Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
p. 2 - Introduction
p.25 - De l’observation
p.25 - Le regard d’un anthropologue
p.25 - Mise en relation entre deux démarches
p.27 - Le paradigme indiciaire
p.29 - La forme et la fonction
La déculturation
La déculturation est la perte de toute ou d’une partie de la culture traditionnelle, au
profit d’une culture nouvelle. Elle est liée à l’histoire complexe de la colonisation,
de la mondialisation et donc du « partage » d’un territoire. Parfois, la cohabitation
de deux cultures est possible et n’est pas uniquement perçue comme un phénomène
négatif. C’est un phénomène très ancien et permanent. Les cultures ne sont pas
délimitées par des frontières, elles sont perméables. Il s’opère inévitablement
un changement d’une culture au contact d’une autre, et le croisement de deux
civilisations peut former un nouveau métissage culturel intéressant. Mais, la
formation d’une « nouvelle culture » par le fruit du métissage est possible tant que
l’une des cultures n’est pas totalement dominante sur l’autre. En ce qui concerne
les peuples innu et kanak, la présence d’une pensée et d’un mode de vie occidental
à l’évidence prédominant a induit et continue d’induire une déculturation.
L’amoindrissement de leur héritage culturel peut engendrer un sentiment de perte
d’identité. Dans les deux situations citées, la déculturation résulte d’un processus
de domination et donc de violences physiques, sociales et culturelles. Ce qui
est en cause n’est pas le métissage culturel mais la domination et la violence.
1 L’exposition Kanak, l’art est une parole à eu lieu au musée du Quai Branly. Du
15 octobre 2013 au 26 janvier 2014. Cette exposition à été la plus importante réalisée sur
la culture kanak, elle a rassemblé plus de 300 œuvres et objets tel que des chambranles
sculptés, des haches ostensoirs de jade, des sculptures faîtières ainsi que des statuettes et
des ornements. L’exposition était organisée autour de deux grands principes : « les kanak
parlent d’eux-même » ils assuraient eux - même par dispositif audio l’explication des pièces
exposée. Le volet « kanak et européens échangent leur regard » tentait de concilier deux
regards et deux cultures, ceux de la culture immatérielle kanak et ceux de l’institution
muséale occidentale sans laquelle nous aurions pas accès à ce patrimoine kanak restitué.
fig. 1
fig. 2
( avec une trentaine de signes, nous pouvons composer des textes en plusieurs
langues ). Plus nous complexifions un système, moins il est performant et moins
il se démocratise. En Nouvelle-Calédonie, le système d’écriture avec signes
diacritiques a été simplifié, ce qui le justifie est simple : les techniques modernes
de l’époque ne pouvaient retranscrire tous les signes et tous les diacritiques. Des
efforts d’homogénéisation des systèmes d’écriture ont été faits sur la Grande
Terre ( l’île principale de la Nouvelle-Calédonie ). Ces efforts ne sont pas sans
concessions. Pour E. Kasarhérou, l’identité n’est pas emprisonnée dans l’écriture,
et chez les kanaks, elle est présente dans l’oralité. Il pense donc qu’il ne faut pas
sur-signifier la culture avec quelque chose qui marque son étrangeté, qu’il ne
faut pas dresser une barrière alors que la barrière de la langue existe déjà. Ce qui
l’intéresse, c’est que les cultures communiquent entre elles. L’académie des langues
kanak essaye de retranscrire les langues par écrit, mais la tâche n’est pas évidente
puisqu’il faut se mettre d’accord sur l’écriture du dialecte. Cette retranscription
suppose un code et élaborer un code entraine de faire des compromis. Cette vision
scientifique de la langue, celle du linguiste, propose également une vision sociale.
À la fin de cette rencontre, E. Kasarhérou m’expliqua que la proposition que
j’avais faite ne pouvait être qu’une réponse fictive puisque je serais toujours
prise dans mon regard de designer graphique occidentale porté sur la population
kanak. Un système d’écriture, pour qu’il existe, a besoin de scripteurs qui
l’approuvent puis l’utilisent, à défaut, il ne reste qu’à l’état de recherche.
8
D’abord perturbée par ses propos, j’ai ensuite compris le but de ces
remarques sur mon travail. Même si l’on croit réellement à ce que nous
faisons, ce ne sont finalement que des propositions et il n’y a rien de négatif
à les confronter. Il y a deux ans, j’apportais des réponses graphiques et des
questionnements ouverts sur d’autres idées, d’autres propositions, puisque la
question de l’affirmation kanak est si complexe que je ne peux prétendre en
détenir la solution. Voyons plutôt cela comme une contribution à la recherche.
Pour voir l’aboutissement de sa recherche, le designer graphique doit penser
à ne pas privilégier l’objet en créant « une nouvelle écriture », mais penser à
la finalité de la démarche : affirmer l’identité d’une culture autochtone.
Autochtquoi ?
Lors de ce colloque, un Maori expliqua qu’ils apprennent à un moment donné
qu’ils sont autochtones. Mais d’où vient le terme autochtone et depuis quand
existe - t - il ? L’origine du terme autochtone est grecque. Il est composé de deux
racines, auto et chtone. Chtone est un mot se rapportant à la terre. Le préfixe
auto est généralement exprimé pour évoquer un élément de clôture ou d’unité
11
sans lien avec des apports extérieurs ( automobile, automatique, etc. ). Désigner
des personnes qui sont nées et qui vivent depuis toujours sur les mêmes terres
par ce terme peut être surprenant. Cependant autochtone est un mot emprunté
aux grec ancien. Depuis il n’a pas évolué. Aujourd’hui, il doit être plus ou moins
compris comme « né et vivant sur cette terre ». Autochtone tout comme indigène
éloignent l’idée de toute immigration. Au Canada, pour nommer les groupes
autochtones, le terme « première nation » est généralement utilisé et a une
connotation méliorative. Ainsi le mot première accorde une place chronologique
aux autochtones sans pour autant gommer les civilisations coloniales. De moins en
moins de personnes nomment les autochtones du Canada et des États-Unis comme
étant des indiens, puisque cette appellation est née d’une méprise des premiers
colons se croyant arrivés en Inde. On évoque également comme je l’ai fait dans
ce texte des « Amérindiens », mais ce terme est approximatif et demande à être
contextualisé puisque l’on ne peut savoir s’il s’agit de l’Amérique du Nord ou du Sud.
À revoir leurs cadres d’analyse pour casser l’idée par trop évolutionniste que
les autochtones des villes n’ont d’autre choix pour s’en sortir que d’être
assimilés à la société dominante, même le terme "
urbanisation
" doit être
remplacé car il véhicule l’idée d’une dépossession culturelle à cause des
contextes colonialistes dans lesquels il a été utilisé par le passé
3
.
1 Ancienne figure politique du nationalisme kanak, Jean-Marie Tjibaou fut un fervant
militant d’une affirmation culturelle kanak. Il fut à l’initiative en 1975 du festival Mélanésia 2000
qui consistait à promouvoir l’art mélanésien. Placé en tête du Front de Libération Nationale kanak
et Socialiste, il fut assissiné en 1989, après les Évenements de 1988 par un indépendantiste opposant.
[
À ] l’heure actuelle, il n’existe à peu près plus d’endroits et de peuples
sur terre qui ne soient en train de s’approprier la modernité
2
.
Le design graphique est l’un des outils dont les sociétés occidentales se
dotent, dès la fin du XIXe siècle pour traiter, visuellement, les informa-
tions, les savoirs et les fictions
: il est l’un des instruments de l’organi-
sation des conditions du lisible et du visible, des flux des êtres, des biens
matériels et immatériels. Traiter visuellement les informations, les savoir
et les fictions, c’est donc concevoir graphiquement leur organisation, leur
hiérarchie, c’est concevoir une syntaxe crypto-visuelle dont les partis pris
graphiques orientent les regards, les lectures. Ces informations, ces savoirs
et ces fictions sont les matériaux d’une commande. Et le designer graphique
est le traducteur ou l’interprète qui conçoit soit la syntaxe d’un objet (af-
fiche, plaquette, etc), soit un dispositif global où se déploiera la réponse
graphique à la demande initiale (identification, signalisation, etc)2.
14
Les enjeux auxquels doit se confronter le designer graphique sont ceux por-
tant sur les conditions de la construction de la parole et du regard des indi-
vidus en interaction avec le collectif
3
.
1 Victor Papanek, Design for the Real World: Human Ecology and
Social Change, Pantheon Books, New York, 1971, p. 31.
3 ibid., p. 8.
Le designer est d’abord un citoyen, je le vois comme un acteur de la société, ses
intentions guide son travail. Les productions graphiques participent à «l’exploration
et la production d’une nouvelle forme d’expression 1». Il me semble que le travail d’un
designer graphique qui porte attention aux les cultures minoritaires, pourrait être
considéré comme un contributeur, mais aussi un acteur principal à l’évolution de
la recherche qui tente de favoriser la reconnaissance de l’identité autochtone.
Le Nurraq
Lors de mon séjour à Montréal, j’ai donc rencontré le typographe québécois
Étienne Aubert Bonn dont la proposition typographique me semble intéressante
à mentionner par ses intentions «secourables» [V. Flusser]. Il a fait ses études à
l’université de l’UQAM à Montréal et a travaillé sur la création d’un caractère
typographique : le Nurraq (fig. 3 & 4). La genèse de son projet est partie d’une
observation : les ouvrages bilingues ( français / inuktitut ou anglais / inuktitut )
avaient un fort écart de gris optique entre l’alphabet latin et syllabique
( l’alphabet syllabique étant utilisé pour le dialecte inuktitut). Cette différence
15
d’abord optique symbolise pour lui un écart visuel entre les deux cultures. Il a
souhaité combler le fossé qui sépare les deux formes d’écriture. À la suite de
ce constat, il a créé un caractère serif en deux versions, latine et syllabique en
tentant d’obtenir un gris optique similaire dans les deux versions. L’intention
du typographe est juste et sa réponse graphique « fonctionne ». Néanmoins,
l’objectif du travail d’Étienne Aubert Bonn peut être contesté. Effectivement
nous pouvons interroger sa volonté d’homogénéiser sa réalisation formelle,
dans ce cas, le gris typographique. Cette proposition est établie à partir de l’idée
d’uniformiser les deux cultures au lieu d’assumer leurs différences. Si l’on se
réfère aux qualités du designer graphique selon Vilém Flusser 2, l’intention du
designer doit être généreuse ( noble et élégante ) et secourable. On ne peut douter
des intentions généreuses d’Étienne Aubert Bonn qui sont de vouloir valoriser
l’identité de la communauté Inuit, cependant peut-on dire qu’elles soient
secourables puisqu’elles tendent à une assimilation ( culturelle ) d’un gris distinctif
de l’écriture de la langue inuktitut à un gris similaire aux langues latines.
1 Cette phrase provient du manifeste First things first publiée en 1964 dans le Gardian. Le
manifeste est consultable dans sa version anglaise à l’adresse : http: //firstthingsfirst2014.org/.
fig. 4 fig. 5
fig. 6
L’expérience de l’Amanar
Genèse du projet
Mon questionnement se porte à présent vers les intentions, et la place ambiguë
que peut détenir un designer graphique. Celui-ci est guidées par les projets dans
lesquels il souhaite s’engager. J’aime à penser le design comme porteur d’idées.
Néanmoins, les intentions d’un graphiste ou d’un typographe peuvent se traduire
par un travail dont les implications dépasseront parfois les objectifs. Le projet
typographique Amanar de Pierre di Sciullo (fig. 5) en est un bon exemple. Tout
comme Étienne Aubert Bonn, les intentions de P. di Sciullo étaient de participer
à la reconnaissance d’une culture en danger. La genèse du projet était de créer
une bibliothèque de signes du Tifinagh, l’écriture traditionnelle touareg. Le
projet devait permettre aux Touaregs d’utiliser leur système d’écriture avec les
techniques modernes. Les premières utilisations de l’Amanar ont été adoptées
dans un guide d’alphabétisation : le journal Amanar (fig. 6), parus en 2004
édité localement par l’Association pour la promotion des Tifinaghs (APT).
Le designer peut être ainsi considéré comme un passeur d’idées, mais pas
seulement. Par son propre regard P. di Sciullo a cherché à soutenir des idées en
les étayant par les outils du design. Sa production graphique et typographique
encourage l’idée d’intégration des Tifinaghts dans une dynamique actuelle par
leur propre moyen d’expression. Son travail typographique est destiné à être
perpétué, repris et poursuivi afin de proposer de nouvelles idées et une nouvelle
ligne de pensée. Le travail de Pierre di Sciullo a suscité un travail collaboratif
qui a permis de le faire évoluer. Le design collaboratif, est le moyen de faire
avancer la recherche en confrontant et croisant les regards. Le projet, alors
soutenu, vise à permettre une approche intégrative et collective qui privilégie
la participation et l’engagement. Il me semble qu’un travail collectif renforce
une synergie autour d’une réflexion théorique et pratique. Il permet ainsi
de mettre en avant des procurations commune tel que la déculturation.
18
La force du signe
Je vais tenter dans ce chapitre de mener ma réflexion sur la transmission des
savoirs matérialisée par la mise en écriture. Ce que j’entends par mise en
écriture, c’est toute transcription qu’elle soit écriture alphabétique ou non-
alphabétique, symbolique ou figurative. La mise en écriture est une empreinte
qui témoigne un moment passé, elle permet parfois d’aider à conserver la
mémoire d’un peuple, même dans les civilisations dites dans l’oralité.
1 André Leroi - Gourhan, Le geste et la parole, vol II La mémoire et les rythmes, Paris, Albin
Michel, 1985, p. 121.ks;, qd JFLQKSJFNK F ,BDB,,SN,,DS;,,,,,,SQ:Q:Q:Q:QQQ:Q:Q:Q:Q:Q:Q:Q:Q:Q:Q
des premières écritures. Les premières tablettes retrouvées étaient faites pour le
commerce, ce n’est qu’après qu’on y a inscrit des histoires. On peut imaginer qu’à
cette époque ils devaient penser que l’oralité suffisait. Il faut beaucoup de temps, et
beaucoup de récit transmis lors de veillées pour que la mémoire orale soit conservée.
On ne connait pas le quotidien des bâtisseurs des alignements de Carnac, par
contre il est plus facile d’imaginer celui des égyptiens anciens qui avaient l’écriture.
Par ailleurs, l’oralité permet une reconstruction du passée et à l’avantage d’un
groupe social dominant. Tandis que l’histoire écrite reste fixe tant qu’elle n’est pas
recopiée. L’invention de l’écriture marque un progrès considérable, elle permet
une conservation, une fixation matérialisée des énoncés oraux. Cependant,
l’écriture peut aussi être utilisée comme moyen imposant une pensée. Munis d’un
«texte unique» la religion chrétienne a imposé sa parole divine aux sociétés sans
écriture (l’influence de la venue des protestants et des catholiques sur le peuple
kanak en est un exemple). Pris d’un élan ethnocentrique, mené par des objectifs
hégémoniques, ses protagonistes occidentaux ne pouvaient penser que d’autres
cultures puissent penser différemment, avoir d’autres rites, d’autres mythes.
Chaque culture s’affirme comme la seule véritable digne d’être vécue ; elle
ignore les autres, les nie même en tant que cultures. La plupart des peuples
que nous appelons primitifs se désignent eux-mêmes d’un nom qui signifie “les
vrais”, “les excellents”, ou bien tout simplement “les hommes” ; et ils ap-
19
pliquent aux autres des qualificatifs qui leur dénient la condition humaine,
comme “singes de terre” ou “oeufs de pou”. [Lévi-Strauss, 2005].
Du bambou au pétroglyphe
L’identification de la mantique
1
avec le déchiffrement des caractères devins
inscrits dans la réalité était renforcée par les caractéristiques pictogra-
phiques de l’écriture cunéiforme: elle aussi, comme la divination, désignait
des choses à travers des choses
2
.
2 Carlo Ginzburg, Mythes emblèmes traces, Verdier poche, 2010, p. 244.
3 Jean - L ouis Calvet, Design…graphique, école régionale des beaux - arts de Valence,
2002, p. 24.
4 Typographe et poète canadien, il est l’auteur du livre The Elements of Typographic Style
publié en 1992 par Hartley & Marks Publishers. Durant plusieurs année, il a mené des travaux
concernant le domaine de la linguistique où il travailla sur la traduction de texte en Navajo et
Haïda. Par ce travail de traduction de l’Haïda, il a participé à la préservation de cette culture.
fig. 7
fig. 8
projeter des vocables, ainsi une nouvelle forme d’écriture est possible.
Les mots, pour détourner une phrase d’Eric Gill, ne sont ni les choses ni
l’image de ces choses
; elles sont gestes
—
et les gestes, écrits ou parlés,
sont ce qui les représentent le mieux. Ce fait est primordial au passé et, je
le parie, à l’avenir de la lecture
1
.
« La culture est l’ensemble des produits de la pensée de générations successives 2» tout
comme la structuration de la pensée elle même semblerait provenir d’actes de
langage et de communication de générations successives. Toutefois, les moyens
de communications eux même ont une incidence sur les contenus transmis.
La scripturalité, la mise en écriture, semblerait avoir des effets important non
seulement sur ce qui est transmis, mais également sur la manière même de penser
le contenu de la transmission. La technique permettant d’inscrire une pensée, une
observation, etc., induirait les différences entres les deux sociétés, orales et écrites.
Inscrire une observation ou une pensée sur un support, c’est lui donner une
forme physique, la matérialiser. Cette action permet ainsi par le «jeu» de structurer
les éléments (lettres et mots), de reprendre, manipuler et extraire les éléments qui
1 Robert Bringhurst, What Is Reading for ?, Cary graphics Arts Presse, Rochester
N.Y, 2011, p. 7. Traduction personnelle, paragraphe complet en annexe.
2 Alban bensa et Jean bazin, avant-propos, Jacque Goody, La raison graphique,
la domestication de la pensée sauvage, Les Éditions de minuit, 1986, p. 7.
ont été inscrits. La structuration de l’écriture implique une hiérarchisation puisque
lorsque l’on écrit, nous faisons des choix, le choix des mots, mais aussi de leur ordre.
La mise en écriture donne une dimension spatiale linéaire et parfois horizontale
et verticale, tels les listes ou les tableaux ayant eux même leur propre logique. Un
graphique simple tel qu’un tableau à double entrée peut difficilement être conçu
sans écriture. Mais, écriture et oralité ne doivent pas être nécessairement mis en
comparaison. Comme le dit Alban Bensa 1, il faudrait renoncer à l’image que l’on
se fait de la scripturalité. Elle aurait trop souvent le statut de « contenu de pensée »
et ainsi réduirait l’image que l’on se fait de la parole en donnant l’illusion que le
langage n’est que « le moyen externe de la communication et du savoir 2». L’écriture
et le langage sont deux choses dissociées. Tout comme l’écriture n’est pas une
simplification de la parole qui tend à l’illustrer. Pourtant, il semble y avoir une
certaine réflexivité entre oralité et écriture, toutes deux sont liées et s’alimentent.
2 Alban bensa et Jean bazin, avant-propos, Jacque Goody, op. cit., p.7.
détriment de l’oral, je pense que le langage s’exprime de différentes manières,
et en tant qu’observateur, je ne peux accorder plus de valeur à l’un ou à l’autre.
Quand un énoncé est mis par écrit, il peut être examiné bien plus en détail,
pris comme un tout ou décomposé en éléments, manipulés en tout sens, extrait
ou non de son contexte. Autrement dit, il peut être soumis à un tout autre
type d’analyse et de critique qu’un énoncé purement verbal. Le discours ne
dépend plus d’une “circonstance” : il devient intemporel. Il n’est plus soli-
daire d’une personne ; mis sur papier, il devient plus abstrait, plus déper-
sonnalisé
2
.
1 Jacque Goody, La raison graphique, la domestication de la pensée sauvage, Les Éditions
de minuit, 1986, p. 97.OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO
1 Pendant de longues années, Maurice Leenhardt, pasteur et ethnologue fût investi
contre l’acculturation kanak, il participa à l’introduction de l’écriture dans la tribu des Houaïlous
dans la province nord de la Nouvelle-Calédonie .OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO
2 Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines, ce que nous apprend l’anthropologie,
Flammarion, 2010, p. 7.
l’anthropologue. Par leurs observations, les anthropologues recueillent des
données qui alimentent la recherche, et apportent du sens. Ils participent à
la compréhension des communautés étudiées, constituant ainsi un corpus
de savoirs. Pour être intelligible, ils ont besoin de se servir d’éléments
graphiques (tableaux, liste, schémas, croquis, etc. ). Cette transcription
rend accessible leurs observations ainsi que leur raisonnement.
Le designer graphique, donne les outils pour permettre la transmission d’une
information. Par son regard analytique et ses qualités d’observation, il donne une
représentation formelle et matérialise ainsi son raisonnement. Il adapte le résultat
de son travail à d’autres formes de pensées. Il répondra alors a un besoin spécifique
avec une solution spécifique. Le designer tout comme l’ethnologue comprennent
et traduisent les informations auxquelles ils sont confrontés. Ce sont tout deux
des traducteurs. Les méthodes d’observation des sciences humaines peuvent
être un élément dont un designer graphique pourrait s’emparer. Le parcours de
Jean-Marie Tjibaou est intéressant et pourrait ainsi illustrer mon propos. Il avait
depuis son adolescence le souhait d’affirmer l’identité kanak. À la fin des années
60, il décida de partir en France Métropolitaine afin d’étudier la sociologie et
l’ethnologie à Lyon. Il voyait dans l’ethnologie une double opportunité. Par son
aspect pratique, celui de faire un travail autour du patrimoine culturel kanak,
afin de valoriser, inventorier et conserver les caractéristiques des traditions
kanak au service de leur dignité culturelle. Mais sa démarche avait avant tout un
26
aspect politique, puisqu’il vit en la discipline ethnologique le moyen d’apprendre
le langage qui permettait de discuter avec les européens, celui qui permettent de
parler avec eux des cultures qu’ils ne connaissent pas1. Ainsi, il avait le désir de
modifier les attitudes et les regards. Dans le cadre de ma démarche, l’échange
avec un anthropologue ou un ethnologue me semble nécessaire. Une telle
collaboration permettrait de croiser les regards issus de deux disciplines différentes.
Apprendre alors, de la même manière que J.M. Tjibaou, certains éléments des
sciences humaines, pourrait me permettre de d’optimiser les échanges.
Si j’en reviens à la l’idée de concevoir des outils approprié afin de lutter pour une
reconnaissance autochtone. Il me semble qu’avant d’engager une production,
il est nécessaire d’adopter une position d’ouverture, de compréhension afin
de percevoir toutes les informations que l’on doit prendre en compte.. Cette
compréhension ne peut s’envisager sans une observation consciencieuse des
phénomènes sociaux. Dans la partie suivante, Le paradigme indiciaire, je mets en
relation le regard de plusieurs personnes issus de corps de métier différents afin
de comprendre la façon dont nous pouvons percevoir des éléments, en déduire des
«conclusion» et dans le cas du designer graphique, aboutir à une réponse formelle.
1 http://www.franceculture.fr/emission-une-vie-une-oeuvre-jean-marie-tjibaou-2014-12-20
Le paradigme indiciaire
L’idée qu’un graphiste, un archéologue et un détective donnent tous les trois
de l’importance aux traces qui ne sont pas toujours écriture me plait. Par leurs
observations, leur imagination et leurs connaissances, ils apportent du sens en
faisant parfois des liens entre des éléments disparates. Les paragraphes qui suivent
ne traitent pas directement de l’approche méthodologique du designer mais de la
manière (personnelle) dont on peut regarder, observer ce qui nous entoure. Il me
semble que cette perception particulière a une influence sur la finalité d’un projet
et donne également le statut d’hypothèse aux réponses graphiques apportées.
Ces faits marginaux étaient révélateurs parce qu’ils constituaient les moments
où le contrôle de l’artiste, lié à la tradition culturelle, se relâchait pour
céder la place à des traits purement individuels [
… ] ce qui frappe ici c’est
l’identification du noyau intime de l’individualité artistique aux éléments
2 Carlo Ginzburg est un italien historien contemporain et historien d’art. Il est
connu comme étant le représentant de la microhistoire qui est un courant de recherche
historiographique spécialisé dans l’histoire moderne née an début des années 1970.
fig. 8
fig. 10
soustraits au contrôle de la conscience
1
.
Cette méthode fut ensuite utilisée par Conan Doyle pour son
personnage Sherlock Holmes, puis par Sigmund Freud.
La proposition d’une méthode d’interprétation basée sur les écarts, sur les
faits marginaux, est considérée comme révélatrice. Ainsi, des détails habi-
tuellement considérés comme sans importance, ou même triviaux et «bas» four-
nissaient la clé pour accéder aux produits les plus élevés de l’esprit hu-
main (
dans le cas de Freud
).[
… ] des traces même infinitésimales permettent
de saisir une réalité plus profonde, impossible à atteindre autrement : des
indices (
dans le cas de Sherlock Holmes
) des signes picturaux (
dans le cas de
Morelli ) 2.
La forme et la fonction
J’aimerais développer dans ce chapitre un lien entre ce que dit André Leroi-Gourhan
3
dans Le geste et la parole 4 et les réponses formelles qu’un designer graphique est
amené à produire, notamment si l’on considère la question de la relation entre la
forme et la fonction. L’auteur s’intéresse à la mémoire et au geste technique. Il
parcourt l’évolution des outils, du silex à la machine automatique, et fait un lien
entre l’évolution technique et l’évolution biologique. Ce qui a attiré mon attention
est la relation entre la forme et la fonction qu’André Leroi-Gourhan explique à
1 La paléontologie est une discipline scientifique qui est basée sur l’étude des restes
et des fossiles.OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO
3 Défenseur d’un design responsable d’un point de vue écologique et social, Victor
Papanek, designer austro-américain du 20e siècle, est contre la société de consommation. Il
désapprouve les produits industriels et les voit comme des objets ostentatoires et mal adaptés.
4 Victor Papanek, Design for the Real World: Human Ecology and Social Change, Pantheon
Books, New York, 1971.OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO
fig. 11
1 2
6 fonctions
5 4
1. utilisation
2. besoin fig. 12
3. télésis
4. association
5. esthétique
6. méthode
fig. 13
méthode comme étant l’action réciproque des outils, des procédés et des matériaux.
Le témoignage des étapes traversées par une même tendance fonctionnelle permet
d’assister non pas seulement à la spécialisation des formes mais à de véri-
tables mutations, la fonction persistant en s’améliorant à travers des formes
neuves.[…]Le plus souvent les formes parfaites sont des formes modestes,
négligées, du fait de leur banalité[
… ] Les formes efficaces sont par consé-
quent soumises à une diversité dans le temps et l’espace qui tient aux stades
progressifs des différentes techniques
1
.
Conditional Design
Depuis 2008, Luna Maurer, Edo Paulus, Jonathan Puckey et Roel Wouters
travaillent en collaboration. Ils expliquent qu’ils sont conscients du monde
dans lequel nous évoluons. Un monde dynamique où le temps est un facteur de
production qui suscite de nouvelles formes d’interactions humaines, impliquant
des contextes de production et des rapports sociaux différents. Ils préfèrent
2 Louis Sullivan, The Tall Office Building Artistically Considered, Lippincott’s Magazine,
mars 1896.OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO
adapter leur manière de travailler à de nouvelles méthodes de développement
et ne souhaitent plus être ancrés dans le passé. Leurs réflexions m’intéressent
puisqu’ils sollicitent d’abord l’approche, la méthode, le processus de travail
adapté aux médias choisis. Le processus passe avant la finalité. La méthode passe
avant l’esthétique, c’est la première qui détermine l’aspect final. Ce qui me paraît
pertinent est la mise en application de méthodes d’ingénieurs, et scientifiques.
Le studio met l’accent sur le changement et développe l’idée d’une conception
axée sur le potentiel de création du «conditionnal design». Dans un manifeste
que l’on peut lire sur leur site Internet 1, ils expliquent qu’ils favorisent le procédé
plutôt que la forme. Leurs conditions de conception sont basées sur des règles
telles que « la différence devrait avoir raison 2». L’utilisation de contraintes fait
partie de leur processus de travail. Les contraintes encouragent la perception
et favorisent l’exploration des frontières. La collaboration est une des notions
importantes dans leur travail. Je pense que c’est une perspective importante : sortir
de nos habitudes, être sous l’influence d’un environnement externe favorisant
l’interaction avec les éléments qui se trouvent dans un contexte différent contribue
à un développement du processus, de la réflexion et bénéficie de l’échange.
Un espace de réflexion
Je vais tenter de ne pas me concentrer vers une réflexion trop teintée d’ethnologie.
Concernant ma problématique, quelque chose m’interroge, je suis consciente
34
qu’il n’y a pas une réponse mais des réponses. La question de la déculturation
est vaste et je ne peux prétendre en considérer seule les dénouements. Je ne peux
m’empêcher de penser encore une fois aux propos D’A. Bensa et J. Bazin dans
l’avant-propos de La raison graphique « … la culture est l’ensemble des produits de la
pensée de générations successives ». Parler de déculturation et faire valoir les droits
autochtones est déjà une action afin de lutter contre une évolutions culturelles
«négatives». La démarche visant à favoriser l’affirmation culturelle et donc
identitaire ne débuterait pas par un travail collaboratif ? J. Goody exprime que la
culture est un enchaînement d’actes de communication. Faut-il pas repenser les
outils analytiques en vue de rendre compte d’une réalité observée ? Dans mon cas,
la déculturation des peuples dits minoritaires. Seule, il serait presque impossible
de proposer une réponse qui changerait le statut de l’autochtone. Il parait plus
intéressant de créer une dynamique autour de ce projet et de réfléchir ensemble aux
mêmes questionnements. Le terme « ensemble » évoque des personnes de domaines
différents ayant des interrogations semblables aux miennes. Pour mon projet de
DNAT en 2013 j’avais tenté de proposer une réponse, il me semble que cette année,
l’enjeu de mon travail, de mes recherches serait de convaincre des acteurs issue
1 http://conditionaldesign.org/
2 Le manisfeste de Conditonal design est visible sur leur site à la rubrique Manifesto.
de corps de métier différent de l’importance de créer une réflexion commune.
S’ affirmer sous une identité commune est également agir ensemble, à plusieurs,
et créer des liens sociaux. Sans mettre des coté ce qui nous sépare, l’idée est de
donner plus de place à la conscience des autres, d’élargir des concepts et d’être
moins dans l’individuel. Il me semble que cette pensée conçoit la philosophie
prospective de Hans Jonas qui est d’ «agir en sorte que les effets de ton action soient
compatibles avec la permanence d’une vie humaine authentique sur la terre». Cela
peut sonner comme de belles intentions, cependant d’après Bruno Latour,
Le monde commun est à composer, tout est là. Il n’est pas déjà là enfoui
dans une nature, dans un universel dissimulé, sous les voiles chiffonnés des
idéologies et des croyances et qu’il suffirait d’écarter pour que l’accord se
fasse. Il est à faire, il est à créer, il est à instaurer. Et donc, il peut
rater. C’est là toute la différence : si le monde commun est à composer, on
peut rater sa composition2.
36
Decode Unicode de Johannes Bergerhausen
Le projet de plateforme Decode Unicode (fig. 14) de Johannes Bergerhausen,
par ces intentions participe à une attitude participative. De plus ce projet pose
la question de l’apport du numérique dans la contribution de l’affirmation des
cultures en minorité dans notre contexte actuel. Depuis 2005, il tente d’explorer
la totalité du codage de l’Unicode 3 et répertorie sous forme numérique tous les
signes que l’on peut trouver dans le monde, cela peut aller de l’Amanar aux smileys
japonais. Johannes Bergerhausen travaille en collaboration avec le designer Siri
Poarangan , le projet est soutenu par le Ministère Fédéral de l’Éducation et de la
Recherche ( BMBF ). Cette plateforme indépendante est un travail collaboratif
qui incite à poster de nouveaux signes afin d’alimenter une bibliothèque, enrichir
1 Peter Sloterdjik, Co-immunité globale, Multitude, été 2011, no45, p.42.
2 Bruno Latour, Il n’y a pas de monde commun : il faut le composer, Multitude,
été 2011, no45, p. 40. OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO
3 L’Unicode est un standard informatique permettant d’écrire et d’échanger des textes
dans différentes langues à une échelle mondiale. Il est développé par le Consortium
Unicode, dont l’objectif est de rendre accessible le codage de texte en donnant à chaque signe
de tous les systèmes d’écriture un nom et un identifiant numérique. Il unifie l’ensemble des
caractères pour permettre une utilisation sur n’importe quelle plateforme numérique ou logiciel
informatique.OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO
une base de données de recherche typographique. Elle s’inscrit dans un travail
de recherche sur la culture numérique. Johannes Bergerhausen a constaté
qu’il y avait un manque de connaissances des normes typographiques et de la
signification des signes. L’Unicode a codé plus de 50 000 caractères, cependant
le guide d’utilisation n’est pas très accessible pour les programmeurs.
La plateforme Decode Unicode est un travail de recherche qui rassemble et
explique les propriétés et l’utilisation des différents caractères répertoriés. Ce
système rend accessible les caractères typographiques collectés. Le site de Decode
Unicode 1 suit les principes de Wikipedia, puisque chaque contributeurs peut
écrire des articles, mais également en modifier le contenu. Ces interventions sont
contrôlées par un modérateur. Il me semble remarquable qu’ils aient fait le choix
d’inscrire les propriétés des signes montrés ( si c’est un signe diacritique, dans quel
ordre, après quelle lettre on doit l’utiliser, sa prononciation, etc. ) Malgré tout, je
pense qu’il serait positif d’alimenter le site avec d’autres informations indiquant
par exemple la zone géographique où sont utilisés principalement les signes, le
nombre de locuteurs, mais aussi peut-être, dans une notion historique, les outils
qui ont amené le signe à avoir cet aspect formel afin de construire un bagage
culturel conséquent. En 2013, Johannes Bergerhausen publie Digitale Keilschrift
( cunéiforme numérique ) (fig. 15). Cette édition est le fruit de sept ans de travail
de développement en collaboration avec Andrea Krause et Stefan Pott. Ils ont eu
le projet de numériser plus de 1000 glyphes cunéiformes parfois très complexes
37
afin de permettre d’utiliser la totalité des signes avec les moyens numériques.
Jusqu’alors, l’Unicode ne le permettait pas. Ce projet a attiré mon attention, je pense
qu’il s’inscrit dans mon questionnement. Aujourd’hui, peu de gens savent écrire
et lire le cunéiforme ( environ 200 personnes ). Ces personnes sont généralement
des chercheurs qui ont besoin d’écrire et de communiquer leurs recherches
écrites parfois en cunéiforme. Lorsqu’ils doivent transmettre leurs recherches,
les textes sont écrit à la main, numérisés, puis déposés un serveur. L’intérêt porté
par Johannes Bergerhausen aux signes cunéiformes à considérablement facilité
le travail des chercheurs, ici en minorité. Ce modèle numérique intervient dans
le maintien d’une écriture «morte», il l’intègre dans une dynamique actuel.
1 http://www.decodeunicode.org/
fig. 14
fig.16
fig .15
fig. 17
typographiques incluant les différentes ligatures européennes, mais aussi celtiques
tels que le c’h, gw, zh. Dans ce projet, l’expérience graphique et typographique
est désormais intégrée dans la recherche de promotion d’identité bretonne. Elle
est publiée au format OpenType (.otf), qui est compatible avec tous les systèmes
d’exploitation (Mac OS, Windows et Linux). Elle est également définie par un
code du système de classification d’Unicode ce qui garantit son aspect universel.
C’est à partir d’une base de données des caractères des cultures présentes
39
sur le lieu que le typographe a créé la typographie CitéInter (fig. 17). Cette
typographie est une extension d’un autre caractère typographique créé en 2000,
le Newut Plain Medium. Il a profité d’une base de caractère latin afin d’intégrer
aléatoirement 57 signes étrangers ayant une similitude avec les lettres C, D, H, L,
Q et Z. La programmation d’un générateur aléatoire permet de varier la densité
des caractères étrangers. Sa proposition typographique permet aux visiteurs de
visualiser et de mieux saisir la singularité de ce lieu. Cependant on peut dire
que son travail pause question. En effet, le typographe, (bien que ses intentions
aient été bonnes) a favorisé la forme esthétique et son utilisation. faisant ainsi,
il me semble qu’il n’ait pas pris en compte les personnes même qui savaient lire
les signes étrangers. Ces signes, bien qu’ils aient des similitudes formelles, ont
une autre prononciation et peuvent avoir un sens particulier. Le typographe
a utilisé par exemple l’idéogramme Kanji «オ» qui signifie grand, gros. Cette
utilisation de signes et d’idéogrammes peut nuire à la lecture et compromettre
1 «The basic concepts was to visually underscore the multicultural aspects
of this unique place via typography. This was achieved using a database of
characters from different cultures on all five continents, which were inserted
into the french text with its latinate charaters.» (traduction personnelle)
http://www.andrebaldinger.com/plakate.php?item.1&cat=0&dir=006_type_cite_
universitaire&init_dir=0 OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO
la compréhension des premières intentions énoncées. Elle peut être ainsi
perçue comme une proposition dévalorisante envers les différentes cultures.
Le coyote est depuis toujours divinisé par les autochtones des État-Unis, notamment
chez les Winnebagos du Wisconsin et du Nebraska où il incarne l’image du trickster,
1 Un extrait vidéo de cette prestation est visible sur le site web de Daina Ashbe,
http://dainaashbee.wix.com/daina-ashbee#!unrelated/c1u5
fig. 18
fig. 19
fig. 20
fig. 21
du farceur [Paul Radin]. De nombreux artistes autochtones nord américains se
reconnaissent dans le caractère du coyote. Celui-ci est insaisissable. Il est pour
eux le symbole de la résistance de la déculturation. C’est pour ces raisons que
l’artiste Joseph Beuys fit capturer un coyote sauvage pour la performance I Like
America and America Likes Me (fig. 19), présenté en 1974 à la galerie René Block
de New York. Muni d’une canne, d’un triangle et d’une étoffe en feutre, l’artiste
qui représente «l’homme blanc» joue avec le coyote, pour ainsi évoquer une
réconciliation sur un territoire commun. Son travail souligne la pression dont ont
été victime les autochtones nord amérindiens. Pendant plusieurs jours J. Beuys et
le coyote resteront enfermés à l’intérieur d’une cage dans la galerie. Ils ont partagé
ensemble l’étoffe de feutre, la paille, la canne et des exemplaires du Wall street
journal sur lequel l’animal venait uriner. La performance de Joseph Beuys s’inscrit
dans une démarche politique. Il a souvent travaillé autour des thèmes abordant
l’humanisme, l’écologie et la sociologie. Il fut indigné de la présence américaine au
Viêt-nam, et du réductionnisme identitaire dont sont victime les premières nations.
Les artistes issue des premières nations semblent reprendre les clichés que l’on
peut avoir à leur égard, pour enfin en détourner le sens et fausser l’authenticité
attendue. Il est vrai que les occidentaux ont participé à la construction d’une
image autochtone imprégnée d’idées reçues, leur imposant notre regard sur
leur civilisation. Il me semble que cette approche qui a tendance à privilégier
les normes de notre propre société n’a su qu’enfermer ces peuples dans quelque
chose d’archaïque. La reconnaissance d’une culture ne doit pas forcément passer
par le «recyclage» d’images issues d’un autre temps. Je pense notamment aux
couvertures de bandes dessinées et aux affiches de films westerns (fig. 22) des
années 50 qui ont pu participer à l’idée que l’on pouvait se faire de ces cultures. Il
faut également noter, que dans ces années là existait une plus forte discrimination
raciale aux États-Unis. Les films manichéens de cette époque en témoignent, les
communautés amérindiennes étaient représentées comme des barbares, guerriers
sauvages et bons scalpeurs. On peut noter que les caractéristiques stylisées des
typographies utilisées, pour représenter un amérindien, semblent, par un geste
connoté primitif, avoir été peintes grossièrement ou tracées sur un sol de terre
ou même parfois avoir été gravées dans le bois. D’une manière plus fantaisiste,
la typographie utilisée pour, Apache Kid (fig. 23), une bande dessinée américaine
des années 50 représente un assemblage de planches de bois. Ces typographies
44
caricaturales sont mises en regard avec d’autres typographies présentes dans le
même espace, celles ci se référant à la culture blanche américaine proclament
l’empreinte de la modernité ou au contraire un aspect classique et traditionnelle, par
une typographie linéal ou serif. Il va sans dire que cette utilisation typographique
ne peut qu’appuyer une position inférieure des peuples amérindiens.
L’étude menée sur les diverses situations autochtones kanak et amérindienne, m’a
permis d’avoir, d’une part, une vision d’ensemble du sujet, elle me permet ainsi
d’en maîtriser les contours et de mieux appréhender la question de déculturation.
D’autre part cette approche, m’a conduite vers des rencontres qui ont été des
points essentiels à la construction de ma réflexion. Rencontrer E. Kasarhérou et
fig. 22
fig. 24
fig. 23
fig. 24
22
assister au colloque CIÉRA-AÉA m’a aidé à considérer d’autres points de vues.
Il me semble que je suis plus à même d’appréhender un raisonnement issue
d’un domaine différent du mien. Ces rencontres ont été également une amorce,
qui a favorisé ma réflexion sur ma position en tant que designer graphique
(dans l’élaboration d’un projet qui concerne des hommes qui ne pèsent pas
nécessairement l’importance du design). C’est en confrontant mes idées qu’il
m’est paru d’autant plus important d’être porteuse d’un projet qui réunit et croise
les regards. Je ne me situe non pas comme prestataire d’une demande, mais
comme membre d’un projet incluant une réflexion sociale. Avoir un regard (bien
qu’il ait été sommaire) sur le domaine de l’anthropologie et de l’ethnologie m’a
permis de mieux appréhender le langage des sciences humaines. Il me parait
désormais possible d’engager une nouvelle rencontre avec des acteurs issus
de cette discipline. Mon attention a été portée sur les différentes propositions
typographiques menées pour accroitre l’identité des peuples mis en danger. Le
regard critique porté sur le caractère typographique d’Étienne Aubert Bonn m’a fait
comprendre qu’au delà des bonnes intentions, toutes assimilations culturelles ne
peut être un chemin que je souhaiterais envisager. Je souhaite m’investir dans une
dynamique favorisant l’identité des cultures minoritaires, il me parait important
d’assumer les particularités d’une culture, sans pour autant tomber dans le piège
ethnocentrique de la mise en avant d’éléments stéréotypés. J’ai souhaité exposer
le projet typographique Amanar de Pierre di Sciullo, puisqu’il me parait être un
46
exemple d’une situation où un projet graphique dépasse les fonctions premières
d’un designer et typographe. Celui-ci engageant un autre questionnement d’ordre
politique qui peut faire aussi partie de la responsabilité d’un graphiste citoyen.
C’est avec prudence que j’ai souhaité aborder la question du rôle de la
mise en écriture dans la structuration de la pensée entre société orale et
écrite. Cette réflexion en construction me permet de mieux envisager le rôle
et le pouvoir des écritures comme matière pouvant être ainsi déstructurée,
analysée et mise en relation avec d’autres pensées. Mais ce passage a
aussi été le moment où j’ai pu comprendre la certaine «grandiloquence 1»
que pouvaient contenir certains textes et de la mise en garde de la perte
d’éléments lors de leur transmission par sa mise en écriture.
Par cette étude, j’ai souhaité mettre l’accent sur la manière dont un
ethnologue observe et décrit les éléments qui l’entourent et entrevoir les relations
qui peuvent exister entre ses méthodes et celles d’un designer graphique.
Ce cheminement a permis de m’interroger sur la posture que peut adopter
un designer graphique. Il me semble que si on s’inspire des (bonnes) fonctions
du design énoncées par Victor Papanek et qu’on ajoute à celles-ci un sens critique
sur les productions et donc sur les pensées qui les sous-tendent, cela suppose
une approche plus sensée et consciente des réalités humaines. Cette pensée n’a
1 Clément Rosset, Le Réel, Traité de l’idiotie, Les éditions de minuit, 1977, p.127.
pas pour but d’être un manifeste (autoritaire) cependant il me semble qu’elle
pourrait être la clé de toute pratique créative, constructive et positive. Ainsi ce
travail m’incite à prendre conscience de ma pratique, et de la nécessité d’engager
une attitude éthique et responsable dont découlerons mes productions.
J’ai conscience que le projet que j’entreprend est vaste et mérite d’engager un
travail de collaboration pour enfin permettre non pas un design pour mais avec
les sciences humaines. La collaboration n’est pas envisagée afin de créer un
consensus mais un mouvement de pensées dont découlerait une dynamique
autour de préoccupations communes. J’envisage ainsi de penser à plusieurs les
outils permettant l’affirmation des peuples autochtones et parfois minoritaires.
Pour projeter plus en avant mes intentions dont découlent m’a prise de
conscience sur la problématique énoncée, j’aimerais revenir sur l’attitude
trickster que développent les artistes amérindiens, il me semble que cette
prise de position à la fois sarcastique et ironique pourrait être une attitude
dont je pourrais m’inspirer. Je pense qu’il est possible de parler de choses
graves avec humour. Une attitude de coyote pourrait être un premier
chemin à emprunter afin de poursuivre le projet que je tente de mener.
47
Bibliographie
- André Leroi - Gourhan, Le geste et la parole, La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1985.
- Annick Lantenois, Le vertige du funambule, Paris, Éditions B42, 2013.
- Carlo Ginzburg, Mythes emblèmes traces, Paris, Verdier poche, 2010.
- Claude Lévi - Strauss, Tristes tropiques, Paris, Terre Humaine, 1984.
- Clément Rosset, Le Réel, Traité de l’idiotie, Paris, Les éditions de minuit, 1977.
- Design…graphique, école régionale des beaux - arts de Valence, 2002.
- Edward Sapir, Anthropologie, Paris, Les Édition de Minuit, 1971.
- Hutton Webster, Le tabou, Paris, Payot, 1952.
- Jacque Goody, La raison graphique, la domestication de la pensée sauvage, Paris, Les Éditions de minuit, 1986.
- Jacque Goody, Le vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Paris,
Gallimard, 2013.OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO
- Lorraine Daston et Peter Galison, Objectivité, Dijon, Les presses du réel, 2012.
- Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines, ce que nous apprend l’anthropologie,
Barcelone, Flammarion, 2010.OOOOOOOOOOOOOOOOOOOO
- Maurice Leenhardt, Notes d’ethologie néo-calédonienne, Paris, Institut d’ethnologie, 1980.OOOOOOOOOOOOOOOO
- Robert Bringhurst, What Is Reading for ?, Rochester, Cary graphics Arts Presse, 2011.
- Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Schaubroeck, Éditions zones sensibles, 2011.
- Victor Papanek, Design for the Real World: Human Ecology and Social Change, New York, Pantheon Books, 1971.
- Vilém Flusser, Petite philosophie du design, Circé, 2002.
48
Revue :
Articles :
- Nicholas Evans, Trad. fr. Marc Saint-Upery, « Ces mots qui meurent. Les langues menacées
et ce qu’elles ont à nous dire », Sciences Humaines (no241), janv. 2012, p. 396.
- Françoise Sule, Christophe Premat, «La transmission des fondamentaux d’une culture minoritaire :
le cas de l’œuvre de Rita Mestokosho » Le Langage et l’Homme, vol. 46, (no1), juin 2011.
- Max Caisson «L’indien, le détective et l’etnologue», Terrain (no25), 1995, p. 113-124.
- Élisabeth Kaine, Pierre De Coninck, Denis Bellemare, «Pour un développement social durable
des individus et des communautés autochtones par la recherche action/création : le design et la
création comme leviers de développement », Nouvelles pratiques sociales, vol. 23, 2010, p. 33 - 52.
- Nathalie Kermoal, Carole Lévesque «Repenser le rapport en ville : pour une histoire
autochtone de l’urbanité », Nouvelles pratiques sociales, vol. 23, 2010, p. 67 - 82.
http://traduire-transmettre-communiquer.tumblr.com/
Annexes
Robert Bringhurst, What Is Reading for ?, Cary graphics Arts Presse, Rochester
N.Y, 2011, p. 7. ( Traduction personnelle )