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Introduction - Le territoire

Chapter · January 2007

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Tudi Kernalegenn
Université Catholique de Louvain - UCLouvain
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INTRODUCTION

Tudi Kernalegenn

Plus centrée sur l’individu et sa capacité à appréhender le collectif,


de même que sur sa liberté de choix et de bricolage, la nouvelle com-
préhension du concept d’identité s’avère ainsi particulièrement perti-
nente pour appréhender le fait breton, les modalités contemporaines
d’identification à la Bretagne. Le territoire est un autre concept retra-
vaillé par les approches constructivistes dont l’application à la Bretagne
peut être particulièrement féconde. Par ailleurs, ses enjeux et débats
théoriques recoupent dans une large proportion ceux du concept d’iden-
tité. En effet, dans sa dimension ascendante (ou bottom-up), le territoire
peut être considéré comme l’expression spatiale de l’identité. Ainsi le
territoire peut être défini comme un espace d’appartenance et un espace
d’appropriation, c’est-à-dire un espace chargé d’identité, dont la per-
sonnalité demeure et qui conserve, malgré et sans doute même grâce
aux changements, sa spécificité au sein des différents espaces qui l’en-
tourent (cf. par exemple Piveteau, 1995, p. 114).
Le territoire sera appréhendé ici plus généralement comme un espace
socialement construit. Comme l’explique Jan Penrose (cf. aussi Raffestin,
1986), l’espace, matière brute du territoire, existe en soi et pour soi1,
alors que le territoire est le produit d’une opération humaine (« human
agency »), que l’auteur appelle la territorialité (Penrose, 2002, p. 278-279).
Il en ré-sulte que la région comme l’État-nation sont des territoires qui
n’existent pas de façon spontanée, mais sont des construits humains, des
productions sociales et politiques, des communautés2 « imaginées »
(Anderson, 1996). C’est cette territorialité, opération ni neutre, ni natu-
relle, ni anodine, qu’il convient d’interroger. De fait, celle-ci est dans une
large mesure l’expression géographique du pouvoir ; il y a du pouvoir

1. « Whether anyone knows about it or not » (Penrose, 2002, p. 279), notre traduc-
tion (comme toutes les traductions de ce texte). Le territoire se différencie de l’es-
pace qui selon Claude Raffestin « ne renvoie pas à un travail humain, mais à une
combinaison complexe de forces et d’actions mécaniques, physiques, chimiques,
organiques, etc. » (1986, p. 177).
2. Au sens où les territoires sont indissociables des êtres humains qui les habitent
et/ou qui les pensent.

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dans le fait même de créer des territoires, parce que l’application de la


territorialité – c’est-à-dire la création de territoire dans ses frontières et
ses caractéristiques – reflète les besoins et valeurs de ceux qui les créent
et maintiennent (Penrose, 2002 ; cf. aussi Storey, 2001, ou encore
Bourdieu, 19803). Ce travail de définition territoriale, qui peut être conflic-
tuel, peut prendre notamment une forme discursive4 (textes institu-
tionnels, idéologies politiques, médias) ou avoir lieu au sein et par le biais
de réseaux, comme nous le verrons dans les textes qui suivent. À l’instar
de Michael Keating, il faut également insister sur le fait que « en tant que
construction, les territoires sont le produit de l’histoire mais sont conti-
nuellement faits et refaits » (1998, p. 8), et souligner ainsi le côté pro-
cessuel et continu de la construction territoriale. Il convient de suggérer
enfin que les territoires sont certes l’expression géographique de rap-
ports de force, mais qu’ils ont aussi une dimension cognitive conjuguée
à une dimension affective dès lors que, selon Penrose, leur survie dépend
de la croyance des humains en leur valeur (Penrose, 2002, p. 280).
Comme l’affirme avec force David Storey dans sa conclusion, « ce sont
les principes de bases des mécanismes de la territorialisation, plutôt que
les territoires eux-mêmes, qui nécessitent des recherches approfondies »
(Storey, 2001, p. 173). Dans les pages qui suivent, trois auteurs s’essayent
donc à répondre à ces attentes, et à comprendre comment se construit
le territoire, ce qui le porte. Chaque texte l’aborde à un niveau différent :
l’État-nation, la région (dans sa dimension identitaire, socio-historique)
et le local ; et analyse différents éléments et dimensions du fait territo-
rial, aussi bien la dimension symbolique des discours et représentations
(pour les deux premiers) que la dimension des relations et réseaux socio-
économiques (pour les deux derniers). Ils abordent donc une pluralité
de points de vue pour analyser et mieux comprendre la territorialité, la
construction sociale des territoires : étatique, régional et (ici) industriel.
Au-delà de cette pluralité toutefois, ces trois textes réfléchissent et s’or-
ganisent en fonction des deux dynamiques de création territoriale, que
sont les dynamiques descendantes (top-down) et les dynamiques ascen-
dantes (bottom-up).
Le territoire abordé par Fabrice Patez dans son article sur « la nation
moderne ou la souveraineté ethno-démocratique » est le territoire par
excellence de l’époque moderne, l’État-nation, système porté par l’idéo-

3. Il convient dès à présent d’expliciter un parallèle avec Bourdieu qui, évoquant le


fait régional, affirme l’importance des « luttes pour le pouvoir de faire voir et de
faire croire, de faire connaître et de faire reconnaître, d’imposer la définition légi-
time des divisions du monde social et, par là, de faire et de défaire les groupes »
(Bourdieu, 2001, p. 283).
4. Cf. ainsi Claude Raffestin, pour qui « le territoire peut être considéré comme de
l’espace informé par la sémiosphère » (1986, p. 177).

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logie nationaliste par le biais de laquelle, à la fin du X V I I I e siècle, « le


territoire a été transformé d’une expression géographique de l’identité
culturelle en la base fondamentale pour définir les identités de groupe
et individuelles » (Penrose, 2002, p. 283).
Fabrice Patez montre que l’opposition entre nations ethniques et
nations civiques, loin d’être un outil analytique valide, repose au contraire
sur des a priori idéologiques. Comme il le souligne, l’opposition concep-
tuelle nation civique/nation ethnique reste prisonnière des formes de
mystifications performatives inhérentes à tout discours idéologique, ne
faisant dès lors que reprendre des catégories formées au cours d’un débat
idéologique. Elle est de fait l’héritière d’une opposition, classique dans
la pensée politique occidentale, entre deux conceptions du lien social et
politique, qu’il qualifie l’une de « communautaire » et l’autre de « socié-
taire », mais découle aussi des constructions nationales antagonistes,
notamment de la France et de l’Allemagne. Fabrice Patez quant à lui
suggère que la nation moderne est indissociablement et nécessairement
conçue comme une communauté politique, civique (base de la société
moderne et démocratique – le peuple demos) et comme une communauté
ethnique (le peuple ethnos) : ce qu’il appelle la « dualité ethno-démo-
cratique » de tout État-nation. Dans ce couple, il distingue clairement
entre l’État, comme institution et territoire, et la nation, comme popu-
lation. Au final, l’enjeu de la définition ethno-démocratique de la nation
est de « réduire la diversité à l’unité nécessaire à toute souveraineté ».
Par le biais de cette démonstration, Fabrice Patez suggère à quel point
l’unification territoriale de l’État par le biais de l’idéologie nationale –
construction territoriale descendante s’il en est – a pu être conçue comme
indissociable de la modernité et du projet démocratique et égalitaire,
notamment dans une perspective de légitimation du projet étatique.
Les processus de territorialité peuvent aussi être observés au niveau
infra-étatique, régional, de même qu’en se focalisant sur les dynamiques
ascendantes plutôt que descendantes. C’est ce à quoi s’essaye Tudi
Kernalegenn, dont le texte sur « la Bretagne au répertoire de l’extrême
gauche » aspire à analyser comment peuvent être conciliées, au niveau
local, de la base, des idées d’extrême gauche et des questions identitaires,
voire même réunis lutte des classes et internationalisme d’une part, et
promotion d’une lutte nationalitaire d’autre part. Il essaie donc de voir
ce qui résulte de l’addition de deux formes de lecture du social : le
marxisme (analyse verticale de classe) et le nationalisme (analyse hori-
zontale de territoire).
Plutôt que de se concentrer sur les « grands penseurs » du marxisme
il envisage d’analyser l’élaboration concrète d’une réflexion nationa-
litaire au niveau local, qu’il se propose d’étudier en tant que discours
producteur d’une certaine réalité sociale. Il étudie donc l’approche

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nationalitaire à partir de l’extrême gauche comme une opération poli-


tique et idéologique visant à conférer du sens au territoire, et à redon-
ner une densité à l’être humain en prenant en compte sa dimension
sociale et culturelle. Ceci l’amène en définitive à définir le discours natio-
nalitaire à l’extrême gauche comme une territorialisation de la politique
par le biais d’un transcodage marxiste du discours identitaire. L’élément
central de l’approche nationalitaire d’appréhension des problèmes poli-
tiques semble être de faire voir les liens forts entre tous les problèmes, la
notion d’unité des questions, traversant un territoire. Ce travail de ter-
ritorialisation crée l’objet même de son investissement et de ses analyses,
dès lors qu’il prétend donner « sens » à l’addition de problèmes qui
touche un espace. Tudi Kernalegenn donne au final à voir les processus
discursif de la territorialisation et ses enjeux et résultats politiques. Loin
d’y voir une « manipulation machiavélique », il y découvre au contraire
la « réappropriation collective » par les Bretons, au cours des années
soixante-dix, « de ce pouvoir sur les principes de construction et d’éva-
luation de [leur] propre identité » (Bourdieu, 1980, p. 69).
L’article de Yann Fournis, enfin, qui porte sur « les nouveaux terri-
toires de l’industrie automobile » à travers l’exemple de Citroën, nous
introduit à une autre territorialité, la territorialité socio-économique
d’une entreprise. En étudiant l’inscription territoriale de Citroën à
Rennes il démontre que la tendance du monde économique à s’affran-
chir des territoires n’est pas inéluctable : tout en confirmant la relative
dé-nationalisation de la stratégie industrielle de la firme du fait d’une
stratégie orientée de façon croissante vers le marché international, il
démontre aussi que celle-ci n’en tend pas moins à accentuer son ins-
cription dans le territoire régional.
À travers une étude diachronique portant sur les cinquante dernières
années, Yann Fournis étudie l’évolution de la stratégie territoriale d’une
entreprise. Au moment de l’arrivée de Citroën à Rennes (années cin-
quante) la Bretagne est un laboratoire typique d’un fordisme à la cam-
pagne qui réduit le territoire à la gestion descendante et hiérarchisée du
centre, du fait d’une industrialisation exogène. Toutefois, la direction
locale développe rapidement une véritable approche du territoire, s’ap-
puyant notamment sur la volonté de « vivre et travailler au pays » de ses
employés. Elle développe aussi une régulation ascendante à partir des
années soixante-dix, incitant notamment les entreprises sous-traitantes à
venir s’installer à proximité du site Citroën à Rennes, et développant des
liens plus forts avec les autres acteurs locaux, économiques et politiques.
Créant un tissu industriel, Citroën s’institue en acteur territorial à part
entière, territoire qu’elle densifie par ses réseaux et sa capacité d’action.
Avec les années quatre-vingt-dix et la « désétatisation » de l’économie,
la territorialité prend encore plus d’importance, avec l’apparition d’une

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nouvelle économie reposant largement sur les rapports entre les acteurs
locaux. À une mondialisation accrue se conjugue une localisation de plus
en plus déterminante, où les entreprises s’investissent de plus en plus
fortement dans leur environnement spécifiquement local. Abordant donc
la territorialité à une autre échelle et sous un angle non identitaire mais
économique, Yann Fournis montre au final l’importance de ce concept
pour mieux appréhender les stratégies d’une entreprise d’une part, et
pour mieux comprendre les différents enjeux de la construction terri-
toriale d’autre part.
Ainsi, loin de conclure sur le fantasme post-moderne d’une fin des
territoires (Badie, 1995), ces trois contributions attirent au contraire l’at-
tention sur leur constante évolution, redéfinition, réorganisation, c’est-
à-dire sur un dynamisme qui finalement affirme tout au contraire leur
caractère très contemporain. De fait, « toute déterritorialisation implique
obligatoirement une reterritorialisation » selon Rogerio Haesbaert (2001,
p. 55), pour qui le territoire doit être considéré comme un des fonda-
mentaux ontologiques de l’homme, même si les « territoires réseaux »
(c’est-à-dire pluriels et discontinus) tendent à remplacer de plus en plus
les « territoires zones » (c’est-à-dire uniques et continus). Ces trois articles
mettent aussi l’accent sur la pluralité des territoires et des territorialités
(la « multiterritorialisation », ou cohabitation des territorialités, de
Rogerio Haesbaert5), aussi bien dans leurs échelles que dans leurs modes
d’appréhension du spatial, tout en plaçant l’enjeu du territoire à la jonc-
tion de ses appréhensions descendantes et ascendantes (avec une ten-
dance à privilégier cette dernière, qui apparaît actuellement plus por-
teuse). Les territoires sont en effet de plus en plus appréhendés selon le
principe de subsidiarité, privilégiant l’échelon territorial adéquat le plus
bas possible en fonction des situations. Ne liant pas le concept de terri-
toire à l’« État-nation civique » ni à la modernité, ces trois auteurs per-
mettent ainsi de mieux comprendre l’évolution de la territorialité et
– paradoxalement pour des textes privilégiant tous une approche histo-
rique (mais tout territoire n’est-il pas un espace empli d’histoire, de
mémoire, un temps concrétisé dans la géographie ?) – de poser des outils
souples pour leur appréhension contemporaine. Au final, on peut déduire
de ces textes des clés pour lire la Bretagne comme un territoire négo-
ciable et négocié, pluriel et singulier, héritage et projection dans l’ave-
nir, rencontre du national et du local, du civique et de l’ethnique, du
discours et du réseau.

5. Ou la « multi-appartenance territoriale » d’Yves Barel, qui explique très bien com-


ment nous vivons tous et appartenons tous à plusieurs niveaux territorial de façon
tout à fait naturelle. Ce qui crée un phénomène de superposition territoriale
(Barel, 1986).

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