qui a dû être représenté a
été occulté, tout ce que les esclaves et autres exclus lo-
96 97
1.-G. BIDIMA - 4 1 ~· '
)
_)
)
J eaux ont produit n'a pas été pris en compte. L'impor- Les livres guident, canalisent et forgent une opinion
tant, dans la représentation, c'est soit les emblèmes des publique. Ce parcours montre que la présentation de
__)
pouvoirs répressifs féodaux, soit les objets de la repro- l'histoire de l'art africain doit être réécrite du point de
__) duction et de la régulation de la machinerie sociale (ou- vue de !'in-signifiance, de ce(ux) qu'on ne voit pas, de ce
tils utilisés dans un mode de vie codifié par les rapports qui a été sublimé et refoulé.
d'âge ou de castes, objets magico-rituels pour mainte- Pourquoi a-t-on adopté cette «lecture monull,l.en-
) tale » et non critique? La première explication est mé-
nir l'équilibre social). On ne présente que ce qui consti-
) tuait l'équilibre et l'identité de ces sociétés africaines. thodologique. La présentation triomphaliste serait une
_) On exclut ainsi de la (re)présentation toutes les activi- projection sur l'art africain du triomphalisme de la lec-
tés et tous les objets artistiques dont l'existence consti- ture occidentale de l'histoire de l'art. Une transposition
) de cette écriture de l'histoire de l'art conduit à ce para-
tuait un contrepoint et une fausse-note dans cette socié-
j té africaine. Comment l'art, à son niveau, contestait-il doxe consistant pour l'histoire de l'art africain à n'être
_) l'équilibre social extorqué de la société? Comment qu'un appendice d'une certaine lecture de l'histoire de
l'art, comme tradition, mettait-il en question sa propre l'art occidental. Celle-ci a, jusqu'à une époque récepte,
)
tradition? Comment a-t-il contribué à mettre en ques- l
j tion aussi bien l'ordonnancement des pouvoirs royaux ture, Univ. Washington Press, 1970; P . Allison, African stone sculp ture,
.) tribaux que la division sociale? Comment traçait-il les Londres, Lund Humphries, 1968; R . Brain, A. Pollock, Bangwafunerary
sculpture, G: Duckvorth, 1971; M. W. Mount, African art, Bloomington,
) lignes de fuite hors de la « potestas ligandi » (le pouvoir Indiana Umv. Press, 1973; P. Garlake, The kingdoms of Africa, Elsevier-
de lier) dans les traditions africaines? Comment refu- Phaidon, 1978. C'est le même esprit triomphaliste qui se rencontre dans Je
collectif, Africain antiquity, Brooklyn museum, 1978, 2 t. ; T. F. Garrard,
sait-il l'identité plate de soi à soi qui préside dans cer- Akan weight and the Gold trade, Londres, Longman, 1980 ; Collectif The
.) tains rituels sociaux pour être l'instance d'altercation et sign of the leopard, Beaded Art of Cameroon, Univ. of Connecticut i975 .
La même considération de l'art royal de cette région se trouve aus~i chez
_) différence radicale? Comment, allant contre ses pro- T. Northern, Royal art of Cameroun, 1973 ; W. Fagg, Yoruba, bedwork,
pres principes intégrateurs, l'art cherche-t-il l'autodis- art of Nigeria, New York, Rizzoli in Pb., 1980. Il y étudie le culte des rois
) location? Comment saisir, traduire et représenter la (Odudua), le systèi:ne de divination (fü~) . le culte des jumeaux (lbeji) et les
cul.tes royaux .COnsha-Oko). L. Perro1s, Arts du Gabon, Arts d'Afrique
.) différenciation qui renouvelle chaque société? Ce qui noire, An:~ouv1lle-les-Gonesse, 1979; R . Gaffé, La sculpture au Congo
est présenté comme art africain aux yeux du monde belge, Pans, Éd. du Cercle d'art, p . 20; F . Neyt, L 'art Eket, Paris, coll .
) « A~ar», 1.979, ~" 12-23. Dans le même esprit et avec L. de Strycker,~ Neyt
n'est qu'une partie de cet art : sa face «normale» et av~it aussi .publie u?e appr?ch~ des a:ts Hemba (Zaïre), 1rts d'Afr ique
) triomphaliste. C'est ce triomphalisme qui est souvent noire, 19::'.5 , Collectif, Art d Afrzq.ue nozre, Arles, 1991. S1gmficatives sont
mis en ellipse quand on parle des arts africains. La plu- les prem1eres photos de ce collectif : les statues des rois Behanzin et Glélé
_) du Dahom.ey, et un trône ro)'.al. M . ~riaule, Arts de l'Afrique noire, Paris,
part des publications sur l'art africain ne s'occupent É d. du <:;hene, ~947; Collectif, Vallees du Niger, Paris, Ed. de la Réunion
.) d~s musees nationau~, 1993; _L. Meyer, Objets africains, vie quotidienne,
que de l'art africain officiel'. rz!es, :irts de .cour, Pans, _Terrail, 1994 ; M. L. Bastin, Introduction aux arts
.) dAfrzque n_ozre, Arnouville, Arts d'Afrique noirè, 1984. Signalons aussi le
commentaire ~e, Mve~~ sur le festival tenu à Dakar ~n 1966 (l <'-24 avril)
.) 1. L. Frobenius, Peuples et sociétés traditionnelles du Nord-Cameroun, les t,extes O?t ~te publies. à Pans, Présence africaine Ed., p. 8. Pour parler
Stuttgart, F. Steiner Verlag, 1987; Kurt Krieger, West Afrikanische Plas- ~e 1 art a,rncam Mven,g ~nterroge ~on pas le peuple mais les chefs : Ago-
) tik, Berlin, Museum für Volkerkunde, 1965. L'auteur s'inspire de la clas- hagbo d Abomey (Bemn), les prmces Gbehanzin Aho Akenzua les
sification des anciens musées de Prusse et de celui de Berlin consacrée aux Mfon d~ l'ouest Cameroun, l'Oni d'Ifé (Nigeria) NJoya rdi des Bam~m
') arts «primitifs»; M. Coppens, Négro-sculpture, Amsterdam, Drukkerij le,sÉL~1?é de !'~damaua, les cours de Sokoto,' Kano, Yola, l ' empere~·;
en uitgeversbedrijf. Lecturis bv, 1975 ; R. Bravmann, West african sculp- d th10p1e, le r01 du Buganda ... »,p. 9.

"~.) 98
99
)
1_)
- avec sa périodisation hasardeuse en antiquité, Moyen objet d'art. Inversement, pour comprendre un lieu on
Age, âge moderne et âge contemporain - présenté uni- peut partir de l'objet d'art. Il se produit dès lors un~ in-
quement un art reconnu par la société occidentale bien- t~raction et un éclairage réciproques entre la représenta-
pensante et non antagonique. On expose de manière tzon et les lieux d'indexation. Toutefois, qu'advient-il
totalisante «l'art de la Grèce antique» ou du «Moyen quand une activité artistique cherche son impossible à
Age », sans s'attar4er sur l'art des esclaves qu'il y avait travers un non-lieu ( utopos) ? L'impossibilité de consi-
en G;rèce, ni sur l'art des exclus du Moyen Age (sorciè- dérer les marges de l'art africain vient du fait qu'on a été
res, ~éguines, hérétiques .. .). Certains manuels d'his- lo~gt~mps habitués à conjuguer l'objet d'art, l'activité
toire, de l'art en Europe - jusqu'au x1xe siècle - célé- artistique et le statut de l'artiste à partir, à travers et
braient uniquement l'art officiel toléré, et l'histoire pour des lieux assignables et, une pensée des « non-
elle-même n'était que celle des grands événements et lieux » inassignables et inappropriables de l'art africain
des grands personnages. C'est cette vision triompha- reste à ~labo~er. Une «connaissance» - même impossi-
liste de l'histoire qui-a été appliquée à l'art africain aus-
si bien par les Occidentaux que par les Africains.
La deuxième explication est politique. Présenter l'art
-1 ble et circulaire - des «non-lieux» doit mettre en mar-
ch~ un au.t re rappo~t à l'Ê!re, au~ éléments et au temps.
Presentations, representations et traitements de l'art ont
des grands royaumes et tout ce qui était toléré sociale- toujo,urs fo~cti?nné dans le régime de l'Être (qu'est-ce
ment, avait pour but politique d'évaluer la symbolique que 1 art afncam? Quel est le statut de l'artiste? Quels ü
qui ordonnait les pouvoirs politiques tribaux. Si la tête s?nt l~s s?urces d'inspiration, les schèmes de composi-
(la royauté) était acquise à l'idéologie coloniale, le reste tion ams1 que les modalités de réalisation de l'œuvre?
de la société - pensait-on - allait suivre, d'où l'intérêt Co~ent celle-ci c!rpule-t-elle ?). Avec l'art des marges, ù
porté sur l'art des royaumes. Cette approche supposait nous evoluons de ! 'Etre au non-encore, de la simple pré- ù
une ~aisie massive du social. Celui-ci n'était pas évalué sence à la possibilité de présence, de l'immédiateté à la
en termes. de strates antagoniques mais comme une en- possibilité et de !'identifié à l'horizon. L'horizon est tou-
tité unanime. La conséquence qui en découle est une jours en vue mais hors de portée, l'art des marges inau-
conc~ption fixiste et éternitaire de la tradition. Cette gure. ui:ie épistémologie où seul l'hétérogène est pris en
dernière est un accompli qu'il faut juste reproduire et cons1deration.
répertorier selon les procédés de la mémoire antiquaire. Esthétique et arts des marges : ex-centricité et hétéro- ù
La mémoire historique critique, quant à elle, cherche . logie. L'hétérologie - qui serait la principale démarche ù
justement, au sein de toute approche artistique, les de l'art des marges - se veut« science de ce qui est tout
autre » 1• Le Tout-autre que l'art africain recèle se dis-
ü
courants minoritaires et les pratiques contrapuntiques.
L e troisième point est épistémologique. Il est question, tingue des désignations (inexactes, circulaires et réduc-
en rejetant cette« minorité», de perpétuer une saisie ho- tionnistes) actuelles du Tout-autre entendu comme la ü
mologique des arts africains. Les arts africains sont des pré-figuration du Dieu hébraïque (Lévinas, Horkhei-
mer), ou comme le «Sans-accès» ( aporon), le «Sans-
ü
disc6urs homologuables et indexables aux lieux : struc-
tures tribales, étatiques, mercantiles, mythologiques et
religieuses. Chaque représentation artistique est référée l. L'expression est de G. Bataille, Œuvres complètes, II, Paris, Galli-
à un:lieu et, à partir de celui-ci, on peut comprendre un mard, 1970, p. 61.

100

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/
101

0
..............
)
_)
_)
) limite» ( apeiron) ou le «Tout à fait à part». Le Tout- fonction de l'œuvre, ni en fonction du sujet récept~ur, ni
autre, dans le cadre de l'art, englobera toute la dimen- en fonction de la tradition, de l'État ou du marèhé. Il
_) sion excrémentielle de la praxis sociale africaine. Il s'agit - en adoptant ces catégories deleuziennes -
_) s'agira d'aller vers cette marge « incommensurée » (au d'examiner comment s'opèrent les agencements. (œu-
sens où, négligée, elle n'a jamais été mesurée et homo- vre/sujet producteur, œuvre/société productrice ou ré-
)
loguée), afin de voir comment le savoir social à travers ceptrice, forme/contenu) et comment se tissent les ré-
) l'art rejette «la quantité négligeable» et dans quelle seaux de l'art africain. Agencements et réseaux
) mesure ces résidus et ces déchets inassumables et map- indiquent que chaque tableau ou sculpture africains est
propriables peuvent assurer à la société africaine sa un cas unique avec une cartographie particulière -:e t des
) propre transition. Le regard doit donc ê~re édu9ué « seuils » propres, franchis ou à franchir.
) pour une esthétique du résiduel: une esthétique qm ne L'écriture de l'art africain sombre aujourd'hui dans
_) parle pas du posé, mais du différencié' et du polémique un commentaire historique antiquaire ; on voit, on
(au sens de polemos; ce qui divise ici l'instituant de emmagasine, on vend, on stocke. Ce qui manque, c'est
_) l'institué). Dans cette esthétique, le rapport au .savoir une analyse critique soudée à une mémoire historique
_) sera politique, c'est-à-dire qu'on cherchera à comI?ren- critique qui voie en chaque masque trouvé, en chaque fi-
) dre pourquoi les éléments hétérogènes sont tou3ours gurine découverte, en chaque peinture, les traces:d'une
liés à des pratiques institutionnelles tolérées, donc histoire non encore accomplie. Les notions de trace et de
) (( homogènes >'> (rituel, civilités et représentations). non-accomplissement (E. Bloch) jouent ici un rôle heu-
_) Comment l'imaginaire et le symbolique fantasment et ristique important. En cela, toute évaluation de l'art
transfèrent-ils dans leurs registres cette (( part mau- africain est politique, car elle pose la question du:lien.
)
dite » (Bataille) de la culture à travers le jeu plastique Quelques exemples des arts des marges - à vrai dire
_) des formes, des gestes et des croisements de regards ? bien rares - peuvent se trouver dans certaines spciétés.
_) Cette esthétique partira de l'objet d'art et de l'activité Chez les Yoruba, il y eut violation des canons esthéti-
de l'artiste pour aller vers les marges afin d'étudier ques officiels et production d'un art des marges. Cette
_)
pour chaque objet artistique ses «.seuils~· ses « ~ssai~ » violation, bien timide, ne concernait que les repY;ésenta-
_) et, pour le producteur, ses intensites. Semls, essais e~ m- tions des étrangers, des criminels et des fous. LeS sculp-
) tensités autant de notions qui font appel au possible. teurs de ces images brisaient les canons de l'éphébisme.
Esthétique excentrique, car elle cherche un dehors qui Cette rupture avec l'esthétique officielle Yon:iba est
_)
ne soit pas une subordination à l'immédiateté. La re-
perceptible dans les masques qui représentent le bar-
_) cherche de l'ex-centricité implique pour cet art des
bare. Ces masques d' Abeokuta (Nigeria) mettent à
_) marges l'absence d'un centre épistémologique : tou! ne
jour «l'insulte et la dérision à travers omissions et jeux
sera pas ordonné en fonction du sujet créateur, m en
_) de contrastes stylistiques »1• En sculptant le barbare
forcément étranger, le sculpteur d'Abeokuta, par une
_)
1. L'esthétique de ce Tout-Autre (exc:émentiel/résiduel) est aporéti-
~ que: la définir, c'est l'identifier (ramener l'm-connu au connu). Con,iment 1. R. Farris Thompson, Black gods and kings, Bloomington, Indiana
identifier ce qui se dérobe à l'appropriation, comm.ent c.o!1ceptuahs~r la Univ., 1971, chap. 3, S. L'auteur signale les masques de dérision de l'ar-
) différenciation sans courir le risque de la figer en tdentite appropnable tiste Sarakutu Ayo de Abeokuta qui se trouvaient en 1950 au musée nige-
et... vendable? rian de Lagos.
·__J
102 103
ruse, ~ettait en question le ridicule et le caractère laid
et barbare de sa propre société. A travers cette marge
1
J
pas les cosmogonies diolas, ni les «indépendances sé-
négalaises», ni même la culture diola, elle« donne vie à
que le :~ culpteur se donne en s'écartant des canons es- ses visions». Cet art des marges est d'abord un art qui 1.)
thétiques dominants - il sculpte un personnage de parle en son propre nom. Cet art ne se fait pas selon le '_.)
marge (le barbare) -il produit une culture de marge qui goût des touristes, il ne répète pas ici la tradition, mais
assure à la sculpture Yoruba son principe de différen- - puisque la tradition et ses schèmes l'habitent - la i
_J
ciation. Il se produit une alliance entre éthique sociale, transvalue et ruse avec elle. Camara ne parle pas pour _.)
esthétique et dérision. Concernant la sculpture, on peut de l'argent, mais pour elle-même, et ce dialogue avec l:!i
trouver dans les traditions vivantes des cas d'un art des soi qui se fait visible indique une. chose: ce n'est que iJ

marges, entretenu et produit par une personne de la dans la frange et la marge que l'on peut oser parler en li:. .J
marge.: Cet art commence à attirer l'attention, mais ra- son nom. L'art, s'il veut redevenir critique dans la so- ilj (__)
!•.
res sont encore ceux qui regardent l'Afrique avec ces ciété.africaine, doit d'abord se retirer, se taire. Le re-
_ j /~
yeux d,e la marge. Cet art des marges fait partie de «la trait et le silence mettent en-perspective le brouhaha,-la
tradition cachée» (H. Arenat)- d' Afriq ue. Au Sénégal, communauté, l'accoutumance, la bonne conscience et ù
en Ca$amance, se trouve une femme sculpteur: Seyni la présence (le «m'as-tu-vu?»). Cet art des marges est
Camafa. Elle vit seule au bord d'un marigot et sculpte autonome parce-qu'é-norme. «Auto-nome», cette
ù
des personnages «bizarres». Elle serait - si on lui ap- « folle » de Casamance se donne sa loi à travers les bi- ü
plique 'la terminologie de l'esthétique occidentale - une zarreries· de ses sculptures. Elle ne sculpte pas pour t_.)
spécialiste du fantastique , puisqu'elle sculpte des per- «prouver l'africanité diola », ni pour honorer la politi-
sonnages énormes dont la forme oscille entre la ten- que culturelle de l'État sénégalais, ni pour la famille, ni
ù
dance zoomorphe et la tendance anthropomorphe 1• (_.)
pour se faire reconnaître, elle raconte et représente
Qu'est~ce qui fait l'originalité de cette artiste_? - comme tout artiste authentique - son aventure exis- ù
D'abord, son itinéraire personnel fait d'elle une margi- tentielle qui indexe, contredit ou traduit le drame des
nale par excellence : elle a un prénom d'homme, vit communautés sénégalaises. Elle n'attend pas les infra-
hors du village2 et ne donne pas d'enfants dans une structures étatiques d'une école d'art 1 ou d'un marché
AfriqU.e
1
assez nataliste. Ensuite, elle prend un matériau florissant, elle veut, à travers ses sculptures «bizarres» û
fait de ' «bric et de broc »3, car elle n'est pas restée pri- et énormes, se situer dans l'é-normité (ce qui va au-delà
sonnière du matériau traditionnel diola, ni même de ce- de la norme)2. Qu'est-ce qui, dans les cultures africai-
lui importé. Par cet «art de la débrouillardise», elle nes, favoriserait l'é-normité, c'est-à-dire le passage
signe son existence marginale. Enfin, elle ne représente (hors des limitations sociales), le franchissement et la
traversée?
La sexualité et la folie seront deux régions à travers
1. R :~ Le Bloas, Chimères en pays diola, Afrique Magazine, n° 20,
mars 199'.2, p. 36-39. . . .
2. Il serait bon de voir la symbolique du retrait co~e cons~i~utive de
la critique sociale. Le symbole de Job qui, comme parad~gme critique, .ex.- 1. Il faut ici se reporter aux plaintes d'A. Sylla sur le manque d'infra-
prime le .retrait peut être !ntéressant. ~'~rtiste authentique ne devrait-Il structures artistiques, cf. Pratiques et théorie de la création dans les arts
pas de teinps à autre. se retuer de sa societe, comme Job, afin de mettre les plastiques sénégalais contemporains, thèse d'État, Sorbonne, 1994.
2. Norma est pris ici au sens d'équerre; la loi n'opère-t-elle pas sou- (
institutions en quest10n ?
3. R . Le Bloas, art. cité, p. 37. vent l'équarrissage)?

104 105 1
1

1.).
1
~~--~-~~--------------- ----------· f.._)
)
_)
_)
/
_) lesquelles on peut explorer l'art des marges qui sera la comme point de départ, c'est une manière de mise en .···
_) nouvelle utopie. Quel est le langage de la sexualité et orbite »1• Ensuite, la traversée récuse une approche es-
comment celle-ci se fait art? Quels affects la représen- sentialiste!substantialiste. Il ne s'agit pas de savoir ce
_) tation du sexuel peut-elle mettre en marche quant au qu'es~ l'art africain, mais d'évaluer comment ilibricole
_) principe de renouvellement de la société africaine? au sem des transformations sociales. Comment s'intè-
)
Comment la folie comme marge se conjugue-t-elle? gre ~u se désintègre-t-il dans les réseaux de pla~ement
Comment mettre la société dans le sillage de son dé- et deplacement? Comment le sujet créateur de l'art
_) bordement? africain produit-il des agencements à l'intérieur de sa
_) co~unauté? Comment celle-ci, en opposition avec
_) II. - De la traversée de l'art à l'art ses 1deaux, trace-t-elle les lignes de fuite? La tràversée
de la traversée de l'art et l'art de la traversée rej ettent le faux mouve-
) me:zt tra_nsitoire et transitaire menant à un point final
_) Il faut ici situer le concept de traversée. Il n'admet qm serait la réconciliation. Il ne s'agit pas ici d'exarni-
_) pas la problématique de /'origine qui a sous-tendu les n.e r les mouvements de l'art africain pour insérer celui-
considérations sur l'art africain. On répondait à la ~1 ~ans _une trajectoire romantique (la délectation dés-
) mteressee) ou dans une lancée révolutionnaire (çomme
question de savoir quelle était l'origine de l'art africain.
) Délire magique? Pansexualisme? Religiosité incura- dans «l'art révolutionnaire» des mouvements de libé-
) ble? A travers cet art, on examinait les notions de pu- ration nationale) qui réconcilieront l'Africain - une
reté, d'authenticité et de mémoire africaine; le raison- fois débarrassé de la domination néo-coloniale :_ avec
) so~ soi. L'art de la traversée n'est pas un art réconcilié,
nement étant celui de la fondation d'une histoire
) africaine qui ne ferait pas l'économie de ses racines et r~1son .pour laquelle il suspecte les théologies révolu-
de ses foyers. Cette problématique de l'origine dérive tI~nna1~es et anthropologisantes où le Sujet négrp-afri-
_)
d'une métaphysique de l'identité. L'origine suppose un cam, dans. sa superbe, indique son état (en négligeant
_) son devemr !)2. La traversée de l'art africain a obéit à
point de départ, un commencement absolu à partir du-
_) quel le mouvement se déclenche, et du coup, on oublie ~lusieurs finalités réconciliatrices: l'indépendan'.ce na-
qu'il est déjà lui-même le résultat provisoire d'une mé- tionale, l'émancipation des peuples, l'âme nègre, la
_)
diation antérieure. Traiter des arts africains en termes
_) d'origine, d'africanité, c'est être solidaire d'une concep- i
_) tion périmée du mouvement qui postule pour toute l. G . Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p . 165. ·
~- . Les ll_l0\!Vements révolu~ionnaires africains, avec leur centralisme
_) avancée une source, un levier à partir duquel le mouve- stahmen, fa1sa1ent de l'art \!Il. m~trume~t ~e la révolution. L'art entrait
ment se lance. L'origine suppose un état, alors qu'avec - comme dan_s le ~a~ d~ ~h~1st1amsme m1ss10nnaire - dans une hetérono-
) l'art de la traversée, il s'agirait d'un processus qui n'a m1e. La . cr~at10~ eta1t dmgee par la mystique révolutionnaire (avec sa di-
chotomie s1mp!1ste entr~ bons ~t méc?ants) . Certains styles étaien.t bannis .
_) pas d'origine. L'origine suppose un point de départ, ~e _sty~e abst~a1t d~vena1t une regress1on bourgeoise, et seul le style réaliste
mais celui-ci est déjà l'arrivée, le carrefour et la transi- eta1t r~v?lut10nna1re: L'art, dan~ ce cas, est apologétique et, coir.me chez
~ les chre~1ens et les r?1s locaux, sait o~ est I.e sens, le dicte, l'enseigne et J'ex-
tion de quelque chose. Saisir l'art africain dans son pose. L a'.t authentique expo~e ses hes1tat10ns et ose se retourner sUr soi et
) mouvement implique l'évaluation de son «insertion contre ,soi, po1:1r avouer son mcapacité à dire tout et à circonscrire tout Je
.f r~el. L _art véritablement révolutionnaire doute de tout y compris de la
_) dans une onde préexistante. Ce n'est plus l'origine revolut10n.
1
)
106 1 107

1
l
rdace '~dofret:t<;es ,réconciliations reposentsur1;1ne logiq~~l
1
e i ep. i e ou 1e mouvement, que1que v101ent qu i
soit, doît aboutir à un résultat, à une réussite. L'art de
·l
l
(dNe~ faSr~e, «~ne
tchréhtie)n s, n'est q u'_une p ure fable»
ie zsc e . 0 n a vou1u msta11er un UJet qm, pour son
auto-nomie, légifère en droit (Kant). Mais, posé
i
1
!1 !..)
la traversée se veut une faille toujours ouverte qui se re- 1 comme autoréférentiel, autonomisé par rapport au
fuse aus'si bien au repli identitaire, névrotique et reven- monde et au devenir, et en l'absence de Dieu qu'on a
J
__)
dicatif, qu'à la dissolution dans un universalisme coa- congédié, ce Sujet devient l'unité dernière, stable, dura- f._)
gulant. l1 est ouverture des bords, dilatation des pans, ble et indestructible. Voilà que ce Sujet est mis en diffi-
'..)
excroissance des pores, connexion des bordures et pas- cuité. On conteste son unité (Freud), on se moque de
sage illégal des frontières des internats sociaux. C'est son autonomie (Nietzsche), comme fondement ontolo- ù
un art tragique qui est fondamentalement insatisfac- gique. et a:ciolo~ique? il n'est qu'un pur usurpateur de ..)
tion, inachèvement et déchirure. Ce tragique exprime ce qm revient a cet imprononçable qu'est l'Etre (Hei-
'..)
l'irréductibilité de la multiplicité de la vie. L'alliance degger). On a voulu considérer le je pense comme le je
- -entre-l'art et-la-vie-~eemme-le-veu1ait-Niet-zsGhe---rnsti-·------- veux_eLcette doctrine_de rautonomie_de la_volonté afu____ _J
~ _tue_à_l'a'.r_t_afric_ainJa_dimension de l'ambiguïté et de la rait préparé une appropriation techniciste et instru- _ _____,(._)
suspension du sens, dimension oubliée par les théolo- mentale du monde où le Sujet, dans sa mégalomanie, (_)
gies esthétiques issues des mouvements de la négritude, se serait retourné contre lui-même au point de devenir
de l'anthropologie culturelle coloniale et du Capital. son propre esclave (la fameuse dialectique de la Raison ü
L'art d~ la traversée et la traversée des arts africains re- chez Horkheimer et Adorno!). Le Sujet qui a liquidé l__)
fusent ~e malaise de la modernité occidentale: la ré- Dieu ne veut pas comprendre cette zone de tourbillons ..)
demptiorz négative et apophatique dans laquelle l'art, ne qui le constitue et qui est déniée toutes les fois qu'il se
pouvant' nommer ni dessiner le devoir-être, devient le prendra pour centre et fondement. En ce sens, les criti- ()
« lot dë consolation » et une « valeur-refuge». Après ques du :xxe siècle ont suspecté «l'humanisme» et ü
qu'on eut déchu la théologie du rôle social qu'elle toute anthropologie, car, chaque fois qu'on institue 1__)
jouait, l'entrée dans la modernité signifiait la résurrec- «l'homme comme le capital le plus précieux du déve-
tion de :l 'individu qui légifère en droit (Kant). Ensuite loppement »(comme on le dit en Afrique!), on fait, du
- et pour caricaturer-, l'on abandonna une vision sa- coup, œuvre de cruauté en sacrifiant la nature (H. Jo- (_)
crale de l'existence par l'affirmation des valeurs profa- nas) et les bêtes pour l'homme. En plus, la« centralité »
nes. Sur le plan de la philosophie de l'histoire, on a in- de l'homme dans l'histoire n'est qu'un masque sous 0
sisté sur la valeur fondatrice du progrès et de l'homme. l'angle imaginaire de la métaphysique des fondements ù
Cette vision/théologie anthropocentrée ne tarda pas à et de la fondation. L'Homme comme fondation : place ü
considérer le nouveau comme valeur fondamentale. qu'il enviait tellement à Dieu ! Au niveau pratique,
Voilà que ce processus de la modernité, par une mue l'avancement des Lumières qui postule un égalitarisme ü
extraordinaire, arrive à une impossibilité qui donne à et les valeurs de solidarité était suspecté, la démocratie
l'art ce statut de valeur-repli (refuge). On a voulu se étant, dans ce sens, le bon système politique. Grégaire!
fonder sur le concept de vérité en prenant pour garant - répondra Nietzsche - que ce modèle où l'individu
l'homnle ; or ce concept du «monde-vérité» qui rap- perd sa singularité dans un système «roturier» et
pelle aùssi bien l'intelligible platonicien que l'au-delà «vulgaire» qui promeut, dans une égalisation incer-

108 109

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·- - ·- - -·-------·· -··--·--------· --·---~----------:li'~- "------------------------....11'.__.., ..,.,. , ....()
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_) taine, le nivellement. Quant à l'avancement technoscien- sée qui refuse origine et téléologie métaphysiques, n'est
tifique, l'idéologie et la répression y sont présentes (Ha- pas cet art-repli qui, sous un vernis progressiste, .favo-
) bermas). Loin de procurer le bien-être, le progrès tech- rise la démission.
_) noscientifique a produit une rationalité instrumentale, L'art de la traversée est un ensemble de concepts et
) et le projet émancipateur consubstantiel à la science a de pratiques sociales d'ouverture. a) Le rapport au vrai
été détruit. La grande valeur qui fondait la modernité et à !'Être est déplacé lors de cette traversée. Celle'.-ci ne
) de l' Aujklarung était le progrès et l'apparition du nou- s'intéresse plus à la substance, mais aux modes et cir-
_) veau. La nouveauté comme valeur a procédé à sa pro- constances. L'important n'est pas l'Être, mais s~s ma-
pre dissolution en produisant l'inhumain. Dès lors, le nières d'être. Le tout n'est plus de se cantonner dans
)
pathos sur la valeur-nouveauté s'est déplacé vers un une attitude dogmatique et substantialiste qui, à tra-
_) nouveau terrain qui n'était plus ni le Sujet autofonda- vers son ordre, ses catégories et ses définitions, fait de
) teur, ni la technoscience, ni une démocratie tronquée, l'art . africain le lieu de lecture de la «quiddité» de
mais !'Art. L'art devient donc une valeur-refuge, la- l'Africain. Il s'agit de repérer, décrire et déconstruire
_) quelle, si elle n'est pas totalement intégrée, se veut por- les mécanismes nouveaux de sacralisation, de transcen-
_) teuse du neuf. Mais cet art, récupéré, doit dire son au- dantalisation, de divinisation, de déshistoricisatîon et
) tonomie en dénonçant sa servitude au système: d'où le d'idéologisation qui instaurent l'adoration et l'ifumo-
refus du consensus manipulé à travers l'informel et bilité dans l'espace public. Dans le sillage de Deleuze,
) l'incommunicabilité de l'œuvre d'art (Adorno), le si- «un système (est) ouvert... quand les concepts sont
_) lence (Beckett), et l'éclatement du cadre institutionnel rapportés à des circonstances et non plus à des essen-
) des lieux de l'art (salle de concert, galerie, livre, musée) ces »1• L'essentiel, dans notre appréciation de l'art de la
pour une esthétisation de la vie (Marcuse). Dans ce ca-
_) traversée, est que celui-ci soit attentif non pas aux cons-
dre, l'art dit où est le mal mais ne saurait. dire les con-
tantes, mais aux circonstances et zones de bifurcation.
_) tours du vrai et du bien, d'où un aspect qui rappelle la
C'est un art qui prend l'objet d'art comme alibq pour
) théologie négative. D'où aussi cette religion de l'art qui
observer dans chaque pratique sociale africaine fa va-
« a aussi ses intégristes et ses modernistes, mais qui
_) s'accordent pour poser la question du salut culturel riation et les déviations des trajectoires tracées. Com-
dans le langage de la grâce »1• Cette forme de« religio- ment dévier, où et quand? L'objet d'art africain serait
_)
sité laïque» que devient l'art se mue en bonne excuse et - ainsi que le statut de l'artiste africain et ses canons ·
) poétiques - non plus l'épiphanie d'une essence nègre,
en garant de bonne conscience pour ceux qui neveu-
) lent plus, dans la bourgeoisie et ses succédanés, parler mais une circonstance qui dit l'événement: qu'est-ce qui
de lutte des classes. On est progressiste et critique parce se passe? Qu'est-ce qui a bien pu se passer entre ... ?
_)
qu'on écoute chez soi la musique sérielle et atonal~, L'événement et les variations réintroduisent un renver-
_) sement dans l'art de la traversée: l'art africain n'est
parce qu'on participe à la promotion et aux exposi-
) tions des peintures non figuratives. L'art de la traver- plus abordé dans la perspective unitaire (essence du
noir, fierté à redécouvrir, métaphysique africaine; reli-
giosité et mythologie africaines) mais dans la pluf.alité.
) 1. Bourdieu, Darbel, L 'amour de l'art, Paris, Éd. de Minuit, 1966,
p. 13. l. Deleuze, op. cit., p. 48.
J
.) 110 111
L'art africain n'est pas, il n'est pas-encore ceci ou cela.
Ce gl~~sement de l'Esse (l'Î\l.re) au Nondum (non-en-
core) indique une chose : l'art de la traversée est es-
manence parce qu'on considère la place qu'on occupe
comme étant à la fois ce à partir de quoi, ce vers quoi et
ce à travers quoi... Cette reconsidération du lieu dans
~
saim, possibilité et processus de possibilisation. Un son instabilité et sa transversalité implique une opéra-
masque africain dit plus que (ou contre) ce que sa com- tion d'évaluation permanente de la tradition. Celle-ci ~
munauté d'origine a voulu lui faire dire. Dans le mar- n'est pas la répétition mais la transmission, le transfert
ché, et bien qu'apprivoisé, il échappe à toute appro- et la trans-duction; en somme, la tradition implique le 1:J
priation définitive. b) L'ouverture de l'art de la mouvement de la traversée de... à... La tradition est
traversée implique la suspension du sens. Aucun sens souvent une traduction dans !'aujourd'hui de ce qui j
prédéterminé - fût-il africain - ne subsume l'art de la s'est toujours fait in illo tempore. L'art de la traversée
traversée. C'est un art qui doit s'abîmer et se décompo- aura plutôt un rapport de trans-duction avec la tradi- r.J
ser, afin de libérer dans cette métamorphose des inter- tion: Il ne s'agit plus de conduire vers, mais à travers... ,
valles,. des-écarts et des fissures transversales~Le creux - - - -~de manière traversière ~La tradition devient non plus -J
- silencieux gue libèrerait une peintl!r~, une scul2ture ou _ _un en-soi, un archéty2e, mais une occasion, un pré- ___ û
un film africains scellerait le pacte entre l'art africain et texte. S'engageant en prenant la tradition comme pré- .)
la catégorie du vide. Celui-ci n'est pas le Néant substan- texte, l'art de la traversée devient politique, car il criti-
tialisé ·de certains existentialistes ni le mauvais infini que la raison cynique qui s'investit dans la .)
des théologies positives, ni même une position dont la considération géopolitique de l'art africain. Quand on .)
mise en œuvre est réglée entre un début et une fin assi- considère la géopolitique des arts africains, une ten-
.)
gnables : le vide serait une disposition à... A partir de là, dance se dégage le plus souvent : le comparatisme fon-
la traversée est l'art d'évaluer les seuils, d'introduire dateur. Pour celui-ci, les rapports entre l'art africain et ù
des incertitudes, du bégaiement et un langage de l'en- les autres continents se limitent aux comparaisons ü
tre-deux. Quiconque tangue est en suspension et se tranquilles: on trouve de l'art naïf par-ci, des réminis-
.)
pose toujours non pas la question des essences, mais cences du baroque européen par là. S'agissant des rap-
celle, circonstancielle, de l'avènement: qu'est-ce qui va ports entre l'art africain et l' Amérique 1, on établit im- ()
arriver? Le tangage/suspension/tension pose la ques- médiatement la présence de l'art et de la culture .)
tion non pas de l 'état, mais du rapport et de la relation. Yoruba en Amérique, de l'art et de la religion Kikongo
au Brésil, de l'art et de la religion Vodun en Haïti, de ,J
Telle sculpture, tel tableau n'indiquent pas un état,
l'architecture d'inspiration Mandé à Costa Chica à 1_J
mais une relation rapportée à des horizons (celui du
créate~r et celui du consommateur) qui se croisent,
l'ouest du Mexique ... Ce qui est occulté sous ce compa- ù
s'attirènt et se repoussent. c) La suspension du sens in- ratisme, c'est la violence qui a régi et qui régit encore
un art africain pillé et acheté à vil prix par les marchés ü
dique à l'art de la traversée qu'il est engagement, tradi-
tion et politique. Suspendre le sens ne veut pas dire dé- culturels occidentaux. Le grand cynisme est de s 'inté-
missionner, mais s'engager pour voir dans chaque resser à l'objet d'art africain, de l'intégrer dans la mon- (_)
objet d'art, dans chaque situation, dans chaque sujet et
dans cP.aque événement de quels pluriels ils sont faits. 1. R. Farris Thompson, L'éclair primordial, Paris, Éditions Caribéen-
En s'o'bcupant du-pluriel, on reste sur le plan de l'im- nes, 1982.

112 113
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_) dialisation culturelle actuelle, en excluant les Africains celle-ci le rôle de laboratoire des signes et symptômes
producteurs. En posant à l'objet d'art africain la ques- de l'imaginaire social. Elle permet, par l'art, de remon-
_) tion de la circonstance - par où es-tu passé, qui t'a ter vers les grands référentiels anthropologiques qui
J sculpté et dans quelles conditions humaines, politiques codifient le rapport de l'Africain au monde. La çons-
_) et sanitaires ? - on débouche sur la condition souf- tellation «art et utopie» est un dispositif de détour
frante de l'Africain. En cela, l'art de la traversée est un qui, devant l'objet artistique présent, remonte vers ses
J miroir et une lecture de la souffrance et de la violence possibles, et, à ce titre, l'utopie devient dans l'art afri-
_) fondatrices de l'art. L'esthétique rejoint ici la catégorie cain une stratégie d'analyse esthético-politique. Le
de compassion. La passion de quelques-uns pour cet art principe de renouvellement qui détermine l'avance-
J africain ne sera que cynisme si on n'ajoute pas la com- ment d'une société ne peut se passer de l'utopie: Re-
_) passion - et non la pitié ! - pour l'histoire douloureuse nouveler implique l'introduction, dans le connu, ,d'un
J de l'Afrique. Une «esthétique de la souffrance» ailleurs; c'est l'intrusion d'un élément étranger dans la
(P. Weiss) est ici à élaborer ... norme ambiante. La convergence de ces éléments ins-
_)
taure un régime anomique qui trouble les classifica-
_) tions régnantes, et ces nouveaux agencements sont des
) III. - ·L'art africain et l'utopie : préfigurations de l'utopie. Celle-ci jouera un rôle capi-
le défi de la modernité tal dans la modernité africaine - à travers l'art - et sur
_)
plusieurs points.
_) Aujourd'hui, l'art africain est pris dans de faux dé- a) Utopie/art: le problème de la distance. L'art et
passements1 conservateurs (les eschatologies et messia- l'utopie parlent des figures, parce que, dans l'art, ily a le
_J
nismes) qui portent aussi les masques de tout ce qui problème de la figuration et que, dans l'utopie, l'his,toire
_J constitue les catégories du régime de l'utopie : contesta- s'essaye à travers de nouvelles figures. Seulement, fa fig-
_J tion de l'ordre établi, projection vers un au-delà et pré- ure introduit la notion de méta-phare comme instance de
figuration de l'image de l'avenir. la représentation et creuset des renvois. L'art africajn est
)
L'intrusion de l'utopie dans les arts africains a donc une activité de transfiguration. Il se décline comm~ mé-
_J pour but de mettre l'art devant sa propre critique, en taphore à travers deux modes: la diaphore (qui pdrte le
_) interrogeant son régime archétypal à partir duquel les visible vers l'invisible) et l' épiphore (qui renvoie l'i~visi­
images prennent leurs élans. L'utopie, plus que tout ble vers le visible). La métaphore implique toujours un
_) autre exercice de l'imagination, sert de livre d'images, renvoi qui indique la distance entre deux pôles: C'est
_J d'hésitations et d'engagements de la communauté. cette distance qui permet aussi la dynamique utopique.
_J L'alliance entre l'art et l'utopie en Afrique donne à L'utopie est l'écart entre le vivre actuel et l'à-vivre futur.
_) 1. Ces faux dépassements, parmi les eschatologies et millénarismes Un art qui ne dit plus sa propre utopie, c'est-à-dire, cette
africains, sont : le mouvement Aladura au Nigeria, le christianisme céleste distance, se coagule en une pseudo-figure éternelle qui
_) au Bénin, le Harrisme au Libéria et en Côte-d'Ivoire, la religion du Deima
en Côte-d'Ivoire, le Kimbanguisme, le matsouanisme et le kitawalisme en
impose la stabilité au Devenir.
_) Afrique centrale, l'éthiopisme et le «sionisme» en Afrique du Sud. b) Art africain/utopie: la forme-esquisse. L'art afri-
S'ajoutent à ces mouvements les nouveaux pentecôtismes d'origine améri- cain épousera la notion de forme-esquisse que l'utopie
) caine qui rejoignent un islamisme défensif et des sectes occidentales et
asiatiques. concrète (E. Bloch) donne à voir. Ce concept implique
_)
) 114 115
)
J
i

d'abord un rappel: ne pas oublier la production dans le l'Afrique et pour l'Afrique. La métaphore du sauve- (__)
prodùit. Ensuite, il rend poss.ible la mise en perspective tage, consécutive à la catastrophe représentée par cer- 1.)
de l'~magination productrice des formes réalisables à tains courants intellectuels africains, oublie une va-
partir du présent. Enfin, c'est un concept qui conserve riante que l'alliance entre l'art africain et l'utopie
dans tout donné achevé le mouvement et le moment in- permet de représenter: la mémoire de la souffrance qui 'J
1. certains de l'esquisse. fonde une espérance« docte» ( docta spes africana) 1• Il
cj' L'art africain/utopie: l'aura et le possible. L'œuvre y a dans la mémoire de la souffrance africaine non pas (
d'art associe au sens d'une chose (figurine, tableau un dolorisme de l'impuissance, mais une puissance de
peint, etc.) les sens d'une personne (auteur, sculpteur, la douleur qui explose et donne à l'espérance une faim ,~
spect~ateur, commentateur et acquéreur). Ce couplage de justice sociale. L'utopie pousse l'art africain à ren- ,-._)
des sens constitue ce que Walter Benjarnin 1 a nommé dre sa souffrance explosive. ;
l'aura de l'œuvre d'art. L'aura se veut le point nodal des . e) L'art africain/utopie: tendances et images. L'uto- 1 _J
croi~em~nts entre l'hor_ iz?:1,des poss_ibilités matéri~lles ' :12ie concrète, au sens de ~- Bloch, a une fonction .c~iti- 1 1J
'
- ,-

et 1 honzon des poss1b1htes humames que contient · que résumée dans ces trois moments: analyse, critique ! ....,
-i-~œuvre-d'art:--~e-potncu-o-da_laeyasse _1e- projet1 nte-n-- - - -,_- -----et projer.-L'utopie _concrète âec-omp-os-e-~ne-réalité------1-- - - - V
tionrtel d'un sujet ou d'une tnby, a partir desquels l'ob- (l'objet d'art) du pomt de vue de ses possibles. Cette . _J
jet ? 'art émerge_; il ~ran_s~ende aus~i l~ structure ?e analyse est dynami_que -- l:utopie n'est n!le c~emin, ni '___)
l'objet d'art. Ni subjectiviste (explication de l'objet la destination, mais la demarche - et energ1que (elle
d'art par son auteur ou par son récepteur), ni sociolo- mobilise le désir). L'utopie, contrairement à ce qui s'est 0
gique (explication de l'objet par la tribu), ni « structu- toujours passé, ne va pas vers le monde pour lui appor- ~
ralisfo » (parler des styles et de la matérialité de l'objet ter des principes nouveaux venus d'ailleurs, mais déve- :_)
d'art), l'approche de l'aura est chiasmatique, puisqu'elle loppe des principes nouveaux à partir de la gestation
transgresse les limitations des considérations sur l'œu- des principes existants. La critique elle-même s'anticipe,
vre d'art pour lui restituer son caractère fugace. L'aura se détruit, se révise, et le véritable projet utopique est
indique le possible et suggère que le sens d'une œuvre dans la notion de tendance. L'important n'est pas l'ob-
d'art;n'est pas seulement derrière cette œuvre, ni même jet d'art, ni le contenu de l'utopie, mais la tendance
ü
deva1'}.t elle, mais à travers elle. qu'ils impliquent. La tendance est donc ce point fuyant J
dJ: L'art africain/utopie: espérance et souffrance. La que l'œuvre d'art recèle. La tendance indique des trans- -._)
trajeçtoire de l'art africain se situe sur un fond catas- lations, des réseaux, des mouvements et des auto-criti- •__)
troph,ique. L'art africain -- à moins d'adopter la lecture ques . La modernité de l'art africain ne sera effective
des dilettantes qui l'expurgent de la catastrophe colo- que si on trouve, à travers l'art, le principe de renouvel- l"_j
niale;et de l'esclavage -- est inséparable des figures de la ()
cata.Ùrophe. Celles-ci s'expriment à travers les« profes- (_)
siomiels de la mélancolie» qui pleurent toujours sur 1. Ce terme de docta spes vient de E. Bloch qui s'inspirait de la «docte
ignorance» de Ni~olas de Cues. Nous avons él.aboré le concept de Docta
spes a/ricana en signalant notre source bloch1enne dans notre ouvr~ge
Théorie critique et modernité négro:afr~caine. De /'École de F~a.ncfor_t a la __)
1. W . Benjamin, Illuminations, trad. H. Zohn, Fontana, 1973, « Docta spes a/ricana », Paris, Pubhcat10ns de la Sorbonne, sene Philoso-
p. 244 ,et S. phie, 1993, 344 p. u
1 .)
116 117
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lement des sociétés africaines. Pour l'instant, la notion
J de tendance est mal comprise. Parfois, elle est réduite
_) au rang de style : les tendances de l'art africain signi-
_) fia~t l,es styles d~, l'art africain. Souvent, elle est expli-
quee a travers l economie: les tendances de l'art afri- CONCLUSION
_) cain étant les cotations à la bourse. Ces conceptions ·
_) plates de la tendance oublient que chaque situation his-
torique secrète ses latences, nourrissant ces tensions Lire.l'art africain, c'est scruter à la fois son lieu d'in-
_) dexation (le contexte), sa structure propre (le texte ico-
que, sont _les t~ndance_s. C'est cette tension exploratrice
_) de 1u~op1e qm prodmt ~es images-essais et des images- nographique), l'activité humaine de travail (produc-
_) sou_ha~ts (E. Bloch). Pour le moment, les images de l'art tion, création, réception) et les multiples réseaux et
afnc~m so~t celles d~ la consolation (Trostbilder), de chiasmes infra-iconiques qui structurent les plis de la
_)
la melancohe, du nationalisme africain et de la contem- croyance. Lire l'art africain à la fin de ce siècle signifie
) plation par les bureaucrates, collectionneurs et anti- tout simplement reconsidérer une histoire africaine qui
_) quaires occidentaux mercantiles. ne doit plus être lue et approuvée, mais revue et corri-
gée. Cette réappropriation de l'histoire de l'art afr~cain
) devra dire sa situation, dévoiler ses aspirations et es-
_) quisser des propositions. Situation: un art aliéné. L'art
_) africain à l'heure actuelle est réifié. D 'abord, il est un
alibi pour une saisie non critique du social par les .c on-
_)
servateurs, marchands et ethnographes occident aux
_) qui, à travers lui, satisfont leur «surenchère de l'ar-
_) chaïque». L'art africain, assimilé à la magie et à la na-
turalité, devient un moyen d'introduire le mythique
)
dans des sociétés occidentales dont le grand problème
_) reste celui de l'autoreprésentation 1• Une certaine ratio-
_)
1

i nalisation a cru priver les pensées occidentales du goût


1. du mythique. En combattant les formes de pensée criti-
J ques, l'Occident s'est vu contraint de constituer un
_) nouveau système de référentiels capables de recréer un
_)
1. L'Occident a été habitué à représenter les autres en fonction d'un
·_); paradigme qui n'était autre que lui-même. Le travail était facile. Mainte-
nant, si l'Occident veut se représenter soi-même, sur quel modèle s'ap-
_) puyer? Lui-même! C'est cette constitution de l'autoréférentialité qui
donne ces amalgames - qui interrogent ceux qui, beaucoup plus riches,
_) font l'expérience multiculturelle - où l'universel veut dire européen ou oc-
cidental. «Il est universalement admis ... »; entendons « il est admis en Oc-
'
_} cident que ... ». L'Occident a-t-il à apprendre des autres? Lire P. Legen-
dre, Les enfants du Texte, Paris, Fayard, 1992 .
.)
118 119

)
__)
\_)

(J
régime archétypal d'un type particulier. Cela a justifié ciel? Comment représenter l'irreprésentable qu'est rJ
l'attrait douteux et non critique pour l'art africain, de- cette région fugace de la marge? Quel est l'art des
ve~u pouche-trou de «l'appétit du mythique». En- «sans-espoir »i? Aspirations: assumer la modernité. <.J
smte, l'art africain est réifié par les Noirs des Améri- L'art africain doit conjuguer sa modernité. Celle-ci, i.J
ques .et de la diaspora qui l'intègrent dans le pour nous, «c'est le transitoire, le fugitif, le contin- (j
programme légitime mais «romantique» et non criti- gent», tels que Baudelaire les définit2 • La modernité
que dé recherche d'un foyer originel. Cette appropria- sera ce qui, au sein d'une société, assure son renouvel- ü
tion est idéologique, car elle répond à une surdétermi- lement. En ce sens, il peut y avoir une modernité de la f_:)
nation. émotionnelle non critique. La réification de cet tradition et un conservatisme du modernisme. Le rap- (_)
art vient aussi du marché et de l'État. Le marché; avec 'port de l'art africain à la modernité consiste à examiner
son principe d'équivalence et de marchandisation géné- les conditions qui, à travers l'art, peuvent libérer le \_J
ralisée, réduit l'art africain à un sens imposé: celui de principe de renouvellement en gestation dans la société 'c.)
l'achet,'eur qui, désormais, déterminera la création et la africaine. Comment faire advenir dans l'effectivité le _ _____..!_)
structure ae ces arts. Les notions de distance esthétique non-encore en gestation : telle est la question de la mo-
- et d'-intempestivité-y-sont -étouffées. -Quanc à- l'État, il- - ~---âerniréae-l'art-en-Affique. -Propositf<ms: lier- rarta - - - ---l->
promeut l'art en Afrique afin d'en faire un instrument l'histoire souffrante. Par l'art, l'Africain reconsidérera ù
de prestige et un gage d'africanité pour la « néo-bour- l'intégralité de son expérience vécue en se mirant de- û
geoisie.africaine ». vant la« part maudite» de son histoire.
En Occident, les institutions étatiques ne s'occupent En s'occupant de l'art des marges, en faisant remon- ~
des arts africains que pour mieux masquer l'extorsion ter le refoulé, en laissant traverser l'expulsé, l'Africain ,_)
inique de la plus-value dans un échange injuste avec les (producteur et récepteur) «brossera l'histoire à re- ~
Africains. On vante la «culture africaine» afin de brousse-poil» (W. Benjamin) 3• Par l'art des marges, on (
mieux taire l'économie et le sort des humains produc- apprend à faire l'histoire« avec des chiffons» (Baude-
teurs de cet art. Dans l'orientation générale de l'art laire, Benjamin). Cette histoire est celle des vaincus. ()
africain, c'est l'aliénation qui domine. Ce qui est ac- Avec les compromissions éthiques et politiques actuel- (j
tuell~ment considéré comme art africain n'est qu'une les, avec l'obscénité cynique et gouailleuse des mièvres
partie de cet art : l'art des dignitaires, des royaumes, apparences, seuls ces« rebuts» enfouis seront les vraies
des bien-pensants de la société africaine dite « nor- figures qui ne viennent pas des apparences trompeu.ses. 0
male». La« part maudite» (Bataille) de cet art, qui re- Le chiffonnier ne joue pas le jeu, il le démasque. Avec 1..)
présente ce(ux) que la société africaine a marginalisé(s) cet art des sans-espoir, s'instaure un autre rapport à
(les coritestataires, les exclus, les fous, les pervers), a été l'histoire. La relation passé/présent/futur n'est pas en ü
occultéF et recouverte par une exégèse très tranquille de (_)
l'art af~icain. Comment celui-ci dit, gère, et se repré- 1. Voir J. G. Bidima, L'art négro-africain des «sans-espoir», Raison
ü
présente, n° 82, Paris, 1987.
sente-t-11 ses marges qui constituent le principe de diffé- 2. Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, Œuvres complètes, Paris,
renciation et l'instance contrapuntique au sein de la so- Gallimard, «La Pléiade», 1968, p. 1163 et sv. ·~
3. Walter Benjamin, Thèses sur la philosophie de l'histoire
ciété? Comment arracher l'histoire de l'art africain de (VII' thèse), in Essais 2, 1935-1940, trad. M. de Gandillac, Paris, _)
sa compromissio11 avec l'histoire de l'art africain offi- Denoël/Gonthier, 1983.

120 121
J

S) ... ,...~

)
) l
Afrique un rapport de simples superpositions, de bana-
_) les in(ter)férences et d'éclairages réciproques: Il s'agira
) de vider le passé de sa respectabilité afin de l'évaluer
comme un non-encore accompli. C'est une libération
J du passé et du présent pour le possible. Affranchir le
_) présent d'un passé qui l'aplatit, en libérant dans ce pas- BIBLIOGRAPHIE
__) sé les forces qui tentèrent de résister à l'écrasement de
._) leur présent, et libérer le même présent des mirages
d'un futur inauthentique, telle est l'exigence. L'art afri- Biebuyck D., The art of Central Africa, . an annotated bibliography,
~) cain devient dans ce cadre le lieu de la « fusion critique Massachusetts, Hall & Co., 1987. . .
Bravmann A., Islam and tribal art in Africa, Cambndge Umvers1ty Press,
.

~ des horizons» (ceux du sujet et de l'œuvre) et celui 1974.


Collectif, Art nègre et civilisation de l'universel, Da~ar, NE,A, ~975. ,
d'interrogations politiques. Ni répétition apologétique Collectif, L'art d'Afrique noire dans les collectwns d artistes, Musee
de la tradition, ni soumission plate à la« mode» et au d'Arles,1991. . ., . . .
_ _) «goût du jour», ni fuite en avant dans des utopies abs- Colloque sur)' Art nègre, Rapport, t. 1, Pans, Soc1ete afncame de culture,
Présence africaine, 1967. . .
_) traites, l'art africain est exigence de justice et réactiva- Duerden D., The invisible present. Afncan art and Lzterature, New York,
tion de la négativité inhérente au social. La mise en Harper & Row, 1971.
_) Fagg W., African tribal images, Ohio, Cleveland_museum of Art, 19;68 .
question de (par) l'art africain est obliquement une re- Fraser D., African art as philosophy, New York 1i;iterbook, 1974.
'_) mise en question d'une période qui n'aime pas l'écart, Garlake P., The Kingdows of Africa, Ox~ord, l'.ha1d.on, 1978. ;
la distance et la création. Peut-être faudrait-il, par l'art Gaudibert P., L'art africain contemporam, Pans, Diagonales, ~9?4.
) Jefferson L., The decorative art of Africa, New York, The V1kmg .Press,
africain, introduire une nouvelle utopie qui se formule- 1973. . h
_) rait ainsi : « ... dans une société qui tend à abolir toute Klever V., Bruchmann 's Handbuch der Afrikanischen Kunst, Mumc ,
Bruchmann, 1975.
_) création, l'abolition de cette société devient la seule Krieger K., Westafrikanische Plaskik, Berlin, Museum für Volkerkunde,
') création possible ... »1 1969. : .
Laude J., La peinture française ( 1905-1914) et «l'art nègre», Pans,
) Klincksieck, 1968.
Mount W., African art, Indiana University Press, 1973. . '
) l. O. Revault d'Allonnes, La création artistique et les promesses de la Neyt E., . Arts traditionnels et histoire du Zaïre, Louvam, Sté d' Arts
liberté, Paris, Klincksieck, 1973, p. 201. Dans cette perspective, !'Histoire primitifs, 1981. .
_J africaine ne se réfléchit pas en fonction d'un savoir absolu. L'Afrique ne Roberts A., Animais in African arts, Mumch, Pres~el, 1995.
doit pas s'épuiser dans une certaine lecture de son histoire et de sa généa- Secretan Th., Il fait sombre va-t-en, Paris, Hazan ,Ed., 1994.. ,
_) logie qui ne cesse de l'étouffer. L 'endoposition et son paradigme de.l'iden- Stéphane L., Paudrat J.-L., Kerchache J ., L art afncam, Paris, Éd.
tité sont stériles. Il faudrait s'acheminer vers l 'exo-position. Par celle-ci, Mazenod, 1988. .
l'Afrique esquissera un mouvement de latéralisation (regarder de biais)
J afin de composer les contours de son histoire avec les éléments (mis de
Vansina J., Art history in Africa, Londres, Longman, 1984.
Williams G., African designs /rom oral sources, New York, Dover ;Publ.,
:
_) côté) qui l'entourent. La latéralisation veut aussi regarder à côté des au-
y 0 i~~~
1
tres, ce qui implique pour toute évaluation culturelle en Afrique une con- G., Art of the South African Townships, Londres, Tl1ames
.J sidération géopolitique de la place de 1'Afrique et de la notion d'altérité
. dans la guerre actuelle des représentations. La latéralisation implique en- & Hudson, 1988 .
_) fin l'investissement des discours africains dans I' Inter-dit. Inter-dicere
(dire entre): un dire d'interposition refuse les consensus opportunistes et
_) les raccourcis actuels, pour exprimer les virtualités d'une histoire africaine
aujourd'hui encore colonisée par une tradition parfois autoritaire, les
_) puissances occidentales, l'argent, les intégrismes, les religiosités laïques et
les nationalismes étroits .
..)
122 123
C) -t
·J
'J j
(

TABLE DES MATIÈRES


1-._
Introduction 5

Chapitre I - Enjeux, situations et réseaux 11


1. L'ethnologie et la «mission»: lire l'art, lier l'âme, 11
- Il. Réactions et impasses africaines : les négritudes, 16
- III. La marchandisation : consommation du folklore
et consumation de l'art, 27. .......
, '
Chapitre II - De la représentation en sculpture ... 37
1. Typologies et répartitions régionales, 37 - Il. Symbo-
lismes enhématiques, 4r= III. Rapports aux mythes e-t -
_ à ) 'oralité, 45 - IV. Enflures de la politigue: figures de_
l'art, 53.

Chapitre III - ... A la production en peinture 63


1. Des images rupestres aux toiles, 63 - II. Écoles, 66 -
III. Styles, 71.

Chapitre IV - Fantasmes sur l'art nègre 77 \,J


1. Les pièges de l'européocentrisme, 77 - Il. L'afrocen- !
trisme contre l'art africain, 88.
( _)
Chapitre V - Perspectives: l'art négro-africain des
marges 97 ( ...,)
I. L'oubli de «l'art des marges»: le déni de «la part
maudite», 97 - II. De la traversée de l'art à l'art de la
traversée, 106 - III. L'art africain et l'utopie : le défi de
la modernité, 114.

Conclusion 119

Bibliographie 123

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