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Lire Lire le Capital

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Étienne Balibar

Préface pour une édition hongroise de « Lire


le Capital »1.

Je suis très heureux, répondant à la


proposition qui m’est faite par mon ami
Adam Takacs et son éditeur, de rédiger une
préface pour l’édition hongroise complète de
Lire le Capital. Évidemment, je ne peux pas
deviner quel sort sera réservé à ce livre par
les lecteurs qui en prendront connaissance,
plus de cinquante ans après sa première
publication française2.Mais je veux croire que
ce sera l’occasion d’une meilleure
connaissance de ce qu’a été l’histoire
intellectuelle du 20ème siècle, étroitement liée
à son histoire politique, dont bénéficiera aussi
la connaissance de ce qui, aujourd’hui autant
qu’hier, bien que selon d’autres modalités,
unit les deux « moitiés » de l’Europe tout en
creusant entre elles des écarts et des
divergences qu’on ne surmonte pas du seul fait de les nommer.

Notre Europe commune entre en ce moment même dans une étape de son histoire qui
promet d’être aussi tourmentée, peut-être aussi violente, qu’elle l’a été au cours du siècle
passé. Pour y faire face, il ne sera certes pas suffisant d’acquérir une perception complète,
aussi objective que possible, des conflits qu’elle a traversés et des pensées qu’elle a
engendrées à l’époque de la grande « guerre civile européenne » des années 1930 à 1980.
Mais je pense que c’est quand même indispensable. Le livre qu’Althusser, accompagné
d’un groupe d’élèves dont je faisais partie, publia en novembre 1965, immédiatement après
avoir fondé la collection « Théorie » chez l’éditeur François Maspero (qui avait publié
également Nizan, Fanon, Vernant, Vidal-Naquet…), était celui d’un intellectuel communiste
de l’Ouest, membre réfractaire mais discipliné du Parti Communiste français – un parti
longtemps caractérisé par sa grande docilité envers les orientations successives du
« centre » soviétique3. Il ne cessait d’être obsédé par la faiblesse historique que
représentaient à ses yeux, en face de l’adversaire impérialiste, les divisions récurrentes du
« camp socialiste ». Il aurait sans doute donné beaucoup pour que ses livres ou ses essais
soient traduits et discutés en URSS et dans les démocraties populaires, et j’ai moi-même
été témoin de plusieurs tentatives qu’il avait faites en ce sens, dont très peu ont été
couronnées de succès.

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J’ai découvert récemment, cependant, par l’entremise d’Adam Takacs qui m’a apporté ce
volume à Paris, une anthologie de textes d’Althusser parue en 1968 à Budapest aux
éditions de l’Institut de Philosophie de l’Académie des Sciences, constituée de textes
choisis par lui et précédés d’une préface spécialement rédigée pour la circonstance. Si l’on
ajoute que cette anthologie est traduite par Ernő Gerő, un des hauts dirigeants de la Hongrie
stalinienne, obligé de se mettre en retrait après la tentative révolutionnaire et la répression
de 1956, on pourra se poser sérieusement la question de savoir « de quel côté » se trouvait
Althusser dans les conflits qui déchiraient alors le communisme européen. Le moins qu’on
puisse dire est que ses positions pouvaient être utilisées par les adversaires de ce qu’on a
appelé alors la « déstalinisation ». Cela tenait en particulier à son opposition aux thèmes de
l’humanisme socialiste mis en honneur par Khrouchtchev, dont il considérait que, formant
système avec l’économisme régnant en URSS, il représentait le cœur d’une
idéologie bourgeoise en train de s’implanter au sein même de la révolution communiste.
Alors qu’en réalité Khrouchtchev n’avait aucune intention de relâcher l’emprise du parti
unique et de son système de « centralisme démocratique » sur la société soviétique et sur
les pays satellites, cette proclamation d’humanisme avait donné des espoirs et des
arguments aux intellectuels critiques de l’Est européen dont l’objectif était encore, à
l’époque, une refondation du marxisme sur des bases antitotalitaires. Les insurrections
hongroise et polonaise de 1956 avaient de ce point de vue marqué un tournant dont
l’importance historique apparait aujourd’hui en pleine lumière. Les grands partis
communistes occidentaux (italien et français en particulier) en avaient été profondément
secoués, en tirant cependant des conclusions divergentes.

Étant moi-même devenu l’élève d’Althusser à la fin de 1960, entré au Parti communiste en
1962 à l’âge de vingt ans sous l’influence des mobilisations de la jeunesse française contre
la Guerre d’Algérie, je n’ai pas le souvenir d’avoir vraiment discuté avec lui des événements
de 1956. Mais comme ceux-ci avaient été l’occasion de départs et de « purges »
spectaculaires dont furent victimes des intellectuels communistes notoires, et qui
formèrent l’arrière-plan de beaucoup de controverses « théoriques » dans les années 1960,
j’avoue que j’ai longtemps cru qu’Althusser, à l’époque, avait purement et simplement
entériné la version officielle qui faisait de l’insurrection contre la dictature de Rakosi et de
Gerő une conspiration anticommuniste, ourdie par l’Église, les survivants du fascisme et les
services secrets américains… Les choses sont sans doute un peu plus compliquées, même
si elles comportent une part d’ombre. Le témoignage de « normaliens »4 que j’ai recueilli
suggère qu’Althusser avait sympathisé avec les motifs et la spontanéité de la révolte, puis
été choqué par la répression, ce qui ne l’avait pas conduit pour autant à se dissocier de la
position officielle du parti, lequel tirait argument de la simultanéité des événements de
Budapest avec les guerres coloniales et des interventions impérialistes ailleurs dans le
monde, sans oublier la violence des manifestations anticommunistes dont il faisait lui-
même l’objet5. Je forme donc simplement l’hypothèse que ces événements, avec d’autres
plus personnels dont il a fait état dans ses mémoires, sont entrés dans le complexe de
motifs qui le poussèrent à travailler « de l’intérieur » à la transformation du parti, qu’il
considérait toujours comme la seule organisation politique représentative de la classe
ouvrière6. Cette conviction devait être soumise à des épreuves de plus en plus rudes au
cours des années 1960 et 1970, mais il fallut très longtemps, ainsi que des échecs répétés
dans ses tentatives pour engager au sein du parti des discussions de fond sur la

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philosophie, la théorie politique du socialisme et la méthode marxiste d’analyse du
capitalisme, avant qu’Althusser ne finisse par se rendre à l’évidence que l’organisation
n’était pas réformable. Sa trajectoire, à cet égard, me semble présenter des analogies avec
celle de György Lukačs, le grand marxiste hongrois (et l’un des grands philosophes tout
court du 20 ème siècle), même si leurs positions philosophiques sont aux antipodes l’une de
l’autre et leurs évolutions décalées dans le temps.

En 1977, alors qu’il était dans un état de santé très fragile, Althusser déclara au Colloque de
Venise sur « Pouvoir et opposition dans les sociétés post-révolutionnaires » organisé par
ses amis du journal Il Manifesto, que la « crise du marxisme » était désormais ouverte, ce
qui en soi n’était pas très original, même s’il le faisait avec passion et une certaine
éloquence7.Surtout, contrairement à ce qu’il avait soutenu précédemment, il expliqua alors
que les racines de la crise ne résidaient pas dans une « déviation » intervenue après la
constitution du marxisme en théorie révolutionnaire, destinée à le faire régresser vers les
idéologies dont il s’était séparé (ce qu’il avait appelé aussi la « revanche posthume de la
IIème Internationale », ou le retour à l’économisme critiqué par Lénine, à quoi on pourrait
ajouter une revanche posthume de la philosophie classique de l’histoire qui voit la
succession des sociétés humaines comme une grande « marche au progrès » se terminant
inévitablement par l’émancipation ou le communisme). Désormais sa position était que les
racines de la crise sont présentes dès l’origine du marxisme, et font corps avec toute son
histoire. La théorie marxiste est ainsi conçue dans sa constitution même (ou dans sa
« problématique ») comme une théorie contradictoire, et surtout conflictuelle, au sein de
laquelle se poursuit une lutte entre différentes inspirations philosophiques, différents
programmes de connaissance, différents intérêts pratiques, qui n’a pas de fin
prédéterminée. À partir de ce moment, l’évolution intellectuelle d’Althusser – rendue plus
chaotique par les drames de sa vie personnelle et les alternances permanentes de
dépression et de phases « hypomaniaques » qu’il traversait, mais nullement dépourvue de
sens et de créativité pour autant, comme les publications posthumes ont permis de le
comprendre – l’éloigna de plus en plus des positions qu’il avait défendues et des projets
qu’il avait formés à l’époque de Pour Marx et de Lire le Capital. Il ne s’agit pas tant, me
semble-t-il, d’une « autocritique » (comme il y en avait déjà eu précédemment plusieurs)
que de la recherche d’une voie nouvelle pour la pensée et pour l’action, exploration à la fois
excitante, incertaine, énigmatique, et bien entendue inachevée. Beaucoup de lecteurs
contemporains y ont vu, non sans arguments, une sorte de « libération » (chèrement payée)
par rapport aux contraintes d’organisation et de pensée qui avaient pesé sur l’ouverture
intellectuelle des années 1960, en dépit de toute sa brillance. Au niveau du langage (dont
l’importance en philosophie est toujours décisive) il est clair en effet qu’il s’agit d’une
rupture, dont le symbole est l’introduction par Althusser de la notion du « matérialisme
aléatoire » ou « matérialisme de la rencontre » en lieu et place de toute référence au
« matérialisme dialectique »8.

On peut adopter différentes positions quant au contenu de cette rupture – y compris en


soutenant, comme l’ont fait d’excellents interprètes, que les éléments du nouveau
« matérialisme aléatoire » et le mot même de « rencontre » sont déjà présents au cœur des
anciens développements, particulièrement ceux qui portaient sur l’élément de contingence
caractéristique de toute « conjoncture » historique, quand on la lit du point de vue de la

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possibilité et de l’impossibilité de la politique 9. Mais on ne peut se cacher que le sens et les
développements de Lire le Capital doivent être examinés désormais sous un jour nouveau.
Ils ne peuvent plus être considérés unilatéralement comme « fondateurs ».

Quelles conséquences le renversement des positions d’Althusser peuvent-elles donc


entraîner pour la lecture que nous faisons aujourd’hui du livre de 1965, et pour celle qu’en
feront les nouvelles générations, pour qui le « véritable Althusser » a bien des chances
d’être le dernier en date, si incertaine que soit cette « date » ? L’écueil qu’il faut éviter, me
semble-t-il, c’est celui qu’Althusser lui-même avait magistralement décrit à propos des
débats sur les rapports entre le « jeune Marx » et le « Marx de la maturité » dans le chapitre
II de son Pour Marx, sous le nom de « méthode analytique-téléologique » 10. Il consiste à
décomposer la problématique d’un philosophe à un moment donné de son évolution en
éléments disjoints, indépendants les uns des autres, pour ensuite leur assigner une valeur
positive ou négative en fonction de l’avenir qui les attend, et qu’on se représente
rétrospectivement comme leur fin immanente, ou inconsciente d’elle-même. Et le garde-fou
contre cet écueil, c’est à la fois de respecter la cohérence d’un moment théorique, et de
l’inscrire dans un ou plusieurs contextes historiques qui permettent d’en restituer l’intention.
En ce qui concerne Lire le Capital, ces contextes me semblent être au nombre de trois au
moins11 :

– premièrement, le contexte politico-philosophique français des années 1960, marqué à la


fois par l’intensité du conflit théorique entre les tenants de l’existentialisme
phénoménologique et ceux du structuralisme naissant, et par l’obsession d’une relance de
l’action révolutionnaire (ce que Bourdieu, puis Régis Debray, appelèrent une « révolution
dans la révolution »), que la Guerre d’Algérie, notamment, avait rendue plus forte et que
d’autres événements internationaux (la révolution cubaine) vinrent populariser ;

– deuxièmement, le contexte de l’ensemble des écrits d’Althusser, publiés ou inédits en leur


temps, qui constituent désormais une énorme masse (peut-être encore incomplète, tant la
« partie émergée » de l’iceberg était réduite par rapport à la « partie immergée ») dans
laquelle les disparités de style, d’objet, d’orientation, sont considérables 12 ;

– enfin troisièmement, le réseau, encore plus gigantesque, des « lectures » du Capital


opérées par des philosophes, des économistes, des sociologues ou des anthropologues,
des historiens, et même des politiques, depuis la parution de son Livre I en 1867, à
l’intérieur et en dehors des « traditions marxistes », avec ses seuils, ses bifurcations, ses
répétitions…

Arrivés à ce point, et supposant qu’on ait pris en compte, au moins partiellement, ces
différents contextes, manifestement très hétérogènes, je crois qu’il n’est pas inintéressant
de tenter une expérience de pensée : comment percevrions-nous l’évolution intellectuelle
d’Althusser si, par une hypothèse extrême, voire absurde, on en retirait le moment de Lire le
Capital ? Quand je dis le « moment », je ne pense pas seulement aux textes d’Althusser lui-
même, c’est-à-dire à ses contributions personnelles à l’ouvrage collectif : le grand essai du
milieu sur « L’objet du Capital » et la longue préface « Du Capital à la philosophie de Marx »,
rédigée bien entendu après-coup. Mais je pense indissociablement aux textes de ses
disciples et collaborateurs avec lesquels, à l’époque, il travaillait en étroite symbiose, et
qu’il a voulu associer à sa grande « entrée » sur la scène philosophique13. Que seraient
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« Althusser » et « l’althussérisme » sans Lire le Capital et le moment qu’il cristallise ou qu’il
engendre ? Si l’on accepte cette question, on pourra défendre sur ce point des positions
diamétralement opposées entre elles.

On peut aller jusqu’à soutenir que, d’un certain point de vue, l’effacement de Lire le
Capital ne changerait rien à l’intelligence de la trajectoire qui a été suivie par Althusser entre
le début des années 1960 et la fin des années 1970 (ou au-delà), parce que la tentative
paradoxale de « refonder la dialectique » en la détachant de l’héritage hégélien, pour lui
substituer une référence à la « coupure épistémologique » et à la dialectique du
« déplacement des contradictions » au sein de la conjoncture (inspirée par le texte de Mao
Sur la contradiction, de 1935), sous-tendue par une ontologie de type spinoziste, tentative
qui est la caractéristique fondamentale du « premier Althusser », est déjà entièrement là
dans les textes de Pour Marx et dans quelques essais contemporains, comme le célèbre
« Freud et Lacan » de 1964 ou l’essai de 1966 sur « Cremonini, peintre de l’abstrait » (qui
fait pendant à l’essai plus connu de 1962 sur le théâtre : « Bertolazzi et Brecht. Notes sur
un théâtre matérialiste » )14. Or c’est à elle que s’adressent les successives
« rectifications » et « autocritiques » ultérieures (y compris par la revalorisation de l’héritage
hégélien, que marque l’introduction de la notion de « procès sans sujet », et, en sens
inverse, par le praticisme exacerbé que connote la notion de « lutte des classes dans la
théorie »)15. Et, comme je le suggérais plus haut, c’est de cette problématique que prend
définitivement congé Althusser quand il renonce (« enfin », diront certains, « hélas » diront
d’autres…) à transformer la dialectique, pour inventer l’idée d’un « matérialisme aléatoire »,
radicalement antidialectique.

Mais on peut aussi soutenir une position opposée, dans laquelle le « moment » de Lire le
Capital ne représente pas seulement le développement collectif des idées auxquelles
Althusser avait donné forme dans la première moitié des années 1960, auxquelles ses
disciples seraient venus apporter le renfort de leur enthousiasme juvénile, mais un
supplément ou un excès par rapport à ces idées mêmes : précisément cet excès qui a été
ensuite critiqué comme « théoriciste » et qui a donné lieu presque immédiatement à un flot
d’autocritiques. Comme tout supplément, celui-ci s’est avéré « dangereux », car il emmenait
en fait dans une autre direction que celle qui avait été imaginée, en raison de certaines
potentialités incluses dans les textes rédigés pour le séminaire, et de leur résonance dans
la conjoncture philosophique du moment (dont Althusser et ses élèves n’étaient
évidemment pas les seuls participants, mais que peut-être ils ont nourri l’illusion de pouvoir
maîtriser) 16. C’est pourquoi, après quelques mois de fiévreuse activité interne, tenue
« secrète » pour préserver la tranquillité nécessaire à l’énonciation d’hypothèses
incertaines, et aussi pour pouvoir « mettre entre parenthèses » les engagements des
participants dans des organisations politiques incompatibles entre elles (dans le PCF ou en
dehors de lui), le travail entrepris sur cette lancée a été brutalement interrompu, pour le
meilleur ou pour le pire17.
Mon objectif n’est pas ici de tenter une reconstruction de ces développements virtuels,
mais d’en prendre argument pour soutenir la double thèse suivante : premièrement, il y a
dans Lire le Capital, au-delà des analyses très détaillées qu’il contient (et qu’on peut
toujours lire pour elles-mêmes, bien entendu, en particulier si on souhaite les comparer à
d’autres tentatives d’interprétation du Capital de Marx, dans la même période et au-delà) 18,
un programme de recherche implicite, avec ses centres d’intérêt principaux et ses
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orientations préliminaires marquées au signe d’une certaine hyperbole ; deuxièmement,
même si de toute évidence l’auteur principal de ce programme est Althusser lui-même, dont
les idées et les suggestions sont à l’origine du séminaire de 1964-1965, et dont les
contributions apparaissent aujourd’hui à la fois comme les plus substantielles et les plus
originales, ses lignes de force n’en sont pas moins une œuvre collective, dans laquelle
l’apport des « disciples » n’est pas du tout négligeable. On peut penser qu’ils auront
contribué à pousser Althusser lui-même dans l’une des directions potentielles de sa
recherche, en l’amenant à « penser aux extrêmes » et peut-être au-delà de ce qu’il avait
d’abord conçu. Après quoi, pendant quelque temps au moins, tout s’est passé comme s’il
avait cherché à « surenchérir » sur la tendance spontanée de ses propres élèves, ou à la
« perfectionner » dans toute la mesure du possible… avec les risques d’excès que cela
comportait. On pourrait dire aussi – scénario un peu différent mais dont le résultat est en
gros le même – que les disciples avaient particulièrement bien « deviné » certaines
orientations risquées d’Althusser, et l’ont systématiquement encouragé dans ce sens.

Si je considère d’abord ce deuxième aspect du problème, qui relève de ce qu’on pourrait


appeler l’intersubjectivité ou la transindividualité théorique, je dirai que l’effet de
renforcement et d’influence mutuelle entre Althusser et ses élèves tenait essentiellement à
deux facteurs institutionnels : d’une part au fait que le séminaire « Lire le Capital » fut le
point d’aboutissement d’une intense collaboration entre professeur et étudiants, s’étendant
sur quatre années (de 1961 à 1965), ouverte à un grand nombre de participants, mais
finalement resserrée autour d’un petit groupe uni par l’amitié intellectuelle et des
conversations incessantes, ce qui avait eu pour résultat d’engendrer un « code »
philosophique commun et de sélectionner les éléments d’un « corpus » de référence (où
l’on trouvait Marx, Spinoza, Freud, mais aussi Rousseau, Kant, Husserl relu par Derrida,
Freud, Bachelard, Cavaillès, Canguilhem, le Foucault de l’Histoire de la folie et de Naissance
de la clinique, Lacan et ses textes alors « introuvables », Brecht) 19. Et d’autre part il tenait au
fait que les élèves les plus proches d’Althusser à cette époque étaient presque tous formés
dans le séminaire d’épistémologie et d’histoire des sciences de Georges Canguilhem ou
travaillaient sous sa direction, ce qui eut pour effet de leur inculquer un « biais
épistémologique » très puissant mais aussi très original au regard des tendances
dominantes de l’épistémologie, même « française », en raison de sa position critique par
rapport au rationalisme de type positiviste, auquel même Bachelard n’échappait pas
totalement. J’insiste sur ce deuxième élément, parce que je vois aujourd’hui dans les thèses
de Lire le Capital les traces omniprésentes de cette double appartenance, ou de ce double
enseignement. Et aussi parce que, au nombre des virtualités inaccomplies de Lire le Capital,
figure évidemment une confrontation qui n’eut jamais vraiment lieu avec la façon dont
Canguilhem lui-même avait enregistré et discuté les propositions du groupe althussérien20.

Revenons alors, pour conclure, au premier aspect dont j’ai parlé : ce que j’ai appelé le
programme de recherche de Lire le Capital. Je me contenterai de signaler trois
noyaux théoriques qui me paraissent ressortir avec netteté, et auxquels les différents
auteurs de l’ouvrage ont contribué de façon inégale (parfois dissonante) : chacun d’entre
eux, on le comprendra, surgit au point de rencontre de plusieurs développements du livre,
mais trouve sa formulation la plus serrée en au moins un point de l’ouvrage (évidemment,

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sous la plume d’Althusser lui-même). Ils comportent tous une proportion variable de
conceptualisation réelle et d’indétermination résiduelle, ou de potentialité théorique, à
laquelle il faudrait pouvoir consacrer une discussion dont je n’ai pas ici la place.

Le premier noyau est proprement épistémologique, mais il ne se réduit aucunement à la


réitération de la thèse de la « coupure » entre les œuvres de jeunesse de Marx (qui seraient
enracinées, même de façon critique, dans des problématiques philosophiques relevant de
l’idéologie) et les œuvres de maturité (donc, essentiellement, le Capital lui-même), où se
déploie la « révolution théorique » faisant passer de l’idéologie à la science (une science
d’un modèle unique en son genre…). Allant plus loin que cette ébauche, il faut bien le dire
assez mécanique, Lire le Capital dans certains de ses développements prépare la voie à ce
qui deviendra un peu plus tard chez Althusser (à l’occasion de son « autocritique », jamais
vraiment exploitée sur ce point) la thèse beaucoup plus dialectique de la « coupure
continuée », perpétuellement remise en cause par son effectuation même. Ce qui constitue
ce premier noyau, me semble-t-il, c’est la combinaison des propositions suivant lesquelles
(1) « toute science est science de l’idéologie » (thèse originairement formulée par Pierre
Macherey, mais développée aussi à sa façon par Jacques Rancière qui était allé en
chercher les protocoles au lieu le plus inattendu et le plus malaisé pour les althussériens :
dans les analyses du « fétichisme de la marchandise »), et (2) toute science qui est en
même temps une critique de son objet doit procéder au moyen d’une « lecture
symptomale » des théories préexistantes dans lesquelles cet objet a été reconnu (ou
« identifié ») sans être pour autant connu. Peut-être aurait-il suffi qu’Althusser et ses élèves
fassent une application redoublée de ces deux thèses au discours de Marx et à leur propre
discours pour que s’ouvre ici une perspective de dépassement du « théoricisme » à
l’intérieur même de sa problématique… Mais ne spéculons pas.

Le deuxième noyau, que je suis tenté d’appeler aujourd’hui ontologique, est constitué
fondamentalement par l’initiative du seul Althusser, dans l’extraordinaire chapitre IV de sa
contribution sur « L’objet du Capital » (d’abord intitulé : « Les défauts de l’économie
classique. Esquisse du concept d’histoire », puis, de façon plus précise dans la deuxième
édition : « Esquisse du concept de temps historique »). Le centre de ce chapitre est la thèse
de la « non-contemporanéité à soi du présent », qui s’oppose terme à terme à l’idée
hégélienne (ou attribuée à Hegel) d’une « coupe d’essence », permettant de « lire » la
réalisation à venir de l’esprit absolu dans chacun des moments de l’histoire de l’humanité.
Nous pouvons aujourd’hui confronter en détail cette idée à d’autres tentatives
« postmarxistes » pour conférer à la temporalité une multiplicité et une hétérogénéité
intrinsèques, dont la conséquence est toujours une réfutation de l’évolutionnisme et de
l’historicisme : en particulier celle de Benjamin et celle d’Ernst Bloch. Indépendamment de
ces précédents, qu’Althusser ne connaissait pas ou dont il ne tenait pas compte, son
originalité réside dans le caractère structurel des « instances » de la temporalité, idée en
partie dérivée de la tradition sociologique et historiographique française (la « multiplicité
des temps sociaux »), en partie aussi des débats marxistes sur le « développement inégal ».
Mais surtout elle correspond à une sorte de réflexion (quasi)transcendantale sur les
implications ontologiques de l’idée de « totalité complexe originaire » qu’avaient énoncée
les chapitres de Pour Marx, en passant de la structure au processus (ce dont, me semble-t-
il, les critiques souvent virulents du « structuralisme » d’Althusser, qui ont cru qu’il ne savait
penser que la fixité ou l’immobilité des structures, n’ont pas suffisamment tenu compte) 21.
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C’est pourquoi je suis tenté de penser aujourd’hui que la ligne d’ouverture principale de la
philosophie d’Althusser à cette époque, se dessine (ou se dessinerait) à travers la
convergence de ce thème de la non-contemporanéité irréductible du présent et du devenir
avec la question de « l’effet de société », telle que la formulent les derniers paragraphes de
la Préface (« Du Capital à la philosophie de Marx »), qui a pour effet en particulier de
renverser toute la question du « devenir sujet de la substance », que ce soit dans ses
variantes sociologiques positivistes ou dans celles qui relèvent de la « théorie critique ».

Enfin il existe un troisième noyau, auquel dès lors je suis tenté de réserver le nom de
théorique (au sens de cette « théorie régionale » que constitue le matérialisme historique,
ou comme Althusser dira beaucoup plus tard, au sens d’une « théorie finie », c’est-à-dire
ouverte sur un champ de découvertes possibles à l’intérieur de limites déterminées, qui
font par exemple que la théorie des formations sociales doit recouper celle des formations
de l’inconscient, à travers la question de l’idéologie, mais ne peut fusionner avec elle ou se
substituer à elle)22. Ce qui constitue ce dernier noyau (très compliqué dans le détail) est
une réflexion sur les conditions de possibilité et les éléments constituants d’une définition
de « l’objet » de l’économie politique, tel qu’il sort métamorphosé de la critique marxienne
(en passant d’une théorie des conditions d’équilibre de l’accumulation du capital à une
théorie de ses contradictions et de ses conflits). Il y a ici sans aucun doute une ambiguïté,
puisqu’on ne peut savoir d’emblée s’il s’agit de construire cet « objet », dans son autonomie
relative, en l’arrachant à l’empirisme des apparences quantitatives engendrées par
l’échange et en fondant ses variations (ou ses transformations historiques) dans
l’invariance (la reproduction) d’une structure sociale complexe qui ne se réduit jamais à
l’économique, ou bien s’il s’agit au contraire de le déconstruire, voire de le dissoudre
comme objet autonome dans le jeu même des situations (ou des « rapports sociaux », qui
sont aussi des rapports de force, des formes de conflit et de luttes) que ne cesse
d’engendrer la « causalité structurale ». Cette question travaille différemment les exposés
de Balibar, de Rancière, d’Establet, et d’Althusser lui-même, dont on voit bien qu’il n’a jamais
été totalement satisfait de la façon dont, en 1965, il avait cherché à la dégager d’une
double critique du positivisme économétrique (y compris dans ses variantes
« planificatrices ») et de la dialectique de la « forme marchandise » (venue, en dernière
analyse, de la logique hégélienne de l’essence et du phénomène). Pour nous, aujourd’hui,
cette question est sans doute formulée dans les termes d’une épistémologie datée. Mais il
serait bien naïf de la croire totalement obsolète, dès lors que la conjugaison du néo-
libéralisme et de polémiques redoublées (entre les économistes eux-mêmes) sur la
possibilité de pratiquer une science économique isolée de ses propres « externalités »
positives ou négatives, pose avec acuité la question d’une « nouvelle critique de l’économie
politique ». La lecture althussérienne des conflits internes à la critique marxienne n’est,
sans aucun doute, pas la seule dont nous ayons ici à tenir compte. Mais elle fait
indiscutablement partie des ressources23.

Comme je le disais tout à l’heure, ce n’est pas ici le lieu d’essayer d’éprouver la consistance
de ces noyaux théoriques – auxquels pour faire simple j’ai donné une indépendance et une
rigidité que certainement ils n’avaient pas alors dans notre esprit – en déterminant ce qui,
pour chacun d’eux, n’a plus de valeur, et ce qui pourrait encore nous faire penser. Ou si l’on
veut : ce qui n’avait que le caractère d’une affirmation dogmatique, et ce qui comportait des
virtualités de développement et de reformulation. Mais, sur la base de ce que je viens
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d’avancer sommairement, je voudrais livrer une hypothèse supplémentaire à propos de ce
que connotèrent dans les discussions de l’époque les termes de « théorie » et de
« théoricisme ». C’est, je l’ai dit, par excellence le texte et la posture intellectuelle de Lire Le
Capital qui supportèrent le poids de cette accusation. Althusser la reprit à son compte de
façon « autocritique » tout en essayant de lui donner un autre contenu philosophique24.
Mais que faut-il donc entendre par « théoricisme », et surtout par rapport à quoi s’agirait-il
d’une « déviation » ? Comme ci-dessus à propos des effets de récurrence qu’entraîne la
substitution du « matérialisme aléatoire » au « matérialisme dialectique », il faut prendre
garde à la téléologie rétrospective. L’imputation de « théoricisme » fut sous-tendue en son
temps par une sorte de revanche de la catégorie de pratique, implantée au cœur de la
tradition marxiste depuis les Thèses sur Feuerbach (« Les philosophes n’ont fait
qu’interpréter le monde, il s’agit de le transformer ») jusqu’aux formules léninistes sur le
« primat de la pratique » (qui s’exprimerait aussi bien dans le champ de l’épistémologie que
dans celui de la politique, à travers « l’analyse concrète des situations concrètes »). Surtout,
elle fut nourrie (chez Althusser et les althussériens eux-mêmes) par l’idée (j’allais dire le
remords) d’un sacrifice de la lutte des classes dans la définition de la théorie, aussi bien du
côté de son objet que du côté de sa méthode (ou, mieux, de sa « pratique théorique »),
qu’illustrerait exemplairement Lire Le Capital. Il fallait donc, en retour, sacrifier quelque
chose de la « théorie » – son autosuffisance, voire son omnipotence « théoriciste » – pour
reprendre pied dans l’élément de la lutte des classes , à la fois objectivement (par
l’engagement militant) et subjectivement (par la promotion de nouvelles catégories, dans
lesquelles la conflictualité du concept, ou son caractère intrinsèquement polémique,
exprimerait directement la conflictualité du réel, c’est-à-dire de l’histoire, de la société et de
la politique). Mais quel fut le résultat de cette rectification en quête d’orthodoxie ? Non pas
bien entendu (contrairement à ce qu’il m’est arrivé de soutenir naguère) une simple
annulation des pensées précédentes, mais une torsion ou déviation inverse, de signe
contraire, qui entraina Althusser dans une quête remarquable du concept de la politique (du
côté de Machiavel et d’autres), mais qui engendra aussi un terrible piétinement au
voisinage des dogmes marxistes (et léninistes) dont il avait semblé un moment vouloir et
pouvoir déconstruire et reconstruire toute la généalogie, et que sous-tendait une idée
passablement mythique du « prolétariat ».

C’est qu’en réalité il n’y a pas d’orthodoxie, ou plus exactement la prétention d’orthodoxie et
la croyance dont elle s’accompagne sont la « déviation » par excellence, à laquelle on ne
peut échapper par l’invocation de la vérité, mais seulement, de façon toujours relative, par
l’exposition à l’erreur et par l’assomption des risques antithétiques qu’elle engendre25. Mais
alors – et c’est ce que je voulais suggérer – la question du rapport entre ce que désigna le
nom (négativement connoté) de « théoricisme » et ce que fut la théorie elle-même (pour le
meilleur ou pour le pire), n’est plus une cause entendue. Il faut rouvrir la question, dans la
multiplicité de ses implications. La pratique de la théorie n’est théoriciste que dans la
représentation qu’on s’en fait au point de vue d’un certain « primat de la pratique », qui n’est
peut-être pas la seule possible. Le « théoricisme » est l’image inversée d’un « praticisme »,
dans un va-et-vient qui pourrait être interminable. Mais la valeur de la théorie ne se juge pas
d’avance, au fait qu’elle est de la théorie, ou qu’elle s’autonomise en tant que telle. Il faut en
examiner le contenu au regard des applications, et aussi du point de vue de sa consistance
propre26. Il n’y a pas de « voie courte », pas plus que de « voie royale » selon le mot de
Marx27.
9/10
J’arrête ici ces réflexions, qui sont à la fois trop courtes pour être vraiment démonstratives,
et trop étendues pour ne pas risquer de servir d’écran aux textes qui vont suivre. Ce que j’ai
voulu dire, au fond, en répondant à la sollicitation d’Adam Takacs et de son éditeur, c’est
qu’on doit pouvoir continuer aujourd’hui de lire « Lire le Capital » de façon libre et critique,
pour peu qu’on se laisse encore un peu saisir par le mélange de passion intellectuelle et
d’attraction vers les incertitudes de la politique qui en constituait le moteur secret, tout en
sachant que rien de ce qui y figure ne pourrait sans doute être énoncé ou maintenu
aujourd’hui tel quel. Mais il faut convenir aussi que rien de ce qui a été une fois
problématisé dans un sens fort du terme, c’est-à-dire au moyen de concepts, ne peut jamais
purement et simplement disparaître de l’horizon intellectuel. C’est ainsi que j’essaye de
procéder moi-même avec ce livre auquel je me trouve avoir contribué dans une autre vie, et
c’est ainsi que, avec un mélange de nostalgie légère et d’intense curiosité, je vois d’autres
s’y essayer de leur côté. Il va sans dire que je leur en suis infiniment reconnaissant, pour
moi-même, pour mes amis d’alors et d’aujourd’hui, et surtout pour celui qui nous apprit à
travailler ensemble dans la « théorie ».

New-York, novembre 2018

10/10

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