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histor ique
Cole Harris propose une interprétation Le pays revêche décrit l’évolution du mode de colonisation et les relations Rédigé par le spécialiste en géographie
nouvelle et extrêmement impor tante de changeantes entre les gens et la terre au Canada, de la fin du xv e siècle jusqu’à historique le plus prééminent au Canada,
l e pay s r e v ê c h e
l’histoire du Canada à ses débuts. Son sujet Le pays revêche est un ouvrage marquant de
l’époque de la Confédération à la fin des années 1860 et au début des années
n’est rien de moins que le caractère du l’histoire du Canada d’avant la Confédé-
1870. Ce livre décrit comment cet espace profondément autochtone est reconsti
Canada lui-même. Son récit est enlevant et ration. Cole Harris présente un panorama
tué selon des termes européens et comment, en même temps, les façons de faire
ses conclusions sont d’une grande portée. des processus par lesquels des îlots de
des Européens s’adaptent à ce nouvel environnement. Il décrit aussi comment colonisation européenne sur le pourtour
GERALD FRIESEN, auteur de The Canadian un archipel de communautés éparpillées émerge du contact avec une terre peu de l’Amérique du Nord sont devenus le
Prairie : A History et Citizens and Nation : An
généreuse et combien cette rencontre diffère de la relation entretenue, ailleurs Canada d’aujourd’hui.
Essay on History, Communication, and Canada.
en Amérique, avec une terre d’abondance.
MARGARET CONRAD, co-auteure
Cet ouvrage débute avec une description de la terre et de la vie dans le nord d’Atlantic Canada : A Region in the Making
du continent vers 1500 et conclut sur la relation entre les modes de peuple et de History of the Canadian Peoples.
ment du Canada à ses débuts et le pays tel qu’il est aujourd’hui. Des chapitres
portant sur le Canada et l’Acadie pendant le Régime français, Terre-Neuve, les
Maritimes, le Bas-Canada et le Haut-Canada, le Nord-Ouest de l’intérieur et la
Colombie-Britannique traitent des relations régionales entre société, économie et
environnement. Conçu dans l’intention de décrire et d’expliquer la toile de fond
du Canada contemporain, Le pays revêche s’adresse aux étudiants, aux chercheurs
et aux lecteurs curieux
COLE HARRIS
à la University of British Columbia. Il est l’auteur de
The Resettlement of British Columbia et de Making Native
Space ainsi que le directeur de l’Atlas historique du Canada,
volume 1, Des origines à 1800.
l e pay s r e v ê che
Société, espace et environnement au Canada avant la Confédération
Cole Harris propose une interprétation Le pays revêche décrit l’évolution du mode de colonisation et les relations Rédigé par le spécialiste en géographie
nouvelle et extrêmement impor tante de changeantes entre les gens et la terre au Canada, de la fin du xv e siècle jusqu’à historique le plus prééminent au Canada,
l e pay s r e v ê c h e
l’histoire du Canada à ses débuts. Son sujet Le pays revêche est un ouvrage marquant de
l’époque de la Confédération à la fin des années 1860 et au début des années
n’est rien de moins que le caractère du l’histoire du Canada d’avant la Confédé-
1870. Ce livre décrit comment cet espace profondément autochtone est reconsti
Canada lui-même. Son récit est enlevant et ration. Cole Harris présente un panorama
tué selon des termes européens et comment, en même temps, les façons de faire
ses conclusions sont d’une grande portée. des processus par lesquels des îlots de
des Européens s’adaptent à ce nouvel environnement. Il décrit aussi comment colonisation européenne sur le pourtour
GERALD FRIESEN, auteur de The Canadian un archipel de communautés éparpillées émerge du contact avec une terre peu de l’Amérique du Nord sont devenus le
Prairie : A History et Citizens and Nation : An
généreuse et combien cette rencontre diffère de la relation entretenue, ailleurs Canada d’aujourd’hui.
Essay on History, Communication, and Canada.
en Amérique, avec une terre d’abondance.
MARGARET CONRAD, co-auteure
Cet ouvrage débute avec une description de la terre et de la vie dans le nord d’Atlantic Canada : A Region in the Making
du continent vers 1500 et conclut sur la relation entre les modes de peuple et de History of the Canadian Peoples.
ment du Canada à ses débuts et le pays tel qu’il est aujourd’hui. Des chapitres
portant sur le Canada et l’Acadie pendant le Régime français, Terre-Neuve, les
Maritimes, le Bas-Canada et le Haut-Canada, le Nord-Ouest de l’intérieur et la
Colombie-Britannique traitent des relations régionales entre société, économie et
environnement. Conçu dans l’intention de décrire et d’expliquer la toile de fond
du Canada contemporain, Le pays revêche s’adresse aux étudiants, aux chercheurs
et aux lecteurs curieux
COLE HARRIS
à la University of British Columbia. Il est l’auteur de
The Resettlement of British Columbia et de Making Native
Space ainsi que le directeur de l’Atlas historique du Canada,
volume 1, Des origines à 1800.
l e pay s r e v ê che
Société, espace et environnement au Canada avant la Confédération
l e pay s r e v ê che
Société, espace et environnement au Canada avant la Confédération
2012
Géographie
histor ique
La collection « Géographie historique » regroupe des scientifiques reconnus et accueille tous les
chercheurs préoccupés de donner une dimension spatiale à leurs analyses historiques, quelle que
soit leur discipline. Elle rassemble des textes destinés à donner ses fondements à la géographie
historique québécoise et à faire connaître l’expérience et l’espace québécois.
Titres parus
La Cartographie au Québec, 1760-1840, par Claude Boudreau, 1994.
Introduction à la géographie historique, par Serge Courville, 1995.
Espace et culture / Space and Culture, sous la direction de Serge Courville et Normand
Séguin, 1995.
La Sidérurgie dans le monde rural : les hauts fourneaux du Québec au xix e siècle, par René H ardy,
1995.
Peuplement et dynamique migratoire au Saguenay, 1840-1960, par Marc St-H ilaire, 1996.
Le Coût du sol au Québec, par Serge Courville et Normand Séguin, 1996.
Naviguer le Saint-Laurent à la fin du xix e siècle. Une étude de la batellerie du port de Québec,
par France Normand, 1997.
La Bourgeoisie marchande en milieu rural (1720-1840), par Claude P ronovost, 1998.
Paysage, mythe et territorialité : Charlevoix au xix e siècle. Pour une nouvelle approche du paysage,
par Lynda Villeneuve, 1998.
À la façon du temps présent. Trois siècles d’architecture populaire, par Paul-Louis Martin, 1999.
Les Idéologies de développement régional. Le cas de la Mauricie 1850-1950, par René Verrette,
1999.
Jacques Rousseau 1905-1970, curriculum-anthologie-témoignages, bibliographie, par Camille
L averdière et Nicole Carette, 1999.
Le Québec, genèses et mutations du territoire, par Serge Courville, 2000.
Petits Pays et grands ensembles : les articulations du monde rural au xix e siècle.
L’exemple du lac Saint-Pierre, par Jocelyn Morneau, 2000.
Les Cent-îles du lac Saint-Pierre, par Rodolphe De Koninck, 2000.
Le Mariage dans la vallée du Haut-Richelieu au xx e siècle, par Martine Tremblay, 2001.
Place, culture and identity. Essays in Historical Geography, in Honour of Alan R. H. Baker ,
Edited by Iain S. Black and Robin A. Butlin, 2001.
L’État et le changement agricole dans Charlevoix, 1850-1950, par Normand Perron, 2003.
Marshlands : Four Centuries of Environmental Change on the Shores of the St. Lawrence,
par Matthew G. H atvany, 2003.
Les Territoires de l’entreprise / The Territories of Business,
sous la direction de Claude Bellavance et Pierre L anthier , 2004.
Entre empire et nation. Les représentations de la ville de Québec et de ses environs, 1760-1833,
par Alain Parent, 2005.
Québec-Wallonie : dynamiques des espaces et expériences francophones,
sous la direction de Brigitte Caulier et Luc Courtois, 2006.
Industrie laitière et transformation agraire au Saguenay–Lac-Saint-Jean, 1870-1950,
par Régis Thibeault, 2008
Temps, espace et modernités : mélanges offerts à Serge Courville et Normand Séguin,
sous la direction de Brigitte Caulier et Yvan Rousseau, 2009.
(Géographie historique)
Traduction de: The reluctant land.
Comprend des réf. bibliogr. et un index.
ISBN 978-2-7637-8814-2
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et
de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière
pour l’ensemble de leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du
Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.
Cet ouvrage a été publié en 2008 par UBC Press sous le titre The Reluctant Land. Society, Space,
and Environment in Canada before Confederation.
© 2008 UBC Press.
Nous remercions le gouvernement du Canada de son soutien financier pour nos activités
de traduction en vertu du Programme national de traduction pour l’édition du livre.
1 V E R S 15 0 0 1
2 L’AT L A N T I Q U E D U N O R D - O U E S T, 14 9 2-16 32 19
3 L’A C A D I E E T L E C A N A D A 49
4 L’ I N T É R I E U R D U CO N T I N E N T, 16 32-175 0 87
5 L A C R É AT I O N D E L’A M É R I Q U E D U N O R D B R I TA N N I Q U E 111
6 T E R R E - N E U V E 131
7 L E S M A R I T I M E S 15 5
8 L E B A S - C A N A D A 2 21
9 L E H A U T- C A N A D A 291
10 L E N O R D - O U E S T D E L’ I N T É R I E U R 357
11 L A CO L O M B I E - B R I TA N N I Q U E 395
12 L A CO N F É D É R AT I O N E T L A N A I S S A N C E D U C A N A D A 427
INDE X 4 51
CARTES E T FIGURES
CARTES
1.5
1 Voies de transport de la ruée vers l’or, 1865.. ............................................................... 415
11.6 Les réserves de Douglas (1864) et leurs dimensions une fois réduites (1868)
la basse vallée du Fraser........................................................................................... 417
11.7 Population dans le sud et le centre de la Colombie-Britannique, 1881........................ 420
12.1 L’évolution du Dominion du Canada, 1867-1873........................................................ 431
FIGURES
1.1 Village tsimshian de Kitkatla, période pré-contact tardive (artiste : Gordon Miller)......... 11
1.2 Le site Draper, un village huron du xvie siècle. . ............................................................. 13
2.1 Anglais dans une escarmouche avec des Eskimos (détail), 1585-1593 (artiste : John White)........ 26
2.2 Installations de pêche à Terre-Neuve, 1772.. ................................................................. 32
2.3 Habitation de Port-Royal, vers 1606............................................................................ 38
2.4 Habitation de Québec (1608-1612).............................................................................. 39
3.1 Québec vue de l’est, 1688 (artiste : J.-B.-L. Franquelin)...................................................... 65
3.2 La maison de bois. . .................................................................................................... 76
3.3 « Église Saint-Laurent, île d’Orléans », vers 1870 (anonyme) .......................................... 79
6.1 Population en été et en hiver, xviiie siècle................................................................... 137
6.2 La ville et le port de St. John’s, 1831 (artiste : William Eagar)............................................. 146
6.3 Plage de Belle Isle, baie de la Conception, Terre-Neuve (détail), 1857
(artiste : William Grey). . ........................................................................................... 149
6.4 Port Breton, Terre-Neuve (détail), s.d. (anonyme). . ......................................................... 150
6.5 Trinity Bay et Heart’s Content (détail), 1865 (artiste : J.Becker). . ....................................... 150
7.1 Perspective de l’édifice provincial, Halifax (détail), 1819 (artiste : John Elliot Woolford). . ...... 167
7.2 « Camp de bûcherons, rivière Nashwaak, Nouveau-Brunswick », vers 1870
(photographe : William Notman).............................................................................. 178
7.3 Vue de Saint John, N.-B., 1851 (détail) (artiste : J.W. Hill).................................................. 179
7.4 La place centrale de Fredericton, vers 1838 (artiste : W.H. Bartlett).................................... 183
7.5 La rivière Saint-Jean vue de l’embranchement de la Madawaska, 1839
(artiste : Philip J. Bainbridge).................................................................................... 185
7.6 Ferme d’élevage Sunny Side, rés. de Robt. Fitzsimons, rivière Long,
New London, Lot 20, I.P.É., 1880.................................................................................. 193
7.7 Séchage de la morue, vers 1880 (artiste : R. Harris)......................................................... 198
7.8 Scène minière, Caledonian Mines, comté du Cap-Breton, vers 1880....................................... 199
7.9 Vue devant la ferme Retreat, Windsor, N.-É. (détail), vers 1839 (artiste : William Eagar). . ...... 203
7.10 La ville et le port de Saint John, Nouveau-Brunswick (détail), 1866. . ..................................... 211
8.1 Vue de la citadelle de Québec, 1838 (artiste : W.H. Bartlett)............................................... 226
8.2 Vue de Château-Richer, 1787 (artiste : Thomas Davies).. .................................................. 228
8.3 Le village de Pointe-Lévis, Bas-Canada (détail), 1838 (artiste : H.W. Barnard)...................... 249
8.4 Écluses du canal Rideau, 1838 (artiste : W.H. Bartlett)..................................................... 252
8.5 Dépôt de bois près de Québec, 1838 (artiste : W.H. Bartlett)............................................... 256
8.6 Vue du port et de la rue des Commissaires, 1843 (artiste : James Duncan).............................. 257
Car tes et f igures x vii
S’étirant de façon irrégulière d’un côté à l’autre d’un continent, peuplé en des époques
différentes par des gens aux origines tout aussi diverses, le C anada est un pays difficile
à appréhender . Les colonies, françaises d’abord, puis britanniques, se sont superposées
aux espaces habités par les autochtones. Des îlots de présence européenne émergent au sein
d’espaces limités par le roc, le gel et, plus tard, la frontière avec les États-Unis. De diverses
façons, le Canada se rebute à devenir un pays. Son passé n’est pareil à celui d’aucun pays
d’Europe, ni à celui de son voisin, les États-Unis. L’histoire américaine est faite d’expansion
et d’abondance ; celle du Canada se déroule lentement, à la limite nord de l’agriculture sur
le continent et, partout, est marquée par la discontinuité, le paradoxe et les contraintes. On
n’y trouve ni a priori, ni plan d’ensemble ni principes fondateurs. Elle est constituée d’une
mosaïque de communautés avec chacune sa propre expérience accumulée au contact du
territoire et des autres habitants, le tout aggloméré, enfin, pour en faire un pays.
Cette difficulté d’appréhender le Canada est renforcée par notre époque peu encline à
rédiger des histoires nationales. Elles sont jugées trop hégémoniques, biaisées en faveur
des intérêts d’un groupe par rapport à un autre ou, pire, comme une tentative d’imposer
une ligne narrative triomphaliste à l’intense complexité du passé. Si l’on voit les histoi-
res nationales de cet œil, le défi réside évidemment dans leur déconstruction. Mais, à
l’aube du xxi e siècle, il est toujours difficile de déterminer quelle histoire nationale il nous
faut déconstruire. Il n’y a aucune version communément acceptée du passé canadien. La
plupart des historiens au pays travaillent à une échelle nettement plus petite, à tel point
que certains d’entre eux appréhendent la quasi-disparition de l’histoire canadienne. Le
x x L e pay s re vêche
grand public canadien, pour sa part, reste hésitant quant à la nature de l’identité cana-
dienne et au sens qu’il doit donner à son appartenance nationale. Dans ce contexte, la
construction est au moins tout aussi importante que la déconstruction. L’exercice se prête,
lui aussi, aux nuances, aux ambiguïtés et aux différences. Il n’impose pas plus de traiter le
passé d’un pays comme la scène d’une pièce bien rodée que comme un amalgame des lieux
en évolution où se sont déroulés les existences et les événements, des établissements fondés
ou détruits ou des territoires marqués par des vies diverses. Tel est le passé qu’il nous faut
explorer; non pour promouvoir, pour prêcher ou pour créer une vision nationale, mais pour
comprendre et, ainsi, mieux définir ce que le pays est et ce qu’il n’est pas.
Je me remets ainsi avec enthousiasme et un certain sentiment d’urgence à une tâche
que j’ai abordée auparavant. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, John
Warkentin et moi avions rédigé une étude générale du Canada à ses débuts : Canada before
Confederation : A Historical Geography. À la fin des années 1970 et pendant une bonne part
de la décennie suivante, j’ai dirigé une autre étude générale : l’Atlas historique du Canada. Le
premier livre, conçu pour une clientèle universitaire, a servi longtemps mais a cédé la place
à des recherches plus récentes, de nouvelles façons de conceptualiser et d’appréhender le
passé et, enfin, à la nature changeante du Canada lui-même. Le second ouvrage, fruit du
travail de nombreux collaborateurs, a mieux vieilli, mais on y aborderait le sujet de façon
différente aujourd’hui. De plus, son propos est tributaire d’une approche cartographique
et ne dépasse pas le début du xix e siècle. Il paraissait donc nécessaire de refaire une étude
du Canada à ses débuts. Canada before Confederation semblait trop désuet pour pouvoir être
mis à jour. Il fallait un nouvel ouvrage, mais ce n’est que récemment qu’il m’a été donné de
me consacrer aux travaux récents, de me remettre à réfléchir sur le sujet et d’écrire. Le pays
revêche en est le résultat. Il s’adresse aux étudiants en histoire et en géographie historique
et à tout lecteur, membre du public ou d’une profession académique, qui recherche une
description générale de la terre et de la vie aux premières époques du Canada. J’aimerais
que les Canadiens connaissent mieux leur propre pays.
Le Canada de cette époque possède une géographie humaine changeante et unique. J’ai
longtemps supposé que mon propre domaine, la géographie historique, sied particulière-
ment à l’étude de cette interaction de la terre et des populations. Mais certains historiens
ont les mêmes intérêts et, dans cet ouvrage, j’ai tenu à une approche interdisciplinaire, à
la fois historique et géographique, pour décrire le Canada entre 1500 ap. J.-C., lorsque,
500 ans après les premiers explorateurs nordiques, les Européens reprennent contact avec
un territoire autochtone, et les premières années de la Confédération. Sauf là où le propos
touche à mes propres travaux, j’ai utilisé des études spécialisées dont les plus utiles à mes
fins sont mentionnées en fin de chapitre. La matière nécessaire à une description globale
et neuve du Canada à ses débuts réside dans le corpus riche d’études détaillées des quelque
trente dernières années. L’orientation de cette description est inf luencée par le Canada
Avant-propos x xi
contemporain lui-même et, dans une certaine mesure, par les ouvrages théoriques du
moment. Il faut absorber les résultats de ces recherches et les mettre en perspective, d’abord
les uns par rapport aux autres, mais aussi par rapport au pays, présent et passé, et aux
schémas interprétatifs et théoriques existants.
Mais il faut être prudent. Il n’existe aucun schéma théorique dont on pourrait déduire le
Canada. La théorie porte à l’abstraction et à la simplification ; utilisée en mode déductif,
elle tend à effacer la complexité et l’individualité d’un pays. Si la théorie permet de poser
des questions et de chercher des approches selon un nouvel angle, elle ne permet pas une
synthèse de la convergence complexe et variée entre peuples et terre qui a donné naissance
au Canada. L’imposante analyse de Marx sur le début du capitalisme industriel, par exem-
ple, cerne bien quelques éléments du Canada mais passe à côté de nombreux autres. Aux
fins du présent ouvrage, il s’avère une source utile, mais en partie seulement. De façon
similaire, même si les études récentes sur la théorie culturelle et l’époque postcoloniale ont
amorcé d’importantes enquêtes sur les relations entre culture et pouvoir, elles n’ont généra-
lement pas tenu compte des autres formes de pouvoir. De plus, selon de nombreuses criti-
ques, elles tendent à décrire un colonialisme générique, faisant ainsi peu de cas de la variété
et de la complexité de l’expérience des colons, surtout là où le colonialisme se transforme
en colonies de peuplement. Donc, même si je m’inspire des études théoriques de diverses
façons, le lecteur verra, je l’espère, qu’elles ne dominent pas le propos du présent ouvrage.
J’ai plutôt tâché de travailler inductivement à la fois sur le Canada et sur la théorie, et sur
le premier sujet plus que le second. Je suis assez d’accord avec Harold Innis, qui est toujours
l’historien de l’économie le plus prééminent au pays, que la conceptualisation du Canada
doit émerger d’abord du Canada lui-même. Ce pays résulte d’une création particulière. Il
y a, cependant, des mécanismes au sein de cette particularité sur lesquels les approches
théoriques peuvent jeter un certain éclairage mais pas autant, selon moi, que l’expérience
du pays lui-même. Dans un ouvrage général sur le Canada à ses débuts, cette expérience
suppose une immersion, non dans les archives elles-mêmes qui sont, à l’échelle nationale,
tout simplement trop vastes et trop touffues, mais dans la recherche produite à partir de
ces archives. Au cours des dernières années, une bonne part de cette recherche, qu’elle soit
l’œuvre de chercheurs en histoire, en géographie historique ou en sociologie historique,
adopte un point de vue économique ou social. Telle est aussi l’approche, combinée à mes
propres intérêts, qui domine l’analyse de ce livre. J’ai pris une bonne part de la recherche
produite au cours des trente dernières années, mes propres travaux ainsi que mon expé-
rience du pays, puis certains des éléments théoriques les plus prometteurs, j’ai versé le tout
dans un chaudron et remué : voilà la recette de base du présent ouvrage. Même s’il fait état
des circonstances changeantes, particulières et locales, dans cette vaste étendue physique,
ainsi que de mes tentatives d’explication de ces circonstances, cet ouvrage essaie aussi de
x xii L e pay s re vêche
faire un premier pas vers une conceptualisation plus claire, une sorte d’ébauche de théorie
du passé de l’ensemble du pays.
Étant donné l’échelle et les objectifs visés, Le pays revêche doit plus souvent omettre qu’in-
clure. On ne trouvera pratiquement rien, au fil des pages, de nature biographique ou sur
l’histoire politique, institutionnelle ou religieuse. On trouvera un grand nombre de gens,
mais rarement des individus. Les récits sont rares, quoique l’ensemble du livre puisse être
vu comme un récit. Ce livre contient plutôt une description des relations et des agence-
ments mouvants entre les peuples et la terre au début du Canada, ainsi que des espaces
humanisés à cette époque. Le pays revêche porte moins son regard sur les individus que
sur les contextes de leur vie, d’abord parce que ces derniers ont grandement contribué à
la formation du Canada et parce qu’ils demeurent, selon moi, le point de départ de toute
réflexion sur ce pays. Une bonne part de la vie contemporaine au pays, comme la politique
et la littérature par exemple, gravite toujours autour de ces éléments.
J'ajoute une note sur le mot « Canada » qui n'a pas toujours signifié ce qu'il désigne
aujourd'hui. Pendant le Régime français, il désignait la colonie française de la vallée du
Avant-propos x xiii
Le pays revêche est né des recherches dé taillées sur les débuts du C anada menées
au cours des dernières décennies , de l’ él an donné à l a géogr aphie historique de
l’A mérique du N ord par A ndrew H. Clark, de la University of Wisconsin, et du livre
Canada before Confederation qu’il nous a encouragés à écrire, John Warkentin et moi-même,
à la fin des années 1960. Quelques années plus tard, l’Atlas historique du Canada, dont j’ai
dirigé le premier volume, assemblait une masse considérable d’information, dont le présent
ouvrage s’inspire abondamment, sur l’organisation spatiale de la société canadienne des
premières époques. Plus récemment, l’imposante étude de Donald Meinig, The Shaping of
America : A Geographical Perspective on 500 Years of History, m’a encouragé à persévérer dans la
rédaction de cette synthèse plus modeste.
Une fois rédigé, chaque chapitre a été envoyé à des amis et des spécialistes régionaux. Bien
sûr, ils n’ont pas toujours été d’accord avec moi sur certains points importants et n’ont pas
toujours vu leur opinion être prise en considération, mais leurs commentaires ont toujours
aidé à l’amélioration du manuscrit. Je tiens à les remercier vivement : Jean Barman, Ted
Binnema, Will Castleton, John Clarke, Daniel Clayton, Serge Courville, Julie Cruikshank,
Denis Delâge, Catherine Desbarats, Gerhard Ens, Matthew Evenden, Derek Fraser, Robert
Galois, Allan Greer, Naomi Griffiths, Paul Hackett, Gordon Handcock, Douglas Harris,
Matthew Hatvany, Conrad Heidenreich, Stephen Hornsby, Keith Johnson , Diane Killou,
Anne Knowles, Michel Lavoie, Jack Little, Richard Mackie, Elizabeth Mancke, John
Mannion, Larry McCann, Jamie Morton, Carolyn Podruchny, Arthur J. Ray, Maurice Saint-
Yves, Seamus Smyth, Laurier Turgeon, Peter Ward, John Warkentin, Wendy Wickwire et
x x vi L e pay s re vêche
Graeme Wynn. Deux réviseurs anonymes des Presses de la University of British Columbia
ont aussi apporté une contribution extrêmement précieuse.
Même si je n’ai pas demandé l’aide du Conseil de recherches en sciences humaines du
Canada, son aide généreuse au moment de la publication de l’Atlas historique du Canada et
de mes livres subséquents portant sur la Colombie-Britannique m’a permis de développer
bon nombre des idées sur lesquelles repose Le pays revêche. Je remercie aussi Éric Leinberger,
le brillant cartographe et graphiste qui a préparé les cartes et avec qui travailler est un
véritable plaisir. La direction de mon département, Graeme Wynn et Michael Bovis, m’a
offert ses encouragements et un coin de bureau indispensable à un professeur à la retraite.
Aux UBC Press, mes principaux remerciements vont à Jean Wilson (pour son bon sens et sa
sagesse pendant tout le projet), Deborah Kerr (pour son impeccable travail de révision) et
David Drummond et Irma Rodriguez (au design). Au fil des années, mon épouse Muriel,
chercheuse plus rigoureuse que son mari, a fourni l’appui, l’esprit critique et le foyer qui
constituent les fondements de tout mon travail.
Cole Harris,
Vancouver (C.-B.)
Novembre 2011
1 V E R S 150 0
Au moment où les Européens reprennent contact avec l’A mérique du Nord, près de
500 ans après les brèves incursions vikings, presque tout le continent est déjà occupé
depuis des milliers d’années. La dernière migration vers des territoires vierges a eu lieu
vers 2000 avant Jésus-Christ, lorsque des Paléo-Esquimaux se dispersèrent vers l’est à
travers le Haut-Arctique en partant du nord de l’Alaska. Bien avant, des chasseurs de gros
gibier avaient pénétré dans presque tout le territoire qui constitue aujourd’hui le Canada,
peu de temps après le retrait des glaces du Wisconsin, il y a de cela quelque 12 000 à 8 000
ans. Les données archéologiques comme la tradition orale indiquent qu’ils tendirent à
s’installer après l’immigration initiale. Diverses cultures émergèrent d’environnements
divers. En 1500, la plupart des gens vivent toujours là où leurs ancêtres ont vécu depuis des
douzaines, voire des centaines de générations ; depuis des temps immémoriaux, diraient
aujourd’hui leurs descendants. Mais les idées voyagent plus aisément que les gens. Le
concept de la poterie s’est diffusé à travers le Canada d’aujourd’hui vers 1000 avant Jésus-
Christ en provenance à la fois du Nord-Ouest (Sibérie et nord de l’Alaska) et du Sud-Est.
Le concept de l’arc et de la f lèche s’est répandu plus tard, atteignant les plaines du Nord
durant le second siècle de notre ère. Les cultures s’adaptent avec l’avènement de nouvelles
idées ; les gens, cependant, demeurent en général là où ils étaient déjà. La connaissance
du territoire se développe avec l’expérience accumulée au fil de plusieurs générations et
les modes de vie reposent déjà sur un équilibre précis entre technologie, connaissance de
l’environnement et population. En 1500, personne ne peut concevoir l’Amérique du Nord ;
mais, à une échelle plus locale, les gens ont une connaissance intime du territoire et, selon
les limites de leur technologie, l’utilisent aussi intensément qu’ils le peuvent.
2 L e pay s re vêche
Vers l’an 1500 de notre ère, comme auparavant et depuis ce temps, la chasse, la pêche et la
cueillette sont les activités de base de l’économie presque partout au nord du continent.
L’agriculture ne domine l’économie que dans les basses terres à l’est des Grands Lacs et
autour du Saint-Laurent, où la culture du maïs venue d’Amérique centrale a été implantée
presque 1 000 ans auparavant. Le long de la côte ouest, des rhizomes cultivés dans les zones
intertidales apportent un supplément aux sources alimentaires. Certains groupes au nord
des Grands Lacs et dans la vallée du Saint-Laurent pratiquent une agriculture intermit-
tente tandis que, ici et là, on cultive le tabac. Partout ailleurs, on subsiste exclusivement
grâce aux activités de chasse, de pêche et de cueillette.
La CARTE 1.4 montre les stratégies globales de chasse, de pêche et de cueillette. De tels sys-
tèmes économiques qui dépendent des ressources imprévisibles et changeantes de la nature
n’ont que peu de répercussions sur l’environnement (surtout par l’utilisation du feu et par
la chasse sélective) et ne produisent jamais assez de nourriture pour qu’un groupe s’installe
de façon permanente. Les ressources alimentaires adéquates sont distribuées sur une dis-
tance considérable et sujettes à des facteurs indépendants de la volonté comme les fluctua-
tions cycliques des populations de petit gibier. Dans de pareilles conditions, des stratégies
d’approvisionnement qui dépendent de la spécialisation et de la sédentarisation ne peuvent
qu’échouer. Les systèmes économiques basés sur la chasse, la pêche et la cueillette imposent
nécessairement mobilité et approches mixtes. Les gens voyagent donc en territoire connu
vers des sites d’approvisionnement saisonniers connus. Ils connaissent l’écologie de divers
milieux ainsi qu’un grand nombre d’espèces animales et végétales. Voyageant beaucoup
et à la seule force de leurs muscles, le plus souvent en canot l’été ou en raquettes en hiver,
ils vivent avec peu de biens dont la plupart sont fabriqués rapidement avec des matériaux
disponibles sur place. Ils sont munis d’outils simples (quoique souvent ingénieux), et seule
l’expérience accumulée pendant des générations, à vivre avec et par la terre, leur permet de
survivre dans des environnements hostiles. L’anthropologue Robin Riddington a avancé
que la technologie de ces cultures pourrait être représentée comme des réseaux de connais-
sances plutôt que comme des inventaires d’artéfacts. Selon les ressources disponibles et
compte tenu de la nécessité de se déplacer avec un minimum de bagages, ils ont depuis
longtemps perfectionné la meilleure, parfois la seule, façon de vivre là où ils sont.
Un tel système économique peut souvent satisfaire les besoins vitaux sans nécessiter un
travail à temps plein, ce qui laisse beaucoup de temps libre. Cependant, étant donné le
caractère incertain d’une alimentation tirée de la nature, la famine est toujours possible.
L’un des défis de n’importe quelle économie fondée sur la chasse, la pêche et la cueillette est
de minimiser ce risque le plus possible. Selon l’environnement, on avait déjà perfectionné
différentes stratégies. À travers toute la vaste étendue de la forêt boréale, les gens vivent
6 L e pay s re vêche
la plus grande partie de l’année en bandes de chasse mobiles, comptant à peu près une
trentaine de membres. Il s’agit d’une stratégie spécialisée adaptée à un environnement en
particulier, mais révélatrice des caractéristiques de toute société fondée sur la chasse, la
pêche et la cueillette.
Les bandes de chasse de la forêt boréale sont mobiles parce que les ressources disponibles
localement seraient rapidement épuisées par une population sédentaire. Elles sont de taille
réduite parce qu’un trop grand nombre d’individus épuiserait vite les ressources, même
dispersées. Mais elles ne peuvent être trop petites car la survie du groupe ne peut dépendre
entièrement de la capacité d’un ou deux chasseurs. Au retour d’une chasse fructueuse, les
chasseurs partagent la nourriture avec les familles de la bande, pratique qui est réciproque
et qui permet de répartir le risque. De plus, la bande a toujours la possibilité, si de gros
ongulés comme l’orignal, le caribou ou le cerf se font rares, de se rabattre sur le petit gibier
et le poisson que l’on partage aussi. Dans les pires cas, la cueillette permet d’amasser un
peu de nourriture, mais pas pour longtemps. Tant qu’il y a du gros gibier, la chasse est
certainement la façon la plus efficace de se procurer les 4 000 ou 5 000 calories dont un
Vers 1500 7
adulte a besoin quotidiennement pour passer l’hiver. Les ressources propres à un site en
particulier sont souvent la propriété d’un groupe, mais les territoires des bandes sont rare-
ment définis avec précision et on ne s’arroge que rarement un droit exclusif à l’utilisation
du territoire. Un groupe peut ainsi, en cas de besoin, chasser sur des territoires voisins,
autre stratégie réciproque pour minimiser le risque. L’hospitalité, la générosité et le partage
qui caractérisent ces sociétés sont aussi une forme de stratégie pour maîtriser le risque.
La bande de chasse est un ensemble mobile de savoirs, intimement adapté à son environ-
nement. Ses membres peuvent fabriquer des raquettes, des canots et des abris ainsi que
tous les outils nécessaires à l'obtention et à la préparation de la nourriture. Ils savent où
et quand se procurer certains aliments en particulier, ainsi que la manière de les obtenir.
Certains aliments peuvent être conservés après avoir été séchés, fumés, congelés ou mélan-
gés à de la graisse animale (pour en faire du pemmican). Le travail et l'utilisation de l'es-
pace se font essentiellement selon les sexes ; les femmes s'occupent du camp, préparent la
nourriture et fabriquent des vêtements, tandis que les hommes chassent et pêchent, même
si les femmes peuvent aussi s'adonner à ces activités si cela est nécessaire. Le camp est
associé aux femmes et aux familles ; la forêt ou la plaine est le domaine des hommes et des
animaux qu'ils chassent. Autrement, le travail n'est pas spécialisé. Les individus possèdent
de nombreuses habiletés, lesquelles constituent la base du mode de vie. Des siècles plus
tard, lorsqu'un commissaire aux réserves indiennes du nord de la Colombie-Britannique
demande à un chef quel est son travail, le chef répond qu'il ne travaille pas. Son père et ses
oncles lui ont enseigné comment vivre, et il l'enseignera lui aussi à ses enfants.
La bande n'est pas autonome par certains aspects importants. Elle ne peut fournir à
ses membres des candidats au mariage acceptables (les tabous entourant l'inceste sont
d'ailleurs rigoureusement appliqués), ni les marchandises d'échange nécessaires à la fabri-
cation de certains outils ou convoitées comme des biens de luxe. Elle ne peut fournir la
main-d'œuvre indispensable aux projets spécialisés d'envergure ou le contexte nécessaire
à la formation ou au maintien d'alliances (souvent par l'intermédiaire des liens matri-
moniaux). Le périple annuel doit donc conduire à la concentration aussi bien qu'à la dis-
persion et comporte au moins un moment où plusieurs bandes se rassemblent. Presque
partout dans la forêt boréale, elles s'assemblent en été autour des meilleurs sites de pêche,
où l'on travaille en commun afin de construire des fascines. On profite de l'occasion pour
faire du troc, se courtiser, festoyer, danser, jouer à des jeux de hasard, s'adonner à des
compétitions, échanger des informations et renforcer les alliances. Bientôt, cependant, les
réserves alimentaires s'amenuisent et les bandes se dispersent pour retourner à leurs cir-
cuits respectifs. La CARTE 1.5, qui montre la ronde annuelle de groupes algonquiens vivant
sur la rive nord du lac Huron, illustre ces habitudes.
8 L e pay s re vêche
L'unité sociale de base dans la forêt boréale est la famille et il n'existe pratiquement
aucune autorité coercitive formelle au-delà. Habituellement, à l'intérieur de la bande, un
des chefs de famille jouit d'un respect particulier et agit plus ou moins à titre de chef dont
on écoute les conseils, sans forcément les suivre. Aux réunions d'été, un de ces chefs, par
son éloquence, son expérience ou par la sagesse qu'on lui attribue peut se faire accorder une
attention spéciale, mais personne n'a autorité pour parler au nom de tous ou pour donner
des ordres. Il n'y a pas de chef suprême. Pendant la chasse, un chef peut coordonner les
activités, mais lors de cette période seulement. Certaines de ces populations clairsemées
ne s'adonnent que très peu à la guerre et même les raids se limitent habituellement à des
représailles qui ne touchent que quelques individus. Un raid de plus grande envergure peut
être mené par un chef de guerre temporaire. Cette organisation sociale diffuse, avec une
hiérarchie locale et informelle et en l'absence d'une autorité centrale, n'est pas dominée
par une élite. Le climat social est égalitaire et les décisions se prennent habituellement par
consensus. La stabilité vient du bas de la structure, essentiellement des relations sociales
entourant la famille. Les jeunes gens se marient habituellement avec les membres d'autres
Vers 1500 9
bandes, tissant ainsi des liens entre ces dernières. Une famille nucléaire donnée ne vit pas
nécessairement chaque hiver avec la même bande. Les gens vivent dans des réseaux généalo-
giques sociaux complexes et étirés dans l'espace. Ils y trouvent d'abord leurs repères sociaux
mais aussi, souvent, leur accès à certaines ressources. Ce contexte, renforcé au cours des
rassemblements des bandes, sous-tend les valeurs de coopération, d'entraide et d'hospita-
lité nécessaires à la survie.
Les sociétés subsistant de chasse, de pêche et de cueillette dans la forêt boréale en 1500
composent une mosaïque complexe de champs de connaissances locaux au-dessus de
laquelle presque rien ne s'érige en saillie. L'organisation de l'espace ne relève d'aucune auto-
rité centrale. L'espace s'organise, de fait, par l'expérience, le savoir et les relations familiales
à l'échelle locale. Les gens connaissent l'histoire de leurs origines et vivent en fonction
d'esprits surnaturels locaux. Leur connaissance du territoire est beaucoup plus intime que
n'importe quelle autre à venir. Lorsque des explorateurs arrivent et demandent des cartes,
on leur en dessine à l'occasion : quelques traits sur le sol ou sur de l'écorce de bouleau qui,
parfois, seront plus tard enchâssés dans la cartographie européenne. Mais les habitants
de champs de connaissances locaux n'ont pas besoin de cartes parce que le territoire tel
qu'ils le connaissent est partie intégrante de leurs histoires, des noms des lieux, du savoir
et de l'expérience.
Au-delà de la forêt boréale, on parcourt une ronde annuelle et on a établi des structures
sociales un peu différentes mais qui, en général, ne divergent que dans les détails de celles
qui ont été décrites plus haut.
Les habitants des plaines nordiques passent aussi la plus grande partie de l'année en peti-
tes bandes de chasse avec des chefs non héréditaires et des appartenances flexibles. Durant
l'été, les bandes chassent les bisons dans les plaines mais, en 1500, bien avant l'arrivée du
cheval dans les plaines du Nord, les principales chasses communautaires ont probablement
lieu en hiver dans les vallées abritées des prairies herbeuses qui entourent les plaines, ainsi
qu'au pied des Rocheuses. Les bisons s'y rendent pour s'y abriter et les gens les suivent, les
tuant en grand nombre en les pourchassant vers des falaises (culbutes à bison) ou dans des
enclos, des structures complexes de troncs empilés et de poteaux liés par des courroies de
cuir. La chasse comme la préparation de la viande nécessitent beaucoup de main-d'œuvre ;
on hiverne donc tout près dans des camps sédentaires. Si ce modèle est véridique, l'hiver
est alors le moment choisi pour le troc et les activités sociales. Les peuples des plaines sont
des guerriers. On trouve aujourd'hui des massues dans les vestiges archéologiques et des
pétroglyphes (des dessins gravés dans la pierre) montrant des guerriers munis de boucliers
en plein combat. Il s'agit parfois de simples mises en scène ; lorsque deux groupes de guer-
riers se rencontrent, on se contente souvent de s'abriter derrière les grands boucliers de
peau de bison, de décocher quelques f lèches et de se disperser lorsque l'honneur est sauf.
10 L e pay s re vêche
Cependant les raids-surprises sur des camps peuvent parfois être sanglants. Les expédi-
tions guerrières plus nombreuses s'expliquent peut-être parce que diverses peuplades se
concentrent lors des chasses, que la densité de population est relativement élevée et que le
contrôle des sites de chasse favorables constitue un immense avantage. Les combats sont
habituellement dirigés par un chef temporaire.
Au nord de la forêt boréale et à l'ouest de la baie d'Hudson, les Chipewyans dépendent,
pour leur survie, du caribou des toundras qui se déplace en grands troupeaux entre les
forêts à lichen en hiver et la toundra en été. Si les caribous sont assez dispersés dans les
forêts et la toundra, ils se déplacent toutefois en masse lors des migrations. Les Chipewyans
suivent alors les caribous, reproduisant ainsi leur cycle annuel de concentration et de dis-
persion. Les principaux sites de chasse sont sur les voies de migration où les Chipewyans
se rassemblent au début de l'hiver (en novembre) ou vers la fin de l'hiver (en avril et mai)
en bandes régionales comptant plusieurs centaines, voire un millier d'individus. Même
dispersés en bandes locales, les groupes sont habituellement plus nombreux que ceux de
la forêt boréale en raison de la main-d'œuvre abondante nécessaire à la construction des
culbutes et des enclos pour la chasse. De petites bandes de deux ou trois familles partent
en éclaireurs et, une fois en position le long des routes migratoires du caribou, forment
ainsi des lignes de communications étendues. Dans la forêt boréale et dans les plaines,
les relations familiales relient plusieurs bandes, rendant ainsi possibles la coopération, le
partage et l'hospitalité.
Sur la côte du Pacifique, caractérisée par une abondance de ressources terrestres et mari-
nes, la densité de la population amérindienne est estimée à deux personnes au mille carré,
soit plus de cent fois la densité de la forêt boréale et probablement la plus haute densité
de chasseurs-cueilleurs au monde. En fait, il est maintenant certain que la plupart des
peuples de la côte nord-ouest pratiquent à l'époque un peu d'agriculture en milieu estua-
rien. Avec des villages permanents, une abondance matérielle et la capacité à soutenir des
activités cérémonielles et artistiques, ils ressemblent bien plus à des agriculteurs qu'à des
chasseurs-cueilleurs. On a écrit à leur sujet qu'ils « cultivaient » les forêts, les zones interti-
dales, les rivières à saumon et l'océan. De la fin-novembre jusqu'à tard en mars, ils vivent
dans des villages de maisons de planches comptant jusqu'à deux ou trois mille individus
( FIGURE 1.1). La plupart se dispersent ensuite vers différents sites d'approvisionnement.
Au début du printemps, plusieurs se dirigent vers des sites de pêche à l'eulachon (poisson-
chandelle) où l'on trouve en abondance ce petit poisson à la chair huileuse. En été et en
automne, des groupes plus nombreux encore se déplacent vers des sites de pêche au saumon
où l’on prépare des réserves abondantes en séchant et en fumant les poissons. Des groupes
plus petits se dirigent vers des lits de palourdes, des endroits où poussent des baies ainsi
que vers d’autres sites de cueillette. D'autres encore se dirigent vers des territoires de chasse
ou de pêche. De retour au village pour l'hiver, on subsiste grâce aux réserves tout en par-
Vers 1500 11
Figure 1.1 VILL AGE TSIMSHIAN DE KITK ATL A, PÉRIODE PRÉ-CONTAC T TARDIVE
(ARTISTE : GORDON MILLER)
Atlas historique du Canada, vol. 1, Des origines à 1800, R. Cole Harris, dir., cart. Geoffrey J. Matthews
(Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 1987), planche 13.
Malgré des différences régionales dans l’architecture des habitations, tous les peuples de la côte
qui comprend aujourd’hui la Colombie-Britannique, l’État de Washington et le sud de l’Alaska
passaient, avant contact, plusieurs mois d’hiver dans de grands villages comme celui-ci.
densité de population exerce une pression sur la disponibilité des ressources (on pêche
alors très probablement autant de saumon qu'aux époques subséquentes de pêche indus-
trielle) et, malgré l'abondance générale, surviennent parfois des périodes de misère et de
famine. Une des hypothèses qui expliquent les sociétés hiérarchisées, étagées et fondées sur
le statut que l'on retrouve sur la côte du Pacifique est que, dans le contexte d'une compé-
tition intense pour les ressources alimentaires et de l'intensification des guerres, les gens
échangent l'égalité relative et l'autonomie d'un système centré sur les familles contre la
protection d'une hiérarchie sociale élaborée et dominée par un chef puissant.
Les agriculteurs
Comme l’indique la CARTE 1.4 , l’agriculture ne domine l’économie que du côté est des
Grands Lacs et dans la vallée du Saint-Laurent. Les gens vivent dans des villages occu-
pés tout au long de l’année, érigés sur des sites faciles à défendre. Comme l’a démontré
le géographe Conrad Heidenreich, ces villages sont à proximité de cours d’eau et de sols
limoneux bien drainés et faciles à travailler avec de simples bâtons. On compte jusqu’à
2 000 personnes dans les plus gros villages érigés derrière des palissades massives faites de
plusieurs rangées de poteaux atteignant un pied d'épaisseur et une hauteur de 15 à 35 pieds
( FIGURE 1.2). La plupart des villages, toutefois, sont plus petits et comptent peut-être 1 000
habitants sur à peu près 4 acres. En dehors du village, on pratique une sorte d'agriculture
mouvante dans des champs déboisés par les hommes et cultivés par les femmes. Le maïs
est la culture principale et on le plante sur des buttes avec des fèves rouges et des courges
à l'échelle de 2 500 buttes par acre, selon toute vraisemblance. Des tournesols et du tabac
poussent dans d'autres champs. Tous les six à douze ans, en fonction de l'épandage de
cendres, les champs appauvris sont abandonnés et d'autres sont déboisés et ensemencés.
Là où se concentrent champs et villages, la densité de population atteint probablement 50
ou 60 individus au mille carré. Ces gens pratiquent la chasse, la pêche et la cueillette, mais
leur économie repose avant tout sur l'agriculture. Le paysage qu'ils habitent n'est pareil à
nul autre au nord du continent.
Dans un même village, selon des sources datant du début du xv ii e siècle, plusieurs
familles étendues habitent ensemble dans la même maison longue. L’unité de base de
l’organisation politique, toutefois, est le segment de clan ; un groupe de personnes qui
disent descendre d’une ancêtre commune et qui habitent dans les divers villages de la tribu.
La plupart des villages comportent plusieurs segments de clan, chacun avec un chef civil
et un chef militaire. Le premier doit, après consultation des chefs de famille, appliquer la
loi et maintenir l’ordre, coordonner les activités du groupe et s’occuper de la diplomatie.
Le second est responsable des questions d’ordre militaire. Au-dessus du segment de clan
se trouve le village. Les chefs civils de chaque segment de clan du village participent à un
Vers 1500 13
conseil de village présidé par le chef civil le plus respecté. Les chefs de guerre participent
à un conseil similaire. Au-dessus du village se trouvent la tribu et le conseil de tribu où,
apparemment, tous les chefs de segment de clan peuvent siéger. Un des chefs participants
est reconnu en tant que chef de tribu, ce qui lui donne le pouvoir d’établir des traités et de
donner la permission à qui veut traverser le territoire de la tribu, mais sans droit d’interfé-
rence dans les affaires internes des segments de clan autre que le sien. Enfin, au-dessus de
la tribu, se trouvent la confédération et son conseil auquel chaque village de la confédéra-
tion peut envoyer ses chefs de segments de clan, l’un d’entre eux agissant à titre de porte-
parole. Ce dernier conseil a, semble-t-il, la responsabilité de déterminer comment soutenir
la confédération et ses alliés tout en affaiblissant ses ennemis. À ce niveau, comme à tous
les échelons de l’organisation politique, les décisions sont prises par consensus. L’égalité
ainsi que l’autonomie locale sont des valeurs acceptées. L’anthropologue Bruce Trigger a
14 L e pay s re vêche
observé qu’un paradoxe insoluble existe dans ces sociétés agricoles entre ces idéaux et leur
tendance à accumuler pouvoir et prestige.
Comme dans les plaines et sur la côte du Pacifique, les guerres sont fréquentes. Elles sem-
blent ici motivées surtout par la vengeance et, pour les jeunes hommes, par la possibilité
de gagner du prestige. Les raids sont communs mais de nombreux groupes de guerriers
attaquent parfois des villages et, surtout s’ils peuvent y entrer furtivement et ainsi avoir
l’avantage de la surprise, tuent ou capturent la plupart des habitants. Si l’on met le feu
aux palissades et que l’ennemi tente une sortie, les deux côtés s’affrontent en une mêlée
générale qui se termine souvent par le retrait de l’attaquant après quelques morts de part
et d’autre. Le grand enjeu est la capture de prisonniers, source de prestige pour leurs ravis-
seurs et de satisfaction pour les villageois, hommes et femmes, qui les adoptent au sein de
segment de clan ou les torturent et les tuent.
Mondes de vie
Peu importe l’organisation sociale ou l’économie, toutes ces sociétés partagent une même
compréhension globale du monde qui les entoure. Ce monde n’est pas tel qu’on le perçoit en
surface. Tout ce qui existe, les gens, les plantes, les animaux, les rochers, les lieux, le vent,
la pluie, tout est animé et doté de conscience. Les gens et des parties de ce que l’Occident
appelle « la nature » interagissent en tant qu’êtres pensants et dotés d’émotions. De plus, le
même être peut se manifester sous différentes formes. Un ours peut être le fantôme d’un
guerrier ou la pluie, les pleurs d’une mère décédée. Il n’y a aucune frontière entre les vivants
et les morts, l’animé et l’inanimé, l’humain et le naturel. De nombreux récits racontent
que le monde tel qu’on le connaît a été fait par un personnage transformateur. Chez les
Micmacs de la Nouvelle-Écosse, il s’agit de Gluskap, le puissant guerrier. Chez les peuples
du plateau intérieur de la Colombie-Britannique, c’est Coyote, le trickster. Il est dit que ces
personnages reviendront un jour pour remettre de l’ordre dans l’univers. D’ici là, il faut se
débrouiller dans des mondes pleins d’esprits, bons ou mauvais, bien ou mal intentionnés.
On peut espérer se concilier certains esprits, ou même s’approprier leurs pouvoirs, à l’aide
de cadeaux et de sacrifices, tout en respectant les tabous, et par des prières souvent asso-
ciées à des jeûnes et des rites de purification lors de quêtes de la vision destinées à trouver
des esprits gardiens. Les chamans, qui possèdent des habiletés spéciales pour entrer en
contact avec le monde des esprits, sont des personnages puissants dans ces sociétés, mais
dont on doit aussi se méfier. Utilisés pour faire le bien, leurs pouvoirs en font des guéris-
seurs et des devins ; pour le mal, des sorciers ou des sorcières.
Les peuples d’Amérique du Nord partagent tous ces croyances, mais, dans le détail, les
mondes des esprits varient beaucoup. Certains esprits locaux, par exemple, vivent dans des
éléments particuliers du paysage. L’historienne Leslie Upton note que les Micmacs font des
Vers 1500 15
offrandes propitiatoires à certains esprits habitant des chutes, des baies ou des rivières.
Bruce Trigger décrit le même comportement chez les Hurons, l’un des peuples agricoles
vivant au nord du lac Ontario, lesquels associent des esprits amicaux, mais aussi hostiles,
à certains éléments du paysage et cherchent à se les concilier ou à obtenir leur aide par des
offrandes de tabac laissées sur place ou jetées dans les feux de camp. Les études menées
par Robin Riddington sur les Dunne-zas, ou Peuple du castor, de la vallée de la rivière
de la Paix montrent à quel point leurs rêves et les esprits sont des parties intrinsèques de
l’environnement. La connaissance du territoire des Dunne-zas, leur spiritualité et la terre
forment en effet un tout indissociable. Susan Marsden, qui a étudié les Tsimshians, le peu-
ple qui vit près de l’embouchure de la rivière Skeena et sur la côte adjacente en Colombie-
Britannique, a décrit le concept de spanaxnox (mot qui désigne autant les lieux habités par
les esprits que les esprits eux-mêmes). Selon la tradition tsimshiane, les spanaxnoxs habi-
tent un monde sous-marin organisé, parallèle à celui des Tsimshians. Ces royaumes des
humains et des esprits sont ouverts l’un à l’autre ; les gens et les êtres sous-marins peuvent
interagir. On raconte, par exemple, que, lorsque la fille d’un chef fut aspirée sous l’eau par
un tourbillon, elle se retrouva dans un village spanaxnox où elle se maria et fut, par la suite,
retournée auprès des siens où son fils, mi-humain et mi-spanaxnox, deviendrait un grand
chef. C’est ainsi que, lorsque les Tsimshians se déplacent, ils traversent non seulement des
contrées perceptibles par les sens, mais aussi les territoires de leurs contreparties sous-
marines, les spanaxnox. Ces derniers, à l’instar de l’irascible dieu grec des mers, Poséidon,
peuvent se venger si on ne les approche pas convenablement ou si on ne les apaise pas.
Les champs de connaissances locaux dans lesquels vivent ces gens comportent donc bien
plus que de l’information sur l’écologie ou la société. Cette information est imbriquée dans
un monde d’esprits animés qui habitent dans tout ce qui existe, inf luencent le cours des
événements et, avec les récits maintes fois racontés par les vieux, donnent un sens à l’uni-
vers. Dans ces sociétés, le savoir qui touche à l’environnement, la société elle-même et ce
que, plus tard, l’Occident appellera « la culture » sont des composantes du même champ de
connaissances. Les gens qui vivent dans ces champs de connaissance possèdent un savoir
complexe, cohérent, holistique et pratique, enraciné en des lieux particuliers. Ce savoir est
fondamentalement relié à un contexte et n'est absolument pas spécialisé. À l'inverse d'un
savoir spécialisé qui permet à son détenteur d'accomplir la même tâche n'importe où, ces
champs de connaissance permettent de vivre en des endroits précis.
Le philosophe allemand Jürgen Habermas a avancé que ce « monde de vie », comme il
l'appelle, donne à ses membres « des connotations de base communes, non problématiques,
que l'on suppose garanties ». Dans les sociétés pré-modernes, poursuit-il, les gens vivent
« sous l'horizon de leur monde de vie » et ils ne peuvent aller au-delà de ses pré-interpréta-
tions. En d'autres termes, ils ne peuvent interpréter et communiquer ce monde que selon
leurs propres termes de référence. Cette thèse fait l'objet d'un débat, d'une part par ceux
16 L e pay s re vêche
qui avancent que tous les peuples peuvent penser en dehors de leur monde de vie et, d'autre
part, par ceux qui prétendent que cela est impossible. Quoi qu'il en soit, il apparaît clai-
rement que deux mondes de vie radicalement différents en sont venus à s'affronter dans
le nord du continent, il y a quelque 500 ans, et que chacun a eu beaucoup de difficulté
à comprendre l'autre. Les Européens amènent avec eux une expérience géographique du
monde beaucoup plus vaste ainsi qu'une catégorie, celle du sauvage, qu'ils peuvent appli-
quer aux indigènes qu'ils rencontrent. Cette catégorie, toutefois, est leur propre création,
issue d'une tradition philosophique et littéraire ; elle ne sera pas facilement transcendée
malgré de nombreuses preuves que l'expérience du Nouveau Monde amènera que, souvent,
les Européens ne semblent pas particulièrement civilisés et les non-Européens, pas particu-
lièrement sauvages. Cette étiquette commode, porteuse d'un pouvoir culturel et politique,
permettra de légitimer la présence européenne et de rendre plus ardue la compréhension
d'habitudes mentales, de sociétés et d'économies au-delà du monde de vie européen.
On connaît mal, aujourd'hui, la réaction des peuples autochtones à l'arrivée des premiers
Européens dans le nord-est de l'Amérique, quoique certains récits disent que ces premières
rencontres avaient été présagées dans des rêves et que la curiosité à l'égard des nouveaux
arrivants était intense. Dans la région des Grands Lacs, au début des années 1630, des
missionnaires jésuites sont d'abord perçus comme des manitous, des êtres surnaturels.
Dans l'Ouest, où ces premiers contacts ont lieu beaucoup plus tard, on trouve un plus
grand nombre de récits illustrant le point de vue autochtone. À en juger par ces récits, les
habitants de Nootka Sound sur la côte ouest de l'île de Vancouver sont tout autant terrifiés
que curieux face à l'arrivée des navires du capitaine Cook en 1778. Certains pensent alors
qu'ils sont mus par Haitetlik, le serpent-éclair ; d'autres encore pensent que ce sont des sau-
mons et que l'équipage est « un poisson qui a pris la forme de personnes ». Un vieil homme
déclare que c'est là l'arrivée de la lune qui utilise un serpent de mer en guise de canot.
Trente ans plus tard, lorsque le commerçant en fourrures Simon Fraser et une vingtaine
d'hommes descendent la rivière Fraser, plusieurs pensent que Coyote, le polymorphe, est
de retour, emmenant avec lui le soleil, la lune, l'étoile du matin et d'autres participants à
la création du monde. Leur retour avait d'ailleurs été prédit et, avec lui, la re-création du
monde était imminente. Un demi-siècle plus tard, dans l'Arctique, des explorateurs à la
recherche de l'expédition perdue de Franklin rencontreront des Inuits qui n'ont jamais
vu, ni apparemment entendu parler, d'hommes blancs. « D'où venez-vous ? », disent-ils,
« Du soleil ou de la lune ? » Étant donné la conception du monde de ces Inuits, il s'agit là de
questions bien réelles.
Dans ces exemples, les gens interprètent le nouveau et l'étrange selon leur propre cadre de
référence. Initialement, ils ne peuvent guère faire autrement car il n'y a aucune autre source
de compréhension à laquelle puiser. Lorsqu'ils commencent à percevoir le caractère autre
des Européens, il leur reste encore le défi immense d'en comprendre la nature, défi auquel
Vers 1500 17
les Européens se heurtent pour les comprendre aussi. Des mondes de vie entièrement dif-
férents se sont rencontrés et, que Habermas ait raison ou pas, les obstacles à une compré-
hension mutuelle seront immenses. Avec le temps, ce ne sont peut-être pas les capacités
de compréhension différentes de ces mondes de vie qui allaient compter le plus, mais bien
des occasions fort différentes de ne pas tenir compte de l'autre. Les peuples qui ont tou-
jours vécu au nord du continent ne peuvent désormais ignorer la présence de plus en plus
marquée des Européens. Ces derniers, de leur côté, vont de plus en plus créer de nouveaux
moyens de posséder et d'organiser le territoire en ne tenant que peu ou pas compte de ceux
qui les ont depuis longtemps précédés. Beaucoup d'Européens pourront fermer les yeux sur
la présence autochtone d'une façon telle que les autochtones ne peuvent, eux, se permettre.
Habermas croyait qu'il est caractéristique des sociétés en cours de modernisation de voir
les mondes de vie progressivement envahis par des systèmes de pensée spécialisés, rationa-
lisés et institutionnalisés. Il appelait ce phénomène la « pénétration des mondes de vie par
les systèmes » et soutenait qu'il délogeait les façons de vivre locales de l'horizon des mondes
de vie et modelait les sociétés selon la logique des systèmes spécialisés. Ce faisant, systèmes
et mondes de vie sont dissociés. Il s'agit là d'une analyse abstraite par un philosophe euro-
péen, mais elle n'est pourtant pas sans rapport avec les chapitres à venir. On y décrira les
changements qui s'opèrent dans le nord du continent au fur et à mesure que les capitaux,
les missionnaires, les colons et les mécanismes des gouvernements coloniaux pousse-
ront ce vaste territoire hors des champs de connaissances locaux qui le caractérisaient
il y a 500 ans.
BIBLIOGRAPHIE
À la fin du xve siècle et au début du xvie siècle, les sociétés humaines des hémisphères
E st et Ouest reprennent petit à petit contact et, ce faisant, deux théâtres d’activité
européenne émergent à l’ouest de l’Atlantique. L’un de ces théâtres apparaît dans les
Caraïbes en 1492 puis s’étend rapidement vers l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud.
L’autre débute à Terre-Neuve en 1497 et se propage lentement vers l’Ouest. Entre ces deux
points, des expéditions de reconnaissance avaient parcouru une grande partie de la côte
dans les années 1520 ; on s’en était ensuite désintéressé pendant près d’un siècle. Le théâ-
tre d’activité du Nord se situe sur une côte indentée, rocheuse, ravagée par les glaces et
dominée par un climat continental rigoureux qui enveloppe de glace de nombreux havres
pendant au moins un mois chaque année. Pourtant, les Européens ont tôt fait d’explorer
cette côte inhospitalière tout en décrivant, en dénommant et en cartographiant les lieux en
des termes qu’ils peuvent comprendre. Dès qu’il est clair que des ressources profitables s’y
trouvent, c’est-à-dire des quantités apparemment infinies de morue, vient alors le capital
commercial européen. Dès le début du xvi e siècle, des navires de pêche viennent annuelle-
ment d’Europe. L’arête nord-est d’un continent jusqu’alors inconnu se dessine peu à peu
pour les Européens. Certains de ces produits entrent dans l’économie européenne et ces
lieux commencent à s’immiscer dans les tractations géopolitiques des cours d’Europe. Les
peuples qui y habitent ont peut-être souffert de maladies infectieuses transmises lors de
ces contacts. C’est alors que la séparation des deux côtés de l’Atlantique prend fin et que
l’impulsion responsable des changements à venir sur la côte de l’Amérique du Nord trouve-
rait de plus en plus sa source en Europe.
20 L e pay s re vêche
terre, mais laquelle ? Cabot et ses promoteurs pensaient qu’il avait atteint une péninsule
du nord-ouest de la Chine, supposition d’ailleurs illustrée par plusieurs cartes du début
du xvie siècle ( CARTE 2.1A). Fernandes et Gaspar Corte-Real pensaient avoir découvert une
île ( CARTE 2.1B ). La découverte conceptuelle de l’Amérique du Nord n’avait apparemment
pas encore été faite, bien qu’une carte remarquable dressée par l’Espagnol Juan de la Cosa
qu’on estime dater de 1500 à 1508 pourrait indiquer le contraire ( CARTE 2.1C ). La carte de
la Cosa montre une ligne côtière ininterrompue entre les découvertes des Espagnols dans le
golfe du Mexique et celle des Anglais, signalées par des drapeaux, loin au Nord. C’est là la
première représentation de la côte est de l’Amérique du Nord. Certains pensent aujourd’hui
que la Cosa, qui se trouvait dans les Caraïbes en 1499, n’aurait pu obtenir cette information
qu’auprès de John Cabot. Selon cette hypothèse, ce dernier aurait exploré la côte et, de
manière inconnue, aurait communiqué ses relevés à la Cosa avant qu’il ne disparaisse avec
ses vaisseaux. Quoi qu’il en soit, la plupart des cartographes européens n’acceptent rien
qui puisse ressembler à la ligne côtière de la carte de la Cosa avant la fin des années 1520.
À cette époque, le Florentin Giovanni Verrazzano et le Portugais Estévan Gomez avaient,
22 L e pay s re vêche
1543. Il s'écoulera presque 40 ans avant que les Français ne reviennent sur le Saint-Laurent.
Les explorations de Cartier et, en particulier, la tentative de colonisation de Roberval ont
beaucoup en commun avec les entreprises des Espagnols Coronado (avec 300 hommes) et
De Soto (avec 600) qui, à peu près à la même époque, sont attirés par des rumeurs de tré-
sors et de royaumes loin au nord du golfe du Mexique. Pas un ne trouvera l'objet de sa quête
tout en traversant de vastes territoires jusque-là inconnus des Européens. En fait, Cartier
accomplit beaucoup, même si sa politique envers les Iroquois du Saint-Laurent en fait des
ennemis, situation qui est probablement la raison principale du retrait français de la région
du f leuve. Mais il a amené le golfe et la vallée du Saint-Laurent dans le champ de vision
européen et transformé la cartographie du nord-ouest du continent. Les cartes de Cartier
lui-même n'ont pas survécu, mais des cartographes de Dieppe tirent de ses découvertes
des cartes magnifiques. L'une d'elles, dessinée par Pierre Desceliers en 1550, est en partie
reproduite dans la CARTE 2.2 . On y représente Terre-Neuve comme une masse distincte
du continent ; les îles du golfe du Saint-Laurent sont à peu près en place et le fleuve Saint-
Laurent y est représenté jusqu'à sa confluence avec la rivière des Outaouais et même un peu
24 L e pay s re vêche
au-delà. Partout où vont les Européens, les cartes se couvrent de noms. Le long de la côte
atlantique, on ne trouve sur ces cartes que quelques-uns des nombreux noms provenant
des pêcheries sur le littoral (voir ci-dessus). La CARTE 2.3 en montre un plus grand nombre :
les toponymes des cartes du xvie siècle qui peuvent être trouvés sur des cartes modernes de
la péninsule d’Avalon à Terre-Neuve. Il s’agit d’une petite partie des noms qui, sans doute,
étaient courants dans l’univers essentiellement oral des pêcheries du littoral. À l’intérieur
même de « R de sam Joham » (port de St. John’s), il devait coexister des douzaines de topo-
nymes provenant de plusieurs langues européennes. Plus à l’ouest sur la carte de Desceliers,
les toponymes sont soit des versions francisées de mots amérindiens, soit des noms français
donnés par Cartier. Tous ces noms, superposés à des noms plus anciens en des langues
que les Européens ne connaissent ni ne peuvent prononcer, servent à rendre le territoire
accessible aux Européens. Le pays acquiert peu à peu un contour qu’ils peuvent se repré-
L’Atlantique du Nord-Ouest, 1492-1632 25
senter et des noms qu’ils peuvent reconnaître. Les noms de lieux permettent d’effacer : la
« terre des Bretons », par exemple, obscurcit autant la présence des Micmacs et d’autres peu-
ples autochtones qui y habitent que celle des pêcheurs provenant d’autre part en Europe.
Quelques noms suggèrent des tentatives d’hybridation là où des mots autochtones sont
rendus en des phonologies européennes.
La carte de Desceliers de 1550, comme toutes les cartes à petite échelle de l’époque, n’est
pas destinée au public. Elle est conçue à l’intention de Henri II, alors roi de France, et pas
simplement pour son bon plaisir. Elle représente un territoire découvert et réclamé au nom
de la France par un explorateur français mandaté par le roi et place ce territoire dans la géo-
graphie du continent telle qu’on la connaît à l’époque. De telles cartes font acte de posses-
sion du territoire et sont des instruments géopolitiques. Dans les faits, elles permettent de
transmettre quelques informations, réelles ou imaginaires, à propos de lieux lointains vers
ce que le sociologue français Bruno Latour appelle « un centre de calcul » où l’on peut uti-
liser ces données. Il s’agit, dans le cas présent, des canaux diplomatiques de la géopolitique
française. Ainsi recontextualisées, des bribes d’informations contenues dans des rapports ou
des cartes sont transformées en revendications du territoire qui, du point de vue de ceux
qui y habitent, semblent tomber tout droit du ciel. Lorsque Gérard Mercator fait graver
et imprimer, en 1569, la carte du monde selon la projection qui allait porter son nom, il
décrit les terres de part et d’autre du fleuve Saint-Laurent comme étant la Nova Francia.
Les récits et les cartes des voyages de Cartier et les revendications territoriales de la France
à l’égard du Saint-Laurent ont pour effet de repousser la quête d’un passage vers la Chine en
direction du nord. Magellan avait trouvé un passage au sud ; Dieu, dans son infinie sagesse,
devait donc en avoir créé un au nord. Presque tous les efforts en ce sens seront anglais. Ils
commencent dès les années 1570 avec trois expéditions par Martin Frobisher, se poursui-
vent dans les années 1580 avec John Davis, pour se conclure en 1605 avec William Baffin
et Robert Bylot, la quête entre le Groenland et l’île de Baffin atteignant l’extraordinaire
latitude de 77° 45’ N. Cette quête amènera bien des cérémonies de prise de possession, des
batailles avec les Inuits (voir FIGURE 2.1), du minerai d’or noir de Frobisher Bay (en fait une
roche ignée hautement métamorphisée) et des récits d’âpres combats contre la glace dont
Coleridge s’inspirera probablement pour écrire The Rime of the Ancient Mariner. Mais de pas-
sage, aucune trace. Au sud de l’île de Baffin, Henri Hudson explore un détroit jusqu’à une
gigantesque antichambre de la mer qu’on appellera la baie d’Hudson où il passe l’hiver de
1610-1611 avec ses hommes. Lorsque la glace se rompt au mois de juillet, il est abandonné à
la suite de la mutinerie de presque tout l’équipage. D’autres explorateurs viennent ensuite :
William Button en 1612-1613, le Danois Jens Munk en 1619-1620 et, au début des années
1630, Luke Fox, financé par des marchands de Londres ainsi que Thomas James, appuyé
par un groupe rival de Bristol. Avec la technologie d’alors, le passage qu’ils cherchent tous
était impossible à trouver. Cependant, ces périples jusqu’à la baie d’Hudson, mais aussi
26 L e pay s re vêche
Cet affrontement a lieu sur la rive sud de la baie de Frobisher, île de Baffin ;
cinq ou six Inuits sont tués, un des hommes de Frobisher est gravement blessé
et une femme inuite est capturée avec son fils.
quable (voir CARTE 2.5 ) montre la côte atlantique de façon assez précise, représente trois
des Grands Lacs – le lac Saint-Louis (lac Ontario), la mer Douce (lac Huron) et le Grand
Lac (lac Supérieur ou lac Michigan) – et suggère une ébauche du lac Érié. Les efforts de
cartographie de Champlain s’étendent, avec une certaine précision, loin vers l’intérieur du
continent, au-delà de tout territoire connu par les Européens.
Cette carte illustre à quel point l’entreprise sur le Saint-Laurent avait amené les Français
vers l’intérieur et les avait mis en contact avec les peuples autochtones. Champlain avait
reproduit le savoir géographique autochtone de façon considérable mais, comme les autres
cartographes européens, en le simplifiant et en le décontextualisant. Il ne pouvait repro-
duire la texture complexe de la connaissance qu’avaient les autochtones de leur environ-
nement et les contours qu’il a bel et bien esquissés sont détachés de leur contexte culturel.
Les représentations de villages autochtones sur les cartes de Champlain contiennent des
éléments d’architecture autochtone tout en ressemblant à des villages de paysans euro-
28 L e pay s re vêche
péens ( CARTE 2.5 ). Une grande partie de la carte se résume à un espace vide. En même
temps, elle produit un type d’information que le savoir autochtone, à l’échelle du nord-est
du continent, ne pouvait égaler. Elle déplace le territoire vers une nouvelle catégorie d’infor-
mation inutile aux autochtones, mais pas aux Européens, car elle leur permettrait désor-
mais de visualiser l’espace et de s’y repérer, quoique de façon approximative. Ironiquement,
l’information autochtone incorporée dans la carte par Champlain allait devenir un outil
pour permettre aux Européens de reconceptualiser l’espace autochtone selon leurs propres
termes. Tout comme la carte de Desceliers qui l’avait précédée, la carte de Champlain per-
mettra à la couronne de France de revendiquer le territoire tout en faisant abstraction de
la possession autochtone au profit de ses propres intérêts. Une connaissance rudimentaire
du territoire, une fois rendue disponible en Europe, deviendrait un axe dominant du pou-
voir européen. Cette adéquation de la cartographie et du pouvoir allait se répéter partout
sur le continent.
premiers, puis, très vite, les Normands et les Bretons et, vers les années 1520, les Basques
français et espagnols. Les côtes sur lesquelles s’établissent ces pêcheries, rocheuses en été et
couvertes de glace en hiver, sont parmi les plus inhospitalières sous ces latitudes. Pourtant,
au début, on pêche seulement le long du littoral en emmenant le poisson à des installations
côtières pour le traiter. Ce type de pêche côtière se fait à partir de petites embarcations,
non à partir des navires utilisés pour la traversée, et nécessite donc des emplacements
côtiers adéquats qui puissent donner accès aux sites de pêche. Les capitaines recherchent
des havres naturels où ils peuvent jeter l'ancre ou amarrer leur navire en sécurité, avec des
plages de galets (plutôt que des plages de sable) où l'on peut sécher la morue, construire
des échafauds et des cabanes, couper du bois pour bâtir et réparer, s'approvisionner en eau
douce et enfin, si possible, trouver un climat nuageux et venteux, propice au séchage. Ces
havres sont retracés et nommés pour pouvoir y revenir année après année. Après la première
moitié du siècle, une autre stratégie est utilisée lorsque certains capitaines naviguent direc-
tement jusqu'aux bancs de morue pour y pêcher et retourner en Europe sans débarquer au
Nouveau Monde. Cette stratégie est peut-être née de la détérioration des conditions clima-
tiques causées par l'avènement du « petit âge glaciaire » et la migration de la morue vers des
eaux plus profondes et plus au large. Par la suite, les pêcheries en haute mer et les pêcheries
côtières (illustrées schématiquement à la CARTE 2.6) allaient longtemps coexister.
Ces deux types de pêcheries nécessitent beaucoup de main-d'œuvre. La pêche sur les
bancs se fait avec des hameçons appâtés et des filins de chanvre lestés qui peuvent atteindre
une longueur de 15 m ou plus. La morue est hissée péniblement à bord puis débarrassée
de la tête, des viscères et des arêtes sur des tables dressées sur le pont du navire. Les filets
de poisson sont ensuite conservés entre des couches de sel dans la cale du navire, ce que
l'on appelle une salaison en vert. Pour les pêcheries côtières, il faut bâtir des échafauds
(quais couverts) et des cabanes et les entretenir, puis assembler les barques (habituelle-
ment préfabriquées en Europe). Tout ce travail peut occuper presque un mois entier après
l'arrivée du navire. Pendant la pêche, qui dure à peu près six semaines, des équipages de
L’Atlantique du Nord-Ouest, 1492-1632 31
trois hommes pêchent à bord des barques qui restent près des côtes puis, à la fin de la jour-
née de travail, amènent les prises à l'un des échafauds. Là, la morue est préparée comme en
haute mer, puis salée et empilée pendant plusieurs jours. On la rince ensuite pour la mettre
à sécher ( FIGURE 2.2 ). Si le temps est favorable, cette salaison à sec prend une dizaine de
jours durant lesquels les poissons sont étalés, côté peau vers le bas, à l'aube puis retournés
vers midi et empilés pour la nuit, un processus qui nécessite une trentaine de manipula-
tions par pièce de poisson. À peu près trois mois après son arrivée, ce travail terminé, il faut
rembarquer et préparer le navire pour la traversée. Tout ce travail est manuel. Si le poisson
est abondant, la spécialisation du travail aux échafauds prend essentiellement la forme
d'une ligne de montage non mécanisée qui fonctionne à toute heure du jour. Le travail non
spécialisé qui consiste à rincer et sécher le poisson commence à l'aube, vers trois heures du
matin, et se poursuit jusqu'à la tombée du jour. Les barques, avec à leur bord un pêcheur
d'expérience (il s'agit toujours d'un homme) et deux novices, partent aussi à l'aube et leur
équipage passe une longue journée sur des eaux houleuses à manier les filins de chanvre,
les poids de cinq livres et de lourdes morues. De nombreux ouvriers, un travail acharné, de
brèves heures de sommeil : telle est la vie dans les installations côtières.
Toute cette main-d'œuvre doit venir de quelque part et il n'y a que deux possibilités :
elle peut être amenée d'Europe ou recrutée outre-mer. On essaie cette dernière approche
qui n'est pas nécessairement infructueuse, mais qui comporte des difficultés. Les côtes
fréquentées par les pêcheries côtières transatlantiques ont une population indigène trop
petite et trop dispersée pour offrir autre chose qu'une main-d'œuvre supplémentaire occa-
sionnelle. De plus, les relations entre Européens et autochtones ont vite fait d'être gâchées.
Des femmes autochtones sont violées, des hommes tués. Un peu partout à Terre-Neuve, les
Béothuks évitent les côtes lorsque les Européens s'y trouvent, pour ensuite piller les écha-
fauds et les cabanes à la recherche de fer après leur départ. Les Inuits de Thulé, plus belli-
queux, chassent les pêcheries côtières du Labrador, allant jusqu'à tuer quelques Européens.
Du point de vue des pêcheurs, les civilisés font face aux sauvages. C'est donc l'hostilité,
plus que la tolérance ou l'interdépendance, qui caractérise bientôt les relations raciales aux
abords des pêcheries. Les pêcheurs des côtes voient rarement des Béothuks et ils leur tirent
habituellement dessus lorsqu'ils les aperçoivent. Les capitaines des installations côtières
du nord de Terre-Neuve montent des canons sur les échafauds pour effrayer les Inuits
( FIGURE 2.2). Dans la partie sud de Terre-Neuve, des familles de Micmacs aident parfois au
séchage mais, dans l'ensemble, la main-d'œuvre des pêcheries du xvi e siècle vient, année
après année, d’Europe.
Les navires, les hommes et les jeunes garçons viennent en grand nombre. En 1578, un
marchand anglais, Anthony Parkhurst, estime que de 350 à 380 vaisseaux et de 8 000
à 10 000 hommes sont envoyés chaque année. Mais, aujourd’hui, un nombre croissant
d’indices semble permettre de réviser à la hausse les estimations de Parkhurst. L’historien
32 L e pay s re vêche
Des techniques de construction, voire des façons d’empiler les poissons, sont
propres aux pêcheurs selon leurs lieux d’origine. L’illustration du haut montre
une installation basque. Le canon dans l’illustration du bas (probablement
sur la côte du Labrador) est censé tenir les Inuits à distance.
L’Atlantique du Nord-Ouest, 1492-1632 33
Parce qu’elles sont sources de richesse et en particulier parce qu’elles engendrent des
matelots pour les marines royales, les pêcheries transatlantiques sont surveillées par les
cours de l’Europe de l’Ouest et font partie des plans et des calculs géopolitiques et militai-
res, surtout à l’aube des années 1570, durant lesquelles des pêcheurs anglais commencent
à fréquenter les eaux de Terre-Neuve. Les Anglais arrivent en partie parce qu’ils ont été
chassés des eaux de l’Islande par les Danois mais aussi, comme l’a démontré le géographe
Stephen Hornsby, parce que des marchands anglais, négociant depuis peu en Méditerranée
et dans la péninsule ibérique à la recherche de produits locaux, du Levant et des Indes occi-
dentales, se tournent vers les pêcheries de Terre-Neuve pour financer leurs entreprises en
Méditerranée. Un commerce triangulaire lie bientôt les ports du sud-ouest de l’Angleterre,
les pêcheries de Terre-Neuve et les marchés méditerranéens. Cette présence anglaise au
sein des pêcheries se développe juste avant que les guerres pour le contrôle de l’Atlantique
n’éclatent entre l’Angleterre et l’Espagne. Pour ces deux puissances, les pêcheries fournis-
sent des matelots à la marine. Mais lorsque l’Armada espagnole de 1588, harassée par la
marine anglaise, puis détruite par les tempêtes, lorsque deux autres armadas échouent
aussi et que des corsaires anglais parviennent de plus en plus à piller les abords de l’Atlanti-
que sous domination espagnole (ce qui comprend aussi de chasser l’Espagne et le Portugal
de la côte est de la péninsule d’Avalon à Terre-Neuve), alors la suprématie navale ira désor-
mais à l’Angleterre. Derrière la puissance navale anglaise se trouvent les pêcheries en haute
mer qui seront de plus en plus dominées par Terre-Neuve.
À un moment ou un autre au cours du xvi e siècle, la plupart des ports européens, de
Bristol à Lisbonne, participeront aux pêcheries. Vers 1600, les pêcheries espagnoles et por-
tugaises accusent un déclin important causé par des exactions royales dans les capitaux
et les équipages pour financer et approvisionner les armadas. S’y ajoutent des coûts à la
hausse d’armement des navires (puisque les lingots de la Nouvelle-Espagne font monter
les prix en Péninsule ibérique, ce qui défavorise les pêcheurs espagnols et portugais face
aux Français et aux Anglais) et l’activité de corsaires anglais. La CARTE 2.7 montre les côtes
fréquentées par les pêcheurs de diverses nationalités durant le xvie siècle. À la fin du siècle,
ce portrait s’est beaucoup simplifié : les pêcheries anglaises dominent l’est de Terre-Neuve
entre les caps Race et Bonavista tandis que les pêcheries françaises dominent presque par-
tout ailleurs.
Les entreprises de chasse à la baleine des Basques sur la côte sud du Labrador suivent de
près les débuts des pêcheries de morue. Une f lotte de baleiniers expérimentés avait déjà
conduit maintes expéditions à partir des ports basques du nord de l’Espagne et, lorsque la
présence de baleines boréales est signalée le long de la côte du Labrador, une partie de cette
f lotte traverse l’Atlantique pour les exploiter. Les premiers postes de baleiniers basques
sur la côte du Labrador, le long du détroit de Belle Isle, sont construits dans les années
1530. Dans les années 1570, on compte annuellement au moins 20 à 30 gros baleiniers,
L’Atlantique du Nord-Ouest, 1492-1632 35
dont plusieurs jaugeant 600 tonneaux, avec un équipage d'au moins 100 hommes. Les
postes de baleiniers sont une autre sorte de camp de travail du xvi e siècle conçu, cette
fois, pour transformer la graisse de la baleine en huile. Là encore, la main-d’œuvre sai-
sonnière vient d’abord d’Europe, quoiqu’on emploie beaucoup plus d’autochtones pour
cette entreprise que dans les pêcheries de morue. Laurier Turgeon rapporte les mots d’un
navigateur anglais, Richard Whitbourne, qui décrit comment des autochtones aidèrent les
Basques « avec grande diligence et patience à tuer, dépecer et bouillir les baleines pour en
extraire l’huile ». Dans les années 1570, les baleines se font rares dans le détroit de Belle Isle,
peut-être à cause d’une chasse trop intense, mais peut-être aussi à cause des changements
climatiques. Au début des années 1580, certains baleiniers basques se déplacent à l’ouest
vers l’embouchure de la rivière Saguenay ( CARTE 2.8 ) où des excavations récentes sur des
sites de chasse à la baleine ont révélé l’emploi d’autochtones et l’existence d’activités de
traite de fourrures. Comme dans le cas des pêcheries de morue basques et en grande partie
pour les mêmes causes (en plus, peut-être, du déclin de la population de baleines boréales),
l’entreprise baleinière du golfe du Saint-Laurent décline abruptement à la fin des années
1580 pour s’éteindre dans les années 1630.
36 L e pay s re vêche
les années 1590, en partie parce que l’approvisionnement en Russie est rétabli en passant
désormais par le port arctique d’Arkhangelslk, puis il reprend à la fin du siècle.
En 1599, Henri IV, le roi de France, accorde à un Huguenot, Pierre de Chauvin de
Tonnetuit, un monopole sur la traite, exigeant que lui (et ses gens) « habiteroient le pays, et
y feroient une demeure ». Chauvin construit un fort bien en aval sur la rive nord du Saint-
Laurent, à Tadoussac, à l’embouchure de la rivière Saguenay, un minuscule espace euro-
péen derrière une palissade en territoire autochtone, et le tient jusqu’à l’hiver de 1600-1601,
créant ainsi le premier poste de traite européen au Canada (CARTE 2.9). Il meurt en France,
au début de 1603. La même année, son successeur, Aymar de Chaste, envoie une expédi-
tion de trois navires vers le Saint-Laurent. Sur l’un deux se trouve Samuel de Champlain,
qui semble être là à titre d’observateur. Alors dans la trentaine, Champlain est cartogra-
phe et navigateur d’expérience. Comme l’a souligné le géographe Conrad Heidenreich,
Champlain en apprend plus sur le f leuve et ses aff luents pendant cet été que tous ceux
qui l’ont précédé. Il est le premier à colliger des renseignements sur l’intérieur obtenus
auprès d’autochtones et le premier à reconnaître l’importance du canot d’écorce comme
38 L e pay s re vêche
dans la vallée du Saint-Laurent en 1608, Champlain établit un fort à Québec ( FIGURE 2.4 )
là où Cartier avait passé l’hiver durant les années 1530. Habilement, il choisit ainsi un lieu
stratégique qui permet de contrôler la principale entrée de l’Atlantique vers l’intérieur du
continent. Il envisage de faire de ce site une base d’exploration vers l’intérieur ainsi que le
centre d’une éventuelle colonisation mais aussi, initialement, un poste de traite dans un
endroit prometteur où il sera facile de contrôler la compétition.
Le fort de Québec place l’entreprise de traite de Pierre Du Gua profondément à l’intérieur
du continent et au milieu d’un ensemble complexe de peuples autochtones, illustré à la
CARTE 2.10 . Champlain comprend que tout effort d’exploration et de commerce dépend
d’une bonne entente avec les autochtones, d’alliances avec certains groupes et, enfin, de
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d’œuvre autochtone pour l’acquisition et la préparation des fourrures ainsi que pour
l’échange de celles-ci contre des marchandises européennes. Le lieu d’interaction le plus
commun entre les Européens et les commerçants autochtones est le poste de traite, un site
entouré d’une palissade et fortifié où les commerçants européens en territoire autochtone
se sentent en relative sécurité. Le poste de traite est relié d’une part aux sources autochto-
nes de fourrures et, d’autre part, aux fournisseurs et marchés d’Europe. De longues lignes
de transport rendent ces liens possibles : du côté européen, un voyage transatlantique, du
côté autochtone, des voyages en canot de plusieurs centaines de kilomètres. Réduit à sa
géométrie la plus abstraite, le commerce des fourrures s’établit en un système de noyaux
(les forts) et de circuits (les voies de transport et de communication) qui relie les mondes
européen et amérindien. La vitesse à laquelle le commerce des fourrures français contourne
les Kichesipirinis et d’autres groupes de la vallée de l’Outaouais, ainsi que celle à laquelle
les Hurons en viennent à utiliser un réseau commercial couvrant presque tout le nord des
Grands Lacs, indique bien le potentiel de ce commerce en matière d’expansion territoriale.
La ressource exploitée est distribuée sur un vaste territoire et le moteur de son exploitation
repose sur la demande autochtone pour des biens européens, ainsi que sur l’appât du
gain chez les commerçants européens. Il n’existe aucune preuve claire qu’à cette époque
la rareté croissante de cette ressource motive l’expansion. Comme l’a suggéré le géographe
Arthur Ray, il est plus probable que les commerçants de l’époque cherchent simplement à
contourner les intermédiaires pour atteindre soit les fourrures à moindre prix, soit les gens
qui les portent. Les peaux grasses, des peaux portées en manteaux afin d’en éliminer les
jarres (poils longs), sont particulièrement prisées. Puisqu’un seul manteau comprend de
5 à 8 peaux et que le manteau doit être porté pendant deux ou trois hivers pour le débar-
rasser des jarres, tout commerce de peaux grasses à grande échelle doit avoir accès à un
grand nombre de personnes. Selon Ray, le commerce des fourrures, à ses débuts, avance
tout autant vers les populations humaines (les porteurs de manteaux) que vers les popu-
lations de castor. Au fur et à mesure que le commerce des fourrures pénètre en territoire
autochtone et s'éloigne de l'Europe, les cultures amérindienne et européenne commencent
à se fondre. Des signes avant-coureurs de cette hybridation sont visibles dans les ententes
géopolitiques de Champlain avec les autochtones : son hiver en Huronie, ses cartes, son
appréciation des qualités du canot d'écorce, les discours et l'échange de cadeaux qui accom-
pagnent le commerce à Québec.
L’effet européen
À l’aube des années 1630, soit quelque 130 ans après l’arrivée de Cabot, la partie nord-est
de l’Amérique du Nord a subi des transformations considérables. Des voyages de recon-
naissance par des explorateurs européens en ont péniblement tracé les côtes tandis que les
cartes et les récits l’ont fait connaître en Europe. Le long de l’axe du fleuve Saint-Laurent et
L’Atlantique du Nord-Ouest, 1492-1632 43
des Grands Lacs, le savoir géographique des Français pénètre profondément vers l’intérieur
du continent. L’Angleterre et la France revendiquent toutes deux ce territoire : les revendi-
cations de l’Angleterre se concentrent sur la côte est de Terre-Neuve et la partie nord ; celles
de la France, partout ailleurs. Les capitaux commerciaux européens permettent d’établir
des pêcheries de morue outre-Atlantique depuis près d’un siècle et on est en train de struc-
turer rapidement un commerce des fourrures viable avec le Saint-Laurent comme base des
opérations. La vie des autochtones est transformée par de nouveaux éléments apportés par
les Européens.
Même si les pêcheries de morue et la traite des fourrures amènent toutes deux des capi-
taux européens vers le Nouveau Monde et dépendent des liens transatlantiques pour
atteindre les marchés d’Europe, l’emplacement et la nature des ressources exploitées, ainsi
que les moyens pour y parvenir, créent des économies occupant des espaces très différents.
L’une est liée à la côte atlantique ; l’autre progresse rapidement vers l’intérieur du continent.
L’une utilise une main-d’œuvre presque exclusivement européenne ; l’autre nécessite une
main-d’œuvre essentiellement autochtone et très peu d’Européens. Les pêcheries de morue
ont donc tendance à repousser les autochtones tandis que la traite des fourrures leur doit
son existence. L’espace de l’une est à peu près radial (avec, au centre, les côtes rocheuses
du Nouveau Monde et ses sites de pêche sur le rebord, la longue côte d’Europe ponctuée
de ports de pêche et, reliant les deux, les nombreuses traversées) ; l’autre, au contraire, est
remarquablement linéaire et associée au fleuve. Un système à forme quasi radiale favorise
un commerce international compétitif plutôt qu’un monopole (il n’y a en effet aucun point
d’où l’on puisse contrôler l’ensemble) tandis qu’un système linéaire encourage le monopole.
Avec le temps, la traite des fourrures allait se répandre sur le continent, altérant ainsi le
mode de vie de tous les autochtones avec lesquels elle entrerait en contact. Les pêcheries de
morue allaient, elles, demeurer sur la côte et y amener, pendant presque 300 ans, une main-
d’œuvre d’outre-Atlantique.
L’effet initial de la traite des fourrures et des pêcheries de morue sur les cultures et les
modes de vie amérindiens est très difficile à discerner aujourd’hui. Il n’y a aucun doute
que les Béothuks habitant Terre-Neuve convoitent des marchandises européennes, le fer
en particulier ; ce dernier est habituellement obtenu par le pillage des installations côtières
après le départ des pêcheurs. Les fouilles archéologiques révèlent souvent des pointes de
f lèches habilement confectionnées avec du fer. Ces nouveaux apports rendent la vie des
autochtones plus facile. Cependant, lorsque les pêcheurs s’emparent des côtes, les bandes
autochtones sont souvent forcées de s’en éloigner et les modes de subsistance qui dépen-
dent à la fois de l’intérieur (en hiver) et des côtes (en été) s’en trouvent affectés. C’est ce
qui arrivera apparemment aux Béothuks qui, coupés de plus en plus d’un accès aux côtes,
finiront par mourir de faim dans l’intérieur. Sur une bonne partie de la côte du Labrador,
les Thulés (Inuits) parviennent à chasser les Européens même si les interactions entre les
44 L e pay s re vêche
Innus (Montagnais) et les baleiniers basques sur la côte sud du Labrador, à l’est du détroit
de Belle Isle, sont habituelles et pacifiques. Avec l’arrivée de biens européens dans les éco-
nomies autochtones et la compétition qui s’ensuit pour les obtenir, il est possible (même si
l’on ne dispose d’aucune preuve en ce sens) que les guerres s’intensifient et que les groupes
les mieux placés pour obtenir ces biens dominent les autres, ou soient remplacés par des
groupes plus puissants. La traite des fourrures encourage aussi la spécialisation dans les
économies autochtones, comme le suggère la présence, très tôt, d’intermédiaires, d’abord
dans la vallée de l’Outaouais, puis parmi les Hurons.
La question la plus importante, qui demeure toujours sans réponse certaine, sur les chan-
gements apportés à la vie autochtone reste cependant celle de la propagation des maladies
contagieuses européennes parmi les peuples du nord-est du continent, à cette époque.
L’arrivée des Européens met fin à des millénaires d'isolement biologique durant lesquels
des maladies hautement contagieuses comme la variole ou la rougeole avaient émergé
dans les populations agricoles vivant à proximité d'animaux domestiqués. Ces maladies
étaient demeurées endémiques en Europe et en Afrique, si bien que les populations expo-
sées avaient, au fil des siècles, développé une certaine immunité génétique. Lorsque des
Européens et des Africains commencent à traverser l'Atlantique, leurs maladies les accom-
pagnent et se diffusent parmi des peuples qui n'ont ni résistance génétique ni expérience
culturelle pour les combattre. Les conséquences sont catastrophiques. Les taux de mor-
talité de variole en « terrain vierge » (c'est-à-dire parmi des populations qui n'ont jamais
été exposées à la maladie) sont habituellement de 50 % à 75 %, parfois plus. Un nombre
croissant de données récoltées dans l'hémisphère Ouest laissent entrevoir que, 100 ans
après les premières épidémies dans une zone donnée, il reste rarement plus de 10 % de la
population initiale. À long terme, il deviendrait impossible d'échapper à ces importations
involontaires. Elles allaient se diffuser partout. Mais ces maladies se sont-elles répandues
dans le nord-est du continent pendant ce premier long siècle d'activité européenne ?
L'indice le plus probant que cette diffusion a bel et bien eu lieu à l'époque vient du père
jésuite Biard en 1611. Dans un passage sur les Micmacs, Biard écrit : « Ils s'eftonnent &
fe plaignent fouuet de ce que dés que les Fracois hantent & ont commerce auec eux ils fe
meurent fort, & fe depeuplent. Car ils affeurent qu'autant cette hantife, & frequentation,
toutes leurs terres ettoyent fort populeufes, & historient par ordre cotte par cotte, qu'à
mefure qu'ils ont plus comencé à traffiquer avecques nous, ils ont plus efté rauagez de
maladies 1. » Il y a aussi la mystérieuse disparition des Iroquois du Saint-Laurent, le peuple
1. Ils s’étonnent et se plaignent souvent que, depuis que les Français se mêlent à eux et font
commerce, ils meurent en grand nombre et que leur population s’amenuise. Ils disent
que leur pays était jadis très peuplé et que, une à une, selon l’ordre dans laquelle elles
commencent à commercer avec nous, diverses côtes ont été réduites par la maladie.
L’Atlantique du Nord-Ouest, 1492-1632 45
rencontré par Jacques Cartier dans les années 1530 dans plusieurs villages près de Québec
et à Hochelaga sur l’île de Montréal. Lorsque les Français retournent au Saint-laurent dans
les années 1580, ce peuple a disparu. La basse vallée du Saint-Laurent est alors habitée à
l’est par des groupes dispersés d’Innus et à l’ouest par des Algonquins ; les tribus de la Ligue
iroquoise, soit les tribus iroquoises vivant au sud du Saint-Laurent et du lac Ontario, consi-
déraient la vallée du Saint-Laurent et les terres juste au nord du lac Ontario comme leurs
territoires de chasse. Faute de preuves, on tend en ce moment à faire peu de cas de Biard et à
supposer que les Iroquois du Saint-Laurent furent dispersés par des guerres menées à l’ins-
tigation des Hurons ou des membres de la Ligue iroquoise (vraisemblablement les Agniers).
On a souvent tenté d’expliquer ces attaques par la rivalité causée par l’accès aux marchan-
dises européennes qui commençaient alors à entrer dans la vallée du Saint-Laurent. Tout
cela est possible, mais si l’on tient compte du nombre d’hommes traversant l’Atlantique
chaque année, de la courte durée du voyage dans des conditions favorables (soit moins
d’un mois pour se rendre à l’est de Terre-Neuve) et de la longue période d’incubation de
la variole, période durant laquelle la maladie n’est ni apparente ni contagieuse (de sept
à dix-huit jours), il semble clair qu’une telle maladie ait pu traverser l’Atlantique. Elle
atteint York Factory dans la baie d’Hudson en 1720, après une traversée de deux mois.
Les voyages des Basques dans le golfe du Saint-Laurent prennent moins de temps encore
et, à certains endroits, baleiniers et autochtones travaillent côte à côte. Certains indices
montrent que les Iroquois du Saint-Laurent pouvaient commercer avec des Européens
jusqu’au détroit de Belle Isle. Il est possible que le père Biard dise vrai et que les Iroquois du
Saint-Laurent aient été dispersés par des guerres après avoir été décimés par la maladie. En
d’autres endroits sur le continent, les épidémies affectent souvent l’équilibre du pouvoir,
ce qui entraîne une intensification des conf lits. Pour l’instant, cependant, et à moins de
nouvelles données sur le sujet, on ne peut rien affirmer sur la question des maladies dans le
nord-est du continent au xvie siècle.
Les conséquences environnementales sont, elles aussi, difficiles à évaluer même si, comme
l’a démontré l’historien de l’environnement Richard Hoffman, on peut distinguer une ten-
dance générale. Les Européens extradent leurs propres besoins vers des écologies lointaines,
laissant ainsi une « empreinte écologique » que quelques-uns seulement pourront percevoir.
Le produit de ces activités, dans le cas des pêcheries, par exemple, du poisson séché ou salé,
est une marchandise standardisée et décontextualisée : un substitut pour les nombreuses
espèces locales de poisson devenues plus rares sur le marché européen. Les répercussions
sur l’environnement sont donc décalées et sont ainsi invisibles ou insignifiantes parce
qu'elles se produisent trop loin.
Il n'y a aucun doute des répercussions des pêcheries littorales sur les côtes environnantes.
Les installations côtières ont besoin d'une grande quantité de bois et, dès 1622, on observe
que « les forêts le long des côtes sont si gâtées par les pêcheurs qu'elles font grand pitié à
46 L e pay s re vêche
voir et que cette situation, si elle n'est pas corrigée, fera la ruine de ces bonnes terres. Car
ils gaspillent en écorçant, en coupant et en laissant pourrir sur place plus de bois qu'ils
n'emploient pour leurs installations même si celles-ci en utilisent déjà en quantité ». Les
incendies de forêt causèrent peut-être plus de dégâts, tout en se répandant plus loin dans
les terres. Les conséquences sur les réserves de poissons sont difficiles à mesurer. Les pêche-
ries utilisant des lignes et des hameçons appâtés permettent une production qui, si impor-
tante soit-elle, n'a rien à voir avec celle du xx e siècle. Cependant, certains indices laissent
croire qu’une technologie identique aurait pu diminuer les bancs de morue dans les eaux
européennes au cours du Moyen Âge. De plus, le géographe Grant Head a découvert ce qui
suit dans un document de 1683 du Colonial Office qui porte sur les pêcheries côtières un
peu plus tardives à Terre-Neuve :
Bien qu’il y ait abondance de havres et d’installations sur les grèves pour la pêche,
il n’y a pas assez de sites de pêche, ni assez d’abondance de poissons pour le nombre
de bateaux utilisés, selon toute évidence, car ils ne font que rarement un bon voyage
une fois par 3 ans et que si seulement la moitié des bateaux étaient sur place, ils ne
pourraient ainsi mettre en danger la pêche de l’année suivante.
Malgré des données équivoques, l’entreprise baleinière du xvi e siècle a peut-être réduit la
population de baleines boréales le long de la côte du Labrador.
La traite des fourrures est aussi l’externalisation d’une demande d’un produit transformé,
des peaux de castors séchées et traitées, en l’occurrence. Mais on ne dispose d’aucune véri-
table information ses répercussions écologiques. Il n’y a pas de preuve que les membres
de la commencent leurs raids vers le nord à cause d’une diminution de la population de
castor dans leur territoire. À long terme, l’organisation spatiale de la traite elle-même, les
installations permanentes, la spécialisation économique régionale, les voies de transport
sur de longues distances, la capacité à distribuer l’approvisionnement, tout cela allait en
faire un écosystème complètement différent des anciens systèmes autochtones auxquels il
sera superposé.
En résumé, les influences européennes prennent un élan considérable dans le nord-est du
continent durant le xvi e siècle. Les côtes et l’entrée principale vers l’intérieur du continent
sont explorées, cartographiées et revendiquées. Les pêcheries de morue et la traite des four-
rures attirent les capitaux européens bien avant l’arrivée des colons européens et placent
des Européens dans des camps minuscules, installations de pêche ou postes de traite, au
milieu d’une terre étrangère. Elles créent aussi des systèmes capables d’aborder les espaces
du Nouveau Monde et d’en exploiter les écosystèmes. Autour des pêcheries, les peuples
autochtones reculent. La traite des fourrures, toutefois, attire les Européens vers l’intérieur
du continent et vers les peuples autochtones tout en permettant la découverte de terres
propices à l’agriculture.
L’Atlantique du Nord-Ouest, 1492-1632 47
BIBLIOGRAPHIE
Pour une synthèse de l’exploration au xvi e siècle, voir Richard Ruggles, « Exploration
de la côte atlantique », dans Atlas historique du Canada, vol. 1, Des origines à 1800, R.
Cole Harris, dir., cart. Geoffrey J. Matthews (Montréal : Les Presses de l’Université
de Montréal, 1987), planche 19. Pour une description concise des premiers voyages
européens, voir John L. Allen, « From Cabot to Cartier : The Early Exploration of
Eastern North America, 1497-1543 », Annals of the Association of American Geographers,
82, 3 (1992) : 50 0 -521 ; et pour une description plus déta illée : Sa muel Eliot
Morison, The European Discovery of America : The Northern Voyages (New York : Oxford
University Press, 1971). Pour une vue d’ensemble de la cartographie du xvi e siècle et
du début du xvii e siècle qui contient d’excellentes reproductions des cartes impor-
tantes, voir Derek Hayes, Historical Atlas of Canada : Canada’s History Illustrated with
Original Maps (Vancouver et Toronto : Douglas and McIntyre, 2002), 7-56. À propos
des principaux documents reliés à l’exploration avant 1612, consulter D.B. Quinn,
New American World : A Documentary History of North America to 1612 (New York : Arno
Press, 1979). À propos des voyages et de la cartographie de Champlain, voir Conrad
Heidenreich, « The Beginning of French Exploration out of the St. Lawrence Valley :
Motives, Methods, and Changing Attitudes towards Native People », dans Germaine
Warkentin et Carolyn Podruchny, ed., Decentering the Renaissance : Canada and Europe
in Multidisciplinary Perspective, 1500-1700 (Toronto : University of Toronto Press, 2001),
236-251 ; Heidenreich, avec Edward H. Dahl, « La cartographie de Champlain (1603-
1632) », dans Raymonde Litalien et Denis Vaugeois, dir., Champlain : la naissance
de l’Amérique française (Sillery : Nouveau Monde et Septentrion, 2004), 312-332 ; et
Heidenreich, « Early French Exploration in the North American Interior », dans J.L.
Allen, ed., North American Exploration, vol. 2, A Continent Defined (Lincoln et London :
University of Nebraska Press, 1997), 65-148. À propos des cartes et du pouvoir, consul-
ter Bruno Latour, Science in Action : How to Follow Scientists and Engineers through Society
(Cambridge, MA : Harvard University Press, 1987), chap. 6 ; et J.B. Harley, « Maps,
Knowledge, and Power », dans Denis Cosgrove et Stephen Daniels, ed., The Iconography
of Landscape : Essays on the Symbolic Representation, Design and Use of Past Environments
(Cambridge et New York : Cambridge University Press, 1988), 277-312.
Un bon survol des pêcheries du xvi e siècle se trouve dans les ouvrages suivants : l’essai
La région de l’Atlantique et les planches 21 et 22 dans Harris et Matthews, Atlas historique
du Canada, vol. 1 ; Laurier Turgeon, « French Fishers, Fur Traders, and Amerindians
during the Sixteenth Century : History and Archeology », William and Mary Quarterly,
55, 4 (1998) : 585-610 (pour une excellente récapitulation des découvertes et des
vues les plus récentes) ; et Richard C. Hoffmann, « Frontier Foods for Late Medieval
Consumers : Culture, Economy, Ecology », Environment and History, 7 (2001) : 131-167
(pour une analyse des stratégies écologiques inhérentes aux pêcheries). L’importance,
pour l’Europe, des pêcheries de morue est décrite dans D.B. Quinn, « Newfoundland
in the Consciousness of Europe in the Sixteenth and Early Seventeenth Centuries »,
dans G.M. Story, ed., Early European Settlement and Exploitation in Atlantic Canada (St.
John’s : Memorial University of Newfoundland, 1982), 9-30.
Pour aller plus loin, l’ouvrage magistral sur les premières pêcheries françaises est
celui de Charles de La Morandière, Histoire de la pêche française de la morue dans l’Amé-
rique septentrionale, 3 vol. (Paris : Maisonneuve et Larose, 1962-1966). L’équivalent,
quant aux premières pêcheries anglaises, est de Gillian T. Cell, English Enterprise in
Newfoundland, 1577-1660 (Toronto : University of Toronto Press, 1969). Les premières
48 L e pay s re vêche
et laissent une descendance pendant les années du gouvernement royal de 1663 à 1750
(beaucoup d’autres arrivent puis repartent, ou meurent dans la colonie sans y laisser de
descendance). L’Acadie n’attire qu’un petit nombre d’immigrants qui s’installent et laissent
une descendance ; probablement guère plus de 300. Quelques familles étaient venues avant
1654, date à laquelle les Anglais capturent la colonie, et à peine une centaine de personnes,
presque tous des hommes, arrivent après 1670. La plupart des hommes sont des soldats,
des engagés ou des pêcheurs qui ont réussi à troquer le travail dans les pêcheries pour une
ferme en terrain marécageux et à épouser une Acadienne. Dans les deux colonies, après
les premières années, la plupart des immigrants sont célibataires, jeunes et issus d’un
milieu urbain.
Ces immigrants arrivent en un lieu associé à une économie de traite des fourrures qui
repose sur une main-d’œuvre autochtone. Pour la plupart, la pratique de l’agriculture à
l’orée d’une forêt mixte de conifères et de feuillus, tout près de la limite nord de la zone
climatique agricole, représente le seul moyen de subsister. Les cultures de plantation sont
impossibles. Seules les cultures et le cheptel plus robustes du nord-ouest de la France sont
exploitables, et cela seulement après avoir créé une ferme en abattant une partie de la forêt
ou en asséchant les marécages au moyen de digues. Les marchés où l’on peut vendre les
produits de la ferme sont rares et difficiles d’accès. C’est dans ces conditions que des fermes
familiales commencent à s’établir le long du Saint-Laurent et dans les marécages entourant
la baie de Fundy. Au Canada, la petite ville de Québec avait émergé peu avant la décennie
1610-1620, suivie de Montréal, chacune au sein d'une campagne longeant le f leuve. Port-
Royal, le plus grand centre de l'Acadie, ne sera jamais plus qu'un village composé d'une
petite garnison dans son fort, d'un entrepôt, d'un ou deux magasins, d'une église et de
quelques maisons et étables.
Bien à l'abri à l'intérieur du continent, à quelque 1 200 kilomètres de l'océan, le Canada
n'est pas facile à prendre, surtout parce que ses villes sont dotées de garnisons et de forti-
fications, qu'une alliance militaire avec les groupes autochtones autour des Grands Lacs a
été conclue et que la milice canadienne est dorénavant une force mobile rompue au combat
en forêt. La colonie est sous autorité française de 1632 à 1759 et, pendant cette période,
l'État l'administrera souvent avec plus d'attention que n'importe quelle province de France.
Ouverte à l'Atlantique Nord et située près de la frontière séparant les positions française
et anglaise en Amérique du Nord, l'Acadie est administrée de façon beaucoup plus irrégu-
lière. La colonie est prise par les Anglais en 1613, en 1628 et en 1659 pour n'être retournée
à la France qu'en 1670. Vingt ans plus tard, pendant une autre guerre opposant la France
et l'Angleterre (la guerre de la ligue d'Augsbourg, de 1689 à 1697), une expédition partie
du Massachusetts capture Port-Royal à nouveau. L'Acadie ne sera reconnue officiellement
comme possession française qu'en 1697. En 1710, Port-Royal tombe encore à nouveau aux
mains des Anglais : il s'agit cette fois d'une force de 2 000 fusiliers marins anglais et mili-
L’Acadie et le Canada 51
ciens de Nouvelle-Angleterre. Trois ans plus tard, avec le traité d'Utrecht (lequel met fin
à la Succession d'Espagne de 1701 à 1713), la perte française est confirmée. Les Acadiens,
francophones et catholiques romains, se retrouvent dans une colonie anglaise indécise
quant à leur sort. Tout au long de ces circonstances changeantes, ces colons ne seront que
rarement gouvernés.
Toutes deux composées de gens aux mêmes origines, dépendantes d'une agriculture fami-
liale mixte et servies de façon fort différente par l'État, ces premières colonies françaises
soulèvent des questions fondamentales sur la transférabilité de la société et de la culture
d'un endroit à l'autre. Ces colons ne sont plus dans un pays de 20 millions d'habitants
vivant sur des terres raréfiées et distribuées inégalement, dans une mosaïque de cultures
locales et une stricte hiérarchie sociale et politique. Un océan les sépare maintenant de
cette France qui est, en plus, pour la majorité des immigrants illettrés, tout à fait hors
d'atteinte. Leur univers immédiat consiste en une vaste forêt, des autochtones disper-
sés et quelques éléments, plus ou moins présents selon les lieux, de l'autorité française.
L'émigration les a forcés à laisser presque tout derrière eux, à vivre de nouvelles réalités et,
surtout, à changer le contexte de leur vie. Mais quels seront les moteurs des changements
à venir et quels seront leurs conséquences et leur importance ? Au cours des années, on a
produit un corpus imposant d'écrits sur le sujet, sans toutefois faire l'unanimité. On a
soumis la thèse, comme l'ont fait, à leur façon, les économistes politiques de la première
moitié du xixe siècle Karl Marx et Frederick Jackson Turner, historien de l’Ouest américain,
que les changements dans le coût relatif de la terre et de la main-d’œuvre ont réorganisé
les sociétés des colonies d’outre-mer. D’autres ont avancé que les colonies sont devenues, en
quelque sorte, des refuges où certaines idées européennes pouvaient parvenir à maturité et
survivre. Parmi ces chercheurs, on retrouve l’historien Arnold Toynbee qui affirme que les
religions d’Europe tendent à se fossiliser dans les colonies d’outre-mer. On retrouve aussi le
politologue américain Louis Hartz qui avance que seuls quelques éléments de culture euro-
péenne émigrent outre-mer où, en l’absence de concurrence, ils parviennent à se multiplier
et à s’étendre.
Le Canada, à ses débuts, ainsi que l’Acadie, deux petites colonies fondées dans des condi-
tions différentes par des colons de même origine et dont la plupart deviennent fermiers,
permettent ainsi de poser ces questions analytiques avec une clarté toute particulière.
L’Acadie
En partie parce que les communautés acadiennes autour de la baie de Fundy furent éprou-
vées par les déportations dès 1755, lesquelles dépeuplèrent systématiquement la région
dans les années qui suivirent, beaucoup d’encre a coulé à leur sujet. Pour l’historien et
moraliste chrétien français François-Edme Rameau de Saint-Père, qui écrivait à Paris dans
52 L e pay s re vêche
les années 1870, l'Acadie était une colonie féodale dans laquelle les seigneurs dirigeaient
des catholiques aux besoins modestes et au sens moral élevé, pétris des idéaux français et
catholiques de civilité et de progrès. Un célèbre historien américain du xix e siècle, Francis
Parkman, considérait les Acadiens comme un peuple catholique affligé par la pauvreté, une
condition qui les menait à vivre dans une sorte de régime égalitaire. Pour Émile Lauvrière,
historien français des années 1920, la société acadienne était « une sorte de communisme
spontané » rendu possible par des terres en abondance et des vertus morales altruistes.
Pour Andrew Clark, géographe des années 1960, les Acadiens étaient d’habiles négociants,
aussi rusés que les marchands yankees avec lesquels ils faisaient affaire, et qui vivaient
au sein du réseau commercial commun de l’Atlantique Nord. Les mythes se succédèrent
tant et si bien que l’Acadie est devenue aujourd’hui une sorte de prototype moral et social
construit par les apports de divers auteurs.
Cela étant dit, on connaît des aspects de la vie des Acadiens de façon relativement cer-
taine, surtout depuis la publication, en 2005, de l’ouvrage monumental de l’historienne
Naomi Griffiths, From Migrant to Acadian. On sait, par exemple, que, malgré des débuts
modestes, la population acadienne croît rapidement, et d’abord par augmentation natu-
relle. On sait aussi que les Acadiens trouvent diverses possibilités d’élevage et d’agricul-
ture mixte basées sur le modèle du nord-ouest de la France dans les terres marécageuses
engendrées par les fortes marées de la baie de Fundy. Dès les années 1650, voire peut-être
avant, les Acadiens ont entrepris de construire des digues dans ces marais, en les équipant
avec des aboîteaux et des valves à clapets pour drainer l’eau douce sans laisser entrer l’eau
de mer. Une fois les terres ainsi endiguées et laissées à s’assainir pendant quelques années,
elles fournissent un excellent sol pour la culture et le pâturage. On sait aussi qu’il n’y a
aucune exportation principale et presque aucun marché local à part la garnison, française
ou anglaise selon l’époque, de Port-Royal, et que les Acadiens font affaire avec la Nouvelle-
Angleterre et, après 1717, avec Louisbourg. Dans les années 1730, les autorités anglaises
de Port-Royal s’inquiètent de ce que jusqu’à 600 ou 700 têtes de bétail et 2 000 moutons
soient exportés vers Louisbourg chaque année, alors qu’une petite partie seulement de ces
importations figurent dans les archives de Louisbourg et que l’ampleur de ce commerce ne
ressorte pas clairement. Le volume du commerce acadien vers la Nouvelle-Angleterre, qui
est illégal quand la colonie est sous contrôle français, ne peut pas être établi avec certitude.
Il est certainement plus important que le commerce avec Louisbourg. De temps à autre,
des marchands de Boston tiennent boutique à Port-Royal ou envoient des navires traiter
avec les communautés les plus au nord de la baie (surtout pour obtenir des fourrures). De
leur côté, de petits navires construits en Acadie commercent avec Boston et vont parfois
jusqu’aux Caraïbes.
Il semble aussi que les autorités coloniales, françaises ou anglaises, interviennent peu
dans la vie des Acadiens. Dans les années 1630 et 1640, au début de la présence continue
L’Acadie et le Canada 53
des Acadiens, des conf lits entre les détenteurs de diverses commissions royales laissent
le champ libre aux colons acadiens. Entre 1654 et 1670, alors que l’Acadie est sous domi-
nation anglaise, le contrôle des autorités est confiné aux forts ; les Acadiens sont laissés à
eux-mêmes dans leurs fermes. En 1670, lorsque la France reprend le contrôle de l’Acadie,
elle devient une colonie royale défendue par des troupes françaises et administrée par un
gouverneur venu de France et un intendant au Canada (l’un des gouverneurs de l’Acadie
se plaindra un jour qu’il est plus facile de communiquer avec la France qu’avec le Canada).
Dès lors, le contrôle officiel devient plus important. On révoque les titres accordés à de
grandes seigneuries qui n’ont pas été exploitées pour en concéder de plus petites. On orga-
nise vraisemblablement des milices. On exige sans doute la corvée pour les travaux publics
et on loge probablement les soldats chez l’habitant. On construit un entrepôt royal à Port-
Royal et, en principe, le commerce est plus strictement réglementé. À cette époque, toute-
fois, la population s’est dispersée dans les terres marécageuses entourant la baie de Fundy
et il est impossible de mesurer jusqu’à quel point l’organisation de la colonie pénètre dans
la campagne : vraisemblablement, assez peu. Avec 11 gouverneurs ou sous-gouverneurs en
poste entre 1670 et 1760, l’administration dispose de peu de stabilité et les fonds manquent
pour mettre sur pied une bureaucratie efficace. Les représentants officiels se plaignent
de ce que les Acadiens sont indépendants et ingouvernables. Le commerce illégal avec la
Nouvelle-Angleterre se poursuit. De toute façon, l’Acadie n’est une colonie royale fran-
çaise que pendant une quarantaine d’années, dont huit où Port-Royal est occupé par une
force anglaise. Après 1710, les Britanniques contrôlent les forts, mais ont de la difficulté
à administrer la campagne peuplée d’étrangers parlant français et qui, de surcroît, sont
exclus par la loi anglaise des postes publics et des jurys parce qu’ils sont catholiques. Les
Acadiens coopèrent avec la nouvelle administration locale de diverses façons : en réparant
les fortifications de Port-Royal (rebaptisé Annapolis Royal), en pilotant les navires anglais
dans la baie de Fundy, en vendant des denrées à la garnison et en agissant parfois à titre
d’agents de liaison avec les Micmacs, les autochtones qui habitent la région. Des représen-
tants acadiens élus siègent à un conseil appointé par le gouverneur. Les procès-verbaux
du Conseil d’Annapolis Royal laissent entrevoir leur rôle : ils communiquent les ordon-
nances et les proclamations du Conseil à la population, constituent un embryon de force
policière rurale, arbitrent des cas civils (en puisant dans un mélange d’éléments du Code
civil français et de la Common Law britannique) et, plus rarement, des cas criminels. Ces
députés ont aussi la responsabilité d’entretenir les routes et de percevoir la rente libératoire
(une petite somme imposée moins comme une source de revenu que comme symbole de
l'autorité britannique). Les Acadiens coopèrent donc avec l'administration coloniale bri-
tannique de diverses façons, mais l'État britannique n'est guère un fardeau pour eux car
il n'impose pas une milice locale et ne recrute pas de soldats. De plus, sauf dans le cas de
la rente libératoire, il n'impose pas non plus de taxes dans les campagnes environnantes.
Dans l'ensemble, les Acadiens s'occupent de leurs propres affaires et parviennent à rester
54 L e pay s re vêche
neutres dans les conflits opposant l'Angleterre et la France. En 1730, lorsque certains font
serment d'allégeance à la Couronne britannique, ils y mettent des conditions : aussi long-
temps qu'ils seraient sujets britanniques en terre britannique, ils ne prendraient pas les
armes pour la France.
C'est donc dans ce contexte caractérisé par une croissance rapide de la population, par des
pratiques d'élevage et d'agriculture selon un modèle du nord-ouest de l'Europe implantées
dans les terres marécageuses et des marchés limités par un contrôle géopolitique incertain
ponctué d’interférences légères ou erratiques de la part des autorités que les Acadiens
peuplent les terres autour de la baie de Fundy et au-delà. D’abord centré sur les marécages
autour de Port-Royal, le peuplement s’étend ensuite à tous les marécages sur le pourtour
de la baie ( CARTE 3.1). À l’arrivée des années 1730, cependant, les terres marécageuses se
raréfient et certaines familles se tournent alors vers les hautes terres ; elles migrent, le plus
souvent sur l’île Saint-Jean (l'île du Prince-Édouard). On estime qu'en 1750 il y a au moins
10 000 Acadiens qui vivent pratiquement tous dans des fermes familiales, descendants
d'un petit nombre d'immigrants.
L’Acadie et le Canada 55
La ferme familiale est l'unité de base de production et le centre principal de la vie sociale.
À l'intersection d'écosystèmes extrêmement différents, elle fournit à une famille la sub-
sistance de base et, avec le temps, de modestes surplus pour le commerce, ce qui constitue
l'objectif de base pour tout paysan. Les fermiers acadiens produisent surtout du blé, des
pois et du foin dans les marais endigués (parfois aussi de l'avoine, du seigle, de l'orge et
du chanvre) ; ils y font aussi paître le bétail. Des potagers ou des champs établis sur des
terres hautes en bordure des marais, près de la maison de ferme, permettent la culture des
légumes rustiques de l'ouest de la France, en particulier le chou et la betterave ainsi que
quelques arbres fruitiers, le pommier surtout, mais aussi le poirier et le cerisier. La plupart
des familles élèvent quelques porcs, des moutons et de la volaille ; à l'arrivée du xviiie siècle,
beaucoup possèdent aussi un cheval ou deux. Avec la proximité de la forêt (donc de gibier,
de baies et de bois) et de la baie de Fundy (donc de poisson), les terres endiguées et les pota-
gers (CARTE 3.2), la ferme acadienne permet de subvenir, en bonne partie, aux besoins d’une
famille, mais au prix de pratiquement toute sa capacité de travail.
La campagne est constituée de petits îlots de ces fermes ; elle doit son existence à des
digues herbues d’une hauteur de deux à six mètres. Derrière ces digues se trouvent des
champs de blé, de pois et de foin. Au-delà des champs, sur le bord des hautes terres, on
trouve des maisons, des potagers, quelques champs et des bâtiments de ferme. Par endroits,
les fermes sont très isolées ; ailleurs, elles sont regroupées en hameaux (habituellement
selon l’appartenance familiale) tandis que d’autres sont éparpillées en rangs irréguliers le
long des marais. Les bâtiments sont habituellement de bois (souvent avec des fondations
de pierre), érigés selon diverses techniques de pièce sur pièce ou à ossature, puis blanchis à
la chaux. Les toits sont couverts de chaume, d’écorce ou de bardeaux. Au-delà des digues, à
marée basse, se trouvent les battures et, à marée haute, la mer. Derrière les bâtiments et les
potagers des hautes terres s’étend une forêt sombre constituée principalement de conifères.
C’est un paysage qui n’existe nulle part ailleurs. On y trouve les services locaux nécessaires
à une société paysanne : de petits moulins pour moudre ou scier, un forgeron, un char-
ron, un tonnelier et, parfois, un marchand (la plupart des artisans sont aussi fermiers).
Il y a aussi de petites églises décrites, par au moins un observateur français, comme étant
semblables à des granges. Ce type de campagne, qui suit un modèle exportable, émerge
d'abord le long de la rivière au Dauphin, près de Port-Royal, puis s'étend, avec quelques
variantes, avec le peuplement acadien. Cette campagne deviendra le contexte local de la vie
des Acadiens.
Ce contexte sied assez bien à la famille paysanne ordinaire comme l'atteste la croissance
rapide, et essentiellement naturelle, de la population en Acadie. Malgré le labeur imposé
par la construction et l'entretien des digues, les terres agricoles sont beaucoup plus acces-
sibles qu'en France et, ainsi, la subsistance d'une famille paysanne est plus facilement
assurée. En autant que les terres sont disponibles, les moyens de reproduction sociale le
56 L e pay s re vêche
sont aussi. Dans ces conditions, les femmes d'Acadie se marient plus tôt, en moyenne, que
les femmes de France ; leurs enfants, mieux nourris que ceux de même classe sociale en
France, ont de meilleures chances d'atteindre l'âge adulte. Les familles où survivent de dix
à douze enfants sont communes. Des membres de la même famille vivent souvent sur des
terres adjacentes (parfois celles des parents qui ont été divisées) et des hameaux constitués
de membres apparentés semblent être une forme courante de peuplement. Le travail de
construction et d'entretien des digues est probablement partagé avec cette parenté. Au-delà
L’Acadie et le Canada 57
document notarié décrivant les terres concédées par le seigneur et ne paient aucun des
droits seigneuriaux. Le peuplement acadien ressemble fort à une forme de squattage com-
binée à un relâchement, plus ou moins prononcé selon l'endroit, du contrôle seigneurial.
Après 1713, le statut légal de la tenure seigneuriale est autant mis en doute que sa pratique
l'a toujours été. À l'occasion, l'autorité coloniale britannique rapporte que les droits sei-
gneuriaux et les rentes libératoires sont perçues ici et là. Quoi qu'en dise la loi, du point de
vue du seigneur, l'administration d'une seigneurie dans une colonie peu peuplée et sans
importation principale n'a rien d'un projet profitable.
L'Acadie est avant tout une société paysanne. Ses terres, plus disponibles que celles de
France, ont donné la chance à un petit nombre de fonder des fermes et des familles pay-
sannes qui s'étendent sur plusieurs générations. L'économie, prospère seulement durant les
premières années de la traite des fourrures, n'attire pas les capitaux. La population réduite,
la rentabilité médiocre des droits seigneuriaux et le chaos légal qui suit la conquête ont fait
obstacle à l'administration seigneuriale. La France et l'Angleterre revendiquent toutes deux
la souveraineté de l'Acadie et les Acadiens ne peuvent éviter les effets des guerres entre ces
puissances, mais ils échappent à la plupart des exactions annuelles de l'État qui, en France,
imposent un lourd fardeau supplémentaire aux paysans. Une poignée de colons ne valent
pas la dépense d'une administration méticuleuse. On pourrait décrire l'Acadie comme un
« fragment » de la paysannerie française, mais pas (contrairement à la thèse de Louis Hartz)
parce que des paysans s'y sont installés. La plupart des immigrants en Acadie viennent de
milieux urbains. L'Acadie devient une société paysanne parce que cette terre, relativement
généreuse envers les familles paysannes, n'offre guère d'aide à la hiérarchie du pouvoir qui,
en France, domine la paysannerie. Il y a peu pour inciter cette partie de la société rurale
française à venir en Acadie et, pour ceux qui le font, presque rien pour y subsister.
Que dire, alors, du pouvoir social et de la culture dans cette société paysanne ? Les don-
nées sont rares. Ce n'est pas une société égalitaire. Il n'y a pas de richesse, mais les fermiers
marchands qui arment de petits navires partant de la baie de Fundy sont probablement
assez bien nantis et constituent sans doute l'essentiel de la classe dirigeante politique. Un
héritage favorable, un mariage avantageux ou, peut-être, une certaine sagacité permettent
à certains fermiers d'amasser jusqu'à 40 ou 50 têtes de bétail et d'ensemencer presque une
cinquantaine d'arpents (un arpent équivaut au cinq sixième d'une acre) par année. Les
propriétés les plus vastes de Beaubassin et de Chignectou, des communautés établies au
fond de la baie, se situent à cette échelle et ont probablement appartenu à des fermiers
marchands. Près de Port-Royal, un immigrant français arrivé un peu avant 1715 et uni
par alliance à une famille acadienne bien établie possède de grandes terres, deux moulins
à grain, un moulin à scie et deux petits navires marchands. En Acadie, cela représente
une fortune. La plupart des familles possèdent beaucoup moins de biens, mais semblent
pouvoir se débrouiller. Des excavations menées sur le site d'une maison acadienne près de
L’Acadie et le Canada 59
Port-Royal ont révélé des outils de fer et de la vaisselle importée, des produits que l'on
achète grâce aux surplus de la ferme. Il n'y a aucune raison pour que des jeunes gens
demeurent sans terres, quoique les terres endiguables soient toutes occupées au début de la
décennie 1730-1740 ; de jeunes familles doivent dès lors s'installer à l'île Saint-Jean. Dans
l'ensemble, la hiérarchie sociale de la campagne acadienne est moins étendue que dans les
sociétés paysannes françaises, mais, comme dans d'autres sociétés similaires, des différen-
ces minimes entre individus sont mises en exergue dans des hiérarchies complexes et très
présentes au quotidien. Nous ne pouvons reconstituer ces détails, mais nous savons que ces
Acadiens étaient pris entre les sphères d'inf luence française et anglaise, et que leurs allé-
geances à l'une ou à l'autre sont nettement divisées, parfois à l'intérieur d'une même famille.
L'Acadie ne reproduit aucune des multiples cultures paysannes de France. La culture
acadienne intègre les diverses coutumes locales importées d'outre-Atlantique, dans les
esprits des individus, avec l'expérience commune de la vie dans les terres marécageuses
qui entourent la baie de Fundy. Des gens de régions diverses de l'ouest de la France se
rencontrent et se marient en Acadie. Leurs descendants ajoutent eux aussi à ce mélange.
Les coutumes de France dont on se souvient ne survivent pas toutes. Au sein même de la
génération des premiers immigrants, une sélection s'opère en fonction de la pertinence de
certains souvenirs en regard de la vie dans les terres marécageuses et, jusqu'à un certain
point, selon le nombre de personnes qui partagent les mêmes souvenirs. Des éléments d'un
passé français sont donc recomposés et recontextualisés dans un nouvel environnement, de
l’autre côté de l’océan. À cela s’ajoute la nouvelle expérience de la vie dans les marais et de
certains contacts avec les Micmacs (dans au moins cinq des quelque soixante-dix familles
de Port-Royal en 1671, l’épouse est d’origine micmaque). Ces contacts sont plus fréquents
pendant les premières années, mais s’amenuisent au fur et à mesure que les besoins d’une
société de colons divergent de ceux d’une société de chasseurs, pêcheurs et cueilleurs. Un
mode de vie se développe donc avec le temps et, s’il est français à bien des égards, il ne
correspond à aucune culture rurale française en particulier. Les Acadiens, par exemple,
parlent un dialecte distinct du français. En fait, on peut considérer l’ensemble du mode
de vie acadien un peu comme un « dialecte » distinct de la culture paysanne française qui
reflète de plus en plus le contexte du Nouveau Monde et de moins en moins les divers héri-
tages français à chaque nouvelle génération. Les variations culturelles régionales de cette
société sont impossibles à reconstituer aujourd’hui. Mais, comme l’Acadie est peuplée d’un
petit nombre d’immigrants, que leurs descendants sont apparentés et qu’ils ont l’expérience
commune des fermes des marais, et enfin, comme les diverses parties de la colonie sont
accessibles les unes aux autres, d’abord par voie d’eau, puis par des sentiers, on peut croire
que la culture acadienne est relativement homogène.
Les marécages et les fermes familiales que l’on réussit à en tirer, fondements mêmes du
monde acadien, sont plus prometteurs que d’autres pour certains éléments de la société
60 L e pay s re vêche
française. Ce milieu offre un type d’accès à la terre qui récompense le labeur d’une famille
paysanne. En matière d’économie politique, les coûts d’accès aux terres sont trop bas pour
que la hiérarchie sociale de la campagne européenne puisse se reproduire. De plus, le métis-
sage de personnes de diverses régions de France, la rétention sélective de certains aspects
du mode de vie antérieur, l’expérience continue de la vie dans les marais, tout cela empêche
la reproduction d’un fragment particulier de la culture paysanne française. La société
paysanne française qui naît en Acadie résulte, dans l’ensemble, de ces conditions. Selon
cette interprétation (peut-être aussi mythique que bien d’autres ?), les conditions d’accès
à la terre ont autant d’importance que dans les thèses, pourtant très différentes, des éco-
nomistes politiques Marx et Turner. S’il est utile de considérer l’Acadie comme un refuge
pour une variante de la culture paysanne française, ce n’est pas tant parce que quelques
paysans français s’y installent que parce que, avec les possibilités et la technologie d’alors,
l’environnement propre à la baie de Fundy dans lequel se retrouvent les colons avait tôt fait
d’éliminer pratiquement tout autre mode de vie.
Quelques Acadiens, plus souvent des femmes que des hommes, s’installent à Louisbourg,
la ville forteresse construite par les Français sur l’île Royale dans le but de protéger l’entrée
du golfe du Saint-Laurent, après qu’ils eurent perdu l’Acadie et Terre-Neuve selon les termes
du traité d’Utrecht (en 1713). Ce faisant, ces gens entrent dans une société complètement
différente. Des pêcheurs se sont établis tout autour du port de Louisbourg ( CARTE 3.3 ),
mais les terres de l’intérieur sont rocailleuses et souvent noyées dans le brouillard ; elles
ne se prêtent guère à l’agriculture. Les conditions permettant la fondation de fermes fami-
liales multi-générationnelles n’existent pas. À l’opposé, la ville de Louisbourg est la plus
vaste fortification militaire de l’Amérique du Nord à cette époque. Elle est aussi le centre de
l’entreprise française des pêcheries de morue et un port stratégique de l’Atlantique Nord.
Derrière ses murs massifs se trouvent des rues en damier et une société dominée par le rang
dans l’administration coloniale ou l’armée, le pouvoir marchand et les relations basées sur
les salaires. La ville fournit les métiers et les services nécessaires à une base militaire et à
un port ; quant aux biens manufacturés, ils sont importés. Sa population est extrêmement
diversifiée ; les femmes sont souvent natives du Nouveau Monde et les hommes viennent de
toutes les provinces de France, parfois même d’ailleurs en Europe. Cette société est strati-
fiée et hiérarchisée. Garnison française perchée sur la rive ouest de l’Atlantique Nord, mais
reliée sur les plans administratif, commercial et personnel à la France, Louisbourg est, à
bien des égards, aux antipodes des sociétés paysannes agraires créées par les Acadiens dans
les marais de la baie de Fundy. Les historiens John Reid et Elizabeth Mancke soutiennent
que Louisbourg représente « l’abandon de l’Acadie en tant que tentative de colonisation
tandis que le développement de l’île Royale représente le prolongement des intérêts com-
merciaux, politiques et militaires de la métropole ».
L’Acadie et le Canada 61
Le Canada
Tout comme l’Acadie est dominée par la baie de Fundy, le Canada est tributaire du fleuve
Saint-Laurent et de sa vallée. La colonie se trouve sur la principale entrée de l’Atlantique
vers l’intérieur du continent, bien à l’intérieur des terres. Le fleuve permet de circuler dans
les deux directions et la vallée comprend des terres propices à l’agriculture. Au nord, pas
très loin du fleuve, se dresse l’arête granitique du Bouclier canadien et, au sud, une limite à
peine moins imposante : les plissements appalachiens. Entre les deux se trouve une plaine
formée par la mer de Champlain juste après la période glaciaire et couverte, à l’arrivée
des colons français, d’une épaisse forêt constituée surtout de feuillus. Le f leuve traverse
cette plaine ; ses rives sont hautes et escarpées près de Québec et s’aplanissent doucement
vers l’ouest.
Lorsque les colons français commencent à s’établir dans cette vallée, il s’y trouve bien
moins d’autochtones qu’au moment de l’arrivée de Jacques Cartier dans les années 1530
(chapitre 2). Ce sont principalement ou exclusivement des chasseurs, pêcheurs et cueilleurs
(chapitre 1), des nomades parlant une langue algonquienne qui occupent la vallée de façon
62 L e pay s re vêche
saisonnière et laissent peu de traces de leur passage. Aux fins d’exploration et de commerce
des Français, ils sont des alliés nécessaires mais, contrairement aux Iroquois du Saint-
Laurent de l’époque de Cartier, ils n’ont ni la capacité ni, peut-être, l’intention, étant donné
l’alliance de 1603 (chapitre 2), d’empêcher les Français de s’installer. Aux yeux des immi-
grants français, leur présence est à peine perceptible et la plupart quittent probablement la
vallée avec l’expansion de la colonie française. Les quelque 9 000 à 10 000 immigrants qui
s’installent et ont une descendance durant le Régime français n’entreront que rarement
en conf lit avec eux à propos des terres. Les quatre cinquièmes de ces immigrants sont
des hommes, la très grande majorité sont jeunes et célibataires, mais ils constituent par
ailleurs un échantillon assez représentatif de la société française, si l’on exclut la grande
noblesse. Pendant les premières années, ce sont surtout des Normands. Plus tard, ils pro-
viennent principalement d’une large bande couvrant l’ouest de la France au nord de la
Garonne. Ils recréent rapidement les deux principaux éléments de la géographie humaine
de France : la ville et la campagne. Le peuplement s’étend le long du f leuve Saint-Laurent
à partir des postes de traite et des embryons de villes jusqu’à ce que, à la fin du Régime
français, des bandes étroites de peuplement, se prolongeant parfois à l’intérieur des terres
le long des affluents, s’étendent d’un point loin en aval de Québec jusqu’à une courte dis-
tance en amont de Montréal (CARTE 3.4). À cette époque, quelque 70 000 individus résidant
au Canada constituent une présence de la vie française bien plus importante que ce qui
est possible en Acadie.
Les villes
Les villes sont les centres du pouvoir, même si c’est à la campagne que vivent la plupart des
gens. Québec est, à ses débuts, un poste de traite fondé en 1608 et Montréal, une mission
fondée en 1642. D’autres fonctions s’ajouteront, si bien qu’avant la fin du xvii e siècle les
deux sites sont devenus de petits centres administratifs, commerciaux et militaires qui
peuvent passer pour des villes. Leur existence reflète les besoins du gouvernement français
qui cherche à centraliser son administration coloniale et à concentrer ses soldats dans
quelques sites bien défendus : des ordres religieux, qui requièrent des quartiers généraux
et des centres administratifs, et des marchands, qui veulent des bases d’opérations perma-
nentes aux points de distribution vitaux dans des réseaux de transport étendus. Là où se
concentrent ces diverses fonctions, les villes attirent des boutiquiers, des artisans, des com-
merçants, des domestiques, des journaliers et une certaine production manufacturière. Au
début du xviii e siècle, dans l’ensemble, près de un cinquième de la population canadienne
est urbaine. La population de Québec se chiffre à plus de 2 000 habitants en 1717 et à pres-
que 5 000 en 1744. Montréal est alors moins populeuse de moitié, tandis que Trois-Rivières,
fondée à titre de poste de traite à l’embouchure de la rivière Saint-Maurice en 1634, n’est
guère plus qu’un village à la fin du Régime français.
L’Acadie et le Canada 63
Lorsque le Canada devient une colonie royale en 1663, Québec, le port de mer le plus
loin à l’intérieur des terres de la colonie, ainsi que le point de transition entre le transport
maritime et le transport fluvial, devient sa capitale. Elle reçoit un nouveau gouverneur, un
intendant (le responsable des affaires civiles), leur personnel et des troupes. Sur les plans
administratif et militaire, Québec est le lieu principal du pouvoir impérial français sur le
Saint-Laurent et ces deux aspects vont se développer et se fondre de plus en plus avec les
64 L e pay s re vêche
années. Tout comme l’administration coloniale, de nombreux ordres religieux vont instal-
ler leurs quartiers généraux canadiens à Québec. La traite des fourrures, principale expor-
tation de la ville, n’a guère besoin de plus de deux navires par année. Le transport maritime
se développe, cependant, avec l’augmentation des importations de France, augmentation
qui se produit dès qu’il y a menace de guerre, en particulier durant les deux dernières
décennies du Régime français, période souvent troublée par les conf lits. La plupart des
navires repartent avec du ballast, faute de cargaison. À ces diverses fonctions s’ajoutent les
métiers associés à un port, aux activités de construction et de transport, ainsi qu’aux acti-
vités commerciales nées du pouvoir d’achat considérable des représentants royaux et des
marchands prospères. En 1739, des chantiers royaux commencent à construire des navires
de ligne à Québec.
À Montréal, lieu de contact avec l’intérieur du continent, les petits vaisseaux et les embar-
cations f luviales naviguant sur le Saint-Laurent font place aux canots qui permettent à
la traite des fourrures de pénétrer plus avant dans les terres. Des biens manufacturés en
Europe et des denrées produites par les fermes locales sont transportés vers l’intérieur, les
premiers comme marchandises d’échange, les autres pour approvisionner les équipages des
canots et des postes de traite. Les principaux négociants en fourrures possèdent des éta-
blissements en ville ; leur commerce apporte les fourrures de l’intérieur vers des entrepôts
pour ensuite les expédier à Québec, d’où elles sont exportées vers la France. Son pouvoir
d’achat étant plus modeste que celui de Québec, Montréal a un groupe d’artisans plus
petit et moins diversifié. Cette ville constitue cependant un centre régional de l’adminis-
tration coloniale et plusieurs ordres religieux, dont celui des Sulpiciens, seigneurs de l’île
de Montréal, s’y établissent. En 1688, la ville est entourée d’une palissade de bois pour se
défendre contre les Iroquois puis, au xviii e siècle, par un mur et des bastions de pierre. Sa
garnison importante en fait un site stratégique pour la France dans sa défense du Canada
et de son empire en Amérique du Nord.
À bien des égards, Québec et même Montréal sont des créations de l’État français. La
traite des fourrures ne nécessite pas de grandes agglomérations et il n’y a aucune autre
exportation stable. L’importation est principalement sous le contrôle de marchands
français, dont certains installent des représentants au Canada. Même si les marchands
canadiens dominent les exportations de bois et de denrées vers Louisbourg et les îles des
Antilles françaises (les Indes occidentales françaises), ce commerce ne débute que dans les
années 1720 et ne deviendra jamais très important. Dans ces conditions, seuls quelques
marchands deviennent prospères. Dans l’ensemble, l’économie urbaine s’améliore lorsque
l’État français investit dans les villes en y envoyant des troupes ou en y construisant des
fortifications ou des chantiers navals pour la Marine. Autrement, elle se languit et les
f luctuations économiques proviennent d’abord de l’approche d’une guerre. Lorsque les
investissements de l’État ralentissent, les temps sont durs pour les villes. Si une économie
L’Acadie et le Canada 65
au ralenti coïncide avec de mauvaises récoltes et la montée des prix du grain, les représen-
tants officiels doivent procéder à des distributions pour éviter la famine.
En apparence et sur le plan d’ensemble, Québec et Montréal ressemblent en gros aux
villes côtières préindustrielles du nord-ouest de la France. À Québec, la distinction, habi-
tuelle en Europe, entre une basse-ville vouée au commerce et une haute-ville dominée par
l’administration et les militaires émerge très vite et très clairement comme le montre un
cartouche, très exagéré, sur une carte de 1688 ( FIGURE 3.1). Coincé entre la falaise et le
f leuve, la basse-ville est faite de rues étroites et d’édifices de pierre contigus. Au milieu
du xviii e siècle, presque toutes les constructions sont en pierre ; plusieurs sont hautes de
trois étages, bien proportionnées, avec des fenêtres à battants, des façades dépouillées et
d’étroits pignons percés dans des toits à forte pente et flanqués d’une cheminée à chaque
extrémité. C’est là l’architecture urbaine domestique de l’époque dans le Nord-Ouest de la
France. Les marchands prospères et leurs familles habitent dans de telles maisons, mais la
basse-ville abrite aussi les artisans, les boutiquiers, les aubergistes, les ouvriers, les commis
et bien d’autres qui vivent des activités portuaires. La haute-ville est beaucoup plus aérée,
66 L e pay s re vêche
en particulier au cours du xvii e siècle, avec des fortifications massives, d’élégants édifices
institutionnels dans le style baroque français, des résidences de représentants royaux et
d’administrateurs, des vergers et des jardins géométriques. Au cours du xviii e siècle, la
haute-ville devient plus densément occupée alors qu’une bonne partie des espaces ouverts
sont subdivisés en lots vendus ou loués à des gens chassés de la basse-ville par le coût des
propriétés à cet endroit ( CARTE 3.5). Juste à l’extérieur des murs, dans le coin nord-ouest de
la ville, un faubourg, Saint-Roch, émerge dans les années 1740 pour loger les artisans et les
ouvriers qui travaillent au chantier naval tout près. Saint-Roch devient un rassemblement,
densément peuplé, de petites maisons de bois où le coût relatif des propriétés est élevé. À
Montréal, où la topographie est moins abrupte, l’organisation de l’espace urbain est essen-
tiellement la même : le commerce longe les quais (la basse-ville), les édifices institutionnels
sont éloignés du fleuve (la haute-ville) et une grande partie des pauvres habitent de petites
maisons de bois aux limites de la ville.
La société urbaine est très stratifiée selon le revenu et la profession, mais aussi selon des
distinctions sociales plus fines, comme en France et partout ailleurs en Europe. Dans
les basses-villes, surtout, des gens de professions, de conditions sociales et de revenus
divers vivent côte à côte, comme dans d’autres environnements similaires dans les villes
de l’Europe préindustrielle. À Montréal comme à Québec, les maisons de pierre des mieux
nantis sont regroupées dans la basse-ville, mais les artisans et leurs familles habitent tout
près, dans des maisons plus petites faites de bois, comme aussi d’autres familles pauvres
qui ne peuvent se permettre que la location d’une chambre. D’autres, plus pauvres encore,
doivent mendier. Et, comme en France et en Europe à l’époque, les conditions de vie à
Québec et à Montréal sont extrêmement malsaines. L’historien Yvon Desloges évalue à
deux tiers la proportion des enfants nés à Québec qui n’atteignent pas l’âge de 15 ans. Les
villes ne parviennent d’ailleurs pas à retenir suffisamment les jeunes qui survivent pour
maintenir le niveau de population. Durant tout le Régime français, les jeunes gens élevés
dans les villes partent en général vers la campagne. Les villes dépendent donc de l’immigra-
tion venue de diverses régions de France ou de la campagne canadienne. Ces populations
sont diversifiées culturellement (plus que dans les petites villes de France qui ref lètent
habituellement la population de la campagne environnante). Elles sont aussi très mobiles.
La plupart de ces individus louent leur logement, en moyenne pendant guère plus de deux
ans. Les apparences portent à croire que beaucoup de ceux qui possèdent des terres dans
une paroisse près de Québec ou de Montréal s’installent en ville lorsqu’ils peuvent y trouver
du travail et retournent à la campagne, le cas échéant. Cette mobilité géographique entre
la ville et la campagne est probablement plus répandue qu’en France et semble encourager
une plus grande mobilité professionnelle. Les métiers sont moins délimités au Canada si
bien que, selon les circonstances, un homme peut être menuisier ou charpentier, forgeron
ou serrurier, tailleur de pierre, charretier ou maçon.
L’Acadie et le Canada 67
L a campagne
En 1667, durant la quatrième année du gouvernement royal, les quelque 4 000 franco-
phones vivant au Canada sont répartis le long du f leuve Saint-Laurent tel qu’illustré à la
CARTE 3.4 . À la fin du Régime français, alors que 70 000 personnes habitent la vallée du
Saint-Laurent, le fleuve est toujours l’axe le long duquel se concentre, sur quelque 400 km,
l’espace urbain et rural. L’extrémité est de cet axe s’ouvre sur le golfe du Saint-Laurent où
des marchands canadiens et français exploitent des pêcheries de morue. L’extrémité ouest
s’ouvre sur l’intérieur du continent, ses peuples autochtones et le commerce des fourrures.
Certains jeunes hommes vivant à l’est de Québec trouvent un emploi saisonnier dans les
pêcheries ; d’autres, près de Montréal, sont embauchés comme voyageurs. Même si la traite
des fourrures recrute annuellement de 400 à 500 voyageurs au début des années 1730,
la plupart de ces hommes réinvestiront plus tard leur part des profits de la traite dans
une ferme située dans la vallée du Saint-Laurent. En fait, la grande majorité de ceux qui
grandissent sur une ferme de la vallée du Saint-Laurent deviennent eux-mêmes, plus tard,
membres d’une ferme familiale. L’espace ne manque pas et la population augmente rapi-
dement, surtout par accroissement naturel. Avec un taux de naissances dépassant souvent
50 pour 1 000 individus et un taux de mortalité habituellement inférieur à 30 pour 1 000
individus, la population double à peu près chaque 27 ans. Les fermes se répandent le long
du Saint-Laurent et ceux qui y habitent représentent les 4/5 de la population canadienne.
L’Acadie et le Canada 69
Tout le peuplement rural au Canada se fait à l’intérieur des seigneuries. L’axiome fran-
çais « nulle terre sans seigneur » est appliqué et le système seigneurial jette les bases du
peuplement de la campagne canadienne. Le colon qui s’établit sur une terre de la vallée du
Saint-Laurent l’obtient soit directement d’un seigneur ou de l’un de ses représentants, soit
d’un intermédiaire qui s’est fait concéder des terres par un seigneur. La Compagnie de la
Nouvelle-France concède environ cinquante seigneuries, dont certaines très vastes, dans
l’optique que ces « nouveaux » seigneurs deviennent des colonisateurs actifs. Ce ne sera en
fait que rarement le cas, et, au moment où la Couronne prend le Canada en charge, elle
distribue d’autres concessions, généralement plus petites, et se charge elle-même de la colo-
nisation en envoyant, pendant quelques années, des contingents réguliers de colons. Bien
avant la fin du Régime français, toutes les terres à potentiel agricole de la basse vallée du
Saint-Laurent sont concédées en seigneuries. Les détenteurs de concessions sont supposés
allouer ces terres sans frais initiaux : le colon qui demande une terre à un seigneur reçoit
un contrat notarié décrivant la terre en question et les frais annuels qui y sont attachées. Il
s’agit du cens, un paiement symbolique attaché à une propriété qui ne peut être transférée à
autrui (dans la terminologie légale française, cette terre est occupée en censive et l’occupant
est un censitaire), et de la rente, un paiement plus important, en nature ou en espèces, qui
constitue la source réelle de revenus pour le seigneur. S’y ajoutent les charges banales (en
échange des services fournis par le seigneur) parmi lesquels la charge sur le meulage (un
quart du grain moulu) est la plus importante. Le seigneur peut aussi imposer une amende
dite de lods et ventes à la vente de la propriété (1/12 du prix de vente) et possède des droits
sur une partie du bois de coupe et sur la pêche. Tant que ces charges sont payées et que
ces réserves sont observées, la terre (la roture) peut être exploitée, donnée en héritage ou
vendue sans ingérence de la part du seigneur, mais demeure sujette aux protections de la
famille contenues dans la Coutume de Paris, le Code civil français appliqué au Canada. Si
les charges seigneuriales ne sont pas payées, le seigneur peut reprendre la terre. L’historien
du droit John Dickinson avance l’hypothèse importante que, dans ce contexte nouveau où
les comptes partent à zéro et où l’accès à la terre est régi par des contrats légaux, le droit
remplace les privilèges plus anciens et moins définis des coutumes régionales françaises
(voir aussi le chapitre 9).
Les seigneurs organisent la distribution géographique des lots à l’intérieur des seigneu-
ries. Les colons ne peuvent choisir leur terre ou faire le relevé de lots isolés selon leur bon
vouloir. L’allocation des terres suit, au contraire, une progression ordonnée ; d’abord lot
après lot le long du Saint-Laurent, puis, une fois la berge à l’intérieur de la seigneurie entiè-
rement occupée, en rangées relativement ordonnées. Le lot ainsi obtenu est délimité par
deux lignes parallèles et il est habituellement 10 fois plus long que large. Ce système cadas-
tral, exporté de Normandie où il avait été utilisé pour le peuplement au cours du Moyen
Âge, est imposé dès le début de la colonisation du Canada et demeure la norme durant tout
70 L e pay s re vêche
le Régime français. Dans une colonie où l’on circule principalement par le f leuve, il offre
plusieurs avantages : l’arpentage est simplifié tout en permettant aux familles de vivre dans
leur propre ferme avec un accès facile au voisinage, à divers types de sols et de végétation
(habituellement parallèles au f leuve) et au transport f luvial (puis, plus tard, routier). Le
lot est en moyenne de 80 à 100 arpents, mais il y a de nombreuses variantes. La CARTE 3.6
qui montre le système cadastral près de Québec, avec le plan de villages nucléaires proposé
par l’intendant Jean Talon vers la fin des années 1660 (un échec qui ne sera jamais imité),
permet d’entrevoir la géométrie flexible que ce système impose au paysage canadien.
De tels lots deviennent le foyer de familles de fermiers ; comme les marais d’Acadie, ils
fournissent aux familles qui y travaillent l’essentiel de leur subsistance. L’individualisme
agricole et les fermes mixtes combinant élevage et agriculture du nord-ouest de la France
(très différents des contraintes collectives associées aux villages à champs ouverts du nord-
est de la France) sont désormais présents dans le paysage. Cependant, puisque le coût de la
main-d’œuvre a beaucoup augmenté par rapport au coût des terres, les pratiques agricoles
se concentrent sur la terre afin de conserver la main-d’œuvre. Les fermiers vivent sur leur
propre terre et décident eux-mêmes des stratégies agricoles, mais en fonction de contraintes
imposées par l’environnement, la coutume et l’économie, ce qui mène à certaines pratiques
agricoles assez communes à ensemble de la colonie. Le blé, la principale culture de grande
production, est communément cultivé en jachère, parfois avec une rotation triple. On
cultive des pois, de l’avoine et de l’orge. La plupart des fermiers ont un peu de bétail, des
moutons, des porcs, de la volaille et habituellement un ou deux chevaux utilisés comme
bêtes de trait. Le purin est utilisé pour fertiliser le potager où la plupart des fruits et légu-
mes communs au nord-ouest de la France sont cultivés. Les bâtiments de ferme, construits
pièce sur pièce, en charpente ou (plus rarement) en pierres et coiffés le plus souvent d’un
toit de chaume, sont faits de matériaux disponibles sur place, comme l’est aussi l’essentiel
du mobilier et des outils. La forêt fournit le bois de chauffage et le fleuve, du poisson. Après
y avoir défriché 30 ou 40 arpents, une telle ferme permet en grande partie d’obtenir les
conditions de base pour l’agriculture paysanne : la plus grande autosuffisance possible et
des surplus pour le marché. Dans l’ensemble, un écosystème européen fondé sur les droits
de propriété, des frontières fixes, un mélange de pâtures et de champs, et des cultures et
animaux du nord-ouest de la France avait été transposé sur les rives du Saint-Laurent. La
forêt avait fait place aux champs.
Établir une ferme n’est évidemment pas une tâche facile. Des vies entières sont passées
à défricher, essoucher et construire. La forêt recule mais, comme ailleurs dans le nord-est
du continent, le labeur du pionnier est lent, souvent mortel. Un immigrant pauvre à peine
débarqué ne peut acquérir un lot et espérer en vivre avant les années nécessaires pour faire
d’une forêt un début d’exploitation agricole. Pendant un certain temps, il faut travailler à
gages et économiser. Les enfants qui grandissent sur des fermes s’en tirent un peu mieux.
L’Acadie et le Canada 71
Les fermiers cherchent à établir le plus grand nombre possible de descendants masculins
et acquièrent souvent des lots additionnels à cette fin. Il arrive souvent que les fils cadets
puissent commencer à défricher tout en habitant la demeure familiale avant de se marier
(l’un des fils ayant repris la ferme). Dans un système d’héritage partagé (division égale
entre les enfants), ils peuvent compter hériter d’une fraction de la valeur de la ferme des
parents (dette que le fils ayant hérité de la ferme doit ensuite à ses frères et sœurs). Les filles
72 L e pay s re vêche
Chemin de la
rive sud
importants. Dans quelques seigneuries, et en particulier celles qui ont été concédées à
des ordres religieux, la cour seigneuriale arbitre les recours civils et renforce, tel que l’a
démontré Colin Coates dans l’étude d’une seigneurie tenue par les Jésuites près de Trois-
Rivières, le pouvoir de l’État et en particulier le pouvoir seigneurial. Les capitaines de
milice locaux, nommés par le gouverneur, ont la responsabilité d’entraîner la milice locale
(de façon sporadique, semble-t-il, en temps de paix) et, de façon générale, de maintenir
l’autorité de l’État et le respect des lois dans la campagne. Ils diffusent les ordonnances et
les édits officiels sur la construction des routes et des ponts ainsi que l’entretien des fossés.
Ils doivent recruter la main-d’œuvre nécessaire aux travaux de fortification des villes, loger
les troupes chez l’habitant, rapporter à l’intendant les noms de ceux qui vendent de l’alcool
sans permis et aider à la poursuite et à l’arrestation des déserteurs. Habituellement, ce sont
74 L e pay s re vêche
des hommes d’âge mûr respectés par leurs concitoyens et qui agissent comme principaux
intermédiaires entre la société rurale et l’État. Louise Dechêne avance que, étant donné la
rareté des cours seigneuriales et l’absence de communautés rurales constituées légalement,
les capitaines font d'une organisation essentiellement militaire, la milice, un moyen de
pallier un certain vide administratif dans les campagnes.
Les familles d'habitants vivent, de plus, à la limite septentrionale du climat favorable
à l'agriculture sur le continent, dans une économie rurale qui ne produit presque pas
d'exportation agricole. À cause du long hiver canadien, les fermiers ne peuvent cultiver
que pendant un peu plus de la moitié de l'année. Cette contrainte est importante pour un
système de production basé sur une technologie qui nécessite un labeur intensif fourni
surtout par la famille. Le blé est la culture principale au Canada mais, la plupart du temps,
la campagne utilise elle-même les deux tiers de la production annuelle pour l'alimentation
et la production de graines. Les quelques surplus sont acheminés à de petits marchés diver-
sifiés à Québec et à Montréal puis, un peu avant la décennie 1720-1730, à Louisbourg et
aux Antilles. Dans de pareilles conditions, le prix à long terme du blé décline quelque peu
durant le xvii e siècle, se stabilise entre 1700 et 1735, puis remonte péniblement. Il ref lète
en cela une dépression agricole dont la colonie ne parvient pas à se sortir et, puisque le prix
du blé en France suit une trajectoire toute différente, la rupture de l’économie rurale cana-
dienne face à son pendant français.
La disponibilité des terres, la dépression de l’économie agricole et le système d’héritage
partagé ont-ils, ensemble, créé une paysannerie relativement égalitaire ? Cette question
est l’objet de nombreuses études. Il ressort clairement que la disponibilité des terres est
mitigée par l’énorme labeur nécessaire à leur développement et qu’une ferme ordinaire,
une fois bien établie, est rarement divisée entre les héritiers (à moins que la concession n’ait
été exceptionnellement vaste) ou vendue en dehors de la famille. Elle est habituellement
reprise par un des fils qui devra à chacun de ses frères une part de sa valeur. Si possible, ces
derniers s’établissent à proximité. De cette façon, la ferme familiale favorise l’expansion de
la colonie tandis que l’effort de permettre au plus grand nombre possible de fils de s’établir
diffuse la richesse. Parallèlement, une économie faible combinée à l’orientation essentiel-
lement domestique de la production paysanne limite les nouvelles avenues économiques.
Malgré tout, certaines familles procurent à leur descendance un patrimoine relativement
généreux et cet avantage initial se perpétue au cours des vies et des générations à venir. Il
existe aujourd'hui des indices qui permettent de conclure que prospérité et pauvreté se
côtoient couramment dans la paysannerie canadienne de l'époque. Certaines fermes cana-
diennes couvrent de 70 à 80 arpents de terre défrichée, avec des surplus considérables pour
la vente ; d'autres fermes ne disposent que de bien peu de terre défrichée et la marge entre
la simple subsistance et la famine y est bien étroite, surtout durant les années de mauvaises
récoltes. Mais les sociétés égalitaires sont des créations imaginaires : il est plus instructif de
L’Acadie et le Canada 75
comparer l'inégalité dans les campagnes canadiennes et françaises. Malgré toutes les varia-
tions régionales en France et dans l'attente de travaux plus détaillés sur ce sujet au Canada,
on peut quand même affirmer ce qui suit. D'abord, même les familles canadiennes les
plus prospères ne sont pas aussi fortunées que les familles paysannes les plus prospères de
France. Ensuite, l'ensemble des familles paysannes canadiennes mène une vie plus confor-
table que l'ensemble des paysans de France. Enfin, les très démunis sont moins nombreux
dans la campagne canadienne que dans la campagne française. En comparaison avec son
vis-à-vis français, la paysannerie canadienne voit les disparités sociales s'aplanir durant le
Régime français.
On distingue aussi une culture paysanne propre aux habitants, quoiqu'elle semble nette-
ment moins homogène qu'en Acadie. Des gens de provenances régionales diverses viennent
de France, se rencontrent et s'épousent tandis que les diverses familles font face à des défis
assez similaires dans la colonisation des forêts de la vallée du Saint-Laurent. Le métissage
inhérent à l’immigration et le nouvel environnement matériel imposé par la colonisation
donnent lieu à un processus de sélection parmi les usages apportés de France. Les immi-
grants qui, par exemple, vivaient en France dans des maisons construites de manières dif-
férentes, avec des matériaux variant selon l'endroit, se mettent à construire des maisons de
bois le long du Saint-Laurent (le plus souvent une charpente de billots et des murs en pièce
sur pièce) ( FIGURE 3.2)alors que ce type de construction était devenu rare en France depuis
le défrichage de la forêt médiévale. Toutefois, quelques immigrants connaissent bien ces
techniques de construction et, puisqu'elles sont de nouveau utiles, elles redeviennent
communes. De nombreuses facettes des diverses cultures paysannes de France sont ainsi
élaguées ou recomposées. Ce processus se poursuit avec les générations, mélangeant les
provenances diverses en exposant les gens à un environnement relativement uniforme. Le
mouvement générationnel des jeunes gens vers de nouvelles fermes, qui sont de plus en plus
éloignées de la ferme des parents avec l'expansion de la population, donne à cette culture
paysanne « recalibrée » un fort élan géographique. Malgré tout, comme le démontrent les
historiens Jacques Mathieu et Alain Laberge, il y a de nombreuses variations locales. Vers le
début du xviii e siècle, dans les régions où le peuplement a commencé tôt, toutes les terres
sont occupées et les fermes sont défrichées. Il n’y a aucun apport de familles nouvelles ;
les jeunes gens doivent donc quitter la région, tandis que la plupart de ceux qui restent
sont apparentés. Ces conditions sont idéales pour favoriser la présence de sous-cultures
locales. Dans les zones de colonisation plus récente, la population est plus diversifiée,
le défrichement moins avancé et les liens de parenté en dehors de la famille sont moins
établis. La traite des fourrures à l’extrémité ouest de la colonie et les pêcheries de morue à
l’est fournissent déjà des éléments de couleur locale, comme aussi la concentration de gens
provenant de mêmes régions de France. La région géographique commune aux fermes de
la vallée du Saint-Laurent contient certainement une variété de sous-cultures locales. Ces
76 L e pay s re vêche
Ces techniques de construction, connues mais peu utilisées dans la France du xviie siècle,
se répandent dans la colonie où le bois est couramment disponible.
L’Acadie et le Canada 77
loin se trouvent les villes où l'on ne se rend pas souvent, mais que l'on connaît bien à titre
de siège de l'autorité. Elles abritent l'administration coloniale, les cours supérieures, les
garnisons mais aussi les maisons, les hôpitaux, les couvents et les séminaires des ordres
religieux. On y tient les jours de marché et c'est là que les marchands font leurs affaires.
Devant l'église de la paroisse, les capitaines de milice lisent et affichent des ordonnances
émanant de la ville ; y viennent aussi les troupes en provenance de la ville ainsi que des mar-
chands, à l'automne. Souvent, le seigneur habite à Québec ou à Montréal, laissant peut-être
un agent à la seigneurie. Le pouvoir concentré dans les villes peut ainsi s'étendre à la cam-
pagne. Les villes s'enorgueillissent d'une bonne part de l'élégance de l'élite de France ; les
manières raffinées, les styles d'architecture que les paysans ne peuvent apercevoir que dans
les intérieurs baroques des églises de paroisse. Plus loin encore, enveloppées de souvenirs
imprécis, se trouve la France et une parenté de plus en plus distante avec laquelle une pay-
sannerie illettrée a depuis longtemps perdu contact. La traite des fourrures qui s'étend vers
les Grands Lacs et même plus loin, ainsi que les pêcheries de morue du golfe sont devenues
beaucoup plus présentes.
C'est là une campagne qui, comme en Acadie, tend à favoriser la paysannerie. La propor-
tion des terres par rapport à la main-d'œuvre a tourné à leur avantage et c'est pourquoi les
charges seigneuriales sont moins lourdes pour les paysans du Canada que pour ceux de
France. La disponibilité des terres permet à la ferme familiale de se reproduire, de généra-
tion en génération. Les fermes établies en longueur fournissent l'essentiel de la subsistance
des familles qui y travaillent. Comme en Acadie, cet accès à la terre se mesure par le taux
de croissance naturelle élevé de la population. Cependant, les grands systèmes de pouvoir
dans lesquels vivent les paysans de France ne disparaissent pas au Canada. Le Canada est
administré comme une province de France et, surtout en temps de guerre, l'État s'appro-
prie la main-d'œuvre et la production de la campagne. Les seigneurs obtiennent leurs
terres du roi et les censitaires obtiennent les leurs des seigneurs, comme en France. Même
si les charges seigneuriales se sont allégées au Canada, elles n'en demeurent pas moins un
fardeau. Un évêque relevant de Rome est établi à Québec et ses prêtres habitent la campa-
gne, vivant d'une dîme clairement définie. Il y a aussi des marchands, surtout à partir des
années 1730, moment où les exportations agricoles augmentent et où l'économie rurale
se redresse quelque peu. Être un paysan au Canada signifie être sujet aux exigences de ces
systèmes de pouvoir mais, au moins en temps de paix, à un degré moindre qu'en France.
Quelques comparaisons
La France ne pouvait pas se reproduire précisément en Acadie ou au Canada, ce qu’elle n’a
pas fait du reste. Cependant, même en Acadie où il n’y a pas de villes et, après 1710, aucune
administration française, de nombreux éléments de la vie paysanne française survivent.
Les similitudes sont plus importantes au Canada, là où émergent à la fois la campagne et
la ville, cette dernière abritant l’appareil complexe des pouvoirs étatique, ecclésiastique et
commercial. Les différences entre les deux colonies proviennent surtout du degré de main-
mise de l’État français sur ces territoires : elle est ferme au Canada et ténue, voire absente,
en Acadie. Mais, sous-jacente aux nombreuses différences entre le Canada et l’Acadie se
trouve une tendance commune aux sociétés de colons, depuis longtemps relevée par les éco-
nomistes politiques. En comparaison avec la France rurale du xviie siècle, la valeur relative
de la main-d’œuvre par rapport à la terre penche en faveur de la main-d’œuvre au Canada
comme en Acadie. C’est l’essence même des chances offertes à la paysannerie dans ces
colonies. Les paysans représentent la main-d’œuvre et un accès relativement peu coûteux à
la terre leur donne la chance d’utiliser cette force de travail pour établir des fermes familia-
les. Et c’est ce qu’ils font, génération après génération. Il n’y a rien de mystique, ni rien de
nouveau dans ce processus. Les paysans européens bénéficient du même avantage, pour des
raisons similaires, au cours du siècle suivant la Grande Peste (à cause d’une chute subite de
la population) et dans les zones d’expansion du peuplement même pendant le xviie siècle.
L’Acadie et le Canada 81
Si le coût moindre de la terre par rapport à la main-d’œuvre crée une situation favorable
à la campagne, il demeure que, au Canada, tout cela existe au sein d’un système de pouvoir
qui englobe la ville et la campagne, comme en France. Parce que l’Acadie ne possède pas
de villes et que l’assise du pouvoir externe y est moindre, la paysannerie acadienne est à
la fois autonome à un degré inhabituel et particulièrement vulnérable. Son détachement
de la configuration spatiale du pouvoir des sociétés européennes du xvii e et du début du
xviii e siècle sera le fondement de la tragédie de la déportation. Dans la France de l’époque,
la ville et la campagne sont les lieux de sociétés séparées quoique reliées entre elles. La ville
est un lieu de lettres et de belles manières, le centre principal de la culture raffinée. Elle
est aussi un centre de commerce et l’un des points de jonction d’un système de pouvoir
émanant du roi et de la cour vers l’extérieur. La campagne est caractérisée par l’oral, le
vernaculaire et le local. Elle soutient l’élite installée en ville ou dans les châteaux construits
en campagne car on fait payer les paysans, mais la ville ne peut certainement pas contrôler
chaque détail de la vie rurale. Là n’est pas l’intention d’ailleurs, et les paysans sont tout
simplement ignorés tant qu’ils fournissent des revenus et des recrues pour l’armée. Le
philosophe social français Michel Foucault affirmait que le pouvoir souverain émanant
de la ville contrôle les vies, mais pas les corps. On peut envoyer la troupe pour réprimer
une révolte paysanne, ou donner en spectacle les punitions infligées aux condamnés afin
de s’imposer par la peur. On peut tuer, ce que l’on fait au besoin (contrôle des vies). Mais
on ne peut contrôler les corps, c’est-à-dire les détails des vies individuelles. Les mécanismes
disciplinaires d’un tel pouvoir sont absents et la plupart, selon Foucault, n’apparaissent
que plus tard, avec le projet de la modernité. Il est édifiant de constater, à cet égard, qu’il
n’y a aucune bureaucratie officielle dans le France des xvii e et xviii e siècles pour prélever
ne serait-ce que la taille ; cette tâche est confiée à des milliers d’agents de recouvrement
qui se débrouillent pour obtenir ce qu’ils peuvent des paysans récalcitrants. Il n’y a à cette
époque aucune bureaucratie pour normaliser l’exercice du pouvoir, pas d’écoles avec un
programme d’étude standard, pas de disciplines scolaires avec leurs théories de comporte-
ment normatif. Le christianisme exerce sans aucun doute une influence normative sur la
vie des paysans qui est plus importante que celle de l’État, mais pas même le christianisme
ne parvient à effacer le caractère local de la campagne prémoderne.
BIBLIOGRAPHIE
L’Acadie
Les ouvrages, mentionnés dans le texte, par Rameau de Saint-Père, Parkman et
Lauvrière sont les suivants : F.-E. Rameau de Saint-Père, Une colonie féodale en amérique,
L’Acadie, 1604-1881, 2 vol. (Paris : Librarie Plon, 1889) ; Francis Parkman, A Half-Century
of Conf lict (Boston : Little, Brown, 1892) et Émile Lauvrière, La tragédie d’un peuple
(Paris : Bossard, 1922). Rameau de Saint-Père a publié plusieurs documents impor-
tants qui ne sont guère disponibles ailleurs.
Pour un survol plus récent sur les Acadiens, voir Jean Daigle, « Colonisation des
marais par les Acadiens », dans Atlas historique du Canada, vol. 1, Des origines à 1800,
R. Cole Harris, dir., cart. Geoffrey J. Matthews (Montréal : Les Presses de l’Univer-
sité de Montréal, 1987), planche 29. Même s’il exagère probablement la portée du
commerce acadien, l’ouvrage d’A.H. Clark, Acadia : The Geography of Early Nova Scotia
to 1760 (Madison : University of Wisconsin Press, 1968), constitue la description la
plus exhaustive de l’économie et de la colonisation acadienne. On trouve une descrip-
tion succincte, d’un point de vue plus politique, par Naomi Griffiths dans Contexts
of Acadian History, 1686-1784 (Montréal et Kingston : McGill-Queen’s University
Press, 1992). L’ouvrage de Griffiths le plus récent et le plus imposant, From Migrant
to Acadian : A North American Border People 1604-1755 (Montréal et Kingston : McGill-
Queen’s University Press, 2005), traite aussi d’histoire politique mais regorge d’infor-
mations sur la société et l’économie ainsi que de fascinants récits sur les relations
entre les Acadiens et les diverses administrations coloniales qui ont tenté de les gou-
verner. Voir en particulier les chap. 6, 7, 11 et 12. Sur les relations entre Acadiens et
Micmacs, consulter William C. Wicken, « Re-examining Mi’kmaq-Acadian Relations,
1635-1755 », dans Sylvie Dépatie, C. Desbarats, D. Gauvreau, M. Lalancette et T. Wien,
dir., Vingt ans après Habitants et marchands : lectures de l’histoire des xvii e et xviii e siècles
canadiens (Montréal et Kingston : McGill-Queen’s University Press, 1998), 93-114. Sur
l’Acadie dans le contexte impérial, voir Elizabeth Mancke et John G. Reid, « Elites,
States, and the Imperial Contest for Acadia », dans J.G. Reid, M. Basque, E. Mancke,
B. Moody, G. Plank et W. Wicken, The « Conquest » of Acadia, 1710 : Imperial, Colonial, and
Aboriginal Constructions (Toronto : University of Toronto Press, 2004), 25-47 ; Elizabeth
Mancke, « Imperial Transitions », dans ibid., 179-202 ; et sur la culture politique aca-
dienne, voir Maurice Basque, « Family and Political Culture in Pre-conquest Acadia »,
dans ibid., 48-63. Le meilleur survol de Louisbourg est celui de Kenneth Donovan, « Île
Royale, Eighteenth Century », dans Harris et Matthews, Atlas historique du Canada, vol.
1, planche 24.
Le Canada
Pour un survol fouillé du Canada à ses débuts, voir les planches 45-56 et « La colonie
du Saint-Laurent », l’essai qui les précède, dans Harris et Matthews, Atlas historique
du Canada, vol. 1, 113-117. Beaucoup plus exhaustif, l’ouvrage imposant portant sur
l’économie et la société aux débuts du Canada est Habitants et marchands de Montréal au
xvii e siècle de Louise Dechêne (Montréal et Paris : Plon, 1974). Notre propre ouvrage,
écrit plus tôt, R.C. Harris, The Seigneurial System in Early Canada : A Geographical Study
(Madison : University of Wisconsin Press, 1966), a été supplanté en bonne partie par
l’analyse de Louise Dechêne et la plupart des études subséquentes complètent le por-
trait qu’elle a brossé de ce sujet.
84 L e pay s re vêche
P endant les années entre le retour des Français dans la vallée du S aint-L aurent
en 1632 et la chute de la N ouvelle-France en 1760, la population de la vaste zone
intérieure qui entoure les Grands L acs et s’étend vers l’ouest demeure presque entiè-
rement autochtone. À la fin des années 1750, il y a probablement moins de 2 000 indivi-
dus de descendance européenne sur ce vaste territoire, même si la traite des fourrures, les
nouvelles maladies infectieuses, les missionnaires, les chevaux et les ambitions impériales
européennes ont déjà profondément affecté les sociétés indigènes qui s’y trouvent.
Ces nouvelles réalités proviennent de l’est, par le fleuve Saint-Laurent ou la rivière Hudson
et par les Grands Lacs, ou encore du nord, par les baies d’Hudson et de James. Les pre-
mières inf luences en provenance de l’est, associées aux pêcheurs dans le golfe du Maine
ainsi qu’aux baleiniers et négociants en fourrure de la basse vallée du Saint-Laurent dans
les années 1580, sont renforcées après 1608 lorsque Champlain établit un poste de traite
permanent à Québec (chapitre 2). Les Anglais abordent les rives de la baie d’Hudson au
début du xvii e siècle, mais leur influence sur l’intérieur du continent ne se manifeste r����
éel-
lement qu’à partir des années 1670, date à laquelle la Compagnie de la Baie d’Hudson
commence à établir des postes sur le pourtour de la baie. Les chevaux arrivent au début du
xviii e siècle en remontant les plaines à partir de la Nouvelle Espagne.
88 L e pay s re vêche
Après trois années de contrôle anglo-écossais, le Saint-Laurent voit le retour des Français
pendant l’été 1632. Samuel de Champlain, devenu commandant de la position française
sur le f leuve, se presse de rétablir l’alliance avec les Algonquins et les Hurons établie par
Henri IV quelque 30 ans auparavant (chapitre 2). Il comprend bien que cette alliance est
autant militaire que commerciale et qu’elle oppose désormais les Français à la Ligue iro-
quoise, l’ennemi traditionnel des Hurons et des Algonquins. Au début des années 1630,
les Iroquois reçoivent l’appui des Hollandais dans la vallée du f leuve Hudson. En termes
géopolitiques, on trouve au nord une alliance entre Français, Hurons et Algonquins établis
autour du Saint-Laurent qui s’oppose à une alliance entre Hollandais et Iroquois au sud,
établis sur l’Hudson.
Les Hurons et les Algonquins découvrent rapidement qu’un facteur d’inf luence associé
à l’alliance avec les Français est l’arrivée des « robes noires », des prêtres missionnaires,
au sein de leur communauté. C’est l’époque de la Contre-Réforme et le zèle missionnaire
catholique est au plus fort. Les Jésuites ont des amis à la Cour et l’entreprise missionnaire
en Nouvelle-France est placée entre leurs mains. Comme d’autres missionnaires en d’autres
lieux, les Jésuites demandent que les missions soient protégées des inf luences incontrô-
lables et potentiellement néfastes d’autres Blancs, en particulier celles des négociants
aux mœurs dissolues. Comme avant, au Paraguay, ils veulent s’accaparer l’intérieur, ses
habitants et leurs convertis. Cette façon de faire convient aux négociants autochtones (qui
prévoient qu’elle réduira la compétition) et aux administrateurs coloniaux (lesquels sont
en faveur d’une activité de traite bien administrée le long du Saint-Laurent). La politique
officielle française devient donc de permettre aux seuls Jésuites et à leurs serviteurs, peut-
être aussi à quelques soldats, de pénétrer vers l’intérieur ; il reviendra aux alliés autochtones
des Français d’amener les fourrures au Saint-Laurent. Le commerce et le prosélytisme se
voient accorder des espaces distincts : c’est dans le contexte de ces politiques spatiales que
les Jésuites établissent leur première mission permanente chez les Hurons en 1634, tandis
que la Compagnie de la Nouvelle-France ouvre un nouveau poste de traite à Trois-Rivières,
sur les rives du Saint-Laurent, à l’ouest de Québec.
Au cours des vingt années suivantes, la situation se déstabilise puis s’effondre à cause des
épidémies et des guerres. Il n’y a aucun doute que des maladies contagieuses (dont la rou-
geole, l’influenza, la variole et d’autres, peut-être) sont propagées involontairement par les
Jésuites qui voyagent vers l’intérieur. De nombreux Hurons croient que les Jésuites répan-
dent ces maladies intentionnellement et veulent tuer les prêtres, puis mettre fin à l’alliance
avec les Français. Malgré la terreur et la mort que sèment ces épidémies en terrain vierge,
d’autres soutiennent que l’alliance est désormais indispensable à la survie des Hurons face
aux attaques de la Ligue iroquoise. Les Jésuites resteront. En 1641, lorsque les épidémies
L’intérieur du continent 1632-1750 89
Carte 4.1 MISSIONS DES JÉSUITES AUTOUR DES GR ANDS L ACS AVANT 1650
C. Heidenreich, dans Atlas historique du Canada, vol. 1, Des origines à 1800, R. Cole Harris,
dir., cart. Geoffrey J. Matthews (Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 1987),
planche 34.
s’amenuisent, elles ont décimé à peu près la moitié de la population à l’est des Grands
Lacs, surtout chez les plus jeunes et les plus âgés. La population huronne passe de 20 000
à environ 9 000 individus, un taux de mortalité probablement assez semblable à celui de
tous les peuples iroquoiens et algonquiens de la région, les cinq tribus de la Ligue iroquoise
y compris. Pendant ce carnage, les Jésuites commencent à faire plus de convertis. En 1639,
ils établissent une mission centrale fortifiée, Sainte-Marie, et commencent à placer des
curés de paroisse, et même à construire des églises, dans les principaux villages hurons. Ils
ouvrent des missions pour des groupes algonquiens au nord de la Huronie, pour les Pétuns
un peu plus à l’ouest et pour les Neutres au sud ( CARTE 4.1). Là où ils ont eu le temps de
baptiser les indigènes avant les épidémies, ils remercient Dieu de ce que les âmes des morts
soient au ciel.
Aussi terribles que soient ces épidémies, il y a pire encore, car l’affrontement entre les deux
alliances entre Européens et autochtones gagne en violence. Dans les années 1630, au pire
des épidémies, les Iroquois entreprennent sporadiquement des raids vers le nord. Même
90 L e pay s re vêche
si l’alliance entre Hurons, Algonquins et Français tient à peine à cette époque, quelques
négociants autochtones descendent chaque année la rivière des Outaouais en route vers
Trois-Rivières ou Québec. En 1641, la tribu la plus à l’est de la Ligue iroquoise, les Agniers
(Mohawks), tente de négocier un traité de paix avec les Français. Les Agniers veulent des
mousquets et pressent les Français de mettre fin à leur alliance avec les Algonquins et les
Hurons, ce que les Français ne peuvent accepter. Inf luencés par les Jésuites, les Français
n’ont pas, jusqu’alors, échangé de mousquets avec leurs alliés, même s’ils comptent sur
eux pour s’approvisionner en fourrures. Lorsque les Français établissent un fort (le fort
Richelieu), bien à l’ouest de Trois-Rivières, à l’embouchure de la rivière Richelieu, et une
mission à Montréal, en 1642, dans un territoire considéré par les Agniers comme leur
réserve de chasse, ces derniers déclenchent des vagues d’attaques sur ces positions et le long
des routes commerciales qui y mènent. Ils dispersent certains des groupes algonquiens
de la vallée de la rivière des Outaouais et, pendant des années, bloquent le transport des
fourrures jusqu’au Saint-Laurent. En 1645, les Français parviennent à négocier la paix avec
les Agniers : des intermédiaires hurons et algonquins inondent le marché de fourrures
cette année-là et la suivante. Mais la paix est abruptement interrompue en 1646 lorsque
plusieurs Agniers assassinent un prêtre jésuite, le père Isaac Jogues, chargé d’établir une
mission chez eux. Les Agniers accusent le Jésuite d’avoir causé une épidémie et de mauvai-
ses récoltes, mais l’ont peut-être tué parce que les autres tribus iroquoises s’opposent à leur
entente avec les Français et que celle-ci ne tourne pas à leur avantage.
L’ampleur et l’intensité des attaques iroquoises augmentent après 1646 lorsque les Hurons
et d’autres peuples à l’intérieur de la sphère d’influence des Jésuites se scindent en factions,
chrétienne et païenne, après avoir perdu un grand nombre de leurs chefs durant les épidé-
mies. À cette époque, les Français ont déjà commencé à échanger des mousquets contre
des fourrures avec leurs alliés, mais en petit nombre et seulement avec des convertis au
christianisme. Les Iroquois, de leur côté, sont alors pourvus d’armes par les Hollandais.
En 1646-1647, des bandes de guerriers iroquois achèvent de disperser les derniers groupes
algonquiens de la vallée de la rivière des Outaouais. En 1648, une expédition d’Agniers et
de Sénécas envahit deux villages dans l’est de la Huronie, capturant ainsi 700 personnes.
En mars 1649, 1 000 guerriers bien armés détruisent les villages hurons qui restent et tuent,
dispersent ou capturent les Hurons. Les Pétuns, les Neutres et les Népissingues subissent
bientôt le même sort. D’autres groupes s’enfuient. L’entreprise missionnaire s’effondre. Les
Relations des Jésuites (des rapports envoyés, puis publiés en France) décrivent les horreurs
subies par des prêtres torturés et tués. En 1653, les péninsules du sud de l’Ontario et du
Michigan sont désertes et de petits groupes de réfugiés s’assemblent près de Québec, au
sud du lac Érié et à l’ouest du lac Michigan. La géographie humaine de toute la région des
Grands Lacs est désormais bouleversée ( CARTE 4.2).
L’intérieur du continent 1632-1750 91
Carte 4.2 COLONISATION AUTOUR DES GR ANDS L ACS, FIN DES ANNÉES 1650
Adapté de C. Heidenreich, dans Harris et Matthews, Atlas historique du Canada,
vol. 1, planche 37.
On a beaucoup discuté des causes des guerres contre les Iroquois. Pendant des années,
on a supposé qu’il s’agissait de guerres économiques motivées par les besoins en fourrures
des Iroquois devenus dépendants des biens fournis par les Européens, alors que le castor
avait disparu de leurs territoires. L’historien Georges T. Hunt a soutenu cette hypothèse
dans un livre remarqué, publié en 1940 (The Wars of the Iroquois). L’anthropologue Bruce
Trigger, auteur d’une étude portant sur les Hurons publiée en 1976 (Les enfants d’Aataentsic),
partage cet avis, comme aussi, dans un ouvrage récent sur la guerre dans la culture iro-
quoise, l’ethno-historien Roland Viau (Enfants du néant et mangeurs d’âmes). Toutefois, le
géographe Conrad Heidenreich et l’historien José Brandão ont démontré qu’à cette époque
les Iroquois ne sont pas encore dépendants des biens européens (excepté dans le cas des
armes à feu pour la guerre) et n’effectuent pratiquement jamais de raids pour obtenir des
fourrures. La motivation des Iroquois est toujours, selon eux, l’honneur et le prestige asso-
ciés traditionnellement à la guerre ainsi que la défense de leurs territoires traditionnels de
chasse (lesquels sont aussi importants pour le gibier que pour les fourrures). Ils cherchent
aussi à inclure leurs voisins iroquois dans la Ligue iroquoise et, par l’apport de captifs,
à refaire leur population affaiblie. Dans de nombreux villages iroquois, à l’arrivée de la
92 L e pay s re vêche
décennie 1650-1660, plus de la moitié des villageois sont des Iroquois d’adoption. Avec le
déséquilibre en armement jouant en leur faveur et un ennemi divisé et privé de leadership,
ils ont une chance de parvenir à leurs fins. Dans l’ensemble, Heidenreich et Brandão sou-
tiennent que, loin d’adopter des pratiques associées au marché européen, les Iroquois sont
des traditionalistes tentant d’utiliser les circonstances afin de conserver leurs valeurs, leurs
territoires et, par l’apport de captifs, leur capital humain. C’est probablement la thèse la
plus couramment admise, aujourd’hui, pour expliquer les causes de ces guerres terribles
qui ont inf ligé tant de mort et de mutilations, qui ont forcé les survivants à tant d’adap-
tations importantes et qui ont chassé les négociants français de la vallée du Saint-Laurent
vers l’intérieur du continent.
À la suite des guerres iroquoises, la plupart des réfugiés se retrouvent dans un triangle
qui s’étend du sud du lac Supérieur jusqu’à l’ouest du lac Michigan (CARTE 4.2). Là, ils sont
harassés par les Iroquois à l’est et, parce qu’ils empiètent sur leurs territoires de chasse à
l’ouest, ils commencent aussi à subir les attaques des Sioux dakotas. Pour assurer leur
protection, ces réfugiés se concentrent en zones densément peuplées ; quelque 20 000 per-
sonnes occupent les villages seulement autour de la baie Verte (Green Bay, au Wisconsin).
Dans ces villages se trouvent des populations mixtes chassées de leurs demeures et qui
n’ont souvent rien en commun, à part leur exode. C’est la peur qui les pousse à se regrouper
ainsi. Sur les plans culturel et politique, leur vie est bouleversée, et leurs conditions sont
précaires. De plus, cette stratégie de défense par la concentration provoque des problèmes
écologiques. Tous les lieux de refuge sont adjacents à des sites de pêche importants et des
terres propres à la culture du maïs. Mais cette culture est à la limite de la zone climatique,
et les pêcheries sont exploitées au maximum. Les échecs sont donc nombreux. Le gibier
dans les environs des campements est bientôt exterminé. Les gens sont pris entre les pres-
sions spatiales divergentes de la guerre (concentration) et de la famine (dispersion). La
concentration et la malnutrition créent des conditions favorables aux épidémies comme
la variole, la rougeole et d’autres encore qui ne peuvent plus être identifiées aujourd’hui.
L’historien Richard White décrit ces camps de réfugiés comme des « mondes de désespoir »,
des « mondes d’horreurs ».
Pendant quelques années, les guerres iroquoises sèment le chaos dans le commerce des
fourrures et mènent la minuscule colonie du Canada au bord de la ruine. La traite reprend,
hésitante, seulement en 1654 après que les Français eurent négocié une paix fragile avec les
Iroquois, ce qui permet à 120 négociants autochtones des camps de réfugiés à l’ouest du lac
Michigan d’atteindre Montréal. Ils réclament des mousquets, de la poudre et des balles. À
leur départ, le gouverneur autorise un négociant français, Chouart Des Groseilliers, à les
accompagner. Il sera le premier négociant autorisé à se rendre à l’ouest de Montréal. Après
deux hivers parmi les réfugiés, Des Groseilliers retourne à Montréal en 1656 avec un fort
contingent de négociants autochtones et rapporte que le potentiel commercial de la partie
L’intérieur du continent 1632-1750 93
ouest des Grands Lacs est favorable. Quelque 90 canots indiens arrivent à Montréal l’année
suivante, mais en 1658 la paix s’effondre et les attaques iroquoises reprennent dans la val-
lée de la rivière des Outaouais et aux marges du Canada. En 1660, un groupe de guerriers
iroquois tue Dollard Des Ormeaux, commandant de la garnison de Montréal, ainsi que 16
hommes sur la rivière des Outaouais, près de Montréal. Dans ces conditions périlleuses,
la traite des fourrures est à nouveau limitée même si, en 1659, quelques Mississagués (des
Ojibwés de l’Est) parviennent à atteindre Montréal. Lorsqu’ils repartent, Des Groseilliers
et son beau-frère, Pierre-Esprit Radisson, les accompagnent en secret. Pendant l’année
suivante, Radisson et Des Groseilliers explorent la rive sud du lac Supérieur et vont même
au-delà, probablement jusqu’au Mississippi. Ils nouent des alliances avec divers groupes
autochtones et commencent à saisir l’ampleur du vaste territoire, riche en fourrures, qui
se trouve à l’ouest et au sud du lac Supérieur. Contrairement aux Jésuites qui cherchent
à refaire les cultures autochtones, ils adoptent plusieurs coutumes indiennes et font du
commerce, comme l’a démontré l’historien Martin Fournier, selon l’usage autochtone. Ils
retournent à Montréal avec plusieurs canots et une fortune en fourrures, mais, puisqu’il
s’agit de commerce illégal, Des Groseilliers est brièvement emprisonné. Cependant,
Radisson et Des Groseilliers ont repéré un potentiel commercial important et des négo-
ciants français illégaux (les coureurs des bois), appuyés par des marchands de Montréal,
portent de plus en plus leurs activités vers l’intérieur. À la fin des années 1660, après que les
Français eurent à nouveau imposé la paix aux Iroquois (cette fois, en envoyant un régiment
de 600 soldats, le régiment de Carignan-Salières, pour incendier les villages agniers), il y a
probablement de 100 à 200 coureurs des bois autour des Grands Lacs et au-delà. La plupart
se contentent d’une hutte en guise de base d’opérations. La politique, toujours officielle, de
n’autoriser la traite que dans le bas Saint-Laurent et d’empêcher les négociants d’accéder à
l’intérieur, politique réitérée en France par Jean-Baptiste Colbert, le puissant intendant de
Louis XIV, n’existe plus en pratique.
Les Jésuites s’intéressent aussi aux découvertes de Radisson et Des Groseilliers et, au
début des années 1660, ils recommencent à établir des missions. Celles-ci sont cependant
beaucoup plus restreintes que les onéreuses missions, d’ailleurs vouées à l’échec, chez les
Hurons ; il ne s’agit en général que d’un prêtre et de ses serviteurs. En 1670, il y a déjà trois
missions dans la partie ouest des Grands Lacs, toutes établies dans des centres de réfugiés
( CARTE 4.3 ). Cette année-là, on construit un poste de traite, le fort de la baie des Puants,
sur la rive ouest du lac Michigan à la baie Verte ; c’est le premier poste de traite à l’ouest
du bas Saint-Laurent. Plusieurs Ojibwés, jadis éparpillés au sud du lac Supérieur, retour-
nent à leur territoire d’antan au nord du lac Huron après que l’on eut négocié la paix avec
les Iroquois.
Pendant cette période, la réaction autochtone face aux missionnaires et aux négociants
semble être essentiellement pragmatique : chaque groupe a son utilité particulière.
94 L e pay s re vêche
Les missionnaires sont les bienvenus s’ils peuvent guérir, gagner des batailles et garantir
l’approvisionnement en nourriture. Si cela n’est pas possible, ils perdent l’appui qu’on leur
accorde. Sur le plan politique de la conversion, si le Christ amène l’esturgeon, c’est aussi
l’échec du Christ si l’esturgeon se fait rare. Il y avait toujours un risque, comme le souligne
Richard White, à associer le pouvoir du Christ au cycle reproducteur d’un gros poisson. Ce
qu’il avance, essentiellement, c’est que les Jésuites se retrouvent dans un monde où Dieu
et le Christ sont en voie de devenir des manitous. Les négociants français découvrent que
les besoins de base des réfugiés sont l’alimentation et la défense, et qu’ils ne chassent le
castor pour la traite que si ces besoins sont satisfaits. Ils entreprennent le long périple vers
L’intérieur du continent 1632-1750 95
Rejetés par les Français, Radisson et Des Groseilliers emportent leur projet d’exploitation
des fourrures dans les territoires au nord et à l’ouest du lac Supérieur à Boston, puis à
Londres où ils expliquent à la cour du roi Charles II que la traite des fourrures dans le Nord
peut être exploitée à grand profit en passant par la baie d’Hudson. Bien avant cette date,
des explorateurs anglais ont déjà cartographié le pourtour de la baie ainsi que la route qui y
mène (chapitre 2) et, à la fin du xviie siècle, les théories commerciales et géopolitiques atta-
chent de l’importance à l’équilibre entre les territoires et les économies au Nord et au Sud.
Une première expédition à la Baie d’Hudson avait déjà, en 1668, résulté en profits consi-
dérables. En 1670, la Compagnie de la Baie d’Hudson, appuyée par certains des hommes
les plus puissants de l’Angleterre de l’époque de la Restauration, reçoit une charte royale
pour la traite et le commerce exclusifs dans toutes les terres dont les eaux se déversent dans
la baie d’Hudson. La nouvelle compagnie établit trois postes de traite autour de la partie
inférieure de la baie de James dans les années 1670 (Rupert House, Moose Factory et Fort
Albany) et un poste de traite sur les rives de la baie d’Hudson à l’embouchure de la rivière
Hayes (York Factory) en 1682. Tout de suite, les Cris dans les environs de ces postes com-
mencent à y faire commerce, tout comme des négociants assiniboines venus de loin au sud
et à l’ouest du lac Winnipeg pour négocier à Fort Albany et York Factory.
Cette présence anglaise au nord coïncide avec un aff lux des fourrures vers le sud où des
marchands anglais installés à Albany, sur la rivière Hudson, offrent de meilleurs prix. Tout
cela force le commerce français vers l’intérieur. Le gouverneur lui-même, Louis de Buade,
comte de Frontenac, établit deux postes de traite illégaux au lac Ontario et autorise son
protégé, Cavelier de La Salle, à mener des explorations qui entraînent la création de plu-
sieurs autres postes à l’ouest du lac Michigan. Les autorités au Canada estiment à quelque
300 le nombre de coureurs des bois actifs dans l’Ouest à la fin de la décennie 1670-1680,
tous engagés dans un commerce illégal et bon nombre traitant même avec les Anglais.
96 L e pay s re vêche
Onnéiouts. L’année suivante, lorsque la France et l’Angleterre signent une paix qui s’avérera
temporaire, les Anglais abandonnent les Iroquois qui ne sont plus alors une réelle menace.
En 1701, ils viennent à Montréal avec plus de 30 autres nations afin de négocier un traité
de paix. Selon les termes de cette entente, les Iroquois abandonnent toute revendication
des Territoires de l’Ouest et acceptent de rester neutres en cas de conf lit entre Français
et Anglais. Pour la première fois depuis un siècle, le f lanc sud du Canada connaît une
paix relative.
98 L e pay s re vêche
À la fin du xvii e siècle, les Anglais sont presque éliminés de la baie d’Hudson tandis que
la menace iroquoise n’est plus : les Français sont en mesure d’être optimistes quant à leur
contrôle de l’intérieur du continent. Cette situation, combinée à un surplus de peaux de
castor, aux frais encourus par les guerres et aux requêtes insistantes des Jésuites, amène
la Couronne à fermer la plupart des postes de l’intérieur vers la fin de 1696. Le modèle
spatial jadis utilisé pour la traite des fourrures allait être rétabli. Les négociants autoch-
tones devraient à nouveau se rendre à Montréal. Cette politique enrage les marchands
de fourrures de Montréal ainsi que de nombreux négociants autochtones, dont certains
déclarent que leur père, Onontio (le gouverneur de Québec), les a abandonnés et qu’ils ne
traiteront plus jamais avec les Français. Elle laisse aussi à peu près 200 coureurs des bois
dans l’intérieur qui continuent à mener une traite devenue illégale. Mais la Couronne
persiste. L’interdiction qui frappe le commerce des fourrures dans l’intérieur s’inscrit dans
une stratégie géopolitique à l’échelle continentale. On prévoit construire des forts autour
du golfe du Mexique, établir une suite de garnisons fortifiées et encourager l’établissement
de missions dans le vaste territoire entre le golfe du Mexique et les Grands Lacs, y étendre
l’alliance entre Français et autochtones et, ainsi, contourner la présence anglaise à l’est des
Appalaches. La CARTE 4.5 montre les résultats de cette politique au début du xviii e siècle.
Détroit, fondée en 1701, est alors destinée à être l’un des maillons importants de la chaîne
reliant le Canada à l’embouchure du Mississippi.
Toutefois, ce que les Français créent dans l’intérieur du continent est un vide et celui-ci
commence à se remplir d’inf luences anglaises. Les coureurs des bois peuvent désormais
obtenir des marchandises de la région de la basse vallée du Mississippi et, comme ils sont
coupés du Canada, ils se tournent de plus en plus vers le commerce avec les Anglais. La
fondation de Détroit est probablement une erreur stratégique car elle attire des groupes
autochtones vers le sud et leur facilite le contact avec les Iroquois et les négociants anglais
qui commencent à s’infiltrer dans la vallée de l’Ohio. L’exigence faite aux négociants
autochtones de faire le long voyage jusqu’à Montréal, combinée à la surabondance de
fourrures du côté français, donc à la tentation de réduire les prix, amène l’alliance au bord
du désastre. Les relations sont particulièrement tendues à Détroit. En 1712, la violence
y éclate entre les Renards et un groupe d’Outaouais-Potéouatamis. Lorsque les Français
prennent le parti de ces derniers, ils se trouvent en guerre contre les Renards. La paix
ne règne pas dans l’intérieur, les Français ne maîtrisent pas la situation et la traite des
fourrures est en train de leur échapper. La politique de retirer les négociants des Territoires
de l’Ouest et de contenir l’expansion anglaise à l’aide de postes fortifiés, de missions et
d’une alliance franco-autochtone est en train d’échouer. Dans ces circonstances, le traité
d’Utrecht, signé en 1713 pour mettre fin à la guerre de la Succession d’Espagne, assène le
coup final. Il accorde les terres autour de la baie d’Hudson aux Anglais (plus précisément
aux « Britanniques » après l’Acte d’union entre l’Angleterre et l’Écosse de 1707), leur donne
L’intérieur du continent 1632-1750 99
la « suzeraineté » sur les Iroquois et fait de la région est des Grands Lacs et de la vallée de
l’Ohio une zone de libre-commerce. Cet état de fait met fin à tout espoir de la part des
autorités en France et au Canada de maintenir la géopolitique des quinze années pr�������
écéden-
tes. En coinçant la Nouvelle-France entre des positions britanniques clairement établies
à l’Est et au Nord, le traité d’Utrecht ne laisse pas d’autre choix à la France que d’occuper
100 L e pay s re vêche
l’intérieur afin d’obtenir le contrôle de vastes territoires sur lesquels les revendications
françaises et anglaises sont maintenant tout autres (CARTE 4.6). Même si le traité d'Utrecht
prévoit une commission bilatérale pour trancher la question, celle-ci ne sera mise sur pied
que tardivement et n'obtiendra aucun résultat.
De son côté, la Compagnie de la Baie d’Hudson reprend tous ses anciens postes sauf un et,
en 1717, elle établit Fort Churchill, un poste important au nord-ouest de York Factory, à
l’embouchure de la rivière Churchill. La compagnie poursuit l’exploration vers l’intérieur
des terres, mais n’y établit qu’un seul poste, Henley House, en 1743 sur la rivière Albany, au
nord de Fort Albany. Lorsque des alliés autochtones des Français le mettent à sac en 1755,
les employés de la Compagnie de la Baie d’Hudson refusent d’y retourner. Dans l’ensem-
ble, les activités de la compagnie ne s’étendent pas vers l’intérieur des terres, car la traite
qu’elle mène sur les rives de la baie est hautement profitable. Au sud, des négociants anglo-
américains continuent à s’infiltrer dans la vallée de l’Ohio, souvent avec des chevaux de
bât, pour y faire commerce pendant quelques jours avant de repartir. Leurs premiers postes
dans la haute vallée de l’Ohio sont établis dans les années 1720. Ils ouvrent un poste plus
permanent, Fort Oswego, à l’extrémité sud-ouest du lac Ontario en 1726. C’est là, en bref,
l’évolution géographique de la rivalité commerciale entre Anglais et Français dans l’inté-
rieur du continent dans les années qui suivent 1713.
La CARTE 4.7 illustre ces tendances vers 1750. Au nord, à cette époque, la Compagnie de
la Baie d’Hudson possède cinq postes situés à l’embouchure de rivières autour des baies
d’Hudson et de James, ainsi que Henley House à l’intérieur des terres. Le flot de marchan-
dises qui passe par ces postes s’étend loin vers l’intérieur jusqu’à ce que cette activité entre
en conf lit avec les intérêts commerciaux français. Le commerce des Français suit un axe
est-ouest partant de Montréal et un axe nord-sud le long du Mississippi. Au sud, la route
du commerce part de Montréal en longeant le f leuve Saint-Laurent et les lacs Ontario et
Érié jusqu’à un entrepôt important à Détroit d’où partent des pistes vers le bassin fluvial
du Mississippi. Au nord, la piste longe la rivière des Outaouais puis le lac Huron jusqu’à
Michillimakinac, la contrepartie de Détroit pour le Nord. De là, un embranchement
mène au sud vers le lac Michigan et, plus loin, le Mississippi ; un autre mène vers l’ouest
jusqu’au lac Supérieur puis, après de nombreux portages, jusqu’au lac Winnipeg et à la
rivière Saskatchewan. La plus grande partie du bassin des Grands Lacs et de la vallée du
Mississippi et une part importante de l’immense territoire au nord-ouest du lac Supérieur
sont dans l’orbite du commerce de fourrures des Français. Au sud-est, cependant, des
commerçants anglo-américains sont actifs dans la vallée de l’Ohio où, en 1750, ils possè-
dent plusieurs postes. L’année précédente, une expédition militaire française avait échoué
dans une opération visant à les évincer (chapitre 5). Tout cela est superposé à un territoire
occupé par les autochtones et qu’ils estiment leur appartenir.
Le territoire que les négociants en fourrures contrôlent est, en réalité, extrêmement limité
et ne s’étend guère au-delà des palissades de leurs forts. Ces derniers sont autant des sites
défensifs que des lieux de commerce. Plusieurs sont munis d’une garnison. Des canons
sont placés aux embrasures des murs, on met la barre au portail durant la nuit (et, souvent,
le jour) et des sentinelles sont en poste. La hiérarchie y est rigide. Il y a souvent une place
102 L e pay s re vêche
d’armes pour les manœuvres, laquelle est entourée d’édifices bien ordonnés. Les forts ont
été comparés à des avant-postes militaires et même, à cause de la rigueur de la discipline et
de l’isolation des « équipages », à des vaisseaux en pleine mer. L’historienne Jennifer Brown
qui a écrit sur les « usines » ou « maisons » tel qu’on surnomme les postes de la Compagnie
de la Baie d'Hudson, suggère que ces postes ont acquis, au fil des années, de nombreuses
caractéristiques des domaines familiaux anglais où le propriétaire, sa famille, ses serviteurs
et ses apprentis vivent en une communauté sévèrement stratifiée. Toutes ces analogies
soulignent le fait que les forts sont des centres de pouvoir extérieur. Ce sont aussi des lieux
de métissage, en partie parce que les hommes qui y travaillent proviennent de milieux
culturels divers, mais surtout parce que des femmes autochtones y vivent aussi à titre
de compagnes et de partenaires sexuels, fournissant en même temps une main-d'œuvre
et des compétences utiles ainsi que des liens avec les sociétés autochtones en dehors des
palissades. La traite des fourrures ne peut fonctionner sans elles. Grâce à leur présence
dans les forts, on y parle les langues autochtones autant qu'européennes et les contacts des
négociants avec le monde autochtone dépassent de beaucoup les exigences cérémonielles
du commerce.
En dehors des forts, l'immersion dans le monde autochtone est encore plus importante.
Surtout en territoire français et à l'époque où le commerce de l'intérieur est illégal, les cou-
reurs des bois mènent leurs opérations loin des forts : ils sont dans les villages autochtones,
loin de la protection du canon et de la palissade et plus loin encore des lois et du monopole
de la violence associé à l'État. Ils survivent grâce à la ruse, à leur capacité d'adaptation
et, souvent, à leur relation avec une Amérindienne qui leur donne une place, voire un
lien familial, au sein de la société autochtone. Plusieurs parlent une langue indigène et,
lorsqu'ils vivent longtemps loin des communautés françaises de la vallée du Saint-Laurent,
s'habillent et se nourrissent de façon très semblable aux autochtones, tout cela à une
époque où les marchandises de traite et autres inf luences externes altèrent le mode de
vie indigène. Dans de telles circonstances, la frontière entre autochtones et Européens
s’estompe. C’est ce que Richard White décrit comme le « plan médian », un espace qui
fait l'objet d'une négociation continuelle et à propos duquel cette négociation s'effondre
souvent. Lorsque c'est le cas, la vie en dehors de la protection du fort devient périlleuse.
En 1684, la seule année pour laquelle nous possédons des données, les autochtones tuent
39 négociants français.
Quoique souvent ébréchée, l'alliance franco-autochtone s'infiltre aussi dans l'espace
autochtone et fournit le cadre politique et militaire dans lequel, normalement, le com-
merce français fonctionne. Après le traité d'Utrecht, les négociants britanniques de la baie
d'Hudson n'ont plus besoin d'une alliance ; leurs forts sont en sécurité sur le plan militaire
et les rivières qui se jettent dans la baie amènent un commerce lucratif. Les Français et les
autochtones avec lesquels ils commercent sont plus vulnérables et recherchent la protec-
104 L e pay s re vêche
tion que procure une alliance. En évoluant, l'alliance devient une sorte de « plan médian »
diplomatique qui repose sur diverses perceptions autochtones des faits. De leur point de
vue, le gouverneur de Québec, Onontio, est à la tête de l'alliance et les autochtones sont
ses enfants. Un bon père s'occupe de ses enfants ; il les appuie dans leurs guerres, arbitre
leurs disputes internes, « couvre » (donnent une compensation pour) leurs morts, offre des
cadeaux généreux et prodigue son aide dans les épreuves. Lorsque les Français se compor-
tent ainsi, l'alliance fonctionne. Il existe des précédents indirects chez les Français ; selon la
loi coutumière française, un seigneur devait s'occuper de ses dépendants comme « un bon
père de famille ». Mais ce système est lourd et dispendieux et les Français tentent souvent
de l'alléger. Dans de tels cas, leurs alliés autochtones deviennent rébarbatifs et cessent de
coopérer. Parce que plusieurs membres du gouvernement à Québec et à Paris estiment que
la défense de la Nouvelle-France et la viabilité du commerce des fourrures dépendent d'une
alliance solide, ils parviennent habituellement à l'entretenir. Lorsque ces efforts portent
leurs fruits, l'alliance est présente dans les villages à l'ouest du lac Michigan et donne une
certaine protection aux Français de la région.
Au fur et à mesure que les négociants français s'aventurent vers l'intérieur, et surtout
lorsque les coureurs des bois établissent des liens commerciaux directement dans les
villages autochtones, ils remplacent la plupart des intermédiaires indigènes spécialisés
qui, avant l'effondrement de la Huronie, servaient de contact entre les chasseurs et les
trappeurs amérindiens et les Français. Même si quelques intermédiaires autochtones
continuent à commercer à Montréal après 1681 et même si un réseau d'intermédiaires
devait se créer autour des postes français de l'intérieur, la dominance des intermédiaires
indigènes diminue en proportion directe avec le nombre de négociants français dans
l'intérieur. Par ailleurs, comme la Compagnie de la Baie d'Hudson mène ses opérations
presque entièrement sur le pourtour de la baie, son réseau vers l'intérieur repose entière-
ment sur les intermédiaires. Sur ce plan, ce commerce ressemble beaucoup, au début du
xviii e siècle, au commerce français de la vallée du Saint-Laurent un siècle auparavant. Au
début des activités de la Compagnie de la Baie d’Hudson, des négociants amérindiens
venus des plaines, des Mandanes de la vallée du Missouri et des Gros-Ventres du sud de
la Saskatchewan vont traiter aux postes de la baie d’Hudson. En 1720, cependant, des
négociants cris et assiniboines situés entre la baie et les prairies ont consolidé leur posi-
tion en tant qu’intermédiaires, empêchant ainsi presque tout autre groupe de négociants
d’atteindre les postes de la baie. Ces intermédiaires sont des commerçants spécialisés qui
utilisent les marchandises obtenues par la traite pendant une année ou deux, puis les
échangent, à fort profit, contre des fourrures avec des groupes plus loin à l’intérieur des
terres. Le géographe et historien Arthur Ray a démontré que le désavantage compétitif des
négociants des plaines ne vient pas que de la tendance des Cris et des Assiniboines à leur
bloquer le chemin. Leur accès est aussi limité par la longueur du voyage jusqu’à la baie, par
L’intérieur du continent 1632-1750 105
la courte saison exempte de glace durant laquelle le voyage est possible, par la difficulté
d’obtenir de la viande en chemin (les peuples des plaines n’aimant pas le poisson) et même,
vers le milieu du xviii e siècle, par leur habileté réduite à utiliser le canot qu’ils remplacent
de plus en plus par le cheval.
Les peuples autochtones recherchent les marchandises européennes pour leur valeur
symbolique, leur aspect pratique ainsi que par plaisir et par dépendance (tabac et alcool).
Même s’il leur est nécessaire d’avoir des fusils parce que leurs ennemis en sont armés, il
n’y a guère de preuve qu’ils soient déjà dépendants d’autres marchandises européennes.
Les façons de faire léguées par des douzaines de générations ne sont pas oubliées et on y a
recourt en cas de besoin. Cependant, la traite des fourrures a fait entrer de nouveaux biens
dans les mondes de vie locaux et consensuels des autochtones. Ces derniers vivent dans des
économies fondées sur des occupations multiples où l’acquisition de richesse matérielle
n’est qu’un encombrement, où le prestige provient de l’acte de donner plutôt que de l’acte
d’accumuler. Dans ce contexte, la signification sociale des biens change et le commerce
lui-même acquiert de nouvelles significations. En quelques mots, une économie de marché
vient d’apparaître dans un espace non européen où les lois de l’offre et de la demande ne
semblent guère s’appliquer.
On débat depuis plusieurs années déjà afin de déterminer à quel point les principes du
marché européen expliquent les pratiques commerciales autochtones. Il s’agit d’enjeux
fondamentaux et le sujet est loin d’être clos, même si les positions les plus extrêmes sont
aujourd’hui largement écartées. Dans une série de grandes études couvrant plusieurs
années, Arthur Ray offre une analyse essentiellement économique du commerce autoch-
tone à la baie d’Hudson. Selon lui, les intermédiaires amérindiens sont des négociants
avisés qui sont fins connaisseurs en matière de qualité des marchandises qui leur sont
offertes, qui rejettent les marchandises marquées de petits défauts, qui jouent sur la com-
pétition opposant Français et Anglais et qui n’encombrent jamais le commerce d’allian-
ces politico-militaires. Jusqu’à un certain point, leur commerce se base sur le coût relatif
du transport, lequel est plus élevé vers Montréal que vers la baie. Les fourrures de plus
grande valeur vont aux Français en échange de biens légers et dispendieux, tandis que les
peaux plus lourdes et de moindre valeur sont échangées avec les Britanniques pour des
biens lourds comme des chaudrons ou des fusils. Il admet, toutefois, que l’économie de
marché à l’européenne n’explique pas tout de ce commerce. Les échanges sont toujours
précédés d’une cérémonie élaborée qui inclut l’acte de fumer le calumet et l’échange de
cadeaux, faute de quoi, le commerce n’a pas lieu. De plus, la demande autochtone pour les
biens européens durables est inélastique. Si le prix des fourrures augmente, les négociants
autochtones réduisent l’offre puisqu’il leur est possible d’obtenir les biens convoités avec
moins de fourrures. Cette inélasticité de la demande semble être liée en partie aux capaci-
tés de transport limitées des canots, mais elle s’explique probablement plus par l’inutilité
106 L e pay s re vêche
des possessions matérielles excédentaires en regard du statut ou des besoins propres à des
sociétés de chasseurs-cueilleurs itinérants. Cela pose toutefois un problème aux négociants
européens qui compensent le plus souvent en offrant des produits de consommation et
cherchent à créer une dépendance, surtout dans le cas du tabac et de l’alcool. Avec l’intensi-
fication de la compétition entre Français et Britanniques dans l’intérieur, on utilise abon-
damment ces deux denrées. Le commerce britannique, disait-on, est basé sur le rhum et le
tabac du Brésil, tandis que le commerce français est basé sur le brandy.
De plus, tout en observant que le commerce français des fourrures jette un pont entre les
sociétés amérindiennes et l’économie mondiale de l’époque, Richard White souligne son
caractère non économique. Selon lui, le commerce tel qu’il est perçu par les autochtones est
d’abord une question de relations et de besoins plus que de profits. Il avance que même les
Français, à cause de leur dépendance envers une alliance avec les autochtones, seront ame-
nés à partager cette conception du commerce. Dans cette perspective, le commerce se fait
entre amis et sous-tend des responsabilités sociales, surtout en ce qui a trait aux besoins
essentiels. Plus le besoin de l’acheteur est grand, plus grande est la responsabilité du ven-
deur. Le commerce est envisagé en fonction d’échanges de cadeaux et les marchandises sont
des objets à la fois rituels et utilitaires imbriqués dans le réseau social et créateurs d’obliga-
tions sociales entre les groupes. Ils permettent d’acheter l’influence et le prestige et impo-
sent le respect. Selon cette conception du commerce, la valeur des biens est coutumière ;
elle ne varie pas. Si les Français donnent plus, Onontio, le gouverneur de Québec, est alors
vu comme un père généreux, mais, s’il donne moins, l’alliance en souffre. Onontio n’aime
plus ses enfants indiens. Il est bien possible, évidemment, que chacune de ces analyses soit
juste selon les circonstances, puisque le commerce des fourrures évolue différemment selon
le contexte.
Quelle que soit la réaction autochtone à la traite des fourrures, il reste que celle-ci a doré-
navant amené l’économie mondiale vers l’intérieur du continent. Elle amène aussi dans son
sillage des maladies infectieuses et les routes commerciales deviennent des vecteurs de pro-
pagation des maladies. Pendant la seconde moitié du xvii e siècle, la variole, la rougeole et,
vraisemblablement, l’influenza ainsi que d’autres maladies infectieuses se propagent parmi
les réfugiés de l’ouest du lac Michigan mais ne s’étendent peut-être pas plus à l’intérieur
des terres. La variole est présente à York Factory en 1720, amenée là par bateau. Elle s’étend
à plus grande échelle en 1737-1738, selon le géographe Paul Hachett ; présente d’abord à
Boston, elle se répand dans les communautés installées dans la vallée du Saint-Laurent,
puis dans le réseau du commerce des fourrures. Sa présence dans l’intérieur, au Nord, est
sporadique, mais elle se manifeste le long des cours d’eau entre le lac Supérieur et le lac
Winnipeg, autour de ce dernier, et sur les rives de la rivière Hayes à York Factory : tous ces
emplacements sont sur les routes commerciales. Dans la majorité des zones touchées, c’est
la toute première manifestation de la maladie.
L’intérieur du continent 1632-1750 107
Le cheval est une autre importation européenne, en provenance du Sud, cette fois, et sans
lien avec la traite des fourrures. On trouve des chevaux venus de Mexico à Santa Fé, au
Nouveau-Mexique, en 1600. Le vol de chevaux devient peu à peu un art et c’est ainsi que ces
animaux sont amenés vers le Nord jusqu’aux sources du Missouri, en territoire shoshone,
vers 1720 à peu près. Les chevaux confèrent un avantage militaire important dont les
Shoshones font bon usage pendant une courte période dans les années 1740. Ils mènent des
raids vers le nord, repoussant ainsi les Pieds-Noirs et les Gros-Ventres, des peuples des plai-
nes du Nord-Ouest, vers le nord de la rivière Saskatchewan. Ils ne peuvent cependant pas
empêcher leurs ennemis d’obtenir des chevaux. Ces derniers commencent aussi à obtenir
des mousquets en provenance de la vallée du Saint-Laurent et de la baie d’Hudson tandis
que les Shoshones n’y ont guère accès. Avec ces nouveaux apports, l’équilibre du pouvoir
penche désormais du côté des Pieds-Noirs et des Gros-Ventres.
Comme durant les guerres iroquoises, la possession d’armes à feu déstabilise l’équilibre
du pouvoir et les conséquences sont souvent néfastes. Le carnage et le déplacement de
populations dans le sud de l’Ontario durant les années 1640 se rejouent de façon approxi-
mative avec la diffusion des armes à feu vers l’ouest. Par exemple, tant que l’aff lux des
armes vers l’intérieur demeure sous le contrôle des Cris et des Assiniboines, ces derniers
jouissent d’un pouvoir relatif accru. Au Nord, une lutte intense éclate sur la frontière entre
Cris et Chipewyans. Un commerçant de la baie d’Hudson, James Knight, rapporte que
6 000 hommes, des Chipewyans surtout, sont tués. Knight a sans doute exagéré, mais il
est clair que la situation militaire ne se stabilise qu’après 1717 avec l’établissement de Fort
Churchill et, conséquemment, l’accès direct des Chipewyans aux armes à feu. Au Sud, des
combats éclatent entre les Assiniboines et les Sioux dakotas. Dans ce cas-ci, les Français
appuient les Sioux ; lorsque les Français prennent York Factory sans y importer d’armes à
feu pendant plusieurs années, l’approvisionnement en armes des Assiniboines s’effondre et
ceux-ci sont massacrés par les Sioux. Un marchand observe qu’ils avaient peut-être perdu
l’habileté à se défendre avec des arcs et des flèches. Au Sud-Ouest, les Assiniboines font la
guerre aux Gros-Ventres, aux Gens-du-Sang et aux Pieds-Noirs ; au Nord-Ouest, les Cris
entrent en force dans les territoires des Castors. Tous ces combats le long du périmètre
ensanglanté entre les territoires cri et assiniboine sont encouragés et intensifiés par l’iné-
gale diffusion des armes à feu.
Le déracinement et le déplacement de populations sont à la fois des causes et des effets
des guerres, comme l’ont démontré les migrations précédentes des Hurons, des Pétuns, des
Ojibwés et d’autres encore vers l’ouest du lac Michigan. Déplacés eux-mêmes par la guerre,
ces peuples de réfugiés vont souffrir des conséquences de leur exode : de longues guerres
contre les Renards et les Sioux dakotas. Partout à l’intérieur du continent, la guerre et
la maladie forcent les groupes autochtones à se déplacer, aggravant ainsi l’instabilité des
mondes de vie en plein changement. Les territoires dépeuplés sont occupés par d’autres,
108 L e pay s re vêche
comme lorsque des Ojibwés parlant une langue algonquienne s’installent, au début du
xviii e siècle, dans le Haut-Canada (chapitre 9). Presque partout, les territoires tribaux
changent. La CARTE 4.8 montre la redistribution des peuples de l’intérieur du continent
entre 1720 et 1760. Les Assiniboines et les Cris ont pris un peu d’expansion vers l’ouest tout
en perdant de leur territoire du sud-ouest du lac Winnipeg aux Ojibwés de l’Ouest, lesquels
occupent le vide relatif laissé par les guerres avec les Sioux et les épidémies de variole. Au
nord, les Chipewyans, maintenant bien armés, se sont avancés en territoire cri.
À une échelle beaucoup plus locale, la traite des fourrures encourage la spécialisation
économique. Elle est maintenant au centre de plusieurs économies autochtones. Les bandes
de Cris installées près des postes de la compagnie autour de la baie d’Hudson (surnommés
les Homeguard Cree) vivent de la traite qui les approvisionne et sont dépendants des armes
à feu, des étoffes et du cuir qu’ils obtiennent auprès des postes. D’autres Cris et certains
Assiniboines sont devenus des négociants spécialisés. Les rondes saisonnières de la plupart
de ceux qui chassent et trappent sont maintenant modifiées pour allouer plus de temps à
la prise du castor et de la martre, les principales fourrures de traite. Alors que les économies
autochtones se centrent sur ces animaux, une nouvelle relation s’établit avec eux et avec la
terre. Les chasseurs deviennent plus territoriaux et défendent leur droit de chasser ces ani-
maux sur leur territoire et d’exclure d’autres chasseurs. Ces derniers peuvent toujours venir
y chasser pour de la nourriture, mais à l’exclusion des animaux faisant l’objet de la traite.
Il faut enfin se rappeler que, malgré tous ces changements, l’intérieur du continent en
1750 est toujours un espace autochtone dans lequel les postes français et britanniques
sont de minuscules enclaves sous domination européenne. Il est clair, cependant, que le
mode de vie de tous les peuples autochtones de l’intérieur du continent est profondément
affecté par la traite des fourrures. Ce ne sont pas tant les marchandises européennes ou
L’intérieur du continent 1632-1750 109
même la traite elle-même qui ont transformé les façons de vivre des autochtones, mais
plutôt les changements démographiques, géopolitiques, culturels et économiques amenés
par la traite qui ont re-contextualisé la vie autochtone de façon draconienne. Certaines
populations ont subi une décroissance abrupte et, parfois, se sont stabilisées. Des peuples
ont été déplacés. L’équilibre du pouvoir a changé ; les guerres ont gagné en intensité. Les
économies sont devenues plus spécialisées. De plus en plus, on parle d’un dieu chrétien.
De nombreuses nouvelles marchandises sont disponibles et, même si elles sont investies
d’une signification autochtone, elles apportent les échos des sociétés lointaines qui les ont
fabriquées. La vue d’ensemble est une vision de tumulte et de changement, de peuples et de
lieux en pleine mutation. Pourtant, les négociants français et anglais ne sont à la recherche
que de matières premières et non de terres ; si les États européens revendiquent de vastes
territoires, sur lesquels, souvent, ne s’est jamais posé un regard européen, ce ne sont encore
que des abstractions géopolitiques conçues à distance. À l’intérieur du continent, et malgré
tous les changements, dans leur vie et par leurs façons de faire, les peuples autochtones
possèdent et occupent toujours la terre.
BIBLIOGRAPHIE
Encore une fois, le meilleur point de départ est un ensemble de cartes par Conrad
Heidenreich qui montrent l’évolution de la colonisation, du commerce et des conf lits
armés dans la région des Grands Lacs dans Atlas historique du Canada, vol. 1, Des origi-
nes à 1800, R. Cole Harris, dir., cart. Geoffrey J. Matthews (Montréal : Les Presses de
l’Université de Montréal, 1987), planches 35 et 37-41. Voir également « L’expansion
vers l’intérieur », l’essai qui précède cette section de l’atlas et, à propos des explora-
tions par les Français, Conrad Heidenreich, « Early French Exploration in the North
American Interior », dans J.L. Allen, ed., North American Exploration, vol. 2, A Continent
Defined (Lincoln et Londres : University of Nebraska Press, 1997), 65-148 ; et W.J.
Eccles, « French Exploration in North America, 1700-1800 », dans ibid., 149-202.
À propos des guerres iroquoises et de la dispersion des Hurons, voir : Bruce G.
Trigger, Children of the Aataentsic : A History of the Huron People to 1660 (Montréal,
Kingston et Londres : McGill-Queen’s University Press, 1976). Bruce G. Trigger et
Gordon M. Day, « Southern Algonquian Middlemen : Algonquin, Nipissing, and
Ottawa, 1550-1780 », dans Edward S. Rogers et Donald B. Smith, ed., Aboriginal
Ontario : Historical Perspectives on the First Nations (Toronto et Oxford : Dundurn Press,
1994), 64-77. Conrad E. Heidenreich, « History of the St. Lawrence-Great Lakes Area
to A.D. 1650 », dans Chris Ellis et Neal Ferris, ed., The Archaeolog y of Southern Ontario
to A.D. 1650, Ontario Archaeological Society no 5 (London : Ontario Archaeological
Society, 1990), 475-495. José António Brandão, « Your Fyre Shall Burn No More » : Iroquois
Policy toward New France and Its Native Allies to 1701 (Lincoln et Londres : University
of Nebraska Press, 1997). Roland Viau, Enfants du néant et mangeurs d’âmes : guerre,
culture et société en Iroquoisie ancienne (Montréal : Boréal, 1997). Les divers points de vue,
mentionnés plus haut, sur les guerres iroquoises sont représentés dans ces sources.
110 L e pay s re vêche
Sur les réfugiés à l’ouest du lac Michigan et leur relation avec la traite des fourru-
res et l’alliance des Français, notre chapitre repose sur l’analyse monumentale de
Richard White dans The Middle Ground : Indians, Empires, and Republics in the Great Lakes
Region, 1650-1815 (Cambridge : Cambridge University Press, 1991). Sur Radisson et
Des Groseilliers dans la région du lac Supérieur pendant les années 1650, voir Martin
Fournier, « Le voyage de Radisson et Des Groseilliers au lac Supérieur, 1659-1660 ; un
événement marquant dans la consolidation des relations franco-amérindiennes »,
Revue d’histoire de l’Amérique française, 52, 2 (1998) : 159-187. L’ouvrage suivant est
toujours pertinent quant à la question des politiques françaises dans la région : W.J.
Eccles, Canada under Louis XIV, 1663-1701 (Toronto : McClelland and Stewart, 1964).
L’analyse du présent chapitre sur les relations entre les autochtones et la Compagnie
de la Baie d’Hudson s’inspire largement de l’œuvre d’Arthur Ray, dont : Indians in the
Fur Trade : Their Role as Trappers, Hunters, and Middlemen in the Lands Southwest of Hudson
Bay, 1660-1870 (1974 ; réimpr. avec une nouvelle introduction, Toronto : University
of Toronto Press, 1998) ; « Indians as Consumers in the Eighteenth Century », dans
Carol M. Judd et Arthur J. Ray, ed., Old Trails and New Directions : Papers of the Third
North American Fur Trade Conference (Toronto : University of Toronto Press, 1980), 255-
268 ; « Buying and Selling Hudson’s Bay Company Furs in the Eighteenth Century »,
dans Duncan Cameron, ed., Explorations in Canadian Economic History in Honour of
Irene M. Spry (Ottawa : University of Ottawa Press, 1985), 95-115 ; et « Some Thoughts
about the Reasons for Spatial Dynamism in the Early Fur Trade, 1580-1800 », dans
Henry Epp, ed., Three Hundred Years : Henry Kelsey’s « Indian Country of Good Report »
(Regina : Canadian Plains Research Center, 1993), 113-123. Voir aussi la description
de la société des postes de traite par Jennifer Brown dans Strangers in Blood : Fur Trade
Company Families in Indian Country (Vancouver : UBC Press, 1980).
À propos des Shoshones et des avantages géopolitiques de l’utilisation des chevaux,
voir : Theodore Binnema, Common and Contested Ground : A Human and Environmental
History of the Northwestern Plains (Norman : University of Oklahoma Press, 2001). Sur la
provenance des premières épidémies et leurs voies de propagation, voir Paul Hackett, A
Very Remarkable Sickness : Epidemics in the Petit Nord, 1670 to 1846 (Winnipeg : University
of Manitoba Press, 2002).
5 L A C R É AT I O N D E L’A M É R I Q U E
D U N O R D B R I TA N N I Q U E
tions territoriales sur la baie d’Hudson et sur l’île la plus importante à l’entrée du golfe du
Saint-Laurent ainsi que sur l’ensemble de la côte atlantique, entre l’île du Cap-Breton et
la Floride. Le Canada n’est désormais accessible que par des détroits bordés de terres sous
possession britannique et défendues par la flotte la plus puissante de l’Atlantique Nord. De
plus, en contraste avec les cartes européennes, la plus grande partie de l’Empire français en
Amérique du Nord est constituée, dans les faits, de territoires autochtones sur lesquels la
domination française est ténue et contestée.
La position française sur le continent est ancrée, près des côtes, par des forts, des villes et
leurs garnisons ; vers l’intérieur, elle tient par une alliance mouvante et relativement pré-
caire avec divers groupes autochtones. Louisbourg, l’imposante forteresse de l’île Royale,
capturée par des forces anglo-américaines en 1745, puis retournée à la France par le gou-
vernement britannique en 1748, constitue le site défensif du Nord-Est. Dans la vallée du
Saint-Laurent, Québec et Montréal avec leurs fortifications et leurs garnisons sont aussi
des sites de défense de l’Empire ainsi que, plus loin vers l’intérieur, les forts de Détroit et
de Michillimakinac, dotés d’importantes garnisons. Loin au sud, la ville de La Nouvelle-
Orléans et les forts de Natchez et d’Arkansas sont leurs contreparties, plus modestes, le
long du Mississippi. Malgré l’importance militaire de ces sites, de nombreux représentants
du pouvoir au Canada considèrent l’alliance franco-autochtone de la région ouest des
Grands Lacs comme la clé de la défense de la Nouvelle-France. En opposant les Français
et leurs alliés autochtones aux Iroquois et aux Britanniques, elle dresse, lorsqu’elle fonc-
tionne, un obstacle à l’expansion anglaise vers la vallée de l’Ohio et le sud des Grands
Lacs. Comme l’a démontré l’historien Richard White, l’alliance occupe un espace mitoyen
entre Français et autochtones en créant un lien entre le monde de villages de la société
autochtone et les ambitions de la France impériale. Les membres autochtones de l’alliance
considèrent le gouverneur de Québec, Onontio, comme le père de ses enfants indiens, un
médiateur lors de disputes, une source de cadeaux et de marchandises à prix stable et rai-
sonnable et, enfin, un allié lors des guerres. L’alliance est toujours fragile, cependant, et ne
parvient jamais à rallier les groupes autochtones situés au sud et à l’ouest du lac Michigan.
Au milieu du xviiie siècle, cent ans après que les très meurtrières guerres iroquoises eurent
décimé la population de la partie est du bassin des Grands Lacs (voir chapitre 4), divers
groupes autochtones ont repeuplé la vallée de l’Ohio. La plupart, hostiles à l’alliance avec
les Français, font commerce avec les Anglais. À la même époque, certaines colonies côtières,
notamment la Virginie, revendiquent le territoire qui s’étend au-delà des Appalaches. En
1749, le gouverneur de Québec (marquis de La Galissonière), convaincu que la région de
l’Ohio est la clé de la position française en Amérique du Nord, envoie une petite armée
pour s'emparer de la région et y enterrer des plaques de plomb afin de délimiter la frontière
de la Nouvelle-France. Ni l'une ni l'autre de ces mesures ne fonctionne. Il en faut plus et,
tandis que Français et Anglais envoient des troupes dans cette région, les affrontements
114 L e pay s re vêche
militaires qui présagent la guerre de Sept Ans (1756 à 1763) et la chute de la Nouvelle-
France débutent.
Les victoires initiales vont aux Français. En 1752, leurs alliés indiens capturent le fort
Pickawillany, le bastion britannique le plus à l'ouest de la vallée de l'Ohio. L'année suivante,
2 000 soldats français envahissent la région de l'Ohio et y bâtissent quatre forts. En 1754,
les soldats français battent George Washington et 400 soldats américains à Fort Necessity.
L'année suivante, des guerriers indiens et quelques soldats français et miliciens canadiens
mettent en déroute le général Braddock et à peu près 1 500 soldats anglais et américains
près de Fort Duquesne (Fort Pitt, lequel deviendra Pittsburg). Ce faisant, les Français
éliminent pratiquement les Britanniques de la vallée de l'Ohio et renforcent l'alliance
franco-autochtone. Toutefois, les peuples indigènes de la vallée de l'Ohio voient l'alliance
d'abord comme une façon de protéger leur territoire, qu'ils sentent maintenant menacé par
des colons et des revendications territoriales venues des colonies britanniques. Certains
tentent d'utiliser les Français pour vaincre les Britanniques, après quoi ils pourront eux-
mêmes chasser les Français de leurs terres. L'alliance avec les Français est un moyen et non
une fin ; elle peut être sacrifiée au besoin. En 1758, alors que la flotte britannique bloque
l'entrée du golfe du Saint-Laurent et réduit ainsi l'approvisionnement français en marchan-
dises de traite, des chefs autochtones aigris se tournent vers les Britanniques. Ces derniers
signent un traité de paix en octobre 1758, à Easton en Pennsylvanie, mettant fin à leurs
revendications des terres à l'ouest des Appalaches. Convaincus que leurs terres sont dès lors
protégées, les alliés autochtones des Français déposent les armes et laissent les Français
en position vulnérable. En novembre, une force britannique importante, composée de
presque 7 000 hommes, capture le fort Duquesne qui n'est alors tenu que par 300 soldats
français. Sans leurs alliés autochtones, les Français sont contraints de se retirer de la vallée
de l'Ohio.
À l'est, les victoires britanniques se font moins attendre. En 1749, les Britanniques fondent
Halifax, une ville-garnison destinée à contrer Louisbourg qui a été remise aux Français
l'année précédente. Ils amènent aussi plusieurs milliers de colons protestants des îles
Britanniques et de la région rhénane afin de renforcer leur emprise sur une colonie peuplée
surtout de catholiques francophones dont la loyauté leur paraît suspecte. En 1755, plus
de 2 000 miliciens américains et quelques soldats anglais prennent le fort Beauséjour à
l'extrémité nord de la baie de Fundy. La même année, sans en aviser Londres, des représen
tants du pouvoir colonial anglais commencent la déportation des Acadiens. Des navires
britanniques bloquent l'embouchure de la baie de Fundy et les Acadiens sont détenus
(à Grand-Pré, on leur ordonne de se rassembler dans les églises), puis sont embarqués à
destination des colonies britanniques du Sud. Pendant les années qui suivent, ceux qui
ont échappé aux premières rafles sont poursuivis, capturés et embarqués à leur tour. Leur
départ brise les familles et vide les terres à polder de leur population. Une part importante
La création de l’Amérique du Nord britannique 115
de la colonie française d'Amérique du Nord est ainsi oblitérée par un acte de guerre totale
qui allait refaire la géographie humaine de la région.
Au printemps 1758, les Britanniques déploient une force massive, autant en hommes
qu'en navires, dans le golfe du Saint-Laurent. Louisbourg capitule en juillet 1758, après
un siège de six semaines tenu par 39 navires de guerre et 13 000 soldats. Six semaines était
exactement la période prévue par le marquis de Vauban, l'ingénieur militaire français qui
avait dressé le plan de Louisbourg, pendant laquelle l'un de ses forts pouvait résister à une
attaque nourrie et habile. Québec tombe l'année suivante après un été entier de bombarde-
ments et une bataille hors de ses murs à un emplacement vallonné connu sous le nom de
plaines d'Abraham. Les historiens militaires estiment que le général anglais, Wolfe, com-
met une grave erreur tactique en assemblant ses troupes sur les plaines d'Abraham ; que
le général français, Montcalm, fait de même en les y attaquant et que, compte tenu de la
proximité d'une force d'élite venue de Montréal qui n'est alors qu'à deux heures de marche,
le commandant de Québec, Claude de Ramezay, capitule trop rapidement. Nonobstant
cette suite d'erreurs, Québec tombe aux mains des Anglais et la capitulation est confir-
mée par l'arrivée de navires britanniques, le printemps suivant. Au début du mois de sep-
tembre 1760, tandis que 17 000 soldats britanniques marchent vers Montréal, Rigaud de
Vaudreuil, le gouverneur de la ville, n'a d'autre choix que de se rendre. Lorsque la nouvelle
parvient aux officiers plus loin à l'intérieur des terres, certains brûlent et abandonnent
leurs postes. D'autres attendent le traité de paix qui, selon eux, retournera la Nouvelle-
France à la France.
Plus tard, en 1763, à la suite des soulèvements autochtones au sud des Grands Lacs causés
par un aff lux de commerçants, de spéculateurs fonciers et de colons anglo-américains
116 L e pay s re vêche
dans la vallée de l'Ohio (au mépris du traité d'Easton) et par le fait que l'on interdit, de
Québec, la distribution de cadeaux (pratique essentielle à l'alliance entre Français et
autochtones), le gouvernement britannique annonce une proclamation royale qui a pour
but de séparer les colonies britanniques à l'est de l'Amérique du Nord des terres indiennes
de l'Ouest. À cette fin, la frontière du Canada ou, comme on la désigne dans le texte de
la Proclamation, « la frontière du gouvernement de Québec », est établie en toute hâte
( CARTE 5.2B , CARTE 5.3 ). La limite nord est une simple division linéaire qui traverse un
territoire dont le gouvernement britannique ignore tout. La limite sud suit le 45e paral-
lèle de latitude du Saint-Laurent à la hauteur des terres situées entre le f leuve et la mer,
jusqu’à la baie des Chaleurs. Elle ressemble quelque peu à la division, vague et contestée,
séparant l’ancienne position française sur le Saint-Laurent de la position anglaise centrée
sur la rivière Hudson. Les terres à l’est et au sud de ce triangle étroit (ce qui correspond aux
provinces maritimes d’aujourd’hui) forment désormais la colonie de la Nouvelle-Écosse.
Les terres à l’ouest et au sud sont réservées « sous notre souveraineté » aux « Indiens ». Les
colons devront quitter ces terres ; les divisions et les concessions établies précédemment
sont déclarées nulles, le commerce devra être pratiqué sous licence et seule la Couronne
pourra y acquérir des propriétés. Le gouvernement britannique ne tente pas ainsi d’isoler
l’intérieur du continent, mais bien de contrôler le commerce vers l’intérieur et d’organiser
l’acquisition du territoire autochtone. Il souhaite établir des noyaux de peuplement autour
des postes de l’intérieur et en territoire illinois et négocier avec les Iroquois pour le partage
de la vallée de l’Ohio même si, comme l’historien du droit John Weaver l’a démontré, il ne
traduira en justice guère plus qu'une poignée des spéculateurs, squatters et arpenteurs qui
118 L e pay s re vêche
y poursuivent des activités illégales. Cependant, la Proclamation royale affirme bel et bien
que, selon la loi britannique, le Canada (Québec) n'a pas plus de droits sur l'intérieur du
continent que toute autre colonie anglaise.
Toutefois, la Proclamation royale s'accorde mal avec la réalité et n'empêche en rien un
soulèvement autochtone contre les Britanniques (la « rébellion » de Pontiac). Auparavant,
le Saint-Laurent avait été l'axe principal d'entrée vers l'intérieur du continent en venant
de l'est et, pour de nombreux groupes autochtones, le gouvernement du Canada avait été
le père d'une alliance cruciale. L'un des effets de la rébellion de Pontiac, durant laquelle
des guerriers autochtones capturent tous les postes de l'Ouest sauf trois, est de forcer les
Britanniques à adopter certaines façons de faire des Français et à concilier les chefs autoch-
tones avec la réalité de la présence britannique. Le gouverneur de Québec, quoique anglais,
est toujours Onontio. Mais, si l'alliance est quelque peu reconstituée, les colons français
installés à Détroit et en territoire illinois sont maintenant officiellement en territoire
« indien », donc hors de portée des lois et du gouvernement anglais. À l'autre extrémité de la
colonie, la Proclamation royale transfère les pêcheries du golfe du champ de compétence de
Québec à celui de Terre-Neuve. À l'intérieur de la colonie, elle ne contient aucune disposi-
tion sur le catholicisme romain et la loi française mais, en principe, empêche l'ordination
de nouveaux prêtres, tout en invalidant presque tous les droits de propriété. Dans les
faits, les gouverneurs s'accommodent d'une proclamation qui ne correspond pas aux
réalités coloniales.
Cette proclamation mal dégrossie est remplacée par l'Acte de Québec en 1774. Par cet acte,
les limites de Québec s'étendent dans l'est jusqu'à inclure une bonne partie du golfe et du
Labrador et, à l'ouest, les Grands Lacs et une large partie de la vallée de l'Ohio (CARTE 5.2C).
D'une certaine manière, les communautés qui s'étendent le long du Saint-Laurent sont
ainsi unies à celles du bassin des Grands Lacs et du territoire de l'Illinois même si, à
l'époque, quelque 50 000 colons américains habitent déjà à l'ouest des Appalaches. Parmi
ces derniers, la plupart sont des squatters qui ne relèvent d'aucun gouvernement. Des
bandes armées de colons de Virginie et de Pennsylvanie se battent entre elles et avec les
« Indiens » dans la haute vallée de l'Ohio. L'Acte de Québec a redessiné les cartes tout
en créant un espace politique que l'autorité britannique ne peut guère gouverner. Dans
l'espace réglementé par Québec, l'Acte donne aux catholiques le droit « d'exercer librement »
leur religion et adopte la loi civile française et la loi criminelle britannique. On a beaucoup
débattu des motifs de ces changements importants et de leur influence sur la population
francophone du Québec. Selon les interprétations, ils sont décrits comme des mesures
d'une remarquable tolérance, des manœuvres subtiles d'une politique d'assimilation ou
une façon de contrer l'expansion américaine dans la vallée de l'Ohio. On se contentera ici
de souligner que l'Acte de Québec rétablit officiellement le lien entre les communautés du
Saint-Laurent et ce qui était traditionnellement leur arrière-pays, tout en provoquant la
La création de l’Amérique du Nord britannique 119
colère des politiciens, des colons et des spéculateurs fonciers américains qui, désireux de
s'emparer des territoires de l'Ouest et rejetant tout contact avec les papistes, le considère
comme un autre « acte intolérable ».
En 1775, au début de la Révolution américaine, le Congrès continental autorise l'invasion
du Canada. Une attaque sur deux fronts, l'un suivant le Richelieu et l'Hudson et l'autre, la
Kennebec et la Chaudière, est lancée vers Québec. La ville est assiégée durant tout l'hiver
et le siège ne prend fin qu'en mai 1776, à l'arrivée des premiers navires de la flotte britan-
nique. Les Américains avaient prédit que les habitants se rallieraient à la cause républi
caine, tandis que les Britanniques, après l'Acte de Québec, pensaient le contraire. Quelques
habitants, surtout sur la rive sud du f leuve en face de Québec, là où les Britanniques
avaient incendié plus de mille fermes en 1759, se rallient aux Américains et vont jusqu'à
se battre à leurs côtés. Mais la grande majorité d’entre eux demeurent neutres. Dans l’est,
des corsaires américains effectuent des raids sur presque toutes les installations côtières
à Terre-Neuve et en Nouvelle-Écosse, capturant ainsi plus de 200 navires seulement en
Nouvelle-Écosse. La plupart des Malécites, le peuple autochtone de la vallée de la Saint-
Jean, donnent leur appui à la révolution. Les Micmacs, quant à eux, demeurent neutres. De
nombreux colons de la Nouvelle-Écosse, issus récemment de la Nouvelle-Angleterre, sym-
pathisent avec les Américains, mais la puissance navale britannique concentrée à Halifax,
et capable de plus en plus de défendre les côtes, reste maître de la région. Juste à l'ouest des
Appalaches, dans les « pays d'en haut » du Régime français, des atrocités commises par des
groupes d'Américains racistes contre les « Indiens » amènent de nombreux groupes autoch-
tones à se rallier à la cause britannique et à rétablir à peu près l'alliance d'antan. En 1781-
1782, les Britanniques et leurs alliés autochtones en arrivent à dominer les pays d'en haut.
Dans l'ensemble, cependant, les Britanniques sont arrivés à la conclusion qu'ils ne peuvent
gagner une guerre contre une population éparse de colons hostiles. Après les négociations
de paix de 1782-1783, une nouvelle nation indépendante, les États-Unis d'Amérique, voit le
jour. Tout le territoire correspondant au bassin hydrographique de la baie d'Hudson, Terre-
Neuve, les anciennes colonies du Canada et de l'Acadie demeurent britanniques. En termes
strictement militaires, comme l'a exprimé l'historien et géographe Stephen Hornsby, la
Grande-Bretagne a perdu la guerre pour le continent tout en conservant les colonies que sa
flotte peut défendre. Par la suite, précise-t-il, un empire britannique maritime s'étend dans
le Pacifique sud alors qu'un empire américain s'étend sur le continent.
Le traité de Paris de 1783 établit la frontière entre l'Amérique du Nord britannique et les
nouveaux États-Unis d'Amérique. En Angleterre, les opinions politiques sur le sujet sont
très divisées. Les conservateurs souhaitent limiter les États-Unis en conservant le plus de
territoire et de sites stratégiques possible, et ainsi, pensent-ils, transformer l'indépendance
américaine en fausse victoire. Les whigs, dont certains sont inf luencés par l’économie
politique d’Adam Smith et la doctrine de libre-échange, soutiennent que la Révolution
120 L e pay s re vêche
américaine a prouvé que les colonies sont des fardeaux et que les négociations avec les
Adméricains doivent favoriser l’entente et le potentiel commercial plus que le territoire. Au
moment de négocier un traité de paix, ce sont les whigs qui sont au pouvoir. Les négocia-
teurs britanniques ne sont pas opposés, au départ, aux propositions des Américains de leur
céder le territoire de Québec et la Nouvelle-Écosse afin de favoriser la bonne entente et le
commerce. Mais, avec le temps, de bonnes raisons de conserver ces colonies apparaissent.
Les loyalistes peuvent y recevoir des terres tandis que les dépôts d'approvisionnement pour
la Marine royale et les denrées destinées aux îles des Caraïbes, sous contrôle britannique,
sont ainsi protégés. Plus important encore, la voie d'accès du Saint-Laurent vers l'intérieur
du continent allait vraisemblablement attirer une bonne part du commerce des territoires
de l'Illinois et du bassin du Mississippi. L'enjeu est alors le commerce, et non le territoire. À
cette fin, une entente préliminaire signée en octobre 1782 accorde aux navires américains
et britanniques l'accès libre et gratuit aux ports, aux rivières et aux fleuves partout dans les
États-Unis et dans l'Empire britannique. Cette entente contredit cependant les Navigation
Acts qui protègent les transporteurs britanniques du commerce colonial et la version finale
du traité de Paris en viendra à protéger la navigation libre seulement sur le Mississippi.
On laisse alors les autres points en suspens jusqu'à une nouvelle entente. En échangeant
l'avantage du territoire contre celui du commerce, la Grande-Bretagne cède des terres con-
tre la possibilité d'un commerce libre.
La CARTE 5.2D montre la frontière créée par ces négociations. Au sud du cours inférieur
du Saint-Laurent, la frontière demeure celle de la Proclamation royale de 1763. À l'ouest,
jusqu'au lac Érié, elle suit la limite définie par l'Acte de Québec. Au-delà, elle traverse le
milieu des Grands Lacs (sauf le lac Michigan) jusqu'à un point de la rive nord-ouest du lac
Supérieur. Elle traverse ensuite un lac inexistant (mais qui est nommé) sur la rivière Pigeon,
puis le lac des Bois jusqu'à son extrémité nord-ouest. De là (ce qui ne figure pas sur la
CARTE 5.2D ), la frontière court vers l'ouest pour atteindre, hypothétiquement, le Mississippi
(qui, toutefois, ne coule pas si loin au nord). Dans l'est, la frontière suit la rivière Sainte-
Croix, de son embouchure sur la baie de Fundy jusqu'à sa source puis, le long d'une ligne
qu'une commission devait définir plus tard, elle court vers le nord jusqu'à l'extrémité des
terres. En pratique, il y a des imprécisions aux deux extrémités de la frontière. On ne situe
pas tout à fait laquelle des rivières de la région est la rivière Sainte-Croix, et encore moins sa
source. La frontière entre le Bas-Canada, le Nouveau-Brunswick et l’État du Maine n’allait
être déterminée clairement qu’une soixantaine d’années plus tard, par le traité de Webster-
Ashburton en 1842. À l'extrémité ouest, les ambiguïtés proviennent de lacs non existants et
du fait que le Mississippi ne coule pas là où on le supposait. Ces imperfections mises à part,
le traité de Paris de 1783 parvient à établir une frontière entre l'Amérique du Nord britan-
nique et les États-Unis sur à peu près la moitié du continent.
La création de l’Amérique du Nord britannique 121
La Grande-Bretagne a cédé la plus grande partie des pays d'en haut ou, comme les
Américains l'appellent, le Old North West aux États-Unis de même que les emplacements
de la plupart des postes intérieurs du réseau de traite des fourrures de Montréal, y compris
Michillimakinac, Détroit et Grand Portage (qui donne accès, par le lac Supérieur, aux
plaines du Nord), et le passage vers le Mississippi par le lac Michigan. Des commerçants
en fourrures de Montréal et de Londres, furieux de cette perte de territoire et aux prises,
selon eux, avec l'effondrement éventuel de la traite, proposent que la frontière aille vers
l'ouest du lac Érié au lac Michigan. Certains membres du gouvernement, rompus aux
pratiques de l'alliance, insistent pour que l'on maintienne des postes jusqu'à ce qu'un
territoire suffisant puisse être réservé aux autochtones de façon permanente ; ils vont
même jusqu'à assurer à ces derniers que le roi ne céderait pas ce qu'il ne possédait pas et
n'abandonnerait jamais ses enfants autochtones. À bien des endroits dans les pays d'en
haut, les Britanniques restent à leur poste. La loi, cependant, n'est plus de leur côté ; le
traité de Paris de 1783 vient d'accorder aux États-Unis un territoire immense à l'intérieur
du continent : deux fois plus grand, selon le géographe et arpenteur David Thomson, que
celui auquel ils pouvaient légitimement prétendre. On n'avait guère tenu compte du com-
merce des fourrures ou des alliés autochtones des Britanniques. Mais le centre névralgique
de la population de l'ancien Empire français d'Amérique du Nord et le principal accès à ce
centre avaient été conservés. C'est là la grande ironie qui couronne, sur le plan spatial, les
vingt-cinq années précédentes. L'Angleterre avait acquis le cœur de la position française en
Amérique du Nord en perdant le sien.
Au début de la décennie 1790-1800, il est devenu évident qu'une ligne partant vers l'ouest
du lac des Bois n'atteindrait pas le Mississippi et que, conséquemment, il fallait renégo-
cier l'entente sur cette partie de la frontière. Le traité de Jay de 1794 apporte une solution
partielle à ce problème. L'Angleterre, toujours dans le but de rester maître du commerce
de l'intérieur et de faire de Montréal, au détriment de la ville de La Nouvelle-Orléans, le
port principal de la haute vallée du Mississippi, fait une nouvelle proposition. La frontière
doit partir de l'extrémité ouest du lac Supérieur jusqu'à la rivière Rouge (qui, pense-t-on,
coule vers le sud) ou même passer encore plus au sud pour atteindre le Mississippi, à un
point situé au sud de la ville actuelle de St. Paul. Les Américains n'acceptent aucune de
ces deux propositions. Le traité de Jay laisse en suspens la question de la frontière à l'ouest
du lac des Bois jusqu'à ce qu'une expédition commune parvienne à établir le cours réel du
Mississippi ; cette expédition n'aura jamais lieu. Par égard aux intérêts britanniques quant
au libre-échange, le traité autorise les commerçants et les fourrures à traverser librement la
frontière de 1783 et leur donne un accès illimité aux rivières et aux portages. Il n'exclut pas
l'imposition de taxes sur les biens importés, cependant, et lorsque, vers 1800, des douaniers
américains arrivent pour les imposer, la plupart des commerçants britanniques quittent le
territoire américain. Les Britanniques se sont finalement retirés de presque tous les pays
122 L e pay s re vêche
d'en haut. Leurs alliés autochtones ont été abandonnés. Sans l'appui des Britanniques,
les chefs autochtones cèdent la plus grande part des pays d'en haut aux Américains avec le
traité de Greenville et leur garantissent des réserves militaires dans ce qui en reste.
La situation en reste là jusqu'en juin 1812. Les États-Unis, irrités par l'interférence des
Britanniques dans leur commerce maritime, leur soutien aux Indiens de l’Ouest, leurs
activités au Texas et en Floride espagnole, et connaissant bien la situation militaire
préoccupante de l’Angleterre face à la France, déclarent la guerre à la Grande-Bretagne.
L'un des objectifs initiaux des Américains est l'annexion de ce qui est aujourd'hui le sud-
ouest de l'Ontario. En juillet, une force d'invasion américaine arrive de l'Ouest et compte
obtenir l'appui de la population locale. La guerre de 1812 allait prendre un cours étrange.
La Nouvelle-Angleterre n'y souscrira jamais. Les colons installés en territoire britannique
ne se rallient pas aux Américains ; les tentatives d'invasion de ces derniers sont repous-
sées. À un certain moment, les navires britanniques exercent leur suprématie sur l'océan ;
ceux des Américains, le lac Érié. Au début de la guerre, des forces britanniques prennent
Michillimakinac et Détroit, puis Prairie du Chien sur le cours supérieur du Mississippi.
À la fin de la guerre, les Américains capturent La Nouvelle-Orléans. Lorsque les hostilités
cessent en 1814, la Grande-Bretagne a conquis une part importante du territoire américain :
une bonne partie de ce qui est aujourd'hui l'État du Maine et la partie nord de l'État du
Michigan, ainsi que presque l'ensemble de ce qui est aujourd'hui le Wisconsin. Cependant,
selon les termes du traité de paix signé à Gand en 1814, la frontière délimitée par le traité
de Paris en 1783 sera rétablie. Le duc de Wellington avait déclaré que les États-Unis, selon
toute perspective, n'étaient ni conquis ni susceptibles de l'être. L'Angleterre est fatiguée de
guerroyer. L'alliance entre les Britanniques et les autochtones des pays d'en haut qui avait
succédé à l'alliance franco-autochtone établie par Champlain s'écroule pour la dernière
fois et, avec elle, toute possibilité pour les groupes autochtones survivants de contrer
l'expansion américaine. Selon l'expression de Richard White, le moyen terme des pays d’en
haut vient de prendre fin.
Le traité de Gand confie la résolution d’un certain nombre de questions, y compris
celles touchant aux frontières, à des commissions. Parmi ces questions se trouve celle de
l’emplacement précis de la frontière entre le lac Supérieur et le lac des Bois. Au siècle précé-
dent, au cours des négociations entre Français et Anglais, à la suite du traité d’Utrecht,
l’Angleterre avait réclamé le 49e parallèle à titre de frontière sud-ouest de ces territoires
autour de la baie d’Hudson. De nombreuses cartes du xviii e siècle représentent cette fron-
tière. En 1813, lorsque les Américains achètent la Louisiane des Français (laquelle leur
avait été rétrocédée par les Espagnols), ils tiennent cette frontière nord du territoire pour
acquise. Comme l’avait dit alors un diplomate américain, elle figurait déjà sur les cartes !
Les Britanniques, croyant toujours que le cours du Mississippi se trouvait plus au nord,
étaient aussi en faveur de cette frontière. Elle donnerait à leurs commerçants, pensaient-ils,
La création de l’Amérique du Nord britannique 123
un accès facile au f leuve. C’est ainsi que, par une convention signée le 20 octobre 1818 et
qui passe presque inaperçue, le 49e parallèle est choisi comme frontière entre l’Amérique du
Nord britannique et les États-Unis, partant du lac des Bois jusqu’à l’interfluve continental.
Aucun des signataires de la convention n’a la moindre idée de ce qui se trouve de part et
d’autre de la ligne choisie. Comme on le découvre plus tard, la source du Mississippi est,
en fait, juste au sud de cette ligne comme l’est aussi le bassin hydrographique du Missouri.
Le bassin hydrographique de la baie d’Hudson, sauf pour une partie de la rivière Rouge,
se trouve au nord. C’est là, aussi, que se situent la plupart des postes de traite établis
par les Compagnies du Nord-Ouest et de la Baie d’Hudson ( CARTE 5.4 ). Le géographe
Daniel Clayton a souligné que les négociateurs chargés des questions frontalières ont
ainsi réduit la complexité de l’exploration et de la colonisation de l’Ouest « à de simples
coordonnées et précédents géopolitiques ». Tel est bien le cas. Mais, si l'on devait tracer une
ligne traversant les plaines de l'Ouest, c'est probablement celle-là qui correspondrait le
mieux à l'expérience et aux usages de l'époque.
Demeurant incapables de se mettre d'accord sur une ligne s'étendant à l'ouest de la divi-
sion continentale, les négociateurs créent le territoire de l'Oregon, un immense espace
entre les revendications hispano-mexicaines au sud et celles de la Russie au nord, lequel
serait ouvert aux commerçants britanniques et américains. Les Américains signent un
traité avec les Espagnols en 1819, puis un autre avec les Russes en 1824. Ces traités situent
les frontières au sud et au nord du territoire de l'Oregon à 42° N et 54° 40' N, respective-
ment. À l'intérieur de ce vaste territoire, l'entente à propos de la frontière entre les États-
Unis et l'Amérique du Nord britannique est remise à plus tard.
Des négociations infructueuses entre diplomates britanniques et américains ont lieu en
1826. Les Américains attachent plus d'importance au premier découvreur (le navigateur
et commerçant en fourrures Grey, à l'embouchure du Columbia en 1792) et à la contiguïté
naturelle de l'Oregon avec la colonisation américaine (ce qui constitue une première forme
de l'idée de « destinée manifeste »). Pour leur part, les Britanniques mettent l'accent sur
l'exploration scientifique au nom de la Couronne (Cook et Vancouver) et l'occupation
physique du territoire (les négociants et les postes de traite de la Compagnie de la Baie
d'Hudson partout dans le bassin du Columbia et au-delà). À la réouverture des négocia-
tions au début des années 1840, le climat politique est plus tendu. La piste de l'Oregon est
déjà ouverte : des colons américains s'installent dans la vallée de la Willamette. L'Oregon
est désormais entré dans l'imaginaire américain, promettant des terres, des marchés com-
pétitifs et des libertés individuelles plutôt que, selon l'image attribuée à la Compagnie
de la Baie d'Hudson, un monopole rapace et endurci. Tout l'Oregon, comme l'affirmera
le président Polk, appartient de droit aux États-Unis. En Grande-Bretagne, le ressenti-
ment à l'égard de l'arrogante belligérance de la jeune démocratie américaine est vif et des
rumeurs de guerre grondent des deux côtés de l'Atlantique. Mais il y a aussi de bonnes
124 L e pay s re vêche
vers l’Ouest, la terre, en revanche, empêche ou limite l’agriculture. Après les négociations
frontalières, la partie ouverte et accueillante de l’intérieur du continent se trouve au sud de
la frontière : le territoire de l’Illinois et l’espace qui s’étend au sud et à l’ouest. Les Français
ont exploré cet espace, mais il n’a été tenu ni par le pouvoir français ni par la diplomatie
britannique. C’est dans cet espace que l’historien américain Frederick Jackson Turner a pu
décrire une vaste odyssée pionnière longeant l’ensemble des Appalaches, puis s’étendant
vers le Couchant en une série d’étapes tout en permettant à la culture américaine de se
renouveler et de se revigorer sans cesse avec son expansion vers l’ouest. Au sud de la fron-
tière, les colons découvrent une terre qui encourage cette puissante métaphore spatiale,
mais pas au nord. Malgré son immensité, l’Amérique du Nord britannique s’amenuise au
nord en une terre rocheuse et relativement stérile tandis que, le long de la frontière au sud,
on ne trouve que des îlots de terres propres à la colonisation agricole. La frontière, une fois
dessinée, crée deux expériences de la terre : l’une généreuse, l’autre revêche.
De plus, les négociations diplomatiques et les manœuvres militaires avaient mis de côté
la question des droits indigènes tout en créant un espace, l’Amérique du Nord britannique,
dont la presque totalité est toujours la possession de peuples autochtones. Plus de deux
millions de personnes de descendance européenne y vivent au milieu du xix e siècle ; les
deux cinquièmes sont francophones. Presque tous sont pratiquement confinés à la vallée
du Saint-Laurent et la péninsule du sud de l’Ontario ou à des parcelles de territoire au
Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse, sur l’île du Prince-Édouard et à Terre-Neuve
(CARTE 5.6). Partout ailleurs, sauf dans la petite colonie de la rivière Rouge, les autochtones
sont les principaux, sinon les seuls habitants. La terre, de leur point de vue, leur appartient.
128 L e pay s re vêche
BIBLIOGRAPHIE
Il y a abondance d’ouvrages sur les guerres, les traités et les promulgations dont traite
le présent chapitre. Les sources mentionnées ici portent plus particulièrement sur la
frontière.
Pour des cartes montrant les changements frontaliers et certains des conf lits qui
y ont trait, voir : Norman L. Nicholson, The Boundaries of Canada, Its Provinces and
Territories, Division géographique, mines et relevés techniques, Mémoire 2 (Ottawa :
Queen’s Printer, 1964), 13-31. D.G.G. Kerr, ed., A Historical Atlas of Canada (Toronto :
Thomas Nelson and Sons, 1961), surtout p. 26-40. Atlas historique du Canada, vol. 1, Des
origines à 1800, R. Cole Harris, dir., cart. Geoffrey J. Matthews (Montréal : Les Presses
de l’Université de Montréal, 1987), planches 42-44. Atlas historique du Canada, vol. 2,
La transformation du territoire, R. Louis Gentilcore, dir., cart. Geoffrey J. Matthews
(Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 1993), planches 21 et 22.
Deux ouvrages, toujours utiles malgré leur âge, pour comprendre les politiques et
les questions territoriales en lien avec le commerce à la fin du xviii e siècle : Gerald S.
Graham, British Policy and Canada 1774-1791 : A Study in Eighteenth-Century Trade Policy
(Londres et New York : Longmans, Green, 1930), chap. 4 ; et S.F. Bemis, « Jay’s Treaty
and the Northwest Boundary Gap », American Historical Review, 17, 3 (avril 1922) : 465-
484. On trouve une excellente description des droits de propriété britanniques et de
leur application dans la vallée de l’Ohio après 1763 dans John C. Weaver, « Concepts of
Economic Improvement and the Social Construction of Property Rights : Highlights
from the English-Speaking World », dans John McLaren, A.R. Buck et Nancy E.
Wright, Despotic Dominion : Property Rights in British Settler Societies (Vancouver : UBC
La création de l’Amérique du Nord britannique 129
Press, 2005), 79-102. Pour une description détaillée des négociations et des modifica-
tions portant sur la frontière après le traité de Paris de 1783, voir Francis M. Carroll,
A Good and Wise Measure : The Search for the Canadian-American Boundary, 1783-1842
(Toronto : University of Toronto Press, 2001). Les ambiguïtés et les illusions entou-
rant la frontière Sainte-Croix sont décrites dans : David Demeritt, « Representing the
“True” St. Croix : Knowledge and Power in the Partition of the Northeast », William and
Mary Quarterly, 3e sér., 54 (1997) : 515-548. La meilleure analyse sur l'émergence de la
frontière dans l'Ouest est : Daniel W. Clayton, Islands of Truth : The Imperial Fashioning of
Vancouver Island (Vancouver : UBC Press, 2000), chap. 12.
Richard White place les conf lits géopolitiques pour le contrôle de l’Amérique du
Nord dans le contexte changeant des alliances entre Européens et autochtones dans
The Middle Ground : Indians, Empires, and Republics in the Great Lakes Region, 1650-1815
(Cambridge et New York : Cambridge University Press, 1991). Stephen J. Hornsby
propose une analyse globale des implications spatiales de la guerre de Sept Ans et de
la Révolution américaine dans British Atlantic, American Frontier : Spaces of Power in Early
Modern British America (Hanover, NH : New England University Press, 2004), chap. 6.
Pour s’initier aux questions touchant à l’espace, au temps et aux sociétés, voir
Anthony Giddens, The Constitution of Society : Outline of the Theory of Structuration
(Berkeley et Los Angeles : University of California Press, 1984), surtout le chap. 3 et
les pages 355-372.
6 T erre- N euve
Avec ses terres à l’extrême limite de la zone agricole exploitable du continent, Terre-
Neuve n’est guère invitante pour les colons, mais offre des ressources maritimes en
abondance . L’exploitation de ces ressources commence dès le début du xvi e siècle et va
perdurer. Cependant, avec le temps, les stratégies spatiales d’exploitation évoluent. Au
cours du xvi e siècle, les capitaux et la main-d’œuvre viennent chaque saison d’Europe et
l’axe d’exploitation est transatlantique : d’abord, un port d’embarquement en Europe, puis
un havre de pêche saisonnier sur la côte de Terre-Neuve (chapitre 2), enfin un voyage de
retour, habituellement vers un port différent du premier, pour y vendre la morue. Au cours
du xvii e siècle, les propriétaires de pêcheries (les habitants-pêcheurs), leurs serviteurs et,
souvent, leur épouse commencent à passer l’hiver à Terre-Neuve ; à l’aube du xix e siècle,
on y trouve à la fois la main-d’œuvre et la direction des pêcheries. Avec les années, l’axe
d’exploitation suit les côtes et est constitué de quelques grands centres où les marchands
établissent leurs installations principales, ainsi que de multiples petits ports où la plupart
des pêcheurs et leurs familles habitent. À une extrémité de cet axe côtier se trouve la vaste
économie de l’Atlantique Nord et, à l’autre, le caractère extrêmement local de la vie dans
un petit port de pêche, imbriquée avec le temps dans un réseau de relations de famille, une
connaissance locale de l’environnement et certains éléments de la culture paysanne trans-
plantée de l’Angleterre ou de l’Irlande.
132 L e pay s re vêche
Le xviie siècle
Au début du xvii e siècle, les pêcheries de Terre-Neuve sont dominées par les Anglais et les
Français. Les Anglais sont concentrés sur la côte est de la péninsule d’Avalon et sur les
promontoires extérieurs des baies de Conception et de Trinité. De leur côté, les pêcheries
françaises s’étendent plus loin autour du golfe et des côtes du Labrador et de Terre-Neuve
( CARTE 6.1). Il s’agit de pêcheries migratoires ; il n’y a pas d’installations européennes à
demeure. Au début du xvii e siècle, toutefois, plusieurs groupes anglais mettent au point
une stratégie visant à contrer les pêcheries migratoires en établissant des colonies privées.
À titre d’entreprises privées munies de chartes royales, elles doivent favoriser la colonisa-
tion, développer des économies mixtes fondées sur l’agriculture, l’exploitation minière et
forestière en même temps que les pêcheries et générer des profits pour leurs investisseurs.
En 1610, une société à actions basée à Londres et à Bristol (la Compagnie de Terre-Neuve)
obtient une charte royale et installe une colonie sur la rive ouest de la baie de Conception.
Dans les années 1620 et 1630, George Calvert (qui deviendra plus tard lord Baltimore), puis
David Kirke, qui avait expulsé Champlain de Québec en 1629, tentent d'établir des colonies
au sud de St. John's autour de Ferryland. Il y aura d'autres tentatives moins importantes.
On envoie des femmes dans ces colonies et l'on tente d'y implanter l'agriculture mais aussi
l'exploitation minière et forestière, ainsi que des pêcheries permanentes. Sauf dans le cas
de la colonie de Kirke à Ferryland (laquelle, selon de nouvelles données archéologiques,
s'adapte aux pêcheries et reste prospère pendant une bonne partie du xvii e siècle), aucune
de ces entreprises n’est profitable ; elles sont rapidement abandonnées par leurs propriétai-
res. Les hivers de Terre-Neuve sont pires que prévu et toute tentative d’établir une activité
économique commerciale autre que la pêche échoue. Plus tard au cours de ce siècle, en
1662, la Couronne française établit une garnison et une administration civile à Plaisance
(Placentia), le principal port de pêche français au sud de Terre-Neuve où, à cette époque, se
trouvent quelques habitants permanents.
Ces diverses tentatives ont pour toile de fond un long débat en France et en Angleterre,
sur le caractère réaliste, voire souhaitable, de la colonisation de Terre-Neuve. Ceux qui
s’opposent à la colonisation, habituellement des marchands prospères de la West Country
possédant des intérêts dans les pêcheries migratoires, affirment que l’île est inhabitable. Si
l’on réussissait à s’y établir, les résidents nuiraient aux pêcheries migratoires en détruisant
les installations côtières, en s’appropriant les meilleurs sites de pêche et en débauchant les
marins, réduisant ainsi la main-d’œuvre et faisant augmenter les gages. La nation-mère
perdrait des marins pour sa f lotte et ses marchands, de bonnes affaires aux mains des
étrangers. D’autres soutiennent au contraire que Terre-Neuve est bel et bien habitable ; en
allongeant la saison de pêche et en réduisant le coût des constructions annuelles, la colo-
nisation pourrait aider à avoir des pêcheries plus efficaces et une population permanente
créerait un obstacle aux Français, ou aux Anglais, selon le cas. Pendant tout le xvii e siècle,
aucune de ces options ne réussit à s’imposer. Ni l’un ni l’autre des deux gouvernements
n’encourage, ni n’interdit la colonisation, mais au cours des décennies les avantages d’une
certaine forme de colonisation deviennent évidents, même aux yeux des marchands qui
contrôlent les pêcheries migratoires. En même temps, s’ouvre un créneau favorable aux pro-
priétaires de petites pêcheries (que l’on appelle planters en anglais et « habitants-pêcheurs »
en français) qui résident à Terre-Neuve pour y mener leurs activités. Il en résulte un proces-
sus de colonisation discret, sans les tambours et fanfares des chartes royales, les dépenses
de plans de colonisation et, semble-t-il, de grands espoirs quant à leur permanence.
Du point de vue des marchands, il y a des avantages à laisser à Terre-Neuve des gardiens
en charge des échafauds (quais), des vigneaux (plateformes de séchage) et des cabanes
indispensables aux pêcheries côtières mais vulnérables, sans surveillance, aux pêcheurs de
groupes rivaux et aux Béothuks en quête de fer. De plus, en laissant quelques hommes sur
134 L e pay s re vêche
place pour couper du bois et construire des embarcations, on donne à l’équipage, arrivé
au printemps, l’occasion de se mettre immédiatement à la pêche. Il en coûte à peu près
le même pour faire hiverner ces hommes à Terre-Neuve que pour payer l’aller-retour sur
l’Atlantique. Conséquemment, lorsqu’un capitaine laisse des hommes à un havre de pêche,
les autres capitaines tendent à le faire aussi, afin d’avoir les mêmes avantages que leurs
concurrents. De plus, de petits groupes ne disposant pas des capitaux nécessaires pour
affréter un navire en vue d’une saison de pêche transatlantique, mais capables d’acheter
quelques bateaux et d’en engager les équipages (trois pêcheurs et deux ouvriers par bateau),
commencent à s’installer à Terre-Neuve. Il y a deux types parmi ces entrepreneurs à petite
échelle : des résidants qui habitent à Terre-Neuve depuis quelques années et de petits
entrepreneurs itinérants (byeboatmen), passagers de navires de pêche ou de commerce, qui
pêchent en embauchant des équipages seulement pour la durée de la saison. Dans chaque
cas, ils dépendent des navires marchands ou de pêche venus de France ou d’Angleterre qui
fournissent provisions, main-d’œuvre et marchés. Ils font aussi affaire avec des marchands
de la Nouvelle-Angleterre actifs le long des côtes. Pour les propriétaires de navires de pêche,
les passagers vers Terre-Neuve deviennent une source de revenus.
La plupart de ceux qui passent l’hiver à Terre-Neuve sont des jeunes hommes célibatai-
res, âgés le plus souvent de 18 à 25 ans. Ils ont été recrutés dans l’arrière-pays des prin-
cipaux ports d’embarquement : Le Havre, Saint-Malo et Les Sables d’Olonne en France ;
Dartmouth, Bideford et Plymouth en Angleterre. La plupart travaillent pour les habitants-
pêcheurs ; quelques-uns sont embauchés par les marchands propriétaires de navires pour
entretenir les sites, couper du bois et construire des bateaux. D’autres sont simplement
laissés sur place par des capitaines qui ne veulent pas assumer le coût de leur rapatriement ;
ils doivent alors survivre à un hivernage à Terre-Neuve par eux-mêmes. Au début de la
décennie 1670-1680, on compte à peu près 160 habitants-pêcheurs sur la côte anglaise ;
à peu près la moitié ont une famille. Leurs épouses et leurs filles constituent l’essentiel
de la population blanche de sexe féminin à Terre-Neuve. Quelques femmes viennent à
titre de domestiques et sont très en demande dans cette société jeune et essentiellement
masculine ; la plupart se marient dès la fin de leurs années de service, quoiqu’un prêtre
anglican, en visite sur place en 1680, se plaint que les gens se comportent « comme des
païens de façon licencieuse, illicite et incestueuse ». Il y a une douzaine de familles françai-
ses d’habitants-pêcheurs à Plaisance. La CARTE 6.2 , tirée de sources anglaises pour l’année
1675 et de sources françaises pour l’année 1687, montre la distribution de ces résidents
sur les côtes françaises et anglaises. Cette carte indique aussi la distribution des navires
de pêche côtière, c’est-à-dire les navires arrivés cette année-là (1675) afin de s’adonner à
cette pêche. Vers la fin du xvii e siècle, les pêcheries migratoires, assez semblables à cel-
les qui ont été décrites dans le chapitre 2, sont encore nettement plus répandues que les
pêcheries permanentes.
Terre-Neuve 135
Dans une étude importante portant sur les pêcheries anglaises, l’historien et géographe
Gordon Handcock souligne le caractère changeant et essentiellement temporaire des sites
de colonisation à Terre-Neuve au xvii e siècle. Il a démontré, par exemple, qu’il n’existe pra-
tiquement aucune continuité dans les noms de famille répertoriés dans un recensement
de 1708 qui donne les noms des chefs de famille et ceux qui sont recensés une trentaine
d’années plus tard. Plus récemment, Peter Pope, un archéologue qui a travaillé sur la colo-
nie de Kirke à Ferryland, a démontré que ce site a été occupé de façon continue par une
colonie importante, depuis sa fondation dans les années 1630, jusqu’à son pillage par
une force française venue de Plaisance en 1696. Au moins à Ferryland, des descendants de
certains des colons établis dans les années 1630 y habitent toujours dans les années 1690.
Pope ajoute que les femmes, qui n’étaient pas recensées à moins d’être veuves et chefs de
famille, constituaient quand même le principal élément de stabilité dans la population
résidant à Terre-Neuve au xviie siècle, observation avec laquelle Handcock serait d’accord. Il
reste à savoir à quel point les données à Ferryland sont représentatives. Selon Handcock, ce
ne serait pas le cas, mais il souligne qu’il y avait bien, dans la population de Terre-Neuve au
136 L e pay s re vêche
xviii e siècle, des descendants de familles qui avaient vécu autour des baies de Conception,
de Trinité et de Bonavista ainsi qu’à St. John’s au xvii e siècle. Tout dépend peut-être du
cadre de références. Si, par exemple, on compare la colonisation en Acadie au xvii e siè-
cle avec celle de Terre-Neuve, l’une constituée d’une population isolée et apparentée, liée
aux fermes des marécages entourant la baie de Fundy, l’autre constituée de familles de
pêcheurs habitant une côte rocheuse au sein de la mouvance transatlantique des pêcheries,
le contraste entre le permanent et le transitoire devient alors frappant.
Le xviiie siècle
Au début du xviii e siècle, les pêcheurs français et anglais de Terre-Neuve se trouvent
approximativement là où ils étaient le siècle précédent. Mais la guerre allait bientôt tout
changer. Durant une bonne partie des années 1690 et de la première décennie du xviiie siè-
cle, la guerre fait rage entre l’Angleterre et la France (guerre de la ligue d’Augsbourg, 1689-
1697, guerre de la Succession d’Espagne, 1701-1713) et les hostilités atteignent Terre-Neuve.
Depuis les années 1660, les Français maintiennent un fort et une garnison à Plaisance
et, au début des années 1690, les Anglais construisent un fort à St. John’s et y installent
une garnison. Ces efforts ne leur seront guère profitables. Pendant l’hiver de 1695-1696,
une force terrestre française composée essentiellement de miliciens canadiens et d’alliés
autochtones saccage presque tous les lieux habités des Anglais de Terre-Neuve, tuant quel-
que 200 personnes et capturant 700 prisonniers. Dix ans plus tard, une campagne simi-
laire obtient un résultat identique ; même St. John’s est détruite, mais le fort tient bon. Il
est pris en 1708 pendant une autre attaque française au cours de laquelle les Français font
800 prisonniers, envoient la garnison capturée à Québec, puis incendient les habitations
une nouvelle fois. Mais jamais ces victoires remportées en hiver ne sont renforcées, l’été
venu, par une présence navale, ce qui permet aux Anglais de revenir et de reconstruire. À la
fin, c’est en Europe que se dessine le sort de Terre-Neuve lorsque la guerre de la Succession
d’Espagne tourne mal pour la France. En 1713, le traité d’Utrecht accorde Terre-Neuve à la
Grande-Bretagne tout en autorisant les pêcheurs français à pêcher et à traiter le poisson
dans le nord de Terre-Neuve, mais sans pouvoir s’y installer. Après la signature du traité, les
habitants-pêcheurs de Plaisance déménagent leurs bases et leurs familles de l’autre côté du
détroit de Cabot, à l’île Royale (île du Cap-Breton).
Au début du xviii e siècle, il y a peut-être 4 000 personnes, dont moins de 200 femmes,
qui passent l’hiver le long des côtes anglaises. La grande majorité sont des domestiques.
À Plaisance, principale colonie française sur l’île, où l’on compte à peu près 40 familles,
la population est probablement mieux équilibrée. Pendant les années qui suivent, ces
chiffres sont réduits par la guerre puis, après 1713, presque tous les résidents français
s’en vont. Les pêcheries françaises se concentrent désormais dans le Nord et deviennent
exclusivement migratoires. Ces pêcheries côtières saisonnières amènent d’Europe, année
Terre-Neuve 137
après année, des centaines de navires et jusqu’à des dizaines de milliers d’hommes. Les
pêcheries britanniques continuent d’être à la fois permanentes et migratoires et, pendant le
reste du xviiie siècle, les populations estivale et hivernale qui leur sont associées fluctuent,
comme le montre la FIGURE 6.1. La population hivernale augmente avec les années, mais
même durant les années 1790, alors qu’elle compte de 15 000 à 20 000 personnes, la moitié
est constituée de domestiques qui quittent Terre-Neuve à la fin de leurs années de service.
Dans la population résidente, le nombre d’hommes dépasse le nombre de femmes dans une
proportion de cinq contre un.
Presque toute cette population hivernale provient de deux petites régions de Grande-
Bretagne : le sud-ouest de l’Angleterre (en particulier, les arrière-pays de Poole, de Plymouth,
de Dartmouth et d’Exeter) et le sud-est de l’Irlande (plus précisément l’arrière-pays de
Waterford). La plupart des marchands qui exercent leur suprématie sur les pêcheries de
Terre-Neuve pendant le xviiie siècle ont leurs quartiers généraux dans ces ports et recrutent
de la main-d’œuvre dans les environs. Souvent, les navires anglais en route vers Terre-
Neuve font escale à Waterford afin d’y embarquer des provisions (du porc salé, du bœuf et
du beurre) et de la main-d’œuvre irlandaise peu onéreuse. Avec le temps, des marchands
irlandais s’adonnent eux aussi à ce commerce. Pour bon nombre de ces recrues, les pêche-
ries offrent un emploi attrayant. Dans l’Irlande du xviii e siècle, les mauvaises récoltes, le
prix élevé des aliments et la famine pèsent lourd sur la population. Pour certains, les pêche-
ries permettent de payer le loyer ; pour d’autres, d’éviter la famine. Bien peu ont l’expérience
de la pêche : ils sont fermiers ou pratiquent de petits métiers, ils n’ont peut-être aucune
réelle profession et vivent du travail journalier par-ci, par-là, ou proviennent d’hospices
paroissiaux pour les pauvres et ont été placés auprès de propriétaires de pêcheries. À Terre-
Neuve, ces deux groupes ethniques, l’un protestant, l’autre catholique, se trouvent dans
138 L e pay s re vêche
presque tout lieu habité, quoique les Anglais soient le plus souvent sur la côte nord et les
Irlandais sur la côte sud ( CARTE 6.3). Certains Irlandais ne parlent pas anglais.
On continue à utiliser de petits bateaux qui pêchent à pas plus de 3 ou 4 km des havres où
le poisson est traité. Au début du xviii e siècle, certains observateurs estiment que les eaux
côtières font l’objet d’une pêche excessive. Le géographe et historien Grant Head a avancé
l’hypothèse que le déclin des ressources côtières a peut-être stimulé le développement d’une
pêche hauturière à Terre-Neuve. C’est peut-être ainsi que certains planters commencent à
équiper des goélettes pour la pêche en haute mer dans laquelle les prises sont salées et ame-
nées à terre pour le séchage. Étant donné la quantité de poisson, cette dernière opération
se déroule sur des plateformes de séchage (des vigneaux) beaucoup plus grandes que celles
que l’on construisait auparavant. Des navires britanniques commencent aussi à pêcher sur
les bancs et la plupart terminent aussi le séchage à terre. Le produit obtenu, de la morue
séchée de qualité médiocre, est souvent vendu pour nourrir les esclaves des Indes occidenta-
les. Le long de la côte nord-est de Terre-Neuve, en particulier, et plus tard au cours du siècle,
au Labrador, la pêche au saumon, la chasse aux phoques et même la trappe deviennent des
activités commerciales importantes. Facilement pris à l’aide de fascines ou de filets dans
Terre-Neuve 139
les frayères ou le long des côtes, le saumon est salé, puis mis en barils. Les phoques sont
capturés au milieu de l’hiver avec des filets placés en travers de passages étroits sous la
mer, puis on en extrait l’huile. En hiver, quelques trappeurs poursuivent leurs activités à
l’intérieur des terres, le long de rivières gelées. Tout cela permet à l’économie de Terre-Neuve
de se diversifier un peu et à quelques endroits, en particulier le long de la côte nord et au
Labrador, où se trouve la frontière de l’expansion britannique au xviii e siècle, la pêche au
saumon et la chasse aux phoques dominent. Dans l’ensemble, les exportations de Terre-
Neuve reposent sur la morue presque autant qu’à l’époque des pêcheries d’antan.
Hormis les pêcheries, l’économie locale est extrêmement faible et n’est pratiquement
orientée que vers la subsistance. L’agriculture commerciale est à peu près inexistante,
même si presque toutes les familles cultivent la pomme de terre, la betterave et le chou
dans de petits potagers et élèvent un peu de bétail. En 1750, il n’y a environ qu’une cin-
quantaine d’acres de terres rendues propices à la culture près de St. John’s ; au début des
années 1770, l’île entière n’en compte que 1 700, dont la plupart sont des prés. La surface
cultivée augmente durant la Révolution américaine alors que l’importation de nourriture
est interrompue, mais, malgré les ressources en poisson, la population de l’île est loin
d’atteindre l’autosuffisance. On coupe du bois çà et là et la plupart des barques et des
bateaux sont construits sur place avec du bois de production locale. La coupe de bois de
chauffage, qui devient toujours plus ardue avec le recul des forêts côtières, offre quelques
possibilités d’emploi. Souvent, il est plus commode d’hiverner en forêt puisque le bois de
chauffage y est facile d’accès. Vraisemblablement, la plupart des habitants de Trinity, le
centre de population le plus important de la baie de la Trinité, vivent ainsi dans de petites
huttes de bois (tilts) faites de petits billots plantés dans le sol à la verticale. Dans les circons-
tances, la chasse et même la trappe sont d’importants moyens supplémentaires d’assurer
sa subsistance.
Les pêcheries, cependant, sont des entreprises très profitables et font partie d’un réseau
commercial complexe. Elles requièrent de grandes quantités de sel et des fournitures
pour la pêche et pour les bateaux, tels de la térébenthine, du goudron et des cordages. La
construction des installations nécessite des matériaux. La population, qu’elle soit résidante
ou migratoire, a besoin de nourriture. Pratiquement tous les biens manufacturés doivent
être importés. Pendant une grande partie du xvii e siècle, ce sont des vaisseaux anglais ou
français qui en assurent le transport. Mais, avant la fin du siècle, des navires venus des
colonies britanniques situées au sud de l’Acadie commencent à s’accaparer une part de ce
commerce, que les marchands britanniques veulent garder pour eux. Ces compétiteurs
issus des colonies font irruption dans ce qui a été jusqu’alors un système commercial clos.
Ils font baisser le prix de certaines marchandises, offrent des emplois aux ouvriers mécon-
tents (ce qui fait monter le coût de la main-d’œuvre) et font fi des Navigation Acts, comme
les règlements douaniers, lesquels sont difficiles à faire respecter à Terre-Neuve puisque
140 L e pay s re vêche
l’île, même si elle est officiellement britannique, n’est pas une colonie. La morue que ces
navires emportent va surtout à des ports méditerranéens ou ibériques (où l’on obtient le
sel) ou encore vers les Indes occidentales. Certains marchands britannico-américains cher-
chent à obtenir des lettres de change plutôt que de la morue, car ils peuvent les échanger
contre des marchandises britanniques. Le commerce passe par des voies complexes et chan-
geantes, même à l’échelle d’une seule entreprise, et il est toujours à la merci des guerres, de
la politique et des fluctuations de prix. De façon générale, la morue séchée produite par les
pêcheries côtières migratoires des Français est destinée surtout aux marchés du sud de la
France. La morue salée en vert des pêcheries hauturières françaises va surtout vers le nord
de la France. Les pêcheries britanniques envoient la plus grande part de la morue séchée
vers des ports ibériques et méditerranéens, mais une partie de la production de moindre
qualité est acheminée vers les Indes occidentales. Le pain, la farine, le bois, les esclaves et les
fournitures navales viennent de plus en plus des colonies anglaises du littoral, tandis que
le rhum, le sucre et la mélasse proviennent des Indes occidentales. Presque toutes ces mar-
chandises sont transportées par des navires américains. Le porc salé, le bœuf et le beurre
viennent d’Irlande et la plupart des autres importations du sud-ouest de l’Angleterre. Au
début des années 1770, les marchandises d’Irlande, de Nouvelle-Angleterre, des Middle
Colonies et des Indes occidentales constituent 80 % des importations à St. John’s.
Les marchands qui s’adonnent à ce commerce ont des liens avec les propriétaires de
bateaux, résidants ou non, qui fournissent plus de la moitié de la production de morue des
pêcheries britanniques pendant presque tout le xviii e siècle. Souvent, ces liens sont établis
par le capitaine d’un navire de commerce et la compagnie marchande britannique en cause
n’investit pas dans l’infrastructure à Terre-Neuve. Mais, plus tard au cours du siècle, alors
que la complexité des échanges avec un grand nombre de marchands et de propriétaires de
pêcheries s’accroît, plusieurs entreprises placent des agents, des commis, des comptables,
des commerçants et même des équipages à Terre-Neuve. Ils y construisent des quais, des
échafauds, des entrepôts, des magasins et des résidences cossues. Ce faisant, ils créent des
établissements commerciaux d’importance où les marchands et leurs familles emménagent
parfois. Il s’amorce alors un déplacement de la classe des administrateurs qui, à la fin du
siècle, devient endémique. Au xviiie siècle, la plupart de ces établissements sont à St. John’s,
Carbonear, Harbour Grace et Trinity. L’ascendance commerciale de St. John’s n’est pas
encore établie et chacun de ces ports domine le commerce côtier local.
La CARTE 6.4 montre Trinity à la fin du xviii e siècle ainsi que les principales firmes mar-
chandes qui s’y trouvent. La plus importante est celle de Benjamin Lester and Co., une
firme de Poole qui possède à Trinity une importante maison de commerce, des quais et
des entrepôts ainsi qu’un chantier de construction navale. Cette firme a aussi cinq agents
dans diverses localités autour des baies de Trinity et de Bonavista et des magasins, des
tonnelleries, des cookhouses (baraquements), des saloirs et des entrepôts dans plusieurs des
Terre-Neuve 141
communautés sur le pourtour de ces vastes baies. Elle envoie des navires faire la pêche en
haute mer, exploite ses propres pêcheries côtières et fait affaire avec les planters. Avec le déve-
loppement d’entreprises telles que Lester and Co., le système de outports et inports (petits
ports de pêche et centres de commerce, respectivement), caractéristique de Terre-Neuve
au xix e siècle, s’installe. Des endroits tels que Maggotty Cove et Pease Cove ( CARTE 6.4 ),
essentiellement des outports à proximité d’un inport (Trinity), sont des sites de production ;
des firmes marchandes à Trinity et en d’autres endroits similaires approvisionnent les
outports et en achètent le poisson. Avec le développement de ce système, les planters des
outports se chargent surtout d’organiser la production tandis que les marchands des grands
centres s’occupent du commerce. Même s’il y a interdépendance, ce sont les marchands qui
détiennent le pouvoir car ils déterminent le prix des marchandises et du poisson. Les plan-
ters ont besoin des contacts extérieurs offerts par les marchands ainsi que du crédit qu’ils
peuvent leur accorder lors des inévitables fluctuations associées à la pêche. L’argent ne fait
presque pas partie de ces opérations car la morue est troquée contre des provisions selon
des taux contrôlés par les marchands ; c’est l’économie de troc telle qu’elle est pratiquée à
Terre-Neuve. Ce système génère des dettes importantes dans tous les outports, mais l’his-
torien Keith Matthews a avancé qu’il y a rarement d’autres ressources en cas de malheur :
pas d’aide du gouvernement ou de la paroisse et une capacité limitée à faire des dons ou à
s’entraider dans ces minuscules communautés. Quand une firme marchande disparaît,
ce qui est souvent le cas, la population des outports est complètement dépourvue. Le crédit
alloué par les marchands répond en partie à un besoin tout en enchâssant des relations
de dépendance et d’endettement dans la colonisation de Terre-Neuve et dans la structure
spatiale de sa société et de son économie.
La CARTE 6.4 montre un palais de justice, un édifice des douanes et un fort à Trinity, des
institutions dont la présence soulève la question du pouvoir de l’État le long d’une côte
qui n’est pas une colonie, mais dont la population augmente. En 1647, un acte destiné à
encourager le commerce à Terre-Neuve, connue sous l’appellation populaire de l’Acte du
roi William, confirme l’application de la vieille coutume selon laquelle le premier capitaine
anglais à arriver dans un havre en devient « l’amiral » durant la saison de pêche. Cela lui
confère le droit de juger des litiges concernant le personnel et la propriété de la pêcherie.
Les suspects dans les cas de crimes graves doivent être retournés en Angleterre afin d’y être
jugés. La réputation de vénalité et de corruption de ces amiraux fait maintenant partie du
folklore de Terre-Neuve. Mais, récemment, un historien de la loi, Jerry Bannister, a démon-
tré que les amiraux se souciaient beaucoup plus de la pêche que de l’administration de la
justice et que l’autorité judiciaire passait en réalité au commandant de l’escadre navale
envoyée chaque été en patrouille dans les eaux de Terre-Neuve. Car la présence de la Marine
royale se fait régulièrement sentir. Jusqu’à une douzaine de navires de guerre sont présents,
chaque saison, au large de Terre-Neuve et, en temps de guerre, escortent les convois de
142 L e pay s re vêche
navires de pêche ; après 1729 le commandant de l’escadre de Terre-Neuve est aussi le gou-
verneur de l’île. L’escadre quitte à l’automne et la population sans cesse grandissante qui
demeure sur l’île est laissée à elle-même. Au début des années 1750, toutefois, un système
de magistrats civils et de cours de justice locales est bien établi. Avant la fin du siècle, le
système légal de Terre-Neuve est celui d'un comté anglais avec ses juges, ses constables, ses
shérifs, ses cours de cassation, un grand jury et des douaniers. Bannister démontre que
la loi sur l'île est un amalgame d'ordonnances anglaises, de common law et de coutumes
locales tout à fait à même de protéger les intérêts des plus puissants : les marchands et les
planters, qui sont aussi propriétaires et employeurs. Terre-Neuve n’est pas un lieu sans loi :
l’île, selon l’expression d’un haut représentant du gouvernement britannique, est devenue
« une sorte de colonie ». La présence des instruments de punition publique comme le gibet,
le pilori ou le poteau où l’on administre le fouet est appuyée par les navires de la Marine
royale qui patrouillent au large. S’ils sont très présents dans des centres comme Trinity, ces
instruments légaux et militaires le sont probablement moins dans les outports.
artisanale perd de plus en plus la compétition face aux machines. L’espace qu’occupe la
classe dirigeante change lui aussi, mais à un moindre degré. À l’arrivée de 1810, la plu-
part des firmes britanniques exploitant les pêcheries de Terre-Neuve ont déjà installé
des agents et des comptables à St. John’s. En une vingtaine d’années, la prééminence des
pêcheries migratoires britanniques disparaît et c’est Terre-Neuve elle-même qui devient le
lieu principal de la main-d’œuvre et d’une bonne part de l’administration indispensable à
ses pêcheries.
Presque en même temps, deux nouvelles entreprises migratoires, moins étendues, se déve-
loppent sur la côte nord-est de Terre-Neuve et les rives du Labrador. La première est centrée
sur les phoques dont on tire huile et peaux et dont on chasse les blanchons sur les glaces
à la dérive ; cette chasse, qui a lieu de la fin de l’hiver au début du printemps, est extrê-
mement dangereuse. La seconde est une pêcherie de morue estivale confinée à la côte du
Labrador. On y pêche avec des goélettes venues surtout de ports situés autour de la baie de
Conception et de St. John's. Cette entreprise combine le capital des marchands urbains et
la main-d'œuvre des outports. Bien avant le milieu du xixe siècle, ces deux activités occupent
des centaines de navires et des milliers d’hommes, dont bon nombre participent à l’une et
à l’autre. Pour certains, elles remplacent les pêcheries de haute mer à bord des goélettes ;
en fait, le développement de la pêcherie de la côte du Labrador s’explique peut-être par
les mauvaises saisons de pêche hauturière. Ensemble, ces deux activités deviennent des
composantes essentielles de l’économie du nord-est de Terre-Neuve et relient cette dernière
à des ressources à la fois locales et lointaines tout en permettant une densité de population
élevée ( CARTE 6.5). Comme la chasse aux phoques se pratique à peu de frais avec des filets
ou des pièges placés près des rives, elle fournit, comme les pêcheries de morue côtières, une
source de revenus familiale à l’échelle locale. Au milieu du siècle, l’huile et les peaux de
phoque constituent approximativement 30 % des exportations de Terre-Neuve.
Alors que les centres du contrôle mercantile des pêcheries britanniques traversent l’Atlan-
tique, ils se concentrent surtout à St. John’s. Avec ses quelque 5 000 habitants en 1810,
St. John’s est alors plus populeux que Poole ou Dartmouth et devient le principal centre
de Terre-Neuve. Ce n’est plus un simple port de pêche. Quoique St. John’s serve toujours
de base d’opérations à de nombreux navires et de nombreuses banques, son économie,
en 1810, est dominée par les quelque 400 navires qui viennent y commercer. Ceux-ci y
amènent la presque totalité des importations et embarquent à peu près la moitié des expor-
tations. Les quais et les entrepôts d’une cinquantaine de firmes marchandes longent le
bord de l’eau et, juste derrière, une longue rue est bordée de boutiques, de tavernes et de
résidences. Un grand nombre d’artisans associés aux activités portuaires y demeurent ; des
charpentiers, des tonneliers, des fabricants de voile. Certains des marchands sont toujours
des partenaires associés de firmes britanniques, mais plusieurs sont indépendants. Ils
fournissent l’équipement à une part de plus en plus importante des outports de l’île et y ins-
146 L e pay s re vêche
Figure 6.2 LA VILLE ET LE PORT DE ST. JOHN’S, 1831 (ARTISTE : WILLIAM EAGAR)
Bibliothèque et Archives Canada, 1970-188-1508.
tallent même leurs propres agents. Ils équipent des douzaines de navires pour la chasse aux
phoques du printemps et la pêche à la morue du Labrador. Ils font de plus en plus affaire
avec Liverpool, Bristol, Greenock et Londres plutôt qu’avec les ports britanniques liés aux
pêcheries du xviiie siècle ( FIGURE 6.2).
La croissance de St. John’s n’est qu’une partie de l’augmentation rapide de la population
résidant à Terre-Neuve au début du xix e siècle : celle-ci va tripler en passant de moins de
20 000 personnes en 1800 à quelque 70 000 en 1835. Cette croissance est due d’abord à
l’immigration : de 30 000 à 35 000 immigrants arrivent probablement entre 1800 et 1835,
la plupart des jeunes hommes célibataires et pratiquement pas de couples mariés ou d’en-
fants. Les lieux d’origine de la main-d’œuvre des pêcheries migratoires sont les mêmes : la
plupart des immigrants viennent du sud-ouest de l’Angleterre et du sud-est de l’Irlande.
Certains sont des engagés, d’autres ont tout simplement acheté le billet le moins dispen-
dieux pour traverser l’Atlantique. Il semble que bien peu d’entre eux s’en retournent et que
la plupart continuent leur chemin ailleurs en Amérique du Nord. Certains n’ont d’autre
choix que de rester. En conséquence, les zones de peuplement les plus anciennes, à l’est de
Terre-Neuve, débordent vers l’ouest le long des côtes Sud et Nord-Est. La CARTE 6.5 montre
Terre-Neuve 147
la production et doivent compter sur le crédit accordé par des firmes marchandes envers
lesquelles elles s’endettent. Les hommes pêchent, les femmes nettoient le poisson et, avec les
enfants, le traitent. Les femmes et les enfants travaillent aux vigneaux, tournant le poisson,
le rentrant en cas de pluie, l’empilant une fois séché. Dans les faits, ces familles sont de
petits fermiers de la mer qui ont un jardin (travail dont les femmes, ici encore, se chargent),
s’adonnent à la cueillette et, selon les conditions, à un peu d’agriculture. À certains égards,
elles constituent une paysannerie redevable, non à un seigneur pour leurs terres, mais à
des marchands pour des provisions. Avec le temps, des groupes de familles habitant des
outports isolés tissent des liens de sang. En se mariant, une jeune femme déménage habi-
tuellement dans un outport adjacent, là où habite son mari. La population ne se déplace
guère autrement, sauf lorsque la place vient à manquer et qu’un fils part vers de nouveaux
horizons. Le géographe et historien Alan Macpherson a démontré comment la colonisation
autour de la baie de Bonavista, sur la côte nord de Terre-Neuve, se développe non pas selon
les plans des marchands, mais bien avec le déplacement de groupes de familles apparentées
à la recherche d’espaces encore inexploités (pour ce phénomène dans le Bas-Canada, voir
le chapitre 8).
Pour les immigrants venus d’Angleterre et d’Irlande, la pêche constitue un tout nouveau
mode de vie dont ils ont tout à apprendre, comme aussi le type de chasse et de cueillette
auxquels ils doivent s’adonner. Cependant, les activités de jardinage et d’agriculture, aussi
difficiles soit-elles, sont possibles seulement grâce à des cultures, des animaux, des pra-
tiques et des instruments venus d’Europe. Dans les outports colonisés par les Irlandais,
comme l’a montré l’historien et géographe John Mannion, des plants de pommes de
terre en crêtes et en tranchées (les lazy beds typiques de l’Irlande) apparaissent, comme
le font aussi bon nombre d’outils paysans importés d’Irlande. Dans leur pays d’origine,
ces pratiques font face aux innovations agricoles, mais à Terre-Neuve, où l’agriculture est
d’abord une activité de subsistance moins sujette à la modernisation, elles allaient durer
longtemps. Il en est de même pour les dialectes. Parce que les immigrants viennent de
campagnes et de villages divers, les micro-dialectes venus des diverses communautés du
sud-ouest de l’Angleterre ou du sud-est de l’Irlande ne se reproduisent pas dans les outports
de Terre-Neuve. Mais dans un outport isolé où presque tous viennent de l’une ou l’autre de
ces régions et où les contacts avec l’extérieur sont limités, un dialecte régional plus généra-
lisé s’installe et il aura longue vie à Terre-Neuve. De façon similaire, on a avancé que, dans
ce processus de migration, le catholicisme irlandais a probablement perdu ses superstitions
et ses saints locaux pour acquérir un caractère plus homogène, quoique les outports irlan-
dais abritent vraisemblablement bon nombre de leprechauns. L’immigration a mêlé les car-
tes, affaiblissant les multiples héritages laissés par diverses communautés locales du Vieux
Monde, tout en créant une autre forme de culture locale dans les outports de Terre-Neuve.
Terre-Neuve 149
Les éléments de base d’une pêcherie familiale et résidentielle bien établie : un quai (échafaud),
des plateformes de séchage (vigneaux), une petite maison, un potager clôturé.
Dans ces endroits isolés où il y a des sentiers, mais pas de routes, qui mènent aux commu-
nautés avoisinantes et où les contacts extérieurs se font surtout par la mer, les gens tirent
une maigre pitance à la fois de la mer et de la terre ( FIGURES 6.3, 6.4 et 6.5). Ils apprennent à
lire les indices qui indiquent la présence du poisson près des côtes, acquièrent des connais-
sances sur les écosystèmes marins locaux, découvrent comment tirer des cultures d’un sol
âpre et savent où et comment trouver des baies ou des œufs, chasser et trapper. Ce sont
là des adaptations particulières du savoir local caractéristique de la plupart des sociétés
paysannes. Leurs traditions architecturales sont celles de la pierre ou du torchis, mais ils
apprennent à utiliser le bois, la plupart du temps à l’état brut. Dans le système des pêche-
ries de morue émergent des mondes de vie et des savoirs locaux. Comparés à ceux d’Angle-
terre ou d’Irlande, ces mondes de vie sont relativement égalitaires et il n’y a ni mendiants
ni réelle richesse. Comme l’a écrit Mannion, « il n’y a ni grands propriétaires terriens, ni
intermédiaires, ni fermiers prospères, ni commerçants, ni artisans, ni cottiers, ni ouvriers
150 L e pay s re vêche
Un village de pêche isolé sur la côte rocheuse et dénuée d’arbres au sud de Terre-Neuve.
Figure 6.5 TRINIT Y BAY ET HEART’S CONTENT (DÉ TAIL), 1865 (ARTISTE : J. BECKER)
Frank Leslie’s Illustrated Newspaper, 9 septembre 1865.
sans terre ». Mais, si certaines de ces catégories ont été éliminées, d’autres se sont simple-
ment déplacées. Dans l’espace économique de Terre-Neuve au xix e siècle, les marchands,
les intermédiaires, les artisans et la plupart des ouvriers sans terre sont dans les centres
tandis que les pêcheurs-fermiers sont dans les outports. À l’échelle de l’île, selon les termes
de l’historien Sean Cadigan, la hiérarchie sociale est simple et très nettement divisée : la
Terre-Neuve 151
classe marchande habite dans les villes et la classe des petits producteurs dans les outports.
À l’échelle d’un outport, les gens sont à peu près égaux dans leur rapport de dépendance avec
la production de morue, l’élevage et les cultures qui réussissent tant bien que mal et, enfin,
les marchands. Si l’une de ces sources se tarit, ce qui est souvent le cas, les outports risquent
la famine.
En 1820, le gouverneur de Terre-Neuve informe l’amirauté que l’île « peut désormais être
décrite plus comme une colonie qu’une pêcherie ». Ces gens, dit-il, sont là pour rester. C’est
bel et bien le cas. À St. John’s, où le premier journal paraît en 1807, certains membres de
la classe professionnelle ont commencé à réclamer un gouvernement constitutionnel et
des assemblées élues. Les gouverneurs de l’île et les représentants du gouvernement en
Grande-Bretagne sont enclins à maintenir que les habitants de Terre-Neuve ont trop peu
d’éducation et sont trop primitifs pour se gouverner eux-mêmes. Comment, disent-ils, les
législateurs pourront-ils se rassembler sur une île où il y a peu de routes, où les ports sont
bloqués par les glaces en hiver et où pratiquement toute la population se préoccupe seule-
ment de la pêche en été ? Certains pensent que les pêcheries migratoires vont réapparaître.
Mais Terre-Neuve attire de plus en plus l’attention des réformateurs politiques et moraux
en Grande-Bretagne (ceux qui veulent étendre le suffrage et qui se préoccupent des droits
humains ; en l’occurrence, les abus dans les cours de justice et les châtiments corporels
excessifs). En 1824, après avoir traité Terre-Neuve, pendant pratiquement les 250 années
précédentes, sans plus d’égards qu’un gros poste de pêche, le gouvernement britannique
promulgue des lois qui, dans les faits, reconnaît son statut de colonie. En 1832, il jette les
bases d’une assemblée électorale fondée sur ce qui est, pour l’époque, un large suffrage :
les hommes de 21 ans et plus qui peuvent prouver qu’ils ont occupé un bâtiment, quel
qu’il soit, pendant au moins un an. Tandis que la colonie émerge, une tout autre histoire
se déroule, presque invisible. Dans les années 1820, les membres des dernières bandes du
peuple béothuk, repoussés vers l’intérieur par les pêcheurs où ils sont de plus en plus mena-
cés par les chasseurs et les trappeurs, meurent de faim le long de la rivière Exploits dans le
centre-nord de Terre-Neuve.
Avec le début de la nouvelle colonie, son gouverneur fait construire un manoir digne de
son office, le Government House, mais dans les outports, où la récolte de pommes de terre
et la saison de pêche ont été mauvaises, on rapporte des cas de famine. En janvier 1832,
à peu près 2 000 pêcheurs se rassemblent à Harbour Grace, à la baie de Conception, afin
de protester contre le système de troc qu’ils estiment être la source de leur pauvreté. Ils
exigent d’être payés en liquide pour leurs prises, comme le réclament aussi les chasseurs
de phoques. La flotte de chasse aux phoques ne partirait pas, cette année-là, avant que ces
exigences ne soient satisfaites. La situation est désespérée et la main-d’œuvre éparpillée
dans les outports commence à s’organiser pour faire respecter ses droits. L’année suivante,
le gouverneur et les magistrats en viennent, à contrecœur, à fournir de l’aide (ce qui, pense-
152 L e pay s re vêche
BIBLIOGRAPHIE
Pour les xvii e et xviii e siècles, on peut commencer par les planches 23 et 25-28, en plus
de certaines parties de l’essai « L’Atlantique », dans Atlas historique du Canada, vol. 1, Des
origines à 1800, R. Cole Harris, dir., cart. Geoffrey J. Matthews (Montréal : Les Presses
de l’Université de Montréal, 1987), 47-51. Pour le xix e siècle, voir Atlas historique du
Canada, vol. 2, La transformation du territoire, R. Louis Gentilcore, dir., cart. Geoffrey J.
Matthews (Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 1993), planche 8. Pour
un portrait plus détaillé du contexte historique, voir Keith Matthews, Lectures on the
History of Newfoundland, 1500-1830 (St. John’s : Breakwater Books, 1988) ; ainsi que,
même si l’on y traite principalement de l’histoire politique, Patrick O’Flaherty, Old
Newfoundland : A History to 1843 (St. John’s : Long Beach Press, 1999).
Sur les efforts de colonisation au début du x v i i e siècle, voir Gillia n T. Cell,
Newfoundland Discovered : English Attempts at Colonisation 1610-1630 (Londres : Hakluyt
Society, 1982). Pour un ouvrage plus récent, voir Peter E. Pope, Fish into Wine : The
Newfoundland Plantation in the Seventeenth Century (Chapel Hill : University of North
Carolina Press, 2004). Voir aussi son article « Scavengers and Caretakers : Beothuk/
Eu ropea n Set t lement D y na m ics i n Seventeent h- Cent ur y New fou nd la nd »,
Newfoundland Studies, 2, 2 (1993) : 279-293. On consultera aussi James A. Tuck,
« Archaeology at Ferryland, Newfoundland », Newfoundland Studies, 9, 2 (1993) : 294-
310.
Les travaux récents sur le xviii e siècle ont commencé avec Grant Head, Eighteenth
Century Newfoundland : A Geographer’s Perspective (Toronto : McClelland and Stewart
pour the Carleton Library, 1976), suivi de W. Gordon Handcock, Soe Longe as Their
Comes Noe Women : Origins of English Settlement in Newfoundland (St. John’s : Breakwater
Books, 1989) et de Jean-François Brière, La Pêche française en Amérique du Nord au xviiie
siècle (Montréal : Éditions Fides, 1990). Plus récemment, Jerry Bannister a publié une
admirable étude de l’histoire légale : The Rule of the Admirals : Law, Custom, and Naval
Government in Newfoundland, 1699-1832 (Toronto : University of Toronto Press pour The
Osgoode Society for Canadian Legal History, 2003). On trouvera une version abrégée
des principaux arguments de Bannister dans son article « The Fishing Admirals in
Eighteenth-Century Newfoundland », Newfoundland Studies, 17, 2 (2001) : 166-219.
Sur les sujets plus spécialisés du xviii e siècle, voir John Mannion, « Irish Migration
and Settlement in Newfoundland : The Formative Phase, 1697-1732 », Newfoundland
Studies, 17, 2 (2001) : 257-293, et Alan G. Macpherson, « A Modal Sequence in the
Peopling of Central Bonavista Bay, 1676-1857 », dans John J. Mannion, ed., The
Peopling of Newfoundland : Essays in Historical Geography (St. John’s : Institute of Social
and Economic Research, Memorial University, 1977), 102-135.
Il y a d’énormes lacunes dans l’étude de Terre-Neuve au xix e siècle. On ne dispose
pas, par exemple, d’une bonne analyse portant sur St. John’s et les travaux en his-
toire et en géographie historique ne couvrent pratiquement pas la période après les
années 1830. Conséquemment, le présent chapitre se base surtout sur les sources
déjà citées et les ouvrages suivants : Sean T. Cadigan, Hope and Deception in Conception
Bay : Merchant-Settler Relations in Newfoundland, 1785-1855 (Toronto : University of
Toronto Press, 1995) ; Michael Staveley, « Population Dynamics in Newfoundland :
The Regional Patterns », dans Mannion, The Peopling of Newfoundland, 49-76 ; Chesley
W. Sanger, « The Evolution of Sealing and the Spread of Settlement in Northeastern
Newfoundland », dans ibid., 136-151 ; Patricia Thornton, « The Transition from the
154 L e pay s re vêche
Migratory to the Residential Fishery in the Str. of Belle Isle », Acadiensis, 19, 2 (1990) :
92-120 ; Shannon Ryan, The Ice Hunters : A History of Newfoundland Sealing to 1914 (St.
John’s : Breakwater Books, 1994) ; John Mannion, « Old World Antecedents, New World
Adaptations : Inistioge (Co. Kilkenny) Immigrants in Newfoundland », Newfoundland
Studies, 5, 2 (1989) : 103-175 ; et Mannion, Irish Settlements in Eastern Canada : A Study of
Cultural Transfer and Adaptation, Research Publication no 12 (Toronto : University of
Toronto, Département de géographie, 1974).
7 L es M aritimes
Cette terre essentiellement dépeuplée est couverte de forêts. Dans les zones les plus inhos-
pitalières, les forêts de conifères ressemblent à celles du nord, tandis que les forêts de
feuillus qui dominent les zones les plus accueillantes ressemblent à celles qui se trouvent
plus au sud. Ailleurs, la forêt mixte est dominante et contient des taillis de pins rouges
et de pins blancs matures. Sous la forêt se cache le prolongement des hautes terres des
Appalaches, un relief glaciaire accidenté. Le territoire est constitué surtout de sols rocheux,
minces et acides, soumis à une brève saison de croissance. Dans les basses terres, le long
de la côte et dans les vallées, les sols sont meilleurs et la saison plus longue, mais ces ter-
res sont fragmentées et isolées les unes des autres. Il n’y a nulle part une vaste zone au
potentiel agricole favorable. Le rebord atlantique de la Nouvelle-Écosse de l’époque est
particulièrement stérile, sauf en ce qui a trait aux sites de pêche. Les Acadiens avaient réussi
à transposer les cultures et l’élevage de l’Europe du Nord-Ouest dans les terres de polder
autour de la baie de Fundy et sur l’île Saint-Jean (île du Prince-Édouard), mais, ailleurs, on
ne sait rien du potentiel agricole. Ce dernier allait s’avérer modeste. La CARTE 7.1, réalisée
avec des moyens modernes, montre qu’une grande part de ces territoires qui constituent
aujourd’hui les Maritimes n’a guère de valeur agricole et que même le potentiel existant
est limité. Comparé aux meilleures terres des colonies anglaises au sud ou des possessions
françaises au sud-est du lac Michigan, il n’y a ici aucune terre à fort potentiel agricole.
Les Maritimes 157
Avec sa côte profondément indentée par la mer, la Nouvelle-Écosse est un territoire mari-
time qui s’avance dans l’Atlantique Nord et qui est exposé, comme il l’a longtemps été, aux
pressions et aux exigences du monde extérieur. Ce territoire devenu relativement vide à la
fin des années 1750 va bientôt attirer les gens, les institutions et les manifestations du pou-
voir de l’époque. Au sud se trouvent des colonies en rapide expansion et avides de nouvelles
terres ; de l’autre côté de l’Atlantique, il y a des groupes de gens qui tentent d’échapper aux
contraintes de l’industrialisation et à l’économie de marché de plus en plus envahissante.
Le capital commercial cherche de nouvelles sources de profits ; le capital industriel veut
créer une nouvelle demande et, vers les années 1830, il commence à exporter le système
industriel lui-même. Les moyens légaux, administratifs et normalisateurs de l’État vont
prendre de l’importance. Ces inf luences sont toutes proches et la Nouvelle-Écosse va y
réagir à sa façon. Vers la fin du xviii e siècle, c’est la guerre qui guide d’abord cette réaction
puis, du début au milieu du xixe siècle, c’est l’industrialisation des îles Britanniques.
L’immigration
Deux courants d’immigration caractérisent la Nouvelle-Écosse à cette époque ; l’un vient
du sud, l’autre des îles Britanniques. Ils amènent des contingents fort distincts qui, une
fois immigrés, s’établissent habituellement à des endroits différents.
Le premier, qui est aussi le plus important quant au nombre d’immigrants, est sporadi-
que. L’effondrement de la puissance française en Amérique du Nord durant la guerre de
Sept Ans a subitement ouvert à la colonisation une large bande de terre qui part du nord
de New York, puis traverse la Nouvelle-Angleterre jusqu’en Nouvelle-Écosse. Les colons de
la Nouvelle-Angleterre, avides de nouveaux espaces, commencent à s’y intéresser presque
immédiatement. De 1759 à 1764, 60 000 personnes (des planters, comme on les appelle
alors) viennent du sud à l’intérieur de ce qui était jadis une zone-tampon géopolitique. Près
de 8 000 s’installent en Nouvelle-Écosse. Ils sont en partie attirés par les terres endiguées de
l’Acadie, mais aussi par les conditions favorables offertes par le gouverneur de la Nouvelle-
Écosse, Charles Lawrence ; il offre 100 acres pour chaque chef de famille et 50 acres pour
chaque membre de la famille (ce qui sera bientôt arrondi à 500 acres par famille) dans
des cantons de 100 000 acres et aucune quittance pendant 10 ans. Il laisse aussi entendre,
sans toutefois donner de garanties, que les dispositions gouvernementales de la Nouvelle-
Angleterre y seraient observées. De plus, ajoute-t-il, le gouvernement subventionnerait
l’immigration en fournissant transport et nourriture, des promesses qui, d’ailleurs, ne
seront pas toujours respectées. À l’étroit dans les populeux cantons de Nouvelle-Angleterre,
les jeunes familles sont attirées par ces conditions. Au cours de l’assemblée générale locale
(town meeting), une institution de la Nouvelle-Angleterre qui fournit une infrastructure
158 L e pay s re vêche
entre elles. Dans l’ensemble, les immigrants de la Nouvelle-Angleterre qui acquièrent des
terres en Nouvelle-Écosse du début des années 1760 sont tout à fait prêts à déménager afin
de saisir leur chance. Ardents défenseurs de la démocratie et de l’autonomie locale, ils ne
voient probablement pas les institutions communautaires des cantons comme une fin en
soi, mais comme un moyen d’assurer le succès de leur famille. Bon nombre de concession-
naires ne parviennent jamais en Nouvelle-Écosse. D’autres repartent peu après leur arrivée.
Dans les cantons agricoles, les terres changent souvent de mains ; le cumul de propriétés
semble être une activité de premier plan. Beaucoup de concessionnaires sont des spécula-
teurs et tous ont des liens étroits avec l’économie de marché. Ces valeurs, associées à une
méfiance envers un gouvernement lointain, un goût pour la démocratie à l’échelle locale
et des convictions religieuses inébranlables aux couleurs des divers groupes de confession
protestante, s’installent sur les terres acadiennes d’antan, autour de la baie de Fundy. Elles
se retrouvent aussi dans les ports de pêche saisonnière de la côte sud et chez le très petit
nombre d’immigrants de la Nouvelle-Angleterre qui arrivent à l’île du Cap-Breton, à l’île
Saint-Jean ou dans la vallée de la rivière Saint-Jean.
Ce mouvement de migration de planters s’évapore presque aussi rapidement qu’il
est apparu. La Proclamation royale n’a pas réellement fermé la vallée de l’Ohio : sur ce
front pionnier, la spéculation et le défrichement se poursuivent. En 1768, le traité signé
à Fort Stanwix entre les Iroquois, qui ne possèdent ni ne contrôlent ce territoire, et les
Britanniques, qui sont dans la même situation, semble légitimer ces activités. Pour cer-
tains, les terres de l’Ouest sont plus attrayantes que celles de la Nouvelle-Écosse ; d’autres
retournent d’où ils sont venus. À la fin de la décennie, le nombre d’immigrants de la
Nouvelle-Angleterre qui quittent la Nouvelle-Écosse est supérieur au nombre de ceux qui
s’y dirigent et cette situation ne change pas jusqu’à la Révolution américaine.
Ce long affrontement, qui culmine avec le traité de Paris en 1783 et la séparation des
États-Unis d’Amérique de l’Amérique du Nord britannique, produit une autre vague d’im-
migration venue du sud ; il s’agit cette fois d’un mouvement en masse de réfugiés politiques.
Ce sont les loyalistes, comme les désignent les Britanniques, des gens qui refusent d’échanger
leur allégeance à la Grande-Bretagne contre la citoyenneté dans la nouvelle république. De
35 000 à 40 000 de ces personnes sont regroupées en Nouvelle-Écosse, la plupart en 1783,
dans une opération d’évacuation, financée par le gouvernement britannique et menée par
des vaisseaux de guerre de la Marine royale. Il s’agit d’une aide apportée à une population à
laquelle la Grande-Bretagne est favorable et qui mérite cette attention, du moins dans l’im-
médiat. Cette vague déferle sur une petite administration coloniale qui est déjà débordée
et se scinde rapidement en deux nouvelles colonies. Le Nouveau-Brunswick est créé après
qu’un groupe de loyalistes très en vue eut fait pression sur le gouvernement britannique
afin de séparer le territoire au nord de la baie de Fundy du reste de la Nouvelle-Écosse, pour
y créer leurs rêves aristocratiques d’une société hiérarchisée et dirigée par des gentlemen.
160 L e pay s re vêche
L’île du Cap-Breton voit le jour après que des représentants du pouvoir à Londres eurent
accepté l’étrange hypothèse que l’île attirerait 5 000 loyalistes du Québec si elle devenait
une colonie. Chacune de ces administrations locales fait de son mieux pour accommoder
les loyalistes. On retire environ 1,5 million d’acres des concessions si prodigues des années
1760 sans pouvoir immédiatement répondre à la demande de terres. Les loyalistes qui
déferlent sur Halifax, Annapolis Royal ainsi que les nouvelles villes loyalistes de Shelburne
et Saint John doivent vivre dans des églises et des magasins, des soutes de navires bondées,
des huttes ou des tentes. Ils ont tôt fait de se plaindre et à peu près un cinquième d’entre
eux repartent presque immédiatement. À court de ressources, les gouvernements coloniaux
font ce qu’ils peuvent pour fournir provisions, outils, bois et terres en concession de 100 à
1 000 acres ; souvent, ces dernières sont concédées en vastes blocs que les loyalistes subdivi-
sent en lots par la suite.
La CARTE 7.2 montre la distribution des loyalistes en 1785. Leur arrivée fait monter le prix
des terres dans les cantons agricoles déjà organisés mais, sauf dans le cas de la partie sud
de la vallée d’Annapolis, bien peu s’y installent (les Irlandais du Nord qui habitent à Truro
appuient la Révolution américaine et refusent la venue des loyalistes). Le centre loyaliste
le plus important en Nouvelle-Écosse est à Shelburne, une ville-champignon qui abrite,
pendant une brève période, jusqu’à 10 000 personnes. Il y a probablement 1 200 loyalis-
tes à Halifax et d’autres le long de la côte. Au Nouveau-Brunswick, la vallée de la Saint-
Jean devient essentiellement loyaliste, comme aussi les communautés autour de la baie de
Passamaquoddy, dans la partie sud-est de la nouvelle colonie. Les quelques loyalistes de
l’île du Cap-Breton vivent à Sidney, la capitale de la colonie, ou dans les environs. Ceux de
l’île Saint-Jean, eux aussi en petit nombre, acquièrent des terres auprès des propriétaires
auxquels, au milieu des années 1760, l’ensemble de l’île avait été concédé.
La majorité des loyalistes viennent des Middle Colonies. Quelques-uns ont été des mar-
chands prospères ou des propriétaires terriens importants, d’autres sont éduqués, mais
la plupart sont des gens ordinaires, artisans ou fermiers. Étant donné les circonstances
de leur arrivée, bon nombre sont sans le sou. La plupart sont issus de familles nucléaires ;
leurs épouses les suivent, quoi qu’elles pensent de la situation, à cause de la décision prise
par leur mari. Les célibataires sont souvent des soldats qui ont servi au sein de régiments
écossais démantelés. À peu près 10 % sont des Noirs attirés par la promesse de l’égalité dans
une colonie qu’ils espèrent libérée de l’esclavage. Probablement beaucoup plus de 10 % des
immigrants ne sont pas nés dans les Treize Colonies. Bien peu ont l’expérience de la vie
sur une ferme de pionniers. Malgré tout, ils sont presque tous des réfugiés politiques et
leurs attentes, telles qu’elles ont été décrites par l’historien Neil MacKinnon, sont moins
celles de pionniers que celles de loyalistes cherchant restitution et triomphe de leur cause.
Certains pensent construire les fondations d’un nouvel empire dans « un lieu choisi par
les élus de Dieu ». Beaucoup éprouvent de la haine à l’égard de l’Amérique républicaine que
Les Maritimes 161
l’un d’entre eux décrit comme « le royaume de Satan », soit à cause de la façon dont ils ont
été traités en tant qu’opposants à la Révolution, soit à cause de leur foi en l’institution de la
monarchie et de leur admiration des sociétés ordonnées et respectueuses de la hiérarchie. À
d’autres égards, ils ressemblent beaucoup aux planters venus en Nouvelle-Écosse avant eux,
impatients d’améliorer leur sort, attentifs aux marchés et résolus à défendre leurs intérêts
et ceux de leur famille. Contrairement aux planters, ils ne sont pas venus en petits groupes
organisés et sont ainsi moins attachés aux institutions locales.
Leurs rêves et le destin ont emmené les loyalistes vers la Nouvelle-Écosse, mais cette terre
ne parvient pas à les retenir. Les subsides royaux les soutiennent pendant un certain temps,
mais cessent en 1787. Ceux qui ont entrepris de défricher se rendent compte que les bonnes
terres sont rares et comprennent que quelques acres défrichées sont loin de constituer
une ferme rentable. Les rêves de domaines et de manoirs s’effritent rapidement devant le
coût élevé de la main-d’œuvre et la rareté des marchés. Les marchands, qui avaient espéré
s’approprier le commerce entre les îles Britanniques et les Indes occidentales (car, après
1783, les Navigation Acts en avaient exclu les Américains), ont peine à trouver des cargai-
sons locales. Les réfugiés noirs se retrouvent libres, mais sans être égaux, et sont toujours
stigmatisés. Lorsqu’on leur offre le transport gratuit vers la Sierra Leone, où ils auront des
162 L e pay s re vêche
terres gratuites et l’égalité raciale, le tiers d’entre eux repartent pour cette nouvelle « terre
promise ». De diverses façons, la réalité est bien loin des attentes et le ressentiment des
loyalistes déçus se tourne vite contre les représentants locaux du pouvoir, les politiques du
gouvernement britannique, les sociétés de planters précédentes et, avec la rareté croissante
des ressources, d’autres loyalistes. L’endroit choisi par les élus de Dieu prend des allures de
« lieu ingrat » et, alors que le ressentiment causé par la guerre se calme, certains retournent
vers le pays d’où ils se sont enfuis. Au début de la décennie 1790-1800, les deux tiers des
édifices de Shelburne sont vides.
Les migrations qui, au cours du xviii e siècle, viennent d’Angleterre sont plus tardives
et moins importantes ; la plupart des immigrants arrivent du Yorkshire, dans le nord-
est de l’Angleterre, et des terres hautes de l’ouest de l’Écosse. Au début et au milieu des
années 1770, à peu près un millier d’immigrants proviennent du Yorkshire. La plupart
immigrent en famille ; plusieurs ont possédé de grosses fermes ou pratiqué des métiers
dans le Yorkshire avant d’être forcés de quitter à cause des loyers sans cesse plus élevés
exigés par les propriétaires afin de se construire et de meubler un manoir. Ils s’installent
dans les zones de marécages intertidaux et les hautes terres adjacentes qui entourent la
baie de Chignectou, dans le coin nord-ouest de la baie de Fundy. Un second mouvement
d’immigration comprend beaucoup d’Écossais, au moins 3 000, et constitue l’avant-garde,
au xviii e siècle, d’une migration beaucoup plus importante qui viendra d’Écosse, le siècle
suivant. La population des hautes terres de l’ouest de l’Écosse est en pleine croissance à la
suite de l’adoption massive, avant 1770, de la culture de la pomme de terre, de vaccins plus
efficaces contre la variole et de la croissance rapide de la culture commerciale du varech.
En même temps, les familles de grands propriétaires terriens qui contrôlent les terres des
Highlands de l’ouest, auxquelles tous les fermiers doivent des redevances, cherchent à
profiter des innovations agricoles de l’époque et de la demande croissante de l’industrie de
la laine en augmentant la productivité et le coût des loyers dans leurs domaines. Ils com-
mencent par convertir les fermes des locataires en élevages de mouton, ce qu’ils peuvent
faire aisément, puisque presque tous les tenanciers ont un bail à court terme. Certains
propriétaires se contentent d’augmenter la durée et le prix du bail afin de forcer le tenan-
cier, qui vient souvent de l’extérieur et qui connaît les nouvelles méthodes agricoles, à une
culture plus intensive. Ces pratiques détruisent l’ancienne économie agricole mixte des
Highlands de l’ouest qui repose sur l’élevage du bétail vendu à des marchands, pour acquit-
ter la tenure, et une agriculture destinée essentiellement à la subsistance basée sur l’avoine,
l’orge et la pomme de terre. Les gens sont contraints d’abandonner les villages de l’intérieur
(clachans) pour s’installer sur de petits lots côtiers (crofts) choisis par le propriétaire. Ils y
pratiquent un peu d’agriculture et paient le loyer en récoltant du varech qu’ils brûlent pour
en vendre les cendres, utilisées dans la confection du savon, à leur propriétaire ou à un mar-
chand. Ces revenus leur permettent d’acquitter la tenure de leur crofts tandis que, en réalité,
Les Maritimes 163
le propriétaire accapare leur labeur gratuitement. Aux yeux de la plupart des propriétaires
terriens, des économistes et des planificateurs, la destruction des clachans et de l’économie
rurale traditionnelle des Highlands est une adaptation inévitable et nécessaire aux nou-
velles réalités économiques. Plusieurs d’entre eux veulent installer les familles dépossédées
dans les nouvelles villes industrielles des Lowlands ou dans des villes similaires que l’on
envisage de construire dans les Highlands de l’ouest et sont de farouches opposants à l’émi-
gration qui, selon eux, fait monter le coût de la main-d’œuvre.
Dans ces conditions, la plupart de ceux qui partent peuvent se permettre les quelque 3 £
par adulte et 10 £ à 12 £ par famille que coûte le voyage transatlantique ; en tout, à peu près
30 £ pour le voyage et l’investissement initial pour une ferme. Outre quelques engagés, ce
sont en général les fermiers les plus prospères qui quittent afin d’éviter l’avenir que leur
réservent les propriétaires, les économistes et les planificateurs. Leurs motifs, tels qu’ils
sont décrits par Jack Bumsted, sont profondément conservateurs : ils cherchent à conserver
leur ferme mixte mi-pastorale, mi-agricole, mais aussi leur langue gaélique, leur religion
et leurs associations au sein du clan. Ils émigrent en famille et s'installent en des endroits
isolés de l'île Saint-Jean qui ne reçoivent la visite que de quelques navires par année, ou
sur la côte nord de la Nouvelle-Écosse d'où une piste à peine visible conduit vers le sud ;
quelques-uns se dirigent vers la côte ouest de l'île du Cap-Breton. Leurs outils à main, la
bêche, le caschrom, une charrue à main faite de bois, et la houe, sont plus efficaces dans
les champs semi-défrichés que les herses et les charrues à traction animale, qui leur sont
d’ailleurs étrangères.
À l’arrière-plan de ces migrations, il y a quelques signes de retour des Acadiens. En 1764,
on les autorise officiellement à se réinstaller, à condition de faire un serment d’allégeance
et de se disperser en petits groupes. Quelques-uns émergent de la forêt, d’autres reviennent
à pied du Massachusetts, d’autres, enfin, reviennent par bateau des colonies côtières où
ils ont été expatriés. Comme les terres qu’ils possédaient jadis sont maintenant occupées
par d’autres colons, ils s’installent surtout à l’île du Cap-Breton, dans la région de Halifax,
dans le sud-ouest de la Nouvelle-Écosse (où on leur concède des terres autour de la baie
Sainte-Marie en 1768), dans la vallée de la Saint-Jean, dans la partie nord de la baie de
Chignectou, dans des communautés isolées le long de la côte nord du Nouveau-Brunswick
ou sur l’île Saint-Jean. Ce sont, eux aussi, des réfugiés, mais ils ne reçoivent rien de l’aide
accordée aux loyalistes. La plupart sont des squatters ; lorsque les terres qu’ils occupent
sont allouées à d’autres, comme lorsque les loyalistes arrivent dans la vallée de la Saint-
Jean, ils sont forcés de se déplacer à nouveau. Ils souhaitent, comme l’un d’entre eux le dira
aux autorités, s’en aller vers le nord dans la vallée de la Madawaska pour y vivre en paix
et « conserver les coutumes, la langue et la religion de leurs ancêtres ». À cette époque, les
autorités font preuve d’un peu de sympathie à l’égard des Acadiens et accordent un certain
intérêt à cette région frontalière contestée ( CARTE 7.6). Les familles acadiennes qui souhai-
164 L e pay s re vêche
tent aller dans la vallée de la Madawaska y recevront 200 acres. Dans l’ensemble, toutefois,
les représentants du pouvoir colonial remarquent à peine les migrations acadiennes et il est
presque impossible de trouver des données précises à ce sujet. De 2 000 à 3 000 personnes,
peut-être, cherchent ainsi un endroit pour vivre.
L’économie
Tous ces gens participent, de façon plus ou moins directe, à une économie qui repose moins
sur le développement des ressources et la production manufacturière que sur l’immigration
et les dépenses gouvernementales. L’agriculture est possible, mais seulement à l’intérieur
des limites inhérentes à la qualité des sols, au climat et à la rareté des produits d’exporta-
tion. La pêche, l’activité économique qui domine la face atlantique de la Nouvelle-Écosse
et de l’île du Cap-Breton, permet aux pêcheurs de survivre et à quelques marchands de
s’enrichir, mais est loin d’être aussi rentable que les pêcheries de Terre-Neuve. L’industrie
du bois est importante à l’échelle locale et l’on exporte un peu de bois d’œuvre équarri, de
bois de charpente et de mâts, surtout venant des régions en bordure des côtes du Nouveau-
Brunswick et du Maine. On construit de petits vaisseaux dans plusieurs ports : certains
pour le transport local, d’autres pour l’exportation. Mais aucune de ces activités ni même
toutes ces activités réunies ne parviennent à créer une économie régionale robuste. Il
est très probable, selon l’hypothèse avancée par l’historien de l’économie Julian Gwyn,
que l’économie de la région à cette époque ait été plus redevable à la guerre qu’à toute
autre activité.
Toutes les migrations ont été affectées par la guerre, tels les planters installés sur des
terres rendues disponibles par la déportation des Acadiens au début de la guerre de Sept
Ans, ou les loyalistes venus à titre de réfugiés après la Révolution américaine. Les migra-
tions d’Écosse sont interrompues pendant la Révolution américaine ; après 1792, elles sont
limitées par la guerre avec la France. En temps de guerre, le gouvernement britannique
évite de perdre des Écossais venus des Highlands qu’il considère comme ses meilleurs sol-
dats. De plus, les colonies prennent une importance stratégique en temps de guerre et les
dépenses annuelles publiques du gouvernement britannique augmentent en conséquence.
L’administration gagne en importance, les fortifications sont améliorées et les garnisons
renforcées. Les devises importées pour payer les troupes sont mises en circulation dans
l’économie locale. Les marchands se placent en position de profiter des dépenses gouver-
nementales, surtout en ce qui concerne l’approvisionnement des garnisons. Ce faisant, ils
s’enrichissent en apportant peu (puisqu’ils s’occupent essentiellement d’importation) à
l’économie rurale. Dans les nouvelles colonies dont l’économie est faible, l’investissement
du gouvernement anglais est essentiel. En Grande-Bretagne, les politiciens libéraux dénon-
cent les dépenses excessives que génèrent des colonies jugées arriérées.
Les Maritimes 165
La région en 1800
La CARTE 7.3 montre la distribution des 75 000 à 80 000 personnes qui, au début du
xix e siècle, vivent dans les colonies britanniques de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-
Brunswick, de l’île du Cap-Breton et de l’île du Prince-Édouard. Il y a trois villes : Halifax,
qui compte à peu près 8 000 habitants, Saint John avec 2 500 et Shelburne, avec 2 000.
Fredericton, la capitale du Nouveau-Brunswick, Charlottetown, la capitale de l’île du
Prince-Édouard et Sidney, la capitale de l’île du Cap-Breton, sont des villages. À cette épo-
que, Halifax et Québec sont les deux plus grandes villes de l’Amérique du Nord britannique
et sont sensiblement de même taille. Elles sont aussi structurées de façon similaire : deux
sociétés urbaines hiérarchiques et dominées par l’administration gouvernementale, les
dépenses militaires et le commerce. Halifax est une imposante base militaire. Elle possède
aussi la plus importante administration coloniale de la région, reçoit et redistribue la plus
grande part des importations régionales (dont plusieurs sont associées aux rôles adminis-
tratif et militaire de la ville) et contrôle la plus grande partie des exportations de poisson.
Le bord de l’eau est maintenant couvert de quais, mais l’impérialisme britannique qui a
donné naissance à Halifax en 1749 domine toujours la ville 50 ans plus tard ( FIGURE 7.1).
L’Église d’Angleterre, l’Église coloniale officielle et la religion de l’élite prônent les vertus
166 L e pay s re vêche
Saint John
É.-U.
d’une société ordonnée, « bien formée » et loyale à l’Empire. Le prince Édouard, duc de
Kent, est à la tête des troupes de la ville et au sommet d’une hiérarchie sociale qui offre, à
son échelon supérieur, bals, dîners somptueux et fêtes élégantes dans les salons géorgiens
des belles maisons de l’intérieur de la ville. Vivant près des quais, dans les bas échelons de
cette hiérarchie, se trouvent les débardeurs et les ouvriers, les prostituées et les Noirs. Saint
John, dont la garnison a été presque entièrement transférée à Halifax avec la reprise, en
1792, de la guerre entre la Grande-Bretagne et la France, occupe un site moins favorable au
commerce atlantique. De plus, la capitale du Nouveau-Brunswick, Fredericton, qui est juste
en amont, contribue à faire de Saint John un simple port pour la rivière Saint-Jean et la
baie de Fundy. Sans arrière-pays agricole, ni réel commerce extérieur, Shelburne est devenu
une relique de plus en plus oubliée de la colonisation loyaliste. Fredericton, Charlottetown
et Sidney n’ont guère de bases économiques : leurs garnisons et leurs administrations
coloniales sont minuscules, leur commerce négligeable. Fredericton, la plus vaste, compte
1 000 habitants et Sidney, à peine 200 : ses rues et ses parcs de style néoclassique sont deve-
nus des pâturages.
Les Maritimes 167
Halifax. Ces entreprises font des avances pour l’approvisionnement, fournissent du crédit
et achètent la morue préparée. Des sociétés relativement égalitaires fondées sur les liens
familiaux émergent dans les outports où pratiquement chaque famille vit de la pêche et pos-
sède une ou deux vaches, un potager et un peu de pâturage entre les rochers. Presque toutes
sont endettées envers un marchand. Les petits villages sont reliés entre eux par des sentiers,
car il n'y a aucune route. La vie est pénible, les gens sont pauvres et les constructions ont un
caractère sobre et utilitaire : des remises et des vigneaux bordent la plage et, juste derrière,
se trouvent des habitations et des appentis battus par les intempéries. Le tout suit un ordre
imposé bien plus par les relations familiales et la topographie du lieu que par la symétrie.
On exporte aussi du bois, mais en petite quantité. Plusieurs moulins à eau desservent
les communautés locales et de petits bateaux sont construits dans quelques ports, mais
les exportations de bois viennent surtout des forêts plus accessibles des côtes du sud-
ouest du Nouveau-Brunswick. En 1800, à peu près 2 000 tonnes de bois équarri, 4 millions
de pieds linéaires de bois de charpente et à peu près 4 000 mâts et espars sont exportés
annuellement, principalement vers les Indes occidentales et, dans le cas des mâts et espars,
vers les chantiers maritimes de l'Angleterre. Certains moulins, équipés de scies jumelées à
mouvement alternatif, peuvent débiter plusieurs planches à la fois et quelques propriétaires
de scieries possèdent la douzaine d'attelages de bœufs capables d'amener les plus grands
mâts, d'immenses pins blancs atteignant 35 mètres de longueur, jusqu'à une rivière. C'est
ainsi que, par endroits, la forêt commence à reculer.
La plupart des colons doivent vivre du travail de la terre, mais celle-ci est pauvre et située
à la limite nordique de la zone climatique favorable à l'agriculture. Comme les Acadiens
l'avaient découvert longtemps auparavant, seules les robustes espèces animales et végétales
du nord-ouest de l'Europe, pour lesquelles il n'y a guère de marché d'exportation, peuvent
survivre. À la fin du xviiie siècle, la région importe régulièrement des denrées alimentaires,
surtout du blé et de la farine. Il existe toutefois des marchés locaux, surtout dans les villes.
Quand les sols sont un peu meilleurs ou que les colons ont importé des capitaux, comme
dans les communautés de planters autour du bassin des Mines, celles d’immigrants origi-
naires du Yorkshire de la baie de Chignectou ou celles de loyalistes de la vallée de la Saint-
Jean, on trouve des fermes de plus de 100 acres de terre cultivée, des pâturages et de gros
troupeaux. Les colons du Yorkshire envoient chaque année environ 1 000 têtes de bétail
et autant de barillets de beurre à Saint John et à Halifax. À l’aide des registres d’un maga-
sin général à Horton, un village de planters du bassin des Mines, l’historienne Elizabeth
Mancke a décrit un système économique basé sur l’échange et le troc. Les hommes viennent
au magasin pour y vendre des barils, des planches, de la farine, du poisson, de l’avoine, des
pommes de terre, des briques, du blé ainsi que d’autres marchandises ; les femmes achètent
de nombreuses marchandises destinées à leur propre production domestique. Elles se pro-
curent du coton brut, par exemple, et des brosses à carder, afin de filer et tisser leur propre
Les Maritimes 169
étoffe utilisée pour confectionner des vêtements, surtout ceux de la famille, ou revendue
au magasin, ainsi que le reste de la production de vêtements. Mancke avance que les écono-
mies commerciales et de subsistance sont à ce point entremêlées que, à un endroit comme
Horton, une économie de subsistance détachée du monde commercial n’existe pas. Mais
rares sont les colons qui deviennent réellement prospères : Horton compte bien quelques
belles demeures dans le style géorgien américain (avec un vestibule central, deux cheminées
et plusieurs chambres à coucher à l’étage), mais une étude des registres testamentaires
montre que, à cette époque, la maison moyenne dans la région se résume à deux ou quatre
petites pièces et un peu de mobilier.
Au cœur des anciennes terres endiguées de l’Acadie, Horton est l’une des zones agricoles
les plus prospères de la région. Les fermiers, ailleurs, vivent plus pauvrement. Graeme
Wynn estime que la ferme moyenne dans la vallée de la Saint-Jean compte à peu près une
douzaine d’acres défrichées. Un autre géographe, Stephen Hornsby, décrit le défrichement
des fermes de l’île du Cap-Breton comme étant encore moins étendu à la même époque.
À bien des endroits, l’habitation la plus commune est une cabane avec des murs de billes
entrecroisées aux quatre coins, un toit à un versant couvert de tourbe ou d’écorce et un
plancher de terre battue. C’est la vie de pionnier en ce qu’elle a de plus pénible et ceux qui
vivent ainsi, comme c'est le cas pour la plupart des Écossais des Highlands, ont l'habi-
tude d'une vie dure, mais pas du labeur incessant qu'exige la création d'une ferme dans
une forêt. Cette existence n'offre aucune marge de manœuvre : un accident ou la maladie
peut tout anéantir. Si le défrichement n'est pas suffisant pour assurer la subsistance de
la famille, les hommes trouvent du travail comme ils le peuvent : ils chassent, pêchent,
trappent, fendent du bois, travaillent pour d'autres fermiers ou font du transport. Aucune
famille ne se suffit entièrement à elle-même ; dans ce monde de fermes fragiles, l'argent
est rare, les achats tout autant, et la famille entière doit travailler pour produire les biens
nécessaires à sa survie.
La CARTE 7.3, qui représente la distribution de la population en 1800, peut être interprétée
selon divers types d'économies. La pêche est l'activité principale à l'île du Cap-Breton et
sur la côte atlantique de la Nouvelle-Écosse, l'industrie du bois domine dans le sud-ouest
du Nouveau-Brunswick et le long de la Miramichi tandis que, partout ailleurs en milieu
rural, on vit d'abord de l'agriculture. Mais, parce que la région est peuplée d'immigrants de
provenances diverses qui se sont installés en des endroits différents, on peut aussi faire une
lecture ethnographique de cette carte. En général, le sud de la Nouvelle-Écosse et le sud-
ouest du Nouveau-Brunswick sont peuplés depuis le sud ; leurs habitants sont anglophones
et protestants. Les régions plus au nord reçoivent les Acadiens de retour ou une immi-
gration venue des îles Britanniques : on y parle plus gaélique ou français qu'anglais et les
catholiques sont plus nombreux que les protestants. À l'intérieur de ces courants généraux,
la diversité est plus large encore et, souvent, les colons d'un lieu donné diffèrent de leurs
170 L e pay s re vêche
voisins par la langue et l'appartenance à une variante de la foi chrétienne. Les Écossais du
nord de la Nouvelle-Écosse s'isolent volontairement les uns des autres : les presbytériens
sont à Pictou, les catholiques habitent à 50 kilomètres de là, à Antigonish. Comme les com-
munautés sont habituellement séparées par des étendues de rocs ou d'eau et que le passage
de l'une à l'autre est souvent difficile, l'isolement ethnique et religieux devient normal pour
ces groupes éparpillés. Dans ces conditions, il y a peu de nouveaux venus et les descendants
de la population fondatrice tissent de plus en plus de liens familiaux rapprochés. Quelques
noms de famille dominent les communautés de colons du Yorkshire ; parmi les Acadiens
de l'île du Cap-Breton, les lignées s'entrecroisent à tel point que les missionnaires doivent
demander une dispense spéciale pour marier des couples de proche consanguinité.
Les différences entre les classes sociales de ces sociétés rurales s'avèrent beaucoup moins
grandes que de nombreux propriétaires terriens importants l'avaient prévu. Ceux qui
possèdent l'île Saint-Jean, qu'ils se sont partagée en lots de 20 000 acres destinés à être
loués à des roturiers, ont initialement l'intention de créer une société semi-féodale, hié-
rarchisée et soucieuse des classes sociales. Certains loyalistes, en particulier dans la vallée
de la Saint-Jean, ont des vues similaires qui reçoivent, de plus, l'aval du pouvoir. Mais
imaginer de telles sociétés est plus facile que de les constituer. La société des planters, et
même une bonne partie de la société loyaliste, a nettement moins de déférence à l’égard
des classes supérieures que celle de Grande-Bretagne et est beaucoup plus démocratique.
Même la ferveur évangélique qui s’empare de nombreux planters met l’accent sur la relation
de l’individu avec Dieu, en dépit des gouvernements et de la position sociale. Les colons
issus du Yorkshire et d’Écosse ont émigré précisément pour échapper aux propriétaires et à
leurs charges. Il n’y a conséquemment que peu d’ouverture aux prétentions aristocratiques.
De façon plus prosaïque, la disponibilité relative (donc le coût moins élevé) des terres com-
binée à la faiblesse des marchés ne se compare en rien à l’Angleterre rurale : ces conditions
sont en faveur de ceux qui travaillent la terre et non de ceux (comme les propriétaires)
qui en tirent des profits. L’échelle sociale de certaines communautés rurales est toute
simple : tous sont pauvres. Ailleurs, on trouve des pauvres et des mieux nantis. Selon cer-
tains indices, les différences sociales s’accentuent dans les communautés de planters alors
que le pourcentage d’hommes qui ne possèdent pas de terres augmente. Mais, à la fin du
xviii e siècle, il n’existe probablement pas de richesse. Pour les habitants de ces communau-
tés rurales, élevés le plus souvent avec une sainte horreur du péché, Halifax et Saint John
constituent des mondes étranges et dangereux. On y trouve l’ostentatoire et le prétentieux,
les théâtres y offrent des divertissements douteux, tavernes et bordels y abondent. Dans le
cas d’Halifax, il y a aussi l’autorité coloniale qui, sur les recommandations de Londres, a
fait passer le pouvoir local aux mains d’administrations centralisées.
En périphérie de tous ces nouveaux développements, les Micmacs sont de plus en plus
marginalisés. En 1726, les Britanniques ont négocié un traité leur accordant des droits de
Les Maritimes 171
propriété sur la pêche, la chasse et les cultures et, selon le point de vue des Micmacs, un
droit exclusif sur leur terre. Les Micmacs perçoivent probablement le nouveau traité de
1761, par lequel le monarque britannique offre amitié et protection, le tout accompagné
d'une cérémonie pendant laquelle chefs et représentants gouvernementaux enterrent une
hache pour symboliser la paix, comme une réaffirmation du traité précédent. Mais, comme
l'a démontré l'historien William Wicken, les traités sont des ententes à la fois verbales
et écrites dont le sens est très différent dans les cultures européenne et autochtone. Les
mots prononcés sont vraisemblablement différents de ceux qui étaient écrits sur le papier.
De plus, avec le temps, la mémoire autochtone retient d'abord la version orale tandis que
l'autorité coloniale retient l'écrit. Tels qu'ils sont rédigés, les traités sont pleins d'ambiguï-
tés et sont susceptibles d'être réinterprétés en faveur d'une société coloniale qui convoite
les terres autochtones. Le pouvoir des Micmacs en tant que peuple autonome persiste ainsi
durant la Révolution américaine (alors que l'on tente, de part et d'autre, de gagner leur
appui) puis s'écroule lorsque leur utilité militaire n'existe plus et que les loyalistes arrivent.
L'historienne Leslie Upton souligne que, dans toute la correspondance touchant à la colo-
nisation par les loyalistes, il n'y a pas un mot sur la dépossession des peuples autochtones.
On met bien, un peu plus tard, un peu de terre sous licence (en réserve) à leur usage : à peu
près 60 000 acres au Nouveau-Brunswick et le tiers de cette superficie en Nouvelle-Écosse,
mais les meilleures parties seront plus tard occupées par des colons. Les peuples autoch-
tones sont ainsi séparés des ressources sur lesquelles repose leur mode de vie. Souvent,
ils ne peuvent avoir accès à la côte et, dans l'intérieur, le gibier devient rare : en une seule
année, sur l'île du Cap-Breton, des chasseurs blancs tuent 9 000 orignaux pour leur peau.
Ces conditions amènent un cortège de misères : les communautés autochtones souffrent
d'une malnutrition qui frôle la famine ; des maladies comme la rougeole, la coqueluche
et le croup, des maladies respiratoires, sont endémiques et les épidémies de variole et de
typhus sont fréquentes. La maladie rend les déplacements difficiles, ce qui réduit encore
plus les chances de gagner sa vie et aggrave la pauvreté. Un peu plus tard, un chef micmac
décrit la situation : « Mon peuple, dit-il, est pauvre. Pas de terrains de chasse. Pas de castor.
Pas de loutre. Rien. Indiens pauvres, pour toujours. Pas de magasin, pas de coffre, pas de
vêtements. Tous ces bois, jadis les nôtres. Nos pères les possédaient. Maintenant, nous ne
pouvons couper un arbre pour chauffer notre wigwam sans la permission de l'homme
blanc. » À l'autre extrémité du continent, dans un avenir qui n'est pas lointain, d'autres
chefs allaient reprendre à peu près ces mêmes paroles (chapitre 11). Le colonialisme se
répète, comme aussi ses effets. Les colons veulent les terres indiennes : colons et gouverne-
ments coloniaux possèdent la force nécessaire pour les prendre et la capacité de rendre le
tout légal. Ils vivent sous l'horizon d'un discours de parti pris qui leur assigne l'espace civi-
lisé et l'espace sauvage et les font juges de l'usage, progressiste ou non, de la terre, rendant
la dépossession d'autrui légitime, voire altruiste.
172 L e pay s re vêche
éleveurs de moutons. Il est impossible d'établir les chiffres de ces migrations : de 12 000
à 15 000 Écossais des Highlands, peut-être, arrivent dans les colonies britanniques de
l'Atlantique entre 1800 et 1825 puis, entre 1825 et 1845, encore quelque 40 000. Mais, à
cette date, le mildiou de la pomme de terre décime les récoltes et la famine frappe dans les
colonies : la migration s'arrête. Pendant toutes ces années, ces migrations sont celles de
familles, nucléaires et étendues, voire de communautés entières, qui aboutissent habituel-
lement là où parents et amis ont eux-mêmes immigré auparavant. Dans l'ensemble, ceux
qui arrivent avant 1825 sont mieux nantis que ceux qui arrivent après ; certains, parmi ces
derniers, sont indigents.
En Irlande, au début du xix e siècle, la population croît à un rythme approximatif de 1 %
par année, le coût des terres augmente en conséquence et le prix des produits de fabrica-
tion domestique est en baisse. La paysannerie irlandaise est aux prises avec une situation
difficile. Pour plusieurs, surtout en Ulster, les activités d’une petite ferme combinées avec
le filage et le tissage leur avaient suffi depuis le milieu du xviiie siècle, les femmes se livrant
au filage et les hommes au tissage dans les moments perdus, entre les routines saisonnières
de la ferme. Mais, comme les fermes deviennent plus petites par morcellement entre les
enfants (habituellement les deux fils les plus âgés) ou en étant sous-louées, et comme les
machines remplacent certaines activités domestiques ou en réduisent la valeur, il devient
de plus en plus difficile de survivre. Avec la mécanisation du filage du coton à Belfast dans
les années 1770, il y a une brève lueur d’espoir pour ceux qui tissent à la main jusqu’à ce
qu’ils soient eux-mêmes remplacés par les moulins à tissage du Lancashire. Le filage du lin
n’est pas mécanisé avant 1825 et le tissage à la main du lin va survivre longtemps, mais à
des prix affaiblis par l’abondance du coton. Les choses ne s’arrangent guère. Les tisseurs
travaillent de plus en plus, et gagnent de moins en moins. Ceux qui ne peuvent faire pous-
ser du lin sur leur minuscule lopin de terre prennent entente avec un marchand, afin de lui
fournir un produit, à prix fixe, en échange d’un approvisionnement garanti en fil de lin. Ce
système de sous-traitance transforme des fermiers-tisserands jadis indépendants en une
sorte de prolétariat rural. La pauvreté règne dans les campagnes et un grand nombre de
personnes ne disposent que d’une toute petite marge de survie. Au début des années 1840,
la pomme de terre est pratiquement la seule denrée alimentaire d'un tiers des Irlandais
et la denrée principale pour la moitié d'entre eux. Lorsque le mildiou, un champignon
fatal pour la plante et qui fait pourrir la patate, frappe les récoltes en 1846, celles-ci sont
pratiquement dévastées pendant plusieurs années. Un million de personnes meurent, la
plupart à la suite de maladies causées par la malnutrition, victimes de mauvaise hygiène et
de mesures de santé publique complètement inadéquates.
Ces conditions amènent deux migrations importantes, mais de nature différente, au
cours du xix e siècle. Entre 1815 et 1845, à peu près un million d’Irlandais émigrent en
Amérique du Nord ; presque les deux tiers en Amérique du Nord britannique. Puis, entre
Les Maritimes 175
Le Nouveau-Brunswick
Entre 1800 et 1851, la population du Nouveau-Brunswick passe de quelque 25 000 person-
nes à près de 200 000 et, en 1851, est répartie comme le montre la CARTE 7.4. Depuis 1800
( CARTE 7.3 ), une bonne part du territoire a été colonisée et à l’embouchure de la rivière
Saint-Jean se trouve une concentration de population urbaine, la plus importante des colo-
nies des Maritimes. Ces changements reflètent les répercussions du capital commercial et,
de plus en plus, du capital industriel sur les forêts du Nouveau-Brunswick ainsi que l’avan-
cée des colons en quête de terres agricoles et d’un refuge rural en face du monde industriel,
ce que le paysage austère du Nouveau-Brunswick ne peut leur offrir qu’avec parcimonie.
Les capitaux sont de plus en plus attirés au Nouveau-Brunswick par les besoins en bois
de la Grande-Bretagne. Lorsque, en 1806, Napoléon impose aux Britanniques le blocus
continental qui ferme la plupart des ports de la Baltique, les importations de bois équarri
176 L e pay s re vêche
et de bois de charpente déclinent rapidement et l’Angleterre se tourne alors vers ses colonies
en Amérique du Nord pour se procurer le bois indispensable à la Marine royale et à son éco-
nomie industrielle naissante. Les exportations de bois équarri du Nouveau-Brunswick pas-
sent de quelque 2 000 tonnes en 1800 à 60 000 tonnes en 1810, avec une moyenne annuelle
de plus de 240 000 tonnes dans les années 1820 et 1830. Les exportations de bois de char-
pente (madriers, planches, etc.) croissent plus lentement mais, à l’arrivée des années 1840,
égalent en importance celles de bois équarri. Jusqu’alors, ces importations sont protégées
par des tarifs qui donnent au bois importé des colonies un avantage considérable, après
transport, sur le marché britannique.
De plus, pendant bon nombre de ces années, l’industrie profite d’un accès pratiquement
libre aux forêts. Au début de cette période, la Couronne se réserve tout le bois utile pour la
marine ; après 1816, la colonie met sur pied un système de licences pour encadrer la superfi-
Les Maritimes 177
cie et l’intensité de la coupe du bois, mais aussi pour financer la gestion de la forêt avec une
taxe d’un shilling par tonne. Mais la gestion d’une forêt vaste et essentiellement inconnue
qui entre soudainement dans l’économie de l’Atlantique Nord va poser un défi d’envergure.
L’expertise venue de Grande-Bretagne n’est guère utile. La marche à suivre est loin d’être
transparente et, au moment où l’on adopte les nouvelles lois, la surveillance de la coupe sur
des dizaines de milliers de kilomètres carrés est pratiquement impossible. Dans l’ensemble,
la forêt est ouverte à qui dispose des moyens de l’exploiter. Puis, en 1827, le Colonial Office
accepte la thèse des économistes politiques britanniques selon laquelle l’accès gratuit à
la terre dans les colonies a pour effet d’augmenter le prix de la main-d’œuvre (puisque les
travailleurs peuvent acquérir une terre), de décourager les investissements des bien-nantis
(qui doivent faire face à des coûts de main-d’œuvre exorbitants) et de favoriser les mauvais
éléments de la société (puisque la base économique d’une société hiérarchisée et ordonnée
est affaiblie). Dès lors, les terres seraient vendues par encan public avec une mise à prix
de trois shillings l’acre. Mais si, comme les économistes politiques le soutiennent, l’accès
gratuit à la terre encourage le chaos social, cette politique, qui permet l’achat de 1 200 acres
d’un seul bloc, encourage bel et bien les spéculateurs. Plus tard, lorsque le gouvernement
commence à vendre des permis d’exploitation d’une durée de cinq ans sur des terres de
large superficie, les critiques se plaignent de ce que ce système risque d’éliminer progressi-
vement les petits entrepreneurs et de créer des monopoles, ce qui est fréquemment le cas.
En 1846, quatorze exploitants forestiers détiennent plus de cinq millions d’acres de terre
cédées sous licence par la Couronne au Nouveau-Brunswick.
Les camps de travail comme celui-ci sont courants dans les forêts de pin
du Nouveau-Brunswick sur le rebord du Bouclier canadien, au nord
du Saint-Laurent et du lac Ontario.
on assemble les billes en radeaux. Le bois équarri est acheminé directement à un port à
l’embouchure de la rivière où il est souvent équarri à nouveau avant d’être chargé à bord
de navires pour le voyage outre-mer. Les billes à l’état brut vont à un moulin où elles sont
débitées en bois de charpente, assemblées en radeaux et transportées par bateau jusqu’à un
port. Les ports sont la charnière entre l’intérieur du continent et l’Atlantique, les rivières
constituent les routes principales vers l’intérieur et leurs affluents forment un réseau hié-
rarchisé qui, pour l’ensemble des divers bassins fluviaux, ouvre l’accès à une grande partie
de la forêt du Nouveau-Brunswick.
Ce commerce, que Graeme Wynn a décrit en détail, est coordonné par des marchands
grossistes établis principalement dans les villes portuaires. Ces derniers utilisent des
contacts outre-Atlantique avec des firmes d’import-export en Grande-Bretagne ou des
exploitants forestiers pour obtenir de l’information à propos du marché britannique, ainsi
que pour l’achat et le transport de marchandises anglaises. De plus, ils fournissent crédit et
marchandises aux boutiquiers locaux qui, à leur tour, les vendent aux fermiers, aux bûche-
rons et aux propriétaires de scieries. Ces boutiquiers jouent un rôle tout aussi vital, à cette
échelle, que les marchands grossistes. Dans cette économie qui repose sur le troc et le cré-
Les Maritimes 179
Figure 7.3 VUE DE SAINT JOHN, N.-B., 1851 (DÉ TAIL) (ARTISTE : J.W. HILL)
Bibliothèque et Archives Canada, 1997-112-1.
On remarque les cheminées de moulins à scie actionnés par la vapeur (en haut, à gauche).
dit, ils acquièrent les surplus générés par les fermiers et les bûcherons, puis les acheminent
vers les ports. Quelques-uns financent et organisent de petites exploitations et, lorsque
les surplus sont suffisants, envoient leurs propres radeaux de drave sur la rivière, à leur
compte ou pour livraison à un marchand grossiste. Avec le temps et le recul progressif de la
forêt, des courtiers mandataires des marchands grossistes de l'intérieur entrent en scène.
Plus spécialisés que les boutiquiers, ils approvisionnent les propriétaires de magasins, de
scieries, d'exploitations forestières et organisent l'achat et l'acheminement du bois pour le
compte d'un marchand grossiste. De ces multiples façons, ce système commercial relie le
camp de bûcherons le plus lointain aux centres financiers de Grande-Bretagne.
Les ports sont les lieux principaux de transbordement des marchandises et de la circu-
lation de l'information sur ces axes commerciaux. Contrairement à Fredericton (site de la
capitale et de la principale garnison britannique de la colonie) ou aux premières villes de
la vallée du Saint-Laurent, ce sont d'abord des centres commerciaux et, avec le temps, des
sites industriels ; de purs produits du capitalisme. En 1851, avec plus de 30 000 habitants, la
concentration urbaine de Saint John et de Portland, à l’embouchure de la rivière Saint-Jean,
est la plus importante de la colonie ( FIGURE 7.3). « Peu importe ce que Saint John est main-
tenu devenue, dira un observateur, on doit se rendre à l'évidence que c'est par la coupe du
bois et la construction navale qu'elle en est là. » On y exporte du bois et une grande variété
de marchandises, ce qui nécessite la plus grande flotte de navires qu'à n'importe quel autre
port de l'Amérique du Nord britannique, ainsi que des banques et des assureurs. Avec l'arri-
vée des moteurs à vapeur dans les années 1830 et 1840, lesquels vont permettre d'ériger des
scieries à l'écart des cours d'eau et de les concentrer dans les ports, Saint John et Portland
deviennent de grands centres de transformation du bois. Les vingt-six scieries qui s'y trou-
vent en 1851 emploient presque huit cents hommes. D'autres pratiquent divers métiers
180 L e pay s re vêche
dans les chantiers navals qui sont, selon les termes de l'historien T.W. Acheson, des versions
plus étendues des ateliers d'artisans. En ces lieux, la société urbaine est lourdement stra-
tifiée selon l'emploi et la richesse. Les marchands grossistes, les propriétaires de manufac-
tures, ou ceux qui combinent ces activités, vivent dans de belles maisons de ville de style
géorgien et sont au sommet de la hiérarchie. Les ports de petites dimensions ont tendance
à devenir des fiefs commerciaux et industriels pour ces grands entrepreneurs. La scierie
à vapeur de Joseph Cunard à Chatham, près de l'embouchure de la rivière Miramichi,
emploie à peu près 80 hommes. Ces derniers dépensent une bonne partie de leur salaire en
vêtements et en provisions au magasin de Cunard. D'autres travaillent au chantier naval de
Cunard. Cunard est aussi le juge local de la Cour des plaidoyers communs. Chatham est sa
ville, une part importante du bois qui borde la Miramichi lui appartient et, avec les années,
ceux qui travaillent pour lui constituent de plus en plus un prolétariat industriel.
L'industrie forestière comporte une bonne part de risques, même du point de vue de
l'investisseur. Elle repose sur une ressource qui devient moins facilement accessible à cause
de son exploitation et des incendies. Même si la demande devient moins sélective (on com-
mence par les meilleurs pins blancs pour les mâts et les espars, puis les pins plus petits
pour le bois brut, enfin les pins et les épinettes de petite taille pour le bois d'œuvre), la
coupe s'enfonce toujours plus à l'intérieur des terres et il s'ensuit une montée des coûts. À
l'autre extrémité de l'axe commercial, les prix f luctuent aussi sur le marché britannique
tandis que le long et inquiétant débat sur le libre-échange perdure. En 1842, à la suite
de modifications des conditions favorables accordées aux colonies, l'exportation de bois
équarri chute de 50 pour cent en deux ans et celle de bois d'œuvre, de presque 20 pour
cent. Après une brève période d'amélioration, une réduction additionnelle des droits sur
le bois est suivie d'une grave récession en Angleterre. Il en résulte un surplus de bois qui
encombre les ports anglais et une baisse considérable des prix, partout en Amérique du
Nord britannique. De façon générale, les petits exploitants sont particulièrement vulné-
rables. Les règlements sur l'accès à la forêt, la difficulté croissante d'atteindre les zones
exploitables, l'arrivée des moulins à vapeur et la capacité à absorber les baisses de prix sur
les exportations, tous ces facteurs avantagent les gros exploitants, même si ces derniers ne
sont pas entièrement à l'abri. En 1848, les entreprises de Joseph Cunard sur les berges de la
Miramichi s'effondrent, entraînant avec elles plusieurs de ses créanciers.
La majorité des immigrants sont venus au Nouveau-Brunswick avec l'intention de s'éta-
blir sur une ferme. Jusqu'en 1827, les chefs de famille peuvent acquérir 100 acres et 50 de
plus par enfant ; ceux qui reçoivent plus de 200 acres doivent payer cinq shillings par tran-
che de 50 acres au-delà de 200. Les quittances sont notifiées, mais ne sont pas prélevées.
Tout loyal sujet de la Couronne jugé capable de cultiver et d'améliorer la terre peut espérer
recevoir, presque gratuitement, un lot boisé au Nouveau-Brunswick. En 1827, au moment
Les Maritimes 181
où le prix des terres est augmenté à un minimum de trois shillings par acre, la plupart des
bonnes terres du Nouveau-Brunswick ont déjà été concédées.
Dans les faits, la vie sur une ferme est moins autonome que prévu pour la plupart des
immigrants. Pour les moins fortunés, travailler à la coupe du bois ou à en charger les navi-
res pour l'exportation est un moyen d'accumuler les capitaux sans lesquels il est prati-
quement impossible d'établir une ferme. Pour ceux qui ont entamé le défrichement, un
travail saisonnier en forêt permet de joindre les deux bouts. Pour ceux dont les fermes sont
rentables et qui ont des surplus à vendre, les camps et les ports de l'industrie forestière
constituent des marchés facilement accessibles pour y vendre du foin, des bœufs et des den-
rées. De nombreuses petites scieries ont pour principal marché les fermes de la région. Les
taxes sur le bois, aussi modestes soient-elles, aident à financer la construction des routes
publiques indispensables aux fermiers. Les activités agricoles et forestières sont ainsi inter-
reliées, comme le suggère la CARTE 7.5. On prétend souvent, à l'époque, que la coupe du bois
engendre les dettes et que les fermes produisent, au contraire, des établissements stables ;
le fermier qui se consacre à temps plein à sa ferme deviendrait prospère, disait-on, tandis
que le fermier bûcheron irait à sa perte. L'idéologie agraire est manifestement au goût du
jour, mais c'est sous-estimer l'interdépendance des deux types d'économie et surestimer un
système qui ne convient à la colonie que par endroits. De nombreux fermiers n'ont pas le
choix de s'adonner plus ou moins à l'exploitation forestière et, ce faisant, d'être entraînés
vers une économie de plus en plus industrialisée et dépendante des capitaux.
Même si le Nouveau-Brunswick importe du blé et de la farine et n'exporte pratiquement
aucun produit agricole, il y a des marchés locaux urbains, mais aussi, dans les camps de
bûcherons et une part considérable de la population locale, ceux qui n'arrivent pas à culti-
ver assez pour se nourrir. Les familles de fermiers produisent pour leur propre consomma-
tion et, lorsque c'est possible, pour ces marchés. En général, dans cette région aux longs
hivers et aux étés courts, la terre défrichée sert de pâturage ; dans la terre labourée, on sème
de l'avoine, du sarrasin, parfois du blé, des pommes de terre et des tubercules. On met aussi
l'accent sur l'élevage, de bétail surtout. Il y a un certain degré de spécialisation régionale.
Les fermiers de Tantramar Marsh dans le nord-est du Nouveau-Brunswick envoient du
foin, de la viande et des bœufs vers les camps de bûcherons de la Miramichi. Plusieurs de
ceux qui habitent la vallée de la Kennebecasis, près de Saint John vendent de la viande, du
foin, du grain et du beurre à la ville, un hinterland qui, à l'arrivée des années 1850, s'étend
sur à peu près 150 km au nord-est de Saint John, atteignant et dépassant même la rivière
Petitcodiac. Plusieurs fermiers de la haute vallée de la Saint-Jean vendent de l'avoine et du
foin aux camps de bûcherons. Les fermiers peuvent aussi être prospères ou pauvres, comme
l'ont clairement démontré T.W. Acheson et d'autres auteurs. La société agraire n'est pas éga-
litaire. Les plus grandes fermes ont une surface cultivable de plus de 100 acres et peuvent
produire des surplus considérables ; les plus petites ne disposent que de quelques acres et
ne permettent pas à une famille d'en vivre. Dans les zones colonisées depuis deux ou trois
générations, la moitié des fermes, voire plus, sont des établissements bien équipés tandis
que dans les endroits de colonisation récente, dont les terres sont habituellement moins
rentables, la plupart des fermiers doivent travailler en dehors de la ferme.
Avec le temps, l'accès à la forêt comme aux terres agricoles devient plus difficile. Alors
que la coupe progresse vers l'intérieur des terres et que les activités forestières gagnent en
importance, il devient plus difficile de combiner les activités agraire et forestière. Partis
au loin dans les camps forestiers, puis à la drave, ou travaillant plus près dans une scierie,
de nombreux hommes deviennent en réalité des bûcherons ou des ouvriers. De plus, au
milieu du siècle, la chance d'acquérir une ferme prospère sourit surtout à ceux qui en
héritent ou qui ont les moyens de l'acheter. Dans les zones agraires établies de longue
date, les terres sont dispendieuses, il reste peu d'espace utilisable et un pourcentage crois-
sant de la population active est constitué de tenanciers, d'ouvriers et de domestiques. Là
où la colonisation est récente, les terres coûtent moins cher, mais ont peu à offrir. Elles
permettent à une famille de subsister et, si possible, d'avoir un peu de travail en dehors
Les Maritimes 183
de la ferme. S'ajoutant à ces difficultés, le mildiou, qui l'année suivante va semer le chaos
en Irlande, détruit les récoltes de pommes de terre en 1845 et pendant plusieurs années
à venir. Dans de nombreuses petites fermes du Nouveau-Brunswick, seules la chasse, la
pêche, la cueillette et l'endettement permettent d'éviter la famine. La tentation d'abandon-
ner fermes et dettes est forte. Sur les rives de la Miramichi, on parle beaucoup du Wisconsin
et plusieurs abandonnent leur ferme.
Les pouvoirs politique et culturel, dont l'axe principal traverse la vallée de la Saint-
Jean, se superposent à cet état de fait ( FIGURE 7.4 ). La vallée est un territoire loyaliste
et, au début du xix e siècle, de nombreux immigrants d’Ulster s’y installent aux côtés de
leurs prédécesseurs. Les deux groupes se renforcent mutuellement : ils sont protestants,
loyaux et britanniques. À leurs yeux, ils constituent la classe respectable du Nouveau-
Brunswick, les bastions de l’ordre économique et social, et ils détiennent le pouvoir politi-
que. Longtemps après 1850, ils excluent les catholiques romains de presque tous les postes
publiques importants.
Pour d’autres habitants du Nouveau-Brunswick, les f ines manières de l’élite de
Fredericton, le pouvoir politique du protestantisme et les jugements racistes sur l’infé-
riorité des Acadiens et des catholiques irlandais ne sont qu’oppression. Les Acadiens, qui
constituent presque 15 % de la population du Nouveau-Brunswick en 1851, ont été relé-
184 L e pay s re vêche
gués aux terres situées en bordure du territoire ( CARTE 7.6 et FIGURE 7.5). Installés le long
du golfe, ce sont d’abord des pêcheurs qui cultivent la pomme de terre et élèvent un peu
de bétail nourri du foin qui pousse dans les marais salins : un mode de vie qui, comme
ailleurs, mène à la pauvreté et à l’endettement envers les marchands de poisson. Ils vivent
dans de petites maisons de billes équarries au toit de chaume, parfois faites de clayon-
nage enduit de torchis (des branches entrelacées entre des poteaux et couvertes d’argile)
regroupées en village où, souvent, tous les habitants sont apparentés. À l’embouchure de
la Miramichi vivent des communautés composées essentiellement d’Irlandais du sud ou
d’Écossais des Highlands ( CARTE 7.7) qui travaillent sur de petites fermes, dans les scieries
ou les chantiers navals. Ils ont tendance, eux aussi, à s’installer auprès des leurs, à vivre au
sein de la famille élargie et à parler une langue autre que l’anglais. Économiquement, peu
d’entre eux sont plus fortunés que les Acadiens et, étant catholiques romains, ils n’ont pas
non plus accès aux leviers du pouvoir. Pour ceux qui habitent ces communautés au bord du
golfe, Fredericton est un autre monde.
Les Maritimes 185
Ici, près de la jonction entre les rivières Saint-Jean et Madawaska, les colons
sont des Acadiens et le rude paysage du front pionnier est diamétralement opposé
à la place centrale de Fredericton (figure 7.4).
À cause de leur isolement, ces gens constituent une moindre menace à la prépondérance
protestante et britannique au Nouveau-Brunswick que les Irlandais fuyant la famine qui
se déversent dans les villes de la vallée de la Saint-Jean dans les années 1840. Aux yeux
des colons déjà installés dans la vallée, l’arrivée de ces Irlandais ne présage rien de bon :
on les perçoit comme une menace à la santé et à l’ordre public, ainsi qu’au gagne-pain de
travailleurs respectables ; la plupart sont catholiques, ce ne sont pas de loyaux sujets bri-
tanniques et ils sont beaucoup trop nombreux. À Saint John, le tiers de la population est
d’origine irlandaise en 1851. Avec leur arrivée, le nombre de loges du Loyal Orange Order
augmente rapidement au Nouveau-Brunswick. L’ordre d’Orange, une organisation ultra-
protestante et agressivement pro-britannique, avait émergé des conflits entre catholiques
et protestants dans l’Irlande du xviii e siècle et s’était répandu au Nouveau-Brunswick
avec la venue d’immigrants d’Ulster. Par ses rituels, ses nombreux signes secrets, ses rites
initiatiques, ses serments et ses parades, l’ordre prône le triomphalisme du protestantisme
britannique. Dans la vallée de la Saint-Jean, à la fin des années 1840, il attire dans ses
rangs des protestants de toutes les origines et de toutes les classes sociales et, avec l’aide
de certains sympathisants haut placés, devient pratiquement une extension paramili-
taire du gouvernement. Ses parades du 12 juillet commémorant la victoire du protestant
Guillaume d’Orange contre le catholique Jacques II à la bataille de la Boyne en 1690 sont
conçues afin de montrer la puissance des protestants par un contrôle symbolique des rues
et de la ville, et comme une provocation à l’intention des catholiques. Elles y parviennent
parfaitement. Des émeutes violentes et meurtrières ensanglantent Saint John en 1847, puis
en 1849, alors que les parades des orangistes traversent les quartiers d’immeubles à loge-
ments, d’abattoirs, de quais, d’entrepôts et de chantiers navals où habitent la plupart des
Irlandais catholiques. En ces occasions, la ville devient le lieu d’un spectacle où le sort des
protagonistes est prévisible. Les protestants, qui sont mieux organisés et équipés et qui dis-
posent, de surcroît, de l’appui de la police et des cours de justice, ne peuvent que remporter
la victoire. L'ascendance du protestantisme et de l'ordre établi est confirmé. Le monde est
ainsi plus près de ce qu'il devrait être, même si les Irlandais catholiques, dont certains sont
laissés en piteux état, demeurent. L'historien Scott See interprète ces émeutes comme des
manifestations de nativisme (la réaction négative de gens bien établis envers des nouveaux
venus) et, dans la mesure où les orangistes se sont accaparé le contrôle social, comme une
volonté de se faire justice soi-même.
À la base, ces émeutes révèlent probablement une part des tensions présentes dans une
société hiérarchisée aux prises avec le début de l’industrialisation et la rareté croissante
des ressources, alors que la forêt recule et que l’agriculture atteint les limites des espaces
cultivables. Elles ne sont pas non plus étrangères à la perte du bon-vouloir impérial, à une
profonde récession outre-Atlantique et au mélange, dans ce Nouveau Monde, d’anciens
antagonismes venus d’Europe. Des gens aux origines différentes et aux vues religieuses
Les Maritimes 187
opposées luttent pour obtenir reconnaissance, travail et pouvoir au cœur d’une économie
changeante en un lieu aux horizons limités. Comme See l’a exprimé, ceux qui se considè-
rent eux-mêmes comme la population fondatrice et essentielle (ignorant, du même coup,
les Micmacs et les Malécites) sont plus que prêts à tenir les autres à distance.
L’île du Prince-Édouard
Sous les forêts de l’île de Saint-Jean ou, comme elle sera rebaptisée en 1799, l’île du Prince-
Édouard, se cache une terre moins morcelée et plus favorable à la culture que partout
ailleurs dans les Maritimes. Avec son occupation progressive, l’île prend un caractère essen-
tiellement rural qu’elle conservera longtemps. La pêche y est modeste, la coupe du bois
compte davantage et la construction de navires de bois est plus importante encore, mais
l’île ne parvient jamais à développer un commerce de matières premières comparable à
l’industrie du bois dans les vallées de la Saint-Jean et de la Miramichi ou aux pêcheries de
la côte atlantique. Malgré tout, sa population passe de 4 000 habitants en 1800 à 80 000
en 1861. Elle attire et, pendant ces années, parvient même à retenir des gens aux horizons
divers : Acadiens, loyalistes venus des États-Unis, Écossais des Highlands (dont les deux
tiers sont protestants), Anglais (en particulier de la partie nord du Devon) et Irlandais
catholiques du sud. La plupart veulent bâtir une ferme en un endroit où, en comparaison
avec l’Angleterre, le coût des terres est bas et celui de la main-d’œuvre élevé et où, de plus,
arracher une ferme à la forêt avec des outils manuels et un cheval, ou un attelage de bœufs,
nécessite un travail immense. Comme ailleurs dans les Maritimes, les hivers sont longs, les
étés sont courts et les marchés agricoles n’existent qu’à l’échelle locale ou régionale. Dans
de telles conditions, la plus grande part de l’île du Prince-Édouard se transforme lentement
en campagne au début du xixe siècle.
Dans les années 1760, on avait divisé l’île en 67 lots d’à peu près 20 000 acres chacun,
alloués à des propriétaires qui, selon les termes de concession, devaient payer une quittance
annuelle à la Couronne, amener, dans les 10 ans, au moins un colon protestant non bri-
tannique par 200 acres concédées et, enfin, leur louer à chacun une ferme. Aucun des pro-
priétaires ne s’acquitte de ses obligations, mais ce système est toujours en place au début
du xix e siècle et, malgré les efforts en ce sens des colons et des politiciens de l’île, ne sera
aboli qu’en 1875. En général, les propriétaires (ou leurs agents) louent les terres en lopins
d’une centaine d’acres, approximativement, pour une période de 999 ans à un taux annuel
de 5 £, cette somme n’étant généralement pas réclamée pour les trois ou quatre premières
années, afin de laisser aux colons le temps de s’établir. Même si cela ne représente à peu
près que le 20 e du coût par acre d’un bail en Écosse, c’est malgré tout plus que le coût des
terres de la Couronne ailleurs aux Maritimes. Quelques-uns des premiers colons écossais,
ayant en tête leur expérience récente avec des propriétaires, vont donc à l’île du Cap-Breton
ou en Nouvelle-Écosse pour acquérir une terre libre de toute obligation. Les lots eux-mêmes
188 L e pay s re vêche
sont des bandes de terre perpendiculaires à la côte ( CARTE 7.8 ), à la façon des longs lots de
la vallée du Saint-Laurent, et pour des raisons semblables. Le cadastre est ainsi plus facile
à établir tandis que chaque lot dispose d’un accès aux divers types de sols et de végétation
ainsi qu’à la principale artère de transport (que ce soit par la mer ou la rivière). Une fois le
bord de l’eau occupé, les lots de l’intérieur sont établis à angle droit par rapport aux routes.
Même si plusieurs des fermiers les plus prospères parviennent à la pleine propriété, ces
conditions d'accès à la terre ne changent guère au cours des années. Les exigences d'une
vie de pionnier ne changent pas beaucoup non plus : la nécessité d'un approvisionnement
pour permettre à la famille de tenir pendant les années nécessaires à la transformation
d'un lot boisé en ferme, les outils et les animaux indispensables au travail et, enfin, le
travail lui-même : un labeur incessant à abattre, essoucher, construire, puis planter et
récolter. Selon certaines estimations, il en coûte bien plus de 100 £ et quatre ou cinq années
de travail intensif de chaque membre de la famille pour qu'on puisse vivre d'une ferme.
Pendant ces années, les femmes défrichent, plantent et récoltent presque autant que les
hommes ; l'image de la fermière qui s'occupe de sa maison, de son potager et de ses vaches
Les Maritimes 189
correspond à une époque plus tardive et plus prospère. Mais, si les loyers et les exigences de
la vie de pionnier restent les mêmes, tel n'est pas le cas pour les conditions économiques des
immigrants eux-mêmes au moment de leur arrivée sur l'île. Comme partout ailleurs dans
les Maritimes, les premiers arrivés sont, en moyenne, mieux nantis que les autres et peuvent
choisir les meilleures terres. Ils habitent des communautés dispersées le long des côtes et
des rivières où chaque famille possède un lot en longueur. Cet emplacement leur donne
accès au monde extérieur, au foin des marais salants (une ressource agricole directement
accessible) et aux meilleurs sols de l'île ( CARTE 7.9 ) : voilà des avantages considérables. Les
immigrants qui arrivent au cours des années 1830 et 1840 ne trouvent pas de terres au bord
de l'eau et sont forcés de s'installer plus loin à l'intérieur où les coûts de transport sont
plus élevés, où le foin ne pousse pas naturellement et où les sols, plus pauvres, ne peuvent
être enrichis par l'ajout d'algues ou de boue tirée des lits de palourdes (à haute teneur en
calcium, ce qui fait justement défaut aux sols de l'île). S'ils ne disposent pas de capitaux,
ce qui est habituellement le cas, ils n'ont d'autre choix que de s'endetter auprès d'un mar-
chand pour s'approvisionner et de chercher du travail en dehors de la ferme. De telles
190 L e pay s re vêche
La CARTE 7.10, qui se base sur le journal d'un colon et sur le recensement de 1841, montre
de façon schématique une ferme probablement assez représentative de celles qui sont
construites au bord des cours d'eau au début des années 1840. Ce lot situé sur les berges de
la rivière Hillsborough, près de Charlottetown, dispose de 35 acres défrichées et cultivées.
On y cultive de l'avoine et des pommes de terre, mais la plus grande partie de la superficie
est occupée par des prés, des pâturages et des champs en jachère. Le bétail et les porcs four-
ragent dans les bois au cours de l'été et sont nourris avec des pommes de terre ou du foin
récolté dans les marais salins, ou sur la ferme, pendant l'hiver. Ce n'est plus une ferme de
pionniers. On y trouve un grand potager, probablement deux chevaux, du bétail, des porcs
et peut-être des moutons. La récolte annuelle produit, la plupart du temps, des surplus
d'avoine, de pommes de terre, de bétail et de beurre pour le marché de Charlottetown, situé
à proximité. On y embauche des travailleurs saisonniers, venus surtout d'autres fermes
plus loin à l'intérieur des terres ; le tout permet de payer le loyer de l'établissement.
Dans les zones de colonisation plus récente de l'intérieur, les conditions sont plus diffi-
ciles et plus précaires. Le défrichement est moins avancé, les champs sont encore jonchés
de souches et, comme au Nouveau-Brunswick, de nombreux fermiers sont aussi bûcherons
et doivent passer l'hiver à couper, équarrir et transporter du bois. Certains parviennent
ainsi à bâtir une ferme, mais bon nombre ne font que s'endetter de plus en plus auprès
d'un marchand de bois qui, en tant que propriétaire du magasin local, achète le bois et
les produits des fermes et vend des biens importés. Lorsque le marchand a le monopole du
marché local, ce qui est souvent le cas, il possède ainsi un pouvoir considérable. C'est dans
les zones de l'intérieur, plus pauvres, que l'agitation contre le système de propriété terrienne
est la plus intense. L'historien Rusty Bittermann a démontré qu'elle parvient à rassembler
dans l'île des fermiers de toutes les origines en un front commun pour la défense des droits
des tenanciers. Dans l’éventualité où les terres seraient retournées à la Couronne, de nom-
breux colons refuseront d’en acquitter les charges. Certains vont même jusqu’à chasser de
leur terre les agents venus pour les prélever. Mais, lorsque les dettes s'accumulent, ce sont
les marchands qui sont payés les premiers. Hatvany soutient qu'une classe marchande, de
plus en plus puissante, cache ainsi ses propriétés et son inf luence politique grandissante
derrière une dénonciation des propriétaires qui reçoit un vaste appui populaire.
Les marchands les plus importants travaillent au centre de réseaux de relations com-
merciales à des échelles diverses. Sur le plan local, leurs magasins en campagne achètent
les produits locaux à bas prix et vendent les marchandises importées à fort profit. Sur le
plan régional, ils expédient la production agricole de l'île vers les camps de bûcherons du
Les Maritimes 191
La CARTE 7.11 donne une certaine idée de la diversité ethnique de l'île du Prince-Édouard
et révèle que la colonisation s'y développe selon un mode qui, dans l'ensemble, est assez
identique à celui de la basse vallée de la Miramichi ( CARTE 7.7). Des groupes d'origines
ethniques différentes se mélangent en divers endroits, mais c’est l’exception. Les gens vivent
dans de petites communautés rurales avec d’autres de même origine culturelle qui, très
souvent, sont aussi de la même famille. À l’échelle locale, des concentrations de gens avec
le même patronyme sont assez typiques de la colonisation de l'île. À toutes fins utiles, les
catholiques et les protestants ne se marient pas entre eux, et ce n'est que rarement le cas
entre les Acadiens francophones catholiques et les Écossais des Highlands qui parlent gaé-
lique. Ces deux derniers groupes ne se mélangent pas non plus aux Irlandais catholiques
romains, dont certains parlent le gaélique irlandais. Les unions sont probablement plus
fréquentes entre protestants, la plupart d'entre eux étant anglophones. En somme, cette
société comprend des divisions ethniques et religieuses bien marquées et importantes.
Même les champs ref lètent des préférences ethniques, comme le souligne le géographe
Andrew Clark : les Acadiens y font pousser du blé et les Écossais des Highlands, de l'avoine.
Figure 7.6 FERME D’ÉLEVAGE SUNNY SIDE, RÉS. DE ROBT. FITZSIMONS, RIVIÈRE
LONG, NEW LONDON, LOT 20, I.P.É., 1880
Bibliothèque et Archives Canada, C-026597.
refuge, loin de l’industrialisation urbaine. Mais ce refuge est temporaire, car l’île est petite
et n’offre presque plus, en 1861, de nouvelles terres à défricher et à cultiver.
L’île du Cap-Breton
Même si l’île du Cap-Breton est réunifiée avec la Nouvelle-Écosse en 1820, nous en traite-
rons séparément. Son histoire révèle mieux que toute autre, dans les Maritimes, les effets
d’une immigration rapide, au début du xixe siècle, vers une terre qui a peu à offrir.
Au moins 20 000 Écossais des Highlands arrivent dans l’île entre 1800 et 1845 ; la plu-
part arrivent pendant les années désastreuses qui suivent l’effondrement de l’industrie
du varech et de l’économie des crofts en 1825. Les quelque immigrants venus avant 1825
payent pour le voyage et possèdent quelques fonds ; ceux qui suivent après cette date ont
souvent été envoyés outre-mer par des propriétaires cherchant à améliorer leur domaine et
sont dans un état de pauvreté complet. Tous, cependant, contribuent à transformer l’île du
Cap-Breton. La population de l’île passe de moins de 3 000 personnes, en 1800, à 55 000 au
milieu du siècle, puis à 75 000 en 1871. Les deux tiers sont d’origine écossaise et la grande
majorité sont fermiers.
Ces immigrants ont quitté une terre rocheuse aux horizons limités pour une autre sem-
blable, mais à cette différence que, sur l’île du Cap-Breton, il n’y a pas de grands proprié-
taires terriens. Avant 1827, des concessions d’une centaine d’acres, libres d’obligations,
ont été rendues disponibles sur l’île au coût des 3 £ à 5 £ couvrant les frais d’arpentage et
d’enregistrement. Le coût d’un lot d’une centaine d’acres de forêt, libre d’obligations, équi-
vaut, comme l’a souligné Stephen Hornsby, au loyer annuel d’un croft de 5 acres en Écosse.
En 1827, le Colonial Office, en réponse aux arguments qui invoquent des changements
similaires au Nouveau-Brunswick, ordonne à l’arpenteur chef (responsable du cadastre) de
l’île du Cap-Breton d’exiger au moins 2 shillings et 3 pennies l’acre (soit 12 £ 10s. pour 100
acres) payables en quatre versements annuels égaux à partir de la date d’acquisition.
Ces nouveaux frais sont imposés principalement aux immigrants qui ont le moins les
moyens de les payer. Les meilleures terres sont au fond des vallées le long des rivières mais,
aux limites de ces espaces, les hautes terres au sol acide et à saison brève sont moins favo-
rables à l’agriculture. S’ils le peuvent, les immigrants cherchent à obtenir les concessions
au fond des vallées ; c’est ce que font les Écossais relativement prospères qui arrivent avant
1825. L’historien Rusty Bittermann a décrit Middle River, une vallée située dans la partie
centrale de l’île, où les trois premières familles (chacune comptant plusieurs fils appro-
chant l’âge de fonder une famille) font l’acquisition de 4 000 acres, soit presque toutes les
meilleures terres de la vallée ( CARTE 7.12 ). Il y a donc des avantages à arriver les premiers,
munis de fonds suffisants pour acheter des terres à bas prix. Ceux qui arrivent après 1825
ne disposent pas de ces avantages et les fonds des vallées sont déjà occupés. La plupart
Les Maritimes 195
en sont réduits à squatter des terres qui ne sont pas encore cadastrées. Ils deviennent des
backlanders, une appellation qui, selon Bittermann, ref lète à la fois le lieu où ils vivent et
leur statut social.
196 L e pay s re vêche
Ceux qui habitent les fonds de vallées (les frontlanders) doivent affronter l’incessant labeur
du défrichement et leur fortune est loin d’être assurée, mais ils vivent avec une lueur d’es-
poir. À la longue, quelques-uns, au moins, réussiront à établir une ferme. Leur cabane de
pionnier fait place à une maison en rondins d’un étage et demi, parfois à une maison à
claire-voie comme celles de Cape Cod en Nouvelle-Angleterre. On embauche parfois pour
les récoltes. On pratique une agriculture mixte basée sur la pomme de terre, l’avoine, l’orge,
parfois le blé, et des légumes de potager ; la plus grande part de l’espace défriché est occupée
par des champs et des pâturages pour l’élevage des animaux. Les fermiers vendent du bétail
et des moutons sur pied ainsi que du beurre, du fromage et, à l’occasion, du lait auprès des
communautés de pêcheurs ou de mineurs, mais leur marché principal est Saint John ou
Halifax où ils entrent en compétition avec des fermiers qui y écoulent leurs produits de l’île
du Prince-Édouard ou de la Nouvelle-Écosse. Les fermes des vallées de l’île du Cap-Breton
ne sont pas très grandes, et le marché est restreint, mais c’est là une occasion offerte que
certains saisissent. Quelques-uns de ces fermiers possèdent de quarante à cinquante têtes
de bétail et presque autant de moutons, ce qui représente à peu près le même actif que
les fermiers acadiens de la baie de Fundy au cours du siècle précédent (chapitre 3). Leur
vie a considérablement changé : dans les crofts des highlands, ils étaient des tenanciers
et les voici maintenant propriétaires, avec des conditions de vie qui se sont améliorées.
Dans les clachans d’Écosse (que peu de ces colons ont connus directement), ils semaient
les mêmes cultures, pour leur propre consommation, et élevaient le même bétail, pour la
vente. Ils vivent maintenant là où la main-d’œuvre est nécessaire au défrichement ainsi qu’à
la construction et où les terres sont peu onéreuses et sont cultivées avec beaucoup moins
d’intensité. On peut, ici, faire paître ses animaux sur sa propre terre plutôt que dans des
pâturages communaux.
Mais, dans les hautes terres, les résultats sont très différents. Les immigrants sans le sou
travaillent souvent à salaire avant de pouvoir construire leur ferme. Le défrichement, une
fois entamé, ne couvre qu’une petite surface et ne permet l’élevage qu’à très petite échelle.
L’avoine est le seul grain qui parvient habituellement à maturité. C’est une agriculture
de subsistance dont on tire à l’occasion une vache ou deux, quelques peaux ou un peu de
beurre pour la vente. Même au milieu du siècle, la plupart des backlanders vivent toujours
dans une cabane d’une seule pièce au plancher de terre battue. Ils ne possèdent que quel-
ques outils et, puisqu’ils ne sont pas propriétaires des terres qu’ils occupent, ils n’ont pas
accès aux capitaux. Ils se nourrissent de pommes de terre et mènent une existence précaire.
Un hiver qui dure plus longtemps que les réserves de foin, ou des gelées qui arrivent trop
tôt ou trop tard, tout cela peut avoir des effets dévastateurs. Quelques années seulement
après l’arrivée de la plupart d’entre eux, certains backlanders sont menacés par la famine
et le gouvernement leur vient timidement en aide. Au milieu de la décennie 1840-1850,
la situation s’est empirée. Avec l’arrivée du mildiou de la pomme de terre à l’été 1845, les
Les Maritimes 197
récoltes sont perdues pendant plusieurs années ; simultanément, des hivers particulière-
ment longs causent la mort de nombreuses têtes de bétail dans les hautes terres. Malgré la
position officielle qui veut que l’aide sape l’esprit d’initiative et affaiblit la fibre morale, la
situation est désespérée et l’aide est à nouveau allouée. On évite la famine endémique, mais
il est maintenant évident que les hautes terres de l'île du Cap-Breton ne peuvent sauver
personne de la pauvreté.
Pour les familles des hautes terres, travailler en dehors de la ferme devient nécessaire à la
survie. Les emplois les plus faciles d'accès sont dans les fermes des vallées où les récoltes
nécessitent une main-d'œuvre saisonnière d'hommes et de femmes et où le défrichement et
la construction de clôtures fournissent un peu de travail pendant l'année. Certains hom-
mes travaillent à temps partiel à conduire des charrettes ou à mener des attelages, au maga-
sin local ou dans l'une des nombreuses petites manufactures de la campagne : moulins à
grain ou à scie, tanneries, échoppes de forgerons, etc. Mais ce sont là de petites entreprises
de famille qui n'ont que rarement besoin de main-d'œuvre supplémentaire. Certaines fem-
mes vendent au magasin local la laine qu'elles filent ou l'étoffe qu'elles tissent.
Les autres sources principales d'emplois sur l'île forcent les hommes à s'éloigner pendant
un certain temps, laissant ainsi aux femmes et aux enfants le travail de la ferme dans
les hautes terres. En 1851, à peu près le quart de la population de l'île vit de la pêche et
c'est toujours le métier le plus courant, après celui de fermier. C'est un domaine d'activité
très conservateur ; les pêcheries de morue utilisent des techniques qui n'ont pas changé
depuis des siècles et celles, plus récentes, de traitement du maquereau, du hareng et du
saumon sont également préindustrielles et basées sur un usage intense de la main-d'œuvre.
Toutes ces pêcheries sont conduites par des pêcheurs dans de petites embarcations qui
restent près des côtes et dont les prises sont faites à la main ( FIGURE 7.7). Une mince part
de cette main-d'œuvre traverse toujours l'Atlantique chaque saison en provenance des îles
de la Manche. Le reste est d'origine locale : ce sont surtout des Acadiens de l'île Madame,
d'autres communautés au sud et de Chéticamp, dans le nord-est. D'autres encore viennent
des communautés de la côte du sud-est où vivent des gens venus d'Irlande et de Nouvelle-
Angleterre. À quelques endroits de la côte à l'ouest et au nord et autour du lac Bras-d'Or,
des marchands écossais ont établi quelques petites pêcheries. Ils embauchent des Écossais,
tandis que d'autres travaillent ailleurs dans les diverses pêcheries de l'île du Cap-Breton.
Dans l'ensemble, les emplois dans l'industrie de la pêche sont déjà pourvus et ce champ
d'activité n'a que peu d'ouvertures pour les fermiers des hautes terres.
tants investissements, la compagnie construit une mine de charbon moderne, des quais
et des chemins de fer pour le minerai, des rangées de maisons de briques pour les mineurs
et leurs familles et un magasin. Dans les faits, elle entreprend la construction d'une cité
ouvrière, la première de ce type en Amérique du Nord britannique. Pour débuter, elle fait
venir des mineurs d'Angleterre, puis commence à embaucher des ouvriers localement dans
la décennie 1840-1850. Pendant la guerre de Sécession américaine, alors que les marchés
américains sont ouverts et que les mines du Cap-Breton exportent plus de 300 000 tonnes
de charbon annuellement, elle emploie plus de 15 000 hommes et garçons, dont 60 % sont
originaires de l'île du Cap-Breton. Ces employés ne sont pas tous des mineurs et ceux qui
vivent au Cap-Breton ne sont pas tous Écossais. Peu importe leur origine, les mineurs du
Cap-Breton entrent dans un monde dominé par la discipline du travail et la gestion du
temps selon les pratiques du capitalisme industriel ( FIGURE 7.8 ), un monde qui fait peu de
cas des anniversaires des saints et de la routine de la ferme. Ils entrent en contact avec des
ethnies jusqu'alors inconnues d'eux et se trouvent dans des milieux où l'on parle surtout
anglais. Ils sont aussi mêlés aux conflits du monde du travail, dont certains entraînent des
grèves. Ils sont en voie de devenir des mineurs mais avec, en réserve, la sécurité, si mince
soit-elle, que peut offrir une ferme des hautes terres.
Il y a peu d'autres occasions de trouver un emploi sur l'île. En 1851, plus de 200 petits
bateaux sont construits sur l'île du Cap-Breton, la plupart dans les zones acadiennes de la
Les Maritimes 199
Figure 7.8 SCÈNE MINIÈRE, CALEDONIAN MINES, COMTÉ DU CAP-BRETON, VERS 1880
Grant, Picturesque Canada, vol. 2, 848.
côte sud où, de façon caractéristique, ils sont utilisés dans les pêcheries. Un recensement de
1851 contient les noms de 1 000 pêcheurs, dont la plupart viennent des communautés aca-
diennes au sud ou de celles qui sont habitées par des immigrants de Nouvelle-Angleterre
sur la côte sud-ouest. Il n'y a pas de villes à la portée de ceux qui cherchent du travail.
Sydney, le principal centre en dehors des villes minières, compte 600 habitants en 1851.
Outre ces choix, la seule option est de partir ; c'est ce que feront beaucoup d'individus
après les mauvaises récoltes de pommes de terre et la famine au milieu des années 1840.
Dans certains cas, ce sont des familles entières qui émigrent. Dans les années 1850, presque
900 personnes, des familles pour la plupart, partent pour la Nouvelle-Zélande. Mais ce
sont surtout les jeunes célibataires qui émigrent. Leurs motifs sont multiples et ne sont pas
tous de nature économique. Certains quittent vraisemblablement en quête d'aventures,
pour fuir le contrôle parental ou pour échapper à des abus sexuels. Mais la plupart quittent
probablement pour éviter la pauvreté, parce que leurs parents ne peuvent plus assurer leur
subsistance ou parce que leurs parents, ou eux-mêmes, ont conclu que l'émigration, un tra-
vail au loin et l'argent envoyé ou rapporté à la maison sont des moyens d'appuyer la famille.
Ces migrations sont parfois saisonnières, mais beaucoup, partis pour un temps seulement,
200 L e pay s re vêche
ne reviennent jamais. Halifax attire beaucoup de ces gens et Boston encore plus, surtout
parmi les femmes, dont la plupart deviennent des domestiques. Les hommes se dirigent
vers des lieux plus disparates. Peu d'entre eux se dirigent vers les Canadas. Plusieurs trou-
vent un travail saisonnier dans les camps de bûcherons de la Miramichi et d'autres encore
se dirigent vers le nord des États-Unis, atteignant même parfois la Californie durant la
ruée vers l'or d'où certains partiront, une décennie plus tard, pour aller au nord jusqu'au
f leuve Fraser. Ces migrations détachent ces gens de leur milieu familial et ethnique et,
dans le cas de nombre de jeunes Écossais, de la langue gaélique. Ils ont vécu jusque-là dans
un monde au caractère intensément local pour se retrouver soudainement dans un espace
multidimensionnel qui leur est étranger. Comme l'exprime Stephen Hornsby, les horizons
sont à la fois très proches et très lointains. « Où va cette route ? » demande un jour un voya-
geur américain à une jeune fille de l'île du Cap-Breton. « Elle se rend au détroit de Canso,
monsieur, puis jusqu'au Montana où mon frère John travaille sur un ranch. À part cela, je
ne sais pas où elle mène. »
La Nouvelle-Écosse continentale
Contrairement au Nouveau-Brunswick, et dans une moindre mesure l’île du Prince-
Édouard et le Cap-Breton, la Nouvelle-Écosse continentale ne possède pas de produits
importants d’exportation. Elle importe des denrées agricoles et ses exportations de bois,
de poisson et de fourrures sont minimes comparativement à celles des autres colonies de
l’Amérique du Nord britannique. Outre le bois, dont les réserves sont sur le déclin, elle a
peu à offrir à la Grande-Bretagne en pleine industrialisation. Alors que le xixe siècle avance,
elle fait face à d’importantes difficultés : le marché du poisson des Indes occidentales est en
déclin, tandis que la concurrence américaine dans le transport commercial augmente dans
cette région. L’accès au marché américain pour le poisson et le bois est pratiquement bloqué
à cause des tarifs. Pourtant, les marchands de Halifax ont longtemps vu leur port comme
un centre névralgique du commerce de l’Atlantique Nord, l’égal de Boston et la métropole
d’une région qui pourrait rivaliser avec la Nouvelle-Angleterre. Lorsque l’Angleterre est en
guerre, ce qui est le cas au début du xixe siècle (avec la France et les États-Unis, pendant la
guerre de 1812), l’argent des dépenses militaires et navales coule à flots dans la ville et ce
rêve semble réalisable. Mais la longue paix qui commence en 1815 révèle le point faible de
Halifax dont on dit qu’elle ressemble, en temps de paix, « à une ville après la kermesse ».
La ville est au cœur d’une économie régionale qui développe sa production de biens et
services à peu près proportionnellement à la croissance de sa population. L’historien et
économiste Julian Gwyn souligne que, dans de pareilles conditions, les capitaux risquent
de faire défaut, la distribution des revenus menace de devenir de plus en plus inégale et
une large proportion de la population d’être, en conséquence, sous-employée, sous-payée et
incapable d’épargner.
Les Maritimes 201
Les marchands de Halifax étendent leurs réseaux commerciaux au-delà des activités
d’approvisionnement associées à la présence impériale britannique jusqu’à inclure les
plantations de sucre des possessions britanniques dans les Indes occidentales. Ils prépa-
rent des cargaisons avec l’aide d’agents dans les ports de pêche, d’exploitants forestiers et
de commerçants ruraux (ou ils se procurent des marchandises auprès de commerçants
de Nouvelle-Angleterre). Ils envoient du poisson, du bois et des provisions vers les Indes
occidentales dans des navires habituellement construits en Nouvelle-Écosse et échangent
ces marchandises contre du sucre, de la mélasse, du rhum et des paiements en espèces ou
en billets à ordre. Habituellement, ces navires reviennent ensuite à Halifax où une partie de
la cargaison est vendue et le reste envoyé ailleurs en Amérique du Nord britannique, mais
ils naviguent parfois directement jusqu’en Angleterre où les marchandises et, peut-être,
le navire lui-même sont vendus. Dans un cas comme dans l’autre, le commerce des Indes
occidentales finance les importations de produits anglais. Afin de protéger ce commerce,
les marchands de Halifax font pression auprès du gouvernement britannique afin d’exclure
les commerçants américains des Indes occidentales britanniques. Ils veulent ainsi faire de
Halifax un port d’accès libre ouvert aux commerçants américains (lesquels, pense-t-on,
échangeraient bois, poisson et provisions contre sucre et mélasse, le tout étant transporté à
l’aller-retour dans des navires de la Nouvelle-Écosse). Lorsque le gouvernement britannique
cède à ces pressions, ce qu’il fait à l’occasion, il s’expose à une réaction. Elle émane de pro-
priétaires britanniques de plantations sucrières (qui veulent avoir accès aux marchandises
et au commerce américain), du gouvernement américain (qui s’intéresse aux importations
de sucre et de mélasse dans les ports d’accès libre) et du nombre croissant de ceux qui, en
Angleterre, sont en faveur d’un marché libre et de l’abolition des Navigation Acts. De plus,
lorsque le Parlement britannique abolit l’esclavage en 1833, la main-d’œuvre nécessaire aux
plantations de sucre britanniques est affectée. Les ouvriers affranchis refusent d’accepter
leurs anciennes conditions de travail. Les îles françaises et espagnoles des Indes occiden-
tales qui possèdent toujours des esclaves, et auxquelles les marchands de Halifax n'ont
pas accès, deviennent donc les principaux fournisseurs de sucre et de mélasse, et ce même
auprès des marchés britanniques. Dans ces conditions, les lobbyistes des marchands de
Halifax ne parviennent pas à protéger le commerce d'antan avec les Indes occidentales ; au
début de la décennie 1840-1850, celui-ci est en déclin. Il est remplacé en partie par l'accès
plus ouvert au marché américain à la suite de la réduction de quelques tarifs.
Toutes ces difficultés culminent dans les années 1840, une période particulièrement
pénible pour l'ensemble de la Nouvelle-Écosse. L'économie de l'Atlantique traverse l'une
des pires récessions du siècle. L'ancien système économique du commerce dans l'espace clos
de l'Empire a été remplacé par le libre-échange. L'économie agricole de la Nouvelle-Écosse,
qui au mieux n'est jamais très vigoureuse, est affaiblie par de désastreuses récoltes de blé et
de pommes de terre. L'industrie du transport avec les Indes occidentales est en plein chaos.
202 L e pay s re vêche
Figure 7.9 VUE DEVANT LA FERME RETREAT, WINDSOR, N.-É. (DÉ TAIL), VER S 1839
(ARTISTE : WILLIAM EAGAR)
Bibliothèque et Archives Canada, C-013365.
Une ferme prospère qui embauche de la main-d’œuvre saisonnière, sur les terres jadis
occupées par les marais du bassin des Mines. On note la moisson du blé à l’aide de faucilles
ainsi que l’absence de faux ou de tout équipement mécanique.
comprend un potager et des terres dont une partie est consacrée au grain, mais la plus
grande partie est occupée par des champs et des pâturages, et par un élevage diversi-
fié. Cette ferme fait partie d’un ensemble de fermes similaires, de routes de campagne
et d’échoppes de gens de métier (forgerons, meuniers, charrons, etc.). La CARTE 7.13, qui
représente un endroit appelé Hardwood Hill, près de Pictou, au cœur de la Nouvelle-Écosse
presbytérienne et écossaise, donne une idée de cet ensemble. On y remarque les écoles, les
églises et les moulins qui offrent leurs services aux familles des fermes environnantes.
Cette région est le milieu de vie d’une population considérable et ses limites sont presque
atteintes au milieu du siècle. Le recensement de 1851 révèle un manque de jeunes adultes :
les jeunes gens qui ne peuvent avoir accès à une ferme, par héritage ou par union, ont déjà
commencé leur exode. Le fond du problème n’est pas un manque d’initiative : les terres ne
sont tout simplement plus disponibles et, compte tenu des techniques et des institutions
d’alors, il n’existe aucune solution.
Comme ailleurs dans les Maritimes, peu de fermes de la Nouvelle-Écosse produisent assez
pour assurer la survie des familles qui y habitent. Si tel est le cas, ces gens doivent trouver
du travail en dehors de la ferme, une stratégie qui, aux yeux de certains moralistes, est tein-
tée de désordre et d’irrégularité, mais qui s’impose quand la seule source de revenus s’avère
insuffisante. D’année en année, ces gens trouvent à nouveau du travail, ne faisant que
rarement la même chose que l’année précédente. Leur milieu de travail est changeant : les
204 L e pay s re vêche
tâches varient et suivent le rythme saisonnier de la vie rurale. Il y a plus d’emplois de ce type
pour les hommes que pour les femmes, mais ces dernières apportent leur contribution,
soit en s’occupant de la ferme en l’absence des hommes, soit en travaillant aux récoltes,
aux cuisines dans les camps ou à titre de domestiques. La ferme constitue ainsi une base,
un point de départ, d’où les gens partent de saison en saison pour occuper des fonctions
dans pratiquement toutes les sphères de l’économie de la Nouvelle-Écosse. Les indices les
plus récents qui illustrent peut-être le mieux ce processus viennent du géographe Larry
McCann, qui a étudié les chantiers maritimes de la baie Sainte-Marie, dans le sud-ouest de
la Nouvelle-Écosse. Comme le montre la CARTE 7.14, les chantiers qui bordent la baie génè-
rent un important appel de main-d’œuvre, dont la plus spécialisée, le maître-charpentier
qui supervise et organise la construction et l’équipe de constructeurs, sont des ouvriers
qualifiés à temps plein. Une fois la construction d’un navire achevée, les travailleurs pas-
sent au suivant. Mais les ouvriers moins qualifiés viennent, pour la plupart, des fermes
environnantes situées dans un rayon de trois milles, à une distance de marche raisonnable.
Ils sont habituellement embauchés au chantier à mi-temps lors des jours ouvrables du
mois, souvent pour deux ou trois mois tout au plus. La plupart des chantiers navals fer-
Les Maritimes 205
forme primitive d’industrialisation ? Cette activité est loin d’être assujettie à la rigoureuse
gestion de temps du capitalisme industriel et semble, du moins en partie, suivre plutôt les
rythmes saisonniers de la ferme. Elle nécessite toujours l’incessant travail manuel propre
au monde préindustriel et a probablement beaucoup à voir avec des modes traditionnels de
recrutement pour la construction de navires.
La seule activité qui est nettement de nature industrielle en Nouvelle-Écosse continentale
pendant la première moitié du xix e siècle est l’extraction de charbon. La General Mining
Association, la même compagnie minière qui a acquis des mines et des gisements de
houille près de Sydney, sur l’île du Cap-Breton, achète aussi des propriétés près de Pictou.
Elle en fait le développement de façon assez semblable : un carreau de mine moderne, des
logis pour les ouvriers, un magasin, une fonderie et des voies ferrées reliant la mine aux
quais à charbon. Comme toute autre exploitation similaire des Midlands de l’Angleterre,
ces installations sont le produit du capitalisme industriel. Mais il n’y a pas d’autres inves-
tissements de ce type en Nouvelle-Écosse à l’époque. Des capitaux anglais sont investis
dans des manufactures de souliers, de bottes, de textiles en Nouvelle-Angleterre, mais
pas en Nouvelle-Écosse. On y trouve des douzaines de petites fabriques préindustrielles
qui produisent des biens de consommation comme de la corde, des clous, de la bière, de
l’eau-de-vie, des articles de cuir et même des pianos, mais il n’y a pas d’usines. On ne trouve
pas non plus de scieries mues par des moulins à vapeur : en 1851, les 1 150 scieries de la
Nouvelle-Écosse sont de taille réduite et utilisent la force hydraulique, ne fournissant de
l’emploi saisonnier qu’à quelque 1 800 personnes. Comment s’explique cette absence de
procédés industriels, surtout en considérant la production de biens de consommation
durables de la Nouvelle-Angleterre ? On ne s’accorde pas sur les causes de ce phénomène,
mais on peut croire qu’il a un lien avec l’éparpillement des marchés de la Nouvelle-Écosse
et des Maritimes, ainsi qu’avec leur faible pouvoir d’achat, combiné au coût de transport
élevé engendré par des routes rurales médiocres. Le coût faible associé au transport, via
l’Atlantique, de biens produits en masse et l’absence de tarifs imposés aux manufacturiers
britanniques (protection dont les marchands de Nouvelle-Angleterre disposent) sont aussi
des facteurs dont il faut tenir compte. Si les marchands de Halifax connaissent bien la
nature de ces problèmes, ils ne peuvent guère les résoudre. Dans les années 1840, alors que
l’économie est à son plus bas, bon nombre deviennent d’ardents enthousiastes de l’établis-
sement de voies ferrées, lesquelles semblent offrir une solution aux problèmes de distance
qui aff ligent la ville et la région. Un chemin de fer les reliant au Canada, disent certains,
briserait l'isolement de Halifax, ouvrirait un vaste hinterland au centre du Canada et per-
mettrait à la ville, dont le port est exempt de glace, de devenir le port le plus important de
l'Amérique du Nord britannique.
La distribution de la population en Nouvelle-Écosse (île du Cap-Breton comprise) en
1851 est représentée dans la CARTE 7.15 . Les gens habitent le long de la côte ou dans les
Les Maritimes 207
vallées des rivières de l'intérieur. Halifax, le siège du gouvernement, de la garnison, des ban-
ques, des principaux marchands coloniaux et d'un grand nombre d'artisans et de petites
manufactures, est une ville de 20 000 habitants. Lieu principal des importations et d'un
bon nombre des exportations, elle constitue la métropole de la Nouvelle-Écosse. Juste en
dessous, en termes d’importance, les villes de Pictou, avec 3 000 habitants, et de Yarmouth,
avec 2 500, constituent des centres régionaux, comme aussi plusieurs communautés centra-
les dont la population atteint de 750 à 1 500 habitants. Chaque canton contient plusieurs
villages et hameaux plus petits où l'on trouve habituellement un magasin général, un mou-
lin à scie ou à grain, une forge, une église et, peut-être, un moulin à carder. Pour ceux qui
vivent en milieu rural, un tel village est le principal lieu de contact en dehors de la ferme.
La vie a toujours un caractère essentiellement rural ; en 1851, 90 % de la population de la
Nouvelle-Écosse habite sur une ferme ou au sein d'une communauté qui compte moins de
1 000 habitants.
208 L e pay s re vêche
des Maritimes ont émergé un attachement intense au milieu local. C'est dans cette appar-
tenance que la plupart des gens trouvent un sens à leur vie.
Figure 7.10 LA VILLE ET LE PORT DE SAINT JOHN, NOUVEAU-BRUNSWICK (DÉ TAIL), 1866
Illustrated London News, 12 mai 1866, 464, Bibliothèque et Archives Canada, C-000737.
s’ouvrent à Saint John ; des usines de transformation alimentaire, surtout des brasseries,
des distilleries et des raffineries de sucre, s’installent à Halifax.
Simultanément, le commerce des matières premières accuse un déclin relatif. Le prix du
bois baisse pendant la plus grande partie de ces années ; les produits forestiers, qui consti-
tuent les trois quarts des exportations du Nouveau-Brunswick en 1850, n’en représentent
plus que la moitié en 1870. Les pêcheries ne se portent guère mieux. Ce sont les pêcheurs
de la Nouvelle-Angleterre, plutôt que ceux de la Nouvelle-Écosse, qui exploitent les bancs
au large. Entre 1850 et 1870, seule la production de morue croît plus rapidement que le
rythme de croissance de la population. En comparaison, la production de maquereau, de
hareng et de saumon décline rapidement. Aux prises avec ces difficultés, les marchands
des Maritimes investissent dans des navires et tirent leurs profits du transport. La baisse
du prix du bois et l’absence de tarifs sur les importations d’équipements navals permet-
tent aux chantiers des Maritimes de produire des navires à prix concurrentiels. De plus,
l’effondrement du transport américain (conséquence de la guerre de Sécession, des règle-
ments interdisant l’enregistrement aux États-Unis de navires construits à l’étranger et
des taxes imposées sur les biens manufacturiers anglais) offre une ouverture importante
aux transporteurs des Maritimes. Alors que, durant les années 1840, ce sont des navires
américains qui transportent plus de 70 % des importations et exportations des États-Unis,
ce chiffre est passé à moins de 30 % dans les années 1860. Les marchands des Maritimes
qui possèdent des navires tirent des profits des frais de transport ; ceux qui expédient des
marchandises profitent de prix d’achat bas et de prix de vente élevés. Pendant cette période,
des vaisseaux en bois dont les propriétaires et les constructeurs résident dans les Maritimes
sillonnent l’ensemble de l’Atlantique Nord et se rendent dans tous les grands ports de mer
de la planète. Cependant, leur cargaison principale vient rarement des Maritimes et bon
nombre n’y retournent que rarement. Comme le soulignent les historiens Eric Sager et
Gerald Planting, les propriétaires de navires marchands qui investissent outre-mer ont créé
un « âge d’or » de la navigation à voile qui, sauf dans le cas de la construction navale et des
gages de quelques marins (la plupart sont recrutés dans des ports à l’étranger), évite de plus
en plus les Maritimes.
Il n’est donc guère surprenant, comme le note Julian Gwyn, que la répartition de
la richesse devienne de plus en plus inégale pendant les années 1850 et 1860. Selon ses
calculs, la population la plus riche de la Nouvelle-Écosse, estimée à 5 %, contrôle à peu
près 38 % de la richesse en 1851 et presque 56 % en 1871. Les grandes et belles maisons
construites à Halifax et à Saint John ainsi que la vie raffinée qui s’y déroule au cours de ces
années témoignent de cette concentration de la richesse. Par ailleurs, les salaires (ajustés
selon l’inf lation) sont en chute libre : ils passent, pour les ouvriers agricoles, de 75 cents,
environ, par jour en 1851 à quelque 50 cents en 1871 ; pour les lavandières, de 25 cents à 18
cents par jour. Pendant cette période, la population des colonies des Maritimes augmente
Les Maritimes 213
de quelque 40 %, pratiquement par la seule croissance naturelle. Même si quelques promo-
teurs des Maritimes déclarent que les terres vierges de la région sont « aussi tentantes pour
le colon que les prairies de l’Ouest », les limites de l’exploitation agricole sont atteintes,
voire dépassées. Dans l’ensemble, l’économie agricole n’est guère robuste ; même sur l’île
du Prince-Édouard, la production moyenne de chaque ferme est très inférieure à celle du
Haut-Canada. Les pêcheries enrichissent quelques marchands, mais laissent habituelle-
ment les pêcheurs et leur famille dans la misère. L’industrie commence à peine à créer des
emplois. Dans ces circonstances, il y a pression à la baisse sur le coût de la main-d’œuvre et,
en corollaire, une bonne part de l’émigration. Le taux de natalité est élevé et la population
est en croissance, mais presque partout dans les Maritimes l’exode des jeunes gens s’accroît.
Il n’y a presque aucune immigration, une partie des jeunes quittent la région et, avec les
années, les habitants d’un lieu donné deviennent de plus en plus apparentés. La région
demeure fragmentée : elle est un archipel de communautés dispersées, d’abord occupées
par des immigrants d’origines diverses, puis divisées selon l’origine ethnique et l’apparte-
nance religieuse et, enfin, stabilisées par l’émigration.
Même si Saint John et Halifax sont de loin les plus grandes villes, ni l’une ni l’autre ne
domine la région, ou même une colonie. Saint John est le port de la vallée de la rivière
Saint-Jean et de la baie de Fundy, les centres principaux des planters et des loyalistes, ainsi
que des adhérents aux religions non conformistes (baptistes et méthodistes). L’influence de
Halifax s’étend le long de la côte atlantique de la Nouvelle-Écosse et de la rive sud du golfe
où les Écossais, les Irlandais et les Acadiens (dont la plupart sont presbytériens ou catholi-
ques romains) constituent l’essentiel de la population. Les gens, les biens et l’information
circulent à l’intérieur de ces espaces intermédiaires entre les colonies. Les chemins de fer,
qui annoncent la modernisation, la diversification et l’hégémonie spatiale, semblent offrir
aux marchands des deux villes l’occasion d’étendre leur sphère d’influence et de renforcer
les territoires coloniaux. En 1870, il y a, en fait, deux chemins de fer : l’un au Nouveau-
Brunswick, l’autre en Nouvelle-Écosse ( CARTE 7.18 ) et, pendant les années qui précèdent
l’achèvement du chemin de fer Intercolonial venant du centre du Canada, ils ont probable-
ment contribué à l’intégration économique de chaque colonie.
L’État colonial lui-même parvient à peine à diluer le caractère essentiellement local de la
vie de la majorité des habitants des Maritimes. Certains politiciens, comme Joseph Howe
et d’autres dans les capitales coloniales, évoquent une identité coloniale qui transcende
les différences religieuses et ethniques ainsi que le caractère local inhérent au contexte de
la colonisation, mais ils sont très peu. Les débats sur les chemins de fer, la prohibition ou
le système de propriété terrienne impliquent les politiciens de tous horizons et, dans des
colonies où la plupart des hommes adultes peuvent voter, contribuent vraisemblablement
à l’émergence d’un espace politique cognitif à l’échelle de chaque colonie. L’infrastructure
de ces États coloniaux, les législatures, les séances, les cours et les jurés, ont probablement
214 L e pay s re vêche
un effet similaire. C’est probablement aussi le cas des lois (par exemple celles qui tou-
chent à l’empiètement sur les exploitations forestières ou aux squatters sur les terres de la
Couronne) que les gouvernements centraux sont de plus en plus capables de faire respecter.
Les gouvernements centraux supervisent de nombreuses nominations locales et veillent à
la gestion du patronage. Ils font également des recensements, même si ces derniers, faute
d’une bureaucratie bien entraînée, laissent souvent à désirer. Ils constituent des réalités
politiques et administratives et les territoires qu’ils représentent acquièrent ainsi une
certaine cohérence, mais à quel point ? Trouve-t-on, dans les Maritimes des années 1850
et 1860, de ces sociétés disciplinaires que Michel Foucault associait à la modernité, des
sociétés qui ont inventé la normalité et la déviance ainsi que la micro technologie du pou-
voir destinée à renforcer l’un et à éliminer l’autre. Il y a bien quelques tentatives en ce sens.
Les asiles d’aliénés, dans chaque colonie, enseignent une discipline du travail régulier au
sein de routines organisées : les fous devaient être guéris par l’application d’un système.
Dans un autre domaine, on fonde une école normale pour former les futurs enseignants
de Nouvelle-Écosse et, par là même, pour développer une éducation « uniforme et systé-
matique » destinée à élever, éduquer et normaliser ce que les réformateurs de l’éducation
estiment être une ruralité multiforme et attardée. Malgré tout, lorsque le Normal School
Act est adopté en 1855, il n’y a toujours pas de système de brevets et les commissions sco-
laires continuent à embaucher comme bon leur semble. En réponse à ceux qui y voient un
complot des presbytériens, ou à ceux qui craignent une diminution des pouvoirs locaux et
parentaux, la portée de cet acte est largement réduite. Les autorités ecclésiastiques et les
commissions scolaires locales demeurent fermement attachées à une forme d’éducation et
à un programme teinté de religion et adapté aux langues des minorités. Dans l’ensemble,
l’incapacité relative de l’État à influencer le cours de la vie ordinaire est frappante. Graeme
Wynn a avancé que, dans les Maritimes à cette époque, la religion et le milieu local ont une
influence beaucoup plus considérable sur le quotidien que celle de l’État. Cette description
est très plausible. Si une partie de ce pouvoir décentralisé incarne ce que Foucault appelait
le pouvoir pastoral, il correspond vraisemblablement beaucoup plus à ce que l’on pourrait
appeler le pouvoir des us et coutumes. Les gens ne disposent pas d’une liberté absolue. Ils
vivent avec une multitude de sous-entendus et d’interdits qui agissent dans un contexte
à échelle variable. Parmi ces schèmes, les plus importants tiennent à la famille, à la com-
munauté locale, à l’Église et à l’ethnie. La plupart du temps, l’État colonial n’a que peu
d’influence sur ces divers aspects de la vie quotidienne. Les gens connaissent leur identité,
mais, avant d’être des citoyens de la Nouvelle-Écosse, ils sont d’abord de Lunenbourg, ou
des Acadiens de Chéticamp ou encore des Écossais des Highlands qui vivent à Antigonish.
En comparaison avec les parties des îles Britanniques les plus urbanisées et les plus indus-
trialisées, la vie et la terre sur laquelle elle se déroule, dans la société des Maritimes des
années 1850 et 1860, s’organisent de façon fort différente. Alors que la société britanni-
Les Maritimes 215
que est devenue essentiellement urbaine, celle des Maritimes est majoritairement rurale.
L’économie britannique est industrialisée tandis que celle des Maritimes n’a entamé l’in-
dustrialisation que dans quelques centres seulement. Dans les Maritimes, les mouvements
de standardisation et de contrôle de l’État ainsi que les moyens de surveillance à leur appui
n’ont que peu d’effet. Même si la plupart des colons sont venus des îles Britanniques, les
changements les plus profonds et les plus dynamiques de l’Angleterre du xix e siècle ne se
manifestent que faiblement. C’est essentiellement le ref let de la disponibilité relative des
terres et des ressources pour des gens aux moyens modestes. Dans les Maritimes, cet accès
est de plus en plus limité, mais il suffit, en comparaison avec l’Angleterre de l’époque, à
jeter les fondements d’une géographie humaine très différente et capable de tenir la société
urbanisée et industrielle à une certaine distance.
Alors que la région ne comptait que de 10 000 à 12 000 personnes en 1759, sa population
est passée à plus de 750 000 habitants après un peu plus d’un siècle. De cette forêt, les
immigrants ont créé des camps de travail, des campagnes et des villes, où se développent
des sociétés de colons bien vivantes. La vie y est souvent très dure, mais la plupart des gens
se débrouillent, certains vivent confortablement, et un tout petit nombre d’entre eux sont
relativement aisés. Le paysage a été transformé. En de multiples endroits, la forêt a disparu ;
là où elle subsiste, elle a été altérée, parfois par le feu, comme dans le grand incendie de la
Miramichi en 1825, mais le plus souvent par la coupe. Dans de vastes régions, les bûche-
rons ont éclairci la forêt en coupant la plupart des pins et des épinettes matures. Près des
chantiers navals, tout le bois franc a été coupé. Près des villes, le bois de chauffage est
devenu rare et doit maintenant être amené par bateau. La forêt domine encore l’ensemble
de la région, mais ne subsiste dans son état originel qu’en de rares endroits loin des cours
d’eau. L’écosystème des rivières lui-même a été transformé. Les barrages des scieries ont
réduit ou éliminé de nombreuses rivières à saumon : les frayères d’antan sont remplies
de sciure, d’écorce et de rejets qui pourrissent dans l’eau. Les rives sont dépourvues de
broussailles à cause de la drave, réduisant ainsi les abris et les sources alimentaires des
poissons. On se préoccupe, au cours des années 1860, de ce que le déclin de l'habitat du
poisson et des frayères de rivières puisse affecter les ressources alimentaires naturelles
de la morue et du maquereau. Les revenus des pêcheurs diminuent tout le long de la côte
de la Nouvelle-Écosse, en partie parce que le traité de réciprocité a ouvert les eaux côtiè-
res aux Américains, mais aussi, craint-on, à cause de la rareté croissante du poisson. Les
pêcheurs de la Nouvelle-Écosse commencent à étendre leurs activités jusque dans les eaux
du Labrador, ce qui cause immédiatement l'hostilité des Terre-Neuviens qui s'y trouvent
déjà. Les changements écologiques ont de nombreuses conséquences, dont la plupart sont
ignorées ou méconnues, mais la nouvelle géographie humaine est nettement plus palpable.
Elle traduit de façon tangible le déroulement des modes de vie que les migrations ont trans-
porté en ces lieux nouveaux.
216 L e pay s re vêche
Cette terre transformée était, évidemment, le foyer des Micmacs et des Malécites. Elle leur
avait été enlevée par une société coloniale appuyée par un arsenal complexe de pouvoirs
auxquels les peuples autochtones ne pouvaient résister longtemps. Ces pouvoirs servent les
intérêts du capital et des colons dans l’acquisition de la terre et, par conséquent, appuient
la dépossession des peuples autochtones. Cette dépossession est légitimée, au besoin, par
un discours qui définit l'état civilisé par rapport à l'état sauvage et assigne l'utilisation de
la terre à l'un et à l'autre. À la suite de cette appropriation de la terre par les immigrants,
seuls quelques lambeaux de terre sont réservés aux peuples autochtones ; avec le temps,
les colons empiètent même sur ces territoires, où et quand ils en ont besoin. La situation
pénible des Micmacs et des Malécites pendant les années 1850 et 1860 est identique à celle
du début du siècle : ils n'ont pas accès à suffisamment de ressources pour survivre. De
nombreux habitants des Maritimes ont cru qu'ils disparaîtraient, mais, alors que l'époque
de la Confédération approche, ils sont toujours là, parlant leur langue, conservant certains
éléments de leur culture et capables de survivre dans d'abominables conditions. Il est très
facile de les oublier et c'est ce que font la plupart des habitants des Maritimes. Mais ils
appartiennent à la nature plus que tout autre et c'est bien cette nature qui fournit aux
capitaux et aux colons les chances qu'ils ont saisies. Le colonialisme a un double visage. À
la veille de la Confédération, la région des Maritimes est une création complexe, produit du
courage, de la ténacité et des talents, aujourd'hui largement oubliés, d'un grand nombre
de personnes. La plupart ont fui l'adversité pour s'assurer d'une vie meilleure, pour eux
et pour leurs descendants, au prix de conditions extrêmement difficiles. Ils ont créé un
nouveau théâtre d'activité humaine, mais ce dernier est aussi bâti sur la destruction des
peuples autochtones. Au cœur du colonialisme se trouvait donc un problème moral que la
survie des Micmacs et des Malécites, aussi précaire fût-elle, allait repousser vers le futur.
BIBLIOGRAPHIE
1760-1800
On trouvera des cartes portant sur cette période dans deux planches par Graeme
Wynn, Debra McNabb et L.D. McCann dans Atlas historique du Canada, vol. 1, Des
origines à 1800, R. Cole Harris, dir., cart. Geoffrey J. Matthews (Montréal : Les Presses
de l’Université de Montréal, 1987), planches 30 et 31. En complément, voir les deux
articles de Wynn : « A Province Too Much Dependent on New England », Canadian
Geographer, 31, 2 (1987) : 98-113, et « A Region of Scattered Settlements and Bounded
Possibilities : Northeastern America 1775-1800 », Canadian Geographer, 31, 4 (1987) :
319-338. Pour un résumé historique, voir Margaret R. Conrad et James K. Hiller,
Atlantic Canada : A Concise History (Don Mills : Oxford University Press, 2006), chap. 7.
Sur les migrations des planters, voir R.S. Longley, « The Coming of the New England
Planters to the Annapolis Valley », dans Margaret Conrad, ed., They Planted Well : New
England Planters in Maritime Canada (Fredericton : Acadiensis Press, 1988), 14-28, et
Les Maritimes 217
1800-1870
On a beaucoup écrit sur les origines, en Grande-Bretagne, des migrations du xix e
siècle et les synthèses suivantes se sont avérées utiles. Sur les grands changements de
structure dans l’espace économique britannique, voir R.A. Dodgshon, « The Changing
Evaluation of Space 1500-1914 », dans R.A. Dodgshon et R.A. Butlin, ed., An Historical
Geography of England and Wales, 2e éd. (Londres : Academic Press, 1990), 255-284. Sur les
origines des migrations venues des Highlands, consulter Stephen Hornsby, Nineteenth
Century Cape Breton : A Historical Geography (Montréal et Kingston : McGill-Queen’s
University Press, 1992), chap. 2. Sur la démographie en Irlande et les migrations, voir
L. Kennedy et L.A. Clarkson, « Birth, Death and Exile : Irish Population History, 1700-
1921 », et C.J. Houston et W.J. Smyth, « The Irish Diaspora : Emigration to the New
World, 1720-1920 », tous deux dans B.J. Graham et L.J. Proudfoot, ed., An Historical
Geography of Ireland (Londres : Academic Press, 1993), 158-184 et 33-65. Líam Kennedy
dresse un excellent portrait des changements dans l’économie rurale en Ulster dans
« The Rural Economy, 1820-1914 », dans Líam Kennedy et Philip Ollerenshaw, ed., An
Economic History of Ulster, 1820-1939 (Manchester : Manchester University Press, 1985),
1-61. Pour un traitement du sujet plus serré, voir Peter Toner, « The Origins of the Irish
in New Brunswick », Journal of Canadian Studies, 23 (1988) : 104-119.
Graeme Wynn, dans Timber Colony : A Historical Geography of Early Nineteenth Century
New Brunswick (Toronto : University of Toronto Press, 1981), donne une base qui peut
servir pour une bonne partie du Nouveau-Brunswick. Voir aussi son essai « Moving
Goods and People in Mid Nineteenth-Century New Brunswick », dans D.H. Akenson,
ed., Canadian Papers in Rural History, vol. 6 (Gananoque, Ontario : Langdale Press,
1988), 226-239. À propos de l’agriculture dans la colonie, voir T.W. Acheson, « New
Brunswick Agriculture at the End of the Colonial Era », Acadiensis, 22, 2 (1993) : 5-26.
L’ouvrage principal sur Saint John, dont Acheson est aussi l’auteur, est Saint John :
The Making of a Colonial Urban Community (Toronto : University of Toronto Press,
1985), principalement le chap. 1. Sur la violence sectaire, voir Scott W. See, Riots in
New Brunswick : Orange Nativism and Social Violence in the 1840s (Toronto : University of
Toronto Press, 1993). À propos des liens entre la violence et la géographie urbaine de
Saint John, consulter Gordon Winder, « Trouble in the North End : The Geography
of Social Violence in Saint John, 1840-1860 », Acadiensis, 29, 2 (2000) : 27-57. Sur les
Acadiens, on consultera le texte vindicatif qui contient beaucoup de détails impor-
tants sur la colonisation et l’économie par Régis Brun, De Grand-Pré à Kouchibougouac :
l’histoire d’un peuple exploité (Moncton : Les Éditions d’Acadie, 1982). À propos des
Irlandais, voir John Mannion, Irish Settlements in Eastern Canada : A Study of Cultural
Transfer and Adaptation (Toronto : University of Toronto Press, 1974). Même s’il est
difficile à obtenir et prend un ton un peu folklorique, voir l’intéressant texte de Joseph
A. King, The Irish Lumberman-Farmer (Lafayette, CA : publication privée, 1982).
Pour le propos du présent chapitre, la source la plus utile sur l’île du Prince-Édouard
pendant la première moitié du xix e siècle est : Matthew Hatvany, « Tenant, Landlord,
and the New Middle Class : Settlement, Society, and Economy in Early Prince Edward
Island, 1798-1848 » (thèse doctorale en histoire, University of Maine, 1996). Andrew
H. Clark, Three Centuries and the Island : A Historical Geography of Settlement and Agriculture
in Prince Edward Island, Canada (Toronto : University of Toronto Press, 1959) offre une
abondance de cartes détaillées sur la colonisation et l’agriculture. Rusty Bittermann
décrit le travail des femmes dans les fermes pionnières dans « Women and the Escheat
Movement : The Politics of Everyday Life on Prince Edward Island », dans Janet
Les Maritimes 219
Guildford et Suzanne Morton, ed., Separate Spheres : Women’s Worlds in the 19th-Cen-
tury Maritimes (Fredericton : Acadiensis Press, 1994), 23-38, et vient de publier un
ouvrage important sur la confiscation des terres : Rural Protest on Prince Edward Island :
From British Colonization to the Escheat Movement (Toronto : University of Toronto Press,
2006). À propos des divisions fondées sur la religion, voir Ian Ross Robertson, « Party
Politics and Religious Controversialism in Prince Edward Island from 1860 to 1863 »,
Acadiensis, 7, 2 (1978) : 29-59. À propos des marchands du sud-ouest de l’Angleterre,
en particulier James Yeo, consulter Basil Greenhill et Ann Giffard, Westcountrymen in
Prince Edward’s Isle, 3e éd. (Halifax : Formac, 2003), surtout les chap. 7 et 8.
L’analyse essentielle à la compréhension de l’île du Cap-Breton au xix e siècle est celle
de Stephen Hornsby, Nineteenth Century Cape Breton : A Historical Geography (Montréal et
Kingston : McGill-Queen’s University Press, 1992). Sur le travail rémunéré et la vie sur
la ferme, voir deux articles importants par Rusty Bittermann : « The Hierarchy of the
Soil : Land and Labour in a 19th Century Cape Breton Community », Acadiensis, 18, 1
(1988) : 33-55, et « Farm Households and Wage Labour in the Northeastern Maritimes
in the Early 19th Century », Labour/Le Travail, 31 (1993) : 13-45. Quoiqu’il traite de la
période subséquente à celle qui est décrite ici, l’ouvrage de Betsy Beattie, Obligation
and Opportunity : Single Maritime Women in Boston, 1870-1930 (Montréal et Kingston :
McGill-Queen’s University Press, 2000), traite, avec sensibilité, d’un sujet important
et peu étudié.
Julian Gwyn, Excessive Expectations : Maritime Commerce and the Economic Development
of Nova Scotia, 1740-1870 (Montréal et Kingston : McGill-Queen’s University Press,
1998), propose une analyse sévère mais complète du développement économique en
Nouvelle-Écosse. Sur l’agriculture, voir Robert MacKinnon, « Historical Geography
of Agriculture in Nova Scotia, 1850-1950 » (thèse doctorale, University of British
Columbia, 1991) ; Rusty Bittermann, Robert MacKinnon, et Graeme Wynn, « Of
Inequality and Interdependence in the Nova Scotian Countryside, 1850-1870 »,
Canadian Historical Review, 74, 1 (1993) : 1-43 ; Robert MacKinnon et Graeme Wynn,
« Nova Scotian Agriculture in the “Golden Age” : A New Look », dans Douglas Day,
ed., Geographical Perspectives on the Maritime Provinces (Halifax : St. Mary’s University,
1988), 47-60, et A.R. MacNeil, « Early American Communities on the Fundy : A Case
Study of Annapolis and Amherst Townships, 1767-1827 », Agricultural History, 62,
3 (1989) : 101-119. Sur l’urbanisation et l’industrialisation, voir David Sutherland,
« Halifax Merchants and the Pursuit of Development, 1783-1850 », Canadian Historical
Review, 59, 1 (1978) : 1-17 ; Danny Samson, « Industrial Colonization : The Colonial
Context of the General Mining Association, Nova Scotia, 1825-1842 », Acadiensis,
29, 1 (1999) : 3-28 ; L.D. McCann, « “Living a Double Life” : Town and Country in
the Industrialization of the Maritimes », dans Day, Geographical Perspectives, 93-113 ;
et McCann, « Seasons of Labour : Family, Work, and Land in a Nineteenth-Century
Nova Scotia Shipbuilding Community », History of the Family, 4, 4 (2000) : 485-527.
Sur la normalisation des écoles, voir George D. Perry, « The Grand Regulator : State
Schooling and the Normal-School Idea in Nova Scotia, 1838-1855 », Acadiensis, 32, 2
(2003) : 60-83.
Pour un apercu des Maritimes juste ava nt la Confédération, voir Phillip A .
Buckner, « The 1860s : An End and a Beginning », dans Phillip A. Buckner et John
G. Reid, ed., The Atlantic Region to Confederation : A History (Toronto et Fredericton :
University of Toronto Press et Acadiensis Press, 1994), 360-386 ; et Carman Miller,
« The Restoration of Greater Nova Scotia », dans David Bercuson, ed., Canada and
220 L e pay s re vêche
phones sont contournés ou ignorés. La loi civile française demeure. Le projet d’assemblée
élue est mis de côté. Les catholiques sont admis à titre de jurés et de juges dans les cours
inférieures. Dans une chapelle privée de Paris, en 1766, on consacre discrètement l’évêque
de Québec, qui sera autorisé à retourner au Canada. On met à jour des précédents à une
certaine tolérance religieuse dans quelques coins de l’Empire, pratique qui reçoit l’aval de
Londres. Puis, en 1774, l’Acte de Québec réinstaure officiellement la loi civile française
(et, ainsi, le système seigneurial en tant que système de propriété terrienne), il modifie
aussi le serment d’allégeance afin d’autoriser les catholiques aux fonctions publiques et
permet aux églises de prélever la dîme. Les marchands de langue anglaise sont furieux ;
le clergé catholique est grandement soulagé. À certains égards, la colonie est redevenue
ce qu'elle était. Son économie mercantile est toujours attachée à une métropole d'outre-
Atlantique. Québec et Montréal continuent d'être de petits centres administratifs, com-
merciaux et militaires, avec une société hautement hiérarchisée. On parle français presque
partout dans les campagnes. Des quelque 100 000 personnes qui habitent la vallée du
Saint-Laurent au milieu des années 1776, à peine 1 % (à l'exclusion des garnisons) sont des
immigrants anglophones.
Mais le pouvoir a, bien entendu, changé de mains. Les représentants officiels de la colonie,
les officiers et les soldats de même que la plupart des principaux marchands sont main-
tenant Britanniques. Tandis que le pouvoir passe aux mains de cette société anglophone,
largement urbaine et presque entièrement protestante, l'ancienne société canadienne de la
vallée du Saint-Laurent se réfugie sur les fermes et dans les villages des seigneuries et y pré-
serve sa propre identité. Pour cette société, le contrôle des villes principales ainsi que l'accès
à l'intérieur du continent et à l'Atlantique Nord ont été perdus ou restreints. L'immigration
venue de France est pratiquement interrompue. Les liens administratifs et commerciaux,
jadis avec Paris et La Rochelle, sont désormais tournés vers Bristol et Londres. À l'intérieur
du continent, la frontière politique établie entre l'Amérique du Nord britannique et les
États-Unis en 1783 a amputé une bonne part de l'hinterland de Montréal ; cette perte est
officialisée par le traité de Jay en 1794 (chapitre 5). L'Acte constitutionnel de 1791, qui crée
le Haut-Canada et le Bas-Canada, trace une frontière le long de la rivière des Outaouais :
au sud et à l'ouest de cette frontière, la langue française, la loi civile française et le catho-
licisme romain n'ont plus de statut officiel. Ce qui demeure des divers liens vers l'ouest
qui caractérisaient le Régime français est maintenant contrôlé par les marchands anglais
qui dominent la traite des fourrures. Cette dernière attire toujours des jeunes gens vers
l'Ouest, mais, comme les besoins en main-d'œuvre sont modestes, la part de la population
croissante du Bas-Canada qui en fait l'expérience est de plus en plus faible. La grande
majorité des Canadiens, les francophones du Bas-Canada, vont vivre dans un espace trian-
gulaire limité à la vallée du Saint-Laurent, entre le Bouclier canadien et les hautes terres
des Appalaches.
Le Bas-Canada 223
Dans ces circonstances, les relations avec le monde extérieur incombent essentiellement
aux représentants officiels de la colonie et aux marchands, pratiquement tous britan-
niques. Ceux-ci sont fiers de leur appartenance à l'Empire britannique et tiennent pour
acquis un ensemble de liens économiques, culturels, politiques et idéologiques qui s'éten-
dent bien au-delà de Québec et de Montréal, lesquelles sont souvent leur lieu de résidence.
Il y a aussi des colons anglophones, dont la plupart sont des gens ordinaires. Plusieurs
milliers de loyalistes sont arrivés dans la vallée du Saint-Laurent dans les années 1780,
environ 1 000 s'installent à l'est de la rivière des Outaouais, à peu près 500 dans les villages
de pêcheurs de la péninsule gaspésienne, et presque tous les autres à Montréal ou dans les
villages des environs. Des Américains, fermiers pour la plupart, viennent pour acquérir
des terres au début de la décennie 1790-1800 lorsque le gouverneur décide de subdiviser
en cantons les terres de la Couronne situées en dehors des seigneuries et de les rendre
disponibles, libres de toutes obligations. Ils s'installent au sud-ouest de Montréal dans les
cantons qui sont tout près de la frontière avec les États-Unis (les cantons de l'Est) ou même
sur celle-ci ou encore dans la vallée de l'Outaouais. Au plus fort de l'immigration issue des
îles Britanniques entre 1830 et 1855 (chapitre 7), quelque 800 000 immigrants arrivent à
Québec ; la plupart sont des Irlandais sans le sou. La plus grande partie de cette vague de
gens pauvres et désespérés continue son chemin vers le Haut-Canada ou vers les États-Unis,
mais de 40 000 à 50 000 d'entre eux s'établissent dans les villes et cantons du Bas-Canada.
Au début de l'année 1851, on compte 220 000 anglophones dans le Bas-Canada (où, à l'épo-
que, le Canada-Est), soit presque le quart de la population. Ils sont majoritaires à Montréal
et presque majoritaires à Québec. Ils dominent en nombre dans les cantons de l'Est et dans
la vallée de l'Outaouais. Un petit nombre s'installent dans les villages et les fermes des
basses terres du Saint-Laurent.
Toutefois, en comparaison avec le Haut-Canada et les Maritimes, le Bas-Canada de la fin
du xviii e siècle jusqu’au début du xix e siècle ne constitue pas une société d’immigrants.
Les Canadiens représentent la plus grande part de la population. Après 1760, et jusqu’en
1850 approximativement, le taux de natalité des familles canadiennes demeure à un peu
plus de 50 naissances pour 1 000 personnes. La famille canadienne compte en moyenne
sept enfants (et plus de huit dans les familles complètes, c’est-à-dire lorsque les deux époux
vivent durant toutes les années où la femme est féconde) tandis que le taux de mortalité
est en moyenne de 25 pour 1 000 personnes jusqu’en 1840, date à laquelle ce taux décroît
un peu. Avec un taux de croissance annuelle atteignant en moyenne plus de 2,5 %, la popu-
lation double à chaque 26 ou 27 ans et se répand dans les seigneuries. En 1851, quelque
890 000 personnes habitent le Bas-Canada, dont 600 000 dans les fermes et les villages des
basses terres. Plus de 90 % de cette population rurale est canadienne.
Juxtaposés à la vallée du Saint-Laurent et à l’ancienne géographie humaine du Régime
français, ces changements vont créer une mosaïque de géographies humaines locales au
224 L e pay s re vêche
sein desquelles divers groupes s’adaptent et vivent dans des milieux différents. Même la
trame principale de l’histoire du Bas-Canada dans le siècle suivant la Conquête, donc
l’histoire des Canadiens, se déroule de façon différente d'un milieu à l'autre. À ces diffé-
rences s'ajoute l'histoire d'autres groupes. Le présent chapitre décrit le Bas-Canada en le
subdivisant en quatre régions, une répartition un peu arbitraire par ailleurs, afin de faire
ressortir au mieux cette diversité. Nous commençons par le monde rural des basses terres
du Saint-Laurent, puisque c'est là que se trouve la majeure partie de la population ; de plus,
alors que la société des Canadiens se replie de plus en plus sur elle-même après la Conquête,
ce milieu devient son espace vital. Ces gens ont vécu au Canada depuis des générations, ils
ont en commun la langue française, la religion catholique ainsi qu'une mémoire historique
et une expérience de l'environnement communes ; ils constituent alors, dans le Bas-Canada
comme dans le Québec d'aujourd'hui, l'élément central autour duquel se sont greffés les
autres. Nous nous tournerons ensuite vers les villes principales : Québec, Montréal et, dans
une moindre mesure, Trois-Rivières sont des sites de changements économiques rapides
habités par une population mixte, mais compartimentée. Nous examinerons ensuite le
rebord du Bouclier canadien (y compris les vallées de l'Outaouais et du Saguenay) et la
mise en place dans cette région des capitaux, de l'emploi et de l'agriculture de subsistance.
La dernière section couvre les cantons de l'Est où une immigration américaine initiale
sera suivie, quelque deux générations plus tard, par des Canadiens et des Écossais des
Highlands. Le chapitre se termine par quelques remarques sur ces histoires parallèles
vécues au Bas-Canada.
la propriété privée (par exemple, les droits des veuves et enfants qui restreignent la vente
d’une propriété) sont des obstacles anachroniques, nuisibles au développement d’une
économie moderne. Ces débats interminables sèment une certaine confusion qui vient du
mélange de la Coutume de Paris avec des statuts anglais et d’interprétations boiteuses de
la loi (de la part de juges qui lisent les textes de loi française à contrecœur ou sans réelle
compréhension). Durant la décennie 1840-1850, nombreux sont les membres de l’élite
politique et judiciaire canadienne qui penchent vers une libéralisation des dispositions sur
la propriété et les ententes contractuelles. Certains veulent abolir le système seigneurial ;
George-Étienne Cartier, qui deviendra plus tard l’un des pères de la Confédération, le consi-
dère « absurde ». L’appui de l’élite canadienne s’affaiblissant, le système seigneurial devient
vulnérable et, en 1854, il est légalement aboli. Les anciens censitaires peuvent acheter leur
ferme des seigneurs ou, comme le font la plupart, continuer à en payer le cens (devenu
l’intérêt calculé sur la valeur de la propriété). Le gouvernement dédommage les pertes
des seigneurs et ces derniers, à titre de capitalistes, sont maintenant libres de développer
leur propriété ou de spéculer sur les terres. La loi est désormais adaptée à une économie
de marché.
Mais les terres des seigneuries sont largement occupées par des francophones au moment
de l’arrivée de colons anglophones et soumises à une version (quoique anglicisée) de la loi
civile française, ce qui rebute la plupart des colons anglophones éventuels. Comme les
228 L e pay s re vêche
L’expansion de la colonisation
Avec la croissance de la population, la colonisation s’éloigne du fleuve et s’étend plus loin
à l’intérieur des terres. Les rangs de fermes en bordure du f leuve sous le Régime français
deviennent, le plus souvent, des rangs longeant une route. Le fleuve est moins utilisé pour
les déplacements ; les bateaux cèdent la place aux charrettes. De nouveaux rangs sont
formés à l’arrière des premiers : des routes transversales les relient entre eux. Ici, un côté
de la route est bordé de maisons qui font face à l’arrière des lots précédents (le trécarré) et
forment un rang simple ; là, les maisons se trouvent de part et d’autre de la route en rangs
doubles ( CARTE 8.3 ). Peu à peu, toutes les terres cultivables d’une seigneurie finissent par
Le Bas-Canada 229
être occupées. Près de Québec, où les seigneuries sont limitées par le rebord du Bouclier
canadien ou les hauteurs des Appalaches, toutes les terres sont occupées pendant le Régime
français, ou peu après. Dès lors, les gens s’installent plus loin ; quelques-uns dans les sei-
gneuries du bas du f leuve vers Gaspé, mais surtout le long de son cours supérieur, vers la
plaine de Montréal, où se trouvent la plus grande part des terres agricoles du Bas-Canada.
C’est dans cette région que les fermes s’éloignent le plus du f leuve. Dans l’ensemble, l’ex-
pansion de l’agriculture dans les terres des seigneuries après 1760 attire la population vers
l’intérieur et vers l’ouest.
230 L e pay s re vêche
Les stratégies qui guident ces mouvements et la reproduction générationnelle des fermes
sont un reflet de la disponibilité des terres. Lorsque des terres sont disponibles à proximité,
un père tâche habituellement d’acquérir des lots voisins en prévision des besoins futurs de
ses fils. Il paie les droits seigneuriaux jusqu’à ce que ses fils prennent les lots en charge et
démarrent leur propre ferme. Fils et filles fournissent gratuitement la main-d’œuvre à la
ferme familiale jusqu’à leur mariage (vers 25 ans, en moyenne, pour les fils, et 22 ans pour
les filles). L’un des fils, pas forcément l’aîné, reprend plus tard la ferme familiale avec obli-
gation d’entretenir ses parents et de payer à ses frères et ses sœurs leur part de l’héritage. Ce
système prévaut pendant tout le Régime français alors que beaucoup de terres sont dispo-
nibles, mais il s’effondre lorsque les terres se raréfient. La famille doit alors vendre la ferme
des parents et déménager vers de nouveaux espaces où des terres sont toujours accessibles
ou maintenir la ferme familiale tandis que la descendance, en tout ou en partie, migre
au loin. La première solution (qui accorde la préférence à la cohésion familiale plus qu’au
patrimoine terrien) est assez courante. Dans les basses terres du Saint-Laurent, la mobilité
n’est pas caractéristique des seuls jeunes gens. Dans certaines paroisses, le tiers, voire plus,
des terres changent de mains à chaque décennie et les fermes conservées au sein d’une
même famille d’une génération à l’autre sont peu nombreuses. Si l’on vend sa ferme pour
de multiples raisons, l’une d’elles prévaut fréquemment, soit le désir des parents de vivre
auprès de leurs enfants, par affection comme par nécessité. Bien sûr, de nombreux parents
ne déménagent pas. Les zones rurales les plus anciennes sont caractérisées par des réseaux
familiaux complexes. Mais le prix de cette stabilité, là où les terres sont moins disponibles,
est la nécessité de s’en remettre, dans ses vieux jours, au fils et à son épouse, qui ont repris
la ferme familiale.
Au début du xixe siècle, apparaît une solution de rechange à ce mouvement centrifuge vers
de nouvelles terres avec la croissance rapide des villages. Comme les fermes sont rarement
subdivisées, la population d’agriculteurs devient essentiellement statique quand les terres
d’une localité sont toutes occupées. Mais la population rurale de non-agriculteurs va en
augmentant ; au début du xixe siècle, elle se situe à un taux annuel moyen dépassant quatre
pour cent, ce qui est bien au-dessus du taux de croissance naturel. Cette croissance est
centrée dans les villages. Serge Courville a dénombré une cinquantaine de villages dans les
zones seigneuriales pour 1815, puis 200 pour 1831 et plus de 300 pour 1851 ( CARTE 8.4 ).
Dans certains cas, le village est formé lorsque le seigneur divise une part de son domaine
(ou d’une roture) en lots de village avec, habituellement, une place de marché et des rues
en damier. Plus couramment, les villages se forment par hasard au croisement de routes,
de chaque côté d’une église, lorsque les fermiers vendent des parcelles de terre adjacentes à
leur ferme. À l’occasion, le rang s’épaissit à une intersection, ou près d’un moulin à farine
ou à scie. Souvent, l’emplacement du village dépend des tractations politiques locales
entourant le site de l’église. L’expansion du peuplement implique la création de nouvelles
Le Bas-Canada 231
paroisses et l’emplacement des nouvelles églises crée parfois des disputes ; le prestige d’un
rang, la commodité d’accès et divers avantages commerciaux sont des enjeux importants.
Dans les campagnes déjà établies, l’Évêque réussit habituellement à placer les nouvelles
églises à une distance de huit à douze kilomètres les unes des autres. Plusieurs de ces sites
deviennent le centre initial de hameaux ou de villages. Les villages les plus importants
attirent de nombreux métiers et de petites entreprises, groupant une population de 2 000
habitants ou plus. Ce sont presque des petites villes. En 1851, 88 000 personnes, approxi-
mativement, vivent dans les villages issus des seigneuries, soit 13 % de la population. Même
si les villages attirent plus de protestants, d’anglophones (et parfois de juifs) que la cam-
pagne environnante, quelque 85 % de la population villageoise est canadienne. Pour la
plupart, ces personnes sont nées dans la région immédiate ; c'est le résultat de migrations
de proximité vers un métier autre que celui d'agriculteur, une solution accessible, quoique
partielle, au défi que représente, pour les familles, l'installation des jeunes générations.
232 L e pay s re vêche
Pendant le Régime français, les seigneurs concédaient des lots sans paiement initial et
en échange de rentes annuelles modestes (chapitre 3). Afin d’attirer des colons, certains
retardaient l’imposition de ces frais pendant plusieurs années et allaient même jusqu’à
offrir des petites sommes au nouveau censitaire qui faisait l’acquisition d’un lot. La dispo-
nibilité des terres, en offrant une solution de rechange au travail salarié, faisait grimper le
prix de la main-d’œuvre. Mais, à cause de la pression croissante exercée par l’augmentation
de la population, le prix des terres augmente lui aussi et, avec la raréfaction des terres, la
main-d’œuvre devient plus abondante et moins chère. Dans ces conditions, les seigneurs,
ou la plupart du temps leurs agents, deviennent des gérants beaucoup plus minutieux
des seigneuries plus densément peuplées et plus profitables. Ils concèdent les lots avec
parcimonie à des censitaires triés sur le volet, augmentent les taux et ajoutent d’autres frais
et de nouvelles restrictions. Certains exigent un paiement en espèces (en plus des rentes
seigneuriales annuelles) avant d’allouer une concession ; d’autres acceptent des pots-de-vin.
Ils enregistrent les dettes avec minutie et vendent parfois les arrérages à des percepteurs.
Lorsque le total des dettes approche la valeur d’une ferme, ils sont plus enclins à en expul-
ser le fermier, puis à exiger le paiement des dettes accumulées auprès de qui reprend la
concession. Ils peuvent aussi louer la ferme, habituellement sous une forme ou une autre
de métayage, ou la vendre. Dans ce dernier cas, l’acheteur doit faire un paiement initial
(habituellement 10 %), payer les lods et ventes (une taxe de vente seigneuriale de un douzième
du prix de vente), prendre une hypothèque sur le reste à un taux de 5 % à 6 % et assumer les
frais seigneuriaux annuels. Avec le développement du commerce du bois, les seigneurs se
réservent habituellement les droits de coupe du bois, d’exploitation commerciale de la forêt
et d’expropriation des moulins à scie construits dans les fermes. Les contrats de concession
Le Bas-Canada 233
en roture sont des documents légaux et, s’ils sont déposés, leurs stipulations font loi ; ces
augmentations ou ces nouvelles rentes seigneuriales sont plus souvent prélevées dans les
zones de peuplement récent.
Du point de vue du censitaire, la hausse du prix des terres est un obstacle supplémentaire
à leur accessibilité. La terre la moins chère est la concession d’un lot sans paiement initial,
assortie des cens et rentes annuelles et des frais pour les services imposés par le seigneur au
moment de rédiger le contrat de concession. Mais, avec le peuplement des seigneuries, de
telles terres sont de moins en moins disponibles. On peut, de plus en plus, louer les terres
d’un censitaire (à des taux plus élevés que les frais seigneuriaux annuels) ou d’un seigneur
(habituellement sous forme de métayage). À l’aube des années 1830, approximativement
30 % des fermes des terres seigneuriales sont louées. Il est aussi possible d’acheter, mais les
prix sont élevés. Un fils peut recevoir la terre en héritage, mais aussi l’acquérir par donation
avant le décès de ses parents, pratique qui devient de plus en plus courante avec l’augmen-
tation de la valeur des terres. Si de tels legs sont divisibles, comme le stipule la Coutume
de Paris, et que le prix des terres est élevé, les dettes encourues par le fils qui reprend la
ferme familiale peuvent atteindre des sommes considérables. Celui-ci contracte envers ses
frères et ses sœurs des dettes égales à la valeur de vente de la propriété moins la fraction de
son héritage (en supposant huit enfants, sa dette légale est de 7/8 de la valeur de son héri-
tage). Un tel héritage est frappé d’une hypothèque et de plusieurs années d’endettement.
Au milieu du xix e siècle, une roture de 90 arpents dans la plaine de Montréal, avec une
maison, des bâtiments de ferme et une trentaine d’arpents de terre défrichée et cultivée vaut
à peu près 9 000 livres françaises (375 livres sterling ou 1 500 $). Serge Courville estime que,
pour acheter une telle ferme (avec un paiement initial de 10 %), le paiement annuel requis
équivaut à plus de 200 boisseaux de blé, ce que la ferme ne peut produire. Voilà qui explique
la dérive vers les testaments, les donations et les héritages indivisibles destinés à contourner
les protections pour les familles soumises à la Coutume de Paris. Pour les fermiers, il y a,
en outre, les frais seigneuriaux annuels que les plus prospères peuvent facilement acquitter,
contrairement aux autres, déjà lourdement endettés et qui pratiquent essentiellement une
agriculture de subsistance. Plusieurs sont d’ailleurs endettés auprès des marchands ou
auprès du curé de la paroisse pour des dîmes impayées. Lorsque les récoltes sont bonnes,
les fermiers réussissent à se tirer d’affaire ; mais plusieurs mauvaises années de suite les for-
cent à emprunter de nouveau, s’ils le peuvent, ce qui empire la situation. Le cas échéant, le
nombre d’hommes sans possession agricole allait inévitablement augmenter.
Cette époque voit aussi l’expansion de l’agriculture dans le Haut-Canada et la vallée de
l’Ohio, l’amélioration des systèmes de transport et la diminution des coûts de transfert
vers les marchés et les ports de l’Est. Tout cela place les fermiers des terres des seigneuries,
comme aussi leurs vis-à-vis en Nouvelle-Angleterre et dans l’État de New York, dans une
position difficile face à la concurrence. Les exportations de blé du port de Québec avaient
234 L e pay s re vêche
augmenté à la fin du xviii e siècle (en partance pour les Indes occidentales, l’Espagne et le
Portugal puis, surtout, la Grande-Bretagne), atteignant leur apogée en 1802. Pendant la
trentaine d’années qui suit, il y a un petit surplus d’exportations annuelles dans la décen-
nie 1830-1840, puis le Bas-Canada devient un importateur net de farine et de blé. Comme
l’a démontré un historien de l’économie, John McCallum, ces fermiers ne peuvent concur-
rencer avec le blé cultivé plus loin à l’ouest sur des terres moins chères et plus récemment
défrichées (les sols vierges donnant de meilleurs rendements) et qui jouissent d’une saison
plus longue. À l’échelle du continent et dans un marché de plus en plus intégré, la culture
du blé s’est déplacée vers l’ouest. Dans ces conditions, la seule option pour l’agriculture
commerciale est de diversifier la production et de se diriger vers des denrées dont le volume
ou le caractère périssable serait une protection contre la concurrence de l’Ouest : l’élevage
laitier ou la culture maraîchère, par exemple. Mais, aussi tardivement que 1851, il y a à
peine 100 000 personnes à Québec et à Montréal, 88 000 de plus dans les villages et les
petites villes des basses terres (où l'on produit une bonne part des denrées alimentaires), et
plus de 500 000 personnes dans les fermes des basses terres. Les camps forestiers achètent
du foin, de l’avoine, des pois et des pommes de terre, mais en petites quantités en comparai-
son avec le nombre de fermes canadiennes. Les distilleries et les brasseries locales prennent
un peu d'orge et de seigle. McCallum soutient que les fermiers des terres seigneuriales,
comme d'autres dans le nord-est des États-Unis, sont aux prises avec des problèmes de
structure de marché qu'ils ne peuvent guère résoudre. Les produits à moindre coût venu
de l'Ouest ont conquis les marchés externes, et les marchés internes sont restreints. Pour
plusieurs, la solution rationnelle est l'émigration. Des fermiers et leur progéniture partent
de Nouvelle-Angleterre et du nord de l'État de New York pour se joindre au courant qui,
au nord des États-Unis, pousse l'expansion vers l'ouest. Les Canadiens émigrent vers le
sud en direction des villes de production de textiles en Nouvelle-Angleterre protestante.
Ces deux mouvements de migration obéissent à des conditions économiques similaires ;
l'un sera une entreprise héroïque de construction d'une nation à l'échelle du continent,
l'autre, selon de nombreux membres de l'élite canadienne, une menace grave pour la
nation canadienne.
Plus récemment, cette interprétation a fait l’objet d’une variante par le sociologue et
historien Gérard Bouchard dans de nombreux articles et un ouvrage remarquable sur la
colonisation du Saguenay : Quelques arpents d’Amérique. Il soutient que les économies pay-
sannes et capitalistes du Saguenay, ainsi qu’ailleurs au Bas-Canada, sont interreliées (ce
qu’il appelle la co-intégration) tout en ayant des objectifs différents. La vie paysanne, selon
lui, se base sur une économie à occupations multiples (pluriactivité) où, fréquemment, les
activités commerciales et de subsistance ainsi que le travail sur la ferme et à l’extérieur de
la ferme sont essentiels. La famille paysanne est une réserve abondante de main-d’œuvre
dont une partie (les jeunes célibataires, surtout) est dirigée vers des activités à l’extérieur
de la ferme. Le but, toutefois, n’est pas de s’enrichir individuellement ; il s’agit d’appuyer la
famille, surtout sa capacité de reproduction générationnelle. C’est cette même capacité à
se plier au travail salarié et à l’économie moderne qui permet à la famille de conserver une
bonne part de son aspect traditionnel : un taux de natalité élevé, une autonomie locale
centrée sur la famille et la communauté, une technologie agricole désuète et une certaine
méfiance envers l’éducation formelle. La société rurale canadienne, selon Bouchard, puise
au besoin dans l’économie capitaliste, mais sans en adopter les structures ou la mentalité.
Cette pratique ne devrait donc pas être condamnée comme une économie pré-moderne et
dysfonctionnelle : on devrait y voir « un système social que l’on doit considérer et interpréter
à la lumière de, et en relation avec, son propre objectif principal, soit la reproduction de la
236 L e pay s re vêche
famille dans un contexte d’interdépendance ». Dans ce même esprit, l’historien Allan Greer
a soutenu que, même si les économies paysannes (comme celles qu’il a étudiées dans la val-
lée du Richelieu) comprennent toujours des activités commerciales et de subsistance, leur
objectif n’est pas la richesse individuelle, mais bien l’utilisation du travail familial pour
fournir à cette dernière la plus grande autonomie et le plus de sécurité possibles.
D’autres soutiennent que les fermiers canadiens sont des participants à la recherche de
profits au sein de l’économie de marché. L’économiste Gilles Paquet et l’historien Jean-
Pierre Wallot dénient les arguments de Ouellet quant à la crise agricole du début du xix e
siècle. Ils soutiennent que les terres ne sont pas encore rares à cette époque et qu’il n’existe
de preuves ni d’un déclin de la production à cause de l’appauvrissement des sols ni de la
qualité de la vie en milieu rural. La demande extérieure en blé et pour autres produits agri-
coles n’est pas stable, ce qui s’applique aussi au marché interne, malgré sa croissance rapide.
Dans l'ensemble, la production est plus constante que la demande. La société rurale est au
fait du marché et procède à des choix économiques rationnels. Les Canadiens ne forment
pas une paysannerie anachronique et hostile au progrès : ils visent plutôt à maximiser leurs
choix économiques au sein d'une économie croissante. Lorsque les terres sont disponibles,
avec la main-d'œuvre nécessaire au défrichement, une agriculture extensive utilisant peu
de main-d'œuvre en relation à la superficie cultivée est un choix rationnel. Face à des mar-
chés incertains, être peu enclin à investir dans de nouvelles méthodes et techniques, ce qui
peut mener à l'endettement, est tout aussi rationnel. Partout en Amérique du Nord, des
petits fermiers aux prises avec les mêmes conditions réagissent ainsi, tout en participant à
une économie de marché en voie de modernisation. Le géographe Serge Courville a utilisé
des données spatiales sur l'économie rurale de la plaine de Montréal pour en arriver à la
même conclusion. Selon lui, malgré l'avantage temporaire d'un rendement accru grâce
à des sols vierges, la productivité agricole des cantons de l'Est (occupés par des colons
américains) est identique à celle de l'agriculture canadienne de la plaine de Montréal. Il a
démontré que la production agricole se développe en fonction du marché de Montréal, sui-
vant un modèle concentrique. Les terres à usage intense, comme la production maraîchère
ou laitière, sont plus dispendieuses et plus rapprochées de Montréal. Celles qui sont moins
chères et plus éloignées de la ville sont destinées à un usage moins intensif, comme la
culture du blé. Ce sont là des preuves, conclut-il, d'une économie rurale intégrée au marché.
puis s’éloignant vers l’est ( CARTE 8.5), montrent le type de données locales qui sont main-
tenant disponibles.
À Saint-Ours et à Saint-Denis, les sols sont de meilleure qualité, l'agriculture est la base
de l'économie et l'accent sur la culture du blé se maintient jusqu'aux années 1830, date
à laquelle les récoltes sont décimées par la rouille du blé et la mouche de Hess. Greer n'a
trouvé aucune preuve d'une crise agricole antécédente. Pendant les premières décennies
du xix e siècle, les rendements se maintiennent, l’équipement agricole s’améliore un peu
et l’ancienne économie agricole demeure intacte. Cette dernière repose, comme elle l’a
toujours fait, sur le labeur de la famille afin de produire le plus possible les denrées qui
lui sont nécessaires et quelques surplus pour la vente au marché. Lorsque le marché du
blé s’améliore vers la fin du xviii e siècle, les fermiers vendent plus de blé mais l’économie
agricole mixte qui repose sur le travail de la famille, et vise avant tout à satisfaire ses pro-
pres besoins, demeure inchangée. Presque toutes les fermes possèdent des chevaux, du
bétail, des moutons et des porcs. Aucune ne produit des récoltes spécialisées destinées
exclusivement à la vente. Sauf à l’occasion (comme au moment des récoltes), aucune n’est
dépendante de la main-d’œuvre hors de la famille. Selon Greer, ce n’est pas là le fait d’une
économie qui vise à maximiser les profits, mais bien celui d’une agriculture paysanne typi-
que, orientée vers le maintien de la famille et propre à une économie qui reflète un certain
caractère féodal. Les grands villages de Saint-Ours et de Saint-Denis desservent ce monde
rural, fournissant les professionnels (prêtres, notaires, arpenteurs, médecins), les artisans
(forgerons, charrons, bouchers, etc.) et les manufacturiers (principalement les exploitants
de scieries et les meuniers).
Après la fin du xviii e siècle, les effets de la pression croissante de la population se font de
plus en plus sentir. Le nombre de personnes sans terre s’accroît jusqu’à atteindre, en 1831,
plus de la moitié des familles. Presque un quart des chefs de famille sont des ouvriers et
la plupart vivent à la campagne. La location des terres et le métayage deviennent monnaie
courante. Le taux naturel de croissance de la population (le taux de natalité moins le taux
de mortalité) dépasse le rythme d’accroissement de la population : de plus en plus de gens
quittent Saint-Ours et Saint-Denis. Dans l’ensemble, la société rurale de l’endroit se divise
en segments de plus en plus opposés : d’un côté, les fermiers prospères et leurs familles
et, de l’autre, les familles d’ouvriers criblées de dettes et dépourvues de moyens. Dans la
population de fermiers propriétaires, Greer a remarqué une forte tendance à l’égalité. Alors
que les pauvres cèdent habituellement leurs biens à un seul enfant, généralement un fils,
laissant ainsi les autres se débrouiller seuls (car un mince héritage ne peut guère être par-
tagé utilement), les mieux nantis tentent de répartir l’héritage entre le plus grand nombre
possible de descendants. À l’intérieur de la famille, l’éthique est égalitaire et mène, de géné-
ration en génération, à une distribution qui fait obstacle à l’accumulation des richesses.
Greer soutient que la population de fermiers de Saint-Ours et de Saint-Denis n’est pas plus
stratifiée dans les années 1830 que pendant les années 1760 ou 1780 qui ont précédé.
Le Bas-Canada 239
la pauvreté, ainsi que des spécialités régionales résultant des écologies locales et des coûts
de transfert vers les marchés. Dans cette campagne, le village est le lieu de transition entre
les mondes urbain et rural, l’endroit où le surplus de population agricole trouve de l’emploi,
acquiert de nouvelles expertises et s’équipe graduellement pour la vie en milieu urbain. En
ce lieu, deux ordres spatiaux, l’un traditionnel (interne, local), l’autre moderne (externe,
expansif) se rencontrent et se superposent.
Les exemples qui suivent viennent de localités en aval du f leuve, à l’est de la plaine de
Montréal (CARTE 8.5)
qui sévit et qui, quelques années plus tard, dévaste l’île du Cap-Breton et l’Irlande (chapitre
7). Le spectre de la famine plane au-dessus de la campagne entre Lévis et Lotbinière. Les
prêtres rapportent que les fermiers n’ont plus de grains pour ensemencer et que les plus
pauvres n’ont rien à manger.
travaillent dans les camps de bûcherons au cœur des forêts qui s’étendent au-delà des sei-
gneuries. D’autres encore deviennent des journaliers (de 10 % à 20 % de la population active
de la plupart de ces seigneuries en 1831) et demeurent habituellement dans l’un des villages
paroissiaux : ils travaillent là où ils peuvent dans de petites manufactures rurales (moulins
à farine et scieries, moulins à fouler et à carder, tanneries) ou comme travailleurs agricoles
saisonniers. Comme ailleurs dans les basses terres du Saint-Laurent, la société rurale est de
plus en plus stratifiée : au sommet se trouvent le seigneur (quand il habite sur place) et le
curé, puis l’élite du village et, enfin, la hiérarchie plus ou moins tranchée des fermiers les
plus prospères, jusqu’aux journaliers sans terre.
D’abord, il ressort clairement que la société et l’économie rurales dans les seigneuries
sont loin d’être homogènes, que la distribution géographique de la prospérité et de la
pauvreté est très inégale, et que ce que l’on trouve dépend du lieu où l’on regarde. Cela dit,
aucune crise agricole généralisée et systémique n’a cours durant les deux ou même trois
premières décennies du xix e siècle. Certaines années sont mauvaises et il existe des îlots
de pauvreté rurale dans chaque sous-région des basses terres, mais il y a aussi des familles
rurales prospères, et d’autres, en nombre plus considérable, qui réussissent assez bien à se
débrouiller. Dans les zones où l’agriculture est bien établie, en particulier celles de la plaine
de Montréal, la qualité de vie s’améliore probablement au cours de ces années. Si une crise
agricole généralisée sévit, c’est durant les années 1830 et 1840, alors que les récoltes de blé
sont mauvaises, que les conditions de vie en milieu rural se détériorent et que plane, sur
ceux qui sont le plus sévèrement affectés, le spectre de la famine. Pour un grand nombre de
familles rurales, ces années sont extrêmement pénibles. Elles sont amenées par de mauvai-
ses récoltes causées par les insectes et le mildiou, mais aussi, peut-être, par des pratiques
agricoles ayant épuisé les sols. Les méthodes agricoles extensives qui ont eu leur utilité
lorsque les terres étaient abondantes continuent d’être pratiquées ; les rotations doubles
ou triples demeurent monnaie courante et les champs ne reçoivent pas assez de fumier
(en grande partie à cause de la rareté du bétail). Sauf dans les terres nouvellement défri-
chées, le ratio de production par semence est bas ; cela a toujours été le cas dans la vallée du
Saint-Laurent, comme dans toutes les fermes familiales du nord-est du continent. Comme
l’a démontré John McCallum, les mauvaises récoltes des années 1830 et 1840 s’ajoutent
à la concurrence de la part de fermiers de l’Ouest, lesquels cultivent sur des sols neufs,
souvent plus productifs, et dans des conditions climatiques plus favorables. De plus, s’il
est pertinent de parler d’une crise agricole pendant ces années, il faut rappeler qu’il reste
244 L e pay s re vêche
des fermiers prospères et d’autres qui parviennent tout juste à subsister. Les zones les plus
durement touchées par la pauvreté sont celles où le peuplement est récent. La qualité des
terres y est habituellement moindre (même en tenant compte de l’avantage des sols neufs),
alors que leur coût est plus élevé que celui des terres de peuplement plus ancien. L’accès au
marché y est plus difficile et, dans les zones pionnières, la superficie cultivable de chaque
ferme est relativement petite. Pour la plupart des familles dont les fermes se situent le long
des côtes et des rangs plus anciens, l’effondrement de la culture du blé n’est pas catastro-
phique ; certains en profitent même.
Il apparaît aussi clairement que, avec l’accroissement de la valeur des terres en relation
avec le coût de la main-d’œuvre, la campagne devient un espace social plus différencié
qu’auparavant. Dans l’ensemble, les seigneurs prospèrent : ils ont plus de censitaires qui
paient des droits, ils vendent des lots à des prix plus élevés et possèdent de l’immobilier
de valeur accrue. Les terres en retrait, peu adéquates pour l’agriculture, gagnent en valeur
avec le développement de l’exploitation forestière. Pour de nombreux seigneurs (canadiens
et britanniques), les seigneuries deviennent essentiellement des investissements immo-
biliers gérés par des agents. Les seigneurs du Bas-Canada ne verront jamais leur fortune
rivaliser avec celle des grandes propriétés de la France d’avant la Révolution, mais une part
considérable de la production rurale leur revient. Certains investissent ces capitaux dans
des entreprises industrielles rurales autour desquelles se forment des villages ; c’est là une
pratique courante dans la vallée du Saint-Laurent. La ferme du domaine seigneurial, dont
un agent assure habituellement la gestion et travaille avec une main-d’œuvre d’embauche,
est normalement la ferme la plus importante de la seigneurie. Le manoir seigneurial est
habituellement la demeure la plus grande, qu’elle soit de style canadien, avec un toit à
versants abrupts et d’étroites lucarnes, ou d’une des nombreuses variantes néoclassiques.
La classe des marchands et des professionnels est, elle aussi, prospère. Les marchands
sont présents dans la campagne depuis le xvii e siècle, mais, avec l’expansion de la popu-
lation rurale et de l’économie, le nombre de marchands augmente. Comme leurs vis-à-vis
des outports de Terre-Neuve, ils échangent des produits locaux pour des biens importés,
achetant les uns au plus bas prix et vendant les autres au prix le plus élevé. Le plus souvent,
les transactions se font sous forme de crédit ou de paiements en nature ; les marchands
deviennent des créanciers si importants qu’ils font parfois ombrage aux seigneurs pour être
les premiers à réclamer leur dû. Il y a aussi des membres de la communauté qui peuvent,
si tel est leur choix, contribuer au climat moral ; quelques-uns, parfois, aident des familles
désespérées, leur consentant des prêts dont ils savent qu’ils ne seront jamais remboursés.
Aux côtés des marchands, dans presque chaque village, vivent des professionnels, notaires,
médecins, arpenteurs ; pour la plupart ce sont des nouveaux venus à la campagne, depuis
l’époque du Régime français, et ils sont souvent les membres les plus prospères de la société
rurale. Il n’est pas rare, en effet, qu’ils possèdent deux ou trois fermes.
Le Bas-Canada 245
Aux prises avec de mauvaises récoltes et le déclin de leur avantage concurrentiel dans la
culture du blé, les fermiers les plus prospères qui habitent une campagne où la différen-
ciation sociale est de plus en plus importante peuvent varier leurs activités et améliorer
leurs ventes. Ils possèdent les capitaux nécessaires aux améliorations agricoles, comme de
nouveaux bâtiments de ferme ou un meilleur cheptel, pour s’adapter assez vite aux chan-
gements du marché. Ils cultivent de plus en plus d’avoine, de seigle et d’orge. La pomme
de terre, rare au temps du Régime français, devient courante. On consacre plus d’espace
aux champs et aux pâturages et la production de foin augmente. De nombreuses fermes
passent à l’élevage : animaux de boucherie ou production laitière, moutons, chevaux, porcs.
Ensemble, ces fermes produisent des surplus importants dont la plus grande partie est
246 L e pay s re vêche
destinée aux marchés du Bas-Canada. Mais la plupart des fermiers disposent d’une marge
de manœuvre nettement plus étroite. Un grand nombre, lourdement endettés, vivent à
la limite de la misère. Dans pareils cas, investir dans des améliorations agricoles dont
les résultats sont aléatoires apparaît comme un risque inacceptable : plus d’endettement,
moins de nourriture pour la famille, voire la perte de la ferme. Ces fermiers s’éloignent
de la culture du blé pour passer à d’autres céréales, aux champs et aux pâturages, mais ils
le font plus lentement que les fermiers plus fortunés. Ils peuvent acquérir un peu plus de
bétail, mais leurs techniques agricoles et la qualité de leur cheptel demeurent pratiquement
inchangées. Les fermiers plus ou moins prospères vivent aussi dans des conditions diverses
et leur capacité à s’adapter aux changements de l’économie rurale varie en conséquence.
Dans l’ensemble, la capacité d’adaptation est concentrée près des marchés, dans les zones
de peuplement les plus anciennes et en particulier dans la plaine de Montréal et le long de
la Côte-du-Sud.
Qu’en est-il, donc, du débat sur les mentalités, d’autant plus qu’il touche aux attitudes à
propos du marché et de la famille ? Il est possible d’affirmer, selon nous, que les Canadiens,
et au moins certains fermiers britanniques des basses terres du Saint-Laurent, conçoivent
l’activité agricole selon des points de vue fort différents. Les Canadiens s’appuient sur une
expérience de l’agriculture nord-américaine qui est déjà vieille de plusieurs générations
et qui, dans l’ensemble, a fait ses preuves. Elle a permis aux familles de subvenir à leurs
besoins. Quelques fermiers britanniques, par ailleurs, connaissent assez bien l’agronomie
de l’Europe du début du xix e siècle. Quelques seigneurs canadiens font aussi la promo-
tion des innovations agricoles, mais il n’y a pratiquement aucun équivalent canadien, à
l’époque, d’un William Evans, adepte de l’économie politique et des sciences agricoles. De
tels hommes organisent et dirigent les sociétés agricoles les plus importantes, prônant ce
qu’ils estiment être l’efficacité de la rotation des cultures complexes, de l’élevage sélectif
et d’un apport régulier de fumier aux champs. Il est vraisemblable, aussi, que certains
fermiers britanniques arrivent avec des fonds que peu de Canadiens peuvent égaler, ce qui
peut expliquer en bonne partie la prééminence relative des fermiers britanniques près de
Montréal. Les fermes situées près de la ville, quoiqu’onéreuses, sont vues comme un bon
investissement et attirent une certaine catégorie de fermiers britanniques prospères. Ces
derniers ont habituellement été exposés aux théories agricoles contemporaines qui, mieux
que partout ailleurs au Canada, s’appliquent à des terres dispendieuses à proximité d’un
marché. De plus, leurs fermes sont plus vastes que celles des Canadiens. Ils sont cependant
peu nombreux, et il est facile d’exagérer leur importance. William Evans est critique à
l’égard de l’agriculture canadienne, mais, s’il avait vécu dans les Maritimes, il l’aurait été
tout autant envers la plupart des fermiers de cette région. Selon ses propres critères, ils ne
font pas mieux. En fait, il y a peu d’indices d’une véritable différence de mentalité entre
les fermiers canadiens et ceux des Maritimes, ou encore d’une réaction très différente au
Le Bas-Canada 247
marché. En général, ils pratiquent tous une agriculture mixte orientée vers l’autosuffi-
sance, participent au marché comme ils le peuvent (par la vente de produits de la ferme et le
travail en dehors de celle-ci) et sont probablement plus motivés par le bien-être de la famille
que par le gain.
Gérard Bouchard a avancé que les concepts de co-intégration et de pluriactivité, ainsi que
l’importance accordée à la famille, sont propres à de nombreuses sociétés rurales d’Améri-
que du Nord, surtout dans les régions pionnières. Il a fort probablement raison, même si
l’on peut toujours affirmer que ces réalités sont encore plus caractéristiques de la société
canadienne du Bas-Canada. Si tel est le cas, si la co-intégration, la pluriactivité et la pri-
mauté accordée à la famille décrivent bien une certaine mentalité canadienne, on ne peut,
pensons-nous, orienter le débat que dans deux directions. D’abord, on pourrait démontrer
que les Canadiens sont particulièrement enclins, si possible, à pratiquer une certaine forme
d’héritage divisible. Cependant, cette démonstration n’a pas encore été faite ; de plus, le
type d’héritage dans le Haut-Canada rural est similaire à celui du Bas-Canada rural et
francophone (chapitre 9). Ensuite, on pourrait supposer que, entourés d’une population
anglophone et majoritairement protestante, les Canadiens sont plus enclins que la plupart
des colons anglophones d’Amérique du Nord à affronter les difficultés économiques in situ.
C’est-à-dire qu’ils tendent, plus que les autres, à sacrifier les occasions de gains économi-
ques en faveur de la sécurité culturelle et sociale de mondes locaux connus. C’est peut-être
le cas, mais, étant donné la mobilité des Canadiens à l’intérieur des basses terres du Saint-
Laurent et, finalement, leur migration massive en dehors de ces limites, cette thèse est dif-
ficile à établir. Rien en ce sens n’a d’ailleurs été fait. En somme, comme il n’y a pas d’indices
que la différence de mentalité est une donnée utile pour ce type d’analyse, il vaut mieux
l’écarter. La situation dans laquelle les gens se retrouvent, la qualité des sols, la distance qui
les sépare du marché, le coût et la disponibilité des terres, l’ancienneté du peuplement et
ainsi de suite ont une influence beaucoup plus considérable sur la performance économi-
que que les différences de mentalité. Comme nous l’avons vu, les conditions de la vie rurale
varient énormément d’un endroit à l’autre au sein des basses terres du Saint-Laurent.
Le paysage culturel
S’il n’y a pas de mentalité canadienne distincte vis-à-vis du marché, il y a très certainement
une culture canadienne distincte que ref lètent les habitudes langagières communes, les
récits et les chansons, la mémoire historique commune et les paysages humains des terres
seigneuriales. Au cœur de ces paysages se trouve la ferme sur son lot allongé. Des champs
étroits bordés de clôtures de perches s’étendent du fleuve, ou de la route, vers la forêt (deve-
nue communément un boisé de ferme). Sur le devant de chaque ferme se trouvent quelques
bâtiments regroupés : une maison et une écurie, une étable et quelques autres appentis ou,
avec la nouvelle orientation de l’économie rurale vers l’élevage et la culture du foin, une lon-
248 L e pay s re vêche
gue grange basse munie d’une rampe menant au fenil et de portes pour le bétail, à l’étage.
Les bâtiments des fermes adjacentes sont habituellement à moins d’une centaine de mètres.
Le style des maisons s’est modifié au cours des années : la pente des toits s’est adoucie, les
avant-toits sont courbés et plus proéminents, les fenêtres (et les lucarnes) se sont multi-
pliées, la façade est souvent munie d’un porche et le rez-de-chaussée est surélevé. Ce sont là
essentiellement des adaptations au climat continental nordique. Les avant-toits protègent
la façade et, dans une certaine mesure, le porche abrite de la pluie, de la grêle et de la neige.
Les fenêtres additionnelles donnent une meilleure aération pendant la saison chaude et
le cellier (un ajout tardif aux maisons les plus grandes) sert d’entreposage en hiver et de
cuisine en été. Les techniques de construction, cependant, n’ont guère évolué depuis le
Régime français. La plupart des maisons sont toujours en bois, construites sur charpen-
tes (habituellement en pièce sur pièce en coulisse) ou en billes jointes à queue d’aronde
aux coins (chapitre 3). Les murs extérieurs sont blanchis à la chaux. Dans les régions les
plus prospères, les maisons de pierre sont plus répandues et les murs sont blanchis à la
chaux. L’ornementation des fenêtres et des portes emprunte aux styles architecturaux de
l’époque : ici, une traverse géorgienne ou néoclassique, là, des lucarnes de style victorien.
Mais ces maisons sont paysannes et leurs racines remontent au Régime français, puis
jusqu’en France. Comme pendant le Régime français, les relations de voisinage, de famille
et d’entraide mutuelle tissées à l’échelle de la côte, du rang ou de la paroisse unissent ce
milieu rural.
Par endroits, la rangée de maisons et de bâtiments d’une côte ou d’un rang s’enf le et se
transforme en village ( FIGURE 8.3 ). À cet endroit, les lots sont petits et les maisons beau-
coup plus proches les unes des autres. Quelques maisons du village, celles de l’élite, sont
plus vastes que n’importe quelle autre en campagne et les maisons du village sont plus
souvent construites de pierres, mais elles ne diffèrent pas autrement de celles des fermes.
On trouve aussi au village des granges et d’autres bâtiments de ferme. Le village donne
l’impression d’avoir été créé en comprimant en un seul endroit la campagne des environs.
L’église paroissiale trône sur le village ; c’est le point commun de tous les croquis et gravu-
res, au début du xixe siècle, du paysage rural canadien. Souvent située sur un cap surplom-
bant le fleuve, sur une crête de plage soulevée de l’ancienne mer de Champlain ou dans un
coude de la route afin qu’elle soit vue des deux directions, l’église domine le village, son
clocher simple, double, voire parfois triple, la rendant visible à des kilomètres à la ronde. La
paroisse fournit la main-d’œuvre, les fonds et les matériaux pour la construction de l’église,
mais son architecture n’est que partiellement, et de plus en plus indirectement, le produit
de la culture paysanne. L’évêque en fournit habituellement les plans et, avec la montée du
nationalisme canadien au début du xix e siècle, ceux-ci sont conçus pour évoquer l’église
paroissiale du Régime français. Même le style classique Louis-XIV, apport tardif au Bas-
Le Bas-Canada 249
Canada pendant les années 1820 par Jérôme Demers, directeur du séminaire de Québec, et
son protégé Thomas Baillairgé, est assorti d’une touche de l’église traditionnelle.
Ici et là, dans cette campagne faite de mémoire commune, on trouve aussi des traits
venus d’ailleurs. Certains seigneurs, la plupart britanniques, mais aussi canadiens, font
construire de grands manoirs seigneuriaux dans le style britannique ou américain de l’épo-
que. Quelques-uns érigent des jardins qui reflètent l’esthétique pittoresque ou romantique
anglaise. Même l’un des fils de Louis-Joseph Papineau, chef du Parti patriote, souhaite, au
grand dam de son père, construire un jardin anglais. Ailleurs dans le paysage, les fermiers
et les villageois anglophones reproduisent leurs traditions esthétiques qui, enchâssées dans
une campagne née du Régime français, ajoute, ici et là, une tout autre touche.
rural peuvent voter pour des représentants à la Chambre d’assemblée, quoique le pouvoir
de cette dernière soit sévèrement circonscrit par une administration coloniale prudente.
La puissance de l’armée britannique, dont les garnisons se trouvent dans les villes, plane
au-dessus de la campagne (elle est utilisée de façon décisive pendant la rébellion de 1837),
mais l’armée n’a ni la volonté ni la capacité de contrôler la société rurale. Même si la milice
rurale, un héritage du Régime français, continue à exister pendant le Régime britannique,
les compagnies ne s’assemblent qu’une fois par année en temps de paix (pour compter et
inscrire les membres présents). Les capitaines de milice (qui ne sont pas payés) semblent
être moins des représentants de l’État que des membres respectés de la communauté à qui
l’on réfère souvent les infractions et les petites disputes. La plupart des paroisses ont aussi
un juge de paix, un officier de la loi qui apparaît après la conquête. Les juges de paix, com-
munément des marchands, des professionnels ou des seigneurs, ne sont pas payés et n’ont
habituellement guère de formation en droit. Puisqu’ils sont membres de la société locale,
ce ne sont pas des représentants impartiaux de la loi. Les archives sont presque muettes
à leur endroit et il est difficile d’avoir une idée précise de leurs agissements ; selon Allan
Greer, la majorité sont corrompus ou inactifs. Même du point de vue de l’État colonial,
leurs interventions semblent pratiquement invisibles. Les habitants des milieux ruraux ont
le droit de se présenter devant les cours urbaines, mais semblent ne le faire que rarement.
Les disputes locales sont habituellement réglées à l'intérieur même de la communauté
avec l'appui de l'opinion publique, des procédures d'arbitrage mutuellement acceptées et
du jugement informel d'un capitaine de milice ou d'un curé. Dans l'ensemble des terres
seigneuriales avant 1837, la plupart des gens ne rencontrent que rarement, voire jamais, un
agent de l'État.
Mais la situation change un peu après la rébellion. L'administration coloniale remplace
les juges de paix par des magistrats rémunérés et, pendant un certain temps, assigne aussi
des constables dans les campagnes, moins pour faire respecter l'ordre public que pour
être à l'affût de toute subversion. Avec la pacification de la campagne, ces constables sont
rappelés, mais on continue néanmoins à s'attendre à un rôle social plus actif de la part de
l'État. La venue de gouvernements municipaux constitués de représentants élus, chargés
de responsabilités locales et dotés du droit de taxation (pour les routes et les écoles), est
l'une des manifestations de ce nouvel ordre. C'est aussi le cas d'un système scolaire public
et confessionnel (séparant les écoles catholiques et protestantes), financé à la fois par l'État
et la communauté, établi, du moins en principe, dès 1845. Avec l'abolition du système
seigneurial en 1854, ces changements institutionnels importants font partie d'un contrat
social de plus en plus présent dans les sociétés en cours d'industrialisation, lequel est
conçu afin de créer un environnement ordonné, nécessaire à la gestion efficace des finan-
ces, du marché et des gouvernements.
Le Bas-Canada 251
Outre tous ces changements se trouvent toujours la ferme familiale et le rang dont elle
fait partie, le village, tout près, ainsi que l'église et la paroisse. C'est là le quotidien de la
plupart des gens. Dans les communautés les plus anciennes, il n'y a habituellement que
quelques noms de famille qui prévalent ; dans les zones de peuplement plus récent, cette
matrice familiale est moins développée. Mais, partout dans les basses terres, les Canadiens
vivent au sein de liens de famille, de voisinage et d'entraide mutuelle. Ils sont le produit
d'une modeste migration venue de France, il y a de cela plusieurs générations, vers un
espace considérable de terre utilisable et qui, pendant quelque 200 ans, a permis l'établis-
sement de fermes familiales. Bien avant 1850, dans presque l'ensemble des basses terres du
Saint-Laurent, ces possibilités offertes par l'espace et l'environnement ne sont plus. Les ter-
res propices à l'agriculture sont occupées et, même si d'autres emplois s'offrent aux jeunes
gens, bon nombre doivent chercher fortune ailleurs.
Les villes
Pendant les quatre dernières décennies du xviii e siècle, Québec et Montréal demeurent
les petits centres administratifs, militaires et commerciaux qu’elles ont toujours été. En
1800, la population civile et militaire de Québec est de moins de 10 000 personnes ; celle
de Montréal en compte quelque 7 000. Seulement 7 % de la population du Bas-Canada est
urbaine (à comparer aux 20 % de la fin du Régime français). Québec, accessible aux navires
de haute mer, demeure le port de la colonie et Montréal, le point de contact, par canot,
avec l’intérieur du continent. Entre les deux naviguent de petites barges à voile ou à rames.
Malgré l’accroissement des exportations de blé et de farine, les marchands britanniques
qui contrôlent maintenant l’essentiel du commerce extérieur n’ont guère plus de succès
que leurs prédécesseurs d’avant 1760 en ce qui concerne la diversification des exportations,
qui sont toujours basées sur les fourrures. Par ailleurs, la présence militaire dans les villes
s’est accrue. À Québec, l’armée britannique répare et agrandit les fortifications, transforme
certains des édifices institutionnels du Régime français (le collège des Jésuites, le palais de
l’Intendant) en baraques et entrepôts militaires et s’approprie 40 % de la haute-ville. C'est
là que vivent la plupart des immigrants britanniques de la ville et leurs descendants ; là que
se trouve le centre de la puissance administrative et militaire britannique au Bas-Canada.
Cependant, les Canadiens constituent toujours la grande majorité à Québec et à Montréal.
Presque tout change au début du xix e siècle. Les villes redéfinissent leurs relations entre
elles et l’intérieur du continent, elles croissent rapidement et leur économie passe du com-
merce artisanal à la production industrielle.
Des innovations dans le domaine du transport et, avec celles-ci, des changements de
relations de temps et d’espace redéfinissent la position relative des villes le long du fleuve
et dans le corridor du Saint-Laurent. Le fleuve devient un médium différent. Vers 1820, les
252 L e pay s re vêche
bateaux à vapeur y sont communs et l’on commence à construire de petits canaux en amont
de Montréal. En 1832, on termine le canal Rideau entre Kingston, à l’extrémité est du lac
Ontario, et Bytown (qui deviendra plus tard Ottawa) ainsi que les canaux sur la rivière des
Outaouais. Cela ouvre une voie maritime viable, quoique tortueuse, entre Montréal et le
lac Ontario ( FIGURE 8.4 ). Vers la fin des années 1840, on apporte des améliorations aux
canaux du haut Saint-Laurent, puis au début des années 1850 le dragage du fleuve permet
aux navires de haute mer d’avoir un accès direct à Montréal. Le transport terrestre change
aussi. En 1836, six ans seulement après l’ouverture de la première voie ferrée publique en
Grande-Bretagne, 20 km de rails en bois relient la rive sud du fleuve Saint-Laurent, en face
de Montréal, à la rivière Richelieu. Au début des années 1850, des voies ferrées partent de
Montréal vers le sud, jusqu’à la frontière, où elles font la liaison avec les chemins de fer
américains ; une troisième voie part vers l’est jusqu’à la petite ville de Sherbrooke, dans les
cantons de l’Est, puis vers le sud-est jusqu’à Portland, dans l’État du Maine. Peu de temps
après, une autre compagnie ferroviaire, le Grand Tronc, s’étend vers le sud-ouest jusqu’à
Toronto et vers le nord-est jusqu’à Lévis sur la rive sud, en face de Québec, puis descend
le long du fleuve jusqu’à Rivière-du-Loup. Montréal obtient ainsi un accès direct, par voie
ferrée, à trois ports américains libres de glace : Portland, Boston et New York. Québec n’est
plus le port d’entrée exclusif à la vallée du Saint-Laurent. La CARTE 8.6 montre ce système
de transport redessiné tel qu’il est en 1860.
Le Bas-Canada 253
l’exportation des fourrures passe par la baie d’Hudson, mais à cette date le peuplement du
Haut-Canada est en croissance rapide (chapitre 9), le centre de gravité de la population du
Bas et du Haut-Canada se déplace vers l’ouest et une bonne part du blé, de la farine et de
la potasse du Haut-Canada entre dans le système commercial du Saint-Laurent. En même
temps, le lien transcontinental ténu (celui de la traite des fourrures) est remplacé par un
commerce vers l'ouest plus direct et plus important. Il est rendu possible par de nouveaux
moyens de transport et les services financiers de plus en plus sophistiqués des banques et
des compagnies d'assurances, dont la plupart sont à Montréal. De plus, le transport mari-
time progresse plus facilement vers Montréal, sans même s'arrêter à Québec, la plupart du
temps. Ces conditions amènent le système urbain qui longe le Saint-Laurent à se déplacer
vers l'ouest. En 1830, Montréal et Québec sont à peu près de même taille. Vingt ans plus
tard, Montréal est plus développée que Québec du tiers ; en 1861, elle est presque deux fois
plus grande.
Pendant ces mêmes années, la lente croissance de la population qui caractérise Québec et
Montréal à la fin du xviiie siècle fait place à des taux de croissance annuelle qui dépassent
largement ceux de la campagne. À Montréal, entre 1825 et 1861, le taux de croissance
moyen de la population est de 4,4 % ; celui de Québec, pendant plusieurs décennies après
1805, est à peu près de 3,5 %. Avec ces changements démographiques, le pourcentage de la
population en milieu urbain augmente, passant de 10 % en 1825, à 13 % en 1851 et à 16 %
en 1861. À cette date, Montréal, avec un peu plus de 90 000 habitants, est de loin la ville la
plus peuplée en Amérique du Nord britannique. Québec, en deuxième place, compte un
peu plus de 50 000 habitants.
Cette croissance est alimentée par la migration tout autant de Britanniques que de
Canadiens. Jusqu’au milieu des années 1840, il s’agit surtout de Britanniques dont l’arrivée
anglicise les villes. En 1844, 57 % de la population de Montréal et 40 % de celle de Québec
est anglophone. À cette date, les Irlandais comptent pour à peu près 22 % des Montréalais.
Seule Trois-Rivières reste essentiellement canadienne. Mais, au milieu de la décennie
1840-1850, le courant change et, pendant la plus grande part des années 1850, comme
l’a démontré l’historien Jean-Claude Robert, les natifs du Bas-Canada représentent 83 %
de l’accroissement de la population de Montréal. La plupart viennent de la campagne
environnante ( CARTE 8.7). Ce sont surtout de jeunes adultes ; les femmes sont majoritaires,
de peu, et trouvent fréquemment de l’emploi comme domestiques. Ces gens font partie de
l’exode beaucoup plus vaste des fermes et villages des basses terres du Saint-Laurent vers le
rebord du Bouclier canadien, les cantons de l’Est et, en particulier, les villes industrielles
des États-Unis. C’est là que ces jeunes Canadiens espèrent trouver de l’emploi compatible
avec leur expérience et leurs obligations familiales. Avec cette migration, l’anglicisation des
villes est inversée. Au début des années 1860, les francophones sont à nouveau majoritaires
à Montréal.
Le Bas-Canada 255
Carte 8.7 LIEUX D’ORIGINE DES IMMIGR ANTS CANADIENS VER S MONTRÉAL, 1859
D’après S. Olson et P. Thornton, « “Pour se créer un avenir” : stratégies de couples montréalais
au xixe siècle », Revue d’histoire de l’Amérique française 51, 3 (1998) : 365.
Pendant la première moitié du xixe siècle, l’économie des villes repose d’abord sur le com-
merce. Vu dans son ensemble, ce commerce fonctionne à trois échelles différentes et reliées
entre elles : l’une est impériale et centrée sur le f leuve Saint-Laurent, la seconde est régio-
nale et repose sur le réseau des routes et des tributaires du fleuve et la dernière est interne
aux villes elles-mêmes. Le grand commerce de la colonie relie l’intérieur du continent, par le
Saint-Laurent, à l’Angleterre. Malgré les nombreux changements dans le domaine du trans-
port au début du xixe siècle, Québec demeure le port d’entrée principal d’un grand nombre
de produits manufacturés jusqu’à tard dans la décennie 1850-1860. Avec l’accroissement
subit du commerce du bois au cours de la première décennie du xix e siècle (chapitre 7),
le bois équarri devient l’exportation principale de Québec ( FIGURE 8.5 ). Au cours d’une
bonne journée de la saison propre à la navigation, on peut voir arriver une cinquantaine
de vaisseaux à Québec ; en 1830, les 922 vaisseaux qui y viennent la placent au troisième
rang (en tonnage) des ports d’Amérique du Nord. À n’importe quel jour de l’année, on
peut y compter quelque 3 000 marins. À Montréal, des agents commerciaux font passer
les marchandises importées à Québec vers l’ouest, le long du Saint-Laurent ou de la rivière
des Outaouais (ou ils importent, de plus en plus, directement à Montréal). Les firmes les
plus importantes de Montréal, dont plusieurs sont partenaires de firmes du Haut-Canada,
possèdent des bateaux à vapeur, des barges et des sloops sur le réseau de cours d’eau et de
256 L e pay s re vêche
canaux qui donne un accès de plus en plus efficace aux Grands Lacs ( FIGURE 8.6 ). Bien
avant l’élargissement des canaux du Saint-Laurent vers la fin de la décennie 1840-1850, ce
réseau soutient déjà un commerce d’import-export dans les deux directions. Il crée aussi un
large éventail d’emplois urbains à Québec et à Montréal : débardeurs, artisans et hommes
de métier nécessaires à un port, aubergistes et taverniers, prostituées, approvisionneurs de
navires, dirigeants et commis de compagnie, agent d’assurances, banquiers et leur person-
nel et ainsi de suite. Il y a aussi un commerce régional entre les villes et la campagne envi-
ronnante. Québec dessert toutes les communautés du bas Saint-Laurent, y compris celles
qui sont assez loin à l’intérieur des terres, comme celles longeant la rivière Chaudière, au
sud du Saint-Laurent, et la rivière Saguenay, au nord. Trois-Rivières est le site d’importance
pour la population habitant le milieu de la colonie, comme l’est Montréal pour la popula-
tion, beaucoup plus nombreuse, de la plaine de Montréal et de l’est du Bas-Canada. Pour
ce commerce régional, le contact entre les marchands urbains et ceux des villages repose
sur toute une gamme de routes locales et de cours d’eau, utilisables seulement en hiver ou
au milieu de l’été, qui relient les fermes et les villages de l’intérieur aux eaux navigables. À
une échelle encore plus locale, des centaines de boutiques, d’échoppes, de comptoirs et de
vendeurs itinérants desservent le marché urbain.
Le Bas-Canada 257
Tandis que les villes participent à ce commerce sur diverses échelles et s'en enrichissent,
la production devient progressivement plus industrielle. Ce faisant, le travail, qui devient
plus spécialisé et nécessite souvent moins de savoir-faire, est déplacé vers des usines où il
est de plus en plus compartimenté et supervisé par des contremaîtres. Ces changements
transforment les relations sociales de la production. La relation personnelle intime entre
maître, journaliers et apprentis, lesquels vivent et travaillent habituellement sous un même
toit, disparaissent. Les ouvriers deviennent un prolétariat et les propriétaires d'usines, les
membres d'une bourgeoise ; cette énorme réorganisation se fait de façons et à des rythmes
variables dans les divers secteurs de l'économie manufacturière.
En général, on peut envisager ces transformations de la manière suivante : au départ, se
trouve une économie artisanale basée sur le travail manuel, un éventail de savoir-faire tra-
ditionnels et des relations intimes d'interdépendance au sein d'un petit groupe d'artisans
d'une même maisonnée, cette dernière constituant l'unité fondamentale de production.
Puis, avec l'arrivée des machines-outils (dont les premières sont souvent actionnées par
l'usager), on assiste à une division plus marquée du travail et à l'embauche d'ouvriers
moins compétents qui entrent dans ces petites unités locales de travail et viennent à les
remplacer. Ce faisant, les ateliers de travail et de production prennent de l'expansion tan-
258 L e pay s re vêche
dis que les produits deviennent standardisés. Les parties du processus de production qui
ne peuvent pas encore être mécanisées sont confiées à des travailleurs à domicile, dont
l'embauche augmente. Avec le temps, les machines deviennent plus complexes, la division
du travail plus poussée, toutes les étapes de production sont mécanisées et l'on passe à
l'énergie à vapeur : la production industrielle est née. La main-d'œuvre est « libérée » de
son contexte social et de son lieu de résidence, elle est salariée et devenue responsable de sa
propre reproduction sociale. Le propriétaire d'usine, contrairement au maître de maison-
née, paie des salaires mais n'a autrement aucune responsabilité quant à la vie des ouvriers.
Ces changements sont draconiens, mais partiels ; les artisans et les petites manufactures
demeurent longtemps après l'ouverture des usines.
La production de chaussures constitue un excellent exemple de cette transformation
d'une industrie qui, en 1871, représentait le quart des emplois manufacturiers à Montréal.
En 1820, selon l'historienne Joanne Burgess, la production de chaussures est toujours le
fait d'un maître artisan, d'un ou deux apprentis, et peut-être aussi d'un journalier et d'un
fils qui travaillent tous dans une échoppe attachée au domicile du maître et utilisent des
méthodes et des outils inchangés depuis des siècles. La plupart des chaussures sont faites
sur mesure. Ce système change peu à peu au cours des années 1820 lorsque les marchands
commencent à vendre des souliers prêts à porter et à séparer leur confection en tâches spé-
cialisées, soit dans de grands magasins, soit, dans le cas de plus en plus fréquent de femmes
embauchées pour en coudre les guêtres, à la maison. Bien avant l'arrivée des machines, la
confection de chaussures a donc changé de façon radicale. La première machine, utilisée
pour rouler et préparer le cuir, apparaît en 1849. Trente fois plus efficace que le travail
manuel, elle mène à la mécanisation de toutes les étapes subséquentes de production.
Suivent d'autres machines, chacune remplaçant des étapes de production manuelle, mais
créant aussi, à cause de l'augmentation du volume, beaucoup de travail dans les autres
étapes non mécanisées de la production (souvent, pour des femmes travaillant à domicile).
En 1864, avec l'arrivée de l'énergie à vapeur et d'une machine pouvant coudre ensemble
les guêtres et les semelles, le système de production industrielle est achevé. Le travail est
désormais fait en usine. La main-d'œuvre n'a plus autant besoin de savoir-faire, les salaires
diminuent à court terme et les employés sont assujettis à la gestion du temps imposée par
le capitalisme industriel. Même s'il y a résistance à chacune de ces étapes, les propriétaires
d'usines emportent la victoire. Certains s'enrichissent, les bottes et les souliers deviennent
moins chers et la vie des ouvriers en est transformée.
Des changements assez semblables ont lieu dans la plupart des secteurs manufacturiers.
À l'exception de la construction navale (qui combine le savoir-faire traditionnel avec une
main-d'œuvre abondante), presque toute la production de Québec et de Montréal est arti-
sanale en 1825 alors qu'au début de 1870 la plus grande partie provient des usines. Dans le
détail, cependant, l'économie de chaque ville se développe de façon différente.
Le Bas-Canada 259
À Montréal, la diversité du domaine manufacturier se fait sentir bien plus tôt qu’à
Québec et, combinée à la diversité commerciale et au développement des services finan-
ciers, elle fournit les bases d’une industrialisation plus exhaustive et qui s’amorce plus
tôt. La construction navale n’est jamais si importante à Montréal qu’à Québec même si on
y construit des barges et des navires à voile ou à vapeur dont la majorité est destinée à la
navigation d’eau douce. Les moteurs de navires à vapeur, fabriqués eux aussi à Montréal,
nécessitent des fonderies et des ateliers d’usinage qui, à leur tour, requièrent une main-
d’œuvre formée et spécialisée (souvent importée de Nouvelle-Angleterre et de Grande-
Bretagne) et des techniques applicables à de nombreux usages industriels. Au milieu de
la décennie 1840-1850, Montréal a développé un secteur manufacturier diversifié qui
comprend le simple traitement de matières premières (moulins à grain et à scie), des dis-
tilleries et des brasseries, la fabrication de vêtements, d’outils, de produits pharmaceuti-
ques et de plusieurs types de machinerie. À cette époque, la production vient toujours de
petites manufactures en partie mécanisées et éparpillées dans la ville. Puis, à la fin de la
décennie 1840-1850 et au début des années 1850, un secteur industriel émerge, pour la pre-
mière fois en Amérique du Nord, au sud du secteur commercial, le long de la partie est du
260 L e pay s re vêche
canal de Lachine, récemment amélioré. Dans ce secteur, développé par un nouveau groupe
d’entrepreneurs (surtout des États-Unis), on utilise la puissance hydraulique associée aux
écluses ainsi que la vapeur. Cette concentration dense d’usines, de moulins à scie ou à
moudre, de fonderies, d’ateliers de travail du métal et du bois, de moulins à coton et à laine,
emploie quelque 2 000 ouvriers au milieu des années 1850. Les ateliers du Grand Tronc,
juste au sud du canal, en emploient encore 1 200. D’autres manufactures, dont certaines
très vastes, se trouvent au nord du secteur commercial avec, ici et là, de nouveaux quartiers
résidentiels pour les ouvriers. En 1856, une fabrique de vêtements fondée par deux juifs
Anglais, Edward et David Moss, emploie 800 personnes, pour la plupart des femmes et
des enfants. De grandes usines de chaussures et de tabac, ouvertes pendant les années
1860, embauchent aussi beaucoup de main-d'œuvre féminine. Dans le Vieux-Montréal, les
nouvelles usines coexistent avec de petits ateliers partiellement mécanisés. Dans l'ensem-
ble, Montréal s'industrialise rapidement. Peu à peu, les clochers sont remplacés par des
cheminées d'usines et l'économie, qui reposait jusqu'alors sur le commerce, se base main-
tenant sur l'énergie à vapeur, le fer et un prolétariat industriel. La CARTE 8.8, qui montre la
distribution, en valeur, de la production industrielle des Canadas en 1871, donne une idée
de l'importance relative de l'industrialisation à Montréal.
Alors que l'industrialisation change les relations sociales du travail, la géographie urbaine
des classes, de l'appartenance ethnique et de l'occupation professionnelle change aussi. Le
cœur ancien des villes perd de sa fonction résidentielle tandis que lieu de travail et lieu de
résidence se séparent. Comme l'a démontré le géographe Robert Lewis, l'élite s'éloigne du
Vieux-Montréal pour aller dans de spacieuses banlieues résidentielles ou à proximité de
ses usines. Les anglophones vont vers le flanc sud du mont Royal et les francophones vers
des îlots de résidences cossues au nord du Vieux-Montréal. Les firmes qui dominent main-
tenant dans le Vieux-Montréal sont de plus en plus compartimentées : la vente au détail
se trouve le long des quais de la rue Saint-Paul, le secteur financier est à deux pâtés de
maisons, sur la rue Saint-Jacques, et, juste au nord de ce dernier, se trouve le secteur légal.
Des banlieues ouvrières, déjà importantes au nord et au sud des quartiers d'affaires cen-
traux, s'étendent avec la construction de nouvelles usines. Celles du nord-est sont habitées
presque entièrement par des Canadiens ; celles du sud-ouest, quoique plus diverses, sont
à prédominance anglophone ( CARTE 8.9 ). Dans l'ensemble, les gens vivent regroupés par
appartenance ethnique et par classe sociale. À Québec, l'élite essentiellement britannique
se concentre dans la haute-ville et à l'ouest de celle-ci, dans la nouvelle banlieue de Saint-
Jean ; la classe ouvrière de Saint-Roch, dans la basse-ville, au nord, à proximité des chan-
tiers navals, est à 90 % canadienne. Dans les deux villes, les disparités sont importantes.
D'une part, on trouve des petites maisons de bois équarri ou, vers la fin des années 1850,
des duplex ou quadruplex à deux étages, massés le long de rues étroites avec, à l'arrière,
des toilettes extérieures et, parfois, des poulaillers ou des porcheries et, d'autre part, des
villas dans le plus récent style victorien, avec des serres et de vastes jardins ( FIGURE 8.7). Le
géographe David Hanna avance que le duplex est essentiellement inspiré d'un type de loge-
ments industriels venu d'Écosse et que des représentants du Grand Tronc en ont encouragé
la diffusion à Montréal. Son toit plat (de papier goudronné et de gravier) en réduit les frais
de construction et sa façade de briques est conforme aux règlements sur la prévention des
incendies. Conçu pour fournir des logements peu dispendieux, il devient vite la résidence
caractéristique des familles ouvrières de Montréal. Entre ces pôles se trouve une grande
variété d'habitations dont certaines au milieu d'un amalgame de styles architecturaux et
de croisement de classes sociales.
Chacun des groupes ethniques des villes, les anglo-protestants, les catholiques irlandais
et les Canadiens, est présent dans toutes les couches de la hiérarchie sociale, mais dans
des proportions très différentes. Les Irlandais sont probablement les plus pauvres, surtout
ceux qui sont arrivés à l'époque des famines de la fin des années 1840 ; les plus prospères
sont, de loin, les anglo-protestants qui comptent de nombreux Écossais. Quoiqu'il y ait
des Canadiens riches, Joseph Masson, par exemple, qui amasse une fortune dans l'import-
export, et Augustin Quentin, qui devient le constructeur de navires à vapeur le plus impor-
tant de Montréal ( FIGURE 8.8 ), le profil professionnel des Canadiens est plus proche de
262 L e pay s re vêche
celui des Irlandais que de celui des anglo-protestants. Les Canadiens sont nombreux au
sein des professions (notaires, médecins) et parmi les boutiquiers et les artisans. Ils tendent
à dominer le commerce régional entre ville et campagne, mais pas celui de l'import-export.
Ils sont faiblement représentés parmi les propriétaires d'usines à Montréal. Comme les
Irlandais, une forte proportion d'entre eux viennent de la classe ouvrière, et leur présence
en ville est récente. L'élite anglo-protestante, qui compte aussi de nombreux arrivants, n'est
que rarement parvenue à se créer elle-même ; ses membres sont en général venus avec des
capitaux, des contacts et l'expérience du milieu des affaires.
Le Bas-Canada 263
b)
a)
Pendant la décennie 1850-1860, Cantin, un Canadien, possède l’un des plus importants
complexes industriels de l’Amérique du Nord britannique. Il comporte un moulin à scie (à droite),
un chantier naval et une usine de pièces mécaniques (à gauche). En 1857, Cantin a déjà
construit quatre-vingt-quatorze bateaux à vapeur.
264 L e pay s re vêche
Pour la plupart de ceux qui y résident, la vie dans la ville est pénible. Les quartiers les
plus pauvres sont très malsains, surtout en été. La typhoïde, le typhus et le choléra, des
maladies causées par la saleté, l'eau contaminée et la malnutrition, sont répandues. Au
milieu du siècle, plus du quart des bébés nés de parents canadiens à Montréal meurent
au cours de leur première année et un tiers au cours des cinq premières années. À cause
de la concurrence, sur le marché du travail, de deux vagues d'émigration venues des cam-
pagnes du Canada et de la Grande-Bretagne, les salaires sont bas et suffisent rarement à
subvenir aux besoins d'une famille. Les travaux de l'historienne Bettina Bradbury et de la
géographe Sherry Olson ont expliqué la façon de survivre de ces gens. L'épouse en est la
clé, non seulement pour cuisiner, coudre, réparer et nettoyer, mais aussi pour s'occuper des
quelques animaux que possède la famille, faire le plus possible avec les moyens disponibles
et, peut-être, faire quelques travaux de couture. Les enfants, garçons et filles, se mettent
au travail dès que possible et leurs modestes revenus sont vitaux pour la famille. Comme
dans les régions pionnières, la famille nucléaire a besoin de chacun de ses membres, ainsi
que du réseau d'entraide assuré par les proches et les voisins. Il n'y a pas d'aide de l'État,
ni, pour la majorité des familles, la sécurité que donne la possession de sa propre demeure.
En comparaison avec presque n'importe quelle autre ville d'Amérique du Nord, le marché
résidentiel de Québec et de Montréal est composé surtout de locataires. En 1861, 85 % de la
population ouvrière de Montréal est locataire. Le 1er mai, plusieurs déménagent ; ils restent
habituellement dans les environs, afin de pouvoir se rendre à pied à l’usine tout en demeu-
rant auprès du réseau d’entraide de la famille et des voisins. Dans les pires cas, certains
retournent temporairement à la campagne.
D’ailleurs, pour la plupart des citadins canadiens, la campagne n’est jamais bien loin.
Les grands-parents de 40 % des bébés baptisés à Montréal en 1859 habitent les fermes et
les villages des environs. Pendant tout le début du xix e siècle, biens et gens circulent de
plus en plus entre ville et campagne et les liens d’entraide s’entrecroisent d’innombrables
façons. Mais, pour d’autres habitants des villes, la campagne est pratiquement invisible.
L’imagination de ces anglophones, en effet, les amène ailleurs, comme aussi la plus grande
part de l’activité économique. Montréal et Québec doivent une bonne part de leur impor-
tance à ces relations avec l’extérieur. La hiérarchie urbaine du Bas-Canada au milieu du
xix e siècle le montre bien : d’une part, deux grandes villes et une autre, plus petite, le long
du fleuve, et, d’autre part, des centaines de villages, dont seuls les plus grands peuvent être
qualifiés de petites villes.
taux, de source majoritairement britannique, arrivent subitement après 1806 alors que le
blocus continental de Napoléon coupe l’approvisionnement en bois venu de la Baltique.
En réaction, le gouvernement britannique cherche à protéger les ressources forestières des
colonies dans le marché impérial. En 1809, il fixe la taxe sur le bois importé de l’étranger
à 27 shillings par chargement (50 pieds cubes), puis en 1810 à 35 shillings, et en 1821 à 55
shillings. À cette date, compte tenu des coûts de transport différents et d’une taxe de 10
shillings sur le bois des colonies, le tarif protecteur par chargement pour le bois des colo-
nies est de 30 shillings, ce qui est largement suffisant pour attirer les capitaux anglais vers
les forêts de conifères des colonies d’Amérique du Nord britannique. La main-d’œuvre et
les familles pionnières qui suivent dans le sillage de ces capitaux viennent de l’est du conti-
nent et d’outre-Atlantique en plusieurs vagues de migrations au début du xix e siècle. Ces
gens aux origines diverses, Canadiens, Irlandais, Écossais, Américains, quelques Anglais,
cherchent des moyens de survie, souvent impossibles à trouver chez eux. Dans l’ensemble,
les Canadiens et les Américains ont l’habitude du défrichement et de la coupe du bois. Les
autres l’apprendront vite. Toute cette activité, motivée par la recherche du profit chez les
investisseurs, celle de l’emploi chez les travailleurs et celle des terres chez les pionniers, se
superpose à un espace dont la population est clairsemée et où, pendant 200 ans, la traite
des fourrures a modelé les relations entre autochtones et colons blancs. Pendant cette
longue période, le mode de vie des autochtones a été profondément modifié et leur popu-
lation a probablement subi une forte décroissance, mais, à leurs yeux, cette terre est la leur.
Personne d’autre n’a encore tenté d’en faire usage.
Ce ne serait d’ailleurs pas chose facile, sauf peut-être dans la vallée de l’Outaouais et, plus
tardivement, celle du Saguenay ( CARTE 8.10 ). La rivière des Outaouais, depuis longtemps
une des principales artères de la traite des fourrures vers l’Ouest et un passage potentiel,
sur son cours inférieur, pour les colons et les radeaux de drave, commence à attirer les
défricheurs au début du xixe siècle. En 1800, un groupe du Massachusetts occupe des terres
près de la ville actuelle de Gatineau. Quelques années plus tard, un marchand écossais de
Montréal établit quelques immigrants des Highlands, de langue gaélique, dans des can-
tons proches de Montréal. Même s’ils sont venus pour établir des fermes, les colons venus
de Nouvelle-Angleterre font descendre un radeau de drave sur la rivière des Outaouais en
1806. Une année plus tard, Joseph Papineau, le seigneur de Petite-Nation, dans la vallée de
l’Outaouais, fait de même. Ces deux tentatives d’exploitation forestière ont eu lieu avant
la mise en place de tarifs protecteurs impériaux. Au milieu de la décennie 1820-1830,
alors que la drave est devenue chose courante sur la rivière des Outaouais, on compte à
peu près 2 000 colons dans la vallée, pour la plupart des Américains, des Écossais ou des
Canadiens. Dans l’ensemble, ils ne parlent pas la même langue et vivent séparément. À
la même époque, la vallée du Saguenay est une réserve commerciale de la Compagnie de
la Baie d’Hudson et est donc fermée à la colonisation qui s’y implante, illégalement, vers
266 L e pay s re vêche
Ces chutes à bois ouvrent subitement le cours supérieur de la rivière et ses aff luents
aux spéculateurs forestiers, à la drave et, dans une mesure moindre à cause de la nature
rocailleuse des sols, à la colonisation. Dans les Laurentides, au nord de Montréal, où les
vallées orientées vers le Bouclier ont des sols un peu plus riches et sont un peu plus acces-
sibles qu’en Mauricie, la colonisation avance plus loin vers le nord. Elle se compose d’Écos-
sais et d’Irlandais, mais surtout de Canadiens. Ils sont habituellement précédés par des
exploitants forestiers. La CARTE 8.10 schématise ces divers mouvements jusqu’aux marges
du Bouclier canadien.
les six mois suivants et en défricher 10 acres dans les quatre années à venir, conditions qui
sont rarement respectées. Ces lots sont souvent sur des terres déjà déboisées ou dont le
bois ayant valeur de marché a déjà été exploité. Partout, même au milieu du siècle, il y a de
nombreux colons qui squattent et plus encore qui s’adonnent à la coupe illégale du bois.
Les capitaux britanniques font leur apparition dans les forêts du Bas-Canada et du
Nouveau-Brunswick pratiquement en même temps et dans des conditions assez similaires
(chapitre 7). Dans chaque colonie, on recherche les mêmes essences de bois pour les mêmes
marchés et on exploite la forêt avec des techniques communes à l’ensemble du nord-est du
continent dans la première moitié du xixe siècle. On recherche d’abord le pin blanc et, dans
une moindre mesure, le pin rouge, puis, lorsque le pin commence à manquer, l’épinette et
le sapin. Au début, le produit principal est le bois équarri, puis le bois de charpente mais,
pendant tout le xixe siècle, le bois équarri, le bois de charpente en diverses dimensions et les
douves sont des produits courants d’exportation. L’abattage, l’équarrissage et le débardage
vers un cours d’eau se passent en hiver, pour profiter de la couverture neigeuse. La drave a
lieu au dégel et le bois équarri comme les billes, le tout empilé sur la rive d’un lac ou d’une
rivière, sont jetés dans la crue printanière. Les cours d’eau sont souvent considérablement
modifiés : les arbres et les buissons des rives sont coupés, les rochers faisant obstacle dans
les rivières sont dynamités, les berges aménagées et des chutes à bois sont construites pour
contourner rapides et chutes. Le gouvernement finance ces travaux seulement dans le cas
de structures importantes sur les principaux cours d’eau, comme c’est le cas du Saint-
Maurice en 1852.
Le travail lui-même est fourni par des hommes, des chevaux et des bœufs. La longue scie
à fendre, le godendard, n’est pas encore présente dans ces forêts. L’abattage, l’ébranchage et
l’équarrissage se font à la hache et à l’herminette. Le débardage requiert des chevaux ou des
bœufs. Les hommes travaillent par équipes dans les forêts et certains, le printemps venu,
suivent la drave. La main-d’œuvre coûte peu et semble être embauchée, la plupart du temps,
par des sous-traitants. Ces derniers prennent entente avec les concessionnaires pour la
coupe et la livraison de quantités déterminées de bois, puis l’embauche des travailleurs. Il
nous est impossible de connaître le nombre exact, et vraisemblablement imposant, d’hom-
mes nécessaires à ce travail. L’historien Chad Gaffield estime qu’au milieu de la décennie
1840-1850 quelque 8 000 hommes, la plupart jeunes et célibataires, trouvent un emploi
saisonnier dans l’économie forestière de la rive nord de la rivière des Outaouais. De là
jusqu’au Saguenay, la portion canadienne de cette main-d’œuvre vient des paroisses rura-
les juste au sud ; les Écossais de la vallée de l’Outaouais viennent des enclaves écossaises
sur place ; certains des Irlandais qui se retrouvent au sein de cette main-d’œuvre dans les
années 1830 et 1840, sont de nouveaux immigrés. En général, les hommes travaillent dans
les camps avec d’autres de même origine ethnique. À l’échelle de la vallée de l’Outaouais et
Le Bas-Canada 269
des Laurentides, la main-d’œuvre est mixte ; celle de la Mauricie et du Saguenay est presque
entièrement canadienne. Les patrons sont habituellement britanniques.
Ce travail confine les hommes à la forêt pendant la plus grande partie de l’hiver. Ils y tra-
vaillent en groupes de 10 à 30 et vivent dans un camp forestier, une cabane en bois rond au
plancher de terre battue. Au centre se trouvent un feu et un simple trou, dans le toit, pour
évacuer la fumée ; des banquettes basses sont construites le long des murs et couvertes de
branches d’épinette. Parfois attenantes au camp se trouvent un appentis pour la nourriture
et une étable pour les chevaux et les bœufs. Les camps de bûcherons sont essentiellement
les mêmes partout dans les forêts de pins du Nord-Est (voir FIGURE 7.2 ). Les hommes dor-
ment au camp après avoir travaillé de l’aube au coucher du soleil. Ils y prennent les repas du
matin et du soir, lesquels se composent de fèves, de porc salé, de pois, de pain et d’un peu
de mélasse. L’espace est restreint. Il n’y a guère d’occasions pour le lavage et le séchage des
vêtements trempés de sueur, ni pour se débarrasser des puces et des poux. Le camp est ainsi
un véritable incubateur de maladies contagieuses et le régime alimentaire limité favorise
les problèmes de malnutrition comme le scorbut. Mais les hommes acceptent ces condi-
tions et vont jusqu’à rivaliser pour obtenir ce travail. Ils sont habituellement payés au mois,
parfois en espèces, mais souvent en nature, à un taux variable selon leur habileté et leur
productivité individuelle, de 6 à 15 dollars par mois (soit de 2 ½ à 6 cents à l’heure) au cours
des années 1840 et 1850. Ils reçoivent ce maigre salaire pour un travail extrêmement dur,
six jours par semaine, durant lequel les hommes, tentant d’obtenir de meilleurs salaires ou
l’estime de leurs confrères, ou parfois simplement pour éviter le congédiement, cherchent
continuellement à rivaliser pour couper ou transporter le plus de bois possible. Dans ces
groupes d’hommes jeunes, habituellement célibataires, se développe une culture d’hommes
forts, de bravade et de courage ; cet aspect de la vie des bois et de la drave dominera long-
temps le folklore des bûcherons. Mais, comme l’ont démontré les historiens René Hardy et
Normand Séguin, la réalité est plus sombre. Une main-d’œuvre abondante, inorganisée,
qui n’a pas encore de moyens collectifs pour se défendre, doit affronter un marché capita-
liste qui, lui, n’a aucun besoin d’investir dans la survie sociale des travailleurs.
Par endroits, ces incursions saisonnières des capitaux et de la main-d'œuvre dans la forêt
côtoient le développement de fermes familiales pionnières. Dans la vallée de l’Outaouais,
ces premières familles sont d’origine américaine ou écossaise. Plus tard, au même endroit
et dans les Laurentides, d’autres viennent d’Irlande, et parfois d’Angleterre, mais sur tout
le front de peuplement du Bouclier canadien, au Bas-Canada, ces familles sont majori-
tairement canadiennes. La plupart suivent des mouvements de migration qui relient les
paroisses adjacentes des basses terres du Saint-Laurent aux nouvelles terres du Nord. Ces
migrations vers de nouveaux espaces, comme d'autres qui les ont précédées dans les basses
terres, se composent habituellement de groupes apparentés, comme une famille nucléaire,
une famille élargie ou, peut-être, plusieurs frères. Elles donnent naissance à des commu-
270 L e pay s re vêche
nautés où les liens familiaux sont à peine moins étendus que ceux des communautés d'où
elles viennent. Elles amènent aussi l'expérience de la vie pionnière et de l'agriculture des
basses terres, mais vers des sols médiocres à la limite climatique de l'agriculture, dans une
forêt récemment intégrée à l’empire du marché commercial.
Dans ces conditions, des fermes rudimentaires croissent lentement dans des espaces
défrichés, chacune étant le site de la vie et du labeur de la famille et capable de fournir des
moyens de survie précaires à cette dernière. Gérard Bouchard souligne leur aspect primitif
dans la région du Saguenay. Les outils sont surtout en bois et sont fabriqués sur place. Le
grain (récupéré des récoltes de l’année précédente) est semé à la volée, et les récoltes coupées
à la faucille. La rotation des cultures est minimale : le plus souvent, deux ans de céréales,
une de foin, une de pâturage, puis un labour de surface et le retour aux céréales. Les bêtes
sont laissées à pâturer dans la forêt le plus longtemps possible. Les rendements sont bas,
sauf dans les espaces récemment défrichés. Il n'y a pas d'argent pour de meilleures semen-
ces, un meilleur cheptel, un nouvel équipement. Ces fermiers visent avant tout l'autarcie
et non la vente de leurs produits. Bouchard compare cette agriculture à celles des basses
terres du Régime français, mais une comparaison plus exacte serait peut-être avec celle des
hautes terres du Cap-Breton où, pendant le peuplement du Saguenay, un autre peuple (des
immigrants des Highlands d'Écosse) se débat lui aussi à la limite continentale nordique
de l'agriculture.
Au Saguenay, et ailleurs sur la frange du Bouclier canadien au Bas-Canada, l'agriculture
pionnière fait face à une économie forestière et y réagit de diverses façons. Certains de ceux
qui acquièrent des lots en terre agricole n'ont aucune intention d'y bâtir une ferme : malgré
les règlements interdisant cette pratique, ils sont venus y prendre le bois à valeur commer-
ciale pour s'en aller ensuite. Tirant ses conclusions de l'étude d'une nouvelle paroisse dans
l'est du Saguenay, le géographe Marc St-Hilaire avance que, à l'arrivée des années 1860, la
moitié des lots ont été acquis pour la valeur du bois. De nombreux colons qui deviennent
fermiers tirent leur principal revenu de la forêt en vendant du bois de corde, de la potasse
(utilisée dans l'industrie textile), de l'écorce de pruche (pour le tannage) ou des billots à
une scierie des environs. Il y a aussi la possibilité pour le chef de famille, ou plus proba-
blement ses fils, de trouver du travail dans un camp de bûcherons et d'y passer l'hiver.
Toutes ces activités, en plus de l'incessant labeur du défrichement, occupent beaucoup de
temps qui pourrait être consacré à l'agriculture. Comme dans d'autres zones pionnières,
une bonne part de ce travail retombe sur les femmes et les enfants. Ici et là, les cultures se
développent assez pour que l'on puisse vendre un peu de foin aux camps forestiers, quoique
la plupart de ces exploitants ont leurs propres fermes. Dans l'ensemble, l'économie du
peuplement pionnier en marge du Bouclier canadien repose autant, sinon plus, sur la forêt
que sur l'agriculture. Ceux qui, comme dans les Maritimes, dénoncent l'effet néfaste de
l'exploitation forestière sur l'agriculture ne comprennent pas les réalités de la vie pionnière
Le Bas-Canada 271
dans des endroits où une économie à occupations multiples (pluriactivité) est souvent la
seule façon de survivre.
Pourtant, du point de vue de nombreux membres de l'élite canadienne, et surtout de
celui du clergé, la colonisation agricole du rebord du Bouclier canadien revêt l'apparence
d'un ancien mythe agraire qui associe santé et félicité à la vie campagnarde. Au début du
xix e siècle, une certaine forme d’agrarisme, étroitement liée à la conquête des grands espa-
ces, flotte dans l’air. Elle trouve ses racines dans la rhétorique américaine sur l’expansion
vers l’Ouest et dans la promotion que fait l’Angleterre de ses colonies pour encourager ses
immigrants à s’y installer, au lieu de partir vers les États-Unis. Serge Courville a démontré
que l’élite canadienne s’inspire de cet agrarisme spatial pour construire un programme de
conservation de la race canadienne, de sa langue et de sa religion, qui repose sur la coloni-
sation du Bouclier. Alors que toutes les terres agricoles des basses terres du Saint-Laurent
sont occupées, que l’immigration britannique se déverse dans les deux Canadas et que
les jeunes Canadiens émigrent vers les villes manufacturières de la Nouvelle-Angleterre,
le Nord, un territoire vaguement défini, qui dans certains esprits s’étend jusqu’aux
Rocheuses, est l’endroit logique pour l’expansion des Canadiens. Son climat est moins
rude qu’on le croit, ses sols généralement fertiles, ses montagnes aussi favorables à la
production que les plaines car, comme le déclare le plus célèbre des prêtres promoteurs de
la colonisation, le curé François-Xavier-Antoine Labelle, dans un élan de théologie natu-
relle « le globe est presque tout entier couvert de montagnes ». Voilà l’espace, créé par Dieu,
dévolu au peuple canadien. Ce point de vue du clergé, associé aux intérêts de la bourgeoisie
canadienne dans le maintien des marchés canadiens, mène à la création de nombreuses
sociétés de colonisation et à un travail acharné afin de recruter et d’installer des colons,
surtout dans les Laurentides où les terres potentielles semblent plus menacées par la colo-
nisation protestante. Les colons, toutefois, ont une vue plus réaliste de ces terres. Même au
Saguenay, pourtant la vallée la plus favorable du rebord du Bouclier canadien, les sociétés
de colonisation, comme le décrit Gérard Bouchard, n’attirent que quelques douzaines de
colons, dont la plupart repartent très vite. Tout compte fait, Bouclier canadien et culture
agraire ne sont guère compatibles. La plupart des colons qui tentent d’y construire une
ferme, ou leurs descendants, finissent par abandonner.
Pendant ces années, la forêt subit maints assauts et changements. Les pins blancs acces-
sibles, dont les plus grands atteignent une cinquantaine de mètres et un mètre et demi à
la souche, sont abattus. Les taillis de pins blancs matures disparaissent et sont remplacés
par des enchevêtrements d’arbres brisés et de la partie importante de chaque arbre (les
branches, le haut du tronc et des monceaux de débris d’équarrissage) que l’exploitation
forestière laisse derrière elle. Tout cet amas est un combustible propice aux incendies. Les
taillis denses qui poussent après les coupes ou les incendies favorisent les espèces qui crois-
sent à l’ombre et la composition de la forêt se modifie. Il y a plus de peuplier, de tremble,
272 L e pay s re vêche
Derrière le charme qui émane de cette scène se cache la sombre réalité de la survie
d’une famille sur des terres peu propices à l’agriculture.
de bouleau blanc et de sapin, moins de pin et, à la longue, d’épinette. Des espaces défrichés
et habités, qui ont presque tous l’aspect frustre, jonché de souches, des zones pionnières,
apparaissent ici et là dans cette forêt en cours de transformation. Habituellement, certains
détails de l’allure ou de la construction de la maison de bois, ou encore la disposition
des bâtiments de ferme, révèlent l’origine ethnique des bâtisseurs. Le paysage pionnier
canadien commun aux basses terres est transporté sur le Bouclier et se reproduit assez
fidèlement sur des lots de cantons, plus larges et plus courts. Là où le terrain est accidenté,
les fermes sont espacées et leur emplacement est déterminé bien plus par des zones de terres
arables que par la régularité de la division du canton. La ferme de l’habitant, un tableau très
connu du peintre f lamand Cornelius Krieghoff, montre une telle demeure. Krieghoff a
teinté la scène d’une lumière romantique, mais les réalités dépeintes sont claires : une petite
maison, une grande famille, la forêt entourant un petit espace défriché, la scène d’un rude
combat contre un terroir revêche et implacable ( FIGURE 8.9).
Au début du peuplement moderne de la vallée de l’Outaouais, les chefs autochtones décla-
rent aux Américains que la terre leur appartient. Les colons, disent-ils, font fuir le gibier
et menacent la façon de vivre de leur peuple. D’autres chefs disent vraisemblablement la
même chose, mais une petite population clairsemée de chasseurs-cueilleurs n’a aucune
chance d’empêcher l’avancée des capitaux et des colons sur son territoire. Dans l’ensem-
ble, la présence autochtone est ignorée et pratiquement invisible. On veut leur terre, on la
prend donc. On la suppose inhabitée, ou habitée de façon si éparse par des nomades que
Le Bas-Canada 273
leur utilisation de cette terre est sans conséquence : lieux communs habituels, partout sur
le globe, pour rendre légitime la colonisation. Mais ces chefs ont probablement raison.
Les nouveaux venus font fuir le gibier et les peuples, dont la vie et les modes de vie ont été
éprouvés pendant plus de deux siècles par de nouvelles maladies et les changements appor-
tés à l’écologie par la traite des fourrures (chapitre 10), doivent subir de nouvelles épreuves.
Ils n’ont habituellement pas d’autre choix que de s’en aller, en empiétant sur les territoires,
et en aggravant ainsi les problèmes d’autres peuples autochtones.
de colons (200 pour la famille, le reste pour lui). Ce système produit des listes de colons
fictifs, de nombreuses disputes et seulement six concessions de cantons entre 1792 et 1800.
Le gouvernement commence alors à concéder de larges parcelles de terres à des hommes
d’importance (la plupart sont des marchands ou des représentants du gouvernement)
dont on espère qu’ils pourront développer les terres. Quelque 400 000 acres (167 000 hec-
tares) sont ainsi privatisées entre 1800 et 1810. En 1826, la décision de vendre à l’encan des
réserves appartenant à la Couronne et au clergé favorise aussi les propriétaires de vastes
domaines. Puis, en 1833, le secrétaire d’État aux colonies, à Londres, signe une entente avec
la British American Land Company, fondée par des marchands anglais, pour la vente de
800 000 acres (320 000 hectares) dans les cantons de l’Est à 1/6 de la valeur du marché. La
compagnie doit, de son côté, construire routes et ponts, établir des écoles protestantes et
attirer des immigrants britanniques. Les efforts de la compagnie durent quelques années
mais, dans l’ensemble, entre 1792 et 1840, une grande partie des terres des cantons de
l’Est tombent, par divers moyens, entre les mains de spéculateurs qui préfèrent attendre la
montée des prix plutôt que de développer les propriétés. Il s’ensuit un ralentissement de la
colonisation, la prolifération des squatters et le départ de nombreux colons dégoûtés des
problèmes inhérents à l’acquisition des titres et des terres.
Jusqu’à la guerre de 1812, presque tous les immigrants qui viennent dans les cantons de
l’Est font partie d’une vague de migration issue de la partie sud de la Nouvelle-Angleterre,
densément peuplée, au cours des années 1760 et 1770. Cette vague monte vers le nord et
traverse le New Hampshire et le Vermont pour atteindre l’Amérique du Nord britannique
et y pénétrer. La guerre interrompt cette migration et, à la suite de récoltes désastreuses,
elle ne reprend vraiment qu’au milieu de la décennie 1820-1830. À ce moment, souligne
l’historien Jean-Pierre Kesteman, elle se compose d’immigrants quelque peu différents,
car elle comprend plus d’artisans de métier, de professionnels et d’entrepreneurs disposant
de capitaux et de relations. En même temps, la population de colons américains arrivée
précédemment dans les cantons de l’Est s’accroît naturellement, à tel point que les parents,
comme leurs vis-à-vis des seigneuries, trouvent de plus en plus difficilement de la place
pour leur progéniture. L’expansion pionnière qui les a conduits dans les cantons de l’Est
n’a pas cessé et bon nombre vont plus loin : ils s’aventurent « plus profondément dans la
brousse », selon l’expression de l’un d’entre eux, ou atteignent le Haut-Canada, l’Ohio,
l’Illinois ou le Wisconsin. Dès 1815, il y a aussi un peu d’immigration des îles Britanniques,
surtout de l’Écosse et de l’Irlande. Des Canadiens arrivent aussi, parfois pour y acquérir
des terres, mais le plus souvent pour travailler à salaire. En 1844, 23 % des 63 000 personnes
habitant les cantons de l’Est sont des francophones. Les cantons constituent une mosaïque
de communautés et la région est isolée des basses terres du Saint-Laurent par des marais et
des étendues forestières. Les zones de peuplement de la région sont morcelées par la topo-
graphie et la spéculation foncière.
Le Bas-Canada 275
La vie pionnière dans les cantons de l’Est, comme partout ailleurs dans les forêts de l’est
du continent, est faite de minuscules espaces défrichés, du strict minimum de bâtiments
frustres, d’un labeur familial incessant et d’une économie de subsistance mixte, à laquelle
s’ajoutent la vente de potasse et du travail en dehors de la ferme, le cas échéant. Avec le
passage des années, la vie pionnière fait place à une économie agricole basée sur l’élevage et
la main-d’œuvre fournie par la famille avec, peut-être, l’embauche de quelques travailleurs
pour les foins et les récoltes. Dans la plupart des fermes, la terre défrichée est consacrée
pour un tiers aux céréales, un tiers au foin et un tiers aux pâturages. Les surplus destinés
au marché sont habituellement du bétail ou des moutons sur pied, des barils de bœuf ou
de porc salé, de la laine, du beurre et du fromage, exportés vers les marchés américains ou
ceux, plus difficiles d’accès, de Québec et de Montréal. Il y a aussi quelques grands établis-
sements spécialisés, de nature différente. Leurs propriétaires sont habituellement des spé-
culateurs terriens d’envergure ou des gentlemen farmers qui embauchent leur main-d’œuvre
(on dénombre une centaine de travailleurs, en été, dans le plus vaste de ces établissements),
importent des bêtes de qualité pour la reproduction et pratiquent une forme complexe de
culture de céréales et de foin. Ces équivalents approximatifs, au sein des cantons, de la
ferme de William Evans, près de Montréal, sont cependant nettement plus isolés et tendent
à dissiper leurs acquis.
L’activité artisanale et manufacturière est probablement plus intense ici que dans les
terres seigneuriales. Presque chaque communauté dispose de moulins à grain et à scie et
les distilleries sont presque aussi répandues. Bientôt apparaissent aussi des tanneries, des
brûleries à potasse, des moulins à carder et à fouler et, quoique plus rares, des brasseries,
des papetières et des fonderies. La plupart de ces entreprises sont petites : un homme qui
travaille avec un de ses fils, voire avec un ou deux employés. Mais il y a bientôt des innova-
tions et des changements quant à l’envergure de ces entreprises. On regroupe, par exemple,
plusieurs activités, comme une meunerie, ou une scierie, et un moulin à carder autour
d’un grand moulin à eau. Habituellement, un meunier loue une partie de ce bâtiment de
l’entrepreneur qui l’a construit. Ailleurs, on concentre toutes les étapes nécessaires à la
production d’étoffe sous un même toit, tout en mécanisant le plus grand nombre possible
de ces opérations. Deux manufactures de laine sont ouvertes ainsi dans les cantons au
milieu des années 1820. Si le cardage et le filage sont mécanisés, le tissage ne l’est pas. La
technique utilisée est une adaptation américaine d’inventions britanniques, la machinerie
est produite au New Hampshire et est installé à Sherbrooke par le manufacturier lui-
même, Stephen Underwood, tandis que les capitaux, comme l’entrepreneuriat, viennent du
Massachusetts et du Vermont ( FIGURE 8.10 ).
Le tissu social des cantons de l’Est, comme da