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‘“ MONDE diplomatique > Les blogs du « piplo » > Le lac des signes i 2 Marie-José Monozain & FRANGOIS ROUSTANG Deux témoins Par Nicotas RomEAs, 7 SEPTEMBRE 2017 Lire aussi Max Dorra. politique — au sens initial du mot — plus spécialement sur les images, sur usage quien est fait gincendie », Le Monde par les pouvoirs et les effets qu’elles exercent sur nos sociétés. Avec Confiscation des mots, des avril 2012 images et du temps, la chercheuse s'est attaquée aux écuries d’Augias. En pointant le mésusage public des mots et des images, elle révéle les ressorts de la perversité politique dont celui-ci est l'outil favor George Orwell avait alerté en son temps avec sa fameuse novlangue. Ici, 'analyse du détournement du sens, nourrie d'une riche réflexion, passe, entre autres, parla lecture d’ Emmanuel Lévinas, Cornélius Castoriadis, Jacques Ranciére. L’auteur y insiste sur le rétrécissement sémantique dont Viktor Klemperer démontra minutieusement, & propos du lle Reich, en quoi il avait été un vecteur important d'appauvrissement de la perception du réel, de raréfaction de la pensée et donc de la capacité de résistance. « Tout projet despotique, écrit Marie-José Mondzain, s'emploie 6 s’approprier le monopole des images et des mots qui font voir et savoir en commencant par nous faire croire d tout ce qui nous est montré a un rythme quine laisse 6 l‘intelligence aucune chance de trouver les mots et les ressources d'une réponse... » Cet accent porté sur le rythme est une indication du réle que joue le temps (et son absence), comme vecteur de connaissance ou d'ignorance. Ainsi, les notions grossiérement ficelées utilisées par les « puissants » afin de produire un sentiment diffus de peur de Uautre, notre concitoyen ou non, et done favoriser le maintien des pouvoirs en place par la fragmentation de la collectivité, la stigmatisation de certains groupes et l'atomisation des individus, sont construites & partir de mots détournés de leur sens, autant de freins a la possibilité de penser. Marie-José Mondzain le démontre en reprenant quelques-uns de ces mots-clés et en analysant minutieusement la déformation qu’ils subissent, a commencer — et pour finir — par celui de radicalité, dont elle rappelle le sens authentique. « Désormais la radicalité est devenue l'ennemi déclaré de ceux qui exercent le pouvoir au mépris de toute vie politique et ou détriment de toute imagination inventive et transformatrice... » Cette notion, et la fameuse déradicalisation qui en découle par une frauduleuse torsion idéologique, est au centre de l'ouvrage : « il ne s‘agit pas de déradicaliser, mais de partager la radicalité de notre action politique & partir de la reconnaissance en tous d'une égale copacité d'exercer sa capacité critique » Cette vision s'oppose au projet, a l'ceuvre dans le monde, d'un affaiblissement de la capacité générale de penser. Projet dont auteur précise qu’en détruisant les conditions du débat d’idées, il vise les fondements mémes d'une vie politique. Son travail de reprise du sens consiste a défaire l'emprise des pouvoirs sur ces mots afin de s’en réapproprier le sens profond, Elle fait ici la démonstration de la nécessaire radicalité de toute pensée philosophique. Se tenir a la racine des choses n'a rien avoir avec un comportement extréme et réduire en ce sens le mot « radicalité » revient a interdire la profondeur de la pensée. Ce mot, percu de deux maniéres antagonistes, par ceux qui cherchent & continuer a penser et par ceux qui veulent limiter cette possibilité, est au centre de l'ouvrage. Le détournement de sens qui en fait l'adversaire d’un monde de profit et de sécurité molle, tente de disqualifier cette opération de l'esprit « créatrice, inhérente 4 tout changement » pour en faire « la source terrifiante du terrorisme ».« La confusion entre la radicalité transformatrice et les extrémismes est le pire venin que l'usage des mots inacule jour aprés jour dans la conscience et dans les corps >... De ta méme maniére, la notion de « crise » peut donner lieu a deux acceptions qu'elle englobe pourtant originellement : d'une part le moment douloureux, la convulsion pathologique dont parle Hippocrate, d'autre part « le mouvement de la délibération et du jugement qui conduit 4 la résolution et 4 l'apaisement ». A présent, dit auteur, « nous n‘em retenons que le sens de convulsion et de terreur. La puissance critique a déserté les théoriciens de la crise économique et sociale. » Ce travail de retour au sens consiste aussi 4 examiner la fagon dont les mots se construisent, comme, par exemple, pour le terme aujourd'hui trés usité et controversé de « populisme » : « C’est sur la méme dérive sémantique que “liberté” a donné “libéralisme", dont on ne sait que trop ce qu'il contient de haine pour (a liberté, Le peuple ne sera jamais populiste, il pourrait bien étre au contraire le nom d'une véritable aristocratie d construire, celle qui désigne la noblesse des affects et des ceuvres, de l’énergie et des savoirs. » Marie-José Mondzain est 'un de ces grands témoins essentiels, qui analysent, armés d’un microscope, la vraie nature du fléau qui déferle sur le monde et nous en alertent avec précision (2), D'une maniére tout a fait différente, Francois Roustang (1923-2016) est aussi 'un de ces grands témoins. Cet homme fait partie des grands redécouvreurs de I'hypnose, a l'origine des travaux de Freud et peu a peu abandonnée par lui au profit de la construction de la psychanalyse, puis revisitée par Milton Erickson, dont les travaux l'inspirérent fortement. Ils'agit d’un autre versant de la résistance a la déshumanisation en cours : la reconquéte de soi-méme, corps et me. L'ouvrage paru en 2015 chez Odile Jacob, Jamais contre, d’abord, reprend les contenus de trois de ses précédents ouvrages, La Fin de la plainte,|I suffit d'un geste et Savoir attendre, ainsi que des ajouts plus récents. Membre de la Compagie de Jésus jusqu’au milieu des années 1960, assez passionné par les travaux de Freud pour les retraduire afin de plus de précision, il remet ensuite en question de fagon approfondie la psychanalyse contemporaine, en passant par sa propre pratique et en quittant la « secte lacanienne >. Ce parcours extraordinaire l'amena & explorer la fagon dont \'étre humain se construit & la fois intérieurement et extérieurement. Cette recherche, qui isola rapidement des tenants de la doxa lacanienne, il la mena sans tenir compte des cloisons érigées entre les genres et les catégories, en puisant a diverses sources dont il n’excluait ni ‘ancien taoisme, ni la pensée du philosophe Ludwig Wittgenstein, ni celle des poates, parmi lesquels Henri Michaux. L’auteur de Comment faire rire un paranoaque était a la fois un grand érudit et un praticien d'une simplicité et d'une profondeur étonnantes. Francois Roustang, excommunié par les autorités chrétiennes pour cause d’écrits renégats, finit par remettre en question le dogme méme de la cure, qui, dans les faits, n‘a souvent pas de fin. Longtemps analyste sous le contréle de Jacques Lacan, il exprime clairement, dans La fin de la plainte, son étonnement devant l'oubli, dans la pratique, des fins curatives de l'analyse. Devenu hypnothérapeute, il finissait par préner que les séances soient les moins nombreuses possibles, important étant précisément qu’elles aient une fin. Que la plainte qui entretient le mal puisse enfin s'arréter... L'une de ses grandes obsessions aura été de réhabiliter et réintroduire une conception de l’étre qui comprend uniment l‘esprit et le corps. I s‘agit d'un travail sur les individus dont on pourrait penser qu'il n’a rien de politique. Mais ce travail est sous-tendu par une vision de l'étre dans le monde qui valorise le réle actif du lien aux autres, qui fait comprendre que ce que l'on pergoit comme un individu est en fait I'un des nceuds de la grande tapisserie humaine a laquelle chacun est relié par dinnombrables fils : a la famille, au passé, aux ancétres, a l'entourage, & la société, etc. Liens qui, aussi longtemps qu’on les ignore, continuent de nous agir & notre insu. A Vopposé de la croyance néolibérale en un individu préoccupé de ses seuls intéréts personnels, la conception qu’a Frangois, Roustang des possibilités d’évolution d'un étre, implique que seule la connaissance de notre dépendance vis-a-vis de ces liens permet de conquérir une capacité d'action sur sa propre existence. Et silhypnose lui apparut comme une méthode particulidrement adaptée a ce travail, c'est que le terme d’« attention flottante » (dont il révisera la traduction (3)) appliqué par Freud a la présence de l'analyste, qui ne doit rien privilégier de ce qui est exprimé mais tout laisser flotter afin que puisse s'opérer une recomposition du paysage intérieur du sujet, prouve qu'il s‘agit fondamentalement de la méme démarche. Pour Roustang, 'hypnose était au fondement de la psychanalyse et si Freud n'avait eu pour priorité de construire une nouvelle « science > a'intérieur d'un monde médical et universitaire traversé de rapports de forces, ils'y serait tenu. Quant a la notion de temps, Roustang s'y intéresse de prés, puisque l'un de ses textes majeurs, Savoir attendre est en quelque sorte un éloge — trés taoiste —, du « non agir », 'attente active comme ressort du changement personnel. Loin de la recherche de la satisfaction de désirs immédiats prénée par le capitalisme ambiant. Cet accompagnateur d'émes, secret

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