Vous êtes sur la page 1sur 49

Le designer, l’anthropologue et le trickster

p. 2 - Introduction

p. 5 - Situation des différents groupes autochtones


p. 5 - La déculturation
p. 5 - Le cas particulier de la Nouvelle-Calédonie
Repères historiques
Rencontre avec E. Kasarhérou, son rôle dans l’évolution d’un projet
Introduction de la notion de dualité tradition/modernité
p. 9 - Le cas particulier du Québec
À destination de Montréal
Relations entre québécois et autochtones, le témoignage d’un québécois
p.10 - Colloque CIÉRA - AÉA : le travail d’universitaire sur la question autochtone
La situation des autochtones aux Canada
Autochtquoi ?
Autochtones en milieu urbain, interaction, confrontation de deux sociétés

p.13 - Le design graphique au profit de l’affirmation d’une identité


p.13 - intéraction & construction
p.15 - Le Nurraq
p.17 - L’expérience de l’Amanar
Genèse du projet
Impact politique et culturel sur la société
p. 18 - La force du signe
Archiver, conserver, divulguer
Du bambou au pétroglyphe
Relation entre mise en écriture et de l’oralité dans la structuration de la pensée
L’écriture, la stricuturation de pensée
L’oralité et la forme écrite d’une société
La transmission des savoirs par l’écriture

p.25 - De l’observation
p.25 - Le regard d’un anthropologue
p.25 - Mise en relation entre deux démarches
p.27 - Le paradigme indiciaire
p.29 - La forme et la fonction

p.30 - Le travail des designers


p.30 - Les fonctions du design par Victor Papanek
p.33 - Conditional Design
p.34 - Un espace de réflexion
p.36 - Decode unicode de Johannes Bergerhausen
p.37 - Le Brito de Fanch le Henaff
p.39 - CitéInter d’André Baldinger
p.40 - Regard sur un travail artistique

p.44 - Conclusion allier


e Chev
Justin
p.48 - Bibliographie 015
jan. 2
p.49 - Annexes Mémoir
e #6
000 si
g nes
n 100
Enviro
Introduction
Lorsque je tente de comprendre pourquoi j’ai commencé à m’interroger sur
les différents comportements et modes de vie des peuples, des souvenirs précis
me viennent. Après les premières années de mon enfance passées en Nouvelle-
Calédonie, ma famille et moi sommes rentrées en France métropolitaine.
Je me souviens qu’à l’époque, un sentiment de décalage m’était venu en
observant les attitudes des « Métropolitains ». La notion  du temps et les
préoccupations ne semblaient pas être les mêmes. Plus tard, lors de lectures
de textes anthropologique et de rencontres cette impression d’un monde qui
n’adopte pas les mêmes attitudes c’est confirmée. Notre façon de vivre et
de regarder, de concevoir ce qui nous entoure n’est pas universelle. Certes,
cette attestation peut paraître un temps soit peu naïve. Cependant, il m’était
étrangement difficile d’appréhender que d’autres personnes puissent concevoir
différemment des notions qui me paraissaient « élémentaires ». C’est justement
le rapport à l’identité et à l’individuation qu’avait observé Maurice Leenhardt
( pasteur ethnologue ), chez les peuples Kanaks, qui m’a permis de porter
un regard différent, plus critique sur ce qui m’entoure. Il me semble que
la première pensée qui consistait à globaliser un mode de vie était teintée
d’ethnocentrisme, que l’on peut voir comme une pensée occidentale affirmée.
Cette pensée globalisante a atteint les peuples kanaks au moment de l’histoire
coloniale qu’ils ont vécu ( sur laquelle je reviendrai plus tard ). La population
kanak s’interroge à l’heure actuelle sur ce qu’il reste de leur identité. Ce
2
questionnement, lié à mon histoire personnelle, m’a amenée à porter mon
attention sur la reconnaissance des peuples autochtones. Souvent minoritaires 
et discriminés, ces peuples doivent affronter un phénomène de déculturation
face à la culture dominante. J’aimerais comprendre dans quelle mesure le design
graphique, par une méthode particulière et des outils appropriés pourrait participer
à mettre en valeur ou à conserver les éléments fragiles d’une culture minoritaire.

J’ai conscience de m’attaquer à une problématique qui demande de manipuler


des savoirs et des domaines dont je ne peux que maîtriser les contours. Cependant,
je souhaiterais apporter un nouveau regard, celui d’une étudiante en design
graphique sur cette question. J’aime à penser un designer graphique non pas comme
prestataire d’une demande mais comme le partenaire d’un projet, regroupant
ainsi des personnes issues de domaines différents afin de répondre à une question
commune. Cette approche permet également de questionner la place du designer
collaborant avec des scientifiques, notamment anthropologues et ethnologues.
Je me demande comment je pourrais penser les outils du design graphique afin
de permettre aux groupes sociaux minoritaires d’affirmer leur identité culturelle.
Il s’agit dans ce travail d’écriture, d’analyser dans un premier temps, les différentes
situations autochtones. Les zones géographiques étudiées concernent l’Océanie,
en particulier la Nouvelle-Calédonie où vivent les Kanaks, et la région du Québec
où mes interrogations portent sur les populations amérindiennes. Ses peuples
autochtones sont également nommés peuples minoritaires. J’interrogerais
notamment le terme autochtone et d’autres appellations pour nommer ces
groupes sociaux. Cette première partie aide à contextualiser mon projet.
J’avais réalisé en 2013 à l’issue de mon diplôme national d’art et technique un
caractère typographique le Drehu. Cette expérience, que j’expliquerai par la
suite, était une première tentative d’affirmation culturelle kanak. Elle fut un
point de départ à la démarche de ce mémoire. Elle m’a permis de rencontrer
Emmanuel Kasarhérou qui a été un élément clé au développement et au
questionnement sur le sujet de déculturation. La déculturation implique une
réflexion sur la dualité tradition/modernité. Je porterais aussi mon regard sur
les différentes propositions typographiques qui ont été menées afin de participer
à une dynamique pour l’affirmation de l’identité de cultures minoritaires
et ce qu’elles ont impliqué en particulier en présentant les travaux de Pierre
di Sciullio pour le caractère typographique Amanar. L’étude de ces travaux
me permettra de préciser ma pensée sur la place du designer graphique,
de l’impact culturel que ses travaux peuvent avoir et sur l’importance
d’instaurer une dynamique de collaboration entre les différents acteurs.
Pour aller plus avant, il m’est apparu nécessaire de questionner la transmission
des savoirs par sa mise en écriture et l’impact de l’écriture sur la pensée. Je
m’appuierai sur les travaux de Jack Goody sur la structuration de la pensée
entre société orale et écrite. De même, j’ai souhaité questionner l’observation
des anthropologues pour ainsi la mettre en relation avec le regard particulier
3
d’un designer graphique. La méthode d’observation du paradigme indiciaire
d’après Giovanno Morelli permettra de rendre compte du regard à la fois
analytique mais subjectif de l’observateur. Je souhaiterai établir des liens entre
ce regard et les différentes productions graphiques des designers en utilisant
le principe de la relation de la forme et de la fonction définit par André Leroi-
Gourhan. Parallèlement, j’ai souhaité mettre en regard le travail de designers et
d’artistes répondant aux principes des fonctions du design développés par Victor
Papanek dans Design pour un monde réel. Cette réflexion s’ouvrira sur le projet
de plateforme typographique Decode Unicode de Johannes Berge­rhausen qui
permettra également de poser la question du numérique comme outil dynamique
d’une affirmation des cultures minoritaires. Enfin je me pencherai sur le travail
d’artistes, se préoccupant de la situation autochtone. Je souhaiterai porter mon
regard sur leur travail pour leurs intentions et leur attitude teintée d’ironie.
4
Situation des différents groupes autochtones

La déculturation
La déculturation est la perte de toute ou d’une partie de la culture traditionnelle, au
profit d’une culture nouvelle. Elle est liée à l’histoire complexe de la colonisation,
de la mondialisation et donc du « partage » d’un territoire. Parfois, la cohabitation
de deux cultures est possible et n’est pas uniquement perçue comme un phénomène
négatif. C’est un phénomène très ancien et permanent. Les cultures ne sont pas
délimitées par des frontières, elles sont perméables. Il s’opère inévitablement
un changement d’une culture au contact d’une autre, et le croisement de deux
civilisations peut former un nouveau métissage culturel intéressant. Mais, la
formation d’une « nouvelle culture » par le fruit du métissage est possible tant que
l’une des cultures n’est pas totalement dominante sur l’autre. En ce qui concerne
les peuples innu et kanak, la présence d’une pensée et d’un mode de vie occidental
à l’évidence prédominant a induit et continue d’induire une déculturation.
L’amoindrissement de leur héritage culturel peut engendrer un sentiment de perte
d’identité. Dans les deux situations citées, la déculturation résulte d’un processus
de domination et donc de violences physiques, sociales et culturelles. Ce qui
est en cause n’est pas le métissage culturel mais la domination et la violence.

Le cas particulier de la Nouvelle-Calédonie


5
Repères historiques
Je me suis intéressée à cette problématique pour la première fois il y a deux
ans, lors de mes recherches sur l’identité kanak. J’ai passé une partie de mon
enfance en Nouvelle-Calédonie, ce qui justifie mon intérêt particulier et
personnel pour cette région située aux antipodes de la métropole française.
Les souvenirs que j’en garde sont simples et faits d’insouciance. Mes proches
travaillaient dans différentes sphères publiques : le domaine de la culture, de la
diffusion d’informations et de l’agronomie. Bien que nous soyions tous rentrés
en France métropolitaine, nous parlons encore de l’actualité calédonienne.
Afin de mieux comprendre le contexte calédonien, quelques repères
historiques semblent utiles. La civilisation mélanésienne est de tradition orale,
sans écriture. La colonisation européenne du territoire kanak débute en 1774 lors
de la prise de possession de l’île par l’anglais James Cook. En 1853, les Anglais
cèdent le territoire aux colons français. De 1864 à 1924, l’île devient un bagne où
21 000 prisonniers furent déportés. Ils pouvaient espérer être libérés mais sans pour
autant être en mesure de revenir en métropole. Louise Michel a ainsi été reléguée
en Nouvelle Calédonie avec d’autres « communards ». Pendant sa déportation elle
obtint un poste d’institutrice à Nouméa. Elle fut l’une des rares à s’être intéressée
à la culture kanak et à s’opposer à la répression. La colonisation a profondément
bouleversé le mode de vie kanak. La religion a été un facteur déterminant de
ce processus. Protestants et catholiques se sont affrontés pour évangéliser
l’ensemble du territoire imposant des rites et des croyances européennes. Il
faut néanmoins reconnaitre à certains pasteurs un réel intérêt pour les sociétés
kanaks allant jusqu’à décrire leurs coutumes, et retranscrire leurs langues.

Rencontre avec E.Kasarhérou, son rôle dans l’évolution d’un projet


En septembre 2013, dans le cadre de mon projet de DNAT, je me suis entretenue
avec Emmanuel Kasarhérou, conservateur en chef du patrimoine chargé de mission
d’outre-mer dans le département du patrimoine et des collections au musée du
Quai Branly. À l’époque il était également commissaire de l’exposition Kanak  1
(fig. 1) présentée dans le même musée. Cet entretien fut à la fois passionnant et
bouleversant. Le désir de cette rencontre était d’obtenir son point de vue sur mes
propositions graphiques préparées pour mon diplôme intitulé Une écriture Kanak
(fig. 2) qui consistait à favoriser l’affirmation identitaire de cette culture. J’avais
constaté que 28 dialectes différents avaient été recensés sur l’ensemble de l’archipel
calédonien. Certains ne comptant plus que 16 locuteurs, il me semblait que l’étude
de l’un des langages pouvait consister une approche intéressante afin de favoriser le
développement identitaire. J’avais fait le choix de concentrer mes recherches sur le
Drehu, dialecte parlé sur l’île de Lifou. Certains phonèmes constitués de digrammes
ou de trigrammes n’existent pas dans la langue française. J’ai souhaité élaborer un
système d’écriture en mettant l’accent sur les sonorités différentes de notre langage.
Ainsi, par une proposition de nouvelle écriture spécifique aux Kanaks, je souhaitais
donner un nouveau poids à la culture kanak dans la société occidentale. Le choix de
6
conserver les caractères de l’alphabet latin me semblait justifié puisqu’il entrait en
résonance avec la tradition liée à l’écriture intégrée par les premiers évangélistes.
Cependant les Kanaks ont une relation à l’écriture qui est presque sacrée, en relation
directe à la religion. La modifier pourrait alors être perçu comme un acte offensant.
J’ai donc choisi de marquer les différences sonores par un système de ligatures.
Puisque la Nouvelle-Calédonie évolue dans un contexte européen, par sa
colonisation française, mais aussi par sa proximité avec la Nouvelle-Zélande et
l’Australie, une utilisation et une extension de signes latins pour construire mon
projet me paraissait légitime. Cependant, Emmanuel Kasarhérou m’expliqua
que les systèmes d’écriture, notamment l’alphabet latin, sont des systèmes qui
essayent d’être le plus juste, le plus efficace et d’avoir le plus de sens possible

1   L’exposition Kanak, l’art est une parole à eu lieu au musée du Quai Branly. Du
15 octobre 2013 au 26 janvier 2014. Cette exposition à été la plus importante réalisée sur
la culture kanak, elle a rassemblé plus de 300 œuvres et objets tel que des chambranles
sculptés, des haches ostensoirs de jade, des sculptures faîtières ainsi que des statuettes et
des ornements. L’exposition était organisée autour de deux grands principes : « les kanak
parlent d’eux-même » ils assuraient eux - même par dispositif audio l’explication des pièces
exposée. Le volet « kanak et européens échangent leur regard » tentait de concilier deux
regards et deux cultures, ceux de la culture immatérielle kanak et ceux de l’institution
muséale occidentale sans laquelle nous aurions pas accès à ce patrimoine kanak restitué.
fig. 1

fig. 2
( avec une trentaine de signes, nous pouvons composer des textes en plusieurs
langues ). Plus nous complexifions un système, moins il est performant et moins
il se démocratise. En Nouvelle-Calédonie, le système d’écriture avec signes
diacritiques a été simplifié, ce qui le justifie est simple : les techniques modernes
de l’époque ne pouvaient retranscrire tous les signes et tous les diacritiques. Des
efforts d’homogénéisation des systèmes d’écriture ont été faits sur la Grande
Terre ( l’île principale de la Nouvelle-Calédonie ). Ces efforts ne sont pas sans
concessions. Pour E. Kasarhérou, l’identité n’est pas emprisonnée dans l’écriture,
et chez les kanaks, elle est présente dans l’oralité. Il pense donc qu’il ne faut pas
sur-signifier la culture avec quelque chose qui marque son étrangeté, qu’il ne
faut pas dresser une barrière alors que la barrière de la langue existe déjà. Ce qui
l’intéresse, c’est que les cultures communiquent entre elles. L’académie des langues
kanak essaye de retranscrire les langues par écrit, mais la tâche n’est pas évidente
puisqu’il faut se mettre d’accord sur l’écriture du dialecte. Cette retranscription
suppose un code et élaborer un code entraine de faire des compromis. Cette vision
scientifique de la langue, celle du linguiste, propose également une vision sociale.
À la fin de cette rencontre, E. Kasarhérou m’expliqua que la proposition que
j’avais faite ne pouvait être qu’une réponse fictive puisque je serais toujours
prise dans mon regard de designer graphique occidentale porté sur la population
kanak. Un système d’écriture, pour qu’il existe, a besoin de scripteurs qui
l’approuvent puis l’utilisent, à défaut, il ne reste qu’à l’état de recherche.
8
D’abord perturbée par ses propos, j’ai ensuite compris le but de ces
remarques sur mon travail. Même si l’on croit réellement à ce que nous
faisons, ce ne sont finalement que des propositions et il n’y a rien de négatif
à les confronter. Il y a deux ans, j’apportais des réponses graphiques et des
questionnements ouverts sur d’autres idées, d’autres propositions, puisque la
question de l’affirmation kanak est si complexe que je ne peux prétendre en
détenir la solution. Voyons plutôt cela comme une contribution à la recherche.
Pour voir l’aboutissement de sa recherche, le designer graphique doit penser
à ne pas privilégier l’objet en créant « une nouvelle écriture », mais penser à
la finalité de la démarche : affirmer l’identité d’une culture autochtone.

Introduction de la notion de dualité tradition/modernité


Ce projet et la rencontre avec Emmanuel Kasarhérou m’a mené à me poser
des questions sur la dualité tradition/modernité née de la coexistence de deux
cultures très différentes. J’ai longtemps pensé que tradition et modernité étaient
à considérer comme une sorte de dichotomie. Seulement, il me semble que pour
qu’il y ait transmission des coutumes, la tradition doit être indissociable du
développement. La tradition est une partie inhérente à l’identité d’un peuple, c’est-
à-dire qu’elle atteste la façon de faire et de penser des hommes dans la continuité.
Il me semble que la modernité, elle, est une évolution de la tradition. Toutes deux
témoignent d’une réalité sociologique d’une civilisation et ne sont pas basées
dans la même temporalité. La modernité est une dynamique due aux innovations
propres à chaque société, mais aussi aux contacts entre chaque peuple. Ils sont
amenés ainsi à connaitre une mutation dans leurs rites et coutumes. L’idée que
l’on peut se faire du rapport entre modernité et tradition pourrait dépendre des
mutations que notre tradition a subies. Si la tradition et la modernité (qui est liée à
l’évolution d’une société) ne sont pas dans un bon rapport d’équilibre, des tensions
peuvent apparaître entre les différents membres d’une même communauté.

Le cas particulier du Québec


À destination de Montréal
En début d’année 2014, afin de comprendre réellement la question autochtone,
j’ai été curieuse de rencontrer d’autres minorités. Dans le cadre des échanges
internationaux, je suis partie plusieurs mois au Canada, à Montréal, où je me
suis rendue compte que se posaient des questions similaires à celles que je me
posais sur la déculturation kanak. Le questionnement ne peut être exactement
le même puisque le contexte politique et l’histoire coloniale sont différents.
Je souhaiterais éviter de tomber dans un schéma trop simple, en pensant
que l’ensemble des autochtones vivent les mêmes problèmes identitaires et
par conséquent de formuler une question commune aux deux civilisations
kanak et amérindienne. Voyons plutôt ce phénomène au cas par cas.

Relations entre québécois et autochtones, le témoignage d’un québécois


9
J’ai été surprise de voir qu’à Montréal peu de gens connaissaient ou côtoyaient
des Amérindiens. En observant autour de moi, j’ai remarqué que ceux ci étaient
comme « perdus » dans la ville, on les appelle d’ailleurs là-bas, les itinérants.
Beaucoup d’entre eux sont des sans - abri souvent submergés par la drogue et
l’alcool. J’ai donc commencé à questionner mon entourage. Je vivais à l’époque en
colocation avec un Québécois de 26 ans venant de la côte nord. Je lui ai demandé
s’il connaissait des autochtones, s’il en côtoyait, et si on l’avait sensibilisé à la
question autochtone au cours de sa scolarité. Son récit fut passionnant et révélateur.
Il m’expliqua que la plupart des personnes, en tout cas au Québec, avaient du
sang autochtone, mais que peu d’entre elles fréquentaient ceux qui l’incarnent
aujourd’hui. Pourtant, au cours de ses années de lycée, il s’était lié d’amitié avec
un Amérindien. Mais il me confia que s’ils s’étaient rencontrés, c’était peut-être
parce qu’ils faisaient tous deux partie d’une autre minorité, celle des homosexuels.
Certains Québécois se sentent engagés dans la défense de la cause autochtone,
ils se sentent proches d’eux parce qu’ils partagent certes des ancêtres communs,
mais ils n’ont pas de relation particulière avec des Amérindiens. Concernant
l’information donnée durant le parcours scolaire, il m’expliqua que ce n’est qu’au
secondaire 4 et 5 ( équivalent de la troisième et la seconde du lycée) qu’ils ont eu
une première approche de la culture des Amérindiens. Il se souvient qu’à l’époque,
l’établissement avait organisé une sortie scolaire dans une réserve autochtone se
situant à une heure à peine de l’école. Si je reprends ses termes, cette sortie avait
des airs de « voyage touristique ». Il me raconta avec frustration qu’ils avaient à
peine discuté avec eux. « C’était comme si ce n’était pas la réalité, c’était rempli
de clichés ». Il a fallu attendre le passage au CEGEP (première/terminale) pour
commencer à voir des Amérindiens intégrer des classes communes. L’État a
donné à chaque autochtone le droit de rester dans la réserve, dans ce cas ils ne
payent pas de taxes. Ils disposent de leur propre école primaire et d’un collège,
et ne sont donc pas mélangés avec d’autres Canadiens. S’ils décident de quitter
la réserve, ils perdront leur « carte d’autochtone » et donc leurs « avantages ».
S’ils veulent poursuivre leurs études au CEGEP, ils devront faire deux heures
de voyage tous les jours (et donc quitter la réserve) pour se rendre en ville et
étudier. J’ai approuvé la façon dont mon ami parle des réserves, il pense qu’elles
sont comme un « berceau empoisonné », puisqu’il semblerait que ce système
les marginalise encore plus. Ne payant pas de taxes sur les produits et services
(TPS), de vente harmonisée (TVH) et d’habitation, on peut imaginer qu’il est plus
difficile pour les autochtones de quitter leur lieu d’habitation et de s’émanciper.
Lors de la discussion avec mon colocataire, une autre de ses remarques me
semble intéressante. À l’école, il a appris le français, l’anglais et l’espagnol,
mais à aucun moment on ne leur a proposé une initiation à l’un des dialectes
parlés par les autochtones qui se trouvent à proximité d’eux. J’ai donc souhaité
en savoir plus en ayant une approche plus approfondie et rigoureuse du sujet.

Colloque CIÉRA - AÉA : le travail d’universitaire sur la question autochtone


10
La situation des autochtones aux Canada
Prise dans l’actualité, je me suis rendue dans la ville de Québec pour assister
au colloque annuel du CIÉRA - AÉA 1 à l’université de Laval intitulé Mouvements
autochtones, continuités et transformations. Cette rencontre avait pour but de
faire découvrir la complexité des enjeux dont les mouvements autochtones
sont porteurs, ainsi que la nécessité de repenser les outils analytiques pour
rendre compte de cette réalité. Différents thèmes et problématiques ont été
soulevés, notamment les questions concernant la transmission des savoirs. Il
semblerait que certaines jeunes femmes innues abandonnent leurs intérêts
personnels et ambitions professionnelles pour aider leur communauté.
Chez les peuples amérindiens du Canada, la culture orale est très forte
également, l’oralité agit comme moyen de transmission. Aujourd’hui, de
jeunes Innus se lancent dans la performance mêlant poésie et slam. Les actes
protestataires sont attachés à un contexte particulier, généralement filmés dans des
environnements naturels, déformés par des structures ou équipements techniques,
comme un barrage hydraulique. Les auteurs de ces performances utilisent cette
méthode comme moyen de revendication et de transmission dans l’échange.
La performance toute entière montre une réappropriation de la tradition par les

1   Centre inter-universitaire d’études et de recherches autochtones


( CIÉRA ), Association étudiante autochtone ( A ÉA ).
jeunes générations. Leurs paroles, empreintes des codes et des symboles des récits
traditionnels, contiennent par l’utilisation du slam et des modes de médiatisation
(par les réseaux sociaux) les marques d’une évolution. Leur démarche évolue dans
un contexte actuel. Ces pratiques servent à créer une rencontre entre les deux
cultures amérindienne et canadienne présentes sur le même territoire, et à fuir les
stéréotypes, afin de proposer un imaginaire autochtone réinventé. Actualiser sans
cesse les coutumes pour permettre le partage de leur tradition avec ceux qui les
entourent est une réelle préoccupation pour les peuples Innus. Ces performances
sont filmées afin de garder un témoignage et de diffuser l’acte sur les réseaux
sociaux. Les enregistrements peuvent être considérés comme un aide-mémoire
symbolique nécessaire pour réinventer et actualiser la mémoire orale, en lien direct
avec leur mode de vie. Ces actions agissent comme mode d’expression et participent
au maintien des coutumes. Elles permettent aux individus d’affirmer leur identité
tout en alertant la communauté des problèmes que rencontrent les Innus.

Autochtquoi ?
Lors de ce colloque, un Maori expliqua qu’ils apprennent à un moment donné
qu’ils sont autochtones. Mais d’où vient le terme autochtone et depuis quand
existe - t - il ? L’origine du terme autochtone est grecque. Il est composé de deux
racines, auto et chtone. Chtone est un mot se rapportant à la terre. Le préfixe
auto est généralement exprimé pour évoquer un élément de clôture ou d’unité
11
sans lien avec des apports extérieurs ( automobile, automatique, etc. ). Désigner
des personnes qui sont nées et qui vivent depuis toujours sur les mêmes terres
par ce terme peut être surprenant. Cependant autochtone est un mot emprunté
aux grec ancien. Depuis il n’a pas évolué. Aujourd’hui, il doit être plus ou moins
compris comme « né et vivant sur cette terre ». Autochtone tout comme indigène
éloignent l’idée de toute immigration. Au Canada, pour nommer les groupes
autochtones, le terme « première nation » est généralement utilisé et a une
connotation méliorative. Ainsi le mot  première accorde une place chronologique
aux autochtones sans pour autant gommer les civilisations coloniales. De moins en
moins de personnes nomment les autochtones du Canada et des États-Unis comme
étant des indiens, puisque cette appellation est née d’une méprise des premiers
colons se croyant arrivés en Inde. On évoque également comme je l’ai fait dans
ce texte des « Amérindiens », mais ce terme est approximatif et demande à être
contextualisé puisque l’on ne peut savoir s’il s’agit de l’Amérique du Nord ou du Sud.

Une multitude de termes indéfinis servent à désigner des « autochtones », cette


réalité témoigne de leur exclusion dans la société. Beaucoup d’entre eux se
plaignent de leur condition de vie marginalisée, face au « moule » occidental.
J’ai pu entendre le même Maori s’exprimer et dire : « on est des autochtones
sur le territoire néo - zélandais, je ne suis pas maori, mais autochtone ». Être
autochtone développerait un sentiment d’exclusion, de cloisonnement et de perte
d’identité. Il me parait important de contribuer à leur affirmation culturelle en
prenant en compte leurs valeurs ( comme le respect aux ancêtres, à l’espace dans
lequel nous cohabitons ), l’histoire et le contexte politique et social auquel ils
appartiennent. La culture est un élément essentiel de l’affirmation de soi. Jean-
Marie Tjibaou 1, ancienne figure politique d’une indépendance kanak pacifiste,
exprime la culture comme élément fondamental qui donne sens à une identité.
Elle est la base d’une revalorisation des peuples qui ont été rendu minoritaire.

Autochtones en milieu urbain, interaction, confrontation


de deux sociétés
Depuis plusieurs années au Québec, l’intégration des minorités autochtones
dans un milieu urbain suscite l’intérêt de chercheurs et d’instances
gouvernementales, ils se questionnent sur leur place et leur présence.

Ce phénomène est perçu et construit au départ comme un problème, et les di-


mensions sociologiques et politiques font souvent abstraction de la dimen-
sion historique. Le phénomène de la présence autochtone dans les villes ( 
1980
dans la région du Québec 
) nécessite de repenser les approches, de questionner
l’information existante et de redéfinir les concepts  
2
. 

David Newhouse, professeur agrégé en administration des affaires et


des études autochtones a invité en 2002 plusieurs chercheurs :
12

À revoir leurs cadres d’analyse pour casser l’idée par trop évolutionniste que
les autochtones des villes n’ont d’autre choix pour s’en sortir que d’être
assimilés à la société dominante, même le terme " 
urbanisation 
" doit être
remplacé car il véhicule l’idée d’une dépossession culturelle à cause des
contextes colonialistes dans lesquels il a été utilisé par le passé  
3
. 

Le nationalisme autochtone accorde plus d’espace à la


politique qu’à la notion de protection culturelle.

On observe une série de dichotomies : le progrès opposé à la tradition, la


compétition à la coopération, ou l’individu à la communauté   
[  … 
]. Le second

1   Ancienne figure politique du nationalisme kanak, Jean-Marie Tjibaou fut un fervant
militant d’une affirmation culturelle kanak. Il fut à l’initiative en 1975 du festival Mélanésia 2000
qui consistait à promouvoir l’art mélanésien. Placé en tête du Front de Libération Nationale kanak
et Socialiste, il fut assissiné en 1989, après les Évenements de 1988 par un indépendantiste opposant.

2   Michel Seymour et Christine Straehle, Philosophique, Territorialité, identité nationale


et justice mondiale, vol.39, automne 2012, p. 370.

3   Michel Seymour et Christine Straehle, op. cit., p. 370.


type d’argumentaire est à l’opposé et tente d’inclure des conceptions tradi-
tionnelles autochtones de l’époque précolombienne   
[  … 
] " 
Au moment de la coloni-
sation, les peuples autochtones vivaient dans des nations souveraines indépen-
dantes, régies par un système politique et social complexe  
" 1
. 

Pour Chris Andersen, professeur à la faculté des études autochtones à l’Université


de l’Alberta, la notion de droits ancestraux emprisonne les autochtones dans une
représentation figée d’eux - mêmes, limitée aux éléments précédant le contact et
faisant obstacle aux possibilités d’évolution culturelle. De même pour le sociologue
québécois Jean - Jacques Simard, le concept d’Occident est de plus en plus désuet :

[ 
À ] l’heure actuelle, il n’existe à peu près plus d’endroits et de peuples
sur terre qui ne soient en train de s’approprier la modernité  
2
.  

Le design graphique au profit de l’affirmation d’une identité

Intéraction & construction


Après deux jours passé à l’Université de Laval, quelque chose m’a interpellé. Certes,
les intervenants ont présenté comment certains luttent contre le cloisonnement
des cultures minoritaires par la littérature, la performance artistique, la poésie ou
13
la bande dessinée, mais à aucun moment, ils n’ont mentionné le design graphique
comme vecteur d’une identité autochtone. Cependant, il me semble que le design
graphique détient une place légitime dans le domaine scientifique, celui des sciences
humaines et notamment dans le combat pour la reconnaissance des cultures
autochtones. Le terme design signifie donner forme, procéder de façon stratégique3 .
Un designer, de part ses compétences spécifiques est un acteur impliqué dans la
diffusion et par conséquent dans l’accès, la transmission et la conservation d’un
savoir. Celui-ci parait au rend de traducteur, il manipule, articule et compose des
informations (textes et images) et œuvre à les rendre autonomes. Par son regard
et sa pratique, il participe à laisser voir le monde d’une manière particulière et
ainsi contribue au partage des connaissances. Le designer graphique, par ses
aptitudes pourrait agir pour la reconnaissance d’une identité autochtone, sa
place pourrait être celle qui fait interface entre un savoir et son destinataire.
Par une réalisation formelle, nous pouvons matérialiser une pensée,

1   Michel Seymour et Christine Straehle, op. cit., p. 370.


« i n the time prior to colonization, indigenous peoples lived in independent sovereign
nations governed by complex political and social system » Traduction personnelle.

2   ibid., p. 370.

3   Vilém flusser, Petite philosopie du design, Circé, 2002, p. 7.


une démarche, la rendre visible et accessible. Le designer peut être perçu
de différentes manières. Il peut être traducteur, mais pas seulement un
designer peut être à l’initiative d’un projet, faisant lui même appel à des
personnes venant d’autres domaines. On peut imaginer alors l’idée d’une
démocratie de la connaissance. Le partage est une notion clé de notre
démarche, ce partage permet de multiplier et d’optimiser les ressources. Le
design c’est  vider et réorganiser un tiroir de bureau 1. Un designer possède les
outils pour permettre une organisation et une hiérarchisation des savoirs.

Le design graphique est l’un des outils dont les sociétés occidentales se
dotent, dès la fin du XIXe siècle pour traiter, visuellement, les informa-
tions, les savoirs et les fictions 
: il est l’un des instruments de l’organi-
sation des conditions du lisible et du visible, des flux des êtres, des biens
matériels et immatériels. Traiter visuellement les informations, les savoir
et les fictions, c’est donc concevoir graphiquement leur organisation, leur
hiérarchie, c’est concevoir une syntaxe crypto-visuelle dont les partis pris
graphiques orientent les regards, les lectures. Ces informations, ces savoirs
et ces fictions sont les matériaux d’une commande. Et le designer graphique
est le traducteur ou l’interprète qui conçoit soit la syntaxe d’un objet (af-
fiche, plaquette, etc), soit un dispositif global où se déploiera la réponse
graphique à la demande initiale (identification, signalisation, etc)2. 
14

La responsabilité du designer est dans la façon dont il va choisir et


articuler ses projets et ses informations, puisqu’il est l’un des acteurs
qui regarde le monde et le laisse voir d’une manière particulière.


Les enjeux auxquels doit se confronter le designer graphique sont ceux por-
tant sur les conditions de la construction de la parole et du regard des indi-
vidus en interaction avec le collectif 
3
. 

Il me semble qu’un travail collaboratif est un élément déterminant à la


bonne organisation des informations, il permet ainsi de confronter les
regards et les avis convergeant. Il est une partie inhérente à une future
production formelle honnête, puisque ces productions pourront dans un
premier temps être mise à l’épreuve par les collaborateurs pour amenées
à être questionnées pour enfin pousser la réflexion et la critique.

1   Victor Papanek, Design for the Real World: Human Ecology  and
Social Change, Pantheon Books, New York, 1971, p. 31.

2   Annick Lantenois, Le vertige du funambule, Paris, Éditions B42, 2010, p. 7.

3   ibid., p. 8.
Le designer est d’abord un citoyen, je le vois comme un acteur de la société, ses
intentions guide son travail. Les productions graphiques participent à «l’exploration
et la production d’une nouvelle forme d’expression 1». Il me semble que le travail d’un
designer graphique qui porte attention aux les cultures minoritaires, pourrait être
considéré comme un contributeur, mais aussi un acteur principal à l’évolution de
la recherche qui tente de favoriser la reconnaissance de l’identité autochtone.

Dans le paragraphe suivant, j’aimerais me pencher sur le travail d’Étienne


Aubert Bonn pour sa proposition de caractère typographique. Son travail
s’insère dans une réflexion favorisant cette fois-ci l’identité Inuit du nord-ouest
du Canada. Il s’est ainsi penché sur leur dialecte syllabique, le inuktitut.

Le Nurraq
Lors de mon séjour à Montréal, j’ai donc rencontré le typographe québécois
Étienne Aubert Bonn dont la proposition typographique me semble intéressante
à mentionner par ses intentions «secourables» [V. Flusser]. Il a fait ses études à
l’université de l’UQAM à Montréal et a travaillé sur la création d’un caractère
typographique : le Nurraq (fig. 3 & 4). La genèse de son projet est partie d’une
observation : les ouvrages bilingues ( français / inuktitut ou anglais / inuktitut )
avaient un fort écart de gris optique entre l’alphabet latin et syllabique
( l’alphabet syllabique étant utilisé pour le dialecte inuktitut). Cette différence
15
d’abord optique symbolise pour lui un écart visuel entre les deux cultures. Il a
souhaité combler le fossé qui sépare les deux formes d’écriture. À la suite de
ce constat, il a créé un caractère serif en deux versions, latine et syllabique en
tentant d’obtenir un gris optique similaire dans les deux versions. L’intention
du typographe est juste et sa réponse graphique « fonctionne ». Néanmoins,
l’objectif du travail d’Étienne Aubert Bonn peut être contesté. Effectivement
nous pouvons interroger sa volonté d’homogénéiser sa réalisation formelle,
dans ce cas, le gris typographique. Cette proposition est établie à partir de l’idée
d’uniformiser les deux cultures au lieu d’assumer leurs différences. Si l’on se
réfère aux qualités du designer graphique selon Vilém Flusser 2, l’intention du
designer doit être généreuse ( noble et élégante ) et secourable. On ne peut douter
des intentions généreuses d’Étienne Aubert Bonn qui sont de vouloir valoriser
l’identité de la communauté Inuit, cependant peut-on dire qu’elles soient
secourables puisqu’elles tendent à une assimilation ( culturelle ) d’un gris distinctif
de l’écriture de la langue inuktitut à un gris similaire aux langues latines.

1   Cette phrase provient du manifeste First things first publiée en 1964 dans le Gardian. Le
manifeste est consultable dans sa version anglaise à l’adresse : http: //firstthingsfirst2014.org/.

2   Vilém flusser, op. cit.


fig. 3

fig. 4 fig. 5

fig. 6
L’expérience de l’Amanar
Genèse du projet
Mon questionnement se porte à présent vers les intentions, et la place ambiguë
que peut détenir un designer graphique. Celui-ci est guidées par les projets dans
lesquels il souhaite s’engager. J’aime à penser le design comme porteur d’idées.
Néanmoins, les intentions d’un graphiste ou d’un typographe peuvent se traduire
par un travail dont les implications dépasseront parfois les objectifs. Le projet
typographique Amanar de Pierre di Sciullo (fig. 5) en est un bon exemple. Tout
comme Étienne Aubert Bonn, les intentions de P. di Sciullo étaient de participer
à la reconnaissance d’une culture en danger. La genèse du projet était de créer
une bibliothèque de signes du Tifinagh, l’écriture traditionnelle touareg. Le
projet devait permettre aux Touaregs d’utiliser leur système d’écriture avec les
techniques modernes. Les premières utilisations de l’Amanar ont été adoptées
dans un guide d’alphabétisation : le journal Amanar (fig. 6), parus en 2004
édité localement par l’Association pour la promotion des Tifinaghs (APT).

Impact politique et culturel sur la société


De 2003 à 2006 l’UNESCO a soutenu la publication du journal, à Agadez au
Niger. À partir d’un projet au départ «ingénu», P. di Sciullo s’est rendu compte
qu’il avait soulevé des problématiques d’ordre politique qui dépassaient la seule
question du graphisme. Le Tifinagh n’est utilisé ni au Niger, ni au Mali, ni au
17
Burkina Fasso, où les imprimeries utilisent uniquement des caractères latins et
arabes. Au Mali si un Touareg se promenait avec une lettre écrite en Tifinagh,
il pouvait être accusé de rébellion, cette écriture étant considérée comme
une écriture secrète. Le projet de Pierre di Sciullo a alors pris une dimension
politique et sociale complexe. L’éditeur du journal Amanar fut emprisonné
avant d’avoir publié le premier numéro. Deux militaires ont été envoyés pour
mettre le feu à son imprimerie. Plusieurs mois après, il fut libéré mais gardera
le traumatisme de son incarcération. Le travail d’un designer ne se limite
pas seulement au graphisme, mais il doit aussi agir et trouver des solutions
au problème soulevé, souvent par un travail collaboratif pluridisciplinaire
où les protagonistes interagissent les uns avec autres. Par son travail, il doit
pouvoir comprendre et s’approprier un sujet, en manipulant des données, en
les traduisant, et les interprétant alors qu’elles ne sont pas directement de sa
compétence, comme dans ce cas précis, l’ethnologie, la sociologie ou la politique.
Malgré l’incident de l’imprimeur, le projet P. di Sciullo a permis, par les
outils du graphisme de rendre accessible, mais surtout rendre plus visible la
condition Touareg au Niger. Sa proposition a ouvert des portes. Le journal
Amanar est rédigé en deux langue, français et tifinaght. Il a pour objectif la
promotion et le développement des Tifinaghts. Le journal ce veut comme un
outils de transmission de la culture cette communauté voulant l’intégrer dans une
dynamique contemporaine. Dans l’éditorial du premier numéro nous pouvons lire
«À l’image des ces étoiles, ce journal se veut un guide dans le monde d’aujourd’hui qui
fera des tifinagh une écriture vivante et moderne». Il exploite par différents points
pédagogiques les éléments qui construisent la tradition écrite et orales des Touareg.
Environ 500 exemplaires ont été distribué dans les écoles et bibliothèques du
nord du Niger. La distribution du journal à participé à la préservation de l’identité
Touareg. Les supports de lecture ont suscité l’attention des groupes Touaregs du
Niger, qui peuvent à présent écrire avec leurs systèmes écritures traditionnelle.

Le designer peut être ainsi considéré comme un passeur d’idées, mais pas
seulement. Par son propre regard P. di Sciullo a cherché à soutenir des idées en
les étayant par les outils du design. Sa production graphique et typographique
encourage l’idée d’intégration des Tifinaghts dans une dynamique actuelle par
leur propre moyen d’expression. Son travail typographique est destiné à être
perpétué, repris et poursuivi afin de proposer de nouvelles idées et une nouvelle
ligne de pensée. Le travail de Pierre di Sciullo a suscité un travail collaboratif
qui a permis de le faire évoluer. Le design collaboratif, est le moyen de faire
avancer la recherche en confrontant et croisant les regards. Le projet, alors
soutenu, vise à permettre une approche intégrative et collective qui privilégie
la participation et l’engagement. Il me semble qu’un travail collectif renforce
une synergie autour d’une réflexion théorique et pratique. Il permet ainsi
de mettre en avant des procurations commune tel que la déculturation.

18
La force du signe
Je vais tenter dans ce chapitre de mener ma réflexion sur la transmission des
savoirs matérialisée par la mise en écriture. Ce que j’entends par mise en
écriture, c’est toute transcription qu’elle soit écriture alphabétique ou non-
alphabétique, symbolique ou figurative. La mise en écriture est une empreinte
qui témoigne un moment passé, elle permet parfois d’aider à conserver la
mémoire d’un peuple, même dans les civilisations dites dans l’oralité.

Il y a deux questions que l’on pose souvent à propos de l’écriture. Pourquoi


et quand l’homme a 
- t 
- il commencé à écrire 
? Le proverbe latin qui dit que
les paroles s’envolent et que les écrits restent nous fournit une première
direction de réponse 
: l’espèce humaine a ressenti, à un moment donné de son
histoire, le besoin de conserver la mémoire sociale   
1
.

archiver, conserver, divulguer


Nous le savons bien, la naissance de l’écriture, il y a environ 5000 ans, n’a pas été
créée à des fins d’archivage d’une mémoire sociale mais pour conserver des textes
de comptabilité. C’est vrai que cette information enlève tout mysticisme autour

1   André Leroi - Gourhan, Le geste et la parole, vol II La mémoire et les rythmes, Paris, Albin
Michel, 1985, p. 121.ks;, qd JFLQKSJFNK F ,BDB,,SN,,DS;,,,,,,SQ:Q:Q:Q:QQQ:Q:Q:Q:Q:Q:Q:Q:Q:Q:Q
des premières écritures. Les premières tablettes retrouvées étaient faites pour le
commerce, ce n’est qu’après qu’on y a inscrit des histoires. On peut imaginer qu’à
cette époque ils devaient penser que l’oralité suffisait. Il faut beaucoup de temps, et
beaucoup de récit transmis lors de veillées pour que la mémoire orale soit conservée.
On ne connait pas le quotidien des bâtisseurs des alignements de Carnac, par
contre il est plus facile d’imaginer celui des égyptiens anciens qui avaient l’écriture.
Par ailleurs, l’oralité permet une reconstruction du passée et à l’avantage d’un
groupe social dominant. Tandis que l’histoire écrite reste fixe tant qu’elle n’est pas
recopiée. L’invention de l’écriture marque un progrès considérable, elle permet
une conservation, une fixation matérialisée des énoncés oraux. Cependant,
l’écriture peut aussi être utilisée comme moyen imposant une pensée. Munis d’un
«texte unique» la religion chrétienne a imposé sa parole divine aux sociétés sans
écriture (l’influence de la venue des protestants et des catholiques sur le peuple
kanak en est un exemple). Pris d’un élan ethnocentrique, mené par des objectifs
hégémoniques, ses protagonistes occidentaux ne pouvaient penser que d’autres
cultures puissent penser différemment, avoir d’autres rites, d’autres mythes.

Chaque culture s’affirme comme la seule véritable digne d’être vécue ; elle
ignore les autres, les nie même en tant que cultures. La plupart des peuples
que nous appelons primitifs se désignent eux-mêmes d’un nom qui signifie “les
vrais”, “les excellents”, ou bien tout simplement “les hommes” ; et ils ap-
19
pliquent aux autres des qualificatifs qui leur dénient la condition humaine,
comme “singes de terre” ou “oeufs de pou”. [Lévi-Strauss, 2005].

La pérennité de la tradition orale se pose aujourd’hui, elle n’est plus transmise.


On a perdu toutes traces de la pensée de tas de peuples sans écriture. Je souhaite
apporter une précision sur les termes conserver et archiver afin de percevoir leur
importance dans la mise en place du projet portant sur la question autochtone.
Archiver est un mot recouvrant une pratique et des techniques qui consistent
à classer et enregistrer un ensemble de documents afin de prouver des droits
ou biens. Il constitue le témoignage d’un évènement passé. Les archives
représentent une multitude d’information pour les historiens et alimente
leurs recherches. Elles assurent une préservation physique, en respectant des
règles. Les documents conservés attestent et assurent la sauvegarde d’un droit,
d’un fait ou d’un bien. L’information est maintenue dans son état initial.
Le terme conserver désigne l’action de maintenir en état, et de faire durer une
information. La conservation incite à divulguer son contenu, par la production et
la diffusion de documents, offrant alors une seconde vie à ce qui a été conservé.
La conservation se justifie par la médiation de ses objets. Les deux termes ne
sont pas nécessairement opposés, puisque la conservation suppose l’archivage.
L’archivage ou la conservation nécessitent-ils forcément une trace écrite ? Mais les
peuples sans écriture n’ont ils pas, eux aussi, utilisé des traces et des signes attestant
de leur activités et de leur histoire ? Le pictogramme, par sa valeur scripturale,
n’est-il pas considéré comme une évolution vers l’abstraction intellectuelle ?

Du bambou au pétroglyphe

L’identification de la mantique 
1
avec le déchiffrement des caractères devins
inscrits dans la réalité était renforcée par les caractéristiques pictogra-
phiques de l’écriture cunéiforme: elle aussi, comme la divination, désignait
des choses à travers des choses   
2
.

Comme je l’ai précisé auparavant : à l’origine le peuple kanak ne disposait pas


d’écriture. La transmission des savoirs se faisait par l’oral. Pourtant, des gravures
sur bambou (fig. 7) affirment qu’ils ont tenté d’inscrire, de mémoriser une parole
et des récits qui témoignent de leur vie passé. Des dessins figuratifs illustrent
les grands évènements, tels que l’arrivée des colons. Ces bambous serviraient
d’aide - mémoire, et appuieraient ainsi un discours narratif. On peut trouver
également en Nouvelle-Calédonie, des pétroglyphes (fig. 8), c’est-à-dire, des dessins
symboliques gravés dans la pierre. Leurs significations reste vague et imprécise, ils
évoqueraient des histoires anciennes. Certains signes se trouvent seulement dans
certaines régions, notamment dans des grottes, d’autres, en plus grand nombre,
sur l’ensemble du territoire. Ils se caractérisent par des formes spirale, solaire ou
cruciforme et parfois, par des formes figuratives tel un margouillat, ou une tortue.
20

L’oralité ce n’est pas négatif, ce n’est pas l’absence d’écriture 


; c’est une
façon de gérer la mémoire sociale, la mémoire humaine 
3
.

Les signe picturaux participent au maintient de l’identité d’une culture et à sa


mémoire sociale. Robert Bringhurst 4 , dans What Is Reading for ?  tisse un lien
entre la réalité et l’abstraction des signes. Il explique que les traces abstraites
(l’écriture) signifient des sons, et que ces sons rattachés à un sens, nous
projettent des images. La lecture est donc basée sur « l’écoute ». Il explique
que le procédé inverse à la lecture. Celui-ci nous projette des images à la
place de mots est tout aussi efficace, des images peuvent tout aussi bien nous

1   La mantique est l’art de la divination.

2   Carlo Ginzburg, Mythes emblèmes traces, Verdier poche, 2010, p. 244.

3   Jean - L ouis Calvet, Design…graphique, école régionale des beaux - arts de Valence,
2002, p. 24.

4   Typographe et poète canadien, il est l’auteur du livre The Elements of Typographic Style
publié en 1992 par Hartley & Marks Publishers. Durant plusieurs année, il a mené des travaux
concernant le domaine de la linguistique où il travailla sur la traduction de texte en Navajo et
Haïda. Par ce travail de traduction de l’Haïda, il a participé à la préservation de cette culture.
fig. 7

fig. 8
projeter des vocables, ainsi une nouvelle forme d’écriture est possible.

Les mots, pour détourner une phrase d’Eric Gill, ne sont ni les choses ni
l’image de ces choses 
; elles sont gestes  
—  
et les gestes, écrits ou parlés,
sont ce qui les représentent le mieux. Ce fait est primordial au passé et, je
le parie, à l’avenir de la lecture 
1
.

Ainsi, je comprends pourquoi je me suis passionnée pour les cultures


dites premières. À un moment donné, des images qui en étaient issues ont
provoqué en moi des impressions, des émotions et des significations qui à
l’époque étaient encore très abstraites. Immergée très tôt dans la culture
kanak, je ne pouvais poser des mots sur cet attachement particulier.

Relation entre mise en écriture et oralité dans la structuration de la pensée


Cette partie est consacrée à ce qui diffère dans la structuration de la pensée
entre les sociétés orales et écrites. Mon raisonnement a été guidé par livre La
Raison graphique, la domestication de la pensée sauvage de Jack Goody publié
aux Éditions de Minuit. J’ai conscience de ne maîtriser que trop peu les effets
structuraux de l’écriture sur les sociétés. Il me semble qu’un tel ouvrage est à
lire et à relire, il mériterait d’être accompagné d’une connaissance plus aiguë
en anthropologie et en histoire de l’Hommes. Il me semble que ce n’est pas
22
seulement à la fin de ce cycle que je comprendrai l’ensemble de ce qui a été
énoncé, (certaines choses méritent parfois d’être «digérées» pour être enfin
absorbées). C’est donc avec quelques précaution que j’aborderai la question
de l’influence de la mise en écriture sur la structuration de la pensée.

« La culture est l’ensemble des produits de la pensée de générations successives 2» tout
comme la structuration de la pensée elle même semblerait provenir d’actes de
langage et de communication de générations successives. Toutefois, les moyens
de communications eux même ont une incidence sur les contenus transmis.
La scripturalité, la mise en écriture, semblerait avoir des effets important non
seulement sur ce qui est transmis, mais également sur la manière même de penser
le contenu de la transmission. La technique permettant d’inscrire une pensée, une
observation, etc., induirait les différences entres les deux sociétés, orales et écrites.
Inscrire une observation ou une pensée sur un support, c’est lui donner une
forme physique, la matérialiser. Cette action permet ainsi par le «jeu» de structurer
les éléments (lettres et mots), de reprendre, manipuler et extraire les éléments qui

1   Robert Bringhurst, What Is Reading for ?, Cary graphics Arts Presse, Rochester
N.Y, 2011, p. 7. Traduction personnelle, paragraphe complet en annexe.

2   Alban bensa et Jean bazin, avant-propos, Jacque Goody, La raison graphique,
la domestication de la pensée sauvage, Les Éditions de minuit, 1986, p. 7.
ont été inscrits. La structuration de l’écriture implique une hiérarchisation puisque
lorsque l’on écrit, nous faisons des choix, le choix des mots, mais aussi de leur ordre.
La mise en écriture donne une dimension spatiale linéaire et parfois horizontale
et verticale, tels les listes ou les tableaux ayant eux même leur propre logique. Un
graphique simple tel qu’un tableau à double entrée peut difficilement être conçu
sans écriture. Mais, écriture et oralité ne doivent pas être nécessairement mis en
comparaison. Comme le dit Alban Bensa 1, il faudrait renoncer à l’image que l’on
se fait de la scripturalité. Elle aurait trop souvent le statut de « contenu de pensée »
et ainsi réduirait l’image que l’on se fait de la parole en donnant l’illusion que le
langage n’est que « le moyen externe de la communication et du savoir 2». L’écriture
et le langage sont deux choses dissociées. Tout comme l’écriture n’est pas une
simplification de la parole qui tend à l’illustrer. Pourtant, il semble y avoir une
certaine réflexivité entre oralité et écriture, toutes deux sont liées et s’alimentent.

L’écriture, la structuration de pensée


La scripturalité serait une forme d’objectivation graphique. Elle structurerait notre
pensée. Dans les civilisations occidentales de l’écriture, le temps est hautement
conceptualisé. Nous donnons des formes physiques à une notion abstraite (le
temps), par des calendriers, des agendas, des montres, etc. Le temps lui-même est
divisé en unités : années, mois, semaines, jours, heures, minutes, secondes. Cette
relation au temps calendaire, mais aussi à l’espace a structuré notre pensée de façon
23
considérable. C’est un facteur important dans la façon dont nous construisons
et articulons les notions. L’écriture a également joué un rôle décisif sur notre
«parlé». Le fait de mettre les choses devant nous, sur la table, pour en voir un
panorama, a modifié notre façon d’objectiver. Il parait alors possible de considérer
la pensée comme structure matérielle qui peut être ainsi construite et organisée.

l’oralité et la forme écrite d’une société


La communication (orale et écrite) a différentes manières de s’exprimer. Tout
comme il y a différentes manières de parler une même langue, la distinction ne se
fait pas seulement entre l’écriture et l’oralité. Au sein de notre culture, un écart
est palpable entre les différentes façons de s’exprimer (suivant les régions). Quand
nous faisons une faute de syntaxe, nous nous référons à des règles écrites. Ces
règles sont déterminées par des institutions. À l’oral, il n’y a pas de règles instituées
par une entité universitaire, sauf peut-être les différences d’inflexions du langage,
comme le style soutenu, courant ou familier. Je n’essaie pas de créditer l’écrit au

1   Spécialiste de la Nouvelle-Calédonie et de la culture du peuple Kanak, l’anthropologue


Alban Bensa mène une étude sur la philosophie des sciences et l’anthropologie de l’action. Il
s’interroge sur les liens et les différentes expliquations entre anthopologie et récit historique.

2   Alban bensa et Jean bazin, avant-propos, Jacque Goody, op. cit., p.7.
détriment de l’oral, je pense que le langage s’exprime de différentes manières,
et en tant qu’observateur, je ne peux accorder plus de valeur à l’un ou à l’autre.

La transmission des savoirs par l’écriture


La communication orale et la scripturalité ont joué un rôle important dans la
construction de la culture. La culture serait le fruit d’une accumulation d’actes
et de paroles. Elle est «un ensemble de significations historiquement transmis et
inscrit dans des symboles, un système de conceptions héritées exprimées dans ces
formes symboliques au moyen desquelles les hommes communiquent, perpétuent et
développent leur savoir sur la vie et leurs attitudes vis-à-vis d’elle » [Clifford Geertz].
Seulement tout acte diffusant une information ait une incidence sur elle.

Même si l’on ne veut pas réduire un message au moyen matériel de sa trans-


mission, tout changement dans le système de communications (le passage d’une
information énoncée à l’oral à l’écrit) à nécessairement d’importants effets
sur les contenus transmis 
1
.

Le graphisme dans ce contexte particulier pourrait être un élément porteur


de réalité, d’une réalité. Par l’assemblage de textes, de mots et d’images, il
pourrait être un moyen de se rapprocher au mieux de ce qui est observé en
contextualisant de différentes manières ce qui veut être montré. On peut
24
convenir que la scripturalité rend l’information autonome, elle permet
au lecteur de revenir en arrière, de relire le texte, de l’examiner, de le
corriger, et de le comparer. Écrire donne la possibilité de s’interroger sur
ce qui a été énoncé, de penser et de proposer d’autres raisonnements.

Quand un énoncé est mis par écrit, il peut être examiné bien plus en détail,
pris comme un tout ou décomposé en éléments, manipulés en tout sens, extrait
ou non de son contexte. Autrement dit, il peut être soumis à un tout autre
type d’analyse et de critique qu’un énoncé purement verbal. Le discours ne
dépend plus d’une “circonstance” : il devient intemporel. Il n’est plus soli-
daire d’une personne ; mis sur papier, il devient plus abstrait, plus déper-
sonnalisé 
2
.

1   Jacque Goody, La raison graphique, la domestication de la pensée sauvage, Les Éditions
de minuit, 1986, p. 97.OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO

2   Ibid., p. 97.


De L’observation

Le regard d’un anthropologue


Mon approche de la transmission de l’héritage culturel a été portée par mon
intérêt pour l’ethnologie. C’est lors de mes premières recherches entreprises
en 2013, que cet intérêt particulier s’est développé. J’ai d’abord été séduite par
l’iconographie récoltée par Maurice Leenhardt 1, ethnologue référent spécialiste
de la culture kanak. Il a répertorié en plusieurs planches les particularités de
ce peuple ( photographies de lieux d’habitation, de groupes humains, d’outils
de chasse, de pêche et d’agriculture, objets fétiches de culte , de sépultures, de
guerre et de communication ). Son travail a aussi consisté à observer et synthétiser
en retranscrivant par schémas, les formes hiérarchiques et sociales des tribus
observées. Je porte mon attention sur la position d’observation d’un ethnologue,
bien que cette discipline soit aujourd’hui questionnée par les chercheurs des
sciences humaines qui enlèvent tout crédit scientifique à la discipline. Elle est
perçue comme « l’expansion et la domination de l’Occident sur le reste du monde 2». De
manière plus consensuelle et moins radicale, nombreux pensent que cette science
est jugée trop archaïque, elle est invitée à évoluer afin de changer les codes qui la
composent pour échapper à son image dite ethnocentrique. L’ethnocentrisme est
défini comme un comportement inconsciemment motivé qui tend à privilégier ou
à fantasmer un groupe social, engendrant des préjugés. Pourtant l’anthropologie
25
a apporté des méthodes, des résultats, et des éléments qui s’inscrivent dans le
domaine scientifique. La conscience et la critique de cette discipline amènent
finalement à la déconstruire et à la réinventer par une nouvelle manière de la
pratiquer. La découverte de l’ethnologie a eu un impact sur ma façon de penser.
Comprendre comment vivent d’autres personnes et comprendre également les
méthodes d’observation mises en place par les sciences humaines, m’a permis de
porter un nouveau regard sur notre mode de vie occidental, d’élargir ma pensée,
de requestionner la place du designer graphique et les enjeux de son travail.
Je pense que si ma perception change, cela induit une pratique qui évolue.

Mise en relation entre deux démarches


Les méthodes d’observation des sciences humaines peuvent être utiles
à la démarche de designer graphique afin de construire le projet de
reconnaissance culturelle autochtones. J’aime à penser que la démarche
ou plutôt le regard du designer graphique n’est pas si éloigné de celui de

1   Pendant de longues années, Maurice Leenhardt, pasteur et ethnologue fût investi
contre l’acculturation kanak, il participa à l’introduction de l’écriture dans la tribu des Houaïlous
dans la province nord de la Nouvelle-Calédonie .OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO

2   Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines, ce que nous apprend l’anthropologie,
Flammarion, 2010, p. 7.
l’anthropologue. Par leurs observations, les anthropologues recueillent des
données qui alimentent la recherche, et apportent du sens. Ils participent à
la compréhension des communautés étudiées, constituant ainsi un corpus
de savoirs. Pour être intelligible, ils ont besoin de se servir d’éléments
graphiques (tableaux, liste, schémas, croquis, etc. ). Cette transcription
rend accessible leurs observations ainsi que leur raisonnement.
Le designer graphique, donne les outils pour permettre la transmission d’une
information. Par son regard analytique et ses qualités d’observation, il donne une
représentation formelle et matérialise ainsi son raisonnement. Il adapte le résultat
de son travail à d’autres formes de pensées. Il répondra alors a un besoin spécifique
avec une solution spécifique. Le designer tout comme l’ethnologue comprennent
et traduisent les informations auxquelles ils sont confrontés. Ce sont tout deux
des traducteurs. Les méthodes d’observation des sciences humaines peuvent
être un élément dont un designer graphique pourrait s’emparer. Le parcours de
Jean-Marie Tjibaou est intéressant et pourrait ainsi illustrer mon propos. Il avait
depuis son adolescence le souhait d’affirmer l’identité kanak. À la fin des années
60, il décida de partir en France Métropolitaine afin d’étudier la sociologie et
l’ethnologie à Lyon. Il voyait dans l’ethnologie une double opportunité. Par son
aspect pratique, celui de faire un travail autour du patrimoine culturel kanak,
afin de valoriser, inventorier et conserver les caractéristiques des traditions
kanak au service de leur dignité culturelle. Mais sa démarche avait avant tout un
26
aspect politique, puisqu’il vit en la discipline ethnologique le moyen d’apprendre
le langage qui permettait de discuter avec les européens, celui qui permettent de
parler avec eux des cultures qu’ils ne connaissent pas1. Ainsi, il avait le désir de
modifier les attitudes et les regards. Dans le cadre de ma démarche, l’échange
avec un anthropologue ou un ethnologue me semble nécessaire. Une telle
collaboration permettrait de croiser les regards issus de deux disciplines différentes.
Apprendre alors, de la même manière que J.M. Tjibaou, certains éléments des
sciences humaines, pourrait me permettre de d’optimiser les échanges.

Si j’en reviens à la l’idée de concevoir des outils approprié afin de lutter pour une
reconnaissance autochtone. Il me semble qu’avant d’engager une production,
il est nécessaire d’adopter une position d’ouverture, de compréhension afin
de percevoir toutes les informations que l’on doit prendre en compte.. Cette
compréhension ne peut s’envisager sans une observation consciencieuse des
phénomènes sociaux. Dans la partie suivante, Le paradigme indiciaire, je mets en
relation le regard de plusieurs personnes issus de corps de métier différents afin
de comprendre la façon dont nous pouvons percevoir des éléments, en déduire des
«conclusion» et dans le cas du designer graphique, aboutir à une réponse formelle.

1   http://www.franceculture.fr/emission-une-vie-une-oeuvre-jean-marie-tjibaou-2014-12-20
Le paradigme indiciaire
L’idée qu’un graphiste, un archéologue et un détective donnent tous les trois
de l’importance aux traces qui ne sont pas toujours écriture me plait. Par leurs
observations, leur imagination et leurs connaissances, ils apportent du sens en
faisant parfois des liens entre des éléments disparates. Les paragraphes qui suivent
ne traitent pas directement de l’approche méthodologique du designer mais de la
manière (personnelle) dont on peut regarder, observer ce qui nous entoure. Il me
semble que cette perception particulière a une influence sur la finalité d’un projet
et donne également le statut d’hypothèse aux réponses graphiques apportées.

Parmi mes lectures, un livre m’a particulièrement marqué et aidé à structurer


ma pensée d’une façon particulière : Mythes emblèmes traces 1 de Carlo Ginzburg 2.
L’auteur met en relation le regard observateur, curieux et attentif, d’un
historien d’art,d’ un psychologue et d’un détective. Je me permets d’étendre la
réflexion en y ajoutant le regard du designer graphique. Celui-ci mène un travail
d’investigation, il explore, scrute en détail et créé des liens entre les différents
éléments-indices qui participeront à la construction d’un futur raisonnement,
d’une future production. Avant de les organiser, il va les rassembler, formant
ainsi une image globalisante (subjective). Cette image (mentale) est liée à
l’ensemble des éléments observés et à la manière même d’observer.
Carlo Ginzburg définit la notion de paradigme indiciaire  en expliquant
27
ses racines. La méthode du paradigme indiciaire (fig. 9 & 10) a vu le jour au
XIXe siècle grâce à un chercheur russe connu sous le nom d’Ivan Lermolieff.
Il se trouve que ce chercheur n’était autre que l’Italien Giovanni Morelli, un
historien d’art qui a donné son nom par la suite à la méthode morellienne. La
particularité de cette méthode était de déterminer l’auteur d’une peinture en
examinant les détails les plus négligeables, qui étaient les moins influencés par
les caractéristiques propres à l’école à laquelle appartenait le peintre. Par cette
méthode, G. Morelli a pu découvrir et cataloguer des formes spécifiques à partir
de détails comme, par exemple, la façon dont Botticelli peignait un lobe d’oreille.

Ces faits marginaux étaient révélateurs parce qu’ils constituaient les moments
où le contrôle de l’artiste, lié à la tradition culturelle, se relâchait pour
céder la place à des traits purement individuels [ 
… ] ce qui frappe ici c’est
l’identification du noyau intime de l’individualité artistique aux éléments

1   Carlo Ginzburg, Mythes emblèmes traces, Verdier poche, 2010.

2   Carlo Ginzburg est un italien historien contemporain et historien d’art. Il est
connu comme étant le représentant de la microhistoire qui est un courant de recherche
historiographique spécialisé dans l’histoire moderne née an début des années 1970.
fig. 8

fig. 10
soustraits au contrôle de la conscience   
1
.

Cette méthode fut ensuite utilisée par Conan Doyle pour son
personnage Sherlock Holmes, puis par Sigmund Freud.

La proposition d’une méthode d’interprétation basée sur les écarts, sur les
faits marginaux, est considérée comme révélatrice. Ainsi, des détails habi-
tuellement considérés comme sans importance, ou même triviaux et «bas» four-
nissaient la clé pour accéder aux produits les plus élevés de l’esprit hu-
main ( 
dans le cas de Freud 
).[ 
… ] des traces même infinitésimales permettent
de saisir une réalité plus profonde, impossible à atteindre autrement : des
indices ( 
dans le cas de Sherlock Holmes 
) des signes picturaux ( 
dans le cas de
Morelli )   2.

La considération d’un ensemble de détails, peut nous mener par sérendipité


aux faits les plus marginaux. Il me semble que cette manière de voir, plus
consciencieuse, permet ainsi d’ouvrir notre esprit de déduction, de réflexion en
créant des liens entre les différents éléments observés. La notion de paradigme
indiciaire me permet également de comprendre l’approche subjective que détient
l’observateur. L’image d’une réalité lui est alors projetée. La forme que prendra
la production graphique d’un designer résulte d’abord de l’investigation qu’il
29
aura menée en amont. Elle me parait comme un élément légitime de réponse,
comme une hypothèse issue des déductions qu’il aura faites. Son raisonnement
peut être alors remis en question si un nouvel acteur apporte un autre regard.

La forme et la fonction
J’aimerais développer dans ce chapitre un lien entre ce que dit André Leroi-Gourhan 
3
dans Le geste et la parole 4 et les réponses formelles qu’un designer graphique est
amené à produire, notamment si l’on considère la question de la relation entre la
forme et la fonction. L’auteur s’intéresse à la mémoire et au geste technique. Il
parcourt l’évolution des outils, du silex à la machine automatique, et fait un lien
entre l’évolution technique et l’évolution biologique. Ce qui a attiré mon attention
est la relation entre la forme et la fonction qu’André Leroi-Gourhan explique à

1   Carlo Ginzburg, op. cit., p. 231.

2   Ibid., p. 232

3   André Leroi - Gourhan ( 1911-1986 ) est un ethnologue, archéologue et historien


français, spécialiste de la Préhistoire.

4   André Leroi - Gourhan, Le geste et la parole, volume II La mémoire et les rythmes,


Albin Michel, 1985.
travers une comparaison entre trois dagues (fig. 11) : arabe, asiatique et occidentale.
Toutes trois ont la même fonction, celle de transpercer la maille des armures
portées par les chevaliers ennemis. Cependant, la forme de chacune d’entre elles est
différente et aucune ne peut prétendre avoir la forme «parfaite». Pourtant, l’aspect
formel de ces dagues ne peut être réellement contesté, puisqu’il est issu et déterminé
par l’environnement dans lequel il a été conçu, ici trois continents différents, et
donc trois cultures différentes. Cela induit également des rapports à l’espace et au
temps qui diffèrent et on ne peut, non plus, omettre la question de l’appartenance
de ces trois dagues qui est de même un facteur de création. Cependant la forme
prise dans sa globalité est la même (puisqu’elle est liée à la fonction) : la lame ne doit
pas être trop longue, elle doit être affinée. Il se trouve qu’il y a aussi une similitude
dans la proportion des manches de ces trois dagues. Il me semble que toutes trois
pourraient être vues comme trois propositions formelles d’une même fonction.

Il suffit de suivre le fil du courant paléontologique  


1
pour percevoir que les
formes évoluent vers des formules fonctionnelles qui ne sont réalisées, au
terme, que de manière encore relative. Fonction et forme, également dérivante
au long du temps, sont en constant état de réactions mutuelles  
2
.

Le travail des designers


30

Les fonctions du design par Victor Papanek


Il me semble qu’une création graphique peut être abordée de la même manière que
l’exemple des trois dagues citées. Elle marque une étape de travail, de pensée, et
ne peut être perçue comme une forme définitive mais plutôt comme la proposition
d’une nouvelle forme de pensée qui peut être remise en question elle aussi. Victor
Papanek 3 définit l’ensemble des fonctions dans Design pour un monde réel  4 en six
points (fig. 12) : l’utilisation, le besoin, l’association, l’esthétique, la méthode et la
télésis . Télésis vient du grec telios signifiant le fil, le lien, les relations. Il explique que
l’esthétique est une partie inhérente de la fonction. Elle doit être déterminée par la
méthode et les outils utilisés afin d’obtenir un résultat honnête. Il définit une bonne

1   La paléontologie est une discipline scientifique qui est basée sur l’étude des restes
et des fossiles.OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO

2   André Leroi - Gourhan, op. cit., p 122.

3   Défenseur d’un design responsable d’un point de vue écologique et social, Victor
Papanek, designer austro-américain du 20e siècle, est contre la société de consommation. Il
désapprouve les produits industriels et les voit comme des objets ostentatoires et mal adaptés.

4   Victor Papanek, Design for the Real World: Human Ecology and Social Change, Pantheon
Books, New York, 1971.OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO
fig. 11

1 2

6 fonctions

5 4

1. utilisation
2. besoin fig. 12
3. télésis
4. association
5. esthétique
6. méthode
fig. 13
méthode comme étant l’action réciproque des outils, des procédés et des matériaux.

Le témoignage des étapes traversées par une même tendance fonctionnelle permet
d’assister non pas seulement à la spécialisation des formes mais à de véri-
tables mutations, la fonction persistant en s’améliorant à travers des formes
neuves.[…]Le plus souvent les formes parfaites sont des formes modestes,
négligées, du fait de leur banalité[ 
… ] Les formes efficaces sont par consé-
quent soumises à une diversité dans le temps et l’espace qui tient aux stades
progressifs des différentes techniques 
1
.

Afin d’illustrer son raisonnement, V. Papanek explique la démarche du sculpteur


Alexander Calder. Il cite notamment l’œuvre The horse (fig. 13) réalisée en 1928
et exposée au Musée d’Art Moderne de New York. Pour concevoir la sculpture,
l’artiste avait fait le choix d’utiliser un matériau précis qui correspondait à la
couleur et la texture qu’il recherchait, le bois de buis. Or, le buis ne fournit
que de fines lamelles, c’est d’ailleurs pour cela qu’il est souvent utilisé pour la
fabrication de petites boîtes. C’est pourquoi A. Calder dut emboîter les petites
planches de bois pour concevoir ce qu’il avait imaginé, ce qui a eu un impact
sur l’aspect final de son œuvre. Dans cet exemple précis, l’esthétique fut en
grande partie déterminée par le procédé dépendant des matériaux utilisés.
Finalement, la version définitive exposée au MOMA a été réalisée en bois de
33
noyer, bois similaire au buis par sa texture. La technique restant la même.
La forme suit la fonction 2 déclare Louis H. Sullivan. Il explique qu’elle est
la loi dont découle tout ce qui nous entoure, y compris les choses organiques,
physique et humaines. Une utilisation consciencieuse des éléments amènera à
une finalité raisonnable et fidèle. Ainsi une forme noble répond à la fonction.
Il me semble que cette pensée (généreuse) implique une «transparence»
des méthodes et des intentions. Le paragraphe suivant aborde le travail
contemporain du studio Conditional Design. Leurs productions paraissent se
décliner d’après le principe des fonctions du design énoncé par V. Papanek.

Conditional Design
Depuis 2008, Luna Maurer, Edo Paulus, Jonathan Puckey et Roel Wouters
travaillent en collaboration. Ils expliquent qu’ils sont conscients du monde
dans lequel nous évoluons. Un monde dynamique où le temps est un facteur de
production qui suscite de nouvelles formes d’interactions humaines, impliquant
des contextes de production et des rapports sociaux différents. Ils préfèrent

1   André Leroi - Gourhan, op. cit., p 121.

2   Louis Sullivan, The Tall Office Building Artistically Considered, Lippincott’s Magazine,
mars 1896.OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO
adapter leur manière de travailler à de nouvelles méthodes de développement
et ne souhaitent plus être ancrés dans le passé. Leurs réflexions m’intéressent
puisqu’ils sollicitent d’abord l’approche, la méthode, le processus de travail
adapté aux médias choisis. Le processus passe avant la finalité. La méthode passe
avant l’esthétique, c’est la première qui détermine l’aspect final. Ce qui me paraît
pertinent est la mise en application de méthodes d’ingénieurs, et scientifiques.
Le studio met l’accent sur le changement et développe l’idée d’une conception
axée sur le potentiel de création du «conditionnal design». Dans un manifeste
que l’on peut lire sur leur site Internet 1, ils expliquent qu’ils favorisent le procédé
plutôt que la forme. Leurs conditions de conception sont basées sur des règles
telles que « la différence devrait avoir raison 2». L’utilisation de contraintes fait
partie de leur processus de travail. Les contraintes encouragent la perception
et favorisent l’exploration des frontières. La collaboration est une des notions
importantes dans leur travail. Je pense que c’est une perspective importante : sortir
de nos habitudes, être sous l’influence d’un environnement externe favorisant
l’interaction avec les éléments qui se trouvent dans un contexte différent contribue
à un développement du processus, de la réflexion et bénéficie de l’échange.

Un espace de réflexion
Je vais tenter de ne pas me concentrer vers une réflexion trop teintée d’ethnologie.
Concernant ma problématique, quelque chose m’interroge, je suis consciente
34
qu’il n’y a pas une réponse mais des réponses. La question de la déculturation
est vaste et je ne peux prétendre en considérer seule les dénouements. Je ne peux
m’empêcher de penser encore une fois aux propos D’A. Bensa et J. Bazin dans
l’avant-propos de La raison graphique « …  la culture est l’ensemble des produits de la
pensée de générations successives ». Parler de déculturation et faire valoir les droits
autochtones est déjà une action afin de lutter contre une évolutions culturelles
«négatives». La démarche visant à favoriser l’affirmation culturelle et donc
identitaire ne débuterait pas par un travail collaboratif ? J. Goody exprime que la
culture est un enchaînement d’actes de communication. Faut-il pas repenser les
outils analytiques en vue de rendre compte d’une réalité observée ? Dans mon cas,
la déculturation des peuples dits minoritaires. Seule, il serait presque impossible
de proposer une réponse qui changerait le statut de l’autochtone. Il parait plus
intéressant de créer une dynamique autour de ce projet et de réfléchir ensemble aux
mêmes questionnements. Le terme « ensemble » évoque des personnes de domaines
différents ayant des interrogations semblables aux miennes. Pour mon projet de
DNAT en 2013 j’avais tenté de proposer une réponse, il me semble que cette année,
l’enjeu de mon travail, de mes recherches serait de convaincre des acteurs issue

1   http://conditionaldesign.org/

2   Le manisfeste de Conditonal design est visible sur leur site à la rubrique Manifesto.
de corps de métier différent de l’importance de créer une réflexion commune.

Penser à l’investigation d’un espace, comme lieu d’échange et de réflexion.


C’est en regardant le film documentaire Iranien réalisé par Mehran Tamadon,
qui pose la question comment vivre ensemble lorsque tout nous sépare ? que «cette
idée» c’est affirmée. Iranien athée, le réalisateur parvient à convaincre quatre
partisans de la République Islamique d’Iran à venir discuter deux jours, chez lui,
autour de l’idée du « vivre ensemble ». Ses intentions ne sont pas de convaincre
ces personnes à penser autrement, mais uniquement de leur présenter l’idée que
d’autres personnes ne pensent pas de la même manière. Malgré des débats qui
se retournent contre le réalisateur (celui-ci étant contraint de ne pas s’interposer
pour le maintien du projet), il parvient néanmoins à rendre compte d’une réalité,
de la difficulté de vivre en minorité sur un territoire où la pensée commune laisse
peu de place à une liberté individuelle, le droit de vivre et de concevoir le monde
autrement. Le droit d’assumer son identité qu’elle soit culturelle ou (et) religieuse.
Ce qui m’a intéressée dans ce film documentaire est la mise en place d’un
cadre délimité favorisant les interactions consensuelles, comme lieu de vie et
de communication. Communiquer n’est pas que transmission. Il me semble
que c’est avant tout l’idée de mettre en commun, partager une réflexion,
une idée, mais aussi un sentiment. Par la mise en écriture de ces idées, cet
espace permettrait de rebondir et d’argumenter autour d’une réflexion. La
35
délimitation d’un lieu de pensé peut être un moyen de favoriser une dynamique
autour d’une même préoccupation : l’affirmation des peuples autochtones,
et ainsi accorder plus de place à un travail participatif et collaboratif.
Il me semble que la collaboration sous entend l’idée peut-être utopique
d’une démocratie entre les différents acteurs qui participe à un projet
commun. Le souci d’une telle démocratie (idéalisée) peut apporter une
harmonie dans la structure et l’organisation d’un espace collaboratif. Elle
incite une égalité dans la prise de décision. La places des participants n’est
pas strictement définie. Une méthode flexible aide à un processus à joindre
différents points de vue. Ainsi la réflexion et les approches de chacun peut
être réunie, interagissant avec leurs savoirs et leurs savoirs-faire.
Il semblerait que le travail collaboratif, à l’inverse d’une démarche individuelle,
apporterait plus de sources (et de ressources ?) afin d’augmenter une archive
autour d’une problématique commune. L’engagement de chacun forme la
collaboration. Le partage et l’interaction des idées et productions sont pour une
même problématique. L’interférence de domaine différent peuvent apporter un
dimension social, politique et culturelle à un projet respectif. Ce rassemblement
de ressources (issue de différentes sphères) ne conduit plus la problématique
vers un «publique» particulier, il l’étend à une population plus large.

"humanité" ne constitue ni une adresse valide, ni une dimension que l’on


puisse rencontrer : j’ai pourtant la mission d’intégrer leur présences réelle
à ma réflexion, et ce pour chacune de mes réflexion personnelles 
1
..

S’ affirmer sous une identité commune est également agir ensemble, à plusieurs,
et créer des liens sociaux. Sans mettre des coté ce qui nous sépare, l’idée est de
donner plus de place à la conscience des autres, d’élargir des concepts et d’être
moins dans l’individuel. Il me semble que cette pensée conçoit la philosophie
prospective de Hans Jonas qui est d’ «agir en sorte que les effets de ton action soient
compatibles avec la permanence d’une vie humaine authentique sur la terre». Cela
peut sonner comme de belles intentions, cependant d’après Bruno Latour,

Le monde commun est à composer, tout est là. Il n’est pas déjà là enfoui
dans une nature, dans un universel dissimulé, sous les voiles chiffonnés des
idéologies et des croyances et qu’il suffirait d’écarter pour que l’accord se
fasse. Il est à faire, il est à créer, il est à instaurer. Et donc, il peut
rater. C’est là toute la différence : si le monde commun est à composer, on
peut rater sa composition2.

Il se compose progressivement. Il me semble que l’action conjointe


d’acteurs issue de sphère différentes, permet de mieux évaluer les
conséquences que nos actes peuvent avoir sur une société.

36
Decode Unicode de Johannes Bergerhausen
Le projet de plateforme Decode Unicode (fig. 14) de Johannes Berge­rhausen,
par ces intentions participe à une attitude participative. De plus ce projet pose
la question de l’apport du numérique dans la contribution de l’affirmation des
cultures en minorité dans notre contexte actuel. Depuis 2005, il tente d’explorer
la totalité du codage de l’Unicode  3 et répertorie sous forme numérique tous les
signes que l’on peut trouver dans le monde, cela peut aller de l’Amanar aux smileys
japonais. Johannes Berge­rhausen travaille en collaboration avec le designer Siri
Poarangan , le projet est soutenu par le Ministère Fédéral de l’Éducation et de la
Recherche ( BMBF ). Cette plateforme indépendante est un travail collaboratif
qui incite à poster de nouveaux signes afin d’alimenter une bibliothèque, enrichir

1   Peter Sloterdjik, Co-immunité globale, Multitude, été 2011, no45, p.42.

2   Bruno Latour, Il n’y a pas de monde commun : il faut le composer, Multitude,
été 2011, no45, p. 40. OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO

3   L’Unicode est un standard informatique permettant d’écrire et d’échanger des textes
dans différentes langues à une échelle mondiale. Il est développé par le Consortium
Unicode, dont l’objectif est de rendre accessible le codage de texte en donnant à chaque signe
de tous les systèmes d’écriture un nom et un identifiant numérique. Il unifie l’ensemble des
caractères pour permettre une utilisation sur n’importe quelle plateforme numérique ou logiciel
informatique.OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO
une base de données de recherche typographique. Elle s’inscrit dans un travail
de recherche sur la culture numérique. Johannes Bergerhausen a constaté
qu’il y avait un manque de connaissances des normes typographiques et de la
signification des signes. L’Unicode a codé plus de 50 000 caractères, cependant
le guide d’utilisation n’est pas très accessible pour les programmeurs.
La plateforme Decode Unicode est un travail de recherche qui rassemble et
explique les propriétés et l’utilisation des différents caractères répertoriés. Ce
système rend accessible les caractères typographiques collectés. Le site de Decode
Unicode 1 suit les principes de Wikipedia, puisque chaque contributeurs peut
écrire des articles, mais également en modifier le contenu. Ces interventions sont
contrôlées par un modérateur. Il me semble remarquable qu’ils aient fait le choix
d’inscrire les propriétés des signes montrés ( si c’est un signe diacritique, dans quel
ordre, après quelle lettre on doit l’utiliser, sa prononciation, etc. ) Malgré tout, je
pense qu’il serait positif d’alimenter le site avec d’autres informations indiquant
par exemple la zone géographique où sont utilisés principalement les signes, le
nombre de locuteurs, mais aussi peut-être, dans une notion historique, les outils
qui ont amené le signe à avoir cet aspect formel afin de construire un bagage
culturel conséquent. En 2013, Johannes Bergerhausen publie Digitale Keilschrift
( cunéiforme numérique ) (fig. 15). Cette édition est le fruit de sept ans de travail
de développement en collaboration avec Andrea Krause et Stefan Pott. Ils ont eu
le projet de numériser plus de 1000 glyphes cunéiformes parfois très complexes
37
afin de permettre d’utiliser la totalité des signes avec les moyens numériques.
Jusqu’alors, l’Unicode ne le permettait pas. Ce projet a attiré mon attention, je pense
qu’il s’inscrit dans mon questionnement. Aujourd’hui, peu de gens savent écrire
et lire le cunéiforme ( environ 200 personnes ). Ces personnes sont généralement
des chercheurs qui ont besoin d’écrire et de communiquer leurs recherches
écrites parfois en cunéiforme. Lorsqu’ils doivent transmettre leurs recherches,
les textes sont écrit à la main, numérisés, puis déposés un serveur. L’intérêt porté
par Johannes Bergerhausen aux signes cunéiformes à considérablement facilité
le travail des chercheurs, ici en minorité. Ce modèle numérique intervient dans
le maintien d’une écriture «morte», il l’intègre dans une dynamique actuel.

Le Brito de Fanch le Henaff


La création de caractères typographiques peut être un moyen de
promouvoir l’identité d’une culture minoritaire. Le Brito (fig. 16) réalisé, par
Fanch le Henaff est considéré, comme une typographie celtique moderne.
Son travail a été inspiré par des caractères inscrits en onciales irlandaises
se trouvant sur une stèle du VIIIe siècle d’un cimetière au nord de Brest.
Le travail typographique a débuté en 1995 et la police de caractère a
été stabilisée et numérisée en 2011. Elle compte près de cent-vingt signes

1   http://www.decodeunicode.org/
fig. 14

fig.16

fig .15

fig. 17
typographiques incluant les différentes ligatures européennes, mais aussi celtiques
tels que le c’h, gw, zh. Dans ce projet, l’expérience graphique et typographique
est désormais intégrée dans la recherche de promotion d’identité bretonne. Elle
est publiée au format OpenType (.otf), qui est compatible avec tous les systèmes
d’exploitation (Mac OS, Windows et Linux). Elle est également définie par un
code du système de classification d’Unicode ce qui garantit son aspect universel.

CitéInter d’André Baldinger


Je souhaiterais porter mon regard sur le travail typographique d’André
Baldinger. En 2001, Ruedi Baur de Intégral Ruedi Baur et associés, a demandé au
designer graphique André Baldinger de concevoir un caractère typographique pour
la Cité Internationale Universitaire de Paris afin de défendre sa diversité culturelle.
Le domaine rassemble plus de 5500 étudiants et chercheurs de 132 pays différents
et représente un lieu de rencontre et d’interaction entre différentes cultures.

Le concept de base était de souligner visuellement les aspects multiculturels


de ce lieu unique par la typographie. Ce travail a été réalisé à partir d’une
base de données de caractères de différentes cultures des cinq continents, qui
ont été insérées dans le texte français avec ses charaters latins 
1
.

C’est à partir d’une base de données des caractères des cultures présentes
39
sur le lieu que le typographe a créé la typographie CitéInter (fig. 17). Cette
typographie est une extension d’un autre caractère typographique créé en 2000,
le Newut Plain Medium. Il a profité d’une base de caractère latin afin d’intégrer
aléatoirement 57 signes étrangers ayant une similitude avec les lettres C, D, H, L,
Q et Z. La programmation d’un générateur aléatoire permet de varier la densité
des caractères étrangers. Sa proposition typographique permet aux visiteurs de
visualiser et de mieux saisir la singularité de ce lieu. Cependant on peut dire
que son travail pause question. En effet, le typographe, (bien que ses intentions
aient été bonnes) a favorisé la forme esthétique et son utilisation. faisant ainsi,
il me semble qu’il n’ait pas pris en compte les personnes même qui savaient lire
les signes étrangers. Ces signes, bien qu’ils aient des similitudes formelles, ont
une autre prononciation et peuvent avoir un sens particulier. Le typographe
a utilisé par exemple l’idéogramme Kanji «オ» qui signifie grand, gros. Cette
utilisation de signes et d’idéogrammes peut nuire à la lecture et compromettre

1   «The basic concepts was to visually underscore the multicultural aspects
of this unique place via typography. This was achieved using a database of
characters from different cultures on all five continents, which were inserted
into the french text with its latinate charaters.» (traduction personnelle)
http://www.andrebaldinger.com/plakate.php?item.1&cat=0&dir=006_type_cite_
universitaire&init_dir=0 OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO
la compréhension des premières intentions énoncées. Elle peut être ainsi
perçue comme une proposition dévalorisante envers les différentes cultures.

Regard sur le travail artistique


Les paragraphes qui vont suivre traitent de productions d’artistes,
chorégraphe et plasticiens qui s’intéressent à la question de la
déculturation et de l’identité autochtone. J’aimerais ne pas limiter mes
recherches à la pratique du graphisme comme moyen d’expression. Leur
regard et leur pratique me semblent pertinents de mentionner.
Investie dans la lutte de la reconstruction de l’identité des peuples
minoritaires, Daina Ashbee traite de la disparition de centaines de femmes
autochtones sur le territoire canadien. L’artiste est une chorégraphe montréalaise
métisse hollandaise et autochtone ( des nations Cris ).Plus de 1 200 femmes
autochtones ont été portées disparues ou assassinées au cours des 30 dernières
années. Depuis l’été 2012, l’Assemblée des Premières Nations a entamé une
commission d’enquête nationale sur les femmes autochtones portées disparues
ou assassinées. En aout dernier Philippe Couillard, le premier ministre du
Québec explique que le crime dont les femmes autochtones sont victimes est
également dû à un problème social profond de ces communautés, expliqué
par des conditions de vie précaire dans un pays riche. Effectivement, la
condition des femmes autochtones au Canada est un sujet politique majeur.
40
Depuis octobre 2014 l’artiste Daina Ashbee expose sa création intitulée
Unrelated 1 (fig. 18) (sans lien de parenté) au M.A.I. (Montréal Arts Interculturels).
Elle met en avant la lutte des femmes autochtones dans leur reconstruction
identitaire orientant son propos sur le sentiment de « vide » dont elles sont atteintes,
sentiment dû à une perte de leur langue, de leur coutume et rituel. La chorégraphe
contemporaine touchée par la toxicomanie (très fréquente chez les peuples
autochtones) met en scène deux danseuses, presque nues, qui tombent, et percutent
leur hanche sur les murs et le sol et touchent ainsi à leur féminité. Les danseuses
ne se croisent jamais, elles ne se regardent pas. Par des gestes violents, saccadés,
l’artiste connote une vulnérabilité du subconscient, les danseuses s’infligent un
combat contre elle-même, et s’auto - réduisent en esclavage. Il y a une inertie dans
leurs mouvements, parfois très lents, qui évoluent ensuite avec plus de puissance,
et ainsi marquent la dépression. Une ambiance pesante émane de la scène, je
vois là, peut-être parce que je me sens concernée par la question dramatique
de perte de repères des minorités, une pression non évoquée de la société.

Le coyote est depuis toujours divinisé par les autochtones des État-Unis, notamment
chez les Winnebagos du Wisconsin et du Nebraska où il incarne l’image du trickster,

1   Un extrait vidéo de cette prestation est visible sur le site web de Daina Ashbe,
http://dainaashbee.wix.com/daina-ashbee#!unrelated/c1u5
fig. 18
fig. 19

fig. 20

fig. 21
du farceur [Paul Radin]. De nombreux artistes autochtones nord américains se
reconnaissent dans le caractère du coyote. Celui-ci est insaisissable. Il est pour
eux le symbole de la résistance de la déculturation. C’est pour ces raisons que
l’artiste Joseph Beuys fit capturer un coyote sauvage pour la performance I Like
America and America Likes Me (fig. 19), présenté en 1974 à la galerie René Block
de New York. Muni d’une canne, d’un triangle et d’une étoffe en feutre, l’artiste
qui représente «l’homme blanc» joue avec le coyote, pour ainsi évoquer une
réconciliation sur un territoire commun. Son travail souligne la pression dont ont
été victime les autochtones nord amérindiens. Pendant plusieurs jours J. Beuys et
le coyote resteront enfermés à l’intérieur d’une cage dans la galerie. Ils ont partagé
ensemble l’étoffe de feutre, la paille, la canne et des exemplaires du Wall street
journal sur lequel l’animal venait uriner. La performance de Joseph Beuys s’inscrit
dans une démarche politique. Il a souvent travaillé autour des thèmes abordant
l’humanisme, l’écologie et la sociologie. Il fut indigné de la présence américaine au
Viêt-nam, et du réductionnisme identitaire dont sont victime les premières nations.

Chez les Winnebago le triskster à le nom de Wakdjunkaga, ce qui signifie


littéralement « celui-qui-joue-des-tours » [Jean-Philippe Uzel]. Les artistes
autochtones s’en sont fortement inspiré pour créer leurs œuvres et ainsi brouillant
le registre de l’art, de la marchandise et de l’anthropologie. La culture muséale
a pour souhait de présenter des objets dit «authentique», mais l’authenticité de
43
ces objets correspond à notre vision de la tradition autochtone (ce regard est
marqué d’ethnocentrisme). L’esprit fripon de ces artiste participent à brouiller les
stéréotypes identitaire auquel ils sont associé. La pièce If You Find Any Culture,
Send it Home (fig. 20) réalisée en 1987 par Ron Noganosh, est une critique de ce
phénomène. C’est avec sarcasme qu’il tourne en dérision l’esthétique culturelle
qui lui est imposé. Son travail se compose de deux éléments, un masque ayant
un aspect traditionnel nord amérindien et d’une lettre écrite sur un parchemin.
La lettre est celle d’un père écrivant à son fils. Il lui explique qu’une personne
d’un musée est venu lui acheter le masque qu’il voulait brûler l’hiver précédant
pour s’en débarrasser. Il termine la lettre par « If You Find Any Culture, Send it
Home». À travers cette œuvre R. Noganosh dénonce la déculturation des peuples
amérindiens, puisque la totalité de son travail n’est que fiction. Tout comme une
autres de ses pièces trickster, Shield for a Yuppie Warrior (fig. 21) faite en 1991.
Ici l’artiste créait un bouclier en assemblant perles, plumes, peaux animales
(matériaux éminent dans la tradition amérindienne) avec des éléments recyclées
comme des canettes de bière. Il contrarie notre désir d’authenticité. Là encore,
l’artiste dénonce la déculturation par les soucis d’alcoolisme. Provocateur, il
termine l’objet en y cousant une étiquette du styliste de lux Pierre Cardin.
Conclusion

Les artistes issue des premières nations semblent reprendre les clichés que l’on
peut avoir à leur égard, pour enfin en détourner le sens et fausser l’authenticité
attendue. Il est vrai que les occidentaux ont participé à la construction d’une
image autochtone imprégnée d’idées reçues, leur imposant notre regard sur
leur civilisation. Il me semble que cette approche qui a tendance à privilégier
les normes de notre propre société n’a su qu’enfermer ces peuples dans quelque
chose d’archaïque. La reconnaissance d’une culture ne doit pas forcément passer
par le «recyclage» d’images issues d’un autre temps. Je pense notamment aux
couvertures de bandes dessinées et aux affiches de films westerns (fig. 22) des
années 50 qui ont pu participer à l’idée que l’on pouvait se faire de ces cultures. Il
faut également noter, que dans ces années là existait une plus forte discrimination
raciale aux États-Unis. Les films manichéens de cette époque en témoignent, les
communautés amérindiennes étaient représentées comme des barbares, guerriers
sauvages et bons scalpeurs. On peut noter que les caractéristiques stylisées des
typographies utilisées, pour représenter un amérindien, semblent, par un geste
connoté primitif, avoir été peintes grossièrement ou tracées sur un sol de terre
ou même parfois avoir été gravées dans le bois. D’une manière plus fantaisiste,
la typographie utilisée pour, Apache Kid (fig. 23), une bande dessinée américaine
des années 50 représente un assemblage de planches de bois. Ces typographies
44
caricaturales sont mises en regard avec d’autres typographies présentes dans le
même espace, celles ci se référant à la culture blanche américaine proclament
l’empreinte de la modernité ou au contraire un aspect classique et traditionnelle, par
une typographie linéal ou serif. Il va sans dire que cette utilisation typographique
ne peut qu’appuyer une position inférieure des peuples amérindiens.

La création «d’objets trickster» parait donc être le symbole de l’affirmation d’une


nouvelle identité autochtone. Dans la même démarche «brouillante» que R.
Noganosh, Brian Jungen par un sens critique, détourne des objets modernes et
les assemble pour son œuvre Prototype for New Understanding (2003) (fig. 24).
En se réappropriant des chaussures de sport de la marque Nike, il rentre dans
un processus de ready-made et crée des masques ayant des similitudes avec des
masques traditionnels amérindiens. La Scénographie se rapporte à celle que l’on
peut trouver dans les musées ethnographiques. Les masques sont présentés sur des
pieds de différentes tailles eux mêmes posés sur un présentoir. L’artiste se moque
à la fois des stéréotypes autochtones mais aussi de la société de consommation.

L’étude menée sur les diverses situations autochtones kanak et amérindienne, m’a
permis d’avoir, d’une part, une vision d’ensemble du sujet, elle me permet ainsi
d’en maîtriser les contours et de mieux appréhender la question de déculturation.
D’autre part cette approche, m’a conduite vers des rencontres qui ont été des
points essentiels à la construction de ma réflexion. Rencontrer E. Kasarhérou et
fig. 22

fig. 24

fig. 23

fig. 24
22
assister au colloque CIÉRA-AÉA m’a aidé à considérer d’autres points de vues.
Il me semble que je suis plus à même d’appréhender un raisonnement issue
d’un domaine différent du mien. Ces rencontres ont été également une amorce,
qui a favorisé ma réflexion sur ma position en tant que designer graphique
(dans l’élaboration d’un projet qui concerne des hommes qui ne pèsent pas
nécessairement l’importance du design). C’est en confrontant mes idées qu’il
m’est paru d’autant plus important d’être porteuse d’un projet qui réunit et croise
les regards. Je ne me situe non pas comme prestataire d’une demande, mais
comme membre d’un projet incluant une réflexion sociale. Avoir un regard (bien
qu’il ait été sommaire) sur le domaine de l’anthropologie et de l’ethnologie m’a
permis de mieux appréhender le langage des sciences humaines. Il me parait
désormais possible d’engager une nouvelle rencontre avec des acteurs issus
de cette discipline. Mon attention a été portée sur les différentes propositions
typographiques menées pour accroitre l’identité des peuples mis en danger. Le
regard critique porté sur le caractère typographique d’Étienne Aubert Bonn m’a fait
comprendre qu’au delà des bonnes intentions, toutes assimilations culturelles ne
peut être un chemin que je souhaiterais envisager. Je souhaite m’investir dans une
dynamique favorisant l’identité des cultures minoritaires, il me parait important
d’assumer les particularités d’une culture, sans pour autant tomber dans le piège
ethnocentrique de la mise en avant d’éléments stéréotypés. J’ai souhaité exposer
le projet typographique Amanar de Pierre di Sciullo, puisqu’il me parait être un
46
exemple d’une situation où un projet graphique dépasse les fonctions premières
d’un designer et typographe. Celui-ci engageant un autre questionnement d’ordre
politique qui peut faire aussi partie de la responsabilité d’un graphiste citoyen.
C’est avec prudence que j’ai souhaité aborder la question du rôle de la
mise en écriture dans la structuration de la pensée entre société orale et
écrite. Cette réflexion en construction me permet de mieux envisager le rôle
et le pouvoir des écritures comme matière pouvant être ainsi déstructurée,
analysée et mise en relation avec d’autres pensées. Mais ce passage a
aussi été le moment où j’ai pu comprendre la certaine «grandiloquence 1»
que pouvaient contenir certains textes et de la mise en garde de la perte
d’éléments lors de leur transmission par sa mise en écriture.
Par cette étude, j’ai souhaité mettre l’accent sur la manière dont un
ethnologue observe et décrit les éléments qui l’entourent et entrevoir les relations
qui peuvent exister entre ses méthodes et celles d’un designer graphique.
Ce cheminement a permis de m’interroger sur la posture que peut adopter
un designer graphique. Il me semble que si on s’inspire des (bonnes) fonctions
du design énoncées par Victor Papanek et qu’on ajoute à celles-ci un sens critique
sur les productions et donc sur les pensées qui les sous-tendent, cela suppose
une approche plus sensée et consciente des réalités humaines. Cette pensée n’a

1   Clément Rosset, Le Réel, Traité de l’idiotie, Les éditions de minuit, 1977, p.127.
pas pour but d’être un manifeste (autoritaire) cependant il me semble qu’elle
pourrait être la clé de toute pratique créative, constructive et positive. Ainsi ce
travail m’incite à prendre conscience de ma pratique, et de la nécessité d’engager
une attitude éthique et responsable dont découlerons mes productions.

J’ai conscience que le projet que j’entreprend est vaste et mérite d’engager un
travail de collaboration pour enfin permettre non pas un design pour mais avec
les sciences humaines. La collaboration n’est pas envisagée afin de créer un
consensus mais un mouvement de pensées dont découlerait une dynamique
autour de préoccupations communes. J’envisage ainsi de penser à plusieurs les
outils permettant l’affirmation des peuples autochtones et parfois minoritaires.
Pour projeter plus en avant mes intentions dont découlent m’a prise de
conscience sur la problématique énoncée, j’aimerais revenir sur l’attitude
trickster que développent les artistes amérindiens, il me semble que cette
prise de position à la fois sarcastique et ironique pourrait être une attitude
dont je pourrais m’inspirer. Je pense qu’il est possible de parler de choses
graves avec humour. Une attitude de coyote pourrait être un premier
chemin à emprunter afin de poursuivre le projet que je tente de mener.

47
Bibliographie

- André Leroi - Gourhan, Le geste et la parole, La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1985.
- Annick Lantenois, Le vertige du funambule, Paris, Éditions B42, 2013.
- Carlo Ginzburg, Mythes emblèmes traces, Paris, Verdier poche, 2010.
- Claude Lévi - Strauss, Tristes tropiques, Paris, Terre Humaine, 1984.
- Clément Rosset, Le Réel, Traité de l’idiotie, Paris, Les éditions de minuit, 1977.
- Design…graphique, école régionale des beaux - arts de Valence, 2002.
- Edward Sapir, Anthropologie, Paris, Les Édition de Minuit, 1971.
- Hutton Webster, Le tabou, Paris, Payot, 1952.
- Jacque Goody, La raison graphique, la domestication de la pensée sauvage, Paris, Les Éditions de minuit, 1986.
- Jacque Goody, Le vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Paris,
Gallimard, 2013.OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO
- Lorraine Daston et Peter Galison, Objectivité, Dijon, Les presses du réel, 2012.
- Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines, ce que nous apprend l’anthropologie,
Barcelone, Flammarion, 2010.OOOOOOOOOOOOOOOOOOOO
- Maurice Leenhardt, Notes d’ethologie néo-calédonienne, Paris, Institut d’ethnologie, 1980.OOOOOOOOOOOOOOOO
- Robert Bringhurst, What Is Reading for ?, Rochester, Cary graphics Arts Presse, 2011.
- Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Schaubroeck, Éditions zones sensibles, 2011.
- Victor Papanek, Design for the Real World: Human Ecology and Social Change, New York, Pantheon Books, 1971.
- Vilém Flusser, Petite philosophie du design, Circé, 2002.
48

Revue :

- Michel Seymour, Chritine Straehle, Territorialité, identité nationnale et justice mondiale,


Philosophique vol.39, automne 2012.OO
- Du commun au comme-un, Multitudes (no45), été 2011.

Articles :

- Nicholas Evans, Trad. fr. Marc Saint-Upery, « Ces mots qui meurent. Les langues menacées
et ce qu’elles ont à nous dire », Sciences Humaines (no241), janv. 2012, p. 396.
- Françoise Sule, Christophe Premat, «La transmission des fondamentaux d’une culture minoritaire :
le cas de l’œuvre de Rita Mestokosho » Le Langage et l’Homme, vol. 46, (no1), juin 2011.
- Max Caisson «L’indien, le détective et l’etnologue», Terrain (no25), 1995, p. 113-124.
- Élisabeth Kaine, Pierre De Coninck, Denis Bellemare, «Pour un développement social durable
des individus et des communautés autochtones par la recherche action/création  : le design et la
création comme leviers de développement », Nouvelles pratiques sociales, vol. 23, 2010, p. 33 - 52.
-  Nathalie Kermoal, Carole Lévesque «Repenser le rapport en ville  : pour une histoire
autochtone de l’urbanité », Nouvelles pratiques sociales, vol. 23, 2010, p. 67 - 82.

http://traduire-transmettre-communiquer.tumblr.com/
Annexes

Robert Bringhurst, What Is Reading for ?, Cary graphics Arts Presse, Rochester
N.Y, 2011, p. 7. ( Traduction personnelle )

«D’après mon expérience, il n’y a rien de meilleur que la réalité ; et pourtant il


semble n’y avoir de la vie que lorsque la réalité est jointe à l’imagination. Notre
capacité à voir des choses qui n’existent pas est indispensable dans tout ce que
nous entreprenons, y compris la lecture. On donne à quelqu’un de simples traces
abstraites, qui représentent des sons prononçables, qui représentent à leur tour
des significations pensables, et la personne s’imagine par elle - même des images.
Pourtant, la réalité sous - tend l’imagination, et l’attention à la réalité concrétise
et aiguille l’imagination. C’est ainsi que l’écoute fonctionne, et l’écoute est la
fondation sur laquelle la lecture et l’écriture sont basées. Je vais ainsi à peine parler,
et même au moment où les images pourraient êtres utiles, elles devront se former
dans notre esprit. Les peintures des grottes de Chauvet et Lascaux, les peintures
des vases de la Grèce antique, les volumens illustrés des Égyptiens ainsi que les
manuscrits pictographiques du Mexique précolombien sont tous des rappels d’un
support visuel qui remonte à très loin. Donner des images à des personnes et laisser
se former des mots dans leur esprit peut - être aussi efficace que le procédé
inverse. Je veux cependant rappeler que la lecture est une forme de
49
concentration, comme s’asseoir près d’un feu de camp pour écouter une
histoire, ou s’étendre pour regarder les étoiles. Les mots, pour détourner une
phrase d’Eric Gill, ne sont ni les choses ni l’image de ces choses ; elles sont
gestes  -  et les gestes, écrits ou parlés, sont ce qui les représentent le mieux.
Ce fait est primordial au passé et, je le parie, pour l’avenir de la lecture.»

Vous aimerez peut-être aussi