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L'objectif de cet article est de présenter les plus anciens exemples de forts
swahili connus, ceux de Kilwa et de Pemba en Tanzanie. Ces édifices,
emblématiques de pouvoirs locaux à un temps donné, servaient à la fois de siège du
pouvoir et de protection des intérêts commerciaux. Chez les Swahili, les guerres
et les conflits étaient très localisés et souvent liés à des contestations de
monopoles commerciaux entre cités-États. Le style architectural de leurs ouvrages
militaires met en évidence l'influence de populations venues d'Arabie, de Perse
et d'Inde.
DU COMMERCE A L'URBANISATION
langue »4, ce qui pourrait signifier que la langue swahili est déjà fixée à cette
époque.
Le XIe siècle est une période de mutation pendant laquelle la puissance de
Bagdad décline au profit d'une nouvelle grande métropole islamique, Le Caire
fatimide. De nombreux centres urbains africains sont créés à cette période et les
constructions en pierre se développent, en particulier celles des édifices
publics, des mosquées et des enceintes. Les cités-États swahili se mettent alors
en place. Malindi et Mombasa sont mentionnées en 1 154 par al-IdrïsT qui parle
aussi de l'île d'Angazidja (Grande Comore) et de Sufala, le pays de l'or5.
Selon les Chroniques de Kilwa, quand les premiers princes shJrâzï arrivent
sur l'île au Xe siècle, une mosquée y est déjà construite6. Les Shïrâzï achètent
l'île de Kilwa contre des pièces de tissu. Pendant deux siècles, la ville de Kilwa
livre de nombreux combats contre les villes côtières de Songo Mnara, Sanje Ya
Kati, Mafia et Zanzibar7 et impose avec difficulté sa suzeraineté sur ces
potentats locaux du sud de la côte8. Sous le règne de Sulaymân b. al-Hasan, de 1 178
à 1 195, Kilwa finit par s'enrichir en contrôlant le commerce de l'or de Sofala9.
Mogadishu
Archipel de PATE
LAMU —FAZA
MANDA
ANGAZIDJA
(GRANDE COMORE)
x, NDZOUANI
О 4) (ANJOUAN)
UCHU
(MOEU) 0 MAORE
(HAYOTTE)
membres étaient désignés parmi les chefs des clans dirigeants de la cité, les wa-
Ungwana (« patriciens »). Ce conseil élisait un chef suprême qui peu à peu
gouvernera seul. Ce système, dit du sultanat shïrâzî, semble apparaître au XIIIe
siècle. Cette autorité politique centrale va s'affirmer entre le XIVe et le XVe
siècle, période pendant laquelle certains sultans décident d'abolir les élections
collégiales et instaurent des royautés héréditaires. Le palais devient alors le lieu
de résidence du sultan, comme ce sera le cas à Kilwa, Malindi, Gedi, Songo
Mnara et Tumbatu19. Il se différencie des maisons ordinaires par ses
dimensions et certains éléments architecturaux, telles l'entrée monumentale du palais
de Gedi, ou la grande cour du palais de Husuni Kubwa à Kilwa. Il abrite
l'autorité centrale et à ce titre, il constitue une indication quant au système politique
en place. Certaines forteresses et palais, qui avaient une fonction
essentiellement militaire, deviennent le lieu de résidence des chefs locaux en raison du
sentiment de sécurité qu'ils inspirent. La concentration des richesses dans un
endroit donné de la cité étant une tentation bien grande pour les pillards, le
palais est souvent protégé par une enceinte (sw. borna). Mais le seigneur de la
ville peut aussi loger dans un bâtiment combinant plusieurs fonctions, par
exemple entrepôt de marchandises et résidence, comme le Mkame Ndume de
Pujini. Cette combinaison permet ainsi au dirigeant de surveiller et de taxer
tous les produits commerciaux.
mortier. Leur élévation actuelle maximum est de 2,5 m, mais l'édifice est en
ruine. Les fondations s'enfoncent à 1 m de profondeur. Des contreforts de
1,8 m de long courent tout le long des murs à l'intérieur. П s'agit en fait de
cellules placées le long de l'enceinte. L'unique entrée, aménagée au milieu de
la façade sud, est défendue par une chicane intérieure de 3,7 m de large. Au
nord se trouve un puits carré de 16 m de profondeur, associé à un réservoir
octogonal de 2 m de diamètre. Les murs incomplets et l'absence de structures
d'occupation à l'intérieur de l'enceinte indiquent que soit le fort n'a jamais été
achevé, ou qu'il a été en partie démonté au XIVe siècle pour construire le
nouveau palais du sultan à Husuni Kubwa.
Selon les Chroniques de Kilwa, Husuni Ndogo a été construit entre la fin
du XIIe et le début du XIIIe siècle par le sultan Sulaymân al-Hasan b. Dâwûd
(1170-1188) ou par le sultan Al-Hasan b. Sulaymân (1191-1215)23. Kilwa
prend à cette époque le contrôle de la région de Sofala et s'attribue la gestion
du commerce de l'or. De nombreux produits transitent alors par la cité qui
s'enrichit considérablement et suscite les convoitises. Ceci pourrait expliquer la
création du palais fortifié faisant office de caravansérail. Le fort aurait été le
siège du pouvoir politique local jusqu'au début du XIVe siècle.
Husuni Ndogo est abandonné au ХГ/е siècle après la construction d'un
nouveau palais, moins fonctionnel, mais plus prestigieux24. Au XVIe siècle,
25Dorman(1938:64).
27
28
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Les caravansérails maritimes décrits au Kenya et au Pakistan ne sont pas des exemples isolés
dans le monde islamique. Des édifices littoraux de ce type ont été recensés jusqu'en Espagne,
notamment le fort de Saltès qui possède un plan rectangulaire de 70 m sur 40 m, proportions
assez proches de l'ouvrage de Husuni Ndogo (Bazzana 1994 : 90-91).
30 Kervran (1993 : 26-38 ; 1999 : 155-156).
31 Kervran (1999: 143).
La cité de Kilwa, qui engage une politique de grands travaux entre le XIIIe
et le XIVe siècle, va intégrer dans son architecture des éléments venus des
régions avec lesquelles elle est en relation : Iran, delta de l'Indus, Gujerat et
Deccan32. Les forts du Deccan ont des enceintes épaisses flanquées de tours
semi-circulaires qui sont remplacées par des tours polygonales au XIVe siècle.
Sur le plan technologique, on assiste à la même simplification de la maçonnerie
en Afrique orientale : les murs en gros blocs bien taillés font place à des
moellons irréguliers noyés dans d'épais lits de mortier33. Husuni Ndogo aurait
donc des tours inspirées par un modèle du Deccan bahmanide34. Le plan bien
organisé du fort, avec ses tours régulièrement espacées, semble être le travail
d'un architecte qualifié, peut-être venu d'une des régions précédemment
citées35. Nous savons par les Chroniques de Kilwa que de nombreux Indiens
étaient installés sur l'île, où ils participaient à la vie économique et politique de
la cité. En 1502, un trésorier ou un conseiller du sultan portant un nom
d'origine indienne, Rukn al-Dïn al-Dabuli, et surnommé Muhammed Ankoni, sera
intronisé par les Portugais après la prise de la ville en 150536. De plus, de
nombreuses sources orales parlent d'invasions armées de wa-Debuli .
Le fort de Mkame Ndume est situé dans la ville de Pujini, sur la côte
orientale de l'île de Pemba, en Tanzanie. Les ruines de Pujini ont suscité
l'intérêt des historiens et des archéologues dès le début du siècle : en 1915 F. B.
Pearce décrit le fort et dégage plusieurs structures intérieures, L. Buchanan
reprend les fouilles dans les années 1930 et en 1985, tandis que С Clark et M.
Horton établissent un relevé du fort et font plusieurs sondages ; enfin, A.
LaViolette y réalise des fouilles archéologiques à partir de 1989 .
De par sa forme et ses fonctions, le fort de Mkame Ndume est une copie
locale et plus tardive de Husuni Ndogo. Les recherches de LaViolette et de
Clark & Horton ont montré qu'il avait été occupé pendant un court laps de
S'il est vrai que les richesses de la côte ont suscité la convoitise des
populations environnantes, les études sur les Swahili ont trop souvent décrit les
conflits régionaux comme des guerres entre cités côtières et populations du
continent ou envahisseurs maritimes. Nous pensons qu'à cette image de
conflits horizontaux (Swahili/intérieur/mer) il y aurait lieu d'introduire les
notions de conflits verticaux entre les différentes cités-États swahili et de
conflits internes (ou guerres civiles de succession). En effet, les cités swahili
étaient en compétition permanente pour accéder aux ressources de l'intérieur
des terres et s'approprier le commerce maritime international. Les tensions
politiques puis les affrontements militaires engendrés par cette compétition
économique nous amènent à penser que les premiers adversaires des Swahili
furent les Swahili eux-mêmes.
L'autonomie politique des villes de la côte est-africaine est mentionnée
dans le Périple de la mer Erythrée dès le début du premier millénaire : « Le
long de cette côte [...] chaque lieu a son propre chef»43. Mais les cités-État44
swahili n'apparaissent dans les textes qu'au Xe siècle avec la description de la
ville fortifiée de Kanbalu qu'en donne al-Mas'udî. Ces cités-États atteignent
leur apogée au début du XVe siècle avec les célèbres exemples de Pate,
Mombasa et Kilwa. Selon De Barros, chaque ville avait son roi et aucune n'était
vassale d'une autre45. Chaque cité avait un territoire hiérarchisé inclus dans un
réseau couvrant toute la côte orientale. Le cas des agglomérations swahili
conforte donc la théorie de la place centrale, basée sur la géographie
quantitative et l'étude du peuplement d'un territoire, qui stipule notamment que deux
cités ne peuvent pas coexister dans la même région au même moment. Ainsi
dès sa fondation, Kilwa dut se livrer à une compétition sans merci contre Songo
Mnara pour obtenir le monopole de l'écoulement de l'or46. Ces rivalités
engendrèrent des guerres entre les deux villes du XIe au XIIe siècle. Ce n'est qu'au
XIVe siècle que la ville de Kilwa eut enfin le contrôle des régions aurifères de
l'arrière-pays de la ville de Sofala, où elle plaça un gouverneur47. De Barros
précise qu'elle contrôlait toute la côte orientale, de Mombasa à l'île de Mozam-
43Mauny(1968:28).
Ce concept de cités-États a été abandonné par nos collègues américanistes travaillant sur la
zone maya ; ils préfèrent parler d'entités politiques régionales, mais il s'agit de la même notion.
45 De Barros (1552, tome II : 21).
46 Freeman-Grenville (1962 : 126).
47 Idem : 133 etMatveiev(1985 : 506).
bique ; elle dirigeait aussi l'île de Mafia et ses deux villes principales, Kisimani
etKua48.
48 Freeman-Grenville (1962 : 144) ; Mathew (1963 : 124) et Rezende (1634), in Gray (1947 :
175-186).
49 Rezende (1634), in Gray (1947 : 175-186).
Sous le terme maure les Portugais regroupaient tous les groupes swahiliphones (Rezende
(1634) in Gray (1947 : 175-186)).
51 L'appellation de coffre ou cafre vient du mot turc hâfir qui désigne les infidèles ou les mauvais
musulmans.
52 Les Hadramî de la garnison de Dar es-Salam étaient appelés Shihirî. En 1840, les troupes,
réparties entre Mombasa et Zanzibar, étaient constituées essentiellement de Baloutchi venus de la
région de Matrah. Guillain (1847, vol. II : 238) et Le Cour Grandmaison (1998 : 54).
53 Les Maracatos étaient des mercenaires qui, associés aux Bajûns et aux Galla, composaient les
forces armées de Pate qui assiégèrent les Portugais de Fort Jésus en 1697. Les Portugais
désignaient les pasteurs somali sous les noms de Maracatos et de Katwa.
meilleures que celles de Guinée. Quelques épées ont été observées. Ils ont quatre
catapultes pour jeter des pierres mais ne connaissent pas encore l'usage de la
poudre [...] »62.
Les Mozungullos (Mijikenda), alliés de Mombasa, utilisaient des flèches
empoisonnées par un suc tiré du fruit d'une espèce de palmier à huile qui
provoquait des hémorragies et de violents maux de tête63. Une de ces flèches
est décrite lors de l'expédition de Dom Francisco ď Almeida contre Mombasa :
« Dom Fernando de Sa fut blessé par une flèche qui n'avait pas une pointe
en fer. Certaines de leurs flèches sont faites en bois avec des pointes de fer,
d'autres sont faites en bois durci au feu et trempé dans un poison inconnu.
Certains disent que le bois lui-même est vénéneux . . . »M.
L'essentiel de l'arsenal swahili fut très peu perméable à l'influence arabe
et resta africain : couteaux à lame fléchie, lances à pointe en flammèche,
longues piques en bois, arcs, flèches et petits boucliers circulaires. Au début du
XVIe siècle, les Portugais remarquèrent seulement quelques catapultes placées
au sommet des murailles de Kilwa ou des bombardes équipant les bourres de
Zanzibar65. Plus tard, ce sont les Omanais qui introduiront le mousquet, le
canon et le sabre. Les mousquets, vendus en grand nombre aux négriers, seront
d'ailleurs à l'origine d'une augmentation considérable de la violence et des
exactions envers les populations de l'intérieur durant tout le XIXe siècle.
L'étude des premiers forts swahili met en évidence des aspects peu connus
des échanges dans l'océan Indien entre l'Afrique, l'Arabie et l'Inde. Il s'avère
que la construction de ces forts fut étroitement liée aux activités commerciales
de la cité swahili et ce dès l'origine. Ainsi Husuni Ndogo fut construit au début
du XIIIe siècle lorsque Kilwa prit le contrôle de la région de Sofala et s'attribua
la gestion du commerce de l'or. L'importance d'une cité se mesure souvent à
ses fortifications, de même que la date de création des ouvrages militaires
renseigne sur les problèmes politiques et économiques de la côte orientale de
l'Afrique. L'inventaire et l'étude des forts swahili aboutissent par conséquent à
une approche événementielle des enjeux géopolitiques en Afrique de l'Est.
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