Le concept de collection
en bibliothèque publique :
un « mauvais genre »
pour reconquérir les publics
L
e manga est aujourd’hui une baignent toutes les générations, de-
réalité éditoriale à laquelle il est puis le milieu des années soixante-dix,
difficile d’échapper. Ce segment lesquelles ont marqué l’arrivée des
important de la production de bandes dessins animés japonais sur les petits
dessinées en France 1 est parvenu à fi- écrans français. Il n’est donc guère
Anne Baudot déliser un lectorat plus jeune et plus étonnant qu’il fasse l’objet d’un tel en-
Maison des écrits féminin que celui de la franco-belge. thousiasme public.
abaudot@hors-sujet.com Plusieurs facteurs peuvent expli- Par ailleurs, si jusque-là on distin-
quer cet engouement pour un phéno- guait essentiellement deux segments
Conservateur des bibliothèques mène pourtant conçu pour répondre à d’acheteurs de mangas (la génération
territoriales, Anne Baudot est des réalités culturelles très différentes « Club Do » des trentenaires et celle,
actuellement directrice de la Maison des
des nôtres : un coût moindre, des dé- « Naruto », des adolescents) et qu’on
écrits à Échirolles. Elle a été assistante de
conservation de 2003 à 2007, en secteur
lais de parution considérablement ré- pouvait craindre une désaffection des
adultes, à Épinay-sur-Seine, Albertville duits entre les différents tomes d’une plus jeunes une fois sortis de l’adoles-
et Grenoble, avec notamment la charge série, mais aussi, paradoxalement, cence, il semble que l’édition 2008 de
de créer le fonds de mangas de la un contenu plus proche des préoc- la Japan Expo ait montré une tendance
bibliothèque du centre-ville de Grenoble et cupations des publics qu’il touche en contraire, comme le souligne Stéphane
la coordination des services proposés aux France. En outre, le manga au sens Ferrand, directeur de Glénat Manga :
adolescents sur cet équipement. strict, c’est-à-dire la bande dessinée ja- « On commence à ressentir l’intérêt pour
ponaise, est un élément d’une culture les mangas sur plusieurs générations. La
populaire beaucoup plus vaste, dont génération des trentenaires grossit. On a de
l’esthétique se retrouve dans le cinéma plus en plus de parents qui viennent, cette
d’animation, les séries télévisées, fois-ci accompagnés des petits. Le manga
les jeux vidéo, mais aussi la mode, est devenu une culture transversale 3. »
la musique, la littérature ou les arts Or, dans le monde des bibliothè-
picturaux 2 au Japon, et par-delà ses ques, le manga peine encore à trouver
frontières. Une culture dans laquelle une place et une légitimité auxquelles
il pourrait prétendre par son poids
éditorial. Si la plupart des établisse-
1. Selon les chiffres de l’ACBD (Association ments de lecture publique en acquiè-
des critiques et journalistes de bande rent, c’est le plus souvent en très petit
dessinée) pour l’année 2009, 40 % des nombre et en le limitant à des préju-
nouveautés BD parues et un peu plus du quart
des volumes de BD vendus sont des mangas.
gés, au premier rang desquels le fait
Sources : www.acbd.fr/bilan-2009.html (ces qu’il serait uniquement destiné à un
chiffres sont relativement stables par rapport public adolescent... Il paraît donc utile
à ceux de 2008, selon l’ACBD, www.acbd.fr/ de s’intéresser non seulement à l’exis-
bilan-2008.html, et la DLL, www.culture.gouv.fr/
tant dans les bibliothèques, mais aussi
culture/guides/dll/Chiffres-cles_2007-2008.pdf).
2. Pour plus de précision, se reporter à la à ce que le manga peut leur apporter
première partie du mémoire dont cet article et à ce qu’elles peuvent lui apporter, en
est tiré, disponible en ligne sur le site de tant qu’établissements culturels.
l’Enssib (www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/
document-2039) : Anne Baudot, Les « mauvais
genres » dans les bibliothèques publiques :
l’exemple du manga, mémoire d’étude de 3. Source : www.actuabd.com/Japan-Expo-2008-
conservateur, Villeurbanne, Enssib. 9eme-Impact-Bilan-et-perspectives
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connaître le manga dans sa diversité,
et séries « d’appel » destinées à satis-
faire les publics « naturels » du genre.
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Le manga en bibliothèque publique :
Enjeux du manga
pour mettre en lumière l’Art nouveau, a très largement puisé dans le réper- en bibliothèque
la littérature gothique ou l’écologie par toire de l’Art nouveau, notamment
exemple, tout en attirant un public dans les œuvres de Mucha, pour créer On le voit, le manga peut être un
qui n’est pas celui de ces domaines en les décors de ses séries (pour RG Veda puissant support pédagogique dans
temps normal. Ainsi, l’œuvre des ar- et xxxHolic, notamment) : leur popu- une perspective d’éducation à l’image.
tistes du studio Clamp, qui a été mise larité auprès de tous les publics, liée Il y a là, bien sûr, un enjeu de société
à l’honneur par les bibliothèques de la aux ambiances très particulières de important, à l’heure où la plupart des
ville de Paris à l’occasion de leur venue leurs mangas, mêlant souffle épique
dans le cadre de la Japan Expo 2009 7, et romance, peut donc constituer un
tremplin intéressant pour mettre en 8. Osamu Tezuka est considéré comme le
valeur ce courant artistique européen père du manga moderne et un quasi-dieu au
7. Les quatre artistes du studio, Nanase du début du xxe siècle auprès des ado- Japon : il a révolutionné la conception nippone
Ôkawa, Mokona, Tsubaki Nekoi et Satsuki de la bande dessinée après guerre, théorisant
Igarashi, étaient en France à cette occasion. La
lescents. pratiquement tous les codes qu’on connaît
ville de Paris leur a consacré une exposition du Kaori Yuki, quant à elle, s’inspire aujourd’hui au genre et lui donnant ses lettres
3 juillet au 27 septembre 2009. régulièrement du folklore occidental de noblesse.
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informations passent par des supports découvrir le manga dans sa diversité leur domaine d’acquisitions et des do-
audiovisuels. La volonté délibérée de et sa richesse. maines qui l’irriguent (en l’occurrence,
travailler sur la narration graphique Enfin, et cela n’est pas anodin, les les influences et les inspirations sont
Le concept de collection
dans le but de susciter des émotions, bibliothèques peuvent mener dans multiples et extrêmement diversifiées),
donc, d’une certaine façon, de faire ce domaine comme dans les autres associée à la connaissance des publics
porter aux images des informations une véritable mission de soutien à la qu’ils desservent, forme le socle d’une
autres que ce qu’elles représentent, création. Des maisons d’édition indé- politique documentaire pertinente.
fait de ce média un objet d’étude par- pendantes, souvent porteuses de cré- Pour énoncer clairement ses objectifs
ticulièrement pertinent dans une telle neaux peu exploités mais d’un intérêt et définir raisonnablement les moyens
optique. En effet, attirer l’attention du remarquable, ont en effet un besoin qu’elle nécessite, il ne peut y avoir de
public, et en particulier des adoles- vital des fonds que représentent les ac- place pour la méconnaissance et l’ap-
cents, sur ce que la construction d’une quisitions des bibliothèques, bien sûr, proximation.
image peut dire de plus que son seul mais aussi de la diffusion qu’elles font Or, en matière d’objectifs, il nous
contenu paraît essentiel pour contri- de leur travail auprès du grand public. semble qu’il en est un tout à fait natu-
buer à la formation de citoyens auto- Ce sont elles qui offrent les œuvres rel pour ce média : toucher les publics
nomes. Or, il nous semble qu’il s’agit les plus inattendues, qui explorent les des adolescents et des jeunes adultes,
là d’une des missions fondamentales voies les moins empruntées et qui, au dont on sait qu’ils sont les plus dif-
de nos institutions. final, proposent des albums dont l’ori- ficiles à faire venir entre nos murs.
Par ailleurs, toujours dans le do- ginalité et la qualité permettent de sa- Référence culturelle incontournable
maine éducatif, et comme nous l’avons tisfaire les publics les plus exigeants, pour ces tranches d’âge, même si elle
souligné lorsque nous évoquions l’ac- qu’ils soient ou non déjà des lecteurs est loin de toucher tous les jeunes, le
tion culturelle, le manga, en tant que convaincus du genre. manga est un outil que les bibliothè-
lieu du croisement des cultures, est un ques ne peuvent se permettre, dans
support de choix pour attirer l’atten- le contexte actuel de baisse des ins-
tion des publics les plus éloignés de la Connaître le manga criptions, d’ignorer. Ce n’est certes
culture académique sur des sujets qui
en relèvent : histoire du Japon, mœurs
pour mieux conseiller pas par la seule proposition de collec-
tions, quelle que soit leur qualité, que
et société japonaise contemporaine, le lecteur nous pourrons remplir cet objectif de
folklore européen, histoire de l’Europe, reconquête des jeunes, mais cette pro-
histoire de l’art ou de la musique, his- Ce qui fait la différence entre les position est néanmoins l’assise sur la-
toire des sciences… Il n’est pas de do- fonds de mangas des bibliothèques pu- quelle pourra s’appuyer une politique
maine auquel le manga ne se soit inté- bliques, c’est surtout l’intérêt que les forte de communication et d’anima-
ressé, le plus souvent avec une grande acquéreurs portent ou non au genre. tions.
précision technique ou historique, et À partir du moment où l’on reconnaît Ce sont, bien évidemment, les in-
avec une remarquable efficacité didac- au manga son statut d’objet culturel à teractions entre les collections, d’une
tique, dont pourrait s’inspirer la bande part entière, nourri à de nombreuses part, et la communication et les ani-
dessinée franco-belge. sources, inscrit dans une histoire et mations, de l’autre, qui permettront
Autre point, plus classique, le une légitimité culturelle indéniables et de toucher ces publics, en rendant vi-
manga est un média culturel qui a, représentatif d’évolutions marquantes sibles les collections et en donnant des
nous l’avons vu, largement trouvé sa de la société de son temps, il apparaît contenus attractifs aux animations. Il
place dans l’édition française. Comme important que les bibliothécaires s’en s’agit bien, à travers ces fonds particu-
pour toute production éditoriale, le saisissent, s’y intéressent et nourris- lièrement porteurs et la vie que nous
pire y côtoie le meilleur, même si sent leur pratique professionnelle pouvons leur insuffler, de donner à
nous ne recevons pas, en France, les d’une véritable connaissance de ce tout un public une place qui ne lui
choses les plus mauvaises du marché sujet. Celle-ci permettra de sélection- paraît ni évidente, ni même nécessai-
japonais. En effet, seules des histoires ner et d’acquérir de façon plus effi- rement légitime, entre nos murs. En
publiées en tankôbon font l’objet d’un cace et pertinente, tout en ayant un outre, média à part entière, touchant à
achat de droits par les maisons d’édi- regard précis sur l’exploitation qu’on tous les domaines de la connaissance
tion françaises, ce qui signifie que les peut faire des œuvres en termes d’ac- et les abordant avec des points de vue
histoires les plus mauvaises, celles qui tion culturelle. Bien évidemment, cela et des styles très divers, le manga est
n’ont pas rencontré leur public et ont permettra de conseiller les usagers en à même d’intéresser d’autres publics,
été interrompues avant même d’avoir toute connaissance de cause, ce qui pour peu que les professionnels sa-
assez de chapitres pour une publica- demeure l’une des fonctions centra- chent quoi proposer à qui. En cela, il
tion en volume, sont évincées. Pour les et particulièrement gratifiantes de peut être une intéressante passerelle
autant, tout ce qui paraît en France ne
relève pas nécessairement de l’intérêt
notre métier.
Il va de soi qu’on ne peut imposer
entre les générations. • Février 2010
général. Ainsi les bibliothèques, par aux professionnels leurs goûts et leurs
leur fonction de sélection et de pres- réticences. Il n’en reste pas moins
cription, ont toute légitimité à faire qu’une connaissance approfondie de
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