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Sociologie de l’éducation et éducation prioritaire :

quelles influences ?
Sociology of education and priority education: what are the influences?
Martine Kherroubi
p. 137-153
Résumé | Index | Plan | Texte | Bibliographie | Notes | Citation | Auteur

Résumés

FrançaisEnglish
Cet article examine l’influence –  diffuse et opérant à l’extérieur du système  – de la sociologie de
l’éducation sur la mise en place de la politique d’éducation prioritaire. Il montre qu’elle a contribué au
choix, maintenu depuis 1981, d’une politique de discrimination positive “par le bas”, dont l’objectif est
relever le défi de la démocratisation des études longues en luttant contre l’échec scolaire précoce. La
comparaison entre les corpus de textes officiels du début des années 1980 et ceux des années 2000
souligne pourtant l’écart grandissant entre la problématisation de départ et les options retenues
aujourd’hui, écart qui se traduit notamment par l’introduction d’une distinction entre la réussite et
l’excellence scolaires.
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Entrées d’index

Mots-clés :
démocratisation de l’enseignement, échec scolaire, éducation prioritaire, sociologie de
l’éducation
Keywords :
Democratization of the education, Priority education, School failure,Sociology of education
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Plan

La France des années 1960

La sociologie de l’échec scolaire

Un dispositif pour améliorer l’école

Un dispositif de lutte contre l’échec scolaire

Les zones où le taux d’échec scolaire est le plus élevé

Conclusion

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Texte intégral
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1Dans l’introduction de l’ouvrage collectif À quoi sert la sociologie ?, Bernard Lahire (2002)
indique qu’une des manières de répondre à cette question est de s’interroger sur le rôle
qu’elle joue dans l’histoire et dans les changements sociaux. Ce qui ne signifie pas, selon
lui, que la sociologie ne se développe pas selon sa logique propre, mais qu’il faut pour
répondre à une telle question se déplacer du côté de la réception sociale de ses résultats.
Au lieu de se limiter aux transformations des problématiques qui sont propres, il faut
examiner les usages qu’en font les acteurs (les décideurs politiques dans ce texte), et
prendre en compte le fait que tant son degré d’influence que les usages qui en découlent
peuvent être très différents selon les contextes socio-historiques.

 1 L’éducation prioritaire a introduit en France l’idée de discrimination positive, ou d’affirmative d (...)

2C’est en ayant à l’esprit ces réflexions que nous examinerons l’influence de la sociologie de
l’éducation française sur la mise en place de la politique d’éducation prioritaire1. Ce qui nous
conduira à remonter aux années 1960, époque où elle s’est imposée comme une sous-
discipline à part entière. Il s’agira toutefois de relativiser sa représentation la plus courante :
celle d’une sociologie à forte tonalité critique, qui laisserait très peu de place aux possibilités
de l’action publique (Van Zanten, 2000). Car nous disposons aujourd’hui de témoignages de
mises en perspective historique qui montrent l’impact qu’elle a pu avoir dans les débats sur
la démocratisation (Isambert-Jamati, 1990 et 2005 ; Masson, 2001 ; Chapoulie, 2005 et
2006). Incontestablement, elle a joué un rôle dans les transformations de la société française
en provoquant de nouvelles interrogations et une nouvelle “mise en forme” de la question
de l’échec scolaire des enfants des milieux populaires dans un climat pourtant marqué par
la défiance entre les chercheurs en sciences sociales et le ministère de l’Éducation nationale.
Comme nous l’avons déjà indiqué (Kherroubi & Rochex, 2002), la circulaire de création des
zones prioritaires de juillet 1981 prend directement pour argument l’ampleur de cet échec
scolaire et la persistance des inégalités sociales de réussite scolaire, malgré la prolongation
des scolarités dans le secondaire.

3Dans cet article, nous privilégierons pourtant l’hypothèse qu’il existe un écart allant
grandissant entre cette problématisation de départ et les options que la politique d’éducation
prioritaire a ensuite retenues.

4Certes, la question de la réussite et de l’échec scolaire des enfants des milieux populaires
est restée un objet majeur pour la sociologie de l’éducation, et les discours officiels qui
accompagnent la politique d’éducation prioritaire s’y réfèrent régulièrement. Sa spécificité
par rapport à l’affirmative action américaine, qui privilégie l’entrée ethnique, est de se définir
comme une politique sociale, et de prendre les plus pauvres comme groupe cible (Calvès,
2003 : 21). Enfin, le raisonnement qui la fonde est resté identique depuis plus de vingt-cinq
ans. Il s’agit de lutter contre les inégalités sociales de réussite en limitant l’échec scolaire
précoce. Le ministère paraît même aller au-delà puisqu’il se fixe comme principe la réussite
de tous les élèves de l’éducation prioritaire et revendique un même niveau d’exigence pour
tous les élèves de l’École de la République (circulaire du 30 mars 2006).

5Mais à quoi renvoie désormais cet objectif ? Quels sont ses liens avec le processus de
démocratisation du système éducatif ? Si, formellement, les orientations actuelles de la
politique d’éducation prioritaire s’inscrivent dans le cadre de pensée et d’action de 1981,
l’ambition de ce texte sera de montrer une transformation de fait dans ses finalités.

La France des années 1960


6Pour le dire vite, les recherches sociologiques sur l’éducation se sont développées de façon
considérable au cours des années 1960 en s’emparant des débats très vifs que suscitait la
volonté ministérielle de généraliser les études secondaires. Nous commencerons donc par
dégager les changements qu’opèrent ces recherches dans la manière d’appréhender la
démocratisation dans l’accès aux études des enfants des milieux populaires aux différents
niveaux de l’enseignement post-primaire, et les nouveaux cadres qu’elles ont tracés pour
aborder cette question.

7Le contexte socio-économique et politique de la France du début des années 60 est très
particulier. Depuis 1945, la France rattrape son retard économique et devient une grande
nation de type industriel. Pour le gouvernement de la Ve République, la formation est perçue
comme un facteur essentiel de la modernisation sociale. Or, la France est une société
fortement scolarisée mais encore peu diplômée. Avec la réforme Berthoin (1959), le
ministère de l’Éducation nationale s’engage dans une suite de remaniements qui vont
progressivement définir l’organisation actuelle du cursus scolaire – école, puis collège et
enfin lycée – et entraîner, en une quinzaine d’années, la massification du premier cycle du
secondaire (le collège unique).
8En 1959, il existe encore deux écoles séparées (le primaire et le secondaire), au public
socialement clivé. Quand on parle de prolongation de la scolarité, on vise essentiellement
l’allongement des parcours majoritairement très courts que les enfants des milieux
populaires réalisent dans l’enseignement primaire. « La scolarité des enfants de notables au
contraire, note Antoine Prost, est longue par constitution, puisqu’elle s’étend des petites
classes, dixième, neuvième, jusqu’au baccalauréat » (Prost, 2004 : 25). À cette date, 28 %
des élèves de 11 à 12 ans scolarisables, dont environ 10 % d’enfants d’ouvriers (pour 40 %
d’ouvriers dans la population active masculine), sont inscrits en sixième. Ils sont 100 % en
1972. Les “barrières sociales” du secondaire sont tombées. C’est également le moment où
la France bascule vers la généralisation de la scolarisation longue. Alors qu’elle était fixée
auparavant à 14 ans, l’obligation scolaire est portée à 16 ans.

9Nous sommes donc dans une période de très forte augmentation des effectifs du secondaire
dont les décideurs, mais aussi tout le courant progressiste, pensent qu’elle va favoriser la
mobilité sociale des jeunes des milieux populaires. La prolongation de la scolarité au sein
d’une école moyenne procède d’une volonté politique d’élever massivement le niveau de
formation de la population pour augmenter le nombre d’ouvriers qualifiés, de techniciens,
de cadres. Lorsque les législateurs exposent les motifs de leurs décisions, les thématiques
de la sociologie de l’éducation sont déjà toutes là : les classes sociales et l’éducation, la
volonté de promouvoir une plus grande égalité des chances scolaires, la contribution de
l’école à la mobilité sociale (Berthelot, 1983).

10Une vision optimiste de la démocratisation accompagne ce courant réformateur. Elle


postule que l’enseignement de masse est un moyen de réduire des inégalités sociales à
l’école, davantage qu’elle n’en fait une hypothèse à démontrer. Plus la collectivité dépense
pour l’instruction des jeunes, plus ceux-ci ont des chances de sortir de leur milieu d’origine,
annonçait en substance le sociologue Raymond Aron (1969). Les travaux de sociologie de
l’éducation qui sont produits autour de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, d’une part,
et de Viviane Isambert-Jamati, d’autre part, vont focaliser au contraire l’attention sur la
persistance des inégalités sociales de scolarisation (Masson, 2001).

11Pour autant, dès les années 1960, les effets du développement économique se sont
traduits par de nouveaux débouchés pour les diplômés. La fraction de la population ouvrière
la plus scolarisée a pu avoir accès à des positions professionnelles – intermédiaires et
supérieures – qualifiées, alors en pleine expansion. Aux États-Unis d’ailleurs, à la même
période, la question de la mobilité sociale, fortement valorisée dans la culture américaine,
occupait une place centrale dans les travaux sociologiques sur les inégalités de chances
scolaires (Cuin, 1993). En outre dès 1968, avec le gouvernement de Richard Nixon, le public
ciblé prioritairement par les programmes d’affirmative action a changé. Il était la fraction la
plus pauvre des ghettos urbains, il devient la fraction qui saura se saisir très vite des
occasions qui lui sont offertes de les quitter (Donzelot, 2003).

12L’autre élément à souligner est la rupture provoquée par rapport au mode de structuration
des débats sur la démocratisation. Dans ces débats, il est tenu pour acquis qu’il existe des
élèves “doués pour les études longues” tandis que d’autres sont au contraire “peu ou pas
doués”. Formulée en ces termes, la démocratisation apparaît comme l’affaire des
psychologues. Le terme d’aptitude a été très peu critiqué par les sociologues « parce qu’il
servait comme mot d’ordre égalitaire : il s’agissait d’abolir une conception selon laquelle
seuls les biens nés (socialement et économiquement) avaient à recevoir une scolarité
longue » (Isambert-Jamati, 1985 : 157). D’autant que l’horizon des psychologues qui en ont
fait leur domaine de recherches est à la fois pratique et progressiste : faire en sorte que,
dans toutes les classes sociales, ceux qui possèdent les aptitudes nécessaires (posées
comme également répandues dans toutes les couches de la population) puissent bénéficier
de la scolarité la plus longue possible.

13En quelques années, les travaux sociologiques sur l’école vont faire prendre conscience
des écarts de réussite scolaire selon la catégorie sociale des parents. Les années 1960
ouvrent l’ère des scolarisations longues, mais « elles sont simultanément le moment de la
découverte du fait que les conditions du “succès” dans ces études sont statistiquement liées
à l’origine sociale, et plus précisément à la dimension culturelle des différences de classes »
(Chapoulie, 2006 : 49). L’idée de don est contestée. La question des inégalités par rapport
à l’école se formule autrement. Désormais, comme l’indique l’historien Antoine Prost, « pour
qu’on puisse conclure au succès des politiques de démocratisation, il ne suffit pas que les
enfants d’ouvriers soient entrés en plus grand nombre, ni même qu’ils soient tous entrés en
6e. Il faut encore qu’ils parviennent plus nombreux aux termes du second degré » (Prost,
1986 : 131). L’interrogation se déplace vers les attitudes et les savoir-faire nécessaires à la
réussite scolaire, d’une part, leurs lieux et leurs modes d’acquisition, de l’autre.

 2 L’Institut National d’Études Démographiques (INED). Il a été créé en 1945.

14Enfin les Héritiers (Bourdieu & Passeron, 1964) – ouvrage qui a favorisé par son succès
la diffusion des travaux de la sociologie de l’éducation – traitent la question de la
démocratisation comme un problème empirique. La réforme peut-elle atteindre ses
objectifs ? La démocratisation aura-t-elle lieu ? Pour y répondre, les auteurs prennent appui
sur les caractéristiques des publics scolaires et de leurs trajectoires fournies par
l’INED2. Dans les analyses, les données statistiques ne servent jamais d’illustrations. Elles
sont l’instrument de la preuve. Et elles révèlent l’écart entre les ambitions proclamées et le
déroulement des scolarités observées. Aux discours réformistes proclamant que la
démocratisation va avoir lieu, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron opposent le calcul
des probabilités objectives d’accès des différents groupes sociaux à l’enseignement
supérieur en partant de l’observation empirique de la fréquentation aux différents degrés du
système scolaire. La démocratisation est un “effet mesurable” des réformes, et non plus un
simple objectif affiché.

15Au cours des années 1970, les évaluations des réformes en cours prendront
systématiquement appui sur les données des enquêtes que le ministère de l’Éducation
nationale va lancer en 1972, 1973 et 1974 pour suivre la scolarité des enfants entrant en
sixième. D’ailleurs, si l’on suit Jean-Claude Passeron (1988 : 139), un des signes les plus
sûrs de l’influence de la sociologie de l’éducation se manifeste par la création, en 1973, du
Service des études informatiques et statistiques (SEIS), qui rassemble l’ensemble des
équipes statistiques du ministère, et qui est chargé de construire de nouveaux outils de
connaissance et d’analyse des inégalités sociales de trajectoires scolaires.

La sociologie de l’échec scolaire


16Partons à présent du constat que le cadre des analyses sociologiques a fourni une lecture
particulièrement opératoire des évolutions de la scolarité des enfants des milieux populaires
au cours des années 1970. La transformation institutionnelle décisive a été de faire que tous
les enfants reçoivent une instruction obligatoire à l’école élémentaire puis au collège, selon
un cadre unique de formation.

17À la veille de l’arrivée de la Gauche au pouvoir, plus de neuf élèves sur dix parviennent
désormais en sixième, même si une fraction très importante d’entre eux le font en retard :
trois quarts des élèves prennent un, deux ou trois ans de retard entre le CP et le CM2. La
réforme de 1975 (Réforme Haby) a instauré un cycle unique pour tous les collégiens jusqu’à
la fin de la troisième. Mais, dès la fin de la cinquième, un élève sur quatre, sur le plan
national, et plus d’un sur deux dans les collèges au recrutement populaire, est jugé inapte
aux études longues. Il est gardé dans le système scolaire, mais il est écarté de la voie
“normale”. Les probabilités d’accès en seconde entre les catégories supérieures et les
catégories populaires varient encore pratiquement du simple au double : respectivement
83 % et 49 %.

 3 Souligné dans le texte.

18D’où l’émergence, au cours des années 1970, non seulement de la notion d’échec scolaire,
mais aussi des actions à entreprendre pour lutter contre celui-ci (Kherroubi, 2007). C’est ce
que rappelle Viviane Isambert-Jamati, dans un article qu’elle rédige sur l’éducation
prioritaire : « En 1945 on parlait de faire sauter les barrières empêchant l’accès des enfants
de milieu populaire aux formes longues de scolarités ; vingt ans plus tard, c’est l’échec
scolaire socialement différencié dès le primaire qui se constitue en problème 3 » (Isambert-
Jamati, 1990 : 170).
19Il est en effet désormais possible d’identifier l’inégalité de résultats à partir de l’inégalité
des parcours accomplis. Dans ce cas, la notion d’échec scolaire est surtout relative à
l’institution scolaire, à ses programmes, à ses normes d’évaluation. Les élèves en échec sont
les “redoublants”, ceux qui ne satisfont pas aux normes scolaires des classes qu’ils devraient
fréquenter en raison de leur âge, ceux qui sont orientés ou ceux qui abandonnent l’école
avant d’obtenir un diplôme ou une qualification.

20Compte tenu de notre propos, une autre ligne d’analyse apparaît néanmoins tout aussi
décisive : les facteurs à prendre en compte pour expliquer ces inégalités de réussite scolaire
sont à la fois l’origine sociale des élèves et le fonctionnement propre de l’institution scolaire.

 4 Dans les années 1950, le système de recensement français s’est doté d’un code de nomenclatures soci(...)

21Dans les Héritiers, la notion de démocratisation est envisagée comme l’accès des enfants
des milieux défavorisés à des niveaux dont ils étaient exclus jusqu’alors. Pour savoir si la
démocratisation a eu lieu, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron observent les
cheminements scolaires des élèves en fonction de leur origine sociale, saisie à partir des
catégories socioprofessionnelles (CSP) de l’INSEE4. L’optique privilégiée par les deux
sociologues reste la comparaison des taux d’accès aux plus hauts niveaux du cursus scolaire.
Les données statistiques sur la scolarisation servent à souligner le caractère très sélectif de
l’enseignement secondaire et la course d’obstacles que constitue l’accès à l’enseignement
supérieur pour la fraction populaire des jeunes scolarisés.

22Mais jusqu’où ces inégalités produites par l’école sont-elles aussi des inégalités de niveau
de formation ? Au cours des années 1970, ce sont précisément les liens entre processus de
scolarisation et processus d’instruction que l’on trouve au cœur des travaux de Viviane
Isambert-Jamati.

 5 Les enseignants qui lisent les Cahiers Pédagogiques font le choix de mener un effort de réflexion (...)

23Au tout début de la décennie, elle pose la question de l’école unique, en termes de
conditions d’études dans l’article qu’elle rédige pour les Cahiers pédagogiques, un des
principaux supports de la réflexion sur l’enseignement secondaire 5 : « Si l’unicité de l’école
s’accompagne d’éliminations, de redoublements, d’une modulation des niveaux de classes,
d’une quelconque diversification subreptice entre les établissements, elle n’est plus une
unification » (Isambert-Jamati, 1972 : 5). Comme elle l’indique en note, les différences de
qualité qui existent aux États-Unis entre les high school sont à l’arrière-plan de sa réflexion.

24Cette clairvoyance est d’autant plus compréhensible que l’on réinscrit son approche dans
une perspective de gauche, et plus précisément marxiste, pour laquelle l’enjeu de
démocratisation de l’école est la démocratisation du savoir. Sur le fond, pour ce courant, la
valeur scolaire renvoie à l’acquisition de connaissances et au travail intellectuel, et l’échec
scolaire aux difficultés d’apprentissage, ainsi qu’au constat que tous les enfants
n’apprennent pas à l’école.

25Il faut aussi rappeler que sa bonne connaissance des politiques compensatoires conduites
au cours des années 1960 aux États-Unis l’a sensibilisée au fait que les enfants des quartiers
pauvres ne pouvaient atteindre qu’un niveau d’instruction beaucoup plus bas que celui que
l’on aurait pu attendre d’une fraction de la jeunesse ayant effectué des études longues.
L’acquisition effective du programme n’est pas partagée parmi les élèves d’un même degré
scolaire. Non seulement de grands écarts d’acquisition se produisent au cours de la carrière
scolaire, mais même des apprentissages élémentaires comme la lecture et l’écriture sont
loin d’être acquis par tous. Une école obligatoire qui dure dix ans, selon elle (Isambert-
Jamati, 1970 : 303), « n’empêche pas l’existence d’une fraction assez
importante d’analphabètes ».

26Ainsi, lorsque la sociologue retrace, une quinzaine d’années plus tard, la genèse de la
“lutte contre l’échec scolaire”, il n’est pas surprenant qu’elle ait mis au premier plan un
déplacement des préoccupations vers ce qui a été effectivement appris par les élèves
(Isambert-Jamati, 1985). D’ailleurs, dans ses propres travaux, les notions d’“échec” et de
“réussite” scolaire ont pris un nouveau sens. Les écarts de réussite scolaire commencent à
être évalués à partir des notes obtenues par les élèves au cours de leur scolarité ou à des
examens, des appréciations portées par les enseignants, des résultats obtenus à des tests
standardisés de connaissances. Les écarts sociaux dans la fréquentation de certains
segments du système scolaire sont mis en relation avec les niveaux de performance scolaire
atteints par les élèves concernés (Isambert-Jamati, 1990).

Un dispositif pour améliorer l’école


27Considérer l’éducation prioritaire comme l’héritière de cette approche critique nécessite
donc que l’on distingue nettement trois niveaux d’analyse.

28Le premier concerne la collaboration entre les sociologues et les décideurs des politiques
éducatives. Sur ce plan, incontestablement, la politique de l’éducation prioritaire n’a pas été,
comme ce fut le cas des « Aires prioritaires d’Éducation » (EPA) britanniques, dont la
politique française s’est directement inspirée, un dispositif conçu avec des sociologues. En
Grande-Bretagne, ces derniers ont largement contribué, au cours des années 1950, à la
prise de conscience, par les élites politiques et une partie de la population, des problèmes
que rencontrait le système d’enseignement dans certaines zones urbaines paupérisées. Et
les travaillistes sont arrivés au pouvoir, en 1964, avec des propositions pour le système
éducatif dont beaucoup avaient été élaborées avec eux. Ensuite, en 1967, le gouvernement
a mis en place une commission (« Children and their primary School ») réunissant du
personnel administratif, des enseignants et des chercheurs, dont des sociologues comme A.-
H. Hasley. Cette commission était chargée de faire des propositions après avoir mené une
grande enquête sur le fonctionnement des écoles primaires. C’est dans le volet
« recommandations » du rapport (Rapport Plowden) qu’apparaît pour la première fois la
notion d’EPA.

29En France, la situation est tout autre. Dans ses analyses des rapports entre les sciences
sociales et le ministère, Viviane Isambert-Jamati (1984) insiste sur la différence d’attitude
entre les organismes de recherche proprement dits et le ministère de l’Éducation nationale.
De fait, les positions critiques de la sociologie ont toujours été tolérées dans les organismes
de recherche de l’État. Les sociologues ont pu répondre aux appels d’offre lancés par le CNRS
sur l’éducation après une reformulation des problèmes qui leur permettait de travailler sur
leurs propres lignes. En revanche, les ministères successifs de l’Éducation nationale se sont
tous montrés beaucoup plus méfiants. Ils n’ont jamais pris l’initiative d’organiser des appels
d’offre pour éclairer leur action. Et il est également très difficile de savoir comment ils ont
reçu les travaux sociologiques portant sur les inégalités de réussite scolaire. Mais en tout
cas, note la sociologue, « ils ne les ont pas cités dans les discours et ils n’ont pas servi
d’arguments à des réformes » (Isambert-Jamati 1984 :148). Et des collaborations officielles
et suivies n’ont pas davantage existé avec les partis de gauche ou avec les syndicats
enseignants (Masson, 2001).

 6 Sur ce point, on peut consulter les données sur le tirage desHéritiers, réédité à six reprises ent (...)

30Le second niveau renvoie à l’influence diffuse, et exercée de l’extérieur du système


scolaire, de ces travaux. Cette influence se manifeste principalement après les événements
de mai 1968.6 Notons toutefois, mais sans pouvoir le développer ici, que la sensibilité
« publique» à l’ampleur de l’échec scolaire précoce des enfants des milieux populaires a été
renforcée par l’action et la réflexion des enseignants du primaire, notamment par ceux qui
exerçaient dans les écoles des secteurs urbains très défavorisés (Kherroubi, 2007).

31En 1981, la diffusion de ces travaux auprès d’acteurs institutionnels et politiques très
divers a permis de bousculer les représentations majoritairement acceptées sur la question
de la démocratisation de l’école et d’imposer un autre cadre de réflexion. On en trouve une
confirmation dans le témoignage de Claude Pair, directeur des lycées dans le ministère
d’Alain Savary : « La grande affaire de la gauche dans le domaine de l’éducation reste la
démocratisation. On est alors très proche des constats sociologiques sur la reproduction des
inégalités sociales par l’École » (Pair, 2002 : 298).

32Et il est manifeste, pour en donner un exemple, qu’Alain Savary reprend l’idée d’une
autonomie de l’école (pouvant faire mieux ou moins bien face aux inégalités sociales).
Processus de démocratisation de l’école, lutte contre l’échec scolaire et lutte contre les
inégalités sont assimilés. « Notre objectif, déclare le ministre, c’est la démocratisation, donc
la lutte contre l’échec scolaire (…). L’idée qui doit nous animer, c’est de faire en sorte que
l’école serve à corriger les inégalités et ne les accentue pas ».

 7 Souligné dans le texte.

33Enfin, le dernier niveau s’attache aux points d’accord sous-jacents sans lesquels il serait
très difficile de rendre l’éducation prioritaire tributaire de la sociologie de l’éducation. « Entre
la problématique du législateur et l’axiomatique du sociologue [Pierre Bourdieu], écrit Jean-
Michel Berthelot (1983 : 33), les différences théoriques et politiques masquent un mode de
pensée commun : appelons, pour simplifier, la position du législateur, lathèse réformiste et
celle du sociologue, la thèse critique 7 ». Jean-Michel Berthelot insiste sur la conviction
partagée par les décideurs et les sociologues que l’institution scolaire peut être l’instrument
social d’une politique. La dénonciation porte sur le caractère mythique de la démocratisation
et sur la nature idéologique de la théorie des aptitudes. Nous y ajouterons la représentation
commune d’un échec ou d’une réussite scolaires qui se construisent de manière précoce, au
moment de l’entrée dans les premiers apprentissages, même si les signes n’en sont pas
toujours perceptibles.

Un dispositif de lutte contre l’échec scolaire


34La politique d’éducation prioritaire qui existe en France depuis 1981 s’est appropriée, tant
dans sa définition que dans son argumentaire, cette approche de l’échec des enfants des
milieux populaires. Les deux circulaires qui la mettent en place (circulaire du 1er juillet et
du 28 juillet 1981) utilisent la terminologie et les indicateurs des travaux sociologiques pour
identifier l’échec scolaire des enfants des milieux populaires : inégalités fortes dans le
déroulement des scolarités, inégalités d’accès au second cycle du secondaire,
surreprésentation dans les filières de l’enseignement adapté.

 8 Le SPRESE (Service de la prévision, des statistiques et de l’évaluation) est une sous-direction du (...)

35Les premiers textes ministériels relatifs à l’éducation prioritaire font fonctionner une sorte
de triptyque de l’échec scolaire des enfants des milieux populaires : les retards scolaires
précoces, les orientations “hors parcours normal” et les départs avant d’avoir obtenu une
qualification. En 1985, le ministère publie une note d’information donnant les
caractéristiques des écoles et collèges des 390 « zones » déclarées « prioritaires » (SPRESE-
MEN8, 1986). On peut y lire que les zones prioritaires se distinguent par leur proportion
d’élèves étrangers nettement supérieures ou d’élèves en classes “difficiles” (enseignement
spécial du premier degré, classe d’adaptation), de retard dans l’élémentaire et en 6 e,
d’orientation vers les filières courtes. Ce faisant, il rend visibles des écarts dans le
fonctionnement de l’école dont le ministère et l’opinion publique n’avaient encore qu’une
vague idée.

36D’un côté, le ministère rompt avec la conception “innéiste” de la réussite scolaire qui
voudrait que les enfants soient plus ou moins aptes à faire des études longues. C’est dans
cette perspective que la corrélation entre origine sociale et difficultés scolaires est
directement soulignée : l’éducation prioritaire, constate-t-il, renforce sélectivement l’action
éducative « dans les zones où les milieux sociaux où le taux d’échec scolaire est le plus
élevé ».

37En même temps, il refuse le fatalisme qui s’est installé devant l’ampleur de l’échec scolaire
des enfants des classes populaires. Il s’agit de délier le constat d’une moindre réussite
scolaire des enfants des milieux défavorisés et l’idée d’inaptitude aux études. Le fait de
naître dans des “milieux sociaux défavorables aux études” ne peut être assimilé à un
manque d’aptitude scolaire. L’échec scolaire, tel qu’il est identifié, est en grande partie
surmontable à court terme. Ce dont l’éducation prioritaire doit faire la preuve. D’où la
formule de la circulaire du 21 juillet 1981 : « Le succès de l’action entreprise suppose la
définition, puis le suivi d’objectifs réalistes » (p. 1). Et c’est en relation avec ce critère qu’est
formulée l’exigence d’évaluation : « La politique du gouvernement consiste en effet à
subordonner l’augmentation des moyens à leur rendement escompté en termes de
démocratisation de la formation scolaire. C’est cet objectif qui doit être central pour tous
ceux qui sont chargés de la mettre en œuvre » (p. 2).

38L’objectif de cette politique est l’égalisation des savoirs et des savoir-faire dans le cadre
de la scolarité obligatoire. Diminuer de façon significative les échecs précoces est la voie
adoptée pour favoriser la réussite des enfants des familles les plus défavorisées socialement
dans l’enseignement secondaire. « En fait, précise l’annexe I de la circulaire du 28 décembre
1982, les échecs et les abandons scolaires sont essentiellement liés aux difficultés que
rencontrent dès le début de leur scolarité les élèves provenant d’un milieu social
démuni » (p. 32). L’égalisation des performances scolaires (la réussite pour tous) au niveau
du primaire est au centre des préoccupations. La recherche en sociologie est mobilisée pour
convaincre que la prévention de l’échec scolaire est possible. C’est elle « qui a contribué
puissamment à détecter les origines et les manifestations des difficultés scolaires au moment
où la scolarisation devenait un enjeu primordial pour tous les groupes sociaux » (Seibel,
1984 : 7). L’obligation de résultats renvoie explicitement à la possibilité d’engager, dans ces
zones, la quasi-totalité des enfants vers la maîtrise des apprentissages scolaires attendus
en fin de CM2, afin qu’ils puissent aborder le collège avec toutes les chances d’y réussir.
L’objectif plus implicite est l’accès au second cycle du secondaire – la scolarisation longue
pour tous – qui est déjà devenu la norme pour les enfants des classes moyennes et
supérieures.

39Depuis la première relance de l’éducation prioritaire, les formulations officielles déclinent


plutôt l’idée d’une « amélioration significative des résultats scolaires des élèves, notamment
des plus défavorisés » (circulaire du 1er février 1990). Il est beaucoup question
des difficultés de scolarisation ; beaucoup moins des inégalités de scolarisation. La rupture
apparaît lorsque l’on compare la manière d’évaluer l’échec ou la réussite du dispositif. Son
efficacité est mesurée en se demandant si les élèves défavorisés qui ont bénéficié des ZEP
ont mieux progressé scolairement que s’ils avaient été scolarisés hors ZEP. Bien que l’objectif
de la réduction des inégalités de performances scolaires entre les groupes sociaux soit
affiché, le regard se fixe sur les populations les plus précaires, celle qui cumule les difficultés.
La comparaison des carrières et des résultats des élèves d’origine sociale très “défavorisée”,
en ZEP et hors ZEP, est privilégiée.

40Ce qui est nouveau aussi, c’est la possibilité de mobiliser des données sur les acquis
effectifs réalisés. Depuis 1989, tous les élèves passent en tout début d’année des épreuves
d’évaluation nationales à deux niveaux du système scolaire : l’entrée en CE2 et l’entrée en
6e. Les bilans les plus récents tentent de mesurer l’efficacité de la scolarisation en ZEP en
prenant appui sur les scores réalisés à ces épreuves de connaissance standardisées, dont
l’avantage principal est la comparabilité, alors que les notes scolaires sont au contraire peu
fiables à cet égard (Duru-Bellat, 2002 : 55).

41Tous ces bilans constatent que les résultats des élèves de ZEP en français et
mathématiques continuent d’être, en moyenne, sensiblement inférieurs à ceux des élèves
qui n’y sont pas scolarisés. Les écarts moyens sont d’environ 10 points sur 100. Lorsque les
profils sociaux des élèves sont pris en compte, cette politique a un « effet nul », puisqu’elle
ne parvient pas à réduire les écarts moyens entre les performances des élèves de ZEP
défavorisés et celles d’élèves de même origine sociale hors ZEP, mais qu’elle ne les aggrave
pas non plus. C’est pourquoi le bilan est jugé décevant (Merle, 2002 ; Kherroubi & Rochex,
2004).

42En un sens, l’importance qu’a prise cette référence à la moyenne nationale est
parfaitement légitime. Une politique qui attribue aux ZEP les mêmes objectifs qu’ailleurs se
doit d’utiliser les mêmes indicateurs pour apprécier leurs résultats. Pour le dire autrement,
les épreuves standardisées aident à réguler les deux grands effets pervers des mécanismes
d’adaptation aux caractéristiques des publics scolaires, la baisse du niveau de difficulté des
exercices qu’on leur donne, et leur surnotation (Van Zanten, 2000). Les établissements
situés en ZEP utilisent les moyennes nationales établies chaque année pour se resituer dans
le cadre commun. Ce qui introduit pourtant, notons-le, un grand bouleversement par rapport
à la conception traditionnelle de l’école unique puisque les établissements se situent dès lors
explicitement, soit plus ou moins loin des moyennes nationales, soit, pour certains d’entre
eux, plus ou moins loin des moyennes ZEP, pour des raisons sociales et scolaires que l’on
commence seulement à mieux percevoir.
Les zones où le taux d’échec scolaire est le plus
élevé
43Par ailleurs, en ce qui concerne la question de l’échec et de la réussite des enfants des
milieux populaires, les discours successifs tenus sur l’éducation prioritaire accentuent
certaines des tensions inhérentes à une approche trop étroitement sociale de l’échec
scolaire.

44Pour le ministère, la carte de la discrimination positive scolaire est une politique territoriale
clairement construite à partir d’indicateurs économiques, sociaux et culturels. La synergie
entre politique d’éducation prioritaire et politique de la Ville, présente dès le début des
années 1980, s’est renforcée. Depuis la circulaire du 1er février 1990, les zones d’éducation
prioritaires participent officiellement du mouvement de territorialisation de l’action publique.
Elles sont « des ensembles d’établissements scolaires situés dans des quartiers en difficulté
sociale, économique et culturelle ». Si bien qu’aujourd’hui, on peut considérer que la quasi-
totalité des écoliers et les collégiens habitant en zones sensibles urbaines profitent d’un
encadrement pédagogique et éducatif renforcé (Avenel, 2004). Le renforcement récent des
moyens dans 249 réseaux de réussite concerne des établissements dont les pourcentages
de familles défavorisées sont particulièrement élevés (circulaire du 30 mars 2006).

45Or, nous l’avons vu, les moyens spécifiques étaient attribués dans les circulaires de 1981
à des écoles et des collèges retenus à la fois en fonction des caractéristiques socio-
économiques du public scolarisé, et sur des critères indiquant l’ampleur de l’échec scolaire.
Ils se faisaient ainsi l’écho d’une approche mettant en avant les interactions encore mal
connues entre les fonctionnements institutionnels et pédagogiques, les conditions socio-
économiques des familles populaires, leur rapport à l’école, et les carrières scolaires de leurs
enfants.

46Aujourd’hui, les indicateurs d’échec scolaire font partie de la définition implicite des ZEP.
L’éducation prioritaire se définit comme une intervention « sur des aires géographiques
limitées dans lesquelles le cumul des handicaps socio-économiques et culturels constitue un
obstacle à la réussite scolaire. [Elle cherche ainsi] à aider les élèves qui ont une probabilité
importante de connaître de graves difficultés scolaires » (Keslassy, 2004 : 74). En cascade,
par définition également, ces établissements sont ceux où les enfants sont le plus souvent,
et le plus gravement, en grande difficulté scolaire.

47Ces glissements sont d’autant plus opérants qu’ils adviennent à un moment où la


différenciation entre les établissements, autrement dit la concentration sociale et scolaire
des publics, tend à s’accroître.

48On sait en effet que la concentration d’élèves en difficulté est particulièrement importante
en ZEP. Et, complémentairement, les suivis plus longitudinaux montrent qu’elle s’est
incontestablement accentuée. Les enquêtes les plus récentes de suivi de panels d’élèves
indiquent qu’en 1995, un peu plus de la moitié des collégiens ayant fait toute leur scolarité
en ZEP ont redoublé une, ou même deux classes de l’école élémentaire. Et là encore, il s’agit
d’une moyenne. Les proportions d’élèves de sixième se situant parmi les 20 % d’élèves les
plus faibles en français et en mathématiques à la rentrée 1999 étaient respectivement de
39 % et 44 % en ZEP, contre 16 et 17 % hors ZEP. Ce groupe d’élève, appelé “noyau dur”
de la difficulté scolaire, ne maîtrise pas les connaissances de base en lecture et
mathématiques à l’entrée de CE2, puis en 6e ; et il risque fort de quitter l’école sans les avoir
acquises.

49Une des caractéristiques fortes de l’enseignement en ZEP est bien là. Les situations de
difficultés scolaires, et même de grandes difficultés scolaires, y sont massives, alors qu’elles
restent, dans les établissements hors ZEP, une réalité minoritaire plus ou moins lourde à
gérer. Par ailleurs, cette proportion, ainsi que son évolution dans le temps, différencie
fortement les établissements auxquels s’appliquent des mesures de discrimination positive,
et plus encore qu’on ne s’y attendrait en s’en tenant aux caractéristiques sociales des élèves.
Les raisons principales de cette évolution sont à présent bien connues. Les établissements
des secteurs de l’éducation prioritaire se révèlent plus ségrégatifs que leur environnement :
ils perdent plutôt des élèves favorisés et de meilleur niveau scolaire et gardent ou accueillent
des élèves de bas niveau scolaire. L’homogénéité sociale et surtout scolaire est accentuée
par le mode de découpage de la carte scolaire et par les stratégies d’évitement (Van Zanten,
2000).

50Parallèlement, les discours officiels tenus autour de l’éducation prioritaire rendent surtout
visibles les trajectoires d’échec qui touchent plus particulièrement la fraction des familles
populaires les plus touchées par la précarisation et la disqualification économique et
symbolique. La plus grande partie de ses efforts et des moyens qu’on lui accorde sont utilisés
pour mettre en place des dispositifs de soutien ou de remédiation afin d’éviter les retards
scolaires et les sorties sans qualification. La représentation dominante est celle d’une école
qui lutte, sans réellement y parvenir, contre une exclusion scolaire (sortie sans qualification)
qui conduira le plus souvent à une exclusion sociale (difficulté d’insertion professionnelle).

51Depuis 1999, les « contrats de réussite » fixent, dans chaque ZEP, et conformément aux
priorités académiques, des objectifs précis et arrêtent des engagements réciproques en
termes de moyens. La priorité est désormais clairement donnée aux objectifs pédagogiques
et à l’acquisition des savoirs fondamentaux. Ils s’éloignent cependant du modèle
d’égalisation des réussites en introduisant une distinction entre réussite et excellence
scolaire : « La réussite et l’excellence scolaires ont leur place sur le territoire de l’éducation
prioritaire comme dans le reste du système éducatif […]. La caractéristique des ZEP, c’est
le contraste, beaucoup plus aigu qu’ailleurs, des résultats individuels et collectifs. Certains
élèves vivent des difficultés à répétition qui les engagent, parfois précocement, sur la voie
du retrait et du rejet scolaire ; d’autres, au contraire, y obtiennent des résultats
remarquables qui témoignent du possible » (circulaire du 20 janvier 1999 : 1). Seuls les
excellents élèves semblent avoir un « possible ».

52Resituée dans cette perspective, la réforme de 2006 conduit à renforcer encore ce


mouvement. Elle énonce en effet une obligation de résultats permettant la réussite scolaire
pour tous, tout en limitant ses effets potentiels en terme de scolarité longue : « Tous [les
élèves de l’éducation prioritaire] doivent acquérir les connaissances et les compétences du
socle commun par le développement d’un environnement de réussite, en atténuant
notamment la rupture entre l’école et le collège. Au-delà, il convient, dans un parcours de
formation des élèves, d’élargir ses choix et de permettre une orientation positive et
ambitieuse, tournée notamment vers les filières d’excellence, en renforçant le maillage vers
les lycées et l’enseignement supérieur » (Circulaire du 30 mars 2006 : 1). Les carrières
longues de « l’entre-deux » de la grande majorité des enfants des milieux populaires
scolarisés en ZEP sont non seulement masquées, mais marginalisées à la fois dans les
discours et dans les pratiques, alors que les carrières d’excellence, très souvent construites
dans le cadre de classes protégées (VanZanten, 2000), sont mises en avant. Le défi de la
démocratisation des études longues n’est plus affronté.

Conclusion
53Au total, l’usage le plus perceptible des analyses de la sociologie de l’éducation est
incontestablement la décision qu’une politique de discrimination positive doit aider l’école à
diminuer l’échec scolaire, alors très massif, des enfants des milieux populaires, au cours de
la scolarité obligatoire. Mais établir ce lien permet aussi de mieux identifier les relations
entre échec et réussite scolaire, de façon à interroger les déplacements qui se sont opérés
entre les corpus de textes du début des années 1981 et ceux des années 2000.

54Plus globalement, on voit les limites d’une évaluation de l’éducation prioritaire qui se limite
à mesurer son efficacité moyenne, occultant ses différences sensibles d’impact selon les
caractéristiques sociales et scolaires des élèves et leurs expériences scolaires. Ce qui conduit
vers d’autres questions : Quelles sont les attentes sociales des acteurs du systèmes
éducatifs par rapport la scolarité des enfants des milieux populaires ? Quelles sont celles des
familles populaires, dans leur diversité, par rapport à l’école ? Sur ces points, la lecture
contemporaine du fonctionnement de l’école obligatoire depuis l’avènement de la
IIIeRépublique s’est beaucoup affinée. Elle relativise sa réussite en soulignant que l’école
primaire “pour tous” s’est longtemps assez facilement résignée à ne donner qu’à une fraction
des enfants du peuple les connaissances et les compétences que supposait la mise en place
d’une instruction obligatoire de 6 à 13 ans. Par exemple, en 1930, environ la moitié des
enfants des milieux populaires quittaient l’école sans avoir obtenu le diplôme du certificat
d’études élémentaires. Ce qui n’était pas le cas des enfants des classes moyennes qui la
fréquentaient eux aussi très majoritairement. En même temps, l’approche historique
souligne beaucoup plus nettement qu’elle a conduit de nombreux enfants des milieux
populaires à prolonger leurs études dans le cadre des établissements primaires supérieurs.
C’est dans cette optique qu’Anne-Marie Chartier (1990) parle d’une école primaire qui a dû,
dès l’origine, gérer l’échec, c’est-à-dire rendre la poursuite d’apprentissage possible pour
tous, dans la vie quotidienne, sans camoufler les écarts existants ni rejeter qui que ce soit
hors du droit à l’instruction. Ce qui donne des pistes pour construire autrement les débats
sur la discrimination positive à l’école.

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Bibliographie

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Notes

1 L’éducation prioritaire a introduit en France l’idée de discrimination positive, ou d’affirmative


d’action, qui vise, selon le mot d’ordre des années 1980, à « donner plus à ceux qui on le moins ».
Elle a pour objectif de « contribuer à corriger l’inégalité sociale par le renforcement sélectif de
l’action éducative dans les zones où le taux d’échec scolaire est le plus élevé » (circulaire du 1er
juillet 1981). Cette discrimination positive se traduit pour l’essentiel par des postes
supplémentaires et des heures d’enseignement (ce qui permet de réduire les effectifs des classes
de deux élèves en moyenne) et par des indemnités financières.

2 L’Institut National d’Études Démographiques (INED). Il a été créé en 1945.

3 Souligné dans le texte.

4 Dans les années 1950, le système de recensement français s’est doté d’un code de
nomenclatures sociales (catégories socioprofessionnelles) très performant. Au cours des années
1960, les échanges entre les statisticiens et les démographes de l’INSEE (Institut national de la
statistique et des études économiques) et les sociologues sont nombreux.

5 Les enseignants qui lisent les Cahiers Pédagogiques font le choix de mener un effort de
réflexion et de recherche par rapport à leur vie professionnelle, comme le soulignent Étévé &
Vasseur (1992).

6 Sur ce point, on peut consulter les données sur le tirage des Héritiers, réédité à six reprises
entre 1964 et 1971 : octobre 1964, 2 000 exemplaires ; décembre 1967, 3 000 exemplaires ;
août 1968, 4 400 exemplaires ; décembre 1969, 8 000 exemplaires ; septembre 1971, 15 000
exemplaires (cf., Masson, 2005 : 83).

7 Souligné dans le texte.

8 Le SPRESE (Service de la prévision, des statistiques et de l’évaluation) est une sous-direction


du service statistique du ministère.
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Pour citer cet article

Référence papier
Martine Kherroubi, « Sociologie de l’éducation et éducation prioritaire : quelles
influences ? », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, 7 | 2008, 137-153.

Référence électronique
Martine Kherroubi, « Sociologie de l’éducation et éducation prioritaire : quelles
influences ? », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs [En ligne], 7 | 2008, mis en
ligne le 01 mai 2012, consulté le 24 octobre 2015. URL : http://cres.revues.org/810
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Auteur

Martine Kherroubi
Laboratoire CERLIS, Université Paris Descartes-CNRS.

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Droits d’auteur

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