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L'évolution philosophique d'Avicenne

Author(s): A.-M. Goichon


Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 138 (1948), pp. 318-329
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/41085065
Accessed: 28-12-2018 19:36 UTC

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L'évolution philosophique d'Avicenne

On sait que le dernier ouvrage d'Avicenne était intitulé La Phi-


losophie orientale, al-Hikma al-mashriqîya, et devait rompre avec
l'enseignement qu'il avait donné jusqu'alors. Inutile de revenir
sur les discussions élevées autour de la vocalisation du mot arabe :
bien établie par Nallino *, elle est maintenant universellement ad-
mise. Il n'est plus question de « philosophie illuminative », ainsi
que le titre avait d'abord été traduit, a Orientale » donc était la
philosophie exposée. Mais il nous est seulement parvenu le pro-
logue de ce livre et une partie de la logique», sous le nom de Logique
des Orientaux, Mantiq al-mashriqîyîn.
Habituellement, on considère comme très proches de cet ou-
vrage perdu les Ishârât, dont nous venons d'achever la traduction
française, et qui comprennent des remarques sur la logique, sur
les sciences naturelles et la psychologie, et enfin sur la mystique.
On a même pensé que ces derniers chapitres sont en réalité des
fragments de la fameuse Philosophie orientale et qu'ils témoignent
d'une orientation beaucoup plus religieuse de leur auteur à la fin
de sa vie.
Deux problèmes se trouvent ainsi à portée de nos investigations,
sans pouvoir toutefois être atteints dans leur ampleur. Celui de la
logique, qui n'a pas encore été étudié sous cet angle, puisque le
travail de M. Ibrahim Madkour, seul à la considérer, porte sur la
logique aristotélicienne d'Ibn Sînâ2. Celui de la mystique, dont
l'étude elle-même a été faite de manière profonde et définitive par
M. Louis Gardet3, sans satisfaire cependant à tout notre légitime
désir de comprendre l'évolution d'Avicenne.

1. Cf. C. A. Nallino, Filesofia « orientale » od « illuminatila » d'Avicenna?


in Rivista degli studi orientali, 1925, vol. X, p. 433-467.
2. 1. Madkour, Lurganon d Anstote dans le monde arabe, ses traductions,
son étude et ses applications. Analyse puisée principalement à un commentaire
inédit d'Ibn Sina. Paris, 1934.
3. Quelques aspects de la pensée avicennienne dans ses rapports avec Vortho-

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II serait plus conforme à la coutume, comme au plan de tous


les ouvrages d'Avicenne, de commencer par l'examen de la logique.
Cependant, l'absence d'études sur elle et l'abondance relative de
celles qui ont abordé la « mystique » avicennienne ont laissé poser
seulement à propos de celle-ci la question d'une évolution. Repre-
nant les données connues, il est donc plus facile de déterminer la
considération fondamentale qui a manqué pour l'expliquer. Du
même point de vue, ensuite, la logique s'éclairera.

Que reste-t-il donc à dire après M. Gardet?


Il a parfaitement fixé la nature de cette mystique, « épanouis-
sement d'une ligne conceptuelle qui croit toucher une certaine
union mystique, y aspiré en un sens « comme l'inférieur au supé-
rieur », mais reste enfermée en son propre mode de connaître1 ».
Non seulement cette mystique est un couronnement de son sys-
tème philosophique, mais encore elle est une exigence de sa pen-
sée. Telle elle apparaît avec une particulière netteté sous trois
perspectives.
Elle achève le système du monde. L'univers est produit par une
effusion divine nécessaire, qui est à la fois don de l'être et rayon-
nement de l'intelligence. De l'Être premier parfaitement un, In-
telligence pure, qui doit à sa bonté de la manifester pleinement,
émane le Premier Causé où apparaît la dualité due à son origine
créée et à la connaissance qu'il en a. De lui sort le multiple, l'In-
telligence immédiatement inférieure, l'âme et le corps de la sphère
céleste la plus éloignée de la terre, et ainsi de suite jusqu'à l'Intel-
lect actif, la dernière des Intelligences pures, de laquelle vient
notre monde terrestre et tout ce qu'il contient d'êtres avec et sans
raison. Ainsi le Bien descend jusqu'au plus infime.
Or, chaque être tend naturellement vers son bien, et, par là,
vers le Bien. A l'effusion de la bonté naturelle de l'Être premier
répond une remontée de l'amour naturel des êtres pour leur Prin-
cipe, chacun selon sa nature. Parmi ceux d'ici-bas, l'homme se

doxie musulmane, in Revue thomiste, 1939, pp. 537-575 et 6Ö3-742, la mystique


étant l'objet de cette seconde partie. Sur l'identification des textes mystiques
des Ishârât avec les fragments de la Philosophie orientale, cf. p. 740.
1. Op. cit., p. 731.

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320 REVUE PHILOSOPHIQUE

distingue par son intelligence. C'est com


tourne vers l'Être premier, et c'est par
teint. L'amour naturel conduit à un acte d
tifie « au désir intellectuel de voir la Cause des choses2 ». Une
mystique intellectualiste est l'aboutissement de la théorie de la
création.
Elle est aussi l'aboutissement de la théorie avicennienne de la
connaissance. L'homme n'abstrait pas les intelligibles des données
sensibles. Son esprit les reçoit de ce même Intellect actif qui donne
aux êtres matériels leurs formes substantielles ; et la perfection
propre de l'âme raisonnable consiste à les posséder. Son rôle, pour
obtenir cette perfection, est donc de ne pas faire obstacle au don
d'en-haut par des attaches excessives au sensible ; c'est en ce sens
qu'il faut entendre sa purification. Souplesse, docilité, qui feront
d'elle une intelligence en acte lors du don qui lui est accordé. Plus
la vie de l'homme ressemble à celle des Intelligences qui ne sont
pas plongées dans la matière, plus sa saisie des connaissances sera
profonde et fréquente. Il connaît par connaturale intellectuelle
et non pas affective 8. Sa mystique reste donc dans sa ligne natu-
relle, et M. Gardet remarque à juste titre qu'il n'a point à se diri-
ger à contre-pente de son mouvement naturel, comme il est de
règle chez les mystiques, et même comme il arrive à Plotin4.
Ce trajet se dessine en traits particulièrement accusés à propos
d'une donnée que nul musulman ne peut récuser : celle de la pro-
phétie. Avicenne l'explique comme un phénomène rare, mais na-
turel, permis par un tempérament supérieur capable de mieux
capter le don intellectuel, selon le mode de connaissance naturel
à l'esprit humain. Indispensable au bon fonctionnement du monde
tel que celui-ci découle de son Créateur, il est par là nécessaire et
doit donc trouver place naturellement dans cet ensemble.
Les caractères, l'objet, les déficiences et la grandeur de cette
« mystique » sont remarquablement exposés par M. Gardet, qui
recoupe en bien des points ce que nous avons nous -même étudié
sous l'aspect métaphysique6.

1. Gardet, op. cit., p. 726.


2. Ibid., p. 729.
3. Ibid., p. 728.
4. Ibid., pp. 729-730.
5. Cf. Distinction de l essence et de l existence d après Ibn Stna.

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A.-M. GOICHON. - L'ÉVOLUTION PHILOSOPHIQUE D'AVICENNE 321

II la situe encore discrètement par rapport à la vie morale d'Avi-


cenne1. Selon ce que nous en rapportent ses biographes, celle-ci
ne permet pas d'accréditer une mystique surnaturelle, dont le
premier fruit est la rectification morale. Pour Avicenne, la puri-
fication est seulement celle que requiert un bon emploi de la
raison.

Ainsi, toute la « mystique » se situe dans la ligne naturelle de la


pensée d'Avicénne, déterminée par son œuvre et par sa vie. Est -il
vraisemblable que, pour l'exposer plus pleinement, il ait besoin
d'annoncer une rupture?
N'est-ce pas autre chose qu'il veut traiter? Ou une autre ma-
nière d'aborder les mêmes choses? A coup sûr, le problème est à
reprendre.
Toute l'analyse de M. Gardet est faite d'après les ouvrages ac-
tuellement à notre portée, et nous ne pouvons en consulter aucun
autre pour le moment. Cependant, la liste des ouvrages cités dans
les différentes bibliographies d'Avicénne suggère diverses ré-
flexions.
Regroupées toutes ensemble, ces enumerations partielles ne
totalisent pas moins de 335 titres2, et l'on dit au Caire qu'il en
existe peut-être d'autres.
Nous nous trouvons devant une œuvre très complexe. Elle est
d'un scientifique encore plus que d'un philosophe. Aussi, les études
qui omettent dans leur mise au point ce rapport de la partie phi-
losophique à un ensemble beaucoup plus large ne la situent pas
dans la véritable vue d'Avicénne. Jamais on ne l'étudié dans son
unité d'homme. Ou bien le médecin ou bien le philosophe. M. Gar-
det et nous-mêïne en avons fait autant. Mais il est plus difficile de
s'en contenter devant sa mystique que devant sa métaphysique.
On le rapproche de Plot in quant à cette mystique. Mais Plot in
ne présentait pas pareille complexité.
Et pour quelles raisons l'en rapproche-t-on? Pour le contenu
des Ishdrât, et là à juste titre, comme on va le voir. Mais aussi au

1. Gardet, op. cit., p. 732.


2. Cette bibliographie sera jointe à la traduction des Ishârât; elle est plus
complète que celle donnée dans notre Introduction à Avicenne, cat elle joint
les indications de Brockelmann à celles des auteurs arabes.
Les pages retenues ici constituent le début d'une assez longue préface qui,
sous le même titre que cet article, accompagne la traduction française des
Ishârât.

TOME CXXXVIII.

2 1*

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322 REVUE PHILOSOPHIQUE

nom du prologue du Mantiq. « La Philos


vait lors de sa mort annonçait un glissem
tradition plotinienne. Ou plutôt et selon l
Philosophie orientale, tel aurait été le fon
il s'en était caché en ses autres ouvrages p
jouissait Aristote, et s'était appliqué à ne
sonnelles, que ce qui était apte à satisfa
phant ». Mais dans la Hikma al-Mashriq
système. Et celui-ci semble bien être com
platonicien et musulman, orienté vers u
lectualiste. Sans préjudice, au reste, de
aristotéliciennes1. »
Tel est bien, en effet, ce que nous avons toujours lu et entendu
dire. Mais le travail demandé par la présente traduction des Ishâ-
rat a provoqué une étude beaucoup plus serrée des textes et main-
tenant nous croyons tout autre l'évolution d'Avicenne. Avant de
voir en détail les raisons de la déterminer, il n'est pas inutile de
réfléchir un instant sur ce prologue, et d'abord, tout simplement,
sur le titre choisi pour l'ouvrage : Philosophie orientale... Logique
des Orientaux...
Quel est l'Orient pour Avicenne? Il passa toute sa jeunesse à
Boukhâra, en Asie centrale ; Samarcande est immédiatement à
l'est. Aussitôt après, la Chine ; au sud-est, l'Afghanistan et, plus
loin, l'Inde. Avicenne est un Persan de la partie la plus orientale
de la Perse. Sa vie politique se déroula en de petites villes des bords
sud-est de la Caspienne, et, plus à l'ouest, à Jspahân et Hamadân,
où il mourut. Pour lui Bagdad était tout à fait à l'ouest et il ne s'y
rendit pas, que nous sachions. Les pays où il vécut forment l'extré-
mité orientale du monde musulman.
Plotin lui parvint sous le nom d'Aristote, à travers la Théolo-
gie, attribuée par erreur à celui-ci, alors qu'elle est constituée par
des fragments des Ennéades2. Même s'il en sh connu d'autres ex-

1. Gardet, op. cit., p. 539.


2. Au sujet de cet ouvrage, nous ne pouvons mieux faire que de rappeler
les indications données par M. Gardet, op. cit., p. 732, note 1 : « Rappelons
que la Théologie d'Aristote est composée d'extraits des Ennéades, auxquels est
joint un fragment de Porphyre. Les extraits sont des passages des Ennéades IV-
VI, découpés et dispersés à travers l'ouvrage, non sans omissions et retouches
(cf. Paul Kraus, Un fragment prétendu de la recension d'Eustochius des œuvres
de Plotin, ap. Revue de V Histoire des Religions, mar3-juin 1936, p. 211). Cette

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A.-M. GOICHON. - L'ÉVOLUTION PHILOSOPHIQUE D'AVICENNE 323

traits, pris à part ou donnés comme citations dans des ouvrages


arabes *, il les a certainement identifiés avec la philosophie grecque
qu'il connaissait bien. Quelle invraisemblance d'appeler « orien-
tale » une philosophie néoplatonicienne, alors que la pensée grecque
se situe pour lui à l'extrême occident de son monde culturel ! Il
parle d'ailleurs des Grecs, dans sa dernière Logique, en les appe-
lant les Occidentaux 2. Si vraiment le Livre du jugement impartial
était de lui, sa destruction est une grande perte, puisque l'auteur
y faisait la part des Orientaux et des Occidentaux8.
Comme rien n'autorise à penser qu'il s'occupa de la Chine, et
que l'Inde a laissé peu de traces, dans son œuvre, reste à entendre
cette Philosophie orientale comme celle qui convient particulière-
ment à la partie orientale de la civilisation connue de lui.
Or, la culture grecque était surtout philosophique, aux yeux des
Arabes, qui n'en connurent pratiquement pas la littérature, mais
reçurent d'elle, cependant, les bases des mathématiques et de la
médecine. La culture des foyers arabes de civilisation, hormis le
fruit d'une inspiration grecque, était littéraire. Quel est, au con-
traire, le caractère de la partie située à l'est de Bagdad, c'est-à-dire
caractère de la Perse?

La Perse avait une avanee scientifique considérable. En philo-


sophie, elle était tributaire de la Grèce, ainsi qu'en d'autres con-
naissances et en main-d'œuvre, dans certaines villes peuplées de
déportés politiques et de colons, captifs pris lors du sac d'Antioche
au ine siècle et exilés nestoriens chassés au ve siècle par les By-
zantins.

Après la prise d'Antioche, le roi sassanide Shâpûr Ier fonda la

compilation, faussement attribuée à Aristote, semble bien être l'œuvre « d'un


auteur syriaque appartenant au milieu jacobite-néoplatonicien du vie siècle »
(Id., citant les travaux de M. Baumstark). Cet ensemble aurait été traduit
du syriaque en arabe avec plus ou moins de ligueur par 'Abd al-Masih ibn
Nâ'ima de Homs, traduction retouchée ensuite par al-Kindî. L'origine de la
compilation et sa première traduction arabe expliquent certaines paraphrases à
résonance chrétienne ajoutées au texte de Plotin. » Cf. Ueberweg, Grun-
driss, t. II, p. 302-303.
1. Il ne faut pas oublier que 1 état actuel de la connaissance des traductions
ne permet pas d'assigner aux lectures plotiniennes d'Avicenne les limites de la
Théologie d' Aristote; c'est pourquoi nous avons préféré signaler simplement
les rapprochements avec Plotin, sans renvoyer à ces selectae.
z. Mantiq, 78.
3. Uf. ici, Bibliographie, n° 68.

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324 REVUE PHILOSOPHIQUE

ville qui porte son nom, Jûndi-Shâpûr, d


sur les bords de la mer Rouge, et province
bouchure de l'Euphrate. C'est dans cette
à mort. Beaucoup de Grecs s'y installèren
entre autres un grand médecin chrétien
roi Shâpûr, au IVe siècle. La philosophie,
mais ce fut surtout un grand centre d'
développa, lorsque se réfugièrent les nestor
Ce foyer de culture scientifique était grec d
persan, mais il avait cinq siècles d'existence
dad. Peu éprouvé par l'invasion arabe, il
calife Mansûr voulut être soigné par le p
grand hôpital de Jûndi-Shâpûr. Au temp
de dynastie médicale conservait la supr
famille depuis deux siècles et demi. Tout
Hira, c'est à cette école qu'appartenait H
traduisit en arabe les œuvres médicales g
Une tradition scientifique de plus de sept
cenne quelque droit de considérer -ce pat
Le reste du monde arabe ne pouvait rien of
Sans doute, Boukhâra est à l'autre extré
pendant, le premier effort d'Avicenne ad
médecine.

Avec la philosophie grecque, dont surtout la logique, la géomé-


trie d?Euclide et l'arithmétique lui furent enseignées au sortir de
l'enfance. Puis son maître Nàtili dut le quitter pour aller à Kur-
kânj et il continua seul les sciences naturelles et la « science di-
vine», métaphysique et théodicée. Alors, dit-il, « les portes des
sciences s'ouvrirent devant moi. Je désirai ensuite la médecine et
me mis à lire lès livres composés à ce sujet ». La médecine lui
parut facile, il fit des progrès tels que les meilleurs médecins
vinrent travailler sous sa direction. Il donna lui-même des soins,

1. Toutes ces données sont empruntées à E. G. Browne, La médecine arabe,


trad. H.-P.-J. Renaud, 1933, pp. 22-29. Sur le transfert de la science ancienne
d'Alexandrie à Antioche, Harrân et Bagdad, cf. M. Meyerhof, Von Alexan-
drien nach Bagdad; ein Beitrag zur Geschichte des philosophischen und medizi-
nischen Unterrichts bei den Arabern, in Sitzungsber. Preuss. Akad. Wiss.,
phil.-hist. KL, 1930, t. XXÍII, pp. 389-429 ; ap. C. F. Mayer, Arabism, Egypt
and Max Meyerhof, in Bull, of the history of medicine, 1946, t. XIX, p. 422.

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A.-M. GOICHON. - L'ÉVOLUTION PHILOSOPHIQUE D'ÁVICENNE 325

s'intéressant surtout aux traitements inspirés par l'expérience,


mais pas encore prescrits, dont il discutait ferme. « J'avais alors
seize ans », dit -il. Peu après, il se passionna pour la philosophie,
la logique, le syllogisme, travaillant jour et nuit et allant prier à
la mosquée pour obtenir de comprendre ce qui lui échappait en-
core. Là se place son étude acharnée de la métaphysique d'Aris-
tote. Deux ans s'étaient à peine écoulés depuis ses premières ex-
périences médicales et déjà l'émir le faisait appeler lors d'une
grave maladie. Le médecin de dix-huit ans fut heureux. Resté à
la cour, il usa avec ardeur de la bibliothèque du prince. Dès lors,
la vie très chargée de savant, de philosophe, d'homme politique
ne devait plus cesser pour lui *.
Relisant avec ces indications le prologue de la Philosophie orien-
tale, on le voit sous une toute autre lumière.
Le but qu'Avicenne se propose en ce livre est, dit-il, une étude
tout objective des questions qui divisent les chercheurs, sans se
soucier de l'écart qui pourra se manifester avec les compositions
de certains élèves des Grecs, négligées et peu réfléchies.
Auparavant, il avait composé des livres « pour les vulgaires phi-
losophants passionnés de péripatétisme », mais, s'il reconnaissait
leur chef pour le sien, c'était en accordant toute son attention à
ce que les mauvais élèves négligent. La division aristotélicienne
des sciences, notamment, était meilleure que la leur ; leur maître
saisissait mieux la vérité dans les choses, particulièrement dans
la détermination des principes et l'interprétation des doctrines qui
l'avaient précédé. C'était plus, ajoutait-il, que n'en pouvait faire
un homme, dans la confusion où se trouvaient aloïs toutes choses.
Restait à débrouiller ce qui était encore confus, à tirer les con-
séquences de ses principes. Mais, venant après lui, nul ne peut se
vider l'esprit du legs reçu de lui. Comprendre ce qu'il a décou-
vert, combler quelques lacunes, par additions ou corrections, toute
une vie de labeur ne peut espérer davantage.
Avicenne dit ensuite que la compréhension de ces œuvres lui
fut facilitée par ses études précédentes.

1. Cf. son autobiographie, complétée par Juzjânî, texte arabe dans la notice
sur IbnSina que contient l'ouvrage cL'Ibn Al-Qif*i, Kitâb akhbâr al-'idâmâ'...,
éd. Lippert, Leipzig, 1903, pp. 413-426 -, éd. du Caire, 1908, p. 268-278; trad.'
allemande par P. Kraus, in Klinische Wochenschrift, 1932, p. 1880-1884,
d'après la recension d'Ibn Abî Usaybi'a.

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326 REVUE PHILOSOPHIQUE

« Et il s'en fallut de peu que des sciences n


passer par les Grecs. Le temps où nous n
celui de la première et ardente jeunesse.
Dieu, nous trouvâmes ce qui nous avait m
jeunesse, en réfléchissant assez longueme
mis. Ensuite nous avons confronté tout cel
formément à la science que les Grecs app
n'est pas loin de porter un autre nom ch
correspondait nous retint, ainsi que ce qui
et nous cherchâmes à chaque chose une r
qui était 'établi, et de mauvais adoi ce qu
« Mais ceux qui s'occupaient "de science
grande patience envers les péripatéticiens g
partir en dissidence * et de contredire to
une longue période, Avicenne se voua à la
de partielles rectifications, qu'il vient de
opportune pour les philosophes postérieu
sista pas autrement.
Enfin, il se décida à « rendre la divergence
n'étant plus possible parce que les ignora
de la clarté du jour que des points précis
caution. Ce qu'il se propose de dire ne ferai
dans la bonne voie les penseurs qui s'y se
Le prologue insiste sur lé* soin et la réfle
longue enquête fut menée. Sans cela, dit
les premiers à faire des objections et à reco
et nous dirions « peut-être », « il se peut »..
ceux qui ont vu sa vie se dérouler entre le
le second ». Il se déclare particulièrement c
qu'il a considérées maintes et maintes fo
prises. Sur ces fins, il ne s'explique pas ici
d'entendre par là des propositions très syn
éclairantes, car il les rapproche du hads,
qui fait trouver le moyen terme et permet
Ce livre, ajoute-t-il en terminant, est des

1. Littéralement : « de fendre le bâton » ; expre


dissident ou d'un hérétique qui brise la commun
n'est appelé tel que s'il èst entier. Cf. Lane, Arab
col. 1.

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A.-M. GOICHON. - L'ÉVOLUTION PHILOSOPHIQUE D'AVICEÑNE 327

la même position que lui. Pour le vulgaire, parmi les philosophes


s'entend, le Shifâ9 contient tout ce qu'il faut et au delà.
Tel est le fameux prologue de la Philosophie orientale. De Plo-
tin, aucune trace. De blâme pour Aristote, point ; le jugement sur
les compléments à apporter à son œuvre est plein de justice et de
sérénité. Nul désir d'induire le vulgaire en erreur ni de cacher sa
propre pensée. C'est par une certaine défiance de lui-même, avec
un préjugé favorable pour des philosophes de valeur^ qu'il prit au
début la route commune. Des Musulmans tels que Kindî et Fâ-
râbî la lui ouvraient ; ils n'avaient pas un mince prestige aux yeux
du jeune homme de génie qui n'avait cependant que vingt et un
ans lors de la composition de son premier grand ouvrage.
Une tradition plotinienne dissimulée toute sa vie ne présente
aucun sens, puisqu'il croyait être d'Aristote ce qui était en réalité
de Plotin. Il n'y a aucun manque de probité dans sa longue pa-
tience, au contraire. S'en glisse-t-il quelqu'un dans ce renvoi du
vulgaire philosophe au SAi/a'? Pas nécessairement.
La biographie éclaire le prologue. Ce qu'il a travaillé avec en-
thousiasme, mais sans maturité suffisante pour en tirer tout le
fruit sur le plan philosophique, c'est la médecine où il était un
maître à seize ans. Sa joie, c'étaient les recherches et lei expé-
riences. Spontanément, il était un esprit scientifique. Mais, d'une
rare ampleur, il fut capable de travailler avec plus d'acharnement
encore ce qui lui parut difficile, cette Métaphysique d'Aristote,
tellement relue qu'il la savait par cœur et ne la comprenait tou-
jours pas, jusqu'au jour béni où le commentaire de Fârâbî la lui
ouvrit. Pendant ce temps, la médecine dort en lui, bien qu'il
l'exerce avec assez de bonheur pour que l'émir confie sa santé à
l'expérience de ses dix-huit ans. Mais il la trouve facile et son
effort porte ailleurs. Il lit énormément. Il assimile Aristote - et
Plotin - les concilie dans une pensée qui reste très personnelle,
car il n'est pas si passif qu'il ne « corrige » ses maîtres. Une vie
bousculée, des détracteurs acharnés, des affaires politiques ur-
gentes, car il était ministre auprès des divers princes qu'il servit...
Cependant, il n'oublie pas les sciences. Il dirige un observatoire
à Ispahan, compose plusieurs ouvrages sur des instruments desti-
nés à l'astronomie1. Médecin toujours, et extrêmement heureux

1. L'un de ces ouvrages a été publié par Wiedemann et Juynboll, in

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328 REVUE PHILOSOPHIQUE

dans ses cures, car ses intuitions et ses rais


justesse remarquable, il a le sentiment d
la nature.

M. Gardet sourit en remarquant qu'on le considérait comme


« un médecin à miracles, voire un magicien 1 ». C'était à plus juste
titre que son œuvre philosophique ne le laisse supposer, car, si
nous revenons à sa bibliographie, nous le trouvons l'auteur de
quatre ouvrages de magie 2, et le titre de l'un d'eux suggère qu'elle
entrait dans son système du monde, comme les autres faits, c'est-à-
dire comme partie de l'effusion divine qui se déroule en la créa-
tion. Du moins, sa conception de l'émanation nécessaire en tous
ses modes nous incline à interpréter en ce sens l'énumération faite
par Brockelmann des sujets étudiés dans l'ouvrage intitulé Al-fayd
al-9ilâhî, le Flux divin : manifestations, dons de grâce, prodiges,
rêves ; magie et talismans. Car le mot de fayd est celui qu'il em-
ploie toujours pour désigner l'émanation des êtres inférieurs au
Premier.
Comme les Ishârât nous l'apprennent, la magie est pour lui une
question toute scientifique. Il s'agit de mettre en œuvre les moyens
qui soumettent à l'homme les forces de la nature et l'on imagine
qu'un 'el enjeu ne pouvait laisser froid ce passionné chercheur.
Sans parler de la politique, médecine, astronomie et magie se
poursuivaient à côté de là philosophie. En d'autres termes, le rai-
sonnement scientifique à base de recherche et d'expérience tenait
autant de place dans son esprit que la déduction aristotélicienne.
Mais il savait parfaitement que l'immense majorité des philo-

Acta Orientalia, V, 81-167, sous le titre Schrift über ein von ihm Beobachtungs-
instrument. Il est mentionné dans le rapport de M. Faddegon, L'état actuel
des études concernant les sciences exactes en Orient et durant le Moyen Age, in
Archeion, 1932, t. XIV, pp. 372-391, qui le juge « un travail très soigné ». Il
s'agit d'un « instrument pour la détermination des hauteurs ». « L'instrument
était pourvu d'une disposition qui permettait de lire des fractions des unités
de la division, résultat auquel on arrive généralement par le vernier » (p. 378).
1. Gardet, op. cit. y p. 538.
2. Sauf un, le Trésor des amoureux, ils ne sont pas cités par les auteurs
arabes, mais figurent dans Brockelmann, Al-fayd al-ilâhi, le flux divin; As-
Sihr wat-tilasmât... la Magie noire, les talismans, la magie blanche et les mer-
veilles ; An-Niranjiyat, Les (opérations) de magie blqnche, et enfin une poésie
sur « ce qui naît des choses et des états » que nous classons dans l'occultisme
en suivant Brockelmann, mais sans pouvoir vérifier. Un Résumé de la Science
de V interprétation des songes s'apparente à l'occultisme, mais n'annonce pas
de magie.

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A.-M. GOICHON. - L'ÉVOLUTION PHILOSOPHIQUE D'ÀVICENNE 329

sophes n'étendait pas ainsi ses préoccupations. Et lui-même n'ar-


rivait pas à constituer un autre système philosophique, tout en
amendant les cadres trop étroits hérités des Grecs. Alors, à quoi
bon écrire pour le grand public un livre qui ne pouvait pas encore
être au point? Pour les disciples et les amis qui avaient partagé
toute sa pensée et connaissaient, par conséquent, la valeur de
l'esprit scientifique, il écrira la Philosophie orientale. A quoi bon
troubler les autres et se lancer dans des discussions impossibles
pour eux à comprendre? Qu'ils lisent le Shifâ' qui est pure philo-
sophie ; cela leur sera utile et leur suffira, puisqu'ils n'ont pas
l'habitude des études scientifiques... soit dit avec quelque mépris.
Telle est l'explication simple que suggère l'examen plus serré
des textes et des faits. Certains passages des Ishârât nous ont inci-
tée à reprendre ainsi cette question insuffisamment élucidée ' Ce-
pendant, avant de les examiner en détail, il est bon de remar-
quer sur quoi devait porter l'ensemble des rectifications avicen-
niennes.
A. -M. Goichon.

1. Cf. Distinction, XII-XIII, en notes, et La philosophie d'Avicenne, p. 16-18.


Nous nous sommes toujours refusée à considérer ce prologue comme un aban-
don de la philosophie d'Aristote.

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