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28/11/2018 Habiter Le Corbusier - Chapitre III.

Le logis et la famille - Presses universitaires de Rennes

Presses
universitaires
de Rennes
Habiter Le Corbusier | Sylvette Denèfle, Sabrina Bresson, Annie
Dussuet, et al.

Chapitre III. Le logis


et la famille
p. 113-174

Index terms

Geographical index :
France

Full text
1 Pour Le Corbusier, l’architecte a pour mission fondamentale de
construire pour loger les hommes. Cela est particulièrement
nécessaire dans l’époque de l’après-guerre où la crise du logement
sévit. S’abriter, se loger est un des premiers besoins à satisfaire, et
l’habitation doit répondre de la façon la plus efficace possible à
cette exigence : « Une maison est une machine à habiter. Bains,
soleil, eau chaude, eau froide, température à volonté, conservation

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des mets, hygiène, beauté par proportion1. » L’architecte doit


analyser des besoins perçus comme universels et leur ajuster
l’organisation de l’espace. Dans cette perspective, « habiter » doit
être envisagé comme un problème technique auquel des solutions
peuvent être trouvées grâce à l’application de formules nouvelles. Il
faut procéder dans ce domaine à la manière dont l’industrie
moderne a déjà résolu d’autres questions : « déterminer les
besoins-types d’un logis ; résoudre la question comme sont résolus
les wagons, les outils, etc.2 » et cet « esprit nouveau » va forcément
de pair avec l’avènement d’une esthétique moderne.
2 Avec les unités d’habitation, Le Corbusier s’efforce de mettre à
disposition du plus grand nombre ces techniques et esthétiques
nouvelles. Le confort moderne doit être accessible à tous : les
appartements comprendront donc systématiquement des
installations comme chauffage par le sol, WC intérieurs, salle de
douche. Le choix de construire des immeubles collectifs, parce
qu’ils rationalisent l’espace et l’organisation des circulations, ainsi
que le raccordement des logements à des réseaux : eau, électricité,
chauffage, etc., permet à l’architecte de proposer ces éléments de
confort à l’ensemble de la population.
3 Mais, à cet objectif du confort, doit s’adjoindre un impératif
d’intimité qui s’appuie sur une vision très « naturaliste » de la
famille nucléaire, comme cellule de reconstitution de l’animal
humain, dont Le Corbusier ne néglige toutefois pas les besoins
spirituels. L’« Homme » universel n’est pas solitaire : il vit « en
famille », un groupe forcément composé d’un couple où homme et
femme remplissent des fonctions différenciées, et dont l’éducation
d’enfants constitue un objectif majeur. Outre une réponse aux
besoins matériels, le logement doit marquer l’intimité du groupe
familial par la délimitation d’un espace propre, protégé des
incursions extérieures. Le plan des appartements des unités
d’habitation est adapté à ce modèle familial : un vaste espace de
séjour comprenant une cuisine ouverte à un premier niveau, des
chambres destinées par leur situation et leurs dimensions, d’une
part au couple parental, d’autre part aux enfants, ainsi que les
installations sanitaires à un niveau supérieur (appartements
montants) ou inférieur (appartements descendants). Or ce modèle
familial dont Le Corbusier prend en compte les besoins a
précisément connu des évolutions profondes dans le dernier tiers
du XXe siècle, et nous aurons à voir comment ces changements
s’inscrivent dans le logement.
4 Par ailleurs, l’architecte insiste sur l’exigence d’équilibrer la
contrainte du collectif par celle, tout aussi importante, de garantir
l’intimité du logement familial : « La vie ne s’épanouit que dans la

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mesure où s’accordent les deux principes contradictoires qui


régissent la personnalité humaine : l’individuel et le collectif […] Un
plan est sage lorsqu’il permet une collaboration fructueuse tout en
ménageant au maximum la liberté individuelle. Rayonnement de la
personne dans le cadre du civisme3. »
5 La Maison Radieuse de Rezé réalise ce double objectif de
rationaliser l’espace et de protéger l’intimité familiale. C’est un
immeuble moderne dans lequel chaque appartement bénéficie de
l’isolation qui garantit l’intimité de ses occupants. Cet abri protège
la famille des agressions du dehors, perçu comme globalement
menaçant. La vision de Le Corbusier : « Une maison : un abri
contre le chaud, le froid, la pluie, les voleurs, les indiscrets4 »
rejoint ici celle des habitants.
« On se sent bien dans les appartements, protégés. Quand il y a une
tempête, je ne sais pas… mais il n’y a pas de toiture qui va s’envoler,
parce qu’on a connu ça, alors ! Non, c’est la sécurité. » Mme Dias.

6 Enfin, le traitement des espaces extérieurs au logement proprement


dit est un autre atout de la vie dans l’immeuble car, conformément
à la conception de Le Corbusier, espaces de circulation, espaces de
services collectifs, espaces de loisirs sont prévus par l’architecte et
constituent des « prolongements du logement ». À Rezé, l’existence
de l’école maternelle sur le toit, du parc qui entoure l’immeuble et
des équipements du hall réalise ces objectifs. La distinction entre
espace public et espace privé se trouve ainsi brouillée par la
présence d’espaces d’ordre intermédiaire que les habitants
s’approprient, et qui comportent une dimension collective. L’école
et le parc constituent de tels lieux, ni vraiment publics, ni vraiment
privés ; mais le hall d’entrée, les couloirs desservant les
appartements, significativement appelés ici « rues », et les
ascenseurs qui mènent aux étages, réunis au centre du bâtiment,
présentent aussi ces caractéristiques. Les dispositifs spatiaux qui
dilatent l’espace privé, en créant des espaces communs, rendent
ainsi poreuse la frontière constituée par la porte des appartements.
7 Dans les cinquante années écoulées, ces agencements
architecturaux visant à procurer un abri fonctionnel, à protéger
l’intimité de la famille et à constituer des espaces intermédiaires
propres à un voisinage harmonieux ont joué leur rôle, se modifiant
avec les modèles familiaux tout en contribuant à ces changements.

SE LOGER À LA MAISON RADIEUSE


8 Sortant de la période d’après-guerre marquée par les privations
matérielles, les familles des années cinquante qui accèdent à des

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logements neufs dans la Maison Radieuse en apprécient le confort


moderne.
9 L’enquête de Paul-Henry Chombart de Lauwe fait apparaître les
mauvaises conditions de logement endurées par les nouveaux
habitants avant leur arrivée. À Rezé, 42 % d’entre eux étaient déjà
locataires avant leur emménagement à la Maison Radieuse, mais
9 % devaient se contenter d’un meublé, et 18 % cohabitaient5,
vraisemblablement avec les parents de l’un ou l’autre des jeunes
conjoints que l’on peut imaginer impatients de disposer d’un
logement autonome. C’est par exemple la situation qu’a connue cet
habitant actuel, arrivé dès 1955 :
« Quand nous nous sommes mariés, nous avons demeuré chez ma
belle-mère qui nous a cédé deux petites pièces, alors qu’elle en avait
trois, vous comprenez, et puis c’était des vieux logements, on ne
savait pas ce que c’était le confort d’un appartement » M. Almera.
« On a habité chez ma mère parce qu’on n’avait pas de logement. »
Mme Dias.

10 Les entretiens avec les plus anciens habitants confirment ces


difficultés à accéder à un logement et soulignent à quel point
l’arrivée à la Maison Radieuse a pu représenter pour eux un progrès
par rapport à leur situation antérieure.
« On habitait dans le centre-ville, sous les toits, et bon, on est venu
visiter, on est venu voir ce que c’était et puis on a été séduit. » Mme
Grégoire.
« Mon mari a trouvé du travail à Nantes. On a trouvé d’abord un
meublé et pendant ce temps-là, la Maison Radieuse se construisait.
Et on a surveillé ça, on allait se promener par-là le dimanche. » Mme
Joureau.
« Deux pièces, pas de salle de bain, les toilettes sur le palier
communs à plusieurs appartements… etc. » Mme Bialas.

11 Le plan des appartements répond aux attentes des familles. À un


premier niveau, un sas d’entrée débouche sur un vaste séjour
comprenant une cuisine de petite dimension, seulement séparée du
reste de l’espace par un meuble passe-plat dont la conception a été
confiée à Charlotte Perriand. Sauf dans les studios, un escalier
dessert le second niveau, directement à partir de ce séjour. À l’étage
au-dessus, dans les appartements montants, ou au-dessous, dans
les appartements descendants, l’appartement est traversant,
bénéficiant ainsi des deux expositions Est et Ouest. Ce deuxième
niveau est celui d’une intimité familiale plus retreinte, il comprend,
au-dessus (dessous) du séjour, une première chambre, assez vaste,
désignée comme « chambre des parents », au-dessus (dessous) de
la rue intérieure, un dégagement, parfois appelé « rangement »,
mais dont la fonction précise reste indéterminée, dans lequel
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s’insère un bloc sanitaire complet avec WC et salle de douche, et


enfin des chambres dites « chambres d’enfant », en longueur,
couplées autour d’une cloison coulissante, offrant ainsi un espace
plus vaste pour des jeux en commun.
12 Ces habitants, jusque-là mal logés, sont ravis de leur nouvelle
habitation, d’autant plus qu’ils choisissent de vivre une expérience
inédite pour laquelle ils s’engagent financièrement. Par la suite,
cette conjonction si favorable entre les vues du concepteur et les
habitants ne se présentera plus du tout de la même manière.

Le confort moderne
13 Les habitants des années cinquante s’enthousiasment pour le
modernisme de l’immeuble.
« Mes parents, ils habitaient dans une pièce cuisine, comme
beaucoup de gens. Et quand le Corbusier s’est construit il y a quand
même plein de gens qui se sont précipités sur le Corbusier quand
même […] bah pour eux, c’était le luxe, le grand luxe. Il y avait
quand même une douche, hein. Même si la douche était dans le sol,
même s’il y avait un trou dans le sol, il y avait une douche, un
lavabo, même une salle d’eau. Les waters n’étaient pas sur le palier.
Oui, pour eux c’était le luxe. » Mme Brun.

14 Rappelons qu’en 1954, en France, seul un logement sur dix dispose


du chauffage central, un sur dix également, d’une baignoire ou
d’une douche, et 26,6 % de WC intérieurs. Plus de 40 % des
habitations n’ont pas encore l’eau courante6. En 1955, pour les
nouveaux habitants de l’immeuble, le projet corbuséen a bien un
sens : celui de trouver une réponse à leurs besoins matériels les
plus immédiats, en leur apportant le confort de l’accès à des
réseaux.
15 Mais, durant les Trente glorieuses, en France comme dans les
autres pays occidentaux, la production intérieure a été multipliée
par 47, entraînant une élévation générale du niveau de vie des
ménages. L’accélération de la construction de logements marque
cette période : 60 000 logements par an en moyenne étaient
construits avant la Guerre, plus de 500 000 entre 1968 et 19758. Cet
accroissement des logements neufs provoque une amélioration du
confort : 37 % des ménages disposaient de l’eau courante en 1946,
ils seront 97,2 % en 1975 ; 26,6 % avaient des WC intérieurs en
1954, ils seront 73,8 % en 1975 ; la salle d’eau avec douche ou
baignoire n’existait que dans 5 % des logements en 1946, 70,3 % en
offriront une en 1975. C’est l’ère de l’accès à la consommation « de
masse », où l’ensemble de la population, classes populaires
comprises parvient à disposer d’éléments de confort totalement
impensables pour les générations antérieures. Tous ces
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changements se sont accélérés après les premières années dédiées à


la reconstruction, et sont particulièrement sensibles après 1954. Les
familles ont accédé à de multiples biens d’équipement. Les
réfrigérateurs arrivent en premier : 7,5 % des ménages en sont
équipés en 1954, 89,7 % en 1975, 98,9 % aujourd’hui, puis les
téléviseurs : 1 % des ménages en 1954, 84,2 % en 1975, 94,8 % en
2004 (pour les seuls appareils couleur). Les machines à laver le
linge s’installent moins rapidement : 8,4 % des ménages en 1954,
71,8 % en 1975 (encore ces chiffres comprennent-ils des machines à
laver « portatives », peu automatisées), 92,2 % en 2004. Le
téléphone restera un peu plus longtemps un attribut des classes
aisées, du fait du manque d’infrastructures jusqu’aux années
soixante-dix : 5 % des ménages en 1950, 30,2 % en 1975, 86,5 % en
2004 pour les postes fixes.
16 Ces évolutions touchent aussi la Maison Radieuse. Paradoxalement,
cet accroissement du niveau de vie, parce qu’il génère la présence
massive de nombreux appareils ménagers, crée des problèmes aux
habitants. La place manque dans les pièces de service : cuisine,
salle bains. Cette exiguïté est ressentie par certains habitants
comme un empêchement inacceptable à une vie « moderne »
inconcevable sans l’utilisation de ces multiples machines. L’extrême
rationalisation de l’espace par Le Corbusier permet mal
l’intégration d’un machinisme qu’il n’avait pas prévu aussi
généralisé.
« La cuisine, elle était bien dans les années cinquante […] mais je
veux dire aujourd’hui… regardez avec le micro-ondes, le four, le
frigo… bon c’est plus adapté quoi… » M. Nollier.
« Si on arrive à mettre le lave-vaisselle, on ne met pas le frigo ou si
on met le frigo, on ne met pas le lave-vaisselle. » Mme Poirel.

17 Le manque de place prive donc parfois les habitants du bénéfice de


certains équipements qui permettraient une rationalisation des
tâches ménagères, comme le lave-vaisselle ou le congélateur :
« On n’a pas de congélateur et on n’a pas de lave-vaisselle. […] La
question s’est posée parce que pendant un moment j’avais bien
envie d’un lave-vaisselle. Et c’est vrai qu’on a vite tourné en rond
parce qu’on s’est dit « Qu’est ce qu’on va en faire ? Où va-t-on le
mettre ? », parce que si on met la machine à laver dans la salle de
bain, alors là c’est pas la peine, […] alors là, c’est terminé, il y a plus
du tout d’espace ou alors il faut mettre des placards muraux partout
pour avoir un petit peu de rangements. Donc euh…, on a laissé
tomber la machine à laver la vaisselle. » Mme Hamon.

18 Pour certains, le renoncement apparaît aisé car il permet de se


distancier du modèle de la consommation de masse :

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« Non, je ne suis pas lave-vaisselle et trucs comme ça, j’ai jamais eu


une famille importante, je n’en ai jamais éprouvé la nécessité. » Mme
Boissay.

19 Pour d’autres, au contraire, le problème est accentué du fait qu’il


est difficile de placer les divers appareils dans n’importe quelle
pièce de l’appartement, tant leur usage est associé à des
représentations incompatibles avec ces divers lieux. Par exemple,
comme le remarquent Ph. Bataille et D. Pinson, la machine à laver
le linge, associée aux odeurs de lessive, n’est pas toujours bien
acceptée dans la cuisine, où les effluves des préparations culinaires
devraient l’emporter :
« Vous faites la lessive et puis vous sentez l’odeur de la lessive, ça ne
va pas ensemble ça ; ça ne se marie pas ! » (Femme veuve, 76 ans9.)

20 Si l’emplacement de la machine à laver n’a pas été prévu dans le


logement par Le Corbusier, c’est sans doute parce que l’architecte
avait imaginé une autre solution pour l’entretien du linge : il
évoque à plusieurs reprises des buanderies collectives, lesquelles
n’ont pas été installées à Rezé, à l’instar d’autres équipements de
services collectifs. Le cas de la salle d’eau est donc révélateur : sa
surface très limitée s’explique par le fait que Le Corbusier ne la
conçoit que comme un espace de soins corporels, considérant que
l’entretien du linge peut être effectué à l’extérieur de l’appartement.
Dès 1957, l’équipe de P. H. Chombart de Lauwe note que les salles
d’eau se révèlent trop petites pour y faire la lessive. Mais il faut
souligner que les installations collectives d’entretien du linge n’ont
jamais non plus été revendiquées par les habitantes. Si un service
associatif de location de machines à laver « sur roulettes » a existé
jusqu’au début des années soixante, comme dans d’autres cités,
l’enquête de 1957 ne fait apparaître les machines à laver collectives
qu’en fin de liste des coopérations souhaitées entre habitants10. À
l’inverse, certaines habitantes anciennes évoquent leur recours à
des services payants extérieurs, avant d’avoir pu disposer
personnellement d’une machine individuelle :
« Il y avait une laverie en face où on pouvait, enfin, pas des laveries
automatiques comme maintenant, hein, pas des trucs où on le fait
soi-même. Mais je donnais du linge, pas seulement moi, hein, dans
des grands sacs. Tout ce qui était, enfin, pas le petit linge, hein, mais
je veux dire tout ce qui était linge de maison, draps et tout ça, je ne
les lavais jamais. Je ne pouvais pas, hein. Ah oui, là il y aurait eu des
problèmes de séchage ! » Mme Perron.

21 Même si la fonction « entretien du linge » trouve difficilement sa


place dans l’appartement, puisque l’architecte avait prévu de
l’externaliser, les ménagères s’en accommodent en « bricolant des

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solutions ». Ainsi la machine à laver est placée dans le dégagement


ou dans la cuisine ; pour le séchage, on rajoute un sèche-linge à la
liste des appareils, quitte à accroître les problèmes de place, ou bien
on utilise les loggias dont l’aménagement permet des étendages
invisibles de l’extérieur du bâtiment, ou bien encore le dégagement
entre les chambres dont le chauffage par le sol offre de bonnes
conditions de séchage.
« J’ai une arrivée d’eau où j’ai pu mettre machine à laver et sèche-
linge, dans un petit coin. Et ça c’est bien, c’est vrai que ça fait une
partie un peu lingerie là haut. J’ai mis une grande armoire où on
met beaucoup de linge et puis les machines. C’est rangement. » Mme
Angélini.
« Le linge séchait soit sur les balcons quand il faisait un temps
convenable, soit sur un séchoir dans le, justement dans le fameux
passage, là, où quand même l’air circule bien. On ne peut pas le
sécher dans la salle d’eau, c’est pas possible, c’est trop petit. Donc
moi j’avais un séchoir que j’étalais. Comme c’était bien chauffé, ça
chauffait par le sol et par le plafond, ça séchait. Je n’ai pas eu de
problème. » Mme Perron.
« Quand c’est l’été, il y a le balcon avec le petit truc qui s’accroche.
Avant j’avais installé des fils, mais c’est soit disant interdit.
Autrement en bas [dans le dégagement] vous voyez ? J’ai un grand
fil. Et ça sèche hyper bien. […] il y a le chauffage et puis il y a la
circulation de l’air. En hauteur, c’est pas aussi humide » M. Richa.

22 Ces solutions, pour acceptables qu’elles soient jugées le plus


souvent par les habitant (e) s, apparaissent bien comme des
« combines » palliant un véritable manque fonctionnel. Plus
concernées que les hommes par ces questions de rationalisation des
tâches ménagères, ce sont les femmes qui expriment souvent les
difficultés liées au manque de place.
« Pour la ménagère c’est casse-tête parce que ça te fait un boulot
monstre, plus que quand tu as de la place, où tu peux bien agencer
les choses, c’est un peu casse-pied quoi. » Mme Meira.

23 Par ailleurs, à partir des années quatre-vingt, lorsque la structure


même de la construction a vieilli, les dispositifs d’avant-garde de
1955 apparaissent parfois désuets, victimes de la précocité de leur
installation. En 1987, J. Guibert signale par exemple les plaintes
des habitants concernant la « vétusté des installations électriques.
[…] le dispositif électrique est en effet d’origine : il se révèle
inadapté aux besoins actuels et même dangereux. Prises en nombre
insuffisant, fils dénudés, éclairage limité11 ». Les travaux entrepris à
la fin des années quatre-vingt ont permis de remédier à beaucoup
de ces problèmes. Ces constats de vétusté perdurent pourtant de
nos jours. Plusieurs habitants, particulièrement ceux des étages

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élevés, signalent des problèmes d’isolation thermique. La


dégradation des huisseries d’origine en est une cause :
« Les fenêtres, elles sont pourries, il y a de l’air qui passe ! […] On ne
sait pas trop si c’est un problème d’isolation ou si justement c’est les
boiseries qui sont un peu vieillottes, mais alors, quand il y a du vent,
il y a du bruit et on sent l’air passer. […] Ah oui, c’est hallucinant.
Dès qu’il y a du vent, que ce soit plein Est ou plein Ouest. Il y a des
fois où je ne peux pas dormir, que ce soit le soir ou le matin, avec le
vent c’est horrible. » Mme Montigny.
« Il y a, quoi, deux trois semaines, il faisait très très froid, avec du
vent. Moi, là, je suis gelée quoi. C’est pas le chauffage, c’est les
joints. J’avais demandé à Monsieur L. le régisseur, il a fait venir
quelqu’un du chauffage qui est venu, il y a quoi, un mois, mesurer la
température, surtout dans ma chambre. Je ne pouvais pas aller à
mon bureau l’après-midi, j’avais le bout des doigts gelé, le bout des
pieds gelé, j’avais deux paires de chaussettes. C’est pas très agréable.
Le soir, devant la télé, j’étais comme ça sous ma couverture, t’oses
plus bouger, tu vois ? » Mme Mazelier.

24 Il semble aussi que, dans certains appartements, le chauffage par le


sol ait été mal réalisé, ou se soit détérioré, à moins que les
exigences de confort ne se soient considérablement élevées. Des
occupants estiment en tout cas nécessaire de rajouter des systèmes
de chauffage d’appoint, marquant ainsi l’inaptitude du bâtiment à
apporter le confort espéré :
« Ça dépend comment le chauffage a été fait. Cet hiver quand il a
fait froid j’avais 5° C dans la chambre, il faisait un peu froid ! Parce
que c’est du chauffage par le sol. Mais bon, tous les apparts ne sont
pas chauffés pareil, celui-là a peut-être été mal fait.
— 5° C, c’est pas terrible. Vous avez fait comment ?
— J’ai acheté un chauffage ! » Mme Jayat.

25 Certains habitants affichent une indifférence marquée à l’égard de


ce problème matériel, s’inquiétant plus du gaspillage que constitue
un système mal adapté :
« C’est à moi d’avoir une couette plus légère. Du coup j’ai une
couette plus légère en plein hiver qu’une fois que le chauffage est
coupé et qu’il fait un petit peu froid encore. Mais c’est pas grave,
c’est pas dramatique. Des fois, là, par exemple, j’ai pas été là
pendant un mois, et j’ai payé quand même le chauffage et le
chauffage, il a chauffé pour personne, quoi. Et ça c’est de la perte
d’énergie. » Mme Villèle.

26 D’autres habitants se plaignent aussi de la gestion collective du


chauffage central, mal régulé de leur point de vue, chauffant à
l’excès à certaines périodes, et pas assez à d’autres :

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« Ils ont réglé le chauffage au mois d’octobre, quand on a


emménagé, ils venaient de l’allumer. C’était pas encore les grands
froids, au mois d’octobre, ce qui fait qu’il faisait une chaleur dans
l’appartement ! C’était pieds nus, torse nu ou tee-shirt mais
vraiment on crevait de chaud. Et quand il a commencé à faire froid,
ils n’ont pas trop suivi la température extérieure, ils sont restés
comme au mois d’octobre, ce qui fait qu’on s’était habitué à avoir
très chaud et puis on a commencé à avoir froid un petit peu. Mais, je
pense que ça vient aussi que c’est pas très bien isolé, quoi. » Mme
Montigny.

27 En ce début de XXIe siècle, le confort, ce n’est plus seulement


d’avoir le chauffage, mais aussi de bénéficier d’une régulation
satisfaisante de la température, voire d’un système de chauffage qui
obéisse à des impératifs économiques et même écologiques12.
« Le système de chauffage, du fait qu’il n’y ait pas de ballon d’eau
chaude, mais ça, Le Corbusier, à l’époque je sais pas s’il pouvait…
bon ça a été mis après. Pour moi, le problème, c’est que je n’aime
pas directement l’arrivée du gaz directement sur le robinet, parce
qu’on gaspille beaucoup d’eau, le temps que l’eau chauffe, vous avez
de l’eau pure, je suis assez écolo à ce niveau-là parce que j’ai été
animateur dans l’écologie donc y’a des choses qui me choquent
quand même, des choses toutes bêtes, toutes simples, des
investissements qu’on peut faire pour économiser l’eau, on perd des
fois plusieurs litres d’eau des fois à cause d’attendre l’eau chaude, ou
bien l’eau devient froide très vite, enfin bon… » M. Jendoubi.

28 À travers ces questions sur le confort apporté par le bâtiment, on


voit poindre le sentiment que l’immeuble est mal conçu et mal géré
et cela apparaît aux habitants spécifique d’un habitat social.
Certains locataires le ressentent comme une iniquité de la part du
bailleur HLM. Le vieillissement du bâtiment lui-même est donc la
source d’éléments d’inconfort d’autant plus mal supportés par les
habitants que ces désagréments les rangent désormais au-dessous
du niveau minimum établi par des normes de plus en plus élevées
en la matière.

Emménager au Corbusier
29 « Posons le problème. Fermons les yeux sur ce qui existe. [...]
Combien de chambres ? une pour cuisiner et une pour manger, une
pour travailler, une pour se laver et une pour dormir. Tels sont les
standarts du logis13. » Telles seront définies les composantes des
appartements des unités d’habitation par l’architecte.
30 Quelle que soit la période considérée, les habitants de la Maison
Radieuse se répartissent entre ceux pour lesquels l’aménagement
des appartements ne pose pas de problèmes particuliers, malgré les
dimensions peu habituelles des volumes dessinés par Le Corbusier,
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et ceux qui, au contraire, trouvent plus difficile de s’installer dans


ces lieux.
31 Les premiers insistent sur le fait qu’ils possédaient peu de meubles
lors de leur emménagement :
« On n’avait pas vraiment de gros meubles. » Mme Dias
« — C’était facile à aménager comme appartement ?
— Oui, parce qu’on avait tous des meubles, comment dirais-je…
moins grands » Mme Arnou.
« Nous avions déjà des meubles, oui, mais pas beaucoup quand
même, pas beaucoup… » M. Almera.

32 Ils se trouvent donc dans la situation imaginée par Le Corbusier :


ils doivent aménager un espace pour l’habiter, et peuvent poser le
problème de l’ameublement à la manière, fonctionnelle, de
l’architecte : « Une chambre : une surface pour circuler librement,
un lit de repos pour s’étendre, une chaise pour être à l’aise et
travailler, une table pour travailler, des casiers pour ranger vite
chaque chose à sa 'right place'14 ».
33 Pour les premiers habitants, issus de milieux populaires, le souci
principal n’est pas de faire rentrer leurs meubles, même si certains
signalent malgré tout des difficultés pour les quelques pièces
provenant d’un héritage familial.
« Nous avons des meubles qui sont peut-être un peu encombrants.
Euh moi je… Mon épouse ne veut pas se séparer de… de son meuble
là. Bon alors, j’en parle pas. » M. Chatillon.

34 Cette attitude se retrouve aujourd’hui, dans un autre contexte, avec


des arrivants récents, non démunis de patrimoine, mais plutôt
« détachés » des préoccupations mobilières en raison de leurs
habitudes de mobilité :
« On a souvent bougé d’endroit, donc. Donc, en meuble, on n’a
rien. » M. Lubin

35 Ils sont au contraire plutôt sensibles au caractère « pratique »


d’une architecture bien adaptée à leurs besoins. Les aménagements
de la cuisine, le meuble passe-plat, qui sert aussi pour le
rangement, permettent ainsi d’éviter l’achat de mobilier :
« Le passe-plat, tu vois on n’a pas besoin de meuble de cuisine si on
a celui-là. Déjà, on met déjà toutes les assiettes, les verres, les
couverts, ça va quoi. » Mme Meira.

36 Dans cette optique, certains sont même prêts à « bricoler » des


aménagements ad hoc pour qu’ils s’adaptent aux dimensions de
l’appartement, en en augmentant les capacités fonctionnelles :
« On pourrait imaginer plein de choses pour avoir plus d’espace,
c’est-à-dire que ici, par exemple, mettre un rail coulissant le long du
mur avec une planche table, euh, qui se relève et qui s’accroche au
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mur et au-dessous verni. Vous décorez et ça sert de fausse porte et


quand vous en avez besoin vous la décrochez et vous la laissez sur le
rail coulissant et elle coulisse sur la longueur, avec double paroi ce
qui permet de faire une table de 1,50 mètre ou une table de 3
mètres, quand il y en a besoin. » M. Chatillon.

37 À l’inverse, d’autres habitants, notamment ceux qui sont plus


récemment installés, se plaignent des difficultés qu’ils ont pu
rencontrer pour disposer leur mobilier dans un espace corbuséen
jugé trop étroit :
« Et, en fait, les meubles que tu as au départ et ça, les copines d’ici
disent la même chose, ne sont pas adéquats à l’appartement. Parce
que l’appartement est trop petit. Alors souvent tu viens avec ton
canapé et tes armoires qui allaient très bien dans ton autre
appartement, et bien, il faut que tu trouves un petit canapé parce
que… Bon, ceux-là je les avais en l’occurrence mais soit tu
renouvelles entièrement ton mobilier, ou soit il faut virer… » Mme
Mazelier.
« Déjà rien que pour descendre les meubles, pour descendre un
canapé […] Il a fallu démonter le canapé, heureusement que c’est un
petit canapé, sinon je ne sais pas comment j’aurais fait. C’est vrai
que tel que c’était fait avant, les meubles, je les ai laissés en kit et je
les ai montés après. » Mme Jayat.
« Le plus difficile à passer c’est quand vous avez un grand salon avec
un grand divan, donc c’est vrai qu’on a enlevé la première porte,
bon, ça, ce n’est pas dramatique. C’est plutôt quand on veut les
descendre que ça devient problématique. » Mme Arnou.

38 On peut voir dans ces difficultés un des effets de l’accumulation


d’objets induite par le modèle de la consommation de masse :
canapés, fauteuils, armoires, « livings » et autres meubles divers
sont devenus dans les années 70-80 des impératifs d’autant plus
nécessaires à la vie quotidienne des familles qu’ils signalent leur
accession à un standing bourgeois recherché. Seuls les plus
favorisés culturellement peuvent se permettre de dédaigner ces
marques et d’adhérer au modèle ascétique du vide prôné par Le
Corbusier : « Exigez des murs nus dans votre chambre à coucher,
dans votre grande salle, dans votre salle à manger […] Réclamez la
suppression des staffs et celle des portes à carreaux biseautés qui
impliquent un style malhonnête […] N’achetez que des meubles
pratiques et jamais de meubles décoratifs15. » « Il ne faut pas avoir
honte d’habiter une maison sans comble pointu, de posséder des
murs lisses comme des feuilles de tôle, des fenêtres semblables aux
châssis des usines. Mais ce dont on peut être fier, c’est d’avoir une
maison pratique comme sa machine à écrire16. » On trouve
effectivement la trace de ce modèle dans certains appartements.

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« On n’est pas très “mobilier”, on aime bien avoir peu de choses,


donc… on s’amuse aussi ici, parce que c’est quand même très
particulier. » Mme Amary.

39 Une esthétique et une pratique de l’aménagement intérieur sont


ainsi portées par l’espace des appartements, avec lesquelles les
habitants composent. Certains envisagent l’ameublement comme
devant s’adapter à l’espace proposé, excluant de fait les armoires
normandes et imposant des meubles de faible dimension, ne
« chargeant » pas trop l’espace. Ils suivent ainsi, sans toujours en
être conscients les recommandations de l’architecte, qui accuse
volontiers l’ameublement de tous les maux : « Le plan des maisons
rejette l’homme et est conçu en garde-meubles. Cette conception
favorable au commerce du Faubourg Saint-Antoine est néfaste à la
société. Elle tue l’esprit de famille, de foyer17 » :
« Vous voyez les armoires anciennes… ? Ces armoires avec des
fiches en cuivre et tout. Il faut leur couper les pieds ou alors enlever
les corniches. […] On a emménagé, on avait des meubles bas. Donc
on aménage en fonction de l’appartement quoi. Moi, ce que je
voulais vous dire, c’est que pour… lorsque les gens viennent habiter
ici, il faut presque meubler sur place quoi, avoir des meubles… bah
des meubles modernes. En général, ils sont réduits, ils sont bas. Il
faut pas venir avec du mobilier ancien. » M. Chatillon.
« J’ai toujours eu très peu de meubles, c’était volontaire, donc j’ai
pas trop bourré les espaces. Mais c’est pas facile à aménager, il faut
avoir des petits meubles très légers, il faut s’adapter. » Mme Meira.

40 Pour les plus « jeunes » habitants, à la fois du point de vue de l’âge


et de l’ancienneté dans l’immeuble, l’ameublement peut même
constituer une sorte de jeu esthétique : il ne s’agit plus tant
d’acquérir des éléments de mobilier pour leurs qualités
fonctionnelles que pour les références culturelles dont ils sont
porteurs. Ayant un niveau d’instruction assez élevé, en général
familiers de l’œuvre de l’architecte, ils s’efforcent d’adopter, dans
leur logement même, des aménagements et une décoration qui
signalent cette connaissance. On peut ainsi noter le détournement
paradoxal que connaît parfois la pensée de Le Corbusier, à travers
la volonté de certains de figer un « style Corbu ».
« Je me suis encore plus orientée vers un mobilier années
cinquante, en fait. Je ne sais pas si tu as vu en bas, il y a des chaises
en formica, tout ça. Là c’est neuf mais j’ai quand même plein de
choses qui sont anciennes mais j’avais plus de choses que ça en bois
mais j’en ai enlevées parce que c’était trop avec le bois. Et puis, dans
la chambre, aussi j’ai des chaises des années cinquante, je m’habille
en années cinquante aussi. C’est vrai que c’est depuis que j’habite au
Corbu, mais ça n’a rien à voir, quoi. » Mme Villèle.

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41 Mais pour d’autres, souvent plus anciens dans l’immeuble et moins


au fait des canons de l’architecture, c’est au contraire l’espace de
l’appartement qui doit se plier à l’ameublement et à la décoration
prévus, quitte à modifier les volumes, en abattant la cloison entre
les chambres d’enfants par exemple :
« Vous voyez, ça fait une belle pièce hein ! […] On a supprimé la
cloison et puis on a mis une poutre qui est en plastique, qui est très
légère… Ça fait une pièce de près de 30 m2 hein. Alors vous voyez
j’avais du meuble ancien depuis toujours quoi… C’est ça la fameuse
armoire qu’ils ont dû monter par l’escalier. C’est une armoire en
chêne, elle était lourde, les pauvres ! […] Ah oui, oui, je suis née
dans ce lit hein […] mais je pouvais pas balancer tout mon mobilier
et tout ça. » M. Almera.

42 Dès les années cinquante, la question des rangements est évoquée


comme une lacune dans les équipements internes du logement. Le
bâtiment de Rezé ne comprend pas de placards intégrés, comme
c’est au contraire le cas à Marseille, et comme le préconise pourtant
l’architecte18. L’équipe de P. H. Chombart de Lauwe signale la
situation « particulièrement défavorisée » de la Maison Radieuse à
cet égard, en remarquant que « les placards qui avaient été prévus à
l’origine pour la salle de rangement n’ont pu être réalisés dans le
cadre restreint des crédits HLM19 ». Là encore, des solutions
« bricolées » ont été trouvées par les habitants, soit par
l’installation de meubles de grande contenance, soit par celles
d’étagères dans cet espace intermédiaire entre les chambres, qui se
révèle décidément bien pratique comme espace polyvalent !
« Là-haut, ça manque quand même de meuble de rangement. Il y en
a qui en ont fait des placards mais ça rétrécit la pièce du milieu dans
ces cas-là. […] entre les chambres, faire un grand placard, c’est
assez, ça fait un gain de place. Nous, au départ, on avait fait ça.
J’avais mis un grand rideau et j’avais fait des étagères, comme on dit
amovibles, quoi, sans faire de trous. Elles pouvaient tenir comme ça.
Il y avait juste à accrocher en haut et en bas. Et puis après on a tout
défait un jour parce que comme ils ont grandi, on a voulu faire un
salon avec une télé là-haut. » Mme Simon.

43 Toutefois, les différentes utilisations de cet espace, comme lingerie,


comme salon, comme débarras ne sont que difficilement
cumulables entre elles et imposent donc de choisir la qualification
qu’on lui affecte. Les meubles fermés de type armoire, parce qu’ils
n’imposent pas de définition de l’espace environnant, retiennent le
choix de certain(e)s. Ils semblent toutefois contradictoires avec les
conceptions corbuséennes en modifiant les dimensions mêmes des
pièces.

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« En général, tous les apparts Le Corbusier, bah, tu n’as pas de


placards, t’as pas de rangements… en fait on peut rien ranger, donc
on est obligé soit de ranger dans nos meubles, donc si tu mets un
meuble, ça te bouffe de l’espace, si t’en mets pas c’est le bazar, les
trucs traînent. […] Pff, j’ai une grande armoire je mets tout dedans,
j’entasse, mais bon… » Mme Meira.

44 C’est donc bien une fonction essentielle du logement qui semble ici
avoir été quelque peu négligée, et qui accroît la sensation de
l’absence des espaces de « renvoi » que l’on trouve habituellement
dans les maisons individuelles : cave, grenier, garage, atelier20.
« Ça fait quatre ans que je suis là et je cherche encore des idées pour
aménager parce qu’il n’y a pas de placards, il n’y a pas de cave, pas
de grenier [...] il faut que tu te débrouilles pour stocker tout ce que
les gens, en temps normal, disons, ont dans une cave, tu sors tout ce
que tu as normalement dans ta cave, les vélos, l’outillage, les trucs
pour bricoler… Là, les vélos sont sur le balcon bâchés. Tout ce que tu
peux mettre dans des placards, je ne sais pas si tu vois au niveau de
l’espace, tout ce que tu peux mettre dans un grenier… Donc, bah,
c’est un tri permanent jusqu’à ce que tu trouves… » Mme Mazelier.

45 Du fait de ces absences, l’appartement de la Maison Radieuse tend


à imposer à ses habitants à la fois une esthétique et un mode de vie.
46 Les habitants ne sont toutefois pas toujours en accord avec les
conceptions de l’architecte sur l’utilisation des différentes pièces de
l’appartement. De bons exemples de ces divergences sont fournis
par l’équipe de P. H. Chombart de Lauwe concernant la cuisine et la
salle d’eau. D’une manière générale, dans l’ensemble des cités
étudiées, les habitants souhaiteraient utiliser la cuisine pour
prendre des repas et pas seulement pour cuisiner. Cela est
impossible à la Maison Radieuse. Les habitants actuels, et
particulièrement les femmes, sont aussi souvent critiques quant à la
taille de la cuisine, que plusieurs se refusent d’ailleurs à dénommer
ainsi, qualifiant cette pièce de « kitchenette » :
« Oui, dans la kitchenette ! Ce n’est pas vraiment une cuisine ! »
Mme Saulnier.

47 Ce refus de nommer comme telle la cuisine apparaît lié au fait que


la pièce ne soit pas séparée du reste du séjour et ne possède pas de
débouché direct sur l’extérieur.
« Alors les inconvénients ?.. pas de cuisine, enfin pas de cuisine
aérée. » Mme Arnou.

48 Dans cette conception, une « vraie » cuisine serait plus vaste,


ouverte sur l’extérieur, bénéficiant ainsi non seulement d’une
aération mais aussi de la possibilité d’entreposer des ustensiles ou
des denrées nécessaires aux préparations culinaires. Dans les

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appartements montants, la loggia, située en bas, au même niveau


que la cuisine, peut assurer cette fonction d’espace de « réserve »,
permettant le stockage des légumes par exemple, à la différence de
celles des appartements descendants, où la loggia est située à
l’étage des chambres, en bas et non pas au même niveau que la
cuisine, qui est en haut. Dans un montant :
« Ici en bas, c’est tous mes légumes, j’entrepose mes légumes. Là,
bon, y’a le vélo, des fois quand on fait des petites plantations, on les
fait là, j’ai mes jacinthes… » Mme Amary.

49 Dans un descendant :
« Dans les montants, le balcon est en bas, ici, et c’est pratique quand
on est dans la cuisine, on met toujours des choses sur le balcon. Là
on n’en met pas… » M. Nollier.

50 Cette conception, où les loggias servent d’annexe de la cuisine, les


rend moins utilisables dans les appartements descendants et
explique en partie la préférence souvent exprimée pour les
montants. Plusieurs habitants dénoncent aussi le manque de
protection de ces lieux extérieurs, qu’ils souhaiteraient mieux inclus
dans l’espace interne de l’appartement, et mieux protégés des
éléments extérieurs, par un vitrage par exemple. Mais globalement,
les loggias sont appréciées. Certains en font même un critère
d’acceptation de l’habitat en immeuble collectif, par l’ouverture sur
l’espace extérieur qu’elles permettent.
« J’ai toujours essayé de rechercher des trucs avec un peu de charme
quoi. Le dernier que j’avais eu, c’était à Rezé, là-bas, il était vraiment
pas beau mais il avait un grand, grand balcon. J’avais besoin d’avoir
quelque chose où je pourrais voir dehors, et puis je devais vite
décider donc voilà. Du coup, quand je suis arrivée ici, c’était : “ah !”
[…] Je me suis dit : “je me sentirai bien ici”. » Mme Villèle.

51 Les loggias constituent un lieu utilisé fort différemment par les


habitants. Pour les uns, il s’agit d’un véritable prolongement du
logement, d’une surface de vie utile et utilisée qui transforme
l’appartement. Par exemple, pour ces locataires d’un studio :
« La surface en elle-même sans le balcon fait 25 m2 […] Et puis avec
la loggia qui fait 2 m2 même un petit peu plus, j’ai 27 ou 27,5 m2
quand même […] surtout l’été, ah oui, j’ai fait des dîners, ah super !
Y’a des gens qui ont eu des coups de soleil, c’est vraiment… c’est
incroyable ! […] Ça, c’est vraiment l’un des charmes, sinon
l’appartement, je serais pas resté aussi longtemps. » M. Jendoubi.
« Il y a une table à l’extérieur. Sur le balcon déjà, il y a une table.
Donc l’été il m’arrive fréquemment de prendre un livre et puis
d’aller lire dehors au lieu de rester enfermé quoi. Oui, mais bien sûr
le balcon, il a sa fonction, l’espace d’un géranium, donc on peut

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mettre un certain nombre de choses. Il y a de quoi faire. » M.


Thiercy.

52 Ces utilisations de la loggia supposent que celle-ci se trouve au


même niveau que le séjour. On retrouve donc ici la critique faite
aux appartements descendants : contiguës aux chambres, les
loggias ne peuvent y être utilisées de la même manière, elles
deviennent plus souvent des débarras, comme dans cet exemple :
« On a les balcons de l’autre côté, bon les chambres, on s’en sert
absolument pas : on n’y est jamais […] du coup, ils servent de
rangement mais euh… Tout est rempli. Il n’y a pas un espace qui
n’est pas utilisé. » Mme Hamon.

53 La conception de la construction qui libère les façades permet


d’ouvrir entièrement les baies vitrées à la belle saison et de
transformer l’espace de la pièce en un espace mixte mi-intérieur
mi-extérieur, beaucoup plus vaste. Mais là encore, la situation des
loggias au niveau des chambres dans les descendants y rend moins
accessible cette utilisation. Dans ce type 4 descendant, les parents,
qui n’ont qu’un enfant, ont préféré s’installer eux-mêmes dans la
deuxième chambre d’enfant, préservant la « chambre des parents »
pour une utilisation en « salon ». Le balcon, étant à ce niveau, est
dès lors largement utilisé comme salon d’été :
« C’est aussi pour ça qu’on a fait notre salon en bas. Et que du coup,
on profite beaucoup plus du balcon […] C’est surtout que les
fenêtres du salon, chez nous, s’ouvrent… Le double battant s’ouvre
entièrement. Donc ça veut dire que la moitié, en fait, de la fenêtre,
là, de la fenêtre qui est ouverte, jusqu’au mur à gauche, on peut tout
ouvrir. Donc l’été en fait on a une très, très grande ouverture sur le
balcon […] Très souvent il y en a qui sont assis sur le bord ou sur la
terrasse et on peut vraiment circuler du balcon à la pièce. Ça c’est
vrai qu’on dit que ça aurait été dommage, si on avait la chambre là.
On perdrait la moitié de l’espace qui était quand même agréable. »
Mme Hamon.

54 L’utilisation par les habitants de l’espace corbuséen diverge parfois


de ce qu’avait prévu l’architecte, le plus souvent en gardant (et en
appréciant) l’esprit d’ouverture sur l’extérieur qui en est le principe.
Mais cette solution d’aménagement des descendants suppose, on le
voit aussi, un taux d’occupation de l’appartement inférieur à la
norme prévue. Elle n’est donc accessible qu’à certains habitants. Il
peut s’agir de locataires qui ont réussi à obtenir un espace plus
important par divers moyens, mais le plus souvent grâce aux
changements de taille de leur groupe familial (les enfants sont
partis, le couple âgé reste seul dans un type 4 par exemple). Mais ce
sont surtout des propriétaires qui, tendanciellement, bénéficient de
surfaces plus grandes (dans notre échantillon, 56 m2 par personne
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pour les propriétaires, 35 m 2 par personne pour les locataires). Ils


ne sont pas limités dans les travaux d’aménagement qu’ils mettent
en œuvre, sinon par leurs moyens financiers et par le règlement de
copropriété, à la différence des locataires soumis aux règles du
bailleur HLM. Une différence ressentie comme une inégalité, voire
une injustice :
« On n’a pas trop le choix de modifier le… On n’a pas le droit. J’ai
demandé à Loire-Atlantique Habitation par pure forme… J’ai
demandé l’autorisation de carreler la loggia. Ils m’ont refusé. Alors
j’ai mis une peinture, finalement, de la peinture béton. Elle m’a
coûté aussi cher que des carrelages. Alors j’aurais mis des
carrelages… tout ça parce que c’est pas dans les normes. Alors qu’il y
a plein de gens qui demandent pas… Les propriétaires, ils le font.
Après tout, ça ne se voit pas de l’extérieur. » M. Chatillon.

55 La plupart des propriétaires rencontrés ont effectivement réalisé


d’importantes modifications des espaces intérieurs. Les plus
courantes concernent la suppression de la cloison entre les
chambres d’enfant pour obtenir une grande pièce de séjour,
évidemment cela suppose l’absence d’enfants ou la disposition d’un
T5 ou T6 :
« Ce qu’ont fait beaucoup, d’ailleurs, c’est que la cloison de bois a
disparu entre les deux chambres d’enfants… pour en faire le salon,
la télé, la bibliothèque, etc. Ah bah ça fait une sacrée pièce, hein, oui,
oui, ça c’est vraiment la transformation principale… » Mme Bialas.

56 De telles transformations ne sont évidemment le fait que de


propriétaires, ayant de plus le projet de rester habiter l’immeuble
pour une période suffisamment longue.
« Si je vivais seul, je casserais tout en bas, toutes les cloisons. Et
sinon, agrandir les deux petites chambres, en faire une à la limite.
Mais comme les filles vont grandir, elles vont avoir une chambre
séparée. Bah comme je me dis que je vais pas rester, j’y ai pas trop
pensé. » M. Richa.

57 Un autre aménagement courant est la modification de


l’organisation de la cuisine, soit avec l’installation de meubles
intégrant les différents appareils, soit plus simplement avec le
changement de place ou la suppression du meuble passe-plat.
« Mais moi j’ai installé ça à ma façon depuis que je suis propriétaire.
Donc j’ai un petit meuble de cuisson, avec le four à part, parce que
c’est vrai qu’une gazinière avec le four en dessous… » Mme Dias.

58 Mais on rencontre aussi des changements plus radicaux de l’espace


comme le déplacement de la cuisine au niveau bas d’un descendant,
ou encore la suppression de toutes les cloisons intérieures dans un
appartement entièrement peint en blanc.

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59 Les seuls aménagements autorisés pour les locataires sont des


changements d’utilisation des pièces, ou la pose de revêtements de
surface, sans modification des volumes. On peut comprendre que,
dès les premières années, beaucoup d’entre eux aient souhaité
apporter leur marque personnelle en tapissant les murs. P. H.
Chombart de Lauwe signale « les efforts démesurés que les
ménages ont souvent déployés afin de transformer les murs en
béton granuleux de leur appartement en surface parfaitement
lisse21 ». Mais on peut aussi interpréter comme une divergence
concernant l’esthétique même des appartements ces « griefs au
sujet d’une mauvaise finition qui visent essentiellement les murs du
logement restés bruts22 ». Beaucoup d’habitants s’insurgent ainsi
contre la « froideur » du béton. Pouvoir modifier l’aspect des murs
en les tapissant est alors revendiqué comme une liberté
incontournable par certains estimant que des règles publiques ne
peuvent s’appliquer à un espace qu’ils considèrent, eux, comme
relevant de leurs seules décisions :
« Je sais que, moi, quand je suis venue à l’appartement il [le
régisseur] me disait “Mais, bien voilà, il faut les laisser telles quelles,
les couleurs”. Je l’ai regardé et j’ai dit : “Mais ne me dites pas quand
même que je n’ai pas le droit de tapisser ou de faire de la peinture.”
Il m’a dit “Si, mais ça dépend où : si vous le faites sur le tableau
[entre les chambres d’enfants], vous êtes obligée de me demander”
[…] Si maintenant il faut laisser comme c’était, on ne se sentira pas
chez nous, et maintenant les gens s’en fichent un petit peu tant que
c’est propre. Regardez, moi, j’ai fait la peinture, c’est nickel. » Mme
Delacour.

60 Á l’opposé de cette conception, dans les années récentes, d’autres


habitants s’imposent, dans leur espace privé même, de respecter
« l’esprit Le Corbusier ». Ils s’appliquent alors à défaire ce que
d’autres habitants ont ajouté, considérant que l’espace a été
dénaturé. Leur premier travail à l’entrée dans l’appartement
consiste à remettre les lieux dans l’état originel, en supprimant en
particulier les papiers peints posés par les précédents occupants :
« Ah, c’était horrible parce que tout était tapissé ! Tout était tapissé
avec une vieille tapisserie absolument immonde, donc c’était
vraiment affreux et je me disais que c’était du vandalisme, par
rapport au Corbusier ! J’ai tout détapissé, j’ai passé l’été à tout
détapisser et à repeindre. En plus c’était la galère à détapisser. »
Mme Angélini.

61 Cet enthousiasme traduit l’adhésion aux volumes intérieurs


dessinés par l’architecte et à l’esthétique générale. Cela peut
déterminer certains habitants à supporter des manques de confort
qu’ils signalent malgré tout. Ils disent s’en accommoder pour

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pouvoir réaliser leur souhait d’habiter « là ». On retrouve ici des


habitants, plutôt jeunes, souvent propriétaires, et ayant reçu une
éducation qui les a familiarisés avec l’œuvre de Le Corbusier.

L’isolation comme condition du collectif


62 Dans les immeubles collectifs la question de l’isolation des
logements et de la protection de l’intimité de leurs occupants
apparaît comme un problème majeur. La conception par Le
Corbusier de l’immeuble en barre permet l’absence de vis-à-vis, et
rend donc impossible l’introduction d’un regard extérieur dans les
appartements.
63 Dans l’enquête de P. H. Chombart de Lauwe, c’est à la Maison
Radieuse que l’on trouve les seuls habitants à se montrer
relativement indifférents « au problème des volets », ailleurs
unanimement réclamés. Il s’agit essentiellement de se prémunir
des voisins, plus que des éléments naturels, tels que la lumière et le
soleil. Les habitants plébiscitent donc la conception de l’architecte,
comme cette habitante actuelle, arrivée dès le mois d’août 1955 :
« Les avantages c’est quand même, pour ceux qui en ont, d’avoir une
loggia, de ne pas avoir de vis-à-vis, d’être chez soi, bien qu’on croise
les gens, mais on n’est pas envahi, on fait son choix. Tout le monde
dit bonjour à tout le monde sans pour autant se fréquenter et on ne
se sent pas seul. » Mme Arnou.

64 Aujourd’hui encore, c’est un des plus gros avantages de l’immeuble


pour ce locataire d’un studio :
« Dans les nouveaux immeubles éventuellement, mais ils sont en
vis-à-vis et puis vous voyez à travers, ils peuvent pas se mettre en
n’importe quelle tenue. Ici, même si je voulais me mettre nu,
y’aurait aucun problème parce qu’avec le quadrillage… et puis y’a
pas de vis-à-vis, franchement là c’est pas un problème, je peux faire
ce que je veux, je créerai pas d’attentat à la pudeur ! » M. Jendoubi.

65 La protection de l’intimité étant assurée par le dispositif


architectural permet de s’insérer sans risque dans la collectivité de
voisinage, puisque ces voisins ne peuvent s’immiscer par le regard
dans l’appartement sans y être invité. Cela garantit un espace
parfaitement privé, même s’il s’agit d’un espace limité.
66 Un autre dispositif de protection de l’intimité de l’appartement est
constitué dans les maisons bourgeoises par une pièce spécifique,
l’entrée ou le vestibule, qui sépare l’espace public de la rue, de
l’espace privé du logement proprement dit.
67 Les habitants interrogés en 1957 tendent à considérer comme
importante cette fonction de sas et à accorder leur préférence à une
véritable pièce d’entrée. À la Maison Radieuse, il existe un sas

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d’entrée, aux dimensions certes limitées, mais muni d’une porte


permettant l’accès au séjour. Ce système qui double la porte
d’entrée du logement remplit une fonction essentielle. Les
habitants actuels soulignent volontiers l’importance de ce jeu de
portes :
« [On entend] parce que la deuxième porte est ouverte. Et quand
elle est fermée, tu n’entends plus rien du tout. Ça c’est génial, hein,
la deuxième porte, heureusement qu’elle est là parce que sinon, il
n’y aurait pas le calme qu’il y a. » Mme Villèle.
« Il faut fermer cette porte-là parce que sinon, ce qu’il y a dans le
couloir on l’entend. Quand la porte est bien fermée, on n’entend
rien. » M. Esteban.

68 Par ailleurs, la disposition en duplex de la plupart des


appartements offre une certaine compensation à la limitation du
dispositif d’entrée, à travers la séparation nette opérée par le
changement d’étage entre les espaces accessibles aux visiteurs
extérieurs et ceux qui sont réservés à l’intimité de la vie familiale :
« En fait, les deux pièces où les gens de l’extérieur rentrent, c’est la
cuisine et le salon du haut, voilà c’est là-dedans qu’on vit vraiment
et puis après, c’est nos pièces perso… » Mme Amary.

69 Enfin et surtout, tant ce problème est ailleurs récurrent,


l’insonorisation conçue par Le Corbusier est réussie. Quasiment
tous les habitants de la Maison Radieuse que nous avons
rencontrés se positionnent vis-à-vis de cette question, en en faisant
un critère de l’acceptabilité du collectif par rapport à l’habitat
individuel. Par exemple :
« Je préfère cent fois l’appartement, à condition qu’il soit
confortable, qu’on ait des voisins convenables, et puis que ça ne soit
pas trop bruyant… » M. Almera.

70 Le bruit, essentiellement celui des voisins, était d’abord cité dans


les années cinquante comme un empêchement au repos, c’est-à-
dire à cette fonction fondamentale du logement qui est de
permettre la récupération physiologique des organismes humains.
Or de nombreux habitants des nouvelles cités disent éprouver de la
fatigue causée par le bruit. Toutefois, l’équipe de P. H. Chombart de
Lauwe relève qu’« à Nantes, on se plaint moins qu’ailleurs des
bruits : l’insonorisation des logements en est la cause23 » et
souligne la singularité de la Maison Radieuse, dont l’insonorisation
est pensée dans la conception même du bâtiment, alors qu’ailleurs,
ce problème n’a pas été traité. Ce serait une des explications de la
qualité des relations de voisinage : « La sonorité des logements est
responsable pour une part de l’ambiance de la vie collective des
cités. Le bruit et ses séquelles affectent la cité de la Plaine.

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L’insonorisation, sans supprimer complètement le courant


ségrégatif qui dépend aussi d’autres facteurs, l’atténue très
sensiblement comme dans le cas de la Cité Radieuse […]
L’insonorisation, en diminuant les causes de tension, facilite le
développement d’une vie collective meilleure24. »
71 Mais des critiques apparaissent progressivement sur cette question.
Les différentes études menées au cours des années quatre-vingt, à
l’instigation de l’organisme HLM Loire-Atlantique Habitation25
dans la perspective de la réhabilitation, font état de problèmes
d’insonorisation. À la différence des années cinquante, des
habitants se plaignent désormais d’être gênés par le bruit.
72 Les bruits de l’extérieur sont aujourd’hui plus prégnants. Même
sans parler des avions, avec la proximité de l’aéroport qui dessert
Nantes, les bruits de la rue se sont sans doute amplifiés avec la
circulation automobile :
« Je trouve que c’est hyper bruyant. […] la rue là, la rue Théodore
Brosseau et elle est hyper bruyante. Ça résonne, il y a une résonance
qu’il n’y a pas dans le centre-ville, par exemple. Je préférerais être
dans une rue du centre-ville, je trouve que c’est un bruit moins
désagréable que cette rumeur-là. On peut ouvrir. Il y a cette rumeur.
Ça c’est insupportable, on a l’impression d’être au bord du périph.
En tant qu’ancienne parisienne, l’appartement le plus bruyant qu’on
ait eu à Paris était moins bruyant, quoi. » Mme Angélini.

73 Mais les plaintes concernent essentiellement des bruits internes à


l’immeuble. Les transformations effectuées par les habitants dans
l’immeuble lui-même ont vraisemblablement diminué ses qualités
d’insonorisation car le système d’isolation acoustique pensé par Le
Corbusier, avec double cloison et béton cellulaire, supposait, pour
être efficace, qu’il ne soit pas percé de multiples trous :
« Moi, ce que j’avais entendu dire, c’est que la Maison Radieuse au
départ était très bien insonorisée, mais il ne fallait pas faire des
percements dans les murs, ce qui voulait dire qu’on pouvait pas
mettre des étagères. Moi je n’ai pas du tout mis des chevilles, j’ai
gardé des chevilles qui avaient été déjà mises par d’autres avant, j’ai
mis que des clous “spécial béton”, mais il y a effectivement des gens
qui ont percé, donc quand ça perce, bah… Ça perd en qualité, donc
là, il y a peut être eu un manque de vigilance du syndic. » Mme
Douglas.

74 De ce fait, les bruits provenant des appartements voisins


deviennent audibles, réalisant une incursion du monde extérieur,
perturbant les rythmes propres de la vie familiale par un rappel de
la présence du voisinage. Cette intrusion dans l’espace privé
apparaît insupportable. L’irruption dans l’appartement même des
bruits de voisinage pose en effet le problème de la compatibilité des

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manières de vivre. Peu de récriminations quand on partage une


culture commune, même si des bruits précis sont audibles.
« Ils ne se sont jamais plaints, nous on ne s’est jamais plaint non
plus. Mais on les entend vivre un peu quand même. Ah oui, on
entend les enfants courir dans les escaliers. On entend les portes qui
grincent. Il doit y avoir un sale bibelot qui est posé sur un meuble et
qui n’arrête pas de tomber. Il fait un bruit assez particulier. Sinon,
non. Non, on n’entend pas trop les voisins. » Mme Montigny.

75 Mais au contraire la gêne est d’autant plus importante que ces


bruits signalent des comportements attachés à des valeurs qu’on ne
partage pas :
« Je l’appelle notre réveille-matin en face, c’est une horreur, elle
crie, c’est le réveille-matin, donc leur cuisine est en face là et ça
donne juste au-dessus des chambres des filles… mais on est dans
leur cuisine : quand il y a plus un bruit, on entend tout, on entend
quand elle monte les escaliers, et puis elle hurle quoi, moi j’ai déjà
été la voir à 1 heure du matin pour lui dire de se calmer… » Mme
Larcher.

76 Le bruit provenant du voisinage est d’autant plus gênant qu’il


signifie aussi, par symétrie, la possibilité pour autrui d’entendre ce
qui se passe à l’intérieur de l’appartement. La qualité de vie à
l’intérieur de l’appartement devient dans ces conditions
dépendante de la qualité du voisinage. S’assurer d’un « bon »
voisinage est une question d’autant plus préoccupante que les
habitants disposent de peu de pouvoirs en la matière, l’accès aux
logements étant soumis au marché pour les propriétaires, à la
politique du bailleur HLM pour les locataires :
« Moi ce que j’appréhende, c’est quand je perds mes voisins parce
qu’on sait jamais ceux qu’on récupère. Ça m’est arrivé cet été, j’ai eu
trois voisins principaux, à droite, à gauche, en face, qui sont partis
pratiquement tous en même temps et c’est vrai que dans ces cas-là
on appréhende un petit peu parce que si on hérite de voisins
bruyants, ça devient vite invivable. » Mme Auger.

77 La complexité de la structure des appartements imbriqués les uns


dans les autres rend difficile d’identifier la source des bruits perçus,
et les avis des habitants divergent sur les conséquences de ce fait :
est-il plutôt plus ou moins supportable d’être dérangé par un bruit
dont on ignore la provenance exacte ?
« Par exemple, aussi, ce qui est marrant, il y a un mois et demi de ça,
il y avait des jeunes qui devaient rentrer, il était 7 heures et demi du
matin et on ne savait pas d’où ça venait… C’était la foire. Au début
on se disait que c’était pas possible mais on a été incapable de dire
qui c’était. Et on ne le sait toujours pas. Après on a cru que c’était
des gens d’un tout petit peu plus loin, avec mon voisin d’en face,
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ceux qui habitent juste là. Lui il savait qui c’était. Et c’était vraiment,
c’était pénible, quoi, de pas savoir d’où ça venait. » M. Lubin.

78 Mais cette complexité implique aussi que les pièces des


appartements ne se superposent pas de façon uniforme, cuisine au-
dessus de la cuisine, chambres au-dessus des chambres. La qualité
de l’insonorisation est alors d’autant plus impérative que les
activités sont dissemblables :
« Les voisins d’en face ont deux petites filles, certes charmantes,
mais qui font du bruit et je les entends. Le pire c’est que leur cuisine,
c’est au-dessus de ma chambre. Ici, c’est inversé, je n’aurais pas dû
mettre ma chambre là, après réflexion. Mais quand elles courent le
matin, elles courent à 6 heures du matin, donc c’est un peu
pénible. » Mme Jayat.

79 Au total, on ne peut que constater combien cette exigence de


protection de l’intimité du logement contre l’extérieur est
constituée en critère de qualité par l’ensemble des habitants. Dans
les premières années de la Maison Radieuse, il est clair que
l’attention apportée par l’architecte à cette clôture du logement, en
rencontrant la conception des habitants, a largement contribué à
leur acceptation de l’immeuble collectif, qui était une expérience
nouvelle pour la plupart d’entre eux. Mais, lorsque le bâtiment
devient plus vétuste, émergent des plaintes à l’encontre des bruits
du voisinage qui sont aussi liées à la perception d’une diversité
sociale plus grande et aux craintes de stigmatisation sociale que
cela entraîne. Dans les années récentes, on peut repérer des
perceptions très différenciées de cette question : certains persistent
à juger l’insonorisation de très bonne qualité, tandis que d’autres au
contraire expriment, parfois violemment, des griefs qui semblent
plus liés au sentiment de déclassement social qu’ils éprouvent du
fait du voisinage qu’à de réelles nuisances sonores.
« On est super au calme, je dirais d’ailleurs qu’on n’entend jamais
rien. C’est super bien insonorisé. Je pense d’ailleurs que tous les
appartements sont relativement bien insonorisés. » M. Larty.
« Ça résonne quand même beaucoup plus que dans un appart, je
dirai quand même pas beaucoup plus que dans un appartement
normal parce que l’appartement est… Bon, ici, on va dire ce n’est pas
assez isolé. Voilà. Parce que le mur, là, on tape dedans et on a
l’impression qu’on est chez la voisine, quand même. Bon, on parle
comme ça, elle n’entendra rien, par exemple, le soir, bon on va dire,
les enfants couchés, on met un peu la télé, pas trop fort non plus, il
faut qu’on l’entende aussi, je ne vais pas tendre l’oreille pour
entendre ma télé, par exemple ma voisine va avoir du monde je les
entends, oui. Voilà ils vont crier là, ils vont parler assez fort, je
comprends ce qu’ils disent. » Mme Delacour.

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80 L’insonorisation des logements constitue une qualité fondamentale


du confort apporté par le bâti parce qu’elle permet d’assurer une
clôture supplémentaire à l’espace intérieur privé. Mais,
l’appréciation de ce confort dépend aussi des attentes des habitants,
et de leur évaluation de la nécessité de s’autonomiser vis-à-vis de
leur environnement. On voit ainsi comment se mêlent des éléments
objectifs et subjectifs dans les jugements portés sur l’habitat.
81 Plus généralement, la satisfaction à l’égard des logements dépend
évidemment de normes de la société environnante concernant
l’habitation qui changent avec le temps. Elle est aussi influencée
par l’évolution des modes de vie en famille des habitants, qui
modifient l’utilisation des espaces intérieurs.

VIE DE FAMILLE
82 Un des objectifs affichés par Le Corbusier était de favoriser, grâce à
l’habitation, une vie familiale harmonieuse : « Le logis abrite la
famille, fonction constituant à elle seule tout un programme26. » Il
rend les conceptions architecturales anciennes responsables de
dangers qui menacent l’institution familiale et la société en
général : « L’homme et la femme modernes s’ennuient chez eux, ils
vont au dancing. Mais les humbles qui n’ont pas de cercle se tassent
le soir sous le lustre et craignent de circuler dans le dédale de leurs
meubles qui occupent toute la place et qui sont toute leur fortune et
toute leur fierté […] il n’y a pas de foyer, pas de famille et pas
d’enfants, car c’est trop mal commode à vivre. La ligue contre
l’alcoolisme, la ligue pour la repopulation doivent adresser un appel
pressant aux architectes ; elles doivent imprimer le Manuel de
l’Habitation, le distribuer aux mères de famille et exiger la
démission de l’École des Beaux-Arts27. » Les appartements de la
Maison Radieuse doivent au contraire permettre au groupe familial
de trouver un foyer et de développer un mode de vie « en famille ».

Évolutions démographiques et vie en famille


83 D’une manière générale dans les sociétés occidentales et en France
en particulier, les années d’après-guerre réalisent une sorte d’âge
d’or de la famille nucléaire : la nuptialité y est particulièrement
forte, les couples se marient jeunes et constituent des familles qui
ont rarement dans l’histoire compté autant d’enfants vivants. Pour
la plupart, les femmes quand elles sont mères, restent au foyer pour
se consacrer à l’éducation de leurs enfants.
84 C’est pour ce type de famille que Le Corbusier a conçu les unités
d’habitation. Face à une organisation industrielle qui accorde à
l’homme des temps de loisirs plus importants, l’architecte se soucie

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de proposer un cadre accueillant à la vie hors travail, qu’il espère


voir passer « en famille ». Il dénonce ainsi les logements ouvriers
existants : « La journée de huit heures ! [...] Que va faire cet homme
qui est libre de 6 heures du matin à 10 heures du soir, de 2 heures
de l’après-midi à la nuit ? Jusqu’ici le bistrot seul s’est prémuni.
Que devient la famille dans ces conditions ? Le gîte est là pour
recevoir la bête humaine et l’accueillir, et l’ouvrier est assez cultivé
pour savoir tirer un parti sain de tant d’heures de liberté. Mais non,
justement non, le gîte est hideux, et l’esprit n’est pas éduqué pour
tant d’heures de liberté. On peut donc bien écrire : architecture ou
démoralisation, démoralisation et révolution28. » C’est pour
préserver l’unité interne et le fonctionnement du groupe familial
dans ce monde en mutation, que Le Corbusier conçoit
l’organisation des appartements.
85 Cela semble une réussite puisque les habitants rencontrés par
l’équipe de P. H. Chombart de Lauwe estiment que leur vie de
famille est plus développée depuis qu’ils habitent dans leur
nouveau logement29. En 1957, la crise du logement se manifeste par
le « surpeuplement » des habitations existantes. Les besoins
exprimés par les habitants potentiels sont donc avant tout de
disposer d’un logement, et d’un logement suffisamment spacieux,
pour abriter sans cohabitation leur seule famille. « À la Maison
Radieuse, le nombre de pièces est jugé suffisant30 », mais il faut
souligner que : « les normes du Ministère de la Reconstruction et
du Logement admettent [alors] un maximum de 5 personnes dans
un 4 pièces comme peuplement normal ». La Maison Radieuse
permet donc à la plupart (75 %) de ses habitants l’accès à un espace
habitable avec des conditions d’encombrement jugées « normales »
à l’époque.
86 Ce « peuplement normal » signifie en particulier la possibilité de
séparer le couchage des enfants de celui du couple parental, avec
l’apparition d’une (et même le plus fréquemment, dans les types 4,
de deux) chambre d’enfant. Les témoignages des plus anciens
habitants sont éloquents à cet égard : l’arrivée à la Maison
Radieuse, c’est la conquête d’un espace propre, comme pour cette
famille qui passe à cette occasion d’un deux-pièces à un type 4.
« Un type 4, donc avec la chambre des parents et deux chambres
d’enfants, donc les deux filles étaient dans la même chambre et puis
le garçon était dans l’autre chambre. » Mme Bialas.

87 On le voit clairement : dans cette période de baby-boom où les


fratries nombreuses ne sont pas rares, la norme n’est pas encore
que chaque enfant ait sa chambre personnelle. De 1946 à 1964,
l’indicateur conjoncturel de fécondité est supérieur à 2,6 enfants
par femme31. Cette forte fécondité, ajoutée à la mortalité infantile
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devenue très basse (elle diminue de 75 pour mille environ en 1946 à


12 pour mille en 1975), entraîne une augmentation générale de la
taille des familles. La plupart des enfants partagent donc leur
chambre avec un frère ou une sœur. Mais pouvoir séparer les
garçons des filles est déjà perçu comme un progrès considérable.
« Il y avait 3 chambres et on couchait 2 par chambres […] comme le
petit dernier dormait dans la chambre des parents, c’était très
courant à l’époque, voilà, quoi. On dormait deux par chambre, et
dans la chambre des parents » Mme Brun.
« Il y avait le grand dégagement. Je me rappelle que ma fille aînée
dormait dans le grand dégagement. C’était en 67, donc elle avait 13
ans. Et les garçons avaient une chambre et mon autre fille l’autre.
On se débrouillait comme ça. » Mme Joureau.

88 Le modèle familial va progressivement se transformer dès le milieu


des années soixante : on se marie moins et plus tardivement, le
divorce perd son caractère exceptionnel pour devenir une
éventualité probable dans la vie des couples, les naissances sont
moins nombreuses, et les femmes interrompent de moins en moins
leur activité professionnelle. Les femmes accèdent enfin légalement
à la possibilité matérielle d’une certaine maîtrise de leur fécondité.
À partir de la fin des années soixante, les évolutions s’infléchissent :
l’indice conjoncturel de fécondité diminue à partir de 1965 jusqu’à
1976, date depuis laquelle il se maintient autour de 1,8 enfant par
femme. On pourrait penser que la diminution de taille des familles
permet aux habitants, en augmentant la surface disponible par
personne, d’être plus à l’aise dans leur logement. Mais les normes
en la matière vont aussi changer au cours des décennies suivantes,
parallèlement à l’augmentation du niveau de vie. Si, dans un
premier temps, la taille des ménages s’accroît, passant de 3,07
personnes par logement en 1946 à 3,10 en 1962, le logement moyen
comporte aussi plus de pièces : de 2,70 en 1946 à 3,09 en 1962,
cette dernière tendance se poursuivant avec 3,65 pièces par
logement en 1982. Sur les cinquante dernières années, le logement
moyen n’a cessé d’augmenter en nombre de pièces et en superficie
(de 68 m2 en 1970 à 82 m2 en 1984, et 90 m2 en 2002), tandis que
la taille moyenne des ménages se réduisait à partir du milieu des
années soixante : passant à 2,70 personnes par logement en 1982,
et 2,4 personnes en 199932.
89 Ces changements sont entérinés par les gestionnaires de
l’immeuble : en 1987, J. Guibert note pour la population des
locataires HLM que, si la dimension du ménage augmente bien
avec le nombre de pièces « les résidents en studio sont toujours
seuls, ceux des T5 et T6, à une exception près, plus de 4 », les
appartements apparaissent « relativement sous-occupés

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comparativement à leurs capacités généralement admises : ainsi les


T3 sont quasi-exclusivement habités par une seule personne et les
T4 le sont majoritairement par un maximum de 3 personnes33 ».
Les évolutions démographiques et sociales permettent d’aller dans
ce sens. D’une part, les familles arrivées à la construction ont vu
leurs enfants grandir et quitter les appartements qui sont ainsi
devenus assez vastes pour des couples arrivant à l’âge de la
retraite ; d’autre part, l’augmentation du nombre de familles
monoparentales, consécutive à la montée des divorces, fait
augmenter le poids, dans l’immeuble, d’une configuration familiale
moins nombreuse. Ph. Bataille et D. Pinson notent même, en 1990,
la surreprésentation, au regard de l’agglomération nantaise, de ce
type de ménage dans l’immeuble : « le poids des personnes âgées et
des isolés y est considérable, celui des familles monoparentales non
négligeable34 » et l’interprètent comme un indice de la présence de
« populations vulnérables ». Au recensement de 1999, on trouve
dans l’immeuble 39 % de ménages constitués d’une personne seule
et 19 % de familles monoparentales, essentiellement des mères avec
leurs enfants (17 %).
90 Mais paradoxalement, cette diminution de la taille des ménages ne
débouche pas sur une satisfaction supérieure concernant la surface.
Au contraire, les habitants jugent pour la plupart « trop petit »
l’espace des appartements. Pour beaucoup d’habitants aujourd’hui,
les appartements ne sont de taille acceptable que si on dépasse
largement les normes communes d’attribution des logements HLM.
Un type 6 serait ainsi le minimum pour 4 personnes, ainsi que
l’indique cette locataire, vivant en couple avec 2 enfants :
« Non, mais on n’avait pas le choix, on a eu un T4, en plus à
l’époque, on n’avait qu’un enfant, mais moi, je resterais ici qu’à
condition d’avoir un T6, même pas un T5, je trouve ça inintéressant
les T5, je sais pas si tu les as vus… je trouve que ça fait, en fait,
comme un débarras en plus, c’est pratique, remarque, mais voilà… »
Mme Larcher.

91 Cette exiguïté ressentie par les habitants locataires les amène


parfois à envisager un déménagement pour obtenir une surface
plus importante :
« Ça va pas être viable longtemps. Je vais dire là, on arrive à
bidouiller, à réaménager régulièrement, mais on n'est que trois. Si
on est quatre, on sait qu’on restera pas. Là, c’est vraiment pas
possible. Donc c’est vrai qu’à deux au début, on a beaucoup d’espace
parce que là, la chambre d’enfant était transformée en bureau, en
débarras. Dans le couloir, on avait tout l’espace aussi. C’est vrai
que… enfin, bon, un T4 à deux, heureusement qu’il y a de la place
quoi. » Mme Hamon.

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92 Cela peut sans doute expliquer en partie la rotation rapide des


appartements notée par les responsables de l’organisme HLM35.
L’appartement corbuséen apparaît comme étriqué à des habitants
qui ont eu l’occasion d’éprouver ailleurs des normes plus élevées.
Les différentes pièces sont vues comme « trop petites ». La faible
hauteur des plafonds, par exemple, est critiquée dans ce sens.
93 Il faut souligner, pourtant, que les habitants ne sont pas tous logés
à la même enseigne : les propriétaires disposent, on l’a vu, de
surfaces plus vastes que les locataires. Le sentiment d’exiguïté du
logement s’alimente aussi sans doute à cette distinction sociale.
Mais c’est surtout la norme de peuplement des espaces qui a
changé faisant désormais ressentir comme « encombrés » les
appartements à partir d’un seuil beaucoup plus bas. Témoin, ce
discours d’une habitante occupant un type 4, seule avec ses deux
enfants :
« Ça manque d’intimité aussi. Je sais qu’il y en a beaucoup qui ont
installé une porte ici36. Bon, c’est vrai que ça isole peut-être un peu
plus mais là je trouve qu’on est quand même beaucoup les uns sur
les autres, plus que dans un appartement peut-être à répartition
plus classique. » Mme Angélini.

94 On peut voir dans ces remarques concernant l’intimité à l’intérieur


même de l’appartement la manifestation de changements de cette
notion. Les modifications dans la composition et dans le mode de
vie des groupes domestiques familiaux entraînent une redéfinition
des normes souhaitables de l’intimité, qui ne se limite plus aux
contours extérieurs du logement.

L’espace du travail domestique


95 Revenons sur l’importance de l’aspiration à la « vie de famille »,
telle qu’elle apparaît dans l’enquête de 1957 : alors même que les
sociologues notent l’importance quantitative du temps passé hors
du foyer, au travail ou dans les transports, pour les « chefs de
famille », ils relèvent aussi le souhait, général mais accentué pour
les « employés » et les « professions intermédiaires », de passer
plus de temps dans leur foyer, auprès de leurs enfants en
particulier. Cette aspiration correspond à la valorisation du modèle
familial de l’époque. Elle rencontre aussi la conception de Le
Corbusier. Les décennies 50 et 60 sont celles de la mise en œuvre
du modèle familial de la « mère au foyer ». Le nombre important
d’enfants et la diffusion d’une idéologie qui valorise l’intimité
familiale ont amené les mères vers l’inactivité professionnelle,
d’autant plus que l’élévation générale du niveau de vie la rendait
possible financièrement dans les classes populaires elles-mêmes.
Cette période de croissance économique rarement égalée, est donc
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aussi celle de l’étiage de l’activité professionnelle féminine. Celle-ci


obéit à un schéma alternatif et séquentiel : la plupart des jeunes
femmes sans enfants sont actives professionnellement mais elles
interrompent cette activité lorsqu’elles deviennent mères, pour se
consacrer à la maternité à part entière, avant de la reprendre
éventuellement une fois les enfants élevés. Dans l’idéal, les mères se
consacrent donc à l’éducation des enfants tandis que leurs conjoints
s’affairent à procurer des ressources au groupe familial. Cette
situation prévaut à la Maison Radieuse puisque 18 % seulement des
mères de famille de l’échantillon y sont actives37 en 1957. Le travail
domestique est fort accaparant. D’une part, l’équipement des
ménages n’est pas encore achevé, les tâches sont donc effectuées
manuellement et de façon répétitive : l’absence de réfrigérateur
signifie la nécessité de faire les courses quotidiennement, celle de la
machine à laver se traduit par de longues heures passées à la
manutention du linge dans l’humidité et des températures
éprouvantes. D’autre part, le modèle maternel de la femme
entièrement dévouée à sa progéniture, adopté progressivement par
les femmes de la bourgeoisie depuis le XIXe siècle, s’est diffusé sur
le mode de l’évidence naturaliste et touche toutes les couches de la
société. Enfin, les normes d’hygiène et de propreté ont atteint un
très haut niveau, et leur respect s’impose sous peine de
stigmatisation38.
96 Le mouvement féministe est évidemment critique face à ce modèle
familial qu’il dénonce comme inégalitaire. Il revendique la maîtrise
de la fécondité et le partage entre les sexes du travail domestique.
Le mouvement est favorable à l’entrée des femmes dans le travail
salarié et, pour éviter la « double journée » aux femmes actives, une
collectivisation des tâches ménagères et maternelles est réclamée, à
travers la création de divers services : crèches, garderies, mais aussi
laveries, cantines ou restaurants de quartier. On peut noter ici que
l’utopie féministe rejoint celle de Le Corbusier qui préconise dès les
années 20 des « prolongements du logement » sous forme de
services intégrés dans les immeubles collectifs. Mais il s’agit bien
d’utopies car, mis à part les services de garde d’enfants, cette
socialisation des tâches ménagères ne sera réalisée nulle part, pas
même dans les diverses unités d’habitation, et à Rezé moins
qu’ailleurs, d’abord pour des raisons de coût, mais aussi, sans
doute, du fait de l’absence d’intérêt des acteurs en présence pour de
telles réalisations.
97 Les évolutions démographiques notées à partir de 1965 ne peuvent
être sans conséquences sur le modèle de la mère au foyer. Les
femmes peuvent désormais « choisir » d’être mère ou non, et,
même si la plupart d’entre elles le deviennent39, elles limitent

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désormais la taille de leur famille40. Parallèlement, les taux


d’activité des femmes augmentent régulièrement, sans même
fléchir au plus fort des crises de la fin des années soixante-dix qui
affectent l’emploi et qui mettent au chômage les femmes en
priorité. Même quand il est, souvent, de peu d’intérêt et mal payé,
ce travail professionnel occupe désormais une place importante
dans la vie des femmes. Surtout, cette augmentation est le fait des
mères : ce ne sont pas les femmes jeunes ou âgées qui accroissent
les taux d’activité dans cette période, ce sont celles d’âge médian,
les plus chargées d’enfants en bas âge, qui, dans la période
antérieure interrompaient leur activité pour se « consacrer » à leurs
enfants, et qui désormais se maintiennent dans l’activité, le plus
souvent pour des raisons économiques. Le modèle dominant
jusqu’au milieu des années soixante paraît donc s’épuiser et faire
place à un nouveau modèle familial : la mère au foyer a été
progressivement remplacée par la mère active, cumulant tâches
professionnelles et tâches domestiques.
98 Le Corbusier n’est pas féministe, il ne critique aucunement la
répartition des rôles et la division sexuelle du travail. Dans ses
écrits, les femmes sont des mères, toujours présentées comme des
ménagères ayant en charge la vie matérielle quotidienne de familles
centrées sur l’éducation des enfants. Mais sa réflexion rationnelle
sur l’habiter fait aussi une place à la recherche de moyens pour
soulager les mères des tâches ménagères pénibles : « L’allègement
des charges domestiques, accablant jusqu’ici la mère de famille,
s’opère par diverses innovations : installation d’une régie de
ravitaillement dans chaque unité d’habitation ainsi que d’une régie
de service domestique hôtelier à domicile ; équipement d’une unité-
santé, faite de salles de culture physique, d’installation d’hélio et
d’hydrothérapie, d’un service de médecine préventive, avec
dispensaire, petite clinique d’urgence, etc.41. »
99 Faute de moyens, toutes ces innovations ne sont pas présentes dans
les unités d’habitation : ni « régie de ravitaillement », ni « service
hôtelier ». Mais les appartements de la Maison Radieuse sont
pourtant structurés dans le sens d’une rationalisation du travail
domestique et le « confort moderne » ne représente pas seulement
un élément de consommation mais aussi une forme d’organisation
rationnelle des tâches. Par exemple, le chauffage central doit
permettre d’éviter les corvées de bois ou de charbon, les boîtes à
double entrée permettant la livraison de produits alimentaires
(pain, lait, viande) par les commerçants directement dans les
appartements devaient alléger la charge des approvisionnements
quotidiens.

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100 À l’intérieur du logement, la visée rationalisatrice de Le Corbusier


l’a conduit à concevoir un espace pour la préparation culinaire
relativement restreint, mais largement ouvert, par l’intermédiaire
d’un meuble passe-plat sur la pièce de séjour où peuvent, et même
doivent, étant donné la faible taille de la cuisine, être pris les repas.
On a vu que les habitants des premières années regrettaient en
général de ne pouvoir utiliser la cuisine comme lieu de repas. Ainsi
pour cette habitante, ancienne dans l’immeuble :
« Quand il n’y a pas de cuisine, vous voyez cette pièce-là est obligée
de servir de cuisine, entendons-nous, on est obligé d’y manger, c’est
vrai que le manque de cuisine c’est vraiment pas pratique. Et c’est
toujours pas pratique, je ne fais pas beaucoup de cuisine, mais c’est
toujours pas plus pratique
— Même maintenant que vous êtes seule, vous ne trouvez pas ça
plus pratique ?
— Ah non ! » Mme Arnou.

101 Certaines femmes toutefois disent au contraire apprécier


l’économie de gestes que permet cette faible surface, en
restreignant les déplacements nécessaires :
« Cette cuisine où on avait tout sous la main… » Mme Joureau.

102 D’autres indiquent que cet espace étroit est aussi une incitation à
simplifier les gestes du travail culinaire. Une petite cuisine
permettrait ainsi, en le rationalisant, de limiter l’emprise du travail
domestique et d’accéder à un style de vie alternatif.
« Moi, je trouve ça pratique parce que, si tu veux je m’embête pas
trop avec les trucs matériels, donc ça me dérange pas quoi, j’ai un
style de vie… je bouge beaucoup, on va beaucoup dans le parc, on est
beaucoup dehors, et puis on est très peu à la maison, et puis le peu
qu’on y est bah on n’a pas besoin d’avoir des grands espaces, une
grande cuisine… » Mme Meira.

103 À l’intérieur d’appartements construits selon des normes de


surfaces imposées par des considérations de coût, les architectes
dessinent des solutions différentes, mais qui impliquent souvent la
disparition des délimitations matérielles entre pièces à fonctions
pourtant différentes. Dans les autres cités étudiées par l’équipe de
P. H. Chombart de Lauwe, une large majorité des enquêtés
déclarent préférer voir la séparation entre cuisine et séjour
matérialisée par un couloir. Mais ce n’est le cas que de 17 % des
habitants de la Maison Radieuse42. 49 % d’entre eux disent même
apprécier le système du passe-plat comme seule séparation, quand
les habitants des autres cités rejettent massivement cette solution.
La Maison Radieuse étant la seule cité où ce dispositif a été
effectivement mis en œuvre, on peut penser, comme l’indiquent les

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chercheurs, que « l’expérience et l’usage peuvent vaincre les


préventions et modifier profondément les attitudes face à certaines
nouvelles solutions proposées », mais on peut aussi remarquer que
si la mère de famille reste à l’évidence l’occupante privilégiée de
l’espace cuisine, l’absence de clôture de cet espace lui permet
d’éviter la relégation, voire de solliciter la participation d’autres
membres du groupe familial aux tâches de préparation des repas.
Des habitantes le disent :
« [Ce n’est pas trop petit], c’est vrai que nous on n’est que trois et
que deux à cuisiner en l’occurrence. C’est vrai que l’on se marche
pas dessus. C’est pas très grand mais pour nous c’est suffisant. J’ai
jamais été gênée par ce petit espace là du tout
— Et le fait que ça ferme pas ?
— Bah au contraire, moi c’est ce que j’aimerais bien, dans l’avenir,
avec une grande pièce de vie. Moi, au contraire, c’est vraiment
agréable au moins je suis pas enfermée ou celui qui cuisine n’est pas
complètement enfermé. On mange et on cuisine en même temps.
Ça, on apprécie bien. Non, cet aménagement de cuisine nous plaît
bien par contre. » Mme Hamon.

104 De façon subreptice, c’est donc ici une conception alternative de la


cuisine qui est mise en jeu par Le Corbusier : face à une cuisine
« espace fermé » que s’approprie une maîtresse de maison
revendiquant parfois sa suprématie dans « son » domaine, il
propose un espace ouvert, plus facile à partager, mais qui suppose
aussi une « visibilité » du travail culinaire impliquant une certaine
transgression des modèles traditionnels.
105 La disposition de l’espace cuisine des unités d’habitation a
préfiguré une modalité aujourd’hui communément admise, avec la
diffusion de la cuisine « à l’américaine », et qui a même acquis un
statut de signe de distinction.
« Moi je ne me plains pas parce que j’ai, de toute façon, moi je suis
plutôt adepte des cuisines ouvertes ou des grandes cuisines où on
mange, donc, en fait, là ça me convient plutôt bien. » Mme Angélini.

106 L’utilisation de matériaux nouveaux, tels les sols plastiques, était


aussi destinée à simplifier le travail de la ménagère en permettant
un nettoyage plus rapide de ces surfaces « modernes », évitant les
tâches fastidieuses de grattage des parquets. Pourtant, à la Maison
Radieuse, on trouve le « dalami » difficile à entretenir43. De tels
avis sont encore émis aujourd’hui concernant la difficulté à
entretenir les sols. Cela a entraîné, dans les premières années, une
forme d’organisation collective avec l’achat de cireuses par
l’association des habitants.
« L’une des premières choses ça a été les cireuses, parce qu’on avait
par terre ce qu’il y a dans la rue, là, du dalami noir. Y en a encore
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dans un certain nombre d’appartements, euh bon, les premiers


habitants se sont posés des questions sur l’entretien de ce sol,
comment ils allaient faire, et donc l’association des habitants a
acheté des grosses cireuses qu’on louait à l’heure, et donc ça passait
d’appartements en appartements, ça a été l’une des premières
actions » Mme Bialas.

107 Les cireuses ont été abandonnées progressivement et beaucoup de


sols dans les appartements remplacés, il est donc difficile de
reconstituer les modalités d’utilisation de ces appareils, mais là
encore la visibilité des tâches ménagères a pu être accrue par ce
mode de prise en charge semi-collectif.
108 Nulle réflexion critique pourtant, de la part de l’architecte sur
l’organisation interne de la famille, mais le simple fait qu’il ait
analysé la vie domestique dans l’optique d’une rationalisation, à la
manière de la production industrielle, a pu conduire à des
changements dans la vie familiale qui ont rencontré les évolutions
des modèles familiaux ultérieurs.

Du salon ostentatoire aux espaces de loisir intérieur


109 Déchargées des contraintes de la vie professionnelle, les mères au
foyer des années d’après-guerre sont perçues comme les
principales, voire les seules responsables de tâches parentales44 et
c’est autour d’elles et de leurs occupations maternelles que se
construit la vie quotidienne de la famille. Dans les ménages des
années 2000, moins nombreux et de composition plus diverse, les
femmes conservent une place prépondérante dans le logement,
mais les autres membres de la famille réclament de plus en plus
une place spécifique.
110 La conception de Le Corbusier d’un séjour qui est le centre du foyer
autour d’une mère de famille affairée à ses tâches ménagères
rencontre, dans les années cinquante la réalité des pratiques.
L’équipe de P. H. Chombart de Lauwe note que, plus qu’ailleurs à la
Maison Radieuse, les jeunes enfants jouent habituellement dans la
salle de séjour45. L’ouverture de la cuisine et du séjour, la présence
du dégagement entre les chambres, parfois appelé pièce de
rangement, mais qui est utilisé de bien d’autres manières, et
constitue un lieu de passage obligé, correspondent à un mode de vie
où la mère de famille, présente en continu au foyer, doit pouvoir
assumer en parallèle tâches ménagères et surveillance des enfants
en bas âge. Aujourd’hui encore, la cuisine ouverte sur un séjour lui-
même sans clôture permet aux mères d’avoir l’œil sur les activités
des plus jeunes enfants en même temps qu’elles effectuent d’autres
tâches.

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111 Cette disposition permet aussi aux pères de famille dont la majeure
partie du temps est absorbée par les contraintes du travail
professionnel, dans le contexte des années cinquante, de trouver
une place dans l’appartement. L’aspiration exprimée à un temps
supplémentaire passé dans l’espace domestique auprès de leurs
enfants peut être interprétée comme le souhait de se conformer, au
quotidien, à l’idéal de la famille nucléaire. Car, si dans cette
conception, les femmes, les mères, jouent un rôle central, les pères
ne sauraient s’en désintéresser, au risque de troubler l’image du
foyer uni et harmonieux. Ils participent toutefois très peu à la
réalisation des tâches ménagères, domaine réservé de la maîtresse
de maison. Les tâches matérielles auprès des enfants ne les
retiennent guère non plus, les assignations de rôle de sexe étant là
aussi très prégnantes, mais ils affirment pourtant l’importance de
leur présence auprès de leurs enfants. La disposition spatiale du
logement peut être plus ou moins favorable à la réalisation de cet
idéal : ainsi l’espace occupé par les jeux des enfants est-il dans ce
sens particulièrement important. Suivant sa situation, il permet ou
non la présence et la participation du père, dont la place dans le
logement n’est pas déterminée, comme elle l’est pour la mère, par
la réalisation des tâches ménagères. Les chercheurs notent en 1957
que : « C’est à Nantes que les jeux sont le plus suivis par les chefs de
ménage. L’organisation du logement qui incite à laisser plus
souvent qu’ailleurs les enfants jouer dans la salle de séjour explique
peut-être le fait46. » L’ouverture de l’espace intérieur permet de
trouver une place aux pères dont la présence dans l’appartement ne
se manifeste qu’à travers des temps de loisir relativement courts et
nécessitant peu de lieux individualisés. Ils peuvent ainsi participer
à la vie familiale, à travers les jeux des enfants, par une simple co-
présence. Plus globalement, l’importance accordée par les habitants
à la vie en commun à l’intérieur du logement explique sans doute
leur acceptation d’une certaine absence de délimitations
intérieures.
112 Toutefois, les différences culturelles entre les catégories sociales
tendent à émerger dans leur rapport à l’espace. L’équipe de P. H.
Chombart de Lauwe note par exemple la tendance des
« intermédiaires » à cloisonner les lieux et à dissocier leurs activités
d’adultes de celles des enfants. Cette tendance à l’individualisation
est caractéristique des catégories en ascension sociale, qui
privilégient des activités concourant à cet objectif, qu’elles soient
ludiques ou liées à la scolarité et aux études. Ainsi pour les enfants,
les « intermédiaires préfèrent qu’ils occupent leur chambre pour y
jouer et semblent s’opposer à ce qu’ils utilisent la salle de séjour ».
À l’inverse, « les ouvriers séparent moins les fonctions dans la vie

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quotidienne et habituent davantage leurs enfants à une vie familiale


plus collective47 ». La proportion d’enfants qui effectuent leurs
devoirs scolaires dans leur propre chambre augmente quand on
passe des ouvriers aux employés puis aux intermédiaires, une
majorité d’enfants d’ouvriers les réalisant dans la cuisine ou la
pièce de séjour. On voit que l’utilisation en commun de l’espace
ouvert de l’appartement s’oppose ici à une revendication d’usage
plus individualisé.
113 L’espace du séjour est ainsi l’objet de définitions parfois
divergentes. Comme dans le modèle bourgeois, il est parfois aussi
lieu de réception d’invités plus ou moins proches, permettant alors
la représentation du groupe familial. On peut ainsi comprendre que
la disposition où une chambre communique largement avec le
séjour soit quasi unanimement rejetée et que beaucoup d’habitants
(48 % à la Maison Radieuse) soient prêts à accepter une diminution
de la surface des chambres pour augmenter celle des pièces
communes48. Les habitants acceptent de donner moins
d’importance aux pièces d’usage plus individuel (chambres à
coucher, rangement, pièces de service) pour améliorer celle qui
permet la vie en commun. Cette focalisation des attentions sur le
séjour se manifeste aussi à travers « la priorité donnée à
l’ameublement et à l’aménagement du séjour » par les habitants
dans leurs projets d’achat49. Tout cela peut être interprété comme la
marque d’une valorisation de la vie familiale commune à l’intérieur
du logement et comme une volonté de représentation.
114 Dans la période actuelle où la composition des familles s’est
diversifiée, cette recherche d’un espace dédié à la vie en commun,
espace de sociabilité interne à la famille, mais aussi externe en
direction du réseau amical ou de parenté, se double d’une exigence
de plus en plus forte de lieux plus individualisés, destinés à des
activités différenciées. Or, il faut souligner ici que la taille du séjour
à la Maison Radieuse n’augmente pas avec celle de l’appartement :
du fait de la conception en cellules des appartements, le séjour a la
même surface dans les deux-pièces et dans les six-pièces. Dans les
plus grands appartements, prévus pour de plus grandes familles,
cette pièce est donc trop petite, même pour la simple fonction
quotidienne de repas familiaux en commun :
« Il y a aussi des T6, et on a vu ici des familles de sept ou huit
enfants, on se demandait d’ailleurs toujours un peu comment ça se
passait au moment du repas parce qu’entre la table et les chaises il
devait pas y avoir grand chose d’autre. » Mme Bialas.

115 Dans les trente dernières années, les activités réalisées « en


famille », au sein de l’appartement se sont accrues de moments de
loisirs, autour de la télévision en particulier. Comme pour les
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appareils liés aux tâches ménagères, cette évolution de l’usage ne


correspond pas aux projections de Le Corbusier qui envisageait
plutôt des activités de loisirs extérieurs. Or, la place de la télévision
pose un réel problème, comme le signalent Ph. Bataille et D.
Pinson : « la fonction salon trouve difficilement sa place dans la
salle de séjour de l’appartement corbuséen50 ». Le « salon »
apparaissait encore dans les années cinquante largement lié au
mode de vie bourgeois, comme espace d’une oisiveté ostentatoire ;
il perd cette caractéristique dans les décennies suivantes en
devenant celui de la reconstitution de la force de travail populaire
dans un loisir « passif », désormais interne au logement. Pour les
habitants, il devient nécessaire de distinguer le salon de la pièce de
séjour dans laquelle sont forcément pris les repas, du fait de
l’exiguïté de la cuisine corbuséenne. Le manque d’une pièce de vie
spécifique, distincte de l’espace des repas, mais permettant des
activités communes, oblige les habitants à inventer des solutions
d’affectation des espaces disponibles différentes de celles prévues
par l’architecte, comme l’explique cette habitante d’un type 4
descendant, mère d’une petite fille, et qui a préféré occuper avec
son compagnon une des « chambres d’enfant », pour transformer la
« chambre des parents » en un « salon » :
« Nous, on n’a pas tellement envie de ça, d’avoir une toute petite
pièce qui ferait cuisine/salon et se retrouver avec des chambres
immenses en bas. » Mme Hamon.

116 On peut ainsi observer divers types de réaménagements et


réaffectations. Certains tentent d’agrandir l’espace du séjour afin de
pouvoir distinguer des « coins » aux fonctions différentes.
« Après chacun fait à sa sauce, tu vois, il y en a qui font une grande
salle à manger, qui enlèvent carrément le meuble passe-plat ou qui
le laissent mais qui mettent une grande table. Donc, ça, ça fait salle à
manger avec un tout petit coin salon avec une petite télé dans un
coin mais bon, t’as la table qui est carrément au milieu, enfin, tu
reçois des invités pour boire l’apéro, enfin, je ne sais pas. Il n’y a pas
d’espace de toute façon, nulle part. » Mme Mazelier.

117 Dans d’autres cas, la « chambre des parents » est aussi utilisée en
séjour réservé à une intimité restreinte au strict groupe
domestique. Il s’agit d’un aménagement que l’on trouve plus
souvent dans les familles monoparentales, où la mère, seule
occupante de cette pièce relativement vaste, ouvre ainsi son espace
personnel à ses enfants :
« Là haut, c’est salon, bureau et ma chambre. Tu fais trois en un
parce que tu n’as pas le choix. Moi je n’aime pas regarder la télé en
bas parce que… après, chaque personne… Il y en a beaucoup qui ont
la télé en bas, t’as dû voir sans doute. […] Mais moi, je n’aime pas
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parce qu’ici c’est froid, quand même, le soir. Et moi, quand je


regarde la télé le soir, j’aime bien être en pyjama, j’aime bien un
espace un peu chaleureux, cocoon, exactement. Et là, moi, je ne me
vois pas sur ce canapé, avec ce grand escalier, dans le noir, avec la
petite télé. En plus, t’as le son de la télé qui monte et j’ai la chambre
des enfants qui est toujours entrouverte. » Mme Mazelier.

118 Parfois encore, un espace salon généralement muni d’un poste de


télévision est installé dans l’espace intermédiaire entre les
chambres, permettant des activités en commun :
« Il y a une espèce de banquette, les enfants, sont là, dessinent. Ça
fait aussi un petit espace de circulation. Je vais pas vous dire, pas…
Mais comment on dit ? pas un espace public mais où on fait les
choses à plusieurs. Sinon les chambres, c’est plus… pour du travail
personnel. » M. Richa.
« La pièce qui ne sert, enfin, qui n’a aucune fonction particulière.
Donc nous on l’a aménagée, peut-être que vous voudrez voir un peu
après, je vous ferai visiter, donc nous on l’a aménagée comme pièce
un petit peu, on pourrait dire comme pièce polyvalente, qui est un
peu la pièce de convergence entre les chambres, donc c’est là où se
trouve le téléviseur, c’est là où se trouve le micro, c’est là où se
trouve la bibliothèque, en fait les choses qui servent en commun à
tout le monde, donc le linge aussi. Il sèche aussi à cet endroit là. »
M. Marlin.

119 On voit sur ce dernier exemple comment cette solution est adoptée
« par défaut », obligeant à une polyvalence parfois gênante, lorsque
les activités des différents membres du groupe domestique sont
désynchronisées. La revendication d’un véritable espace « salon »
autonome ne doit donc pas être analysée comme l’adoption d’un
mode de vie ostentatoire en imitation du modèle bourgeois, mais
comme l’expression de ces nouvelles modalités de la vie familiale
en commun. Le rêve de cette habitante d’accéder à un type 6 pour
dédier une pièce au « salon » en est une bonne illustration :
« Bah, deux chambres pour les enfants, une chambre pour nous, et
puis un salon, parce que le salon c’est bien quand même, c’est-à-dire
que jusqu’à maintenant nous on n’en a jamais eu de salon, ça fait 14
ans que je suis avec S. [son mari], j’ai jamais eu de salon, mais en
fait comme on est toujours dans l’activité, ça nous manque pas
vraiment, mais que les enfants aient un endroit pour se poser et
tout, quand tu veux recevoir du monde, tu vois, des moments
d’intimité… » Mme Larcher.

120 Tous ces exemples montrent bien comment la demande de surfaces


plus grandes de la part des habitants est augmentée du fait que la
vie à l’intérieur de l’appartement tend à se scinder en
s’individualisant.

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Des espaces spécifiques pour les enfants


121 L’exemple de la place des enfants dans l’appartement est éclairant à
cet égard. Dans les années cinquante, les problèmes liés à
l’identification de lieux réservés à un usage individuel permettant
l’isolement ne sont véritablement évoqués qu’à propos des
« jeunes », adolescents ou jeunes adultes pour lesquels les
chambres d’enfant, et surtout la cohabitation dans ces chambres
avec des frères ou sœurs plus jeunes apparaissent moins adaptées
et moins acceptables. Les mères de famille interrogées sur ce sujet
considèrent en effet de façon quasi unanime que les adolescents ont
besoin de disposer d’un espace personnel dans l’appartement et les
relevés des situations effectives montrent que, à la Maison
Radieuse, les familles ont le plus souvent réussi à leur attribuer une
chambre individuelle non partagée. Les différences sociales déjà
notées dans le rapport à l’espace se retrouvent toutefois dans ce
traitement de l’adolescence. En 1957, les sociologues remarquent
que les adolescents « ne font leurs travaux scolaires dans leur
chambre que chez un quart des familles ouvrières et chez un tiers
des familles d’employés alors que les trois quarts de leurs
camarades des mêmes établissements y ont leur table s’ils sont fils
d’intermédiaires ou de hauts revenus. Les autres s’installent soit
dans la salle de séjour, soit même parfois dans la cuisine51 ».
L’exigence de disposer d’un espace individualisé dépend donc très
largement du milieu social mais aussi de la conception de la vie
familiale dont celui-ci est porteur : « Certes, les instants passés
dans le logement sont plus courts pour les garçons du milieu
ouvrier que pour ceux des classes moyennes, mais les liens affectifs
qui les unissent à la famille sont de nature plus grégaire ou plus
collectivisés à en juger par l’utilisation fréquente des pièces
communes [...] il n’en est pas de même pour l’adolescente du même
milieu, maintenue davantage encore sous la tutelle que la fille
d’employé et d’intermédiaire52. »
122 Pour les plus petits par contre, on a vu que le partage d’une
chambre par plusieurs enfants était considéré comme une solution
tout à fait acceptable par les premiers habitants, à condition
toutefois qu’ils soient du même sexe. De plus, la place des enfants à
la Maison Radieuse a été pensée par l’architecte qui leur a dessiné
des chambres bénéficiant d’un espace spécifique de jeux grâce à
une cloison mobile entre celles-ci53. Ce souci d’aménagement
particulier est apprécié, tant par les enfants que par leurs mères, et
aujourd’hui encore :
« Je trouvais ça tellement génial pour des enfants en bas âge qui
sont tout le temps en train de jouer à la maîtresse ou de jouer avec

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des craies que, là, on avait un espace, vraiment, dans chacune des
deux chambres. » Mme Auger.

123 Dès les premières années, l’équipe de P. H. Chombart de Lauwe


notait que, à la Maison Radieuse, bénéficiant « d’un endroit réservé
à leurs jeux54 », les enfants jouent le plus souvent dans leur
chambre (50 % des réponses).
124 Cette disposition spécifique a permis aux habitants d’anticiper une
pratique de plus en plus répandue ensuite puisque,
progressivement, disposer d’une chambre individuelle par enfant
va devenir une norme. Les petits enfants des premières années sont
devenus des adolescents qui supportent moins bien la cohabitation
avec des frères et sœurs. Même le panneau coulissant entre les
chambres d’enfant reste le plus souvent fermé quand leurs
occupants grandissent, en affirmant de plus en plus leur
autonomie :
« Avant, au début qu’on a emménagé, la première année, on ouvrait
systématiquement le panneau, pour agrandir la pièce, et puis elles
ont grandi l’une et l’autre et elles ont pas souhaité partager tout le
temps leur espace, donc elles jouent ensemble mais en passant par
les chambres. Ou alors sur le balcon quand le temps le permet, mais
on n’ouvre plus le panneau et puis, en plus, il y en a une qui a rempli
son mur de posters, donc on ne peut plus l’ouvrir sous peine de tout
arracher. Donc on ne l’ouvre plus, il y a bien deux ans que je ne l’ai
pas ouvert. » Mme Auger.

125 D’autre part, même les plus jeunes enfants sont perçus aujourd’hui
comme devant disposer d’un espace propre suffisamment
important, ne serait-ce que pour y entreposer leurs multiples
« possessions », vêtements, jouets ou meubles.
« T’as vu les chambres d’enfants comment elles sont ? Toutes
étroites ! Alors là aussi, pour les meubler, le vrai casse-tête. Je ne
sais pas, dans les années cinquante, Le Corbusier, il avait prévu du
mobilier qui était déjà dedans. Mais aujourd’hui, un enfant il a
quand même son lit, en règle générale, une armoire ou une
commode moyenne pour ranger ses habits, un petit bureau selon
l’âge, un coffre à jouets, une étagère à livres. C’est impossible à
mettre tout ça. » Mme Mazelier.

126 Cette difficulté est encore accrue lorsque les appartements sont
utilisés par les femmes pour garder des enfants comme assistantes
maternelles ; cela suppose un espace destiné aux enfants en garde
qui vient concurrencer, sur leur propre terrain, celui des enfants de
la maisonnée. L’appropriation individuelle en est rendue encore
plus complexe, puisque l’espace souffre de deux définitions
différentes. Concrètement, à chaque changement d’activité, les
enfants sont obligés de tout ranger :
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« Comme elles sont deux, ça va encore pour l’instant. Elles collent


un peu leurs posters. Elles ont quatre ans de différence, elle va
bientôt avoir onze ans la grande. Bon, des fois elle aimerait qu’on
élimine les jouets, enfin pas bébé, mais bon, quelques trucs, des
poussettes, des choses qui restent. En fait, c’est plutôt le fait que je
sois nourrice qu’il me manque une pièce en plus. Ça, ça dépend des
HLM. Parce que je ne peux pas mettre tous les petits jouets, alors on
les stocke sous le lit. Alors les plus grands ils disent “oui mais…” Et
puis, ils ont accès à la chambre, les petits. Alors là il faut réfléchir
parce que ça oblige à ranger à chaque fois. Moi je ne suis pas pour
ranger à chaque fois. Enfin, il y a ranger et ranger, mais c’est normal
de laisser une trousse, des crayons qui traînent. Avec les petits que
je garde, à chaque fois je vais dans la chambre et je vais tout ranger
parce qu’autrement ils vont faire un bazar dans le bureau de ma
fille. » Mme Simon.

127 Il est vrai aussi que la scolarisation plus longue entraîne le fait que
les enfants ont de plus en plus à exercer, au sein même du
logement, leur « métier » d’enfant, ou plutôt d’élève, à travers des
devoirs scolaires. Ces exercices, autrefois réservés aux membres des
classes bourgeoises, supposent la disposition d’un espace réservé
spécifique. Avoir « sa » chambre est aussi représenté comme un
impératif en termes de réussite sociale.
128 On voit ainsi les tensions auxquelles donne lieu l’utilisation des
espaces internes à l’appartement : d’un côté, une répartition
fonctionnelle des activités devrait permettre à chacun de trouver sa
place, et la culture plus individualiste des classes moyennes tend à
imposer une telle répartition spatiale. Mais d’un autre côté, les
activités des enfants par exemple doivent pouvoir être surveillées
par une mère occupée conjointement à d’autres tâches
domestiques, leurs jeux prennent donc souvent place dans les
espaces communs de l’appartement, et ils risquent alors de
perturber les activités plus individuelles. Malgré ces tiraillements,
la définition de l’espace intérieur de leur logement par les habitants
reste relativement univoque dans les premières années : il s’agit
d’un espace collectif destiné à permettre (et éventuellement à
mettre en scène) la vie familiale, c’est-à-dire la vie commune d’un
groupe qui se conçoit lui-même comme une entité, même si des
individualités y émergent parfois, introduisant certains
dysfonctionnements. L’espace de l’appartement tel qu’il a été conçu
par Le Corbusier semble adapté à une telle définition qui rend
acceptable une certaine absence de frontières intérieures. Mais les
changements de taille et de composition du groupe domestique en
font de plus en plus un regroupement d’individus menant côte à
côte des activités diverses. Dans ces groupes domestiques pourtant
moins nombreux, l’exigence de surface devient plus forte et
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s’accompagne de revendications à disposer d’espaces propres. Le


modèle de l’appartement corbuséen paraît inadapté à cette
tendance, sauf à diminuer le taux d’occupation des logements.

Intimité, intimités
129 S’approprier un espace personnel semble en effet difficile dans des
appartements dont l’architecte a privilégié l’ouverture. La
conception de l’intimité portée par Le Corbusier s’applique aux
limites extérieures du logement et on a vu que la protection du
groupe familial vis-à-vis de l’extérieur avait été particulièrement
pensée, même si elle s’est ensuite quelque peu dégradée au fil des
années, avec l’usure de l’immeuble.
130 À l’inverse, à l’intérieur du logement, l’espace est peu cloisonné :
pas de porte à la cuisine ni au séjour, un vaste espace ouvert, sans
fonction précise, entre les chambres, permettant l’accès aux
sanitaires. Cette absence de porte séparant le niveau du séjour de
celui des chambres constitue, de l’avis de nombreux habitants, une
contrainte importante.
« En plus, il n’y a pas de porte, alors c’est aussi une des choses qui
nous gêne maintenant, dû à notre fille. Si on est ici, la chambre de
N. [sa fille] est en bas et comme l’escalier donne directement, bah en
fait on la réveille régulièrement. Quand on a du monde à manger ici,
très facilement le bruit descend en fait. [...] il y a juste la porte de la
chambre et pis bon c’est vrai qu’elles sont pas épaisses. C’est en bois
très léger. Et c’est vrai que là, on est coincé. C’est un peu pénible. »
Mme Hamon.

131 La seule délimitation offerte entre les espaces accessibles aux


visiteurs extérieurs et ceux qui sont réservés à l’intimité de la vie
familiale est constituée par la disposition en duplex de la plupart
des appartements. La séparation nette opérée par le changement
d’étage compense ainsi partiellement la limitation du dispositif
d’entrée :
« C’est bien qu’il y ait deux étages, ça isole un peu, quand on veut
être en bas pour s’isoler… quoique oui et non, comme y’a pas de
porte on entend toujours le bruit… » M. Nollier.

132 Très peu de critiques ont été enregistrées au sujet de cette


répartition sur deux niveaux. L’escalier intérieur ne semble pas
poser de problème majeur aux habitants qui, au contraire,
apprécient le duplex, dans une perspective de cloisonnement de
l’espace :
« Ça, c’est vachement bien. Pour les enfants, c’est plus silencieux, si
on reste un peu traîner… Une cigarette, ça sent pas. Dans les
montants, c’est peut-être différent. Non, non, c’est bien conçu.

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Justement ici, on peut faire de la musique et tout, sans déranger les


enfants. Et pis descendre/monter, non ça change. » M. Richa.

133 Mais la demande d’intimité est telle que, dans de nombreux


appartements, des portes ont été installées pour renforcer cette
séparation et éviter la circulation du bruit, des odeurs, des fumées.
Ces modifications sont généralement appréciées, même par ceux ou
celles qui n’en sont pas à l’origine :
« Les portes, là, ceux qui ont fait ça, c’est pas bête. Au début je me
disais non, parce que quand on ouvre c’est tout de suite l’escalier,
mais ça se fait partout. […] Oui, d’isoler pour les odeurs de cuisine
tout ça. Parce que ça quand même ça reste assez là-haut. Les
cigarettes. Et puis comme on a une télé en haut, c’est vrai que si les
deux télés marchent, celle-ci est bruyante. À moins de l’écouter bas
mais bon… Ça isole quand même je trouve. C’est comme dans la
chambre, quand on a la porte ouverte ou fermée ça change tout. »
Mme Simon.

134 Le double équipement en téléviseurs signalé dans cet extrait est


significatif d’une tendance qui voit cohabiter dans un même
logement des membres d’un même groupe familial ne partageant
pourtant ni les mêmes activités, ni les mêmes rythmes. L’enquête
de J. Guibert55 avait déjà montré, en 1987, une proportion notable
de ménages équipés de deux récepteurs (18 sur 140 ménages
interrogés), en remarquant que leur présence était concentrée sur
les logement de type 4, dans lesquels la disposition en duplex est
plus favorable à cette multiplicité des appareils. Quand elle est
possible, la clôture des espaces permet alors de mener en parallèle
des occupations qui tendent au contraire à s’exclure dans un espace
ouvert : le sommeil des plus jeunes enfants peut être préservé alors
même que les parents regardent la télévision ou que les adolescents
écoutent de la musique.
« Moi j’ai la chance d’avoir une porte, que peu d’appartements ont.
[…] Je trouve ça très bien parce que le soir, comme les filles
n’aiment pas s’endormir avec la porte de chambre fermée, donc moi
je laisse ouvert et puis je ferme ici parce que je ne veux pas que le
chat aille dans les chambres. Parce que j’ai l’aînée des filles qui est
allergique. Donc ça permet de concilier, je ne les enferme pas dans
leurs chambres, je ferme juste celle-ci et quand je monte, je ferme
leur porte de chambre et je laisse celle-ci entrouverte. » Mme Auger.

135 Cette exigence de cloisonnement est évidemment plus ou moins


forte suivant les configurations familiales. La présence de deux
générations dans le même logement en accroît l’intensité,
particulièrement quand les enfants arrivent à l’adolescence.
Plusieurs interlocuteurs, qu’ils aient été eux-mêmes concernés ou
qu’ils soient parents de grands enfants, signalent la difficulté à vivre
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particulière des adolescents dans la Maison Radieuse. La


cohabitation dans des appartements trop exigus pour permettre un
véritable isolement est souvent mise en cause :
« Il y a un problème d’âge aussi parce qu’il y a les deux chambres en
long. J’ai trois fils, un de 18 ans, et les deux petits ils ont 2 ans et 6
ans. Donc pas du tout les mêmes habitudes de vie. 18 ans c’est l’ado
qui joue à l’ordi, qui reçoit ses copains, musique à fond. Donc il y a,
il faut donner des horaires, bon, il respecte quand même […] il a sa
chambre à lui tout seul parce que, bon, j’allais pas lui imposer un
petit quand même. » Mme Mazelier.

136 Mais cette revendication d’isolement ne concerne pas que les


adolescents. Les adultes aussi souhaitent pouvoir s’autonomiser
dans l’appartement. Manifestement, il y a là la traduction d’un
changement concernant la notion même d’intimité. Conçue comme
définissant une sphère privée autour de la famille nucléaire,
globalement séparée de l’espace public dans les années cinquante,
cette notion s’est individualisée à partir du milieu des années
soixante-dix. Elle s’entend désormais, à l’intérieur même du
logement privé, comme un espace entourant chaque personne, et
qui doit être protégé même des incursions des familiers les plus
proches. Aujourd’hui, même les enfants les plus jeunes se voient
reconnaître le droit à une intimité qui les protège des membres de
leur fratrie, et, dans les couples, homme et femme ne sont plus
forcément astreints à partager un même espace de loisirs. Ainsi
donc, les changements des modes de vie familiale dans
l’appartement avec l’« internalisation » d’activités de loisir, et
l’autonomisation des occupations des différents membres du
groupe ont fait naître le besoin de lieux spécifiques, individualisés,
exigeant une distribution plus cloisonnée de l’espace intérieur.
137 Cette exigence d’appropriation individuelle de l’espace bute sur la
conception corbuséenne de l’ouverture à l’intérieur du logement et
amène de multiples critiques qu’on peut ranger en deux types :
d’une part, les surfaces sont insuffisantes, d’autre part, les
possibilités manquent de morceler l’espace de façon à en permettre
une appropriation individuelle. Confrontés à ces problèmes, les
habitants « bricolent » des réaménagements des espaces pour les
adapter à leurs nouveaux modes de vie. Il faut souligner ici que
l’appartement type des unités d’habitation se prête bien à ces
bricolages, même si ces derniers ne débouchent pas toujours sur
des solutions pleinement satisfaisantes. L’espace intermédiaire
entre les chambres, par exemple, se prête à bien des
réinterprétations : on l’a vu « salon », « buanderie », « salle de
jeu », « débarras », ou même, comme ici « chambre des parents » :

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« Nous on dort dans ce que j’appelle l’alcôve, le couloir en fait, nous


on dort là parce qu’on a laissé notre chambre à E. [sa fille], avant on
dormait dans les deux petites chambres, y’avait L. [sa fille aînée]
dans une et nous dans l’autre, depuis la naissance d’E., nous on s’est
mis dans le couloir, et juste en dessous tu vas voir c’est la pièce de
travail… le studio. » Mme Larcher.

138 Pour ce jeune couple d’artistes, il a été jugé préférable de réserver la


« chambre des parents », fermée, à un usage non prévu dans un
appartement d’habitation, quitte à imposer aux parents une
intimité restreinte, mais acceptable avec des enfants jeunes, dans
l’espace intermédiaire. On perçoit toutefois immédiatement ce que
cette installation peut avoir de provisoire.
139 Pour cette autre habitante, à la recherche d’une chambre d’enfant
supplémentaire, l’espace intermédiaire ne constituerait qu’une
solution boiteuse, du fait de son ouverture justement :
« Il y en a qui font une chambre au milieu mais bon, les enfants, ça
ne fait pas, c’est une chambre de passage, alors, ça ne changera
rien. » Mme Simon.

140 Les habitantes citées ici comptent parmi les plus petitement logées.
Les aménagements de l’espace pour satisfaire des exigences
nouvelles de mode de vie sont évidemment plus faciles quand les
surfaces disponibles sont plus vastes. On voit donc resurgir une
distinction entre habitants dont l’insatisfaction, exprimée en terme
de surface manquante, s’explique finalement par le mode d’accès
aux appartements. Les propriétaires ont généralement pu choisir
leur espace. Les locataires anciennement installés ont eu l’occasion
d’adapter la surface disponible à leur mode vie et le temps de se
distancier à l’égard de la norme d’attribution de logements. À
l’inverse, les locataires plus récemment arrivés dans l’immeuble
ressentent davantage la contrainte du manque de place. L’adhésion
à la norme d’ouverture de l’appartement corbuséen n’est pas
simplement liée au niveau de capital culturel, elle dépend aussi des
conditions matérielles d’installation dans les appartements et en
particulier des surfaces disponibles.
141 Les appartements de la Maison Radieuse ont été conçus pour
accueillir une vie de famille conforme au modèle des années du
baby-boom et de la reconstruction. Les mutations tant
économiques que démographiques et sociales des cinquante
dernières années ont bouleversé ces manières de vivre « en
famille », dans les logements : la structure du groupe, le nombre de
membres, leur présence au foyer, leurs relations et leurs
conceptions de l’habiter ont changé. Il est donc assez notable que
l’espace de l’appartement semble aujourd’hui encore bien convenir
à un nombre important d’habitants. Le modèle corbuséen de
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logement apparaît ainsi capable de « supporter », au double sens


d’en être le support et de ne pas en être anéanti, des adaptations
assez considérables, de la part de ses occupants, à la condition
toutefois qu’un « jeu » sur les espaces soit possible, grâce à la mise
à disposition de surfaces suffisantes.

PRIVÉ- PUBLIC
142 Dans la conception de Le Corbusier, on l’a vu, la question de
l’habitat déborde les frontières du logement. L’architecte accorde
une attention particulière aux espaces qui assurent une transition
entre l’espace privé du logement proprement dit et l’espace public.
L’enjeu en est considérable puisqu’il s’agit, dans ces espaces
« intermédiaires », à la fois de mettre en évidence les avantages du
groupement des habitations en ensemble collectif, en particulier
grâce à la présence dans ces lieux de divers services, et d’autre part
de rendre acceptable le voisinage induit par ce regroupement. C’est
donc toute la question du modèle des unités d’habitation qui est en
jeu ici : montrer que l’habitat collectif n’est pas simplement un pis-
aller destiné à répondre rapidement à des besoins urgents de
logement, mais une solution à long terme pour l’urbanisme.
143 Un traitement architectural convenable des espaces de transition
entre public et privé doit permettre d’assurer une cohabitation
rapprochée sans heurts. L’attitude des habitants sur cette question
est donc cruciale : comment vivent-ils au quotidien, comment
jugent-ils le rapport entre espace privé et espace public instauré par
l’architecte ?
144 Habituellement, dans les immeubles collectifs, l’espace privé de
l’appartement s’ouvre sur un palier, commun à 3 ou 4 autres
logements et une cage d’escalier qui conduit à l’espace public
extérieur de la rue, marqué par la circulation automobile. Dans la
Maison Radieuse, les logements ouvrent sur un espace intérieur
dont le statut d’espace « public » est marqué par l’appellation de
« rue » que lui a donnée l’architecte, et que la plupart des habitants
utilisent aussi. Ces rues traversent l’ensemble du bâtiment dans sa
longueur et mènent aux ascenseurs, regroupés au centre du
bâtiment et donc communs à tous les habitants de l’immeuble.
Auprès des ascenseurs sont aussi rassemblées, à chaque étage, les
boîtes à lettres. Les ascenseurs permettent de gagner l’extérieur : au
niveau le plus haut, ils débouchent sur l’école située sur le toit
terrasse ; au niveau le plus bas, ils conduisent au hall dans lequel ne
subsistent aujourd’hui que les traces de ce qui furent des services
de proximité, ainsi qu’on l’a vu précédemment. Mais en sortant du
hall de l’immeuble, il faut encore traverser une partie du parc
environ- nant ou les parkings, pour se retrouver dans l’espace
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public de la rue, accessible aux voitures. Les logements


apparaissent ainsi environnés, comme enveloppés par de multiples
espaces intermédiaires jouant un rôle de transition entre espace
public et espace privé, et dont le statut à l’égard de ce découpage est
ambigu, balançant entre public et privé.

Rues et parc : lieux de passage ou d’activités


partagées ?
145 Forcément empruntées pour sortir de l’espace privé de
l’appartement, les « rues » intérieures n’ont pas un statut très clair.
Leur dénomination, le fait qu’une cinquantaine de logements
ouvrent sur cet espace en en multipliant les usagers tendent à en
faire un lieu public. Elles permettent une « inattention civile »,
caractéristique de cet espace, limite entre le comportement
d’évitement et la rencontre, qu’Isaac Joseph décrit comme la « plus
petite des obligations dans la sphère de coprésence56 ». L’espace
créé par les rues intérieures constitue sans doute un aménagement
spatial plus favorable à ce type de relations que celui du palier ou
de la cage d’escalier, jugés « trop contraignants57 ». Parce que la
« rue » fournit des voisins plus nombreux, et donc, d’une certaine
manière, moins proches, elle offre plus de choix possibles et semble
favoriser une pacification des relations de voisinage, grâce à
l’observation de règles de politesse caractéristiques de l’espace
public, manifestant une certaine distance.
146 Mais cet espace est aussi complètement intérieur au bâtiment, il
n’offre pas d’ouverture sur l’extérieur. La lumière y est donc
artificielle, produite par des lampes qui éclairent chaque porte
d’appartement et qui en relèvent ainsi la couleur, dans une relative
pénombre ambiante. Ce jeu d’ombre et de lumière contribue à jeter
un doute sur la qualification de cet espace : est-il vraiment public,
ou bien plutôt privé ? Cette incertitude provenant du dispositif
architectural induit aussi une proximité, une familiarité, une
connaissance minimale du voisinage qui permet d’entamer une
conversation sans justification. Dans certaines rues, les
« commères » passent volontiers leur après-midi à discuter,
exerçant ainsi une surveillance relâchée mais efficace des activités
de l’immeuble :
« [Ce sont] des lieux où on passe très vite du temps, on peut
facilement y discuter une demi-heure si on tombe sur quelqu’un. Je
sais que mes voisines faisaient beaucoup ça, juste au bout du
couloir. On était toujours très étonné au début quand on est arrivé.
Elles pouvaient passer des après-midi entières à discuter dans le
couloir et alors je me demandais toujours pourquoi elles s’invitaient
pas les unes chez les autres puisqu’elles se connaissent depuis très

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longtemps. Mais je pense que c’est ça aussi, c’est parce qu’il y a du


passage, on s’y arrête, on discute et pis finalement on rentre pas à
l’intérieur, aussi pour être au fait de ce qui se passe. » Mme Hamon.

147 Abritées des intempéries du dehors et, plus largement, des risques
portés par un espace public ouvert à tous sans distinction, les rues
intérieures sont assez unanimement perçues comme des lieux à la
sécurité établie. Sûres, propres, elles deviennent alors des annexes
de l’espace privé du logement, particulièrement appropriées aux
jeux des enfants, protégées des dangers de la « vraie rue ».
« Le groupe d’enfants, c’est à cet étage-là qu’il jouait, mais moins
souvent là, en ce moment, mais très souvent, euh, à l’endroit des
ascenseurs. Là ils sont assis par terre à jouer. Même, pendant une
période, les filles, elles emmenaient les poupées et les petits landaus
et elles s’installaient dans le couloir. Très souvent je sais que… Nous,
maintenant je sais que ça arrive alors que N. fasse un petit tour de
patinette dans le couloir quand il fait mauvais. Enfin ça arrive très,
très souvent. Et effectivement c’est très entretenu. Il y a du monde
toute la journée. C’est nettoyé très souvent. Et c’est vrai que les
couloirs sont toujours propres. Il y a pas de dégradations. Ça arrive
mais c’est exceptionnel. Et donc je pense que ça facilite aussi ça. »
Mme Hamon.

148 Les rues sont ainsi particulièrement investies par les femmes au
foyer et par les enfants, peu légitimes dans l’espace public, mais
accédant sans trop de risques à cet espace ambigu, intermédiaire
entre privé et public. Telle ou telle habitante peut être décrite avec
sympathie comme animant la rue de ses commérages :
« Elle gardait des enfants, alors elle était tout le temps dans la rue
en train de discuter. Elle entraînait beaucoup les gens en fait. » Mme
Tabory.

149 Pourtant, comme ailleurs, les relations de voisinage ont


généralement mauvaise presse. L’équipe de P. H. Chombart de
Lauwe notait déjà la défiance généralisée des habitants interrogés à
l’égard de relations nées d’une simple coprésence dans un même
environnement spatial et qui leur semblaient communément
apporter surtout des « histoires58 ». La plupart des habitants disent
leur rejet des « cancans », préférant garder à la rue un caractère
« public » en conservant une certaine distance. Ce refus d’une
appropriation sur le mode privé et cette volonté de maintien d’un
caractère « public » minimum de la rue expliquent sans doute
l’interdiction longtemps faite aux enfants d’occuper cet espace,
pour y jouer.
« Les rues n’ont jamais fait l’objet de jeux parce que ce n’est pas fait
pour ça. Euh on se croise évidemment dans les couloirs, ou dans les
“rues” pour reprendre le terme du Corbusier. Mais après c’était pas
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l’objet d’activités. C’est pas le lieu, c’est pas fait pour ça. » M.
Thiercy.

150 Définie alors prioritairement comme un lieu de circulation, la rue


obéit à des règles de non encombrement, qui empêchent que
certains individus ou groupes ne se l’approprient. Mais cette
prohibition, stricte dans les premières années, fait parfois
aujourd’hui l’objet d’assouplissements, dans certaines rues en tout
cas. Les rues intérieures apparaissent ainsi comme le lieu d’un
brouillage des distinctions entre public et privé.
151 Cette indétermination semble favoriser l’éclosion d’un mode
spécifique de sociabilité mêlant distance et proximité. Parce
qu’elles ne sont ni publiques ni privées, les rues permettent les
rencontres sans obliger à nouer des liens, sans imposer des
relations suivies. Cette caractéristique est appréciée, tant par des
habitants anciens que par d’autres, plus nouvellement installés.
Grâce à ce traitement des rapports public/privé, la Maison
Radieuse constituerait ainsi une exception durable : une meilleure
ambiance y règnerait et l’on s’y ferait plus facilement des amis
parmi les relations de voisinage, comme nous le verrons dans le
chapitre IV.
152 Le parc constitue un autre de ces espaces intermédiaires qui
changent la partition espace privé/espace public.
153 Dans les premières années surtout, il est en effet le lieu d’activités
multiples, de la part des habitants, et surtout des mères de famille
et des enfants. Les témoignages d’habitants anciens montrent qu’il
est l’objet d’une véritable appropriation par les enfants pour
lesquels il constitue un formidable terrain d’aventures. La conquête
de cet espace intermédiaire se fait au travers d’activités qui sont
pour l’essentiel collectives. Un groupe réuni par des activités
partagées (jeux, sport) s’approprie l’espace, en faisant un lieu sûr,
permettant ainsi aux plus jeunes de circuler aux abords du
logement dans une relative autonomie.
« Moi, je sais que j’ai demandé à ma mère : à six ans, je sortais ! Je
prenais l’ascenseur. C’est rare de voir des enfants de cet âge-là
sortir, les parents sont plus méfiants aussi. Je sais pas moi, avant
c’était un lieu où les gens se posaient pas de questions : les enfants
sortaient. Il y avait toujours plein d’enfants dehors. Il y en avait plus
qu’aujourd’hui, je pense, en nombre et aussi dehors. Les enfants
jouaient beaucoup dehors. Et donc, on se rencontrait. Les parents,
ils appelaient à la fenêtre pour l’heure du goûter. Il y avait une
certaine confiance… » M. Richa.

154 On lit dans cet extrait comment le dispositif spatial, le parc autour
de l’immeuble, sous les fenêtres des appartements, permet aux
parents, aux mères essentiellement, une surveillance relâchée, à
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distance, qui émancipe les enfants. Mais on voit aussi combien cela
suppose l’existence, dans cet espace intermédiaire, d’un groupe
collectivement responsable de l’ensemble des enfants.
155 Dans les années cinquante, ce sont les mères de famille, le plus
souvent « au foyer », qui investissant cet espace, en assurent aussi
la régulation. Certes peutêtre enjolivés par le souvenir, leurs
discours actuels témoignent, là aussi, de l’intensité des activités
partagées dans ce lieu et des relations nouées à ces occasions :
« Je m’en rappelle quand le dernier est né, avec quelques personnes
qui avaient aussi des bébés on se retrouvait à quelques personnes et
puis on discutait quoi ! » Mme Arnou.
« On descendait avec nos enfants, on emmenait nos tricots, nos
goûters [...] On restait là-bas jusqu’à six heures. C’était superbe. »
Mme Pasqueret.

156 La présence de ces groupes d’enfants, de mères, rend indécis le


statut du parc. Il n’a pas vraiment les inconvénients d’un espace
public : attenant à l’immeuble, propriété collective des habitants, il
apparaît sûr et relativement protégé d’incursions étrangères. Parce
qu’il est le lieu d’activités domestiques (surveillance des enfants les
plus jeunes, mais aussi travaux d’aiguilles, tricot), il permet à des
femmes « au foyer » de sortir de l’espace privé du logement, il leur
fournit une alternative légitime à la réclusion et au confinement.
157 Plus largement, parce que l’espace du parc est celui d’une
sociabilité informelle où les relations reposent sur une confiance
construite sur des activités partagées, il autorise tous ceux, femmes
ou enfants, dont la légitimité dans l’espace public est peu assurée à
sortir malgré tout de l’espace privé et à faire l’expérience de formes
de vie collective.
158 De l’avis même des habitants, la montée de l’activité
professionnelle féminine à partir du milieu des années soixante-dix
a constitué un tournant dans la vie de l’immeuble et dans
l’utilisation du parc tout particulièrement. Le travail domestique
assuré jusque là à plein temps par les mères de famille, y compris
dans des espaces intermédiaires extérieurs aux appartements,
composait en effet la trame de ces relations de voisinage conçues
comme entraide réciproque. Mais les mères actives d’aujourd’hui
sont moins présentes.
« Ça a changé, on ne vit plus pareil, on vit plus pareil, les modes de
vie ont changé, d’abord les femmes travaillent, ce qui n’était pas le
cas de beaucoup de femmes quand on est arrivé, hein, donc, bon, là
les femmes travaillant… y’a moins de temps, y’a moins de temps et
puis on part en vacances, on part en week-end, on a la télé à la
maison, on a… » Mme Bialas.

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159 Plusieurs habitants des premières années, et surtout des


habitantes, évoquent ces changements pour les déplorer. Les mères
de famille, aujourd’hui absorbées par leur activité professionnelle
n’accompagnent plus aussi facilement leurs enfants dans le parc à
la sortie de l’école ou les jours de congé :
« Nous les mères de famille, oui, c’est vrai que, dans le temps, les
gens pique-niquaient et, même, je me souviens… on était assis en
rond là près de la piste, on était assis en rond. Et puis là, on a
remarqué que les cercles deviennent de plus en plus petits, on est
quatre ou cinq personnes et moi je me souviens que quand K. avait 5
ou 6 ans, on était… mais je vais te dire, 25 mamans, oh, mais tu vois,
un grand cercle, et puis on parlait toutes ensemble, on était
ensemble et au fil des ans les cercles se sont rétrécis. » Mme Meira.

160 Les habitantes plus « anciennes » ont du mal à cacher leur


réprobation vis-à-vis des nouveaux comportements des jeunes
mères qui leur paraissent ne pas « profiter » pleinement de cette
opportunité exceptionnelle que constitue le parc, laissant leurs
enfants « enfermés » dans l’appartement, ou bien encore n’hésitant
pas à les abandonner seuls dans cet espace extérieur :
« Nous, on y passait des après-midi avec nos enfants dans le parc.
Maintenant on envoie les enfants comme ça, euh… Ils ont quatre
ans, ils sont tous seuls dans le parc. [...] Que nous, on allait avec eux.
On allait euh… On emmenait notre tricot. » Mme Pasqueret.

161 Le consensus sur les modalités d’éducation des enfants a volé en


éclats en même temps que les modes de vie se diversifiaient.
Désormais, la présence d’enfants seuls n’est plus interprétée
comme la manifestation de la confiance des parents envers le
voisinage, dans un espace investi sur un mode quasi-privé. Elle
devient la marque d’un désintérêt envers leur progéniture de
personnes qui ne sont sans doute guère fréquentables.
« Alors que, maintenant à part euh… certains enfants, ceux qu’on
voit dehors, c’est plutôt ceux qui sont abandonnés à eux-mêmes.
Avant c’était pas signe de ça. » M. Richa.
« Y a ceux qui sont toujours dans les couloirs, que tu connais parce
qu’ils sont toujours dans les couloirs… euh, toute la journée, donc ils
viennent frapper aux portes de ceux qui veulent bien les laisser
rentrer pour aller s’amuser [...] bon bah moi ma fille L. je la laisse
pas sortir dans les couloirs toute seule, voilà, ça dépend des familles
hein, y’en a euh… depuis l’âge de trois ou quatre ans ils sont tous
seuls dans les couloirs ou en bas, euh moi je suis peut-être flippée
mais je le fais pas, voilà ! » Mme Larcher.
« Ma fille a six ans et je ne veux pas qu’elle prenne l’ascenseur toute
seule. Même pour descendre à la bibliothèque je la trouve trop
jeune. La plus grande elle le fait depuis un an. Il y a quand même
souvent des pannes d’ascenseur donc je… Mais il y en a qui le font,
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c’est vrai que tout le temps il y a des gamins de cinq, six ans qui sont
tous seuls en bas dans le parc. Bon, après c’est dans la manière
d’élever ses enfants et puis de concevoir les choses. Moi il n’est pas
question que ma fille traîne toute seule, la plus grande a neuf ans
donc oui, parce que je la sais responsable et raisonnable. Mais la
plus petite à six ans, je ne trouve pas normal, je ne trouverais pas
normal de la laisser dans le parc, sauf si je sais que j’ai des amis à
moi, qu’il y a des gens que je connais qui vont être là, qui vont
pouvoir jeter un œil sur elle de temps en temps. Mais toute seule,
elle ne sortira pas, ça c’est sûr. » Mme Auger.

162 Les espaces intermédiaires, extérieurs à l’appartement, auraient


ainsi progressivement perdu leur caractère d’espaces semi-privés,
autrefois sans danger pour les enfants parce que régulés par des
adultes, même dépourvus de liens de parenté avec ces enfants, mais
représentant une autorité collective.
163 Les habitants les plus anciens rappellent aussi l’existence dans les
premières années de « gardiens » dans l’immeuble dont la figure
représentait la communauté, et était respectée à ce titre.
« Il y avait trois gardiens à l’époque. Trois gardiens qui faisaient
tout, l’entretien, qui s’occupaient du parc, tout ça […] Eh bien, je
peux vous dire que s’il nous voyait en patins à roulettes, parce que
j’ai connu les premiers patins à roulettes, tout ça, eh bien, on avait
intérêt de les enlever. » Mme Brun.

164 Cette autorité n’était pas celle d’un surveillant extérieur :


émanation de la communauté d’habitants, elle était bienveillante à
l’égard du groupe des enfants qui n’hésitaient pas à s’adresser au
gardien pour obtenir l’installation de buts de football, par exemple :
« On a voulu des nouveaux buts de foot. Avant c’était des trucs en
bois et on a fait une demande […] Nous, on s’adressait aux gardiens
d’abord […] ces trois gardiens-là, pour nous, c’était familier. » M.
Richa.

165 L’affaiblissement de ces formes de régulation collective au cours


des années passées a certainement contribué à renforcer les
incertitudes sur la qualification des espaces intermédiaires et fait
naître des inquiétudes. Le parc est-il un espace public ouvert à
tous ? Quelles sont alors les garanties de sécurité qu’il offre ? Est-il
au contraire le lieu privilégié des jeux des enfants ? Et, dans ce cas,
quelles doivent être les installations offertes par la copropriété pour
favoriser ces activités ? Ou bien est-il un « espace vert », simple
jardin public, lieu de promenade ou de passage ?
166 A travers les conflits concernant les chiens, les dégradations et
l’aménagement du parc, mais concernant aussi la surveillance des
enfants, et la légitimité des uns ou des autres à s’approprier les
lieux, ce sont ces problèmes de qualification des espaces
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intermédiaires qui émergent. Ils ont sans doute pris d’autant plus
d’acuité qu’émergeaient parallèlement, dans la société française,
des questions dites « de sécurité » omniprésentes aujourd’hui.

L’école comme prolongement de l’espace privé


167 A priori, ces problèmes de qualification des espaces ne devraient
pas se poser à propos de l’école. Une école constitue une institution
appartenant nettement à l’espace public. Non seulement parce que,
particulièrement quand elle est « école publique », elle accueille
n’importe quel enfant, mais encore parce que, instance de
« socialisation » par excellence, elle doit justement permettre aux
élèves l’apprentissage des règles de l’espace public. À la Maison
Radieuse pourtant, alors que l’école maternelle est bien une école
publique, dépendant de l’administration de l’Éducation Nationale,
sa situation sur le toit-terrasse lui confère un caractère original.
168 À la Maison Radieuse en effet, non seulement on va à l’école à pied,
mais, pour ce faire, on ne sort même pas du bâtiment, on utilise
l’ascenseur où l’on ne rencontre à ces horaires que des familiers,
eux aussi usagers de l’école. L’école est ainsi vécue par de
nombreux habitants comme un prolongement de l’espace du
logement.
169 Ce caractère était encore plus accentué dans les premières années
et jusqu’aux années soixante-dix par une pratique périscolaire
originale qui consistait à faire raccompagner les enfants à la sortie
de la classe par les agents de service jusqu’à leur étage d’habitation
où leurs parents les attendaient à la sortie de l’ascenseur. C’est ce
qu’explique M me Brun qui a habité l’immeuble enfant dès son
ouverture, avant d’y revenir adulte avec son mari et ses jeunes
enfants :
« L’école, elle était, elle faisait partie intégrante de la vie de
l’immeuble. Parce que les enseignantes descendaient les enfants aux
rues, on pouvait bien sûr aller chercher nos enfants à l’école. Mais
on les ramenait directement chez nous, au niveau des rues [...] On
ne montait pas. C’était comme ça, c’était l’histoire, depuis le début
c’était les femmes de ménage qui faisaient ça. Tant qu’elles étaient
là. [...] c’est une femme de ménage qui était dans l’immeuble, qui
s’appelait Mlle M. Et puis, elle a dû travailler là, je ne sais pas, de
1955 à, je ne sais pas 1986-1987. [...] c’était dans ses fonctions, elle a
tenu à le garder jusqu’à la fin parce qu’elle aimait bien faire ça.
Comme tout le monde dans l’immeuble. Alors tant qu’elle était là, ça
n’a jamais posé de problème. Et puis un petit peu après aussi. Et
puis après, ça a changé d’instit et tout ça, et puis ça a été les hauts
cris et tout ça “qu’est-ce que c’est que ça ? Ça ne se fait pas !” et
tout ! » Mme Brun.

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170 Cet extrait montre bien comment le service d’accompagnement des


enfants a pu être perçu comme un service lié à l’habitation : les
femmes de ménage dont il est question sont-elles celles de
l’immeuble ou bien attachées à l’école ? Il n’est guère possible de le
démêler tant les souvenirs de cette ancienne habitante lient la vie
scolaire à la pratique habitante. Mais cette habitude était
évidemment peu orthodoxe, et l’Éducation Nationale a fini par y
mettre bon ordre, en faisant cesser cette pratique qui contribuait à
renforcer le brouillage entre espaces public et privé.
171 Toutefois, la disposition spatiale subsiste et les interviewés
concernés sont unanimes pour en apprécier l’aspect « pratique ».
« Quand il fait froid ou qu’il pleut, c’est pratique, hein, pour les
mamans. Elles montent en haut, sur la terrasse et puis voilà. » Mme
Dias.
« Ça a des avantages quand on a des enfants jeunes, c’est très
pratique quand on a des enfants jeunes parce que… pour emmener
les enfants, les faire garder, pour se rendre service entre voisins…
Ça, c’est très pratique, pour les emmener à l’école, comme la
maternelle est en haut, ça a des avantages… » M. Nollier.

172 Dans la période où la plupart des mères sont au foyer, beaucoup


d’entre elles gardent leurs plus jeunes enfants chez elles (60 % dans
les différentes cités enquêtées par P. H. Chombart de Lauwe). La
prégnance du modèle dominant de la mère au foyer rend difficile de
confier les jeunes enfants à une institution extérieure. Les mères
qui ont pourtant opté pour une telle solution « regrettent en
général de ne pas assurer elles-mêmes l’éducation de leurs
enfants59 ». Les sociologues de l’équipe de P. H. Chombart de
Lauwe notent à ce sujet une apparente contradiction dans les
souhaits exprimés par les familles interrogées : d’une part, elles
réclament, à 70 %60, que les cités soient équipées en crèches, mais
d’autre part, quand cet équipement est effectivement disponible, il
n’est guère utilisé par les parents qui préfèrent la garde au foyer par
la mère. Cette attitude paradoxale s’explique sans doute par
l’importance des frais de garde en crèche, mais on peut aussi
interpréter cette réticence comme une difficulté à confier la prise en
charge des très jeunes enfants à des institutions distinctes du cercle
familial, perçu comme « naturellement » le mieux à même
d’assurer cette fonction. Les opinions recueillies en 1957 expriment
bien cette position : « j’aimerais mieux que ce soit nous, parce
qu’on les élève à notre manière61 » ; « J’estime qu’un enfant de
moins de cinq ans est mieux compris par les parents62 » ; « C’est la
meilleure solution, car je suis sa maman63 ».
173 D’autres enquêtes, contemporaines ou ultérieures64, sur la question
des modes de garde des jeunes enfants ont confirmé cette

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préférence, accentuée dans les milieux ouvriers, pour des solutions


non institutionnelles, telles le recours à une grand-mère ou à une
voisine, n’éloignant pas les tout-petits de l’espace privé domestique.
On peut ainsi penser que la localisation de l’école sur le toit à la
Maison Radieuse, dans un espace intermédiaire prolongement du
logement, a facilité sa fréquentation par les enfants : « Les mères
perdent moins de temps pour y conduire les enfants, il n’en résulte
aucune fatigue pour eux, aussi la moitié d’entre eux la
fréquente65. » Les habitants ne font là qu’anticiper de quelques
années une pratique qui va devenir la norme pour l’ensemble de la
population française des tout petits enfants : dès la rentrée de 1960,
50 % des enfants entre 2 et 5 ans sont scolarisés en maternelle
(91,4 % pour ceux âgés de 5 ans) ; en 1975, 75,9 % des 2 à 5 ans, et
100 % des 5 ans ; en 2000, 84,9 % des 2 à 5 ans66. Le mouvement
de préscolarisation en maternelle a donc, depuis cinquante ans,
progressivement concerné l’ensemble de la société française,
accompagnant le passage du modèle de la mère au foyer à celui de
la mère active.
174 Il faut noter, en tout cas, que le principal argument donné par Le
Corbusier lui-même à la situation sur le toit, à savoir l’absence de
danger encouru sur un trajet vers l’école préservé de la circulation
automobile67, est bien sûr envisagé positivement, mais qu’il est
surpassé par un autre élément souligné par nos interlocutrices : les
opportunités de rencontre offertes entre parents (mères
particulièrement) par cette configuration spatiale. Les relations
entre mères induites par la fréquentation d’une même école se
retrouvent sans doute autour de nombreux autres groupes scolaires
sans spécificité architecturale, mais plusieurs interviewé(e)s
insistent sur la proximité particulière créée par la situation de
l’école sur le toit.
« Tu vois y’a une proximité… y’en a qui viennent en chaussons, le
matin des fois… parce que c’est hyper tôt ici, tu vois, des fois on a
des têtes pas possibles quand on monte là-haut, c’est pas comme
quand tu descends à l’extérieur où en général tu te prépares plus, et
puis celles qui montaient en chaussons, moi je montais pas en
chaussons mais ça me gênait absolument pas tu vois, euh y’en a qui
montaient en chaussons bon, quand leurs enfants vont en bas, elles
descendent plus en chaussons, c’est tout con mais il y a des
attitudes… et puis on se voit dans les ascenseurs, on monte dans
l’ascenseur en même temps. » Mme Larcher.

175 La question de l’apparence évoquée ici est hautement significative :


on peut lire dans l’attitude corporelle, dans le port de vêtements
d’intérieur, de chaussons, voire, aux dires de certains, de robe de
chambre ou même de pyjama, un relâchement de la norme qui

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qualifie l’espace traversé comme appartenant au « public68 ». Le


brouillage de la qualification des espaces fait admettre une certaine
négligence dans la présentation de soi. Le trajet vers l’école
maternelle, parce qu’il reste intérieur à l’immeuble, n’est pas
envisagé comme une « sortie » vers l’espace public, les personnes
rencontrées alors ne peuvent être vraiment étrangères.
176 Elles deviennent sans doute plus facilement des « familiers », et,
sinon des amis auxquels on pourrait ouvrir la porte de son
appartement, des personnes auxquelles on peut avoir recours, pour
de petits services.
« Si tu veux quand tu es mère de famille ici, tu mets tes enfants là-
haut, t’es obligée de connaître toutes les autres mamans qui ont des
enfants du même âge, tu les vois le temps de monter à l’ascenseur,
tu les vois à l’école, tu les vois aux parents d’élèves et après tu les
vois dans le parc. » Mme Meira.

177 Les liens tissés entre mères à l’occasion de ces rencontres multi-
quotidiennes leur permettent de se rendre des services, autour de la
garde des enfants. Il faut souligner le rôle fondamental de ces
échanges informels, peu distincts de ceux effectués dans le cadre de
la famille élargie : à travers cette aide apportée sur le mode de la
réciprocité, les mères expérimentent une coopération qui, à la fois,
les soulage dans leurs tâches domestiques et leur permet d’établir
des relations différentes à l’extérieur du milieu familial. La position
de certaines « mères au foyer » s’est ainsi transformée, pour un
nombre non négligeable d’entre elles, en celle de « nourrice » ou
d’« assistante maternelle », accueillant à leur domicile, dans
l’immeuble même, les enfants d’autres femmes, leurs voisines,
pendant la journée de travail professionnel de ces dernières. Les
liens noués autour des enfants ont permis ce changement de statut,
qui s’est la plupart du temps effectué progressivement, les voisines
se rendant d’abord mutuellement des services de garde, avant de
passer à des arrangements de plus en plus formels, jusqu’à
l’agrément officiel. À partir de services informels échangés sur un
mode quasi familial, certaines sont ainsi passées à la fourniture
d’un service payant, leur permettant une entrée dans l’activité
salariée et l’accès à une certaine professionnalisation.
« Au départ, c’était par entraide, des amis de l’immeuble, quoi. Il y
avait des amis, des voisins, porte à porte vu qu’il y avait des jeunes
couples. Donc elle [son épouse] a commencé comme ça et après
quand elle a vu que… On s’est fait agréer. Elle s’est fait agréée [...]
nous sommes connus. Donc… il y a aussi les relations de confiance.
Les mères de famille, elles veulent pas toujours mettre leur enfant
en garde chez n’importe qui. Alors ma femme ayant des références,
agréée et tout, c’était aussi, indépendamment d’une commodité,

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c’était aussi un confort moral pour les gens. Pour ce que je me


souviens, elle a beaucoup refusé. On aurait loué un appartement ! »
M. Chatillon.

178 Le brouillage de la distinction entre espace public et espace privé


induit, entre autres, par la localisation de l’école sur le toit a très
certainement favorisé ce type de passage d’un service informel
d’entraide entre mères de famille qui se côtoient quotidiennement
dans les espaces communs, à un service formel marchand, malgré
tout rendu dans l’immeuble même, par une personne socialement
proche. On peut faire l’hypothèse que la confiance nécessaire pour
accepter de confier son enfant à une personne extérieure au cercle
familial s’est établie progressivement à partir de la sociabilité tissée
dans des espaces intermédiaires entre privé et public.
179 A contrario, si la maternelle s’est installée sur le toit de la Maison
Radieuse quelques mois à peine après l’ouverture de l’immeuble, il
n’y a jamais eu de crèche, et cet équipement ne paraît guère avoir
manqué aux habitants. Des projets ont été élaborés par
l’association des habitants, mais certains anciens habitants
remarquent que la création même d’une simple garderie a été
rendue inutile par le fonctionnement du système informel
d’entraide autour des jeunes enfants :
« Il y en a qui avaient lancé cette idée-là. Mais ça ne s’est jamais fait.
Mais je crois qu’au niveau… du moins, ça aurait pu se faire pour les
enfants les plus petits, mais je crois que très rapidement, en fin de
compte, les enfants descendaient, et les parents descendaient aussi.
Il suffit de regarder, c’est encore aujourd’hui. Donc, il y avait une
surveillance qui se faisait à l’intérieur de l’immeuble. [...] la raison
aussi pourquoi il n’y a jamais eu des choses d’installées c’est aussi
pour ça. » M. Lenoir.

180 Les services de garde d’enfant, rendus entre mères, sont ainsi restés
marqués par l’informalité et le caractère flou des espaces où ils sont
nés : il n’y a pas eu de création d’un véritable service public. Tant
les assistantes maternelles, même munies de l’agrément officiel des
services sociaux, que les parents de jeunes enfants, sont restés
tributaires de la qualité de leur réseau privé, soit pour trouver des
enfants à garder, soit pour accéder à ces services.
181 Il faut ainsi souligner combien, attachés aux relations personnelles
des protagonistes, ces échanges de service supposent des normes
communes qui autorisent les mères (et plus largement les parents)
à se substituer les unes aux autres. Quand elle existe, cette
possibilité ouverte aux adultes d’assumer des responsabilités de
façon relativement interchangeable autour de la garde des enfants
produit une impression de sécurité.

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« Une fois, il y a le fils de ma voisine qui n’avait pas bien compris


qu’il devait déjeuner à la cantine, et il est rentré tout seul. Et c’est
vrai qu’il y a deux mamans qui le connaissent, qui savent très bien
que sa mère ne le laisse jamais rentrer tout seul à son âge, et qui
donc ont pris la décision de le prendre en charge, de l’accompagner
jusqu’à l’immeuble, jusqu’à sa porte d’appartement pour vérifier si
sa maman était bien là justement. Parce qu’il y avait eu un
malentendu. » Mme Auger.

182 Ces pratiques informelles ont donc aussi des avantages, en termes
de souplesse et de réactivité. La possibilité de trouver rapidement,
et parfois même de façon impromptue, à proximité de son
logement, dans l’immeuble même, une solution de garde pour leurs
enfants a sans doute permis aussi à d’autres mères de mettre à
distance les contraintes de leur rôle maternel et de s’engager plus
facilement dans une activité professionnelle. Dans la période
récente, des mères en situation monoparentale ont ainsi pu profiter
de ces relations sociales d’entraide pour assurer sans trop de
difficultés leur activité professionnelle, alors même que le réseau
familial qui assure habituellement les remplacements imprévus
leur faisait défaut :
« Une fois, la maîtresse a téléphoné en me disant que ma fille était
malade et moi, je retournais bosser l’après-midi. C’est pareil, j’ai dû,
au pied levé, passer deux, trois coups de fil pour voir s’il n’y avait
pas quelqu’un. Donc ça s’est fait au sein de l’immeuble. Je ne
connais personne d’autre, vraiment, en dehors, à qui demander, j’ai
pas de famille à proximité. » Mme Auger.

183 D’une manière générale, ce brouillage dans l’identification des


espaces et des relations autour de l’école est plutôt considéré avec
sympathie par la plupart des interviewés, qui font remarquer que
même les règles, habituellement plutôt rigides, de l’Éducation
Nationale semblent plier face à cette atténuation des frontières.
Ainsi, de façon exceptionnelle, la fête des enfants organisée par
l’association des habitants, organisation somme toute « privée », a-
t-elle pu trouver place dans les locaux même de l’école :
« Cette année, on va faire la fête des enfants à l’école. J’en reviens
pas, d’ailleurs, parce qu’avec les écoles, c’est pas facile de… J’ai rien
compris [...] Ils ont fait une demande mais, souvent c’est refus, donc
là, c’est miraculeux. La directrice a dû prendre ça sur elle-même et
puis c’est bien. Ils doivent nous faire confiance et ils ont… Parce que
c’est des parents aussi qui vont à l’école et qui font partie de
l’association donc elle a dû se dire… » Mme Simon.

184 Prolongement du logement, l’école maternelle apparaît ainsi


comme un espace commun, investi par les habitants de l’immeuble
comme leur domaine propre. Toutefois, parce qu’elle n’accueille

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que les tout-petits, elle ne peut jouer auprès de tous les habitants de
l’immeuble, le rôle intégrateur qu’elle a pu avoir autrefois.
Aujourd’hui, sa fréquentation ne concerne plus qu’une faible part
de l’ensemble de cette population, les enfants ayant grandi et leur
nombre ayant beaucoup diminué. Le nombre d’élèves de l’école
maternelle a régulièrement décru : les trois classes d’origine, qui
devaient accueillir « au moins 150 élèves69 » se réduisent
aujourd’hui à deux classes aux effectifs pourtant bien moins
importants et qui reçoivent aussi éventuellement des enfants
n’habitant pas l’immeuble.

Des inquiétudes sur le brouillage privé/public


185 Le brouillage de qualification des espaces intermédiaires produit
aussi des interrogations : que sont donc ces « rues » où l’on peut
circuler en tenue d’intérieur, quelle est donc cette école où les
normes de l’espace public ne s’appliquent pas pleinement ? Toutes
les rumeurs y paraissent vraisemblables.
« Y’a même eu une période où les gens arrivaient en robe de
chambre et les instits leur ont demandé d’arriver habillés pour les
enfants… [rires] J’ai entendu ça… alors maintenant est-ce que c’est
vrai ? Ça m’avait fait rire, j’imagine tout le monde en robe de
chambre, ça doit pas être très stimulant pour commencer à
travailler ! » Mme Amary.

186 L’idée d’un risque attaché au brouillage de frontière privé/public


est surtout énoncée à propos des enfants. Leur confinement dans
l’immeuble pourrait les rendre inaptes à la confrontation avec un
autrui pas toujours aussi bienveillant à leur égard que celui
rencontré dans la proximité de leur habitat. Certains habitants
justifient ainsi leur hostilité à l’école sur le toit par la crainte d’un
manque dans la socialisation de leurs enfants : ne risquent-ils pas
l’enfermement dans un bâtiment où tous leurs besoins pourraient
être satisfaits sans nécessité de sortir ? Une mère attribue ainsi à la
Maison Radieuse elle-même le caractère « sûr de soi » qu’elle pense
déceler dans la personnalité de ces enfants, « rois du Corbu »
jusqu’à la fin de leur scolarité en maternelle, mais qui déchantent
ensuite quand ils intègrent l’école primaire et doivent adopter
simultanément des règles scolaires plus académiques et subir des
contraintes spatiales qui restreignent leur liberté de mouvement.
« En fait avec le recul je me suis rendu compte que ce sont des
enfants qui sont chez eux en fait, ils sortent pas d’ici, tu vois c’est un
peu une extension de leur maison, l’école, ce qui fait qu’ils arrivent
en grande section c’est les rois du monde, c’est les rois du Corbu, ce
qui fait que quand ils descendent ensuite en primaire, bah, ils sont
complètement […] plus de la moitié des enfants qui viennent de là-
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haut, ça se passait bien là-haut tu vois, ont des difficultés plus


importantes en bas que des enfants qui viennent d’une autre école. »
Mme Larcher.

187 Les enfants n’ayant fréquenté que la maternelle risqueraient ainsi


des difficultés d’adaptation à un espace véritablement public dans
la suite de leur existence. Cette crainte d’un défaut d’expérience de
l’extérieur et d’un enfermement dans l’immeuble transparaît chez
plusieurs autres interviewés.
« Bon, c’est bien mais en même temps pour les gosses… moi je vois
la mienne, elle est en dernière année de maternelle mais elle est tout
le temps dans Le Corbu, donc c’est pas bien non plus, elle sort pas
du Corbu, elle est même pas habituée à traverser la rue… vous voyez
ce que je veux dire… c’est bien et c’est pas bien… » M. Nollier.
« L’école, à l’origine, surtout moi, j’avais pas du tout envie qu’elle
aille à l’école du Corbusier, pas parce que ça serait une école moins
bien qu’une autre, mais parce que du coup elle est enfermée dans Le
Corbusier toute la journée. C’est ça qui me déplaît beaucoup [...] le
fait d’être dans Le Corbusier, on peut facilement passer des journées
sans en sortir. Ca, c’est pas compliqué ici. On va prendre le café chez
une copine au-dessus, euh… L’école, on prend l’ascenseur. On fait
un petit tour dans le parc et hop on a passé sa journée dans Le
Corbusier. Donc c’est vrai que bon, on se disait qu’au moins en étant
à l’extérieur, elle découvrirait d’autres choses. » Mme Hamon.

188 Le Corbusier avait lui-même envisagé ces risques d’une vie repliée
sur l’immeuble. Le problème a été posé au moment de la
construction de l’école : « Au début de l’année 1954, M. Bénezet,
maire de Rezé, propose de construire sur le toit une école de dix
classes ! André Wogenscky démontre que dix classes réparties sur
un niveau occuperaient la quasi-totalité de la surface du toit et que,
sur deux niveaux, elles défigureraient l’esthétique du bâtiment. Il
rappelle que dans ses études théoriques, Le Corbusier envisage
l’école aux pieds de l’immeuble, dans le parc, pour accueillir les
enfants de plusieurs unités, afin d’éviter l’esprit de clan. D’une
manière générale, il refuse d’installer à l’intérieur de l’unité des
équipements sociaux tels que cinéma, église, théâtre qui
favoriseraient une vie en autarcie. Finalement, la construction d’un
groupe scolaire dans le parc est rejetée en raison de la proximité de
l’école de Rezé-bourg ; le conseil municipal vote la construction de
trois classes maternelles sur le toit de l’unité70. »
189 Aujourd’hui, le débat déborde la question des enfants et de l’école
maternelle, il concerne aussi le mode de vie des adultes et vise
l’ensemble de ces espaces intermédiaires aux caractéristiques floues
que nous avons décrits : doivent-ils être de simples prolongements
du logement, ne permettant qu’une socialisation restreinte à la
collectivité de l’immeuble, ou doivent-ils au contraire jouer le rôle
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d’instance de socialisation à l’espace public « extérieur », en


permettant des rencontres inopinées et une certaine ouverture sur
l’étranger ?
190 Parallèlement à ces inquiétudes, d’autres habitants expriment leur
adhésion au modèle de partition entre privé et public porté par
l’immeuble. Ils ou plutôt elles, car ce sont souvent des femmes,
n’obéissent pourtant pas au modèle de vie familiale envisagé par Le
Corbusier. Souvent seules, parce qu’âgées ou en rupture conjugale,
ces femmes décrivent une sociabilité interne qui leur permet de ne
pas se sentir isolées dans leur appartement : pour elles, les espaces
intermédiaires semblent jouer un rôle renouvelé de mise en
relation entre voisins. Ces « isolé(e)s » apprécient particulièrement
les possibilités d’échanges de services, qu’il s’agisse de garde
ponctuelle d’enfants, ou de transports.
« Sinon c’est assez bien, ici, moi je sais que je connais tout le monde,
de mon coin, et ils sont très très gentils. Dès qu’il y a un problème,
on peut s’aider, voilà l’avantage, c’est qu’on peut s’aider oui. On n’est
pas des sauvages et puis, prêts à nous manger, non, il y a un
problème on en discute, comme là il y a un voisin, très gentil, il n’a
pas de voiture, un jour il m’a demandé “Ça ne vous dérange pas de
m’emmener chez Leclerc”, non il n’y a pas de problème, j’y allais ça
ne me dérange pas. On se connaît, ça fait 7 ans que je suis là, oui,
voilà, on essaye quand même de s’arranger. » Mme Delacour.

191 Ces habitant(e)s considèrent en particulier que les espaces


intermédiaires ont l’avantage de garantir une sécurité, gérée de
façon informelle par le minimum d’attention de chacun aux
personnes qu’il croise. De leur point de vue, cela évite l’installation
de systèmes formels (emploi d’agents de sécurité, systèmes de
fermeture du bâtiment), qui auraient l’inconvénient de constituer
un contrôle policier et aussi de contrevenir à « l’esprit Le
Corbusier ». Mais ils doutent parfois de pouvoir maintenir, dans la
période actuelle, ce système qu’ils jugent pourtant préférable.
« On se fait tout de suite remarquer parce qu’il y a toujours du
monde dans les rues. Tout le monde se connaît un peu et donc il y a
pas… Il y a pas de grands risques. […] Moi je sais que la porte de
l’appart était tout le temps ouverte. Maintenant en raison de
quelques petits trucs, je la ferme. Mais il y a pas si longtemps que ça.
En tout cas dès que je sors du Le Corbu pour aller à un endroit du
Corbu ou sur la…, je ferme pas. » M. Richa.
« Je suis une des seules à avoir voté contre le fait que l’été il y ait un
vigile en bas. Ça m’emmerde qu’il y ait un vigile en bas pendant les
vacances. Parce que moi je n’ai pas envie de vivre dans un endroit
fliqué, tu vois ? […] Je n’ai jamais eu peur, quoi. Il n’y a pas de
problème spécialement dans l’immeuble, je crois. » Mme Villèle.

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192 Le rapport public-privé est donc actuellement l’objet


d’interrogations et il est notable que le dispositif architectural,
pourtant construit autour d’un modèle familial aujourd’hui
largement contesté, ouvre malgré tout des voies à une
recomposition de ce rapport. La discontinuité qui existe
habituellement entre l’espace privé du logement familial et l’espace
public ne se retrouve pas dans la Maison Radieuse, où les rues sont
intérieures, où certains services publics, comme l’école, sont inclus
dans le bâtiment même. L’existence de ces lieux intermédiaires
entre espace privé proprement dit et espace public tend à brouiller
la distinction privé/public.
193 Ces espaces intermédiaires sont d’abord animés par des relations
de voisinage, construites sur des pratiques communes et sur
l’entraide. Celles-ci se tissent autour d’échanges de services entre
les femmes, mères de familles souvent nombreuses, retenues dans
leur foyer respectif par la lourdeur des tâches domestiques, et qui
trouvent ainsi une occasion légitime de sortir hors de cet espace de
confinement. L’attention portée à la clôture du logement sur une
intimité familiale valorisée permet aux habitants de s’engager, au
sein d’espaces intermédiaires aux qualités spécifiques, ni vraiment
publics ni vraiment privés, dans des pratiques de sociabilité autour
de réseaux d’entraide.
194 Mais les changements des années soixante-dix, en faisant
disparaître certaines de ces pratiques et en diversifiant les modes
de vie, fragilisent cette sociabilité. D’une part, les femmes, engagées
de façon plus continue dans l’activité professionnelle, sont de
moins en moins présentes au quotidien dans ces espaces ; d’autre
part, le sentiment d’appartenance fait place à des attitudes de
défiance vis-à-vis d’un collectif duquel certain(e)s se sentent
exclu(e)s. Tous ces changements entraînent des interrogations sur
la qualification des espaces qui fournissaient jusqu’alors une zone
intermédiaire de transition entre espace public et privé. À l’origine
expression de l’existence d’une relative homogénéité des habitants
et des modes de vie, la « communauté » des habitants est devenue
celle d’un modèle que ne partagent plus spontanément des
catégories fractionnées qui ne se mélangent guère à l’occasion de
leurs activités quotidiennes.
195 Dans la période actuelle toutefois, de nombreux habitants, et
surtout des habitantes, dont le mode de vie ne correspond pourtant
pas au modèle familial porté par l’architecte retrouvent dans les
appartements et dans les espaces intermédiaires des lieux
favorables à une recomposition du rapport entre public et privé. Ils
(elles) construisent de nouvelles formes de relations, à la fois

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suffisamment distantes pour protéger leur intimité et suffisamment


proches pour leur fournir un sentiment de sécurité.
196 Dans les années qui suivent la Reconstruction, le modèle
architectural d’habitation de la Maison Radieuse a rencontré, à
travers ses habitants, un groupe social, dont les aspirations au
confort correspondent au projet corbuséen. Se loger « au Corbu »,
c’est alors une manière d’accéder à un mode de vie enviable tant
par l’accès au confort qu’il permet que par le modernisme qu’il
représente. Le soin apporté par l’architecte aux dispositifs de
protection de l’intimité familiale (isolation phonique et visuelle)
rend acceptable l’immeuble collectif tandis que la disposition des
espaces intérieurs aux appartements apparaît bien adaptée au
déroulement d’une vie familiale organisée autour du travail
domestique de la mère. Par exemple, si la cuisine ouverte sur le
séjour ne correspond pas à la disposition habituelle de cette pièce
dans les habitats populaires, cette ouverture est pourtant assez
rapidement entérinée par les femmes auxquelles elle permet de
cumuler sans trop de difficultés leurs différentes occupations
domestiques, comme les tâches culinaires et la surveillance des
enfants en bas âge. Les espaces intermédiaires, rues intérieures,
parc, et même école maternelle, apparaissent comme des
prolongements du logement qui brouillent la distinction entre
espace privé et espace public et permettent ainsi un jeu sur les
frontières favorisant des pratiques communes et, par là, une entrée
« en douceur » des femmes dans un espace public où elles étaient
encore peu légitimes. Il semble donc que, dans cette période, le
modèle d’articulation entre habitat collectif et vie privée porté par
l’architecture de La Maison Radieuse ait reçu l’assentiment de ses
premiers utilisateurs.
197 Mais les évolutions sociétales ont fragilisé cette adéquation.
L’augmentation du niveau de vie a modifié les normes de
consommation, rendant obsolètes certains aménagements
intérieurs, salles d’eau par exemple, tandis que la diversification
des modes de vie en famille augmentait parallèlement les exigences
des habitants en termes d’espace, faisant apparaître trop étriqué
l’intérieur des appartements. En même temps, dans les espaces
intermédiaires, la moindre présence des femmes, engagées de façon
plus continue dans une activité professionnelle extérieure, a
entraîné la disparition de pratiques partagées qui permettaient une
régulation de ces espaces, provoquant des interrogations et des
inquiétudes sur le brouillage public/privé.
198 Dans la période actuelle, les habitants, même lorsqu’ils sont
éloignés du modèle familial nucléaire parce qu’ils vivent isolés ou
en famille monoparentale, retrouvent dans les appartements et

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dans les espaces intermédiaires des lieux favorables à leur


épanouissement. Ils (elles) modifient l’aménagement de leur
logement, changent la destination des pièces, appréciant la
malléabilité permise par l’espace corbuséen. Et même si les enfants
sont moins nombreux, la présence de l’école maternelle sur le toit
leur paraît emblématique d’un rapport entre public et privé qu’ils
(elles) cherchent à recomposer à travers de nouvelles formes de
sociabilité.
199 À la pointe du modernisme dans l’habitat à sa construction, la
Maison Radieuse a certes subi des dégradations avec les années
passées, ainsi que des phénomènes d’obsolescence que ne
manquent pas de relever certains de ses habitants. Malgré cela, la
qualité de sa conception permet à de nouvelles générations
d’habitants de réinvestir le même cadre, soulignant ainsi
l’adaptabilité de ce modèle architectural d’habitat. Les pratiques de
sociabilité apparaissent ainsi à la fois comme un résultat, comme
une condition d’acceptation du modèle corbuséen et comme une
spécificité dont nous allons exposer l’originalité dans le chapitre qui
suit.

Notes
1. Le Corbusier, Vers une architecture, Champs-Flammarion, Paris, 1995 (1re
édition 1923), p. 73.
2. Ibid., p. 198.
3. Ibid., p. 20-21.
4. Ibid., p. 89.
5. P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai
d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 318.
6. Source : INSEE – Division Études sur le logement.
7. J. Fourastié, Les Trente glorieuses, Fayard, Paris, 1979.
8. Ibid., p. 36.
9. Ph. Bataille, D. Pinson, Rezé évolution et réhabilitation Maison Radieuse,
Plan construction et architecture, 1990, p. 115.
10. Après « bibliothèque, salle de lecture, activités sportives, ciné-club, salle de
réunion, cours ménagers, bricolage ». P. H. Chombart de Lauwe, Famille et
habitation, tome II. Un essai d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re
édition 1960), p. 254.
11. J. Guibert, Les locataires de la maison radieuse, opinions et pratiques,
LERSCO, Nantes, 1987, p. 38.
12. Mais, comme on l’a vu dans le chapitre II, si Le Corbusier pose les prémisses
de ces problèmes écologiques, ce n’est que bien plus tard que l’ensemble social
s’en emparera.
13. Le Corbusier, Vers une architecture, Champs-Flammarion, collection
« Architectures », Paris, 1995 (1923), p. 90.
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14. Ibid., p. 89.


15. Le Corbusier, Vers une architecture, Champs-Flammarion, collection
« Architectures », Paris, 1995 (1923), « Manuel de l’habitation », p. 96.
16. Ibid., p. 201.
17. Ibid., p. 95.
18. « Exigez des placards pour le linge et les vêtements, […] des casiers dans les
murs remplaceront les meubles qui coûtent cher, dévorent la place et nécessitent
de l’entretien. » « Manuel de l’habitation » Le Corbusier, Vers une architecture,
Champs-Flammarion, collection « Architectures », Paris, 1995 (1923), p. 96.
19. P. H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai
d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 99.
20. Il y a dans l’immeuble de petits locaux que les habitants appellent « caves »,
situés en bout de rue aux niveaux intermédiaires, mais ils ne sont pas assez
nombreux pour tous les appartements.
21. P. H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai
d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 107.
22. Ibid., p. 86.
23. P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai
d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 156.
24. Ibid., p. 253.
25. J. Guibert, Les locataires de la maison radieuse, opinions et pratiques,
LERSCO, Nantes, 1987. Ph. Bataille, D. Pinson, Rezé évolution et réhabilitation
Maison Radieuse, Plan construction et architecture, 1990.
26. Le Corbusier, La Charte d’Athènes, § 19.
27. Le Corbusier, Vers une architecture, Champs-Flammarion, collection
« Architectures », Paris, 1995 (1923), p. 96.
28. Ibid., p. 232.
29. P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai
d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 14.
30. Ibid., p. 70.
31. Daguet Fabienne, « La fécondité en France au cours du XXe siècle », Insee
Première n° 873, décembre 2002.
32. Source : Insee : Recensements de la population, division « Études sur le
logement ».
33. J. Guibert, Les locataires de la maison radieuse, opinions et pratiques,
LERSCO, Nantes, 1987, p. 27.
34. Ph. Bataille, D. Pinson, Rezé évolution et réhabilitation Maison Radieuse,
Plan construction et architecture, 1990, p. 26.
35. Entretien du 20 juin 2002, Loire-Atlantique Habitation.
36. Voir page 153.
37. P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai
d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 160.
38. L’importance de la mère ne lui donne pourtant guère de pouvoir, ni sur sa
fécondité, dans une société où l’avortement est criminalisé (jusqu’en 1975) et où
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l’interdiction des moyens de contraception (en droit, jusqu’à la loi Neuwirth de


1967) va jusqu’à proscrire l’information dans ce domaine, ni même sur sa propre
vie personnelle puisque le droit civil maintient encore les femmes mariées sous la
tutelle de leur mari (nécessité d’obtenir l’accord de celui-ci pour exercer une
activité professionnelle jusqu’en 1965, autorité paternelle qui ne sera convertie
en autorité parentale qu’en 1970).
39. Et même de plus en plus : la génération de femmes nées en 1900 comptait
25 % de femmes sans enfant, celles qui sont nées en 1950 ne seront que 11 % dans
cette situation.
40. Notons malgré tout que le renversement de tendance de la fécondité a lieu
dès 1965, c’est-à-dire avant les lois libéralisant la contraception et l’avortement.
41. Le Corbusier, Manière de penser l’urbanisme, Denoël/Gonthier, Paris, 1977,
p. 64.
42. P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai
d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 88.
43. Et même ce commentaire sur le revêtement de sol : « c’est une vraie saleté, ça
fait trop d’entretien », P. H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II.
Un essai d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 100.
44. Les sociologues de l’équipe de Chombart de Lauwe notent, comme une
évidence, que ce sont les femmes qui réalisent les tâches domestiques, les
hommes n’y participant que très peu.
45. P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai
d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 153.
46. Ibid., p. 153.
47. Ibid., p. 188.
48. Ibid., p. 89.
49. Ibid., p. 96.
50. Ph. Bataille, D. Pinson, Rezé évolution et réhabilitation Maison Radieuse,
Plan construction et architecture, 1990, p. 34.
51. P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai
d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 206.
52. Ibid., p. 218.
53. Cette cloison est recouverte d’un tableau noir qui permet aux plus jeunes de
laisser libre cours à leurs besoins d’expression graphique !
54. P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai
d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 335.
55. J. Guibert, Les locataires de la maison radieuse, opinions et pratiques,
LERSCO, Nantes, 1987, p. 34.
56. I. Joseph, 1998, La ville sans qualités, Éditions de l’Aube, p. 100.
57. P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai
d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 251.
58. P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai
d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 244.
59. Ibid., p. 184.

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60. P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai


d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 184.
61. Ibid., p. 184.
62. Ibid., p. 185.
63. Ibid., p. 186.
64. Voir en particulier les résultats publiés par l’INSEE (Données Sociales, 1978 ;
Données Sociales, 1987) et par l’INED (Cahiers de l’INED, 1973). Selon l’enquête
INED, les enfants de moins de 3 ans des mères actives professionnellement sont
le plus souvent confiés à une nourrice (36 %), ou à une autre personne de la
famille (22 %), beaucoup plus rarement à une crèche (7 %).
65. P.H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai
d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 183.
66. Ministère de l’Éducation Nationale, Repères et références statistiques sur les
enseignements et la formation, édition 2004, p. 64.
67. Principale critique formulée dans la Charte d’Athènes à l’égard des écoles
existantes : « trop loin du logis, elles mettent les enfants en contact avec les périls
de la rue ». Le Corbusier, La Charte d’Athènes, § 19.
68. Même si l’on peut douter de l’authenticité de faits et gestes rapportés sur un
mode qui confine parfois à la rumeur, il est intéressant de noter leur existence.
Cela signifie qu’il est ici plausible que des parents accompagnent leur enfant à
l’école maternelle en tenue de nuit.
69. Lettre du 25 octobre 54 de l’Inspecteur d’Académie au Préfet de Loire
Inférieure : « Les 3 classes sont parfaitement justifiées : l’immeuble comportera
294 logements, ce qui doit représenter en période normale d’utilisation au moins
150 élèves d’école maternelle… », Archives départementales de Loire Atlantique,
dossier 1702W8.
70. G. Ragot, M. Dion, Le Corbusier en France, Le Moniteur, Paris, 1977, p. 318.

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DENÈFLE, Sylvette ; et al. Chapitre III. Le logis et la famille In: Habiter Le
Corbusier: Pratiques sociales et théorie architecturale [online]. Rennes: Presses
universitaires de Rennes, 2006 (generated 28 novembre 2018). Available on the
Internet: <http://books.openedition.org/pur/12488>. ISBN: 9782753537842.
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DENÈFLE, Sylvette ; et al. Habiter Le Corbusier: Pratiques sociales et théorie
architecturale. New edition [online]. Rennes: Presses universitaires de Rennes,
2006 (generated 28 novembre 2018). Available on the Internet:
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Habiter Le Corbusier
Pratiques sociales et théorie architecturale
Sylvette Denèfle, Sabrina Bresson, Annie Dussuet et al.

This book is cited by


Bresson, Sabrina. Denèfle, Sylvette. (2015) Diversity of self-managed co-
housing initiatives in France. Urban Research & Practice, 8. DOI:
10.1080/17535069.2015.1011423
Denèfle, Sylvette. (2015) L’habitat participatif comme exemplum des
évolutions socio-politiques récentes. Socio-anthropologie. DOI:
10.4000/socio-anthropologie.1949

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