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Bulletin de correspondance

hellénique

Sur la nature du pneuma delphique


Ernest Will

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Will Ernest. Sur la nature du pneuma delphique. In: Bulletin de correspondance hellénique. Volume 66-67, 1942. pp. 161-175;

doi : https://doi.org/10.3406/bch.1942.2643

https://www.persee.fr/doc/bch_0007-4217_1942_num_66_1_2643

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lé)

SUR LA NATURE

DU PNEUMA DËLPHIQUE

à Delphes,
II s'est formé
la divination
sur les phénomènes
de la Pythie
quiune
provoquaient
espèce d'opinion
ou accompagnaient,
courante, qui

présente d'ailleurs aussi les caractères de ce genre d'opinion : la ténacité


et l'imprécision. L'adyton du temple (ainsi conçoit-on ordinairement les
choses), ou plus exactement le trépied de la Pythie, s'élevait à l'endroit
précis où d'une crevasse, d'une fente dans le roc montaient des exhalaisons,
celles-là mêmes qui provoquaient le délire de la Pythie. Sur la nature
cependant de ces exhalaisons on est en général assez discret : vapeurs,
fumées, émanations gazeuses, on n'obtient pas de réponse précise sur ce
point. . , • ·
Ce qui rend, en apparence, le problème presque insoluble, c'est l'état
actuel de la fouille. Non seulement l'adyton, en tant que construction,
aménagement architectural de l'intérieur du naos, a à peu près disparu
(il ne reste qu'un trou béant à sa place), mais on chercherait vainement
le χάσμα γης, et en tout cas il n'y a pas trace d'exhalaisons ou d'émanations,
de quelque espèce qu'elles soient (1).
Pour prendre position dans cette question délicate, on pouvait ou
admettre les indications matérielles (l'absence d'exhalaisons), auquel cas
il fallait chercher une solution au délire prophétique, ou alors s'incliner
devant la tradition, quitte à expliquer la disparition des émanations.
Il est assez curieux de remarquer que, dans le premier cas, on n'est jamais
allé jusqu'au bout : d'une manière ou d'une autre, sous l'ascendant des

(J.) Cette question de l'aménagement de l'adyton a retenu plus longuement l'attention des
archéologues : cf. Courby, Fouilles de Delphes, II, Terrasse du temple, p. 66 sqq. ; fi. Vallois,
BCH, 1931, pp. 319-323 ; Leicester Β. Holland, A JA, 1933. p. 201 sqq. ; R. Flacelière, Ann.
Ec. Hautes Et. Gond, II, 1938, p. 70 sqq.
162 Ε. WILL

textes, on tient aux exhalaisons, en leur trouvant au besoin d'autres


causes ; ainsi l'on préfère même supposer une mise en scène plus ou moins
machiavélique de prêtres peu scrupuleux, mais conscients de leur intérêt,
et la légende des fumées devenait ainsi plus tenace que jamais (1). En fait,
c'est le second point de vue qui semble avoir prévalu. On fait confiance à
la tradition antique ; on est d'avis qu'il y a eu sûrement quelque chose (2),
et, pour expliquer la disparition des émanations, on parle de changements
géologiques, le plus volontiers de tremblements de terre : la solution n'est
d'ailleurs pas nouvelle (3).
Mais, s'il y avait sûrement eu quelque chose, il en resterait trace d'une
manière ou d'une autre, du moins pour un œil averti. Aussi bien M. Flace-
lière a-t-il raison d'en appeler à la décision d'un géologue, ce qui
supprimerait de bien oiseuses discussions (4). A vrai dire, le seul géographe qui
se soit prononcé sur la question, Philippson, n'est point favorable à la
thèse des exhalaisons gazeuses. L'auteur de l'article « Delphoi » dans la
Beal-Encyclopàdie de Pauly-Wissowa cherche des garants moins sûrs : il y
aurait, dans les environs de Delphes, des trous dans la terre (Erdlôcher),
d'où s'élèveraient des émanations de gaz carbonique. En fait, ces
« begeisternde Dâmpfe » eussent plutôt été asphyxiants (5).

Cependant on peut, en attendant l'avis des techniciens, reprendre


l'examen de la tradition antique ; les résultats ne manqueront peut-être
ni d'intérêt ni d'utilité.
La tradition antique est, somme toute, assez peu explicite sur cette
question des exhalaisons delphiques, comme d'ailleurs, en général, sur

(1) Telle semble avoir été l'opinion de Courby, qui a recherché le χάσμα, sans croire aux
exhalaisons (Fouilles de Delphes, II, p. 65) : « Plutarqùe, qui en parle à deux reprises, ne laisse
guère de doute sur la nature réelle du pneuma ». Oppé, JHS, 1904, p. 214 sqq., nie l'existence du
χάσμα et par conséquent les exhalaisons, mais s'égare dans une théorie fantaisiste. Holland,
AJA, 1933, p. 214, nie les exhalaisons géologiques, mais les remplace par des fumigations. Enfin
la « mise en scène» reparaît chez J. Bousquet, BCH, 1940-41, p. 228.
(2) Bourguet, Ruines de Delphes, p. 22 et n. 1.
(3) Plutarqùe, De defectu, 434 c.
(4) R. Flacelière, Ann. Ec. Hautes Et. Gand, II, p. 105, n. 4.
(5) Sur l'opinion de Philippson, cf. RE IV, 2518, s. v. Delphoi, et Oppé, JHS, 1904, p. 234
et n. 41 (« im ganzen Priesterbetrug »). RE, Suppl. V, s. v. Delphoi, n° 120, renvoie à un
ouvrage de A.-E. Condoléon ; Bourguet déjà avait démontré qu'il s'agissait là d'une légende
moderne {Ruines de Delphes, p. 22, n. 1). Du reste, RE, Suppl. V, s. v. Delphoi, n° 120 et 215,
aboutissent à des résultats plutôt incohérents.
SUR LA NATURE DU PNEUMA DELPHIQUE 163

tout le problème du fonctionnement de l'oracle. Et elle est, de plus, peu


sûre.. En effet, d'abord elle est en majeure partie indirecte. Les auteurs
qui parlent du souffle inspirateur tiennent pour la plupart leurs
renseignements de seconde main. Pour, certains, l'oracle n'est sans doute plus,
qu'une curiosité. Ils sont tous récents, et le texte le plus ancien est le
De divinatione de Cicéron. Mais heureusement il y a aussi Plutarque.
Une bonne image de ce que nous appelions l'opinion courante est fournie
par le texte de Strabon (IX, 3, 5, p. 419), qui mérite d'être cité tout au
long : ·
.

■■,-.,.*·,'·
Φασί δ7 είναι το μαντεΐον άντρον κοίλον κατά βάθους ου μάλα εύρύστομον, άνα-
φέρεσθαι δ' εξ αυτού πνεύμα ενθουσιαστικόν, ύπερκεΐσθαι δέ του στομίου τρίποδα
ύψηλόν, εφ' δν τήν Πυθίαν άναβαίνουσαν δεχομένην το πνεύμα άποθεσπίζειν έμμετρα
και άμετρα. ' " ' '

'

« On dit que le manteion est un antre, une excavation profonde avec une
ouverture étroite ; c'est de lui que s'élève le souffle inspirateur ; sur
l'ouverture est placé un trépied élevé, sur lequel monte la Pythie pour recevoir
le souffle et prononcer les oracles en vers ou en prose.»

Le texte est net : il est évident que l'auteur envisage le souffle comme
une réalité matérielle, ou du moins c'est ainsi qu'il interprète ses sources,
car il ne reproduit avec prudence qu'un «on dit ». Cependant le texte en
tout état de cause est insuffisant : c'est précisément sur la nature du
pneuma que nous aimerions être renseignés.
A côté de Strabon on peut placer les indications du pseudo-Longin
(Traité du sublime, XIII, 2), identiques, si ce n'est dans les termes (à la
place de πνεύμα ενθουσιαστικόν on a άτμόν Ινθεον).
Tels quels ces textes se sont transmis jusqu'aux Pères chrétiens qui
continuent à interpréter le pneuma comme une réalité matérielle, en ne
négligeant pas l'occasion d'une explication obscène au détriment de
l'oracle (1).
Le groupe des auteurs latins est plus nombreux, et peut-être plus
révélateur sur certains points. D'abord faisons une place à Cicéron qui, dans
son De divinatione, dès avant Plutarque, pose le problème de la cessation
des oracles. L'auteur emploie deux termes qui peuvent être considérés
comme synonymes (II, 57) : anhelilus terrae et afflatus ex terra. Le pneuma
pour lui est une donnée naturelle, une propriété du sol : il dit encore vis

(1) Oppé, JHS, 1904. p. 218, n. 8.


164 Ε. WILL

,
ilia lerrae (I, 19) et vis loci; ce qui ne devait d'ailleurs nullement gêner les
stoïciens auxquels il se réfère dans cette question. , .· .
Avec Lucain la question devient plus délicate. Le passage fameux de

.
la Pharscde (ch. V), dans lequel le poète raconte la consultation de l'oracle
par le consul Appius pendant la guerre civile, n'offre qu'une garantie
d'authenticité limitée. Il est manifestement inspiré d'un développement
similaire de. Virgile {Enéide, VI, 9-76), et les faits décrits ave^c complaisance,
délire échevelé de la Pythie, trépieds renversés, etc., pour être conformes
au goût, ou au manque de goût, du neveu de Sénèque, ne peuvent guère
correspondre à des réalités delphiques. Cependant relevons les termes.
D'abord, par deux reprises, nous rencontrons spiritus (V, 79 et 163),
traduction manifeste du grec πνεύμα que nous fournit Strabon. Mais surtout
on lit (V, 82) : ventos loquaces exhalare solum, où nous trouvons pour la
première fois un équivalent de « souffle », venius, soit vent, ou, si l'on veut,
souffle d'air.
Fait remarquable, la même indication se retrouve chez Justin (XXIV,
6) : profundum foramen lerrae... ex quo frigidus spirilus, vi quadam, velul
venlo, in sublime expulsus1 mentes vatum in vecordiam vertil. Faut-il voir,
de plus, dans l'expression spiritus frigidus le souci de Justin, ou de sa
source, de se renseigner sur la nature du pneuma, et peut-être une réponse
déjà à ceux qui pouvaient croire à des exhalaisons volcaniques, d'ordinaire
,

plutôt chaudes? Mais ce renseignement paraît infirmé par ce que nous


dit Jamblique (De mysleriis, III, 11, p. 126) d'un souffle « subtil et
ardent » (1).
Et c'est tout, et c'est maigre. Il resterait les silences. Voici d'abord
Pausanias,' défaillance grave en apparence ; mais il y a d'autres silence»
d.u périégète sur Delphes, et de non moins curieux. Il se contente de faire
allusion à l'historiette des chèvres qui découvrirent l'oracle et ajoute :
a'
ένθεοι έγένοντο ύπό του ά*μοΰ (Χ, 5, 7). Ce qu'il y d'amusant, c'est
que Diodore de Sicile (XVI, 26)* quand il nous expose en détail la même
légende, ne prononce pas le mot de πνεύμα, alors qu'il est manifestement
convaincu de l'existence du χάσμα. Un peu étrange, malgré tout, quand on
trahit un goût si marqué pour des détails pittoresques ou extraordinaires.
Mais, sur ce point, la discrétion de Lucain est certes plus frappante.
On s'imagine difficilement que le poète ait renoncé à l'utilisation de fumées
ou de vapeurs, s'il en avait connaissance. On pourrait ainsi presque con-

(1 ) Ce texte ne nous est connu que par ce qu'en dit Oppé, ibid., p. 218.
SUR LA NATURE DU . PNEUMA DELPHIQUE 165

clure.de ce premier examen que le pneuma, si sa réalité matérielle paraît


en fait acceptée par tous les auteurs, ne présentait certainement pas de
caractères sensibles bien définis, rien sans doute qui frappât la vue, ou
l'odorat, o^u l'ouïe, à la rigueur un souffle d'air (ventus). Mais que vaut ce
terme de ventus? N'est-il pas à craindre qu'il ne soit pas autre chose qu'une
traduction de πνεύμα ou de spiritus : « souffle », traduction que ne tolérait
que trop l'ambiguïté fâcheuse du mot, à la fois « souffle » et « souffle
inspirateur »?
,

Le problème reste donc entier. Le pneuma correspond-il bien à une réalité


matérielle ? Sinon, comment expliquer la tradition antique, somme toute
si assurée et si uniforme ? ,

Heureusement il y a Plutarque. Voici le texte capital du De defeclu


oraculorum (ch. 50, p. 437 c) :
Οίομαι μέν ούν μήτε την άναθυμίασιν ωσαύτως έχειν άεΐ δια παντός, ανέσεις τέ
τινας ΐσχειν καΐ πάλιν σφοδρότητας. ΎΩι δε τεκμηρίω χρώμαι, μάρτυρας έχω καΐ
ξενούς πολλούς καΐ τους θεραπεύοντας τό Ιερόν απαντάς. €Ο γαρ οίκος εν φ τους
χρωμένους τφ θεφ καθίζουσιν, οδτε πολλάκις, ούτε τεταγμένως, άλλ' ώς έτυχε δια
χρόνων εύωδίας άναπίμπλαται και πνεύματος ο£ας αν τα ήδιστα καΐ πολυτελέστατα
τών μύρων άποφόρας ώσπερ εκ πηγής του αδύτου προβάλλοντος * έξανθεΐν γαρ εικός
υπό θερμότητος ή τίνος άλλης έγγιγνομένης δυνάμεως.
«Je pense donc que l'exhalaison ne se manifeste pas toujours à tout
moment de la même manière, mais qu'elle comporte des alternatives de
puissance et de faiblesse. La preuve dont je dispose, c'est le témoignage
d'un grand nombre d'étrangers et de l'ensemble des serviteurs du
sanctuaire. En effet la salle dans laquelle on fait asseoir les consultants se
remplit non point souvent, ni même régulièrement, mais au hasard, de
temps à autre, d'un souffle embaumé dégagé par l'adyton, qui en est la
source, et pareil aux plus exquis des parfuma ; il est, en effet, vraisemblable
que le développement de cette odeur est l'effet de la chaleur, ou de quelque
autre vertu qui se manifeste en cet endroit. »
Voilà donc un texte formel dû à la plume d'un auteur à la fois sérieux
et bien informé. Deux indications surtout semblent convaincantes : les
variations des exhalaisons, et le doux parfum qui accompagne leurs
manifestations. Mais ce texte ne devra pas échapper à la critique du témoignage,
ou tout simplement à une analyse minutieuse.
166 Ε. WILL
/
A vrai dire, le passage cité fait partie d'une grande démonstration;
il représente une sorte de contre-épreuve venant à l'appui de la conclusion.
Il n'est donc pas inutile de le replacer dans l'ensemble du raisonnement
pour en saisir la portée exacte : il importe, là comme ailleurs, de lire ce
qui précède, et aussi ce qui suit.

,
Le sens général du dialogue est chose connue : d'où vient que les oracles
se taisent à l'époque de Plutarque et surtout en Grèce ? A qui incombe la
responsabilité de ce silence, aux dieux, aux hommes, aux choses ? D'où
l'on aboutit tout naturellement à un exposé général sur la divination et
ses causes.
L'âme humaine, nous explique Plutarque (ch. 39), possède naturellement
la faculté de prévoir l'avenir ; malheureusement elle ne peut en faire un
plein usage en raison de son union avec le corps. Cependant il existe
certaines dispositions du corps qui facilitent la divination (états dits
«extases»).
D'ailleurs le corps est secondé par l'action de la terre qui exerce sur
lui de multiples influences, ou néfastes (maladies), ou heureuses : parmi ces
dernières, la plus' divine est le souffle prophétique (το δέ μαντικόν ρεΰμα
καΐ πνεύμα), influence qui s'exerce directement à travers l'air ou en
compagnie de l'eau (δι* άέρο,ς et μεθ* ύγροΰ νάματος) (ch. 40).
L'auteur essaie de se représenter comment cette action est possible ;
et ses préférences vont à une action d'échaufïement et de dilatation
(θερμότητι και διαχύσει), action qui ouvre la voie aux images de l'avenir
et assez analogue aux fumées du vin (ώς οίνος άναθυμιαθείς) qui font dire
des choses cachées ou dissimulées (432 e). Et avec cette comparaison entre
dans le texte désormais à la place de πνεύμα le terme de άνάθυμίασις,
« exhalaison ». '

C'est sans doute grâce à cette échaufïement et à la sécheresse consécutive


que le souffle devient plus léger et plus pur et que son action sur l'âme se
trouve facilitée (ch. 41). En tout cas les exhalaisons prophétiques ne
s'exercent qu'en certains endroits bien déterminés ; à Delphes le fait est
prouvé par l'histoire de la découverte de l'oracle, l'histoire des chèvres
de Diodore de Sicile.
A ce moment le raisonnement se trouve interrompu pour faire place à
un développement dont l'utilité n'est pas évidente, ni la suite des idées
bien nette (433 d). Voici à peu près le déroulement de la pensée : le souffle
est nécessaire à l'âme dans la vision des choses futures, comme le soleil
aux yeux dans la vision des choses immédiates. Il y a là phénomènes
« SUR LA NATURE DU PNEUMA DELPHIQUE 167

I
parallèles. Aussi a-t-on voulu identifier Apollon et le Soleil, mais en fait
le Soleil favorise le pouvoir de la vue, et Apollon celui de la divination.
En tout cas, on a eu raison de dédier l'oracle à la fois à la Terre et à Apollon ;
car c'est le Soleil qui donne à la Terre la disposition et la composition
(κρασιν καΐ διάθεσιν) lui permettant de dégager des exhalaisons
prophétiques (ch. 43). „
Cependant (et là le raisonnement général est repris), si la Terre ne change
pas, ses propriétés peuvent être soumises à des variations : tantôt elles
disparaissent, tantôt elles reparaissent (telles les sources, les mines, etc.).
D'où aussi possibilité, de ' variations pour les . αναθυμιάσεις qui peuvent
changer de place ou disparaître complètement (μεθίστασθαι et τυφλουσθαι τά
παραπάν) sous l'action de phénomènes naturels tels que la pluie, la foudre,
et surtout les tremblements de terre. Et ainsi s'expliquera le mutisme des
oracles. Il reste à l'auteur à répondre aux objections, et c'est dans cette
réponse seulement que prend place Je passage qui sert de base à notre
discussion.
Cette longue argumentation présente des caractères dont il importe de
se rendre bien compte. Et d'abord, remarquons l'effort en vue d'une
explication scientifique des oracles. Cependant, cet effort ne va pas bien
loin et se réduit, en fait, à une explication toute verbale. Le point de départ
de Plutarque est une théorie sur le rôle de la terre dans les oracles. Il se
trouve qu'effectivement, dans la majorité des sanctuaires mantiques de la
Grèce, la tradition voulait que le premier oracle du moins ait été celui de Γαία
ou de Γη, la Terre (1). Or, il suffisait de remplacer la divinité Terre par
l'élément naturel et d'écrire « terre », et l'on avait les bases d'une
explication scientifique. Cependant, à Delphes, le propriétaire incontesté de
l'oracle était, aux yeux de tout le monde, Apollon. Et ainsi s'explique
l'insertion imprévue et incohérente, que nous avons signalée, sur le rôle
du soleil dans l'oracle, et aussi la discussion sur les rapports d'Apollon et
du Soleil. Ce développement peut sans doute être considéré comme l'œuvre
même de Plutarque, alors que le reste de la démonstration est chez lui
un emprunt dont il ne se cache d'ailleurs pas entièrement.
Or, un raisonnement de ce* genre n'est pas sans soulever de légitimes
inquiétudes. Car, d'abord, n'avons-nous pas affaire de la sorte à une
théorie générale applicable à n'importe quel oracle, et à tous les oracles,

(1) Pour Delphes, cf. Pausanias, X, 5, 5 ; en général, Bouché-Leclerq, Hisl. de la divination,


II, p. 251 sq. et III, p. 42. .
, Ε. WILL
168 ι ,-'

,
.

·
et non pas spécifiquement à celui de Delphes ? Mais, en ce cas, il faudrait
qu'ailleurs aussi il fût question avec plus ou moins d'insistance, plus ou
moins de précision, d'exhalaisons, de vapeurs, de fumées ; que les mêmes
problèmes se posassent ailleurs qu'à Delphes ; or ce n'est pas le cas.
De plus la démarche même de la pensée de Plutarque devient suspecte.
On lui demanderait une explication des faits delphiques, une formule qui
répondît aux conditions particulières du sanctuaire pythique, qui en fût
l'expression et le résultat ; mais Plutarque suit le chemin inverse : il part
d'une théorie générale, prouvée, ou peut-être simplement illustrée par les,
ou des, faits delphiques,. En un mot, au lieu de nous montrer les exhalaisons,
il commence par les démontrer, et alors seulement il les constatera.
Que vaudront alors ces faits ? On se défend mal de l'impression qu'ils
sont un peu là pour les besoins de la cause. Il est donc urgent de procéder
à leur vérification. Un tel contrôle n'est pas impossible, à condition de ne
pas. se borner au passage cité et de confronter toutes les indications que
contient le De defectu.

Quand Plutarque, par la bouche de Lamprias, a fini son très long exposé
sur les oracles, des objections sont soulevées par les autres personnages
du dialogue. Ainsi Ammonios est révolté' par le matérialisme, ou, si l'on
veut, le «naturalisme» de son ami. Il ne saurait admettre cette façon
d'enlever l'oracle aux dieux, aux démons mêmes, pour le réduire εις
πνεύματα και ατμούς και άναθυμιάσβις (ch. 46, ρ. 435). Et alors il met
le doigt sur une difficulté grave. A quoi bon, dit-il (435 d), l'épreuve
de la chèvre qui précède les consultations, cette chèvre qu'on asperge
d'eau et qui doit trembler violemment pour indiquer que le dieu est
favorable à la consultation, si tout tient à une qualité de l'air ?
Quel rapport, en effet, entre cette épreuve de la chèvre et les exhalaisons
de l'adyton ? En principe, si c'étaient les exhalaisons qui provoquaient les
transes de la Pythie, c'est leur apparition qu'il fallait guetter pour fixer
les consultations, puisque Plutarque nous spécifie qu'elles étaient
intermittentes et même peu fréquentes. Or, les frissons de la chèvre étaient
manifestement l'effet de l'eau, et d'ailleurs l'opération ne se passait pas à proximité
des exhalaisons supposées. A la rigueur on pourrait songer à la nécessité
d'une concomitance entre les frissons et les exhalaisons ; mais rien n'indique
qu'on ait pris de telles précautions. L'épreuve de la chèvre, opération
magique et dépourvue de toute réalité scientifique, importait seule.
SUR *LA NATURE DU PNEUMA DELPHIQUE 169

D'autres indices encore nous montrent qu'on ne s'est jamais préoccupé


ni de l'apparition ni de l'absence des exhalaisons pour procéder aux
consultations. Il existait, au contraire, à cet usage des jours déterminés par le
calendrier religieux de Delphes : des jours fixes, et de plus des jours fastes
et des jours néfastes (1). Dans les deux cas historiques de refus de la part
de la Pythie de prophétiser, en face des exigences d'Alexandre et de

'
Philomèle, le prétexte invoqué est toujours le jour néfaste, et non point
l'absence d'exhalaisons (2). *
La même constatation ressort aussi de la pieuse historiette que Plutarque
raconte à la fin de son dialogue (eh. 51) : l'aventure tragique d'une Pythie
contrainte de prophétiser malgré son refus et à qui cette violence coûte
la vie. On voit, en effet, dans ce récit que le refus de la Pythie est motivé
par l'absence de réaction de la chèvre. On nous dit aussi que la prophétesse,
une fois montée sur le trépied, se mit à divaguer, άλαλου καΐ κακού
πνεύματος ούσα πλήρης. Le pneuma avait-il donc changé de nature ? et qu'est
devenue Γεύωδία ?
Une telle indifférence pour les exhalaisons, ou mieux dit pour le pneuma,
serait proprement inconcevable, si son existence s'était imposée aux
constatations de tout le monde et de n'importe qui. Ce ne peut être que parce
qu'on ne possédait pas de moyen matériel pour constater l'apparition du
pneuma qu'on se contentait des pratiques ordinaires pour être fixé sur la
bonne ou la mauvaise grâce du dieu. ·■ *
'

Notre confiance dans l'existence du pneuma se trouve peut-être de la


sorte fortement ébranlée. Il reste cependant le ton apparemment assuré
et affirmatif de Plûtarque et la formule : πνεύματος καΐ εύωδίας άναπίμπλαται.
Mais examinons la suite de ce passage.
Rappelons l'argumentation. L'oracle de Delphes se manifeste de moins
en moins souvent, car le pneuma, lui aussi, se manifeste de moins en moins
souvent. Il est, en tout cas, soumis à des variations constatées par
différentes catégories de gens ; et alors Plutarquè continue t
El δε τούτο μή δοκεϊ πιθανόν, αλλά γε τήν Πυθίαν αυτήν εν πάθεσι καΐ διαφοραΐς
άλλοτ'
άλλαις εκείνο το μέρος της ψυχής ϊσχειν, φ πλησιάζει τδ πνεύμα, και μή μίαν
άεί κρασιν ώσπερ άρμονίαν άμετάβολον εν παντί καιρφ διαφυλάττειν, ομολογήσετε.
« Si ce fait ne paraît pas croyable, on reconnaîtra du moins que la Pythie
de son côté subit des influences et des variations diverses dans cette partie

(1) Cf. sur cette question, R. Flacelière, Ann. Ec. Hautes Et. Gand, II, p. 71 sq.
(2) Plut., Vil. Alex. 14, 6, et Diod. Sic. XVI, 27. Sur toute cette question on pourra se reporter
aussi à Oppé, JHS, 1904, p. 220 sq.
170 Ε. WILL

;
de son âme à laquelle s'unit le pneuma, et qu'elle ne conserve pas toujours
en toute circonstance un seul et même état d'âme comme un ordre
immuable. »
Quel est donc ce fait qui peut paraître, ou ne pas paraître, croyable ?
Que représente τούτο dans le contexte ? '.;■'..·.
De tonte évidence, le raisonnement introduit par ει δέ τοΰτο doit
correspondre à celui qui commençait avec οίομαι μεν. Rien de plus naturel,
en effet, que la démarche de la pensée en ce cas. Le problème toujours
présent à la pensée de l'auteur est le suivant : comment expliquer les
défaillances de l'oracle ? Deux explications possibles ; d'une part, les
variations du pneuma (οίομαι μεν) avec une série de preuves à l'appui :
φ δε τεκμηρίφ ... ό γαρ οίκος ... έξανθειν γάρ ; d'autre part, les variations
dans les états d'âme de la Pythie (εΓ δέ τούτο). En d'autres termes, le
τούτο est, d'une façon ou d'une autre, équivalent de « les manifestations
du pneuma».
On pourra dès lors entendre ce passage de la manière suivante : « si ces
manifestations du pneuma ne paraissent pas un fait croyable». Ce qui
entraîne des conséquences bien graves. Les variations du souffle n'étaient
donc pas un fait avéré ? Elles pouvaient être contestées, et sans doute elles
l'étaient, du temps même de Plutarque ? Il y a, en effet, la question. des
témoins ; car, là aussi, les hésitations de l'auteur du De defeclu sont
étonnantes. Sont témoins : les serviteurs du sanctuaire dans leur totalité (τους
θεραπεύοντας το ιερόν απαντάς) et un grand nombre d'étrangers (ξενούς
πολλούς). Opposition révélatrice : pourquoi pas « tous les étrangers »,
entendant tous les consultants ? (1) Faut-il en arriver à cette alternative,
ou que chaque fois qu'on consultait, on ne sentait pas le souffle embaumé,
ou que, parmi les consultants, certains prétendaient ne rien sentir ?
Une autre explication reste possible : « si cette explication ne paraît
pas convaincante ». En ce cas, le texte impliquerait que le souffle embaumé,
suffisamment constaté et attesté aux yeux des personnages du dialogue,
n'était pas interprété par tout le monde comme la manifestation de la
divinité ; et; surtout que Plutarque lui-même n'attache à ce souffle qu'une
importance limitée et secondaire. Ce qui semblerait résulter aussi de la

(1) On pourrait voir dans ξενούς πολλούς un effet de style : beaucoup d'étrangers, entendons
étrangers au service du temple (en. effet, to.us les étrangers qui venaient à Delphes ne
consultaient pas), par opposition à tous les serviteurs. Reconnaissons ςύίΤτούς χρωμένους απαντάς eût
été plus clair, et notons la hâte de Plutarque de terminer par la belle formule τους . . . άπαντος :
ce sont là pour lui les grands témoins ; sans doute le sont-ils moins aux yeux des modernes.
SUR LA NATURE DU PNEUMA DELPHIQUE 171

place de ce fameux passage qui n'est qu'un argument «en marge » de la


grande démonstration '.
Quelle que soit l'interprétation que l'on préfère, on aboutit à des
conclusions qui rejoignent celles suggérées par l'examen de l'épreuve de la chèvre
et des modalités de consultation. Car, ou bien, à la rigueur, il existait
des exhalaisons, en particulier un souffle embaumé, mais c'était là un fait
rare, dont on ne tenait pas réellement compte dans l'organisation des
consultations, et dont Plutarque semble faire bon marché : en ce cas, il ne
saurait s'agir du pneuma qui inspirait la Pythie ; ou alors, et c'est de
beaucoup le cas le plus vraisemblable, si on ne tenait pas compte des
exhalaisons, c'est qu'elles n'étaient pas constatables, ce qui revient à dire
pour nous qu'elles n'existaient pas (1).N

Mais alors nous nous trouvons placés devant un problème épineux.


Comment v concilier, en effet, la croyance manifeste des Anciens à
l'existence matérielle du pneuma et l'inexistence véritable du fait ? Parler
de crédulité ou de superstition ne saurait suffire. Sans doute on peut
accorder une assez grande place à la crédulité de Plutarque même ; mais
est-il raisonnable de mettre au compte de cette crédulité la contradiction
manifeste dans son point de vue : la place capitale qu'occupe dans son
système l'existence matérielle du pneuma, d'une part, et sa négligence à
apporter des preuves matérielles, de l'autre ?
Est-il possible de savoir ce que représentait à ses yeux le pneuma?
Une réalité matérielle sans doute ; il est formel sur ce point : une exhalaison
tellurique (άναθυμίασις). Mais cette exhalaison, comment se présentait-
elle ? Quelques indications éparses dans le dialogue sont révélatrices à ce
sujet. ·■■·.-.
Il y a en fait, d'abord, pénétration matérielle du pneuma dans le corps
de la Pythie, et c'est là seulement qu'il peut réagir sur l'âme : καταμειγνύ-
μενον γαρ εις τδ σώμα κρασιν έμποιεΐ ταΐς ψυχαΐς άήθη και άτοπον (433 e).
Gomme support matériel le pneuma se sert en tout cas de l'air, comme
il ressort de la formule d'Ammonios (435 b) : αέρος τις κράσις καΐ πνεύ-

(1) Tout va, en fait, dans le même sens. Déjà l'emploi du mot venius pouvait nous inspirer des
doutes. Ajoutons, on y reviendra plus bas, que Plutarque, dans le De Pythiae oraculis, ne parlera
plus des exhalaisons et ne verra plus dans le pneuma qu'une manifestation de la divinité.
172 Ε. WILL ♦

ματος. Là, le souffle nous paraît déjà devenu bien subtil et. assimilé à une
certaine composition de l'air (αέρος κράσις).
En tout cas, le pneuma, pour être matériel, n'agit pas moins directement
sur l'âme avec laquelle il est en contact immédiat (437 d) : έκεΐνό το μέρος
της ψυχής φ πλησιάζει τό πνεύμα. C'est qu'en réalité il n'y a pas de
différence de nature véritable entre le pneuma et l'âme (43$ a) : τήν μαντικήν
άναθυμίασιν όίκεΐόν τι ταΐς ψυχαΐς και συγγενές Ιχουσαν, « l'exhalaison
prophétique, vu qu'elle possède une sorte de parenté et d'affinité avec les âmes ».
Voici des passages bien révélateurs. Que voilà une physiologie et une
physique d'un genre particulier, et à qui bien des choses sont possibles.
Ne serait-ce pas pour elles chose aisée de concevoir et d'affirmer l'existence
matérielle d'une exhalaison, que par ailleurs personne jamais ne peut
constater matériellement ? Dans ce domaine intermédiaire entre la matière
et l'esprit, qui est évidemment celui de la mantique, la notion de matière
est floue : on ne sait plus au juste où elle s'arrête et où commence le règne de
l'esprit. De nos jours encore une telle imprécision peut subsister chez le
savant et, en tout cas, chez le vulgaire. Le sourcier, quand la baguette de
coudrier s'agite dans sa main, est convaincu de l'existence matérielle des
« effluves » de la veine d'eau cachée. La croyance à l'influence des astres,
à laquelle sans doute très peu d'esprits antiques ont pu échapper
complètement, fournit un autre exemple non moins frappant. A la vérité, les
prophéties de la Pythie, réalité incontestable, exigeaient une explication ;
l'effet demandait une cause. Cette cause, on pouvait la concevoir comme
tout bonnement surnaturelle, comme spirituelle (ou psychologique), ou
comme matérielle. C'est la dernière attitude qui a prévalu, en raison
certainement de la tendance au matérialisme de la majorité des esprits et
sans doute aussi grâce à l'influence de la légende sur l'oracle de Gè.
Cependant, de telles conceptions peuvent-elles être prêtées à Plutarque ?
A vrai dire, le' lecteur de l'ensemble du dialogue se permettra des doutes
sur la rigueur scientifique, du point de vue moderne, de l'esprit de son
auteur. Par ailleurs, on l'a vu, on a dans l'ensemble l'exposé d'une théorie
sur les oracles. Quel est donc le fondement de cette théorie et son
origine ?
Plutarque ne cache pas qu'il fait des emprunts ; à l'occasion même il
cite ses sources (par exemple sur les émanations, 434 b, 61 περί τον Άριστο-
τέλην). Il ne les indique peut-être pas toujours toutes. Parmi les écoles
philosophiques de l'antiquité, une seule était arrivée à une théorie cohérente
dans la question des oracles; c'était la seule aussi qui légitimât pleinement

.... V
' SUR LA NATURE DU PNEUMA DELPHIQUE 173

et entièrement la mantique : le Portique (1). On connaît cependant l'hostilité


de Plutarque pour les Stoïciens (2). Mais dans une cause aussi sacrée, et
l'on pourrait presque dire personnelle, le prêtre d'Apollon delphien n'était-il
pas susceptible -d'accepter des arguments même de la part de ses ennemis
ordinaires ? Et pourquoi ne l'aurait-il pas fait (3)? De fait, il est difficile
de méconnaître certaines résonances stoïciennes dans le De defeciu. On peut
relever des passages presque identiques à ceux où, dans le De divinatione
(1. I), Cieéron fait faire à son frère Quintus l'exposé du point de vue stoïcien
sur les prophéties : ainsi, par exemple, le développement sur les influences
externes dans la divination (Cieéron, I, 50.(114) et Plutarque, ch. 39 et 40)
et aussi sur les exhalaisons (Gicéron, I, 36 (79) et Plutarque, ch. 40, 432 d).
Certains termes paraissent avoir une teinte stoïcienne : ainsi ceux de
κράσις (4), et aussi de αναθυμίασες (5). Il y a donc glissement dans la
pensée de Plutarqu^, réalisation d'une sorte de compromis. Et il en a
parfaitement conscience ,.:. il n'est pas sans inquiétude, ni sans doute sans
remords, de se voir sur la mauvaise pente du matérialisme, ou naturalisme,
stoïcien ; et il s'en défend (ch* 48).
.

; En tout cas, le rôle des exhalaisons telluriques dans les prophéties était
chose toute naturelle pour les Stoïciens, de même que le mélange possible
entre le souffle et l'âme. Pour eux, tout n'était-il pas matière, en
commençant par la terre jusqu'à la divinité et en passant par les qualités des
choses (6) ? Il n'est pas question d'exagérer ces influences stoïciennes.
Plutarque semble avoir réagi comme un grand nombre de penseurs antiques
désireux de sauver oracles et prophéties : sur ce point les arguments
stoïciens semblent avoir été généralement acceptés. Il s'agit sans doute
d'une influence diffuse plutôt que d'un emprunt formel et défini (7). C'est
essentiellement l'attitude de Plutarque et des Stoïciens qui est identique :
sauvegarder la croyance traditionnelle dans les oracles. On y arrivait en
maintenant les termes mêmes des antiques traditions : les noms d'Apollon,
de Gè, et en leur donnant une interprétation scientifique ; ce à quoi le
.

(1). Cf. Zeller, Philosophie der Griechen, III, 1, 336 sqq.


(2) R. Flacelière, Sur les oracles de la Pythie, p. 44 et n. 2 (bibliogr.). N
.

(3) Ibid. pp. 44-45 ; cf. Zeller, III, 2. p. 194.


(4) Zeller, loc. cit. III, 1, p. 126-127. -
(5) Ibid. Ill, .1, p. 195, n. 2. ',
(6) Ibid. Ill, I, p. 118, 138-141.
.

(7) Sur toute cette question, Zeller, loc. cit. III, 1, p. 631 (Ps. Arist.. De Mundo), et III, 2,
p. 630 (Plotin) et p. 673 (Porphyre). Ce ne sont pas tous des amis des Stoïciens. On peut aussi
ajouter Longin, Traité du sublime, ch. 13, à propos de l'inspiration poétique.
12
174 Ε. WILL
ι


.
matérialisme stoïcien se prêtait admirablement. Cette manière de passer
insensiblement du domaine de la matière à celui de l'esprit était, en
fait, une habitude répandue et qui gagnera de plus en plus (1).
Une dernière constatation nous convaincra de la justesse des conclusions
précédentes. En vérité, Plutarque ne devait pas s'en tenir à cette position
matérialiste, peu conforme à son tempérament. Aussi, dans le De Pylhiae
oraculis, le dernier en date des dialogues pythiques, il s'en est affranchi.
Le mot de άναθυμίασις n'est plus prononcé qu'en passant et avec dédain
(par exemple ch. 12, p. 400 a : rejet des ανάψεις καΐ αναθυμιάσεις du
Portique). La comparaison même qui avait permis à l'auteur, dans le
De defeciu, d'expliquer la nature du pneuma est désavouée; il sépare
formellement les fumées du vin d'avec celles de l'enthousiasme
prophétique, et ce dernier redevient purement spirituel (2). Or, là encore, on est
obligé de poser la question : comment Plutarque peut-il ignorer ou même
rejeter les αναθυμιάσεις, si celles-ci avaient été manifestes et perceptibles
pour tout le monde, c'est-à-dire autre chose qu'un postulât d'une théorie
plus ou moins scientifique ? Dans sa nouvelle attitude, ce ne sont pas les
faits qui ont changé, mais simplement son explication. Il s'en tiendra
désormais à une formule, celle de l'inspiration divine, formule qu'il ne
cherchera plus à approfondir.

Ainsi on en arrive, dans cette question du pneuma delphique, à une


solution qui se tient à égale distance et d'une confiance superficielle ou
inconditionnelle dans la tradition antique et d'un criticisme plus ou moins
voltairien.
De l'examen du texte de Plutarque ne ressort nullement la certitude de
l'existence matérielle d'une exhalaison prophétique à Delphes ; bien au
contraire, tout concourt à démontrer son inexistence.
Le pneuma n'a donc ni disparu, ni existé. Il était en «fait, pour les Anciens,
un mot auquel différentes explications pouvaient être données et étaient

(1) Un exemple typique est fourni par le curieux écrit de Porphyre, De aniro Nympharum,
ch. 8, 10, 11, 25. Plus sérieuses, mais sans doute comparables sont les théories des médecins ; cf.,
à ce sujet, V. Magnien, BEG, XL (1,927), p. 119-120.
(2) Plut., De defeciu, 432 e ; différence signalée par R. Flacelière, Sur les oracles de la Pythie,
p. 40, n. 4. On pourrait relever d'autres passages où Plutarque paraît se repentir ; ainsi ch. 17
(402 b), critique du sujet même du De defeciu: οΰτος γάρ έστιν ... δυνάμεως έκλελοιπυίας. Le
point de. vue dans la question Apollon-Hélios est aussi devenu plus net (ch. 12, p. 400 d). — Pour
l'adoption de la thèse spiritualiste, cf. ibid. ch. 7 et 21, et les remarques de R. Flacelière, p. 47 sq.
SUR LA NATURE DU PNEUMA DELPHIQÙE 175

données, parfois par un même auteur, explications qui pouvaient passer


d'une signification toute spirituelle à une réalité matérielle.
Ce qui a pu tromper les modernes, c'est la certitude que respirent les
paroles des Anciens. Mais cette certitude a sa source non point dans un
fait matériellement constaté, mais dans la conviction religieuse, la croyance
même aux oracles. Les essais d'interprétation ne trahissent ni mauvaise
foi ni superstition, autre du moins que cette croyance même.
Il n'y a pas lieu enfin, pensons-nous, de regretter des conclusions aussi
négatives. Gomment alors expliquerez-yous les transes de la Pythie, s'il
n'y avait pas d'exhalaisons ? Ge||Lest une autre question, mais ne saurait
pas, en tout cas, constituer un argument contre ce qui vient d'être dit.
Ailleurs aussi on prophétisait sans l'aide d'exhalaisons, ou de tout autre
secours matériel sérieux.
Le « souffle embaumé » mérite, pour finir, d'arrêter un moment notre
attention. A quelle réalité pouvait correspondre cette εύωδία dont parle
Plutarque ? Il n'est pas question ailleurs de ce parfum delpbique. Le passage
parfois cité de Pindare (Olymp. VII, 32) : εύώδεος εξ αδύτου, ne prouve
rien ; il s'agit manifestement dans ces vers d'une épithète de nature qu'on
retrouverait ailleurs.
La vérité est que le parfum semble avoir été un des attributs des dieux,
et en tout cas un des signes par lesquels se trahissait leur présence. Il existe
àrce sujet* un certain nombre de témoignages (1) et Γεύωδία était pour
ainsi dire requise au moment même où, dans le pneuma, était censée se
manifester la divinité.
1 E. Will.

(1) On se reportera pour cette question à RE, Suppl. IV, s. v. Epiphanie, 316, n° 40 (Pfister)
et ibid. I A, s. v. Ràucheropfer, 268 (Pflster), chaque fois avec bibliogr.

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