En 1156, le très puissant roi d’Angleterre et duc de Normandie, d’Aquitaine et
autres lieux Henri II Plantagenêt vint à Gisors pour rendre hommage pour ses terres françaises à son suzerain Louis VII, roi de France. Les deux souverains se rendent donc en marche de leurs états respectifs pour réaffirmer, en même temps qu’ils semblent en minimiser la portée, la toute puissance de l’Etat royal dont nul ne peut s’exonérer fut-il tout puissant et bien plus que son suzerain De même lorsque le roi ou le duc convoquent le ban et l’arrière ban de ses fiefs, ils font usage du droit de ban. Le ban, dans notre histoire, est en effet d’abord une juridiction de frontière, liée au droit qu’avait l’autorité de soumettre à leur disposition, y compris par violence, proportionnellement au revenu et à la qualité de chaque fief, ceux qui étaient capables de se ranger sous une bannière et l’autorité d’un banneret en constituant ainsi une bande. Tous y accourent sauf au risque d’être « bannis », c'est-à-dire sortis du consensus féodal qui leur assure la sécurité et la protection de leurs suzerains, même si souvent la ruine dues aux dépenses qu’ils engagent, et la mort au combat sont au rendez-vous de la folie conquérante des grands de ce monde.En contrepartie de cette obéissance à la loi du ban, ceux qui refusaient de s’y soumettre ne pouvaient qu’être bannis, soit sortis de la sociabilité, voire en résidence assignée. De petits vavasseurs d’arrière ban résidant aux marches des états ducaux ou royaux seront ainsi entraînés dans des aventures qui leur échappent le plus souvent, pour la plus grande gloire de Dieu et de ses représentants terrestres. Ces métaphores médiévales de l’hommage en marche et de la convocation du ban dans un contexte féodal nous semble exprimer la relation Centre / Marges. Ils ont perduré d’une époque à l’autre si l’on songe à la convocation par nos sociétés républicaines des africains et autres kabyles de nos colonies, (de nos marches) lors des deux dernières guerres mondiales. J’ai toujours été surpris de constater à quel point cela semblait couler de source, les habitants des marches intériorisant de façon quasi mécanique les impératifs du centre. Il faut donc que l’impératif de centralité soit bien fort pour qu’à la marge, en périphérie, on l’ait à ce point intériorisé. Il est plus que jamais d’actualité. Mais ne commence-t-il pas à s'effriter, ce dont témoigneraient les événements que nous vivons ces jours-ci? Il en va de même dans le corps social contemporain et la langue offre, si on veut bien se donner la peine de l’interroger dans la richesse des significations qu’elle produit, la clef de compréhension de moult problème social ou culturel. Ainsi en va-t-il de l’appellation commune « jeunes des banlieues » qui définit à la fois un territoire vécu réellement et un territoire imaginaire marqué par une culture collective de l’enfermement. On conviendra que cette acception du terme est bien représentative du territoire vécu aujourd’hui par nombre des jeunes de nos banlieues. Car la banlieue désigne bien au niveau de notre imaginaire social et ce territoire du ban et sa juridiction. Ils sont aujourd’hui vécus sur un plan symbolique d’une façon exacerbée par la jeunesse, et, dans la mesure où la convocation au service de l’intérêt collectif ne s’y exerce plus, comme celui de l’abandon le plus banal. Ainsi en va-t-il de cette France périphérique dont on ne cesse ces jours-ci de nous décrire l’abandon où l’ont confinée les grands féodaux de la République qui ont simplement nié les liens de dépendance et de contre dépendance qui sont le propre du lien social. Mauss aurait parlé de don et de contre don, et sur les ronds-points ,les Gilets jaunes ne cessent de dire au monarque républicain) et à son grand vizir): qu’as-tu à me donner quand je te donne mon labeur, ma présence dans les territoires dont peu à peu tu as organisé la désertion, quand agriculteur, j’entretiens une Nature et des paysages que des générations de paysans qui s’appelaient milliers ont su préserver, quand infirmière rurale je suis souvent le seul lien qu’ont désormais des personnes souffrantes, isolées ou fragiles avec la cité, quand travailleur à la cité voisine, je reviens chaque soir dans mon village -souvent devenu lotissement- et que malgré la difficulté de la vie, je participe activement à la vie associative et citoyenne préoccupé que je suis du bien public et de l’être ensemble, ce dont se soucient bien peu les technocrates qui nous gouvernent et ne pensent qu’à s’élever dans le cursus honorum des privilégiés, au mépris de tout sentiment du social, moquant même souvent la solidarité dans les dîners de "ceux qui savent". En même temps que nous décrivons une société marquée par la variabilité et la plurialité de systèmes d’organisation sociale, (Maffesoli, 1985), que l’on a peine à unifier, nombre de communautés locales centres de la vie démocratique, font assaut de créativité pour manifester leur attachement à la chose publique en se rangeant sous un mythe spécifique réel ou inventé, le plus souvent inventé. Tout se passe comme si alors que le social a évolué dans la voie de l’éclatement du corps social désormais constitué de néo tribus », peut-être parce que l’on ne nomme que ce qui n’existe plus, (Maffesoli, 2007), la présence de l’Etat ne cesse de se réaffirmer aux marges, à s’imposer souvent au prix de l’exercice d’une véritable violence pas seulement symbolique, on le voit souvent, mais comme l’ordonnateur absolu de l’être ensemble. A la fin du Moyen Age (14ème -15ème siècles), on construisait semblablement de gigantesques Théâtres en rond à la porte des villes où dans la communion aux spectacles des Mystères médiévaux (Rey Flaud, 1971) s'y réaffirmait l’adhésion de tout un peuple, toutes conditions et origines sociales mêlées, à un corpus doctrinaire et à une organisation sociale partagée que les grandes découvertes, l’ouverture des marchés, l’irruption sur la scène sociale d’une nouvelle classe, celle des marchands, étaient justement en train de battre en brèche. Nous vivons semblable mutation et si le théâtre en rond a été remplacé depuis 50 ans par la télévision qui a produit nombre de conformités à des modèles bien intégrés, les réseaux du digital ouvrent désormais d'autres lucarnes sur l'être ensemble, ils produisent de nouveaux sens, favorisent l'émergence d'une nouvelle conscience post-politique... René Lourau a bien décrit (Lourau, 1978) le fait qu’au moment où la forme étatique passe à l’échelle mondiale, on découvre que l’inconscient, en dernière analyse, c’est l’État que nos idées, nos sentiments, nos émotions sont commandés par lui, que ses désirs sont des ordres, les nôtres ne sont que des réponses obséquieuses à ce qu’il permet, tolère, impose ou interdit. Peut-on analyser l’État ? se demandait René Lourau. Peut-on abolir cette courbure dans la politique instituée marquée par nos représentations, Il est cependant permis de penser aujourd’hui que cette super-institution n’est peut- être pas si invulnérable qu’on l’a longtemps cru. Les institutions sont des réseaux symboliques, constitués comme "bains de sens" pour les agents sociaux. Au niveau des groupes et des classes sociales, cela donne un processus conflictuel entre ce qui est de l'ordre de l'institué et de l'ordre de l'instituant dans chaque institution. Cette lutte entre l'instituant et l'institué reflète la dialectique même de l'imaginaire social qui est à la fois leurrant et créateur, des pouvoirs et de la contestation. Pour Castoriadis (Le Seuil 1975), cela semble être possible, car le comportement des individus inclut une certaine dose d'imprévisibilité, car la véritable raison est que l'humain est force de création : chaque écart par rapport au comportement typique institue de nouvelles façons de se comporter. A une même situation, l'homme peut donner des réponses différentes. Les réponses aux questions que nous nous posons centralement sur le monde et sur l'histoire se situent toujours sur un terrain d'où sont, par construction, exclus l'imaginaire radical comme social-historique et comme imagination radicale, l'indétermination, la création, la temporalité comme auto-altération essentielle. En effet, il n’est pas normal, du point de vue de l’Etat inconscient, (et c’est aussi vrai dans le domaine universitaire) d’accepter ou d’aider le mouvement qui dérange les formes, mais il est normal, sous prétexte de défendre les valeurs républicaines, d’accepter ou d’aider les forces qui figent les rapports sociaux. Rien d’étonnant donc que la vie sociale émigre ailleurs…que les institutions qui depuis la modernité républicaine garantissaient l’être ensemble craquent désormais, les significations imaginaires sociales sur lesquelles elles se fondaient n’étant plus partagées, et non partagées d’abord par le sommet ! Comme l’a écrit Michel Maffesoli (1979), à l’inverse de la pensée héritée, « il y a une noblesse de la masse, faite de cynisme, ou de relativisme par rapport aux valeurs, qui fait fi des impératifs moraux (tout en s’y pliant apparemment) et qui constitue l’élément de la socialité, ce par quoi le collectif prend corps ». Ce collectif multiforme prend désormais corps, il s’est trouvé un symbole, une couleur, entrevoit des modes d’organisations horizontales qui précipiteront notre pays dans le refus d’un modèle dominant désormais périmé, comme le sont les « éléments de langage », que nous assènent à longueur de plateaux télévisés les tenants de la centralité. L’heure de la contestation est venue, revenue ! Où l’institution majeure se figera dans un comportement hautain fondé sur des allants de soi que ses grands-prêtres sont incapables (viscéralement et intellectuellement) de remettre en cause. Alors la violence instituée se donnera libre cours et nous conduira à de nouvelles formes d’un totalitarisme vertical renforcé et cruel, (mais pour combien de temps ?). Ou l’instituant triomphera in fine émergeant de ce magma bouillonnant, qui est aussi une fête, saura s’ancrer sur les doléances de « ceux qui ne sont rien », et nous connaîtrons une nouvelle ère, celle d’une république vraiment décentralisée, d’une République en réseaux, alternative et dont les composantes sauront s’auto organiser. Du fait de "la brèche" qui s’est ouverte, nous sommes très précisément à ce tournant. Georges Bertin.