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Pascal MBONGO
L
’histoire de France depuis le e siècle a été particulièrement riche
de ces circonstances exceptionnelles qui conduisent à l’application
de la forme de légalité que l’on qualifie habituellement d’état d’ex-
ception : guerres, insurrections armées, émeutes, crises économiques, crises
sociales, terrorisme. La Révolution française elle-même fut en quelque sorte
un moment de référence en la matière, spécialement entre 1792 et 1794.
Concentration des pouvoirs au profit de pouvoir exécutif − celui-ci étant
considéré comme ayant seul la capacité d’agir avec célérité et efficacité –
et limitations et suspensions importantes des libertés, les caractéristiques 165
fondamentales des « états d’exception » ultérieurs sont déjà vérifiables sous
la Révolution.
Sur un plan formel, ce qui distingue la France contemporaine est l’exis-
tence de textes juridiques codifiant les états d’exception. Il est habituel de
distinguer les deux états d’exception prévus par la Constitution et l’état d’ex-
ception organisé par la loi. Ainsi, la Constitution française prévoit deux états
d’exception. Le premier est prévu à l’article 16, qui ne le dénomme pas. Mais
les juristes parlent à son propos des « pouvoirs de crise du président de la Répu-
blique », des « pleins pouvoirs du président de la République », des « pouvoirs
exceptionnels du président de la République », voire de la « dictature provi-
soire du président de la République ». Le deuxième état d’exception prévu
par la Constitution est cité à l’article 36 de la Constitution. Cet autre état
d’exception est pour sa part qualifié par la Constitution elle-même d’état de
siège. Alors que l’article 16 définit substantiellement les « pouvoirs de crise du
président de la République », l’article 36 est paradoxal car il dispose simple-
ment que « l’état de siège est discuté en Conseil des ministres. Sa prorogation
au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par le Parlement ». Autrement
dit, l’article 36 de la Constitution définit seulement la procédure de déclen-
chement et de prorogation de l’« état de siège », les autres règles caractéris-
tiques de cet état d’exception étant quant à elles définies par la loi. Jusqu’à la
création d’un Code de la défense en 2004, il existait en réalité deux lois en
la matière : la loi du 9 août 1849 sur l’état de siège et la loi du 3 avril 1878
relative à l’état de siège qui a abrogé certaines dispositions de la loi de 1849.
Les dispositions de ces deux lois encore en vigueur en 2004 ont donc été
incorporées dans le Code de la défense1.
Il existe par ailleurs un état d’exception codifié par la loi : l’état d’urgence.
Ce régime a été fondé par la loi du 3 avril 1955, qui l’instituait seulement en
Algérie et cela pour une période de six mois. Toutefois, la loi du 3 avril 1955
est devenue par la suite permanente2, au point d’être à nouveau appliquée à
différentes reprises par la suite :
I. M
’E
Les trois régimes français d’état d’exception – les deux régimes constitu-
tionnels et le régime législatif – définissent chacun les conditions procédu-
rales de leur mise en œuvre.
9 Voir par exemple de Bruno DIVE, Au cœur du pouvoir. L’exécutif face aux attentats, Paris, Plon, 2016,
et notre recension de l’ouvrage : « Les attentats de Paris et le for intérieur de l’État », nonfiction.fr,
9 mars 2016.
10 Article 12.
ou bien de le proroger. Or la loi avait prévu qu’en cas de désaccord entre les
deux chambres, l’état de siège était levé de plein droit.
Sous l’empire de la Constitution du 4 octobre 1958, l’état de siège est
donc « décrété en conseil des ministres » et sa prorogation au-delà de douze
jours ne pouvant être autorisée que par le parlement (art. 36). Les rédacteurs
de la Constitution de la Ve République ont à l’évidence procédé par imita-
tion de ce qui était prévu pour l’état d’urgence11. Comme l’explique Olivier
Gohin, « […] une fois déclaré et donc décrété, l’état de siège prend fin, en droit
positif, − à défaut de sa prorogation par la loi (art. 36, al. 1er) − ou au terme
que le législateur fixe dans la loi de prorogation (ibid., al. 2) ; − ou encore à la
date prévue, après la loi de prorogation, par le législateur (Const., art. 34) ou, le
cas échéant, par l’exécutif, régulièrement et donc, depuis 1958, constitutionnelle-
ment habilité à cet effet (Const., art. 38) »12.
11 La Constitution du 27 octobre 1946 ne contenait pas à l’origine une référence à l’état de siège. C’est
une loi constitutionnelle du 7 décembre 1954 qui a complété son article 7 par la phrase : « L’état de
siège est déclaré dans les conditions prévues par la loi. »
12 Olivier GOHIN, in Traité de droit de la police et de la sécurité (Pascal MBONGO, dir.), LGDJ, 2014,
p. 315.
13 Assemblée nationale, 1re séance du 31 mars 1955, compte-rendu intégral, p. 2173.
Francis Vals fit valoir que la règle de majorité qualifiée qu’il proposait était
seule de nature à rendre le texte du gouvernement conforme à la Consti-
tution… dans la mesure où l’état d’urgence n’avait pas de fondement dans
la Constitution de 1946. Le gouvernement objecta qu’une loi ne pouvait
imposer à une autre loi une condition de majorité qualifiée qui n’était pas
prévue par la Constitution. Surtout, le gouvernement fit remarquer qu’une
majorité parlementaire qui voudrait déclarer l’état d’urgence « à une partie
quelconque du territoire » ne prendrait pas plus d’« une minute » pour abroger
d’abord l’exigence d’un vote des deux tiers dans chaque chambre et, ensuite,
déclarer à une majorité simple l’état d’urgence14.
En réalité, ce que le ministre de l’Intérieur, Maurice Bourgès-Maunoury,
dit ainsi implicitement en 1955, c’est que le principe du déclenchement de
l’état d’urgence par la loi était accepté par le gouvernement à partir d’un
calcul simple : le vote d’une telle loi serait nécessairement une formalité dans
la mesure où il était impensable (à moins d’ajouter une crise politique à un
péril interne ou externe) qu’une majorité parlementaire refuse au gouver-
nement qu’elle soutient la mise en œuvre de l’état d’urgence. Le général
De Gaulle ne reprit pas à son compte ce calcul et préféra être plus clairement
« décisionniste » puisque, par une ordonnance du 15 avril 1960 modifiant
certaines dispositions de la loi de 1955, il décida que l’état d’urgence était
désormais déclaré par décret du président de la République pris en Conseil 171
des ministres (nouvel article 2 de la loi de 1955), la loi n’étant compétente
que pour autoriser sa prorogation au-delà de douze jours et, par la même
occasion, pour fixer sa durée définitive (nouvel article 2 de la loi de 1955).
L’ordonnance du 15 avril 1960 a également voulu que la loi prorogeant
l’état d’urgence soit caduque seulement dans un délai de quinze jours francs
suivant la date de démission du gouvernement ou de dissolution de l’Assem-
blée nationale (nouvel article 4 de la loi de 1955).
C’est donc depuis 1960 que le déclenchement de l’état d’urgence est une
prérogative du pouvoir exécutif, la compétence du parlement étant « acces-
soire » pour le proroger au-delà de douze jours. Les idées sous-jacentes à ce
consensus entre les « partis de gouvernement » sont apparentes. Il s’agit de la
double idée selon laquelle il y a des situations de crise dans lesquelles il faut
décider illico presto et que cette décision doit revenir aux décideurs politiques
qui exercent un commandement opérationnel sur les forces publiques de
sécurité et sur l’armée.
15 Jean-Louis DEBRÉ, Les idées constitutionnelles du général De Gaulle, Paris, LGDJ, 1974, p. 186 et s. ;
Michèle VOISSET, L’article 16 de la Constitution de 1958, Paris, LGDJ, 1969.
16 L’avis du Conseil constitutionnel est motivé et publié (ordonnance no 58-1067 du 7 novembre 1958
portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, art. 53). Il s’agit d’un « avis simple ». Autrement
dit, il n’oblige pas le président de la République.
17 Rapport remis au président de la République le 15 février 1993 par le Comité consultatif pour la
révision de la Constitution, JO, 16 février 1993, p. 2540.
Il est à noter que c’est bien un « avis » et non une « décision » que le
Conseil constitutionnel est supposé rendre : les rédacteurs de la révision
constitutionnelle sont partis du présupposé selon lequel le pouvoir exécutif
serait politiquement et moralement contraint de mettre fin à l’article 16 si
l’avis du Conseil constitutionnel allait dans ce sens. L’on peut néanmoins
être sceptique sur l’effectivité des règles ajoutées à la Constitution en 2008 :
la probabilité de voir neuf juges (ainsi que les présidents de la République,
membres de droit du Conseil constitutionnel) n’ayant pas accès aux informa-
tions secrètes des institutions policières, militaires (ou de renseignement) se
substituer au pouvoir exécutif dans l’appréciation des risques et des menaces
pesant sur l’État et la nation, pour conclure dans un simple avis qu’il n’est pas
opportun de maintenir en application l’article 16, paraît assez faible.
Du rapport Vedel de 1993 jusqu’à la révision constitutionnelle de 2008,
une ambiguïté traverse la question de la cessation de l’article 16 : les promo-
teurs d’une incorporation du Conseil constitutionnel dans le dispositif de
sortie de l’état de crise sont portés par l’idée selon laquelle cette sortie ne
demande pas d’appréciation particulière − politique, policière ou militaire –
et ne serait qu’une « constatation d’un fait ». À supposer que cela soit vrai,
on comprend alors mal qu’il n’en aille pas de même du déclenchement de
l’article 16.
174
guerre, puisque déjà, dans la loi des 8-10 juillet 179118, le motif justificatif de
l’état de siège était le fait que des places ou des postes « sont en état de guerre »,
autrement dit en cas d’« investissement d’une place par l’ennemi ». Toutefois,
c’est dès la Révolution française que l’état de siège fut envisagé comme dispo-
sitif applicable également en cas de « péril intérieur ». La Constitution du
14 septembre 1791 le prévoit « si des troubles agitent tout un département ».
La loi du 16 fructidor an V (2 septembre 1797) prévoit à son tour la faculté
de mettre en œuvre l’« état de guerre » dans « les communes de l’intérieur de
la République » et l’« état de siège » en cas d’investissement des communes
« par des troupes ennemies ou des rebelles ». La Constitution de 1799 n’utilise
pas le concept mais prévoit que « la loi peut suspendre, dans les lieux et pour
le temps qu’elle détermine, l’empire de la Constitution », dans le cas « de révolte
armée, ou de troubles qui menacent la sûreté de l’État ». En 180219, il est dit
seulement que « le Sénat déclare, quand les circonstances l’exigent, des départe-
ments hors de la Constitution ». Cette « sortie de la Constitution » de certains
départements, que les contemporains analysaient comme équivalente d’un
état de siège, pouvait donc être déterminée par des circonstances extérieures
ou intérieures.
Entre la loi du 9 août 1849 relative à l’état de siège et celle du 3 avril
1878 sur le même objet, le dispositif de l’état de siège ne pouvait être mis en
œuvre qu’« en cas de péril imminent pour la sécurité intérieure ou extérieure ». 175
C’est donc sur cette base que l’état de siège avait pu être appliqué en 1870
lors de la guerre franco-allemande, en 1871 lors de la Commune de Paris
et, toujours en 1871, à la faveur de l’insurrection kabyle en Algérie. Depuis
la loi du 3 avril 1878 relative à l’état de siège, ce dispositif ne peut plus être
mis en œuvre qu’« en cas de péril imminent, résultant d’une guerre étrangère ou
d’une insurrection armée »20. C’est sous l’empire de cette rédaction que l’état
de siège avait pu être appliqué en 1879, en 1914 dans le cadre de la Première
Guerre mondiale et en 1939 dans le cadre de la Seconde Guerre mondiale.
La définition légale des motifs justificatifs de l’état de siège appelle deux
observations. En premier lieu, l’élément de stabilité de cette définition – le
concept de « péril imminent » – est supposé être sa composante subjective,
puisque la nature et l’imminence du péril en question relèvent théorique-
ment de l’appréciation des pouvoirs publics21. En deuxième lieu, le fait même
que la deuxième composante de ce motif ait changé entre 1849 et 1878
18 Loi des 8-10 juillet 1791 concernant la conservation et le classement des places de guerre et postes
militaires, la police des fortifications et autres objets y relatifs. Ce texte est souvent désigné comme
étant le « décret de 1791 » ou la « loi du 10 juillet 1791 ».
19 Senatus consulte du 16 thermidor an X (4 août 1802).
20 Article L. 2121-1 du Code de la défense.
21 Sur la possibilité pour les juges de se prononcer sur un décret de déclenchement de l’état de siège,
voir notre conclusion.
montre qu’elle est tout sauf objective : d’une part, en 1849, il est question
de la « sécurité intérieure ou extérieure » alors que depuis 1878, il est question
d’une « guerre étrangère » ou d’une « insurrection armée » ; d’autre part, en
1849, c’est la « sécurité intérieure ou extérieure » qui doit être l’objet du « péril
imminent » alors qu’en 1878, la « guerre étrangère » ou l’« insurrection armée »
doit être la cause du « péril imminent ». Or, et en toute hypothèse, chacun
des syntagmes de la définition légale de l’état de siège – « sécurité intérieure
ou extérieure » en 1849, « guerre étrangère », « insurrection armée » en 1878 –
peut se prêter à des interprétations plus ou moins extensives. Au demeurant,
la distinction entre « sécurité intérieure » et « sécurité extérieure » de la loi de
1849 ne « colle » pas complètement au lexique contemporain des pouvoirs
publics français, puisque s’il existe bien un « code de la sécurité intérieure »,
il est symétrique d’un « code de la défense » désigné ainsi par évitement du
concept de « sécurité extérieure » (et même de celui de « sécurité nationale »
qui figure néanmoins dans le Code de la défense22). Quant aux références
contemporaines à la « guerre étrangère » et à l’« insurrection armée », elles
perpétuent l’ancienne distinction entre la « guerre étrangère » et la « guerre
civile » alors que ces concepts sont concurrencés de nos jours par ceux de
« conflit armé international » (CAI) ou de « conflit armé non international »
(CANI), qui sont plus englobants des différentes formes contemporaines de
176 violences politiques commises avec des armes. Pour ainsi dire, la question se
pose de savoir si le dispositif de l’état de siège est susceptible d’être appliqué
dans la période contemporaine, par exemple, en cas de conflit armé interna-
tional engageant la France mais non précédé d’une déclaration de guerre en
bonne et due forme23.
que se fixent les critiques, qui sont à peu près les mêmes depuis toujours,
même si en 1955 les deux hypothèses ont pu être critiquées.
À l’Assemblée nationale, le 31 mars 1955, c’est au député Albert Maton
qu’il revint de dire en particulier pourquoi le motif tiré du « péril imminent
résultant d’atteintes graves à l’ordre public » était problématique pour les
adversaires du texte :
L’article 1er [du projet de loi] tend à déterminer les circonstances
dans lesquelles l’état d’urgence pourra être appliqué.
Chacun conviendra que cette détermination est extrêmement
vague et élastique. La notion d’atteintes graves à l’ordre public ou
d’événements présentant par leur nature un caractère de calamité
publique est vraiment trop générale et donnerait à l’état d’urgence
un champ d’application indéfini, ce qui pourrait entraîner des
conséquences dont la gravité ne doit pas nous échapper.
Une telle disposition légale permettrait à une majorité parle-
mentaire et à un gouvernement de se livrer aux pires aventures
anticonstitutionnelles et antirépublicaines. Elle leur donnerait les
moyens légaux de se livrer aux pires agressions contre le fonction-
nement de la machine républicaine […].24
1955. Les arguments développés par les députés et par les sénateurs devant
le Conseil constitutionnel contre la loi du 25 janvier 1985 qui a prorogé
au-delà de douze jours, du 27 janvier au 30 juin 1985, l’application de ce
régime26, étaient de toute autre nature. L’argument principal était purement
formel : il s’agissait en substance de dire que la loi « ne peut porter d’atteintes,
même exceptionnelles et temporaires, aux libertés constitutionnelles que dans les
cas prévus par la Constitution », et que « la Constitution prévoit exclusivement
l’état de siège »27. In fine, il s’agissait de dire que la Constitution de 1958
avait implicitement abrogé la loi de 1955, un argument rejeté par le Conseil
constitutionnel28 comme par le Conseil d’État.
En 2005, lors des violences urbaines qui ont frappé certaines banlieues
françaises, la contestation juridique de la mise en œuvre de l’état d’urgence
comprenait un argument relatif à la question de savoir si les événements en
cause correspondaient aux motifs justificatifs de l’état d’urgence prévus par
la loi de 1955. Afin d’obtenir l’annulation des décrets du 8 novembre 2005
mettant en œuvre l’état d’urgence et définissant sa portée, il fut ainsi soutenu
devant le Conseil d’État que la pratique constante depuis la loi de 1955 a été
de limiter la mise en œuvre de l’état d’urgence à des situations de guerre civile
ou à des tentatives de coup d’État, et qu’à aucun moment ce régime d’excep-
tion n’avait été appliqué à des situations de violence urbaine. Cette lecture
178 historiciste de la justification légale de l’état d’urgence n’avait cependant pas
convaincu les juges. Pas plus qu’ils n’avaient été convaincus par l’argument
formel de l’abrogation implicite de la loi de 1955 par la Constitution de
1958 ou par l’argument substantiel de l’incompatibilité des restrictions aux
libertés prévues par la loi de 1955 avec la Convention européenne des droits
de l’homme29. En 2015, après les attentats de Paris, certains opposants à
l’état d’urgence mobilisèrent les mêmes registres d’argumentation : une argu-
mentation historiciste destinée à faire valoir que des attentats comme ceux
du 13 novembre 2015 ne correspondaient pas au « péril imminent résultant
d’atteintes graves à l’ordre public » prévu par la loi de 1955 ; une argumenta-
tion substantialiste sur la conformité à la Constitution ou à la Convention
européenne des droits de l’homme des mesures prises dans le cadre de l’état
d’urgence.
26 L’état d’urgence décidé en Nouvelle-Calédonie le 12 janvier 1985 l’avait été par le Haut-Commis-
saire de la République en application d’un texte spécial donnant à ce « préfet » le pouvoir d’appliquer
le dispositif de la loi de 1955.
27 Saisine de soixante députés et de soixante sénateurs par le Conseil constitutionnel contre la loi rela-
tive à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances.
28 Cons. const., no 85-187 DC, 25 janvier 1985, Loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et
dépendances, Recueil, p. 43.
29 CE, ordonnance de référé du 14 novembre 2005, M. Rolin, Recueil Lebon, 499 ; AJDA, 2006. 501,
note Philippe CHRESTIA ; BJCL, 11/05, p. 754, obs. J.-C. B.
30 Nous écrivons sic parce que cette phrase comprend une faute de grammaire : le verbe menacer aurait
dû être au féminin.
31 Décision du 23 avril 1961 portant application de l’article 16. Le général De Gaulle s’était néanmoins
justifié dans un célèbre discours radiotélévisé du 23 avril 1961.
D. Observations complémentaires
Les trois régimes français d’état d’exception, les deux régimes constitu-
tionnels et le régime législatif, définissent chacun par des standards juri-
diques, les circonstances de sa propre application, la notion de standards
désignant des « notions à contenu indéterminé » ou « une certaine catégorie
d’expressions normatives caractérisées par l’absence de toute prédétermination et
l’impossibilité de les appliquer sans procéder au préalable à une appréciation ou
à une évaluation, c’est-à-dire en plaçant le fait auquel on les rapporte sur une
échelle des valeurs (étalonnage) »34. Les standards juridiques se voient recon-
naître en général un inconvénient et un avantage que l’on peut vérifier en
matière de déclenchement d’états d’exception. Leur inconvénient est que
leur contenu indéterminé constitue une source d’insécurité juridique, un
facteur d’imprévisibilité du droit. Dans l’autre sens, leur avantage consiste
dans le fait que leur contenu indéterminé permet et favorise une adaptabilité
constante du droit aux évolutions et aux situations politiques, économiques
et sociales.
Une question se pose à propos des motifs formels de déclenchement des
trois dispositifs français d’état d’exception. Il s’agit de savoir s’il est possible
aux juristes de définir ces motifs d’une manière qui soit absolument objec-
tive. La réponse est ici négative, compte tenu de la très grande diversité maté-
rielle des situations de crise susceptibles de se présenter. De fait, il n’y a aucun
État au monde qui peut prétendre avoir défini les motifs de déclenchement
de ses dispositifs de crise d’une manière absolument objective35, l’une des
conséquences de cette quasi-impossibilité étant l’autolimitation des juges
dans leur contrôle de la validité substantielle du déclenchement de l’état
d’exception. Ce qui est en revanche particulièrement caractéristique de la
France c’est le fait que les motifs justificatifs de ses trois dispositifs de crise se
recoupent considérablement. Aussi, la décision de choisir l’un ou l’autre de
ces dispositifs peut dépendre tout à la fois de la nature des événements, de la 181
nature des décisions envisagées par le pouvoir exécutif, et des conséquences
politiques susceptibles d’être induites par le choix de l’un ou de l’autre. En
1955 par exemple, l’invention et l’application du dispositif de l’état d’ur-
gence fut une manière d’éviter la proclamation de l’état de siège36, aussi bien
pour des raisons « opérationnelles » (la suffisance alléguée de mesures non-
militaires) que politiques (le refus de concéder aux nationalistes algériens une
qualification de militaires, le refus de légitimer la qualification de la guerre
d’Algérie comme « guerre d’indépendance »)37. Et, en 1961, l’état d’urgence
38 Sur les détails de cette articulation, voir les précisions données par Olivier GOHIN, art. cit. (n. 8),
p. 326.
39 Sur ce principe, voir l’avant-propos du présent volume.
40 Ordonnance du 27 janvier 2016, Ligue des droits de l’homme et autres, no 396220.
41 Ibid.
42 « Assertions » n’a pas ici un sens péjoratif. Il s’agit simplement de dire que, devant les annonces
régulières en 2016 par le gouvernement d’actes terroristes déjoués, on n’a le choix qu’entre deux
croyances : la croyance en la sincérité du gouvernement ou la croyance en son insincérité et en sa
volonté de « faire peur » pour justifier « l’État policier ».
43 Voir les Annexes 4 et 7 du présent volume.
44 Il est vrai que Le Monde avait quelque peu « survendu » l’interview toute en nuance de Jean-Marc
Sauvé, en la titrant : « Jean-Marc Sauvé : ‘L’état d’urgence ne peut être renouvelé indéfiniment’ » (Le
Monde, 18 novembre 2016).
45 Cet avis est reproduit en Annexe 8 du présent volume.
ont exercé en vertu des articles 15-1 de la Convention européenne des droits de
l’homme et 4-1 du Pacte international sur les droits civils et politiques »46.
54 Cet aspect de la réserve française se prête depuis lors à des débats doctrinaux sur sa compatibilité avec
l’interdiction de réserves de caractère général posées par l’article 64 § 1er ancien (art. 57 § 1er actuel)
de la Convention européenne des droits de l’homme.
55 François MITTERRAND, déclaration faite à l’Agence France-Presse le 2 mars 1993 et citée par
Gilles PARIS, « François Mitterrand propose l’abrogation de l’article 16 », Le Monde, 4 mars 1993).
56 Exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle no 231 portant révision de la Constitution du
4 octobre 1958 et modifiant ses titres VII, VIII, IX et X déposé au Sénat le 11 mars 1993).
57 Georges VEDEL, La Croix, 6 mars 1993.
58 Thierry BRÉHIER, « Le Conseil d’État est opposé à l’abrogation de l’article 16 », Le Monde, 11 mars
1993.
63 Voir en premier lieu les articles L. 131-1 à L. 131-6 du Code de la sécurité intérieure.
64 Article L. 2121-7 du Code de la défense.
de 1870 et des révélations par la presse à l’ennemi des positions des 12e
et 13e corps d’armée du maréchal de Mac-Mahon. Aussi, pendant la
Première Guerre mondiale, l’armée avait préféré obtenir du gouverne-
ment et du parlement une loi pénale spéciale de censure : la loi du 5 août
1914 sur les indiscrétions de la presse en temps de guerre65 interdisait, à
peine d’un emprisonnement de un à cinq ans et d’une amende de 1 000 à
5 000 francs, la publication d’informations et de renseignements « autres
que ceux qui seraient communiqués par le Gouvernement ou le comman-
dement, sur les points suivants : ‒ les mouvements des troupes ‒ les pertes
militaires ‒ les effectifs ‒ les renseignements stratégiques », et plus générale-
ment la publication d’informations ou articles « concernant les opérations
militaires ou diplomatiques de nature à favoriser l’ennemi et à exercer une
influence fâcheuse sur l’esprit de l’armée et des populations ».
Dans la très grande multiplicité des opinions de toutes origines (élus poli-
tiques, juristes, universitaires, journalistes, citoyens) produites depuis 1955 à
la faveur de chaque application de l’état d’urgence, trois écoles peuvent être
distinguées à propos des pouvoirs de crise caractéristiques de l’état d’urgence.
Les uns acceptent ces pouvoirs « sans états d’âme ». Une deuxième catégorie
d’opinions veut pouvoir apprécier au cas par cas la mise en œuvre de l’état
d’urgence. Il y a enfin ceux qui rejettent le principe même de tels pouvoirs.
La dernière catégorie, celle des adversaires du principe même de la loi de
1955, est intéressante parce qu’elle a pu être partagée entre deux courants
dont un seul a survécu à l’histoire de la loi. Ce courant est celui de ceux pour
qui la combinaison entre la police administrative « ordinaire » (police des
réunions, police des manifestations et des rassemblements, police des circu-
lations, etc.) et la procédure pénale (pour ainsi dire les procureurs de la Répu-
blique en général et le parquet antiterroriste de Paris depuis les années 1980
en particulier), permet de gérer les événements qui sont susceptibles d’entrer
dans le champ d’application de l’état d’urgence69. Le courant critique des
pouvoirs d’état d’urgence dont on ne trouve plus d’écho en 2016 est celui
190 qui consistait à soutenir que ce dispositif est plus attentatoire aux libertés que
le dispositif de l’état de siège. Et, parmi les nombreuses raisons avancées à
l’appui de cette thèse, il y avait celle consistant à dire que le pouvoir accordé
au ministre de l’Intérieur d’ordonner des assignations administratives à rési-
dence « conduirait inévitablement, sous une forme ou une autre, qu’on l’avoue
ou qu’on ne l’avoue pas, à l’institution de camps de concentration, ne serait-
ce que pour faciliter la surveillance, la nourriture et le logement des gens qui
seraient déplacés »70.
69 Pouria AMIRSHAHI (député socialiste), « Pourquoi je voterai contre la prolongation à 3 mois d’un
état d’urgence », Lemonde.fr, 19 novembre 2015.
70 Louis VALLON (député), Assemblée nationale, 1re séance du 31 mars 1955, compte-rendu intégral,
p. 2161.
71 Source du tableau : Jean-Jacques URVOAS, Rapport au nom de la commission des lois de l’Assemblée
nationale sur le projet de loi, Assemblée nationale, document no 3237, 19 novembre 2015, p. 52.
2. « Renforcement » du dispositif
par la loi du 20 novembre 2015
192 Entre autres apports restrictifs des libertés de la loi du 20 novembre 2015,
il y avait :
− la faculté pour les forces publiques de sécurité pratiquant des perqui-
sitions administratives d’état d’urgence d’accéder aux terminaux
informatiques trouvés sur les lieux de la perquisition et de stocker les
données recueillies à cette occasion. Cette « adaptation » des perquisi-
tions administratives à « l’évolution des technologies » a été invalidée
par le Conseil constitutionnel le 19 février 2016. Après avoir consi-
déré que la copie de données informatiques pendant une perquisi-
tion administrative d’état d’urgence était « assimilable à une saisie »,
le Conseil constitutionnel constata que « ni cette saisie ni l’exploita-
tion des données ainsi collectées ne sont autorisées par un juge, y compris
lorsque l’occupant du lieu perquisitionné ou le propriétaire des données
s’y oppose et alors même qu’aucune infraction n’est constatée » et qu’« au
demeurant peuvent être copiées des données dépourvues de lien avec la
personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et
l’ordre publics ayant fréquenté le lieu où a été ordonnée la perquisition ».
Par conséquent, a conclu le Conseil constitutionnel, la restriction au
droit au respect de la vie privée des personnes prévue par la nouvelle
loi était contraire à la Constitution72 ;
73 Dans un sens plus libéral, il a également été prévu que cette restriction à la liberté des personnes
pouvait s’appliquer à temps partiel à raison de huit heures par jour afin de permettre à l’intéressé de
pouvoir exercer son activité professionnelle. Une nouvelle modification du régime des assignations
administratives à résidence fut décidée par la loi du 19 décembre 2016 portant prorogation de l’état
d’urgence (voir infra). Sur les assignations à résidence en état d’urgence, voir les développements de
Raphaël MAUREL dans le présent volume.
74 L’article L. 212-1 du Code de la sécurité intérieure a codifié la célèbre loi du 10 janvier 1936 « sur
les groupes de combat et les milices privées », qui a connu des modifications successives. Cet article
permet donc au président de la République de dissoudre, par décret en Conseil des ministres, une
association ou un « groupement de fait » (autrement dit une association non déclarée aux pouvoirs
publics) : 1o Qui provoquent à des manifestations armées dans la rue ; 2o Ou qui présentent, par leur
forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de combat ou de milices privées ; 3o Ou
qui ont pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou d’attenter par la force à la
forme républicaine du gouvernement ; 4o Ou dont l’activité tend à faire échec aux mesures concer-
nant le rétablissement de la légalité républicaine ; 5o Ou qui ont pour but soit de rassembler des
individus ayant fait l’objet de condamnation du chef de collaboration avec l’ennemi, soit d’exalter
cette collaboration ; 6o Ou qui, soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers
une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur
non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des
idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ;
7o Ou qui se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de
provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger.
75 Cette disposition a souvent été justifiée par la nécessité de donner au gouvernement le moyen juri-
dique de dissoudre rapidement certaines mosquées.
3. « Libéralisation » du dispositif
par la loi du 20 novembre 2015
En 2015, le législateur a prétendu aller dans le sens du libéralisme avec
principalement six innovations juridiques :
− désormais, l’Assemblée nationale et le Sénat « sont informés sans délai
des mesures prises par le gouvernement pendant l’état d’urgence. Ils
peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du
contrôle et de l’évaluation de ces mesures » ;
− les perquisitions administratives d’état d’urgence ne doivent être déci-
dées que « lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser » que le lieu
perquisitionné « est fréquenté par une personne dont le comportement
constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». Ce qui semblait
être une évidence était désormais précisé dans la loi ;
− les perquisitions administratives d’état d’urgence ne pouvaient pas
avoir lieu « dans un lieu affecté à l’exercice d’un mandat parlementaire
ou à l’activité professionnelle des avocats, des magistrats ou des jour-
nalistes ». Autrement dit, pendant l’état d’urgence, seules des perqui-
sitions judiciaires pouvaient être diligentées dans ce type de lieux dans
76 La loi du 18 novembre 2015 a codifié ainsi une pratique d’autant plus établie qu’il revient au procu-
reur de la République de donner des suites judiciaires en cas de découverte d’indices d’infractions
pénales.
77 L’état d’urgence fut déclaré par le décret no 2015-1475 du 14 novembre 2015 portant application de
la loi no 55-385 du 3 avril 1955 et le décret no 2015-1493 du 18 novembre 2015 portant applica-
tion outre-mer de la loi no 55-385 du 3 avril 1955 et prorogé par les lois du 20 novembre 2015, du
19 février 2016 et du 20 mai 2016.
78 « Au cours des dernières semaines, la réorientation de la stratégie de l’organisation terroriste Daech constitue
un élément de contexte nouveau. Celle-ci a été affaiblie dans sa zone d’influence syro-irakienne, à la suite
des opérations militaires ayant permis, notamment, la reprise particulièrement symbolique de la ville de
Fallouja. L’organisation Daech a ainsi perdu, au cours de la période récente, une part significative du
territoire qu’elle contrôlait. Cette évolution de la situation, conjuguée à la perte d’une part significative
de ses combattants, amène l’organisation à redoubler ses frappes à l’étranger pour prouver que sa capacité
destructrice reste réelle malgré cet affaiblissement. Cette évolution de la donne stratégique renforce l’inten-
sité de la menace terroriste sur notre territoire » (exposé des motifs).
79 Décision no 2016-536 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme.
80 Ces règles relatives à la lutte contre le terrorisme se rapportent aux modalités d’aménagement de
peine des personnes condamnées pour terrorisme, au régime de vidéosurveillance dans les cellules
des établissements pénitentiaires notamment pour les personnes en détention provisoire, à l’aug-
mentation de la durée maximale d’assignation à résidence pour les personnes de retour d’un théâtre
d’opérations à l’étranger de groupements terroristes, à l’augmentation du quantum des peines appli-
cables aux crimes terroristes, à l’allongement des délais de détention provisoire pour les mineurs mis
en cause dans des procédures terroristes, à la rétention de sûreté et surveillance de sûreté pour les
personnes condamnées pour terrorisme, à l’automaticité de la peine complémentaire d’interdiction
du territoire français pour les condamnés terroristes étrangers, à l’assouplissement des conditions
d’autorisation de l’armement des policiers municipaux…
85 Ce juge statue en urgence dans un délai de 48 heures à compter de sa saisine, sa décision d’accorder
ou non l’autorisation demandée étant rendue, « au vu des éléments révélés par la perquisition », à
la lumière de la régularité de la procédure de saisie et de la question de savoir si les éléments en
cause sont relatifs à la menace que constitue pour la sécurité et l’ordre publics le comportement
de la personne concernée. Voir à ce propos l’ordonnance rendue par le Conseil d’État le 5 août
2016 (ministère de l’intérieur, no 402139).
86 Cons. const., no 2016-600 QPC, M. Raïme A. [Perquisitions administratives dans le cadre de l’état
d’urgence III].
87 Ibid.
son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public pourra
être reprise ».
Suggérée au gouvernement par le Conseil d’État dans son avis du
8 décembre 201688, cette proposition a néanmoins été amendée par le parle-
ment à l’initiative de l’Assemblée nationale, la limite maximale d’une durée
ininterrompue d’assignation à résidence en état d’urgence étant arrêtée à
douze mois. La loi du 19 décembre 2016, toujours à l’initiative de l’Assem-
blée nationale, se voulut même plus précise que le texte gouvernemental
puisque :
− il est dit d’abord que « la décision d’assignation à résidence d’une
personne doit être renouvelée à l’issue d’une période de prorogation de
l’état d’urgence pour continuer de produire ses effets » ;
− et, ensuite seulement, que c’est « à compter de la déclaration de l’état
d’urgence et pour toute sa durée, [qu’]une même personne ne peut être
assignée à résidence pour une durée totale équivalant à plus de douze
mois ».
L’intérêt de cette rédaction était notamment de faire apparaître que l’ap-
préciation de cette durée de douze mois se ferait de manière cumulative au
sein d’un état d’urgence alors que si cette appréciation devait être « consé-
cutive », une interruption de l’assignation à résidence, « fût-ce pour quelques
jours », aurait fait recommencer le délai de douze mois. 199
Une soupape de dépassement de ce délai de douze mois a néanmoins été
prévue par le parlement en décembre 2016, puisque la nouvelle loi a prévu
que le ministre de l’Intérieur puisse demander au juge des référés du Conseil
d’État l’autorisation de prolonger une assignation à résidence au-delà de
ces douze mois, cette prolongation autorisée en urgence par le juge devant
être décidée par lui « au vu des éléments produits par l’autorité administra-
tive faisant apparaître les raisons sérieuses de penser que le comportement de la
personne continue à constituer une menace pour la sécurité et l’ordre publics »
et sans pouvoir excéder une durée de trois mois89. Le fait que le juge soit
ainsi co-décideur en matière d’assignation à résidence (et pas simplement
son contrôleur ex post) a pu contrarier certains parlementaires. « La procédure
est inhabituelle, convint le Gouvernement, et […] le fait que cette autorisation
soit demandée au juge administratif ne peut être lié, je le dis avec force, qu’au
caractère exceptionnel de l’état d’urgence »90.
7. Proportionnalité matérielle
de l’état d’urgence de 2015-2017
La difficulté pour un tiers impartial (juge, législateur, doctrine libérale)
de jauger de la « stricte utilité » des mesures prises en état d’exception a été
figurée en 2015-2017 avec l’état d’urgence. Trois types de discours relatifs
à la « proportionnalité matérielle » des mesures d’exception alors décidées
ont été produits par différents acteurs du débat public et/ou de la décision
publique. Premier type de discours : « L’état d’urgence ne sert à rien pour lutter
contre le terrorisme »93. Deuxième type de discours, « L’état d’urgence ne sert
plus à rien ». Parmi de très nombreuses références, celle de Laurent Borredon,
journaliste au Monde :
[…] Le gouvernement utilise, cyniquement, la méconnaissance
par le grand public du contenu réel des mesures prévues par l’état
d’urgence pour le justifier. Ainsi Manuel Valls assure que sa future 201
93 Voir par exemple : Serge CORONADO (député Europe Écologie Les Verts des français établis en
Amérique latine et aux Caraïbes), « Nul besoin d’état d’urgence pour lutter contre les terroristes »,
Lefuffingtonpost.fr, 19 novembre 2015 ; Gilbert COLLARD (député Front national du Gard),
« L’état d’urgence ne sert à rien », entretien avec Nicolas BEYTOUT, lopinion.fr, 19 mai 2016. Voir
également de Paul CASSIA, Contre l’état d’urgence, Paris, Dalloz, 2016 (ainsi que les tribunes de
celui-ci sur mediapart.fr).
94 « L’Observatoire de l’état d’urgence fait ses adieux (avec retard) », delinquance.blog.lemonde.fr,
20 novembre 2016.
95 Rapport no 220 (2016-2017) de M. Michel MERCIER, fait au nom de la Commission des lois,
déposé le 14 décembre 2016, p. 25-26. « (* 32) Ce chiffre de 19 procédures devant être rapporté
aux 221 procédures ouvertes par la section depuis le 14 novembre 2015 sur le fondement d’association
de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste en lien avec le contentieux irako-syrien » −
« (** 33) Ce dont votre rapporteur doute pour cette deuxième catégorie de mesures, peu utilisée, et qui n’a
pas concerné des individus en lien avec des filières terroristes d’inspiration djihadiste ».
96 « L’Observatoire de l’état d’urgence fait ses adieux (avec retard) », delinquance.blog.lemonde.fr,
20 novembre 2016.
97 De notre compilation personnelle de plus de deux cents articles publiés sur l’état d’urgence entre
le 14 novembre 2015 et le 31 décembre 2016, il nous est apparu que le scepticisme vis-à-vis de
l’« efficacité antiterroriste » de l’état d’urgence était plutôt caractéristique de publications dites de
gauche ou de centre gauche : Le Monde, Libération, Politis, Le Monde diplomatique, Mediapart, Le
Canard enchaîné.
L’honnêteté oblige à dire que, pour notre part, deux considérations nous ont
fait être circonspects à notre tour vis-à-vis de ces discours. Il s’agit d’abord de
leur mobilisation quelque peu emphatique de « témoignages » de « policiers
de terrain », en fait de la police judiciaire « de droit commun » plutôt que
de la police judiciaire antiterroriste. L’article précité du Canard enchaîné du
7 décembre 2016 était très caractéristique de ce biais, et les différents articles
publiés sur le « pôle antiterroriste » du tribunal de grande instance de Paris
(parquetiers ou juges d’instruction) nous ont plutôt frappé par l’extrême
scrupule des magistrats concernés à respecter le secret des procédures sans
démentir l’idée que l’état d’urgence les « aidait » particulièrement98. Surtout,
en plus d’un an d’état d’urgence, nous n’avons trouvé aucune publication de
presse ou reportage audiovisuel sur les utilisations de l’état d’urgence par le
« renseignement », ce alors que ces utilisations ont été confessés à la représen-
tation nationale par le directeur général de la sécurité intérieure (DGSI)99.
98 Voir par exemple l’instructif dossier signé dans Aujourd’hui/Le Parisien du 16 novembre 2016 par
Timothée BOUTRY et Éric PELLETIER : « Attentats. Au cœur de l’antiterrorisme ».
99 Voir infra le chapitre 8 relatif aux perquisitions administratives d’état d’urgence. Nous ne disons
certes pas que ces utilisations ne sont pas un « détournement de la loi » de 1955. Nous nous en tenons
ici à la question de l’« efficacité » antiterroriste (alléguée par le gouvernement mais contestée par
beaucoup) de l’état d’urgence initié en 2015.
100 M. Jean-Éric Callon par exemple, dans les colonnes du Monde, assura que cette révision était
« urgente » et que toute objection à la nécessité ou à l’urgence de cette révision n’étaient qu’« ergo-
tage » (Jean-Éric CALLON, « Oui, il faut réviser la Constitution », Le Monde, 7 décembre 2015).
Sur ces « ergotages », voir les Annexes 2 et 3 du présent volume.
101 Certaines constitutions (Pologne, Roumanie, Lituanie…) interdisent d’ailleurs de modifier la
Constitution durant un état d’exception. L’article 89 de la Constitution de la Ve République pour
sa part n’interdit la révision constitutionnelle que « lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du terri-
toire », et sans référence particulière aux dispositifs d’état d’exception. Au demeurant, l’interdiction
posée par l’article 89 de la Constitution ne vaut en principe que pour les révisions constitution-
nelles menées selon cette procédure et pas pour celles qui sont menées suivant la procédure de
l’article 11.
102 http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/074000697.pdf.
103 Loi constitutionnelle no 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la
Ve République.
104 Consécration constitutionnelle de l’égalité professionnelle entre hommes et femmes, précision de
la portée de la liberté des partis politiques, encadrement des pouvoirs exceptionnels de crise du
président de la République, création de la question prioritaire de constitutionnalité, création du
Défenseur des droits, etc.
105 Voir en Annexe 5 du présent volume, l’avis du Conseil d’État (11 décembre 2015) sur le projet de
révision constitutionnelle.
libertés pourront non seulement être intégralement maintenues mais aussi éten-
dues grâce à de nouvelles ‘mesures générales’ »108. Le gouvernement s’est rangé à
ces objections et a renoncé finalement à une idée qui ne figura finalement pas
dans le projet de loi constitutionnelle soumis au parlement.
Le troisième silence du projet de révision constitutionnelle a porté sur
les contrôles de l’application de l’état d’urgence. L’explication de ce silence
est quelque peu prosaïque : le gouvernement n’a pas trouvé d’idées réfor-
mistes et innovantes en la matière qui doivent absolument faire l’objet d’une
ou de plusieurs dispositions spécifiques dans la Constitution. Pour cause, le
système français de contrôle des dispositifs d’état d’exception était formelle-
ment moins lacunaire en 2015 qu’il ne pouvait l’être un demi-siècle plus tôt.
108 H. L., « Les acrobaties de l’état d’urgence », Le Canard enchaîné, 9 décembre 2015.
109 Article 34-1 de la Constitution.
110 Création d’un comité de suivi de l’état d’urgence au Sénat, veille de la Commission des lois de
l’Assemblée nationale, questions parlementaires, auditions de responsables politiques, de hauts
responsables de la police et de la gendarmerie, d’experts et de défenseurs des libertés (voir par
exemple : Dominique RAIMBOURG et Jean-Dominique POISSON, Rapport du 25 mai 2016
au nom de la commission des lois sur le contrôle parlementaire de l’état d’urgence, Assemblée nationale,
document parlementaire no 3784).
111 Entre autres raisons de cette appropriation, il y a la conscience des décideurs publics de la difficulté
particulière du travail policier ou militaire, leur prise en compte de ce que les Français ont un
rapport équivoque vis-à-vis de la police nationale et de l’armée.
112 Cass., Geoffroy c. ministère public, 30 juin 1832, Recueil Dalloz, p. 265-274.
113 CE, Ass., 23 octobre 1953, Sieur Huckel, Rec., 452.
114 Voir par exemple, à propos des assignations à résidence dans le cadre de l’état d’urgence : Cons.
const., no 2015-527 QPC, 22 décembre 2015, M. Cédric D., JO, 26 décembre 2015, p. 24084.
115 Ce postulat était très caractéristique de la tribune anonyme publiée le 29 décembre 2015 sur
le site d’information en ligne Mediapart par « une dizaine de juges administratifs ». « Lorsque
la loi, écrivaient ces juges anonymes, comme c’est le cas de celle portant application de l’état d’ur-
gence, instaure un état d’exception dont la nature est d’éclipser des pans entiers de l’ordre constitu-
tionnel normal et permet de déroger à nos principaux engagements internationaux, en particulier la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le pouvoir
du juge est limité : il doit seulement vérifier si les mesures exceptionnelles autorisées par l’état
d’urgence pouvaient être prises à l’encontre des personnes concernées. Ce pouvoir, les sept ordon-
nances rendues le 11 décembre 2015 par le Conseil d’État ne l’ont pas, à notre sens, suffisamment
renforcé ». Source : https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/291215/
etat-d-urgence-des-juges-administratifs-appellent-la-prudence.
116 C’est dans cette dernière mesure que la tradition académique française se partage entre ceux qui
sont convaincus de ce que le Conseil d’État a été « gardien des libertés » et ceux qui sont convaincus
de ce que le Conseil d’État a plutôt été accommodant avec les refus du libéralisme.
ceux de la légalité ordinaire. Pour ainsi dire, les juges eux-mêmes doivent
décider à l’aune d’autres standards que ceux qu’ils éprouvent en légalité
ordinaire. Et ils sont supposés le faire en gardant à l’esprit que l’état d’ex-
ception aiguise particulièrement la « demande de sécurité » des citoyens
(ou excite particulièrement leur « sentiment d’insécurité », ça dépend du
point de vue où l’on se place). L’autolimitation des juges en période d’ex-
ception – que leur langage traduit de nombreuses manières117 − a donc
quelque chose d’inévitable. La question devient alors celle-ci : comment
distinguer une autolimitation des juges (celle-ci étant en théorie libérale)
d’une compromission des juges avec le refus du libéralisme ?
210
117 L’« absence d’erreur manifeste d’appréciation » de la part des pouvoirs publics, le « caractère non dérai-
sonnable de la décision litigieuse », etc.