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Vidal de la Blache Paul. Récents travaux sur la géographie de la France. In: Annales de Géographie, t. 1, n°1, 1892. pp. 32-
52;
doi : https://doi.org/10.3406/geo.1892.18047
https://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1892_num_1_1_18047
II
1. Voir l'.-S. Girard, Mémoire sur le nivellement général de la France et les moyens
de l'exécuter. (Acad. des Sciences, tome VII, 182i.)
-2. On a cru pouvoir conclura de la comparaison entre les résultats de ces deux
nivellements, que le sol de la France avait Mibi, dans l'intervalle, un aifais-cnifiit
augmentant du sud au nord et atteignant jusqu'à 0ш,78 à Lille. (Communication de
M. le colonel Goulicr, dans les Compte rendus de l'Académie des Sciences, t. CVH, p. i'ô\).)
;>. Une cinquième vérification de la méridienne de la France a été faite encore
en 1869.
TRAVAUXSUR LA GÉOGRAPHIE DE LA FRANCE. 35
qu'ils ne s'en sont pas tenus ù ce rôle négatif. La se'rie des ouvrages de.
géographie militaire dus à M. le colonel Mox montre, notamment pour
la France, une interprétation à la fois large et ingénieuse du relief et
des autres circonstances physiques dans leurs rapports avec l'objet
spécial de ces livres1.
C"est beaucoup assurément que de pouvoir coordonner des cotes
d'altitude exactes et discerner ainsi les particularités que des différences
même as>ez médiocres de niveau sont à même d'introduire dans la
physionomie d'une contrée. Mais l'hypsométrie n'est qu'une partie de la
science du relief. Il faut en pénétrer aussi la structure et s'efforcer de
comprendre l'enchaînement qui existe sous l'irrégularité apparente des
accidents du sol. Le géographe ne p<jut se résigner ù rester, devant les
formes variées qui se déroulent à ses yeux, devant la disposition des
vallées et la succession des chaînes dans un système de montagnes,
comme un enfant qui épèle une phrase sans en comprendre le sens.
Dès qu'on aborde ces questions de structure, comme toutes celles
quo soulève l'étude de l'organisme terrestre, on ne tarde pas à
^apercevoir que le présent ne porte pas en lui-même son explication suffisante,
et quo l'état actuel ne peut être compris que comme l'héritage d'un
[tasse'
plus ou moins lointain.
M. de Lapparent montre quelle a été, sur les formes du relief dans
le bassin parisien, l'action de forces qui ne nous apparaissent
aujourd'hui qu'infiniment réduites 2. Dans les accidents topo»raphiqiies
parmi lesquels il nous promène au hasard des lignes de chemins de
fer, il fait voir à l'umvre les denudations puissantes qui ont marqué, les
débuts de la période actuelle. .Modifiant ses effets suivant le degré de
consistance des roches, ici l'érosion s'est concentrée, sur d'étroits couloirs
encadrés entre de raides versants; là, elle s'est acharnée ,-issez
victorieusement pour ne laisser, comme témoins du niveau primitif, «pie des
piliers isolés, ou de minces crêtes, comme celles qui se dressent au
nord et à l'est de Paris. Partout, à travers les formes différentes qui]
résultent des inégalités de l'attaque et de la résistance, l'esprit est
ramené, à la conception île la force mécanique qui a modelé le relief
du >ol.
dependant la denudation n'a pas entièrement effacé sur la surface du
sol les traces des ondulations, « échos de perturbations plus anciennes*
et plus profondes », qui ont affecté le> couches tertiaires du b;i»in. Kn
lisant l'étude, d'un. caractère strictement géologique, que M. (i. Dollfus я
consacrée à. ce.s plissements 3? plus nombreux, qu'on ne supposait, ou
1. Paris Dumainfi.
-. La r/i'uliiyie en chemin de fer. Description géologique du bassin parisien tt des
régions adjacentes. — Pari-, Sávy, 1Я88.
'.). lierlierches sur les ondulations des couches tertiaires dans le bassin parisien; avr-i*
une carte. (Bulletin des services de la carte 'jeoloyiyue, lS'JO.)
36 ANNALES DE GÉOGRAPHIE.
reconnaît qu'il y a outre les synclinaux des plis tertiaires et les vallées
de l'époque, actuelle, non pas une correspondance étroite, mais une
concordance générale. Cela est manifeste pour la vallée de la Somme, et
surtout pour la dépression où la Seine a établi la vallée de .son -cours
moyen et inférieur. Comme le fait remarquer M. Dollfus, les plis de
l'Ile-de-France sont tous plus bas que ceux du Perche et de la Picardie.
Le faisceau qu'ils forment doit être considéré dans son ensemble comme
un .synclinal, relativement aux autres faisceaux qui représentent plutôt
dc> régions antidinales.
Les caractères du relief s'offrent avec une simplicité relative dans le
bassin parisien. 11 n'en est pas de même dans ces régions plissées et
disloquées qu'on appelle des chaînes de montagnes, et dont la formation
est le problème toujours renaissant qu'agitent les écoles géologiques.
Гпе des eho>es que semblent avoir le mieux mises en lumière les
recherches de ces dernières années, est l'intensité d'eJfets par lesquels
>'• marque sur les reliefs de date ancienne le travail des agents de
destruction. Lorsqu'un massif a traversé une lonirue série d'âges, ce
n'est pas impunément que ses formes extérieures ont été exposées sans
défense à toutes les causes d'altération qui se sont produites dans cette
suite énorme de temps. Par là, la question d'âge entre dans l'étude
géographique des montagnes.. Des différences de forme et d'aspect
correspondent aux différences chronologiques Remarquons au reste
que l'ob-'Tvafiou populaire fait très bien la distinction entre des chaînes
récentes comme les Pyrénées ou les Alpes, et ces massifs anciens. Devant
ces réirions plus difficiles à définir, quoique aussi montagneuses, elle
paraît moins préoccupée de traduire l'impression de hauteur que
l'impression d'ensemble qui résulte de leur physionomie tout entière.
Il n'est plus question de pics, tVni/juilles, de dents, de tours, etc., mais
de forêts, in/ld, hardt, landes, bocages, etc. Dans la plupart des cas,
ce dernier irenre de noms s'applique à des massifs anciens, dont les
saillies ont été amorties par le temps.
Nous devons ici faire une observation. Alors même (pue la géographie
,et la géologie se rapprochent Je plus, elles demeurent distinctes. L'une
/étudie la structure des chaînes de montagnes dans ses rapports avec
I la vie des êtres organisés: l'autre, comme une phase de l'histoire de la
terre. L'orientation des deux sciences est en quelque sorte opposée.
Préoccupés avant tout de restituer le synchronisme des révolutions du
passé terrestre, les géologues groupent ensemble • des massifs qui
géographiqiifjinent sont séparés. (Test ainsi (pue de la Liûlième à la
Dretairne ils montrent une « chaîne hercynienne », dont les plissements
?-<• rapportent à l'époque carbonifère '. Entre la JJretagne et les Vosges,
III
l'Ardenne.
Le nom de Massif armoricain donné à l'ensemble des terrains
primaires et primitifs de l'Ouest, se justifie par la structure plutôt que par
l'élévation du relief. On savait, depuis Pouillon-Bollaye et Dufrénoy, que
la-Bretagne est constituée par deux plateaux dirigés environ de l'Est vers
l'Ouest et séparés l'un de l'autre par un sillon longitudinal Les études.1
1, Cependant, d'après la carte géologique au 80 000e (Fuille <1« Nancy), les débris
vosgiens manquent dans toute la partie supérieure de la vallée de la Meuse; et leur
apparition en aval de Commercy serait une preuve de l'ancienne communication de
la Moselle avec la Meuse, par le seuil de Foug.
2. Id, p. 100; — p. H».
3.GoS5elet, L'Ardenne, in-ť, Paris, Baudry, 1888.
TRAVAUXSUR; LA GEOGRAPHIE DE LA FRANCE. 39
.
de M.'.Ch. Barrois confirment cette vue générale. Elles permettent nie
suivre, depuis la rivière de (Ihâteaulin1 jusqu'au delà de Laval, la
continuité de la dépression centrale dans la continuité des mêmes couches et,
très généralement «lu moins, dans l'allure du relief. La Bretagne о lire, en
effet, cette particularité avantageuse pour la clarté, que depuis les grands
plissements qui l'ont affectée vers l'époque carbonifère, sa structure est
restée acquise. Les lignes actuelles de dépressions et de hauteurs
reproduisent la disposition en : rides dès lors contractée, et les traits les plus
caractéristiques de l'hydrographie s'y conforment également. Après avoir
subi, à une époque ancienne, des convulsions dont l'intensité se manifeste
dans la venue abondante des granits, qui jouent un grand rôle. dans son.
orographie,-. et: d'autres séries de roches éruptives 5, la péninsule est
entrée dans un état de repos favorable à la conservation des principaux
traits de sa structure. L'âge en a amorti1 les saillies, mais respecté les-
lignes.
Bien < différente: et: bien plus tourmentée est ■ l'histoire du Plateau
rentrai, telle que M.' Fouqué, après en avoir fixé l'image dans la carte
géologique des Travaux publics, vient d'en retracer^ sommairement .la
marche3. Ici- les révolutions ont recommencé après des périodes de
■
calme; de sorte que dans, la série des accidents géologiques qui i ont
formé son. relief se montrent les termes les plus extrêmes, depuis les
plissements primitifs qui en ont sillonné le soubassement de gneiss et de
micaschistes, jusqu'aux éruptions qui ont édifié, déjà sous les yeux:de
l'homme,. ses volcans de l'époque quaternaire.. Néanmoins, dans cette
complication où se croisent les époques les plus diverses, le fond primitif
reparaît invinciblement.. Plus les géologues avancent dans l'étude du
Plateau ! central, mieux semblent se dégager à travers- les- accidents
ultérieurs les traits anciens et fondamentaux. du* massif. Tout chezîlui
nous ramène aux causes lointaines qui ont décidé de, sa structure. Depuis
que les besoins de l'industrie moderne ont fait explorer ses richesses en
combustible, on a dû étudier l'allure et la composition des couches qui
composent ses bassins houillers : on a vu, chez la plupart d'entre eux,
des couches formées de matériaux divers, comme roulés en désordre,
grossièrement assemblés; tous les caractères en un mot de deltas
torrentiels qui- se seraient accumulés dans des lacs d'eau douce au sein d'une
contrée très montagneuse, (l'est à M. Fa vol que revient le mérite d'avoir
démontré ce mode de formation fies bassins houillers du Centre4. .Les
conditions hydrographiques que leur composition permet d'entrevoir,
furent celles qui résultèrent des grands plissements de l'époque carbo-
1. Bulletin de la Société géologique, tome XIV, 1886.
2. Ch. Barrois, Mémoires sur les éruptions diabasiques siluriennes du Menez hom.
— Paris, Baudry, 1890.,
3. Séance publique dos Académies, nov. 1890. -,
4. Fayol,
de" Théorie des deltas et histoire de la formation du bassin de Commentry.
(Bull, la Soc. géol., t. XVI, Ш0. — Réunion île Commentry.)
40 ANNALES DE GÉOGRAPHIE.
nifère, époque, de dislocations et dVrnptions violentes dans tout le
massif. Un ruissellement torrentiel accumula les débris végétaux dans
les cavités comprises entre les ridements, telles que. la rainure, si
distincte encore, où se succèdent les dépôts houillers depuis les sources
de la Dordogne jusqu'aux environs de .Moulins.
Sur cette niasse anciennement fracturée, toute hachée de liions
éruptifs, ont passé de longues périodes de repos: mais l'enchaînement
qui lie les phénomènes du passé à ceux du présent se montre dans la
persistance des anciennes fractures à se rouvrir, quand de nouvelles
périodes de convulsions succèdent aux intervalles de calme, (le
remarquable caractère est un de ceux qui semblent frapper vivement, sur
plusieurs points, l'attention des géologues l : son importance
géographique n'échappera à personne.
Même dans les parties orientale et méridionale, qui ont fortement
subi le contre-coup des mouvements qui ont dressé les Pyrénées et les
Alpes, l'étude, analytique des chaînes démontre la conservation de
beaucoup de traits anciens. La direction qui se répète dans les montagnes
et les vallées du Lyonnais, semble garder fidèlement l'empreinte d'une
pression latéral*1, qui, venant du nord-ouest, se serait heurtée contre1 le
pilier plus ou moins inébranlable constitué par l'ancienne masse de
granit et de gneiss du mont Pilât 2. Très ancienne aussi serait la
dépression de Digoin à Chagny, qu'utilise le canal du Centre : ce serait l'axe
autour duquel auraient tour à tour oscillé, depuis l'époque carbonifère,
le Morvan et le Plateau central 3. A l'extrémité méridionale, la Montagne
Noire se dessine dès l'époque silurienne comme un premier ridement
issu d'une poussée du sud-est venant butter contre le massif du Rouergue :
le pli s'est accentué et s'accuse en forte saillie, accompagnée de cassures,
à la fin de l'époque dévonienne 4.
IV
1. Par exemple, la chaîne dos Pays s'aligne sur la réouverture d'une fente qui, à
l'époque cambrienne, avait livré passage au granite porphyroïde. (De Lapparent,
Géologie, p. 1331.) — Une fissure également très ancienne s'est rouverte pour les
basaltes du Forez (Carte géologique détaillée, Feuille de Montbrison, 1889).
2. Exemples : vallée de la Brévenne (bassin houiller), vallée du Torranchain et
du Gier (bassin houiller). — Voir Michel Lévy, Bull. Soc. géol., t. XVI, 1888. Termier,
Élude sur le massif cristallin du mont Pilât (Paris, Baudry, 1889).
3. Julien, Comptes rendus de l'Acad. des sciences, t. GX,.na 13, mars 1890.
4. Bergeron, Étude géol. du massif ancien situé au sud. du Plateau central (Parie,
Masson, 1889) ; carte.
TRAVAUXSUR LA GÉOGRAPHIE DE LA FRANCE. 41
dans les plissements qui ont ridi1 l'écorce terrestre 1'' ri'<n]ťnt. d'un elfort
de compression contrarié par un. obstacle. Ces théories suppo-ent une
différence de plasticité entre les couches, dont les unes ont cédé, les
autres ont résisté ù l'effort. Mais dans ces massifs anciens, depuis la date
reculée à laquelle remontent les plissements, les différences -e sont
amorties entre les masses d'inégale consistance qui ont agi autrefois les
unes sur les autres. Une sorte de. tassement s'est opéré, par lequel les
couches sédirnentaires durcies se sont combinées et ramassées en un
noyau commun avec les môles qui leur avaient servi d'obstacles.
Consolidés par le. temps, ces massifs de plissements anciens sont devenus
capables de si1 comporter à leur tour comme obstacles, dans le cas où
des plissements nouveaux viendraient affecter dans leur voisinage
l'écoree terrestre.
On peut voir, dans les études de M. Charles Lory sur les Alpes, le
parti que ce savant a tiré, du principe de distinction entre des masses
rigides formées -de terrains anciennement plissés et des masses plas-
tiques formées- de. terrains plus récents _: c'est le pivot sur lequel il
fonde l'explication de la formation de la chaîne '. Pour lui, le trait
fondamental et- primitif dans l'histoire géologique des Alpes estl*
apparition de. failles TóňiHtmlinales qui les divisent eň~~ěínq grandes zones,
lesquelles ont joué indépendamment les unes des autres. 11 montre alors
ces"-'
comment les gradins déterminés par failles ont servi d'appuis
résistants, lorsque, des refoulements latéraux, sont venus presser contre
eux des couches sédimentaires récentes. Ces effets d'écrasement et de
torsion, ces cassures et ces déchirements sur les aspérités desquels le
temps n'a pas pas.se son niveau et qui se traduisent par les formes /
singulièrement hardies du relief alpin, sont les témoignages de l'intensité !
des forces entrées en conflit. S'il est impossible de résumer en quelques '
lignes ces beaux travaux, il n'est pas possible non plus de les passer ici
sous silence, à cause de la direction qu'ils ont imprimée et impriment
encore aux recherches.
C'est au même titre qu'il faut rappeler les théories que M. Suess avait
exprimées dans son livre sur la Formation des Alpes, avant de les
développer dans son grand ouvrage sur la Figure de la terre2. L'un des
traits les plus saillants en est la portée1, extraordinaire du rôle, qu'elles
attribuent aux faits fie pression latérale. L'effet de compression se
manifeste sous la forme d'une poussée s'exerçant dans un sens
horizontal. Dans les Alpes, la poussée diriger1 flu- sud au nord pour la partie
centrale, du sud-est au nord-ouest pour la partie occidentale, a refoulé
flevant elle les couches qui ont pris ainsi, du côté qui fait face au choc,
1. On peut lire un résumé de ces idées dans Lory, Essai sur l'orographie des
Alpes de Savoie et de Dauphine (Annuaire du club alpin, 1874). — Voir aussi Marci-1
Bertrand, Eloge de Lory (Bulletin de la Société géologique, t. XVII, ШУ).
-2. Die Entstehung der Alpen (Wien, lbT.'i). — Das Antlitz der Erde, û vol. iSSo.
42 ANNALES DE GEOGRAPHIE.
la formo concave qui caractérisa le front intérieur du système. Les
plissements s(j sont échelonnés, comparables aux ondulations que produit
sur l'eau le choc d'un objet lourd. Ils ont continué à se propager dans le
sens tracé par l'impulsion première, jusqu'à la rencontre d'une ligne
d'obstacles capable de faire échouer leur effort. L'allure des plis trahit
en ce cas l'effet de la résistance contre laquelle ils buttent : on les voit
renversés dans le sens de l'obstacle. Les Alpes, ou plutôt la zone de
plissements tertiaires dont elles font partie avec le Jura et les Carpates,
a trouvé ainsi son mur d'achoppement dans cette série de massifs
d'ancienne consolidation qui. se succèdent, depuis la Russie jusqu'à
l'Auvergne, par le travers de l'Europe centrale. Les ondulations n'ont pu
dépasser ou n'ont dépassé (pie faiblement la digue formée par la bordure
méridionale «les massifs cristallins, de sorte que l'étendue et les limites
des chaînes de formation récente ont été réglées par la position des
anciennes.
Leur configuration n'a pas moins été déterminée par la direction de
la ligne de résistance, car les roches sédiinentaires qui constituent le
bord extérieur du sN'stème, étant de nature plastique, se sont inlléchies
plutôt que brisées devant l'obstacle. Elles se déroulent en lignes convexes
et sinueuses, qui parfois se ramassent en faisceaux, parfois, se
recourbant sur elles-mêmes, dessinent d'amples ceintures plus ou moins
fermées. La répétition de ces formes, significative déjà par elle-même
dans les Alpes et les Carpates, le devient plus encore par les analogies
qu'offrent d'autres chaînes appartenant aux mêmes Ages, ("est ainsi que
d'un .bord à l'autre du Danube le système des Carpates et celui des
Balkans se relient par une grande ligne sinueuse, comme le font,
pardessus le détroit de Gibraltar, l'Atlas et la Cordillère bétique. Quelle
courbe plus harmonieusementinarquée que celle que décrit, en Amérique,
la Cordillère du Venezuela continuée par la chaîne en majeure partie
submergée des Antilles;' Des mêmes formes se rapprochent, ici les Alpes
australiennes, là peut-être les chaînes de l'IIindoukouch et du Pamir
oriental. On arrive à considérer ces grandes sinuosités, engendrant un
côté concave et un coté convexe d'aspect différent, comme, une «les
formes typiques des chaînes de montagnes produites par des plissements
récents.
Il y a là un système d'interprétation qui, par ses cotés descriptifs,
intéresse directement le géographe. Dans le mode de formation il retrace
la physionomie «le la chaîne; et il y a lieu d'être frappé de l'accord qu'il
établit entre les faits géologiques et les traits extérieurs de configuration
et de structure. Aux lignes droites et géométriques des soulèvements
d'Elie de Beaumont il substitue des lignes plus conformes à la réalité.
Il nous reste à voir comment l'influence de ws théories se manifeste
dans les études récentes sur l'orographie de la France.
Les théories géologiques portent toujours la trace des contrées où
TRAVAUXSUR LA GÉOGRAPHIE DE LA FRANCE. 43
elles si1 M>nt formées. Cello quo nous venons de rappeler en substance?
porte sa marque d'origine : elle se rapporte à la contrée où les Alpes-
rencontrent le massif bohémien, et se relient aux Carpates. Par des
raisons analogues elle trouve également en France un champ
d'observations favorable. Chez nous aussi les Alpes se. terminent et
s'infléchissent à la rencontre d'un massif ancien. Si entre. lu massif bohémien
et les chaînes de grès qui forment liaison entre les Alpes et les Carpates,
on trouve la dépression de la Morava, il y a entre le Plateau central et
les Alpes françaises la dépression de la vallée du Rhône. Par delà cette-
vallée, des chaînons se montrent vers Nîmes et Montpellier, qui semblent
continuer les ramifications extrêmes des Alpes de l'autre côté du fleuve.
La question des rapports entre les Alpes et la zone de plissements des
Pyrénées, tend ainsi à s'emparer de l'attention des observateurs '.
Il e>t donc assez naturel- (pie la partie alpino-pyrénéenne de notre
territoire soit celle que choisissent de préférence les travaux les plus
récents. Après le mémoire de M. Leenhardt sur le Ventoux, nous citerons
l'importante thèse de. 31. Kilián sur la montagne fie Lure. Il est
regrettable que le cadre de, ce travail ne nous permette pas de nous étendre-
sur cette importante monographie. Les conclusions en sont
caractéristiques. L'auteur ne découvre dans cette chaîne que des dislocations
témoignant d'une poussée tangentielle de la croûte terrestre, c'est-à-dire « des
accidents pouvant tous être ramenés à des phénomènes de plissements ».
La montagne *le; Lure représente If1 point « où la force de refoulement
émanant du Pelvouxet dirigée du nord au sud a rencontré le refoulement
du sud au nord venant de la bande ancienne îles Maures ». Dans toute
l'étendue de la zone comprise entre le Rhôneet les Alpes, « les directions
des plis et des failles, dit-il, sont groupées par faisceaux et forment
autour des massifs cristallins de grandes courbes qui en reflètent 1еч
contours... L'action des massifs cristallins s'est fait sentir flans un vast'*
rayon, et a influencé, la direction de ces courbes jusqu'au milieu de la
Provence, où le mont Luberon reproduit sensiblement la bordure-
cristalline des Maures: »
11 est possible que l'étude, des Pyrénées, à mesure qu'elle avancera,
vienne restreindre, comme contre-épreuve, l'application fies théories
auxquelles les Alpes se sont montrées si propices 2. Vigoureusement
entamée depuis plusieurs années, cette étude se poursuit sans que le
temps semble encore venu «l'exprimer autrement qu'avec beaucoup «le
réserve des vues générales sur la structure de la chaîne. M. Schrader,
dont les fructueuses explorations ont déjà beaucoup fait pour l'éclai-
VI
1. Ces dates sont le seul genre de documents qui permettent de remonter avec
quelque certitude jusqu'à plusieurs siècles. Dans quelques pays de Bourgogne on a
des listes jusqu'au xv* siècle.
2. Éludes sur le climat de Paris (Annales du Bureau central métér., années 1880,
1883, Ш7).
3. La Seine; études hydrologiques.
TRAVAUXSUR LA GÉOGRAPHIE DE LA FRANCE. 49
de pluie; l'ensemble n'en est pas moins d'une assez grandi' complexité.
Les cours d'eau du Morvan, duGâtinais, de la Champagne pouilleuse, de
la Brie, forment des groupes essentiellement distincts. Entre l'Yonne,
type des terrains imperméables, et l'Aube, il y a opposition de régime. Ces
diversités se combinent, d'après des proportions connues, dans la Seine
à Paris. Le régime du lleuve y est désormais fixé; l'arrivée ultérieure de
l'Oise l'amplifie sans le modiiier essentiellement. Parles caractères de son
régime la Seine représente un type de fleuve qui domine, dans l'ouest et
une partie du centre de l'Europe : alimentation due presque
exclusivement aux pluies, régime à faibles écarts, dont les crues sont
habituellement renfermées dans les six mois de saison froide.
Ce n'est que depuis quelques années pour la Saune, et depuis 18.S7
pour la Garonne et l'Adour, qu'il existe un Service hydrométrique,
publiant régulièrement des observations, sur le modèle, de celui de la
Seine. On peut espérer, pour ces bassins fluviaux du moins, des
observations désormais suivies et facilement accessibles; et il faut souhaiter
qu'au lieu de se disperser dans des recueils où il est difficile de les
atteindre parmi dc^ sujets divers, les études fluviales de nos ingénieurs
se centralisent dans des publications à la fois plus commodes et plus
spéciales.
L'Adour représente le climat pyrénéen sous son aspect le plus
franchement océanique; car les hauteurs de pluie, très considérables jusqu'au
Pic de IJigorre, diminuent brusquement au delà de ce mur d'arrêt, qui
est la limite orientale de son bassin '. Son débit est à peu près égal à
celui du (rave de Pau; mais l'Adour est l'expression plus complète du
bassin, car en lui se combine avec le régime exclusivement pyrénéen des
(îaves, celui des rivières nées dans l'Armagnac et les Landes. Pour celles-
ci, les eaux abondantes sontsurtout en hiver, tandis que dans les Pyrénées
les grandes crues dépendent de la fonte des neiges au printemps.
Dans la complexité du bassin du Rhone, la Saône fait liirure à
part. Ses allures lentes et discrètes contrastent avec la turbulence de
la famille, à laquelle elle s'associe. Sa pente est près de cinq fois
moindre que celle du Rhone et de ses autres affluents. Ses crues, amorties
par la perméabilité des terrains qu'elle traverse, se produisent
généralement en hiver, comme celles du bassin de la Seine. D'après les
observations de M. Breitmayer 2, elle apporterait au Rhone en moyenne
i 40 mètres cubes par seconde, tandis que celui-ci n'aurait à Lyon qu'un
débit moyen de i2o. Elle lui serait donc supérieure par l'abondance de
ses eaux, s'il fallait toutefois accepter l'exactitude d'un chiffre qui paraît
1. Си n'est pourtant pas au Pic du Midi, mais aux stations de Laruns et de Bedons,
à 400 ou oOO mètres d'altitude, qu'ont été constatées, depuis 1880, les plus fortes
hauteurs de pluies (-2 016 et 2033 milliru.).
2. Régime des eaux dans le bassin du Rhône. (Association française pour
l'avancement des sciences, 18e session, Paris, 1889.)
ANN. DE GÉOG. 4
ГЮ ANNALES DE GÉOGRAPHIE.
excessif. quand on le compare à celui qu'indique le Service hydromélrique
connue débit moyen à Chalons, 280 mètres cubes. Après le confluent,
c'ot rin'iii'.1 sa direction (jui l'emporte. Et pourtant l'instinct populaire a
eu raison d'accorder la suprématie nu Rhône, qui répond bien mieux
qu'elle à la physiononie hydrographique du Sud-Est de la France.
M. Breitinayer estime que, de Lyon à ses embouchures, le fleuve
s'accroît dans les proportions suivantes :
.Mètre-, cuLe-,
par «.econdtî.
Ju.-c{u'à l'Isère iriclibiwuiciif. oTO »
Jii>cju';"i la brňme inclus 15 »
Ju~'[u\'i la Durance indu.- f><JO »
1. Al. Sur«-ll, Etude sur les torrents des Alpes. Nouvelle édition (Paris, 1870;, t. Ier,
p. li>l, 117, s.j.
2. L'embouchure du Rhône (Bulletin de la Société de géogr. de Marseille, 1er tri-
îniislre, lb'JOj.
TRAVAUXSUR LA GÉOGRAPHIE DE LA FRANCE. 51
írarď-1 à Arles un uiv.ui d'éîia^e équivalant à un »l«'l*ït *If ."НЮ mètres
rilbes par MMMiUili': dix Гп i* |c débit IIKiVi-11 île la Si'iue à Paris!
L'exemple ilu Rlmne montre comment un fleuve si' transforme
d'après le- l'iinkvis ijii'il fraver-c : d'une manière différente * - 1 l'on
pourrait 'lin1 nppos-'e, 1ч Loin1 fournit un exempb1 analogue. Lorsqu'elle
entre ilans li' Val il'Drb'.in.-, * -3 1 ■ ■ éprouve un phénomène singulier: flic
ilhiiinu'' suis c.'iii.-i1 apparente, i ]|i' lais.-e échapper se, eaux par des
tissure- cachée-. Get aU'aibli-M'iiH'ut subit s'explique p.ii' !<■< ai'i'MenU
ir('uli»U"iijii<'>, iVactiii'1^ i-l l'ailb1». <pii l'arafli-riscnt la parti'1 siipi-rifnir'1
du Val. Les ii"ili4"c«;mtc» Mli>«-r\alii)Lis di- .M. Sainjun ' niuiiln'ul пк'шс
.
l'cxistiTi'-'' «li • caviti's -uu> !'■ lit du lltMiví1. « U in1 m1 pu»'1 irurrt'
d'aniKM's, dit-il, où l'un n'ait à ч^паЬт ilan> !•■ lit tl<f la i.oirc <lcs сП'оп-
dri'iiii'iil- píliti"]-, <|iii fjiiiiri<-iit li'-u soit à 'l'1^ pci'tfs. >oit à <b's rnitri'i's
(1'i-a.ii, -ni v\-i nt la îruion d.in- l.i j m ■] 1< • iN м- pro'luiseiit. ■• IVmi à peu, en
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cll'i'l. le llciivi' mj rrroii;-(j(u", -oit par bj tribut du Loiret, soit par des
l'i'Uirrrv île fond (Jlli lui ivii'b'llt ci- ijll'il aVaif pi'f'lll.
(!'■> plu'noinrii'-s 1 1" h \ «I t< >u ra ( ill H* xiul.fťťaiin' i'oliiient le fond du
suli-tai:li'-l cliapiti'i- ipi>' U. Daiibr/'1, dans un irrand ouvrage l'i'n-nt, a
rolïsariv ' à liiiilii--;.'-'- d<-> сад cnn-s -ur le ri'^ilne de- eaux. » ". Les
cxeniji!'1-, рощ1 la р!пр:г! <'iii[)nintťl> à la France, y sont arrimipainiés
d e4[i!:«*a.tious i't parf'ni-. de carte- <pii éclairent le> parlicularités du
j > Ь < ■ 1 1 • ) 1 1 1 • ' 1 1 * ' . L'émiiH-nl u'éolu^iie a résumé un izrand nomine de mémoires
locaux, parmi li'>i[u<'ls l.-> é-îuili-s de AL l>ouvi<'i' sur l'étendue du
drainage -outei'rain qui alioiitit à la Fontaine de Vaucluse, sont particu-
lièremi'iit remarquable.-* 3.
Enfri1 leur disparition de la surface et leur réapparition sous forme de
source-, |,.s eaux .-uiveiït un parcours dans lequel l'observation a peine
a le- siii\-i-i;. dependant le> explorations souterraines auxquelles и
ini:-éni"ux touriste, У1. Martel, >'e>t livré dans les Gausses du Gévaudan
et du Пштсу, pernii'ttent d'entrevoir comment ju'ocède le travail
chimique e[ riH'c-aniijue ([ne le- eaux accomplissent dans leur trajet
souterrain1. L'auteur a visité environ quatorze, areas, nu liuull'res de disparition
do eaux. Il n'y en a pas deux qui se ressemblent entièrement: mais ils
sont, eu généra], étroits à l'uriiice et plus larges dans le bas. Il est rare
qu ils aboutissent à de véritables cavernes, et, par conséquent, qu'ils
soient en relations directes avec les rivières souterraines, dont l'existence.
dans les mêmes n'irions, exprime, le phénomène do restitution des eaux.
Gar leur profondeur ne- dépasse iruère 150 mètres, et liénéraleinent
l'épaisseur du causse est bien supérieure. Ge. n'est que dans les parties
1. Cirttt <lu V;d d'Orh'-nns, (ГнргГ-s M. Sainjon (Daubivc, Les Eaux souterraines,
Umu; I«r, p. :>:!8).
ri. Les Baux souterraines, l01" volume: Les Eaux (Н'ероцаеасШие , Paris, Dunod, 1887.
.'i. Cuvti' d'après M. Bouvier (DaubnV, lb., p. ?>-o).
4. Martel, Les devenues, Paris, 18'JO.
S2 ANNALES DE GÉOGRAPHIE.
basses de ces régions de causses, dans ceux de Larzac et du Querey,
qu'on voit ïaven aboutir directement à une source ou à une, rivière. La
plupart des avens se terminent, au contraire, par fins fissures étroites,
souvent bouchées par des amas d'argile rouge. On dirait la despente des
eaux arrêtée : elle ne l'est pas cependant, mais elle, s'opère bous forme
de suintement à travers les couches marneuses du bathonien. Puis,
lorsqu'à ces assises relativement compactes succèdent, en profondeur,
les dolomies et les calcaires criblés de diaclaseset de fentes, un nouveau
régime, commence pour cette circulation souterraine. De nombreuses
veinules d'infiltration se forment le long des fissures qui divisent la
roche, et profitant du travail d'usure qu'elles accomplissent, se fraient
les unes vers les autres des communications qui les réunissent : c'est
ainsi que de véritables ruisseaux se constituent parfois dans les entrailles
du causse, et qu'on les voit affleurer, comme fortes sources ou même
comme courants, au niveau des vallées et jusque dans le lit des rivières.
Le cycle accompli par cette circulation souterraine est dune plus
compliqué qu'on ne se l'imaginait. Entre les deux extrémités visibles,
le régime caché des eaux ne cesse de se modifier suivant la nature des
couches qu'elles traversent. Tantôt goutte à goutte, tantôt par filets
imperceptibles, tantôt par ruisseaux, ellesobéissent aux lois de pesanteur
qui les ramènent vers le jour, (le trajet souterrain est une des formes
multiples de la circulation générale qui, par l'intermédiaire des vents et
des fleuves, restitue à la mer les eaux qu'elle a livrées à l'évaporation
solaire.
Tout se tient dans l'hydrographie d'une contrée. La quantité d'eau qui
s'écoule visiblement par le lit des rivières n'est qu'une partie de celle
qui imbibe leur vallée : fies deux côtés du courant apparent, s'étend une
nappe souterraine dans laquelle il baigne. En général, mais surtout dans
les régions à terrain perméables, le sol est comme une éponge qui,
suivant le degré de saturation, retient ou livre les eaux à la circulation
superficielle. Lorsque ses réservoirs naturels ne sont plus en état
d'emmagasiner, tout s'écoule par les rivières; sinon celles-ci n'entraînent à
la mer qu'une partie de l'eau tombée sur la surface fie leur bassin. On
peut ainsi, fie l'état des sources, déduire à l'avance le régime des rivières.
Lorsque, dans le bassin de la Seine, les pluies d'hiver ne sont pas
suffisantes pour élever de toutes parts le niveau des sources, on peut, les
pluies d'été étant sans action sur ce niveau, prédire pour la saison
suivante le régime de la Seine; il est réglé d'avance par le niveau de
l'hydrographie souterraine/
P. Vidal dé la Blache.