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LILITH

DR, Audre Lorde

AUDRE LORDE,
LA POÉSIE N’EST PAS UN LUXE
par Hourya Bentouhami
A
n’a cessé de clamer pour et avec les
femmes de couleur le droit à la poésie, à
la beauté du monde : le droit de pouvoir
udre Lorde a cinq dire le bleu d’un ciel, le vert fuyant d’une
ans. Elle est ins- feuille d’automne et la beauté, surtout,
tallée dans une de la sororité, d’être ensemble entre
rame du métro de femmes Noires et non-blanches, sans
New York avec sa mère, couverte avoir à considérer comme seul objectif
jusqu’au cou – le froid hivernal sévit de leur être-au-monde la dispute des fa-
dans la métropole américaine. Une veurs d’un homme. C’est cette attention
dame blanche, assise à côté d’elle, à la vie ordinaire des femmes Noires
réajuste violemment son manteau qui américaines, dont elle revendique
menace à chaque soubresaut du métro d’écrire en majuscule l’épithète racial
d’entrer en contact avec celui de la (« Noire » et non pas « noire ») dans un
petite fille. Surprise, l’enfant se de- geste de restauration d’une dignité ba-
mande quel serait le cafard ou le para- fouée historiquement, qui fait d’Audre
site qui aurait piqué sa voisine pour jus- Lorde une féministe si peu académique,
tifier un geste d’humeur d’une telle hos- bien qu’elle ait occupé certains postes à
tilité. Ne voyant rien autour d’elle, la l’université – comme celui de profes-
petite Audre réalise que le souci vient seure et poètesse en résidence en 1968
d’elle, et qu’elle est, aux yeux de cette au Tougaloo College, une institution his-
dame, la saleté dont elle veut se pré- toriquement Noire dans le Mississipi. Elle
munir, elle et le noir de sa peau. La ne cesse de le répéter : la question cen-
honte l’envahit alors, doublement : celle trale du féminisme est celle de la survie
d’avoir été prise pour une vermine des femmes, et c’est une révolution qui
contagieuse et celle de n’avoir pu y doit changer nos vies ordinaires, car c’est
croire. C’est l’éditeur francophone de au quotidien que le capitalisme et le
son ouvrage Sister Outsider qui souli- sexisme les maltraitent et les tuent.
gnera, dans sa présentation de qua- Audre Lorde interroge : comment ex-
trième de couverture, cet « incident ». pliquer que les femmes de couleur pré-
Comment ne pas être saisie de colère et sentent plus de risques de cancer du sein
de rage lorsque, plus tard, elle se remé- que les femmes blanches ? Pourquoi de
morera l’événement ? Quelles armes lui tels ravages de la drogue dans les quar-
seraient utiles pour extirper cette honte tiers populaires ? Telles sont les re-
de soi ? Pour Audre Lorde, poétesse née marques que l’on trouve dans Sister
en 1934, féministe et lesbienne, la Outsider1, l’un des seuls2 recueils d’essais
poésie et le militantisme seront un et de propos de l’auteur disponible en
arsenal. français : rédigés pour la plupart à la fin
Représentante de ce que l’on a des années 1970 et au début des années
appelé plus tardivement le « féminisme 1980, ces écrits, qui jalonneront notre
intersectionnel », issu du féminisme article, portent une réflexion immédiate
afro-américain et chicano, Audre Lorde sur le Black Power des années 1960 et

1. Sister Outsider – Essais et propos d’Audre Lorde, traduit de l’américain par Magali C. Calise ainsi que Grazia
Gonik, Marième Hélie-Lucas et Helène Pour, Laval, éditions Trois, 2003.
2. Également traduit : Zami – Une nouvelle façon d’écrire mon nom, éditions Trois, 2002.

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situent Audre Lorde en contemporaine de profit qui a besoin d’outsiders,
et héritière à la fois de Martin Luther comme surplus3. »
King et de Malcolm X, mais aussi de Différences et divisions ne sont pas
toutes les guerrières et survivantes – ces la même chose : les différences ren-
femmes Noires qui ont survécu à l’es- voient à la densité singulière d’une vie,
clavage et à la ségrégation raciale, d’une biographie, d’une identité qui a
depuis les mercenaires du Dahomey ses propres rituels, habitudes et réfé-
qui résistèrent à la colonisation jusqu’à rences culturelles et sexuelles, alors que
Rosa Parks (et tant d’autres, aux noms les divisions sociales procèdent d’une
moins illustres). logique séparatiste visant à dresser les
Comment faut-il entendre cette opprimé.e.s les un.e.s contre les autres,
écriture à soi, si ce n’est précisément empêchant ainsi toute verticalisation de
comme une réflexion sur l’autonomie leur colère : logique séparatiste que les
des femmes, laquelle ne peut être opprimé.e.s ne peuvent aucunement
confondue avec la solitude ? Question reprendre à leur compte. La volonté de
fondamentale : qui est ma sœur ? et considérer le lesbianisme comme étant
qu’en est-il de nos frères ? que faire de une question politique fut ainsi souvent
la violence qui les détruit et nous considérée fallacieusement comme ce
menace ? Il s’agit bien sûr de réfléchir à qui détournerait d’une lutte universelle.
l’autonomie vis-à-vis des hommes, de
l’hétérosexisme, mais aussi des autres
femmes, les « majoritaires » qui tendent
« Avoir ‘‘une chambre à soi’’, c’est
à occulter les expériences des femmes avoir un monde où se déploie la pos-
non-blanches. Avoir une « chambre à sibilité de se dire avec ses propres
soi » comme le clamait Virginia Woolf, mots, là où le racisme, le capitalisme
c’est avoir un monde où se déploie la
possibilité de se dire avec ses propres
et le patriarcat vous ont déjà définies
mots, là où le racisme, le capitalisme et par avance. »
le patriarcat vous ont déjà définies par
avance, vous ont déjà considérées C’est cet universalisme abstrait et ré-
comme des êtres malodorants, laids, pressif qui tend à raturer les différences
corvéables à merci, incapables ou d’expériences que critique Audre Lorde,
encore lascifs, et bestialement érotiques. pour qui il est plus important de penser,
L’apport central de la réflexion d’Audre au contraire, la notion d’alliances dans
Lorde consiste précisément à essayer de une conception de l’expérience politique
comprendre ce qu’il y a d’aimable en qui fait des victimes du racisme, de l’ex-
nous, et donc de rendre aux politiques ploitation capitaliste et de l’homophobie
d’émancipation leur dimension néces- des guerrièr.e.s de la survie. C’est donc en
sairement affective et poétique. Pour ce réfléchissant à partir de ses propres mots
faire, elle insiste sur la nécessité de bien que nous avons choisi de dresser ce por-
saisir ce qu’est la différence, dès lors trait intellectuel d’Audre Lorde, pour être
que « le rejet de la différence est d’une au plus près de sa voix et de l’émotion po-
nécessité absolue dans une économie litique dont ses paroles sont chargées.

3. Toutes les citations sont issues de Sister outsider, d’Audre Laude.

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naire social raciste, legs en l’occurrence,
Double pour ce qui est des États-Unis, de l’escla-
vage. Il s’agit, ici, de rétablir comme elle le
conscience dit une « conscience non-européenne », à
savoir une conscience qui n’expulsera pas
« Lorsque nous considérons, avec des yeux
l’altérité nécessaire du Blanc, mais qui
européens, le fait de vivre exclusivement
prendra appui sur les conditions réelles
comme un problème à résoudre, nous ne
d’existence des opprimé.e.s : une
comptons que sur nos idées pour nous libérer,
conscience capable de se décrire par
car les Pères blancs nous ont enseigné que
ses propres mots plutôt que par ces
c’était ce qui était le plus précieux. Mais au fur
mots qui les ont déjà constitué.e.s
et à mesure que nous entrons en contact avec
comme des êtres incapables. Car même
notre propre conscience ensevelie, conscience
lorsqu’ils prennent la forme de la
non-européenne qui envisage l’existence
louange, comme dans le cas de l’en-
comme une expérience à vivre, nous appre-
thousiasme envers les personnes de
nons à chérir de plus en plus nos émotions, à
couleur dans les prouesses sportives ou
respecter ces sources cachées de pouvoir d’où
face à une beauté que l’on dira « exo-
jaillit la connaissance véritable, celle qui donne
tique » ou « féline », les commentaires
naissance à des actions durables. »
vampirisent en quelque sorte l’érotisme
de celles et ceux qu’ils décrivent. Audre
Lorsque Lorde évoque dans ce pas- Lorde insiste souvent sur la nécessité,
sage le fait de se vivre comme un pro- en retour, de se réapproprier son éro-
blème, elle a certainement à l’esprit ce tisme. Pour cela, il faut selon elle déve-
que le sociologue Noir américain lopper ce qui en soi chérit les émotions.
W. E. B. Du Bois4 qualifia de Double Mais pour accepter ses émotions et les
Consciousness (« double conscience »), vacillements de son être qu’un tel acte
à savoir cette impression d’être per- suppose, il faut avant tout expulser l’en-
çu.e.s – et de se percevoir en retour nemi hors de son corps : cet ennemi
comme un problème : scission au sein même qui faisait haïr à chacun ses che-
de la conscience qui intègre le regard veux, ses manières d’être et tout ce que
du mépris racial, si bien que l’on de- la bonne civilité bourgeoise blanche
vient pour soi-même son propre leur avait fait détester chez eux, dans
ennemi, comme si l’ancien maître es- leur culture et leur corps – à même leur
clavagiste parlait encore en ses nom et peau. Il s’agit par conséquent de re-
place et épousait la forme même de son nouer avec un amour de soi nécessaire
désir, qui devient alors désir de se blan- à toute conscientisation politique : c’est
chir, c’est-à-dire d’être comme un en ce sens que l’émotion précède et
Blanc. C’est toute son africanité, son constitue la force des idées politiques.
être épidermique et sa culture qui sont « Parce que nous vivons au sein de
ainsi l’objet incorporé d’un mépris structures façonnées par le profit, le pou-
qu’on a fini par faire sien, à force d’en voir vertical, la déshumanisation institu-
avoir été persuadé.e par tout un imagi- tionnalisée, nos émotions n’étaient pas

4. 1868-1963.

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censées survivre. […] Mais les femmes Les femmes Noires n’étaient pas cen-
ont survécu. En poètes. » sées survivre, en ce que leur ventre
Cette question de la survie est pri- même était considéré comme la ma-
mordiale chez Audre Lorde, comme le trice de reproduction de l’esclavage une
montre cet autre extrait : « Nous n’étions fois que les traites négrières seraient ef-
pas censées survivre. Pas en tant fectivement interdites. De fait, du déca-
qu’êtres humains. » Cette idée que les lage entre la date d’abolition de la traite
femmes – et davantage encore les négrière et l’abolition de l’esclavage aux
femmes Noires – n’étaient pas censées États-Unis, il résulta une véritable re-
subsister, est ample de la mémoire de production « autonome » d’esclaves qui
l’esclavage et de l’expérience de la sé- passa par le viol industriellement orga-
grégation raciale aux États-Unis, en nisé des femmes esclaves, comme le
même temps qu’elle est contemporaine montre l’historiographie récente5.
des logiques de profit capitaliste qui
continuent de sévir dans les sociétés
post-esclavagistes : de fait, dans le
Politique de
contexte de l’esclavage – et à bien des l’érotisme
égards dans un contexte d’exploitation
capitaliste –, la possibilité de la survie On comprend alors cette phrase et
est une donnée superfétatoire, au sens l’importance d’une pensée politique de
où la vie des femmes esclaves – particu- l’érotisme chez Audre Lorde : « […] On
lièrement susceptibles de tomber en- a utilisé si souvent l’érotisme à nos
ceintes et d’être ralenties dans leurs tra- dépens, y compris le mot lui-même,
vaux aux champs – était une vie dispen- que nous avons appris à nous méfier de
sable, une vie dont l’objet n’avait pour ce qui est au plus profond de nous, et
fin que de conserver et de maximiser c’est ainsi que nous avons appris à nous
d’autres vies, selon une véritable nécro- dresser contre nous-mêmes, contre nos
politique mise en avant par Achille émotions. »
Mbembe, et qui trouble par là le Comment entendre ce retournement
concept de biopolitique forgé par contre soi, cette honte, voire cette ré-
Michel Foucault. Selon ce dernier, la vulsion vis-à-vis de soi, qui font de nous
modernité des nouveaux modes de des êtres retournés, des êtres dont la
gouvernement dans les États monar- vulnérabilité est à fleur de peau ? Pour les
chiques dès le XVIIe siècle en Europe hommes et pour les femmes, cette expé-
est de « faire vivre, laisser mourir » sa rience de l’atrophie émotionnelle et de la
population. Or, comme le montre meurtrissure érotique est à lire matérielle-
Mbembe, dans les dystopies que sont ment dans les conditions qui furent,
les plantations esclavagistes, la morta- encore une fois, celles de l’esclavage et de
lité précoce des esclaves est intégrée au la ségrégation, mais qui, sans nul doute
coût de la production et est comprise pour Audre Lorde, sont aussi celles de
comme une nécessité pour que d’autres l’usure au travail dans l’économie capita-
vies soient dignes d’êtres vécues, en liste contemporaine.
l’occurrence celles des maîtres blancs. Les hommes Noirs étaient ainsi vus

5. Voir Constance et Ned Sublette, The American Slave Coast – A history of the Slave Breeding Industry,
Chicago Review Press, 2015.

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comme une menace sexuelle, avec des La seule manière de survivre était
membres génitaux représentés comme précisément de se retourner soi-même
démesurés et constitués comme preuve contre son corps, et de faire en sorte de
organique de leur lascivité congénitale, ne pas s’attacher à ceux qu’on ne pou-
alimentant ainsi tous les fantasmes de vait qu’aimer... Ou encore, en dévelop-
péril sexuel, de viol des Blanches. Cette pant des tisanes abortives pour éviter
hypersexualisation de la représentation de donner naissance à un.e esclave, ce
trouvait son apogée dans la castration dont Maryse Condé ou Toni Morrison
occasionnellement pratiquée lors des rendent parfaitement compte dans leurs
lynchages sur les hommes soupçonnés romans7. De même le blanchiment, au-
de viol6. Le sexe des femmes ne fut pas trement connu sous le nom de passing,
moins maltraité : leur viol était dispensé fut une stratégie de survie. Il s’agissait,
de toute punition par les différents notamment pour les personnes nées
codes noirs, voire justifié doublement, à d’une union mixte et ayant la peau plus
la fois dans le cadre de la nécessité – blanche, de se faire passer pour blanc
certes minime – de la reproduction d’es- pour pouvoir se soulager de l’infamie
claves (les enfants nés d’une telle union d’être Noir.
forcée pouvaient ainsi devenir des es- On imagine le désastre psycholo-
claves domestiques, notamment), et gique et affectif d’une telle stratégie de
dans le cadre d’une morale hygiéniste survie, qui suppose l’apprentissage d’un
racialiste qui considérait que le défou- renoncement à ses émotions. Dans
lemnt sexuel sur les femmes esclaves cette perspective, la seule manière de
permettaient aux maîtres d’honorer di- s’aimer soi-même était précisément de
gnement leur épouse légitime qu’ils détester en soi tout ce qui pouvait être
exemptaient ainsi de l’indignité d’une approprié par le maître : son amant, son
sexualité non-reproductive. corps, son enfant. Et pourtant, malgré
Soumises à des viols répétés comme tout cela, les femmes ont survécu. En
à l’impossibilité de constituer une fa- poètes, nous dit Audre Lorde. Car ce
mille (les enfants étaient aussitôt séparés qu’il faut comprendre, c’est que les
des parents dès que ces derniers deve- femmes Noires ne peuvent être réduc-
naient aptes au travail, constituant ainsi tibles à ce passé de victimes : elles ont
une réserve monnayable sur les mar- su se préserver, et elles doivent au-
chés aux esclaves), les femmes Noires jourd’hui renouer avec ce savoir. Tout
n’ont pas eu droit à l’amour ni aux comme Angela Davis l’a montré dans
conditions matérielles rendant l’amour Femmes, races et classes, le jardin des
possible. Mais, pis encore, elles furent esclaves était le seul espace que l’op-
privées de la possibilité de l’amour lui- presseur ne pouvait s’approprier et il fut
même, dès lors que le corps à corps la marge à partir de laquelle une survie
érotique tout comme l’enfantement et un soin de soi et de la communauté a
furent dévoyés et œuvrèrent à charge été possible8. De même, pour Audre
contre les esclaves. Lorde, les femmes même martyrisées,

6. Sur le lien entre lynchage et castration, voir Orlando Patterson, Rituals of Blood – Consequences of Slavery
in Two Centuries, New York, Basic Civic Books, 1998.
7. Voir Moi Tituba sorcière de Maryse Condé et Beloved de Toni Morrison.
8. Angela Davis, Femmes, races et classes, Paris, Éditions des femmes, 1983, p. 18.

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utilisées comme cobayes dans des ex- aussi compliqué d’arriver à rediriger la
périences scientifiques gynécologiques, colère des femmes Noires contre le pa-
surent développer des savoirs de survie, triarcat et l’hétérosexisme.
y compris un savoir érotique. C’est avec À l’adresse des féministes blanches,
ce savoir-là, qui n’a rien de théorique, Audre Lorde rappelle la nécessité de
qu’il s’agit de renouer. comprendre la spécificité des discrimi-
nations et des violences qui font le quo-
La poésie n’est tidien des femmes de couleur, en raison
pas un luxe à la fois de leur couleur de peau, de leur
genre et de leur classe. Cette triple ap-
Mais qu’est-ce qu’un savoir poé- partenance identitaire et statutaire fonc-
tique, érotique ? En quoi la poésie n’est- tionne de manière combinatoire, ce que
elle pas un luxe ? Pour répondre à cette tendent à oublier les féministes blanches,
deuxième question, il faut comprendre en l’occurrence Mary Daly, féministe ra-
la première : le savoir érotique est un dicale autrice de Gyn/Ecology – The
savoir poétique, et réciproquement. La MetaEthics of Radical Feminism – à la-
poésie est ce qui appelle le réel par un quelle Audre Lorde écrivit une lettre
terme qui noue une correspondance fa- ouverte, pour montrer que les contrastes
milière et intime avec les choses que dans les vécus des femmes suivent
ces mots désignent, si bien que « donner
autant une « ligne de couleur » que de
un nom aux choses » en poésie n’est
classe. Les angles morts d’un tel « solip-
pas nécessairement correspondre à un
sisme blanc » au cœur d’un féminisme
champ de significations communes,
qui se dit pourtant « radical » (pour re-
mais bien tenter de voir ce qu’il y a de
prendre les termes d’Adrienne Rich,
personnel dans cette manière de dé-
poètesse et amie d’Audre Lorde), invisi-
crire le réel qui n’a pas d’autre corres-
bilisent la culture et les savoirs des
pondance que celle de l’âme. Quelque
chose même de la sorcellerie se donne femmes Noires et minorisent les diffé-
à voir : pouvoir magique des mots qui rences dans leurs expériences vécues
transforme la réalité, donne vie aux fan- respectives. Comme si l’affirmation et la
tômes qui nous hantent. La poésie n’est reconnaissance d’une spécificité de
pas un luxe car il suffit de très peu de l’expérience féminine Noire était une
choses pour faire sonner les mots et menace pour la cohésion et la force du
faire en sorte que des femmes, habi- féminisme radical.
tuées historiquement à se raconter des Dans cette sororité sous contrôle, la
histoires, se trouvent dans un cercle seule manière d’être sœur pour la
d’affection qui les rendent sœurs. femme Noire était de se défaire de sa
Mais un obstacle demeure pour propre capacité à réfléchir sur ses pro-
former une sororité entre femmes blèmes et à s’en remettre à des tutelles
Noires. En effet, si la sororité avec les d’engagement, à des entrepreneuses
femmes blanches est rendue compli- (blanches) de causes : leur condition
quée du fait du racisme ou d’un in- spécifique de femmes Noires n’était au-
conscient racial non examiné par cer- dible pour un certain féminisme radical
taines féministes blanches, il est tout que s’il constituait la femme Noire

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Louise Boyle, 1937

comme étant une femme à sauver en se emplois précaires sont d’autant plus ris-
désolidarisant des siens. qués en raison d’horaires nocturnes ou
S’il fallait transposer, on dirait au- très matinaux et des longs trajets qu’ils
jourd’hui qu’Audre Lorde reproche à nécessitent pour se rendre aux centres
Mary Daly un manque d’intersection- résidentiels et économiques où ces
nalité dans ses analyses, au sens où femmes travaillent pour faire des mé-
cette dernière ne prend pas en compte nages ou s’occuper d’une famille
la spécificité d’une oppression qui blanche plus aisée. De même, exclues
œuvre de manière combinatoire avec des normes de la bonne féminité et de
d’autres formes d’oppression : « Affirmer
la bonne maternité, elles peuvent être
que toutes les femmes subissent la
considérées comme moins attractives
même oppression simplement parce
que les femmes blanches par les
qu’elles sont femmes, c’est perdre de
hommes de couleur, quand elles ne
vue que des femmes, en toute in-
sont pas l’objet de fantasmes sexuels
conscience, se servent de ces armes les
pour les hommes blancs...
unes contre les autres. » En l’occur-
rence, une telle combinaison d’oppres- Comment tant de féministes
sions est lisible chez les femmes Noires peuvent-elles nier ces différences d’ex-
cantonnées majoritairement dans des périence et de condition sociale entre
travaux de service et de soin à la per- femmes ? C’est un point clair pour
sonne, mal rémunérés, qui rendent dif- Audre Lorde : ce déni des différences
ficiles le soin de leurs propres enfants. entre sœurs blanches et non-blanches
Ces femmes sont, par ailleurs, souvent fonctionne sur fond de compétition et
exposées à des violences sexuelles. Ces d’agressivité entre femmes Noires.

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Racisme et contre les violences sexistes. Elle nous
incite, par ailleurs, à voir les autres
hétéro- femmes comme nos ennemies ou nos
patriarcat rivales à l’heure où le patriarcat conduit
à déresponsabiliser les hommes de leur
« Tandis qu’en chaque femme Noire, une part violence, en associant celle-ci à l’ex-
se souvient des usages d’autres temps en pression exaltée d’une virilité – somme
d’autres lieux – où nous avions du plaisir à être toute considérée socialement comme
ensemble dans une sororité de travail, de jeu, souhaitable pour définir une masculi-
et de force – d’autres parts de nous, moins nité véritable.
fonctionnelles, se surveillent avec méfiance. La violence patriarcale est égale-
Pour favoriser la division, les femmes Noires ment visible dans la conflictualité des
ont été éduquées à toujours se suspecter, rapports entre femmes qui, précisé-
rivales sans pitié en quête du rare mâle, ment, ne s’autorisent aucun amour
récompense suprême qui légitime notre entre elles, pour peu qu’il les expose à
existence. Ce déni de soi déshumanisant n’est la violence masculine. Audre Lorde
pas moins létal que la déshumanisation raciste, considère, ainsi, que l’hétérosexualité –
à laquelle il est étroitement lié. » et non seulement le mariage – fut consi-
dérée, à tort, comme une sécurité par
La sororité est compromise par une les femmes. Par ailleurs, cette colère
des formes puissantes du patriarcat – et des femmes Noires dirigées contre leurs
plus encore de l’hétéropatriarcat9 – qui sœurs Noires est, d’une certaine manière,
repose sur l’érotisation de la domina- plus forte encore que chez les femmes
tion masculine. Chaque femme, blanche blanches, puisqu’elles doivent faire face à
ou non-blanche, a été éduquée à consi- la violence redoublée des hommes Noirs
dérer comme bien suprême la séduc- assignés à surjouer une masculinité dont
tion et le mariage avec un homme dont ils sont paradoxalement aussitôt destitués.
les gages de fidélité reposaient sur la « Cette société enferme les hommes Noirs
responsabilité des femmes elles-mêmes, dans des rôles qu’ils ne sont pas autorisés
qui se doivent de toujours prendre soin à remplir, mais est-ce aux femmes Noires
d’elle pour l’homme conquis, et de de courber l’échine et de compenser cette
prendre soin de lui et des enfants nés de situation, ou bien est-ce cette société qui a
cette union – tout cela afin d’éviter besoin d’être changée ? D’ailleurs, pour-
qu’une autre ne lui « vole » son homme. quoi les hommes Noirs accepteraient-ils
Or cette manière de voir les relations de tels rôles au lieu de les considérer pour
entre femmes, à partir de la centralité ce qu’ils sont : des narcotiques destinés à
de la relation à des hommes (qui se- leur faire oublier les autres visages de leur
raient par nature volages et peu enclins propre oppression ? »
à s’engager), a conduit à croire que le Si la question de savoir « Qui est ma
mariage était une forme de sécurité sœur ? » est fondamentale dans le cadre

9. Ensemble de normes, représentations et dispositifs sociaux, juridiques et politiques qui produit une
différence hiérarchisée entre les sexes et qui institue comme seul rapport sexuel légitime ce que la
féministe Monique Wittig a appelé « l’hétérosexualité obligatoire ». Par cette formule, on entend l’idée
que le seul désir sexuel légitime et protégé par la loi est l’hétérosexualité, vouant ainsi l’homosexualité
à la honte, voire à l’impunité de l’injure, des violences sexuelles ou non, et à l’impossibilité de présenter
sa vie comme une vie digne d’être vécue.

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d’une pensée du féminisme, celle de Prendre soin
savoir « Qui est mon frère ? » est tout
aussi importante. En effet, il s’agit de
de soi
déconstruire la violence des hommes
« Dans ce pays, nous, femmes Noires,
Noirs dirigée contre les femmes Noires. avons toujours témoigné de la compassion
envers tout le monde, excepté envers
« Cette manière de voir les relations nous-mêmes. Nous avons pris soin des
entre femmes à partir de la centralité personnes blanches parce que nous devions
le faire, pour la paie ou la survie ; nous
de la relation à des hommes, a conduit à avons pris soin de nos enfants et de nos
croire que le mariage était une forme de pères, de nos frères et de nos amants.
sécurité contre les violences sexistes. » L’histoire et la culture populaire, tout
comme nos propres existences, sont peu-
plées de récits de femmes Noires ‘‘compa-
Lorsque Audre Lorde parle de
tissantes envers des hommes Noirs égarés’’.
« rôles que [les hommes Noirs] ne sont
Nos filles et nos sœurs terrorisées, brisées,
pas autorisés à remplir » et dans les-
battues et assassinées portent en silence le
quels la société les enferme pourtant,
poids d’un tel fardeau. Nous avons besoin
il s’agit de s’interroger sur ce paradoxe d’apprendre à prendre soin de nous-mêmes,
qui pousse les hommes Noirs à désirer et à éprouver de la compassion envers les
et à se reconnaître dans des perfor- avec les autres. »
mances d’une virilité dont ils seront
toujours par ailleurs exclus, malgré L’économie politique du soin, de la
leurs efforts pour être des hommes sollicitude ou encore de la compassion
comme il faut, c’est-à-dire blancs et est généralement abordée par toute une
bourgeois. C’est là toute la force du ra- littérature – y compris non-scientifique,
cisme : à la fois entériné et fomenté comme le roman à succès La Couleur
des sentiments. La lumière est mise sur
par une économie capitaliste et pa-
les conditions matérielles qui per-
triarcale, qui fait des Noirs des
mettent aux femmes de certains foyers
hommes qui ne pourront jamais être de se soulager du travail domestique,
des pourvoyeurs honorables, en raison du soin des nourrissons et des per-
de salaires misérables – ou en tout cas sonnes âgées, en s’en remettant à
inférieurs à leurs homologues blancs. d’autres femmes, généralement non-
Il faut donc, selon Audre Lorde, faire blanches. Ces tâches, accomplies par
prendre conscience aux hommes d’autres, donneraient ainsi aux femmes
Noirs que le capitalisme est leur délestées du soin domestique la possi-
ennemi commun ; ce ne sont pas les bilité de prendre soin d’elle et d’ho-
norer dignement les normes de la fémi-
femmes Noires qui sont leurs enne-
nité respectable et séduisante. Or, ce à
mies lorsqu’elles se liguent pour dé-
quoi appelle Audre Lorde est précisé-
faire la domination masculine et le ca- ment à la possibilité pour ces femmes
pitalisme qui leur brisent les reins à de couleur dont la vie entière est sacri-
force de balayer, nettoyer et s’occuper fiée aux autres, de prendre enfin soin
des enfants des autres. d’elles : « Les femmes Noires veulent

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souvent se sacrifier pour leurs enfants et compréhensible, voire occulte (c’est le
pour leurs hommes, aussi, à la lumière cas des langues créolisées des hommes
de cette réalité, une telle exhortation à réduits en esclavage, qui, séparés dès
l’amour de soi devient primordiale, peu leur capture, n’avaient pas de langue
importe l’utilisation dévoyée qu’en commune), fut une manière de résister
feront les médias blancs. » Loin d’être pour éviter de se faire prendre, et pendre.
une revendication anecdotique, cette On ne peut comprendre cette phrase de-
possibilité est primordiale et exige une venue célèbre, « Les outils du Maître ne
véritable révolution de soi – une révolu- détruiront jamais la maison du Maître »,
tion tout court, dans la mesure où l’es- qu’à partir des échecs et des désastres
time de soi ne se pratique qu’ordinaire- psychologiques et politiques du passing
ment, quotidiennement, et ne fait sens dont il était question précédemment : ces
que si ses activités, son habitat ou ses stratégies dont parle également Malcolm X
relations sociales en confirment la consistaient pour les Noirs à s’identifier si
valeur. intensément à la norme blanche – qui
Audre Lorde affirme reprendre cette pourtant les méprisait – qu’ils en venaient
exigence de « l’amour de soi » chez son à énoncer un « nous » dont ils étaient
contemporain Malcolm X, et s’inspire pourtant exclus, et à souffrir autant – voire
de l’idée de conscience de l’opprimé davantage – que leur Maître quand ce-
chez Paulo Freire. « Les structures an- lui-ci tombait malade.
ciennes de l’oppression, les vieilles re- On retrouve cette même passion du
cettes de changement sont ancrées en dominant qui mène à la haine de soi à tra-
nous, c’est pourquoi nous devons tout à vers le personnage de la mère de Pecola
la fois révolutionner ces structures et dans L’Œil le plus bleu de Toni Morrison,
transformer nos conditions de vie, elles- mère qui se bat pour avoir la meilleure
pièce chez le boucher pour les enfants
mêmes façonnées par ces structures.
blancs qu’elle garde, quand le moindre
Parce que les outils du Maître ne détrui-
morceau avarié serait considéré par elle
ront jamais la maison du Maître. Comme
comme amplement suffisant et digne
Paulo Freire le montre si bien dans la
pour ses propres enfants.
Pédagogie des opprimés, pour provo-
Les outils du Maître sont à entendre ici
quer un véritable changement révolu-
comme ce que le Maître a constitué
tionnaire, nous ne devons jamais nous
comme étant désirable, souhaitable : à
intéresser exclusivement aux situations savoir ses propres normes de la dignité,
d’oppression dont nous cherchons à alors inséparables de la blanchité. On
nous libérer, nous devons nous concen- parle ici de la civilité européenne, blanche,
trer sur cette partie de l’oppresseur en- bourgeoise comme étant les seuls critères
fouie au plus profond de chacun de d’humanisation. Les opprimé.e.s se
nous, et qui ne connaît que les tactiques doivent, dans ce cadre, de développer
des oppresseurs, les modes de relation leurs propres aptitudes à la survie et de
des oppresseurs. » développer un savoir propre, qui prend
Les opprimés n’ont pas d’autre choix racine dans ces expériences vécues de
que d’inventer de nouvelles manières déshumanisation.
de s’en sortir, de nouvelles stratégies de
survie, qui n’attirent pas le regard des
oppresseurs : c’est pourquoi être in-

100
Sirène (Extrême-Orient, XIXe siècle), Morburre, 2014
Dorothea Lange

Le savoir des Lorde, non sans douleur, c’est la ma-

opprimé.e.s nière dont ces connaissances nées d’ex-


périences, qui ont, dans un premier
« Les oppresseurs attendent toujours des temps, été retournées contre les op-
opprimés que ces derniers leur transmettent primés eux-mêmes et ont servi à les dis-
le savoir qui leur fait défaut. »
qualifier, deviennent finalement hono-
rables à mesure qu’elles sont réinvesties
Le texte des opprimé.e.s leur est tou-
jours volé. Ce texte en question est pré- par d’autres que ceux qui les ont initia-
cisément celui de l’innovation épisté- lement formulées, par d’autres que
mologique que contribuent à déve- ceux qui ont payé de leur corps cette
lopper les opprimé.e.s à partir de leur conscientisation et cette production de
propre expérience de dépossession et savoir. On pourrait dire qu’il s’agit là
de résistance. Ce que rappelle ici Audre d’une forme de blanchiment des savoirs

101
minoritaires qui, pour gagner en dignité peut construire une cause commune ca-
théorique et universitaire, doivent se dé- pable de faire de chacun de nous des guer-
faire du stigmate du militantisme et doivent riers plutôt que des victimes.
par conséquent être détachés de ceux qui
en portaient la voix en première instance.
Mais ce que pointe également Audre
Lorde, c’est la manière dont cette injonc-
tion faite aux minorités d’éduquer les édu-
cateurs, ou les oppresseurs, épuise
l’énergie des opprimés qui sont sans cesse
obligés de prendre soin des autres, au dé-
triment d’eux-mêmes. On peut voir dans
ce constat la nécessité de reconnaître l’im-
portance de constituer, pour les minorités, Hourya Bentouhami est maîtresse de
des groupes de conscientisation où le conférence en philosophie politique
à l’université de Toulouse-Jean
savoir repose sur des expériences parta- Jaurès. Ses travaux portent sur
gées, des apprentissages communs – des l’apport des théories postcolo-
niales à la théorie politique (sur
groupes qui épargnent l’énergie de devoir les notions d’identité, de culture,
une nouvelle fois faire la démonstration de de reconnaissance, de mémoire de
l’esclavage, de justice réparatrice,
la réalité de l’expérience vécue. notamment) ainsi que leur con-
« Parce que nous commençons à exiger tribution à une réélaboration du
féminisme. Elle a publié, entre autres,
de nous-mêmes et de nos engagements Le Dépôt des armes – Non-violence
qu’ils soient en accord avec cette joie dont et désobéissance civile (Paris, Puf,
2015) et Race, cultures, identités –
nous nous savons capables. Notre savoir Une approche féministe et postco-
érotique nous donne de la force […]. » La loniale (Paris, Puf, 2015). Elle écrit ac-
tuellement un ouvrage à paraître en
joie est l’une des forces les plus puissantes
2018 qui formule une proposition de
qui ressort finalement de la nécessité d’une féminisme décolonial : Féminisme
politique d’alliances qui fonctionnent à marron – Du corps-doublure au corps
propre des femmes subalternes.
plusieurs niveaux de la société. Autant
d’alliances par le bas qui seront détermi-
nées en fonction de la politisation des ex-
périences d’injustice et d’exclusion, car
« le capitalisme est une hydre à plusieurs
têtes » : entre femmes Noires, entre Noirs,
entre non-blancs, entre femmes Noires et
blanches, entre hétérosexuels et homo-
sexuels. Dès lors, c’est à même la diffé-
rence que la politique d’alliances est envi-
sageable : ce n’est qu’en reconnaissant la
spécificité des oppressions de chacun, et
notamment des plus minoritaires, que l’on

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Dorothea Lange

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