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Revue des Deux Mondes

La Querelle Sartre – Camus


Author(s): GONZAGUE TRUC
Source: Hommes et mondes, No. 76 (NOVEMBRE 1952), pp. 370-375
Published by: Revue des Deux Mondes
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/44206861
Accessed: 20-12-2018 21:49 UTC

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La Qu efelle
Sartre - Camus
GONZAGUE TRUC.

LA personnespersonnes
querelle Sartre-Camus
ou oudépasse
dépasse singulièrement n'est pas une les simple
singulièrement personnes. querelle Elle
les personnes. Elle de
dépasse aussi les circonstances et engage des intérêts pri-
mordiaux. Toutefois, pour la saisir dans son sens véritable, il con-
vient de la reporter sur son plan, qui est le plan doctrinal.
La grande originalité de M. J.-P. Sartre - quant à ce qui touche
à sa pensée - est la conception qu'il prend de la liberté, et on
peut dire que sa philosophie est une philosophie de la liberté.
L'homme est libre, et il est même seul libre, étant seul de son
espèce, libre. d'une liberté absolue et inconditionnelle. Il est bien,
comme le reste de la création, assujetti au monde de la nécessité
matérielle ou sensible, aux lois cosmiques, physiques, chimiques,
biologiques, et encore a-t-il de quelque manière action sur elles :
dans l'ordre moral, il demeure souverain et autonome. Il se fait sa
vérité et ne la reçoit de personne. Que dis-je? Il « se fait être » -
l'expression est de M. J.-P. Sartre lui-même. Nulle contrainte du
dehors; nulle transcendance extérieure et pas de Dieu, ce qui per-
met de se faire dieu soi-même. A la vérité, cet homme n'est pas
isolé et ne vit pas de sa propre substance. Il est placé dans le
monde, « en situation » dans le monde, entraîné au cours de l'his-
toire. Mais ce monde, il peut le refaire, cette histoire en modifier
le cours, et il lui suffit de s'y « engager » par une décision libre»
Il est maître, sinon de l'univers, du moins de lui, et peut-être
deviendra-t-il par lui maître de l'univers.
Il n'a pas répondu aux espérances qu'il a pu former. Il s'est
laissé assujettir par la religion, par la nation, par des civilisations
successives qui ont enfin abouti à cette civilisation bourgeoise dont
on a dépisté enfin les artifices ou les maléfices et dont on est en
train de se débarrasser. Au cours de cette histoire sans Provi-
dence, sans Providence divine et à la façon de Bossuet, une cer-
taine providence toute terrestre se manifestait; les classes se

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LA QUERELLE SARTRE-CAMUS 371

mêlaient, se combattaient, une d'entre elles obscurément se d


geait, montait, et à cette heure un homme nouveau, l'homme
létarien, est prêt à se substituer, pour le bonheur de l'âge futu
l'homme ancien, à l'homme bourgeois.
Telle est, en gros, la vue du monde que prend le commun
marxiste. La philosophie de M. J.-P. Sartre semblait s'y approp
merveilleusement, et même apporter à une doctrine encore un
fruste un arrière-plan de pensée en profondeur dont elle a
besoin. On ne changera pas le monde, avait-on dit jusqu'à K
Marx. Et Karl Marx avait textuellement répondu qu'on pouvai
qu'on devait « changer le monde ». La chose ne paraissait pl
absurde avec la « liberté » sartrienne. L'homme prenait consci
de la perpétuelle nouveauté où il pouvait prétendre. Il n'avait
consentir pour construire et à refuser pour détruire. Il n'étai
par rien que par lui-même, et il lui était toujours loisible d
reprendre s'il s'apercevait qu'il se trompait on qu'on l'avait trom
Il supprimait, établissait, ou rétablissait à son gré. Loin de
subordonner à la politique ou à la morale, il se les subordon
Et, sur ce dernier point de la morale, on a pu voir, dans le Sa
Jean Genêt de M. J.-P. Sartre, quelle sorte de construction il
vait élever.
D'où vient donc que le parti communiste, au lieu d'accueillir
avec transport ce philosophe - nous voulons dire M. J.-P. Sar-
tre - s'en soit privé et même l'ait écarté avec une violence inju-
rieuse? C'est qu'il y a une sagesse marxiste et qu'on ne la prend
pas de court. Les maîtres de Moscou ont parfaitement vu ce qu'il
y avait d' « ambigu », comme parlent nos existentialistes, et de
dangereux dans l'absolu de liberté qu'on leur proposait. Une telle
liberté est à double ou multiple tranchant. C'est grâce à elle que
M. J.-P. Sartre anéantissait le conformisme bourgeois, mais qui dit
qu'elle n'eût pas été efficace contre d'autres conformismes?
M. J.-P. Sartre refusait, avec Dieu, la transcendance, la méta-
physique et toute donnée à priori. Le marxisme pareillement. Du
moins, pour celui-ci, dans le sens usuel qu'on donne à ces notions.
Car, subrepticement, il leur en substituait d'autres, de même
ordre. Qu'est-ce, en effet, que son culte avoué et systématisé des
« masses », ce dessein de tirer de collectivités anonymes, sinon
amorphes, une pratique de vie ou même une façon de penser, et ne
voit-on pas là encore une foi et une autre sorte de religion se mani-
festant avec leurs effets coutumiers, l'exclusivisme ou la férocité?
On y parle bien de liberté, on en parle toujours et partout, et ce
pavillon couvre toutes les marchandises : que viendrait faire pour-
tant ici la liberté, particulièrement la liberté conçue à la façon de
M. J.-P. Sartre? Au juste, le marxisme est une subordination de

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372 HOMMES ET MONDES

l'individu, tandis que la liberté sartrie


point d'en faire une pièce principale e
vers. La contradiction était flagrante et
s'en apercevoir. La persécution que souff
part de ceux qui semblaient devoir être s
peut avoir des raisons personnelles ou oc
est là, et dans cette contradiction premiè
Il est très curieux de considérer la man
voyait refuser ses services a pris la chose
dire, il a refusé : il a refusé d'être refu
même. A mesure que se multipliaient les
il s'efforçait de les conjurer en s'expliqua
lier avec le marxisme sa doctrine prop
pointes. Il se voulait révolutionnaire intégral et il l'était, plus
même qu'on ne le souhaitait, et la morale qu'il esquissait inquiétait
les plus hardis. Il prenait parti sur le fond comme sur la politique
courante. Il poussait même la polémique jusqu'à une sorte de délire,
et M. Raymond Aron, dans un article du Figaro littéraire portant
ce sous-titre spirituel : « La grande peur du mal-pensant », a mon-
tré avec quelle véhémence il se déchaînait contre l' « aide » amé-
ricaine, l'Amérique, et 1' « agressivité » avec laquelle l'Occident se
dresse contre l'innocente Russie.
M. J.-P. Sartre apporte à cette lutte où il s'engage de plus en
plus, son talent, qui souffre un peu ici de sa violence, et sa subti
qui est grande. Cette chaleur ou même cette fureur qu'il déploi
dans la contradiction devraient avoir leur place dans un portra
qu'on tracerait de lui et s'y expliqueraient. Ce n'est pas pour le
moment notre sujet. Nous ne retenons que ce qui peut nous aider
à mieux entrer dans l'atmosphère de la querelle dont rious nous
occupons. /
C'est à ce point, en eff
Ce sont des amis de dix
mêmes positions ou des
les mêmes troupes les
même ainsi cet âge d'or de la concorde :
« Vous avez été pour nous l'admirable conjonction d'une personne,
d'une action et d'une œuvre... Car vous résumiez les conflits de
l'époque et vous les dépassiez par votre ardeur à vivre. Vous é
une personne, la plus complexe et la plus riche : le dernier et le
mieux venu des héritiers de Chateaubriand, et le défenseur d'une
cause sociale. Vous aviez toutes les chances et tous leurs mérites,
car vous unissiez le sentiment de la grandeur au goût passionné
de la beauté... »
Mais nous lisons, aussitôt après, et sur le même homme :

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LA QUERELLE SARTRE-CAMUS 373

« ...Vous êtes devenu la proie d'une morne démesure qui m


que vos difficultés intérieures et que vous nommez, je c
mesure méditerranéenne. Une dictature violente et cérémonieuse
s'est installée en vous, qui s'appuie sur une bureaucratie abstraite
et prétend faire régner la loi morale. Vous étiez le premier servi
teur de votre moralisme, à présent vous vous en servez. La répu-
blique des belles âmes vous aurait-elle nommé son accusateur
public? »
Que s'était-il passé? Il s'était passé que M. Camus avait écrit
l'Homme révolté . L'Homme révolté n'était pour plaire ni à M. J.-P.
Sartre, ni à ses amis, et n'était pas une profession de foi de com-
munisme. Il provoquait des fureurs d'abord rentrées, puis qui
éclataient. M. François Jeanson attaquait le livre dans un article
des Temps modernes , en mai de cette année; M. Camus répondait,
mettant en cause M. J.-P. Sartre, et celui-ci réagissait de la manière
qu'on vient de voir. Les arguments échangés n'avaient rien de sen-
sationnel. On reprochait à M. Camus sa « grande trahison » ; on
le mettait au ban de la gauche intellectuelle et M. J.-P. Sartre
l'accusait de ne rien comprendre à sa philosophie. Et l'on disputait
sur le droit qu'avaient les bourgeois de détruire la misère et la
façon de s'y prendre. M. Camus avait beau jeu de répondre que la
vérité ne lui semblait pas seulement ou essentiellement commu-
niste et que, s'il la voyait à droite, il irait l'y chercher.
Ce qui est plus intéressant, c'est d'examiner d'un peu près et sans
parti pris ou colère préalable en quoi consiste l'ouvrage. C'est quel-
que chose de considérable et qui touche au point vif de nos préoc-
cupations présentes. C'est une étude de l'idée de révolte en soi, des
diverses formes que la révolte a prises au cours des âges ou selon
les conditions, et un bilan de l'œuvre des révoltés. Ce bilan n'est
pas avantageux. A la vérité, la révolte ne paye pas, paye mal, ou
paye de travers. M. Camus, qui la trouve légitime, qui même y
place quelque espérance, ą peu d'illusion sur elle, ou du moins sur
ses grands hommes, et discerne fort bien que son impuissance lui
vient de son dérèglement.
La révolte est légitime, puisqu'elle a pour objet de passer du
désagréable à l'agréable et du mal au bien. Le tort qu'elle a, c'est
d'être radicale et absolue, de s'attacher aux principes plutôt qu'aux
modalités, et il faut reconnaître que c'est là une tendance qui lui
est naturelle et à quoi elle échapperait difficilement. Mais c'est ainsi
qu'elle est génératrice de catastrophes. Le révolté intégral, d'ail-
leurs logique avec lui-même, ne veut pas changer quelque chose,
il veut tout changer, et c'est pourquoi Karl Marx parle de « chan-
ger le monde ». Le résultat, c'est qu'il se heurte à l'impossible et
tombe dans le désespoir ou dans une rage de destruction : deux

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374 HOMMES ET MONDES

traits sensibles dans M. J.-P. Sartre et


l'histoire, tout particulièrement notre
ces horreurs que nous connaissons : em
tions, asassinats, massacres, suicides, suicide des révoltés, eux-
mêmes acculés devant l'impossible. Jusque-là, M. Camus peut
écrire : « La révolution triomphante doit faire la preuve, par ses
polices, ses procès et ses excommunications, qu'il n'y a pas de
nature humaine. » Nous n'avons pas à entrer ici sur la distinction
qui est faite entre révolte et révolution.
Evidemment, de telles paroles étaient impardonnables et elles
n'ont pas été pardonnées. On a aussitôt reproché à M. Camus de
tout ignorer ou de tout fausser. Nous trouverons ses conclusions
insuffisantes, non point sa documentation, qui est cursive, un peu
massive et toutefois probe et impartiale. C'est bien ainsi, quoiqu'on
nous dise, que les hommes ont été et que les choses se sont pas-
sées : les textes et les événements sont là. Plus juste encore est,
pour une part, la conclusion que M. Camus en tire.
Si la révolte échoue ou tourne court, c'est qu'elle a trop présumé
d'elle-même. Elle procède de l'absolu et prétend atteindre l'absolu,
et elle ne tient pas compte de la nature des choses ou des infirmi-
tés de la condition humaine. Plus dangereuse encore quand elle
devient intellectuelle et se fonde sur un système. On peut encore
espérer quelque chose des hommes quand ils se déterminent par
les caprices du cœur, plus rien quand ils opèrent par raison
démonstrative, et on n'a plus alors devant soi qu'une machine qui
tranche. Les guillotinades de la Convention s'expliquent par le
Contrat social de Rousseau, Lénine par le Capital de Karl Marx.
On veut tout détruire pour tout recommencer; on se précipite dans
la mort pour sauver la vie; et il y a du Gribouille dans les révolu-
tions. Cette fureur même est leur seul préservatif, car c'est elle qui
les arrête avant qu'elles n'aient donné tout leur fruit.
La révolte de M. Camus n'a plus ce caractère. Elle est pratique,
positive et empirique. Elle part de la misère humaine et veut y
remédier sans la mettre en équation. Loin de détruire autrui, elle
est une façon de se « dépasser » en autrui, et c'est là une belle
parole. La somme des souffrances, écrit M. Camus, n'a pas dimi-
nué dans l'univers. « Aucune parousie, ni divine, ni révolution-
naire ne s'est accomplie. » Que faut-il faire, dès lors, sinon se ran-
ger à côté de ceux qui souffrent « loin des anciens et des nouveaux
docteurs »? Nous entendons bien, nous entendons qu'il s'agit de
soulager, non de convertir. « Ceux qui ne trouvent de repos ni en
Dieu ni en l'histoire », ajoute M. Camus, non, semble-t-il, sans
quelque secrète amertume, « se condamnent à vivre pour ceux qui,
comme eux, ne peuvent pas vivre, pour les humiliés... » On le voit,

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LA QUERELLE SARTRE-CAMUS 375

c'est un appel à l'amour et, au besoin, au sacrifice, au sacrifi


soi, non des autres. Et certes, dès qu'on aime les autres homm
et qu'on leur apprend à s'aimer, il n'y a pas lieu de chercher
leurs. Quelqu'un l'avait déjà dit.
Nous sommes assez loin de Marx, de Lénine, de Staline, de
M. J.-P. Sartre et de ses amis. On l'a crié assez fort à M. Camus. Il
lui faut se résigner à faire du bien tout seul et sans appareil dia-
lectique ou politique.
Tel est ce véritable sens de la querelle Sartre-Camus, et nous
pouvons passer maintenant sur le prétexte, les raisons de surface,
les déformations de la polémique ou les invectives. Ce que les
adversaires de M. Camus pourraient plus justement lui reprocher,
c'est d'appuyer trop sur le côté sentimental de sa doctrine ou de
ne pas lui avoir donné une ossature suffisante. Mais la leur
n'a-t-elle pas une rigidité qui va jusqu'à la férocité? Nous avons,
d'une part, un système rigoureux mais qui, sur des données hypo-
thétiques, sinon gratuites, veut fabriquer à l'humanité un vêtement
où elle étoufferait, de l'autre une sorte de rêve évangélique sans
évangile où la bienveillance remplace la violence et la charité, la
cruauté. On devine où vont nos sympathies. Mais d'autres considé-
rations nous font hésiter.
Il y a, en effet, dans la philosophie de M. J.-P. Sartre et dans
celle de M. Camus, et au départ, une déficience commune et qui
nous laisserait tentés de renvoyer ces deux plaideurs dos à dos. Ce
sont deux philosophies athées, et l'une et l'autre prétendent cons-
truire le monde comme si Dieu n'existait pas ou n'y avait aucune
part. Peut-être est-ce là le dernier secret de leur négation comme
de leur échec, car enfin, c'est bien un échec, et de l'échec de toute
révolte. Tout s'accorde en Dieu, et il ne s'agit que de le trouver.
Dieu est inexplicable, mais sans lui rien ne s'explique, et l'homme
ne le retranche sans dommage non plus de son action que de sa
méditation. Quant à la révolte, il est assez remarquable et assez
amer de constater qu'aucune n'a réussi comme elle l'entendait,
depuis que le monde s'y livre périodiquement. Elle porte toujours
en elle une espérance, mais l'espérance, à moins qu'elle ne soit
vertu théologale, n'est-elle pas une forme du désespoir (1)?

GONZAGUE TRUC.

(1) Voir les textes dans les Temps modernes , mai et août 1952.

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