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LETTRES DE PRISON

CHARLES MAURRAS

LETTRES
DE
PRISON
8 Septembre 1944 - 16 Novembre 1952

FLAMMARION, EDITEUR
26, rue Racine, PARIS
Il a été tiré de çet 0111Jrage :
Deux cent trente exemplaires
sur Vergé pur fil des Papeteries d'Arches,
dont 2.00 exemplaires numérotés de I à 2.00
2.0 exemplaires numérotés I à XX
et
10 exemplaires numérotés H.L. 1 à H.L. 10
réservés à la Librairie Henri Lefèbvre.

Droits de traduction, de reproduction et d'adaptation


réservés pour tous les pays.
© FLAMMARION 19j8.
Printcd in France.
AVERTISSEMENT

Les lettres de Charles Maurras, présentées dans ce volume, ont toutes


été écrites en prison, à quelques exceptions près. Arrêté à Lyon le 8 sep­
tembre 1944, il fut conduit le 9 au Fort Montluc, puis à l'hôpital de
l'Antiquaille et, de là, à la prison Saint-Paul-Saint-Joseph où il resta
jusqu'au 2.8 janvier 1945. Après l'arrêt de la Cour de Justice du
Rhône, il fut détenu à la Maison centrale de Riom, jusqu'en mars 1947,
puis à celle de Clairvaux jusqu'au 10 août 1951. Transféré à l'Hôtel­
Dieu de Troyes, il y demeura isolé jusqu'en mars 1952., date à laquelle
il fut placé en résidence surveillée à Ja clinique Saint-Grégoire, à Saint­
Symphorien-les-Tours, où il mourut le 16 novembre.
Ce 9.ue fut sa vie en prison, les innombrables amis du chef de l'Action
França,.re se le sont demandé bien souvent. Ce livre leur permettra de
s'en faire une idée et manifestera la merveilleuse liberté d'esprit qui
ne cessa d'animer l'illustre prisonnier.
Maurras est tout entier dans ces lettres, avec ses préoccupations
habituelles, son amour de la poésie, son goût des idées, ses parti-pris,
son inflexible attachement aux plus hautes nécessités nationales, au
souvenir des siens, de sa Provence, et de ses amis.
Alors que ceux qui l'ont fait condamner pour étouffer sa voix espèrent
l'avoir réduit au silence, sous le calot et la bure du« bagnard>>, Maurras
écrit, assis à sa petite table. Emprisonné, il est plus libre que jamais,
dans la mesure où il se trouve délivré de toute contingence de temps.
Toutes les heures de toutes ses journées lui appartiennent et il en dispose
à sa guise. Des études, des travaux, des lectures auxquelles ses écra­
santes occupations de chef l'avaient contraint de renoncer, il les reprend
et s'y plonge avec délices. De merveilleux dévouements lui permettent
de rétablir avec l'extérieur les contacts nécessaires. Les ouvrages de
toute nature dont il a besoin lui parviennent par dizaines et s'accumulent
le long des murs de sa cellule. Grands textes grecs et latins, poètes et
philosophes, classiques français et provençaux, historiens et écrivains
contemporains viennent aider son incomparable mémoire. Il se pas­
sionne aussi bien pour des questions de grammaire et de philologie
provençales que pour la réfutation de l'existentialisme. Il continue
6 LETTRES DE PRISON
le combat contre ses adversaires de toujours, un Bergson, un Henri Bre­
mond et ces théoriciens de la démocratie, dite chrétienne, auxquels
il impute une si grande part de responsabilité dans la déclaration de
guerre de 1939 et dans nos malheurs subséquents. Il ne se lasse pas davan­
tage de dénoncer les méfaits de ce germanisme qu'il a combattu sans
trêve depuis plus d'un demi-siècle; les complaisances qu'il a rencon­
trées chez nous lui arrachent des cris de fureur. N'acceptant pas sa
condamnation, il ne cesse de rechercher et d'accumuler les preuves
de l'action qu'il a menée contre !'Occupant pour obtenir la révision
d'un procès qui insulte à son action, à celle de ses compagnons de
l'Action française. Lutte émouvante pour l'honneur de sa Patrie et
de la Justice. Il suit avec attention le développement politique de la
IV8 République, i::uarquant avec une implacable logique les étapes
de la déchéance progressive vers laquelle elle entraîne le pays.
Malgré la hauteur des murs et l'épaisseur des barreaux, il oriente,
dirige, stimule ceux de ses amis qui ont reprif le combat et qui essaient,
en rappelant les vérités d'expérience, de limiter les sottises de l'igno­
rance et la folle bêtise des partis. En Suisse, au Portugal, en Italie, en
Belgique et jusqu'aux lointaines Amériques, s'envolent des feuiJlets
couverts de sa difficile écriture, rétablissant cenains faits, dénonçant
les lourdes impostures et affirmant les droits imprescriptibles de la
vérité politique et de la vérité tout court.
Mais cette correspondance montre un autre Maurras, ignoré du
grand nombre et que ne connaissaient vraiment que les siens et ses plus
proches amis, nous voulons dire l'homme vivant, attaché à tous les
plaisirs de l'existence, aussi sensible au bouquet d'un vin, à la saveur
d'un mett; qu'à la délicatesse d'un profil féminin.
Et plus précieux encore, peut-être, les rappels constants de son enfance,
de ses parents, de ses premiers compagnons de vie littéraire, de son
Martigues, vibrant en lui constamment, sans défaillance de jour ni
d'heure, toutes pages qui apporteront une contribution inestimable
à ses biographes et aux exégètes de sa pensée.
Il va sans dire que les lettres publiées ici ne représentent qu'une
partie de celles que Charles Maurras a écrites en prison. Nous remer­
cions les différents destinataires qui nous ont autorisés à choisir parmi
ces lettres palpitantes de vie.
Octobre 1957
A HENRI RAMBAUD 1
Vendredi 8 septembre 1944.

Mon cher ami, je m'en veux d'avoir laissé passer quarante-huit heures
sans vous féliciter de reprendre enfin au Nouvelliste 2 la place que vous
donnait votre nom, votre sang I A vrai dire, c'était une question à laquelle
je songeais toujours beaucoup, mais dont je n'importunais personne,
de crainte de réponse absurde, et dont je me défendais de vous parler,
à vous ... Il est superflu de vous dire que vous avez bien fait d'accepter
et que vous pourrez y rendre de grands services, malgré tout. Malgré
le titre, évidemment I N'y aurait-il pas un moyen de profiter de cette
exaltation << patriotique » plus ou moins passagère, pour y glisser un
adjectif comme Liberté française ou un génitif comme la Liberté de la
patrie? Ce pavois tricolore passerait à la faveur du temps et fournirait
une explication substantielle à qui demanderait la liberté de qui? la liberté
de quoi? Quant aux événements, je crois assez bien savoir ce qui s'est
passé à Vichy pour vous certifier qu'il serait injuste d'accuser ni le Maré-
* Cette lettre a été lcrite tp14l(Jlles !Murt.r avant l'arrestaJion de Maltf'rat, 38, rl/8 VfJllbecour,
par ordre du commi.rsaire ik la Rlpubli(Jlle, Yves Farge.
1. Henri Rambaud, dès sa jeunesse, avait publié plusieurs études sur Maurras. Lorsque
l'Adion français, s'installa à Lyon, les relations de Maurras avec Henri Rambaud, critique
du No1111ellitt1 de Lyon, étaient devenues plus fréquentes. Maurras aimait à lui montrer ses
vers, et. le 26 août 1944, il lui avait laissé la dactylogmphie de la BaJa,,ç, intérieur, en vue d'un
dernier examen critique. '4
2. Le No11111/list, d, L,yon, fondé par le père d'Henri Rambaud et dirigé par les Rambaud
jusqu'en 1932, était passé ensuite en d'autres mains.
Les biens du No1111elliste, interdit en septembre 1944, furent attribués par le Comité de
Libémtion au quotidien M.R.P. La Liberté. Henri Rambaud avait d'abord été associé à la
direction de ce journal.
8 LETTRES DE PRISON
chal ni son conseil réel. De résist4nf, il n'y en a pas eu de plus ferme que
lui en France, ni certes hors de France, et la manière dont il a sauvé de
l'Allemagne Toulon et Bizerte jusqu'au débarquement de 1942 en est la
preuve flagrante. Il cédait à la force sur les hommes, sur les points secon­
daires; sur l'essentiel, c'était un roc. Le traitement que lui font subir les
Allemands ajoute la preuve à la preuve. Quant à l'héroïsme et au patrio­
tisme, ce sont des vertus qui sont à tous et pour tous, à Jean Huss comme
à saint Pierre, à Armand Carrel comme à Louis XVIII. Il est bien mal­
heureux que nos 1 5 o ans de décadence démocratique n'aient pu encore
rendre sensible la différence entre le patriotisme et le fidèle dévouement
à l'intérêt national. Mais cette distinction eût été moins naturelle que
son contraire. Comme vous disiez l'autre jour, l'événement pronon­
cera. Je crains qu'il ne prononce trop conformément à ce que je disais
aux collaboratio1111istes : entre la schlague et le knout, je ne choisis pas;
je ne èhoisis pas non plus entre le knout et la schlague. Dans tous les
cas, il reste aux responsables de ce retour victorieux << dans les four­
gons de !'Etranger >> à expliquer à !'Histoire comment l'Anglo-Amérique
a choisi la France pour champ de bataille et pour terre brûlée, alors
que, maîtresses de la mer, les deux puissances pouvaient confortablement
passer par la mer du Nord, débarquer au cœur de l'Allemagne et, de là,
mécaniquement, automatiquement, rappeler sous Berlin assiégé toutes
les forces boches de l'Atlantique et d'ailleurs, qui eussent reflué d'elles­
mêmes comme elles refluent aujourd'hui, mais aujourd'hui seulement,
de la mer Egée et du golfe du Lion. Je n'ai cessé pendant quatre ans
de dire que !'Ennemi numéro un n'avait pas perdu son numéro, mais
que, depuis Mers-el-Kébir et Dakar, il y avait un Ennemi numéro
un bis. Un deuxième, un troisième ex-aequo s'en sont mêlés depuis.
Peut-être y a-t-il une lueur d'espérance. Peut-être un grand esprit poli­
tique va-t-il se rencontrer pour passer entre le Russe et l'Anglais et
l'Américain, comme le fit le duc de Richelieu entre le Russe, Je Prus­
sien et l'Autrichien. Mais ce n'est qu'une possibilité bien vague encore 1
Et je vous trouve bien modéré en ne prévoyant qu'ennuis et épreuves
secondaires : la Juiverie est là, servant ae colle et de charnière!
Quoi qu'il en soit, laboremus ! Je suis bien content de vos extraits
de Novalis 1• Car ils m'enfoncent, ils servent très bien à m'enfoncer
dans mes réflexions sur la magie du vers, telle que je la conçois, c'est-à­
dire à un certain degré de concentration ou tout au moins de non-diffu­
sion. Je ne suis pas très exigeant. Lamartine l'a, ce degré, et la traduction
de Novalis ne m'en donne qu'une idée assez faible, bien que son com­
mentaire, si abondant, me fasse bien comprendre ce qu'il entend par « la
Nuit>>. Comme dit Louis Ménard: Grande Nuit,principe et terme des choses••• 2•
I. Henri Rambaud lui avait envoyé quelques passages des Hymnes à la Nuit de Novalis,
en les rapprochant du poème de Maurras intitulé Variations IRr le.r deux Nllit.r d, Mjçhef-Ange.
2. Vers de la dernière strophe du poème de Louis Ménard L'Idlal, dans ses Poèmes et
Riverie. d',m Paim my.rtiqm.
LYON 9

Je ne suis pas sûr du texte, mais c'est cela, avec le sens additionnel que
les choses possibles y sont surtout évoquées par le rêve allemand. Il est
trop clair que, pour une initiation complète, il faudrait savoir l'allemand
ou en avoir quelque teinture. J'ai su assez d'anglais pour suivre, à
fond, Shakespeare et même Shelley. Ici, tout point d'appui me manque.
Avec cette seule réserve que j'ai toujours senti fortement les deux Faust,
surtout le second, les Ballades de Gœthe, ses Affinités (très aimées jadis 1),
ses Elégies, Iphigénie et le reste. Il m'est donc traduisible très direc­
tement. Novalis ne passe qu'indirectement, et grâce à votre commentaire
et à celui de Pujo qui s'en est beaucoup occupé autrefois, du temps
où il écrivait Le Règne de la Grâce 1•
Je suis bien heureux de vous avoir satisfait avec la Palinodie. Mais
déjà elle avait obscurément fermenté dans ma mémoire, et j'avais ainsi
remanié la strophe quatrième :
LesyeNX de la Femme, (ou d'1111efemme)
Ces baumes du corps,
Ces philtres de l'âme,
Ne sont pas si forts... 2•

Cela me semble plus fluide, et aussi plus clairement conduit. Quand


vous pourrez, vous me donnerez votre avis.
J'ai aussi grande envie de modifier la fin. Les définitives bontés me
semblent dures, et sans prolongement ni écho. Que diriez-vous de
ANX contemplatives (ou aux méditatives)
Do11Ceurs de la Mort

Contemplatives me paraît assez achever et surélever l'idée de reflet


contenue dans miroiter, d'eau tranquille du pli des rives et d'anses du port.
Mais j'hésite encore. Néanmoins la parenté virgilienne proposée par
votre érudition et à laquelle je n'avais pas songé, m'enfonce dans cette
cortection. Quid censeas?
Quant au premier poème, irm'a causé à peu près les mêmes soucis
qu'à vous-même, je doute encore!
Oui, il faut timbrer le Soleil de la-majuscule divine, et tout de suite
encore. Que le vers 4 de la première sttophe ne vous déplaise pas,
malgré sa familiarité, c'est un repos pour moi. Mais l'italien, le pro­
vençal sont sans gêne. Le français est la seule langut vraiment aristo-
1. Maurice Pujo : Le Règne de la Grt1ce (1892). M. Pujo �tait alors secdtaire de l'Union
pour l'Action morale que venait de fonder Paul Desjardins, l'auteur du Dwoir prisent (1892).
Il devait, ainsi qu'Henri Vaugeois, futur directeur de l'Action fraflfaÏII, quitter l'Action
morale au début de l'affaire Dreyfus.
2. Pour le texte définitif, cf. La Ba/ana intlri111re: Variations 111r les dellX Nllits de Mkhel-Ang1;
II. Palinodie: Los de la Nllit (1952).
IO LETTRES DE PRISON

cratique, aulique, royale. Le familier y est délicat, quoique possible


dans le tréfonds (La Fontaine, Corneille).
· La strophe 2. ne m'a pas complètement satisfait. Bien que la pierre
à f11Sil soit dans Michel-Ange, n'aimeriez-vous pas mieux :
Un éclat de silex a pensé te meurtrir... ?

Pour le vers 9, vous avez totalement raison. Il est né d'une mauvaise


correction. Il disait d'abord :
T11 n'es rien qu'une éclipse, 1111 ref11s de la jlamme,
et alors rien perd son sens absolu que vous lui reprochez avec raison,
il redevient un simple rien que.
Le Phoe de Phébus est aussi pris dans Michel-Ange, et je le crois, ici,
de couleur locale assez supportable. Pour l'éllli de roseau, n'est-ce pas
une traduction acceptable de la «férule • où Prométhée enferme son feu,
avant de le donner à l'homme? J'ai cherché longtemps ce mot de férule.
Il a fini par me revenir, et j'en suis sûr. Mais la férule devant être creuse,
je vois un étui! Préférez-vous de sure1111, plutôt que de roseau? Je ne vois
pas d'autre bois creux, dont le nom soit courant et familier. Férule,
aujourd'hui, ne fait plus penser qu'au supplice des écoliers d'autrefois.
Au premier vers de la dernière strophe, j'étais aussi très mécontent.
Faut-il dire tout net :
ù Soleil projeta ton f(III/Ôme, et la Te"e
Porta son ombre en maudissant... 1 ?

On a ainsi l'ombre portée au physique, tout net. ]"avais songé aussi


à « le Soleil a t:réé ton fantôme >>... Le rappel du nom de la Nuit est-il
bien utile? On sait bien qu'il ne s'agit que d'elle. Quant aux vils labeurs
nocturnes, du vers suivant, c'est le sujet : j'avais pensé aux labeurs de
la Lune, semblables à ceux de la Terre, et, alors, avant l'arrivée de votre
lettre, je méditais ceci :
Ses l1111aires labeurs et le bas ministère...
Mais cette allusion à Phoebé est-elle nécessaire? ,A la réflexion, peut­
être suffirait-il que la Terre maudisse
Sa planète asservie a11 plus bas ministère

(le ministère du simple reflet) et cela donnerait au vers final l'éclat d'un
subjonctif graduateur et relatif:
le plus bas des ministères,
Qu'impose à l'1111ivers la loi du Tout-Plliss(III//
1. Le texte fut encore modilié dans la version délinitive.
LYON II

Voilà bien des histoires pour quelques vers! Pardonnez-les moi, c'est
un peu votre faute, puisque vous vous y êtes intéressé. Et puis, votre
dignus est intr-:ire (en somme) me comble de joie, parce qu'il m'eût été
désagréahle de n'avoir pas dans un << parvis d'hommages & ce Michel­
Ange poète pour qui j'ai tant d'adnùration et d'amour, pour sa nudité,
sa rudesse farouche, et souvent sa moelleuse douceur.
Ce grimoire me fait honte. Vous n'imagineriez pas combien, en
l'absence du « journal» à faire, je me suis imposé de tyranniques besognes,
elles me prennent du matin au soir, et le soir il faut se coucher! Moins
heureux que vous, je ne puis dornùr de bonne heure. Ce sont de longues
insomnies, où me poursuivent les images des choses à faire, et que
je n'aurai jamais, certainement, le loisir de réaliser. Et c'est épuisant.
Je m'endors au matin, et j'y perds la douce lumière qui me permettrait
d'avancer un peu mon pauvre courant quotidien... COURANT...
mot magique! A l'instant où je l'écris, il nous revient, il nous est rendu
avec sa Fée électricité. N'est-ce pas bien beau, cette rencontre sur
le papier, de ma plainte, de mon regret, et de la restitution accordée 1
Paradis perdus I Paradis rendus I Je travaillerai un peu cette nuit! Pré­
sentez mes respectueux hommages à Madame Henri Rambaud, félicitez-la
comme je m'en félicite de votre retour à la tête du Nouvelliste et recevez
toutes mes anùtiés reconnaissantes.
CH. M.
LYON
Prison Saint-Paul-Saint-}oseph
11 septembre 1944 - 28 janvier 1945
A HENRI RAMBAUD
Lyon, Infirmerie de la p1ison Saint-Joseph. Mercredi 1 3 septembre 1944.

Mon cher ami, l'autre nuit, pendant le transfert ici, je m'ennuyais,


je me suis mis à reprendre et à refaire un peu la première Nuit de Miche/­
Ange, qui n'allait pas. Voici le texte que je crois meilleur, et, en tout
cas, beaucoup plus près de la pensée du grand poète, que j'ai beaucoup
relu à l'Antiquaille.
Je vous serais très reconnaissant de dire à mon éditeur 1 deux choses :
1 Vous avez, vous, un << manuscrit >> de la Balance intérieure, bien supé­
°

rieur au sien en qualité, pour les corrections que j'y ai portées et pour
celles dont nous avons délibéré ensemble, notamment quant à la préface.
- 2 Vous avez huit pièces nouvelles : a) les deux petites vieilles
que j'ai retrouvées à Martigues, et qu'il faut mettre dans les vers de
°

jeunesse, en tête du chapitre de Z<.ù� xoci �ux� (Faust et Hélène) 2•


b) Les quatre Floralies décentes, à classer dans La Trahison des clercs.
r) Les deux Nuits de Michel-Ange, pour le Parvis d'hommages.
Je ne crois rien oublier.
Ces précautions me semblent bonnes à prendre, quel que soit l'avenir.
Evidemment, le temps des éditions est passé. Mais les manuscrits sub­
sistent et mieux vaut leuc donner moi-même leur rang de qualité, aussi
anthume que possible 1
Mes respectueux hommages à Madame Henri Rambaud. A vous
mille amitiés, très reconnaissantes.
CH. M.

1. Lardanchet, à Lyon.
2. Ce poème et les deux suivants se trouvent dans La Balance inlérie«re.
2
16 LEITRES DE PRISON

A MADAME JOSÉPHINE BARRET, SA SER VANTE

Dimanche 17 septembre 1944 .


Ma chère Joséphine,
Je vous remercie des beaux colis si bien composés que nous avons
reçus aujourd'hui. Quand nous aurons enfin @ peu de vin, ce sera par­
fait.
J'espère que vous aurez demain matin ma lettre vous demandant
des livres et disant lesquels.
Voulez-vous y ajouter :
1° Une paire de bretelles, il me semble en posséder une de rechange.
Celle que je porte est cassée.
z0 Le petit pot de colle blanche dont je me sers pour travailler.
Je ne sais si je vous ai bien indiqué la place du gros carton sur
Paul Bourget :
ou bien dans ma valise
ou bien rue Franklin 1 sous la bibliothèque, à droite.
J'oubliais de vous dire qu'il est entendu avec le directeur d'ici que
je pourrai vous faire passer votre mois et de l'argent pour la maison.
Mille amitiés.
CH. M.

A HENRI RAMBAUD
Prison Saint-Paul, 33 , Cours . Suchet. z9 septembre 1944 .

Mon cher ami, merci de votre lettre. Je suis bien heureux de savoir
que vous avez reçu la mienne et de voir votre réponse. Combien
l'accord sur Chénier me semble précieux ! Vous m'aviez un peu
inquiété. J'avais craint d'avoir cédé à je ne sais quel esprit de géomé­
trie symétrique. Mais c'est le contraire, l'ambition était en lui encyclo­
pédique, et la discipline traditionnelle. (',ela i'eût mené loin et haut,
avec la collaboration des circonstances - ce qu'il a tiré de la Prison
le montre assez 1 - En y réfléchissant de part et d'autre, nous avons
trouvé des raisons, et qui concordaient. Ah I je crois bien que la discussion
est utile et que, même inutile, elle serait encore la plus précieuse des
1. En 1944, Maurras habitait à Lyon, 2.0 hi;, rue Franklin. A la Libération, il trouva asile
34, rue Vaubecour.
PRISON SAINT-PAUL-SAINT-JOSEPH DE LYON 17

vérifications. Savez-vous que, sur un autre point, je faisais aussi le


même chemin que vous? C'est pour les petits vers de la Nuit 1•
J'étais revenu au premier texte avant de recevoir, hier, votre conseil,
si exactement motivé, tant pour les yeux de ftmme que pour le bontés et
le définitives ! Le piège, en ces sortes de petits poèmes, c'est le vif
attrait du sentiment et du subjectif. Or, là, il fallait, comme vous le
dites, une clôture supérieure. J'ai senti vaguement, comme vous faisiez
clairement, et voilà un autre point de réglé.
Mais, par exemple, comment vous dire un merci suffisant pour votre
critique de la première strophe de l'autre poème? J'étais troublé, sans
savoir ni sentir où était le mal. Vous m'avez fait voir que l'ordre
logique y était enfreint et que, là, il ne faisait qu'un avec l'ordre lyrique.
Je suis en train de tâtonner dans la direction que voici :
A tes fraudes d'orgueil que perça Michel-Ange
Folle Nuit, nous nous méprenons,
* ton? Mais, le soleil masqué par un* globe de fange,
C'est le Dieu, le Beau Dieu qui règne sous ton nom.
ou
j �: ���- i o t è
� �� �'?'. ".":':'. . . ! � ��
s t o
e:'_'��
��� . �� -� �?

Apollon. Sureau, auquel préférer roseau, d'accord. Porte, et non porta,


vous avez mille fois raison. Sans nous comparer aux grands porte­
lyres, ce jeu de balances arachnéennes est, il me semble, une façon
de leur rendre gloire et honneur. C'est un raisonnement a fortiori.
Si eux, eux, EUX donnaient cette attention à la dixième partie de l'once
ou du scrupule, à plus forte raison les faibles mortels, s'ils ont la
moindre teinture de ce qu'est leur art. C'est dire le service que vous me
rendez. Et puis, je ne vous le cèle point, cela me met en train, et
risque de vous coûter toutes sortes d'heures de travaux sous l'étoile du
matin et l'étoile du soir. Voici une Consolation à Joachim du Bellay, qui est
née ici. J'avoue que le sermon en est dur, mais pourquoi touche-t-on,
bêtement, sous prétexte de critique, aux poètes sacrés?
Consolation à Joachim du Bellay 2
pour une basse préface aux « Regrets ».

Poète de L'IDÉE 3, esprit musicien


Pur et docte, rompant de célestes arcanes,
Qui, pour ne rien céder au vulgaire profane
RJfugias ton cœur aux Champs É{ysiens,

I. LA Nuit de MMJI/-Ang,.
2. Ce poème a été ensuite l'objet de nombreux remaniements. Il figure dans LA &lance
intérilfllf'I, sous le titre : No11111at1 &grel de Joachim du &Ilay, d'ap,is 11114 basse prlfaa.
3. Allusion au sonnet cxm de 1'00,,,.
18 LETTRES DE PRISON

En ces beaux lieux baignés du calme 0/ympien,


Presque seul, ô Bellt!J, tu railles, tu ricanes,
D'un cyste défleuri tu fais un bonnet d 'âne
Qui montre à ton Ronsard notre âge asinien,
C'est qu'il vient des rapports incongrus de la terre :
On défèque à l'envi sur tes palais romains,
Les nectars de Bourgueil se boivent en c!Jstère
Et l'éditeur ingrat qui s'en lave les mains,
S'il imprime tes vers, charge du commentaire,
Qui? Pédé sans cervelle, un Henri Guillemin 1 /
25 septembre 44
Prison Saint-Joseph-Saint-Paul.

Vous voyez qu'on ne s'ennuie pas trop. J'étais sans inquiétude


sur le manuscrit, certes I et le savais en lieu sûr. Mais je désirais que
l'éditeur sût que le vôtre était d'une qualité et d'une étendue supérieures
à celui qu'il a entre les mains. Merci de la bonne hospitalité que vous
lui donnez.
Si je vous disais ce que je fabrique en ce moment I ou plutôt ce que
j'ai fini de fabriquer I Une espèce de monstre en prose, qui n'est certes
pas un roman, mais qu'il me faut intituler « conte moral, magique et poli­
cier 1.1. Cela s'appelle Le Mont de Saturne 2• Il y avait la bagatelle de cin­
quante-cinq ans que j'en traînais la pensée, communiquée aux derniers
jours de !'Exposition de 1889 à un mien ami qui ne peut plus en témoi­
gner, car il nous a été arraché depuis bien longtemps 3 1 Cette juvénilité
reprise par ma vieillerie m'a beaucou� distrait, et même sérieusement
amusé, si l'on peut dire I Je ne sais pas st ce sera lisible ni si nous pourrons
en causer quelque jour. Mais cela a un caractère aussi testamentaire que
la Balance, je dis testament de la Fantaisie et de l'Insatiété. Cependant
quel ennui que l'on n'ose plus conter en vers! Il n'y a pas d'autre moyen
d'égaler, de temps en temps, le drame bourgeois au rêve du poète. On
était bien heureux du temps des Chansons de geste, et je ne sais qùand
ces paradis perdus nous seront rendus.
Pardonnez ce caquet. Si vous revoyez Lardanchet, demandez-lui
pour vous l'épreuve d'un petit livre de moi qu'il a prêt et qui s'appelle
Marseille en Provence 4• La seconde partie est très manquée. Mais la
1. Maurras entendait par pédé (P.D.) parti démocrate. CT. plus bas lettre à Henri Ram­
baud, datée du 17 octobre 1944 et celle du 23 février 1952.
2. Le Mont de Saturne, conte moral, magique et policier, Paris, 1950.
3. Son ami d'enfance René de Saint-Pons qui, dit-il, fut son « initiateur à la poésie de Musset
et de Calendal, le familier de sa jeunesse. •
4. Marseille 1n Provence, Lyon. Bien que daté de 1944. ce livre n'a paru qu'en 1946.
PRISON SAINT-PAUL-SAINT-JOSEPH DE LYON

première moitié m'en paraît bonne, et, en tous cas - ce qui n'est pas
une qualité - assez nouvelle par la matière.
Je ne sais pas où vont les jours. Rien ne dépend plus de nous.
Non mihi res, sed me rebus 1• • • La liberté intérieure se suffit. Mais à propos
de vers latins, je ne suis plus sûr de l'intégrité de celui-ci, et je ne le
scande pas bien : Cara deum soboles, magnum Jovis incrementum 2• Si c'est
exact, ce dont je doute, n'y a-t-il pas une anomalie métrique ? Mais
trêve ! trêve 1 Et pardon 1 Mes respectueux hommages à Mme Henri
Rambaud, et mille amitiés si reconnaissantes.
CH. M.

A ANTOINE LESTRA 3

4 octobre 1944.
Cher Monsieur et ami,

Je suis bien touché de votre lettre, et ému par tous les souvenirs
que vous évoquez.
Je conçois celui 4 qui vous conduit entre tous, comme le plus digne
de motiver une démarche comme la vôtre. Je vous ai dit, en effet, comment
il m'avait laissé sans paroles, parce que, en effet, il n'y a pas de commune
mesure entre vous et moi là-dessus. Le clialogue est impossible. On
re çoit, on recueille un sentiment sublime : comment y répondre avec
des mots, et même avec des actes? Là encore, croyez-moi, il y a le silence,
la réflexion, ou plutôt la méditation, chargés d'un sentiment de gra­
titude dont les termes ne sont pas trouvables non plus.
Mais Pie X ! Mais Pie XI 1 Mais Mgr Penon 5, mais le Carmel de Lisieux,
avec sa sainte et ses saintes ! Mais le Cardinal Sevin 6 ! Mais notre cher
aumônier 7 1 Mais ma pauvre mère que vous nommez aussi ! Croyez-vous
que je ne vive pas très constamment dans leur présence et dans leurs
images, en une sorte d'obsession qui n'est pas unique, car c'est un peuple
d'âmes amies qui tourne sans cesse dans mes pensées, mais il en est
I. Souvenir d'Horace, Epz"tres, I, 1, 19 : Et mibi ,-e;, non me rebus .rubjungere conor : « Et je
m'efforce d'être le maître, non l'esclave des événements. • Les circonstances amènent Maurras
à renverser ici la formule.
z. Virgile, Bucoliques (V, 49). Cf. plus bas la lettre du 17 octobre 1944.
3. Ecrivain monarchiste et catholique, Antoine Lestra est l'auteur de plusieurs ouvrages
<l'histoire religieuse.
4. Le souvenir de Mme Lestra, morte l'année précédente.
5 . Evêque de Moulins, ancien maître de Maurras au collège d'Aix-en-Provence.
6. Archevêque de Lyon de 19u à 1916.
7. Le père Chervier, de la Communauté du Prado, qui visita régulièrement Maurras
pendant les quatre mois qu'il vécut dans la prison Saint-Paul à Lyon.
20 LEITRES DE PRISON

parmi celles-ci qui sont au premier rang. Et d'autres, toutes nouveau­


nées à ma vie d'esprit, y ont une part très étendue. Mais comment
vous rendre compte du résultat de ce perpétuel échange de pensées? Il
est trop vaste et trop intime, trop complexe et trop profond pour être
communiqué ! Ce dont vous me parlez m'occupe sans cesse. Et je le
fais à ma manière, dans mon ordre et sur mon plan. Le peu de vie qui
m'est laissé compte aussi. Je me mets aussi en règle avec elle. Permettez­
moi de ne rien ajouter de plus. Ce seraient des mots qui seraient vains
pour moi, et dont le sens m'échapperait. Je tiens seulement à vous dire,
pour la deuxième et troisième fois, une très vive reconnaissance.
Mais, cher Monsieur et ami, est-ce bien à René Bazin que S.S. Pie XI
a parlé ainsi 1 de ma mère? Il me semble me souvenir que c'est bien
plus simplement à... M. Pierre Laval 1 Vous voyez que la curiosité
critique ne perd pas ses droits et qu'aux plus graves préoccupations
peuvent se mêler de véritables babioles, nugae historicae !
Avec toutes mes excuses, tant pour ce grimoire illisible que pour
ce qu'il y a de bien incomplet ou insuffisant dans ma réponse, veuillez
agréer, cher Monsieur et ami, dont l'amitié peut ainsi remonter à la rue
du Dragon 2, l'expression de mon souvenir non moiris fidèle.
CHARLES MAURRAS

A MADAME JOSÉPHINE BARRET, SA SER VANTE

1 0 octobre 1944.

Ma chère Joséphine,

Je pense qu'il va vous être permis 8 de m'apporter un paquet des livres


qui me sont nécessaires.
En voici la liste au feuillet ci-joint, et le moyen de les trouver.
Merci, ma chère Joséphine, je vous serre très cordialement la main,
CHARLES MAURRAS

1. Il s'agit du propos rapporté dans Le Bienhlure#x Pi, X (pp. 5 8-59) : « Le Pape poursuivit,
comme se parlant à lui-même : « On 111'a dit qm sa mère était une saint,. Et apres une pause nou­
velle : Il 111'arriv, de la prier. •
2. De 1895 à 1904. Charles Maurras habitait à Paris, 19, rue du Dragon, et c'est là qu'à la
fin de 1901 il reçut la première visite d'Antoine Lestra.
3. A cette lettre, le Directeur des Prisons de Lyon avait joint cet avis : « Madame, les
neuf ouvrages désignés dans la présente lettre sont autorisés. Vous pouvez donc les apporter
à la prison Saint-Joseph, où on les remettra à M. Maurras. Je crois devoir vous informer que
snds, les volumes indiqués sont permis. Ne pas tenter d'en apporter d'autres. - Prière
d'apporter la présente lettre en venant. t
PRISON SAINT-PAUL-SAINT-JOSEPH DE LYON 2. 1

Il me faut :
Le Petit Dictionnaire Larousse, dont je me sers, vous devez savoir où
il est;
Mon livre, Le Chemin de Paradis, de même :
De même le carton qui porte en grosses lettres : Paul Bourget.
Il me faut aussi :
Les quatre livres suivants, qui sont sur ma cheminée, à droite en fai-
sant face à la glace :
Fables de La Fontaine
Pensées de Pascal ( en haut de la
Virgile
Horace
� pile de droite

Puis sur la cheminée, en face, posé à plat, un livre de moi La Mnsique


intérieure.
Enfin, à gauche de la cheminée, toujours en regardant la glace, debout,
comme l'était la chemise brune, une haute et large brochure intitulée
Le petit danseur d'Antibes, par Franz Cumont, membre de l'Institut 1 •
En tout neuf ouvrages, 9.
CH. M.

A HENRI RAMBAUD

Papier du bagne Mardi 17 [ octobre 1944.]


Mon cher ami,
Excusez mon silence. Votre lettre du 1 2 m'est arrivée vendredi et
j'avais mille choses à vous communiquer, sans parvenir à me mettre
au courant.
D'abord, le pratique! Hélas! quand votre billet est arrivé, c'était
fait pour Maître G... 1 et devait être fait : un juge était désigné, je ne pou-
vais plus attendre... L'avocat de Pujo 3 l'avait déjà visité. Il faut tout
de même nous tenir prêts, ces gens-là peuvent tout oser dans l'ordre
des surprises et des trahisons. L'essentiel est d'être bien en ligne, nous !
Comme chantait Richepin : « Bast I Zut 1 5 TL ocv -rux oL 4 1 >>
1. Franz Cumont : La sle/e du danseur d'Antibu el son décor végétal. Paris, 1942..
2.. M8 Goncet, défenseur de Maurras à son procès. Henri Rambaud avait élevé quelques
objections contre ce choix, sous-estimant, à cause de sa jeunesse, ses qualités et son
talent.
3. M8 Breuillac, du Barreau de Lyon.
4. Souvenir du refrain de A /'hasard th lafourchllle, chansonnette de La Chanson du GuellX.
22 LETTRES DE PRISON

Que de choses à vous dire I Donc, mon petit conte vous intéresse ?
Il est devenu gros, ce conte << moral, magique et poJicier », que je me
définis un fourre-tout du Grand Tout. Il comporte quatre cahiers et
demi, 220 pages manuscrites assez serrées, mais je ne saurais vous le
raconter en raison de sa complexité incongrue, de son pathétique et de
son fumisme. Sachez seulement que vous ne vous trompez pas en parlant
du dernier mot de la Balance intérieure (rNSATIÉTÉ) 1 . C'est un peu,
et beaucoup, cela. Vous ai-je dit que la première, toute première idée
m'en est venue en 1 889 ? Je l'ai raconté grosso modo à un vieil ami,
mort, hélas ! depuis - le dernier jour de !'Exposition universelle !
On ne songeait pas à vous en ce temps-là. Mais, sans ces Messieuts
de votre Commune lyonnaise, je n'aurais jamais eu le temps d'exécuter
cette pensée de jeunesse dans l'âge mûr, hi! hi! plus que mûr.
Quant aux vers, il y a du neuf, outre le rabibochage dont je parlerai
plus loin, une ballade qui n'est pas destinée à la Balance, mais je vous
envoie tout, le sérieux et le reste, - plus le Cynégire,frère d'Eschyle 2,
auquel je pensais vaguement en 1937, à la prison de la Santé de Paris,
et qui s'est fait tout seul ici. Preuve, preuve par neuf, de l'excellence
du climat des prisons lyonnaises, bien que le régime y soit plus dur,
comme la IVe République sera plus dure que la IIIe !
mox daturas
progeniem vitiosiorem 3 /
Je ne sais d'ailleurs pas ce que vaut ce Cynégire, mais il me hantait,
à cause de la rencontre de la rage et de la sagesse chez ces combattants,
Apollon et Iacchos, lierre et laurier, et parce que� si ce n'est pas trop
mauvais, cela me permettrait de mettre le nom d'Escl�yle dans le << Parvis >>,
l'hommage fraternel serait doublé de l'emprunt d'une épigraphe des
Perses, mais est-ce bien ceci :
L� L� 't"pLcrxcx.ÀµOL(JLV
t� t� �cx.ptaLV ôMµsvoL 4 ?
Quant à Du Bellay, je croyais que vous connaissiez la basse .préface
qui nous a déshonorés, en Suisse (Eaitions du Milieu du monde). Figurez-

1. Le demier poème de LA Balance intérieure avait alors pour titre : Descmte aux enfers et
se terminait par cette strophe :
Myrte, âfellille do11Ce-amère
Qlli 114 m'a pas chanté
Qu'étm14//e et qu'éphémère
Insatié[é.
a. LA Balance intérieure.
3.
• •.. elles vont don114r une postérité pire ,nçore. • Citation, mise au féminin, d'Horace, Odes,
2.

III, 6, 46-48.
4. Ce sont les demiers vers des Perses d'Eschyle : Hélas I hélas / sur ceux qui onJ péri -
hélas ! hélas I péripar nos galiotes à triple rang de rames (trad. Paul Mazon).
PRISON SAINT-PAUL-SAINT-JOSEPH DE LYON

vous que Guillemin reproche à Bellay les deux ou trois sens du mot
<< Regrets >> : regret de la patrie, regret du temps perdu, regret de carrière
manquée, comme si tout cela n'avait pas son humanité et, par consé­
quent, sa légitimité en poésie ! Et puis le ton vil ! le reproche fait au
mécénat des princes ! sa répercussion sur « Racine >> et sur << Bossuet >> 1 !
c'est odieux, et, je vous le répète, vil et bas. Il n'aura pas volé son coup
de pied quelque part. Vous verrez que je l'ai un peu perfectionné et
si, tel quel, cela ne vous déplaît pas trop, j'aimerais aussi le mettre dans
le Parvis d 'hommages pour faire cortège à celui de Ronsard.
Je suis absolument de votre avis sur les Regrets, ils sont supérieurs
à I'Olive, bien que j'aie un culte pour le sonnet de l'Idée. (N'est-ce pas
Brunetière dans une conférence qui lui avait fait un sort ?) Celui que
vous m'avez transcrit est aussi bien beau 2, et, je suis comme vous, son
obscurité ne m'offusque pas. Elle est noble et profonde, et << ça vaut
ça ». Le cara deum soboles était destiné à l'épigraphe, et je crois que ça
irait bien. Comment n'ai-je pas songé au vers spondaïque, dont c'est
l'exemple classique dans les petits traités I Mon oubli me fait d'autant
plus rougir que Frédéric Plessis se souvenait d'une bibliographie de
moi sur un livre de métrique de lui quand j'avais vingt ans ! Ça ne me
rajeunit pas, comme vous voyez. Que vous avez bien fait de vous exercer
à lire métriquement! Cela doit substituer à un plaisir confus, et souvent
trop purement abstrait, une joie de l'oreille et une joie du goût inti­
mement rassemblées.
J'arrive au grand point difficile. Le mieux sera, je crois, de se résigner
à la version du Michel-Ange 3 que vous avez trouvée passable en raison
de son bon début. Vous l'avez. Par désespoir, peut-on encore tâtonner ?
A tes ruses d'orgueil que perça Michel-Ange
Fausse nuit, nous nous méprenons :
Mais Je beau dieu' caché sous ,e globe de fange
Le solei/ 5 de midi règne encor sous ton nom.
Tu sais, toi, qt1'il sujjit . . .

J'ai des objections à tout le reste, qu'y faire ? Il me semble difficile


de faire retomber tout le poids de la strophe sur la découverte de Michel­
Ange, le mieux est de revenir au statu quo ante, que vous avez jugé malgré
tout satisfaisant.
J'aurais aussi une objection contre la répétition de rien rien.

1. Joachim du Bellay : Les Regrets, Introduction et notes de M. Henri Guillemin. Henri


Guillemin faisait reproche à Du Bellay d'avoir adressé au roi un dithyrambe pour obtenir
une pension. Il faisait le même reproche à Racine· et à Bossuet.
2. Le sonnet CXII de !'Olive : • Dedans le clos des occultes idées... �
3. Cf. La Balance intérieure.
4. Dans l'interligne : Var : beau dieu.
5 . Id. var : un soleil.
LETTRES DE PRISON

C'est qu'elle entraîne un qu'éclipse (K'EKLIPSE) deux kappas assez


durs, au lieu qu'on peut dire, plus doucement :
Tu n'es rien qu'une éclipse, un refus de laflamme 1.

L'n intermédiaire adoucit un peu, je crois.


Enfin, me voilà au bout du débat, je crois. Je vais vous recopier
mes vieux Pouranas, comme disait Renan 2. Mais je ne vous quitte pas
sans vous dire que je viens d'aborder l'autre nuit, agg,-edi 3 une Muse
plus sérieuse, celle d'un poème de prison 4, je crois, dont voici les
premiers vers où « son cou >> n'est malheureusement pas << tordu » à
l'éloquence :
I. Muse Ill/X sourcils serrés, aux grandsyeux lourds de larmes,
Depuis (JIii ces barreaux me retiennent ici,
]'ai longtemps préféré quelque autre de tes charmes
A ton front labouré de sévères soucis.
Je me suis enivré de l'odeur immortelle
Que répand jusqu'à moi ta chevelure d'or.
]'ai baisé cette épaule et cette gorge telles
Qu'Amoury préliba sa semence de mort.
Ta Grâce, tes beauxjeux, tes rires et tes danses
Ont peut-être permis quej'ai trop ignoré
Ou n'ai pas assez. vu que tes saintes cadences
Pour la patrie en deuil, ô ma muse, ont pleuré.
II. Ne crains pas queje tienne à cette vieille vie,
]'ai neuf lustres de plus que mon maitre Chénier,
Et, s'il est vrai que tout me fasse encore envie,
Bienvenu soit lejour qui sera le dernier !
J'ai bu trop d'amertume et de mélancolie,
D'horreur et de dégoût dans l'âpre déraison
Qu'ont crachée, en passant sur ma race amollie,
Les rhéteurs de lafourbe et de la trahison. . .

1. Henri Rambaud avait proposé :


Rien I 111 n'es rien q"'éclipse et refus de la flamme.
2. C'est ainsi que par allusion aux énormes recueils de l'Inde, Renan appelait L'A,,enir
de /a Sdena.
3. Il semble que cet infinitif rajouté après coup soit une allusion aux vers de Virgile :
Aggredere o magnos (aderitjam tempus) honores
Cara deum soboles, magnum Jovis incrementum
• Gravis alors les hauts degrés des honneurs, ce sera le moment, ô cher rejeton des dieux,
magnifique épanouissement de Jupiter. • (trad. Jérôme Carcopino).
4. Poème recueilli dans les <EN,,res Capitales (t. IV) sous le titre • 1794-1944 •·
PRISON SAINT-PAUL-SAINT-JOSEPH DE LYON 2j

Mais les adjectifs s'y mettent, c'est le signe qu'il faut attendre un
peu l Mille amitiés en toute hâte, je vous prie de me rappeler au· sou­
venir de madame Henri Rambaud, de lui présenter mes respectueux
hommages et de la prier de me pardonner les heures précieuses que
je vous fais perdre!
CH. M.

A PIERRE VARILLON
21 octobre 1944.
Mon cher ami,
J'espère que vous avez eu la lettre où je vous parlais de mes tra­
vaux littéraires et du journal.
Depuis j'ai beaucoup réfléchi à cette dernière question, et je crois
nécessaire d'arrêter les dispositions suivantes.
Le journal ne paraît pas, mais nous soutenons, Pujo et moi, une lutte
judiciaire et politique pour l'honneur de notre action, de nos idées et
dont l'avenir national peut en partie dépendre. Donc, l'Action Française
doit tenir. Nous avons besoin de disposer ici, comme de forces d'aide
indispensable, des cadres du journal. Ils sont en partie restés à notre
portée, faute de pouvoir aller ailleurs, et aussi parce que nous leur avons
donné, selon notre devoir, le moyen d'y subsister. Notre procès va
durer, il est nécessaire que les cadres durent aussi, durent autant que
lui. J'estime donc nécessaire de payer à ceux de nos collaborateurs
restés à votre portée un nouveau trimestre d'avance. Bien entendu, il fau­
drait dire à tous que nous comptons sur eux, et qu'ils ne quitteront
plus Lyon, à moins que nous ne le quittions.
Pour en finir avec ce chapitre, il faudra remettre aux avocats une
provision convenable.
En ce qui nous concerne, je vous ai déjà écrit quel était le régime
établi de tout temps à l'Action Française pour les prisonniers quels
qu'ils fussent : elle les nourrit. Cependant en fait nous nous nourris­
sons nous-mêmes, 1·e crois. Ou je me trompe fort, ou l'administration
pénitentiaire paye e restaurant en notre nom, au moyen des sommes
que nous avons déposées au greffe le jour de notre emprisonnement.
Il est d'ailleurs prudent de laisser cet argent là. Car nous ne savons pas
pour combien de temps nous y sommes, si nous le diminuions, il serait
peut-être difficile d'en remettre. Donc, pour ne pas diminuer le dépôt
de Pujo, il faut que ce dépôt soit dès maintenant remboursé à Mme Pujo
(en mains propres, pas par la poste) et que lui soit également remise
la somme représentant le nouveau trimestre de son mari dont nous
venons de décider la distribution. On fera plus tard le calcul en détail.
26 LETTRES DE PRISON

Pour le moment il ne faut pas que la géhenne-prison soit doublée de


gêne aux entournures pour les familles : tenons compte des faux-frais,
des accidents et du reste 1
Mon cas est différent.
Mon dépôt au greffe est plus que suffisant, excessif même. Mieux
vaudrait que vous me gardiez personnellement ce qui me reviendra
de la nouvelle distribution. Et cela sera augmenté plus tard de ce qui
devra m'être rendu des prélèvements du greffe pour le restaurant.
Et nous avons bien de la chance d'être en mesure de faire face à ces
frais nouveaux! Je n'hésite pas à engager toute ma responsabilité pour
chacune de ces décisions.
Avec toutes mes amitiés, mes hommages et mes amitiés pour tous
les vôtres, filleul compris 1• Laissez-moi vous renouveler l'assurance
de ma parfaite égalité d'âme et de tranquillité d'esprit.
Votre vieil ami.
CHARLES MAURRAS

A UNE CARMÉLITE DE LISIEUX

Lyon. Prison Saint-Paul z9 novembre 1 944.

Ma Sœu.r,
C'est en prison (1936-1937) que notre correspondance a été la plus
active 2 • Celle de 1944 aura été moins féconde. Mais les oreilles ont dû
vous tinter! J'ai conté au Père (Chervier) nos lointains commencements,
nos orages et l'Illuminare his 8• • • et surtout les admirables initiatives de
la Révérende Mère Agnès 4 et celle de votre autre mère, l'inoubliable
Madame P. 6•
Je vous supplie donc de ne pas être inquiète et de croire à ma profonde
gratitude. Vous savez que je supporte très bien la prison, et vou
1. Charles Varillon, dont Maurras était le parrain.
2.. Cette lettre avait pour destinataire celle que Maurras appelle « ma sainte correspon­
dante • in L, Bimhellf'eux Pie X, p. 196.
3. A la fin de 1936, alors que Maurras était à la prison de la Santé, le Carmel de Lisieux
lui avait envoyé une carte représentant sainte Thérèse de !'Enfant Jésus agenouillée au pied
de la C,:oix. On lui avait demandé de bien vouloir écrire au verso une prière de son choix.
Charles Maurras avait retourné cette carte avec ces lignes manuscrites empruntées au Bene­
dictus : 11/IIIIIÎnare hi.r IJflÏ in tenebris et in umbra mortisjacent. Heureux ceux qui sont couchés
dans les ténèbres et dans l'ombre de la mort.
4. Sœur Pauline, en religion mère Agnès de Jésus, était la sœur aînée de sainte Thérèse ;
leurs deux autres sœurs les avaient suivies au Carmel.
1· Madame P. était la mère de la t sainte correspondante t à qui cette lettre est adressée.
Elle avait signé • Victor Favet t de • petits romans d'une langue superbe, d'un sens élevé et
pur. •
PRISON SAINT-PAUL-SAINT-JOSEPH DE LYON

n'ignorez pas, ma Sœur, combien je suis sensible aux joies, délices et


communions des amitiés d'esprit. Que j'ai été heureux de recevoir ici
et de mettre dans mon portefeuille tant de beaux souvenirs ! ...
Lisieux, où êtes-vous ? J'ai frémi des bombardements et je ne suis
pas très rassuré pour la << Libération>>, même par le R. P. Thierry d'Argen­
lieu. Du moins suis-je sûr, ma Sœur, que vous êtes sauvées avec votre
T. R. Mère - et vous sauverez tout le reste. C'est la foi très ferme et très
forte d'un homme de peu de foi.
Après dix semaines de prison - arrêté le 8 septembre - j'ai été
conduit au Palais de Justice, hier 2.7 novembre, pour la première fois.
Et j'ai eu les honneurs des menottes I Mais mon cher co-directeur
Maurice Pujo a eu la même gloire trente ans avant moi, et c'était pour
le service de Jeanne d'Arc contre Thalamas 1 ! Vous voyez que je continue
à être un traînard, ma Sœur l Enfin, que la France s'en tire ! Je ne défends
pas ma personne, mais l'honneur de nos idées et de notre action. Un
journal révolutionnaire publie de faux documents, mais grotesques, je
le poursuis. Un autre publie une falsification calomnieuse, je le poursuis.
Nous finirons bien par reprendre le dessus du fer, selon notre habitude
française. Et puis on travaille bien ici, et l'on s'y porte bien malgré le
frais. Et bon sommeil.

AU SURVEILLANT-CHEF DE LA PRISON SAINT-PA UL

Novembre 1944.

Monsieur le Surveillant-Chef 2,
J'ai voulu prendre quelques heures avant de répondre à la grave
communication que M. Maurice Pujo a bien voulu me transmettre
de votre part, au sujet de la visite de ma nièce et fille adoptive.
Les prisonniers normaux voient et entendent leurs visiteurs. Un
prisonnier sourd ne peut que les voir à cause de la distance et des grilJes.
L'autre jour, la distance et les grilles ont été supprimées pour le pri-
1. Professeur d'histoire au lycée Condorcet, Thalamas avait tenu, en classe de quatrième,
des propos sur Jeanne d'An: qui avaient provoqué les protestations de parents d'élèves.
Il dut alors abandonner son poste, mais on l'en dédommagea en lui accordant de faire un
cours libre en Sorbonne qui devait susciter de violentes manifestations au Quartier Latin.
Les ligueurs de M. Pujo envahirent l'amphithéâtre pour en chasser l'insulteur de
Jeanne d'Arc.
2. Brouillon d'une lettre au Surveillant-Chef, à la suite de quoi l'autorisation fut donnée
à Maurice Pujo d'accompagner Charles Maurras au cours des visites qu'il recevait.
28 LETTRES DE PRISON

sonnier sourd, et l'équilibre a été rétabli à son égard. Or, les vrais pri­
sonniers normaux voient et entendent leurs visiteurs 4 fois le mois,
et l'on vient de décider que le prisonnier sourd ne les verra et ne les
entendra plus qu'une fois : l'équilibre est de nouveau détruit à son
détriment, et cette fois, ce n'est pas en vertu de fatalités naturelles,
mais par la volonté des hommes.
Si la nouvelle mesure vient de l'administration de la prison, je vous
serai reconnaissant, M. le Surveillant-chef, d'y réfléchir et de prier Mon­
sieur le directeur de Saint-Paul d'y réfléchir aussi : la rupture d'un juste
équilibre au moment même où l'on vient de le rétablir.
Si, comme je le crois, la décision vient de M. le Juge d'instruction,
je lui ferai porter votre réponse par mon avocat.
Mais d'ici là, n'y · aurait-il pas une position d'attente possible? Ne
pourrai-je voir ma nièce et fille adoptive qui devait venir lundi, à dis­
tance, et à travers les grilles, et mon compagnon de cellule, M. Mau­
rice Pujo, serait autorisé à descendre avec moi dans la cage pour servir
d'interprète et me transmettre la parole de ma visiteuse? Je suis habi­
tué à la voix de M. Pujo, et il a la bonté de consentir à cet arrangement.
CH. M.

A MESSIEURS LARDANCHET, ÉDITEURS

10, rue du Président Carnot, LYON 2.7 décembre 1944 :

Chers confrères et amis,


Un mot à la hâte, d'abord pour vous prier de recevoir mes remer­
ciements pour toutes vos marques de grande amitié dont j'ai eu les
échos ici. Mais ensuite pour vous prier d'intervenir si cela est possible
aux points que je vais vous exposer.
On me dit que vous avez des relations d'amitié étroite avec le Com­
missaire de la République à Marseille 1, l'Yves Farge de là-bas.
Si c'est inexact, je n'ai rien écrit, ni dit.
Mais si c'est vrai, ah ! si c'est vrai, je vous conjure de faire auprès de
lui le possible et l'impossible pour qu'il use de toute son autorité en
faisant relâcher le commandant Dromard 2, mon ami, l'un de mes meilleurs
amis personnels et politiques, patriote ardent, antiboche autant que
je le suis et dont le seul crime est le mien : /a France, la France se,i/e !
1. Il s'agit ici de M. Aubrac, nommé à la Libéntion Commissaire de la République à
Marseille. et qui s'était évadé en 1943 du fort Montluc à Lyon grâce aux renseignements
que put transmettre à sa femme son compagnon de cellule Paul Lardanchet.
2. Le Commandant Dromard présidait à Marseille la Fédération provençale des Sections
d'Action fr.mçaisc qu'il avait ctiécs.
PRISON SAINT-PAUL-SAINT-JOSEPH DE LYON

Moins résistant que moi, bien que plus jeune, il a fallu le conduire
de la prison à l'hôpital, . où il ne peut être aussi bien soigné que chez
lui à X ... où habitent sa femme et ses enfants.
Le commandant Dromard a fait brillamment l'autre guerre, il a fait
une partie de la dernière et est resté dans les services jusqu'à la fin.
C'est un homme d'une haute valeur morale. J'oubliais de vous dire
qu'il avait subi entre les deux guerres une grave opération, ce qui ne
l'avait pas empêché de servir de nouveau en 1939. Je recommande
ce fait, et la prière personnelle qui l'accompagne, à votre amitié. Je le
recomfllande de toutes mes forces. Il serait admirable en même temps que
nécessaire de garder un tel serviteur à la France. Merci d'avance et rmlle
amitiés.
CHARLES MAURRAS

A PIERRE VARILWN

30 décembre 1944.
Mon cher ami,
Tout d'abord je n'ai pas la lettre de mon filleul. Elle a dû s'égarer
dans le circuit. Embrassez-le pour moi. Recevez tous mes vœux pour
vous et les vôtres, dites à Mme Varillon avec quelle mélancolie je pense
à nos noëls passés, avec quelle joie aux futurs.
Cependant que le monde me croit fusillé, j'oblige votre jésuite homo­
nyme, le R. P. Varillon 1, à se rétracter et je médite une bonne poursuite
en faux témoignage contre Paul Claudel. Rien que ça l mais ça l
Tous mes compliments pour votre belle campagne à Paris. J'ai été
heureux de ce que vous me dites d'H. Bordeaux et des autres. Si 'vous
écrivez à Mme de Maillé, dites-lui que j'ai fait ici un petit poème que je
dédierai à Franz Cumont : sa symbolique des plants funéraires (Le petit
danseur d'Antibes auquel Mme de Maillé a collaboré) m'en a suggéré le
meilleur vers. Et remerciez-la de toutes ses bontés passées et à venir...
Quant à ce dont Hélène m'a parlé, en effet, du mot qui commence
par un é 2, je réponds : non, ça jamais ! Je n'en veux rien faire, rien,
rien, rien, qui puisse faire croire ni à une crainte, ni à un semblant d'aveu.
Ceux qui se permettraient une entreprise pareille sont d'avance désa­
voués. De deux choses l'une : pile ? face ? Si c'est face, grand essor
de nos idées. Pile? Plus grand essor de nos idées, arrosé de mon sang.
L'entre-deux, je n'y crois pas, je me débrouillerai pour que ce soit
x. Dans une allocution à la radio, le R. P. Varillon avait prétendu que l'expression de
Maurras : la diviM surprise s'appliquait à la défaite de 1940 et non, comme Maurras l'avait
employée, à la présence du Maréchal Pétain à la tête de l'Etat français.
2. Le mot Evasion.
LETTRES DE PRISON

impossible. Par exemple si on se permettait une 1rut1at1ve sans mon


agrément, ce serait contre mon agrément, et je me démènerai comme
un diable pour que cela n'ait pas lieu. Oui, vous êtes dans le droit fil :
conformez-vous à ma pensée : Je ne suis pas 1111 colis ; vous savez l'antique
refrain.
Pauvre Massis ! Je le plains de toute mon âme ! Nous menons une
vie de sybarite auprès de la sienne 1 • Et cependant il a bien servi la France
auprès du Maréchal, la France et l'Action française.
Pujo vous envoie ses amitiés. Et moi mes compliments pour vos
efforts pour l'imprimerie, et tous mes vœux spécialement pour cette
juste reprise et ce plus juste retour des choses d'ici-bas.
Je vous renouvelle mes grands remerciements et mes vœux; il fait
un peu frais ici comme partout, mais moral et physique y restent bons,
très bons ! Votre vieil ami qui vous embrasse.
CHARLES MAURRAS

A HENRI RAMBAUD

Mardi 2; janvier 194 5 .


Mon cher ami, merci de votre lettre, nous sommes tout à fait d'accord.
Je vous avais envoyé Hélène pour vous dire : - On m'a dit,
il y a trois mois, que vous désiriez. venir apporter un témoignage moral.
Mais pas de précision. Sur cette rumeur, je vous ai inscrit sur la liste des
témoins 2, et pour ne pas vous décevoir au cas où vous auriez eu en vue
quelque chose de positif. Mais que cela ne vous gêne en rien ! Person­
nellement, je serais bien embarrassé de vous poser la moindre question...
Vous voyez, nous nous rencontrons. Il n'y a aucune raison que vous
vous dérangiez, et ce n'est jamais sur ce plan que nous pensons l'un
à l'autre. Lucrèce 3, à la bonne heure ! Je crains que vous ne vous en
exagériez le mérite. Mais je suis heureux qu'il ne vous déplaise pas.
J'y songerai demain et les jours qui viennent pendant que les chats­
fourrés croiront me tenir. A bientôt, j'espère, et mille amitiés de votre
CH. M.

J'ai eu un greffier dont l'orthographe faisait penser à celle des inter­


rogants de Chénier. &dem semper! Mes respectueux hommages à
Madame Henri Rambaud.
1. Henri Massis était alors à la prison de Fresnes. Il fut libéré une semaine plus tard.
2.. Henri Rambaud a en effet comparu comme témoin à décharge au procès de Ch. Maurras
devant la Cour de Justice de Lyon.
3. Il s'agit de Titi Lucretti Cari Clinamen, dont le manuscrit avait été remis à Henri Ram­
baud le 2.4 janvier.
RIOM
Maison centrale
2.8 j anvier 1945 - 17 mars 1947

N° d'écrou 2.048
3
A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

18 février 1 945.

Ma petite Ninon,
J'espérais bien un peu te voir avant-hier vendredi. Pas trop. 'Tu as
dû te heurter à des règlements. Je t'ai bien regrettée parce que je t'aurais
dit ce que je t'écris sans savoir si cela t'arrivera à temps. Pujo tient à
voir son avocat, contrairement à ce que je présumais. Donc si ceci te
parvient seulement à Marseille, arrange-toi pour écrire à Lyon et recti­
fier mon erreur. J'espère que tu as fait bon voyage. Et je souhaite que
tu arrives à bon port à Marseille. 'Tu ne peux pas te figurer combien
ces déplacements en des temps pareils me donnent de souci. Accident,
mauvaise rencontre, etc. Quant à nous ce séjour tranquille continue
à ne nous causer que des dommages relatifs. Je lis et travaille beaucoup.
L'absence de nouvelles extérieures commence par creuser un peu la
cervelle. Et puis cela donne du vol à la liberté de l'esprit. Je ne te sou­
haite pas d'en faire l'expérience ni à personne parce que tout le monde
n'a pas soixante-dix-sept ans (bientôt) et n'est pas revenu d'autant
de choses que ton vieil oncle et père. Mais je ne t'écris pas cela pour te
rassurer, c'est la pure vérité. Je ne te refais pas mes recommandations
mais tu devines bien que je te souhaite un très prochain dimanche de
liberté pour aller jeter un coup d'œil à Martigues et m'en donner des
nouvelles.
Je vous embrasse tous, parents et amis, et toi la première, ma petite
Ninon.
CHARLES MAURRAS
34 LETTRES DE PRISON

A UNE CARMÉLITE DB LISIBUX 1

Jeudi Saint z9 mars 1945.


Ma Sœur,
A quel office de la journée en êtes-vous en ce moment? C'est à l'un
d'eux, ou r,eut-être la nuit passée ou la nuit prochaine, que vous allez
chanter le Benedict11s. J'y pense depuis que je vois approcher le Temps
pascal, et quelquefois, la nuit, je me sens bercé par les longues volutes
de son rythme qui ne m'a pas quit.té depuis le Collège. Et je me répète,
outre les strophes triomphales : Ut sine timore... et Et /11 puer Propheta
Altissimi... celle de la prière que vous envoyiez jusqu'à Rome en 1937
- c'est hier - l'Ili11minare his qui in tenebris et in 11môra mortis «jacent >>
(au lieu de sedent) que le feu Pape fit rétablir, vous en souvient-il, ma
Sœur 2? et je crois que ce chant n'a pas cessé de rouler mystérieusement
sur toutes les faces de ma pensée, tout au long de ces huit dures années 1
Alors, ma Sœur, je vous en dois l'écho à vous, à notre Très Révérende
Mère et à sa vénérée Sœur, à vos morts, aux miens, à tous nos vivants. Je
vous dois bien d'autres choses, certes, mais le compte en serait sans fin et
peut-être sans forme distincte, au lieu que cela, chant et paroles, comporte
et dit tout... Je songe à celui des trois Anges que vous avez perdu 3,
je mets auprès de cette sainte Sœur l'âme si noble et si belle de Bois­
fleury, heureux pourtant de n'avoir vu que l'approche de tant de
malheurs 4• Et votre Aumônier qui m'avait si bien accueilli ! Et tant
de soldats, tant de bons Français qui, grâce à vous, ma Sœur, grâce à
votre et à notre très Révérende Mère - à la bonté de l'auguste Pasteur
angélique - eurent l'âme délivrée, le 13 juillet 1939 et ceux des champs
de bataille qui échappèrent 5 aux portes de la mort, à tant de déchire­
ments !
Que de bienfaits I ou plutôt quelle bienfaisance permanente, toujours
en action, toujours prête à bien dire, à bien faire, à sauver et à racheter 1
Comme le cantique de Zacharie, croyez-le bien, cela ne me quitte pas
non plus I Aux.moments de force et de confiance, je me dis que cela seul
compte. Le reste n'est rien. C'est du négatif ou du néant pur, mais ce
négatif et ce néant savent, quand ils s'y mettent, faire un terrible mal à
Lisieux, à la Normandie, à la France.
I. Cf. la lettre du .z9 novembre 1944.
2. Le Pape Pic XI avait dit, en effet : « Il nous semble que M. Maurras n'est piusjacens,
mais qu'il fait de bons efforts pour trouver la vérité. •
3. Il s'agit de la sœur cadette de sa correspondante, comme elle carmélite à Lisieux et qui
« offrit sa vie et la donna dans un dernier souffle • pour que fût apaisée l'affaire de l'Action
française (cf. Le Bienhe11reux Pie X).
4. Robert de Boisfleury, administrateur de l'Action française, mort en 1940.
5 . La levée de l'index et des sanctions romaines devait intervenir l'avant-veille du jour
anniversaire de la mort de la • petite victime •• anniversaire qui tombait le 13 juillet.
MAISON CENTRALE DE RIOM

Quand tout cela finira-t-il? Quand, au delà des libérations très rela­
tives, luira un peu d'assurance, ou pour mieux dire, d'orientation pour
demain? Je ne commets pas le crime de désespérer et, je le sais, ma Sœur,
vous qui avez passé, avec tous vos Anges, par de si cruelles angoisses
matérielles et morales, m'en feriez honte si je pouvais m'y abandonner...
Des hommes habillés de robes rouges et coiffés de toques d'or m'ont
raconté qu'ils me condamnaient à la prison perpétuelle. Mais je me suis
moqué d'eux et je n'en crois rien.
Il y a deux mois hier que je suis dans ce lieu de délices avec le numéro
d'écrou zo48 (après avoir porté le n° zo68 de la Francisque du Maréchal).
Je ne me suis pas ennuyé une seconde, ni livré aux diables noirs ou
bleus de la réclusion indéfinie, car je compte bien en sortir victorieux
par revision ou réhabilitation éclatante - et si je n'en sors que mort,
ce qui devra être le sera après ma mort.
Rien ne tient dans cette incrimination ni dans ce Procès. Il ne vaut
pas la peine de vous en parler davantage, mais une chose m'ennuie,
mes geôliers de Lyon n'avaient pas vu la petite montre 1 et je la gardais
sur moi; les geôliers de Riom l'ont vue et l'ont prise, elle est mainte­
nant sous scellés au greffe avec la montre d'acier qui marquait mes
heures. On me la rendra si je suis jamais libéré. Sinon (j'ai tout prévu)
mon testament porte qu'elle soit remise à ma petite filleule : Marie­
Gabrielle Pujo, fille de mon co-accusé, co-condamné, co-détenu qui
vous écrit avec moi. C'est Je héros du dévouement.
Son premier mot après notre condamnation (lui à cinq ans !) a été :
<< Je suis content que nous ne soyons pas séparés ! >> Voilà, ma Sœur,
la trempe des amitiés cl'A. F. et qui est aussi celle des amitiés de Lisieux,
vous me l'avez cent fois montré et j'en ai eu d'admirables échos, si
nombreux qu'il n'est pas possible de les rappeler ici ni de leur répondre
dans une lettre, si longue et si gribouillée qu'elle soit. Mais la haute
sérénité de votre vie et de votre pensée vous permet de tout voir d'un
seul point de vue, tandis que nous dénombrons péniblement toutes les
parties des choses humaines. Merci de tout ...
Ma joie a été de lire, ces jours-ci, le message de Noël de SS. Pie XII.
Ces pages sont très fortes et très belles. J'ai beaucoup admiré l'ensemble
et le détail et particulièrement dans ce détail, entre deux virgules, la
noble exclusion que le Saint Père a pris soin de faire de la question de
la Monarchie absolue 2 quand il traitait d'autre chose : de !'Etatisme
absolu (on voit bien que Sa Sainteté lit Bossuet...).
C'est dans ces occasions que l'on se sent malheureux de n'avoir plus
1. Un reliquaire en forme de montre qui contenait une relique précieuse de sainte Thérèse
de !'Enfant Jésus, dont Maurras ne se séparait jamais.
2. Radio-Message de S. S. Pie XII le 24 décembre 1944. La phrase que Maurras relève est
celle-ci : • L'absolutisme d'Etat (qui ne saurait se confondre comme td avec la monarchie
absolue dont il n'est pas question ici) ... •
LETTRES DE PRISON

de journal où commenter de telles grandeurs et qui pourraient être si


utiles au genre humain! Au fond, malgré les éloges donnés à une démo­
c1atie idéale, démocratie organisée, qui ne serait plus la démocratie
actuelle, ce qui est dit du gouvernement des masses, du gouvernement
populaire, donne raison, totalement, à toutes nos critiques.
Sa Sainteté Pie XII était lié par la concession verbale, faite par
Léon XIII 1, permettant l'usage du mot démocratie dans un certain sens
bien délimité par Lui. Les démocrates d'alors dirent : Il a avalé le mot,
il avalera la chose. Léon XIII n'avala rien. Ni Pie XII non plus 1
Tout ce qui est dit du gouvernement des masses est formel 2• Et l'on
peut toujours dire que la monarchique et aristocratique Angleterre se
targue d'être démocrate ou que les Américains de la Louisiane ou de
la Floride, qui avaient des esclaves et qui s'intitulaient la Chevalerie
du Sud, s'intitulaient aussi une démocratie I Les anomalies verbales
pullulent mais je crains qu'elles ne nuisent à la bonne entente des hommes.
C'est sur le sens des mots que l'on trompe les ignorants et que les intri­
gants font leurs meilleures affaire�.
Enfin le possible est fait. Je ne sais ce que la presse a pu dire de l'admi­
rable document romain. Peut-être que les théologiens espagnols ou
qu'au Portugal Salazar y auront fait un digne écho. Je ne vois pas,
dans l'équipement actuel de la presse française, que quelque chose de
sérieux ait pu être imprimé. Mais il y a temps pour tout. Le temps de
l'activité utile reviendra bien. Des amis optimistes m'assurent aussi
qu'il y a de bons symptômes. A la bonne heure ! Le pays ne peut pas
se laisser aller à la merci d'une bande de primaires ou de pharisiens.
L'Allemagne paraît bien battue. Et c'est l'essentiel désormais. Mais
que va-t-on faire de la victoire? Les terribles questions de 1919 se repo­
sent, à peu près dans les mêmes termes, si j'en juge par les bribes de
discours et d'articles lus ici. L'entêtement des politiciens me paraît
infini. Mais ce serait l'heure pour les catholiques d'Allemagne - rhé­
nans, bavarois - de se montrer et de faire un loss von J3erlin plus accentué
qu'il y a vingt-cinq ans. La vraie paix serait là. Comme Rome doit se
sentir puissante de ce côté I Et comme les dynasties des Etats secon­
daires, surtout les Wittelsbach et la dynastie autrichienne, pourraient
ainsi trouver à présent des conditions favorables à leurs titres civili­
sateurs, si l'Etat français comprenait mieux sa mission I Mais où est-il ? ...
C'est bien ma faute sans doute, mais pas ma seule faute si les autres
Anges - ceux du Ciel - continuent à ne pas visiter ma prison. Cette

1. S. S. Pie XII citait, en effet, dans son Message de Noël 1944, ces phrases de !'Encyclique
Ubertas où Léon XIII déclarait que selon l'enseignement de l'Eglise • il n'est pas défendu
de préférer des gouvernements modérés de forme populaire, pourvu que reste sauve la
doctrine catholique sur l'origine et l'exercice du pouvoir public. •
2. Ibid. • Peuple et multitude amorphe ou, comme on a coutume de dire, • masse • sont
deux concepts différents. Le peuple vit et se meut par sa vie propre; la masse est en elle-même
inèrte et elle ne peut être mue que de l'extérieur... •
MAISON CENTRALE DE RIOM

tête pleine de soucis et d'espérances continue à rester mauvaise, et elle


n'y peut rien. Toute la sensibilité catholique du monde, jointe à quelque
bonne volonté, ne compose pas une foi. Je continue à vivre dans le roulis
€t le tangage de problèmes contradictoires et de leur insolubilité, et,
je le dis à ma honte, sans en être trop vivement affecté, sans en souffrir
outre mesure, tout en désirant la paix de l'esprit, qui est de trouver un
point fixe, mais un vrai point fixe, et qui ne soit pas le choix arbitraire
de ma fantaü-ie ou de ma volonté. C'est là, ma Sœur, que nos pensées,
ou plutôt nos vocabulaires divergent. Je les crois destinés à concorder
quelque part. Mais je ne sais pas où. Et dès lors, ne faut-il pas
patienter ?... C'est à votre immense vertu de patience, dont vous avez
bien voulu me donner tant de gages manifestes, que j'ose me fier. Vous
êtes la bonté même. Et j'en suis à ce stade : la Béatitude, la Joie de
Dieu, qui ne peut être que bonté pour les pauvres hommes, qui,
néanmoins, en ce moment, me semblent assez rudement traités par Elle,
et leurs péchés, si gros soient-ils, ne me convainquent pas qu'il y ait
équilibre. Mais comment raisonner de ces choses cachées ? Vous me
le dites à juste titre, ma Sœur, et vous avez mille fois raison. Mais,
quand vous le dites, c'est une fois parvenue et établie sur de Hauts
Lieux. Moi, c'est avant de partir et de me disposer à l'ascension que
je me fais le même reproche, ou plutôt la même objection.
Tout ce que je puis dire et promettre, mais solennellement et de tout
cœur, à notre Très Révérende Mère, c'est de ne pas cesser d'y penser,
de ne pas prendre un « siège » (le siège du mlent dans le Cantique) sous
les ténèbres et l'ombre : j'y suis jeté, couché et gisant (jacent !) malgré moi.
Que cela finisse ou non, voilà la vérité, refrain mélancolique de la longue
correspondance commencée l'été de 1936, grâce à vous, ma Sœur, à
notre très Révérendissime Mère, grâce à votre Sœur, la sainte sacrifiée,
et grâce à votre admirable mère à toutes deux, dont je n'oublie ni la
grâce, ni la bonté infinie, ni l'esprit si aigu, dont vous avez hérité, ma
Sœur. Tout cela tourne en rond dans ma tête, en assez bon ordre, et
non sans un merveilleux fond de vie qui fait à ces images quelque chose
de plus réel que les apparences de l'existence.
Mais il y a eu des moments, comme ceux où les bombes pleuvaient
sut Lisieux, où les fêtes de l'imagination étaient beaucoup moins douces.
Veuillez, en tout cas, ma Sœur, bien penser que cette mauvaise tête
n'a cessé de regarder dans la direction de votre Carmel, ou, pendant
la bataille, de la Crypte... et que le triomphe parisien 1 de la petite Sainte
des Roses m'a exalté aussi de joie et d'espoir.

1. Le transfert à Paris de la châsse de sainte Thérèse de !'Enfant Jésus. Patronne de


France, pour la célébration de son patronage.
LETTRES DE PRISON

A HENRI RAMBAUD

5 avril 1945.

Mon cher ami, c'est aujourd'hui que j'ai votre lettre du 26 janvier!
Comme c'est loin, comme c'est gai ! Car enfin tout va lentement, mais
tout arrive. Il m'est possible de vous remercier aujourd'hui de votre
belle déposition, que l'on me transmettait au fur et à mesure, et dont
j'ai eu des échos depuis, bien que la sténo ne me soit pas arrivée encore.
Je vous prie de remercier Madame Henri Rambaud de sa belle prière 1 :
j'ai une dévotion particulière à Madame Elisabeth, en raison de la scène
splendide qui précéda son ascension sur l'échafaud. J'ai lu et relu ces
belles lignes mais je vous avoue que mes pensées sont beaucoup plus
frivoles. J'ai, d'ailleurs, beaucoup rimé ici et ailleurs. Je compte vous
envoyer d'ici peu, je ne sais comment, un nouveau chargement de rimes,
il y en a pas mal, et vous verrez ce que ça vaut. Hélène a dû vous faire
passer mon << Martigues » (Où suis-je ?) 2, il est à classer dans le bouquin,
mais ce n'a été que l'inauguration ici. Depuis, il y a eu bien autre chose,
et assez varié. Vous avez dû recevoir aussi deux ou trois cahiers de
prose, confiés à ma nièce et que je ne voulais pas me faire confisquer
ici. Peut-être un jour verrez-vous P. Varillon revenir vous demander
la communication de mon conte policier, moral et magique, le Mont
de Saturne. S'il en a besoin, laissez-le-lui, - et voilà mon Testament
littéraire I Dites à Madame Henri Rambaud que je me souviens avec
joie de l'après-midi d'août ou de septembre aetnier où je l'ai envahie
à Lyon pour vous lire des rimes. Quelle drôle de spécialité à vous et
à moi I Le Thomas en robe rouge 8 ne devait pas trop se douter de ça !
Mais de quoi se doute-t-il l Ici, on n'est pas autrement mal. L'existence
est une chose tellement relative que je suis devenu presque sans opinion
sur l'heur et le bonheur. Mes opinions politiques sont seules invariées.
Mais vous les connaissez et je vous envoie toutes mes vives amitiés très
reconnaissantes.
CH. M.

1. Mme Henri Rambaud avait recopié pour Maurras, pendant son procès, la prière com­
posée par �mt> Elisabeth de France quand elle était à la Conciergerie avant de comparaître;
le 9 mai 1794, devant le Tribunal révolutionnaire qui la condamna à mort :
* Que m'arrivera-t-il aujourd'hui, ô mon Dieu ? Je n'en sais rien. Tout ce que je sais,
• c'est qu'il n'arrivera rien que vous n'ayez prévu, réglé, voulu et ordonné de toute éter­
« nité. Cela me suffit. J'adore vos desseins éternels et impénétrables ; je m'y soumets de tout
• mon cœur pour l'amour de vous... t Cf. Correspondance de Madame Elisabeth, publiée par
F. Feuillet de Conches, p. 38.
z.- Poème recueilli dans I..a Balance i11térie11re (pp. 191, 192).
3. L'avocat général Thomas.
MAISON CENTRALE DE RIOM 39

A SA NIÈCE MADAME GEORGES' BLANC-MAURRAS

1 5 avril 1945 .

Ma petite Jeannette,
J'ai eu le plaisir de voir Ninon quatre fois cette semaine et la dernière
ce matin. Elle va à Lyon et doit y rester quelques jours, ceci la prévien­
dra peut-être et t'apportera ainsi de ses nouvelles. Je ne crois pas que
le voyage l'ait fatiguée, elle était fraîche et bien portante. Je l'ai chargée
de mes amitiés pour vous tous, et aussi de questions auxquelles j'espère
que vous me ferez des réponses détaillées. Pour nous, cela va bien
ici, et ce n'est pas la peine de se faire beaucoup de mauvais sang pour
nous I J'ai naturellement des soucis qui tiennent à beaucoup de choses
dont j'ai eu à m'occuper, mais à l'impossible nul n'est tenu, et, pour
le reste, on peut prévoir et pourvoir.
J'ai beaucoup, mais beaucoup travaillé, exactement du matin au
soir, lu à force, préparé beaucoup d'autres travaux, et c'est une distraction
dont on ne se lasse pas. Ma vieille bête, malgré les septante-cinq prin­
temps qui vont lui échoir, ne se trouve mal d'aucun régime. Dis-le
à nos amis marseillais, qu'ils prennent notre mal en patience, et le leur,
si, comme je m'en doute, ils ont aussi leurs gros ennuis. J'ai oublié de
dire à Ninon de faire mes amitiés à Duneau, à Chauvet1, à Monsieur et
à Madame Teisseire 2, répare cet oubli. Il faut aussi embrasser V. et
Marie G. 3 • Je les reverrai tous avec plaisir, un jour ou l'autre, et c'est
avec le même plaisir que je pense à eux. Apprends-leur que, dans la
Francisque, ordre du Maréchal, j'avais le n° 2068. J'ai le numéro
d'écrou à Riom zo48. C'est une rétrogradation de zo points sur des
tableaux un peu différents. Je vous embrasse bien, ma petite Jeannette,
avec les enfants.
Ton vieil oncle et père adoptif,
CHARLES MAURRAS

I et z. Amis du groupe d'Action ,lrallfaÎ.re de Marseille.


3. V. : Sa cousine, prénommée Valentine-Germaine-Marie G. � Marie Garnier, autre
cousine germaine de Charles Maurras.
LETTRES DE PRISON

EXTRAITS DES LETTRES ÉCRITES (1945-1947) A LA COMTESSE


JOACHIM DE DREUX-BRÉZÉ 1

... Depuis six mois, deux ou trois pages de Pascal 2 ont remplacé, à
déjeuner, Virgile et Lucrèce. Plus je le lis, plus il me fait horreur lui,
sa sœur, sa nièce, toute la bande ! Ils sont durs, grippe-sous, _perdus
d'orgueil. Et leur miracle de la Sainte-Épine? Un miracle contre l'Eglise !
C'est horrible... Leur idée de la grâce est tout ce qu'il y a de plus épou­
vantablement renfrognée ... La charité des Pascal est toute hérissée de
haines, et de là sort leur tristesse, leur dolorisme, leur goût de la des­
truction. 0 lectrice de Sainte-Beuve, pardonnez-moi ce carnage de vos
héros !
J'ai juré cent fois que je n'aimais pas Pascal... Dans ma lettre d'hier
à Sœur X 3, je n'ai pu m'empêcher de lui dire tout le mal que sa chère,
belle, douce, tendre et délicieuse sainte Thérèse m'a fait penser de la
famille Pascal...
...Je me suis replongé dans le monde de Pascal (après la relecture de
La Famille Martin de Lisieux), leut antipode, l'antipode de la sagesse
thérésienne ...

... Oui, si vous le pouvez, au fur et à mesure des volumes lus, faites­
moi passer le Port-Rqyal. Cela me rajeunira de la bagatelle de soixante­
cinq ans ou plutôt de soixante-six, car c'est bien à quinze ans que j'ai
fait cette grande lecture à la Méjanes d'Aix, tellement ensorcelé par ce
diable de Sainte-Beuve que, à la première invite, je m'étais mis tout
bonnement à rimer un Conte de La Fontaine (rien que ça!) intitulé
comme il le voulait, L'Abbesse de Maubuisson 4• Si vous rencontrez
cette Abbesse (c'est je crois au premier volume), faites-moi l'honneur
1 . Ces lettres de Riom, adressées clandestinement à Mme la Comtesse Joachim de Dreux­
Brézé ne furent, par prudence, presque jamais datées. Il fallait, en effet, se garder d'y faire
figurer un signe, un nom, qui, si elles eussent été saisies au « passage �. pussent permettre
d'en identifier la destinataire. On devait aussi, ne fût-ce que pour éviter au prisonnier une
peine disciplinaire, user d'un langage sibyllin, convenir de pseudonymes obscurs ou de pré­
noms pour désigner les personnes de qui l'on parlait, et transmettre ces lettres par des voies
imprévues. Pendant deux ans, la correspondance qui s'était ainsi établie avec la comtesse
de Dreux-Brézé put se poursuivre sans dommage, jusqu'au jour où celle-ci fut u-ahie. Elle
fut arrêtée à Riom,:le 29 février.1947, et dut ensuite quitter la ville où Maurras était prison­
nier.
2. Cette correspondance relative à Pascal est composée de fragments de lettres succes­
sives, mais de la même époque, dans l'ordre même où Maurras les a écrites, et qu'on a
rapprochés, aussi garde-t-elle le rythme de sa pensée sur ce grand sujet. Œ. Pascal pll11Ï, où
elle a été en partie utilisée par Henri Massis dans son introduction, pp. 13-30.
3. Sa « sainte correspondante t du Carmel de Lisieux. Cf. plus haut lettres du
29 novembre 1944 et du 29 mars 1945.
4. Sur l'Abbaye de Maubuisson et les désordres de son étrange abbesse, Mme d'Estrées
cf. : Sainte-Beuve : Port-Royal, édition documentaire établie par R. L. Doyon et Ch. Mar­
chesné, t. I, pp. 141 et s.
MAISON CENTRALE DE RIOM 41

de lui présenter mes hommages, bien que cette contemporaine de


Henri IV ne fût pas trop recommandable...

Lisez-vous toujours Port-Royal ? M'apportera-t-on enfin le second


volume? Me les envoyez-vous volume par volume? Pour Sainte-Beuve,
je n'ai toujours qu'un volume... J'ai continué, pour ma part, à dépouiller
tous les matins mon Pascal, comme je crois vous l'avoir dit ...
... Vous ai-je dit (mais je l'ai peut-être oublié) ce qu'il y avait primi­
tivement dans Sainte-Beuve, de profondément conscient du péché. Il avait
gardé cela, sans toujours gardé de la foi. C'est ce qui éveilla sa profonde
connaissance et son vaste sens critique du jansénisme. D'une certaine
manière, je le trouve plus janséniste que Racine. J'ai relu pas mal de
lettres de Racine ici. C'était infiniment plus humain que Pascal ! humain
au sens de Virgile, d'Horace ou de Sophocle. Ses écrits de jeunesse
sont d'un très jeune poulain échappé. Mais ses lettres de vieux papa,
d'oncle, de vieux frère et de vieux cousin ont une bonne grâce, une
gentille ouverture de cœur qui manque à tous les Pascal. Ni la bonne
Mademoiselle de Romanet 1, ni Madame de Maintenon ne lui ont
défraîchi l'âme. Il a fini par me plaire presque autant que mon vieux
La Fontaine.

Pour Sainte-Beuve, je n'ai toujours qu'un volume; je l'ai relu avec


un véritable ravissement. Avez-vous pris garde à la pente facile de ce
grand esprit ? Il s'est très justement méfié d'avoir été trop bon pour
Port-Royal, alors il a recours aux livres pour apprendre d'un père
jésuite - le Père de Montézon 2, un fier homme - tout le correctif
nécessaire, le disant en note et le disant très bien.

Si vous voulez vous amuser, mais là, bien, en plein, il faut lire la Rela­
tion sur le Quiétisme que, grâce à vous, l'abbé L. m'a prêtée ! Vous décou­
vrirez le génie comique de Bossuet. Celui de Pascal n'est pas douteux dans
les Provinciales; celui de Bossuet est certainement supérieur. Pauvre
Fénelon I Mais je ne le plains pas : il était fourbe ...

Allons I Allons I vous êtes si janséniste? Vous I Vous ne me le ferez


jamais croire. Alors vous voilà prisonnière de Port-Royal I Quel sorcier
que Sainte-Beuve ! Moi, je résiste, je rue, je résiste! Cette lecture de
mes quinze ans et demi, en même temps que Raphaë"J 3, avait été très peu
spirituelle, surtout curieuse. Vous m'entraînez vers les hauteurs non
1. Catherine de Romanet, femme de Jean Racine.
2. Le Père Fortuné de Montézon, jésuite (182 1-1 862), avait fait tenir à Sainte-Beuve un
long mémoire sur les Jansénistes et les Jésuites.
3. Raphaël de Lamartine.
42 LETTRES DE PRISON

sans grosses difficultés ... J'ai dit un ·mot à l' Abbé aux yeux de lumière.
Il m'a parlé du Ne nos inducas 1 . . . Cela a fait beaucoup d'idées remuées
au bout desquelles je lui ai demandé si ce morceau du Pater n'était pas
un vestige du premier jansénisme ou paulinien ou augustinien des
Primitifs ? Ai-je besoin de vous dire en toute humilité que je n'en sais
rien ! Il y a tant de choses inouïes comme suite régulière du même dogme 1
Ajoutons : tout aide à la liberté et au salut éternel de tous. L'abbé Mugnier
disait : « Il y a bien un Enfer, mais il n'y a personne dedans 1 » Et c'est
d'amour, de bonté, de bienfaisance qu'il est surtout question. Mais
Massillon n'est pas si loin avec son petit nombre des élus, et les Pensées
du grand homme 2 ne valent évidemment que pour donner la chair de
poule à tous. Il est à croire (ou à rêver) que l'idée d'un Dieu tentateur
ne s'agrège pas mal à l'idée du Dieu qui damne ses créatures par la plus
inflexible des prédestinations I On n'en sort pas, vous le voyez, quand
on ne possède pas le divin parti pris de la foi.

Vous m'avez parfaitement écrit que vous vous sentiez un peu jansé­
niste... Ce que vous aimez de ces gens-là, leur courage, leur fermeté,
leur héroïsme public, je l'aime. ... Vous dites bien : ils sont orgueil; mais
ils sont aussi impuissance ... Avant-hier, au fil de la plume, écrivant un
petit travail politique dont je vous parlerai, je me suis laissé aller à
cette incidente : L'orgueil, fléau du monde ... et je suis resté la plume en
l'air en m'apercevant que je tombais sur une des grandes pierres d'angle
de ma pensée, ce dont je ne m'étais jamais aperçu!

... Ninon m'apportera-t-elle aussi le second volume de Port-Rqyal?


Je continue à me heurter chaque matin pendant un gros quart d'heure
contre Pascal. Je l'ai augmenté de Voltaire qu'il explique en partie très
bien. Vous ai-je dit que j'avais trouvé dans André Bellessort que le
père et la mère Arouet, dont Voltaire était né, étaient des jansénistes
farouches? Cela dit tout. J'ai tout compris quand j'ai lu ces renseigne­
ments dans son livre 8• Ils ont réussi à tourner leur violente progéni­
ture même contre les jésuites! Je voudrais pouvoir me rappeler sous
quelle forme extrêmement fréquente le diable d'homme a francisé et
rajeuni et spiritualisé le mot de Xénophon sur le dieu des chats que vous
me citez... Ah! voici, ce n'est pas ce que je cherche, mais son équivalent.
« Je venais de faire bâtir un cabinet au bout de mon jardin ; j'entends
une belle taupe qui raisonnait avec un hanneton. - Voilà une belle
fabrique, disait la taupe. Il faut que ce soit une taupe bien puissante
1. N, nos ind"'as in tmtationem. Ces paroles du Pater ont été très longtemps pour
Charles Maurras la pierre d'achoppement. Cf. Chanoine Cormier : Mes entretiens de prhre
avec Charles Mtlllf'ras. Paris, J9B•
2.lPascal.
3. André Bellessort. Vol/air,. Paris, 192 1 .
MAISON CENTRALE DE RIOM 43

qui ait fait cet ouvrage. - Vous vous moquez, dit le hanneton. C'est
un hanneton tout plein de génie qui est l'architecte de ce bâtiment. »

... Merci cent fois du tome III . de Port-R.oyal. Oui, j'ai en tête sur
Pascal, non certes un grand ouvrage, mais un tout petit, un petit conte
fait peut-être pour vous intéresser parce qu'on y verra pourquoi le
jansénisme a ouvert l'écluse à la pire irréligion. Je ne pense pas vous le
conter. Il s'appelle Pascal p11t1i. La scène est au bord du Styx.

Vous me faites passer Kierkegaard, le Pascal danois. Pascal est déjà


dur... Brr! il fait froid i!. .. Enfin je le lirai et vous dirai mon impression.

Les deux volumes de Sainte-Beuve sont bien venus. Peut-être m'en


apportera-t-on un autre - le quatrième. Puis-je conserver ceux-ci
quelque temps? Cela peut être utile, non nécessaire, car j'y ai pris pour
Pascal puni surtout des notes. Quelle richesse! Et comme cet homme
clairvoyant, ce génie de la critique a certainement entrevu ce qui me
hante et m'obsède plus de cent ans après lui. Par exemple, il n'a pas
résolu le problème de la grâce et de la liberté. Mais qui l'a fait? Les
<< deux bouts de la chaîne >> de Bossuet ne sont qu'une image merveilleuse
de couleur, de forme et de raison.

... Certains mots font que je m'arrête pantois, si par exemple vous
parlez d'une grâce qu'il faille acheter. Le vieux cheval de retour se cabre
et bondit! Tout son << Port-Royal », bu et rebu, lui remonte aux lèvres!
Une grâce achetée mérite-t-elle ce nom, jésuite ou janséniste? Je reste
encore en bataille contre un monde de contradictions ennemies. Qu'y
faire? Votre grande copie, que je · conserve, montre pourtant que vous
ne pouvez non plus vous abstenir de demander aux mots l'exacte couleur
de leur sens. Et ces éclaircissements ne vous mécontentent pas, bien
que vous trouviez le plus inexplicable des refuges en certaines douces
ténèbres I Le clair est donc que tout cela me passe, surpasse, dépasse,
déborde et me noie, et je n'ai plus qu'à couler, archisabordé, moi aussi,
mais, moi, du mauvais côté !

Pascal puni prend forme très lentement. Je n'ai encore rien écrit et
le retour au vieux Port-Rqyal, grâce à vous, l'a beaucoup enrichi.
... J'ai beaucoup aimé le chapitre de Sainte-Beuve sur Malebranche.
J'ai toujours détesté ce pseudo-philosophe qui n'est qu'un rhéteur que
je ne lis pas sans impatience. Je ne suis jamais parvenu à finir un de ses
livres. Je les ai tous commencés, tous laissés en plan avec un véritable
dégoût que n'est jamais parvenu à dissiper la séduction de l'éloquence
polie et du bien dire. La critique qu'en fait Sainte-Beuve m'a soulagé
44 LETTRES DE PRISON

d'une vieille rancune. Je n'avais pas pris garde à ce chapitre bienfaisant


quand je lisais Port-Royal à la Méjanes vers 1883. J'en ai eu la surprise
autant que la joie.
... Platon, lui, n'a pas cette complaisance régulière et· comme fatale
de Malebranche pour le faible, l'inconsistant, le faux semblant qui faisait
fulminer Bossuet, gronder le vieil Arnauld et ricaner le jeune Voltaire,
ainsi bien d'accord sur ce malheureux ! Tâchez de me pardonner si vous
avez quelque condescendance de ce côté. Mais non! Ce n'est pas pos­
sible ! ... Ce n'est pas là-dessus que nous discordons.

Le Pascal puni toujours pas commencé. Je continue à lire Port-Royal


avec des moments alternés d'ennui profond, de citations d'extrême
intérêt et, toutes réflexions faites, il reste assez admirable d'agir ainsi
sur son lecteur au bout de cent ans ... Je souhaite même fortune à n'importe
quel bouquin d'aujourd'hui, d'hier ou d'avant-hier.

Pascal puni est toujours en plan... Non, je n'aime pas Chevalier 1,


bien qu'il fût l'ami de Mgr Penon. Ça m'a toujours - je me trompe
peut-être - une odeur d'Ollé-Laprune 2 qui disgracia mes anciens
jours.
... Les sentiments de Sainte-Beuve sur saint Augustin ? D'abord de
l'admiration toute naturelle. Et puis, en deux ou trois lignes extrême­
ment aiguës et vives, les restrictions, dont quelques-unes ont trait à
ce qu'il y a de terriblement oratoire et verbal dans le grand Docteur,
ce qui lui fait prendre des allitérations et des consonances pour des
arguments.

Pascal puni (que des besognes urgentes prorogent un peu) me paraît


monstrueux, non seulement pour avoir rabaissé la raison... mais pour
avoir voulu substituer à son autorité l'autorité du témoignage1 Le
témoignage humain I La ragot humain I La déformation presque inévi­
table du ragot humain l 3 Notez qu'il est très anti-scolastique l Autant
que le plus cartésien! Il méprise baroco et baralipton. C'est le grand maître
de Blondel, de Bergson, des pires acrobates du sophisme moderniste
et évolutionniste, et, quand il lui arrive de bien penser, il lui arrive aussi
de manquer de vigueur (c'est rare) dans l'expression de sa pensée. C'est
un grand malade, si ce n'est pas tout à fait le monstre que je dis.

1. Jacques Chevalier : Pascal, Paris, 1922.


Ollé-Laprune (1 839-1898), philosophe spiritualiste, professeur de philosophie à l'École
2.
normale supérieure. Son livre Le Prix de la Vie eut une grande influence à l'époque sur la
jeunesse catholique.
3. Cf. plus bas, lettre à Henri Massis, du 1 8 mai 1949, sur Pascal où est développé cet
argument qui fait le fond de Pascalpm,i.
MAISON CENTRALE DE RIOM 4S

A SA NIÈCE HÉLÈNE MA URRAS

1 7 juin 194 5 .

Ma petite Ninon,

Pour Jean-Claude 1, si la littérature l'amuse, (j1le ce ne soit pas un métier,


et qu'il n'en fasse pas dépendre la vie des siens. Autrement ce sont
les funérailles de l'honneur. Dans ma jeunesse, le journalisme permet­
tait encore l'indépendance. Maintenant, l'État et la Ploutocratie en
ont fait une administration, avec des employés à casquette. Cepen­
dant j'étais bien fier quand on m'a payé mon premier article de revue,
cinq pièces d'or, cent francs en avril 1 886, j'allais avoir dix-huit ans !
Mais le sage, c'est Colle 2 : si son roman réussit, il en vivra, sinon il refera
de la pharmacie. Voilà un homme libre! J'ai toujours conçu !'écrivain
ou comme un grand seigneur au-dessus du besoin, ou comme un capu­
cin vivant de deux sous par jour ! - Le bal de ces demoiselles a-t-il
eu lieu ? Mais oui, on se prête admirateurs, adorateurs, soupirants 1
Entre sœurs, voyons I Et pour danser I Non, ne relance pas Henri Ram­
baud, je t'en prie. Il ne faut pas que ce qui était plaisir devienne contrainte,
délassement, sujétion. Si tu passes par Lyon, corne ta carte à sa porte.
Et encore, non. Mais si c'est possible j'aimerais que Lyon soit avant Riom
dans ta course.

. . . . . . . . . . . l'amitié autour de quelqu'un a été définie un échange de


coups de griffes par le même moraliste qui définit la famille une dispute
autour d'un corbillard. Mais laissons ces noirceurs. Vive la vie I Apporte­
moi des nouvelles de nos amis.
T'embrasse et vous embrasse.
CHARLES MAURRAS N° 2.048

A MONSIEUR L'ABBÉ ANDRÉ, CURÉ DE FERRIÈRES (MARTIGUES)

24 août 194 5 .
Cher Monsieur l'Abbé,
Je tiens à vous remercier de votre lettre qui m'a fait le plus grand
plaisir, pour les nouvelles qu'elle me donne, et aussi pour le bon air
1. Jean-Oaude, fils de Mme Georges Blanc-Maurras et neveu de Mlle Hélène Maurras.
z. René Colle, cousin de la famille Maurras.
LETTRES DE PRISON

de la mer et de l'étang qu'elle m'apporte et qui me parle de mon cher


Martigues, - et encore pour ce que vous me dites de la bénédiction
de mon oratoire de Gérard Tenque 1, faite en compagnie de M. Maurel!
C'est grâce à M. Maurel qu'en 1 943, nous avons pu fouiller, à notre
aise, mon ami Mazet 2 et moi, les archives de la Mairie, et y découvrir
le document qui prouve, sans réplique, la naissance du bienheureux
Gérard dans notre ville ! J'espère que mes ordres ont bien été obéis
et que l'on a bien gravé sur l'oratoire. les deux lignes de la lettre du
grand Maître de !'Ordre de Malte, Manoël (1 724 ou 2� ) portant cette
attestation : elle est d'autant plus précieuse que les Italiens font naître
Gérard à Amalfi ( ! 1) et que des chevaliers de Malte français, des histo­
riens français ont eu la sottise de croire les mensonges de mangeurs
de macaronis!! Gérard est à nous, on ne nous l'enlèvera pas. Vous me
parlez très bien, cher monsieur le curé, de l'espérance. Péguy avait
raison : c'est une grande vertu, et je lui suis fidèle. On m'a même parfois
donné le sobriquet immérité de prophète de l'espérance, mais je mets
quelque chose au-dessus d'elle, c'est la mémoire, la grande et sainte
mémoire d'un beau passé, quand il est plein de gloire et fort de vertu,
car c'est avec lui que l'on fabrique un avenir solide et des races vivaces.
J'attribue au culte de Gérard ce qu'il y a de ferme et de vigoureux dans
le sang de Martigues et de ses enfants. J'attribue à quelque fugace oubli
de Gérard ce qu'il peut y avoir de faiblissement. C'est la raison d'être
de mon oratoire, il est moins beau que je ne le voulais : mais j'espère
(toujours l'espoir) pouvoir le corriger, l'embellir et le rehausser quelque
jour. Mademoiselle G..... vous dira que mes plans sont faits pour cela.
Je la prie de vous dire combien je vous suis reconnaissant de vos bons
offices. Et je serais heureux que vous disiez aussi à ces messieurs de
la Mairie combien je les remercie de l'esprit de justice qu'ils ont montré
dans l'affaire de ma maison. Nos opinions politiques peuvent ne pas
coïncider, mais, outre qu'elles sont inspirées toutes par le même désir
du bien de la France, nous nous rejoignons dans le même sentiment
de patriotisme municipal : vous devez connaître assez mes idées pour
savoir que royaliste à Paris et pour les affaires nationales, je suis répu­
blicain à Martigues pour les affaires municipales et en Provence pour
les affaires de la province; les républiques sous le roi ont toujours été ma
devise. Voilà un terrain d'accord ! en tout cas il reste toujours l'amitié
que l'on peut avoir entre dignes concitoyens. Pardon d'une lettre aussi
longue et chargée de si longs messages, cher monsieur le curé I Il me
restait à vous dire le plaisir que me fait la découverte dans votre église
de la tombe des Pistoye, mes grands-parents adoptifs, leur dernier
1. Cet oratoire porte gravé sur une table de marbre un texte en provencal composé par
Maurras à la mémoire de Gérard Tenque. CT. Œuvres capitales, t. IV, pp. 249-2s8.
2. Henri Mazet, architecte provençal, qui avec le concours du sculpteur Armand Pcllier
a réalisé le Mur des Fastes que Maurras avait conçu et fait édifier dans son jardin de Mar­
tigues.
MAISON CENTRALE DE RIOM 47

couple ayant adopté ma bisaïeule, madame Boyer, mère de ma grand­


mère madame Garnier, elle-même mère de ma mère. J'ai gravé dans
mon jardin le nom de leur patronyme, qui est Sinisbaldi : Joseph Sei­
pion Sinisbaldi dit Pistoye, député aux États de Provence, dix fois consul
de Martigues. Comme, à chaque entrée en charge, un consul recevait
une pièce de velours d'Utrecht, il y avait tout un étage de sa maison
qui était couvert, les meubles, et la muraille, de velours d'Utrecht.
Voilà les usages de nos Anciens I Il faudrait les faire revivre, car les
beaux avenirs sont toujours tramés de passé. C'est mon refrain! Veuillez,
monsieur le curé, l'agréer en m'excusant, et recevoir mon très respec­
tueux hommage de gratitude, de bon voisinage et d'amitié.
CHARLES MAURRAS

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS


2.8 octobre 1945 .

Ma petite Ninon,
J'ai reçu ta lettre sur le retard de ton voyage et j'y répondrai en détail
dimanche prochain. Aujourd'hui c'est un courrier supplémentaire
qui doit te mettre au courant d'une décision ministérielle, en date du
.z.z octobre, don de joyeux avènement de la nouvelle Chambre qui
augmente généreusement notre ration de pain ! Par contre le nombre
de nos colis est ramené par mois de 4 à .z. Vous voilà prévenus. D'autre
part, notre provision de linge peut être renouvelée. J'ai ce qu'il faut
comme vêtements ou sous-vêtements d'hiver, c'est de serviettes que
j'aurais besoin. Remercie Madame Teisseire des chaussettes qu'elle
veut bien me tricoter, c'est merci oui. Dis le même merci chaleureux,
mais merci non, à Pélissier 1 pour sa chancelière, elle ne m'est pas néces­
saire, et pourrait-elle entrer ?
Je te serai très, très reconnaissant d'écrire à M. Chauvet, à Martigues :
la saison avance, je crains la pluie, la neige, le vent violent pour mon
toit. Si comme je l'espère on peut avoir des matériaux, il faut que les
réparations sérieuses, essentielles, soient faites sans plus tarder et vrai­
ment tout de suite ! M. Chauvet sait le chiffre que je veux y mettre, je
l'augmenterai au besoin; si Terras 2 est libre qu'il prenne mon chantier
immédiatement. Je me fie à M. Chauvet, à son expérience, à son goût,
à son amitié, pour que la nouvelle pente du toit et son incidence sur
1. M. Pélissier, d'Aix-en-Provence, grand ami de Maurras et maurrassien fervent qui
prépare un supplément au Diçtiom,ain po!itiqlM.
z. Maître maçon de Martigues qui a scellé la pierre de borne où a été placé le cœur de
Maurras dans son jardin du Chemin de Par.idis.
LETTRES DE PRISON

la génoise ne nuise pas à l'aspect architectural. Je ne veux pas que des


dégâts nouveaux viennent rendre indispensables d'autres réJ>arations
qui, alors, seraient terriblement onéreuses. Toi seule, peux dire cela
comme il convient, en y mettant tous les accents et en mon nom. Seule­
ment ne perds pas une minute, l'hiver n'attend pas. Écris en recevant
ceci, dès que tu le recevras. - Toujours pas l'ombre d'une poutargue
fraîche I Je vous embrasse tous. En te disant à dimanche...
Je t'embrasse 2048 fois en bon prisonnier.
CH. M.

A SA NIÈCE MADAME GEORGES BLANC-MAURRAS

24 novembre 194 5 .
M a petite Jeannette,
C'est encore moi, lettre ou billet supplémentaire, accordé pour prévenir
les nôtres que les quatre colis par mois sont rétablis; ce dont je me
félicite.
J'avais fait ce que la sage Ninon m'avait conseillé, en avais référé
au médecin d'ici, mais la direction n'était pas compétente pour décider
et m'avait répondu de m'adresser au ministre. Comme il s'agissait de
mon droit de cardiaque et non d'une faveur que je n'aurais jamais
demandée, j'ai écrit à Paris l'exposé de mon cas. Mais ce n'est pas ma
lettre qui a décidé le revirement! Il s'agit d'une mesure générale. Il
m'eût un peu gêné de bénéficier d'un traitement plus favorable que
mes compagnons de geôle. Néanmoins j'avais passé outre parce que
l'égalité n'est pas la justice et qu'un homme de 77 ans 3/4, qui a une
maladie de cœur, ne peut pas être mis sur le même pied gue des gail­
lards de 5 0 ou 60 ans qui n'ont pas ce bobo !
Enfin vous voilà prévenus, ainsi que nos amis de Marseille 1 Au
bout des quinze lignes autorisées, je vous embrasse tous, votre vieux
2048 et parrain.
CH. M.
MAISON CENTRALE DE RIOM 49

A SON NEVEU JACQUES MAURRAS

2 décembre 1945.
Mon cher petit Jacques,
.... Il y a aujourd'hui soixante ans que ton père, ta grand-mère
et moi, nous sommes arrivés et installés à Paris par un jour bien brumeux.
Ton père y est resté sept ans : études classiques et début de sa méde­
cine; ta grand-mère, dix ans ; et moi (cela fait trembler!) cin­
quante-cinq ans, jusqu'à l'exode ! Je croyais n'avoir fait, pendant les
premières années, que de la philosophie. Pas du tout! De 1885 à 1890,
j'ai connu presque tous les maîtres et amis de ma vie littéraire : Mistral,
Barrès, Moréas, Anatole France, Amouretti, et, dès 1894, j'avais publié
mon Chemin de Paradis. C'est mon voyage d'Athènes, en 1896, qui
m'aiguilla, décidément, vers la politique, et le premier quart de mon
existence parisienne, ses quinze premières années, s'est couronné par
mes campagnes contre Dreyfus. La fondation de l 'Action française et
l'Enqulte sur la Monarchie : 1900. Les trois autres quarts ne font pas
de moins bonnes divisions. De 1900 à 191 5 , c'est la rencontre mémo­
rable de Léon Daudet, la fondation du journal quotidien, nos cam­
pagnes (avec Bainville) en vue de la guerre certaine à prévoir et à pré­
parer, les appels à l'union sacrée, la guerre à ceux qui organisaient
l'anarchie devant l'ennemi. Troisième quart, après la victoire, l'effort
pour empêcher d'en dissiper le fruit, la critique du Mauvais Traité 1
et des abandons, et, à travers deux grands deuils, celui de ton père
et celui de ma mère, la défense de nos dernières positions en Allemagne
contre l'abandon de Mayence, notamment! Mayence I Mayence I C'est
dans ce troisième quart que tu es arrivé à Paris, mon petit Jacques!
Et puis le dernier quart 1930-1945, la lutte pour la conservation de
la Sarre, l'opposition à la guerre, celle de 193 5, qui m'a valu la glo­
rieuse prison de l'année suivante 2, et les malheureuses années finales
où nous n'avons pu empêcher la catastrophe de 1939, malheur, il est
vrai compensé pour moi par ma très glorieuse prison d'aujourd'hui,
où m'ont jeté les responsables de notre débâcle, les auteurs du coup
de folie du 3 septembre I Voilà une table récapitulative qui pourrait
servir à un biographe 1
J'attends une lettre de toi. Dis-moi que tu te soignes. Le médicament
1. Charles Maurras. L, Mauvais Traité : In la Victoire à Locarno. Chroniq1'1 d'llll8 décadence,
Paris, 1928.
2. En 193 5, Charles Maurras avait publié dans l'Action française un article intitulé « Assas­
sins ! • où il s'opposait à une guerre contre l'Italie destinée à châtier cette dernière de sa
conquête de l'Ethiopie. Il devait, en 1936, écrire un autre article qui promettait à Léon Blum
qu'il serait la première victime de sa politique si elle amenait une telle guerre. Cet article
valut à Maurras d'être condamné à huit mois de prison.
LETIRES DE PRISON

que je t'avais recommandé n'agit-il plus ? Bien entendu, ne l'emploie


pas sans avis du médecin. Donne-moi des nouvelles de nos amis...
Je t'embrasse, mon cher petit Jacques.

• Ton vieil oncle


CH. M.

A LA COMTESSE JOACHIM DE DREUX-BRÉZÉ

Premier vient 1 de Noël.

Oui, Vive l'An i C'est le bon. Et, voyez, comme il chante en nais­
sant. Le dernier mot de ma lettre de Noël était une espèce de rime à
la nouvelle Isabelle et, depuis 9.ue le papier s'est envolé, cette rime m'a
couru après, j'en ai été pourswvi au point d'en être inquiet et je me
disais qu'il y avait là plus qu'un jeu de voyelles semblables, une espèce
de musique lointaine s'y adaptait... Puis comme s'ils sortaient d'un
nuage d'autres mots sont venus et j'ai entendu : Isabelle to11te belle -
mais l'inquiétude subsistait, et puis, la nuée sonore s'est entrouverte,
elle a dit : - Hirondelle - toute belle et j'ai reconnu une vieille petite
chanson bien lointaine, en effet, que me chantait ma mère :
Hirondelle - toute belle - dis-moi, l'hiver où vas-tu?
A Athènes, chez Antotlène - Pourquoi le demandes-tu ?

La connaissez-vous? Ce n'est pas du tout une chanson de Provence


ni du Midi. Gérard de Nerval la cite dans sa &hème galante ou ses Filles
dufeu où vous la trouverez. Où ma mère l'avait-elle apprise ? Mais à Aix
on sait son Paris. Cependant (une amie) qui était de Nîmes, la savait
aussi, il me s�ble ... Enfin, voilà comment Isabelle m'a ramené en
194 •• chantant avec la vieille prononciation françouèse d'Antouène
et la fausse rime d'Athènes...
Toutes les fois que je retrouve dans un coin vivant et bruyant de
ma vieille mémoire : Hirondelle - toute belle, je la trouve très jolie. Per­
mettez-moi le souhait qu'elle vous plaise et soit reçue entre mes vœux,
si abstraits soient-ils.

1. Dans c:cttc correspondance clandestine où il leur fallait user d'un langage secret. t1i111t
désignait les lettres de Maurras et t1a les réponses de la comtesse de Dreux-Bré�
MAISON CENTRALE DE RIOM

Vient du 1er janvier RIOM,


Chanson de la vieille France que ma mère fredonnait il y a au moins
75 ans.
LE JOUR DE L'AN D'ISABELLE
Hirondelle
Toute belle,
Dis-moi, l'hiver, où vas-t11 ?
A Athènes
Chez Anto11ène
Pour(jlloi le demandes-Ill?

Si Calixte et Formose et Pulchérie et Belle


Tout lejour ont ballé dans lejardin d'hiver
Ce fut pour entr'ouvrir à lajeune Isabelle
Le mystère du Rythme et la grâçe du Vers.

Nulpipeau n'a posé sur leurs bouÇhes rebelles,


Nul ivoire tenté l'ongle de leurs doigts clairs I
Du sonore parvis de la Dame immortelle
Les paumes et les voix sujfisent au concert.

Des retours du Printemps, céleste messagère,


Flèche d'ombre et dejoie, ô fidèle, ô légère
ffirondelle, voilà lesjeux de la saison I

Pofymnie et ses sœurs ont ainsi dans Athènes


Joué, chanté, ballé sous le porche d'Antouène.
Quand nous reviendras-Ill de la claire maison ?

z.8 forme
Aucun air de pipeau sur les bouches rebelles,
Nulle touÇhe d'ivoire au bout de leurs doigts clairs.

Notes : Prière de prononcer à l'ancienne : Antouène, Roué, Fran­


çoué, pour la rime vieille.
Prière de pardonner cette quadruple répétition en 3 langues du m9nde :
Beauté, :x,cxMl <rnj , formosa, pulchra, belle. On ne saurait trop l'invo­
quer.
Cet Antoine a joué un très grand rôle dans la mémoire de la chanson
LETTRES DE PRISON
Je n'aurais retenu ni Athènes, illustre inconnue pour moi (à 5 ans)
ni hirondelle, trop commune et trop familière à mes fins d'après-midi
de Roquevaire. Mais nous avions, vers 1 871-72, sur le quai... une famille
André rangée autour d'un vieux constructeur de navires, avec
quatre garçons géants, dont le dernier qui venait de temps en temps,
en beau pantalon rouge à galons écossais s'appelait Antoine.

A LA COMTESSE DE DREUX-BRÉZÉ

Vient du 11 janvier avant le « fourré >> 1•

On vient de me dire que janvier verra la sortie de tous les 4-5 2,


encore q_ue les Anglais demandent par radio l'amnistie à toutes les
nations. Je me sens l'âme de Chateaubriand pour demander aux Anglishs
de quoi ils se mêlent 1 - Et si c'est mon plaisir à moi d'être en prison ?...
Mais il ne me plaît pas du tout, c'est vrai. Ce qui me plairait mieux
c'est d'être plus vieux d'une semaine et d'avoir le << r,a >> et ses réponses...
Le sous-duc (sous-directeur) sort d'ici. Il apportait vœux et adieux,
étant nommé ailleurs à une direction. Tant mieux et tant pis, le directeur
part aussi. Je n'aime pas beaucoup cela, mais on me dit le remplaçant,
directeur régional, excellent. L'essentiel est de faire durer les statu
quo excellents. Vous ai-je priée de demander à G. dont la belle-sœur
est astrologue l'horoscope de 46 ? Il sait tout mon scepticisme et toute
ma joie sur ces lectures dans les étoiles. Elle correspond un peu, de
très loin, à mon << petit religion >> de la pie"e de Magnès 3 : ce que les
hommes ont toujours cru n'est-il pas un peu vénérable ?
Je puise ces vues profondes dans mon Bossuet que je n'ai jamais tant
admiré que depuis cette relecture des assauts à Simon 4 • C'est le chevalier
de la polémique à visage découvert. Pas une petite ruse, pas une dérobade,
tout sur table, sur l'arène au soleil. C'est magnifique et quelle rigueur
incomparable contre les tricheries qui gâtent le beau jeu et le métier
splendide. On n'a plus revu cela. Je comprends maintenant pourquoi
toute la postérité de Fénelon, y compris Renan, a dressé des autels à

1. Ce mot désignait les colis alimentaires contenus dans des boîtes à double fond où la
comtesse de Dreux-Brézé dissimulait les lettres, coupures de journaux, renseignements,
avis, timbres, etc •.. qu'elle faisait « passer » au prisonnier. Rien ne fut découvert avant son
arrestation, en février 1947.
2. Les prisonniers politiques condamnés à quatre, cinq ans de détention.
3. La Pi,rr, d, Magnès était le nom donné par les alchimistes à la pierre d'aimant.
4. Richard Simon, auteur de l'Histoirurititjllt du Vieux Testament (1673), un des premiers
essais d'exégèse rationaliste de la Bible, contre lequel Bossuet écrivit deux Instr11Gtions paslo­
rahs (1702-1703).
MAISON CENTRALE DE RIOM

ce Simon-là. Ils se sont sentis exécutés en grand et en détail par la serre


de l'aigle. Je n'en reviens pas. Ces traités, lus autrefois un peu vite, je les ai
relus avec délices et puis je suis revenu sur les débats de l'Histoire des
variations, du quiétisme. Mais je n'en ai pas assez ici. Je vous demanderai
la suite. On voudrait avoir plus de loisirs encore pour s'amuser à voir
le jansénisme à travers Bossuet. Mais je vous confesserai que cela ne
me fait pas avancer d'un pas. Tout cela m'est historique. Saint Thomas
m'est plus actuel, sa méthode et sa · raison l'affranchissent du temps.
Tous Ies éléments de sa doctrine restent presque tout à fait contem­
porains de toute raison libre. Il suffit de savoir à peu près son vocabu­
laire, ou de l'apprendre, ce qui n'est pas difficile.
Il faut bien que je vous dise que l'on m'a comblé <l'étrennes magni­
fiques, marseillaises, aixoises... Hélène doit être chargée comme [une
reine-mage.
Vœux et hommages...
CHARLES MAURRAS

A JACQUES MAURRAS, MON NEVEU, FILS ADOPTIF ET TUTEUR

1 3 janvier 1 946.

Mon cher petit tuteur,


Voici l'esprit et le plan, la substance enfin, de ce qu'il faut dire aux
inventeurs de cette histoire rocambolesque.
Je te coche ce qui me paraît le plus essentiel.
Evidemment, c'est très long. Mais comme je l'ai dit à Claudel il
est plus facile de lancer, comme ça, un paquet de sottises que de les
éplucher une à une pour en montrer l'invraisemblance et l'absurdité.
Ingénie-toi pour en sauver le plus possible, avec les conseils
de Georges 1, dont l'expérience est précieuse.
Et donne-moi de tes nouvelles I Amitiés à tous!
Je t'embrasse, mon petit tuteur, ton vieil oncle et pupille,
CHARLES MAURRAS

I. Son collaborateur de l'Action français, Georges Calzaot. qui sera souvent désigné
dans cette coacspoodaoce par son seul prénom.
54 LETTRES DE PRISON

THÈME D'UN PROJET DE RÉPONSE A FRANCE-SOIR

Monsieur et cher Confrère,


Au moment même où je venais de rétablir publiquement la vérité
sur mes rapports avec l'infortuné Darnand, ma famille m'apprend une
nouvelle histoire extraordinaire : France-Soir me représente comme
ayant failli bénéficier d'une tentative d'évasion organisée ou appuyée par
les Allemands 1
Je ne veux pas laisser courir ces allégations sans invoquer mon droit
de réponse, tel qu'il doit être exercé .dans vos colonnes, conformément
aux usages et à la loi.
Ainsi l'on aurait voulu me faire évader, - mes amis s'y seraient
employés, - et ce qui est plus fort, ils auraient demandé et obtenu
le concours allemand ! ... Telfe est l'histoire en trois points : de quelque
détail qu'on la corse, vous allez voir qu'elle est plus de trois fois impos­
sible.
Pour me faire évader, il fallait mon consentement. Or, avant mon
arrestation, alors que j'étais en lieu sûr, pendant les journées anarchistes
de la fin août 1944 à Lyon, j'eus la visite d'une admirable Française,
que je ne puis appeler une amie d'enfance, puisque j'avais déjà barbe
au menton quand elle était petite fille de douze ans : Madame X. Z.
venait de la part d'amis plus éloignés me proposer un départ secret
et sûr pour le Portugal. En la priant de remercier qui de droit, j'ai
répondu que je défendrais ma liberté en France. Compris d'avance, je
n'eus pas à insister. Il devint évident que l'accusation demanderait
ma tête, mais je voulais la perdre ou la garder en terre de France :
dessus ou dessous. Pas dehors ! Tout ce qui m'entoure a parfaitement
su que le principal intéressé repoussait tout projet de se dérober.
Première impossibilité, tant de ma part que de celle de mes amis 1 .
Voici la seconde, plus forte. Ni mes amis, ni moi n'avons jamais
sollicité ni accepté le concours des Allemands, pendant qu'ils pouvaient
tout en France. Nous avons refusé de passer par eux pour obtenir
d'adresser la consolation et le réconfort de notre journal l'Action Fran­
çaise à nos amis prisonniers de guerre en Allemagne. Mes amis m'ont
vu refuser également de passer par l'autorité allemande, à laquelle
Laval renvoyait, pour être autorisé à aller en Espagne faire des confé­
rènces de propagande française. Il s'agissait de rendre un service public
national dans les deux cas; nous ne nous estimions pas couvert par
ces deux objectifs sacrés, - et nous nous serions abaissé aux mêmes
recours honteux pour sauver ma vieille vie ou recouvrer une liberté dont
je n'aurais plus que faire! Vos informateurs ont oublié de nous regarder.
1. Charles Maurtas s'était déjà opposé à un autre projet d'évasion quand il était à Lyon,
à la prison Saint-Paul. Voir plus haut sa lettre du 30 décembre 1944 à Pierre Varillon.
MAISON CENTRALE DE RIOM

Troisième et quatrième impossibilité : ce soudain bon vouloir des


Allemands à mon égard !
Je leur ai fait tout le mal que j'ai pu et je ne m'en suis pas caché. Non
content de leur << résister >> suivant le mot à la mode, je leur ai fait une
guerre de plume de quatre ans, guerre offensive sous toutes les formes
et sous tous les rapports. Elle continuait l'œuvre de ma vie, que je
n'ai jamais infléchie. Si l'on publiait les archives de la Censure on y
verrait, en clair, l'esprit qui animait mes articles, mais on peut fort
bien en ·uger dans ce qui en est resté, à condition de savoir lire cette
perpétue1le action contre « l'étranger >>. Après des débats orageux,
Maurice Pujo avait pu imposer notre manchette quotidienne anticol­
laborationiste : << la France, la France seule >> et nous l'avons maintenue
pendant quatre ans malgré les plaintes des Allemands et de mauvais
Français, leurs complices. Ainsi ai-je pu faire repousser les projets de
renversement des alliances et de collaboration militaire et navale, pro­
longer l'attentisme du Maréchal, entraver la L. V. F. et provoquer ainsi
la colère et l'injure de la presse proboche de Paris, de Lyon, de Mar­
seille, déchaîner toutes les cabales des Laval-Déat-Doriot-Sordet­
Luchaire-Suarez contre nous, - et cela depuis août 1940 jusqu'à
août 1 944 où j'eus directement affaire à 1a section déatiste de Lyon.
Même au début de septembre, je parvins à signaler à la presse amé­
ricaine la violence faite au Maréchal Pétain par les Allemands, qui,
tout en l'emmenant prisonnier, voulaient, malgré ses protestations
étouffées, faire croire qu'il était avec eux! La constance de mon action
anti-allemande n'a pu être contestée : le ministère public en est tombé
d'accord à plusieurs reprises, dans son Réquisitoire : << c'est certain >>,
<<Je le reconnais », << je le reconnais >>, << c'est certain >> (Page 9). Dès la fin de
1 943, un document secret de la propagande officielle allemande, dont
on a la photographie, porte que « après avoir, cinquante a,m/es durant,
combattu l'Allemagne comme pas un », j'avais eu « une influence déterminante
sur le cours attentiste de la politique vicl!Jssoise et cela dans un pays occupé
par l'ar111ée allemande ! >> Enfin l'ambassadeur Otto Abetz, qui en décem­
bre 1 940 s'était plaint de vive voix de notre action contre Pierre Laval,
avait écrit en 1 944 d'autres plaintes amères contre nous, dûment enre­
gistrées par la sordide Interfrance 1 • Ainsi étions-nous les bêtes noires
de l'Allemagne et de ses partisans. Ceux-ci avaient même organisé
mon assassinat, il en a été témoigné sans contradictions possibles à
mon procès.
Les Allemands d'Allemagne n'ont pas coutume de rendre le bien
pour le mal. Ils me l'avaient d'ailleurs fait voir, dès leur arrivée à Paris,
que j'avais fui par horreur de leur conquête; ils s'étaient mis à piller
de la cave au grenier notre hôtel de l'Action Fran;aise, rue du Boccador.
Ils avaient placé sous scellés mes deux domiciles personnels et pillé
1. Agence de Presse dirigée par Dominique Sordct, apologiste de la • collaboration •·
LETTRES DE PRISON

encore le plus important, celui où étaient mes livres et mes papiers.


Après 1 942., ils avaient campé chez moi à Martigues en Provence,
sillonné mon jardin de leurs tranchées, miné ma colline et, à leur der­
nière saJve d'adieu, endommagé les vieux murs de ma maison de famille.
A Lyon, ils m�avaient traqué d'hôtel en hôtel et réduit à vivre en meublé.
A la veille de décamper ils avaient emprisonné au fort Montluc, pendant
vingt jours, sans l'ombre d'un motif ni d'un interrogatoire, mes deux
collaborateurs et amis Maurice Pujo et Georges Calzant 1
Je ne suis pas peu fier de cet échange de bons procédés entre les Alle­
mands et moi I Il faudrait dire maintenant par quel magique renver­
sement de leur pensée les Allemands auraient pu vouloir me faire sortir
d'une prison où ils devaient me trouver fort bien à ma place, - dans
le cas inimaginable où des amis à moi se seraient entêtés à vouloir m'en
faire sortir malgré moi 1
D'après votre récit, monsieur et cher confrère, c'est un étudiant
d'A. F. dénommé Claude A.. qui aurait conçu le projet, c'est un autre
étudiant Pierre C.. qui, à Montpellier, lui aurait fourni le poste radio­
phonique qui lui aurait permis de correspondre avec Berlin... Mais
pourquoi ne donne-t-on pas en toutes lettres le nom de ces sauveteurs
bénévoles? Pourquoi ces ménagements pour des personnages, pris
d'après vous en flagrant délit d'intelligences avec l'ennemi, car la guerre
durait encore fin décembre 1 944 ? Quelle étrange sollicitude I Elle
s'explique d'autant moins qu'on nous dit qu'ils ont été arrêtés - et
nous n'entendons pas dire que, depuis un an, ils aient été jugés, condam­
nés, etc ... Avouez encore qu'il était de leur part assez bizarre de faire
radiodiffuser de Montpellier la demande d'un parachutage qui devait
être exécuté près de Beauvais pour une évasion préparée à Lyon, -
et dans un temps où les communications n'étaient pas faciles ! Les conjurés
de cette histoire rocambolesque cherchaient la complication 1
Son inventeur a oublié deux petites choses : aux rares occasions
où un adhérent de l'Action Fran;aise eut le malheur de tourner au colla­
borationisme et au philobochisme, il était automatiquement radié,
et on ne le lui envoyait pas dire, Dominique Sordet en fit l'expérience 1 ;
d'autre part, dans leur Congrès de Montpellier en 1 943 et de Lyon
en 1944, nos étudiants auraient été bien surpris de trouver parmi leurs
camarades l'ombre d'un << collaborateur >>, mais son expulsion n'eût
pas traîné. Je peux en témoigner, j'y étais.
Tout cela ne tient pas debout. On n'a pas volé les tours de Notre­
Dame, je n'ai même pas pris mon vol de leurs sommets. Néanmoins,
si volumineuse que soit la fable, il est indispensable de la démentir,
car elle a quatre gros inconvénients :

1. Dès juillet 1940, Maurras lui avait écrit en lui donnant congé : « ... Nous nous honorons
de vous tenir à l'écart. pour rester entre Français. clignes de ce nom. •
MAISON CENTRALE DE RIOM

- celui d'exalter les crédulités, presque obsidionales, dans la foule


française, si cruellement éprouvée;
- celui d'ajouter à ma prison perpétuelle une diffamation calom­
nieuse que je ne puis accepter, nulle Cour de justice ne l'ayant prononcée
contre moi;
-- celui d'opposer à mon prochain pourvoi en révision une rumeur
d'hostilité injuste et sans raison;
- et enfin cet inconvénient, d'ordre plus général encore, de faire
le jeu de l'Allemagne en l'aidant à brouiller les cartes françaises, et à
présenter ses plus grands ennemis de France comme ses amis et ses
protégés : toutes les pommes de discordes qu'elle nous a lancées en
fuyant tendaient à prolonger nos luttes civiles et, comme cette méthode
lui a réussi, elle y persévère : les Français feront bien de s'en apercevoir
avant qu'il ne soit trop tard.
En vous demandant d'insérer cette réponse dont je regrette la lon­
gueur forcée, je vous prie, Monsieur et cher Confrère, d'agréer l'expres­
sion de mes sentiments distingués,
CHARLES MAURRAS

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

2.0 janvier 1 946.


Ma petite Ninon, merci de tes deux lettres 9 et 1 2, il est inouï que
l'on ne puisse avoir de nouvelles de Martigues, si instamment deman­
dées I Armons-nous de patience, mais écrivons, écrivons, nous finirons
par avancer et voir au moins Berre 1
Remercie vivement Françoise\ elle a pris la pie au nid, son Amoiboie
m'apporte ce qui me manquait. On ne connaît un mot que par sa racine.
Me voilà fort bien fixé. Reste la question des révélations archéolo­
giques de la Tourette sur lesquelles Duneau doit avoir gardé l'œil
ouvert. L'intéressant n'est pas de savoir si l'on a trouvé des urnes ou
des statuettes, mais quelques-uns des monuments inamovibles, pesant
des tonnes, comme le tombeau de Saint-Julien, le temple de Ponteau
ou le Mur grec de Saint-Mître l Quant au confessionnal de Saint-Lazare,
voici : dans mon adolescence j'ai été conduit à Saint-Victor, on nous
a montré un coin de pilier tranché à hauteur d'appui, au centre duquel
un trou d'une dizaine de centimètres, et l'on nous a dit: saint Lazate
confessait là, et dans ce trou tombaient les larmes des pénitents. Mais
n'est-ce pas un rêve déguisé en souvenir? Consulte le chanoine P. et

1 . Sa petite-nièce, Françoise Blanc-Maurras alors en Rhétorique.


LETTRES DE PRISON

remercie-le bien! Fais de même pour Jaffard, pour lui et pour le Racine
d'Uzès 1 • Ne 1>9urrait-on avoir cette République de Martigues autre­
ment? Pierre Varillon ne pourrait-il voir si le volume ne serait pas
trouvable d'occasion? Madame Ruxton, morte en Angleterre, l'avait
peut-être, même sûrement. On pourrait voir ses héritiers qui n'en ont
que faire, et je serais très heureux de faire ce plaisir à Nastia. Bien entendu
tous les frais seront pour moi, dis-le bien! Tu as bien fait de remettre à
Dromard le cachet de bronze qui est nécessaire là-bas. Tu peux garder
les autres petits objets que je t'ai priée de prendre à Lyon. Que personne
ne s'inquiète, je viens d'avoir une toute petite crise de fièvre et de bile,
ce n'est rien, c'est dijà fini. Je pense que vous allez tous bien. La lumière
revient, c'est le printemps, vos petits oiseaux travaillent-ils toujours
aussi bien, et Jean-Claude prend-il goût à la procédure? Quelles nou­
velles des Pierangéli 1? Fais mes amitiés à tous... et je ne freine même
pas pour toi, les z.048 épreuves auxquelles vous avez droit 1
Ton vieil oncle.
CH. M.

A LA COMTESSE DE DREUX-BRÉZÉ
Je Vient
... Pour le Père de Judas non pas de chahut, à aucun prix. D'abord
3,
nos ennemis le désirent, ils sont capables de l'organiser comme aux obsèques
de Bainville. Je me dois, je dois à la << vieille dame » ' d'éviter toute chose
pareille. Pour ceux qui disent qu'elle ne s'est pas bien conduite avec
moi, je dois épuiser les galanteries avec elle. Donc, interdire énergique­
ment. De même si la brochure à réimprimer contient une phrase peu
galante, évitons cela... Nous devons éviter tout ce qui peut être assimilé
au bruit, aux cris, nous pouvons et devons faire briller en silence, mais
en silence éblouissant, nos raisons. Merci pour toute la peine que vous
a donnée Judas. C'est ça, quand on l'aura, qui en sera une raison, vous
verrez I Je tâcherai de ne pas y mettre un adjectif qualificatif. Tout
sortira du fait exposé comme du linge sal� ou propre en plein soleil.
Je suis en souci du Breu 5 que vous aviez si bèllement acheminé et escorté
1. Jean Racine : Lettres d'Uz.h, commentées par J.-J. Brousson (1930). Cc livre, ainsi que
la RlpubliqNe d, M4rligus, avait été publié par son ami Jaffard.
.2. Mme Pierangéli. nièce de Charles Maurras et sœur de Mlle Hélène Maurras et de
Mm• J. Blanc-Maurras.
3. Paul Claudel qui allait etre reçu à l'Académie française. Maurras fait allusion au poème
intitulé : La mort d# Jlllias, poème qu'il met en cause dans sa brochure : Un1 pro motion d#
Jlllias, publiée sous le pseudonyme de Pierre Garnier, Paris, 1948.
4. La vieille dame du Quai Conti : l'Académie française.
5. Breu d# me'llnri (abrégé d'un Mémoire), Aix-en-Provence, 1949. Défense de Charles l\faur­
ras devant le Consistoire du Félibrige.
MAI�ON CENTRALE DE RIOM 59

partout où il le fallait, car le trajet inverse ne me parait pas avoir été


fait très sérieusement. Quand vous le relirez à tête reposée, vous verrez
ce à quoi je tendais : un certain effet d'amitié, un resserrement félibréen
et en même temps une défense commune : éviter qu'il 1 ne se brouille
avec le gouvernement français, éviter qu'il ne se divise. Le brave Breu
a fonctionné comme il le fallait, a fait ce que je voulais. Cela a fini par
une motion morale de respect aux deux exclus; motion unanime. Et
quand ce sera imprimé et circulera, j'escompte un certain effet bilingue,
même à Paris, sur « la vieille dame » et même le pays officiel. Ils sont allés
jusqu'à dire que c'était « un très beau provençal ». Allons 1 pour quel­
qu'un qui passait pour l'ignorer, v'la le succès, Mesdames, v'la le succès 1
Je dois aussi un hommage à Durnerin 2 : il a fait le voyage de Lyon.
Il s'est montré avec nous parfait, et je n'oublierai jamais la bonne minute
d'attente du verdict où nous causions si gaiement d'Athalie et de Roi/a.
Que de remerciements très émus...
Vous ne me surprenez pas certes en me disant quelles jalousies allument
les succès en tous sens de Just 3• Certainement on doit jurer sa perte, mais
tenez pour certain qu'on ne l'aura pas. D'abord parce qu'il est le pre­
mier et le seul à s'être dégagé ces temps derniers, et qu'il a pris Je galop
en tête, avec quelle maitrise ! Ensuite patce que, actuellement, l'ordre
dispersé est excellent, c'est Je meilleur et le seul possible I Qu'il y ait 3,
4, 5 centres, je n'en vois pas l'inconvénient, il ne faut canaliser, unifier
que la caisse, encore pas celle des abonnés aux journaux...
... Je reviens à ce diable de Jmlas, si on ne le trouvait pas ailleurs,
est-ce que Gonnet 4 ne pourrait pas le trouver et le copier à la Bib. Nat.?
Mais je ne fermerai pas ceci sans vous remercier du « petit
bout >> de cietge vert de Saint-Victor et du feuillage dont je· perçois
les bénédictions.
P.S. Vers à changer à Isabelle :
Aucun air de pipeau sur les bouches rebelles,
Nulle touche d'ivoire au bout de leurs doigts clairs, etc•..
Du sonore parvis de la Dame immortelle.

Pour en revenir au Breu : un grand souci me poursuit, c'est son


retour à lui sur lequel je comptais beaucoup pour une action extérieure.
Cela était si bien parti d'ici, si bien arrivé grâce à vous, où il fallait,

1. Le Félibrige.
2. Me Dumerin, avocat à la Cour de Cassation, chargé du procès en revision de Ch. Maur­
ras.
3. Marcel Justinien, directeur de l'Indlp,ttàa,,c, frallfaÏJt qu'il venait de fonder. Souvent
désigné dans cette correspondance par les abréviations de ]NSI. ou de ]NSlin.
4. Louis Gonnet, son secrétaire et ami, archiviste de l'.Aclionfranfai.re.
60 LETTRES DE PRISON

comme il fallait. Si ça ne revient pas, je tedoute là, comme partout,


ces gens qui veulent ptendre mon intérêt, me défendre contre moi­
même, s'opposer à de prétendues imprudences ou faire échec à mon
action, comme on l'a fait en Suisse, au sujet d'un article à publier
à Lausanne, mais intercepté pat des << amis >>. - On m'empêchera
d'écrire ? Et puis après ? - D'abord on ne m'en empêchera pas. Et si
on le fait on en exercera ma mémoire et ma métromanie, voilà tout.
Ce qui se perdra d'un côté se regagnera de l'autre. - Je ne comprends
rien à l'affaire du cousin Arsène1• A-t-on refusé de rechercher la lettre ?
L'a-t-on recherchée et pas trouvée ? Ou trouvée et pas recopiée ? Ou
recopiée et pas utilisée. On s'y perd. Selon la réponse, je pourrai faire
rechercher en Provence de nouveau. - Je vous en prie, dites, dites,
dites-moi vite la vilaine histoire sur laquelle je vous jure un silence
éternel. Je n'en parlerai jamais, n'y ferai jamais allusion mais, grâce à vous
je posséderai un morceau de vérité qui, fût-elle inutile, ser.-du vrai, du
vrai, du vrai. Vous ne pouvez vous imaginer combien ma surdité m'en
a rendu plus avide, en m'en rendant l'abord plus difficile et plus com­
pliqué. Donc vite, dites, vous portez de /'ea11fraîche à la bouche altérée...
Merci d'avance ! - Je ne veux pas oublier de vous dire, avant d'abor­
der nos grands sujets du jour, combien je vous suis reconnaissant de
toute cette droite franchise... Non, je ne vous donnerai pas ! Méchante 1

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

10 février 1946.

Ma petite Ninon,

J'ai été heureux d'avoir de tes nouvelles par ta lettre de dimanche


dernier. Plus il y en a mieux ça vaut. Et de bonnes 1... Pélissier faisant
la grande découverte nécessaire 2 1 Remercie-le I Dis-moi le prix pour
que je l'envoie en mars. Avais-tu écrit à Pierre Varillon ? Si oui ne manque
pas de me dire sa réponse. Non je ne savais pas l'histoire de cet évêque
Lazare du u:re siècle, mais, comme le dit Mll e Maurel, toute l'affaire
des autres (Ste Madeleine, Stes Maries, etc.) se rattache bien à l'hyper-

I, Arsène Gouin
2, La découverte, chez un libraire de Genève, d'un exemplaire de Sextus Empirk11.t (texte
grec et latin) que Maurras souhaitait relire pour son Pascalpuni, afin d'y trouver rassemblés
les arguments des sceptiques et des pyrrhoniens.
MAISON CENTRALE DE RIOM 61

critique des modernistes et, là-dessus, en principe {je laisse de côté


les cas où la preuve contraire est faite), j'admets le raisonnement
des défenseurs de l'apostolicité des églises de Provence, non par patrio­
tisme provençal, mais par attachement à toutes les règles de la critique.
Les h ypercritiques, genre Mgr Duchesne, n'admettent que les témoi­
gnages écrits. Ils ne veulent tenir compte d'a11c1111e << possession
d'état » traditionnelle. Or, il en est de tout à fait irréfragables. Il y a
soixante ans environ, peut-être soixante-cinq, ton père et moi avons
éprouvé un coup au cœur en entendant Couedou 1 que tu connais bien,
nous désigner le mont Sainte-Victoire en l'appelant Dale11bre, comme
font d'ailleurs (et encore) tous les pêcheurs. Et ce Daleubre n'était pas un
point ordinaire, mais celui de la croisée de la ligne de repère au levant,
celui qui aboutit à Martigues et coupe la ligne Vieux-Miramas-Trois­
frères. Donc un élément de la navigation et de la pêche locale éternelle. Je
n'ai pas besoin de te dire, bonne latiniste, que Dale11bre, c'est de/11brum, le
delubr11m victoriae Af11ensis, temple de la victoire d'Aix, remportée en 1 02
avant J .-C. par Marius sur les Cimbres, temple détruit par les Chrétiens
ou par les Barbares, mais dont le nom latin continue à flotter par mor­
ceaux, de temps immémorial ! Ce n'est pas un professeur d'hydrogra­
phie qui en a appris le nom à nos pêcheurs : il leur avait dit, comme
les bourgeois et les paysans : Sainte-Victoire. Ici la tradition orale pure
a vaincu les siècles. Nous avons raison avec Hécatée de dire que << les
propos des Hellènes sont nombreux », mais on peut s'y débrouiller
parfois ... Mon foie est guéri. Je mange de tout. Vive la pompe à l'huile !
Merci à M. Pélissier. A bas les carottes ! Elles ne sont mangeables qu'au
gras et pas de gras ici ! Je n'ai que le temps de t'embrasser sur cette
gastronomie et cette archéologie. Et embrasse tout le monde pour le
vieil oncle.
CHARLES MAURRAS 2048

A SON NEVEU JACQUES MAURRAS


3 mars 1 946.
Mon cher petit Jacques,
J'ai attendu jusqu'à la fin de cette après-midi, extrême limite de la
correspondance, à ne point désespérer de quelque nouvelle de toi. Je
n'en ai plus depuis que tu as disparu de la grille de Riom, il
y a trois semaines ou presque I Mais nos malheurs du mois dernier
me rappellent bien que ce n'est pas de ta faute : deux lettres disparues
sur quatre que tu m'avais écrites ! Je me demande s'il ne conviendrait
pas que tu recommandes tes lettres, puisque les miennes t'arrivent. Par
1. Un pêcheur de Martigues.
62 LETTRES DE PRISON
exemple, je souhaite vivement que ton silence n'ait pas eu la pire des
causes, un retour du malaise de l'automne dernier. Tu me paraissais
aller bien l'autre jour, mais le voyage, l'hiver, la mauvaise nourriture,
les contre-coups de la captivité ont pu t'éprouver de nouveau physi­
quement. Je ne saurais trop te conseiller de prendre toutes les précau­
tions utiles de ce côté-là. Donc je n'ai aucune des réponses promptes que
j'attendais impatiemment, et voici du neuf : j'avais appris de toi, l'an
passé, que Georges Valois 1 était mort, et que le procès qu'il m'avait
fait était tombé. Et je viens d'apprendre que ce procès ressuscite en
avril prochain I Il aurait été agréable d'avoir quelques détails. Recom­
mande bien Georges 2 comme conseil sur ce chapitre à Lyon, car il connaît
pa,faitement le dossier. D'autre part qu'ont fait les fabulistes de France­
Soir? Ont-ils inséré? Avez-vous envoyé l'huissier? Je t'embrasse,
mon petit Jacques, ...... Je réserve ce blanc pour le cas où ta lettre me
joindrait en ces cinq à six minutes de grâce. Ton vieil oncle et ses
2048 vertus.
CH. MAURRAS
Rien I Rien I Amitiés à tous 1

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

10 mars 1946.

Ma petite Ninon,
Merci cent fois de ta bonne lettre archéologique du 2 5 février .... ?
Sais-tu quels ont été les titre et nom élus par Armand 3 ? Dis-les-moi.
Pour nous, ne le gênons pas puisque c'est fait ! Je suis content de savoir
que c'est Roland 4 qui fouille à Marseille : dans son discours à l'aca­
démie d'Aix, il a parlé de citadelle marseillaise à propos de notre Mur
grec; en ôtant citadelle, on s'entendra. Nous voici sur le plan incliné
de la victoire I En relisant le IV0 chant de l'Enéide Ge lis cent vers de
Virgile chaque matin) je me suis fait une idée très nette de cette position

1. Georges Valois n'avait cessé de poursuivre l'A&lion françaùe de son ressentiment depuis
1926 où celle-ci avait dû rompre avec lui. Pendant la guerre. il avait intenté à Maurras un
procès en diffamation.
z. Georges Calzaot.
3. Il s'agit de poèmes tirés de la Balance intlrit11re. L'éditeur Armand Lardancbet en avait
extrait, en 1946, certaines pièces publiées sous le titre : Ali devant de la IIIIÏI et sous le pseudo­
nyme de Léon Rameau.
4. Henri Roland, le savant archéologue marseillais. Cf. plus bas, au sujet de ses travaux
et du Mur grec de Martigues, la lettre du 6 février 1949.
MAI�ON CENTRALE DE RIOM

de Carthage et de la portée de l'argument. Par exemple, il faut me fixer


sur des points de topographie marseillaise. Le versant du Vieux-Port
est-il celui qui a le dos au sud (restaurant Brun, Saint-Victor, Pharo) ou
celui qui fait face au sud (mairie, hospice, église des Accoules)? Je
connais mal les patrons des églises et je ne sais s'il faut mettre Saint­
Laurent d'un côté ou de l'autre! Ces questions saugrenues sont à joindre
à celles de ma précédente lettre. En y répondant dis-moi si P[élissier] a
reçu les 1 500 francs que je lui devais, ils sont partis. Remercie Duneau
de sa poutargue. Dis à J[eannetteJ 1 combien je la plains de cette retraite.
La mixture chimique instillée lui a donc fait du bien? Tant mieux. Cela
doit avoir été prescrit par un médecin jeune et frais. Si le mal revient
redis-lui qu'elle ferait peut-être aU$SÏ bien d'en voir un viewc. Il fallait
entendre Fiessinger 2 claironner qu'il avait sur son fichier cent mille
ordonnances de omni morbo scibili I En dépit de la « Science », les médecins
en sont encore à l'empirisme, et c'est l'expérience de chacun qui doit
compter le plus I C'est la grande maîtresse sur ce plan. Donne-moi des
nouvelles de tous. Que fait Jean-Claude? Embrasse tout le monde pour
moi, et toi-mêtp.e, selon le sacré nombre .2048.
Ton vieil oncle n° 2.048 d'écrou.
CH. M.

A SON NEVEU JACQUES MAURRAS

10 mars 1946.

Mon cher petit Jacques,


Merci, bien content qu'il n'y ait pas de lettre égarée, moins content
que tu aies été souffrant. Je te félicite en style télégraphique d'avoir
écouté l'excellent conseil de Marcel 3, remercie-l'en! Excellent aussi
l'Indo-Chine pour l'avenir, il ne faut pas rompre avec le passé! Dis
à Pierre 4 que je suis heureux de le savoir mieux portant. Qu'il se soigne 1
Pour France-Soir, le conseil de Georges était bon. Epuisons tous les
moyens de courtoisie. Après, envoyons l'huissier, et roide I Merci de
l'enquête Valois. Que d'ouvrage je te donne ! N'en néglige pas tes nou­
veaux devoirs professionnels I Cependant, voici encore de la besogne :
- Non, je ne peux pas écrire à Mlle G [ibertJ. Ecris-lui donc comme tu

1. Mme Georges Blanc-Maurras.


2. Le Docteur Charles Fiessiager, ami et médecin de Charles Maurras.
3. Marcel Wiriath, ami de Charles Maurras et son subrogé-tuteur depuis qu'il était pri­
sonnier.
4. Pierre Varillon.
5
LETTRES DE PRISON

me le proposes; copie-lui les renseignements que veut Me Lesguiller 1 :


- Ma propriété du Chemin de Paradis vient de l'héritage de ma grand­
mère, morte en 1 868, mais le partage n'a eu lieu qu'en 1 8 8 1 entre cinq
héritiers...
Je n'ai jamais eu de locataire de la maison d'habitation; elle sert à
mes rares et courtes vacances; mais, âgée de trois cents ans, elle n'est pas
toute habitable. Les Allemands l'ont occupée. La Mairie m'a prié de rem­
plir le bulletin pour indemnisation. J'ai refusé de le faire, ne voulant rien
recevoir de l'argent boche ni faire de l'argent de nos malheurs, si c'était
de l'argent français. Mais en partant les Allemands ont tiré des bombes
qui ont ébranlé les immeubles de Martigues, le mien a eu un pourcen­
tage de dommages dont je ne me rappelle pas le chiffre, 5 % ou 10 %­
Après l'occupant, on m'a mis comme garnisaires des coloniaux
dont un fou qui a volé sa propre administration d'un million et demi!
Il a bu mon vin, cassé mes verres et mes assiettes, vidé mes armoires,
m'a-t-on dit, le certain est qu'il a mis un feu de cheminée qui m'impose
des réparations onéreuses. On te les chiffrera. Je suis donc deux fois
sinistré : par les Allemands et par nos Annamites. Me Lesguiller te
dira s'il faut invoquer ce titre. C'est par tradition de famille que j'ai
refusé l'indemnité d'occupation. Ton grand-père, percepteur et receveur
municipal à Martigues, avait été chargé comme tous ses collègues de
coopérer à la réfection du grand Livre de la Dette brûlé par les Com­
munards, en 1 87 1 . Il refusa de percevoir une indemnité pour ce travail
imposé par les épreuves de la patrie 1
J'ai été heureux d'avoir de tes nouvelles par Mme Pujo. Amitiés à
François, à Hervé 2, dont les pères m'ont été d'incomparables amis.
Hommages et amitiés à maman. Je t'embrasse mon petit Jacques.
CH. MAURRAS

A SON NE VEU JACQUES MAURRAS

3 1 mars 1946.
Mon petit Jacques, à la bonne heure! Ta lettre de mercredi 27 m'arrive
à l'instant I Une correspondance est un vrai dialogue : je t'ai écrit, tu
me réponds, je te réplique, et rien ne se perd. Mais ne t'inquiète plus
de mon foie, ce bobo est déjà loin et il n'a pas fait de ravages sérieux!
Je crois que tous les renseignements sur Martigues te seront envoyés
par Mlle G[ibert], et tu pourras établir cette déclaration d'impôts. Mais,
je ne pense pas m'être trompé en faisant allusion aux deux sinistres

1. Notaire de Charles Maurras.


2. François Daudet, Hervé Bainville.
MAISON CENTRALE DE RIOM

dont j'ai été victime dans le même immeuble en 1 944 et 1 94 5 . Mes


compliments pour le Conseil de famille 1 Ce doit être fait, ou le sera
au moment où t'arrivera cette lettre. Remercie Me Lesguiller et nos
amis, q_ui veulent bien y prendre part. Oui, relancez le gérant de France­
Soir : il ne faut faire aucune merci à ces diffamateurs de profession;
après lettre courtoise, l'huissier 1 Après l'huissier, le procès 1 Refais
mes amitiés à Poutet 1, à Marcel, à Hervé, à François, présente mes
hommages à Pampille, rappelle-moi au souvenir de Mme Georges, et
sache si e1le a des nouvelles de l'Astrologue. Et voilà F. Léger 2 marié
d'hier 1 Dis-lui ou redis-lui tous mes vœux. Dis-moi si François a reçu
le Trésor du Félibrige. Il a dû lui être envoyé.
J'avais bien pensé, mon petit Jacques, que tes nouvelles occupations
devaient te retenir. Je serai très heureux de te voir dans la première
décade d'avril comme tu me le fais espérer, mais il ne faut pas que cela
te crée une gêne et que tes nouveaux patrons en soient induits à te
tenir pour un collaborateur irrégulier ou fantaisiste. Il faut en tout
premier lieu, bien faire et faire parfaitement ce que l'on s'est engagé à
faire. C'est ainsi qu'inférieurs et supérieurs ont confiance en vous...
Je t'embrasse, mon petit Jacques, de tout mon vieux cœur, 2048 fois 1
CH. M.

A SON NEVEU JACQUES MAURRAS

Mon petit Jacques,


Tu as dû recevoir ma lettre de fin avril, qui faisait suite à ton voyage.
J'espère que tu n'es pas souffrant, ton silence provient, je l'espère, de
la complication des besognes dont je t'ai chargé. Tout n'est pas rose
dans la vie d'un tuteur de ton âge, quand le pupille approche son quatre­
vingtième pdntemps 1
- Cette fois, je n'écris qu'au tuteur légal, et en vue de mon procès
en révisio n : il s'agit de retrouver dans nos collections un texte par fequel
nous aurions << dénoncé >> Claudel (aux << sanctio ns de Vic01 et de la Gestapo >>)
pour un quatrain sur sa petite fille Marie-Victoire, publié au Figaro
littéraire du 1 0 novembre 1 942 et ainsi conçu : « Ce petit poisson dodu -
appelé Marie-Victoire - sans dents, comme il a morâù - à « /'Hameçon
de /'Histoire ! >> Il faut donc fouiller chez nous dans les numéros qui

1. Le D• Poutet, cousin de la famille Maurras. - Marcel Wiriath. - Hervé Bainville. -


François Daudet. - Mme Léon Daudet, - Mme Georges Calzant. - L'astrolo_!!,114 désigne
la sœur de cette dernière.
z. François Léger, un des jeunes disciples de Maurras et de Jacques Bainville.
66 LETTRES DE PRISON

suivent le IO novembre 41. J'avais demandé, pendant mon procès de


Lyon, qu'on recherchât tous les numéros où nous avions parlé de
Claudel. On ne m'avait pas signalé celui-là : la citation est-elle d'un
autre que moi? 1 Ce n'est pas impossible; je ne suis rentré à Lyon que le
I I novembre, de ma course d'automne en Provence. Il ne m'en souvient
que trop I J'ai croisé l'armée allemande descendant la vallée du Rhône 1
- Si Georges est embarrassé pour cette recherche, vois Pierre Varillon,
il doit avoir une collection lyonnaise.
Et voilà notre François [Léger] dûment marié I Tu vas me raconter la
belle journée de mercredi, bonheur des uns et joie de tous. J'ai bien
pensé à eux! Je te prie, mon petit Jacques, de ne pas m'oublier auprès
de nos amis...
Ton vieil oncle, père et fils, 1048 fois.
CH. M.

A SON NEVEU JACQUES MAURRAS

2 juin 1946.
Mon bon petit Jacques,
Ta lettre du 16, reçue avant-hier, m'aurait fait le plus grand plaisir
si elle ne m'avait appris ton indisposition. A ton âge rien n'est grave.
Cependant, il faut veiller. Quel malheur que mon pauvre docteur Fies­
singer ne soit plus de ce monde! Je t'aurais prié de courir à lui. Outre
une consultation, il t'aurait donné de bons conseils de régime, comme
ceux que je lui ai dûs, voilà vingt-cinq ans, lorsque mon cœur a fait des
siennes et qu'il m'apprit à l'endormir en m'abstenant de pain et d'eau, et
en b11t1ant du vin, si bien q,ue le régime de grenouille ne m'a pas trop entamé
ici. A défaut de Fiess1nger, fais-moi l'amitié, en venant à Riom, de
passer par ½YOn pour y voir un prince de la science du cœur, mon ami
le Dr Bret, - tellement ami, que, lors de mon accident de 1943, il n'atten­
dit pas mon retour à Lyon et fit le voyage de Martigues pow: s'assurer
de mon état. Cela te dit son dévouement. Cette visite serait utile et elle
me rassurerait... Tes silences sont bien naturels dans le surmenage
que je te donne, mais j'ai toujours peur qu'un postier, fanatique ennemi,
ne subtilise ta lettre à la vue de mon nom. Convenons de ceci : écris­
moi sous double enveloppe au nom de M. le Directeur de la M. C. de
Riom. Cela se fait couramment. Ce sera ma tranquillité. Inutile de te
dire quel plaisir me fera ta venue. Nous étions d'accord de deux envois,
r. Il s'agit d'un t écho • non signé qui parut le 26 novembre 1942, dans l'A,Jionfranfaise,
&lition de Lyon.
MAISON CENTRALE DE RIOM

tu ne m'en as fait qu'un, la lettre du notaire. Celle-ci est bien curieuse !


Ainsi pour mes impôts, on calcule la valeur vénale actuelle d'un immeuble
comme si on allait le vendre I C'est fou. Ces folies fiscales expliquent
la décadence économique et le marasme de la production.
J'ai été heureux d'assister par tes yeux au mariage de François. Tu
me parleras du dîner d'Anatole 1 • Je suis impatient de savoir ce que dit
Durnerin. Quant à Hilaire, ne manque pas de communiquer de ses
nouvelles à Michel, qui les désire, fais-lui en part pour éviter une perte
de temps. On m'a dit que tu avais trouvé une situation meilleure, je
le souhaite. Mais je souhaite aussi de bonnes élections. 0 Urne 1 0
Cruche sacrée ! Et dire que j'ai toujo11rs voté (sans y croire)!.. .
.... Je t'embrasse mon petit Jacques,
Ton vieil oncle le n° 2048.
CH. M.

A SON NEVEU ]ACQ UES MAURRAS

7 juillet 1 946.

Mon petit Jacques,


Je vais donc te revoir d'ici peu de jours, j'en suis très heureux, et
ne te l'envoie pas dire! Nous aurons à causer d'une infinité de choses,
tâche de disposer du plus de temps possible, et de renseignements
sur les points en suspens depuis un mois; tâche aussi de passer par
Clermont, chez le notaire dont Mme Pujo te dira l'adresse et qui attend
une signat11re de toi pour notre affaire de Haute-Garonne 1• Comme je
ne veux pas te surcharger de besognes nouvelles (je t'en donne bien
assez 1) il me suffira de te dire que le procureur général de Riom nous
a fait savoir que le garde des Sceaux nous autorise à déposer un pour­
voi en révision ; nous en avons pris acte, bien que cela ne fasse que
constater notre droit. Si Mme Pujo ou Georges te parlent d'une lettre
que Pujo leur adresse sur cette affaire, aujourd'hui même, et que tu
aies à agir avec eux, fais-Je, ce sera en plein accord avec moi. Je ne
m'étends pas là-dessus parce qu'il se peut que tu n'aies pas à t'embar­
rasser de cela pour le moment. Tu as assez à faire I En revanche, voici
un petit supplément à une affaire dont tu es déjà saisi, l'affaire Buré.

1. Jacques Maurras avait dîné avec Anatole de Monzie, ami de Charles Maurras. -
Hilaire Theurillat, poète romand, éditeur de poèmes de Maurras. - Michel : prénom conven­
tionnel qui, à cette date, lui sert à désigner la comtesse de Dreux-Brézé.
z. Il s'agit d'un legs fait à Charles Maurras et Maurice Pujo par u n de leurs amis de Tou­
louse qui venait de mourir. Un notaire de Oermont-Ferrand était chargé de sa succcsaion.
68 LETTRES DE PRISON

En relisant ta bonne et belle lettre du Monde 1 je me suis aperçu que les


négociations amiables si heureusement menées t'avaient fait renoncer
(avec raison) à une phrase, en elle-même importante. Il faut la rétablir
pour Buré 2, puisque, là, tu agis par huissier : << Mon oncle a été condamné
à la détention perpétuelle, mais non à la diffamation calomnieuse à
perpétuité >>. Cela fera très bien à la fin. Consulte Georges, bien entendu,
il m'approuvera je l'espère...... J'espère que tu vas tout à fait bien.
N'oublie pas le Dr Bret à Lyon. Je t'embrasse, mon petit Jacques, de
tout cœur,

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

2.9 septembre 1946.


Ma petite Ninon,
Il n'y a pas la moindre inquiétude, même rétrospective, à avoir. Quand
je portais la chaise de fer 3, c'était sur un bobo; l'avant-bras avait bien
trace de sept morsures en forme de Grande-Ourse, mais nulle plaie,
il n'y avait aucune démangeaison ni douleur due au poids de la chaise. On
a radiographié pour voir si cette croûte superficielle était sans relation
avec aucune cause intestine, mais rien, ni tuberculose, ni cancer, ni
sucre, ni albumine, ce qui s'appelle rien, et l'aorte pharamineuse que
je t'ai dite t Quant au petit accès de fièvre, il claque une ou deux fois
l'an, j'en ai ma rasade pour la nuit et puis tout se calme. C'est comme
si quelque moustique avait piqué ma tendre enfance de cette prédes­
tination. Reste la petite névrose du cœur que Charles Fiessinger soi­
gnait et guérissait avec du vin ; il est vrai que j'ai bu un peu trop d'eau
par ici t Le traitement de la Constellation est tout en dépuratifs et for­
tifiants, et cela commence à s'effacer, ce dont je suis heureux.
Et maintenant taille ta plus jolie plume pour dire à Mlle Gannat
combien je la remercie de toutes ses gâteries, marrons, crèpes, azerolles,
roses de Maillane, feuilles et surtout les nouvelles, celJes des majo­
raux, honneur de la Provence, celles de mon toit, des murs, de l'escalier,
de leur patine variée, les Mandine 4, le Curé, les Vasquez, et tout.'_Dis-lui
I. a. L, Monde, 22 juin 1946.
2. Emile Buré; directeur de /'Ordre, n'avait pas inséré la réponse de Maurras à l'un de ses
articles. Poursuivi pour non insertion, il s'en tira par un artifice de procédure (Cf. Aspects
dt la France, 25 février 1948).
3. Quand Charles Maurras recevait des visites il était obligé de descendre, du 1er étage
au rez-de-chaussée, une chaise de fer, très lourde, et de la remonter, sous l'œil narquois"'de
robustes gardiens.
r" 4. Ses amis de Martigues. - Les Vasquez : gardiens de la maison de Maurras au Chemin
de Paradis.
MAISON CENTRALE DE RIOM

encore que l'Oratoire du sentier de Roquevaire, est celui de Saint­


Estève (Etienne); ce sentier mène à une ferme dite d'Ormille, ancienne
chapelle du même saint, et sur la terrasse de laquelle est la petite dalle
gravée de l'inscription Derceia Venilati Filia dont j'ai l'empreinte de
plâtre dans ma salle à manger de Martigues. M118 Gannat se la rap­
peller a peut-être. Je suis heureux qu'elle ait fait la connaissance de
la Reine du Félibrige, la reine-qui-chante et qui n'a pas chanté ... 1
Bien du bonheur à René Colle, mais s'il aime le monde littéraire
il aura des déceptions. Son refuge sera le travail dans cette petite Cons­
tantinople où l'on ne fait que manger son prochain.
Je me suis représenté gaîment la jeune France de 1 9 5 0 sous les traits
de Jean-Claude, de Josette 2 et des petits Pujo, arpentant les rues de
Marseille! Vous les reverrez le mois prochain je crois (non, ils passent
par Port-Vendres)...
Fais mes amitiés à tout le monde...
Je t'embrasse les 2048 fois consacrées par le rite, ma petite Ninon,
ton vieil oncle.
CH. M. n° d'écrou 2048

A PIERRE VARILLON

16 octobre 1 946.

Mon cher ami,


Votre lettre du 20 août n'a pu m'être remise que le 10 octobre (oui,
octobre!).
Cela dit, laissez-moi vous expliquez tout de suite combien j'ai été
heureux d'avoir de vos nouvelles. Présentez à ces dames mes respec­
tueux hommages d'admiration pour leur dévouement et leurs succès.
Dites à mon filleul que son parrain fronce le sourcil quand il est malade,
et fait les gros yeux quand il n'est pas sage. Quant à son aîné, bénéficiaire
du zéro en latin, soyez assuré de cette vérité : « Quand nos compagnes
deviennent trop savantes, les garçons ne font plus que de la gymnas-
tique! »
Votre volume de marine ne m'étonne pas, mais je suis surpris de
vous voir naviguer sur la Marne 3• Est-ce Noël Boyer qui a obtenu
que la Maréchale Joffre vous ouvrît ses portefeuilles? C'était un bien
grand homme, et plus je pense à lui, plus je l'admire.
1. Mlle Imbert, reine du Félibrige.
z. Fille aînée de"Mine G. Blanc-Maurras et sœur de Jean-Claude.
3. En même temps que son ouvrage : La Ma,i,u f»I .rerviu ek ,,. Frtltrll, Pierre Varillon
préparait un livre sur le Marl,hal ]11/fre.
LETTRES DE PRISON

J'ai acheté ici (cent francs) un beau cahier de Lettres inédites du Bailli
de Suffren publiées par Régine Pemoud, archiviste paléographe, docteur
ès lettres, Mantes, imprimerie du Petit Mantois, et j'y vois que les Anglais
ont rangé dans le musée de !'United Service, à Londres, la maquette du
Héros, le vaisseau de Suffren, à côté de celle du Victo,y, le va.tsseau de
Nelson. Saviez-vous cela? Et puis ceci, il y a sur les quais de Toulon,
un banc de pierre que l'on appelle ioH m'an fa tort, sur lequel les vieux
second-maitres de la Marine vont récapituler leurs griefs contre l'admi­
nistration. Ah 1 ce bon Suffren ne devait rien aux n/an fa tort les plus
enragés de son temps. Dans ces quatorze lettres, pas un beau cri de
gloire qui ne soit mis à la sauce de la plus belle hargne d'ailleurs justi­
fiée... Voici que je n'arrive plus à me rappeler si je vous ai conduit au
Héros de Martigues ou si je vous en ai seu.1ement parlé, celui-ci a été
scu.1pté dans un roc tombé de la falaise d'Istres, par l'abbé de Régis
(Grand bâtiment sans mouvement - qui m'a coûté beaucoup d'argent!).
Jean Goirand, notre admirable ami de Lyon, m'a fait informer par
Hélène du beau procès 1, de votre magnifique attitude et de la plaidoirie
si brillante et si intransigeante de M8 Goncet. Merci à tous. Mais
j'approuve votre refus de recours en grâce. Félicitations!
Mes hommages et mes amitiés à tous. Pour vous, mon cher ami,
tous mes vœux pour que l'indignité nationale retombe sur les malfai­
teurs qui ont osé vous l'infliger.
Très cordialement vôtre.
CH. MAURRAS

A SA NIÈCE HÉLÈNE MA URRAS

2.7 octobre 1946.

Ma petite Ninon,
Ce jeune homme aux dents blanches 2 est le filleul de notre
Gérard Tenque, c'est clair. Le moulin dont il a une part tient son nom
de ce que la ville de Manosque possède la plus ancienne Commanderie
de l'Ordre de Saint Jean de Jérusalem, Rhodes et Malte dont Gérard
est le fondateur. C'est Manosque, en 17.2j ou 17.27 qui donna à l'hôpital
de Martigues les reliques du Bienheureux; c'est à Manosque, cin­
quante ans plus tôt, que Puget avait sculpté la tête de Gérard conservée

1. Pierre Varillon avait comparu devant la Cour de Justice de Lyon en tant qu'adminis­
tratew: de /'A,tion .frattfaise.
2. Maurras répond ici à une lettre de Mlle Hélène Maurras.
MAISON CENTRALE DE RIOM 71

à !'Hôtel de Ville, et que j'ai fait copier pour l'oratoire de mon jardin 1 ;
c'est aux archives de Manosque, avant de découvrir plus décisif à la
mairie de Martigues, que j'ai trouvé les premières pièces par lesquelles
j'ai convaincu René Grousset, l'historien des Croisades 2, que Gérard
était né chez nous et non à Amalfi, comme le prétendent les Italiens.
Tu vois la filiation de J. 1 Si sa grand-tante Berthe était là, elle ne manquerait
pas d'ajouter que nous descendons de ce fameux Gérard. Elle exagérait !
Ce grand saint fut célibataire comme tant d'autres saints sans compter
toi et moi. Puis la famille Tenque n'avait pas de patronyme au x1e siècle,
car personne n'en avait. « Tenque» est une corruption de « tune » Gerard11s
tune, Gérard, alors, dans une Charte. Et s'il exista plus tard des Tenque,
s'ils eurent deux alliances avec nos Sinisbaldi Pistoye, nous ne tenons
à ceux-ci que par l'adoption de ma bisaïeule Rose Pélagie Vidal. Déci­
dément, le chapitre Gérard est beaucoup plus beau que mon hypo­
thèse du B. de Marignagne, et je loue aussi ce jeune homme de tous
les biens que tu m'en dis......
Je vous embrasse tous et continue à t'accabler en particulier sous
le même nombre d'or et de fer, ton vieil oncle
n° d'écrou 2048 CH. M.

LETTRE A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

17 novembre 1946.

Ma petite Ninon,
Ce ne devait pas être gai en effet, mais ]es messes des morts 3 ne sont
pas folâtres et le choix de la date forcément retardé n'a pu laisser le
temps de donner les deux ou trois avis en chaire qui alertent d'ordi­
naire les gens du pays. Cet accident m'est parfois arrivé quand j'étais
à Paris. Il n'en est pas moins bon que ]'usage en ait été maintenu. Remer­
cie pour moi Dromard et Pierre Chauvet. Vous avez dû vous consoler
hier au mariage. Ainsi d11 mal au bien, de lajoie à lapeine,passe la vie humaine !
comme dit Moréas. Je leur ai envoyé de loin mes vœux pour l'avenir
qu'ils fondent.
Ce n'est pas une alliance, mais deux qu'ont eues les Tenque avec

r. Cf. Mon Jardin qui s'est souvenu.


2. René Grousset : Les Croisadu, Paris, 1944.
3. Chaque année, dans la première quinzaine de novembre, Charles Maurras faisait dire
une messe pour les morts de sa famille dans l'église de l'ile à Martigues. Cette tradition a
été maintenue après sa mort.
LE'ITRES DE PRISON
mes Sinisbaldi Pistoye. Sans me rappeler ]es prénoms, (ce n'est pas mon
fort) il me semble que ces mariages ont eu lieu à une époque assez basse.
François Sinisbaldi, frère ou cousin de Cino de Pistoye, l'ami de Dante,
passe pour être venu à Martigues dans le second tiers du x1ve siècle,
et je crois me souvenir que les mariages de ses descendants avec les
Tenque ne sont que du xvne ou xv111e siècle, mais je n'en suis pas sûr.
De toutes façons, Berthe brodait, notre lien avec les Pistoye étant
tout légal, adoptif, spirituel, bien qu'une Vidal eût épousé à la géné­
ration précédente le père de Scipion Pistoye, le docteur Mathieu, celui
dont le portrait (don de Berthe) est dans la chambre de ton père, et elle
était sans doute une tante de Rose Pélagie Vidal dont le portrait en
toilette de soirée est dans mon cabinet.
Rassure Brun 1 • Qu'il chante avec Rimbaud : Elle est retrouvée !
Qui? L'éternité ! C'est la mer allée Avec le Soleil ! C'est très vivant, très
amusant. Je ne me figurais rien de tel.
Le nom de la Marquise de Racine ? Quelle Marquise ? Ce grand poète
a toujours porté bonheur à Thierry Maulnier. Il lui a consacré un très
beau livre avant la guerre. J'en crois volontiers ton éblouissement.
Andromaque est un Cid. Mais Phèdre ! Mais Athalie et Esther ! Mais
Britannicus que j'ai relu et qui m'a enthousiasmé! Et I3ajaz.et. Ah! Bajazet!
Et Mithridate encore, avec Bérénice ! Et le jeu des Plaideurs et la méchan­
ceté recuite des Epigrammes et la piété des Cantiques ! (Le pain que je
vous propose...) 2...
Le voyage ne va-t-il pas te déranger ou te fatiguer ? Pas la place de
vous embrasser tant de fois 1
Ton vieil oncle. CH. M. n° d'écrou .2048

A�SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS


1 er décembre 1946
Ma petite Ninon,
Les dieux immortels me préservent de médire de la rouille marseil­
laise ! Brun y aura mis tout son art, mais il faut que tu saches que celle
de Martigues posa la Question sociale; c'est un mets de pêcheur, ton
père et moi l'avons introduite les premiers sur les tables bourgeoises.
Et je peux même te dire qu'elle a fait son entrée sur la nôtre
1. Maurice Brun, restaurateur et gastronome qui avait demandé à Maurras la préface
de son livre : Gro11111andugi, • Réflexions d'un gourmand marseillais •· Cf. Œm,r,s ,apitales.
T. IV.
2. Citation du vers de Racine : u pain tJ1l81• IIOIIS proposd---Sert tZIIX anges d'ali111ent...
MAISON CENTRALE DE RIOM 73

le I I août 1891 à la suite de longues négociations entre Annette, bonne


de Joseph, et Sophie, bonne de Charles. Non pas de pompe à l'huile 1
Je confondais avec la pompe aux anchois, qui se fait aussi à Noël et
qu'on donne au boulanger à cause du four.
La Marquise de Racine s'appelait bien Marquise du Parc ? yoilà
mon Eurydice retrouvée.
Il y a eu ici de nouveaux réglements qui compliquent mes envois
d'argent. Je t'ai fait envoyer celui de ton voyage. Tu ne seras ni santon
ni roi-mage pour si peu! Comment les trois n'ont-ils pas amené leurs
reines à la crèche ? Il n'en est jamais question. Il devait y avoir de la
place sur les chameaux et la reine de Saba est témoin que les princesses
orientales voyageaient du temps de Salomon ... Je m'y perds tu le vois.
Connais-tu le dialogue du roi Hérode et de son Chambellan à la crèche
provençale : - « Où sont trois rois venus du fond de l'Orient qu'on
demande à vous parler - Quant en sont ? - On sont trois 1 - Qu'on
entre la moitié 1 >>
Je vous embrasse tous au chiffre ordinaire et extraordinaire.
CH. M. n° 2048

A SON NEVEU JACQUES MAUR.RAS

8 décembre 1946.

Mon petit Jacques,


Bravo et merci 1 Je ne pouvais m'habituer à croire qu'après le plaisir
que nous avions eu à convenir d'une correspondance prompte et rlgu­
lière, j'eusse été oublié ainsi ! Mais no n je n'ai pas eu du tout ce court
billet que tu as posté à St-Germain-des-Fossés ! Il s'est perdu corps et
biens. Je ne l'attends plus, ta lettre de l'autre samedi en tient lieu. Je
te prie d'écrire au notaire mes félicitations, avec mes vœux pour son
héritier, les vœux des bonnes femmes de Provence : Qu'il soit plein
comme un œuf, sage comme le sel, droit comme une allumette ; ajoute que la
solution rapide de notre affaire sera la bienvenue et prie-le de stimuler,
de toute sa science et de toute son amitié, ces « opérations matérielles »
qui hâtent le règlement définitif. Je t'assure que c'est pressé. - Et
puis, ceci : tu as dû recevoir la réponse de M11e Gibert : dès que tu auras
ma lettre, adresse-lui, ou (si elle te le dit) à Chauvet à Marseille, mais
si tu n'as pas sa lettre, à elle-même, à Arles, les 30 ooo francs convenus,
il ne s'agit pas de les mettre à sa disposition, mais de les lui envoyer
tout de suite.
74 LETTRES DE PRISON
Voici du fameux pour la Révision du procès : le journal le Littlraire
du 1 8 novembre apporte un << fait nouveau» -tout neuf - et de taille 1•
La place va me manquer pour te dire lequel. Heureusement Mau­
rice Pujo vient de l'exposer dans sa lettre d'aujourd'hui à Mme Pujo;
je te prie et supplie de te joindre à elle pour que l'on fasse très exactement
ce que Pujo demande en notre nom à tous les deux. Mets-toi en rapport
avec elle, par téléphone ou autrement. - Pour l'affaire de Frédéric Mis­
tral 3, voici mon avis : plus j'y pense, moins il me semble utile de te
déranger. Cela aurait un des inconvénients que tu as vus. Il faut demander
de ma part au Capoulié de me faire nommer un << avocat d'office >> comme
on fait per Ji mesquin, pour les malheureux. Tessier et Fontan 3 conti­
nueront ce que (entre nous) ils ont parfaitement commencé. Si je te
revois, comme tu me le fais espérer à Noël, je te dirai mieux mes raisons.
- Et maintenant, il faut que je t'expose une autre affaire, celle de I'Alma­
nach du Pèlerin, dont je te charge comme mon tuteur légal. II faut trans­
mettre la rectification suivante directement et telle quelle. A mon âge,
je sais ce qui est insérable et ce qui ne l'est pas. N'importe. J'ai mes
raisons. Et jusqu'à l'huissier. Jusqu'au procès. Quant à ma forme, garde­
la. On la corrigera si elle n'est pas recevable. Commençons par là :

Voici:
Monsieur le directeur du Pèlerin rue Bt!Jard, 5, Paris, I' Almanach du
Pèlerin pour 1947, arrivé à la Bibliothèque de ma prison, contient page 2.9,
quatre lign_es qui me concernent. Elles sont inexartes. D'après votre récit, pen­
dant que M. Bidault était au /ycée du Parc - que je n'ai jamais nommé -
;•aurais, dans l'Action française dénoncé ses occupations professionnelles
que j'ai signalées et publiql(ement regrettées en demandant qu'il ne lui fût plus
permis d 'enseigner à lajeunesse une histoire de France à sa mode. Du temps,
où dans la Presse, il racontait, commentait, et faisait aussi cette histoire, au
temps cruel où il poussait à sa funeste déclaration de guerre (guerre impré­
parée, guerre perdue d'avance}, le 3 septembre 193 9,j'avais été effrt!Jé du roman­
tisme catastrophique propre à la pensée de Bidault. Je ne désirais pas qu'il
plit la propager aux frais de l'Etat. Mais, soucieux du droit personnel de
chacun,je demandai dans le même article qu'en raison de ses titres (agrégation,
doctorat) M. Bidault reçût une compensation, par exemple, en passant dans
le corps administratif (écono11m, principaux, proviseurs) ou, si ce n'était
pas possible, qu'il touchât une indemnité sur quelque caisse noire parant aux
situations exceptionnelles comme la sienne. - Telle était, monsieur le directeur,
ma dénonciation : le rlcit que vous en faites n'est donc pas seulement hors
I, Supplément littéraire du Figaro (16 novembre 1946) où parut une interview de Paul Guth
au cours de laquelle Paul Claudel, qui avait déclaré devant la Cour de Justice de Lyon qu'il
avait été dlnond par Charles Maurras, faisait cet aveu : « C'est Yves Farge qui me l'a dit. »
2.. Frédéric Mistral neveu.
3. MM. Tessier et Fontan, membres du Consistoire du Féli brige.
MAISON CENTRALE DE RIOM 75

de la vérité, il en est le parfait contraire. Est-il utile de vous en demander recti­


fication par ministère d'huissier? M. Bidault a pu me faire condamner à la
prison perpétuelle, mais non à la diffamation calomnieuse à perpltuitl. Il me
semble même indispensable, Monsieur le directeur, q11e la vérité soit rétablie
dans votre journal Le Pèlerin, pour détromper au moins un certain nombre
des lecteurs de l' Almanach. Il serait décevant et dangere/lX de retarder jus­
qu'à I'lchéance de 1948 un acte dejustice auquel vous avez le même intérêt que
moi pour des raisons morales et spirituelles sur lesquelles je n'insiste pas, mais
en voici une proprement temporelle : M. Bidault a fait, depuis quelques années,
une brillante carrière administrative, en conséquence très directe Je la catas­
trophe à laquelle il a contribué et dont les frais, de son propre aveu, se montent
à 5 mille milliards, mille fois ce que nous a coûté M. de Bismarck en 1 871.
N'attendez pas, monsieur le directeur, quelque proche additif de catastrophe
noHUelle qui nous mette hors de cause, parce que nous y disparaîtrions, vous,
votre Pèlerin et moi-même ; je ne compte pas M. Bidault, car il tire toujours
son épingle du jeu. Veuillez agréer, Monsie11r le directeur, l'expression de mes
salutations les plus distinguées.
CH. M.

Tu vois, mon petit Jacques, à peine la place de t'embrasser !


Ton vieil oncle.
CH. MAURRAS
.1 048

P.S. L'article dont je rétablis la teneur dans la lettre au Pèlerin sera


facilement retrouvé par l'Oblat 1, ou Robert. Demande-le leur au besoin
et tiens-le prêt.

LETTRE A RENÉ BENJAMIN

1 8 décembre 1946.

Mon cher ami,


Vous avez fait un bien beau livre avec votre cœur 2 • On a presque
honte de vous en parler, tant il est intime et profond, on craint de violer
vos mystères, auxquels vous avez su toucher avec une merveilleuse

1. Son ami et collaborateur Louis Gonnet était oblat bénédictin. - Robert Havard de la
Montagne.
2. L'Enfant lwi, Paris, 1946. Ce livre est consacré à son fils le lieutenant Jean-Loup Ben­
jamin tombé en Allemagne en février 1945.
LETTRES DE PRISON

pudeur, et de manière à faire que tout ce qui fut vôtre fût au moins
entrevu de votre lecteur.
Et (laissez un confrère vous parler de notre art commun) comme
tout cela est solide autant que fluide, ferme autant qu'émouvant! Lamar­
tine le disait bien : le pathétique est éternel, et votre livre est emprunté
à la région la plus pure de l'âme; je l'ai lu, relu, et fait lire à mes compa­
gnons de chambrée qui en ont été touchés de la même manière. Ils
ont aussi jugé magistrale votre fière façon de fixer vos et nos bourreaux.
Quelle honte pour notre France si elle pouvait être éclaboussée de
cette écume et de cette lie, et de ces prétentions à l'héroïsme 1 Mais
ce qu'ils ont ajouté d'eux-mêmes, et gratuitement, aux dégâts causés
par leur déclaration de guerre contient déjà le verdict de l'histoire. Il
est rendu 1 Il nous reste à le mettre en vigueur. Patience 1 Confiance 1
Le jour de justice viendra pour le Maréchal et pour ceux qui, comme
nous, l'auront écouté, servi et suivi sans Je dépasser.
Mes respectueux hommages à Mme René Benjamin. Je n'ai pu
m'empêcher de sourire tristement de loin, à votre évocation de
Mme Ruxton 1 et de ses femmes de Shakespeare, que j'ai tant que­
rellées 1 Ainsi va la vie et les morts.
De tout cœur, monicher ami.
CHARLES MAURRAS

Et j'oubliais de vous dire merci de me l'avoir envoyé ce beau livre


de sang et de larmes ! J'ai été bien heureux de revoir votre écriture
et de vous savoir sauf !

A PIERRE VARILLON

14 janvier 1947.
Mon cher ami,
Merci très vivement pour vos lettres du 1er et du 3. Je reprends tout
à rebours pour revendiquer les droits de mon filleul offensé par votre
malice. Pourquoi voulez-vous le dépouiller en ma faveur de ce beau
1 6 en grec? Je n'en ai jamais eu autant ! C'est donc moi que vous humi­
liez ! Mes notes en 1876-1 884 en toutes langues ou matières ne mon­
taient jamais au dessus de 6. Ainsi votre Charles a certainement ces
dix points en plus sans parler du reste. Félicitez-le donc très vivement
et embrassez-le de ma part. Que 1 947 lui soit beau et bon i ...
r. Geneviève Ruxton, amie de Charles Maurras, auteur d'un livre sur la Di/eç/a de Balzac.
Elle mourut en Angleterre pendant la dernière guerre.
MAISON CENTRALE DE RIOM 77
Je suis très content de vous avoir parlé des lettres de Suffren 1 • Je doute
qu'elles fassent beaucoup de lumière sur la personne obscure d'un si
grand homme. Mais c'est son écriture physique qui est belle à voir.
J'ai un peu l'habitude des graphies de ce temps et le plaisir que me
fait la sienne est incomparable. Il me suffit de la regarder pour entendre
chanter les couplets des martégaux de Mistral.
Quant à l'amiral Auphan, oui, et par la suite il fera plus encore,
et << les fruits passeront les promesses des fleurs ». Grande réserve
d'hommes. Mais pour quand ? Il me semble que l'avenir a de terribles
détroits en préparation. Mais là, j'ai confiance, redites-le lui I Il me
plaît de penser qu'il pense que l'on pense à lui quand on n�a pas perdu
la foi en la France. Et qui la perdrait ?...
Je reviens à votre pessimisme. Les avocats! Je suis puni du mépris
que j'ai toujours montré à la robe, à celle-là du moins. Marie de Roux 2
n'a pas laissé d'héritiers, sa passion, sa vue, son coup d'œil de bataille 1
Quand je me rappelle le procès militaire mené contre Schrameck 3,
mes deux ans de prison, réduits à un an et avec sursis, etait-ce beau ?
Et toujours l'épée en ligne et l'adversaire menacé et l'honneur
porté haut comme le front I Evidemment si Goncet se laisse
dindonner par un primaire comme Thomas... mais ce n'est pas le cas.
J'ai sous les yeux une lettre de Goncet admise ici en disant que c'est
lui G. qui a choisi comme la meilleure des voies : la contumace. Tous
les arguments juridiques que vous me donnez ont tous une contre­
partie par laquelle on peut parer, riposter, et quand on sait tirer, embro­
cher. Raconter au client qui a le derrière sur le banc d'infamie, qu'il a
perdu sa personnalité et ne peut sortir du pétrin, alors qu'il y est de
cœur, de c ... et de bourse, c'est tout franc se moquer de lui, et dans
ses prudences et ses roueries, quelle bêtise 1 quelle profonde incom­
préhension de ce que je voulais! La reconvention je m'en fous, et m'en
contre-fous ; mais ce dont je ne me fous pas, c'est des conclusions déposées
par l'avocat. Pour rejeter des conclusions il faut un jugement. Et ce
jugement devra dire que nous devons payer l'Etat, nonobstant que
l'Etat nous ait laissé piller par les Allemands et les Communistes.
C'est ce << nonobstant >> monstrueux qu'il fallait avoir pour le montrer
à !'Histoire, pour en faire de la gloire, pour en tirer argument et armes
politiques pour la Justice et la Patrie. Cet élément moral ici passait
tout, c'était lui qu'il fallait constituer comme un arsenal pour l'avenir.
N'y aurait-il pas un moyen de me mettre en cause, moi, personne
physique, comme ils disent ? Soit que je parle du pillage personnel
1 . Cf. plus haut la lettre du 16 octobre 1946.
2. Son avocat et l'avocat de /'A,tion fraflfaist, Me Marie de Roux, bâtonnier du barreau
de Poitiers.
3. Abraham Schrameck, ministre de l'Intérieur que Maurras, dans une lettre publiée par
l'A&tionfrMlfaise le 9 juin I92 5, avait menacé de mort, s'il continuait à désarmer les patriotes :
• Nous vous tuerons, écrivait-il, comme un chien. •
LETTRES DE PRISON
dont j'ai été v1ctJ.me, rue du Boccador 1, plus de 1 800, peut-être
2. ooo volumes et de ce qu'ils m'ont chapardé rue de Bourgogne où ils
ont maintenu les scellés de bout en bout, cela ne m'autoriserait-il pas
à une action? Mais pour imaginer des coups droits ou obliques de
cette espèce, il faut avoir le diable au corps pour soi et pour son client.
Le martyre? Je ne connais pas une seule victoire dans l'histoire du
monde qui n'ait postulé le martyre. Si nous ne visons pas la victoire
nous sommes bons à donner à manger aux chiens I Voyez s'il n'y a pas
un avocat jeune, ardent, ambitieux qui ait le goût du risque. Je sais
bien que les tribunaux ne sont plus ceux de 1936, qu'il n'y a pas de
presse libre, que les langues ne se délient pas. Croyez que je sais tout
cela. Mais, sapristi ! je sais aussi qu'il y a sur cette chaise et sur cette
table une vieille peau capable d'action. Je veux dire aussi de passion
pour agir et souffrir fructueusement, à la simple condition de goûter
les joies qui viennent et qui viendront immanquablement. Ce séquestre
qui ne fait pas son devoir en faisant valoir nos droits, ne puis-je le pour­
suivre? Et, point qui n'a jamais été étudié, ne puis-je intenter de pour­
suites aux faux témoins dont on a établi et peut établir à toute heure les
faux témoignages? J'ai honte de penser au temps que je vous ai fait
perdre, vous avez autre chose à faire, mais ce soir avant de vous endormir
ou demain matin avant de vous débarbouiller, vous pouvez donner
cinq minutes à la question et voir ce qui peut être fait dans tous ces
ordres de choses, toutes les vérités si dissemblables que l'on peut résumer
sous le même titre de : en avant ! Vous savez ce que je pense de l'action
à tout prix et pour l'action, mais je n'en suis pas plus favorable pour
cela à l'inaction. Cette condamnation de l'A. F. par contumace, sans
un mot de protestation, sans un bris de vaisselle, sans une bottine
lancée à la tête du Président, me parait une monumentale et monstrueuse
bêtise I C'est devant !'Histoire l'abandon, la démission devant l'Eternel.
Vous voyez que la prison ne me calme pas. Il ne faut pourtant pas qu'elle
ait l'air de clianger l'A. F. I
Pour les idées, pour l'action, chacun fait de son mieux selon ce qu'il
veut. Les uns ont tenu ferme l'union matérielle. Les autres ont poussé
une action intellectuelle merveilleuse, je pense en particulier à /'Indé­
pendancefrançaise, qui malgré ses derniers malheurs me parait une grande
espérance et d'avenir.
Je supplie tout le monde d'aider à tout et à tous, en versant de l'huile
(d'oli, d'oli l) dans les rouages qu'il faut absolument empêcher de grin­
cer. J'espère que nous serons d'accord sur tous ces points.
Laissez-moi ajouter que je suis en souci sur le cas du jeune Michel 2 •
J'ai eu son roman sous les yeux, mais vous savez comme je lis mal les

1 . Siège de l'Atlionfrançaise, 3, rue du Boccador à Paris.


2. Michel Déon lui avait fait envoyer son premier roman : Adieux à Sheila. Paris, 1944.
MAISON CENTRALE DE RIOM 79

romans; cependant, pour celui-ci il y a les deux ou trois premières


pages, introduction de l'héroïne, qui m'ont frappé. Je vais tâcher de
rattraper le volume, il est ici, pour le lire et faire un article pour un de
nos journaux, c'est un garçon à soutenir. Le cas de ce jeune homme
est émouvant. Nous n'étions pas d'accord sur tout, mais il est fidèle,
dévoué et je vous répète que ce que j'ai lu de son livre annonce du
talent. Je vais le relire et essayer de le servir.
Excusez, mon cher ami, ces pages et surtout cette écriture des marges.
Loupe en main, je me relis et crois que vous pourrez me lire en prenant
un peu de temps. Rappelez-moi au souvenir de ces dames et présentez­
leur mes hommages respectueux. Vive l'avenir et vive la France et
vivent les amis 1
Votre vieux
CH. M.

A SON NEVEU JACQUES MAURRAS


Le z.1 janvier 1947.

Mon petit Jacques,


J'ai dû écrire l'autre dimanche à M. et cela m'a privé de te donner
des nouvelles de l'affaire sur laquelle nous nous étions quittés l'autre
vendredi. Voici ce qui s'était passé pour ma lettre du 2.2. décembre :
en raison du << caractère spécial >> de cette lettre, elle avait été communiquée
d'ici au ministre de la Justice, pour savoir si elle devait être envoyée
à son destinataire (toi) ou classée ici, « à mon dossier ». La réponse vient
d'arriver, la lettre doit être classée « à mon dossier ». Il me semble que
tu peux, comme mon tuteur, aller place Vendôme, au ministère, en
compagnie de notre avocat et faire valoir l'état de choses suivant qui est
aussi un état de droit très défini : j'ai été condamné à la prison perpé­
tuelle, mais non à la diffamation calomnieuse à perpétuité. Le Mois
fran;ais, par la plume du Comte Sforza, m'a évidemment diffamé. Est-il
admissible qu'un simple règlement de l'administration pénitentiaire
me dépouille d'un droit civil que nul arrêt de Justice ne m'a enlevé
ni pu enlever? C'est une question sur laquelle la réponse juridique n'est
pas douteuse. Si l'on veut passer par dessus le droit, il faudra le dire
et en mesurer les conséquences éventuelles. Notre avocat pourra d'ail­
leurs les tirer et les faire tirer. On pourrait provoquer là-dessus une
consultation de jurisconsultes et la publier. Nous avons le droit pour nous.
Sachons le faire valoir. Ai-je besoin de te dire que je voudrais aussi des
nouvelles de Clermont et de son notaire 1 . Ah! monJacquot, mon pauvre
I. a. plus haut, la lettre du 7 juillet 1946.
80 LETIRES DE PRISON

Jacquot, ah ! quel malheur d'avoir un oncle et aussi enragé du genre


épistolaire 1
Je t'embrasse en te disant : à bientôt ! ton vieil oncle, n° d'écrou 2048.

A SON NEVEU JACQUES MAURRAS

6 mars 1947.

Mon petit Jacques,


Mme Pujo a eu la bonté de te dire que mon pécule était à sec
et que je n'ai pas reçu les 1 ooo francs demandés à ta dernière visite.
Excuse-moi de t'obséder : et Clermont? Voici le petit poème symbo­
lique que je t'ai récité l'autre jeudi. Il fait partie du Cycle de mes Pro­
venfales. Titre : Carrefour à Martigues. Epigraphe : bµq>ŒÀoç yYjç qui veut
dire comme tu sais : Nombril de la Terre. Les Grecs nommaient Delphes
ainsi, et moi ma petite ville << qui m'est tme province et beaucoup davantage >>
comme dit Joachim du Bellay. Donc, voici la pièce :

Carrefour ! Oblongue étoile à sept branches


L'un de tes chemins co11le sur la mer
Et son vent promit à mes voiles blanches
Les cieux de la palme et du vétiver

Le ,hemin qui suit ramène à la Ville


Des Trente Beautés qu'en toutes saisons
Suscitent les ponts, les canaux, les iles
Et du quai natal les humbles maisons.

Resse"éjadis entre deux murailles


Un 1J11tre chemin se perd dans les fleurs
C'est là 9ue s'en vont flamber, où que j'aille,
Lesjardms ignés de mes Chandeleurs

Sur Je banc caillou part, comme une folle,


La route de Bouc, Fos, Arle... Elle court
Les pures chansons, les douces paroles
Des sœurs de Mireille en robes de cour.
MAISON CENTRALE DE RIOM 81

Chemin des Etangs, que baigne l'eau vive,


Le Mur grec est ceint d'inanes tombeaux,
Les sillons perrés qui de Rome arrivent
Sur le grand labour traînent leurs flambeaux.

Plus près, à mi-côte, en pleine luntière


Une Colonnade, une Porte d'or
Conduisent la route où le cimetière,
Fosse à fosse allonge un peuple qui dort.

Et, si la pierraille ou les ronces mordent


Les pas douloureux de son pèlerin,
Que la Vierge auxyeux de miséricorde
Abrège au plus haut l'ultime chemin !

ENVOI
Mais c'est ici-bas, au cœur de /'Etoile
Qu'en ton milieu même, ô Saint Carrefour
L'Esprit d'un beau Corps a levé son voile
Et m'a révélé la grâce d'Amour 1. . .
... Comme l'auteur entrera dans sa 8oe année le 20 du mois prochain
et qu'il y a là-dessus plus de vingt-cinq mois de prison, conclus et fais
conclure qu'il est resté de belle et gaillarde humeur. Montres-en la
preuve à Michel, à François, à Georges, et sache que ton vieil oncle
n'oublie pas non plus que tes beaux trente ans s'accompliront en mai.
Je t'y regarderai des hauteurs de mon aînesse d'un demi-siècle, sans
rogne, il y a temps pour tout I Mais je négligeais de te dire que les
sillons perrés ou pierrés sont les voies romaines telles qu'on les nomme en
Normandie. Le grand-onde du fondateur de l'A. F., Gabriel Vaugeois,
qui était un conventionnel régicide, a écrit un livre sur les « Chemins
perrés >>. Il y a un reste de voies romaines près de notre Mur grec. Les
Marseillais ont beau dire, la vraie Massalia est à Martigues. Mes
hommages à maman. Amitiés à nos amis.
Je t'embrasse, mon petit Jacques
CH. M.

P.S. Je pense que tu as envoyé à Mlle Gibert, la somme que tu


m'as proposée, moins les mille francs du pécule de Riom.
Pour le texte définitif de ce poème, cf. Le Carrefour des .rept chemins dl MartilJl4.r, in Mon
Jardin qui .r'e.rt .roUJJenu. Paris, 1949.
I,
CLAIRVAUX
Maison Centrale
1 8 mars 1 947 - 10 août 195 1

No d'écrou 8.321
A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS
19 mars 1947.

Ma petite Ninon,
Je suppose qu'une lettre de toi me cherche à Riom ou y court. Ni
elle ne m'y a trouvé, ni elle ne m'y trouvera 1• Tu vois où j'ai passé la
fête de ton pauvre père, à qui j'ai beaucoup pensé. Je ne sais si l'on
a été prévenu à Riom, et je te serai très reconnaissant d'y télégraphier
pour épargner des pertes de temps et de colis. Nous sommes moitié
chemin plus près de Paris. Nous buvons l'eau de saint Bernard (Ber­
nard dans le vallon, Benoît sur la colline). Son abbaye fait une prison
pleine de gloire, où fut détenu le duc d'Orléans 2 (Gamelle!) en 1890
et où la princesse Marguerite, plus tard duchesse de Magenta, que
j'ai bien connue aussi, le visitait avec sa mère, la duchesse de Chartres,
mère du duc de Guise. Ici furent aussi prisonniers les premiers camelots
du roi, Lucien Lacour et Gabriel de Baleine. Nous rejoignons ici tous
nos souvenirs. J'espère y travailler aussi facilement qu'en Auvergne,
et même mieux par les intercessions d'illustres fantômes, et nous avons
à l'horizon non les plaines pelées et les côteaux penchés du Puy de
Dôme, mais les grandes forêts de Champagne pouilleuse. Enfin nous
avons eu le plaisir de voir un grand morceau de France, toute la route
de Paris, jusqu'à la brusque oblique à l'est d'Avallon, en voiture s'il
te plaît. Malgré l'étroitesse de la lucarne, on voyait et on respirait.
1 . Charles Maurras et Maurice Pujo avaient été, le 18 mars 1947, transférés à la Maison
centrale de Clairvaux (Aube) où saint Bernard, en 1 1 14, avait fondé la célèbre Abbaye.
2. A l'appel de sa classe (1889), Philippe, duc d'Orléans, s'était présenté comme conscrit
devant le Conseil de Révision, d'où le sobriquet de « Gamelle t qu'on lui avait alors donné.
Proscrit par la loi d'exil, il avait été aussitôt arrêté puis condamné à une peine de prison.
86 LETTRES DE PRISON

Mais les essieux étaient terriblement durs et j'étais endolori, moi


et mon pauvre Pujo que j'entraînais ainsi dans mon mauvais destin.
Nous serons comme à Riom dans la même chambre, mais sans troi­
sième compagnon. Excuse ce pâté, c'est l'avis de ma plume que la lettre
est finie. Je t'embrasse et vous embrasse tous, ma petite Ninon. Je ne
peux te dire combien de fois, on ne m'a pas encore donné mon numéro
d'écrou, mais tu es déjà prévenue de oc, qui est l'infini.
Ton vieil oncle
CH. M.

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

3 avril 1947.
Ma petite Ninon,
J'ai respiré quand Mme Pujo m'a fait savoir que tu n'étais pas
venue te casser le nez à Riom ! Mais je suis bien heureux d'avoir ta
lettre du 29, arrivée hier, avec toutes ses nouvelles dont je te remercie.
Le nécessaire a donc été fait par Mlle Gibert 1 comme je l'en avais
priée. J'en suis enchanté. Je ne sais comment vont s'arranger les
choses, mais une simple visite-éclair serait encore la bienvenue.
Oui, j'ai eu de l'avancement, mon numéro d'écrou est aujourd'hui
de 8 3 2 1 , mais rends-toi compte ! La somme de ce chiffre est la même
que celle de 2048, de 1 4 qui est 7 X 2 comme la somme des lettres de
mon prénom et de notre nom! Et l'on dira que les existences ne sont
pas réglées par les nombres des cieux ! Il est vrai que l'on ne tient
compte que des cas positifs, car les autres sont innombrables 1
Remercie Brun 2 de sa tapenado 3 prochaine toujours bien aimée. Sous
tant de verrous et de grilles comment le remercier, même en préface !
Quant à sa formule de génétique, je ne sais que deux choses certaines,
l'une se chante : Vieillefemme,jeune mari ont toujoursfait mauvais ménage ! . . .
Et les jeunes gens doués pour l'amour ont toujours débuté comme
dans Figaro par une dulcinée beaucoup plus âgée qu'eux.
Veux-tu me rendre un service : j'ai déjà brisé 4 stylos et ne veux pas
en briser un cinquième, mais trouve-moi 2 ou 3 de ces porte-plumes en
bois rond, avec un petit manchon de fer qui, de mon temps, coûtaient
deux sous et une boîte de plumes dorées à bec ca"é : j'en aurai pour
jusqu'à ma mort I Mon vieux maître Anatole France aimait, vers
1. Mlle Jacqueline Gibert (36, quai de Trinquetaille à Arles sur le Rhône). On lui doit
l'édition de SONS la Mm-aille du Cyprès et l'impression de Tragi-Comldie de ma sllt'ditl (1951).
.2.. Maurras écrivait alors la préface du livre de Maurice Brun : GrfJlllllandllgi.
3. Tapenado. Plat ou plutôt hors d'œuvre à base de câpres (tapeno).
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

la cinquantaine, à user encore de la plume d'oie. Je vais vers l'octantaine,


il est naturel que je tienne à la plume de fer. N'oublie pas! Et merci
d'avance.
Je t'embrasse en acompte sur la belle après Pâques, embrasse tout
le monde pour moi.
CHARLES MAURRAS
N° 832 1

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS


z1 avril 1947.
Ma petite Ninon,
Je te remercie de ta lettre, qui m'a fait grand plaisir, elle complète
ces quarante minutes de visite après un voyage de quarante heures I Il
est sans importance que tu n'aies pas vu Joséphine 1 • Enfin, tu es arrivée
au pont de Caronte, et même plus loin... Veux-tu me faire un grand
plaisir? Ecris à Michel le plus souvent que tu le pourras, des lettres qui
puissent te valoir la réponse que tu m'as recopiée ; je n'ai pas besoin
de te dire, mais tu peux le répéter, que j'ai très bien imaginé tout l'ignoble
déchaînement dont il a été victime 2 ; je présume que cela dure encore.
Donc, ce qui peut, venant de toi, « adoucir tout >>, sera d'abord acte de
stricte justice, et je t'en serai reconnaissant comme d'un signe d'affection
donné à ton vieil oncle. Je viens d'entrer majestueusement dans la
8oe année de mon âge, avec la bonne mine que tu as constatée; Le cœur
n'avait un peu flanché qu'au moment très court où a manqué le vin.
Axiome : l'eau ne me fait pas de bien, le vin ne fait pas de mal. As-tu
fait mes commissions à Dromard? Refais-lui mes amitiés, ainsi qu'à
tous nos amis. Tu as raison, il faut nous embrasser sans compter! Donc
n'épargne personne. Dis à Jeannette de sourire au beau soleil de juin,
remercie Josette de sa belle image. Tes plumes font très bien affaire,
merci encore, je vous embrasse en chœur,
Ton vieil oncle CH. MAURRAS
NO d'écrou 8321
P.S. As-tu écrit à Berthie? Les Trévise descendent d'un maréchal du
Jer Empire (Mortier) 8• Je ne sais si leurs héritiers habitent Canne�. Leur
descendant et chef doit y être encore propriétaire de ma rue 4!
1. La servante de Maurras à Martigues.
2. La comtesse de Dreux-Brézé venait d'avoir de graves ennuis pour avoir servi d'émis­
saire à Maurras.
3. Mortier, duc de Trévise (1768-1835), marécMI de France, victime de la Machine infer­
nale de Fieschi.
4. Le bruit courait vers 1942 que le nom de Maurras avait été donné à une rue de
Cannes.
88 LETTRES DE PRISON

A SON NEVEU JACQUES MAURRAS


zz avril 1 947.

Mon petit Jacques,


Je te remercie de ta bonne dépêche d'hier, elle me rajeunissait d'un
jour, c'est dimanche et non lundi que j'ai fait mon entrée dans la 808 année
de mon âge! Et du meilleur train du monde l J'ai le souvenir de notre
bonne et trop rapide conversation de l'autre dimanche I Depuis, je l'espère,
tu auras avancé la paresseuse affaire de Clermont et terminé la rue de
Verneuil 1• Remercie Marcel 2, je l'ai trop peu vu à Lyon, quand il est
venu faire sa brillante déposition. Dis-le-lui de ma part. Depuis la remise
du livre de François-Poncet 3 (meilleur que je n'espérais), je n'ai reçu
aucun de ceux que tu m'annonçais pour la semaine écoulée, ni J'Alle­
magne éternelle 4, ni le Judas, ni ThUfJdide, ni Aristote, ni Xénopho n, ni rien.
Quant à notre avocat, qui devait venir aujourd'hui, je ne l'ai pas vu
non plus! C'est une grève générale. Renseigne-moi si tu le peux. Dis
à Georges qu'il serait vraiment temps de nous mettre au travail. Où
en est la transcription de mon Mémoire 6• L'a-t'il étudié ? Quand viendra­
t-il me dire ce qu'il en pense ? Nous sommes un peu surpris de ces len­
teurs ? J'ai oublié de te demander si tu avais pu aller place Vendôme
avec lui ? Où en est l'affaire du Littéraire 6 ? etc., etc. Je n'ai pas l'habi­
tude de prendre mes désirs pour des réalités, mais une date est une
date, une promesse une promesse l Du moins, nous entendons-nous
toi et moi. Peut-être pourras-tu me dire, à ton prochain passage, si
Hilaire 7 a répondu favorablement à ce que je conseillais ? Cela peut se
faire sans aucun mouvement de plus, tout est dans l'état. Donne-moi
des nouvelles de Michel. Va-t-il mieu.."C ? Redis-lui qu'il faut absolument
se bien porter. Cela est nécessaire à tous et à tout. Et François ? Tu
vois combien toutes ces choses me tracassent. Elles ne m'empêchent
pas de travailler. Encore faut-il des outils. Je suis sûr que leur retard
ne vient pas de toi.
Je t'embrasse et te réembrasse, mon bon petit Jacques, ton vieil oncle.
CH. M. 8 3 2 1
P.S. Pas d'accident a u mobilier dans le transfert ?
1. Il s'agit du transfert au garde-meuble des livres et du mobilier qui étaient restés à son
ancien domicile, 60, rue de Verneuil.
2. Marcel Justinien, directeur de l'Indipendancefran;aise, que Maurras avait peu connu avant
qu'il ne déposât en sa faveur devant la Cour de Justice de Lyon.
3. André François-Poncet : De Versailles à Potsdam. Paris, 1947.
4. Charles Maurras : Devant l'Allemagne éter114/le : Gaulois, Germains, Latins. Paris, 1937. -
La mort de Judas de Paul Claudel.
5. Ce mémoire, relatif à la revision de l'arrêt de la Cour de Justice de Lyon, a été publié
en 1949 sous le titre : Au grand_juge de France.
6. L8 Figaro littéraire du 18 novembre 1946. CT. plus haut, la lettre du 8 décembre 1946.
7. Hilaire Theurillat.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

9 mai 1 947.

Ma petite Ninon,
Tes plumes sont très bonnes, oui et surtout les longues, les blanches
et les dorées, au large bec. J'en consomme beaucoup. Peux-tu m'en
renvoyer par la poste? Ce n'est pas faute de plu.mes que j'ai tardé à
répondre à ta lettre du 2.8 avril. J'attendais une forte rentrée qui ne vient
pas encore, ce qui me fera prier la pauvre Josette de patienter pour
son cadeau, elle n'y perdra pas. Ce qui presse, c'est ta robe. Demande
à Mlle G[ibert] la somme dont tu as besoin, elle vient de recevoir assez
pour y faire face. Remercie-la. J'ai été ahuri de ton chapitre des chapeaux.
Si le chapeau t'agace, comment vas-tu à l'église? De mon temps les dames
n'y étaient reçues que chapeautées ou voilées. Elles tournaient la diffi­
culté en s'adaptant un léger foulard, dont la pointe allait sur le front
en jouant la coiffe Marie Stuart ou le casque de Savoie. Et le curé fer­
mait les yeux, même Moussu Guillibert 1 qu'a toujou agu lis iue auberf, que
touti li capellan qu'an passa an toujou agu lis iue forma ! Quant à la bouil­
labaisse, je te félicite de ton goût affiné. L'erreur marseillaise est de
n'y pas admettre les grands poissons, turbot, sole, rouget. C'était aussi
l'erreur de ma vieille Sophie, qui était pour la poêle et le gril I Mais
elle n'était pas provençale, née à la Motte-Chalençon dans la Drôme!
Il y a d'ailleurs à Martigues d'autres bouillabaisses, celles-là 1111itaires,
comme la bouillabaisse de muge, qui se défend, ou (exquise!) celle de
rouget, ou encore l'admirable bouillabaisse noire aux tautenoun ou
sépions (et non scipions 1 1 1) de sépia, sèche, petite sèche. Mais là, Brun
me trouble : il leur enlève le noir ! Ote+il le jaune à Ja langouste? Remer­
cie-le de l'huile comme de la tapenado et des poutargues I Merci du
lyonnais du 2.0 avril. Et surtout merci de la lettre qu'il t'était si difficile
d'écrire? Mais justement le divin Platon disait que le beau était difficile,
le difficile beau. Je te serai reconnaissant du conte ou de l'histoire de
la valise. Je suis heureux de ce que tu me dis de Dromard. Fais-lui mes
amitiés. Qui est Mme da Passano? Est-ce la libraire d'Aix qui a succédé
à Dragon ? Mais j'ai un autre nom en mémoire. Puisqu'elle veut bien
offrir des livres, pourrait-elle m'avoir les Mlmoires du Cardinal de Retz,
le VIe volume des Mémoires d'Outre-tombe de Chateaubriand, la Vie
des philosophes de Diogène Laërce, qui m'a beaucoup amusé jadis. J'ajou­
terai l'Ilfiade d'Homère, mais n'en avez-vous pas une à me prêter ?
Celle que j'ai vue, il y a soixante-cinq ans, rue des Petites-Maries 2, trad. de
I. • M. Guillibert qui a toujours les yeux ouverts, quand tous les autres curés ont toujours
eu les yeux fermés. • C'est là ce que ses paroissiens de Martigues disaient de lui.
2. A Marseille.
LETTRES DE PRISON

Mme Dacier ou de Bitaubé. Si comme je le crains, elle s'est perdue à la


bataille de la vie, demande l'Iliade à Mme da Passano. Pas 1'04,ssée,
je l'ai ici. Il me reste la place de vous embrasser sans compter.
Ton vieil oncle,
CH. MAURRAS
no d'écrou 8 3 2 1

A SA NIÈCE HÉLÈNE MA URRAS

3 j uin 1947.
Ma petite Ninon,
Je n'attends pas ta réponse à ma question sur ta robe (qui m'inquiète)
pour te dire combien j'ai eu de plaisir à savoir ton lundi de la Pente­
côte à Martigues. Je savais que les marches horizontales de l'escalier
étaient dorées à point, mais qu'en est-il des murs verticaux spécialement
du marbre des plaques 1 ? Est-ce toujours aussi blanc cru ? Ou cela blon­
dit-il ? Je voudrais savoir aussi si les myrtes de la terrasse, devant
la maison, de part et d'autre du chapiteau, ont un peu épaissi leurs touffes.
Dis-le moi quand tu m'écriras. Comme les Goirand sont amis! A tout
point de vue je dois accepter leurs propositions pour les quatre embar­
ras lyonnais. Dis-lui que je le remercie de tout cœur. Ecris en même
temps à Joséphine pour qu'elle aide au déménagement 2• Dis aussi mes
amitiés à la Reine-qui-cliante, et donne-lui l'adresse des Lassus, qui
ont toutes les autorisations voulues. N'oublie pas d'y ajouter que,
pour la descente du Rhône au 14 juillet, si elle se fait jusqu'à Marseille,
elle passera probablement par le canal d'Arles, le golfe de Fos, Caronte
et le tunnel du Rove, par conséquent devant la maison. Que M11e Imbert
lui donne le bonjour en passant!
Tu ne peux pas t'imaginer à quel point cette vieille femme qui t'a
mis maternellement son châle sur la tête pour te sauver des exécrations
du curé, m'a fait penser à quelque beau groupe à l'antique dans le genre
du Saint Martin de Tours I Encore celui-ci ne donnait-il que la moitié
de son châle 1
Oui, je serai avec vous le 1 2 juin 3• Mais ta.robe! Ta robe! tu ne peux
pourtant pas y aller en chemise.
Je t'embrasse avec tous, ma petite Ninon.
Ton vieil oncle. CH. M. N° 8 3 2 1
1, Les plaques de marbre, couvertes d'inscriptions mémoriales, qui sont enchassées dans
le • Mur des Fastes • dans son jardin du Chemin de Paradis.
2. Mme Joseph Baret, sa servante lyonnaise. Il s'agit du déménagement de ce que Maurras
avait laissé dans son logement de la rue Franklin.
3. Jour du mariage d'une petite-nièce de Maurras.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 91

A SON NEVEU JACQUES MAURRAS

4 août 1947.

Mon petit Jacques,


Voici la lettre de poursuite ! Mais c'est sérieux; en y songeant bien,
je retrouve dans mes souvenirs de 1886 une Rwm contemporaine, à Paris,
pas à Lyon, in-8° couverture jaune paille où je n'ai jamais écrit : ai. M.
y était les initiales de Charles Morice 1, grand garçon de 1 mètre 90, chauve
(j'étais chevelu comme un roi mérovingien, mais la raie s'est un peu
élargie depuis). Ch. Morice était d'une génération antérieure, peut­
être l'aîné de Barrès, bien que celui-ci fût né en 1 862. Morice venait de
publier un livre, La Littérature de tout à l'heure, dont on parlait un peu,
inspiré de Carlyle, d'Emerson. Je ne suis plus sûr '!ue la revue lyonnaise
de 1886, portant un article sur Thureau-Dangin, s appelât aussi contem­
poraine, mais c'est encore possible. Donc, détrompe ton correspondant 2
sur la question Morice. Ajoute que ses successeurs dans un demi siècle
auront de la tablature avec ce même Ch. M. à cause d'un Charles Mauron,
qui fait à Saint-Rémy-de-Provence des livres mallarmisants l Quant
aux Annales de Philosophie Chrétiennes, les ai. M. sont tous de moi, mais
H me semble me souvenir que j'y signais tout au long beaucoup de courtes
bibliographies et peut-être une note sur l'amlition colorée. C'est l'époque
où, malgré mes dix-huit ans, Mgr d'Hulst me proposait d'être membre
de l'Institut de Saint-Thomas-d'Aquin! Je refusai à cause de ma surdité,
ne croyant pas possible de m'asseoir au milieu des hommes parlants 1
Vingt ans plus tard, j'hésitai encore à accepter un siège au Comité direc­
teur de l'Actionfrllllfaise pour la même raison I Traitera-t-il la q_uestion de
l'influence de Nietzsche? J'ai toujours été contre Nietzsche, J'ai envoyé
en 1935 tous les textes probants à la dernière commentatrice de Nietzsche,
Mlle Bianqui 3• Cette péronnelle a répondu qu'elle les connaissait et
a maintenu son mensonge. Alors, tâche de te procurer la fin d'un article
de Pierre Lasserre au Mercure de France vers 1909-1910, où P. L. insiste
auprès de moi en me conjurant de mieux regarder les « beaux vers » tra­
giques et pathétiques de !'écrivain allemand. Ces lignes finales, très
claires et très belles, montrent quelles étaient alors nos discussions
entre amis sur Nietzsche et quel rôle hostile j'y tenais. - Je voudrais
aussi que tu fisses savoir combien j'ai toujours regretté d'avoir imprimé,
et publié trop tôt I A dix-sept ans et demi! 1 Quand on a fait le Di,tion-

1. Charles Morice (1861-1919). Son livre La littérat11r1 d4 to#I à l'bnlr, (1889) passa, à
l'époque, pour une manière de manifeste du symbolisme.
2. Ce correspondant était M. L. S. Roudiez. de l'Université de Columbia (U.S.A.) qui
préparait un ouvrage intitulé : Mllllrf'as_i1mplà I'AnionfrtlllftlÎSI (Paris, 1957).
3. Geneviève Bianqui : Ni,tz.uhe. Paris, 1 933.
LETTRES DE PRISON

naire politique et critique, 1 j'ai interdit, sauf rares exceptions, de rien


réimprimer qui fût antérieur à 1 893, c'est à dire à ma vingt-cinquième
année. - L'idée de la page littéraire est excellente 2 • On avance par l'éclat
des polémiques à l'éclat littéraire. Il y a cinquante ans nous avons
ruiné, battu, vaincu la revue blanche par la force des discussions et la
splendor veri attaché au langage. Récapitule bien mes livres : Platon,
Boutang, Politique cl'Aristote, Horace. Amitiés à Georges, Boutang,
Marcel, François, Wittmann. Prie Hilaire 8 de tout presser. Tes pêches,
très belles, sont sublimes à goûter. Quel dessert hier soir! Je t'embrasse,
mon petit Jacques, tout à la foi de nos serments, ton vieil oncle.
CH. M.

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

6 août 1 947.
Ma petite Ninon,
J'étais en effet impatient d'avoir de tes nouvelles et les voilà dans
ta lettre du 3 1 juillet, bonne et belle et très bien venue, hier soir. Comme
tout s'est bien passé à Lyon ! Tu es tombée sur les Goirand,
Suzanne Imbert, Mistral neveu et M. Tournier, ingénieur que je connais
bien. Son père était des officiers qui ont fabriqué le canon de 75 au
temps du général Mercier. Pour Fourvières, c'est parfait '· Ce qu'il
fallait. Juste. On a dft �e un peu froid, d'après ton rapport, je m'y
attendais, mais la courtoisie est sauve. Il faut demander à Georges
pour Lardanchet quelques Patriotismes 5, et un pour toi. Dis-moi les
comptes dès que tu les auras. Pour Horace, comment ne pas être abrupt ?
Son dernier vers tient en deux mots : sub ara vite bibentem. (L'Améri­
cain 6 n'a pas_ tort. Mais j'adore le :petit serviteur de Rambaud 7) • • As-tu
pensé à lut dire tout ce que m'a fait rêver la page 1 5 6 de son livre 8 !
J'avoue que mon propos était peu clair. Voici de la lumière. Rambaud
1. Di,tionnairepolilif/116 el mliqm, s vol. Paris, 193 z à 1934. Œ. l'Introduction de Pierre Char­
don.
2. Il s'agit de la page littéraire d'Aspe,ts de la France dont le premier numéro avait paru
le 10 juin 1947.
3. Hilaire Theurillat préparait l'édition du poème de Maurras intitulé : Àlltigone, Pierge-
111,n d# l'Ortlre. Genève, 1948.
4. Il s'agit d'une visite faite à Fourvières, au Cardinal Gerlier, archevêque de Lyon.
5. Le Patriotism, ne doit pas hltf' la patrie. Paris, 1937. Plaquette publiée clandestinement
sans nom d'auteur en réponse au livre de Jean-Albert Sorel, intitulé Le Calvaire.
6. M. Léon S. Roudiez.
7. t A son petit serviteur •• poème, recueilli dans la plaquette intitulée : A mes vieux oli­
viers.
8. Henri Rambaud : La Voi, sacrée. Lyon. 1947.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 93

doit se rappeler une vieille ballade qui est dans la Balance intérieure et
dont le refrain dit : <c Le désir est spirituel 1• • Eh bien! il est encore plus
vrai, comme sa page 1 5 6 le montre, que l'objet du désir est spirituel.
C'est une vérité psychologique, morale, qui doit bousculer et emporter
réserves, précautions, timidités; la découverte passe, dépasse, survole
le mot fameux de Montaigne et toutes les mauriaqueries, et claudèleries
auxquelles s'attarde Rambaud. Il y a là un chapitre humain, neuf, haut,
vrai et fort. Ecris-lui que j'y songe sans cesse et le félicite beaucoup.
Dis-moi si M. Roudiez, de Columbia, est allé à Martigues. On me l'a
dit. Je n'en suis pas sûr ... Dis à Brun que ses poutragues étaient sublimes,
transparence parfaite et goût supérieur. Quelle ingratitude d'avoir
oublié les pistoles...
Merci de ce que tu me dis quant à la défense de Michel contre l'hal­
lali. L'affection n'y nuira pas, au contraire. Oui, oui, mieux vaut avaler
tous les développements et récidiver. Je suis pour la haute fréquence
épistolaire et électrique ...... Je vous embrasse tous, toi première et
dernière, ton vieil oncle.

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

16 octobre 1947.
Ma petite Ninon,
J'ai eu ta lettre du 7 (merci) avec la version que nos bachelières ont
dû faire en dansant, car je n'y ai pas vu de piège à loups.
Nous n'avons pas eu de chances, toi et moi, de tomber en plein
litige, en pleine bisbille 2 1 Mais je veux te détromper et t'informer. Je
suis très surpris que Justin ait été enthousiasmé par ce livre. Je le sais
très farouchement antiboche, et ce livre (qui est là sur ma table) a le
grave défaut, malgré ce qu'il a d'assez bon, de servir, de couvrir et même
de louer indirectement l'abominable presse proboche de Paris aux années
de l'occupation : il contredit à angle droit nos positions à Pujo et à moi,
1. Ballade de la nature et du désir.
2. Il s'agit de la polémique qui s'ouvrit entre Asp,cts de la France et l'Indép,ndançefran;ais,
au sujet du livre de Maurice Bardèche : ùttre à Fran;ois MJ:Jllriaç, Paris, 1947. Asp,ctr avait
publié un article où il était dit : • ... Résistance et Collaboration sont l'une et l'autre deux
branches d'une même erreur à laquelle le Maréchal et l'Action fran;aise derrière lui n'ont
cessé de s'opposer pour le service de la France. •
A cet article, Jean-Louis Lagor (pseudonyme de Jean Arfel) avait répondu dans l'Indépen­
dançc fran;aise : (20 sept. 47) • Pour l'honneur de l'Action fran;aise..• il convient aujourd'hui
que les maurrassiens se souviennent de ces garçons généreux et purs qui crèvent dans les
bagnes de la République parce qu'ils furent miliciens. •
94 LETTRES DE PRISON

dans notre instance de révision, car il confond les partisans de l'Armis­


tice et les collaborationnistes, dénaturant ainsi ce qui s'est passé! Quand
la Commission d'Armistice se réclamait d'une clause favorable à la
France, les Allemands s'armaient d'un article de Déat ou de Brasillach
pour dire : « Voyez I votre opinion publique ne vous suit pas, elle est
plus près de nous que de vous. » Et cette opinion, qu'ils payaient, met­
taient la France en état d'infériorité I Aspects a eu raison de faire ces
réserves, elles étaient indispensables. Je voudrais que Justin le sût
ainsi que Dromard et Michel, comme ma façon personnelle de penser,
qui n'ôte rien à mes sentiments d'admiration et d'amitié.
Je t'envoie mes condoléances pour les beaux arbres perdus. Compli­
ments pour la solidité de la maison. N'as-tu pas ouï parler d'accident à
Martigues? Si tu as de leurs nouvelles, donne-m'en de : Berthie cannoise,
du professeur américain que je n'ai pas vu, et du déménagement lyon­
nais 1 .... Remercie Jean-Claude de ses courses chez Flammarion. Entendu
pour novembre. Il y a de beau bois où errer ici pour te réchauffer à
la malgache. Je m'en tiens à la méthode classique d'Horace : Pour dis­
siper le froid mets des souches dans l 'âtre !
Embrasse pour moi tout le monde à la ronde, sans t'oublier, selon
l'ordre établi, ton vieil oncle.

A SA NIÈCE HÉLÈNE MA URRAS

24 octobre 1 947.

Ma petite Ninon,
...... Michel, Just. et Dromard doivent savoir que j 'ai totalement
approuvé les réserves sur Bardèche. Je l'ai relu ... C'est plein de talent,
mais aussi de fausses clartl!s, de clartés à la Voltaire. Je n'ai pas bu du
lait, ah! non, mais j'ai eu mal au cœur en y voyant cet éloge insensé
de collaborationnistes. C'est grâce à eux, de Laval à Déat, à Brasillach,
que l'armistice n'a pu donner à la France tous ses bons fruits et que
le Maréchal a été souvent paralysé dans la défense . du pays : je le leur
prédisais dès août 1940 (vois pages 12.2.-12.7 de mon procès 1 les lettres
à Sordet et à Tixier-Vignancour). Dans son simplisme enfantin Bar­
dèche abuse du dilemme; c'est un médiocre moyen de penser qui vaut
encore moins dans l'action pratique : ce n'est presque jamais ceci 011
cela, mais souvent ceci et cela, ou bien ni ceci ni cela. Comment un anti-
1. a. Prods de Charles Maurras et Mam-ia Pujo devant la COllf' de ]mtia d11 RhôM. Lyon
(Paris), 1945. Ouvrage clandestin mis en vente en 1946.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 95

boche du calibre de Just. n'a-t-il pas flairé le péril? Il n'y a pas de plus
grand commun dénominateur qui tienne, le point capital est là. Il me
serait très désagréable que l'on pût douter de mon sentiment. Rends-moi
le service de le dire à qui de droit. La chose est grave; car ce qu'elle
met en cause, c'est toute notre politique pendant l'occupation où nos
pires ennemis étaient la bande Déat-Brasillach, toute ma défense devant
la Cour de Lyon, toute la thèse de mon pourvoi en révision.
Je vous embrasse et réembrasse à la ronde et dans l'ordre, ma petite
Ninon, ton vieil oncle.

A SON NEVEU JACQUES MA URRAS

5 novembre 1947

Mon petit Jacques,


A la bonne heure, ce n'est pas cette fois que tu risques de passer
à l'état de Jack l'étranglé l Après ta dépêche qui m'a fait grand plaisir,
ta lettre était la perfection. Car il faut te placer à mon point de vue,
on ne peut monologuer indéfiniment, ici on veut des réponses, même
aux choses de peu d'importance. Je suis bien heureux de vous ima­
giner tous avec Maurice chez François et Marcel 1, vous-mêmes heureux
de l'avoir enfin retrouvé? Consulte-le en tout, il est la sagesse et la raison
même I Dis-lui mes souvenirs enchantés de ce commun séjour en ce
lieu de délices. J'avais appris de toi l'excellence des recettes de Mlle Gan­
nat, je n'y avais pas encore goûté; ces olives sont sublimes, dis-lui mon
enthousiaste gratitude. Remercie-la aussi du Lamartine qui n'est pas
arrivé ! Et je n'ai pas non plus cette satanée Politique d'Aristote, mais
ô teste l ô teste et teste l tu m'as laissé la Morale à Nicomaque que tu
avais apportée en excès. Je la garde dans du coton pour te la rendre
le mois prochain ! Il me manque aussi cette dactylographie de nos articles
de 1 940 : 22 mars, 1 9-20 mai, 6 juin, articles écrits à l'occasion de la
Constitution et des remaniements du Cabinet Reynaud, dont j'ai besoin
pour mon pourvoi ! Est-il si difficile de trouver une collection ou une
dactylographe? Enfin, as-tu des nouvelles du Breu, de Xéhophon III -
de mon Mémoire au Garde des Sceaux 2, dont j e t'ai parlé l'autre dimanche,
et enfin de ce pauvre Hilaire 3, qui a dû faire la grimace! J'espère que
tu auras vu Jean Fayard ce vendredi 8, et aussi Varillon l As-tu fait
1. Maurice Pujo qui venait d'être libéré; François Daudet et Marcel Wiriath.
:z. Àll grand Juge de France.
3. Hilaire Theurillat. Cf. plus haut, la lettre du 4 août 1947.
LETTRES DE PRISON

à celui-ci mes commissions pour Luxembourg-Martigues et sur l'éton­


nante expertise de Dimier chez l'oncle de la Marquise de Demandols ?
Oui ? Non ? Tu n'imagines pas le prix de ces petits mots ; avec des ani­
maux comme moi, il faut noter toute chose, ou l'on est toujours tour­
neboulé par leur aimable caractère! Le mieux est d'avoir un calepin,
ou de tout noter d'un coup -de crayon au dos de mes lettres! Moyennant
cette précaution, nous ferons le meilleur ménage d'oncle et de neveu,
et les meilleurs amis des temps anciens et modernes en seront ébou­
riffés. Mes hommages à Pampille. Redis aussi tout ce dont je t'ai chargé
pour Michel et Justin, que j'aime beaucoup. Comment va François ?
A quand Georges ?... Veux-tu faire un chef-d'œuvre ? Prends toutes
les questions auxquelles tu peux d'ores et déjà répondre dans cette
lettre, et fais ces réponses sans tarder, par lettre recommandée. Ainsi rien
ne traînera. Je t'embrasse, mon petit Jacques.
Ton vieil oncle.
CHARLES MAURRAS

P.S. Je t'écris pour le 25° anniversaire de ta grand-mère.

A PIERRE VARILLON

6 novembre 1947.
Mon cher ami,
J'ai su que l'on vous avait bien redit ma prière de ne pas oublier
de parler avec une forte insistance de nos maisons et logements pillés
par les Boches ou les Communistes. On a eu la bonté de me dire la
réponse que vous avez faite de vive voix : << Les juges font la sourde
oreille >>. Et déjà était fartie vers vous la lettre répétant cette même
prière en précisant qu'i fallait prendre des conclusions, interjeter des
demandes reconventionnelles de dommages et intérêts à l'Etat qui
avait le toupet de nous poursuivre ainsi. Muni de votre réponse orale,
je veux encore dire qu'il faut dans la << sourde oreille >> du juge implanter
au plus profond de l'os du rocher un solide cornet acoustique : conclu­
sions de 1a défense, demande reconventionnelle des accusés 1... Vous
m'avez écrit que M0 G[oncet]. viendrait prendre mes instructions, je n'en
ai pas perdu l'espoir, mais belle Pf?ylis, on désespère, et le mieux me paraît
de vous revenir pour renouveler mon insistance. D'autant mieux que
je veux vous signaler à l'un et à l'autre un instrument de travail de
premier ordre, le mémoire de Pujo, qui vient de paraître, (Ed. de la Seule
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 97

France), que vous avez certainement eu et lu, mais que je vous recom­
mande au point de vue qui nous occupe. Pujo a beaucoup plus insisté
que moi sur la vie du journal dont il avait la charge. L'éditeur y a mis
d'excellentes notes complémentaires très utiles, comme page 3 3, 34
sur le Figaro. On ne saurait trop insister sur notre refus de toute sub­
vention, que l'on prononce subvention ou indemnité! Voyez aussi
tout ce qui est dit, passim, des Cagoulards. Voyez, pages 43, 44, ]es
trois exposés si importants de nos rapports avec le Maréchal person­
nellement : a) sur la Constitution dont le .couronnement était différé
jusqu'à la libération. b) sur le rétablissement éventuel du régime parle­
mentaire. c) contre toute intervention du Maréchal pour une paix favo­
rable aux Boches. Voyez page 48, mon article sur la conférence dorio­
tiste de Lyon. Cela serait éloquent, bien exploité. Il faudrait le relire
de très près, la plume à la main. - D'autre part, ma lettre précédente
vous signalait une affaire de juillet-août 1944 avec les déatistes lyonnais,
quand Déat voulait mobiliser en Normandie I Cela intéresse aussi de
très près la ligne du journal, mais j'ai oublié de vous dire le nom de ce
secrétaire départemental du mouvement déatiste R.N.P. : il s'appelait
Philippe Dreux et j'ai appris qu'il avait été fusillé récemment. C'était
donc contre un ultra-bochisant que nous nous alignions et contre qui
le Maréchal nous envoyait des moyens d'attaque et de défense directe.
Tout cela doit servir I Votre fierté, votre mordant au dernier procès a
été cause de votre avantage partiel. Ce n'est pas en rompant que l'on
a l'adversaire, mais en marchant sur lui. Avec Vainker 1 qui est un lâche,
une lâche vipère, ces lieux communs sont encore plus vrais. Je m'en
suis convaincu en lisant la sténo. Il se taisait, fuyait ou changeait la
conversation lorsque Pujo ou moi le poussions un peu. Vous le ferez
reculer ou ]'arrêterez. Cela va d'accord avec votre tempérament de
marin à l'abordage. Et Me G. n'a pas froid aux yeux. Donc, en avant!
Il est d'une vérité éblouissante que l'État nous doit des dédommage­
ments, et qu'il les doit d'autant plus que nous nous sommes appliqués
davantage à le détourner de la guerre folle, principe et cause de tous
nos malheurs civils et militaires, dont 5 mille milliards de dégâts avoués,
l'autre jour, par le comptable Bidault.
La vérité, son évidence, doivent créer de la force morale et maté­
rielle autour de nous. Et nous ne marchons pas pour nos simples procès :
il y a l'avenir qui jugera, qui voudra juger de près l'usage que nous
avons fait de notre pouvoir. Et cet usage, s'il est bon, servira encore,
aujourd'hui, ou demain, à la France.
Mes amitiés et mes hommages respectueux autour de vous. Embras­
sez bien pour moi mon filleul. Très cordialement à vous, mon cher
ami avec tous mes souvenirs
CH. M.
1 . Président de la Cour de Justice du Rhône au Procès Maurras-Pujo.
LETTRES DE PRISON

A MONSIEUR LÉON S. ROUDIEZ


A L'UNIVERSITÉ DE COLUMBIA
5 décembre 1947.
Monsieur,
Votre lettre de New-York, 1 er novembre, vient de m'arriver et me
couvre de confusion. Il y a plusieurs mois que mes neveux m'ont fait
savoir avec quel intérêt vous vous informez d'une partie de ma bio­
graphie. J'ai le devoir d'y correspondre. Comme le temps ne manque
pas ici, il pourra vous paraître abusif d'opposer à chaque ligne de votre
questionnaire tant de pages d'explications; mais il n'est pas d'autre
moyen d'être précis en certain domaine!
Encore dois-je vous prévenir d'un point; j'avais dix-sept ans et demi
quand les Annales de Philosophie Chrétienne acceptèrent mon premier
article, à l'automne de 1 8 8 5 . J'ai donc écrit et publié beaucoup trop tôt.
De longues années plus tard, lorsque l'on a réuni les matériaux de mon
Dictionnaire Politique et Critique, j'ai fait défense de rien recueillir
c1ui fût antérieur à 1 893, l'année de mes vingt-cinq ans, où, commen­
çant à me débrouiller du chaos, je me suis rendu compte de ce que
j'écrivais.
Veuillez me pardonner cet écriteau planté en avant de ma préhistoire
et recevez, Monsieur, l'expression de mes sentiments distingués et
dévoués.
CHARLES MAURRAS
numéro d'écrou 8 3 2 1
Je vous serai très reconnaissant de saluer pour moi M. le professeur
Horatio Smith, de Columbia 1, qui m'est nommé dans votre lettre .

.
Pour plus de clarté, /e transcris, Monsieur, votre questionnaire en
avant des réponses sur es six feuillets que voici, paginés de I à VI;
1 En dehors des poèmes déjà publiés ou confiés à des éditeurs, vous reste­
t-il encore des poèmes de jeunesse inédits ?
°

]� ne le crois pas. J'en ai beaucoup brûlé. Mais dans le manuscrit


de la Balance Intérieure, il est fait une large place à mes vers de
jeunesse, eux-mêmes subdivisés en deux cycles, P.ryché et Faust, Faust
et Hélène. Si cela vous intéressait, je prierais l'éditeur de le confier à
votre discrétion lors de votre prochain séjour en Europe.
1. L'ouvrage de L. S. Roudiez : Maurras jusqu'à l'Action fra11faise porte cette dédicace :
c A la mémoire du professeur Horatio Smith dont l'humanisme m'a réconcilié avec la litté­
rature. •
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 99

2° Y a-t-il encore à votre connaissance des personnes détenant des lettres


de vous, écrites avant 1 899, et susceptibles dejeterune lumière nette sur le dévelop­
pement de vos idées?
Il existait dans ma maison de Martigues un dossier important de lettres
de ce genre, échangées avec mon ancien maître Monseigneur Penon,
le futur évêque de Moulins. Elles ont été soustraites en octobre 1944;
je suis sut' la piste du voleur. Puissè-je les retrouver I Car je ne me connais
pas d'autre correspondance digne d'intérêt.
3° Sont-ce des raisons religieuses qui vous ont empêché de goûter Baudelaire,
des raisons analogues à celles qui vous auraient détourné de Pascal?
Le Baudelaire de notre jeunesse n'avait pas encore reçu les insignes
d'un Père de l'Église. Je ne l'ai d'ailleurs que trop goûté alors I Non,
ce n'est pas la religion qui m'a détourné de lui, mais une réaction d'huma­
niste, une certaine aversion pour sa matière suspecte et insuffisamment
dominée, pour ses oscillations alternantes de Racine à Hugo. La poésie
et l'art de Jean Moréas ont éclairé et accentué cette réaction.
4° Aviez,-vous fait la connaissance de Paul Valéry avant 1899 ? Si oui,
dans quelles circonstances?
J'ai lu de très bonne heure de beaux vers de Paul Valéry, ceux qu'il
publia tout jeune dans l'une des petites revues que faisait naîire et
mourir à Aix-en-Provence mon condisciple et ami le poète Joachim Gas­
quet, vers 1891, 92, 93. Cette revue s'appelait, je crois, la Conque ou,
peut-être Syrinx. Le poème de Valéry y brillait de tous les charmes
mallarméens que savait déjà rafraîchir et embellir le retour à la splendeur
logique 1• Je n'ai connu plus personnellement ce rare poète que fort
longtemps après.
5° Avez,-vous eu conscience, vers la même époque, d'une aj/inité esthétique
avec André Gide? Je songe notamment à ses théories sur l'art, telles qu'elles
sont formulées dans ses premiers ouvrages?
Ces affinités ne m'ont pas beaucoup arrêté parce qu'elles s'expri­
maient en termes d'éthique, d'ailleurs rebroussés et dénaturés. Vers
18 90 ou 1891, comme on parlait un peu des mes premiers essais dans le
milieu de Barrès, André Gide vint m'apporter son premier livre, les
Cahiers d'André Walter, d'un baudelairisme enflammé. Je le vois encore,
plus jeune que ses vingt ans, avec son air de petit ange, sous les ailes
battantes d'un macfarlane noir. La même année, ou la suivante, quand
r. En 1892, parlant des disciples de Mallarmé, Maurras avait écrit : • M. Valéry est fort
habile. Ce que j'ai lu de lui montre bien qu'il saura se servir de son art et sortira de cette
virtuosité pure où s'attardent ses amis. •
100 LETTRES DE PRISON

le poète Oscar Wilde vint à Paris, je rencontrai André Gide chez Barrès
où il accompagnait le futur auteur de la Geôle de &ading. Quelques jours
plus tard je le retrouvai dans un grand café du boulevard Saint-Michel,
escortant toujours Oscar Wilde. A ceb. se bornèrent nos relations
personnelles. Un peu plus tard, sans nous être revus, nous discutâmes,
par écrit, sur les Déracinés de Barrès 1• Enfin, p endant l'autre guerre, il
eut je ne sais quel coup de foudre d'Actio n fran;aise et m'adressa une
belle lettre avec une large souscription pour nos blessés. Depuis, les
sévères jugements d'Henri Massis dans la Rev11e Universelle 2 furent mon
seul contact avec l'auteur des Nomritures terrestres. J'avais un peu
laissé tomber ses livres. C'est à la Maison Centrale de Riom que j'ai
fait connaissance avec les Caves du Vatican, dont la charge m'a paru
un peu grosse. C'est également là que j'ai vu son article de la Gazette
de Lausanne, en septembre 1 945, traitant de Barrès et de Maurras, Barrès
mort et Maurras prisonnier, l'un et l'autre dans l'impossibilité de lui
répondre 3• Je m'en suis consolé, le mois dernier, en pensant au lustre
que son prix Nobel jetait sur les Lettres françaises.
6° Vous serait-il possible de prlciser exactement où et quand Rqymo nd
de La Tailhède vous a présenté à Moréas et si vous avez eu 1111e influence quel­
co nque sur << le Pèlerin passionné? >>

Il y a ici une petite erreur, dont je dois être responsable. La 'Tailhède


a été mon grand lien auprès de Moréas. Exactement, il ne m'a pas
présenté à lui. Moréas faisait de temps en temps une apparition au
Félibrige de Paris, place de l'Odéon. C'est là que je l'ai vu pour Ja pre­
mière fois, en mars ou avril 1 890. Je ne sais plus qui m'a présenté à
Jni. Peut-être Paul Arène. C'est un peu plus tard que je revis Moréas
avec La 'Tailhède.
Je connaissais Raymond de La 'Tailhède depuis 1 8 87 4• Son admirable
ami Jules 'Tellier venait de publier un volume de critique, Nos poètes,
dont j'avais rendu compte dans une revue /'Instructio n publique où je
signais d'un mystérieux anagramme R. Amarus. L'article avait plu
au jeune critique. Il s'était mis à ma recherche et avait fini par dénicher
mon adresse, 1 1 , rue Cujas, où nous habitions, ma mère, mon frère
et moi. IJ vint avec La 'Tailhède, je n'étais pas là; ils revinrent le même
jour et prétendirent m'entraîner dîner avec eux. J'alléguai mon inso-
1. Le débat qui s'ouvrit entre Maurras et Gide au sujet de la thèse barrésienne de l'enra­
cinement est connu sous le nom de « querelle du peuplier t. Cf. André Gide : Prétextes, pp. 5 3-
59 et Charles Maurras : Les deux patries ou l'Elution de sépulture. Œ. Œm,res capitales, t. IV.
2. Henri Massis : Jugements, t. II et D'André Gitk à Marcel Proust. Lardanchet, 1947.
3. Charles Maurras : Réponse à André Gitk. Paris, 1948. Voir, plus bas, la lettre à Henri Ram­
baud du 23 février 1952.
4. Raymond de La Tailhède (1867-1938). Il fut l'un des fondateurs de l'Ecole romane.
CT. plus bas : la lettre de Charles Maurras à Marcel Coulon, sur Moréas et La Tailhède, du
7 septembre 1949.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX IOI

ciabilité, ma surdité... Bah! dirent-ils, nous crierons. Je passai la soirée


avec ewi;. Ce fut, je crois, mon premier pas dans la vie littéraire. Dix­
huit mois plus tard, Tellier succombait à une attaque de fièvre typhoïde
et La Tailhède nous demew:a comme le témoin et le légataire universel
du grand esprit qui nous avait si brusquement quittés I On se groupa
autour de lui avec une admiration resserrée et renouvelée. Moréas ne
le quitta plus, et c'est La Tailhède qui me fit lire les épreuves du Pèlerin
passionné.
Une influence sur le Pèlerin ? Vous voyez que c'est impossible. Ce
cancan a pu courir chez des disciples et des adversaires de Moréas.
C'est une grande folie. Moréas était né en 1 8 5 6, moi douze ans phis
tard I Ses trente-quatre ans, mes vingt-deux ans I Il prenait possession
de sa gloire. J'étais un blanc-bec, Ce genre de disparité, qui vous fait
tout mesurer, n'est certes pas le seul. On a soutenu aussi que j'eus
part à l'évolution qui le mena aux Stances, après Eriphyle. Tout ce que
l'on peut dire est que mes passions helléno-latines rencontrèrent les
siennes, Encore avait-il déjà trouvé sur son chemin celles de La Tailhède
telles que les lui avaient préparées Jules Tellier, latiniste ardent, bien
que né en Normandie, comme tant d'autres humanistes français. L,
Pèlerin passionné est formé de deux parties : la première, où prévaut
une tendance médiévale, a été, l'année suivante, refoulée dans une petite
plaquette, A11tant en emporte le vent, et que le vent n'a pas emportée;
la seconde partie, d'une veine plus ronsardienne, tendait déjà à Racine
et à Lamartine. Elle nous plaisait mieux à La Tailhède et à moi, mais
nous ne figurions, Jui et moi, qu'un public préposé à l'applaudissement,
non à l'exercice d'une influence quelconque, qui eût renversé les rapports
naturels de maître à disciples. Je me permettrai seulement de vous
signaler un point mal vu encore : à la dilférence de beaucoup de Grecs
anciens et modernes, Moréas faisait le plus grand cas de la Muse romaine.
Oui, c'est au sang latin la co11le11r la plus belle,
il est plein de Virgile et d'Horace comme de Sophocle et d'Homère.
7° St111iez.-vous, en I 896, lorsque vo11s en parliez. dans la Revue Encyclo­
pédique, 1J118 le poète qui signait de trois astérisq11es dans la Revue des Deux
Mondes était Madame de Régnier ?
Il me semble bien que nous le savions tous. Du moment qu'elle
ne signait pas, il était naturel de feindre l'ignorance, et j'avoue que,
ayant dit assez de mal des vers de son père 1, il me plaisait de rendre
hommage à ce nouveau poète, si brillamment doué.
Mais permettez-moi, Monsieur, cet autre aveu. Vous m'avez rappelé
mon vieil article, je l'avais totalement oublié, après en avoir repris
r. José-Maria de Hérédia, le poète des Trophéu.
102 LETTRES DE PRISON

la substance, six ou sept ans plus tard, dans le Romantisme féminin de:
/'Avenir de /'Intelligence. Votre admirable mémoire m'explique à présent
pourquoi, lors de ma campagne académique de 192.2.-192.3, Jacques Bain­
ville avait beaucoup insisté pour que j'essaie d'intéresser Madame de
Régnier à ma candidature. Mais, lui dis-je, j'ai été si dur pour les vers
de son père et de son mari I Mais, répliquait-il, vous ayez attaché le
premier grelot de sa gloire à elle... Le curieux est que, aplès mon échec
(par 1 1 voix contre 18 à M. Jonnart), Madame de Régnier écrivit très
gentiment une chronique fantaisiste où elle faisait dire à l'Académie,
parodiant Chénier : Je ne veux pas Maurras encore I C'était un rayon
d'espérance.
go Est-il exact que ce soit l'étude de Pascal et des philosophes allemands,
Kant en particulier, qui vous ait fait perdre la foi ou tout au moins l'aitfor­
tement ébranlée?
Pour Pascal, c'est la vérité. La première et dernière secousse est venue
de lui. Pascal a élevé à la note tragique les badinages de Montaigne
traducteur des sceptiques grecs et latins, depuis les préplatoniciens
jusqu'à Sextus Empiricus en passant par Cicéron. Ceux-là ont tout vu
et tout dit.
Pour Kant, entre les années 1881 et 1892., tout le monde kantisait
plus ou moins dans la jeunesse philosophante. Mais à part la Critique
du jugement que j'ai toujours tenue pour exceptionnellement importante,
le Kantisme ne m'a rien appris que le Pascalisme m'eût laissé ignorer.
Sa façon de substituer la vie morale à la vie intellectuelle ne m'a pas
plus contenté que la substitution pascalienne de la mystique religieuse
à la dialectique rationnelle. En revanche j'ai beaucoup lu et médité
Schopenhauer. Mais c'est lui, oui, ce kantiste forcené, qui m'a défi­
nitivement éloigné de Kant par un mot jeté, par hasard, sur la notion
d'espace, au seuil de ses Parerga.
9° Est-il indiscret de vous demander si, avant 1899, il y a eu une femme
dans votre vie qui ait eu une influence sur votre œuvre? On a parlé à ce propos
de Madame S. Vous plairait-il de démentir 011 de confirmer cette allégation?
Vous êtes bien curieux. Indiscret, nullement. Ma réponse ne peut
être que négative. J'ai beau feuilleter les vieilles cases de ma mémoire :
au temps que vous dites, l'influence féminine s'exerçait ailleurs que
dans mon esprit ou sur mon œuvre ! La Psyché à laquelle furent dédiés
quelques poèmes de 1 890-91 1 ne fut qu'un fantôme sentimental. Mes
Amants de Venise parus après 1900, mais écrits en 1896 (à la première
révélation des documents Pagello) et qui ont couru les journaux et les
l, a. Pour PsydJI. Paris, 1919.

MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

revues par chapitres volants pendant plusieurs années, étaient impré­


gnés d'une sorte de défi et de bravade à toutes les formes de l'influx
féminin. C'est plus tard que j'en fus châtié, comme le sont tous les
impies, et que j'approchai les autels de la Déesse inconnue, dont la
p�rsonne n'importe pas; mais elle fut assez puissante pour me persuader
de changer le premier titre, un peu fracassant, de mes Promenades païennes
en l'étiquette ânodine d'A nthinéa.
Les gens qui ont parlé de Madatne S. à ce propos ignorent
vraisemblablement que, dès nos prettûères rencontres, la politique
pure fut notre thème presque unique. Ou, alors, il faudrait que l'influence
se fût exercée a contrario I Mme S. était violemment républicaine,
et moi réactionnaire fougueux. J'étais déjà rédacteur (depuis 1892)
au doyen de nos journaux, la Gaz.elle de France fondée en 1636
par le cardinal de Richelieu. Elle était la fille d'un membre de la Com­
mune de 1 871, celui qu'on appelait le « bourgeois de la Commune >>
à cause de sa grande culture, de son éloquence et des nombreuses destruc­
tions qu'il avait épargnées à nos monuments parisiens : Jules Andrieu.
Exilé à Londres, il s'y était fait une place brillante comme professeur
et conférencier. Il fut ensuite nommé consul général à Jersey sur l'inter­
vention de Gambetta qui, paraît-il, redoutait la concurrence de ses
talents d'orateur et d'écrivain. A la mort de son père, Mademoi­
selle Andrieu, sa mère et ses frères, étaient revenus à Paris, où ils avaient
été fort bien reçus par leurs amis d'autrefois, les frères Hébrard, qui
dirigeaient le Temps, Arthur Ranc, qui avait le Radical et d'autres puis­
sants personnages. Elle épousa P.S. que je connaissais depuis
des années. Vers 1890, préparant sa licence ès lettres comme maître
répétiteur au lycée Henri IV, il s'était présenté à moi tout exprès pour
me dire que le journal auquel je collaborais alors, l'Observate11r fran­
çais, était la propriété personnelle de l'archevêque de Rouen, Mgr Thomas,
ce que j'ignorais tout à fait, mais ce qu'il tenait de son propre frère,
élève ecclésiastique au Grand Séminaire de Rouen, et qui fut plus tard
curé d'une paroisse de la même ville, Saint-Clément, je crois. Quoi
qu'il en soit, je vis beaucoup les S. depuis 1895, et dans une telle
intimité de camaraderie que l'affaire Dreyfus (cause de tant de brouilles
entre Français du xrxe siècle) ne réussit point à nous séparer. Quel­
ques années plus tard, je fis donner à P.S. déjà rédacteur au
Temps, la chronique dramatique d'un journal nationaliste, /'Eclair, qui
se fonda vers 1906 ou 1907. Nos relations étaient toujours au beau
fixe. C'est l 'Actio n française qui rompit notre accord. Les S. avaient
été au nombre des ingénieux spectateurs qui pariaient que mon entente
avec Léon Daudet ne durerait pas trois mois ; elle dura trente-quatre ans,
jusqu'au dernier soupir de mon illustre collaborateur et ami. Je ne sais
plus quel frivole incident fut cause de la rupture entre S. et moi.
L'union sacrée de l'autre guerre nous rapprocha un instant vers 191 5 .
Mais les replâtrages n e durent jamais I D e tant d'heures lointaines
104 LETTRES DE PRISON

vécues en commun il ne subsiste même plus ma dédicace des Amants


de Venise, livre que Madame S. eut en horreur, tant qu'il courut
en morceaux dans la presse, car, disait-elle, c'est un livre ç0ntre l'amour,
ne me dédiezjamais un livre comme celui-là, et, la veille du jour où il allait
paraître en librairie, la mobilité féminine lui fit dire : dédiez-le-moi, ce
que je fis en 1902., et dus défaire un peu moins de vingt ans plus tard...
Les longueurs de cette chronique véridique vous assurent et vous
mesurent l'inanité du deuxième cancan dont vous avez été encombré :
Mme P.S. a pu avoir sur moi à peu près la même action que je pus
exercer sur Jean Moréas 1

10° Après votre venue à Paris, votre mère a-t-elle eu 1111e influence sur vos
lectures, sur le choix des œuvres dont vous rendiez compte dans les revues?

Ma mère s'est beaucoup occupée de l'instruction de mon frère et


de la mienne, nous n'avons pas eu de répétiteur plus régulier. Non
seulement pour le français et le latin (que toutes les Françaises catho­
liques savent un peu, par leur livre de messe) mais pour le grec dont
elfe avait appris le rudiment pour nous faire repasser nos leçons. Elle
nous avait suivis à Paris. Puis, tandis que mon frère allait aux écoles
spéciales de Toulon et de Bordeaux pour sa carrière de médecin de
marine, elle demeura près de moi dix années pleines (1 8 8 5 -1 895). Son
rêve fut toujours de défendre mon indépendance d'esprit. Elle aurait
toujours ctatnt d'intervenir dans aucun de mes choix. Mais eJle lisait
avec attention les livres de mes amis de manière à pouvoir en causer
avec eux. Quand, peu à peu, notre petit logement se fut rempli de visi­
teurs, d'amis, de confrères, elle fut rassurée sur mon compte, jugea
que le démon de ma misanthropie et de ma tristesse, né de ma surdité,
était exorcisé et ne désira plus rien d'autre : elle revint donc vivre sous
notre vieux toit provençal. Un trait achèvera de vous donner la note
juste. J'avais alors comme aujourd'hui l'écriture d'un chat. Celle que
vous lisez ici est un chef-d'œuvre d'application dont ma jeunesse était
incapable. Un certain jour de 1 894, j'eus besoin d'une copie bien claire
d'un petit conte plus qu'hétérodoxe, cette << Bonne mort >> qui fit partie
de la premiète édition de mon Chemin de Paradis. Je priai ma mère de
me prêter sa plume, elle voulut bien y consentir, fit le travail, très lisible
d'un bout à l'autre, sans une objection; mais, depuis, pendant de longs
jours (je pourrais et devrais dire : toujours) elle me reprocha ce péché
de jeunesse, et ce fut un peu et beaucoup pour elle que je le retranchai
du volume définitif. Elle m'en dit son grand plaisir. C'était la dernière
année de sa vie.

1 1 ° J'ai lu parmi les livres que vous aviez offerts au professeur Horatio Smith,
de Columbia, lors de son sijour à Paris en 1 93 9, la dédicace suivante de la
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 105

Musique intérieure : << Hommage de l'auteur, simple poète. » Dois-je voir là


l'expression d 'un regret d '(ll)(}ir été tontraint à d'a11tres açtwifls par laforce
des choses?
En vain me creusé-je la tête, je ne trouve pas du tout quel sens parti­
culier ce « simple poète » a pu accompagner l'hommage à M. le professeur
Horatio Smith. Ce doit être une allusion à quelque fait du moment
dont j'ai perdu la trace. En tout cas, je n'ai jamais regretté aucune des
directions données à mon activité. Elles lui furent imprimées par la
passion, par le devoir, sans doute aussi par la force des choses, mais
celle-ci ne revêtit jamais le caractère d'une contrainte. Les diversions,
les interruptions, les << trous » de toutes sortes ont abondé dans la vie du
<< simple poète » mais aussi, au vol des années, les reprises, les recommen­
cements, à la faveur d'une déplorable facilité, et encore et surtout,
d'un goût très vif, d'une véritable manie de l'art poétique, dont mon
âge avancé peut produire un très beau témoin : mon culte d'Horace.
CH. M.

CHARLES MAURRAS, Maison Centrale de CLAIRVAUX, Aube, quar­


tier politique, N° d'écrou 8;z1.

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS


3 janvier 1948.
Ma petite Ninon,
J'ai eu ta lettre hier, merci. Répondre tout de suite est le meilleur
moyen d'abréger délais et retards. A vous tous aussi, bon 1948 I Les
fêtes n'ont pas été désagréables. Entre compagnons d'infortune, il y
a un ton de cordialité fort précieux. Puisque tu corresponds avec Maurice 1,
dis-lui ce que te dit Justin. Celui-ci est un témoin essentiel à notre
procès ... Dis-le à Dromard. Il a trop de bon sens pour ne pas s'en tendre
compte.
Je n'ai eu que de faibles échos de l'histoire Goncourt, mais Kléber Hae­
dens m'a envoyé son Kenfllcl:J 2 : le drôle de livre I A mon avis toutes
les 9.ualités y sont, il n'y a que du trop. 50 pages de moins et c'était
parfait, de vie, de mouvement, de couleur. C'est à ce trop qu'il doit
tenir le plus. J'ai eu son âge, je sais ce que c'est. L'auteur est très gentil.

1. Maurice Pujo.
2. Kléber Haedens : Salut a11 Ken1t1çA;y. Paris, 1947.
106 LETTRES DE PRISON

Sa femme (s'il n'en a pas changé) récitait à la perfection un vieux poème


de la Musique intérieure : « La lune frappe à toutes les vitres >>... Je ne sais
si tu as une idée de ça, mais ça me rajeunissait à l'escale de Lyon.
Ainsi, ce 3 janvier, René 1 part pour Paris I C'est le 74e anniversaire
de la mort de ton grand-père, 3 janvier 1 8 74. Je deviens aussi impla­
cable que ta grand-tante Mathilde pour les anniversaires de famille !
A propos de l'autre Mathilde, celle des Remparts d'Ainay ? Je n'en ai
plus de nouvelles. Merci d'avoir fait mes commissions. Le livre de
Brun est-il bien corrigé ? Quand paraît-il ? Pourrais-tu envoyer mes
hommages de Nouvel an et mes remerciements à Mlle de Ribbes,
1 o rue Mazarine, Aix 2 ? Donne-moi des nouvelles de Michel, ou demandes­
en. Oui, embrasse tout le monde. Je t'embrasse ma petite Ninon, à
bientôt.
Ton vieil oncle.
CH. M. 832.1

A SA NIÈCE HÉLÈNE MA URRAS

II janvier 1 948 .

Ma petite Ninon,
Tu es avertie de mes disgrâces. Dimanche, mes bottines béant de
toutes parts, et mes pieds ayant l'horreur naturelle de l'eau, j'ai voulu
mettre des sabots pour aller à la Messe, et bien qu'ayant fait la répé­
tition la veille, un faux mouvement m'a fait tomber sur le nez, les sour­
cils, les genoux et les pieds, tout ça n'est rien, mais aussi l'épaule gauche
qui a été luxée. Sinistre qui rappelle celui de Saint-Martin de Crau, ses
bras, son nez cassé, estrade effondrée sous les orateurs et les cantatrices,
qui fut le présage singulier de l'affreuse décade 1939-48 et que le dernier
malheur semble clore. J'ai été transporté à l'Hôtel-Dieu de Troyes.
La luxation a été réduite. Mon âge s'opposait à l'anesthésie, l'opération
m'a semblé moins douloureuse que comique : deux médecins tiraient
sur l'os, et aussi la sœur : ces trois tractions savamment combinées
avaient gardé chacune son individualité, deux fortes et brutales, l'autre
fine et subtile, c'était joli à suivre du coin de l'œil, mais j'ai le bras bandé
pour 20 jours! Dorloté pendant trois jours à Troyes, l'on est venu
m'y rechercher pour Oairvaux ce matin. Mais une heure avant le départ,
il arrive une dépêche : c'est Louise de Saint-Pons 2, à Philippeville, que

Mlle de Ribbes, sa vieille amie d'Aix-en-Provence, qui avait créé dans cette ville un
1 . René Colle.
groupe d'Action frflltfaise.
2.

3. Sœur de son ami d'enfance, René de Saint-Poris.


MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

mon accident inquiète au fond de l'Algérie. Les journaux l'ont donc


su I Tu as dû la voir à Martigues. Louise est une très vieille amie. Elle
était l'aînée de tous et de tout; René, le dernier, était exactement mon
contemporain, né le 19 avril, comme Cyprien de Chènerilles. Ils m'acca­
blaient d'humiliations le jour où ils avaient << un an de plus que moi >>.
René est mort depuis trente ans à Miliana, où je suis allé voir sa tombe.
Je ne crois pas me tromper en disant que Cyprien l'a rejoint. Louise
et moi demeurons les deux dernières colonnes de cette amitié. J'ai
tenté de lui répondre, mais quel sort aurait eu mon papier? Rends-moi
le service d'envoyer un petit mot à Madame Louise de Saint-Pons
à Philippeville (arr. de Constantine), eUe y est très connue; je ne me
rappelle plus que son numéro I 2, et pas du tout le nom de sa rue. Dis­
lui que je suis heureux de l'accident qui m'a valu de ses nouvelles chéries.
Oui vive le jeune Philippe Joseph 1 1 Dis que Just. fasse l'impossible
pour mimer l'union 2 s'il ne peut la faire...
Je vous embrasse tous, en vous priant de dire à tous nos amis que
l'accident n'est rien du tout.
Ton vieil oncle qui t'embrasse encore. A bientôt, je pense.

A SON NEVEU JACQUES MAURRAS

19 février 1948.

Mon petit Jacques,


Merci d'avoir fait diligence. J'ai reçu hier ton mandat, non sans
remords, je crains de te gêner. Je ne cesse pas de ruminer la faute de
Georges, ses causes, ses effets. Cependant je réfléchis que cette précau­
tion prise contre lui peut être bon signe. Mais je persiste à penser qu'il ne
doit pas se tenir pour battu. Il est victime d'un abus et d'un chantage
dans l'exercice de sa profession. Il doit en appeler à toutes les forces
morales de sa Confrérie. Il doit faire annuler la promesse qui lui a été
arrachée, tout au moins pour le moment où la pièce aura été officiel­
lement déposée. Parles-en à Maurice. Et remercie-le de tout ce qu'il

1. Fils de René Joseph, auteur, avec M. Jean Forges, de la Biblio-Iconographie générale de


Charles Maurras, 2 vol., 1953.
2. L'union entre les rédacteurs de l'Indlpendançe fra11faÎII que dirigeait M. Justinien et
ceux d'Aspects de la France. Cf. plus haut, la lettre du 16 octobre 1947.
108 LETTRES DE PRISON

fait pour moi. Ai-je assez insisté pour Rémi R. 1 sur lefait que ma lettre
de rectification au Pèlerin de 1946 montrait que je poursuivais dans
B. le mauvais professeur d'histoire de France et non le conspirateur
que j'ignorais totalement. Donne-m'en des nouvelles 1 Pas reçu Keril­
lis 2 complété, ni le Vatican. Où en est Hilaire ? Où René Wit. ? Où la
promotion de J. ? Dis à Michel que je finis piano l'odelette hi-thomiste.
Le livre d'Eddy Bauer est admirable. Il y a de solides confirmations
à l'avis du génénl Juin sur le débarquement en Provence. Je suis content
d'avoir su la stratégie sans l'avoir apprise, comme les gens de qualité
dans Molière. Maurice 8 se rappelle-t-il ce Suisse très brun qui venait
nous voir à Paris ? Hilaire le connaît-il ? Peut-il lui faire mes compli­
ments les plus vifs ? Cependant :Sauer a tort, dans une note d'ailleurs
excellente, de parler du « patois provençal ». Le provençal n'est pas
un patois 1 Mais cela vient à propos de ce que les soldats de l'armée
des Alpes, les provençaux de la 5 88 demi-brigade, avaient inscrit sur
leur insigne, à l'adresse des Italiens, ces mots : Digo li que vengue I Raconte
la chose à Maurice, je lui ai toujours dit que tel était le ton méprisant
des provençaux pour les Italiens, et il en doutait un peu l La preuve est
bien là. A propos d'Italiens, je pense beaucoup à ce que ce fou de Rome
s'est permis d'écrire de moi en Allemagne 4 1 Sur le moment j'en ai été
tellement ahuri que je ne t'ai pas demandé de détail. Tâche de t'en rap­
peler le plus possible, je ne décolère pas, que s'est-il imaginé de conter ?
C'est un fou sans doute, mais il y a des bornes même à la folie. Je serais
heureux que tu m'en reparles. A quelle date cela est-il venu ? A quel
propos ? J'oubliais de te demander comment va Georges après son
opération. Mais dis-moi surtout où en est ta tension. Il ne faut pas se
laisser faire, mon petit Jacques, et nos Anciens diraient qu'il faut battre
le diable pour ne pas être battu. Soigne-toi, fais les mêmes recomman­
dations à Maurice... Je t'embrasse, mon petit Jacques.
Ton vieil oncle.
CH. MAURRAS 8 3 2. 1

1. Rémi Roure, rédacteur au Monde. Maurras venait de faire envoyer une nouvelle lettre
de rectüication à ce journal. Sur la rectification au PUerin, cf. plus haut, la lettre du 8 décembre
1946.
2. Henri de Kérillis : :Qe Gatti/, dùlaltllf', 11111 grant/4 mysli/kalion de l'histoire. Montréal,
1945. - Le V•tit,m : il s'agit du livre de M. François Charles-Roux, ancien ambassadeur
au Vatican : Cit11J 111oi1 tragi(Jllls aux Affaires étrangères. - Hilaire Theurillat, au sujet de
l'édition d'Anligone Vierge-Mère de l'ordre. - La promotion de J. : Unepromotion de Judas. -
L'odelette hi-thomiste désigne le Cintre d. Riom, odelette réparatrice composée • entre
les fêtes des dcwi: Thomas, décembre 47, mars 48. • - Le livre d'Eddy Bauer : La
guerre des blindls. Paris, I947,
3. Maurice Pujo. Dans la plupart des lettres il est désigné par son seul prénom.
4. Pierre Pascal, le poète d'&rydit,, qui s'était engagé dans la Milice.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

Vendredi 28 février 1948.

Ma petite Ninon,
Et Lyon ? J'ai oublié de te reparler de ce sacré déménagement de
Lyon! En as-tu des nouvelles ? Trouve-m'en, envoie-m'en! Cela mis
à part, je ne fais que penser à l'Illuminatrice 1 depuis hier, à la nouveauté
du spectacle, à sa couleur orientale très vive, à son charme, et je rumine
aussi mon désir d'y ajouter tout ce que notre mémoire retient des plus
anciennes et des plus habituelles mélodies du cycle marial, par une
vraie synthèse de l'ordinaire désiré et de l'extraordinaire le plus inat­
tendu. Mais, dis-le à Michel, je commence à y trouver des difficultés
indiscernées hier. Encore pour le Stabat, l'Ave Maris Stella, le réper­
toire lyrique po:urrait passer sans encombres. Le latin n'y ferait point
d'obstacles, ou encore des traductions plausibles seraient à tenter. Le
gros embarras serait pour les Psaumes. Comment en donner une ver­
sion qui se moule sur le plain-chant! J'ai essayé pour le premier psaume
des vêpres, qui est dans le film : Dixit dominus domino meo. Ç'est le diable,
de mettre en français cet hébreu plein d'ellipses et de · 1ui maintenir
un sens musical et logique. Le commentaire continu, dont Michel a
vu la nécessité, suffira-t-il? Je me le demandais et, tout à coup, je me
suis aperçu que ce travail était fait, et depuis longtemps I La bagatelle
de quatre siècles. Au moment où les huguenots ne voulurent plus
chanter qu'en français, Clément Marot a traduit pour eux les psaumes
de David, et ils n'ont pas arrêté,depuis, de les chanter dans leur vieux
langage et sur leurs vieux airs. C'est bien ce qu'ils ont fait de mieux!
Michel aurait-il scrupule d'utiliser ainsi la Vache à Colas ? Mais comme
tous ses contemporains, protestants ou ligueurs, Marot était né catho­
lique, et il devait encore un peu prier la Vierge Marie, comme son
maître Villon dont il a été le premier éditeur. Si cette idée tentait Michel,
dis-lui que, pour les textes et surtout pour la musique, il trouverait
tous les renseignements nécessaires auprès de nos amis Henri Boegner
et sa femme. Le projet marial leur plairait, j'en suis sûr. Le jour de ma
réception à l'Académie, les jeunes filles royalistes avaient beaucoup
remar9,ué que ce protestant et cette protestante 2 applaudissaient ce que
je disais du culte de la Vierge au xve siècle. Ils sont d'une famille de
pasteurs et grands lettrés, rien ne leur manquerait pour la bibliographie
de Marot.,, Si Michel les voit ou. leur écrit, prière de leur dire mes
hommages et mes amitiés. Il a dû connaître Boegner comme secrétaire
1 . • L'Il/uminatrice •• scénario d'un film sur la naissance de la Vierge, par la Comtesse
J. de Dreux-Brézé.
z. Convertis depuis au catholicisme.
I IO LETTRES DE PRISON

général du Cercle Fustel de Coulanges. Il serait amusant d'utiliser Marot


et son coin de tradition mutilée pour cette reconstitution plénière.
J'oubliais de te dire que la version Marot n'a rien de commun avec
le genre marotique. Le ton en est grave et fort, digne de nos meilleurs
poètes spirituels et de leurs plus belles paraphrases de !'Écriture, mais
avec un souci d'exactitude et de fidélité qui trahit la surveillance et les
soupçons de toute une époque. Cela vaut un coup d'œil.
Autre chose. Je ne parviens pas à me rappeler si, dans le très beau
florilège final dont Michel m'a fait les honneurs, une place a été faite
aux fameuses strophes de Don Juan, /'Ave Maria sur les flots. Comment
la pseudo-Dolly 1 les aurait-elle oubliées? Et cependant cela ne m'est
pas resté dans les yeux ! Tu vas voir que je ne peux pas m'en désinté­
resser : l'histoire n'est pas d'hier. En 1 865, ma mère, jeune fille, faisait
des courses dans Martigues avec une vieille dame astucieuse et marieuse,
veuve d'un docteur Gal, médecin de ma grand-mère, et cousine ger­
maine de la directrice du fameux pensionnat Gal, d'Aix, où avaient
été élevées ma mère et mes tantes avec la mère et les tantes de
Mlle Gibert. Les deux promeneuses étaient arrivées dans l'Ile et,
pour y venir, avaient passé sept petites îles et sept ponts aujourd'hui
disparus. Elles longeaient le Quai, près de l'Église, lorsque, devant
la perception, Madame Gal se frappa le front en disant : Marie I Je n'ai
pas payé mes contributions, je monte cinq minutes chez M. Maurras,
viens avec moi... Mais, dit Marie, je le connais à peine. Que va dire
maman ! - Maman? Tu peux aller partout avec moi. Allons viens !...
- La vérité, qui rendait la visite un peu plus délicate, est que M. Maur­
ras avait été très ébloui par la sœur aînée de Marie, la belle Valérie,
qui lui avait préféré un brillant lieutenant d'infanterie, venu après la
guerre d'Italie comme juge de paix à Martigues. Il ne s'en était pas
consolé, disait-on. Bref, elles montèrent. Le jour finissait. Dans le
bureau qu'avaient quitté les deux commis, Durand et Corneille, M. Maur­
ras, seul, lisait sous une lampe de porcelaine blanche. Il encaissa le ver­
sement, fit la quittance, puis souvent une courtoisie célèbre cédant
à son goût de la conversation, des dames, de la vie, il les pria de lui
donner quelques instants. On causa. Qu'est-ce qu'il lisait? demanda
Mme Gal : Lord Byron. Simplement I Mais notre petite bourgeoisie
d'alors était très lettrée, très cultivée. On savait par cœur le dernier
chant du Pèlerinage de Childe Harold, de Lamartine. Ces dames firent
entendre que ce poème leur plaisait beaucoup moins que Je Lac, le
Crucifix, Bonaparte, les vers lyriques. M. Maurras reparla de Byron
lui-même, de sa vie, de sa mort, de son dévouement enthousiaste à
la cause grecque. Mlle Marie aimait la cause des Grecs parce que son
père avait fait ses débuts dans la Marine française à Navarin. Mais
Madame Gal objecta l'immoralité de Byron, le cynisme de Don Juan...
1. Mme de Dreux-Brézé.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX III

-Donjuan / s'écria M. Maurras, mais il y a des oasis de piété, de dévotion


à Notre-Dame, rappelez-vous, Madame, I'Ave Maria sur les flots. - C'est
vrai, dit Madame Gal, et se tournant vers sa compagne : Marie, qui
lis si bien les vers, tu vas nous lire I'Ave Maria sur lesflots que M. Maurras
nous cherchera dans ce poème qui n'est pas pour les jeunes filles ...
C'était un bel in-octavo bien relié, que j'avais encore rue de Bourgogne
en 1940... Les Boches me l'ont-ils volé ? La page trouvée, Mlle Marie
ne se fit pas prier, elle lut l'invocation merveilleuse, qui mêle le ciel
et la mer, de sa voix grave, chaude et pathétique, sa voix de la Prière
d'Esther; mais le sujet était plus difficile : ni rime ni rythme, le simple
nombre de la prose, avec les inflexions de l'intelligence, de l'expression
et du sentiment. On battit des mains. Le vieux garçon avait le coup
de foudre. Sa passion ne perdit pas de temps. Le lendemain, à la première
heure décente, il passait les sept ponts, les sept iles, il en aurait passé
mille pour demander la main de Mademoiselle Marie qui le traita mieux
que la grande sœur. Et Madame Gal but du lait. Nous ne serions pas
1,à, ma petite Ninon, ni toi, ni moi, ni Jean-Claude, ni Henri, ni Josette,
ni son petit fleuron de mai, sans /'Ave Maria sur les flots et sans
Lord Byron. Je t'autorise à répéter cette filiation mystique à Michel.
Que de fois ma pauvre mère me l'a contée, à tous mes âges et selon
mes degrés d'irritabilité ! Une seule chose me chiffonne un peu, c'est
que mon père lût Byron en français, lui qui savait l'anglais et était
allé plus d'une fois à Londres. A quoi bon cette traduction ? N'y avait­
il pas eu une entrevue préalable et cachée avec Mme Gal ? Peut-être
s'étaient-ils disputés ; quelques jours en çà, sur la belle Valérie, brillante
comme son époux, mais mille fois moins charmante et moins intel­
ligente que M lle Marie ! C'est à celle-ci qu'il aurait dû faire la cour,
il était bête comme tous les hommes, passait devant le bonheur sans
le voir ... etc., etc. Et j'imagine là-dessus un pari, un complot, un piège,
et tout ce qui recouvrait le sacrement, puis le reste et ce qui a fini par
venir, y compris la destinataire de cette épître et son vieil auteur, qui
t'embrasse, ma petite Ninon, en te disant à bientôt.
Ton vieil oncle n° 8321.
CHARLES MAURRAS

8
II2 LETTRES DE PRISON

A JEAN ARFEL

12 avril 1 94 8.

Monsieur,
L'estime déjà ancienne que j'ai pour votre talent, votre esprit, votre
connaissance de la philosophie médiévale 1 , fait que tout ce qui vous
touche m'émeut. J'ai donc suivi de loin l'agitation dont vous êtes le
centre, dans la mesure où je l'ai pu, et je manquerais de bon sens en me
dissimulant que cette mesure est étroite. Je serais donc coupable envers
l'œuvre commune si je ne m'étais fait un devoir de me décharger de
tout jugement sur un esprit capable d'en connaître à fond toutes les
données : j'ai tenu à rédiger une sorte d'écrit testamentaire portant
que je m'en remettrai à mon ami et co-directeur Maurice Pujo, de tout
cœur et de tout esprit, et j'ai dit aussi pourquoi.
Mais rien ne m'empêche, dès lors, de causer avec vous, Monsieur,
et de vous communiquer certaines impressions qui valent ce qu'elles
valent et dont vous ferez ce que vous voudrez, mais qui me semblent
pouvoir être versées au dossier. Si elles ne vous sont pas toujours favo­
rables, elles sont fortement balancées, je vous le répète, par l'estime
que j'ai de votre intelligence et de vos autres dons. Longtemps je ne
vous ai connu, bien que vous ayant vu et ayant causé avec vous, qu'au
titre de pur esprit. J'étais emprisonné quand il a fallu considérer autre
chose.
L'ajfaire 2 me semble remonter un peu plus haut que ne le disent telles
lettres échangées un peu comme des balles, et elle me semble tenir,
en son origine, à des différences de caractère personnel entre deux
hommes appliqués au même devoir politique. Ecrivant chez l'un de
nos plus anciens amis, vous avez eu à vous plaindre de modifications
apportées à vos articles ou de retranchements estimés arbitraires ou
fâcheux. C'était bien votre droit ! Mais quel tranchant dans vos plaintes
irritées 1 Quelle raideur ! Quelle amertume ! sanctionnée, je crois, par
un brusque départ ? Pourtant vous signiez, je crois, d'un pseudonyme,
ce qui semblait étendre un peu les pouvoirs de la direction. De plus,
au jugement de celle-ci, tout au moins, l'on vivait des temps difficiles,
et la responsabilité du sort commun pouvait mériter quelques sacri­
fices de l'équipage. Je comprends que vous n'ayez rien voulu sacrifier
de vos risques. Mais il y en avait pour d'autres. Et enfin le directeur
en question tenait de nous un mandat formel qui, dans l'intérêt de
l'avenir, recommandait avec beaucoup d'insistance le maximum de

1. Jean Arfel était à cette époque professeur de philosophie. Il avait publié en 1948 un
livre sur la Philosophie polilitJ116 de saint Thomas que Maurras avait préfacé en 1944.
2. Cf. plus haut, la lettre du 16 octobre 1947.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

prudence ; ce que, plus tard, vous avez appelé timidité, abandon de prin­
cipes, résultait précisément d'une extrême fidélité à nos recommanda­
tions de sauvegarder le petit bateau, ses hommes, ses passagers et sa
cargaison, nos trésors I Plus tard, j'ai été heureux de l'audace spon­
tanée de Justinien, mais je n'ai jamais révoqué les instructions écrites
et parlées que nous avions données à d'autres. Ces deux actions, pour
être diverses, n'avaient absolument rien de contraire qui les fît s'exclure.
Je crois qu'il vous faudrait inscrire comme un effet psychologique
tout naturel la réaction personnelle causée à votre ancien directeur
par ce qu'il devait juger susceptibilité extrême, irritabilité excessive
et qui devait lui laisser ainsi un certain ressentiment de ce tour de vos
plaintes et de l'allure de votre départ. Par une méprise assez normale
et qui n'avait rien de criminel ni même de fautif, peut-être étendait-il
en dehors de son domaine et même du nôtre, les intentions qui ne
portaient que là-dessus, et en était-il induit à nommer indiscipline votre
juste indépendance après que vous l'aviez quitté. Quelques-unes des
hostilités initiales peuvent venir de là. Vous vous en plaignez ; encore
un coup, c'est votre droit. Il faudrait aussi comprendre le droit des
autres, et même leur droit à l'erreur, et comprendre aussi les effets
divergents d'un même vocabulaire, des mêmes références, des invoca­
tions aux mêmes autorités •.• Tous les malentendus étaient en suspension
dans ces milieux et par ces temps-là 1
Le premier article sur Bardèche 1 a soulevé (outre une discussion)
un second nuage que je vais essayer de décrire. L'une de vos dernières
lettres dit que vous aviez noté que << j'avais combattu la Milice >> 2• Alors,
ai-je rêvé ? N'y avait-il pas aussi une ligne et demie ou deux où vous
sembliez au contraire affirmer que j'avais favorisé cette Milice ? Il me
semble me souvenir d'y avoir remarqué un grand ton d'assurance et
même de défi. C'était d'ailleurs allusion à des choses vraies, mais vous
en oubliez ou en ignoriez d'autres, la Milice de Mars 1943 n'étant pas
celle de novembre et des saisons suivantes. Nous avons longuement
précisé ces différences, Pujo et moi à notre procès. Nos avocats l'ont
fait aussi. D'autres, laissées de côté, ont été reprises pour rectifier des
erreurs commises au procès Darnand, et le journal le Monde a publié
nos errata motivés. D'autres nuances du même ordre sont restées iné­
dites. Vous n'étiez pas obligé d'avoir épuisé ce dossier. Je me suis rendu
facilement compte de votre méprise, en ai pris mon parti gaîment et
me suis même fait un devoir de n'accorder aucune importance à ce
petit accrochage, quel que fût votre ton un peu superbe et méprisant

1. A propos de son livre : Lettre à François Mauriac.


2. Sous la rubrique Lettres provinciales, Jean Arfel avait publié dans !'Indépendance française
(1 5 février 1948) un article où il écrivait notamment : • Un Français ne saurait être déclaré
fautif pour cette seule raison qu'il a adhéré à la Milice en 1943, alors que Maùrras ne le recom­
mandait point, ni criminel parce qu'il y est resté après que Maurras eut enjoint d'en sortir. •
n4 LETTRES DE PRISON
pour les marauds qui n'avaient pas pris garde à cela. Mais eux, ils ont
pris garde que votre évocation trop partielle risquait de nous gêner
dans un débat judiciaire ultérieur qui mettrait en question notre honneur
et notre liberté définitive, et tel et tel de nos amis ont pu conserver de
ce détail insignifiant pour nous une impression désagréable, et ce second
nuage de prévention contre vous peut expliquer aussi, de leur part,
quelque hargne, que je ne puis d'ailleurs approùver, vous le pensez
bien!
Un peu plus loirt, dans la même lettre, vous traitez d'un ton analogue
la manière dont il fallait parler du maquis, de la libération et de la recon­
quête. Vous relevez sévèrement une << vibration » qui selon vous ne
conviendrait pas à des « maurrassiens • orthodoxes, et vous triomphez
de cet avantage que jamais je n'ai distingué entre les maquis ni « vibré»
autrement que dans l'antigaullisme. C'est très vrai. Mais pourquoi
est-ce vrai? Ce n'est pas à vous que je l'apprendrai : on ne connaît la
vérité que par ses causes. Scire estper causas. Or, voici les raisons de mon
attitude et de mon abstention. D'abord j'étais fermement convaincu
que le maquis était un danger social, ses suites ne l'ont que trop prouvé;
il n'y avait pas de proportion entre ce qu'il contenait de libérateur et
ce qu'il avait de corrupteur; puis je ne croyais pas au désintéressement
des alliés de M. de Gaulle, ce qui s'est passé -en Syrie et ailleurs montre
que ma part d'erreur était très largement mêlée de vérité, mais il me faut
revendiquer et confesser l'une comme l'autre. - Seconde raison :
mon escrime quotidienne contre les collaborationnistes et philoboches
était toujours accompagnée, comme sa feinte protectrice, d'une pointe
contre le Gaullisme et les maquisards, feinte qui a toujours trompé
les Allemands à leur grand détriment, ils ne s'en sont aperçus que peu
avant 1944, comme en témoigne un de leurs documents secrets produit
à notre procès. Ce paravent constant m'empêchait de rien accorder
à la prétendue << France libre » intus ni extra. Ce refus systématique
en valait la peine pour le mal procuré aux << collaborateurs» - Troisième
raison : je voulais tout tenter, à tout prix, pour épargner à la France
le malheur de redevenir un champ de bataille et pour obtenir qu'elle
fût libérée autrement. Les dégâts de 1914-1918 et de 1940 me parais­
saient suffire, d'autant plus que les réparations précédemment refusées
ne me semblaient pas devoir être assurées aux nouveaux dégâts éven­
tuels. Donc, pas d'invasion en Normandie, et, même quand celle-ci
fut faite, pas d'invasion en Provence ! Je me cramponnai à l'idée qu'on
pouvait aborder l'Allemagne par la Frise en mer du Nord et, au Midi
par l'Italie, l'Autriche ou les Balkans; depuis, les avis publiés du géné­
ral Juin, du général Marshall, du général Maitland Wilson ont montré
que je ne rêvais pas. C'est ce qui est devenu la réalité qui émanait d'un
mauvais rêve. Mais enfin, le temps a marché, les faits redoutés se sont
accomplis et d'autres, il y a eu une épopée Leclerc du Tchad à Stras­
bourg et de nouvelles aventures; du drapeau français avec de Lattre
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

de Tassigny, Juin et leurs pairs. D'autre part, certains maquis avaient


eu de belles pages. Fallait-il les bouder? Pas plus que Jemmapes, Arcole
ou Rivoli I Ceux de vos camarades à qui vous faites grief de leurs vibra­
tions se seraient gravement trompés s'ils avaient senti autrement. Nos
positions de mai 1944 étaient bonnes pour leurs dates, mais s'ils ne s'en
étaient pas raisonnablement écartés, ils auraient trahi leurs devoirs
de nationalistes d'Action frtlllfaise. Si nous leur en faisons grief nous­
mêmes, ils pourraient nous rappeler le mandat très net par lequel je
les conjurai de sauver, pendant notre absence, cette communauté d'A. F.
de toute diminution et, par conséquent, de maintenir son contact étroit
avec tout le positif de la communauté nationale.
Vous le voyez, Monsieur, dans cette escarmouche, vous aviez l'avan­
tage sur toute la ligne de l'aspect formel du débat. Mais quant
au fond, dans l'examen des causes et des raisons, vos antagonistes ne
s'étaient pas trompés. Avec moins de logique littérale, ils montraient
ce que j'appelle, de mon point de vue, un sentiment supérieur de l'objet.
Leur vision modeste tient à une sagesse de fond. La vôtre a plus d'éclat,
elle a moins de portée, et vous la faites sonner un peu trop haut selon
moi.
Ces longues analyses me font entrevoir ce qui a dtî se passer dans
l'imbroglio des derniers mois. Vous avez pu avoir raison en des cas
très définis et vous tromper sur des occasions complexes. Un voca­
bulaire très logique, mais souvent rigide, a gonflé les torts qui vous
étaient faits et leur a imprimé une figure d'iniquité dont vous avez
exulté au maximum. Laissant tel grief de côté, ce pardon généreux
vous permettait d'en exploiter tels autres à fond. Tout l'art du polé­
miste était arboré et déployé, mais non pas contre l'ennemi. J'ai vu une
lettre de vous où vous arguiez de la « mutilation » d'une petite note
de moi qui n'était, je vous le jure, Monsieur, qu'un second texte de
la même note, dont j'avais laissé tomber moi-même deux lignes que
je jugeais inutiles, étant donné leur destinataire ! Eh bien I cet accident
vainement expliqué a été repris sans cesse comme une arme de guerre :
il fallait que ce fût un faux intentionnel et criminel I Vos coi:itradicteurs
étaient ainsi classés et damnés.
. ..Mais peut-être fais-je métier de casuiste infâme? Et, le plus com­
plaisant des Philinte, ai-je sacrifié les haines vigoureuses à la vraie vertu?
Mais j'ai toujours cru les Jésuites plus sensés que Pascal et son Port­
Royal, et Molière n'a pas voulu faire de son Alceste un parangon de
sociabilité. L'hyperesthésie des << éléphants rouges », comme disait
Léon Daudet, n'est qu'une crise de jeunesse et de printemps, au sortir
de laquelle on ne prend presque plus garde aux épines des cactus et
des aloès. Croyez-moi, ne tirez pas ou ne tirez plus de chaque piqûre
de hasard le motif d'une action en forme à mener contre vos compa­
gnons. Vous savez la conséquence du s11111mum jus trop invoqué. Une
justice stricte et sévère ne me paraît ni le caractère essentiel, ni le moteur
u6 LETTRES DE PRISON

idéal, ni la fin dernière et première des sociétés prospères; et quand elle


y fleurit, selon le mot de Jaurès, eh ! bien, cela n'est point par sa seule
vertu, elle naît de la confiance et de l'amitié professées et pratiquées
d'abord entre concitoyens. Vous savez cela mieux que moi, mais un
démon secret vous le fait oublier et tant de griefs rigoureusement
généralisés ne peuvent pas vous rendre beaucoup plus << habitable >>•
...Voilà, Monsieur, les points sur lesquels j'ai cru utile et amical de
porter votre réflexion, car la mienne s'y est attardée longtemps. Ce
faisant, je ne suis pas très sûr de ne pas me tromper. Ma foi dans les
vertus et les lumières d'une intelligence comme la vôtre peut m'égarer,
et cela me fait craindre d'ajouter du mal au mal dans le domaine infini
<le la vie réelle d'un être où l'on ne peut rien calculer ni prévoir à coup
sûr I Cependant au fur et à mesure que des pièces nouvelles me sont
communiquées, y compris, bien entendu, votre émouvante lettre du
2. 5 décembre, j'étais ramené et comme rabattu dans mon premier espoir.
Reste à savoir à quoi nous pouvons aboutir. Conciliation ? Il le faudrait
bien I Séparation? Hélas I Sanction ? Fi I Dissidence ? Horreur I J'espère
que non. Mais en ruminant et en remâchant quelques boutades involon­
taires on en fera des qualificatifs d'habitude dont personne n'a eu visi­
blement l'intention : ces images d'hostilité sont de mauvaises hôtesses
et de cruelles conseillères ; le mieux serait de les exorciser à tout jamais
pour le plus officieux des oublis.
Veuillez agréer, Monsieur, avec mes excuses et mes regrets pour tant
de longueurs, l'expression de mes sentiments les plus dévoués.
CH. MAURRAS n° 8 3 2. 1
P.S. J'ai eu l'occasion de récrire (ou d'estropier) à votre sujet un
vers de Boileau :
Achille plairait mieux moins bouillant et moins prompt.
C'est un vers de Racine également appliqué à Achille, qui me revient
d'Iphigénie :
To11rnez. votre do11Je11r contre nos ennemis !
Mais il faudrait parler de douleurs pour des égratignures ! C'est vous
qui, en vérité, obligez aux grands mots.
CH. M.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX I I7

A MADEMOISELLE MARIE-MAI;>J;!,LEINE . MARTIN

1 9 avril 1 948.

Mademoiselle,
Que vous dire ? J'y ai beaucoup pensé, j'ai noirci en esprit beaucoup
de feuilles blanches et puis j'en ai eu grande honte, aucune ne disait
ce que j'ai en tête en cœur depuis que je me suis jeté dans ce beau livre 1
et l'ai respiré non sans imprudence, en raison de la place qui m'y était
faite, contre mon mérite certes, mais non pas contre mon plaisir. J'aurai
quatre-vingts ans au bout de cette nuit. Tout en sachant très bien que
vous avez très volontairement magnifié mon rôle, que voulez-vous?
Ce n'est pas sans en être très vivement ému que j'ai vu apparaître sous
votre plume, doré par elle, offett à la jeune flamme d'un esprit plus que
bienveillant ce long périple d'années, de batailles et d'enseignements
qui sans avoir pu être, malheureusement, ce que vous dites, y tendait
et s'y efforçait. C'est le plus orthodoxe des livres 2, bien qu'il dépasse
de beaucoup par la science et l'érudition les cadres de notre synthèse.
Et c'est aussi le plus ami, je me le dis à chaque instant. Mais c'est une
amitié qui pénètre et comprend ce que l'essentiel de notre œuvre a
de plus obscur, de plus secret et de plus précieux. Exemple, car enfin
je dois sortir des généralités triomphantes, vous voulez bien constater
que ma besogne a consisté à tirer un seul mouvement, à faire un seul
effort contre-révolutionnaire du xrx0 ûècle, je n'ai presque rien inventé.
C'est si vrai ! Je croyais, il y a peu, avoir en propre la théorie que j'oppo­
sai à Chateaubriand, des effets matériels de la révolution auxquels on
ne peut rien changer, histoire irréversible, et de ses causes intellectuelles
et morales, de principes dont il fallait détruire la trace à tout prix. Ehl
bien, voici trois ou quatre ans à peine, je me suis aperçu qu'un écrivain
du 1 er Empire, Fiévée, que Sainte-Beuve estimait tant, avait soutenu
de main de maître la même théorie, donc bien avant moi, et bien mieux
que moi. Mon apport personnel se réduit donc, maintenant, à la théorie
de la Centralis;ttion fatale d'un gouvernement électif (pour se faire
réélire) mais, un de ces quatre matins, au cours de longues lectures que
je fais ici, je m'en vais découvrir qu'un olibrius quelconque m'a précédé
sur le chemin et ne me permet pas de dire : ce coin est à moi, comme le
fait un enfant de Pascal. Personne ne sait mieux que vous, Mademoi­
selle, que l'important n'est pas d'inventer des idées, mais d'en trouver de
vraies et, autant que possible, uniquement vraies. Le patient travail
de démolition et de reconstruction auquel vous vous êtes livrée sur

1. Marie-Madeleine Martin : Histoire de /'Unité fra11faise. Paris, 1948.


2. En marge : « Bien entendu, orthodoxe signifie... le juste honneur rendu à l'action géné­
rale et singulière des Rois fondateurs. t
II8 LETTRES DE PRISON

l'idée de l'unité nationale vous a récompensée de ce dévouement désin­


téressé qui veut la certitude, ne se rend qu'à son évidence et n'épargne
rien pour les posséder. Croirez-vous que j'ai été plus que tenté de vous
donner raison contre mon cher Bainville ? En tout cas, ces prudences,
ces réserves minutieuses donnent l'autorité, elles se font croire, suivre
et aimer. Cela est d'autant plus nécessaire qu'il me semble que vous
ne cessez de côtoyer des problèmes vitaux de l'actualité Ja plus aiguë
toutes les fois que vous ne vous y enfoncez pas pleinement. De telles
attitudes d'esprit aideront, comme toutes les bonnes méthodes,
à ]'immense réforme intellectuelle qui s'impose en ce moment. Elles
appuieront et désigneront le bon, le solide, le vif instrument que vous
venez de forger pour elles. Mais mon nom honni ne va-t-il pas inver­
sement vous compromettre et vous diffamer? Voilà ma crainte. Mais
elle ne va pas jusqu'à m'inspirer le moindre mouvement d'héroïque
regret au sujet des plus favorables et des plus partiales de vos belles
pages. Je vous dis donc, Mademoiselle, merci sans façons, mais de
tout cœur et vous prie d'agréer le plus respectueux et le plus recon­
naissant des hommages.
CHARLES MAURRAS
n° 8 3 2. 1

A MONSIEUR ET MADAME BERNARD D E LASSUS 1

2.0 avril 1 94 8.

Cher Monsieur et chère Madame,


Vos bons vœux m'arrivent couronnés de ces tulipes de feu. Comment
vous en dire merci l Si belles que soient ces admirables fleurs, ce serait
presque ridicule en comparaison du remerciement hebdomadaire que
je vous dois pour les bienfaits inouïs aussi réguliers que des astres,
et plus ingénieux, car ils s'arrangent toujours pour être en avance sur
eux-mêmes.
Laissez-moi vous dire quelle confusion s'y mêle de plus en plus.
Du temps que j'avais ici un compagnon de chaînes (légères) 2 , il y avait
dans l'arrivage de ces beaux présents quelque chose de collectif, presque
impersonnel, qui s'adressait à notre raison sociale. Maintenant que me
voilà seul, toutes ces gâteries me crient qu'elles sont pour moi, moi !
moi! moi! ce qui fait que j'en ai autant de honte que de plaisir.
Je m'étais promis de vous en faire au moins l'aveu pour ma péni-
r. M et Mme Bernard de Lassus, châtelains de Clairvaux, n'ont pas cessé pendant la capti­
vité de Charles Maurras à la Maison Centrale de Clairvaux de veiller sur le prisonnier et de
lui rendre tous les services possibles.
2. Maurice Pujo.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

tence, le voilà tout cru. à l'occasion de ces quatre-vingts ans qui ne sont
plus de l'âge de vos tulipes, hélas I Puissent-ils. malgré tout, me permettre
de travailler encore un peu pour la France et pour le Roi ! Du moins
ne m'empêchent-ils pas de ressentir. et, si mal que ce soit, d'exprimer,
avec mes respectueux hommages pour vous, Madame. mon admiration
pour le double exemple de fidélité merveilleuse que vous voulez bien
donner l'un et l'autre à l'occasion de votre prisonnier, très reconnais­
sant.
CHARLES MAURRAS

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

3 I mal 1948 ...

Ma petite Ninon,
Je te remercie de tes lignes si promptes qui m'ont fait une bien agré­
able surprise, et je te félicite de ta belle journée de voyage en Champagne.
Ces beaux blés ne vont-ils pas être couchés par nos dernières heures
de pluie ? Enfin, tu en auras eu le fleur.
Nous aurons causé, jeudi, de beaucoup de choses utiles, et j'ai pu
t'indiquer un peu vite, mais assez clairement, tout l'essentiel de mes
souds. La brosse à dents et la pierre ponce seront les bienvenues, mais
je te recommande aussi l'affaire Verdenal 1 à passer à Jacques (le verras-tu
bientôt ?) pour notre procès, cela est capital. Il faut que cette piste soit
suivie en vitesse. Merci.
Jeannette m'a écrit la grande nouvelle et les petites. Que de bonnes
choses tu m'as apportées I Merci encore. J'ai oublié de te dire de remercier
Mlle Gannat, de ses gâteries continuelles, et Mlle de Kermorvan
de ses importations anglaises, qui sont excellentes. J'ai recommandé son
manuscrit, sans grand espoir, j'insisterai. Prie-la de présenter mes res­
pectueux hommages à Madame de Kerveguen : Vigny! Tu ne sais pas
tout ce que cela est pour nous 2 1 D'abord la retraite de Uon, mais c'était
aussi la maison d'enfance de Mlle de Coigny. la jeune Captive

1. Chargé d'un rapport d'information contre Charles Maurras, le sieur René Verdenal
avait comparu au procès de Maurras à Lyon, le 26 janvier 1945, où, détenu de droit commun,
il était venu déposer à la barre pour soutenir les allégations de son • rapport •· La réfutation
de Maurras a paru sous le titre : Le.r Men.ronges de !' « expert • Vertknal auprocès de Lyon. Paris,
195 I.
2. Lorsqu'il s'évada de la Santé, Léon Daudet avait été conduit par le Comte Robert de Ker­
gueven au château de Vigny (Seine-et-Oise), qui avait appartenu au duc et à la duchesse
de Fleury, née Aimée de Coigny. Œ. dans L'Avenirtk /'Intelligence, le chapitre intitulé Made­
moiselle Monk, avec une préface d'André Malraux, Paris, 1923.
120 LETIRES DE PRISON

d'André Chénier, qui s'est mérité plus tard le surnom glorieux de


Mademoiselle Monk. Oui, quels souvenirs I Dis au docteur Sériot 1 mes
souvenirs très reconnaissants. Et laisse-moi t'avouer que je m'en veux
de n'avoir pas songé plus tôt aux frais de tes voyages. C'est d'une dis­
traction criante et scandaleuse...
Dis mon souvenir à tous nos amis, vois-en le plus possible, de tous
les partis. Je t'embrasse et te rembrasse bien, ma petite Ninon.
Ton vieil oncle.

A MONSIEUR DE CARNAS

Mon cher et grand ami,


Que j'ai été heureux de vous revoir en photo, toujours solide et
bien campé I soit que vous vendiez le journal, soit que vous serviez
la messe à Martigues ! Voici le vrai texte de l'odelette 2, il est approxi­
matif, car j'y ai fait beaucoup de corrections avant de l'envoyer à l'ami
genevois qui va l'insérer dans un petit recueil, et je n'ai pas gardé note
de cette version définitive. Comme le recueil doit paraître bientôt,
et qu'il sera annoncé tout de suite dans Aspects (sic), il vous sera
facile de la mettre vous-même au point par des corrections à la plume.
Les textes se défigurent tout seuls de copie en copie. Moi-même je ne
transcris pas une page mienne sans commettre perpétuellement des
fautes absurdes par pure distraction; à plus forte raison quand le copiste
est étranger. Voyez en quel état nous sont parvenus tous les monuments
des lettres antiques, bien que les copistes fussent des moines sages
et savants I Mon texte peut d'ailleurs vous paraître aussi abstrus 3 que
celui qui s'était abîmé. Mais une odelette théologique ne peut être
aussi limpide qu'une fable de Florian ou qu'une chanson à boire. 0
moteur Ï!11mobile, dit la traduction de la formule du Dieu d'Aristote :
-ro x�vouv &.xlv"Y),O\I. Progrès du Même au Même est un essai de traduire
l'identité et l'immutabilité de l'Etre éternel ; qui pais, le verbe actif est
plus concis et plus élégant que tu fais paître ou même paît; et les blan­
cheurs qui suivent, celle des cygnes, celle des neiges, celle de l'amour

1. Mme le docteur Sériot, amie de l'Action française.


2. Odelette ontologique, recueillie dans LA Cintre de Riom. Genève, 1949.
3. Cf. LA Cintre de Riom, p. 20 : • Au premier saint Thomas, odelette réparatrice t :
0 Moteur immobile, ô pur
Progrès du Mime au Même
Qui pais, aux neiges de l 'az.ur,
LAs blan&s cygnes qui l'aiment.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 121

cynéen sont une imagerie symbolique et font allusion aux propriétés


synthétiques de la lumière qui sont traditionnelles dans la religion
et dans l'art. Je ne crois pas être sorti de cette tradition, et si un malheur
m'est arrivé tant pis pour moi, il n'est imputable à aucun de mes copistes.
Bien entendu que la prochaine publication du texte définitif ne vous
gêne pas pour mettre celui-ci aux archives. Les points d'interrogation
indiquent les variantes possibles, peuvent même, j'y pense, y ajouter
un intérêt de curiosité.
Mais laissons ces parpello d'agasso comme disait Mistral. Il m'est
arrivé bien souvent de penser ici à la belle lettre de W. que vous me
citiez en 1942 ( ?) 1 à Lyon. Voilà une page qui éclaire notre histoire,
notre triste histoire, notre lamentable histoire des dernières années 1
Il n'était pas sans objection contre P[étain], mais il savait que nous
n'avions que celui-là, et qu'il fallait se serrer autour de lui. C'est ce que
cet animal de de G[aulle] n'a pas compris. C'est ce qui a tout perdu! Mais
non, rien n'est perdu. Espérance dans la France ! A vous, cher et grand ami
CHARLES MAURRAS 8321

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

Quartier politiq ue 8321 Samedi 3 0 octobre 48.

Ma petite SO4 H2 et Ninon, tu me vois tracassé depuis 48 heures


par ta formule, non que je la mette en doute, puisqu'elle a pour elle
la loi et les prophètes et le petit Larousse, mais je ne peux douter non
plus de mon souvenir et, bien que j'en sois réduit à prendre des pru­
neaux pour des olives noires, il me semble impossible 9.ue notre vieux
manuel de chimie n'ait pas donné, pour l'acide sulfurique SO 3 HO,
garantie par un sorbonnagre nommé Treest. J'essaie de supposer que
la nouvelle formule ait fait passer l'O de HO dans le SO, de manière
à changer SO3 en SO4, mais alors d'où vient l'exposant de Hz ? N'as-tu
pas un chimiste à interroger près de toi ? Au fait, Mademoiselle Gan­
nat a longtemps enseigné les sciences, elle doit en savoir l'histoire, et
peut-être ainsi nous fixerait. Par la même occasion remercie-la ·de toutes
ses bontés, je ne l'ai pas assez fait. Cet itinéraire est admirable, autant
que le sachet d'herbes de Provence! La suite! La suite I J'ai été bien
content de la voir cheminer et rêver avec la reine 2, et d'entendre ainsi

I. Maurras fait allusion à cette lettre historique de Weygand dans les pages qu'en 1952
il écrivit sur le maréchal Pétain, sous le titre : • Toute la vérité t, Œ. En attendant Do11aU11Jont.
Paris, 1952.
2. La reine du Félibrige, Mlle Suzanne Imbert.
122 LETTRES DE PRISON

le chant du Renégat et celui de la Comtesse. Par exemple, secoue l'excellent


père André, afin qu'il nous donne ses références sur Gérard Tenque, j'en
suis très avide. Il y a là un point d'histoire•que je veux rendre éclatant. Les
Italiens ont profité de notre veulerie pour insinuer ce mensonge inté­
ressé dans notre propre histoire. Je veux y faire le grand jour. Merci
d'avance.
Enfin dis-moi ou plutôt redis-moi ce qui est relatif à notre pauvre
René Benjamin! Je le ferai bien volontiers, mais le délai? Pauvre
Benjamin! Cet animal de S. B. l'a enterré d'une façon bien déplaisante 1 .
Ce n'est pas de tels souvenirs que l'on charge le convoi mortuaire
d'un ami cher. Son dernier article est pire encore, il ne sait évidemment
pas ce dont il parle. A vouloir liguer (et ainsi l) catholiques, protes­
tants, orthodoxes, etc., on liguerait de même Voltaire, Rousseau, Robes­
pierre, le pape et le roi, sous prétexte qu'ils croient en Dieu tous les cinq l
C'est proprement idiot, et d'une idiotie qui procède de l'ignorance totale
du sujet. Mais vois néanmoins l'absence de tout parti-pris. J'ai assez
aimé le Julien et l'ai trouvé bien supérieur à tout ce que j'ai lu de lui.
C'est qu'il parle là avec naturel de son enfance et évoque ce qu'il connaît
très bien. Je ne retranche rien de ce que je t'ai dit, mais lui rends cette
justice. Je n'ôte rien non plus de ce que je t'ai dit du Maxence en tant
que relations et personne, mais son Atlantique était dans un bon droit
fil. Les deux << Justinien >> vont bien et m'ont fait plaisir. Dis-lui toutes
mes amitiés. Le fond de tout est de ne pas me rendre impossible et
intenable une position dont je vois aussi la grande utilité. Très content
de revoir Lagor à sa place, à la une, qu'il faut à mon avis lui garder,
car il doit y avoir des quantités d'yeux qui le cherchent en ouvrant
la page 2• J'ai lu le premier avec un vif plaisir. Il va, comme toujours,
à la limite, ce qui peut avoir des inconvénients de tactique, mais donne
du tranchant, de la pointe et du venin à la polémique : contre l'adver­
saire, c'est parfait. La conclusion sur la défense des écoles est excellente.
L'intérêt public est légitimement attiré, aspiré de ce côté. Il faut s'y
porter avec élan et force. De même tous les problèmes vitaux quand
ils s'agitent d'eux-mêmes, à la seule condition de ne pas nous laisser
mener par eux. Les numéros de l'omnibus doivent être distribués par
le contrôleur et non par les roues de la voiture. Pour son « homme
qu'on appelle le Christ » 3, c'est autre chose ! Je n'ai ni la bosse Claudel,

1. Au lendemain de la mort de René Benjamin, Sylvain Bonmariage avait publié dans


l'lndlpendancefrançaire (15 octobre 1948) un article nécrologique.
Peu de jours après avaient paru dans ce même journal un autre article de Sylvain Bon­
mariage intitulé : Paix el liberté religieuse, ainsi que des articles de Julien Guernec, de Maxence
Béarne et de Marcel Justinien.
2. Depuis le n° 22 de l'Indépendance française, la « Politique • de Jean-Louis Lagor (Arfel)
paraissait en première page.
3. Dans l'indépendance du 29 octobre 1948, J .-L. Lagor avait consacré son feuilleton au
livre de G . K. Chesterton : L'homme qu'on appelle le Christ (Paris, 1948).
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

ni la bosse Chesterton, mais je ne blâme pas ceux qui l'ont, quand ce


sont d'aussi excellents esprits que le père de Tonquédec, Massis ou
Lagor. Le petit mot sur Comte et Pellisson est exact, très exact 1• Mais
il ne faut pas oublier ce que j'ai (un peu vaguement) indiqué dans la
préface au Thomisme politique de Lagor : dans une France aussi intel­
lectuellement atomisée en 1948 qu'en 1 898, je ne vois pas comment
on pourrait commencer par la métaphysique de l'!tre 2• A nos débuts, Vau­
geois et Pujo étaient vaguement spinozistes, Moreau, anarchiste, d'autres
kantiens, d'autres comtistes... Nous ne pouvions . commencer que par
l'empirisme et le compromis nationaliste, auquel on se trouve toujours
réduit tôt ou tard. Tant mieux si, en faisant de la France un pays de
missions, on le convertit en bloc. J'ai toujours souhaité à mon pays
l'unité de conscience, tout ira sur des roulettes en ce cas. Mais en est-on
là? Je ne le crois pas. Alors je crois que les métaphysiciens et les esprits
religieux feront bien de ne pas tenir la dragée trop haute. Notre ligne
de 1900-1926 a fait les affaires du Spirituel en même temps que celles
· du Temporel, et de 1928 à 1939 nous ne l'avons pas infléchie. Je ne
suis pas sûr qu'un procédé contraire ait plus de bonheur. Je te parle
de tout cela avec la prudence du doute foncier et les probabilités de
l'expérience. Indique bien à Lagor cette position. Et dis-lui que sans
le poison de ses allusions, j'aurais bien ri en ce qui touche à Chesterton,
de ses « tics verbaux >>. Ils sont horribles l Chesterton en est plein, mais je
rentre dans mes plaît et plaît pas que je ne veux imposer à personne 1
Convaincu que Monsieur Bossuet est supérieur de cent piques à Mon­
sieur Pascal, qu'une seule page de la Relation sur le Quiétisme est supé­
rieure en bon comique moliérien à toutes les Provinciales, je lui dirai
sans m'échauffer ni faire grief à quoi que ce soit de penser autrement.
Le Saint-Paterne 3 est ravissant. Le Borval estinsignifiant. Mais le pauvre
R ... 4 est bien mal luné d'aller cueillir une anecdote désagréable pour
le père M. qui est de nos grands amis et dont j'ai tant à me louer! Mais
ça ne se devine pas, on ne peut pas lui en vouloir. Et voilà, je crois,
la boucle bouclée. Je me hâte de boucler celle-ci en t'embrassant, ma
petite Ninon vitriol. Ne pourrais-tu pas me donner des nouvelles plus

1. Œ. la préface à Mes Idées politi(Jll8S que Maurras avait écrite en 1936 à la Prison de la
Santé. à l'époque où il signait Pcllisson ses articles de l'Aclio11franfais1. Maurras y rappdle
qu'il n'a jamais accepté la loi des trois états sur laquelle se fonde le positivisme d'Auguste
Comte.
2. ]. L. Lagor y répondit le 9 novembre 1948 dans l'Indépendance fran;aise. • L'lndépendance
fra11(aise, disait-il, n'est nullement une équipe de métaphysiciens. Nous sommes des poli­
tiques réunis par l'unité de méthode : celle de l'empirisme organisateur. Pourtant, ajoutait-il,
il existe autre chose qui est la parole du Christ en die-même. »
3. L'article de Saint-Paterne (R. Havard de la Montagne) était intitulé : Propos de table
(15 octobre), celui de Bernard Borval (22 octobre) : Le Chien et le Réseau.
4. Dans l'indépendance du 22 octobre 1948, René Ranson avait mis en cause le Père Mouren,
aumônier des prisons, à propos du livre de Georges Lupo : Levée d'écro11.
1 24 LETTRES DE PRISON

précises de Michel? Et de la noce? Et de la novi à défaut de son mythique


portrait ? Je t'embrasse encore. Ton vieil oncle.
CHARLES MAURRAS 83 z 1

J'oubliais de te dire qu'on peut être antiélectoral et se servir de l'élec­


tion. Léon Daudet, antiparlementaire fieffé, est rentré au parlement
<< comme un obus dans le ventre d'un général >> (formule d'un socia­
liste). Il paraît que cela choquait Bernanos, mais il était fou! Crois-moi,
la méthode est une chose, la doctrine une autre, et ces distinctions
de bon sens ne font pas de nous des Jésuites ! A toi.
CH. M.

A SA NIÉCE HÉLÈNE MA URRAS


4 janvier 1949.
Ma petite Ninon,
J'ai tardé, tardé à commencer ma lettre parce que j'attendais la tienne
et ne vois rien venir. Il me souvient alors que j'ai trop oublié de te
charger de mes vœux pour nos amis et amies. Peut-être est-il encore
temps de te dire de n'omettre ni Pampille, ni Mme François [Daudet], ni
Mlle Gannat, dont les gâteries me confondent, ni M11e Sériot, ni sa
martiniquaise amie qui m'a fait confesser l'existence des dieux immortels .
Je voudrais aussi que tu dises à Madame Quick-Teulade quel plaisir
de résurrection m'ont fait ses souvenirs, l'histoire du grand-père avoué
apostat vaut son pesant de perles, et j'ai été bien content de revoir
en rêve son magnifique contemporain Raymond de La Tailhède. Il
y a une petite erreur sur le voyage de la côte Saint-Michel en 1 890 ;
l'arrêt à Moissac n'a pas été au retour de Lourdes : nous y allions !
Raymond était venu au-devant de nous à Agen. Il me fit prisonnier
et m'emmena dans sa vieille maison, mais seul. Je ne rejoignis Ana­
tole France, Mariéton, Neveux et d'autres à Bagnères, Argelès et Lourdes
que le surlendemain. La parole historique et impie de France sur les
jambes de bois fut plus tard rapportée à Raymond, par moi peut-être,
mais il n'a pu l'entendre, n'étant pas venu à Lourdes avec nous. Comme
il est difficile d'écrire !'Histoire I Ces merveilleux feuillets 1 le montrent
une fois de plus...
Redis mes remerciements et mes vœux à Mme Quick-Teulade. Ne verras­
tu pas Pierre Varillon ? Après un hommage à ces dames, il faut le remer-

1. Il s'agit de souvenirs sur Raymond de la Tailhède, écrits par sa nièce, M1"8 Quick­
Teulade.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

der, lui, de s'être privé pour moi du livre de M. Mireaux sur les poèmes
homériques 1 • C'est extrêmement bien. Voilà Homère dûment ressus­
cité, et cette fois, en plein, contre l'érudition allemande. Le voilà rede­
venu l'auteur de ses deux poèmes et non d'un seul. Le voilà rapproché
de nous et du grand siècle de la Grèce. Et puis on apprend toujours
du nouveau. On m'avait dit il y a quelque soixante dix ans, qu'oµ'1)poc;;
signifiait aveugle. On me dit aujourd'hui que non, cela veut dire ser­
viteur, mais serviteur du temple des dieux. Alors, je propose : sacristain !
Que cette irrévérence ne trompe pas Varillon. Le livre m'a fait, de page
en page, un immense plaisir. Et puis, il m'a révélé un homme, un érudit,
un historien qui ne se contente pas de comprendre Homère, il l'aime,
il parle de Nausicaa, de Démodocus comme il faut en parler ! De plus,
il se débrouille et éclaircit parfaitement certaines obscurités que je ne
parvenais pas à m'expliquer, par exemple, dans les violentes invectives
cl'Achille contre Agamemnon un problème de distances géographiques
que la lecture et la relecture du texte laisse incompréhensible. La tribu
d'A gamemnonides coloniaux établis en Asie par M. Mireaux rend compte
de tout. Si Varillon est en rapport avec M. Mireaux, je le prie de l'en
féliciter chaudement.
. ..Dis à L. avec quel intérêt j'ai lu son feuilleton sur le père Br... 2
que j'appelle toujours le père Borborygme, ne pouvant prononcer
ce nom autrichien. Il se trouve que j'ai lu aussi le livre du même domi­
nicain, et j'y ai appris cette bonne drôlerie que Bernanos me reproche,
à grand renfort de sublime, non seulement de professer le patriotisme
jacobin que j'ai toujours attaqué, mais d'ignorer honteusement le
patriotisme de la vieille France, ce patriotisme d'honneur et de fidélité,
pour lequel le juge d'instruction de la Cour de Lyon a élevé un de ses
griefs les plus distincts contre moi ! J'ai quelque peine à comprendre
que des têtes solides comme L. puissent avoir le moindre goût pour
des huluberlus déséquilibrés, écrivant n'importe quoi de n'importe
qui sans en rien savoir. Ce doit être affaire de génération, Boutang est
aussi féru de Bernanos que Lagor ! Cependant il semblerait qu'un groupe
aussi maréchaliste que le vôtre devrait montrer plus de sévérité, plus
d'énergie dans la sévérité, envers les obscènes insultes de ce moine
de mauvais lieu contre le Maréchal. On distingue ? On réserve ? Hé 1
Oui I Mais la seule utilité de ces réserves est de faire passer les éloges
ou les compliments. Pendant ce temps, vil nationaliste, vétéran de l'anti­
météquisme et de l'antinomadisme, je me demande de quel droit ce
fils d'Autrichien parle ainsi des choses et des hommes de France. Il croit

I. Emile Mireaux : Les poèmes homériques et l'histoire gruque. T. Jer : Homère de Cbios ,1 les
routes de l'l1ain. Paris, 1948.
:z. R. P. Brückberger : Nous n'irons plus au hois. Paris, 1948.J. L. Lagor venait de consacrer
un article à ce livre.
126 LETTRES DE PRISON

répondre en disant qu'on l'a tiré de son couvent pour faire la guerre.
Il eût été beau qu'il restât'dans sa cellule, tandis que les moines, fils de
Français et de Françaises partaient pour le front I Eût-il été volon­
taire, l'engagement à la Légion n'eût pas suffi à lui conférer la natio­
nalité française illico, et la question de son météquat se pose pour lui
comme pour les Monod, qui datent de 1 808 et qui ont pu s'améliorer
à nos mœurs et à notre esprit. Le hideux outrage à Pétain 1 n'est pas
ce qui le naturalisera; ni son jargon, ni sa rhétorique ne sont de chez
nous. Ai-je besoin de te dire, ma petite Ninon, que ces derniers propos
sont des impressions personnelles et n'ont pas couleur de vérité démons­
trative ! Si Lagor était là, nous en causerions amicalement sans que j'aie
même envie, au fond, de changer sa pensée sur Borborygme ou son
Bernanos. Au contraire, peut-être I Tout en me débattant avec lui,
je le regarderais avec la curiosité due au personnage inconnu que l'on
aime bien. Un jeune homme I Un vieillard I Et qui peuvent causer !
Et même s'entendre ! Il y a parfois des silence� entre eux. j'entends
encore celui qui s'abattit entre le Cardinal de Cabrières et moi sur un
de mes blasphèmes de Chateaubriand. C'est d'une génération à l'autre
qu'il faut le moins disputer des goûts et des couleurs .
... Vois. Parle. Ecoute et viens ou écris ... Je n'ai plus qu'à t'embrasser.
Ton vieil oncle.
CH. MAURRAS

A MONSIEUR JÉRÔME C ARCOPINO, DE L'INSTITUT


8 j anvier 1949.
Monsieur et cher Maître,
Excusez-moi de vous remercier si tard du bel envoi de vos deux
volumes, ce merveilleux Cicéron secret 2 ! C'est que j'ai pris trop de
plaisir à y penser, sans me lasser d'y revenir et de ruminer gaîment
tout ce que je rêvais de vous en dire et redire. Peut-être qu'un silence
aussi étrangement prolongé vpus a fait penser le contraire de mon
sentiment. Ah ! non, le maître coup porté à une idole et même à deux
ou trois idoles, si l'on veut compter tout ce qui est ébranlé de croyances
augustes et de conventions augustaJes, ce coup si bien visé et frappé
qu'il soit, ne touche rien qui en vaille la peine dans l'important per­
sonnage ainsi bousculé. Je ne parle pas de cette magnifique << période >>
cicéronienne qui demeure l'honneur de la vieille prose française, ni
de l'éditeur probable de Lucrèce à qui nous gardons une reconnais-
1. Ce « hideux outrage » avait paru à « la Tribune >> de L'Intransi11,eant, le 20 avril 1948, sous
a signature du R. P. Brückberger, dominicain, et sous le titre : « Après le Viol ».
2. Jérôme Carcopino : Lu secrets de la Correspondance de Ciclron, 2 vol. Paris, 1947.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

sance sacrée, mais le charme des Lettres elles-mêmes sort intact de


l'épreuve. Ce Voltaire latin, tout aussi naturel et grimacier que le nôtre,
nous fait toujours le même plaisir. Je me sens sûr de relire avec la même
piété quasi platonicienne les plus belles lignes du Songe de Scipion.
Votre rectification magistrale ne veut même pas effleurer ce qu'il y a
de plus important peut-être dans ce grand petit homme : le fil ou la
courroie qui nous a transmis une bonne part des sceptiques grecs et
a ravitaillé Montaigne et par Montaigne, Pascal, Hume, Kant. Dès lors
devant votre admirable page de critique et d'histoire, on est bien libre
de s'amuser à tirer le nez de ce buste ae trompeur trompé, dans le mer­
veilleux rôle imprévu que l'on a fait jouer à sa fausse vertu, à son faux
civisme, à sa fausse amitié, à la double et triple fausseté de tant de men­
songes ! Les mauvaises mœurs de l'Empire naissant étaient celles de la
République mourante, celles-ci engendrant et expliquant les autres,
toutes donnant à admirer quelque belle face du régime électif que, même
aboli, sa corruption poursuivait encore. Les dictateurs ingénieux et
leurs chefs de publicité roulaient dans son linceul le plus reculé des
parlementaires. Quel chapitre de la vie de l'humanité, sanglant, sanieux,
souriant ! On ne peut s'empêcher d'admirer combien les temps de crise
morale se ressemblent. Plusieurs fois vos pages m'ont fait penser à
un beau << mot-médaille >> qui me fut rapporté en 1908 d'un très bon
pays de l'ouest où les vieilles idées, gardant les vieilles mœurs, étaient
néanmoins menacées et un peu pénétrées par le ralliement pontifical
de la Démocratie chrétienne, grâce aux tentations électorales et à l'appât
des sièges parlementaires. Un fils de chouan qui y cédait et partait pour
une tournée de candidature répondait aux amis qui lui en faisait honte :
Je mets ma conscience dans le tiroir, je la reprendrai au retour. A Rome, il
y a deux mille ans, les vieux républicains tentés par Octave disaient
et faisaient comme ce vieux royaliste angevin d'il y a quarante ans,
la conscience était mise dans le tiroir, ni les uns ni les autres ne la retrou­
vaient au retour.
Je n'en ·finirais pas d'épiloguer en vous remerciant, mais j'ai d'autres
dettes envers vous. J'ai lu à Riom avec délices La t1ie qNOtidienne à Rome
et, à Paris, beaucoup plus anciennement, votre ti:ès beau commentaire
de la IVe Eglogue, avec la même satisfaction de me sentir d'accord
avec vos interprétations et vos démonstrations essentielles.
Mais voilà que mon jeune neveu Jacques Maurras, qui a eu l'honneur
de vous être présenté chez nos admirables voisins providentiels de
Lassus, me dit que, à vous ouïr, nous nous serions coupé la gorge il
y a cinquante ans, sur la dépêche Panizzardi 1 ... Voyre l Mon ancien
confrère et électeur à l'Académie M. Maurice Paléologue 2, m'envoya
bien, vers ces temps pastoraux, les deux plénipotentiaires Dumaine

1 . Pendant l'affaire Dreyfus.


2 . Cf. Maurice Paléologue : ]om-nal de I'Affaire Drey/111. Paris, 1956.
9
128 LETTRES DE PRISON

et Ganderax aux fins de combat singulier, mais nous ne nous alignâmes


point!
Etes-vous sûr que nous n'aurions pas trouvé le terrain d'un accord,
.vous et moi? Il y a moins longtemps que nous nous sommes rencon­
trés et réunis sur le sujet le plus difficile de l'enseignement théolo­
gique à l'école primaire 1 1 Cela me laisse un espoir pour l'autre différend,
le rétrospectif... Quoi qu'il en soit, je vous prie, Monsieur et cher Maître,
de recevoir, avec mes félicitations et mes remerciements les plus vifs,
mes vœux de nouvel an et l'expression de mes sentiments les plus distin­
gués et dévoués.
CHARLES MAURRAS
N° 832 1

A SA NIÈCE MADAME GEORGES' BLANC-MAUR.RAS

9 janvier 1949.
Ma petite Jeannette,
Je suis extrêmement confus de mon silence à ton égard depuis ta
gentille lettre du 17 décembre, il est difficile de m'expliquer ce qui a
tant retardé ma réponse. Le vrai est que je travaille beaucoup, je m'assigne
des tâches à date fixe, essaie de les remplir; des livres me sont prêtés
que je dois lire rapidement, et les jours se succèdent avec une impé­
tuosité déroutante. Je suis content de t'avoir été utile I A quoi servi­
raient les vieux s'ils n'aidaient pas les jeunes? Ne t'excuse pas de la
rareté de tes lettres à ton vénérable parrain. Je suppose que ta nichée
ne doit pas te laisser beaucoup de loisir. Merci des nouvelles de la
messe de Martigues et de ses vides pleins de mélancolie. Pauvres mesde­
moiselles Mandine 11 1 C'étaient de Dien grandes amies à ta grand-mère,
à ton père et à moi. Elles sont allées où nous allons tous, plus tôt ou plus
tard. Le métier de survivant n'est pas très gai, à qui le dis-tu!
Dis à Françoise 3 que, moi aussi, j'ai cru beaucoup aimer la langue et
la littérature anglaises, c'était une illusion de mes sens abusés. J'avais
apt>ris sans trop de difficultés à lire Shakespeare et même Shelley;
pws, faute d'exercice, j'ai tout oublié et ne seta1s plus capable de déchif­
frer une colonne du Times sans y faire un tas de contre-sens. Enfin
1. a. Jérôme Carcopino : Souvmirs d4 Sept ans (1937-1944) à propos d'une mesure prise à
Vichy par son prédécesseur au ministère de l'Education nationale, M. Jacques Chevalier,
pour que Dieu et les devoirs envers Dieu figurassent aux programmes de l'enseignement
primaire.
2. Ses vieilles amies de Martigues.
3. Fille de MJD.8 G. Blanc-Maurras.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

si ça l'amuse ! Je n'en reste pas moins persuadé que six mois d'italien
ou d'espagnol m'auraient donné le moyen de fréquenter Dante ou
Cervantès jusque dans cette extrême vieillesse.
J'espère qu'on n'a pas beaucoup retouché les bâtiments de la vieille
Faculté des Lettres d'Aix. C'est là que, vers mes 1 3 ans ou 14, ta grand­
mère m'amena à la Faculté de Théologie au cours d'un vieil abbé�
l'abbé Penon, qui nous raconta comment Richelieu maria le grand
Corneille, après le succès de MIiite. Ce théologien était de l'espèce
que j'aime. Je n'ai pas mis les pieds à la Faculté de Droit où va Jean­
Claude, mais il me semble la voir aussi dans un de ces vieux hôtels
qui sont la gloire d'Aix. Quel est le travail de bureau que fait Micheline
et qui la gêne pour ses cours? Il est bon et utile, comme tu me le dis,
que tes enfants se soient mis courageusement au travail, mais je ne
verrais aucun inconvénient à ce CJU'ils travaillent aussi pour leur plaisir.
A leur âge, on peut mener à bien beaucoup de choses de front. Ne
crois-tu pas? Je suis heureux de savoir le Seigneur de Josette, Dominique,
aussi sage que beau, et elle, fière de monsieur son fils. Vous avez sans
doute ajouté les rois à sa crèche. J'ai vu Ninon, en effet, l'autre jeudi,
mais elle s'est grippée au retour comme j'en avais eu le pressentiment.
Pourtant, une lettre reçue d'elle avant-hier respire la convalescence.
J'espère donc la revoir avant peu. Elle te redira, comme elle a dû le
faire, que je porte gaîment ma mauvaise fortune et qu'il n'y a pas lieu
�e vous en préoccuper. Embrasse les enfants pour moi, remercie-les
des pensées qu'ils veulent bien me donner, et toi, ma petite Jeannette,
reçois toutes les embrassades et les vœux de bonne année de ton vieux
parrain.
CH. M.

AU BARON ET A LA BARONNE DE LASSUS


9 janvier 1949.
Que le baron et la baronne de Lassus trouvent ici les tardifs mais
très sincères - vœux pour 1 949 - Il m'est impossible de les leur
offrir sans y ajouter la vive et très confuse expression de ma gratitude
pour leur action persévérante de véritable providence en ces lieux sin­
guliers où l'amitié française fait de semaine en semaine tant de prodiges 1
Comment faire pour y correspondre, même dans la plus faible mesure 1
Que l'avenir me le permette ou non, mort ou vif, je voudrais. que l'on
sût combien j'y suis sensible I Le lien d'Action fran1aise se démontre
décidément l'un des plus beaux et des plus sûrs qui aient jamais été
noués dans ce magnifique Pays. Merci à vous, de tout cœur, cher Mon­
sieur et chère Madame, et par vous, grâce à vous, merci à tous 1
CHARLES MAURRAS 8321
LETTRES DE PRISON

A LA COMTESSE LAZARE DE GÉRIN-RICARD

6 février 1949.
Madame,
Veuillez me pardonner le retard de cette réponse 1 et surtout sa maigre
substance, autant que sa longueur, telle que je la prévois.
Malgré l'intérêt passionnant de ce beau suj et, je n'eus jamais le temps
d'acquérir de grandes lumières sur nos fouilles de Provence, et certes
rien qui vaille la peine de vous être offert. Vous travaillez avec des
maîtres sur des méthodes éprouvées depuis près d'un siècle, et ces
épreuves ont dû renouveler souvent, non la matière, mais l'idée que
l'on s'en faisait. Camille Juillan, si prudent, si ingénieux, si libre, avait,
je crois bien, débuté, par son bel opuscule des Inscriptions romaines de la
vallée de l'HNVeaune. A la fin de sa vie, il semblait s'en cacher comme
d'un péché de jeunesse ou d'un essai d'écolier dépassé de toutes parts.
Je n'ai pu me le procurer qu'en le faisant photographier à la Biblio­
thèque nationale. J'espérais m'y renseigner à fond sur les centaines
et les centaines de médailles antiques découvertes à Auriol vers 1 867.
Je n'y trouvai pas ce que je cherchais. Le trésor a-t-il perdu de son
importance ? A-t-on oublié de l'inscrire en détail sur les tablettes de
la science organisée ? Il est vrai que l'on travaillait alors en ordre dis­
persé. De bien heureuses réformes sont intervenues, et le défaut doit
être bien réduit sinon effacé, mais mon souci subsiste, je ne suis pas
d'A11rié11, loin de là, et ne m'en fiche point 2 1
Vous voulez bien me parler des pionniers. Il m'a toujours paru
qu'on les méprisait un peu trop. Pauvres de titres et de savoir, dénués
de toute méthode, soit ! mais non de mérite. Je suis certain de faire
rire nos érudits quand j'ose articuler le nom du pauvre docteur Tholozan
qui fut chargé des antiquités dans la Statistique des Bouches du Rhône
du préfet Villeneuve en 1 8 z4. Sa science est médiocre, sa critique à
peu près nulle, mais ce n'est pas une raison d'écarter son témoigna�e
quand il est positif. Les journaux ont parlé dernièrement comme de
nouveautés inouïes, de la ville antique recouverte par les eaux de
l'étang de Berre entre Arc et Touloubre : leur emplacement est désigné
de façon très claire par le malheureux Tholozan l L'exploration .que
l'on projette aurait pu être faite depuis un siècle. J'en dirai autant du
gîte de Fos, redécouvert par des argonautes, venus de Cannes. Gloire
à eux, mais non à la lenteur de leur navigation! Et j'en dirai bien plus,
acclamation par ci, malédiction par là, en ce qui touche à ce plateau
x. Cette réponse est relative aux projets de · thèses de MJne de Gérin-Ricard sur
L'histori(Jlle de l'état açfue/ de.r jOIIÏlle.r en Provence et sur La symboliqt,e fm,éraire celto/igure.
2. Allusion à un dicton provençal : • Moi, je m'en f... ! je suis d'Auriol. •
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

de l'Avarage (au Castel Verin ou Saint-Blaise) près de Martigues­


Saiot-Mitre I C'est un peu le cœur de mon cœur, tant j'y ai couru, erré
ou rêvé avant la belle aurore du Mur grec en 1934 1• A l'est et au sud
de ce mur s'ouvrent dans la roche affieurante des dizaines, des centaines
de tombes nues (je veux dire sans couvercles) et ne contenant plus
qu'un peu de terre et d'herbe embaumée : eh I bien, Tholozan dit, en
termes formels, d'abord que ces tombes ont été fouillées devant lui,
puis que le produit de ces fouilles a été transporté au Château Borelly.
J'ai fait cinquante fois le projet d'aller m'en éclaircir auprès de Monsieur
votre beau-père, quand il était conservateur de ce Musée. Cela n'a
jamais été possible, mais beaucoup de savants marseillais ont haussé
les épaules en entendant citer ce témoignage du vieux docteur. Ne vau­
drait-il pas mieux essayer de l'examiner? Autre chose est l'étude d'un
monument ou l'interprétation d'un texte, autre chose la connaissance
d'un fait attesté par un contemporain. A propos du même site plein
de mystère, Tholozan dit encore que les rares habitants de cette soli­
tude prétendaient avoir vu, tout en haut de la falaise occidentale, des
anneaux de métal scellés dans le rocher, tels qu'on en voit le long des
quais où s'amarrent des barques, Comme on s'accorde à penser que le
niveau des eaux a beaucoup baissé dans ces parages, le fait n'aurait
rien de surprenant. Mais je peux ajouter ceci : soixante ans plus tard,
vers 1882, comme je battais les mêmes parages avec un mien cousin,
membre de la Société archéologique de Draguignan, nous rencontrâmes
un homme du pays, ouvrier des salines et paysan, qui nous parla aussi
de la roche aux anneaux, comme d'une portion de falaise assez récemment
écroulée dans l'étang. Là aussi les retards ont nui à la science. Tholozan
avait vu l'importance de la région. Que n'a t-il été écouté plus tôt 1
Pour moi, son lecteur naïf, je n'ai jamais rôdé sans émotion sur cette
garrigue, dans le demi-siècle qui va de 1 882 à 1934 : il y avait notamment,
vers l'extrémité nord du mur grec, le long du sentier de chasseur et
de pâtre, mais obturées de kermès et de chênes-verts, de très larges
pierres taillées aussi vétustes, aussi moussues et aussi sombres que
sont fraîches, blondes et dorées celles qu'Henri Roland 2 a fait sortir
de terre à l'autre extrémité, et ces blocs si bien équarris semblaient
crier du fond de leur gangue sylvestre un appel à la curiosité scien­
tifique endormie. Elle s'est réveillée il y a juste quinze ans. Fêtons le
beau miracle. Lamentons aussi son retard. Cela date, je crois, des séjours
à Martigues de l'éminent professeur Bourguet et de son jeune élève,
fils de Victor Bérard. S'est-elle rendormie à Paris? On m'a dit qu'après
avoir ébauché une importante thèse de doctorat sur l'isthme de l'Ava­
rage et de sa conformité à l'ancien type des ports grecs, le fils Bérard

1. Mur grec découvert à Martigues et qui. sdon Maurras, prouve péremptoirement que
la première Marseille, la véritable cité phocéclmc; était au bord de l'étang de Berre.
a. Cf. plus haut, la lettre du 10 mars 1946 à sa nièce, lU1ène Maunas.
LETTRES DE PRISON

aurait déserté l'antiquité pour la vie moderne et accepté un poste diplo­


matique à Berlin 1• Avez-vous eu vent de cette thèse et savez-vous,
Madame, si le renoncement est définitif? Qu'est devenu M. Bérard
pendant nos tempêtes ? En tous cas, je suis sûr que notre Henri Roland·
tient toujours, obtient les subsides qu'il faut et continue ces déblaie­
ments magnifiques.
Je ne connais Entremont que par des ouï-dire, éclairés de schémas
et de photos. Permettez-moi, Madame, de vous saluer bien heureuse
de pouvoir vous débrouiller parmi ces mystères. Celtes I Ligures I Cela
ne me rappelle que des incertitudes, des doutes et des questions sans
distinctions très précises. Mais voici une obscurité de plus : en 1 945,
dans ma première prison de Riom, un saYant professeur nous a fait
une conférence sur les origines ethniques du peuple français, au cours
de laquelle il nous a classé dans l'apport linguistique ligure la série
des radicaux en esc, que j 'avais toujours vu rattacher au rameau ibérique
ou basque..• La doctrine a-t-elle changé ? Mon professeur s'est-il trompé ?
Il avait avec lui un petit manuel justificateur, je serais bien curieux de
savoir où l'on en est. Car la présence de certains noms en esc, lieux ou
personnes, dans mon pays de Martigues m'a toujours étonné, le pays
basque étant si loin. St esc était ligure, tout s'expliquerait.
Vous le voyez, Madame, les rapports sont inversés, et c'est le ques­
tionné qui questionne, la questionneuse est questionnée, comme il
convient à Di.otime. Je prie ma nièce Hélène de me transmettre la réponse
que vous aurez la bonté de me faire. Je vous en serais très reconnaissant.
Voudriez-vous aussi me rappeler au souvenir de M. Picard 2, avec toute
mon admiration. Il y a bien vingt ans que je veux lui écrire à propos
d'un de ses livres sur la vie privée des Athéniens, qu'il avait bien voulu
m'adresser ! Le loisir, qui me manquait alors tout à fait, ne me fait plus
défaut, et je puis préciser combien je suis de son avis contre l'idéali­
sation romantique et parnassienne de la vie privée de la Grèce et de
l'Attique. Le texte de son envoi semblait préjuger du contraire. Le fait
est <}Ue mon Anthinéa a été peut être le premier en date des livres qui
réagirent contre la rêverie de Leconte de Lisle et même de mon vieux
maître Anatole France (du moins dans ses Noces Corinthiennes : « Hella,
ô jeune fille, ô joueuse de lyre... »), J'avais été mis sur la voie par les planches
annexées au « Térence » de Mme Dacier, où l'on voit à quel point les
maisons d'Athènes étaient petites et resserrées, éloignées des splendeurs
auxquelles on essayait de nous faire croire et de croire. Peut-être aussi
que j'avais gardé quelque chose du préjugé auquel je faisais la guerre

1. Il s'agit ici de l'helléniste Jean .Bérard. titulaire de la chaire d'histoire grecque à la Sor­
bonne, mort en 1957. C'est son frère, Armand Bérard, qui fut en poste diplomatique, avant
et après la guerre, à Berlin.
pt. 2. Charles Picard, ancien directeur de l'Ecole d'Athènes, professeur à la Sorbonne, direc­
teur de l'Institut d'Art et d' Archéologie de l'Université de Paris, membre de l'Institut.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

et ce quelque chose était-il assez volumineux pour qu'un aussi bon


lecteur que M. Picard ait pu s'y tromper!
Voilà, Madame, bien des pi:opos dont j'ose vous charger ! Veuillez
m'en excuser et veuillez, je vous prie, recevoir, les hommages respec­
tueux de votre très reconnaissant serviteur.
CHARLES MAURRAS
n° 8321

A. MARCEL COULON 1

Février 1949.
Mon cher ami,
Pouvez-vous me donner un renseignement? Il s'agit de très beaux
vers et de notre jeunesse romane. Quel est l' .iEmilius, JEmilius, évoqué
par Moréas dans son premier Pélerin? Je vois bien le poème, un des
plus admirables. Mais le dédicataire? 1 On m'a posé la question, je suis
resté c<:>U� à ma hont�. Du moins rien de net. _A pein� puis-je rap�ler
une muruque mystérieuse du poète, ayant l'a.ir de dire que le philo­
sophe Meyerson (Emile) se croyait Aemilius, mais qu'il ne l'était pas.
Avez-vous idée de cela? Ou d'autre chose? Faites-le moi passer par
mon neveu et fils adoptif, Jacques Maurras, je vous en serai très recon­
naissant.
Je vous sais déjà très grand gré, depuis quatre ans, pour votre belle
lettre et réponse à Poésie et Véritl, mon bouquin de 1944. Vous m'aviez
fait le plus grand plaisir. J'avais prié Henn Massis de vous pro,eoser
La Revue Universelle s'il vous intéressait d'en parler. Mais bientôt il n'y
eut plus ni Revue, ni livres, ni gens. Et voici que tout se remet à se
refaire peu à peu. L'on s'en aperçoit même de ce lieu de délices. Il
pourrait arriver que nous nous retrouvions. Sinon, correspondons
pour continuer à battre le diable pour n'être pas battus.
Votre vieil ami de 1 895,
CH. MAURRAS
n° 832 1
P.S. Avez-vous jam.ais vu à Paris, à Londres ou dans l e Midi MJie de

1. Marcel Coulon, ancien magisttat, juge honoraire au Tribunal de la Seine, poète et


critique. ami de Jean Moréas et de Raymond de La Tailhède; un des derniers représentants
de l'Ecole 1omane.
2. a. Jean Moréas : Le Pè/trin passionné : l' • Eglogue à ,Emilius •• dédié à Emile Mcycr­
son. a. plus bas,_la_lettrc du s mars 1949.
1 34 LETTRES DE PRISON

Kermorvan, qui fait des vers romans, pleins de vivacité, de grâce et


de charme créole ? Elle est ,nauricienne, mais figurez-vous qu'elle a
été, pendant quatre ans, des Anges qui ont ravitaillé mes prisons. Si
l'on songe que cet esprit de lumière vient du pays de Bernardin et de
Parny et qu'il en est venu il y a des lustres, vous jugerez que le mvnde
est petit et beaux les destins.

A MONSIEUR JEAN PÉLISSIER 2

1 5 février 1949.

Cher Monsieur et ami,


Je vous suis très reconnaissant de m'avoir copié ce chapitre de << Télé­
maque >>. Vous m'avez procuré la joie de vérifier un très lointain souvenir
d'enfance, et aussi de le rectifier ainsi que de voir comme notre magasin
d'images vibrantes conserve son trésor en l'amplifiant! Oui, c'est bien
la ligne, les deux lignes, pas plus, où le fabuliste enchanteur nous poignait
la méfiance inquiète de son tyran Pygmalion, mais il parlait de
trente chambres se commandant les unes les autres et j'avais fini par
en imaginer cent 2• Encore cette multiplication avait-elle été très rapide,
car je n'ai guère pu lire « Télémaque » que sur mes sept ans, c'est à dire
en 1 875, et c'est au printemps 1 876 que ma mère et moi fûmes à Aix
visiter le morceau de maison que nous devions occuper à l'automne
suivant, le bout d'étage dont les pièces se commandaient de la même
manière que dans le palais du personnage de Fénelon auquel je pensai
tout de suite, ce qui me fit gronder de mon sot pédantisme. Quinze
à dix-huit mois m'avaient donc suffi pour opérer cette multiplication
imaginative. Et, à partir de là, le chiffre n'a plus bougé 1 J'aurais dû
aller de cent à mille et au million! Plus du tout! A quatre vingts ans,
mon Pygmalion intérieur n'a pas plus de chambres qu'à huit ans, il
a grandi, passé, mûri, vieilli sans rien gagner de plus ; j'ai envie de dire :
quelle imposture 1 Et puis j'admire combien tout en nous aspire à prend1e
forme, sa forme, et puis à s'y fixer dans une espèce d'éternité... subjec­
tive, hélas 1
Cher monsieur et ami, voilà bien des mots pour vous dire le pour­
quoi de mon merci, et je crains qu'il n'y en ait pas un de bien clair.
Mais l'essentiel est que vous sachiez que vous êtes un grand bienfaiteur
1. Cf. plus haut, la lettre du 28 octobre 1941,
2 Cf. Fénelon : T_lll111a1J114, livre III.
MAISON CENTRALE ·DE CLAIRVAUX

et que ma reconnaissance ne vous quitte pas. Cela ne date d'ailleurs


pas de ce Télémaque ! Vos deux Platon, votre Montaigne (et je n'oublie
pas le monumental Sextus Empiricus) sont là, qui, chacun dans sa langue,
vous murmure; en silence, le même merci ému. Je vous prie de le recevoir
comme le signe de ma vive amitié, très touché de votre si généreuse
fidélité. Encore une fois, l'expression de ma gratitude et de mon affection.
CH. M. 8321

A SA NIÈCE HÉLÈNE MA URRAS POUR HENRI MASSIS

1 949•
......Voici, dis à Massis mon grand merci pour son Pascal toujours 1

<< funeste » 1, hélas I et plutôt plus que moins, dans son magnifique travail,
car il me semble y voir, avec � surcroît de netteté, la mauvaise manœuvre
essentielle de cet esprit encore plus passionné que profond, ce qui n'est
pas peu dire! Ce qu'il veut, dans son cœur, c'est parvenir à substituer
radicalement à la raison, le tlmoignage, et comme il n'est pas bête. du
tout, comme il sait que le témoignage ne peut se débrouiller sans l'aide
de la raison, il ajoute ainsi, tant qu'il peut, au gros et au détail de notre
pauvre gâchis humain.
Si quelqu'un vient me dire qu'il a vu pat la porte entr'ouverte du
préau un petit chien blanc qui a levé la patte, puis s'est mis à aboyer
contre lui, il y a cinquante pour cent de chances pour que le chien fût
un chat, ou ne fût pas blanc, n'ait pas fait son pipi, et qu'il ait aboyé
ou miaulé contre tout autre que mon témoin. Ainsi vont les rapports
des hommes! La proportion d'erreur est tout de même beaucoup moins
forte s'il s'agit de savoir si le tout est plus grand que la partie, si les
bâtons sont doués de deux bouts ou d'un seul et les propositions qui s'en
déduisent, et c'est au renversement de ce rapport naturel que tendent,
de toute évidence, les paralogismes pascaliens. En lisant et en relisant
ce beau volume j'ai été frappé, aux dernières pages, de la note où il est
question du R. P. Lagrange 3• Celui-ci fait un acte de foi dans la solide
valeur apologétique du grand bouquin pascalien dont il porte le deuil
éternél. S'il le croit, grand bien lui fasse I Mais, si le R. P. était jésuite
au lieu d'être, comme je le crois, frère prêcheur, j'aurais un certain
plaisir à lui demander jusqu'à quel point les Provinciales lui semblent
1. Henri Massis avait envoyé à Charles M_aurras sa nouvelle édition des Pensées de Pascal
(1949).
2. C'est ainsi que Maurras qualifie Pascal dans le Mont th Saturne, pp. 29-30.
3. Le P. Lagrange, dominicain, directeur de l'Institut biblique de Jérusalem. Au cours
de ses études sur les Prophéties, il avait été fmppé de cc que les Pensées de Pascal contiennent
sur ce point de décisif et de fécond.
LETTRES DE PRISON
un ouvrage de haute et sereine valeur critique et si la frénésie de la
secte et du clan n'aurait pu été dignement remplacée, dans l'Apologie,
par une flamme de passion croyante aux mesures de l'Eglise chrétienne,
mais dont l'efficacité se fût arrêtée au pourtour strict du monde des
croyants et des convertis, sans pouvoir mener les autres beaucoup plus
loin que sur de vagues lisières ou errer à la mode de Barrès. Car pour
les esprits examinateurs, quel triturage inconscient et fantastique des
textes I Quelles extensions et contaminations de sens I Quels succédanés
de dialectique qui ne sont que de l'éloquence I De la chaleur pour de
la lumière, tant qu'on aurait voulu ! Il est bon de se le rappeler, les
années d'élaboration des Pensées coïncident, Strowski 1 l'a bien vu, avec
la fabrication des armes de Spinoza. Je ne sais si Strowski a pris garde
à d'autres concordances et à ce qui a suivi : Richard Simon, Bayle,
Voltaire (né de parents jansénistes), toute cette postérité de sacrilèges
et de blasphémateurs I Le seul Spinoza ferait pleuvoir sur la tête du
seul Pascal toutes les flèches et fléchettes imaginables, quant à l'incer­
titude de l'hébreu, la perte des originaux, le Pentateuque qui n'est pas
de Moïse, ni de Josué le Livre de Josué, la fausseté des calculs, le fouillis
des Prophètes, Esdras qui fait des fautes d'arithmétique, et tout à l'ave­
nant I L'Apologétique de Pascal en devient autrement compliquée,
arbitraire, inopérante, que celle que l'on tire de la preuve cosmogonique
ou de l'ordre du monde, à mesure que l'on sort de l'âme fidèle, c'est-à­
dire de la plus confortable des pétitions de principe. L'amusant est que
la littérature ecclésiastique est restée sinon blessée, du moins étourdie, par
cette guerre au Témoignage sacré menée de Spinoza, Bayle, Simon,
Voltaire, à Strauss et à Renan. Et puis !'Histoire sacrée a repris ses
sens, puis relevé la tête, puis accepté bravement le combat; mais,
si je compte bien, c'est depuis !'Encyclique Aeterni Patris où Léon XIIi
réhabilita la scolastique et saint Thomas diffamés et dédaignés depuis
deux cents ans. Cer.ndant les subjectivistes, avec Bergson, Blondel,
Duchesne, Bremon , n'ont pas tardé à reprendre leur vile campagne
obscurantiste, malgré la belle Encyclir� Pascendi : n'est-ce pas le dogme
qui finira par payer les pots cassés s le domaine de la raison? En
bref, censeo que Bossuet est autrement fort que Pascal, même et surtout
comme écrivain, un coup d'œil sur la Relation sur le Quiétisme montre
sur les Provinciales son écrasante supériorité, le meilleur de Molière
pouvant seul . y être comparé, à mon humble sens I Hélas I que de mau­
vaises pensées entretenues et fomentées pour une merveille d'édition
et de classement! Si notre ami ne m'a pas rendu pascalien, c'est qu'il
faut en désespérer.

CH. MAURRAS

r. Fortunat Strowski, dans son édition des Pmsi,1, fait la m&ne remarque que le
p. Lagtange.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

A MARCEL COULON

S mars 1949.

Mon cher ami,


Quelle joie d'avoir votre réponse du 1 5 décembre (il y a trois semaines
seulement qu'elle est là) et le bel article qui l'accompagnait 1 ! Je vous
en parlerai tout à l'heure à fond. Mais je veux d'abord vous remercier
de tout, vous dire ensuite que je suis content d'avoir deviné Aemilius
(Meyerson), car du Plessys avait oublié de m'initier, moi chétif et pecaïre !
Vous m'apprenez q_u'au chevet de Moréas il y avait un juste partisan
des Stances, un moins juste partisan d'Iphiglnie, et personne pour Eri­
phyle ! La sainte, la belle, la pure, l'incomparable Erip!/yle I Cela ferait
douter de l'existence de Zeus I Avez-vous lu (mais ce n'est pas douteux
puisque vous faites de l'astrophysique) les pages de respect et d'affection
que Louis de Broglie a écrites sur Meyerson dans M.atière et Lumière ?
J'avais d'abord, malgré le Sionisme et tout, beaucoup aimé à causer
philosophie avec Meyerson, dans les divers cafés où il suivait Moréas.
Il était très intéressant mais parfois fabulateur. Je me suis gardé de lui
depuis une conversation sur Auguste Comte où, non content de la rabais­
ser (ce qui était son droit) il en avait fraudé un peu la doctrine, qu'il se
trouvait que je connaissais ... Alors, bonsoir et adieu 1
Puisque vous m'autorisez à faire ce que je voudrai de votre étude
magnifique, je rêve de la mettre en appendice du second volume de
Poésie et Vérité pour plusieurs raisons, dont l'essentielle est qu'il y a
des affinités étonnantes entre ce que vous dites de la Critique et une
vieille esquisse d'un Essai sur la criti(Jll8 donné à la revue Larousse en 1 896
et que ce tome de P et V recueillera à titre d'épave ou de monstre (je ne
sais pas). Il y a dans ce vieux bout d'écrit de moi des naïvetés qui me
plaisaient, et en voilà d'analogues que vous avez portées à maturité
et à perfection. Ce n'est pas notre premier cas de fraternité, mais il est
bon de le saluer au passage des derniers de mes jours. N'est-ce pas
aussi le signe, cette rencontre, qu'il y a du vrai ? Bref, à moins de contre­
ordres, je vous ferai envoyer l'épreuve dès que les temps seront venus ...
Mais quand? Je serai toujours content de mettre votre adresse sur un
papier, parce que c'est votre adresse et aussi à cause de la fin de Damo
Gllirauào 8 de Lavaur :- Sout li calado ausirès 11110 voues canta La liberta I II
ne me surprend pas du tout, que, sous la dure charge des temps nou-
x. L'article que Marcel Coulon lui avait adressé était intitulé : Consnl à Uranie.
2. Maurice du Plessys (1864-1924). Il passa de Verlaine à l'Ecole romane. comme en
témoignent la Pallas ()Çddmtale (1909) et les Odes o/ympiqt14s (1922).
3. • La romance de dame Guiraude •• poème de Félix Gras. - Sous /11 pierres, 111 enlmdras
chanter la liber'fl / (Mistral).
138 LETTRES DE PRISON

veaux, mais sous la radieuse égide de Mme Marcel Coulon, vous ayez
liberté de voir, de respirer et de baiser la Muse. C'est la seule vraie liberté
de l'homme où qu'il soit, quoi qu'il fasse, tel vous en votre retraite,
Socrate en sa prison, moi ici! On ne saurait trop vous louer de ce tribut
à la Muse gnomique et didactique. Nous avons le devoir de les proclamer
légitimes et bienvenues, malgré les vains fauteurs de la poésie pure. Ne
donnant pas dans ce cher panneau, je dois vous confesser que je professe
la doctrine la plus opposée à celle de rechercher qui vous attire. Mon
ciel est le pauvre petit ciel planétaire auquel voulait justement nous bor­
ner le vieux Comte, à qui j'ai emprunté mon titre : Synthèse subjective :
Foin de l'astrolabe et dt, télescope,
Lentille el miroir en cendres mués
Doctrines, propos que prlchent des popes
Venus de_Greenwich, de Nice ou d'Hué.
Une barre d'or pose à ma fenêtre,
&culant l'été, croissant à l'hiver
Ces pas du Soleil qu'ont su reco1JllaÎtre
Les pasteurs errants du pre,nier désert.
Je me sens alors (citoyen du monde
Atomes flottants aux vagues liqueurs
Des grains de matière et des rouleaux d'onde,
Océan sans bord, ni centre, ni cœur).
Je me sens le fils de l'humble province
Stellaire et solaire où mon globe est né
Et des mouvements réglés de mon Prince
Le contemplateur et scribe étonné.

Il faut vous dire qu'il y a ici des aurores miraculeuses; ma fenêtre,


ouverte au nord-est, fait suivre pas à pas la renaissance de la lumière,
c'est uoe féérie dès janvier. Pendant que vous vous montrez sage,
savant et philosophe, je fais métier de badaud. Envoyez-moi le plus tôt
possible la suite des Conseils à Uranie, je tâcherai d'en profiter moi­
même. Mais, en relisant mieux, je vois que c'est Uranie qui conseille.
Tant pis! Il sera bon de l'écouter aussi. Son manque d'indulgence pour
les pauvres hommes doit venir de ce qu'elle est logée trop haut. L'aride
Pascal que je lis avec l'irradiant Bossuet avoue quelquefois qu'il faut
se mettre à notre étage pour nous juger sans injustice. Oui, je me rap­
pelle le très grand plaisir que vous avez fait à ma pauvre mère quand
votre jeune couple !'alla voir à Martigues. 1 899, dites-vous. Cela fait
cinquante ans qui vont sonner, ont peut-être déjà sonné. C'est d'hier.
Je suis effrayé et ravi de voir combien ce globe est petit, courte cette
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

vie : tout le monde connaît tout le monde, et les jours vont plus vite
que des avions au galop. Mais ni à vous, ni à la moitié de vous-même,
ce demi-siècle ne peut être trop vite ou trop lent, vous le portez ensem­
ble dans une même joie. J'allais vous dire bonsoir et adieu, mais me
ravise pour vous reparler de mon idée toute fraîche, celle qui me hantait
en 1896 : faisant partie de la Nature, les œuvres d'art, poèmes, livres,
doivent avoir les mêmes vertus que ses autres parties, elles recèlent
aussi des beautés secrètes qu'un poète-né peut parfaitement mettre au
jour. La guerre de Troie est une très belle matière, mais les deux poèmes
homériques où elle est chantée en sont une autre, belle aussi, et l'on peut
faire œuvre d'art en parlant (comme Chénier, au fait!) de !'Aveugle (ou
du Sacristain) 1 de Chio, tout comme il parlait d'Andromaque, d'Hélène
et d'Achille. Ce qui me faisait conclure en ces temps pastoraux, contre
M. Catulle Mendès, que la critique, étant un art, peut être une poésie
elle-même... Vous voyez comme votre mot de la fin (poétesse l) tombe
d'aplomb. Lardanchet va, dit-on, me << sortir » un prochain recueil de
vers qui porte une espèce de simili préface intitulée Pan,is d'hommages 2•
Ce sont des hommages à un certain nombre de grands poètes, considérés
eux-mêmes comme matière à poème. Voulez-vous les premiers? C'est
la Crèche mistralienne,· épigraphe : moudesto coume d'angi (Saboly) 3 :
Les bergers et les rois sont venus dans Maillane
Orgueilleux sous la bure et modestes dans l'or
Ils ont trouvé la crèche aufond de la cabane
Etfont la révérence au Poèn,e qui dort.
Mireille, Calendal, Nerte, la Reine Jeanne
Le Poème du Rhône avec les Iles d'Or
Chantent, chœur à six voix, entre le bœuf et l'âne :
La septiè111e chanson ne parle pas encor.
L'enfant rit dans les bras de la 111use féconde
Son regard étonné découle entre les cils :
Qu'est-ce qu'il choisira des merveilles du monde,
La /il/te, la couleur ou le charme subtil,
Sibylle, Blanchefleur ou la fière Esclarmonde
La tendre Magali ? - Toutes, murmure-t-il.

On m'a dit que c'était blasphématoire. Je ne pense pas. Mistral est


déjà un mythe solaire. On peut parler de lui comme du bon Dieu.

1. Cf. plus haut, la lettœ du 4 janvier 1949 au sujet du livre d'Emile Mireaux sur Homère.
2. Cf. La &Jm,c, inllri-,.
3. « Modestes comme d'Anges t (Marche des Rois de Saboly).
LETTRES DE PRISON

L'épigraphe de Saboly s'applique aux rois-mages dans la Marche•.. Mais


au fait, cette Marche est-elle bien de Saboly? Je n'en suis plus sûr. La
musique est du xixe siècle, mais les paroles, du xv1e? Enfin, voyez.
Mille amitiés. Il n'y aurait pas de raison d'en finir. Mes respectueux
hommages à Mme Marcel CouJon. Je vous embrasse, votre
CH. MAURRAS 8 3 2 1

A PIERRE VARILLON

8 mars 1949.
Mon cher ami,
Comme je suis content de pouvoir depuis avant-hier lire et relire
votre lettre, donc causer avec vous autant qu'il se peut I Vous êtes, non
amer, non fielleux comme vous semblez le craindre, mais triste. Il y
a de quoi pour des « lépreux & d'Action Française I Cependant il me sem­
ble que, vous vous en doutez, no11s les a11rons. Les signes se muJtiplient
dans le ciel et sur la terre. Peut-être a-t-il été bon que ces coquins et
ces crétins ne rencontrant pas d'opposition sérieuse, puissent faire une
grande partie du mal dont ils étaient capables et confessent ainsi leur
inanité et leur maléfice par des aveux plus éclatants que ceux de Moscou
ou de Buda-Pesth et ainsi moins contestables. Leur œuvre est là. Là
leur malfaçon : c'est l'état de la France. C'est l'humeur des Français :
monument ou plutôt ruines qu'ils ne peuvent récuser. On peut partir
de ce zéro et même de ce négatif au-dessous de zéro, pour leur infliger
leur qualité, d'abord en parole et à la plume et puis en fait. Pourquoi
pas? Vous n'y voyez pas plus d'inconvénient que moi, et même quel­
ques avantages sont-ils en vue ! Savez-vous que votre Mers-el-Kébir 1
a été ma colombe de l'arche? Hélène a dû vous dire ma joie à cette
promesse. Je pestais depuis des années qu'on ne se servît pas de cet
argument massue contre les faux vainqueurs et faux patriotes. Allons 1
allons I tout vient à l'heure. Dites à Chaumeix 2 avec mes souvenirs, mes
plus chaudes félicitations. Allons, allons, ça ira et ça va déjà I J'ai lu
et fait lire ici vos deux articles, ils sont excellents. Votre ami Béranger
a été évoqué 8, je me suis chanté à moi-même : es 111J pro1111ença11 q11'à la
vespèrado... Connaissez-vous sa ville natale dans le Comtat, sous le Ven-

1. Mers-el Kébir, par Pierre Varillon. Paris, 1949.


2. André Chaumeix venait de faire reparaître la Revue du Deux Mo11fk.r, qui publia plu­
sieurs chapitres de Mer.r-el-Klbir.
3. Le vice-amiral Béranger qui battit, en 1941, la marine siamoise au combat naval de
Koh-Chang.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 141

toux ? L'allée des cyprès de Malaucène est peut-être le coin de Provence


qui ressemble le plus à la fine Toscane, à la plus fine. Vous m'y avez
promené, et de quel pas très fier I Mais Mers-e/-Kibir passe tout. Savez­
vous ceci : pendant son passage à Aix, le vieil ivrogne Churchlll a
bousculé une dame, et celle-ci s'est dégagée en criant Merdelkébir I
Vous compléterez la bonne œuvre. Sa dépêche que vous me citez le
peint au juste. L'incalculable bêtise anglaise y est au naturel. Avez-vous
le chiffre exact des pauvres matelots français qui ont péri là-dedans ?
Vous le donnerez, j'espère. Comme je suis impatient de vous lire!
Je vous suis bien reconnaissant de la grande peine que vous vous donnez
pour me trouver des auteurs taris comme Meillet 1 et le Racine d'Uzès.
Si vous le pouvez, dites au poète Garnier 2 combien je suis sensible à
ses bons procédés I Pardon de vous faire battre, à coups de lettres, le
Suisse et le Nîmois 3• Dites à Jacques que, selon mes prévisions, les
livres déposés ne me sont pas encore arrivés. Mais ils sont là! J'en tourne
les feuillets avant de les tenir. Pour Lardanchet, comment peut-il
craindre que nous donnions P et V 4 à un autre ? Un traité nous lie.
Voici le Coulon. Sa conclusion est un peu celle de mon vieux Prologue
à tlfl Essai mr la Critique. Sa meilleure place sera je crois. à l'Appendice,
comme une référence destinée à souligner la convergence de nos pensées
en 1 8 96 et en 1 944.
Votre table des matières me plaît beaucoup, mais il faut absolument
l'alléger sur ce point, peut-être d'autres 5• Voici pourquoi : dès 1 942, un
éditeur marseillais nommé Detaille (Cannebière) m'a demandé un
volume, 1111 texte de choses vues en Provence pour l'illustrer. Je le lui
ai donné. Le manuscrit m'a été payé d'un à-compte volumineux pour
l'époque, 10.000 francs. Donc le livre est à lui. Il ne l'a pas encore édité,
il m'a fait dire par Dromard, en réponse à une question, qu'il comptait
toujours l'éditer, et même bientôt. Or, il y a là le Vaissea11 de Suffren
sûrement, peut-être Gérard, Puget, Malherbe, car tous peuvent rentrer
sous le titre d'Originaux de ma Provence 6 • Pour en être sûr, demandez à
Dromard qui verra Detaille, qui l'informera. Le titre Une cigale a chanté
est de Brouty et non de moi, il faudra y substituer quelque chose de
mieux. Je verrai sur épreuve, il vous sera facile de me l'envoyer. Vous
pourriez mettre une autre provençalerie dont j'ai oublié le titre, mais
que vous retrouverez aisément dans Candide : il s'agit du miracle d'un

1. Antoine Meillet, le grand historien des langues grecque et latine.


.z. Auguste-Pierre Garnier venait de lui envoyer son livre de poèmes : Corb,i/11 d'aNtomne.
Paris, 1946.
3. Hilaire Theurillat et Marcel Coulon.
4. Poésie tl Vérité II. Cf. plus haut, la lettre du 5 mars 1949.
5 . Il s'agit de textes de Maurras réunis par Pierre Varillon sous le titre : Insmptions 1111'
nos 1'11ines. Paris, 1949.
6. Origi11t1J1x dt ma Prove11ce : Types 11 Paysages. Marseille, 195.z.
LETIRES DE PRISON
figuier-palme 1• Je vous l'ai cent fois conté, Il serait dur d'avoir à sacrifier
notre introduction aux craintes lyonnaises, mais on pourra toujours
l'utiliser ailleurs. J'y tiens un peu. A cause de la majesté de nos chers
morts. Et puis parce que j'y retrouve le tremblement de notre malheur.
Vous savez l'épigramme de Bainville à votre serviteur ? << Le vieux Brisson
(celui de la Chambre) enterrebien 2• Vous enterrez mieux ! >> Ainsi soit-il. Et
voilà pour P et V. Quant à la Balance Intérieure, dont Lardanchet a parlé
spontanément à Jacques, j'attends des nouvelles. Car je veux autant que
possible d'ici veiller sur mon intégrité. Hélène m'a apporté l'autre jour
un très beau profil de moi en me disant que vous le destiniez à je ne sais
plus quoi 3• Peut-être jeudi prochain me précisera-t-elle ce que c'est.
Sinon faites-le-moi savoir. Merci de me donner un peu de jeu sur le
Musset 4• Ce que j'en dis dans la préface de la Musique intérieure et plus
anciennement dans les Amants de Venise vous montre l'espèce d'ensor­
cellement qu'il exerçait sur notre jeunesse. Il a joué un rôle d'enchanteur
dans notre dernière après-midi à la Cour de Justice de Lyon. J'ai essayé
de faire que ce ne soit pas trop moi-moi et que ça garde pourtant son
intérêt. Mais il sera toujours temps de déchirer le parasite et l'inconve­
nant, vous en jugerez. Le tour doit être fait des objets de notre dialogue.
Il me reste à vous redire mes mercis et mes vœux. Je vous recommande
encore de ne pas trop maltraiter la forme matérielle du Breu. On a fait
� qu'on a pu du moment qu'on n'espérait pas pouvoir échanger des
épreuves. Cela est devenu tout à fait possible à présent. Les améliorations
cfu régime sont constantes. Cela signifie-t-il mieux ? Je suis de votre avis.
Il ne faut rien demander à ces voyous. Mais ils semblent si curieusement
empêtrés que tout devient possible; il ne nous restera qu'à leur botter
le cul. Par exemple c'est une besogne à laquelle il sera naturel et néces­
saire de ne pas nous dérober. Je vous délivre enfin de mes pattes de
mouches, mon cher ami. Mes respectueux hommages à ces dames,
blondinettes comprises; à vous et à votre fils, toutes les vieilles amitiés
de votre
CHARLES MAURRAS

1. • La Figue-palme • publié dans Candide, le 29 septembre 1 943 sous le titre • Apologue


sous un figuier • et recueilli dans Insmption.r sl/1' nos ruines.
2. Henri Brisson (1838-1912), président de la Chambre des Députés qu'on avait surnommé
le croquemort à cause de sa triste figure et des éloges funèbres que pàr fonction il devait
prononcer.
3. Portrait par Robert Bradieux, frontispice gravé sur bois à Inscriptions Sl/1' nos ruines.
4. Maurtas travaillait à la préface d'une édition d'Alfred de Musset qui n'a pu paraitre.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 143

A CHARLES VA.RILLON
7 mai 1949.
Mon petit Charles,
Je vous remercie beaucoup de la jolie lettre que · vous avez ·écrite à
votre vieux parrain pour son anniversaire n° 8 1. Je ne sais s'il faut
souhaiter à un jeune contemporain de voir un si grand nombre de
printemps et d'hivers. Tout de même on s'instruit et l'on comprend les
choses I En agri<:ulture, votre partie, cela doit servir : tant de pluie et
tant de soleil, tant de blé que l'on moissonne, et tant de vigne qu'on
taille! Et Virgile aidant, on trou� tout le temps de s'ouvrir l'esptjt.
Donc, mon petit Charles, longue vie et toujours heureuse I Mieux
vaut ne pas aller en prison. Mais si vous y allez, que ce soit de bonne
humeur et pour des causes dont vous soyez fier et dont vous puissiez
tirer honneur à la barbe de vos ennemis triomphants I C'est mon cas,
peut vous dire, sans se vanter, votre vieux parrain qui vous embrasse de
tout cœur, mon petit Charles, avec tous les vôtres que j'aime bien.
CHARLES MAURRAS 8 3 2. 1

A HE,NRI MASSIS
18 mai 1 949.
Mon cher ami,
Les extravagantes nouvelles reçues d'Allemagne me font un cas de
conscience de vous remercier enfin de votre beau livre de salut public 1
et de vous féliciter, car, à part nos amis d'Aspects, il me semble que vous
êtes bien seul (je n'ai pas reçu l'Indépendance depuis son extinction tempo­
raire). Est-ce que les gens au pouvoir sont fous? Est-ce qu'ils ne savent
pas ce que c'est qu'une fédération? Est-ce qu'il leur échappe que dans
ces fameux Etats fédérés, un poids de 80 millions d'habitants vaut
deux fois celui qui n'en a que 40 millions? Je vous dis qu'ils sont par­
faitement insensés. Bidault aggravait Briand I Sèhùtilan aggrave Biclault,
Préparons-nous à quelque belle expédition punitive eu;:{:; • . réalisant
le plan de Hitler avec Je concours de Lo�es, de W: on, . et du
Benelux! Ce qu'il y a d'inouï, c'est l'exacte répétition de certains détails
de 1919 1 Vous souvient-il de l'incident Jules Cambon demandant que

x. a. Henri Massis : L'AJ/m,agne d'/,;,r et d'apri1-tkmmn, suivi de • Germanisme et Roma­


nité •• par Georg Moenius. Paris, 1949.
10
144 LETIRES DE PRISON
la Bavière signât au Traité 1? Ce fut écarté de haut, de très haut par
les Anglo-Américains et leurs plats esclaves jacobins et socialistes, Cle­
menceau et Longuet. Cette fois, la députation bavaroise s'oppose à la
centralisation et nous ne sommes pas à leurs côtés ni sur leur aile I Mais
tout ce vocabulaire est imbécile. Il est stupide de se figurer que l'on sera
maître du plus ou du moins de centralisation de ce Reich, une fois qu'il
aura ficelé son Etat et serré ses frontières. Le seul mot est séparatisme,
et c'est celui que prononçait d'instinct la Bavière de 1945 d'après les
mémoires d'un bavarois collaborateur d'Esprit 2• Avez-vous lu cela, il
y a deux ou trois ans? C'était beau à crier ! ... Mais les spirituels collabo­
rateurs d'Emmangd Mounier faisaient observer en marge que cette
jolie petite dérogation à la fatalité unificatrice s'expliquait par un épi­
phénomène de la défaite. Qui nous délivrera des crétins? On se chargerait
des coquins 1
Quoi qu'il en soit, les choses en sont venues là en laissant aller la bêtise
anglo-américaine! Ni Churchill ni le général Robertson n'avaient pour­
tant changé de peau ni de viscères : en 191 8, le I I novembre exactement,
ils étaient déjà d'avis de tendre la main à la pauvre Allemagne. C'est moi
qui ne leur tendrai pas la mienne. Je dirai de plus en plus la France, la
France seule : il devient inutile d'expliquer pourquoi.
Je ne veux pas vous fatiguer de mon écriture. Mon seul désir était de
vpus dire merci et merci, avec tous mes compliments. Si vous pouvez
crier et hurler, faites-le : il n'y a presque que vous pour cela I Par exemple,
Gaxotte a fait de la bien bonne besogne, avec sa Naissance de l'Allemagne 3 1
En voilà un qui comprend qu'il n'y a pas à dénazifier, mais à dégerma­
niser, qu'il faudrait à l'Allemagne une bonne cure d'humilité et que les
moralistes professionnels sont des assassin ls Voilà I Pardon encore, mon
cher ami, mes respectueux hommages à Mme Massis, et très vivement
à vous. CHARLES MAURRAS 83 2. 1

Bien content de la retrouvaille de votre abbé Mœnius 4 l Où perche­


t-il?

1. Au Traité de Versailles.
2. Cf. Esprit, n° 134, juin 1947. Les Allemands parlent tk l'Allemagne, par Hans Joachim
von Amim.
3. Cf. Pierre GAXOTrE : Naissance de l 'Allemagne. Les Amis de !'Originale, 1949.
4. L'abbé Georg MCENrus, fondateur à Munich des Éditions du Limes, directeur de
l' Al/eg,m,in, Rlmdsdx111, collaborateur du cardinal Faulhaber. Il publia en 1929 la traduction
en allemand du livre d'Henri Massis : Défens, tk l'O,àtknl et le fit précéder d'une impot•
tante préface, reproduite en partie dans l'Allemagn, d'hier el d'après-demain, et dont Charles
Maurras disait : • Nos plus hautes positions en sortent renforcées et éclairées. Georg
Mœnius aura été, en Allemagne, l'un des champions de la romanitas. » Traqué par la Gestapo,
il dut quitter Munich en 1933 dès l'arrivée dé Hitler au pouvoir. Il a vécu depuis lors en
exil et est actuellement professeur aux États-Unis.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

A PIERRE VARILLON

I 5 juin 1949•
Mon cher ami,
Je ne sais où prendre tout ce que j'ai à vous dire, en réponse à votre
lettre et à vos envois. Merci global pour tout. Mers-el-Kebir est parfait
de l'avis de tous ici. Il est vrai que 1'on sent à la fin un peu de précipita­
tion et de resserrement contraint, mais cela est réparable dans le livre
qui seul fera foi. Votre raisonnement final sur la présence possible de la
flotte à Oran en 1942 est d'une irréfutable éviaence et colle un peu
votre « amateur » qui est surtout un rhéteur. Quant au discours de Gaulle
en juin, je ne me le rappelle pas, mais celui qu'il a prononcé au lendemain
de Mers-el-Kébir est déjà affreux. Il faut que l'on sache toutes les
responsabilités de cet homme maudit. Vous faites la plus pie des œuvres
pies. Ajoutez à mes compliments les remerciements de tous. Ci-joint
une note relative à vos questions. J'y ajoute les trois lettres sur le Bocca­
dor 1, que je n'ai pas eu le temps de relire tambour battant; j'espère qu'elles
ne vous ont pas trop manqué. Oui, faites-en faire une copie, et passez­
les à Georges Calzant. Il s'agit du dossiet qu'il doit constituer à tout
prix. Notre situation de pillés et de sinistrés fait partie de notre inno­
cence et de notre droit. Hier encore une commission de contrôle est
venue me demander si j'avais quelque chose à réclamer. Oui, ai-je
répondu comme toujours, ma liberté, des excuses, une indemnité et la tête
de M. de Menthon, auteur de toutes ces infamies. Vous voyez que vos docu­
ments serviront à de bonnes fins. Naturellement le rapport 2 du Boche y
ferait merveille. Le petit livre 3 est délicieux à voir et à toucher. Merci
encore. Tant pis pour l'inattingib]e mur grec. Vous avez dressé les pierres
d'attente en fort bel arroi, j'eusse voulu que le texte fût plus digne de sa
parure : il eût fallu des épreuves, ce qui est toujours lenteur et difficultés
ici. Mais les macules sont après tout assez rares. Ne pleurez pas sur la
virgule intempestive. C'est la première fois dans ma vie d'auteur qu'un
volume de moi ne comporte qu'uNE faute d'impression. Ainsi... !
Le livre de la princesse Bibesco ne s'appelle-t-il pas Catherine-Paris "?
Sinon, il y aurait un moyen d'en retrouver le titre, c'est de s'adresser
au citoyen Thérive, qui en a fait jadis une analyse dans un feuilleton du

1. Rue du Boccador où étaient les bureaux de /'htion fran;ai.r1, à Paris ; ils furent
pillés pendant l'occupation allemande.
2. Rapport à Berlin du Sonderführer Scbleier inscrivant Maurras f parmi les personnalités
qu'il conviendrait d'arrêter au cas d'une tentative plus importante de débarquement anglo­
saxon. • (Paris, 7 juin 1940).
3. In.rmptions mr nos rui111s, qui venait de paraitre.
4. Princesse Bibesco : Cathwine-Paris, roman, Paris, 1927.
LETTRES DE PRISON
Temps - dont j'ai cité quelques lignes, - et dont la princesse m'avait
remercié très gracieusement en m'annonçant l'envoi du bouquin qui
n'est jamais arrivé. Vive Kemp, puisqu'il s'est rappelé notre chère amie
balzacienne, et sa Dilecta qui est un livre de toute beauté 1 1 Ne lâchez
pas Lardanchet, tarit pour /'Essai sur la Critique que pour l'appendice
de Coulon. Tâchez aussi de savoir ce que devient la promesse spontanée
qu'il avait faite à Jacques de publier bientôt la Balance Intérieure.
La Vie Intellectuelle a publié récemment une sorte de dialogue
fantasque entre Pascal ou M. de Saci et le fameux exégète et critique
oratorien Richard Simon 8. J'ignore qui en est l'auteur. C'est le sujet qui
m'intéresse. J'ai beaucoup lu Pascal ici (sans amitié) et Port-R(!Jal de
Sainte-Beuve (avec intérêt et inimitié) et je soupçonne le dialogue de la
Vie Intellectuelle d'effleurer (tout au moins) une idée qui m'est venue et
qui pourrait s'intituler Pascal puni, puni de sa principale erreur, d'avoir
cru pouvoir substituer à la Raison le Témoignage. Oui, si vous pouvez
me faire copier cela, j'en serai bien heureux.
Jacques vous a-t-il parlé de ce prêtre toulousain qui a fait un travail
dreyfusard sur l'affaire Dreyfus? Je lui disais de l'acheter û oo francs).
L'a-t-il oublié? .Et d'autre part, j'aurai l'indiscrétion de vous demander
le prêt du Dutrait-Croz.on 3•
Soyez sûr que votre Charles vous fera des surprises agréables, celles-là
mêmes dont vous avez cru devoir désespérer. Dites-moi, en précisant,
en détaillant, les goûts littéraires de votre grand fils. Ce sera un contact
pris avec les nouvelles générations. Vous ne serez pas surpris de me
savoir un très médiocre existentialiste I Mais l'envie des autres fait plaisir
à voir.
Alors vous voilà sans patronne, M11e Varillon étant émigrée dans les
montagnes I Il vous reste à servir sa cadette et la maman d'icelle, ce qui
fait bien des dames de Cour d'amour. Présentez-leur, je vous prie, mes
respectueux hommages. A vous, toutes mes vieilles amitiés.

Geneviève Ruxton et son livre : La • Dileeta • d# Balz«.


J. Steinmann : • Entretien de Pascal et du P. Richard Simon sur le sens de }'Ecri­
1. Mme

ture • (La Vi, ifltlllu111elle, mars 1949).


2.

3. Dut.rait-Crozon (F. Ddebecque et G. Larpent) : Prias ùl'affain Dnyftts.


MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 147

A MARCEL COULON

u juin 1949.

Mon cher ami,


J'aurais voulu vous . répondre plus vite, dépêchez-vous, dépêchez-vous
donc de m'envoyer votre mort de Moréas. Non qu'elle soit absente de
mon souvenir ou de ma librairie (je l'ai vue recensée à sa place dans la
liste des livres déménagés par erreur et que j'ai fait remménager, car je
n'ai voulu fuir ni de ma personne, ni de mes biens), mais c'est ici qu'il
serait bon et beau de la recevoir de vos mains, et la relire, vraiment, à
tête reposée. Oui, toutes les « perfections • de Moréas I Mais n'y a-t-il
pas toujours, comme en tout, des degrés? Comme un point aigu et
brillant où le diamant se crée? Peut-être suis-je dupe des charmes de
l'âge et de ses analogies, mais de toutes les matières que le poète a
touchées de son doigt sacré, celle qu'il a le plus émue ou le mieux fait
chanter me paraît être la mélancolie des heures perdues ... Mais la naïade
amie, à ses bords quej'évite, Hélas ! ne tro1111e plus l'empreinte de mes pieds, Car
c'est le pâle buis que mon visage imite Et cette triste fleur des ja1111es violiers 1• Et
là, dans le chant et l'expression de ce sentiment, il me semble bien
que c'est Eripf?yle 2 qui est incomparable. Le bat1me précieux du début et
puis l'invocation, à la fin ; 0 je1111esse, tes bras - sont comme lie"e autour
des chênes - mais la vieillesse, hélas ! - est 1111e foule d'ombres vaines. Ce
style, cette langue, cette hauteur de ton, il me semble que cela n'est
rejoint ni égalé nulle part i Mais ce n'est que mon opinion (et je la par­
tage) mais j'en imagine d'autres, et je suis content qu'au chevet suprême
Eripf?yle ait eu son défenseur. Je ne me rappelais plus qui c'était.
Ce n'est pas son choix moréassien que je reproche à Aemilius 3, ni
même son lambdacisme, et d'abord il ne lambdacisait pas pour me dire
d'Auguste Comte : il n'est pas fort. II prononçait bien ce r final, que
j'entends encore. Là, il usait de son droit. Ce qui m'avait mis en rage,
c'était l'étonnante impudeur avec laquelle il altérait la vérité des faits,
la vie, l'œuvre; il n'aurait tenu qu'à moi d'ignorer des livres que je savais
par cœur. Je le quittai brusquement, et allai m'en plaindre à qui ? à
Mme Souday, dreyfusarde, mais antisémite radical. - « Oh ! me dit-elle
tranquillement, avec Meyerson c'est toujours comme ça !. II ment tou­
jours 1. •• >> Enfin, il est tout de même Aemilius, et je suis bien content
de l'avoir nommé aux gens qui me questionnaient, avant même que votre

1. Cf. Jean Moréas : « La plainte d'Hyagnis • (Poèmes. 1886-1896. Sy/,,1s 110NtJ1/11.r).


z. CT. Eriphyle. poème suivi de quatre Sylves. Paris. 1894-
3. Le philosophe Emile Meyerson. cf. plus haut. la lettre du :i mars 1949.
LETTRES DE PRISON

réponse ne m'arrivât. - Vous me nommez de Bréville \ le tllViliiçien.


Ah ! de celui-ci j'ai un bien beau souvenir. Vous nous voyez dcscettdre
avec lui la rue Racine vers le boulevard St-Michel ? Non, nous sommes
un soir d'été sur l'étroite bordure du trottoir du Voltaire, et de Bréville
fait à Moréas d'étonnants reproches relatifs à une strophe d'Agnès
que notre maître récitait si bien·! Mais de Bréville s'était emparé des
vers sur le désir qui se fait gnome tortu, vous souvient-il ? et de l'hémi­
stiche éclatant : P11tai11, M.adame, l11i disais-Ill 2 ••• « Non, disait de Bréville à
Moréas, vous avez tort ! Ça ne peut pas se réciter dans un salon. Devant
des dames ! Comprenez-vous ? Voyons, pensez-y ! >> Vraiment tous
les poncifs de l'adjuration I Et dits, et redits, et répétés indéfiniment.
Et, sous l'averse, Moréas muet. Moréas immobile. Moréas tirant après
les avoir mouillées et mouillant après les avoir tirées les deux pointes
de ses moustaches. Je ne sais plus comment finit l'abordage. Mais je
verrai toujours le poète identique au sage (Socrate sous Xantippe)
et supportant l'assaut des destins, le poète adjuré, le poète immuable !
Mon restaurateur de !'Esplanade des Invalides 3 1 Je vous suis bien
reconnaissant de m'avoir donné de ses nouvelles. Jacques n'avait
pas pensé à me dire qu'il avait eu sa visite. A l'occasion remerciez-le
de son souvenir. Le mien est très vif et très bon. Sa maison est une des
rares qui me fussent ouvertes à mes heures dans le Paris des années
1930... C'est à sa porte que je fus arrêté brutalement et délicatement
transféré à la Santé dans l'automne de 1936.
Merci du Ferdinand Bac ', son Moréas est admirable ! Je n'ai pas connu le
« jeune homme • de 18 86-7. C'étaient mes toutes premières années de Paris.
Je ne l'ai rencontré pour la première fois qu'en 1889 au Voltaire, chez
les félibres où il venait déjà de temps en temps par affinité de méditerra­
néen. Je ne l'imaginais ni végétarien, ni démarqueur d'Edmond About
dans son portrait d'Ulysse : mais comme son art poétique lui ressemble
déjà! Variété de l'arabesque, verbe riche, image simple, intolérable
conception de l'infini. C'est admirablement vu. C'est même révélé. Je
ne croyais pas dix ans plus tard, dans ma préface du Chemin de Paradis
blasphémer l'infini à la suite de Moréas ! Mais la logique nous unissant
à défaut du langage articulé, il aurait fallu que je fusse bien difficile pour
n'être pas heureux de votre article ! D'abord, comme il convient, le
bien que vous disiez de moi I Et puis ces rencontres, ces harmonies
inattendues sur le sens et l'esprit de la critique en elle-même. Vous en
jugerez quand vous aurez sous les yeux mon vieil essai de 1 896 6• Mais

1. Pierre de Bréville (1861-1932) avait écrit une suite de mélodies sur des poèmes de
Jean Moréas.
2. a. Jean Moréas dans Le Pelerin passi,mné.
3. Le restaurant Chauland, rue Fabert.
4. Marcel Coulon avait fait copier pour Maurras un vieil article de Ferdinand Bac qui
évoquait Jean Moréas • jeune homme •·
5. Son Essai SIIT la Criliqt«, publié en 1896 dans la I Revue Encyclopédique Larousse •·
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 1 49

n'avez-vous pas imprimé votre Pascal et l'astrono111ie ? Ayez la bonté de


me le faire tout au moins copier. Je relis le Port-Royal de Sainte-Beuve,
je viens de relire plusieurs œuvres et œu.vrettes de Pascal, et je suis en
train de ruminer un Pascal puni qui paraîtra bien sacrilège. Vos 1110rds
et vos vanitates me faisaient espérer les Mataloth ! Ma.-ra.L6ni i;I Ma.-ra.Lo'") i;
µa.-ra.toni-rwv 1 1 de saint Jean Chrysostome, mais cela doit être dans la suite
que vous n'avez pas transcrite. Ne tournez-vous pas au père de l'Église ou
au saint Solitaire? Mais vous avez bien raison d'invoquer pourla mnémo­
technie pure l'autorité de Voltaire, de La Fontaine, de Marot et de
Malherbe. Le Romantisme a bouleversé là-dessus les notions les plus
solides et les plus certaines. La poésie poétique ou la poésie pure fuù­
raientc-elles par devenir des notions aussi fausses que la prose poétique
maudite par Hugo sous le vocable de Marchangy 2 1 Mais je ne cesse de
rimer. La métromanie continue d'être une grande distraction. Je vous en
envoie un spécimen... Ah 1 sapristi, ce sera pour une autre fois! C'est
une Prière aux trois Parques avec leur métamorphose 3 et je n'en ai p�
le dernier état. Je suis sûr de le retrouver mais attendez un peu. On va
venir, je crois, je n'ai que deux minutes devant moi, le temps de cacheter.
Ayez la bonté de dire à Mme Marcel Coulon combien je lui suis reconnais­
sant de sa complaisante copie du Bac, qui m'a ravi, je l'ai relue plusieurs
fois et recevez, mon cher ami, toutes les vieilles amitiés du vieux cheval
de retour, votre ex-justiciable et ex-camarade,
CH. MAURRAS 83z1

A PIERRE VARILLON

24 juillet 1 949.

Mon cher ami,


Voulez-vous continuer votre entremise auprès du jeune N. de B. 4
et faire taper cette lettre, puis la faire porter ou poster à son adresse?

1. • Vanité ! Vanité des vanités ! •· Citation de l'B«llsialle, faite par saint Jean Chrysos­
tome dans une de ses homélies.
2. François de Marchangy, qui, comme magistrat est resté célèbre par son réquisitoire
contre les quatre sergents de La Rochelle, était aussi écrivain. Son livre La Gallle poétique,
obtint un vif succès au début du siècle dernier.
3 . Cf. plus bas, à la date du 20 septembre 1949, la transcription de ce poème.
4. « Un article signé Neraud de Boisdcffrc dans les EJ""81, à propos de Barrès, avait énervé
Maurras qui croyait avoir affaire à un Père jésuite et lui a envoyé une lettre de rcctüication.
Boisdeffre a répondu : Ce Père jésuite est un jeune laïque de vingt-trois ans. t (Xavier Vallat,
Charles Mtllll'rat, 11' d'«r011 8321).
LETTRES DE PRISON

Je vous en serai bien reconnaissant. Gardez, si vous voulez, le manuscrit


c:t renvoyez-moi le double de la dactylographie, qui me sera utile. .
Jacques va me donner de vos nouvelles cet après-midi, et j'y répondrai
plus tard, mais, dès maintenant, pouvez-vous dire à Gaxotte combien j'ai
été émerveillé de son article de jeudi ou mercredi dernier à Figaro 1 ?
C'est de premier ordre, quelques mots étincelants y incarnent les relations
fondamentales de la liberté et de l'ordre, de la loi et du péché. Il a
parlé comme un autre saint Paul, né à Revigny 2• Et comme son exemple
était bien choisi 1
Mille amitiés et hommages à la ronde, votre vieil ami,
CH. M.

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS


2. s juillet 1 949.

Ma petite Ninon, Ninon la surprise, Ninon la belle surprise, je te


cours à l'après comme il est déjà arrivé. C'est que je ne t'ai pas assez dit
qu'il faut absolument, par lettre, visite ou de toute autre manière et le
plus vite possible, mettre au fait notre Maurice de Ferrières 3 de ce qui
advient au Je1111e Français', bien mené à terme grâce à toi, à Michel, à
vos doigts de fées abîmés. A aucun prix je ne voudrais que fût, un seul
instant, compromise cette harmonie préétablie à laquelle j'attache tous
mes soins. Tu es jeune, j'oserais- même dire, Ninon, que tu es petite et
ne vois peut-être pas l'intérêt cafital de ce point de vue. Ce qui importe
est qu'il ait tout de suite ce qu'i serait un malheur de commencer avant
qu'il l'ait vu. Deux raisons à cela : la première est que toutes sortes
d'erreurs peuvent être commises d'ici, sur l'à propos de certaines choses
dites ou non dites. La seconde est que sa mémoire à lui peut réparer
beaucoup de lacunes de la mienne, me faire penser à beaucoup de choses
nouvelles et compléter ainsi bien utilement ma toile et ma trame. Donc,
cours, cours, cours, de manière à rattraper tout ce qu'il faut. ... Ceci
peut t'arriver encore mardi. Mais où te l'adresser? Le plus sfu: me paraît
tout de même chez toi. Là tu aviseras 1
Je ne t'embrasse pas, ma petite Ninon, sans te demander ce que tu

1. Article intitulé : • Rien n'est aventure quand tout est désotdtc •· (Le Figaro, 21 juillet
1949).
z. L'auteur de !'Histoire des Fran;aù est né à Revigny en Lorraine.
3. Maurice de Ferrières désigne ici Maurice Pujo, originaire de Ferrières-en-Gâtinais.
. 4- POIII' 1111 j111111 Fran;ais, Paris, 1949. L'ouvrage a été écrit pour répondre aux questions
d'un jeune agrégé de lettres, M. Oaude Digeon, qui prépatait une thèse de doctorat sur
les répercussions de notre défaite de 1870 dans la littérature française.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

auras_ mangé à ,dîner ce soir sur la route, et je t'embrasse en te disant à


jeudi, de tout cœur, ton vieil oncle.
CHARLES MAURRAS

A MARCEL COULON

Décembre 1 949.

Mon cher ami,


Cela est très beau 1 • Y a-t-il quelque chose de pareil dans les Vies de
poètes, Pasquier, Tieck 2, cette mort du maître de chœur entouré de dis­
ciples qui disputent de son chef-d'œuvre et lui, donnant raison à tous 1
Je n'avais pas oublié la haute impression que m'avait faite votre tableau,
mais je l'a.t retrouvé avec une grande joie. Merci. Non, non, ne m'attri­
buez aucune prétention à une priorité de goût pour mes choix de Moréas.
Ils sont ce qu'ils peuvent être, comme mon goût, et je n'invoque même
pas le principe d'après lequel son génie critique (peut-être supérieur
à son génie de poète) fit deux parts du Pèlerin et abandonna la première
au « vent ». Il le regretta plus tard, c'est vrai. Mais il l'avait fait, tran­
chant entre le médiéval et le roman de la France classique. C'est un prin­
cipe juste, mais, à l'épreuve, il aurait pu se faire que les réussites eussent
été plus complètes dans le premier genre, ce qui n'est d'ailleurs pas.
Le lendemain de la mort de Moréas, ce que j'ai publié de ses vers dans
le journal pour donner au profane l'idée de son génie et de son art,
n'était pris ni des ..fylns ni d'Eripf!yle, mais des Stances, et j'en fus récom­
pensé le soir, par le spectacle émouvant d'un Uon Daudet ivre et fou
de ces beautés suprêmes qu'il n'avait pas soupçonnées I il les récitait
en chantant : << Comment a t-on pu cacher de pareilles choses? >> et ne ces­
sait pas de venir nous le redire, à Bainville et à moi, qui en souriions.
Car Bainville avait connu Moréas à la Gaz.ette et le savait par cœur
depuis toujours. Jusqu'à quand ces très grandes. choses seront-elles
hors de portée de la masse qui lit? On attend de nous savoir enterrés
pour que nous n'en ayons pas la joie. J'ai demandé l'Anthologie 4 de Gide,
Jacques me l'apportera sans doute jeudi, et je verrai où en sont les
honneurs, dus et indus, chez ce prix Nobel de la pédérastie. Mais pour
en revenir ,à la préséance d'Eripl!Jle, voici : il me semble que les grandes
1. Marcel Coulon venait d'envoyer à Maurras, qui l'en avait prié, les pages qu'il avait
écrites sur la mort de Jean Moréas. CT. plus haut. la lettre du 21 juin 1949.
2. Louis Tieck (1773- 1853), poète romantique allemand, auteur d'une Vi, d8 Slmh1peare
3. Jean Moréas : L, Pèkrin pauionné.
4. André Gide : Anthologie d8 la Polsi,frt111f111Ï11. Paris, 1949. ·
LETTRES DE PRISON

fleurs parfaites de l'été, ni leur parfum de vie profonde, ni leur splen­


deur de couleur et de forme n'ont tout à fait gardé un je ne sais quel
charme aprilin, le duvet, la fraîcheur, la douceur âcre des poèmes de
la zone intermédiaire qui va du nouveau Pèlerin aux Stances. Nous en
avons causé un jour avec Valéry, sa préférence était la même, il la jus­
tifiait par une << certaine finesse » et, en effet, l'idée générale fermement
définie exclut forcément certaines nuances. Le goût de Barrès s'était
montré pareil, et, bien qu'il soit le mien, comme je comprends les autres !
La vérité est dans la réponse au lit de mort 1 : tout le monde a raison,
sauf le poète quand il prend parti contre lui-même! Le duel avec Sophocle
et Racine est guel�ue chose de magnifique. Ma nièce, passant par Lyon,
va s'occuper de Verité et poésie 11 2 et en demander des nouvelles à l'édi­
teur. Quant à l'essai de 1 896 3, il parut à la Revue en�dopédique Larousse
où je faisais la critique depuis trois ans, puis quelque trente ans plus
tard, en édition presque confidentielle, chez la successeuse de Cham­
pion, une Madame de Harting, qui imprimait les gens sans les vendre.
Je crois ce morceau tout nouveau, même pour mes anciens lecteurs.
Ne pouvez-vous écrire, l'ayant dit, ce Pascal et l'astronomie ? En attendant
mille mercis de la suite à Words ! Words, dont j'ai admiré la carrure et la
force d'âme, dont j'approuve énergiquement la juste identification
de Brunetière à Monsieur Homais. Ils se valent bien, et votre hypo­
thèse finale du non-su, non-vu, non conçu n'est pas plus improbable
que les deux autres branches du pseudo-dilemme. J'en suis à l'état
d'esprit de celui qui omnes coluit deos, mais, pour moi, pour mon plaisir,
pour ma raison, pour ma tradition, j'ai rétabli, sur ce chapitre, cette belle
notion de l'infamie que les anciens ont professée, et que La Tailhède
a ravivée dans ces vers dont je ne me rappelle que la moitié :

Rassemblez. vos taureaux, vos boucs et vos brebis


Sans plus chercher ici ce qui n'est pas per,nis.

Complétez-les-moi, je vous prie.


Vous faites bien de me rappeler la grosse extravagance de Jean Car­
rère '· Ce fut un des bons moments, je veux dire des bonnes parties de
rire, de mon existence, j'essayai de rectifier sans blesser, tant mieux
si je suis parvenu à faire saisir le volume de l'erreur. Est-ce que

1. Il s'agit du propos rapporté par Barres dans son Adieu à Moria.r, Paris, 1910. « ••• Il
avait demandé qu'on nous lassât seuls et la garde-malade elle-m�me s'éloigna. Nous avons
causé de ce qui lui tenait le plus au cœur, de littérature, et il m'a dit : • Il n'y a pas de classi­
ques et de romantiques... C'est des bêtises t.
2. Ce second volume n'a pas été édité. Certains morceaux en ont été recueillis dans les
<Ellvres Capitales et dans Maitres et tlmoins de ma vie d'esprit.
3. Publié sous le titre de : Prolo_g111 d11111 E.rsai llll' la Critiq111. Paris, 1932.
4. Cf. Jean Carrère : Le.r Mmn>ais Maitres. Paris, 1922.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

Ernest Raynaud 1, qui avait du bon sens, n'a pas comnùs une sottise
équivalente ? Rancune d'Ardennais et de verlainien manqué. Son faune lui
en fera les cornes éternellement I Je vous envie bassement de pouvoir
vous promener dans le Jardin de La Fontaine et lire le latin, suivre les
méandres de ses eaux immobiles et vous sentir égal contemporain
d'André Chénier et des Antonins; je ne sais laquelle des deux époques
est la plus élégante, fine et attique, ou plutôt, je le sais très bien. Mais
vous pouvez encore vivre cela. Mes compliments, mes amitiés, mes
respectueux hommages à une secrétaire modeste !
Votre vieux,
CH. MAURRAS 8 3 2. 1

A MADAME PAUL MORAND

7 septembre 1949.

Madame,
Il y a des mois et des saisons que · e veux dire à M. Paul Morand toute
ma confusion et toute ma gratituJe 2, et voilà d'autres mois, bientôt
d'autres saisons que je bois des hontes nouvelles par mon silence à votre
égard ! Moi qui épuise les bouteilles d'encre et les provisions de plumier,
le vrai est que j'écris, en somme, peu de lettres par l'effet de l'incertitude
des occasions de les << passer », bien qu'elles soient perpétuelles. Vos
gâteries à deux me secouent ; je vous prie de songer combien j'y suis
sensible. Nous ne nous connaissons encore que dans l'abstrait et rien
n'est plus concret que vos signes de vie ! Jacques m'a dit votre amitié.
J'en rumine d'autres raisons, plus politiques encore que littéraires,
depuis que me voici sous clef. J'ai lu, relu, extrait (vous allez rire)
/'Hiver Caraïbe, et l'ai trouvé infiniment propre à faire réfléchir quelques
écervelés puissants et hurluberlus qui se croient malins. J'ai trouvé en
un volume infect d'un certain Paul Reynaud 3 un rapport de Paul Morand
qui est la fleur de la sagesse et qui m'éclaire beaucoup de mystères d'absur­
dités. Tout cela rapproche et unit. Enfin voici, tout près de moi,
MM. Xavier Vallat et Marion : or les amis de nos amis sont nos amis,
et cela boucle bien la boucle. Jacques leur a remis ce qu'il devait, mais
quand je lui ai dit mon silence induré, il a reculé d'un pas et m'a dit :
- Oh !

1. Ernest Raynaud, poète auteur de Jean Moréas et les Stançe.r, Paris, 1929.
2. Paul Morand lui avait envoyé quelques-uns de ses livres.
3. Paul Reynaud : La Françe a sauvé l'Ellf'ope, 2 vol. Paris, 1947.
I S4 LETTRES DE PRISON

Je mets à vos pieds, Madame, mon indignité et vous prie de bien


vouloir me recevoir à merci avec mon très respectueux et reconnaissant
hommage et toute mon amitié et mon admiration pour Paul Morand.
CH. M.

A MARCEL COULON

7 septembre 1949.

Mon cher ami,


Que vous êtes pessimiste ou que vous l'étiez ce 1 5 août! J'avoue l'être
autant que vous dans l'absolu, si l'on peut ainsi dire. Les soleils qui se
font ne peuvent pas ne pas se défaire en s'épuisant, et je ne vois aucune
raison sérieuse de se refaire. Mais à la mesure de l'homme, de l'homme
historique tout au moins, celui qui n'a que trois mille ans, ou à peine
plus, je ne conçois, je ne vois rien qui corresponde à un de plu.r en plus,
de pis en pis ou de mieux en mieux, rien qui participe de la figure d'une
courbe régulière, et la succession des choses m'apparaît correctement
ligne brisée et dent de scie, on perd, on gagne, avec l'approximative
conservation d'un eadem semper supérieur même à Lucrèce. Celui du
Pierrot de Molière 1, si vous voulez ! Mon conte bleu 2 est un conte bleu,
parbleu I Mais n'est-ce pas un conte bleu aussi que la naissance de
Moréas à Athènes, avec une institutrice française à son berceau, son
voyage aux Universités allemandes, son érudition et imprégnation en
poésie française, et la fleur de sa poésie en pleine décadence, et votre
rencontre, et la mienne, et celle du savant helléniste lillois 3, et du faune
ardennois 4, et du fol musard du Plessys et du divin Raymond 5 perdu par
Cypris ouranienne, et bis et ter, vos jasmins de Nîmes et ma flore des
étangs? On le lira, on le relira, croyez-moi, et la faible mesure où nous
y aurons travaillé sera multipliée par l'énergie interne du Beau. Cette
vertu existe. Dans un journal que font mes amis à Paris, sous la signature
d'un jeune homme instruit et plein de talent, mais qui est de sa généra-

1. Pierrot, personnage de Don fuan de Molière (acte II, scènes II et IIT) qui a sauvé don Juan
et Sganarelle dans la Mer de Sicile.
2. Il s'agit de la fable de • La Figue-Palme •• in Insmp#on.r s11r nos ruines.
3. Alexandre Btacke (A. Desrousseaux), helléniste et homme politique, ami de Jaurès.
Pour lui, le socialisme était une religion.
4. Paul Verlaine.
5. Raymond de La Tailhède avait connu Jules Tellier quand celui-ci était professeur de
rhétorique au collège de Moissac et Jules Tellier eut sur lui une influence personnelle qui
duta par delà la mort.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

tion normalienne, je vois annoncé en grosses lettres une étude sur


Estl?Jle 1• Je me recroqueville, redoutant quelque flot de lourdes extrava­
gances claudeliennes. Je me rassure, j'approche et, pas du tout! C'était
(rien de prométhéen, rien de romantique) une solide et bonne et belle
étude sur l'Orestie, avec une excelJente présentation des rapports du
Juste, du Politique et de !'Amitié. Voyez-vous cela? En 1949 I Allons,
allons - Espérance - de la France I Tout �eut ressusciter, tout refleurir
en chœur. C'est ma vieille antienne, et je n en démords pas, en dépit de
toutes les plus affreuses bêtises de l'homme que vous avez si bien nommé
d'un si joli mot! tout neuf! Vous êtes bien heureux d'avoir ce recueil
de prose et de diamant où Moréas se montre au vif et aussi tout autre
et tout neuf. J'ai fait un jour l'expérience de leur magnifique pouvoir, il
n'y a pas bien longtemps, dans nos derniers temps de Paris, au cours
d'une conférence aux Ambassadeurs où se trouvait d'une part toute
l'Action française, et de l'autre tout le monde ami et jouxtant nos
amis. C'était assez varié. J'avais choisi les vers de mon mieux. Ils passèrent
et plurent, on les applaudit même. Mais à certains traits aigus et fins,
vivants et profonds, de la prose, ce fut une explosion! J'en ài eu chaud
au cœur. Pour les vers que je sais (hélas I pas tous), j'ai fait ici les mêmes
expériences encourageantes. Il y a des yeux et des airs qui ne trompent
pas. Je ne sais pas de quoi sont faites ces merveilles de résistance, de
durée, de splendeur, mais voilà, elles sont, et ce qu'elles sont! - Je vous
renvoie le calque. Quelle honte de vous avoir fait déchiffrer pour rien I Je
traduis : ... beau. Y a-t-il fjllelque chose depareildans les Vies depoètes, Pasqui_er,
Tieck, cette mort du maitre de chœur 2 ••• << Ecrire choléra » quand on veut dire
<< chœur » justifie tous les pessimismes! Non, je ne vous disais pas qu'un des
vieux poètes dont Pasquier a traité eût fait la mort de Moréas : je me
demandais s'il y avait quelque chose de comparable, dans ses récits ou
dans ceux de de Tieck3• J'ai lu je ne sais où, d'après la vie de Shakespeare
de Tieck, une anecdote extrêmement judicieuse, qui pourrait consacrer
le classicisme de Shakespeare, sur quoi je fus tant injurié par la jeunesse
dorée de 189.z l Le malheur, le grand malheur de L. 4, oui! Je l'ai vu, ce qui
s'appelle vu, au pouvoir de Tellier, et dans le fol orgueil de cette maladie
presque innommable, pour qui veut y penser d'après le registre entier
de la vie. Car en contraste avec cette psychologie d'insolente infatuation,
quel revers moral de faiblesse! Quelle pauvreté de la volonté! J'ai vu,
plus tard, le pauvre L. littéralement subjugué par tous les inférieurs

1. Dans Aspects dl la Frann (2s août 1949). Pierre Boutang venait de publier un article
intitulé : Eschyle, ce contemporain.
2. Marcel Coulon. n'ayant pu déchiffrer cette phrase de la lettte précédente de Maurras
(de juillet 1949), lui avait envoyé un calque de l'original autographe en le priant de la lui
transcrire.
3. Tieck avait collaboré à la célèbre traduction allemande de Shakespeare et montré
l'influence shakespearienne sur le théâtre allemand.
4- La Tailhède. •
LETTRES DE PRISON

qui passaient à sa portée. Que dire des gens moyens I Ou de ceux qui
avaient une valeur, sinon comparable, au moins appréciable I Nos simples
rapports littéraires (ou quasi politiques) ont été influencés par tous les
astres ou astérioles qui approchaient le sien, et si en fin de compte j'ai
pu lui être de quelque utilité matérielle dans les dernières années, c'est
parce qu'un sien cousin, toulousain d'A. F. 1 l'avait presque ramené de
force vers moi; j'oublie (en ingrat véritable) une sienne nièce pleine
de grâce et de bon sens 2• Mais enfin c'était toujours l'autre qui pesait
sur ce triste cœur. Cela a dû faire grand tort au poète 3 • Mais il reste
grand. Je vous trouve un peu sévère. Le poème que vous avez relu n'est-il
pas dans la Métamorphose âes Fontaines? 11 y a de beaux vers, et des incom­
parables. A chaque instant,
...des mo nts d 'Arcadie aux pointes d 'émeraude
le radieux archer Phébus lance ses traits

et puis, quels coups de talon pour le rythme de l'ode! Moréas ne << crai­
gnait » que Raymond, mais il le craignait, et, s'il n'avait tout de même
pas raison, l'aveu compte. Non, je ne sais pas le mot de Moréas sur le
corydonisme. Dites-le moi. Je me rappelle la venue de Wilde à Paris.
Vers x 892. il fallait voir Gide voltiger autour de lui en mac farlane noir,
comme un ange d'un type nouveau.Je ne supporte pas sa prose, dont je
vois les qualités, aux bons endroits, notamment les souvenirs de ses
aïeux camisards cévenols qui sont, paraît-il, classiques en Angleterre
pour l'enseignement du français, mais j'ai trouvé hideux, fond et forme,
les Caves du Vatican '· Le vrai est que je l'ai extrêmement peu lu, ayant
mieux à faire quand il était dans son bon temps. Il a fait, en 46, un
article ignoble pour Barrès et pour moi, dans la Gaz.ette de Lausanne. J'y
ai répondu 5, je vous enverrai cela, avec mon Breu, si vous ne l'avez eu.
En revanche, donnez-moi, avec le Pascal, tout ce que votre muse didac­
tique m'a refusé des sept cents vers de la Bêtise 6, mais, d'ici-là, je veux
que vous ayez mon très vif compliment pour votre second vers : une
i-dée de l'infini. C'est ce qui s'appelle parler et scander I Je me suis creusé la
tête pour savoir que vous mettre clans ce courrier, et, ma foi, j'ai pensé
que 1a Muse politique pourrait vous amuser, je vous en fais parvenir

1. Henry de Brochard, collaborateur de la Revue critiqUB des Idées et des Uvres.


z. Mme Quick-Teulade qui lui avait fait parvenir à Clairvaux une plaquette de souvenirs
sur son oncle Raymond de La Tailhède.
3. La Tailhède partageait avec Tellier le goût de l'umnisme ... A la mort prématurée de
celui-ci, il fut inconsolable.
4. CT. plus bas sur André Gide et Lu Cav,s du Valiçan la lettre à Henri Rambaud du
s novembre 195 1.
5 . Ripons, à Andrl Ghk : lettre à M. le directeur de « La Gazette de Lausanne • (Paris,
1948). Cette rectification avait été envoyée par Maurras au journal suisse, le 29 septembre
1946, mais elle n'avait pas été insérée.
6. Poème que Marcel Coulon lui avait envoyé.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

deux pièces, l'une au verso de ceci, l'autre sur feuillet à part à cause du
fatras des notes indispensables. Il faut gronder de ma part Mme Marcel
Coulon : de quel droit ne se porte-t-elle pas bien ? Puisse un pâle bouquin,
avec tous mes hommages, lui donner le goût d'aller de mieux en mieux
en cette Marche de Provence où le soleil est maître et dieu.
Votre vieil ami, très reconnaissant.
CH. M. 8321

A PIERRE VARILLON

8 septembre 1949.
Mon cher ami,

Je vous suis très reconnaissant de ce que vous avez fait pour B. Bour­
get disait avec taison, dans son bon temps, qu'il faut être de l'école de
la bouteille à la mer : qu'elle arrive si c'est la volonté de Dieu! Mon
principe est de donner et de redoubler les explications à leur maximum
de clarté, pour tous ceux qui m'en demandent, mais il faut tâcher de
conserver une teneur exacte pour le cas de discussions ultérieures. Voilà
la raison de cette dactylographie onéreuse, dont je m'excuse. Le jeune
B. répondra ou non, l'essentiel est qu'il ait reçu son paquet. Qui sait si
l'en�ueulade d'Aspects n'aura pas produit un effet convergent! Comme
disait ma concierge du 19, rue du Dragon, très pure enfant de Mont­
martre : « Ce sont des choses qu'on arrive ou qu'on arrive pas 1 »
Je serai très et très content d'avoir /'Histoire des Frtlllfais, de Gaxotte;
ce sera fameux si j'en juge par les vertes et les pas mûres qu'il administre
à ses lecteurs du Figaro. Mais je n'en tiens pas moins à l'extrême urgence
d'une Histoire des A/lemagnes 1, si bien amorcée par sa belle description
géographique; je n'imaginais pas qu'après cette préface il dût laisser
en plan cette grande chose.
Grand merci pour le Oouard 2, je n'ai pas fini de le parcourir. C'est un
très gros travail. Il ne perd pas le fil. Quant à Jean Paulhan, il a été parfait
pour moi et a écrit une lettre admirable, qui sera, je crois, publiée 3•

1. Pierre Gaxotte en avait publié le début sous le titre Nais.rana d4 l'Alumagne.


z. Cf. Henri Oouard. Histoire d4 la Ülllraltlnfranpdse nm1,mporai111, t. I, Paris, 1947.
3. Jean Paulhan, directeur de la NDlllll/14 Rm# ff"llllfaise, fondateur des Ltttr,s fr,m,:ais,s
sous l'occupation, avait écrit le 22 septembre 1947 aux membres du C.N.R. une lettre publiée
par us Nf/111111/es Epitres où il soulignait que Charles Ma� n'avait cessé de « dénoncer
lès projèts guerriers de nos ennemis •• • Je sais, écrivait-il, qu'il vous est arrivé de trouver
dans les dix mille pages qu'il a pu écrire sous Vichy deux lignes qui ressemblent à une d&­
tion. Est-ce là votre taison, et ce que vous lui reprochez de vrai, n'est-ce pas plutôt sa garde
du corps, ses menaces, son complot perpétuel ? »
. LETTRES DE PRISON

Merd encore pour le mal que vous donne cette Catherine-Paris. Si


vous pouvez avoir Feuilles de Calendrier et Images d'Epinal1, j'aurai chance
de trouver la page très curieuse que je cherche.
Re-re-merci pour la démarche auprès de notre ami 1• Je vous avoue que
ce serait dur de voir ce z e tome faire le plongeon, car il me paraît bien
garni, et l'appendice de Coulon me ferait aussi grand plaisir, prévu et
prédit qu'il était par le vieil Essai sur la Critique de 1896... Comme dit le
père Hugo, « toutes ces choses sont passées comme l'onde et le vent ».
Elles n'en sont pas moins la haute indesttuctibilité du passé!
Je suis très honteux du retard du Musset.3 Croyez-vous que ce qui me
retarde est peu croyable? Ce qui ne me retardera plus demain, car
j'espère bien que Jacques va m'apporter des cahiers rayés, sur lesquels
ma plume court plus vite et plus gai que sur ce papier rude. Je tâcherai
de vous satisfaire avant quinze jours. C'est trop absurde et trop ingrat
de ma part. Sans compter que le sujet, avec ses difficultés, me plaît beau­
coup, me tente et que je ne cesse d'y songer. Je vous l'avais dit, je
crois, et il y avait eu un début d'essayé, mais je l'avais trouvé trop
persçnnel; je l'ai relu, l'impression a changé, cela peut servir moyennant
des retouches sérieuses, enfin vous jugerez, et je vous prie, en toute
liberté.
Quoi I vous croyez à l'Amnistie I Vous y avez cru? Moi, qui avais
l'intention de me faire expulser d'ici comme un simple capucin ou
Jésuite de 1 880! Je m'en tiens aux quatre postulats de la commission
de contrôle. Ces crétins sont des coquins, ces coquins sont des crétins,
et l'événement paraît le montrer de plus en plus. Je ne me fais aucune
illusion sur la sensibilité du public aux évidences majeures. Néanmoins
elle finira par compter. Il arrivera, il doit arriver quelque chose de trop
gros et qui ne pourra pas passer, ce dont on profitera aisément, si l'on se
tient gaillard, vigilant et paré. C'est ce que j'essaie dans mon coin.
Je vous prie de présenter mes respectueux hommages à ces dames,
de la plus petite à la plus grande, mes amitiés à vos garçons, mes recom­
mandations particulières pour votre Charles puisque j'ai des droits siir
lui.
Amitiés encore, et nombreux vœux de votre
CH. M.

1. Princesse Bibesco : Flllilks tk Ca/mdri,r. Pllris, 1939. Paul Oaudel : Images d'Epinal.
Paris, 1948.
2. L'éditeur Lardanchet, au sujet du second volume de Poésie el Vérili.
3. Edition dei(poésies d'Alfred de Musset, dont Maurras devait écrire la préface.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

A SA NIE.CE HÉLÈNE MAURRAS

Ma petite Ninon,
Je profite du retard pour répondre à ta lettre et te remercier
du mot de lady Memble dont j'ai fait illico l'épigraphe unilingue 1 d'un
commentaire analytique surabondant ajouté à une ballade pieuse. Tu
vois, tout sert en ce bas · monde. Tu as peut-être raison de regretter
l'épilogue du Mont de Saturne, mais il était quelque chose de beau­
coup plus gai dans son jet premier, quand l'interlocuteur avait un nom
pas latin 2• On en a fait un chef-d'œuvre, très pur et très subtil, d'adaptation
pour le rendre possible. Plus tard, on verra Je coup droit originel, et
l'on louera équitablement, je crois, les deux textes pour deux raisons.
Pour le Never Explain, tu m'avoueras qu'il va comme un gant à la fine
main de tout éternel féminin. Nous y allons plus dret comme dit l'autre.
Et tu as le courage d'accuser ton vieil oncle d'inconstance en amitié
parce qu'il veut retirer à un gosse de six ans une arme à feu avec laqudle 3 • • •

A DINO FRESCOBALDI '• A FLORENCE


1 949•

..... Vers la fin de l'année 1 8 94, j'envoyai mon Chemin de Paradis


à votre Gabriel d'Annunzio. Il me répondit en janvier 1 895 par l'envoi
de sa préface des Vierges aux rochers publié dans la revue romaine
« Il Convito & avec cette dédicace : « Pour la défense des pénates intellec­
tuelles de l'esprit latin &.
Quoique le poète des Vierges aux rochers défendît la latinité selon
un rythme suffisamment inspiré de Nietzsche, cet envoi me donna un

1. « Never explain •• mis en épigraphe par Maurras au Commentaire de « sa ballade histo­


rique au Pape Pie X • (texte non publié).
2. L'épilogue du Mont de Saturne (pp. 2.17-2.44) se présente sous forme d'un long dialogue
entre Maurras lui-même et un interlocuteur qu'on le persuada de désigner par le mot latin
d'A1llit:U.r. Dans son premier texte, Maurras l'avait nommé de son vrai nom, celui de son
ami et co-détenu, Xavier Vallat. Mais celui-ci avait élevé des objections à la publication de
ce livre. « Il est fait à miracle pour vous calomnier •• lui dit-il. On y a vu, en effet, une
manière d'autobiographie.
3. Interrompu par la visite de sa nièce à Oairvaux, Maurras a laissé cette lettre inachevée
et la lui a remise telle quelle.
4. Dino Frescobaldi, auteur de La Controrivol1r.tione (Barres, Daudet, Maurras) Florence;
1949. Le chapitre consacré à Maurras est intitulé : Un Maître de la polili(J111 st:imli/iqlie.
11
16o LETTRES DE PRISON

immense plaisir que je retrouve - cette fois et sans réserves - en vous


lisant.
Quoique je ne sois pas très sûr de mon italien, je n'ai aucune raison
de me plaindre, en aucune façon. Je suis très heureux de me sentir
en plein accord avec les nouveaux défenseurs du génie latin, avec leur
critique et leur logique, en réaction contre les mauvais maîtres de
l'anarchie et de la démocratie. La seule espérance réside aujourd'hui
dans une violente réaction catholique contre la scandaleuse fortune de
Marx et de Hegel; mais ce n'est pas par de vagues distinguos entre << le
communisme avec Dieu » et le « communisme sans Dieu >> que se fera
la reconquête de l'intelligence sur la planète. Pas davantage par un
christianisme anglo-saxon et bergsonien à la façon de Maritain : la
moelle du lion sera nécessaire, ainsi que le recours aux principes de la
contre-révolution. Il y a tant de finesse, d'intelligence et de vigilance
au Vatican! Les dernières mesures défensives motivées par les persécu­
tions raciales de l'Orient slave donnent beaucoup d'espoir. De ce point
de vue (puisque l'alliance catholique ne fut jamais tant nécessaire) je
vous aurais toutefois déconseillé d'exhumer certaines de mes vieilles
pages, telles que la 2. 1 78 et suivantes, qui prêtent à malentendus 1 • Ce
n'est pas que je les renie, mais parce qu'il se trouve en elles, avec certaines
bravades juvéniles, une liberté d'intellectuel pour exprimer des choses
très sacrées et pour transporter dans le langage politique leurs rapports
avec le temporel. Il est trop facile de les utiliser pour scandaliser les
simples et rebuter les fidèles fervents.
Je ne sais ce que feront mes amis. Mais en supposant une traduction
de votre anthologie et de son introduction, je crois qu'ils supprimeraient
ces épiphénomènes. Le fait que vous les ayez recueillies à l'usage d'un
public catholique paraît démontrer qu'elles seraient moins dangereuses
que je ne l'aurais pu craindre.
De toute façon, comme sa lecture pourrait s'étendre à l'Espagne, au
Portugal, à la Belgique et aux communautés catholiques de pays anglo­
saxons, il vaut mieux exagérer, je ne dis pas la prudence, mais du moins
le respect.

1. Il s'agit de certaines pages de la Po/iti(Jll8 religie1ue.


MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 161

A MARCEL COULON

20 septembre 1949.
Mon cher ami,
Je << tiens à tenir ma promesse », voyez-vous ça, et, après ma longue
épître de l'autre jour 1, vous recopie la petite pièce introuvable dite
<< Prière aux trois Parques suivie de leur métamorphose » 2 :

I
Nos destins filés sous vos mains d 'ivoire,
Parques de douleur et de volupté,
Ne sonnent pas tous 1111 chant de victoire,

Mais ce qui peut être et n'a point été


Dort-il àjamais dans les puits d'une ombre
Qui n'a pas connu vos virginités?

011 diadémant les cycles sans nombre


Dont l'Espace au Temps promet les retours,
Quelque jeune dieu magnifique et sombre

Ne peut-il, du feu qui sauve ou secourt,


Suralimenter la lampe éternelle
Et régénérer notre mal d 'amour?

Ne peut-il, r'ouvrant l'obscure prunelle,


Nos sorts établir en 1111 plus beaujour
Racheter la ,nort et revivre en elle,

D'espoir imbiber la coupe des vœux


011 pour apaiser quelqu'un qui le prie,
Lui-même apparaitre au bord du ciel bleu?...

II

Les fatales sœurs se sont attendries


L.a Muse, la Grâce et la Vertufont
Courir un feston de chaînes fleuries :

1. Cf. plus haut la lettre du 22 juin 1949.


2. Le Cintre da Riom.
1 62 LE1ï'RES DE PRISON
Ayant déposé sous son roc profond
Le voile aux longs plis, l'écharpe légère,
Plume qui s'envole et neige quifond
Le Pâtre divin qu'elles engagèrent
Pour arbitre,juge et roi se sentit
L'esclave soudain des hautes bergères :
Dans leur chair sacrée, il se répandit,
Les soumit, servit, ravit 1111e à une
Et d'1111 monde neuf mères les rendit,
Un monde épuré de toute inforflllle
Où tout germe abonde aux rives d11fruit
Où disgrâciant l'étoile et la l1111e
Un triple soleil efface la nuit.
Pardonnez-moi cette mythologie arbitraire. Hommage et amitié.
CHARLES MAURRAS 8321

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

4 novembre 1949.

Ma petite Ninon, je suis bien retard avec toi. Ta dépêche I Une lettre 1
Une autre ! Je réponds à tout. Pour Brun je m'en occupe 1 • Il me suffisait
d'être assuré que c'était bien le jour dit. J'écris donc en conséquence,
il s'agira de lui faire passer le seuil. Alors, pour ce filleul, question de
manœuvre personnelle, où je ne vaudrais plus rien. Les Anglais disent :
attendre et voir. A la française, oser, aller, ne pas commettre de faute,
très difficile, oui. Chance pourtant, c'est l'avis de mon compagnon et
conseil. Et maintenant, écoute cette belle histoire. Tu sais ou ne sais pas
que j'ai gagné mon procès en appel contre mon paysan. Quand on a
demandé à l'avocate qui a fait ce coup victorieux sa note d'honoraires,
elle a répondu que c'était pour elle un honneur suffisant d'avoir repré­
senté ton oncle à la barre... Ce désintéressement antique mérite d'être
récompensé par un beau livre, matériellement beau, aurais-tu un exem­
plaire exceptionnel et radieux (de luxe) du ]ardin 2 ? Je le voudrais pour
1. Maurice Brun, le restaurateur provençal, avait projeté de faire, à Clairvaux même,
une bouillabaisse et de l'apporter à Maurras dans sa prison, ce qu'il réalisa.
2. Mon Jardin qui 1'erl 101111etr11.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

cette dame romaine. Et je voudrais que ce fût très vite. Seulement c'est
très compliqué. Le présent doit pass.cr par Arles. Et alors il faut un colis
contenant d'abord le livre destiné à Madame ou à Maître (on ne peut pas
dire Maîtresse) Faure de Sardiges, puis un exemplaire ordinaire 1 ° pour
M11e J. Gibert, un autre pour Louis Dromard, enfin un pour ton onde
en sa bibliothèque de Martigues, ces trois derniers, je répète, ordinaires,
tout en n'étant pas vulgaires, je m'en doute 1 La distribution sera faite
d'Arles, du quai de Trinquetailles... Je suis confus de te donner tout ce
travail, chaque note est utile; et je pense que tu as de quoi parer aux
frais. Tu n'en as pas fini avec mes « commissions » 1 T'ai-je raconté le
Lange.rso, moun enfant 1 de la crèche provençale d'Aix? Sinon ce sera pour
jeudi. Tu verras : c'est très beau. Enfin, ma petite Ninon : langesso,
j'ai appris toutes sortes de choses nouvelles sur ma vieille connaissance
le philosophe, dit maître d'Aix, Maurice Blondel, sur lequel tu m'as
déjà renseigné, il y a deux ou trois ans, et qui vient de mourir. Or j'ai
besoin d'un document sur lui, cité par « l'Archiviste >> d'Aspects. · J'ai
prié Jacques de savoir pour moi qui est cet « Archiviste... Tu pourrais
lui demander de te le dire pour moi. Ce que je voudrais est plus
difficile. Varillon ou Havard de la Montagne peut-être? C'est un Cahier
de la nouvelle journée, n° 10, publié par la maison Gay et Bloud en 192.7.
Ce Cahier contient un article intitulé les Conclusions d'une expérience per­
sonnelle par Marcel Breton, pseudonyme de Blondel 2• J'en ai besoin,
prompt, vif, urgent besoin, pour écrire des souvenirs sur Blondel, qui
seront amusants, je crois. Peux-tu t'occuper de cela? Si l'on ne peut
m'avoir ce Cahier en propriété, ne peut-on me le prêter? Je le rendrai
sans faute. En désespoir de cause, ne pourrait-on demander ce prêt à
un père jésuite ami, le père de Tonquédec 3, qui habitait jadis, rue du
Regard, n° 1 2. ? Il était l'ami personnel de Boisfleury et de Lucien Moreau.
- Dis à Varillon que je m'occupe de Musset efficacement, depuis que
j'ai l'Anthologie de Gide : l'inutile apparent est souvent nécessaire. -
J'ai prié Jacques de recommander à Maurice la communication amicale
et familière avec notre jeune Arfel, dont les deux articles sur le Mlmorial
ont dignement marqué la fougue et l'allant, sans compter la longue vue
d'avenir '. Il y a entre lui et Pujo un petit différend de pure stratégie,
les raisons de Maurice sont solides et justes, j'y souscris tout à fait, mais

1. Dans la « crèche parlante • d'Aix, le bûcheron rappelle indéfiniment son fils partant
sur son âne, pour le charger chaque fois d'une nouvelle commission : • Langesso, moun
enfant... •
2. Sous le titre « Blondel et l'Action française •• Aspeds th la Franç, avait publié. le 27 octo­
bre 1949, un article signé • l'Archiviste • où il était question du « d9CUment • que Maurras
voulait se procurer. Ce « Cahier de la Nouvelle Journée » contenait une suite de • témoignages
sur l'Action françai1, •• parmi lesquels l'article de Maurice Blondel.
3. Joseph de Tonquédec, auteur de DINX Et""81 .tNr « la P1111é1 • th Momie, Blondel. Paris,
1936.
4. Jean Arfel (Lagor) venait de parler du mémorial Po11r 1111j111114 Fra"ftlÎI,
LETTRES DE PRISON
je prétends qu'il n'est rien de plus facile que de les faire voir et accepter
d'Arfel, affaire d'une conversation. Tu pourrais contribuer à ce que cette
conversation nécessaire ait lieu... selon la formule du confiseur, comme
Pierre de Ronsard : - « Ma dame ne donne pas - des baisers, mais des
appâts - qui seuls nourrissent mon âme. - des biens dont les dieux
sont fous, - des pompons, du sucre doux, - de la cannelle et du
basme ». Et tel cet autre confiseur, Mistral, je répète : d'oli, d'oli, d'oli.
Nous sommes plus forts après l'oli du 16 octobre qu'aux temps des
acidités déplorées, au moins de ton vieil ascendant avunculaire, si périmé
qu'il soit. - Tu pourrais demander à Jacques, à Varillon, si l'on m'a
trouvé la Comldie du nationalisme intlgrafi de Mirambel et le Po11t1oir de
Jouvenel; et ajouter ceci à ma liste de bouquins désirés : - 1 ° Gravier,
Mise en valeur de la France, Le Portulan, 1949, - 2. Denis de Rougemont
Journal des deux mondes, Gallimard, 1948. - 3° Roger Lévy, E.xtrême­
0

Orient et Padftque, Armand Colin, 1948. Merci. Félicitations pour la


machine, est-ce qu'elle a avancé ces jours-ci? Je t'embrasse, ma petite
Ninon, en te redisant à jeudi. Ton vieil oncle et bourreau qui n'est pas
un ingrat et remercie de tes vœux fulgurants de ce 3 novembre.
CH. MAURRAS 8p1

A SA NIOCE HâÈNE MAURRAS

Mercredi .:z. 3 novembre I 949.


Ma petite Ninon, je m'en veux de ne pas t'avoir envoyé mes actions
de grâces. Rassure notre bienfaiteur magnifique 2• Les splendeurs de sa
rouille 3 ont _inspiré à l'artiste X. Vallat un accommodement du riz au
piment qui n'est pas dans une musette 1 Tout à vos délices, j'ai oublié
de vous demander de qui étaient ces beaux œillets, ils ont encore toute
leur couleur et tout leur parfum. N'attends pas pour remercier qui de
droit. J'ai même omis de te dire de dire à Michel l'éloge de son merveil­
leux gâteau de la Saint-Charles, c'est une symphonie de saveurs compa­
rable à celle que ma dernière lettre a tirée de Ronsard, << du sucre roux, de
la cannelle et du basme ». Dis-le lui, et dis-lui que je lui suis extrêmement
reconnaissant du livre du Duc et Pair 4• C'est le comble de la folie ! Le
I. Anché Mitambcl : LA Comidi, dR Nalionalis1111 inllgral, Paris, 1947. - Bertrand de Jou-
venel : Dt, POIIIIOir, Hisloir, 11altlrlll1 d, sa çroissa1111, Genève, 1947.
2. Maurice Brun. a. la lettre précédente.
3. Sauce au piment.
4. M. le duc de Choiseul-Praslin ! Cinq annéer d, Rlsistam, (Strasbourg, 1949). L'auteur
cben:he à y • expliquer • la tuerie dont l'Ecole nationale professionnelle de Voiron, qui était
alors la « Maison de la Milice •• a été le théàtre, le 20 avril 1944. et dont le directeur de
l'Ecole, M. Jouman, et sa famille furent les victimes.
MAISON CENTRALE DE CL.AIRY.AUX

malheureux n'est pas responsable, mais, çà et là, il est venimeux, par ses
rêveries et les inventions qui en naissent. Mais quelle naivetél Si je
faisais une anthologie de la matière, j'y rangerais les sottises qu'il se
forge pour expliquer décemment le crime de Voiron. Et il ne réussit
même pas à en faire quelque chose d'humain. Pôurquoi m'annonçais:..tu
que la copie n'était pas bien faite ? Elle est au contraire très bien. Les
c:;spaces laissés en blanc sont forcés. Mais le signe de l'intelligence est
qu'il n'y a ni contre-sens ni faux sens, et les marges sont régulières et
bonnes. Où en est la suite ? Et quand aurai-je chance d'en ravoir ? Le
ferme Français a été très bien copié, lui aussi. Il y a sur la couverture un
masque bonnias que je ne connaissais pas à ton vieil oncle et une arcade
sourcillière bien ronde. Cela m'a rappelé les vers d'Annunzio (ou de
Carducci) que j'ai dû te citer cinquante fois : « Mais l'âme en moi s'adoucit
comme le fruit mûr •· Qu'on ne s'y fie pas trop ! Je suis bien content de
ne voir dans le livre imprimé pour ainsi dire pas de fautes. Une seule
a de l'importance, page zo3, dernière ligne, « traités • pour faits. Tant
pour le cas de réédition que pour ta copie du ferme Fran;ais (elle ne doit
pas être finie) et pour les exemplaires de nos amis (Michel, Maurice,
Boutang, Justinien, Lagor, Georges, Pierre, etc.) je te dresse l'erratum
ci-joint à taper. Pour dépasser la vingtaine, il faut deux ou trois correc­
tions d'auteur : c'est miraculeusement peu. Je reçois à l'instant un
billet aimable du jeune français 1• Il ne peut évidemment me parler de son
Carré, il dit : « J'ai pris l'engagement auprès du ministre de la Justice de
<< faire en sorte qu'il ne soit pas possible de découvrir que des renseigne­
<< ments m'ont été communiqués par vous durant votre détention •·
Alors pourquoi ce zozo a-t-il autorisé ? Avouons que nos ennemis
sont faits sur mesure I Ainsi (Garin dixit) Mlle Sériot a perdu son frère !
Je suis bien avec elle dans son deuil, dis-le lui. Il �t que la mort a été
tout à fait subite. Elle va donc rentrer dans le logement de la rue de Ver­
neuil qu'elle lui avait cédé ? Donne-moi des nouvelles de Janine et de
Berthie 2• Remercie vivement Pierre Varillon de Catherine-Paris, il a
raison, ce n'est pas le tome que je cherche. On me dit que l'objet de ma
chasse doit être le volume que la Princesse Bibesco a intitulé : E.!,alitls.
Peut-on mettre la main dessus ? Et peux-tu me faire le plaisir de télépho­
ner à Jacques que mon pécule ici s'épuise ? Je lui saurais très grand gté
de me faire le plus tôt possible un nouvel envoi, afin de ne pas vivre
à crédit. La voie extraordinaire qui passera ceci m'a permis ce libre
langage. Réponds-y prudemment, puisque tu risques d'être lue. Mais

1. Pour un ]mn4 Ff'fl11fais (1949). CT. plus haut lettre du zs juillet 1949. M. Digeon
travaillait à sa thèse sous la direction de Jean-Marie Carré, professeur à la Sorbonne, qui
venait de publier un ouvrage intitulé : Ler &rivain1fran;ais el le Mira�e allemand (Paris, 1947)
où il mettait en cause Charles Maunas.
z. Sa nièce M'M8 Pierangeli et sa fille Janine.
166 LEITRES DE PRISON

mieux vaut se voir que se lire : à quand ? Je t'embrasse, ma petite Ninon.


Ton vieil oncle . .
CH. MAURRAS 8 3 2. 1

· P. S. :- Je répondrai un peu plus tard au père dominicain, fils d'An­


dré Vincent.
Oui, Pedro Mm,oz 1 je l'ai lu. C'est intéressant et très antidémocrate ;
il faudrait en parler dans Aspects et dans l'Indlpendance.

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

4 décembre 1949.
Ma petite Ninon,
Admire l'immuable et sage et bon propos que prête à sa nièce ton
vieil oncle, il pensait en effet que tu travaillais ! Mais ta lettre a été la
bienvenue, hier matin, montée par exprès, ce qui semble prouver que
tu t'es débrouµ.J.ée pour hâter son vol. Vive donc la chance de jeudi !
Et merci des œillets, ils sont restés brillants et brûlants de longs jours ;
les horticulteurs de Paris ne les poivrent pas comme nos jardiniers de
Provence; en revanche, ils leur -donnent un profond arôme de chair
qui ne leur a pas passé . depuis cinquante ans.
Pourrais-tu. me dire si Michel a fini par recevoir son Bre11? Sinon,
tu lui apporteras le sien. Le livre de Joanny Drevet 2 doit être bien
gros. S'il ne l'est pas trop et ne t'encombre pas, apportes-en un. Au cas
où le Jardin continuerait à tarder, l'autre Paysages Mistraliens pourrait
être donné à l'aixoise avocate au grand cœur. Mais comme il n'y aurait
dans son colis qu'un exemplaire, ça pourrait faire des . chichis, et, tout
compté, le Jardin vaudrait beaucoup mieux s'il était beau à voir aussi
Nous réglerons tout ça jeudi de visu d'après tous les autres renseigne­
ments que tu auras sur toi.
Puisque tu vois la nièce de La Tailhède mercredi, présente-lui mes
hommages, dis-lui mes souvenirs, ajoute que j'ai été indigné de ne pas
voir de vers divins de Raymond dans la dernière Anthologie de Gide, mais
les protestants n'ont pas le goût français. Je ne crains pas qu'elle soit
protestante elle-même. Albigeoise ou Cathare, plutôt! A-t-elle eu mon
remerciement pour . sa. belle brochure ? et mes menues rectifications,

1. D. de Bois-Juzan : Ce/Ni qNifllf Pedro Mm,oz, Paris, 1949.


2. Pqysages Mistralims, illustrés par Joanny Drevet; Grenoble, 1944
MAISON CENTRALE DE CT.AIRVAUX

d'ailleurs sans importance, et ne portant que sur des faits matériels? Je


l'ai lue avec grand plaisir,. en mémoire de mes beaux vingt ans, ou
à peine plus : 1890!
Mlle Gannat continue à me combler. Gronde-la un peu en la remer­
ciant. Amitiés à Pierre et je t'embrasse en te disant à jeudi, ma petite
Ninon, ton vieil oncle.

A SON NEVEU JACQUES MAURRAS

Samedi 1 8 février 1 9 5 o.

Mon petit Jacques,


Voici la rédaction pronùse, avec un peu de retard, car elle ne
pourra partir vers toi que lundi matin. Mais je tiens à t'expliquer tout le
détail de ce malentendu I Ta dépêche m'a été donnée à mon réveil, hier
vendredi un peu après nùdi, avec une lettre d'Hélène me disant, comme
toi, que ma grosse lettre ne t'était pas arrivée. Répondant tout de suite
à Hélène, je la priai de te dire que je m'en occupais, et je pense qu'elle
a dû le faire ou le fera avant peu. Mon incertitude n'a pas duré : j'ai
appris, ce samedi à nùdi, que ma lettre, d'il y a quelques jours, était restée
ici : l'on avait cru y voir un article à publier I A dire vrai ce n'en était pas
un, mais le moyen d'en écrire un certain nombre. Il était trop tard pour
entrer en communication avec toi, poste et télégraphe fermant pour nous
le samedi à dix heures du matin. Il m'était proposé d'envoyer ta grosse
lettre à la Chancellerie pour mon dossier, mais je pense que mon Mémoire
Au grandjuge de France suffit parfaitement du point de vue judiciaire.
Ce que mes renseignements t'envoyaient était pour vous aider, toi et
nos amis, à équilibrer, du côté de l'opinion, les offensives de mes ennemis.
En septembre 44, en janvier 4 j, ils étaient les maîtres de la presse révo­
lutionnaire qui hurlait contre moi. La moyenne des journaux m'est
plutôt favorable, mais on essaie de lancer contre moi, tantôt un profes­
seur, tantôt un académicien ou un sénateur pour répandre quelques-unes
des insanités que tu m'as résumées. Je pensais qu'il me serait possible
de vous ravitailler. L'expérience montre que non. Alors, n'y aurait-il
pas lieu de faire une démarche place Vendôme, toi, mon avocat ou mes
deux avocats et Maurice ? A la condition de ne réclamer que mon droit ;
je ne veux demander aucune fave11r. Du moment que le pourvoi, déposé
et publié, est discuté dans la presse, ne serait-il pas juridique, autant que
logique, de me permettre la lecture directe de tous les journaux et la
faculté de correspondre avec Me Georges Calzant et Me Durnerin, son
168 LETTRES DE PRISON
confrère, en toute liberté, à propos de ce que cette presse peut publier
sur moi? N'ai-je pas un droit strict à veiller à ce que l'atmosphère de mon
pourvoi en révision soit exempte de miasmes mensongers et calomnieux?
Il serait évidemment plus facile de me mettre en liberté provisoire;
mais ça, c'est une grâce et je ne veux rien qui puisse y ressembler. Je me
borne à proposer : bien entendu, vous pouvez estimer qu'il y a des
inconvénients, ne craignez pas de me contredire. Mais, saperlipopette 1
Informez-moi I Et là-dessus I Et sur Laudenbach 1 ! Et sur d'Uckermann 2 1
Mais ce n'est pas le moment de te harceler, mon petit Jacques, puisque mes
amertumes de l'autre jour sont dans leur tort et que tu es vêtu de probité
candide et de lin blanc. Je t'embrasse dans ce beau costume en te disant à
bientôt.
Ton vieil oncle.
CH. M. 832 1

A SON NEVEU JACQUES MAURRAS

10 mars 1 9 5 0.

P. S. Encore un oubli réparé à temps. Tu m'as fait entrevoir l'autre


jour la thèse américaine 8, et j'a; rapidement déchiffré deux lignes semblant
dire que nous avons du << sang arabe ». Cette naïveté yankee interprète
l'origine des Maurras fn haute Provence. Je crois en effet que c'étaient
de grands Maures ou de mauvais Maures. Mais ils étaient là au vme ou
au xe siècle. De l'autre côté de l'océan, quand on a du sang polo�s,
tchécoslovaque ou islandais, il n'y a plus que deux ou trois générations
qui séparent, il faudrait faire comprendre au bon étudiant que les propor­
tions ne sont pas les mêmes. Nos Maurras sont venus des environs
de Gréoulx à Roquevaire aux environs de Marseille (à 2.0 kilomètres de
Marseille) vers le début du xvne siècle. Un Honoré Maurras y était
consul vers 1680 ou 168 s . Ses petits-enfants furent receveurs de la
Commune, et la recette ou la perception a été tenue pat nous sans inter­
r11ption jusqu'en 1 871 à la mort de ton grand-oncle J.-B. Romain Maurras 1
Cela a dû permettre un certain nombre de croisements I Mais il faut encore
ajouter ceci : la tmdition des �as : Méchants Maures est contestée
I. Au sujet du Mont tk Sallln# qui devait paraître en 1950, aux éditions Les Q11t1fre Jeudi.r
que Roland Laudenbach et Betnatd de Fallois dirigeaient.
2. Directeur littétaire des Editions Flammarion, avec qui il était en correspondance au
sujet de ses ouvrages et du projet relatif à ses ŒIMu ,apita/1.r.
3. Thèse de L. S. Roudiez : C/Jar/,.r Maurra.r : th,forlllali111y,ar.r.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

par les étymologistes du cru. Je me matagrabolise la cervelle sans réussir


à me rappeler le nom du grand savant bas-alpin 1 qui a fait une brochure
(vieille. d'une dizaine d'années) intitulée les Mmm-a.r d'Albio.rç et le Se"6
d'en Aups. L'auteur de cette brochure, savant universel, historien,
géologue, etc., directeur du musée de Gap ou de Digne, est le père ou
le beau-père ou grand-oncle d'une amie de Mme Maurice 2• Nos amis
ont dû garder cette pièce, ou peut-être pourraient-ils la retrouver. Tu
y verras que Maurras n'est pas Maures mais dériverait de je ne sais
quelles racines bizarres Ma ou Mo qui viendraient elles-mêmes, sauf
ton respect, de la Lune 1 1 1 Cela me paraît bien tiré par les cheveux;
mais n'est peut-être pas plus faux qu'autre chose. Cela pourrait servir à
montrer à notre ami l'Américain q_u'il est un �u loin des réalités immé­
diates, exigibles en matière de cntique et d histoire. Le temps presse,
je n'ai que le temps de t'embrasser, mon petit Jacques.
CH. M.

A SON NEVEU JACQUES MAURRAS


20 mars 1 9 5 0.

Mon petit Jacques,

Comme toujours, voici un post-scriptum rectificatif ! J'ai d'abord oubJié


de te dire combien, hier matin, j'avais pensé à ton pauvre père dont c'était
la fête. Il y a vingt-six ans que je l'ai perdu, et notre malheur me semble
toujours de la veille 3• Cependant te voilà homme, moi, très vieil homme,
et les temps n'ont pas embelli ni en Indochine, ni à Paris, ni à Clairvaux !
Autre grave ormssion : les messages pour Visseaux' m'ont fait négliger
de te souligner combien sont graves, sensées, utilisables, les impressions
de lecture du << mémoire >> par Mlle Vicherat 6• Il serait bon d'extraire ces
quelquC:s lignes_ et de les dévelop�r : son parallèle avec les p�océdés
de demère le rideau de fer vaudrait un bon açcent. Cela a été dit, sans
doute, mais il faut le redire en soulignant l'hypocrisie de nos Occiden-

1. Georges de Manteyer. En note Maurras avait ajouté : • Le Monsieur X, auteur de


cette brochure qui me dépouille de mon • sang arabe •• me fait présent en retour d'une origine
grecque en raison de mon pténom Pholim. • Les prénoms de Maurras sont : Charlcs-Marie­
Photius.
2. Mme Maurice Pujo.
3. Le docteur Joseph Maurras, médecin des troupes coloniales, mort à Saigon (Cochin­
chine) le 22 novembre 1924.
4. Industriel lyonnais, ami de /'htion frflllftdst.
5. Mlle Vicherat habitait rue de Verneuil au même étage que Maurras.
170 LETTRES DE PRISON

taux. J'ai été sur le point d'oublier de te parler de l'affaire des Maurras
et du grand savant alpin 1 dont les petits-fils ou petits-neveux sont connus
de Mme Maurice. J'ai eu la chance d'y songer au dernier moment. Je me
rappelle, en sus, et · tu pourras le rappeler à nos amis, que ce grand
savant universel était l'auteur d'un gros volume sur la route suivie par
Napoléon dans les Alpes, à son retour de l'île d'Elbe. Il est impos­
sible que Mme Maurice n'en ait pas souvenir. Par exemple, je t'ai laissé
refiler sans te reposer la question (cependant établie à ton précédent
passage) relative à Antigone, à Hilaire I et à Lyon. Si tu as écrit à temps,
la réponse ne peut plus tarder : transmets-la moi, c'est important. Je
compte bien que, ce lundi, jour de ta rencontre avec nos amis, tu leur
auras dit la haute importance que j'attache aussi à Dino Frescobaldi 3•
C'est un pion européen, et le belge 4 en est un autre. Des gens comme le
figariste Aron 5 en viennent à dire que l'on ne peut plus s'en tenir à des
débats superficiels. Ces deux étrangers voient comme nous, et le floren­
tin s'engage résolument à la suite de l'école française. Impossible de négli­
ger cela I Je te supplie de me dire le plus tôt possible ce qu'on en a pensé 1
Dis à Calzant que je viens de recevoir les livres et l'en remercie très chau­
dement. Mais je ne trouve pas le tome II des Mémoires de Boncour 6•
Pourrais-tu faire demander à Pierre Varillon pourquoi la revue verte
de Lardanchet 7, après avoir très bien parlé du Grand Juge, ne dit rien
du Jeune Fran;ais? N'oublie pas la question. N'oublie pas non plus ce
qu'il faut dire à Boutang, tant sur le poète Horace que sur l'Homère
de Mireaux 8• Ce dernier livre me fait un peu moins de plaisir que son
premier volume, mais beaucoup de plaisir tout de même. T'ai-je assez
dit que les deux dictées que je t'ai faites sont absolument subordonnées
à la sagesse et à l'esprit politique de Maurice ? Mais cela va sans dire
et fait partie de nos conventions. Voilà je crois tout mon P. S. d'aujour­
d'hui. J'y voulais joindre de longues considératiom sur le communisme
et la primitive Église, le communisme et le cénobitisme monacal, mais
cela se réduira à deux mots : 'les chrétiens des premiers temps croyaient
que leur génération allait voir la fin du monde, et la cité temporelle ne
pouvait pas les occuper; les cénobites contractent une association volon­
taire, ne se marient pas, ne font pas d'enfants, et ne composent pas une
société naturelle. La meilleure preuve que toute Cité charnelle comporte
1. Cf. la lettre précédente•
.:z. Il s'agissait de l'autorisation à demander à Hilaire Theurillat pour que fût reproduit
dans La Ba/ana inllriem-e (Lardanchet. Lyon) le poème : Antigone, Vierge-Mèr, d4 /'Ordre.
3. Œ. plus haut. la lettre à Dino Frescobaldi. page 159, note 4.
4. L'écrivain belge Paul Dresse, auteur de Char/11 Mtmrras, poile, Bruxelles, 1949.
5. Raymond Aron, rédacteur de politique étrangère au Figaro qui venait de publier L,
Grand Schisme (1948) et les Guerres en chaîne (1950).
6. J.-Paul Boncour : P.ntr, deux G#erres. Souvenirs sur la IIJ8 République.
7. Le Bulletin d4s Lettres (Lardanchet), revue mensuelle dont la couverture est verte.
8. a. plus haut, la lettre du 4 janvier 1949. Le second volume d'Emile Mircaux a pour
titre : Le.r Poèmes homlrÎ<Jllls II : L'llimle, l'Ot{yssle 11 /11 rivalills coloniales. Paris, 1949.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

des inégalités individuelles des biens, et des hérédités, c'est que les Etats
de l'Eglise, dans la mesure où ils ont été des Etats temporels, compor­
taient, malgré l'élection du chef spirituel, l'existence de << princes romains i>
héréditaires. Cette remarque, il y a quelque cinquante ans, en boucha un
coin au comte d'Haussonville qui faisait le libéral dans le Gaulois
d'Arthur Meyer. Je songeais à te dire d'ajouter ça pour Frescobaldi :
mais non I Il sera temps un jour I Et puis, il a tant potassé mes bouquins
que ce n'est peut-être pas nécessaire. Enfin, tu vois que je ne cesse pas
de ruminer de ce côté-là, à l'imitation de l'animal de la fable. Fais-en
ton profit si tu en as l'occasion. Je continue à trouver merveilleuse la
double conjoncture et bruxelloise et toscane. Cela nous adjuge le pompon
et permet à notre pays de reprendre son rang en tête des élites de la
pensée sociale. A l'œuvre donc! Je n'ai que le temps de t'embrasser,
mon petit Jacques, amitiés à maman, ton vieil oncle qui ne radote pas
encore, crois-le.
CHARLES MAURRAS 8 3 2.1

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

.....Il faudra dire à Brun que je le remercie beaucoup de son grand


poème rythmé et que je l'ai lu avec beaucoup de curiosité et de plaisir,
mais j'aime mieux la liberté de sa prose dans Groumandugi. Mais enfin,
le poème en prose a été la passion de notre jeunesse; je constate avec
joie que Brun n'a pas vieilli. Tout de même, c'est un genre faux. Je ne
peux non plus lui cacher que j'ai trouvé assez amère l'assimilation à un
conte de Martégau de mes très sérieuses remarques sur la naissance de
Marseille. Aucune risée ne suffira à détruire l'évidente impropriété des
textes de Justin, de Strabon et autres. Sans doute les professeurs sont-ils
puissants pour maintenir, contre vents et marées, des fables ridicules,
mais il leur arrive de commettre des fautes, et ils en ont fait une énorme,
ces temps-ci. Pour des raisons à eux, des intérêts ou des passions qu'il ne
m'appartient pas de juger, ils ont rendu au nommé Festus Avienus
une autorité qu'il avait perdu. Ce Festus n'est ni un historien, ni un
chroniqueur, ni un annaliste, ni rien qui y ressemble, mais un poète
imitateur de Virgile qui versifiait sur la Géographie, mais il chantait
au xve siècle après J.-C. ! Donc un millier de bonnes années après la
fondation de Marseille I Les professeurs marseillais ont trouvé quelque
part que Festus s'inspirait d'un ou de plusieurs documents · contempo­
rains d'Euxène et de Gyptis. C'est fort possible. Probable même. Je
n'y vois pour ma part aucun inconvénient. Mais alors, il faut voir .ce
que dit ce Festus si bien documenté et ce qu'il faut admettre si fon
LETTRES DE PRISON

n'admet pas son témoignage. Ecoute les vers 704-712. du poème Ora
maritima : - Massifia et ipsa est : cujus urbis hic situs : - profronte lit11s
praeja&et, tenuis via - palet inter undas : latera gurges ad/uit, - Stagnum
lambit urbem, et lll1tia lambit oppidum - laremque fusa,· civitas peninsula
est; - sic aequor omne caespiti infundit manus, - Labos et olim conditorun1
diligens -formam locorum et arva naturalia - evicit arte... Ce qui veut
dire Ge ne traduis pas moi-même, de crainte de tirer le sens à moi) « ... et
Marseille elle-même dont voici la situation : - le rivage s'étend en
avant, un étroit chemin - s'ouvre entre les eaux, _la mer baigne le
côté, - un étang entoure la ville, et l'onde se répand dans la ville -
et dans les maisons, la cité est presque une Ile; - Ainsi la main humaine
a introduit la mer dans la terre, - la forme des lieux et la nature du
sol - ont été modifiées par le labeur diligent des fondateurs... >> Ce
texte est si criant de vérité que le dernier éditeur savant de Festus Avienus,
M. Berthelot, en 1934 1, après avoir montré que cela n'a aucun rapport
avec ce que nous voyons de Marseille, écrit : « En fait, la description
d'Avienus s'appliquerait bien mieux à Martigues. • Pan ! Mais il se retourne
et met en note que Martigues n'existait pas alors ... Mais, sapristi, c'est
justement ce dont on discute, quand il s'agit de savoir si la Massilia
primitive est bien placée à Marseille ! Ce qu'il affirme, il n'en sait rien,
et Festus nous apporte un témoignage du contraire. Si on ne le réfute
pas, (mais on l'accueille et on l'appelle, on le :renforce et on le prime. . 1)
il faut écouter ce qu'il dit. Et ce qu'il dit est autorisé par le contraste
de la position réelle de la Marseille moderne avec cc 'lue disent tous les
auteurs anciens du lieu de sa fondation ; sa topographie si frappante est
autorisée encore par le contraste du champ marseillais si pauvre en
antiquités avec le nôtre qui en est si riche, surtout depuis la découverte
de l'acropole de l'Avarage et de ses mosaïques, situés à quelques six kilo­
mètres à vol d'oiseau de notre port sur les Etangs, qui est la distance
approximative de l'àcropole d'Athènes au port du Pirée 2• Voilà mes
raisons. Riez tant que vous voudrez, mon bon Brun 3 1 Si ce sont des
martégalades, la bonne Mère en est une autre, et le Pharo une troisième,
une quatrième la crypte de Saint-Victor! Le rire ne peut rien contre une
vérité aussi gaillarde et soutenue. Ai-je besoin de vous dire que ce ne
sont pas mes seules raisons? Que je n'ai pas l'intention de vous asséner

1. Festus Avienus : Ora Maritima, édition annotée et commentée par André Berthelot.
Paris, 1934-
2. • J'ai eu l'honneur de naître dans une de ces maisons où la mer pénètre parce qu'elles
ont été construites de (main d'homme) sur pilotis. Entre ses deux portes, celle du nord
et celle du sud, celle du quai et celle de la rue de l'Eglise, il existe encore un puits dont l'eau
saumAtre vient de la mer. Evidemment. ce n'est pas la maison du ,onditor ou fondateur
d'il y a deux millénaires, c'en est le type; le style et l'emplacement qui n'ont pas bougé, -
d'après le Festus Avienus qu'ont restauré nos braves professeurs ». [Addition marginale.]
3. Cette lettre était écrite pour être communiquée à Maùriee Brun, à qui Maurras s'adresse
directement ici.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 1 73

un volume, mais de vous rappeler tout simplement à la considération


que méritent d'honnêtes idées? Mon seul chagrin est de l'avoir fait si
long, alors que vous, en quatre mots gentils, savez si bien dire et dites
si bien que vous n'avez pas voulu me faire de peine, ce que je crois
d'ailleurs bien volontiers, de tout mon cœur.
Cependant, malgré tout, la démonstration resterait incomplète si
je ne vous montrais en quoi a consisté la faute des professeurs lorsqu'ils
ont subitement rendu un crédit total à ce Festus Avienus si totalement
diffamé jusque-là! Il faut voir ça I J'ai lu le bon gros tome d'une Histoire
du Commerce marseillais, préface de M. Rambert, premier livre de
M. Busquet, deuxième de Mlle Pernoud. En tête de leur bibliographie
des auteurs latins, page 14, on lit : « Dans la liste approximativement
chronologique qui suit, c'est un poète du :rve siècle de notre ère, Rufus
Festus Avienus, qui, en bonne logifj111, doit être inscrit en tlte ,· ce qui nous
intéresse, en effet, dans son Ora ,naritima, ce sont les renseignements
tirés par lui de sa source principale, un très ancien périple massa/iote selon
toute apparence - et qui répondent dans l'ensemble à la situation
historique et topono mastique du 1ve siècle avant notre ère. >> Ce sont eux
qui soulignent I Ils mettent en note : « Malgré les critiques d'A. Berthelot
(introduction de son édition de l'Ora maritima) et J>Out les multiples rai­
sons qui se dégagent de l'étude d'A. Schulten, l'existence de cette source
indéterminée demeure nécessaire, soit que Festus Avienus l'ait directe­
ment employée, soit qu'elle ait été pour la Méditerranée occidentale,
la source principa1e d'Hécatée de Milet (Periegesis perdue), à qui, au début
de son poème, A vienus déclare avoir fait de nombreux emprunts. >>
Comme .si cette Restauration et Réhabilitation solennelle ne suffisait
pas, on lit page .2 3 du même bouquin : « I'Ora maritima d'Avienus est
l'œuvre d'un poète du :rve siècle après J.-C. mais le poète a employé
des sources beaucoup plus anciennes et très certainement 1111 vieux périple
massaliote. Ce périp1e disparu semble devoir être daté du début du
ve siècle avant notre ère et produit par endroits des renseignements
plus anciens de près d'un siècle. Le tableau ainsi tracé dans I'Ora mari­
lima se situe dans l'ensemble au v1e siècle avant le Christ ». Or, ce tableau
on vient de le voir, peint Martigues et non Marseille, de la façon la plus
explicite : cujus urbis hic situs ! Enfin, page 34, on nous répète (je suis poli)
que Festus Avienus « poète tardif » reproduisait les renseignements d'un
vieux périple marseillais. Je voudrais bien savoir quel jeu de passe-passe
ou quel tour de bâton permettrait à nos professeurs marseillais, même
sous le prétexte d'ensemble et de détail, d'écarter le témoignage explicite
d'un tel témoin! Le lecteur impartial n'emportera de toute cette dispute
qu'un seul regret : c'est que le texte connu d'Ora maritima s'arrête si
mal à propos I Après les vers que j'ai cités plus haut, il y a un vers et
demi ainsi conçu : « Si qua prisca te j1111anl - haec in nove/a nomi1111m
dedicere » c'est-à-dire : « S'il te plaît de changer les anciens noms en
nouveaux... » Il allait nous donner peut-être la clef de nos désaccords 1
1 74 LETIRES DE PRISON
La coupure de son texte nous l'arrache brutalement, et nous restons sur
notre faim ... Comme il n'est rien d'impossible à des professeurs, sur­
tout archéologues, ceux de Marseille · sont capables de soutenir à la
face des cieux que la base scientifique de Festus est un vieux périple
marseillais, c'est-à-dire un vieux récit du tour de la terre par un navi­
gateur marseillais mais que la description qu'il donne de Marseille est la
fantaisie d'un étranger ignorant ! ...

A XA VIER VALLAT

2 5 mars 1 95 0.

Segne Xavié Vallat,


Gramaci en touti e le personne! Réglée par toute l'Histoire de France et
d'Europe, la préséance du Royaume sur l'Empire est assurée encore par
la fontaine de Tourne 1 et le bas-relief aux deux faces de Bourg-Saint­
Andéol. Reste seulement à savoir de quel côté l'olivier monte (et fait
ses olives) le plus haut. : si l'olivier actif le plus septentrional est sur la
rive gauche, le bras de la balance se relève un peu. Mais, sinon... ?
Ne pourrait-on pas dire à vos amis, non seulement pour le projet
Adenauer, adopté d'enthousiame par les bayeurs aux grues des deux
églises (rappelez-vous ce que c'était pour l'union franco-britannique en
1940 1) mais pour tous les projets d'Europe - Europe, pseudonyme
d'Allemagne pour tous les hitlériens de Paris, de Lyon en 1943-1944. -
Ne pourrait-on pas dire que ce n'est plus de la polémique, mais de
l'arithmétique?
Nous formons deux contenants distincts, à peu près égaux. Ils avaient
même population en 1870.•. l'Allemagne aujourd'hui nous double pour
le moins ! Tant que ça ne communique pas, va bien! Mais sinon (s'il y
a fusion, union, intégration, par la loi des vases communiquants : 70 +
40 millions font no, no divisés par 2. (puisque les territoires sont à peu
près égaux) font 5 5 : c'est une invasion pacifique forcée de 1 5 .000.000
d'Allemands que tous ces imbéciles-là nous préparent. Ils réalisent le pro­
gramme d'Hitler ! Et au moment où nous nous montrons déjà embar­
rassés des quelques centaines de milliers de gosses nés depuis 1 940 1
Ils sont fous, fous, fous.f La canaillerie ne suffit pas à expliquer cela. Folie 1

1. La fontaine de Tourne est une sow:œ qui sort d'un bloc rocheux où est gravée urie
image du dieu Mithra égorgeant un taureau.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

Folie! Qui le criera? N'avons-nous pas assez de boches juifs l 15 millions


de boches aryens! .•. Mes amitiés et encore un coup mi gramaci en to11ti.
011merrage a Domo Vallat.
Tous mes beaux souvenirs, mon cher ami
CHARLES MAURRAS 8321

E /ou libre de la Vieie Drecêe, eme P.Nellan en Bavard 1 ?


Etes-vous toujours persuadé que l'homme qui travaille est un animal
dépravé?

A JACQUES MAURRAS

Vendredi de Pâques 1950.


14 Avril
Mon petit Jacques,
Quels œufs de Pâques, royaux, impériaux et pontificaux l Le Samedi
Saint, un beau poulet de Mme de L [assus] et son gâteau ! Lundi de Pâques,
ta visite imprévue, chargée des incomparables amitiés de Maurice et de
la belle histoire de la blonde Mme F.) l Et mardi matin, osco manosço,
une lettre de Georges m'apportant le docume11t-mass11e 2 que tu dois con­
naître aujourd'hui! J'ai répondu à Georges tout de suite, avec mes impres­
sions du moment dans leur rapidité et leur confusion. Mais depuis,
je ne cesse de ruminer cette affaire, elle me paraît du plus haut intérêt,
au fur et à mesure que j'y pense mieux. Et d'abord, cela pourrait servir
au pourvoi du Maréchal ; il faudrait en faire part à Me Isorni, puisque
les Allemands disent que la vraie résistance est partie de Vichy et du
Maréchal! Si ce n'était qu'un aveu en paroles ! Mais les confirmations
objectives abondent 1 - En ce qui me concerne, les faits sont nets et
forts. Le 24 janvier 1945 le ministère des Affaires étrangères dénonce

1. • Et le livre de la Vieille Droite, avec Ruellan et Havard &. La Vieille Droite est le titre
provisoire d'un livre sur l'activité sociale des parlementaires royalistes ou consetvateurs de
1870 à 1900 dont Maurras souhaitait la publication et que Xavier Vallat avait eu d'abord
le dessein d'écrire avec ses deux amis Charles Ruellan et Robert Havard de la Montagne.
2. Il s'agit d'un rapport d'Otto Abetz où l'ambassadeur de Hitler en France se plaignait
à son gouvcmcment de l'opposition que Charles Maurras et l'Aelion frtmfa/g, « dont la
thèse fondamentale était la balnc de l'Allemagne • et • se résumait dans la lutte contre l'unité
allemande •• menaient contre toute politique de collaboration.
12
LETIRES · DE PRISON
ce document. Le mime j(Jllr, il le passe à la Justice, où l'on sait que
mon procès s'ouvre le jour même et que je suis accusé de trahison pour
intelligençes avec l'ennemi. Le document démontre en général et en parti­
culier, par mon comportement de toujours, et sur ma réaction spéciale
contre la L. V. F. Ge crois que c'est bien le sigle des volontaires contre
la Russie) que je suis tout mésintelligence avec l'ennemi. On peut m'accuser
d'avoir tué père et mère ou violé ma petite sœur : je n'ai pas eu d'intel­
ligences avec l'ennemi, j'ai eu et fait tout le contraire. Que doit faire le
ministre? Il est le chef direct du parquet de France. Il doit dire à son
parquet lyonnais ce que cette pièce contient, ce qu'elle prouve, donc que
la première accusation ne tient plus et qu'elle doit être abandonnée.
C'est son devoir. Il n'ose pas le transgresser directement en mettant la
pièce dans sa poche ou en la détruisant ce qui serait dangereux pour lui
(qui sait? tout arrive) à cause des bordereaux interministériels. Il se
contente donc d'envoyer la pièce à son Commissaire du gouvernement.
Première forfaiture. Voici la seconde. Le Commissaire Thomas est connu
pour un certain nombre de réquisitoires d'une violence et d'une iniquité
révoltantes, notamment contre le préfet régional Angéli. Thomas fait
donc ce que le ministre a dû prévoir : il garde la pièce pour lui. Ni
Pujo ni moi ne l'avons vue. On n'en parle pas aux audiences. Par même
peur que son chef, Thomas ne la détruit pas, ne la garde pas dans sa
poche, il la glisse dans le dossier où elle sera retrouvée par le plus grand
des hasards. Nous sommes condamnés... Tu me diras qu'il y avait à
notre procès d'autres pièces non moins probantes. Mais aucune d'entre
elles n'avait le cachet des deux ministères, aucune n'était communiquée
officiellement de Paris. Aucune ne contenait aussi fortement que celle­
ci, non des hypothèses, non des appréciations, mais l'assertion, la consta­
tation générale et impersonnelle signée de !'Ennemi. On nous condamne
donc. Le ministre l'apprend. Que fait-il? Rien. Cependant, il sait que
notre condamnation est, au moins, une erreur judiciaire. Après la pièce
qu'il a vue, il ne peut en douter. Son devoir est donc d'introduire lui­
même un pourvoi immédiat en révision. Il n'en fait rien. Cette double
forfaiture ne doit-elle pas être dénoncée? Mais comment? Par une action
judiciaire contre M. de Menthon? Ou par une lettre publique que je lui
adresserai et où je le qualifierai violemment? Faut-il nous contenter d'un
P. S. à notre premier Mémoire 1, où serait racontée en outre l'affaire Guth,
Yves Farge et Claudel 2? Il me semble qu'il serait beau de traduire en jus­
tice l'ancien garde des Sceaux de !'Epuration. Mais est-ce juridique?
Y a-t-il des responsabilités de ce genre reconnues par la Loi? Le poli­
ticien n'est-il pas assuré de l'immunité? Je le soupçonne ! Mais il y
aui:ait peut-être un adroit détour à saisir. Lequel? Il me semble qu'une
conférence ici avec Georges serait nécessaire. Ne peut-il demander une
1. AN G,llllll ]111,1 d, Frana. Requête en revision. Paris, 1949-
.i. Sur cette affaire, cf. plus hnt, la lettre du .8 décembœ 194'>-
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 1 77

nouvelle autorisation place Vendôme? Et notre cause étant ici, Pujo


ne pourrait-il l'accompagner ? Georges pourrait la motiver hardiment
par sa découverte du document-massm. On la lui refuserait difficilement!
Je crains que la voie des correspondances ne soit trop lente pour l'im­
portance de l'objet. Je pense que Georges doit avoir reçu tous les ren­
seignements nécessaires des avocats de Lyon. Ils n'ont certainement
pas vu cette pièce. On ne la leur a pas montrée. C'est impossible 1 Ils
étaient trois avec Durnerin, elle n'a pu leur échapper à tous trois I D'ail­
leurs, l'arrivée de la pièce entre le 24 et le 27 auratt dû causer un incident
d'audience assez mouvementé, cris, défis... Enfin voilà mon souci. Veux-tu
le passer à Georges sans retard, par exemple en pliant ceci dans un petit
bleu, en délibérer avec Maurice, et tout mettre en train! Cela permettrait
de rappeler le sujet de votre précédente démarche à la Chancellerie.
Je te serai reconnaissant de me répondre, ceci lu, - par deux lignes
(deux) mais immédiatement.
T'ai-je redit que je voudrais bien : 1 ° les deux premiers volumes de
la correspondance de Paul Cambon 1 (chez Grasset) ; 2. le second volume 0

des Mlmoires de Paul-Boncour (Plon) ; 3° la toute petite brochure dont


j'ai oublié le titre, mais• qui est signée Ser1111s ]Nris ', celle que j'avais
a été perdue ou volée; enfin, j'aurais besoin d'un Strabon si possible
grec-français, et je voudrais aussi un Festus Avienus. Ce poème latin
du IV8 siècle après J.-C. a été réédité avec un commentaire historique
et apparemment critique vers 1908 chez Champion. Champion est un
éditeur d'érudition qui est encore, je crois bien, quai Mala.quais, 3, 5 ou 7.
Le père Champion et ses deux fils sont morts. Le gérant du magasin
était, il y a dix . ans, une Mme de Harting. Elle me connaît. Elle a édité
deux brotjiures de moi, un Essai Sll1' la CnlitJNe et un Aubane/8. Tu peux,
toi ou ton envoyé, invoquer ce souvenir pour obtenir ce Fesflls, sans
doute rare. N'hésite pas à le payer. J'en ai besoin..•
Je t'embrasse, mon petit Jacques, ton vieil oncle toujours grondant,
je t'embrasse encore.
CH. M.

1. Paul Cambon : Corr1.rpo,,dana (1870-1924), 3 volumes. Paris, 1940-1946.


:z. 5crvus Juris : Le1tr1 011111rt1 à MM. l,,r Prl.ridmts d,,r CO#t's d, ]1111ic,, Paris, 1948.
3. Prologu, d'1111 Essai st1r la CrilÛJRe. Paris, 1937. - Thlodort Allhanel, Paris, 1927-1928.
LETTRES DE PRISON

A MONSIEUR ET MADAME DB LASSUS


Ce 30 avril 1950.
Chère Madame et:cher Monsieur,
Oui, amis si grands et si magnifiques I Dix jours passés sur les jonquil­
les et le vin sucré du zo avril n'en ont pas voilé la lumière. Merci de tout
cœur - mais, si de meilleurs jours approchent, quelle joie de pouvoir
vous remercier de vive voix 1
Respectueux et cordial hommage d'une confusion immense.
CHARLES MAURRAS 83z1

A SON NEVEU JACQUES MAURRAS

Mon petit Jacques,


Désespoir I Cinq minutes après ton départ, j'ai regardé le calendrier
et vu le nom du grand saint Jacques, ta fête I Et je ne te l'ai pas souhaitée 1
Fureur I Regrets ! Navrances I Comment n'y ai-je pas pensé tout seul,
et sans la feuille à effeuiller ? Je tourne décidément en bourrique, et vois
que je ne suis plus bon à grand'chose. Il est temps d'écouter le conseil
de Ronsard, meurs, guallant, c'est assez beu ! En tout cas, et en attendant
j'ai bu ton rhum qui m'a fait merveilleusement transpirer et lu de ton
Cambon qui m'a fait jubiler, de sorte que me voilà de très bonne humeur
pour te dire bonne fête, mon petit Jacques, très bonne fête avec trente-six
ou quarante-huit heures de retard 1
Ton vieil oncle.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 179

A LA COMTESSE DE DREUX-BRÉZÉ

Vient rapporté par N[inon] 1 8 mai 1 9 5 0.

J'ai pour après-demain une certitude : celle de savoir par Ninon ce que
vous faites et comment vous vivez dans votte sous-marin 1 1... Puissent
les dieux détourner le mauvais augure ; le manque de lumière et d'air ne
vous vaudra rien ... Les conditions permanentes et perpétuelles sont celles
qui s'imposent de tout le poids de leur nature. Quelle constante est pire
que l'ombre et l'asphyxie?... Et je tremble pour << Gasparine » 2 que vous
aviez mise en si bonne voie l.. Les discours baptismaux du curé m'avaient
paru vifs, nets, près du réel et précifités du réel.
Je sais qui est Sartre, quoique je n aie pu lire encore aucun de ses livres,
mais tout ce que j'ai appris ae lui et de M lle de Beauvoir me dégoûte.
Vous l'avez combiné avec Gide I Ce dernier est assez écœurant. Tout
ce joli monde va recevoir le prix Nobel de la main des pudiques pasteurs
de la Scandinavie I Il me plaît de voir Gabriel Marcel mettre à la scène
un ménage huguenot ; il faudrait les tuer sous le ridicule. Figurez­
vous que, tout petit, j'ai assisté à un baptême protestant, c'était l'enfant
d'un ingénieur des ponts et chaussées polonais appelé Bromniski. Il
avait invité mes parents, ils m'y menèrent et pendant des jours je m'amusai
à contrefaire ce curé en redingote qui envoyait de l'eau bénite de loin
à son néophyte. Il fallut me parler sévèrement pour faire cesser ces
singeries. Je les continue en rêve depuis presque soixante-dix-sept ans.
Ce qui m'ennuie, c'est l'expression du vrai que j'ai trouvée dans une
lettre assez récente du pasteur Boegner au « Figaro » : Les catholiques se
protestantisent. Qu'ils sont tristes, bons dieux ! Qu'ils sont devenus
tristes I Je songe à nos braves curés, vicaires, sacristains, bedeaux, mar­
guilliers, que l'on appelait fabriciens I Je songe à ces bons professeurs,
à leur sérieux toujours mêlé de petits mots pour rire et surtout à leur
goût du clair et du beau. Cela allait des cantiques de la crèche à la lecture
de Mistral et de Dante, aux offices, à l'enseignement. Ce que je lis dans
leurs Revues (sauf la Pensle Catholique 4) est toujours pernicieux et sombre,
abstrait, noir, se traîne à la suite de l'évolution et va mourir dans une
absurde mer de mots I Visiblement ces gens-là sont en train de perdre
équilibre et bon sens, noyés dans leurs abstractions et frappés d'épou­
vante par les autorités artificielles de la politique et de la Science I Donnons­
leur un autre prix Nobel et n'en parlons plus. Mais il faut que je vous
confie comment j'ai traversé trois journées de démoralisation complète,

1. Un rez-de-chaussée, où Mme de Dreux-Brézé, souffrante, devait alors rester alitée.


:z. C'est le titre d'un livre écrit par la Comtesse de Dreux-Brézé, ouvrage auquel Maurras
s'intéressait beaucoup.
3. Cf. Gabriel Marcel : Un homme de Dieu. Paris, 1950.
4. La Penrée catholique, cahiers de synthèse dirigés par l'abbé Luc-J. Lefèvre. Paris.
t8o l'..ETI'RES DE PRISON
absolue. C'était pour avoir lu, dans un discours officiel, le nom de Dieu
dans la bouche de B, à propos de dvils que ne couvrait pas 1•amnïstie :
« Dieu seul pouvait leur pardonner! » ou quelque chose comme cela. Je me
suis senti étrangler et ma bouche pleine de boue I Le misérable instigateur
de la _guerre de 391 Cet ignoble sacrificateur des Français I Ce boucher
conscient et volontaire de sa patrie I Ilm'a semblé que je voyais, sur la lan­
gue de ce pourceau_ une hostie consacrée, maculée, profanée I Je vous
assure que j'en ai eu troiljours de flal,IS/e morale et presque physique. Il est
curieux que tous ces faux-témoins et faux-jureurs, de Claudel, de Gay, de
Champetier de Ribes, ce tartuffe de Menthon, n'aient pas eu (du moins à
mon escient) l'idée de prendte à témoin la Ma:jesté de Dieu I Je m'y serais
habitué. Ce cavalier seul de B. m'a pris de court I Est-ce qu'on ne pour­
rait pas faire savoir au Pape quel honneur ces piewc hommages lui font?
A Lui, à l'Eglise, à la foi, à toute une grande doctrine que l'on avait
èontinué d'honorer et de respecter ? C'est tout de même fort! Notre
première révolution s'est faite contre l'Eglise Catholique, et la seconde
(1 830) aussi. En 48� die a béni les arbres de la liberté .tllais se gardant
des mains absolument pures. A la révolution de 1 899 1, quelques origi­
naux catholiques, un peu fêlés, ont seuls hurlé avec les juifs, et le mouve­
ment s'est fait, encore une fois, contre les Catholiques et contre'l'Église.
Mals en 1944 les catholiques officiels ont tenu à prendre la tête du mou­
vement, à tremper dans le sang, le pus, et la sanie, à draguer leur part
de boue et de profit et, si l'on ne peut pas dire qu'elle en ait bénéficié
(l'Eglise) - bien au contraire - eux y ont gagné tout ce qu'il fallait de
pouvoir pour mettre en lumière leur incompétence, leur ignorance,
leur incapacité. C'est le premier accident de ce genre dans notre histoire.
Si les moines de la Ligue n'étaient pas très édifiants, ni très intelligents,
ni patriotes, aucun ne se couvrait d'une pareille honte, et leur bataille
était défensive. Ils avaient raison contre la vache à Colas. Les nôtres
avaient été d'abord pro-boches comme Gay, Sangnier, etc ... Puis ils
avaient poussé à la guerre perdue d'avance. Ils avaient ensuite détruit
l'union de la patrie autour du Maréchal et s'étaient rués entre les genoux
de l'Angleterre et de la Russie. Il est difficile de rencontrer une pareille
somme d'erreurs et de forfaits I Il ne sei:a pas commode à l'histoire future
de débrouiller cette mêlée sordide, je n'y pense pas sans horreur...
- Vous allez me demander comme l'autre : << Citoyet1, votre pouls? »
- Il est tranquille ! C'est la faute de B. si je suis un peu << parti » 1 Soyez
indulgente, je vous prie. Peut-être avouerez-vous que cette situation
morale vaudrait la peine d'être lpurée à grande eau. Elle peut troubler
bien du monde et surtout dégrader bien des belles images que nous avons
eu joie et honneur à enluminer. Mais aussi le temps est à nous, il suffirait
de '\l'ivre seulement deux siècles à deux siècles et demi pour assister à
des expiations sérieuses qui seraient de véritables épurations. Les sanc-
x. La révolution causée par l'affaite Dreyfus et c procèa en revision.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 181

tions de l'infamie des choses sont toujours en retard sur les iniquités
humaines ; elles finissent par venir pourtant.
Pourquoi dites-vous que votre méditation a dû me décevoir? Au
contraire, elle m'a passionné, bien que je lui fasse toujours les mêmes
objections. Je ne vous les répéterai pas, à quoi bon i Je sens bien comme
vous que l'espérance, pour être complète, sous-entendrait la foi à son objet.
Mais autant la foi suppose un contenu précis et défini, autant il est per­
mis d'éprouver une sorte d'espoir indéterminé et vague comme le dieu
inconnu de l'Aréopage. Ainsi l'amour! Vinci dit que l'amour est d'autant
plus ardent que la connaissance est plus certaine. Aristote dit même qu'on
ne peut désirer l'inconnu, moins encore l'aimer. Mais on peut concevoir
quelque chose d'aimable et qui mérite d'être aimé tout en échappant
aux précisions de l'esprit. - N'est-ce pas assez parlé d'espérance et
d'amour comme le fait l'auteur de « votre & prière 1? C'est tout ce que je
prétends et je vous avouerai que c'est beaucoup peut-être, surtout si
l'on compare ce fil de la vierge errant sur la campagne aux énoncés
délicats et forts de toutes les relations que vous percevez entre les mon­
tées de la foi et celles de l'ordre, de la vie et du sentiment. Là, je ne peux
que suivre des yeux et admirer de loin. Je reste déconcerté au surplus
par l'étroit rapport établi entre notre entreprise :politique nationale et ce
spirituel si ardent. La première me passionnera Jusqu'au dernier souffle,
l'autre m'inspire une admiration soutenue et distante, doublée d'une
certaine stupeur devant le spectacle effrayant de ceux qui s'examinent,
se jugent, se condamnent, se repentent, vont à confesse et à communion,
sans montrer la moindre conscience de leurs crimes, moins encore,
l'ombre d'un remords.
Et je vois d'autre part de grands et nobles pays, généreux, vaillants,
et pieNX comme les Polonais dévorés depuis deux cents ans par tous les
malheurs publics, sans autre faute morale et religieuse de leur part que
la transgression de ces lois naturelles et spéciales de la politique que l'on
veut identifier, en tout cas étroitement mêler aux lois du spirituel person­
nel. - Comment voulez-vous que je ne me débatte pas au milieu de
tant d'ombres et de clartés I ou que je me contente de l'espoir de l'appren­
dre un jour, dans un autre monde, quand tout conseillerait plutôt de
désespérer du train dont les choses s'en vont! � ·•◄ • '""'4
J'ai pu suivre les obscurs articles de Duhamel contre le provençal à
l'école, et je n'ai jamais été plus navré d'être sous clef et bouche cousue,
il y a tant de choses à lui faire comprendre 1 1 Ce serait si facile I La réponse
1. Allusion au poème • La Prière de la fin • qui sert d'épilogue à la Balan« intérieure :
Seigneur, mdorm,z.-111oi dans 1/0lrl paix m'taÎfll
E.ntr, lu bro1 d, l'Bspira,,ç, 1t d, /'ÀIIHJ#r.
2. Dans sa • Lettre à mon ancien confœre M. Georges Duhamel • publiœ en � de Jorr,s
d8 Biot (Paris, 19p). Charles Maurras a œpondu aux articlca publiés par ce dcmicr dans L,
Figoro des 29, 30 avril. 5, 12 et 19 mai 1950, contre la loi instituant l'enseignementdes parlcrs
provinciaux dans les écoles primaires.
182 LETTRES DE PRISON

du ministre n'était pas toute mauvaise, mais plate et sans vigueur. Je


crois les intentions de Duhamel assez bonnes. Il est sur le chemin de
beaucoup de retours. Seulement il s'est trompé là et du tout au tout.
Les M. R. P. avec leurs lois ont raison contre lui. Quelle triste honte 1
Tout de même il devrait sortir de ce néant un accroissement de gloire
pour Mistral et pour la Provence. Ce serait si facile. Bis 1 1 et j'ai relu hier
la moitié des « Iles d'or ». Il était de la grande espèce. Vous êtes trop
petite pour l'avoir vu, c'était un être illuminant. Je tente d'écrire à
Duhamel, peut-être y parviendrai-je.
Comme je voudrais que vous me rappeliez Cheik-Saïd 1 dans tout son
détail, l'affaire du quai... Je ne les vois plus qu'à travers une brume opa­
que justement en une heure où j'aurais besoin de préciser certaines mal­
versations...
Mais oui, c'est bien « tout de go » que donne Larousse, mais je ne sais
pas du tout d'où vient ce go, il doit avoir de beaux titres de noblesse.
La syllabe est franche, la voyelle sonore et vive, la consonne bien app1i­
quée et articulée. Mon Littré me renseignerait. L'article Go doit être du
plus haut intérêt. N'avez-vous personne qui possède Littré? J'accable
Ninon de courses et de démarches, mais elle pourrait voir en passant
dans une bibliothèque et nous serions fixés sur le Go magnifique dont
le modeste gogo est peut-être sorti, qui sait? ... Enfin, dites-le lui...
Je suis sans nouvelles des Italiens 2 et de leur splendide marque de
confiance intellectuelle. Il serait intéressant de savoir où en est cette
affiw:e. · Il me serait très agréable de charger la fille de Pelissier de la
traduction; elle y mettrait, j'en suis sûr, ce qui est essentiel en la matière,
du cerveau et du cœur. Son père connaît assez nos doctrines pour lui
fournir tous les éclaircissements au passage... Mon premier mouvement
était de le faire traduire par le premier fralianiste venu ... et de le faire
revoir par Mme Espinasse, 1a grande traductrice de Dante. J'ai vu
plusieurs lettres d'elle où, malgré son âge, ne manque aucun signe de
présence d'esprit.
Non, je ne confondrai plus des avocats d'aucun sexe avec l'admirable
professeur de grec de Riom. Je lui suis bien reconnaissant; l'existence
de ces êtres est ce qui me rend optimiste au fond, malgré les amertumes
dont j'ai abondamment gonflé cette lettre; elles sont superficielles.
Elles n'atteignent pas ce je ne sais quoi de dur et d'impalpable que rien
ne brise ou ne dissout. - Avez-vous lu les Images romaines d'Henry
Bordeaux? Je les ai parcourues ce matin et les relis après-midi. Cela est
plein d'intérêt en soi, et aussi pour nous.
1. Possession française au sud-ouest de l'Arabie, en face de l'île de Perim, sur le détroit
de Bab-el-Mandeb. Cette position stratégique inquiétait les Anglais et, au moment de la
conquête de l'Ethiopie (1936), Maurras avait insisté sur l'importance de cette position pour
d'éventuelles négociations entre la France et de l'Italie.
2. Il s'agit d'un projet de traduction en français du livre de Dina Frescobaldi. La Conlro­
rivoluzjone (Barrès, �Daudet,�Maurras).
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 183

Voilà la loi d'exil supprimée I Henri 1 parvient à la plus ancienne de ses


fins, c'est de bon augure I Il y tenait depuis quinze ans. Vive le roi 1
Faites confiance à l'institution, la monarchie est plus forte que le mo­
narque et, quand celui-ci est heureux ou doué pour l'action, il la sert
bien..... Le pas en avant me remplit de joie et je suis convaincu que, tôt
ou tard, le M. R. P. et les S. F. I. O. en seront les mauvais marchands.
Manigances? Marchés? Ententes? Tractations? Il en faut bien I Le tout
est de savoir qui sera le plus habile et qui sera premier ou dernier roulé.
Un bon conseiller serait sage de faire valoir l'importance de ne pas trop
se laisser compromettre avec des factions déshonorées, vouées à l'impo­
pularité. Mais ce sont des prudences élémentaires. Croyez-moi, c'est
un grand fait heureux! Je n'en peux douter. Que de signes dans le ciel :
le livre de Bordeaux I le livre italien et la belle famille à la suite, si nous
n'avons pas deguerre dansl'tJ1111ée! Je voudrais vous envoyer, en signe de joie,
quelques vers nouveaux. Mais je n'ai pas grand-chose, hormis cette
petite chanson << A mes vieux oliviers >> 2 :
Il a dû vous plaire
D'être ici plantés.
Dix chants séadaires
Ont ainsi monté.
iK
Du nœud de vos branches
Millénaires sort
Qmlle aigrette blanche
A filaments d'or.

Quelleje1111e et vive
Sève coule et rit !
La future olive
En songe miirit

Et, sensible à peine


Mais s11a1Jement

Pure, votre haleine


Dit les beaux moments

Trop beaux qu'emportèrent


Aux cieux bien aimés
Du cœur de ma terre
Les brises de Mai

1. Le comte de Paris.
2. A me.r,,ieux O/ivierr, poèmes. Roanne, 19 5 1.
LETI'R.ES DE PRISON
D'ici que Décembre
En ses froids moulins
Déroule votre ambre,
0 chrêmes divins !

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAVRR.AS

Ma petite Ninon,
Dis à Michel qu'il a fait un bond de cent piques : non, non, non,
Cassagnac n'avait nullement forfait aux règles du duel en tirant au corps,
quand j'y tirais moi-même (quoique de fort loin à cause de la longueur
de ses gigues et de son bras). Je ne lui ai rapporté le fait que parce qu'il
s'était vanté à Mme de Mac-Mahon de n'avoir tiré qu'au bras et à cause
du récit de ce parent, au nom difficile, qu'il ne faut pas appeler Monsieur
d'Arthez 1•••
Sais-tu qu'après ton départ, je me suis allé coucher et ai dormi le plus
agréablement du monde ? Tu le soupçonnes. Ce que tu ignorais, c'est
que deux heures après, j'ai été très brusquement réveillé. Par qui? Pour
qui? Je te le donne en mille : Theurillat, l'éditeur du Cintre, et sa femme !
Tu le vois, le monde est plein de merveilles, et ce qu'il a d'amer est
compensé parfois comme tu me l'as bien montré par tant de fleurs,
fraises et gentillesses pour lesquelles je t'embrasse et rembrasse, ma
petite Ninon chouchoutée et très chouchoutable.
Ton vieil oncle.
CH. MAURRAS

z. Ch. Maurras rappelle son duel avec Paul de C.assagnac. et fait allusion à celui du
Baron Heeckercn d'Anthès qui se battit avec Pouchkine en 183 7.
MAISON CENTRALE DB CLAIRVAUX

A XAVIER VALLAT

Nuit vigile du grand courrier ! 24 mai so


Mon cher ami, merci de votre lettre du u.. Il me semble que vous
avez beaucoup tardé à apptendre 1a mort de notre pauvre cher Louis Dro­
mard 1• Il n'était déjà plus que vous espériez encore, mais les nouvelles
de Provence m'avaient ôté, depuis des semaines, toute lueur. C'est une
perte immense. Il a formé un groupe solide, éclairé, sensé. Je n'y vois
pas celui qui aura l'autorité nécessaire. Mais, comme vous dites bien,
il existe peut-être. J'ignore tout à fait l'envergure de son fils dont on
me parle avec des éloges auxquels je crois volontiers.
Que les dieux immortels me préservent de médire des dictionnaires
biographiques I Je transmettrai à qui de droit vos nouveaux renseigne­
ments sur le graveur-profiteur arlésien 2• La sainte Geneviève qui est
chez moi est bien de lui, c'est vérifié; je serai content de la revoir, mais
elle vit toujours dans ma mémoire. Non, je n'ai pas lu - dans un temps
où me manquait le loisir d'ouvrir autre chose que des journaux et des
revues - je n'ai pas lu les souvenirs de M. de Monti 3• Merci, mille fois,
des anecdotes que vous en triez pour moi. Elles sont décisives, elles
justifient la haute opinion qu'il faut avoir selon moi du comte de Cham­
bord. C'est le pape de la légitimité, il a maintenu ce que l'on pouvait
maintenir dans le « stupide » 4, et puis ses aspirations finales à l'actio11 ne
sont-elles pas émouvantes, ses projets de coup d'Etat par conscience
religieuse, ses préparatifs financiers, militaires, son envoi de La Tour du
Pin (en activité cfe service!) au général Billot, ministre de la guerre en
188% ? Il me semble que tout cela est raconté assez distinctement dans le
livre de M11e Elisabeth de Garagnol 6, la secrétaire et fille adoptive de
La Tour du Pin, celle que nous appelions la petite sœur d'Alsace et qu'il
no11s avait un peu léguée, Nous = Action française. Elle écrit avec une
estompe, de lui dont la conversation et l'écriture étaient un burin;
je l'avais surnommé le Marquis de Sévigné. L'essentiel me paraît dit
par sa survivante. Lisez-la. On doit l'av-oir dans l'Ouest. La principale
source de mes souvenirs sur Henri V, après La Tour du Pin, c'est le
milieu de la Gazette d, Fra,Jçe, colonel de Parseval, Charette, légitimistes
pratiquants (si l'on peut dire) et qui ont tous imprimé en moi l'idée d'une
1. Le Commandant Dromard était mott le 1er nw 19so.
z. Le • gravew:-profiteut • dont il s'aglt �t Wl artî$te &rJésien du xvue siècle, du nom
de Baléchou. qui avait trafiqué de l'une de ses gravures sans le consentement de son posses­
seur.
3. René de Monti de Rezé était le plus jeU1le des gentilshommes d'honneur de Frobsdorff
dont avaient fait �ment partie son père et son oncle. Il avait publié d'intéressants Souv,­
"lirs sur le ço111t1 tll C/Nm,bord. Paris, 1930.
4- LI shlpidl XIXe sik/1, titre du li\'te de Léon Daudet.
5. Elisabeth Boesao. de Guagno! : Le Coio,w/ tll LtlTOlll'duPin d'11près llli-11111111. Paris, 1934.
186 LETTRES DE PRISON

grande figure. Mais je tenais d'une autre source l'historiette de l'adoption


du prince impérial, et je ne la savais qu'à moitié, ignorant q,ue la reine
Isabelle y avait été mêlée et quelle réponse magnifiquement simple avait
faite le roi. Cela me venait de relations bonapartistes plus anciennes, ce
groupe de « légitimistes de l'Empire » qui aurait voulu faire réaliser au
« petit prince » le programme de Le Play, que son inventeur avait fait
accepter mz moment à Napoléon III..... J'ai dû vous conter, dans nos
colloques du soir, l'étonnant propos de M. Etcheverry 1 sur ce dernier
point...
J'ai fait une visite à Solesmes dans les derniers jours de la vie de notre
très grand ami dom Delattre 2 et beaucoup admiré ce vieillard plein de
lumière (je songe surtout à ses yeux) et puis, à la chapelle, les saints de
marbre ne vous ont-ils pas ravis, émerveillés? Il y a une expression
étonnante : le sourire supérieur de la Vierge. Je n'ai pu l'oublier pour la
prodigieuse humanité de son mystère. Remerciez les Pères de leur
amitié si fidèle. Dites-leur aussi ma fidélité reconnaissante. Alors, grâce à
eux, la vieille droite avance? Ce neveu du Père Maignen doit être le
même Charles Maignen qui a écrit vers 1 900, un peu avant peut-être,
un gros volume intitulé Nationalis,ne, Catholicisme, Rlvol11tion... 3• Tâchez
de le voir. Vous y verrez ruisseler le plaisir que fit notre apparition au
groupe royaliste des catholiques sociaux, ceux de l'Association catho­
lique, que, depuis dix ans, les ralliés brimaient, humiliaient, traitaient de
vieilles barbes périmées. Ah I comme ils nous aimaient, lui, le Père de
Pascal 4, quelques autres. Ils passaient gaiement sur le paganisme et
même l'agnosticisme, sûrs (avec raison), que cela ne tiendrait pas et
submergerait et emporterait tout le reste, comme je le désirais déjà et
le souhaite encore. Avez-vous vu, à ce propos, les Images romaines
d'Henry Bordeaux? Il y a (très prudemment rapporté) un dialogue avec
S. S. Pie XI qui est une merveille de portrait psychologique et histo­
rique. Voyez cela et parlez-m'en, nous confronterons nos impressions.
L'affaire de 1 926 a fait un mal immense. A nous? Ça ne compterait pas.
Mais à la France et, qui sait, peut-être à l'Eglise? J'ai lu le terrible article
sur Claudel d'un vicaire de Saint-Germain-!'Auxerrois (la paroisse des
rois de France 1). L'auteur me l'a envoyé dans son texte de la revue
Matines (que j'ignorais). En voilà un qui n'y va pas de main morte. Il
frappe comme Bourdaloue, en sourd. Mais droit, mais juste. Il sait viser

1. Ce disciple de Le Play fut député bonapartiste.


z. Dom Paul Delattre, abbé de Solesmes, auteur des Commmlaires s11r la règl, tk saint Benoît.
Paris, 1913.
3. Abbé Charles Maignen : Nationalisme, Catho/icis111e, Rit10/11tion. Paris, 1901.
4. Le père Georges de Pascal, S.J., philosophe, historien, économiste et sociologue, l'un
des fondateurs de l'Association ,atholique, collaborateur et ami de La Tour du Pin, était
titulaire de la chaire du Syllabus créée en 1908 à l'Institut d'Action française.
5. Maliner, revue internationale fondée en 1936 par l'Union universélL: des poètes et
écrivains catholiques. L'article dont parle Maurras avait été écrit par l'abbé Ducaud-Bourget.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

et attraper. Il a la bonté de me citer, mais ne paraît pas avoir lu mon


« Judas •· Il me semble que la concordance des jugements est complète .
Aviez-vous suivi l'absurde campagne de Georges Duhamel 1 contre les
dialectes à l'école ? Dire qu'il faut donner raison à ces j... -f... de M. R. P.
et même crier un peu à ce propos, Vive Marianne IV I Mais l'autre jour
nous avons crié : Vive le Roi I et bu à la santé d'Henri VI ; je n'ai jamais
été aussi content, depuis 1 900, où nous déclarions travailler pour 1 9 5 0.
Notez <lue la loi d'exil est de 1 8 86. Allons, y a bon.
Je suts très fier d'avoir pu contribuer à introduire Mistral chez vos
hôtes. Je vous prie de remercier le comte et la comtesse de Juigné 2 de
leurs attentions si fidèles : avouez que je n'ai pas tort de me dire gâté
par la vie sur ce grand chapitre de l'amitié. Le marquis de Juigné a dû
rentrer de Paris. Rappelez-moi aussi à son souvenir. Il n'est pas sûr que
notre tentative : une large fusion française, ait échoué; en tout cas on
peut réussir à la reprendre sur les mêmes bases, sans en excepter personne,
non pas même les frondeurs de poutargue et blasphémateurs de cigales,
de l'anthologie grecque et de saint François. (J'ai lu I'E.nfant d'Agrigente
du Père Festugière 3• C'est plein de choses intéressantes et les citations
pleines de goût, mais ses traductions du grec ne sont pas très satisfai­
santes, parce qu'il néglige les moyens d'action de la langue et de la rythmique
française, et croit trop à Oxford et à Cambridge ; il ne dit pas un mot
d'André Chénier, alors que le fameux poème Sur une urne grecque de Keats,
lu au temps où je lisais l'anglais, ne m'a pas paru supérieur aux évocations
helléniques d'Alfred de Musset). Peste de la parenthèse I Au moment où
j'allais vous féliciter du déjeuner de la Jupellière et de ses flacons! Il
me souvient que leur propriétaire comJ>arait les plus fameux Bourgognes
à des gourgandines tandis que le Bordeaux était des femmes de la plus
haute distinction, en quoi ma passion bourguignonne lui rendait les
armes.
Devinez ce que je lis, relirai et re-relirai avec un plaisir croissant,
comparable à celui que nous donna Mme de Sévigné I Ce n'est que
Molière. La verve, la poésie, la profondeur morale me confondent et me
soûlent. Et c'est aussi d'une vue extraordinaire sur l'esprit et la pensée
du siècle, les tendances du règne, la volonté du roi. Puis, quel français,
en vers et en prose I J'ai cru,pendant soixante ans, avoir lu_dans_André Ché­
nier ce distique :
Semblables à ces eaux si pures et si belles
Qui coulent sans effort de sources naturelles...

t. CT. plus haut, la lettre du 18 mai 1950.


2. Le comte et la comtesse de Juigné. gendre et fille du marquis de Juigné, député, puis
sénateur de la Loire-Inférieure.
3. A. Festugière : L'Enfant d'Agrigente, Paris, 19so, dont Pierre Boutang venait de rendre
compte dans Aspects de la France (u et 18 mai 19-50).
188 LETTRES DE PRISON

C'est de Molière! Et dans Don Garcia de Navarre / Qu'est-ce qu'on peut


dire de ça ? Rien! Vous donner le bonsoir.
Tâchez de trouver aussi les souvenirs du général Ducrot 1, il y a de
curieux détails sur 1 8 3 1.

A SA NIÈCE HÉLÈNB MAURRAS

9 juin 1950.

Ma petite Ninon,
J'ai réfléchi toute la. soirée à l'offensive de Thomas. C'était bien ce que
j'avais t>C?Sé au premier btuit l Une ressucée de l'affaire Worms. Je t'ai
dit tout de suite ce qu'il fallait dire à Georges, mais je viens de m'aper­
cevoir que nous avons bien mieux, les moyens d'une contre-offensive
foudroyante sur le plan même de la milice et du parti Doriot : la lettre de
Pujo citée page 1 72. du Grand Juge, qui avait été envoyée de Toulouse à
notre procès, et que le dossier n'a jamais connue, ce qui donne toutes
les raisons de juger que le procureur Thomas l'a traitée exactement comme
la lettre parisienne du 2.4 janvier 45 et mise dans sa poche 2, et cela constitue
une probabilité nouvelle de forfaiture à son compte! Il faut joindre à
la page 1 72. du Grand Juge, la note I de la page 65 du même livre. Il me
semble que Thomas sera embroché sur sa propre flamberge. Hâte-toi
de dire cela à Maurice et à Georges. Ils ont dû y penser, du reste I Ils
n'ont pas oublié non plus que le parti Doriot avait publié tout un
numéro d'un de ses journaux contre moi; il faudrait aussi leur rappeler
que le cas de Susini et de ses variations fut aussi celui de l'agent Bou­
vard qui, à l'instrµction, n'avait «pas vu », et qui se rappelait brusquement
<< J'avoir /11>> à l'audience : il avait été cuisiné par Thomas exacte.ment comme
Susini, quoique à un poste différent, celui-ci accusé et l'autre témoin.
Enfin voilà du nanan, ma petite Ninon! Cela vaut presque votre excel­
lente frangipane d'hier, et le fameux café et le sublime banyuls. J'ai dû
raser la pauvre Janine en la traitant tout le temps en petite fille. Mais
elle est tellement jeune! J'ai essayé de réparer en lui baisant la main
comme à une vieille dame. Enfin j'ai été content de la. retrouver, elle et
vous tous. Je suis navré de tout le tintouin que je te donne, ma pauvre
Ninon. Occupée, je sais bien que tu l'es et je te persécute encore pour le

1. La vie militaire d# glnlra/ Dttn-ot, d'après sa correspondance publiée par ses enfants.
Pa.ris, 1S9s.
z. Œ. plus haut, la lettre du 14 avril -i9Jo.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

gant, pour Fra.oz Cumont, pour Stendhal épicier 1, pour le Jardin à Malle-
mort, que sais-je ?
Demain est un triste anniversaire : c'est le 10 juin 1940 que nous avons
juitté Paris pour Tours et Poitiers, en marche vers la catastrophe... Je
t embrasse et te cliouchoute, ma petite Ninon, en te priant d'avoir
confiance dans ton vieux remâcheur d'oncle et de prisonnier.
CH. MAURRAS 83 2 I

A SA NIOCE HÉLÈNE MAUR.RAS


Mercredi 14 juin 10,
Ma petite Ninon,
Jour faste et caillou blanc, qu'ouvre ta grande lettre arrivée comme
un don des fées pendant mon sommeil. Je te remercie beaucoup d'avoir
touché Mme de M[aillé]. Mais il faut passer par elle pour atteindre Franz
Cumont dont je n'ai pas l'adresse et que je n'ai connu que par elle. Je
comprends qu'il t'ait paru un peu vif de la prendre pour intermédiaire
tout de go. Mais les choses sont telles. Tu pourrais lui répondre que je
suis bien content que le livre lui ait plu, et que je tiens à l'offrir à F. C.
en remerciement de son « petit danseur d'Antibes » et des lumières qu'il
m'a données, si précieuses, sur la symbolique gréco-romaine des plantes
sacrées comme le lierre et le laurier. Cela te fait un billet de plus à écrire,
ô forçate avunculaire, mais en voici un grand merci ! ... S1 tu n'as pas
encore remis à Pierre Varillon l' « épicier-par-amour • 2, fais-lui faire en
copie un détour par ici, dans une de tes lettres ; je voudrais le revoir, c'est
bref, mobile et portatif. Le même P. V. s'occupe-t-il de la biblioth ' ue
que je demande ? Le Musset d'Henriot 3 déclencherait le sien, et au iop
encore ! Je n'ai aucun renseignement sur le donateur de ce vin exce ent.
Ne pourraisptu t'en informer auprès des Lassus à ton prochain passage ?
Voilà notre Brun parisien ou plutôt conquérant de Paris en bon latin
qu'il est. C'est la bouillabaisse, l'oursin et le paradis terrestre par avion.
Pour Charles..:Photius Poutet 4, ne pourrait-il faire une démarche
persoflll8lle par lettre, où il expliquerait qu'il est le petitp@s ou l'arrière­
petit-fils direct du frère de ma grand-mère patemelle, ce qui le rend
x. Franz Cumont : La stèle du danseur d'Antibes. - Paul Arbelet : Stenàhai: épitier ou les
Infortunes tk MJlanie. Paris, 192.6.
2.. Pages de Maurras sui Stendhal destinées au second volume de Polm 11 Véritl.
3. Émile Henriot : Alfr,à de Mmset, Paris, 192.8. Pierre Varillon, directeur des Editions
de la Girouette, devait publier les a:uvres de Musset.
4. Le docteur Poutet, cousin de Ma!J,ttas.
LETTRES DE PRISON

au moins aussi proche parent que René 1 ? Je crois que ce recours à la


direction 2 est la meilleure voie.A ce propos, sais-tu que Poulet veut dire :
petit baiser ? C'est la contraction de po11191111ef. Les prénoms du docteur
authentifient sa parenté. Quant aux histoires du curé de Roquevaire,
je ne sais que celles de Phocion-Photius et du petit mitron d'Auriol,
y en a-t-il d'autres ? Et ce « petit bien » que nos cousins ont conservé
à Auriol ... est-il un vestige de la propriété du Pont de Joust où est
mort « l'oncle Poutet », le frère de ma grand-mère, le premier mort
qu'aient vu mes yeux d'enfant ? Je vois encore ses souliers noirs sur le
lit où il était tout habillé. J'étais entre mon père et ma mère, et j'étais
déjà culotté, ce qui date : été 1873. Je vois encore le canotier de paille
de mon pèr�, la robe d'été de ma_ mère. Nous é�ions allés à pie� de
Roquevaire a Pont de ]oust, en swvant le béal qw passe sous le ctme­
tière. Ce n'est pas loin. Non pas même dans ma mémoire, comme tu
peux le voir à ce radotage.
J'attendais le Père Vincent. Quelle malchance! Je suis content que tu
le connaisses, ainsi que le Père de Broglie. Le gant de Pampille est-il
enfin pampillonné ? Elle n'avait pas ton adresse, je la lui ai donnée.
Je me console de l'ineffiicacité du Strophantus en me récitant (dis-le
à Mlle de Kermorvan) l'office du Saint-Sacrement
Vide paris sumptionis
Quam sit dispar exitus !
ce qui est du fameux poète saint Thomas d'Aquin, mais comme elle,
je lui préfère Horace. Strophantus ou digitaline, qu'elle guérisse I Peut­
être aura-t-elle deux lignes de moi par deux lignes d'addition. Dis-moi
quand elle les aura eues.
Tu ne devines pas pour qui je te quitte : un évêque, tout simplement !
Celui de Troyes. Mais Mgr Le Couédic était un vieil ami d'esprit. Ce
que tu me dis de la grande courtoisie automatique fera mon bonheur
une fois appliquée et vécue. Quant aux Maurras, c'est évident, ils surent
vivre, c'est un art qui se perd.
A-t-on des nouvelles du voyageur du ciel d'Afrique ? En as-tu ? Moi
aucune. Qu'a répondu Laudenbach ? Voilà bien des questions et touffues,
ma petite Ninon.
Je viens de baiser la ba�ue épiscopale, plus amie que jamais. << Il >>
pense comme moi que les ignominies des autonomistes bretons contre
la statue de Du Guesclin sont des instigations anglaises, via pqys de
Galles. J'en ai eu, moi, la preuve.
Je t'embrasse en te chouchoutant et vice-versa.
Ton vieil oncle. CH. MAURRAS
Que Charles Poutet fasse une lettre personnelle à la direction.
1. René Colle.
2. A la direction de la Maison Centrale de Clairvaux.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS


.
2.2. juin 1950.
Ma petite Ninon,
Salut à ta lettre d'hier, elle s'est abattue ce matin sur ma table et je
t'en remercie, ainsi que des nouvelles qu'elle dégage si gaîment! Je suis
particulièrement content que tu aies vu G. 1, que Michel aille enfin mieux
et que tu aies une lettre de J. G. N'oublie pas de m'apporter cette
merveille de sentiments améliorés. Elle voulait te renvoyer tes envois.
Je vois avec plaisir qu'elle s'est contentée de t'en remercier. En quels
termes, c'est ce que je voudrais savoir!
Ainsi je t'écris le jour de la naissance de Safllrne 9? Il y a longtemps,
au moins Quatre jeudis, que l'on m'en abuse. Tu verras bien! Sur­
veille ! La grande réunion Tartas-Josso m'amuse beaucoup, avec ce
départ pour Venise 3, attendu que j'ai écrit les Amants sans n'être allé
qu'à la provençale et natale 4• Ce nonobstant, Léon Daudet y entendait
Je cri des gondoliers et humait la senteur des algues moisies. Beau
l'imagination, de part et d'autre I Enfin, bon voyage à ]osso. Pour
Venise, j'oubliais de te dire que le Lorenz.açcio n'aurait pas d'intérêt si
l'on se contentait de l'édition de 1903. Il faut celle de 19.17 avec ses
nombreux épilogues et appendices. Veilles-y!. .. Je ne me rappelle plus
très bien ce que je t'avais dit pour le Jardin à Martigues ; ce doit être
ceci : je te demandais de m'apporter ici mon exemplaire de Martigues,
ce que tu as fait. Est-ce cela ? Confirme-moi, je le dirai par les voies
rapides. Je voudrais aussi le Jardin pour Pampille. Celui de la Duchesse
de Guise est-il parti?
Pour le R. P. Vincent, voici une commission compliquée : il faudra
lui dire ou (en copiant ceci) lui écrire que j'ai lu avec beaucoup de
gratitude son travail intéressant et trop flatteur. Il y a néanmoins deux
erreurs. L'une sur mes amitiés au Collège : qui a pu lui raconter que je
n'en avais point? Ce fut le contraire! Mon vieux René de Saint-Pons,
Signoret, Walter Hart, Lionel des Rieux, Viaud, le peintre Mauge,
bien d'autres 5, qui me furent d'un grand secours quand ma surdité éclata.
Mon départ pour Paris eut même pour résultat de les déraciner : ils vinrent
tous à Paris, ils firent groupe avec moi, soit au félibrige de Paris, soit à
l'Ecole Romane, nous ne nous quittions pas I Cette fable est absurde. Qui

1. G. désigne Georges Calzant; pour J. G., cf. plus haut, la lettre du 3 avril 1947.
2. Le Mont de SatNTne venait de paraître aux Editions des Quatre Jeudis.
3. L'édition illustrée des Amant.r de V1nise fut faite en définitive par Josso lui-même
qui tint à se rendre à Venise pour mettre au poÎl}t l'illustration.
4. On a souvent appelé Martigues la Venise provençale.
5. • Sans compter les séminaristes Sabatier, Honorat, Boulat, etc. » (note de Ch. :Maurras).
13
LETTRES DE PRISON
je soupçonne de l'avoir soufflée ? Hé! tette peste d'Henri Bremond, ou
quelqu'un qu'il aura empesté. A Aix comme partout, la vie m'a gâté
en amis. Je t'ai raconté ce que m'avait demandé le Maréchal a la dernière
audience de Lyon : Vous avez des amis, vous ? Le désespoir était tout nu
dans ses yeux. Je lui fis la réponse ci-dessus. La seconde e"eur : notre
professe� . �e philoso:ehie, ét:i,nt Mg! Guillibert, ne p�uv.;t manqu�r
de nous 1rut1er à la philosophie thomiste, que Je pape Leon XIlI venait
de mettre à la mode par l'encyclique .IEterni Patris. Le futur << plus zoli >> 1
venait en classe avec deux gros bouquins sous le bras, la Somme théolo­
gique et le Dictionnaire des sciencesphilosophiqtt_es du juif Adolphe Franck. Je
me fis recaler à la deuxième partie du Bàc pour ma composition de
philosophie sur l'association des idées, où j'avais fourré tout mon bagage
thomiste. Mgr Guillibert lut mon brouillon et me dit : « Le professeur
verra que c'est un travail personnel... >> Le professeur, qui s'appelait
Colsennet, me marqua un deux ! Voilà mes chevrons thomistes qu'il
faudra montrer au Père Vincent. Tu pourras même ajouter qu'ayant
fait serment de ne pas ouvrir un livre de classe des deux mois d'août
et de septembre 1 885, je fis exception pour la Somme théologique, dont
notre cousin Adolphe, le grand-père de René, m'avait fait le présent
magnifique I Dis au R. P. que la vérité m'oblige à ces deux rectifications,
mais que je continue à lui savoir le plus grand gré de sa vive amitié
d'esprit. Si tu as l'intention de l'amuser, je t'autorise à lui conter l'his­
toire de Berthie et du plus zoli. Les ecclésiastiques aiment à s'égayer
entre eux à l'envi ... Que je suis content d'avoir le Stendhal-épicier-par­
amour. Merci I Comment t'es-tu astreinte à écrire quand tu possèdes
une belle machine ? Voici ce qu'il faut faire de l'original : l'envoyer à
Pierre Varillon pour qu'il serve d'annotation à ma longue étude sur
<< Rome, Naples, Florence » de Stendhal 2 qui doit faire partie du second
volume de Poésie et Vérité. En petites lettres, après ces mots : « Cette
notice paraîtra bien doctrinale et bien compacte pour l'esprit de Stendhal.
Complétons-la. Disons l'historiette de son stage dans l'épicerie par
amour. La version marseillaise est connue. Mais M. Arbelet ... etc. >>
Il faut un accent aigu sur l'é du Diéu provençal à la fin. Et tu viens,
jeudi z9, crois-tu, moi, je l'espère! Je t'embrasse, ma petite Ninon.
Ton vieil oncle.
CH. MAURRAS

1. « Monseigneur. Guillibert est /, plMS zoli évêque de France •• lui avait dit, quand elle
était petite fille, sa nièce Betthie (MJlle Pierangeli).
2. Œuvres completes de Stmdhalpubliées sous la direction de Paul Arbelet et Edouard Cham­
pion, t. Jer, préface de Charles Maurras à Rom,, Napks et F/ormçe, Paris, 1919.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

A ÉMILB HENRIOT

14 juillet 1950.

Mon cher confrère,


Très confus de détenir votre Musset 1 sans intention aucune de vous le
rendre. Merci. C'est par là que j'ai commencé mes lectures, très joyeux
de retrouver avec tant de vues fines et justes sur le plus grand poète de
notre amour, - ardori.r no.rtri magne poeta / - le souvenir enfin précisé
de la tragique confidence à Mme Jaubert, <JUe j'étais sûr de ne devoir
qu'à vous 2• Mais je n'ai pas tardé à me précipiter sur vos Fils de la LoNVe 3•
Ils m'ont donné d'autres joies, bien d'autres ! Les plus grandes sont
celles de l'unisson auprès de nos chefs et amis, maîtres et pères, Lucrèce,
Virgile, Salluste, Tacite, César, et aussi des merveilleux chroniqueurs
Pétrone, Apulée. (Vers 1 88 1 , 1 8 90, ma folle jeunesse, savez-vous
qu'Apulée était presque aussi à la mode que l'historien d'Auguste?)
Enfin, les moindres joies, très vives tout de même, sont celles de la dis­
cussion, comme autour d'Horace, où, ce me semble, vous êtes tantôt
admirablement juste pour certaines odes, ailleurs inique : votre analyse
de la délicieuse Sic te diva poten.r Cypri... est, au vrai, cruelle. Mais est­
ce bien cela? Vous ne vous intéressez, dites-vous, qu'à l'ami voyageur
et vous en voulez des nouvelles; mais tout est dit à la fin des huit vers :
animae dimidi11m meae. Horace a cette vertu d'épuiser 1a coupe en quatre
gorgées. Et puis en demandant une suite dans « l'esprit de Richelieu »,
vous demandez aussi une ode-à-discours-continu comme l'ont réalisée
nos romantiques orateurs en vers. Je ne Je leur reproche pas. Mais ce n'est
pas à quoi Horace pensait. Il a commencé par l'ami en péril, puis très
volontairement changé le thème en étendant sa sollicitude au risque
singulier de tous ceux qui naviguent, puis au mal moral dont tous les
maux r,hysiques sont nés, la vieille fable de la désobéissance orgueil­
leuse s étant perpétuée jusqu'à lui. Je ne crois pas que ce soit de la rhéto­
rique '· C'est, en partie, la préoccupation éthique d'alors et, en partie,

1. Cf. la lettre du 14 juin 1950.


2 • .Après une conversation qu'elle eut avec .Alfred de Musset pour le reprendre sur son
habitude de boire, Mme Jaubert reçut de lui ce sonnet qui est la conclusion de la • tragique
confidence t qu'il avait faite à sa • marraine t :
••. Ah I &HJIIÏ n'est (Jll11111 mal, n'mfaites pas 1111 via I
Dans " 11err1 oilje ç/Jerçb, à noJtr mon s11J,plit1,
Laimz. tomber plutôt (Jlll/queS pleurs d4 pilil...
;. Emile Henriot : Lu Fils de la LotM, études sur les écrivains latins. Paris, 1950.
4. • N'est-ce pas plut6t cet anti-Lucrèce, cette religiosité sincère qu'il a en commun aveé
Virgile, leur ton augural et sincère? • {Note écrite par Charles Maurras en marge de cette
lettre).
1 94 LETTRES DE PRISON
une obsession poétique dont tout le lyrisme classique a été poursuivi,
l'idée fixe de Pindare, avec ses arrêts, ses détours, ses ruptures, ses jeux
de spirale croissante et décroissante. Sans mes quatre-vingt-deux ans,
je sais bien tout le mal que je me donnerais pour en venir à savoir assez
de grec afin de me débrouiller dans Pindare. En attendant, il est bien moins
à ma portée que les chœurs des Tragiques et d'Aristophane, mais il
n'importe pas I Il a ébloui, ce Pindare, entraîné, tenté, bien au delà
d'Horace et des Latins, Ronsard et tous les siens, Malherbe encore un
peu, et, voyez, notre La Tailhède I J'aimerais à me rendre compte de la
manière dont les Odes et les Epodes (odelettes_ comprises ou lâchées,
selon le cas, mais abstraction faite du vers pédestre... que j'aime peu),
font preuve d'initiative et de variation sur le grec ensorcelant. Horace
me semble parfois bien original dans sa façon de faire alterner dans ses
pièces des notes voisines ou lointaines, comme pour le Thaliarque, la
neige des montagnes, la bûche et le vieux vin, l'orage sur la mer, la
confiance dans les dieux, la fragilité du présent, l'amour et la jeunesse,
jusqu'au coup de griffe final de la belle anonyme. Ces quelques strophes
ceignent un monde. Tout cela n'est-il pas, comtne on dit, à reconsi­
dérer? Je vous ai lu, relu, et je vous relirai. Dans cette belle prome­
nade sur la Via sacra, je m'étonne encore de ne pas vous voir plus
arrêté par certaines élégies, si tendres, de cet homme si dur. Oh I oui,
ce sont les huguenots de l'antiquité, cruels, hypocrites, moraux, vous
l'avez bien vu. - Dites-vous assez leur don des larmes, d'une maîtrise telle
qu'ils s'en délivrent de la Grèce en inventant même sur elle? Enfin,
o nonoï ! quel silence complet sur Térence I N'est-il pas cependant
celui qui fit le mieux oublier à nos bons aïeux l'orgueil, le sang, la
grossièreté, l'épaisseur des temps syllanien, césarien, et impériaux,
et fait croire à l'honnêteté d'une vieille Rome qui les animait d'une
véritable charité du genre humain? Notre â§e classique est plein de
Térence. Au XIX11 siècle, je ne vois guère qu Anatole France qui s'en
soit souvenu. J'ai pratiqué la fidélité de mon vieux maître. Oh f je sais
le dimidia lux Menander, mais enfin cette moyenne comédie d'Athènes
avait trouvé un public romain pour sa morale non stoïque, aimable
et douce ! Mise à part l'exposition des nouveaux nés, Hécyre, c'est la plus
tendre belle-mère du théâtre universel, c'est l'Heautontimoroumenos
offrant ses inventions chrétiennes à la société de Scipion et de Lélius.
Je regrette d'autant p]us un Térence de votre main qu'il poserait quelques
notes de lumière et de bonté en contraste du récit de la plus grossière
corruption romaine. Pour Cicéron, où vous dites : Ille, je crie : assomme !
non sans regretter encore qu'un souvenir ne soit donné à l'homme du
Songe de Scipion et surtout aux Académiques, où nous a été en somme gardé
l'essentiel des Sceptiques grecs avec une franchise et une compétence
dont on l'eût cru incapable : voyez sa réplique péremptoire au << bon sens >>
de l'ennemi de la spéculation philosophique. Sans expier tant de périodes
ronflantes et de_faussetés oratoires ( « les mensonges qui nous ont fait
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 195

tant de mal >>), ces services que Cicéron a rendus à la mémoire du genre
humain lui vaudraient quelques circonstances atténuantes, à mon avis.
Mais qu'est-ce que ce flot de chicanes ! J'en ai honte. Lucrèce et Virgile
vous disent comme le Christ à saint Thomas : Bene locufll.r es de me Aemili !
Et cependant (encore!) comment vous épargner (à la cantonade) une
plainte de l'oubli, entre les belles dames et 1es beaux guerriers de l'Enéide,
de la Volsque Camille à la fin du VIIe chant et des exclamations du poète :
ut, ut, ut 1 ... par le carquois des ttobles épaules, l'épingle d'or des beaux
cheveux et la pique emmanchée de myrte des bergers? Toutes y sont,
sauf celle-là I Gare à la rencontre aux Champs-Elysées I Plus maltraitée
que Didon, elle est capable de vous fuir de même... Autre chose : les
Grecs font-ils tellement mieux? Il n'y a rien qui passe Sophocle, ou l'égale,
à plus forte raison Homère et Sapho, mais votre rapport général du génie
latin n'humilie pas tellement celui-ci - et puis l'ionien et l'athénien
sont des oncles, des grands-oncles, et nous disons les pères romains,
nos pères romains et les femmes gauloises. Ronsard lui aussi a fait tra­
verser la poésie latine à son hellénisme : il n'y a pas perdu. Chénier seul
s'en est passé. Moréas, qui n'est pas suspect, dit tout à trac : Oui, c'est
1111 .rang latin la couleur la pl11.r belle ! et, ces temps-ci, relisant Horace et
Virgile, j'ai été frappé d'y trouver cette abondance d'excellents proto­
types du Pèlerin, des Syrtes et du reste. Athènes butinant à Rome, cela
est presque sans exemple, qu'en dites-vous? Enfin, faites sur nos Grecs
un nouveau volume qui aille de l'Iliade à l'Anthologie, je ne me plaindrai
pas, ah! non. Merci donc de celui-ci, très cordialement à vous.
CH. MAURRAS, 83 2 1

A Martigues, oui, pourquoi pas? Je vous montrerai ma collection


d'Horace et de Lucrèce ... Vous ai-je assez loué de cette belle inscription
sur votre Je1111e fille 1111 panier de figues du chemin de fer 2? Votre portrait
corrobore les grands éloges que m'ont souvent fait des visiteuses
parisiennes sur la poitrine haute et les seins aériens de mes belles conci­
toyennes. En admirant te.r .reins qm h1111.r.re laje1111e.r.re, dit, je crois, Moréas,
mais ce vers lapidaire n'est pas comme le vôtre, dédié à une Provençale.
Merci pour leur gloire 1

1. Voir les vets de Virgile : • ...#/ regiflS oslro - 111'61 honos '6111s 11111,ros, 111ftbtda mmm - Ollf"o
int11'114N'at, ½Y'Îàm #1 gerat ipsa pharetram - 11pastorakmpraeftxa t111pidt m.,rlllm •· Enéide, VIII,
814-81 7.
2. Emile Henriot avait envoyé à Charles Maurras le manuscrit d'une petite pièce de vers
écrite après la visite qu'il lui avait faite à Martigues, pièce publiée depuis dans Trislis ,xul
(1 945) et intitulée : Phod111111. En voici les premiets vers :
Tris belle dans I, train fJIIÏ tmtail dt M4rlig111s
E JI, 111 monde a,,eç sa n,rb,;/'6 d, figR,s...
LETTRES DE PRISON

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

17 juillet 1950.

Ma petite Ninon, introuvable mais retrouvée, je croyais que le pre­


mier adjectif était un éloge, mais pour le reste, j'avoue bien qu'il y avait
quantité d'épines pointes dehors destinées à tout l'univers, sauf à toi.
Je te remercie de ta propre lettre, elle m'a enchanté. Tant mieux si le
conte t'a amusée, dis-moi tes prémonitions, il y a là de grands mystères
et je n'en ai jamais trouvé d'explications qui aient le sens commwi.
C'est encore le mot d'Hamlet à Polonius qui me semble le plus philo­
sophe de tous.
Je n'arrive pas à me rappeler la date exacte de ton départ. Auras-tu fini
avec les dialectes 1 ? Je crains d'avoir laissé wie fâcheuse bavure à l'endroit
où sont donnés les âges que nous avions, Barrès, Léon Daudet et moi
en 1 897. C'est vers la fin. Il faudrait atténuer ce qui est un peu << fat »,
en disant : « Toute notre génération des nationaJistes de 1 900, celle qui
suscita le réveil national de 1 9 1 2-1914, a été très fortement imprégnée
de Mistral. » Puis, une note au bas de la page ajouterait: « Sans exception
pour le lorrain Barrès qui, lors de l'incubation de ses Dlradnls, avait
pour secrétaire le provençal Frédéric Amouretti, wi des hommes qui
ont le plus puissamment réfléchi et systématisé la pensée de Mistral. »
Ainsi cela irait, et nous pourrions suivre la filière déjà convenue, c'est­
à-dire Maurice, puis le destinataire privé et, si l'on peut, si l'on juge
que cela en vaille la peine, tout le monde. Je ne me doutais pas que
Fallois fût avec Laudenbach. Tu me diras comment tu les as adjurés
et tourneboulés. J'ai eu ce matin, en même temps que ta lettre, un grand
mémorial de Jacques daté du cœur africain, du 1 er juillet. Il ne me dit
pas plus que Malbrough quand il .o,ous reviendra I Figure-toi qu'il a
trouvé près d'Alger, marile à 1111 Danois, une fille de Martigues, une
Fabre, amie des Mandine I Le monde est, au vrai, tout petit. Michel s
a dû partit. Dis-lui combien je suis content de ce voyage et aussi de ce
séjour à Barbegal, chez les du Roure, grands amis, surtout MJ.Ie Bri­
gitte. J'allais les voir quand ils étaient tous les quatre, frère et sœurs,
curés de Peyrolles, petit coin de Durance où il y a une chapelle quadri­
lobée, je ne te dis que ça 1 Et je me demandai si lui et elles ne montaient
pas en chaire à tour de rôle. Michel t'a peut-être conté ce que Barbegal
représente pour le détail de mes souvenirs les plus anciens, car ils remon­
tent à ma douzième année; sinon je te le dirai une autre fois. Ce que
Mgr Guillibert (dis-le à Michel) a écrit à Bruno Durand sur la pronon-

1. Il s'agit des instructions qu'il avait données à sa nièce Hélène Maurras au sujet de son
livre : Jarres de Biot.
.z. Mme de Di:cux-Bn!zé.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

ciation des filles du chœur de Martigues, e11 pour 11, montre bien qu'il
était déjà le plus Zo/i et que Mme de Sévigné n'eût pas manqué de le
traiter de linotte mitrée ! Car si elles disaient Jése11 pour Jé�s, <est
que, en provençal, l'accent est sur Jèseu ou Gèseu; e11, 11, o, ce sont des
syllabes muettes. Quant à l'histoire de Rachel et de ses janissaires, encore
une confusion du prélat I L'histoire ne comporte ni Bajazet, ni rien de la
grande tragédienne venue de Paris. C'est beaucoup plus simple : à la
pastorale traditionnelle, le troisième roi-mage était resté dans la coulisse
pour je ne sais quel retard de costume. Alors un nervi, du poulailler,
cria : manco 1111 teur ! Les Messieurs des grands cercles marseillais en
ont tiré et agencé l'autre histoire. Oui, la lettre complète de Mgr Penon
sera la bienvenue... Pour Aristote et la page sur Dieu, je ne reconnais
aucun des textes offerts, ce sont des propos scolastiques arides, mais
peut-être mènent-ils am: deux lignes fulgurantes que j'ai retenues où
il est question de « son bonheur » et de « sa joie ». Quand il se met à
avoir de l'imagination et de la poésie, Aristote en a plus que Platon
lui-même. J'ai fait quelques allusions à l'acte généreux de Louis XV 1
payant son inventeur pour qu'il renonce à une invention homicide
et destructrice, mais je ne l'ai jamais racontée. Qui l'a racontée? Bain­
ville. Où? Ne m'en souviens plus...
Enfin, quant à l'argument du vicomte 11, voici : Je venais de terminer
au Figaro ma vieille campagne royaliste de 19oz et proprement expulsé
par les derniers arrivés du journal maudit, j'eus le plaisir d'y voir le
lendemain un article du vicomte d'Avenel qui brûlait du sucre sur mes
traces en versant des larmes hypocrites sur l'inutilité de la monarchie.
Alors dans la vieille Gaz.ette de France, je composais en l'honneur d'Ave­
nel, sur le thème de Molière, une ballade en prose dont le· refrain était
<< Va cracher dans le puits, vicomte! va cracher dans le puits pour y faire
des ronds ... » Cet animal est très méchant 1... Que Michel ne compte pas
du tout sur l'humeur charmante du Quai. Mais on peut vivre sans cela,
et dis (tout autre chose!) comme il est vrai que les plus grands amateurs
de nouveauté ont le souvenir de vieillesse plus lointaine que Virgile et
Homère, tel Louis-Philippe et 1900 1 Voilà, ma petite Ninon, de bien
longs discours, et je ne t'ai pas demandé si tu avais pu faire dire à Georges
de venir dès qu'il le pourra. As-tu le rapport Verdenal? Pourras-tu me
l'envoyer avant de partir? Je n'ai plus que ce petit bout de blanc où t'em­
brasser, ma petite Ninon. Te voilà pourvue et le mieux du_monde par le
n ° 83z1.
I. • En pleine guerre de Sept Ans, un Dauphinois. l'horloger Dupré, vient à Versailles
offrir au roi une manière de feu grégeois qui nous eût peut-être permis de sauver notre marine
et de conserver le Canada. Expériences faites, elle pouvait, en l'employant, brûler les navires
malgré le contact de l'eau. Louis XV fit donner une pension à l'inventeur, mais jeta devant
lui ses plans au feu •· Cf. Claude Saint-André : Louis XV. Paris, 192.1.
2. Vicomte d'Avenel (1850-1939), auteur d'un livre sur P.irhelie11 11 la MOll/lf'mü franfai.re
(1884-1890).
LETTRES DE PRISON

A MONSIEUR LÉON S• .B.OUDIEZ

professeur à l'Université de Columbia. z3 juillet 1950.

Monsieur,
Voici mes notes 1.- Aucune ne vous dit quelle immense gratitude votre
beau travail m'a inspiré.
Mon merci personnel vous est exprimé dans les quatre petites lignes
où je vous dis combien je vous sais gré d'avoir retrouvé un jugement
rendu vers 1 89.t sur les vers de Paul Valéry, alors presque enfant :
c'est de quoi honorer à jamais ma carrière de critique 2• Mais je voudrais
ajouter à ce sentiment rétrospectif une vue d'avenir ou plutôt un désir
de choses futures.
Je voudrais, ah! que je le voudrais, Monsieur, que toutes les petites
rectifications d'ordre politique et social apportées à certaines méprises
toute naturelles de la part d'un étranger, puissent servir à mieux connaî­
tte et à mieux juger ma patrie dans votre magnifique patrie. Croyez-moi :
pour s'entendre, elles ont besoin d'un interprète. Soyez.-le. Soyez.-le !
A vous, Monsieur et me;ci encore, de tout mon cœur.

A XAVIER VALLAT

z7 juillet 1950.

Cher ami,
Nous nous sommes régalés en chœur du Geranium Ovipare de l'auteur
de La Négresse blonde 3, mais ce banquet des amis de Verlaine, je ne le
date pas. Il doit être d'une époque assez basse, car je n'ai aucun souve­
nir d'en avoir ouï parler de mon temps. Cependant les Lepelletier 4 et les
1. Ayant lu la première étude que Léon S. Roudiez avait consacrée à ses « années de for­
mation • et sachant qu'il désirait la reprendre, Charles Maurras lui avait adressé de longues
notes que l'auteur a partiellement utilisées dans son ouvrage Charles Maurrasjusq,,' à /'htion
frllltfais,. Ces notes nous ont paru assez importantes pour que nous les fassions figurer en
appendice à la fin du volume (voir Ànn8x1 1).
2. En 1892, parlant des disciples de Mallarmé, Maurras remarquait qu'un jeune poète ,
Paul Valéry, en IStait peut-être le seul intelligent. (Gazell, de Fr(ll/Ç,, 24 mars 1892.)
3. Georges Fourest : La Nlgr,m blonde. Paris, 1909. - Ce banquet, organisé par La
P/11111,, eut lieu en 1893.
4. Edmond Lepelletier, écrivain et homme politique, auteur d'un livre sur Palll V,r/ain,.
Paris, 1907.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 199

Natanson étaient des monstres assez antédiluviens, ils avaient cessé


d'avoir cours dans les premières années du siècle, Verlaine étant mort
en 1896. La Revue b/ai,çhe des deux frères juifs Alexandre et Thadée
n'avait pas encore tout cédé à la Nouvelle Revue Fran;aise. Cela devait
donc se passer à l'époque où la querelle littéraire cessa de m'intéresser,
j'entrais en religion politique, celle qui dure encore, et, par exemple,
dure bien !
Comme je vous remercie; comme je remercie M. de Crozé 1 de cette
magnifique carte de Peutinger de mes déplacements d'avant-guerre 1
Elle est prodigieuse d'exactitude et de minutie. Il y a bien quelques
erreurs et oublis. On me fait courir les champs le jour de ma réception
à l'Académie, et banqueter dans une province lointaine ce même soir
où je dînais chez Mme Bainville, ma grande électrice. On ne dit rien
de la grandissime soirée au Cercle Interallié, fin juillet 1939, à laquelle
Benjamin fait allusion dans l'Homme à la recherche de son âme. Ce n'en est
pas moins merveilleux, non? de détails et de soins I Avec les petites
réunions de quartier à Paris (justement omises), cela est bien allé à quel­
que deux cent cinquante palabres; mais je voulais aller dire partout
deux choses : la première qui servait de conclusion, qu'Henri VI était
bien notre roi ; l'autre, par laquelle je commençais, qu'après avoir été
pour la paix à tout prix quand nous étions forts, nos bonshommes
se ruaient à la guerre �uand nous étions faibles et démantelés... Hélas 1
Hélas I Hélas I ces avertissements, ces adjurations ou zéro, même chose 1
Le thème n'a pas dépassé l'enceinte de notre A.F. du moins de bien peu,
et il aurait fallu qu'il pénétrât tous les esprits nationaux, tous les cœurs
français; j'ai eu là le sentiment de la plus cruelle des inutilités. Et voyez,
j'ai la rage de recommencer : Sisyphe ! Mais la Bête n'est-elle pas un peu
débilitée par ses folies et ses excès? Ne l'aura-t-on pas plus facilement?
Et puis Henri 3 est sur place. Je le crois homme à se débrouiller, malgté,
envers et contre tout. Il doit avoir des parties d'habile homme, qui,
à leur place serviront. Je ne suis pas du tout de l'avis de Péguy, dont
la doctrine, opposant mystique et politique, me paraît fausse. Voyez
l'histoire du xve siècle où elles se sont si bien combinées. Jeanne d'Arc
disait déjà qu'il fallait batailler pour que Dieu donnât la victoite. Mais,
elle morte, c'est l'ère des politiques purs, Charles VII en était un, et
Louis XI, quel ! En voilà un qui n'était pas mystique, quoique dévot,
et qui a utilisé à fond les sacrifices désintéressés de l'âge ptécédent.
Dites à Mme Xavier Vallat que je suis fier et confus de ses bontés ;
je l'en remercie et lui baise les mains de tout cœur, je vous embrasse de
toute ma vieille amitié. CH. MAURRAS 832 1
1. Le comte Joseph de Croze; lorsqu'il présidait la section régionale de l'Action française
du Bas-Maine, avait fait éditer une carte de France sur laquelle il avait indiqué tous les lieux
où Maurras prit la parole après sa sortie de la prison de la Santé. Peutinger, géographe fameux,
n'est ici que pour l'emphase comique.
2. Le comte de Paris.
200 LETIRES DE PRISON

A XAVIER. VALLAT_

.26 août 1950.

Cher Ami,

Merci et merci de vous êtes ainsi prêté à cette fantaisie de gloriole,


remerciez aussi l'admirable donateur ... Et pour les Aubanel, comme
ils m'ont rajeuni ! C'est en 1 8 87 à la Bibliothèque Nationale que j'avais
lu ces Innocents sans les relire jamais depuis. Ah! quel grand poète ! Mais
je vois que vous n'avez pas encore vu son maximum et optimum, la
femme, l'amour, Li Fiho d'Avignomz 1, Lou Pan dou Pecat. Priez donc notre
François 2 de vous les prêter, son père devait les avoir tous, ou il les
trouverait dans le legs de son oncle. Ce que vous me dites de Mistral
�t de son Magnificat (et quelle haute et sage version !) me fait penser que
le vrai plus grand poète catholique, c'est lui ! Dante serait plutôt du cercle
d'Aubanel où soufflent encore toutes les passions maîtresses (Louis Gil­
let 8 dit avec raison que plus on avance dans Le Paradis, plus Béatrice y
est vivante, jeune fille, femme, amoureuse, terrestre, mais oui!). Chez
Mistral, les passions y soufflent toujours, mais domptées, soumises
à la x&8ocpcni;; at'ollonienne, ce je ne sais quoi de radieux et de solaire
qui fait le dernier cercle divin. Tout y est équilibré et défutltif, même le
baiser du mûrier, même la suprême pâleur des étoiles... Il doit vous
sembler que je bats la campagne, mais Je m'entends. A preuve : La com­
mmzion des Saints ', na ! Enfin merci de tout. Figurez-vous que je viens
de lire hier ou avant-hier dans le Monde, oui ! qu'on a toutes les alliances
que l'on veut quand on est fort soi-même ... L'animal aura trouvé ça
tout seul 1 Zuzez, mesurez, prévoyez ! Que vous seriez sage de presser
La vieille Droite 6 1 Il y a tant de choses justes, claires, désintéressées, utiles
à dire et à J?,ropager, quand on pourra s'arc-bouter sur un tel bouquin. Mais il
manque et 11 le faut. Je fais des marches forcées (nocturnes) pour en finir
avec V.A 8 ••• Vous ai-je dit que j'ai organisé une petite réception de
M. de Menthon dans le paradis de Ronmanme? Je crois que fe ton en
est assez:digne pour n'avoir rien de sacrilège.

1. Li Fiho d'Alligno,m fait partie de La Mioggrano llllreduberto (La Grenade entrouverte),


éditée par Roumanille. - Le Pain dll PédJé, œuvre dramatique du grand poète de Provence.
2. François Daudet, fils de.Léon et neveu de Lucien Daudet.
3. Louis Gillet : Dante. Paris, 1941 .
4. Le chef-d'œuvre de Mistral, publié à Arles en 1 8 5 8 et recueilli dans Lis Isclo d'Or (Les
Iles d'Or).
5. Sur cet ouvtage de Xavier Vallat, en préparation, voir plus haut, la lettre du 25 mars
1950.
6. Votre bel ÂtgOIIT'd'lmi, adressé à Vincent Auriol. Publié en 1955.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 201

Nous avons perdu Rosenfelder 1 ce samedi� et il versait en nous quit­


tant toutes les larmes de son corps. · · -·
. - Que lui avez-vous dit? m'ont demandé nos amis Chasseigne et
Marion.
- Rien du tout. C'est seulement après cette effusion que je lui ai donné
du chocolat et des conserves pour sa femme et ses filles.
Que la vie est bizarre, jusqu'à quelles loufoqueries I Que de folles
bontés cachées 1

A SON NEVEU JACQUES MAURRAS

II septembre 1 9 5 0.

Mon petit Jacques,


Cela continue d'aller de mieux en mieux, et j'ai plaisir à te l'écrire,
bien que devant te le dire sans doute jeudi. Le physique s'enrichit de tout
le bon moral créé grâce à toi. Je suis aussi bien content de Boutang.
Dis-le lui. Il a dû se charger de faire à peu près tout. Mais c'est très
bien fait. Main de maître 1 Je te serai bien reconnaissant de · me rap­
porter la lettre de Maurice que tu as emportée, je crois, sur un malen­
tendu. Elle me serait précieuse pour réfléchir à quantité de choses.
Revois aussi, si tu le peux, la liste des deux ou trois livres que je t'ai
demandés, et n'oublie pas de m'apporter des nouvelles de Pierre Varil­
Jon, qui était assez malade au départ d'Hélène et dont je ne sais plus
rien. Et Roland Laudenbach ? J'espère qu'on va profiter aux « Quatre
Jeudis >> des faits nouveaux. Nous sommes en septembre, si je ne me
trompe, et la sortie des Monts de Saturne s'imposerait ! Des cinq luxes que
tu m'as dit posséder, il faut, tout de suite, en envoyer un à Xavier, un
autre à Mme de Maillé. Maurice a-t-il le sien? Sinon vite, vite 1 Et
Michel? Tu me répondras jeudi. J'ai bien hâte de savoir... Ceci devant
partir demain matin, j'abrège afin d'aller dormir, car je suis partagé
entre l'envie du sommeil et... devine : la faim ! Sensation qui m'était
inconnue. Eh l bien, je me commande du bouillon de légume à goûter 1
Quel raffinement l Je t'embrasse, mon petit Jacques, je t'envoie à bientôt l
Ton vieil oncle.

I. Joseph Rosenfeldc.r, condamné de droit commun détenu à Clairvaux, mis au service


de Charles l\ÜUttaS à la fin de 1947 et qui le soigna avec dévouement.
202 LETTRES DE PRISON

AU CHANOINE DBSGRANGBS

u septembre 1950.

Monsieur le Chanoine,
Voulez-vous me permettre de vous adresser mes remerciements et mes
plus vives félicitations? En tout état de cause, j'y serais autorisé par nos
relations initiales, brèves et anciennes, établies par notre ami commun
Auguste Cavalier, le futur auteur des Rouges Chrétiens, l'ancien rédacteur
de la Résistance de Morlaix qui, de l'entourage breton du grand Albert
(Albert de Mun), aboutit, presque en droite ligne, à l'état de confédéré
d'Action française. Il est vrai que ces histoires d'il y a trente ans ont été
traversées de bien de hauts et de bas, vous auriez le droit de vous sou­
venir de quantité de dissentiments ou même de vous plaindre de polé­
miques qui eurent leur vivacité pour ne pas dire leur violence. Mais il
ne s'agit plus de ces antiquailles I Mes mercis et mes brt1110s sont d'au­
jourd'hui et motivés par votre dernier Congrès de Lourdes, par la
flamme de vos déclarations généreuses, par l'impulsion que vous avez
donnée à la pensée de vos auditeurs. Non que je sois le moins du monde
candidat à une amnistie, je ne demande pour moi que la justice sous forme
de révision de mon sale procès, mais de toute la force de mon cœur
de Français je sens la nécessité de cette amnistie comme le seul moyen
de réconcilier les enfants de notre patrie. Votre sagesse et votre charité
ont vu juste, et elles agissent très noblement, permettez-moi d'ajouter,
efficacement, c'est sur l'efficacité de 1'1111 de vos deux moyens que je viens
vous dire ma conviction, mon admiration, ma certitude.
Je dis l'un. J'ajoute : pas l'autre. Vous croiriez, Monsieur le Cha­
noine, que l'on m'a changé en nourrice à quatre-vingt-deux ans, si je
témoignais, fût-ce par courtoisie, de la moindre foi dans le recours aux
Droits de l'Homme, déclarés nationalement ou internationalement,
fussent-ils équilibrés par la déclaration correspondante des devoirs de
l'homme. Je n'ai jamais cru à ce méli-mélo de moralisme et de juridisme
en politique. Il y a des droits et des devoirs. Ils comptent peu, dans la
pratique, en regard de l'état réel de l'homme en société, qui est un
état de réciprocité de services, exactement de servitudes · dérivées de
l'inégalité naturelle et telles qu'il existe bienheureusement des géants
pour nourrir et élever les petits-enfants, des savants pour éclairer des
ignorants, des chefs pour mettre en rang, pour instruire et pour
conduire des soJdats. Le grand Le Play appelait cela la Constitution
essentielle de l'humanité. Ces entraides spontanées précèdent la
vertu comme le devoir et correspondent à des intérêts vitaux, c'est­
à-dire qu'ils tendent à empêcher la mort physique dont elles triomphent,
en effet. Elles forment la base de toute installation sociale saine, je ne dis
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

même pas morale. La mère continue le bienfait de la vie à son nourrisson


quand elle lui donne le sein, mais celui-ci, en la tétant, la délivre de son
lait, et, si l'on prend le parti moderniste et scientifique de n'utiliser que
le biberon, toujours faut-il une géante pour Je mettre dans la bouche du
pauvre petit nouveau-né. Encore et toujours l'inégalité tutélaire! Face
à ces réalités fondamentales, qui sont nos vraies génératrices de paix
et d'ordre, ce n'est pas le papier de l'abbé Grégoire ou celui que l'on
a fabriqué plus récemment au Palais de Chaillot qui engendrera la moindre
garantie tangible pour les hommes de chair et d'os. La lettre sodale, si
elle n'est pas écrite avec lefer comme le voulait le déclamateur romantique,
ne l'est pas davantage avec de l'encre sur du papier : il faut la rechercher
là où elle est, dans la chair de l'homme et dans ses entrailles, le voisinage,
le foyer, les échanges courants de la vie, des nécessités et des mœurs.
Le recours à la Déclaration n° z me paraît d'ailleurs avoir le grave
tort d'empiéter indlÎlnent sur la souveraineté nationale et de rendre
la loi française caduque et subalterne en présence d'un pouvoir temporel
extérieur au gouvernement de notre patrie. Vous savez si je suis parti­
san de la seule Internatio nale qui tienne, dont le pouvoir, même étendu en
forme de conseil aux choses politiques, est en soi un pouvoir spirituel.
Mais je suis pour le Pape. Je ne suis pas pour le César romain-germa­
nique, ou pour son équivalent anglo-saxon. Le gibelinisme démocra­
tique, reconnu à Strasbourg, finira mal comme tous les gibelinismes
parce qu'il a des prétentio ns et des ambitions dont il n'a pas les moyens. La
chose est _parfaitement démontrable, et j'ai pitié de votre temps, Monsieur
le Chanotne, sans quoi... ! Une chose reste certaine : j'aime mieux rester
condamné de la Cour d'injustice de Lyon que de devenir le libéré,
l'affranchi, le réhabilité de Bretton-Wood ou de Lake Success. Comme
disait je ne sais quel Anglais, mon pays peut être coupable, mais c'est
mon pays.
Et voilà que vous vous moquez de moi, Monsieur le Chanoine! Je
n'ai pas compris que votre recours aux Droits de l'homme n'est qu'un
argument ad hominem. Vous voulez obliger les hommes de la secte à
se souvenir de leur principe constitutif. Savez-vous une bonne chose ?
Ils sont capables de vous répondre comme de simples camelots du roi :
Et l'on s'en fout ! Et l'on s'en fout ! Oui I à voix basse. Tout haut, ils ne
répondront rien. Ils passeront à l'ordre du jour. Rappelez-vous la très
digne sœur maçonne qui règne sur tant de cœurs américains, Mistress
Roosevelt. On a essayé de l'intéresser à quelque chose approchant ce
qui vous intéresse, Monsieur le Chanoine. Elle s'est défilée en vitesse.
Nous n'avons pas encore la notion adéquate de l'étrange conglomérat
d'idées vagues, de mots confus, de sentiments contradictoires qui cor­
respond à << l'opinion >> du nouveau-monde et de l'Europe nouvelle.
C'est une espèce d'organisme ethico-économico-financier à 'lui revien­
drait fort bien le nom biblique de la Bête. Cette Bête n'a pomt de tête
ou en a six ou sept, mais elle est menée par un instinct sûr. Nul argu-
LETTRES DE PRISON

ment venu de vous ne la persuadera. Et ce sera très bien ainsi, croyez­


moi, Monsieur le Chanoine 1
Mais vous pourrez leur chanter aussi, sauf votre respect, le refrain
des camelots du roi, car votre moyen n° 1 vous dispensera de tous les
autres. Il est fameux. Il est parfait. Oui, c'est cela (jll'ilfautfaire. Etablir,
par un appel a� témoig�ge �verse! jusque dans les moindres hf!meaux,
un compte détaillé, un bilan rigoureux et complet, de tous les crimes de
lucre, de sanie et de sang qui ont été commis en 1944 et qui ont décoré
et caractérisé la plus hideuse des révolutions. Oui, lui donner son carac­
tère vrai, par des révélations indéniables et des confirmations acca­
blantes. Allumer partout le flamboiement lucide et brûlant de la vlrité.
Profiter pour cela de l'approche des confrontations électorales et de
l'épreuve qui s'ensuit. Vous avez eu un mot splendide, Monsieur le
Chanoine, quand vous avez dit : C, .ront eux qlli demanderont grâce. En
transmettant ce très beau mot, en l'imprimant, et le faisant circuler,
mon ami Auphan 1 en a élargi encore la haute vertu, et je l'en remercie,
et je l'en félicite. Mais à vous, que vous dire ? Comment vous expri­
mer la sensation de bien-être physique et moral que me donne, dans
votre bouche et sous votre plume, l'évidence de la bonne voie poli­
tique prise et du bon programme souscrit et propagé. Voilà l'œuvre
immédiate que tous nos organes, tous nos groupes doivent indiquer,
appuyer et encourager. Les coupables demanderont grâce, et cette menace
formidable suffira peut-être à ramener les conditions de la paix. En tout
cas, il n'y aura qu'à pousser l'une pour imposer l'autre, en vainqueurs.
Vive cette méthode 1
C'est la première fois depuis bien longtemps que je vois surgir et
briller, comme une étoile sur la mer, une idée pratique. Car je crains
bien que l'idée du refus de l'impôt ne le soit pas beaucoup : l'Etat prend
tout, mais, comme il semble donner plus qu'il ne semble recevoir, je
crains qu'il ne lui soit trop facile de renverser la menace contre ceux
qui la font. Evidemment il n'aime pas ça. IJ y redoute des difficultés,
un état de gêne et d'ennui, mais c'est tout. Cat il peut prendre de dures
revanches contre les refusants. Aux innombrables créanciers de l'Etat,
le percepteur peut dire : « Je ne peux pas vous payer parce que le chate­
lain, le curé, les réactionnaires ne m'ont pas payé les impôts qu'ils
me devaient. » Et la canaille peut aller brûler le château, la cure, et les
maisons de l'opposition, de la manière la plus spontanément automa­
tique 1 L'Action fraf1faise n'a jamais conseillé le refus de l'impôt. Elle
aurait adopté d'enthousiasme votre moyen, votre remède; il est autre­
ment radical, solide et sans réplique. En avez-vous causé avec Xavier Val­
lat ? Il est votre voisin aux environs de Laval. Mon jeune ami et filleul

1. Louis Auphan, rédacteur à Aspects d6 la Fr1111Çe, Sous son pseudonyme de Jacques Mas­
sancs, il avait publié un article sur « Le Pèlerinage de la Merci à Lourdes •• le 8 septembre
1950;
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 205

François Daudet, digne fils de son père, vous comprendrait aussi. Tous
les deux sauraient recruter avec mes amis Pujo, Calzant, Boutang,
Auphan, les hommes d'intelligence et d'énergie capables de monter cette
offensive à la française et qui aurait grand chance de réouvrir le pays
légal aux justes lois du pays réel ! Vivat ! Bravo! Et bonne chance l
Permettez-moi, Monsieur le Chanoine, d'ajouter à mes remerciements
et à mes félicitations tous mes vœux, avec mes respectueux hommages.
CH. M. 8 3 2. 1

A MARCEL COULON

1 3 septembre 1950.

Mon cher ami,


Je suis bien reconnaissant à Mlle de Kermorvan de m'avoir fait appor­
ter votre lettre. Nos va-et-vient n'avaient été interrompus, il y a un mois,
que par un certain resserrement du régime qui a duré jusqu'au milieu
de l'année, et je ne savais même pas si vous aviez eu mon hommage à
Moréas 1 1 Mais quelle nouvelle de votre signe de vie 1 Et de quel malheur 1
Croyez, mon ami, à toute ma compassion, d'autant plus forte qu'il y a
plus de difficulté pour moi à imaginer cette union constante de cinquante
et un ans, précédée par une amitié d'enfance et des années de fian­
çailles. Cela est presque trop beau dans le passé et comme je me repré­
sente bien l'immense désarroi qui doit y succéder l Votre épitaphe
récapitulante des formes et des modes de l'existence est un adieu telle­
ment complet qu'il impose le sens de sa profonde sincérité. Là encore,
il faut faire effort pour y adapter mon insatiabilité de cette chienne de
vie. Mau-ras 2, avait écrit Mistral qui ne détestait pas non plus le calem­
bour. Vous ai-je dit combien ma pauvre mère avait été sensible à la
grâce et au charme de Mme Marcel Coulon, après cette visite à Marti­
gues, si ancienne ? Elle m'en reparlait. Elle vous aimait bien tous les
deux.r:; fueine à penser que nos belles heures, bien choisies, ne soient
pas cris 1 · sées quelque part. Après tout, il y a des choses plus extraor­
dinaires, dans l'être universel, que ce « conte bleu • ! Je ne vous promets
rien, je n'essaie pas de vous endormir, ni votre mal. Mais ce sont des
aventures marines ou galaxiques dont il m'arrive de rêver quelquefois.

I. Le poème intitulé : A Jean Moréas, qui figure dans le « Parvis d'hommages t de La


&lance intérieure.
2. Mau-ras : Mal tassasié, ou insatiable.
206 LETTRES DE PRISON

Le paysage de la Vigne et la Maison qui me suit toujours 1 Ne vous hâtez


pas trop vers le fleuve noir. Il faut garder le temps de former quelques
jeunes têtes où « bourdonner >> un peu dignement la romane leçon de
Moréas, au milieu �es danses sauvages en pagnes de plume. A propos,
un jeune (il n'a pas soixante-quinze ans) un très jeune poète de l'école
d'Aix, nommé Paul Souchon 1, annonce un livre sur Emmanue] Signoret,
mort en 1900. Ce n'est pas injuste. Ce n'est pas juste non plus. Cela
ouvre des espérances. Je l'ai bien connu, élève en tout sens de notre
Raymond 2, avec des reflets de Banville et de Mallarmé. Il était complète­
ment fou. Une de ses satires me reproche de lui préférer le petit talent
de Moréas 1 Mais on a tout lu et je suis content que vous n'ayez pas été
trop fâché de mon hommage rimé à notre Maître. Depuis, je l'ai un peu
corrigé par-ci par-là, mais il me semble que cela peut aller avec le sonnet
de la Crèche mistralienne, ma Consolation à Térence et le reste de mon
petit chœur du << Parvis d'hommages » qui fera la IIIe partie de ma
Balance intérie11re. Depuis que j'ai votre lettre et votre mot sur vos
années de fiançailles, savez-vous ce qui m'obsède? C'est l'ancien rite
encore vivant dans ma jeunesse et qui n'est peut-être pas tout à fait mort,
des fiançai1les dans les familles de nos pêcheurs. Elles avaient lieu quand
le garçon avait treize ans et la fille douze, l'année de leur << seconde
communion >>. A partir de là, ils se parlaient, et ce parlage légitime et
juridique était étendu à tout. La promenade du soir qui avait pour fin
d'aller à l 'ea11, à l'unique bonne fontaine de Ferrières, près du port, à
l'un des bouts du pays. La Grand'Rue et les ponts y aboutissent. Natu­
rellement il y avait des allers et retours nombreux. Elle tenait une cruche
sous le bras gauche et l'autre de la main gauche, tant qu'elles étaient vides.
Remplies, il se chargait au moins de l'une. Cela durait des années sans
accroc. Il était très, très, très rare qu'une rupture survînt. Quant à l'autre
accident, un vieux curé qui s'appelait Cornille comme dans Alphonse
Daudet, me disait vers 19.25, qu'en effet, quelquefois, ils étaient trois
à 1a bénédiction des anneaux, mais quel mérite 1 On ne se mariait jamais
qu'après le service militaire qui, pour la marine, durait alors quarante­
quatre mois. Dix ans d'épreuve au total! Pendant ]'absence du fiancé,
défense de danser. A la porte de la salle de bal, le samedi soir et tous les
dimanches, il y avait une brochette de petites veuves qui se gardaient
d'y mettre les pieds. Une infraction aurait été un cas de pré-divorce.
Je ne peux pas cesser de m'extasier sur le mélange de complaisance
et de risques de ce coutumier. C'est celui du bon vieux temps à qui
Mistral fit une invocation si belle, mais qui, ici, n'est pas de légende,
qui est vrai, je l'ai vu et touché. Hélas, ce n'est pas ça qui me fera croire
au progrès. Et vous ? Enfin, prenez de ces souvenirs tout ce qui peut en
être mien et être fait vôtre. Il y a toute une partie de ma famille mater-

1. Paul Souchon : Emma1111el Signoret, incarnation dH poète. Paris, 1950.


z. Raymond de La Tailhède.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

nelle, dans laquelle je ne suis séparé de ces familles de pêcheurs que du


laps de sept générations, patrons-pêcheurs, patrons de bourdigues, qui
devaient se fiancer de la même manière et ne s'en trouvaient pas plus
mal. On a mis l'eau potable dans les tuyaux de beaucoup de maisons.
Je ne sais pas ce que l'on a gagné de plus et ne vois pas trop mal ce que
l'on a perdu. Ce qui reste est une certaine brutalité colorée d'une espèce
de grandeur. J'ai vu, presque entendu cette histoire, répétée sur-le-champ
par celui qui m'accompagnait. Deux commères se disputaient. Le fils de
l'une avait mis à mal la fille de l'autre. La première excusait, plaidait, disait
qu'il fallait que jeunesse se passe, mais les cris de l'autre montaient. Alors
mon numéro un éclate et trouve : A I Vai I Li mouart Jan pas co 1 / Tenez­
vous le pour dit sous votre cyprès. Vous me direz que les vieillards ne
sont pas mieux lotis I Sans doute, mais ils peuvent en parler �ncore,
comme sur les murs d'ilion... Où en suis-je? Où vais-je, mon cher ami?
On a je crois, un peu trop par]é d'un bobo qui m'est échu le z er du mois.
Ça n'a rien été. Je suis tout à mon r_rocès, à Verdenal 2, à la Cour, etc.,
et cela m'occupe et m'amuse. Je n ose vous souhaiter des distractions
pareilles, mais, comme elles viennent, on. les prend! J'espère avoir
demain mon article sur Moréas 3 (il devait paraître le 15 août) et je prierai
Jacques de vous Je faire suivre.
Mille amitiés et dix fois mille souvenirs de votre vieux et antique
CH. MAURRAS 8321
Et l'astronomie de Pascal?

POUR JACQUES MAURRAS, SON NEVEU ET FILS ADOPTIF

14 septembre 1 9 5 0.

Mon cher Jacques,


Il y a de longues années, j'avais remi� au docteur X ... une lettre, lui
disant que je le priais, au cas où je mourrais à Martigues, de faire l'extrac­
tion de mon cœur pour l'enterrer dans mon jardin. C'est que je Je croyais
un ami. Ayant la certitude de m'être trompé, je ne veux pas qu'il y ait
le moindre risque que ma dépouille soit tripotée par lui; le plus simple

1. « Ah I va ! Les morts ne peuvent pas le faire 1 »


2. Le procès Verdenal devant la 17e Chambre.
3. Memorandum sur Manas par R. Amatus, publié dans Matines (1er semestre 1910).
14
208 LETTRES DE PRISON

est de le prier de se tenir à l'écart de ma maison où il n'a aucun motif


de pénétrer ni avant, ni pendant, ni après mes obsèques.
Sur quoi, je t'embrasse, mon petit Jacques.
CHARLES MAURRAS 832.1

A JACQUES MAURRAS

Septembre 1950.
Mon petit Jacques,
Avant de te voir, je veux t'écrire mes félicitations et mes remercie­
ments afin que tu les trouves en arrivant, avant qu'un mot soit échangé
entre nous. Ta lettre 1 est un coup de maître. Avec qui t'es-tu concerté,
ni Georges, ni Maurice n'étant à Paris? Enfin, l'acte et le texte se res­
semblent en ce qu'ils sont très beaux et vous font beaucoup d'honneur,
et à moi beaucoup de bien. Mais tu ne m'as pas fait la charité de me dire ce
que l'on pense de la conclusion pratique de mon réquisitoire contre Ver­
denal, ou est-ce à toi qu'on ne l'a pas communiqué? Tâche de l'avoir.
Et vois si, à la même audience du 10 2, on ne pourrait pas y combiner le
projet de constitution de partie civile. Il doit y avoir là quelque drama­
tique coup de théâtre, et quelque chose à changer, à élaborer, à préparer,
à tenter.
Mais ceci n'est qu'une parenthèse entre les félicitations et mes remer­
ciements.
Bravo et merci encore 1
CH. MAURRAS 8 3 2. 1

A SA NIÈCE HÉLÈNE MA URRAS

9 octobre 1950.
· J'ai quantité de choses à te dire ou à te redire, ma petite Ninon, sans
compter toutes celles CJ.Ue je tais. Mes grandes recommandations porte­
ront sur l'enquête relative aux collections dont tu auras besoin. Ne les
1. Jacques Maurras, qui avait déjà adressé en avril une lettre au Garde des Sceaux, à la
suite de la découverte du document dissimulé au procès de Lyon, venait d'adresser, le 9 sep­
tembre 1950, une nouvelle lettre à M. René Mayer.
2. Le 10 octobre 1950 devait avoir lieu, la seconde audience du procès Verdenal devant
la 17'' Chambre. La suite des débats fut, ce jour-là, renvoyée au 15 janvier 1951.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 209

demande pas à G., ce serait inutile, il seraitfondé à mettre des bâtons dans
les roues. Tâche d'utiliser la rue Saint-Guillaume, où l'on est bien et
très bien. Puis, Varillon doit avoir des cachettes et des adresses. Enfin,
outre les indications toujours désintéressées de Maurice (à qui tu peux
montrer ceci), il y a Gonnet, Mgr Gonnet, archevêque Turpin 1, mais
détenteur de quantité de renseignements et de documents originaux.
Il faut le conquérir et l'utiliser. S'il en est temps quand ceci t'arrivera
(qui sait 1 dimanche soir ?) ne pourrais-tu téléphoner à Georges pour lui
demander s'il ne serait pas bon d'utiliser la surveillance morale de Goncet
dans l'affaire Worms à Lyon ? Sans nous porter partie civile, la présence
d'un avocat au courant de notre affaire pourrait être de poids et déjouer
la manœuvre Thomas, une manœuvre que je vois avec les yeux de la
tête. Tiens bien compte, pollT' insister, que personne n'écoute, excepté,
comme j'ai eu l'honneur de te le dire, les sourds, les demi et les quart de
sourds, auguste congrégation dont nous sommes. Il faut donc répéter
à satiété 1 Veux-tu ? Veuille...
Sacré coquin d'un chien ou de sort I je n'ai que le temps de t'embrasser,
il faut laisser ce blanc pour que la lettre parte à l'heure avec quelque
chance de te joindre avant dimanche, ce que j'espère à peine. Ton vieil
oncle et à bientôt.
CH. MAURRAS

A M. LB PROCUREUR. GÉNÉRAL PR.àr LA COUR. D'APPEL DE LYON 1•


Clairvaux, le z.5 octobre 195 0.

Monsieur le Procureur Général,


Le z.6 janvier 1 945, un télégramme du parquet de Nice ayant daté
de la fin janvier 1944 la mort violente d'un M. Worms, le commissaire
du gouvernement à la Cour de Justice qui me jugeait dut retirer la
thèse d'après laquelle cet assassinat pouvait avoir été inspiré d'un article
de moi qui n'avait paru que le 2-3 février 44. Or, la date ainsi télégra­
phiée de Nice était erronée. M. Worms était bien mort le 6 février.
Cela fut reconnu peu après : trop tard pour me condamner à mort au
cas où l'article aurait été morte] (ce qu'on oubliait toujours de prouver),
je n'eus que la prison à perpétuité. Des journaux lyonnais et parisiens
publièrent que l'on avait voulu sauver ma vie au prix d'un « faux ».

1. Louis Gonnet, l'archiviste de /'hlion frallfais,, était oblat bénédictin.


2. Lettre ouverte dont les &ril.t de Pari.t publièrent l'essentiel en février 195 1. Cf. plus
bas. lettre à M. Michel Dacier, datl!e du 4 mai 1951.
210 LETTRES DE PRISON
Qui, on ? J'ignore jusqu'au nom de ce « sauveur » niçois. Quelqu'un
interpella à l'Assemblée consultative. Un ministre répondit avec majesté
qu'une fausse date n'arrêterait pas le cours de la justice et qu'on verrait
ce qu'on verrait : quand les assassins de M. Worms seraient jugés, ma
complicité le serait avec Je crime. Les assassins présumés de M. Worms
ont été gardés et, sauf votre respect, monsieur le Procureur Génétal,
ils me semblent avoir été très activement cuisinés pendant cinq ans et
même six. On a fini par les juget aux environs du xo octobre dernier.
J'étais pr�t à affronter d'une tête assez haute n'importe quel système
de ma complicité. Cela ressort de ma défense de x 945 et de mon mémoire
Au Grand ]11ge de 1949. Cela ressort aussi de cette considération que,
e11ssl-je 1111 ce M. Worms de ma main, l'acte ne ressembletait toujours pas
à une trahison de la patrie française ni à une inteIJigence avec l'ennemi.
Cela ressort enfin de la teneur de l'article que ]'on inculpe : il est là,
bien là, pour attester que pas un mot de sa lettre, pas une idée de son
esprit ne conseille de donner une chiquenaude à un Worms, loin d'induire
à le trucider.
Au surplus, de ces poursuites en complicité dont je fus ministé­
riellement menacé en 1945, personne n'a vu l'ombre en 1950. Il est
seulement venu des plaintes, il est seulement venu des accusations.
Elles ont été aboyées de très loin. Ni plaignant ni accusateur n'ont paru
avoir envie de me rapprocher d'eux : il leur suffisait de me citer à leur
audience I Ils s'en sont bien gardés. Je pourrais donc laisser s'éteindre
ces bruissements sans honneur; les auteurs présumés du crime étant
l'un acquitté, l'autre peu condamné, comment serais-je leur complice?
Ou bien de qui? Mais il me déplaît de paraître utiliser ce qui ne serait
qu'impuissance de la Justice et de la Police.
Donc, les calomnies sont là, je les prends en main. Je connais et je
nomme au moins deux de leurs auteurs. Je les marque et les saisis égale­
ment, en même temps que l'élément matériel de la cause, et je les conduis
jusqu'à vous, monsieur le Procureur Général, en vous demandant contre
eux ce que vous me devez : la justice.
L'inventaire de ma prise comporte :
- d'abord le corps du délit, l'article où j'ai nommé les Worms ;
- ensuite une plainte, avec son plaignant, qui se cramponne à cet
article;
- enfin une accusation, avec celui qui la fait.
Au moment où M. Worms fils rédigeait ses deux premières plaintes
contre Charles Maurras, il prétendait copier dans l'article de celui-ci
deux injures à sa propre personne : « ce petit pantin • et « ce petit youtre •·
On a recherché activement ces deux membres de phrase, tels que
M. Worms les a ';Ilentionnés dans les lettres qui sont au dossier; on a lu
et relu dans tous les sens l'article de L'Action Frallfaise du 2.-3 février
1944, on n'y a trouvé niyo11tre ni pantin ni le doublepetit...
Si étrange que fût sa rédaction, avec ses ornements de copie infidèle,
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 2.II

cette plainte rencontra au parquet de la Cour de Justice de Lyon une


oreille très favorable, en la personne de son commissaire du gouverne­
ment : M. Thomas en est devenu ou redevenu mon accusateur. Le seul
nom de M. Thomas soulève certaines questions préalables. On ne peut
pas les écarter. La première de toute est : - Ce haut magistrat a-t-il
appris à lire? Tout le monde en doute : il écrit si mal i
Le z6 janvier 1945, requérant contre moi, mais voulant faire le beau
et me concéder quelque chose, M. Thomas se mit en peine de rappeler
que, dans l'autre guerre, j'avais expurgé le gouvernement de membres
indignes; il écrivit sans sourciller que j'avais expurgé certains membres
du go11t1ernement (p. 301). Deux pages plus loin, dans une énumération
qui l'essouffle, bien que fort courte, M. Thomas écrit : d'autres encore
dontje ne me so11t1iens plus le nom. De plus grossiers solécismes ne sont
évités que par des niaiseries de la taille de celle-ci, page 3 zo : Maurras
a fait un mal immense à la France, par son talent d'abord (virgule et puis ou
ensuite) par son génie d'académicien... Ces perles fines vont plus loin que
le vocabulaire d'une vache espagnole, elles font que l'on se demande
si M. Thomas comprend ce qu'il dit.
Le mercredi z4 janvier 194h M. Thomas donnait lecture d'une
déposition de M. Claudel d'où il semblait découler que, pendant la
guerre de 1914-191 8, je m'étais comporté en mauvais citoyen et que
l'e.nnemi allait s'approvisionner chez nous de mensonges antifrançais.
Bon I Mais, le vendredi z6, dans la même semaine, M. Thomas procla­
mait que, précisément en 1914-18, j'avais été un très bon citoyen, un
grand patriote et encore un grand Français 1 Ce que disant, M. Thomas
ne semblait pas s'apercevoir du démenti sanglant qu'il administrait
ainsi à son témoin Claudel. Bien mieux, bien pis, dans la même pièce
oratoite, à quelques minutes de là, M. Thomas, imperturbable, citait
le même témoin Claudel qu'il venait de dévaloriser gravement, et voilà
q1.J'il utilisait avec onction et componction la partie la plus absurde,
la moins croyable, la plus extravagante de son témoignage - celle-là
même qu'une rectification d'Yves Farge a mise en poussière depuis !
On se demande ce qu'a fait M. Thomas de sa tête, si pauvre qu'elle soit.
Ce degré d'incohérenc e s'est étendu encore sur un objet plus impor­
tant. En se levant dans le prétoire, M. Thomas a fait son devoir de
rappeler que la loi l'obligeait à viset ou à retenir dans mes méfaits (si
j'en avait commis) leur intention : pour être sanctionnés, ils devaient
avoir été perpétrés « en vue • de servir l'ennemi, les deux articles 75 et 76
n'étant applicables qu'à cette condition : l'en t111e de favoriser une puis­
sance étrangère, l'intention de lui venir en aide contre la France. Mais
ce point juridique .une fois mentionné, il n'y a pas un mot qui, dans
les vingt pages du réquisitoire, soit appliqué à faire la preuve de cette
intention, je redis pas un mot. L'orateur se vante même, à plusieurs
reprises, de s'en tenir à ces faits dont il avait à rechercher le sens moral,
l'esprit. Bien mieux, bien pis, il ne se contente pas de cette abstention
212 LETI'RES DE PRISON
coupable. Il administre, de sa main, la preuve du contraire en deux
endroits, page 3 01 et page 307. La première fois, à a;ux qui lui disent
que Maurras est le grand e1111emi de l 'Allemagne, il répond : C'est possible,
je n'en disconviens pas, la seconde, plus explicite encore, il dit : Ma111"ras
est-il toujours antiailemand? C'est certain, et je le reconnais toujours... Lui­
même refuse de collaborer avec l'Allemagne, c'est entendu, je le reconnais...
De cet aveu personnel, toute raison humaine conclurait que, si tel ou
tel << fait » de la politique de Maurras a pu paraître coïncider avec un
intérêt allemand, l'intention en devait être antiallemande et profrançaise,
et, par conséquent, cette apparence doit êtte examinée jusque dans
son fond : un grand ennemi de l'Allemagne, s'il l'est resté << TOUJOURS »
ne peut avoir d'intelligence avec elle, il ne peut avoir en vue de la servir.
M. Thomas ne prend pas garde à cette vétille et, sans plus, il demande
la tête de son prisonnier. Etourderie? Elle serait grosse, !'étourneau
qui l'aurait pondue serait monstrueux.
Il y a pourtant lieu de se demander si !'étourneau ne cachait pas
quelque rapace. Trois remarques s'imposent.
1 ° Page 3 1 6 de son réquisitoire, M. Thomas raconte que, le 12. octobre
1 943, Maurras a demandé que certains criminels soient « interrogés et
exécutés dans les 48 heures >>. Texte confronté : Maurras avait écrit :
<< interrogés, JUGÉS et exécutés &. M. Thomas a-t-il bien voulu faire
croire que j'aie demandé des exécutions sans jugements? Le contraire
n'est pas prouvé.
2. 0 Le nom de la Milice a été le grand cheval de bataille de l'accusa­
tion. Ni à l'instruction, ni à l'audience, les explications les plus simples
n'ont servi de rien. Non qu'on les ait détruites. On ne les a pas écoutées.
Mon article de mars 43 avait approuvé le programme de la Milice au
moment de sa constitution. Nous avions abandonné et réprouvé la
Milice dès qu'elle eut dévié et qu'elle eut incliné à des crimes publics.
Ot, pendant l'instruction, à une date que je connais, un ligueur de
Toulouse, que je peux nommer et qui peut en déposet, avait adressé au
parquet de la Cour de Justice de Lyon un document qui réglait tout :
c'était une lettre de Maurice Pujo, écrite en son nom et au mien, adressée
à cet ami de Toulouse pour lui transmettre en avril 1944 les mêmes
explications que nous devions donner à la Cour en janvier 1945 : - oui,
nous avions loué le programme de la Milice, mais nous avions désap­
prouvé son action. La teneur et la date de cette lettre de Pujo faisaient
la lumière complète. Il suffit de la lire telle qu'elle a été retrouvée et
publiée aux appendices de mon mémoire Au Grand Juge de France (p. 172.
et 1 73). Seulement, si la copie de cette pièce est bien partie de Toulouse
pour Lyon, comme je peux en faire la preuve, on n'en a jamais entendu
parler à Lyon. Y est-elle arrivée? Ou si quelqu'un l'a détournée, n'est-ce
pas le magistrat par les mains de qui elle devait passer, M. le Commissaire
Thomas? Cela est d'autant plus probable que voici du certain.
Car, 3 °, la Cour de Lyon n'entendit pas parler non plus d'une pièce
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

qui a été retrouvée dans notre dossier en avril 1950 et qui avait été
adressée de Paris à M. Thomas. Elle venait de l'ambassade allemande :
recueillie aux archives de nos .Affaires étrangères, qui. l'avaient envoyée
à la Chancellerie, cette pièce était partie de la place Vendôme, le .24 jan­
vier 1 945, pour aller, comme disait sa cote, au « procis M.tm"as », où
on ne lui a pas permis de figurer. Pourquoi? Parce que c'était un docu­
ment-massue. Parce que c'était un comprimé concentré de papiers
Abetz, alors inconnus encore, et des autres témoignages allemands qui
ont manifesté le plus hautement notre radicale << mésintelligence >> avec
l'occupant. Ce document nous mentionnait au premier rang des vrais
auteurs de l'échec général du collaborationisme devant le grand public
français : d'après ce texte irréfragable, plus que l'intrigue anglaise,
plus que le mouvement judéogaulliste, plus même que les frictions
nées des « problèmes » de l'occupation, c'était lalolitique du Maréchal
qui avait déterminé l'échec du parti proalleman . L'officieux allemand
analysait la liaison de notre action et de notre doctrine avec cette poli­
tique du Chef de l'Etat. Abordant des points particuliers, la même
pièce posait que L'Action Française et Charles Maurras s'opposaient
constamment à toute action directe ou indirecte de collaboration alle­
mande, et l'on y donnait en exemple du second cas la croisade anti­
russe de la L.V.F. : Charles Maurras « s'était élevé contre le principe
d'une légion française antibolcheviste »... Le document n'émanait pas de la
défense : venu des bureaux de deux Ministères, il confirmait tout ce que
disait la défense. C'était l'effondrement de l'accusation. C'est pour­
quoi le Commissaire du Gouvernement, choisissant entre les consi­
gne�, mit le papier malencontreux dans sa poche. Il le remit dans le
dossier lorsque les accusés eurent été bien condamnés. Or, je lis à
l'article 1 73 du Code pénal :
« Toutjuge, administrateur, fonctionnaire ou officier public qui aura détruit,
supprimé, soustrait ou détourné des actes ou titres dont il était dépositaire en
cette qualité... sera puni des travaux forcés à temps. »

Du fond de ma prison, c'est un réquisitoire que je veux élever, par


un simple énoncé de faits, contre M. Thomas. Et la position que je lui
inflige est telle que j'y suis dispensé de répondre un seul mot aux fuligi­
neuses déclamations, les unes contradictoires, les autres immédiatement
contredites et détruites auxquelles il s'est livré à l'audience du 1 1 octobre
1950 pour établir un rapport imaginaire entre les inculpés d'un crime
crapuleux et mon action de citoyen. Tout cela est gratuit, inventé à
plaisir, ou démontré tout à fait faux.
Je n'ai tant écrit de ce haut magistrat que pour montrer de combien
de façons il doit être éconduit ou exclu ae l'affaire Worms : il reste à
vider celle-ci dans ses rapports avec mon article.
Cet article, vous pourrez, si bon vous semble, le lire tout entier à
214 LETTRES DE PRISON

l'appendice de cette lettre. Il me semble meilleur, plus pratique et plus


démonstratif de vous le présenter tel qu'il a été �ffert aux regards des
jurés et du public de la Cour de Justièe,Je second jour de mon procès,
page 1 76 du compte rendu in-extenso.
Le président a la parole :
« Il s'agit d'un article dans L'A,tion Fra11faise du 2-3 1 944, intitulé
Mena,esjuives. On n'a pas beaucoup parlé de cette question.
« Cet article commence ainsi :
<< Le rôle joué par la juiverie des deux 111ondes entre Moscou, Londres et
New-York doit être observé de plus près quejamais. C'est à elle que remonte
une grande part de la responsabilité de la guerre. Toutes ces mana1111res juives
doivent être suivies, surveillées, #jouées sans pitié, sans quoi nous allons à des
dévastations, à des massacres supérieurs à ce qui s'est vu en 1 940. Tout dépend
de la vigilance des citoyens, de la fermeté avec laquelle ils sauront dénoncer ce
qu'ils en surprendront et sauront en poursuivre le châtiment régulier sûr et
prompt.
« Nous continuons >>, poursuit le président qui me dit :
« Nous avons sous les yeux - écrivez-vous - un vieux nu1J1éro de
ce DROIT DE VIVRE que fonda le juif Lekah, dit Bernard Lecache, un
numéro d'avril 1 9 3 9 où grouillent toutes sortes de menaces et de menées bellicistes
que masquent (plutôt mal) lesjargons humanitaires internationaux de la paix...
Quelqu'un qui lit ave, nous voudrait avoir des nouvelles d'un certain
Roger... »
En se plaignant à la Cour de Justice, M. Roger Worms-Stéphane
avait fait savoir que la citation publique de son nom pouvait avoir des
conséquences tragiques pour lui ou les siens. Le président s'était conformé
à son désir dans les termes suivants :
<c Ce nom est inscrit dans l'article (de Maurras), je ne le dis pas, car
sur la demande de ce Monsieur (Stéphane), il est désirable que son
nom ne soit pas prononcé pour des raisons graves, mais le nom de
famille s'y trouve ; c'est « le capitaine Stéphane >>,
« millionnaire et Front populaire qui palabra parmi les orateurs du ,onseil
national extraordinaire de cette Ligue, dont rend compte ce numéro. » Et un peu
plus loin continue le président :
« On serait curieux de savoir si la noble famille est dans un ca,np de çonçen­
tration, ou en Angleterre, ou en Amérique, ou en Afrique, ou si, par hasard,
elle a gardl le droit d'lpanouir ses beaux restes de prospérité dans quelque coin
favoris/ ou non de notre Côte d'Azur. Nous disons plusieurs fois par semaine
que la meilleure manière de répondre aux menaces te"oristes est de leur opposer
une llgitime contre-terreur. L'axiome est applicable aux violences de paroles
et d'attitude dont se rendent coupables les hordesjuives : le talion.

<c Tel est l'article », conclut le président. Oui, tel est l'article. En voilà
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 215

l'essentiel. Tel qu'il est, cet article ne porte pas un mot, pas une lettre,
pas un signe d'appel"" meurtre. On y lit même TOUT LE CONTRAIRE.
Et, comme on s'était pernus de dire que je donnais l'adresse de Worms
en parlant de la Côte d'Azur, je rappelais qu'elle avait 200 kilomètres
de long et était large à proportion.
La démonstration que je vous devais, Monsieur Je Procureur Général,
est faite. Il reste des aevoirs à remplit. Ce sont les vôtres. L'un envers
moi : votre devoir de dire et de faire dire bien haut que la lettre et l'esprit
de mon artide exduent absolument toute trace d'appel au meurtre, le
contraire exact s'en trouve exprimé en clair et bon français. Vos autres
devoirs me paraissent concerner mon plaignant et mon accusateur, dont
les dettes morales et matérielles sont laissées à votre appréciation. Non
que je la croie libre, mais un homme de loi qui figure l'Etat et qui le
procure en général est mieux placé que personne pour qualifit.r les actes
et mesurer les torts dont ces deux personnages se sont rendus coupables
envers la société.
CH. MAURRAS 8321

A XA VIER VALLAT

6 novembre 1950.
Mon cher ami,
Que je suis content d'avoir votre lettre du 4 novembre! A vrai dire,
une inquiétude réelle avait commencé, et je me demandais où vous en
étiez, où vous étiez, ce que vous deveniez sur l'océan du monde celto­
breton. Merci des vers de Rou.mieux 1• Oui, c'est Chambord, c'est Je ton
des désignations familières. Pauvre Paul Arène I Comme il devait être
reçu chez la belle Anaïs 2! Oui, je connaissais cette belle page de VeuiJlot
sur Mistral 3• C'est déjà très bon pour Duhamel... ..
Alors, la poste nous a escroqué à nous une lettre ou deux? Je vous
disais beaucoup de choses que je ne suis pas fichu de me rappeler, mais
il y en a une d'essentielle et que je vais transcrire pour mon Ave Maria
provençal. Je voudrais avoir la Salutation Angélique telle que la récitent
les Grecs catholiques, et le chapitre de saint Luc où est contée l'Annon­
ciation, en grec aussi. Nous avions, il me semble, toutes les prières en
grec au Collège Catholique d'Aix dans un gros petit livre formé de
1. Roumieux était l'un des félibres compagnons de Maurras.
2. Paul Arène était amoureux. mais sans espoir, de la fille de Roumieux. • la belle Anaïs ».
3. Cette page de Louis Veuillot se trouve dans Les P,zr/111111 "4 Rome, à la première étape de
son voyage, c'est-à-dire en Provence.
216 LETTRES DE PRISON

Joseph, &ith et Tobie d'après les Septante, les quatre Évangiles, plus les
fabfes d'Esope et de Babrius. Est-ce que l'on aurait pas ce livre à
Solesmes? Il était jadis courant dans toutes les institutions religieuses.
En tout cas, vous trouveriez facilement à la bibliothèque de l'Abbaye
l'Ave Maria et le chapitre de saint Luc, l'ange, la visite à la cousine
Elisabeth que j'ai inutilement demandés ici à notre aumônier. Je serais
d'autant plus content de faire ce petit travail que le Mauriac 1 m'a plus
dégoûté. L'articulet du jeune Frossard est en effet excellent. C'est le
bon sens du moins, sans raffinements inutiles. Dans ma folle jeunesse,
je distinguais entre catholiques protestants et catholiques romains ou
paiens. Mauriac est de l'espèce protestante. Il ne connaît que le péché !
Par exemple, il le connaît bien ! Vous me parliez aussi dans votre précé­
dente lettre du Père Castillon de Saint-Victor 2, et j'avais tout à fait
oublié que je lui avais écrit des choses désagréables. Mais c'était la
guerre, et civile encore I Personnellement, il ne m'en était rien resté
d'agressif contre lui. Au début, il m'avait fait une bonne impression,
par un air d'énergie et de concentration. Mais il s'était laissé trop en­
vahir par la blagologie de Mayol de Luppé 3• Tempi passati l Quel malheur
que l'on n'ait pas trouvé le moyen de rétablir Philippe VIII vers 1900-
1905 ! C'était un grand règne. Et il eût suffi que nos Gaulois nationalistes
fissent l'union sur lui contre les dreyfusards.
Avez-vous des nouvelles de la reine de Portugal 4 ? J'en ai eu et de bonnes
par un mot d'une grande lettre de Maxime. Pourriez-vous me les confir­
mer? L'avez-vous vue quand vous avez traversé Paris ? C'est que, plus
j'y songe, plus je vois que c'est bien la personne du monde qui s'est
fait l'idée, l'image de son frère la plus juste, la plus conforme à ce qui
était la très haute nature de ce Prince. Personne ne lui a porté un témoi­
gnage aussi beau. Je voudrais que vous l'entendissiez, afin de prendre
cela par écrit, car j'ai hélas I négligé de le faire, et, maintenant, cela
est un peu loin. N'oubliez pas d'aller la voir si vous faites un crochet
par Versailles un de ces mois. Maxime ne me dit pas que ses facultés aient
baissé le moins du monde. Mais je n'en sais rien. Elle est mon aînée.
Le Maréchal ne se porte d'ailleurs pas moins bien. Avez-vous vu la soirée
de Shakespeare à Paris, avec le Comte de Paris, la comtesse, leur princesse
et le brave Vincent Auriol, comme un maire du palais, dans la même
salle ? Plus j'y pense, plus je me convaincs que la restauration se fera

r. Œ. Le Figaro, 31 octobre 1950. Fi:ançois Mauriac, dans un article intitulé : Toussaint 1950,
avait écrit entre autres propos : • Ce dogme de !'Assomption. si déconcertant pour beaucoup
d'esprits (et je l'avoue, pour moi-même) ... •· Dans L'Aurore, 1er novembre 1950, André Fros­
sard, sous son pseudonyme « Le Rayon Z •• avait vivement relevé cette phrase.
2. Le P. de Castillon de Saint-Victor, de la Compagnie de Jésus. Ayant fait partie, avant
d'entrer dans les Ordres, du Bureau politique du duc d'Orléans, c'est à ce titre qu'il avait
été mêlé à la querelle de l'htionfra11fais1 et d'Henri de Larèglc en 1910.
3. Mayol de Luppé avait fait partie également du bureau politique du duc d'Orléans.
4. La reine Marie-Amélie, sœur du duc d'Orléans. - Maxime : il s'agit de Real del Sarte.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 21 7

comme elle a failli se faire en 1 940, par une simple opération du bon sens
public. Lisez le livre d'Émile Dard sur la Ch11te de la Roya11tl (Flammarion);
en termes timides mais formels, cet ancien fonctionnaire (c'était l'am­
bassadeur ou le ministre, à Munich) se rallie à toutes nos positions sur
l'histoire révolutionnaire. C'est la non-résistance qui a caractérisé
Louis XVI et son principal assaillant a été l'Angleterre. Il y a trente ans
Albert Thibaudet me contestait encore ces évidences, et il n'était pas
fanatique I Tout vient, tout viendra, en son temps. L'ennui est que Dard
découvre un peu trop Laclos et Egalité. Mais la maison d'Orléans a
rendu, depuis, tant de services à la France, guand elle a empêché la guerre
en 1 8 3 0 et 1 840, quand elle a posé la question juive à San Remo, quand
elle a renationalisé et relégitimé la branche cadette, que les erreurs cri­
minelles des arrière-grands-parents sont et doivent être largement
recouvertes. N'est-ce pas votre avis? Sans compter que la famille a
toujours été splendide et qu'elle prend une vigueur incomparable.
Figurez-vous que je cause ici far correspondance avec le fils de J. G. 1
à qui vous m'aviez présenté. I est aimable et gentil; mais d'une part
acoquiné (paraît-il) avec le nommé Rebatet, et de l'autre tout à fait
perdu de nuées romantico-métaphysiques, à tel point qu'il ne croit plus
à la durée d'une France et se reptésente l'avenir du genre humain pur
de toute matière et qualifié par des caractères absolument et purement
moraux. Le povre I L'homme hegelien m'a toujours paru une branche
de la ramure anthtopopithécienne. Je crois (c'est une impression)
qu'il a été terriblement impressionné par l'Allemagne philosophique et
universitaire. Son oncle et homonyme (parrain sans doute, Paul G. 2)
était, je crois de la coterie germanomane, rayon des hellénistes, bien
que Fustel l'eût nommé son exécuteur testamentaire, rôle dont il s'est
acquitté assez mal comme éditeur et comme biographe. Je vous dirai
mieux vers quels rivages me poussera cette correspondance. Je ne
m'attends à rien de fameux, étant donné les énormes bancs de brumes
sur lesquels je vois que l'on navigue avec de vraies délices qui me mettent
toujours mal à l'aise. Encore un volume qui part vers vous! J'en ai
honte. Mais puisqu'il y a moyen I Pourquoi nous priverions-nous
de ces échanges? Mes respectueux hommages, je vous prie, à Mme Xavier
Vallat, à vous, mon cher ami, toute ma vieille amitié, en pluie sur Laval
et sur l'Ouest A. F. de tout cœur.

1, Paul Guiraud, détenu politique à Clairvaux, condamné comme directeur d'un journal
du Nord, était fils de Jean Guiraud, rédacteur en chef du journal La Croix. Lucien Rebatet,
auteur des Décombres et rédacteur à ], sllis j)arlolll, était également détenu à Clairvaux en 19jo.
2. Paul Guiraud, professeur d'histoire grecque à la Sorbonne. auteur d'un livre sw: FRS/,/
de Colllanges. Paris, 1936.
218 LETTRES D E PRISON

A BMILB HENRIOT

10 novembre 19jo.
Mon cher confrère,
Ainsi vous refusez de vouer aux Grégeois 1 le même beau travail
qu'aux Fils de la Louve I Et vos raisons font, depuis deux semaines, que
je délibère avec moi-même de céder à la passion de la vérité, et même à la
passion tout court, en vous révélant la cause première de votre et de
notre malheur, car vous vous en tenez à la seconde quand vous parlez
des programmes de 1 9oz. et du choix de A et de B. Politique d'abord !
La vraie cause de ce recul intellectuel a été l'entrée des Barbares dans
la cité et la victoire de leur Dreyfus. Mais oui. C'est de !'Histoire. Le
sacrifice des humanités au programme de 1 902. a été fait pour ouvrir la
route du supérieur au primaire, les instituteurs ayant bien mérité, non
les professeurs du secondaire, le cores enseignant des lycées et collèges
ayant marché pour la Patrie française et pour l'Action frllllfaise, avec
Syveton, Vaugeois, Dausset et les autres, leur matière a été raccourcie,
tronquée, rejetée. Les Lettres ont pâti sous Leygues, Ponce-Pilate pour
l'amour du Barrabas de l'Ile du Diable... A votre place, je ne me laisse­
rais pas faire par le destin. Avec votre Epitome et votre Esope, je partirais
bravement à la conquête de l'Empire grec ! Le vieux Tournier 8, flamme
et sommet des hellénistes, disait : On ne saitpas le grec, on sait du grec..• Et
pour en savoir le nécessaire strict, voici un petit livre dont je me permets
de vous donner le signalement : son titre par malheur m'échappe,
mais il est d'un bon vieux professeur que mes aînés Le Goffic, Tellier,
Guigou, La Tailhède !lj>Pelaient le père Delboulle 3, qui enseignait quelque
part dans le Nord. C est un recueil de poèmes de Ronsard, du Bellay,
Dorat, H. Estienne, imités de l'Anthologie grecque et précédés du
texte des poèmes grecs originaux. Pas difficile du tout, et tel qu'on y
baigne dans la fraternité des deux langues, des deux goûts et des deux
génies. On est contraint de la sentir. Le volume est blanc et mince, le
papier dur, épais, glacé. Peut-être ne porte-t-il même pas le nom de
Delboulle, qui, modeste, a voulu seulement aider les jeunes gens et
servir les poètes. Sur cette description, n'importe quel bouquiniste vous
procurera le Sésame, embarquement droit pour Ithaque, Athènes et

1 . CT. plus haut, lettre du 14 juillet 1950. A cette lettre où Maurras le priait d'écrire aussi
sur les Grecs qu'il nomme du vieux mot de • Grégeois •• Emile Henriot lui avait répondu
que • victime des programmes de 1902, il n'avait pas étudié le grec • et, en s'excusant, il se
déclarait à regret incapable de satisfaire à ce que Maurras attendait de lui.
2. On doit à Tournier une remarquable édition de Sophocle.
3. Achille Delboulle : .An,zç,./on et les poèmes OIIIKT'éontiqms. Texte grec, avec les traductions
et imitations des poètes du XVI8 siècle. Le Havre, 1 891.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

Chlo, j'en sais quelque chose I Bien que n'étant pas victime de Dreyfus
(et je dirais presque au contraire) le don des Ian.gues que possédait ma
petite enfance s'est arrêté et comme gelé en moi quand je suis devenu
sourd, c'est-à-dire vers treize ans et demi, les centres cérébraux-nerveux
de l'audition se sont sclérosés, je suppose, et je n'ai jamais plus bien
« plongé • comme vous dites, dans mon grec, mon latin, mon anglais,
ni même mon provençal, sinon par de très rares à-coups. Eh l bien, la
lecture, le ruminement, la méditation de Delboulle a été l'un de ces bons
à-coups pour le grec. Je me suis délicieusement matagrabolisé la cervelle
aux µ.év, aux 3é, aux Té, à tous les partitifs d'Anacréon, et il est
sorti de là une petite version de XŒÀYj -rLç 001111.. qui a reçu deux grands
honneurs : ces quatorze vers 1 sont les seuls que Moréas ait jamais aimés
de moi (il est vrai que ce sont ! �:u près les seuls que je lui aie montrés)
et d'autre part l'Association G i· ume Budé me fit à cette haute époque
la glorieuse proposition de traduire pour el1e le joli travail de saint Basile
sur l'avantage des lettres profanes, dont j'avais fait l'éloge dans un
article 2... Je m'étais engagé ferme, n'en eus jamais le temps et en fus
découragé par un certain abbé Boulenger ( ?) (ou Charpentier), pro­
fesseur aux facultés catholiques de Lille, important fonctionnaire de
Budé 3, qui me doctrina un système de traduction mécanique, ne consistant
qu'à poser un mot de français sous le mot grec, textuel, littéral, servile,
abrutissant, au lieu que la vra:e traduction m'a toujours paiu devoir
être la haute liberté du sens, du rythme, de l'esprit; cpô mç pourrait très
bien re traduire par Dieu si cela chante bien, comme je .'ai cru pouvoir
faire pour Anacréon (non sans le trahir du reste encore, car on trahit
toujours). Bref, las d'attendre, Budé trouva un meilleur helléniste, ce
qui n'était pas malin, et Je dois dire que son travail ne fut pas très fameux.
Il ne me semble pas qu il ait gardé Pinspiration, la grâce et le charme du
vieil évêque d'Orient. Mais enfin tel était le degré de capacité auquel
m'avait élevé le Delboulle. Il n'y a donc lieu que de le retrouver sans
vous consumer en << plaintes » vaines. Ce sera comme un nouveau Jardin
des racines grecques, un chemin vivant, méthode et méthodologie,
vers les hautes sources, que vous récupérerez san , même y penser. Il
n'y faut qu'un petit effort de bibliophilie. Une promenade sur les quais
en quittant l'Institut. Vous n'aurez peut-être qu'à entrer chez Cham­
pion. Ils n'y sont plus, mais leur successeur, Mme de Harting, m'a
récemment procuré un Festus Avienus dont j'avais besoin pour notre
mur grec. Elle doit posséder un ou plusieurs Delboulle. C'est toute
l'init ation qu'il vous faut.
Je vous fais envoyer, à défaut de ce petit livre perdu dans un débarras

x. Poème publié dans Inmiplions ; Paris, 1921.


2. Saint Basile : Allx jnllt4s gens sur la 111aniirl de tirer profit des Lettns helilni(jll8s. Le texte
en a été établi et traduit par l'abbé Fernand Boulcnger. Paris, 1952.
3 . De la collection des classiques latins et grecs de Guillaume Budé.
2.2.0 LETI'RES DE PRISON
et bien introuvable de loin, une Commémoration de Moréas que j'ai
publiée dans la Revue Matines du 1 5 août, sous un pseudonyme assez
transparent, et aussi une fantaisie sur le temps bergsonien, Le Mont de
Sa/Nrne. Il paraît qu'elle est irrévérente. Baste ! Je ne suis pas Voltaire,
mais Bergson n'est pas Leibniz, et il nous doit des comptes sur l'exten­
sibilité indéfinie de nos heures. J'aimerais à savoir si cela vous a intéressé.
J'écris un autre conte sur un personnage plus auguste : c'est l'histoire
de Pascal aux enfers.
Mais Delboulle l Delboulle l Avec lui, l'an prochain ou l'autre, vous
apporterez aux petits Français que l'on veut séparer de leurs dignes
Muses, le beau corps nu de la Grèce en fleur, aussi vivant et aussi frais
que vos portraits latins.
Avec tous mes vœux très cordiaux, mon cher confrère.

A PIERRE BOUTANG

3 décembre 1950.
Mon chet ami, je suis bien confus des deux ou trois quinzaines de
silence outrageux que j'ai gardées après votre magnifique manière de me
traiter en réponse à l'envoi du Mont de Saturne 1, parce que (mieux vaut
vous le dite tout de suite) vous avez embarrassé le vieillard de la mer. Il
s'amusait. Il jouait, le monstre! et vous lui avez demandé des lumières
qu'il ne refusait pas, mais qu'il ne songeait pas à donner. Alors il vous a
lu, relu et re-relu, de plus en plus terrassé par sa confusion, de moins
en moins capable d'opposer un discours continu au vôtre dans une
matière où le principe et la fin n'étaient guère que le « pour-rire », mais
où, bien naturellement, comme en toute chose, toutes les questions se
posent en soi. Un conte, même un conte monstre, comme vous dites
bien, contient une histoire qu'on peut << maîtriser ». Aussi bien peut-elle
s'échapper encore pour s'écouler de toutes parts, en ne songeant pas aux
gouttelettes de vie humaine ou de réflexion dont elle est composée. Mais
enfin le désir de jouer se concilie parfaitement avec les idées fermes, là
où il le faut. Leur nécessité m'a toujours paru absolue en politique où
l'essentiel est saisissable aux pauvres hommes, où il est inhumain de les
en priver. Ailleurs, les certitudes et le moyen de savoir sont (ou parais­
sent) bien moins à notre portée. De là plus de place au rêve et à la
fable, à l'invention gratuite, à la pure inspiration et à la liberté de ce

1. a. Le Mont d4 Saltmte, articles de Pierre Boutang publiés dans Aspecl.t de la Frana


des 6 et 13 octobre 19so.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 221

divertissement, - au centre desquels viennent naturellement se placer,


comme des piliers ou des môles, certaines questions sur la nature des
choses et des êtres, elles-mêmes frangées de petits problèmes seconds
qui ne sont pas sans intérêt. J'ai toujours pensé, par exemple, qu'un des
fléaux de notre monde était l'analphabète primaire qui n'a qu'une idée,
condamnée à crever dès que l'air devient un peu rare, et qui la fait
crever lui-même. J'ai toujours pensé que M. Bergson nous devait le
compte de l'indéfini de sa durée - ou alors qu'il l'appelle substance, na 1
Tout cela se mêle à mes jeux, et je n'y vois pas de mal. Il est clair que
cela n'est pas plus une thèse de philosophie que l'histoire de la vieille
dans Candide ne réfute les E.rsais sur l'entendement humain. Naturellement
je ne suis pas Voltaire, mais il s'en faut d'autant que Bergson soit Leib­
niz. Nous aurons à reparler de tout cela. Ne croyez pas que je fasse
comme l' Aréopage avec saint Paul, mais je sens là une matièreintarissable,
et j'ai beaucoup d'autres choses à vous dire, auxquelles je pense depuis
un certain nombre de numéros d'Aspects : pour prendre date, celui où
vous faites honte à S. 1 de ses calomnies. Au plaisir personnel que vous
me donniez, vous en avez ajouté un bien plus grand encore, d'imper­
sonnel : vous preniez ma défense en des termes qui me faisaient chaud
au cœur, et vous le faisiez dans un ordre et un esprit qui me ravissaient.
C'est à partir de ce moment-là que m'a semblé se produire une sorte
d'évolution de votre manière. Elle est devenue plus << près des choses »,
plus liée au réel, et l'abstraction, sans éloigner le moins du
monde le sens du nécessaire, s'est trouvée revêtue d'une chair légère et
brillante qui, autrefois, ne se laissait voir que par places, avec des inter­
positions de didactisme un peu sec, qui ont disparu tout à fait. Il me sem­
ble que cela mesure un immense progrès et un gain de force dans l'action,
une autorité, un crédit, dont nos idées directrices auront tout le profit
et recevront le succès. Par exemple, votre « Chateaubriand » 111 s'impose,
dans toutes ses parties, à toutes ses lignes, et c'est la vieille formule
aristotélicienne du parfait << tout ce qu'il faut, seulement ce qu'il faut,
et selon qu'il le faut >>. La relecture des Mémoires vous a donné le coup
de fouet, mais il me semble que, il y a six mois, vous n'auriez pas galopé
de ce train. Vous avez écrit avec courage les deux ou trois mots rigou­
reux qu'il fallait, et vous avez eu raison d'ajouter qu'il est possible de
trouver du meilleur et de l'excellent dans cette foire de vanité et d'anar­
chie. Vous rappelez-vous l'épisode de !'Anglais qui tire le premier coup
de feu des journées de Juillet 3? Ces trois ou quatre lignes sont supérieures.

1. Article de Pierre Boutang sur le • lâche neutralisme t de Sirius (M. Beuve-Méry). Cf.
Aspects tk la France, 15 décembre 1950.
2. Cf. Lt sm#ment r(!Jalirt, dans /11 Mlmoires d'011tre-To11ib,, par Pierre Boutang, in A1pect1
tk la France des 3, 7 et 10 novembre 1950.
3. Dans les Mémoires d'011tre-Tombe, t. V, Chateaubriand raconte que, le 17 juillet 1830,
un détachement fut assailli d'une grêle de pierres dans la rue des Pyramides qui s'appelait
alors rue du Duc-de-Bordeaux et qu'un Anglais tira de la fenêtre d'un hôtel un coup de
222 LETTRES DE PRISON

Il est vrai qu'il n'en tire rien. Ou qu'au moment d'en tirer quelque chose
il tourne court. Et nous venions de prendre Alger! D'opposer Alger,
après la Corse, à Malte et à Gibraltar I Quand rendra-t-on justice à la
splendide politique des Bourbons en Méditerranée I Elle est aussi belle
que sur le Rlùn. Mais les libéraux de 1 830 s'en f... bien! Ce Chateau­
briand aussi. Que vous avez bien fait de reP._rendre le duc de Bordeaux 1
Il a été repris en 1 904, savez-vous par qw ? Par Marc Sangnier! en la
forme du « Conseil au roi de demain » l presque dans les mêmes termes!
Je me suis bien gardé de parler de ce précédent chateaubrianesque
quand je l'ai traité il y a quarante-cinq ans, le Sillon en aurait été trop
faraud. Mais j'en avais bien envie! Tous ces déclamateurs sont bons à
être pilés dans le même mortier. Ainsi soit-il. Mais gloire à vous, mon
cher ami, et vous êtes ainsi rangé dans la légion des juges inexorables
de René, le grand malfaiteur. Avec Sainte-Beuve et Veuillot, il
n'y a guère, avant votre génération, que Lamartine. Mais celui-ci, à
force de noblesse d'âme, y a gagné du jugement. Ce n'était pourtant pas
son fort. Mais, peut-être, un reste d'esprit classique (il avait appris à
lire dans Mérope !) et aussi de légitimisme, le même qui lui fait empêcher
la guerre de propagande de 1 848 I Ce qui en somme a égalé sa politique
à celle de Louis-Philippe et de la Restauration. Je ne sais où, peut-être
dans son Cours de Uttérature, son portrait de Chateaubriand est d'une
fermeté et d'une vérité inouïe. Je suis très dépourvu d'Homère, je n'ai
que deux volumes de l'Iliade de Budé (et encore est-ce le I et le III!)
et en fait d'04Jssée le très fâcheux Bérard 1 • Je n'ai pas voulu lire à votre
suite un « porc géant ». Il n'y est que trop. Mais, vraiment, Homère ne
lui fait-il pas les honneurs de l'état sauvage ? Ce qui lui a valu la promo­
tion de << sanglier » chez Mme Dacier 2 1 Vous connaissez mon adriûration
pour cette sage et savante dame. Si vous avez une Ot!Jssée en grec sous la
main, prêtez-la-moi, je vous la ferai rapporter par Jacques ou par Hélène.
Il m'amusera de vérifier la traduction de Bérard. Mais tout cela m'écarte
beaucoup d� l'essentiel de mon dire, qui est l'importance croissante, la
valeur gagnée à vue d'œil par votre politique et votre critique. Il me
semblait qu'autrefois, vous vous laissiez un peu faire par certains fameux
menteurs, maintenant vous les cernez et les soumettez, ce qui est, je crois,
la meilleure manière de rendre la vérité manifeste et de lui conquérir
un vaste public. Alors il n'y a qu'à continuer la belle manière. Tout
mon regret est de n'être pas sûr de vous avoir rendu mon sentiment
très clair, mais je finirai par une espèce d'apologue : votre premier
volume de la Politique 3 est rédigé de deux manières : l'une, le corps du

feu sur la garde française. • Ainsi, déclare Chateaubriand, les Anglais, qui vivent à l'abri
dans leur île, vont porter les révolutions chez les autres... •
1. Victor Bérard, traducteur de l'Otfyssée, 3 vol. Paris, 1924-1925.
2. La traduction de 1'04,ssét par MD'8 Dacier parut en 1708.
3. Pierre Boutang : l.A Politi(Jllt. Paris, 1948.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

livre,en discours abstraits, selon moi un peu trop abstraits par endroits,
- je vois d'ailleurs à quoi ça sert, mais sans emporter mon adhésion
entière - l'autre, les notes, sont du discours concret, un peu trop celui
de tout le monde. Eh bien I vous avez, il me semble, trouvé un degré
médian où le total de la distinction du premier genre est combiné au
total de la clarté du second. Ce qui nous ramène au propos aristotélicien
cité plus haut. Par exemple, je n'avais pas songé au Philèbe, mais, là,
j'ai pu vérifier, et d'ici même, qu'il y a de ça.

A PIERRE BOUTANG

S. d. (Février 5 1).

Je veux vous remercier du rayon de soleil clair et beau que vous


m'avez donné dans le billet que m'a porté Hélène et les deux livres qui
l'accompagnaient. Il en résulte fort gaîment que Bérard avait raison,
et son porc géant, avec cette jolie gageure qu'il a gagnée de traduire de
près le µéycxc; mie; sans y laisser passer aucun sens trivial, du reste
inexistant en vieux grec t En vain, contredisant Mme Pierre Boutang,
le bon M. Pierron 1 annotateur de l'Odyssée, sans doute le même qui
a annoté l'Iliade de mes écoles, dit-il que « sanglier » s'impose sous
prétexte que << le porc n'aurait rien d'effrayant » (p. 1 2.8). Je ne sais ce qui
se passait dans l'enfance héroïque et homérique du monde; dans mon
enfance à moi, vers 1 8 7 1 ou 72., à Saint-Jean-de-Gargay, entre mon
Roquevaire et le Géménos des balzaciens Mémoires de deuxjeunes mariées,
j'ai vu dans une foire une grosse cochonne avec deux rangées de petits
au long de ses flancs qui me fit une peur terrible. Pierran a tort. Vous
deux, raison. Et je me suis bien amusé. Merci de tout cœur.
Vous avez rapporté de Marseille, avec la conscience de la joie immense
qu'elle allait me donner, cette nouvelle de l'Action ouvrière française 2
qui est mon hoc erat in volis et le point de départ auroral (pardon, c'est le
mot) du nouvel élan d'une classe, non pas d'une classe, d'un état. C'est
ce qui devait être. C'est ce qui doit rendre, et beaucoup rendre si c'est
bien conduit, comme ce le sera par vous. Avez-vous pris garde au
sonfrançais que les fumistes communistes font rendre à leurs cymbales?

1. Peirre-Alexis Pierron, traducteur de l'Iliade et de l'Oq;vssée (en 1 890).


z. Le premier numéro de l'Action française ouvrière venait de paraître le 1 5 décembre 1950
à Marseille.
15
LETTRES DE PRISON
Son menteur, mais qu'ils n'emprunteraient pas sans son utilité, sans sa
nécessité. Jamais peut-être dans les jours noirs que j'ai vécus, jamais
depuis mes Prussiens de 1 870-71, il n'auraétéplusfacileni plus productif, en
un mot plusrétributifpo11r nous. On est là devant l'évidence solaire, éblouis­
sante. Notons d'abord que le monde n'a jamais été animé de passions
nationales plus violentes. Elles se heurtent de toutes parts. Il me semble
qu'en 1 897, devant les Jeux olympiques d'Athènes, où étaient tant
d'Américains, de Turcs, de Russes et de Juifs, j'avais rêvé le monde
d'aujourd'hui, que je m'éveille, qu'enfin je le vois ! A cette époque, nos
Français - qu'un Français, M. de Coubertin 1 avait conviés à ce banquet
de la paix - ne rêvaient que de Cosmopolis. Depuis a commencé le
chapelet des guerres; et aucune ne nous a instruits comme il le faudrait.
Mais les autres nations ne se gênent presque plus. Leurs déguisements
de classe ou d'école ne refoulent aucune avidité nationale et patriotique.
Il nous est donc possible et aisé de prêcher notre croisade avec l'assis­
tance des deux anges de la générosité et de la panique, l'amour et la
terreur. Nous pouvons donner à notre pays le plus noble et le plus
désintéressé des enseignements, mobiliser son ciel entier et toute sa
terre, allier l'unanime autorité des esprits supérieurs et la volonté
violente des cœurs les plus humbles, en même temps que semer la plus
juste épouvante chez l'ennemi... Est-ce que nous ne regarderons pas ce
spectacle qui nous enveloppe de toutes parts? Pouvez-vous en détourner
les yeux, vous ? et les en « dégager »? Le devoir des vieilles peaux comme
moi me paraît être de me traîner à vos pieds pour vous sauver de ce
désespoir absurde qui n'est qu'un mauvais rêve (..•) Il ne s'agit que de
prendre sur vous dans le commandement de vos nerfs, pour regarder
les grandes fins dont vous êtes autant le serviteur et l'esclave que nous
l'avons été. Voilà qui compte! Et encore, ce grand, ce noble et malheu­
reux peuple, le plus humain de tous, le plus haut d'intelligence, raison
et générosité, que nous n'avons pas le âroit de laisser dégringoler en
démocratie germaine, américaine, slavonne ou autres barbaries. Que ce
devoir soit accablant, d'accord. Comment y manquer? Et que peut-il
y avoir de plus exaltant que de le remplir? Je barre l'idée d'un échec.
Comment voulez-vous? Echec contre qui? Cette grosse dondon et
bête de planète contre la France, contre l'esprit ? Que l'esprit soit fidèle
à lui-même, par lui nous aurons et nous vaincrons tout.
Ne croyez pas que je déclame, je confie à ce papier le fond et la moelle
de mes pensées, je les traîne dans un désordre qui tient à l'alarme que
vous me donnez. Songez I Abandon du combat I Songez encore I Expa­
triation ! Joli, l'engagement, alors I Ces choses graves donnent aux
mots le son le plus dur (...) Il n'y a qu'à continuer dans le même sens

1. Pierre ·de Coubertin avait, en 1 895, pris l'initiative du rétablissement des Jeux Olym­
piques. Cf. Anthinéa.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX
avec les mêmes armes, les mêmes méthodes à peine perfectionnées ou
rétablies, et l'on aura vite fait ainsi de recréer, devant les catastrophes
prochaines - et il y en a de menaçantes et d'inéluctables, mais qui ne
s'abattront pas.fatalement sur notre nation - à recréer, dis-je, un refuge
spacieux et fort, digne du nom français et qui serait le modèle de tous les
civilisés. Nous bâtissons l'arche nouvelle, catholique, classique, hiérar­
chique, humaine, où les idées ne seront plus des mots en l'air, ni les
institutions des leurres inconsistants, ni les lois des brigandages, les
administrations des pilleries et des gabegies, où revivra ce qui mérite
de revivre, en bas les républiques, en haut la royauté et, par-delà tous les
espaces, la Papauté I Même si cet optimisme était en défaut et si, comme
je ne crois pas tout à fait absurde de le redouter, si la démocratie étant
devenue irrésistible, c'est le mal, c'est la mort qui devaient l'emporter,
et qu'elle ait eu pour fonction historique de fermer l'histoire et de finir
le monde, même en ce cas apocalyptique, il faut que cette arche franco­
catholique soit construite et mise à l'eau face au triomphe du Pire et
des pires. Elle attestera dans la corruption étemeJle et universelle, une
primauté invincible de l'Ordre et du Bien. Ce qu'il y a de bon et de beau
dans l'homme ne se sera pas laissé faire. Cette âme du bien l'aura emporté,
tout de même, à sa manière, et, persistant dans la perte générale, elle
aura fait son salut moral et peut-être l'autre. Je dis peut-être, parce que
je ne fais pas de métaphysique et m'arrête au bord du mythe tentateur,
mais non sans foi dans la vraie colombe, comme au vrai brin d'oli­
vier, en avant de tous les déluges.
Ne me trouvez pas ridicule à brandir ainsi vers vous « l'arbre de
paix >>. Vous vous vous voyez bien toutes les vérités immenses et néces­
saires que cela recouvre, et ce qu'elles ont d'essentiellement vital au­
jourd'hui. Mais pardon de l'abus des mots 1 C'est la terreur de paraître
rien négliger qui me rend si vraiment prolixe. Pardon et comprenez, ou
plutôt faites l'inverse qui rende le second terme inutile.
CHARLES MAURRAS 83 2 1

A MADAME PA UL MORAND

20 décembre 1950.

Madame,
Mon voisin et ami, Paul Marion, fait avec moi le plus généreux des
partages. Mille et mille fois merci des merveilleux chocolats et de tout le
café passé et futur 1 Quel malheur que la lettre perdue pour me ressouvenir
:u6 LETTRES DE PRISON
de Suisse et d'Amérique f L'amitié m'a gâté presque iniquement tout au
long de ma vieille vie. Je n'y puis/lus répondre que par un mémorial
constant et fidèle, et le vrai est qu•· est bien là; soyez assez bonne pour
l'attribuer en toute certitude à ceux qui en ont cure. Il est difficile de
dire où nous allons. Rattrapons-nous sur le charme indicible et la grâce
incroyable d'un Passé bien vivant. C'est avec cela qu'on refera peut-être
le monde, ou un monde, c'est-à-dire quelque élément d'ordre et de
beauté. Pardonnez-moi, Madame, la longueur de ce merci, ce n'est qu'un
hommage respectueux rendu à la dignité de qui ne sait ni ne veut oublier.
CH. M. 8 3 2- 1

Je vous serai reconnaissant de dire un souvenir plein d'admiration à


M. Paul Morand.

A MONSIEUR ET MADAME DE LASSUS


3 1 décembre 19 50.
Madame, Monsieur, et chers amis si excellents! Vous m'avez dit :
bon Noël, vous m'avez dit : bonne année, et je ne vous le rendrais pas?
Directement, non, c'est impossible et vous ne pouvez le recevoir que
par notre antique et toujours jeune << télépathie d'Actionfrançaise ». Mais,
puisqu'il se présente, je choisis ce moyen indirect de vous dire : soyez
heureux, passez la plus belle et la plus chaude et la plus heureuse année
possible, vous, les vôtres, tous vos amis, et tous les nôtres en tous les
pays et, par delà les frontières, les humains dignes de ce nom. Plus les
nuages qui s'élèvent sont épais et noirs, plus et mieux doit monter cette
grande prière et la bonne volonté des cœurs I Et laissez-moi vous dire
quel honneur fait au nom français et au visage humain la fidèle amitié
pleine de charité que vous voulez bien nous montrer, et aussi me mon­
trer, à moi, vieil indigne, par tant d'exactitude à vous révéler de semaine
en semaine et plus fréquemment encore, goûtant ainsi au rythme d'une
belle habitude les surprises ingénieuses d'une nouveauté non moins
réglée, elle aussi! Le mot de merci est bien petit pour exprimer le senti­
ment profond de tant de choses heureuses! Je le dis pourtant et
le redis, de tout cœur, en vous priant d'agréer, Madame, l'hommage
respectueux de mes vœux, à vous, Monsieur et ami, les plus vifs souhaits
de mon amitié reconnaissante.
CHARLES MAURRAS 8 3 2. 1
MAISON CENTRALE DE CLAIR VAUX 227

A SA NIÈCE HÉLÈNE

13 janvier 195 1,.

Ma petite Ninon,
J'ai eu ta Sabbatine 1 (cloche du samedi) m'annonçant Jacques pour
demain. Alors, vite mes réponses 1 Pour Varillon qui menace de mourir
sans mon amour, je dis :
Assure Varillon de sa vie lternelle :
Je l'aimerai toujours.
Ça donc, tJll'il boive frais, q11'il aille voir les belles,
Et d 'un même discours
Fasse danser mes ours I

Il verra que tu as fait ses commissions. Je voudrais que tu lui dises


aussi de dire aux Lardanchet : Merci et grand, très grand merci I J'ai
été très touché de l'amitié généreuse de leur B11lletin des Lettres pour le
Grand Juge et pour le Mo nt de Salllrne, et leur indulgence me prouve leur
amitié. Encore grand merci. Mais dès lors pourquoi ce silence complet
sur le Jeune Français? Je tiens beaucoup à ce dernier livre. J'ai pu m'y
condenser et m'y déployer. Avec la Seule France2 et la Contre-Révolution,
c'est un de mes rares livres d'enseignement et de discussion qui ne
soit pas fait de pièces et de morceaux d'articles mis bout à bout; j'ai
pu l'écrire, de a à z au fil de la plume, et je crois y avoir rassemblé l'essen­
tiel. Qu'on ne vienne pas me dire : c'est de la politique! Non, c'est de la
patrie. C'est l'exposé et l'examen de la recherche anxieuse du moyen de
la faire vivre. Il y a un intérêt national à ce que cette solution soit
connue, méditée, examinée à son tour. Plus les Français lettrés et intelli­
gents sont loin de nous par leurs habitudes d'esprit, comme tant de
bons lyonnais, plus je crois utile de les surprendre par un certain aspect
soudain des choses : ce livre peut leur donner cette secousse de grand
prix. Je n'accepte pas la qualification de parti pour l'Action française.
Là, on voit pourquoi. Si j'ai tort, qu'on le montre, mais qu'on ne me
combatte pas chez des amis, comme au Bulletin, par le silence et l'étei­
gnoir ! ... Ce ne sont pas ici plaintes d'auteur déçu. Je me prévaux de tout
ce qu'il y a de commun entre nous, notre naissance, notre foi, notre
espoir et notre vœu d'un accord national. Sans doute, j'ai répété (mais
en y renvoyant) bien des choses indiquées dans la Co ntre-"'Révolution,

1. Charles Maurras appelait ainsi les lettres que sa nièce lui adressait chaque semaine.
2. La Setde Frana. Cbroniq,,e des jo11rs d'lpretM. Lyon, 1941. - La Contre-Rivo/ution spon­
tanée; la reçherçhe ; la dist:11.r.rion-; l'é11111'11. I89!r1939. Lyon, 1943.
228 LETI'RES DE PRISON
mais j'y ai ajouté des précisions, des circonstances, des preuves nou­
velles, notamment sur les partis, sur l'avenir du nationalisme; sur le
danger des factions, toutes choses sur lesquelles on raconte tant de
bêtises I Et encore, au point de vue catholique, sur la morale indépen­
dante, etc., etc. Ces retours sur le passé, bien compris, peuvent rendre
de grands services pour l'avenir, mais il ne faut pas que ce soit enterré
vivant! Qu'on ne réponde pas : politique / Je voudrais bien savoir si
le Bulletin refuserait de rendre compte de l'Art rqyal de Platon s'il était
paru en 1950? Je ne compare certes pas les talents, je dis que les objets
de ces deux livres sont les mêmes et qu'ils ont le même intérêt humain.
Dites cela à Lardanchet, mon cher Varillon, et qu'au besoin ma petite
Ninon vous le tape, pour que vous puissiez le diffuser l Et toi, Ninon,
pardonne-moi de te faire travailler comme une négresse. Voici l'affaire de
Troyes. Beau, paré, couronné de fleurs comme une génisse que l'on
mène à l'autel, je suis donc allé, mercredi, dans cette belle ville où quatre
médecins m'ont examiné sur toutes les coutures. Cela a bien duré deux
heures. C'était chauffé. Pas trop. J'avais dépouillé cinq des six enveloppes
de laine qui me recouvrent habituellement et, pendant que l'on délibé­
rait (très visiblement) sur mon degré de décrépitude, je claquai des
dents, ce dont je finis par m'apercevoir en même temps que mes quatre
morticoles. Une de plus, et j'y restais l Leurs conclusions? Je les ignore.
Je sais seulement ce que je savais, à savoir que je n'ai ni sucre, ni albu­
mine. Ils ne m'ont même pas confirmé la version des radiographes de
Riom, d'après lesquels - t'en souviens-tu? - j'ai une aorte épatante,
celle d'un homme de cinquante ans. A la bonne heure I Rentré à Clair­
vaux, après avoir été régalé d'une très belle aurore à l'arrivée, aux
portes de Troyes, et au départ d'une très belle fuite des glaçons de la
Seine où s'embarquait mon cœur dans la direction de Lutèce, j'avais
grand faim. Puis j'ai dormi. Puis j'ai senti venir un bon petit rhume...
Alors, fort de mes connaissances expérimentales de ma vieille bête, je
me suis remis au lit, ai bu et rebu du vin chaud, transpiré tout l'après­
midi de mercredi, tout jeudi et, ayant épuisé mes réserves de vin, ai
retrouvé mon équilibre vendredi matin et tout ce jour d'hui. Voilà
toute l'affaire. Ce que tu me racontes me fait le plus grand plaisir. Alors,
c'était fausse alerte : Tartas ne s'arrachait plus les cheveux? Quel dom­
mage ç'aurait été I J'ai vu à l'hôpital, pendant que j'attendais mes jaugures,
un malade dont le masque était d'un vieillard édenté, plus édenté que
moi, et plus ridé, mais le front couronné d'une magnifique couronne
d'ébène, aussi noire 9.ue celle de Tartas en personne l As-tu vu souvent
cela? Moi, jamais. Ce malade était un ancien cuisinier du général de
Partouneaux, que Varillon et Bertie ont bien connu. Pas le cuisinier, le
général! Donc, nous gardons les << Jarres de Biot >>. Mais il faut mettre
Mes Jarres 1, il peut y avoir des brochures d'histoire locale qui pourraient
1. C'est le titre : Jarr,s d, Biot qui fut définitivement adopté.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

se plaindre d'un rapt de titre. Avec mes, nous sommes tranquilles...


Tous mes compliments pour ta conférence avec Jacques sur le partage
de besogne. Ça c'est bien, c'est ainsi que vous ferez ras /011 111a11rras
éternel 1• J'oubliais de te dire que l'habillage pour la course à Troyes
a connu un moment difficultueux. J'avais des boutons de chemise en
arrivant ici. Où sont-ils passés ? L'excellent M. Chasseigne m'en a
prêté des siens, et l'on a fait des prodiges d'art pour parer au défaut
et à la rareté de la matière. Mais l'occasion de ce réhabillage peut se
représenter, alors rends-moi un service nouveau. Les magasins de
nouveauté mettent deux jumelles avec trois boutons sur une carte, et
avec ça, Mademoiselle, avec ça aussi, ils vendent à la dizaine et ou à la
demi-douzaine, d'autres boutons en os pour servir de liaison aux man­
chettes et aux cols avec la chemise. Alors achète-moi de ceci et de cela,
aussi vulgaire et bon marché que possible, car j'ai à Martigues, à Lyon
et à Paris de très belles jumelles. Inutile de nous ruiner cette fois. Ce
que tu me dis de Michel me fait un bien grand plaisir. Félicite-la de ce
récoltage magnifique. J'ai relu le Dîner de grand-mère et en ai été plus ravi
encore. Cette note et ce ton manquaient un peu dans << Gasparine >>.
Elle en est très agréablement complétée et cela fait des portraits de l'autre
génération. Enfin n'oublie pas de la complimenter toi-même. N'oublie
pas la liste des poèmes de Tartas, ceux qui étaient et sont destinés à la
Jarre. Il est bien entendu, d'ailleurs, que j'aurai des épreuves, n'est-ce
pas I Je t'embrasse, ma petite Ninon, comme il convient, c'est-à-dire les
8 3 2 1 fois et demi, et en prenant bien garde de ne pas te casser 1
Ton vieil oncle dont tout le monde finira par maudire l'immodération
et à bientôt 1
CH. MAURRAS 83 2 1

A MADAME LOUISE DE SAINT-PONS 1

17 janvier 195 1 .

Ma chère Lou,
J'aimais beaucoup la façon dont notre René parlait des siens ou
plutôt des siennes; il disait : Marthe (c'était votre maman) ne fait jamais
que des lettres de quatre pages, mais tout y est, rien de trop et à la juste

1 . Allusion à la dédicace de Mistral pour « La Reine Jeanne » : Té MAU-RAS manjo e


beù . .. ». Tiens, Mal Rassasié, mange et bois ... •·
2.. Sœur aînée de son ami d'enfance, René de Saint-Pons.
LETTRES DE PRISON

mesure qu'il faut ! De sa sœur préférée : elle a assez d'esprit pour être
très méchante, et elle est bonne comme le Pain ; et quand il avait dit :
<< Louise a dit •• tout était dit. De là, ma confiance, chère Lou, dans votre
jugement. De là, quand · m'est arrivée votre chère lettre, le triomphe
que j'ai mené dans ma cellule dont j'ai fait trois fois le tour en grande
pompe. Voilà! Non seulement le petit bouquin vous a plu, et c'était
le grand point, mais vous l'avez jugé << moral >> 1 • Cela me tranquillise
tout à fait. J'ai refusé dimanche, le dimanche où Jacques m'a remis
votre lettre, j'ai refusé de signer un exemplaire pour une trop jeune fille,
parce que tout n'est pas bon pour tous, mais l'ensemble du vieux petit
paquet n'en est pas moins aussi « moral >> que les Amants de Venise
qui ne le sont pas à moitié. Autre joie, Lou! Non seulement vous avez
retrouvé mon hydre blonde, mais vous lui avez rendu son vrai surnom
de Serpent blond 2• Ça, c'est un chef-d'œuvre l Serpent n'allait pas dans
le livre, mais il est dans l'histoire. Que nous avons été heureux! Vous
le dites bien. C'est peut-être pour cela que je plonge si joyeusement
dans la mer d'azur du passé. On dit que c'est un effet de lumière illu­
soire? Mais non. Je vois bien où commence le mirage, où finissait la
réalité. J'ai écrit (vous l'aurez) un opuscule intitulé Tragi-comédie de
ma Surdité, qui raconte ma vie, en somme, vue de l'observatoire de
mon mal. Eh l bien, ces cruautés m'en sont aussi nettes que les douceurs.
Mais il faut que celles-ci l'aient emporté de beaucoup pour que le tout
ait eu puissance de durer, de tenir et d'agir encore. Que de choses
j'aurais à vous dire si nous avions seulement une heure à nous, bien à
nous pour causer et marcher tranquillement, tristes et gais, parmi tous
nos fantômes! Merci de me donner des nouvelles, si bonnes, de la
jeunesse sportive de Philippeville. Si vous aviez l'adresse de quelques
têtes et de quelques bras qu'il y ait intérêt à orienter ou à affermir dans
la bonne voie, je leur ferais envoyer brochures, livres, journaux : nos
amis sont à l'ceuvre et me semblent (malgré les querelles inévitables)
avancer d'un bon pas..... Oui, c'est vrai, les crétins du gaullisme après
les traîtres du collaborationisme, les yes et les ia, comme disait Léon,
nous auront infligé un recul de cinquante ans. Peu aura importé néan­
moins, si l'on s'arrange pour faire prévaloir la France seule! Je crains
pourtant le coup irrémédiable porté à l'Empire colonial. Marianne III
en avait réuni une part importante, Marianne IV en a dilapidé plus que
sa mère en avait acquis. Ni l'une ni l'autre n'aura compris, d'ailleurs,
qu'on ne fonde pas un empire sur les Droits de l'Homme et l'égalité.
Le Nombre Roi, le Nombre Dieu arrache follement le pouvoir aux colons
pour les colonisés. N'importe I Tout était prêt pour l'incendie, mais c'est
de Gaulle, son Pléven, son Thierry d'Argenlieu, qui ont frotté l'allumette,
et tout embrasé. Le village de Colombey-les-Deux-Eglises qu'habite la
1 . Il s'agit du Mont de Saturne.
2.. Op. cit. : chap. IV ; p. 52. .et suiv.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

grande Asperge (habillée en général) fait face à peu près exactement,


à ma fenêtre de Clairvaux. Alors je lui tire le nez de loin et je lui crie :
tu l'as voulu, Georges Dandin! Cet imbécile ne s'est pas contenté de
désagréger la métropole et les colonies, il a mis l'année en charpie par
sa rébellion du x 8 juin 40. Le beau libérateur I Et le beau doctrinaire 1
Il ne savait pas que l'armée est hiérarchie, du caporal au maréchal,
faute de quoi elle perd son âme. Je n'y pense pas sans colère. Il y a déjà
eu une affaire de généraux trafiquants. Et ce n'est pas fini, cela ne peut
pas l'être, hélas! Heureusement, il y a d'autres horizons à regarder.
Philippeville, par exemple : joye l joye l Je ne crains pas de vous le redire
sans faux optimisme, ma chère Lou. Merci de votre lettre et remerci.
Celle qui avait tardé à vous rejoindre était écrite pour la Saint-Louis,
mais, en l'absence de ma nièce qui était en Provence pour l'été, j'avais
bien peu de visites; Jacques garde beaucoup d'affaires sur les bras, y
compris les miennes! C'est ce qui a dû retarder la mise à la poste. Avez­
vous su la mort du pauvre Dromard qui m'accompagnait 1 ? Mais Sicard,
d'Oran, Comte, de Sidi-Bel-Abbès, militent toujours très fidèles, j'ai
de leurs nouvelles. Il n'y a rien de perdu tant que nous ne laissons pas
nos idées se perdre. Je vous embrasse tous, et vous, Lou, première et
dernière, pour tout ce qui nous vient de si loin et de si profond. Votre
vieux prisonnier,
CHARLES MAURRAS 8 3 2. 1

Et j'oubliais, très bonne année! Que nous n'ayons pas les Russes,
mais le Roi!

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS POUR MASSIS

Janvier 195 1 .
...Dis à Massis qu'il est bien trop bon pour moi, mais trop cruel
pour Lemaitre, ce << pauvre >> Lemaitre I Le mot est de Lyautey, page 419
du Bulletin vert de Lyon 2 ; est-il bien authentiquement de Lemaitre ?

1 . Charles Maurras avait fait un voyage en Algérie en décembre 1939. Le commandant


Dromard l'accompagnait.
2. A la fin d'un dîner dans le monde, Lyautey avait dit à Jules Lemaitre : « Enfin, Mon­
sieur Lemaitre, pourquoi avez-vous eu tout à l'heure cette répartie qui ne semble ni dans
votre caractère, ni dans vos idées ? Et tout cela pour placer une drôlerie ! • J'entends encore,
ajoutait Lyautey, le pauvre Lemaitre me répondre : Ilfaut bien qtte je paie mon diner ! J'ai eu
pitié de ce petit homme. • Cf. le Bulletin des Lettres (décembre 19jo).
LETTRES DE PRISON

N'a-t-il pas été fabriqué sur lui et puis ajusté, imputé à lui ? C'est un
article de Paris dont le faire est courant. Et puis je me méfie un peu de
Lyautey et de son imagination créatrice. Il a attribué à Barrès, un mot
sur l'Affaire qui est impossible. Barrès lui aurait dit qu'on pouvait refuser
la Révision jusqu'à la découverte du faux Henry, mais pas après. Barrès
n'a certainementpas dit fa. C'est après la découverte du faux Henry qu'il a
été quant à lui, Barrès, le plus anti-révisionniste. En septembre 1 8 9 8,
on le rencontrait sous les réverbères en train de lire la Gazette de France 1,
alors que je lui en faisais faire le service chez lui, mais, il n'avait pas la
patience d'attendre d'être rentré à Neuilly! C'est en décembre 1 8 9 8 que
Barrès fondait avec nous (Amouretti, Syveton, Dausset) la ligue de
la Patrie française et rédigeait son appel aux intellectuels patriotes, qui
devait sortir en janvier 1 8 99. Ce mot inventé l'a été tout de travers.
Barrès ne s'est jamais renié.
Pour Lemaitre, non. Certes ce n'était pas un prince, ni lorrain, ni
même tourangeau. Il y avait en lui du paysan, du petit bourgeois, mais
solide et droit. Venu à la monarchie, il a voulu retourner dans toutes
les villes où il avait prêché la bonne République, afin de se rétracter
devant le même public. J'aime cette honnêteté de Français moyen. Et
son amour des Lettres! On dit qu'il n'a loué Verlaine que sur l'instance
de Tellier 2• C'est vrai. J'ai vu cela. Mais c'est malgré Tellier, hugolâtre
fieffé, qu'il a organisé, conçu et même un peu écrit son Racine et son
Lamartine 3• Il a rompu en visières avec tout le monde par son panégy­
rique de Veuillot, et ses patrons de /'&ho de Paris, les Simond, n'ont
pas été contents quand il a engagé avec un aussi petit compagnon que
moi sa polémique sur Tolstoï dont leur journal publiait R.ésurrection.
L'amour des Lettres lui donnait de la bravoure. Ah! Massis, si vous lui
aviez entendu lire, de sa voix d'or, l'Ode de Malherbe à Louis XIII,
c'était de toute beauté 1 Barrès n'y était pas très sensible. Mais ça existe.
A la même page 419, il y a une petite erreur de fait. Ce Morin 4 n'est
pas du tout 1111 député que safemm, avait tué à coup de revo/11,r. Non. C'était
la femme d'un député, Clovis Hugues, qui avait abattu à coups de revolver
ce Morin, son diffamateur et calomniateur. Elle fut acquittée en triomphe
par le jury de la Seine. Massis est bien heureux d'être si jeune et si loin
de ces choses dont nous avons été, ceux de mon âge, presque les témoins.
CH. M.

1. C'est dans la Gaz.elle de France que Maurras commença, en novembre 1897, sa campagne
sur l'affaire Dreyfus.
2. Sur Jules Tellier, cf., plus haut, la lettre du 7 septembre 1949.
3. Jules Lemaitre : Jean Racine. Paris, 1908 ; son Lamartine forme un des chapitres des
Cont,mporains, IVe série. Paris, 1889.
4. Le jeune Maurice Barrès, pour lancer Les Taçh,s d'encre, la petite revue qu'en 1885 il rédi­
geait seul et qui n'eut que trois numéros, avait pris comme thème de publicité : « Morin ne lira
p/111 Les Taçhes d''""" I • et des hommes sandwiches circulaient sur les gtands boulevards, por­
teurs de telles affiches.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

Tu pourrais dire aussi à Massis que Mme Clovis Hugues était un


sculpteur de talent. Elle avait naturellement beaucoup de commandes
officielles. Je garde souvenir de sa Comtesse de Die qui est maintenant
sur la grand-place de Die, face aux montagnes.
Dis encore à Massis que son Comment l'Amérique a perdu la paix 1
est un morceau de premier ordre. Oui, l'optimisme américain est le fond
de son malheur. Ils n'ont pas encore lu Candide. C'est le fond de tout.
CH. M.

A XAVIER VALLAT

30 janvier 195 1.

Mon cher ami,


Il me semble que j'ai votre lettre du 17 depuis une éternité, tant je
l'ai ruminée. Nous ne sommes pourtant que le 30 1 Il _paraît que Duhamel
a répondu à l'envoi de Jacques par un mot courtois que je n'ai pas lu
encore. J'avais tenu à me tenir aussi sur le pied de courtoisie avec l'an­
cien confrère : « l'Académie est un cercle >>. Mais j'ai l'impression que
depuis longtemps il avait reconnu son béjaune et ne voulait plus l'avoir
fait. Cela s'imprime lentement 2• J'espère que ça servira un peu la cause.
Comme vous dites, cette loi ne casse rien. Mais elle (( permet » l C'était
donc défendu ? Les plus radicaux du félibrige n'osaient plus le soute­
nir. Eh l bien, voilà l'aveu à l'Ojficiel. Mais quel mauvais vocabulaire !
Occitan 1 Toujours le Sud-Ouest oratoire, intrigant et politicien. Le seul
Occitan valable est dans Chateaubriand : la jeune Occitanienne, future
Mme de Castelbajac. Il aurait fallu dire : Provence, vous avez bien rai­
son ! Mais les M.R.P. ne savent pas avoir raison.
Savez-vous que la libération de Chasseigne 3 est signée depuis quinze
jours, et qu'on lui fait tirer la langue? Que signifie ce rabiot ridicule,
d'autant plus dégoûtant que Mme Chasseigne est assez souffrante,
malade même ? Ces idiots n'ont rien d'humain, ni raison, ni nerfs, ni
cœur. Voilà notre correspondance bien menacée par cette absence.

1. Sous ce titre, Henri Massis venait de publier une suite d'articles dans les &rits de Paris
(octobre à décembre 1950). Cf. L'Occident el son deslin. Paris, 1956.
2. Il s'agit des Jarres de Biot. Sur la querelle avec Duhamel, cf., plus haut, la lettre du
18 mai 1950.
3. Ministre du Ravitaillement à Vichy et condamné à ce titre par la Haute-Cour à
dix ans de travaux forcés, François Chasseigne devint à Clairvaux le voisin de cellule de
Charles Maurras.
2.34 LETTRES DE PRISON

Mais ne vous serait-il pas possible de m'écrire une première fois par le
directeur qui me remettrait certainement votre lettre (il l'avait autorisé,
m'aviez-vous dit), et la navette serait ainsi reprise ? Nous en serions
quittes pour envelopper un peu certains sujets. Mais la controverse des 011
et des 11, des om et des 011m n'aurait pas de masque à s'adapter! Elle,
non plus, ne casse rien. Que ce soit le roi Robert ou un autre roi, c'est
toujours un Capétien qui a permis ce que le Carolingien barbare, imita­
teur servile de l'Italie, avait interdit. Je ne peux pas m'empêcher de
trouver tyrannique l'imposition du prononcé d'une voyelle 1 : où les
niçards disent a, les arlésiennes o, les femmes de Brescon 011, les toulou­
sains et les gascons a encore, sans cesser de parler la même langue, ni
de faire << chanter >> la même << muette >>, ni de se comprendre à la per­
fection. Comment y aurait-il difficultés de conversation entre gens
dont les uns diraient 011, les autres u, les uns oum et les autres 11111? Voyons 1
Voyons! Voyons! L'Anglais n'est pas une langue romane, votre recours
n'est pas de jeu! Encore y aurait-il beaucoup à dire! Vous rappelez-vous
la fameuse apostrophe de M. Taine au professeur d'Oxford (ou de
Cambridge) qui disait que César avait écrit : Vaïnaï, Vaïdai, Vaïçai,
<< Non, monsieur le professeur, César n'a jamais dit cela. >> Le professeur
aurait pu répondre que notre veni, vidi, vici, à syllabes inaccentuées, était
encore plus éloigné du langage de César, et il aurait eu le dessus. De
même que votre Taiteri /011petiouli req11io11bens... encore un coup, ce n'est
pas de jeu! Seul (ou surtout) l'accent importe. Et, comme j'espère rat­
traper mon commentaire sur Pie X, je vais tâcher d'arranger le langage
et le ton d'une manière moins critique, et mettrai l'accent (c'est le cas
de le dire) sur le bienfait de l'accentuation imposée aux Gaulois, mais
sur 1'11 ou sur l'ou, non, pas possible, je ne peux pas transiger sur cette
fantaisie de bureaucratie sacrée. Là, on a fait comme Charlemagne et
comme le roi noir de Guinée, confondu unité et centralisation, crino­
line et casque de guerre. Traitez-moi de << testard >> et de « pico-pebre »,
vous devez juger tout au fond que je n'ai pas tort! Ou alors, avec les
félibres de Toulouse, avec ce malheureux Marius André 2, unifions 1a
prononciation du provençal entre Pau et Nice, et coupons la tête (ou
la queue) à notre cher o mistralien. Car vos prémisses vous y contrai­
gnent I Merci pour le b et le v ; je croyais que cette consonne suivait le
sort de l'h et que biben remplaçait viven dans les mêmes pays ou l'h rem­
place l'j. Ce que vous me dites si pertinemment montre que les « lois »
des langues sont encore plus variées, souples et vivantes qu'on ne le dit
et qu'on ne le croit. Si donc l'on voulait prononcer le latin selon les
hypothèses plus ou moins discutées des philologues, il faudrait dire

1. A Clairvaux, Xavier Vallat avait eu une longue controverse avec Maurras au sujet de
la prononciation romaine de l'u, ordonnée par Pie X.
2. Marius André, camarade d'enfance de Charles Maurras. Consul de France et félibre,
il a publié plusieurs livres de poèmes en langue d'oc.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

Kikéro et donner au nom du grand Jules la sonotité du Kaiser ! Le fait


est qu'il y a beaucoup de hasards dans les affirmations les plus fermes.
J'en ai vu qui ne voulaient à aucun prix que nous eussions dans l'étang
de Berre un étang de Marthe, qui est marqué dans toutes les anciennes
cartes, sous prétexte que la toponymie n'est certaine que depuis l'ère
carolingienne> ce qui peut être vrai en gros (je n'en sais rien, et eux le
« savent »), mais je leur ai demandé de m'expliquer alors comment
les pêcheurs de Martigues (pas les paysans) ont pris pour guide dans les
lignes de cloisonnement et de repère sur l'étang de Berte, 1 ° les îlots
de Brescon à l'ouest, 2° le vieux Miramas au nord, 3° le rocher des
Trois frères au midi, et 4° Dalubre, ou Delubre, c'est-à-dire la montagne
de sainte Victoire, à l'est, Delubrum victoriae aquensis, temple disparu et
qui n'a laissé qu'une inscription au musée d'Aix, mais qui a laissé son
souvenir dans la langue de ces pêcheurs? Ceci nous éloigne bien de
l'om et de l'oum, mais ressortit aux incertitudes de ces échafaudages
d'inductions ingénieuses qui ne méritent pas le sacrifice de réalités
constatées. L'u français, d'oc et d'oil, existe, je ne le supprime pas pour
les beaux yeux de l'étymologie de tourterelle, turtur ou de cadeu : catulus.
Si vous avez mon Mont de Saturne, il y a, pages 1 27 et 1 28, une sortie
contre nos latinisants et qui vous découvre un peu de mon horrifique
pensée là-dessus. Je sais bien que ça ne tient pas debout scien-ti-fi­
que-ment, mais c'est le bon sens, autrement dit mon opinion, et je la
partage I Au surplus, voici ma tête. Coupez-la. Ce sera un mauvais
esprit de moins sur la machine ronde. Renan avait la passion des sources
du langage : ce n'est pas pour des raisons de théologie, ou même de
philosophie qu'il quitta la soutane, c'est pour des raisons de philologie,
de la philologie allemande du milieu du xixe siècle qui tirait tout des
mots, les choses et les dieux ! Or savez-vous comment, devenu vieux
et sage, il appelait les amusettes de son ptintemps ? De << pauvres petites
sciences conjecturales >>. Pour moi, je ne donnerais pas une rognure
d'ongle pour leur amour.
Merci de m'avoir retrouvé le nom de Mgr Dulong de Rosnay que
je cherchais en vain 1 • Et quels beaux textes vous y ajoutez! En particu­
lier ce langage de l'anglais Forster : les Anglo-Saxons, pour ne pas oublier
l'Amérique, sont nos ennemis d'instinct, par une envie sourde. Croyez­
vous que l'amiral Leahy ou Mme Roosevelt se soient dit délibérément :
non, je ne viendrai pas efficacement au secours de Pétain ? Ils ne sont pas
si méchants 1 Mais leur inconscient a joué. Celui-ci leur disait qu'avec
Pétain la France retrouvait son unité, sa prospérité, sa force, sa grandeur,
pas de ça 1 Avec les Gaulle, les Bidault et les Auriol, pas de danger 1
Bismarck était conscient contre le comte de Chambord. Ni Leahy,

1. Mgr Dulong de Rosnay, prélat breton, qui dirigeait un journal légitimiste et catho­
lique : La Résistançe de Morlaix. Il était l'ami de La Tour du Pin et d'Albert de Mun.
LETTRES DE PRISON

ni mistress Roosevelt ne l'étaient contre Pétain. Mais c'était kif-kif


pour le résultat 1
Votre historiette romaine de Mgr Lamy est digne d'une biogra­
phie d'Henri VI 1• Rien ne m'a empêché, ni ne m'empêche d'espérer en lui.
Je vous félicite de vos Rois tirés à Solesmes, vous avez dû boire, à
sa santé, de ce petit Anjou, dont je vous félicite particulièrement, et
plus encore, de votre souvenir de la poumpo à l'oii et du vin cuit de
Palette 2• Quelles cuites annuelles nos réunions 1 Nous rentrions tous
au collège titubants, et l'abbé qui était censé nous « surveiller >>, plus
que nous. Avez-vous de meilleures nouvelles de mère Agnès 3? Elles
sont admirables? J'ai reçu fin décembre mon lot habituel de calendriers
à effeuiller avec les pensées de la petite sainte! J'ai vu que son diffama­
teur, un certain Maxence Van... (trop difficile à prononcer) Dermersch,
je crois, est mort. Et le Monde qui en fait un éloge pompeux n'a pas
dit un mot de ses exploits d'hagiographe 4• Bien fait 1 Je vais chercher mon
Ave Maria, et j'espère vous le trouver cette nuit ... Trouvé après trois
minutes à peine de recherches. Je vais le recopier et fermer. Peut-être
cela pourra-t-il partir demain. Je ne peux pas, non, décidément, je ne peux
pas mettre, sous la même enveloppe, une merveille qui m'est revenue
avant-hier par le détour le plus étonnant I Un poème inédit de Mistral,
écrit en 1865, dix ans avant son mariage, en l'honneur d'une magnifique
Provençale au beau corps. Titre : Gardounado, autrement dit déborde­
ment : c'en est un 1 Et quel I Pierre Devoluy 5 l'avait trouvé après la mort
de l'Altissime dans le tiroir secret du haut de la bibliothèque. Il s'était
gardé d'en parler même à Mme Mistral à qui cela aurait fait une peine
inutile, ni, me dit-il, à personne qu'à moi; et il m'en donna une
copie, que j'ai à Paris si elle ne m'a pas été volée par les Boches. J'eus
la faiblesse de la montrer à M. 6• Je lui en fis même une copie. Il me jura
de ne la montrer à personne. J'ai fait une seconde copie pour ici, et
renvoyé le premier paquet, en prescrivant de le rendre à M lle M[azet]
et en conseillant à celle-ci d'adresser le poème à Mistral nebout (neveu) qui
l'a peut-être, mais qui peut-être ne l'a pas. J'espère que les félibres ne
vont pas avoir un accès de pudeur mal placé : si l'on en croit le Dante
de Gillet, on a découvert au passif du plus grand poète, du poète officiel
du catholicisme, une série de poèmes aussi raides et poivrés et salés

1. Cette historiette est la suivante : En sortant de Saint-Pierre de Rome après la canoni­


sation d'une sainte française, Mgr Lamy, archevêque de Sens, voit passer une auto qu'il
prend pour un taxi. Il la hèle et donne une adresse au chauffeur. Pendant le trajet, il cause
avec celui-ci qui lui parle de la beauté de la cérémonie qui venait d'être célébrée. C'était le
comte de Paris qui, en l'occurrence, s'était prêté au rôle de chauffeur.
2. Spécialité aixoise. Ce vin se fait au hameau de Palette à quelques kilomètres d'Aix.
3. Du Carmel de Lisieux, sœur de sainte Thérèse.
4. Maxence van der Meersch, auteur de La petite sainte Thérèse. Paris, 1947.
5. Pierre Devoluy, majoral, puis capoulié du Félibrige.
6. Henri Mazet, l'architecte provençal.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

que possible. De Verlaine à Ronsard, chez nous cela court les rues
et les bibliothèques ... et puis le Saint-Esprit ne s'est pas gêné dans le
Cantique des Cantiques ! Evidemment, ces choses-là ne sont pas faites
pour tous, mais elles font partie de l'art universel, et l'abbé Trochu 1 n'a
jamais été plus dégoûtant que le jour où il s'est servi de cela pour empê­
cher l'élection sénatoriale de Uon Daudet et pour arracher à la France
un défenseur qui l'eût peut-être sauvée ! Il a fait une affaire de principe
de quelque chose qui tient aux différences de temps et de lieux. Néan­
moins je ne crois pas avoir le droit de faire voisiner ce poème, si beau
soit-il (et je ne vous ai pas dit combien il est magnifique), avec la traduc­
tion de l'Ave Maria. Vous aurez la Gardounado par un autre
courrier. Mes respectueux hommages à Mme Vallat. Toutes mes amitiés
à nos amis de Solesmes, de Laval, de Juigné, de partout. Je vous em­
brasse, mon ami, de tout cœur.
Ch. MAURRAS 8 3 2. 1

AU DOCTEUR PAULINE SÉRIOT

Chère Mademoiselle et cher docteur Sériot, providence des pri­


sonniers d'Action Française et fidèle amie de cette œuvre, Hommage
et merci au nom de tous.
CHARLES MAURRAS

Place de la Révolution 21 janvier 1793.


Place de la Concorde 6 février 1934.

Morts de février
Venus pour crier
La même colère

Le temps écoulé
A defjà mêlé
Dans une eau plus claire
Vos noms au prénom
D'illustre renom
Qui fut la victime
r. L'abbé Trochu, directeur de l 'Ouest-Eclair, avait fait alors une violente campagne
contre la candidature de Léon Daudet.
LETTRES DE PRISON

D'mz d!chaînement
Du nombre qui ment !
J'admire etj'estime.

A garder raison
La dure passion
Plusfort nous convie.

Prenons sans remords


Le flambeag des morts
Leur flamme, leur vie !

L'amitié d'Action Française est une force que nos ennemis, les enne­
mis de la France, n'ont pas calculée.
CH. M.

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

17 février 195 1 .

Ma petite Ninon,

Qui t'a donné ce << Briand >> 1 sur Proust? Cela est très juste à mon
sens G'ai connu ce demi-juif), mais c'est terriblement appuyé. Je ne
le donnerais pas à lire à Mlle Cadiergue, fichtre non I Si, comme je
le pense, le cadeau est de Varillon, qu'il faut féliciter de sa nouvelle
contribution à l'histoire de la Marine (son article d'Aspects était très
bon), demande-lui si ce Briand est vieux ou jeune : il y avait au << Rappel >>
en 1914 un Charles Briand, qui, à la déclaration de guerre, fit un article
fracassant en l'honneur de Léon, de Bainville et de ton oncle; ces trois
avaient tout prévu, tout dit, tout compris I Ce journaliste républicain
était d'autant plus honorable que tous ses autres confrères, pour cacher
leur béjaune et celui de Jaurès, criaient que nous avions fait assassiner
ledit Jaurès. Cette fable les dispensait d'avouer la vérité. Si c'est le
même Briand, que P. V. le félicite de ma part. Contemporain, je n'ai
vu dans son livre qu'une petite erreur. Mme Aubernon n'était pas la
maîtresse de Jules Lemaitre, il confond avec Mme de Loynes. Mme Auber­
non était << la dame à la petite sonnette >> qui donnait la parole à ses

1. Charles Briand : Le Secret de lviarcel Proust, Paris. 1950.


MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 239

convives tour à tour en interdisant qu'on les interrompît. Un jour,


Renan voulut intervenir. Elle le fit taire. Quand l'orateur autorisé
eut fini, elle demanda à Renan ce qu'il voulait. « Des petits pois », dit-il.
En présidant un dîner comme une Chambre, je me suis demandé si
Mme Aubernon n'ambitionnait pas de se faire appeler la Présidente
comme Mme Sabatier, l'amie de Baudelaire et de Th. Gautier. Paix
aux mortes I Mais Ch. Briand a bien vu Proust : malade pat vice et
vicieux par maladie I Il était admirablement beau, d'une beauté orientale,
une odalisque, avec son accent féminin très marqué. Il y eut un jour
chez Mme Arman de Caillavet... mais d'abord qu'est-ce que le « pouf »
de Mme Strauss 1, dont Briand parle deux fois? Ce pouf, je l'ai vu, ou
son frère, et Proust assis dessus, et contemplant de ses larges yeux
d'oriental Mme Arman qui trônait au-dessus de lui, . France, à côté,
ravi, naturellement ! Mais son amie avait trop d'esprit pour être long­
temps dupe de cette contemplation. Un jour, elle organisa chez elle
une pt:ttte cour d'amour composée de jeunes filles (sans doute en majo­
rité Juives), mais présidée par Suzanne France, la fille de son ami, qui
pouvait avoir de quatorze à quinze ou seize ans. Le problème qui leur
était posé consistait à savoir qui elles préféraient de M. Proust ou de
M. Maurras? Ton oncle eut, non la majorité, mais l'unanimité. Il
était déjà assez laid pour avoir l'air d'un homme, et les petites juives
étaient restées assez naturelles pour deviner en Proust, qui avait l'air
de ce qu'il était, une concurrence ! Je dois dire qu'après cet exploit, la
jeune Suzanne France devint la femme du capitaine Mollin, officier
que disqualifia l'affaire des délateurs des Fiches 9• Elle divorça, devint
Mme Psichari, dont elle eut ce Lucien Psichari qui est tout à la fois le
petit-fils d'Anatole France et l'arrière-petit-fils dé Renan qui avait marié
sa fille à Jean Psichari. Voilà bien des quartiers de noblesse sur le Par­
nasse! Je te les raconte pour t'amuser. Cela t'amusera-t-il, étant si diffi­
cile à déchiffrer? Tu dois avoir une loupe, sinon achètes-en une à mes
frais. Je viens de recevoir ta sabbatine fidèle et j'y répondrai plus libre­
ment d'ici. D'abord tu as bien raison pour dimanche dernier. Sauf
le très grand plaisir de vous voir, c'était raté.....• Vive donc et revive
le 25 février ! Je vais prendre toutes mes dispositions pour éviter un
pareil fiasco, et même l'incident qui a gâté le dernier passage de Colle.
Je parlerai de Nastia et du docteur, en excipant de son titre de membre
du conseil de tutelle. Dis-moi si tu as des nouvelles de Flammarion?
du marseillais Detaille? 3•••••• Je t'ai envoyé un feuillet d'une lettre de
toi où t'est demandé le sens d'une phrase que je n'y ai pas hie, ni pu
lire. Ne l'as-tu pas perdu? Sinon, réponds-moi. La phrase est marquée
1. Mme Strauss-Bizet avait elle aussi un salon dans son hôtel particulier, 104, rue de Miro­
mesnil, salon où fréquentait Marcel Proust.
2. Le capitaine Mollin était officier d'ordonnance du général André. ministre de la Guerre
de 1900 à 1904.
3. L'éditeur Detaille, de Marseille, qui a publié en 1952 Originaux de 111a Provence.
16
LETTRES DE PRISON

au crayon de couleur. Je pense tout d'un coup au nombre extravagant


de choses que je te demande : est-ce qu'il ne serait pas prudent de prendre
note tu fur et à mesure de ta lecture, cela t'épargnerait des pertes de
temps o)l des efforts de mémoire? Exemple cette phrase de lettre ; exemple,
encore, lès livres dont je te rabats les oreilles : << Anthologie grecque » 1
de Brasillach, << Sophismes d'Aristote J> chez Aubier, quai Conti, Dialogues
de Sartre et de Stéphane Worms (je t'ai donné l'adresse). (Je récris
<< Temps 111odernes » (la revue de Sartre) n° 63, janvier 195 1, ne
pas demander des prix de jatJeur, ce sont des ennemis). Tâche de savoir
ce qui se passe aux Ecrits, et si et quand ils publieront ma lettre ouverte 2•
J'ai su et vu ici (ce qui prouve que leurs affaires vont bien), qu'ils font
un hebdomadaire intitulé 'Rivarol, où j'ai vu pas mal d'articles d'une
orthodoxie A. F. tout à fait frappante. Il n'est pas mauvais, il est même
excellent d'avoir des amis et des soutiens au dehors, à la condition
de rester bien soi et ch�z soi. Il est quatre heures après-midi : devine
ce que je vais faire I Eh I bien, dans la terreur où je suis d'un accident
de composition qui m'attribue des vers faux, comme dans le Jardin,
je vais te recopier de ma pl� belle main le dernier état du texte des
poèmes des Jarres.•.• et quand ce sera fini, je reprendrai le fil de la conver­
sation sur cette feuille-là!...... A vue de nez, tête-à-tête avec mes souve­
nirs, il me semble que j'ai tout de même beaucoup changé. J'espère
que les corrections nécessaires ne coûteront pas une fortune comme
pour le titre. La ballade a dû être refaite à peu près vers par vers, sauf
les quatre premiers, et encore I Chacun a sa méthode de travail. La
mienne est d'établir un ensemble et un mouvement qui n'avoue pas
toujours l'idée centrale, puis d'en venir au détail par approximations
successives. Je t'avais fait un envoi prématuré. Enfin, ce texte nouveau
est le seul bon. Avant la mise en train de l'autre recueil (qui a déjà changé
six fois de titre), mais non d'épigraphe, et qui est aujourd'hui : l' Age
et le (flambeau) ou les flambeaux ? Je tâcherai de t'envoyer un texte
solide dans lequel il n'y ait pas trop à rabibocher.
Pour la Tragi-Comédie 3 demandée par Lagor (fais-lui mes amitiés
le cas échéant), je suis gêné par les absurdités du dragon du Quai 4• Si
c'était Roanne 6, je dirais que Roger Joseph achète, en mon nom, avec
1� réduction de 30 % à laquelle j'ai droit, une dizaine d'exemplaires
q_ui seraient à ta disposition, à toi. C'est en tout cas indispensable. Le
Quai ne comprend ni ne comprendra jamais I Il n'y a qu'une solution :
char�er n'importe qui (pas toi, oh ! pas toi) d'acheter directement au·
Qua.1, a11 prix fort, cette dizaine d'exemplaires. Lagor a droit au sien,
1. Robert Brasillach : Anthologie de la Poésie grecque. Paris, 1950.
2. Lettre ouverte à M. le Procureur général près la Cour d'Appel de Lyon.
3. Tragi-Comldit dt 1llfJ S11rdité, s. d. (Aix-en-Provence).
4, Désignation conventionnelle. Le Quai de Trinquetailles, à Arles, cf. plus haut, la lettre
du 3 avril 1947.
5. L'Association : t Les Amis du Chemin de Paradis >> à Roanne.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

Mme de Maillé également. Tu as déjà distribué ceux qui reviennent


à Jacques, à Michel, à Mlle Gannat, à Mlle de K. 1 et je pense que
tu t'es servie l il faudrait aussi les Colle et les Poutet. Il faut donc que
tu aies ton stock. Je vois que le Quai n'a tiré que mille exemplaires!
Ce n'est pas là-dessus qu'on peut servir l'Académie, la Presse, la Famille,
l' Amitié ...... Le Quai dit : qu'ils achètent! Il n'y a qu'à la laisser dire
et à la tourner comme je t'ai dit, mais sans perdre de temps. Cette bro-
chure peut amuser, inspirer des articles...... et c'est là, je te Pa.i dit,
mon but général. Du moment qu'on veut faire un mouvement d'opinion,
il faut y amener des gens qui n'étaient pas de chez nous! C'est l'enfance
de l'art.
Je t'embrasse, ma pauvre petite Ninon, ma victime et ma martyre!
Je serais capable d'ajouter encore des feuilles 1 1
Ton vieil oncle.
CHARLES MAURRAS 831I

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

5 mars 1 9 5 1 .

... Et puis, dis à Massis, ma petite Ninon, que l'afflux de ses souvenirs
en provoque un nouveau des miens. Il en fera ce qu'il voudra. Bourget
d'abord 2• Quelle psychologie de mes retards l A l'imitation de notre
seigneur Lucien Guitry! Moi qui n'allais jamais au théâtre, et pour
cause! Moi qui ne connaissais ce Seigneur que de nom! Dès le lance­
ment du journal en 1908, je ne quittais la Chaussée d'Antin ou la rue
Caumartin qu'après avoir écrit tout mon Criton 3 de la revue de la presse.
Comment n'être pas en retard, même sans diner! Au début j'avais dit à
Pujo, qui doit s'en souvenir : « Est-ce que, dans les conditions de désordre
inévitable que produit mon arrivée, il ne vaudrait pas mieux ne pas venir
aux réunions où je n'ai que faire? - Détrompez-vous, me dit-il, l'inci­
dent fait de la chaleur, du mouvement, de l'animation, et c'est comme
notre numéro de la soirée. >> Cela fit taire mon scrupule, mais il m'était
venu. Ce que vous dites 4 de l'amertume de Bourget ne m'étonne qu'à
1. Mlle de Kermorvan.
2. Cf. Maurras et Mlrt 1,mps, tome II, p. 28-29. Bourget disait que si Maurnis arrivait
en retard aux réunions publiques de l'A. F. c'était pour que son enuée suscitit des applau­
dissements. « Ainsi, disait-il, faisait Lucien Guitry qui ne voulait pas être en scène au lever
du rideau. t
3. Pseudonyme de Maurras à la revue de la presse de /'.Actionfra11faise.
4. C'est à Henri Massis que Maurras s'adresse ici directement, cette partie de sa lettre
devant lui être communiquée par Mlle Hélène Maurnis.
LETI'RES DE PRISON

demi. Elle se marquait de plus en plus vers la fin. « Qu'est-ce que Bourget
a donc contre vous? • me dit un jour Léon Daudet : « Il dit partout que
vous êtes fou... » C'était le temps de notre plus grande sagesse. Nous
annoncions la guerre, nous la dénoncions, nous criions à l'urgence
des armements et des alliances. Nous commencions à atténuer la virulence,
injuste ou excessive, de nos premières polémiques romaines et louions
]es sévérités de Pie XI pour le germanisme et le communisme. C'était
bien le contraire de la folie. Mais il y eut encore mieux de la part de
Bourget. Massis est trop jeune pour avoir vu cela. En 1 898, lors de ma
défense du colonel Henry, il l'avait si totalement approuvée et louée �u'il
avait transformé en mon honneur les vers 845-46 du VIe livre de l'Enéide :
T11 maxim11s iUe es, Ufllls tJIIÎ nobis rll1ldarJdo restituis rem, mais en rempla­
çant le c11nctando par alldendt>. En osant, disait-il, j'avais rétabli les affaires
du parti national. Or, près de quarante ans après, quelle ne fut pas ma
stupeur d'apprendre que le même Bourget allait de maison en maison,
répétant je ne sais quelle phrase de mon vieil article oseur et sauveur
en ]ui donnant un sens assez ridicule ! M'était-il devenu ennemi? Non,
il me couchait (ou me laissait couché) sur son testament entre les amis
auxquels il léguait un souvenir. La vérité, je crois, est que la profonde
tristesse, causée par la maladie et la mort de Mme Bourget, l'avait très
profondément affecté et aigri, au point que l'univers avait noirci à ses
yeux. Notre médecin commun le Dr Charles Fiessinger me disait qu'il
passait des journées entières avec elle, et que cela ne lui faisait aucun
bien. L'absence définitive causée par le deuil dut être pire encore. Je
ne me rappelle néanmoins a11e11n incident des dernières années qui ait pu
m'éloigner de lui. Nous étions de ceux qui l'entourions d'une admiration
aussi solide que notre gratitude et notre respect, et s'il nous arrivait de
sourire d'un petit travers, c'etait sans la moindre malice. Le jour de sa
mort, Bainville me dit : Voici 1j11el(Jll8 chose q11i s'écroule dans le monde litté­
raire, c'est par Bourget seul q11e tenait encore 1111 certain sentiment de l'honneur,
il s'en va, cela s'en ira,je crois, avec l11i. Je crois que Bainville ne se trompait
pas. Pour ma part, je trouvais toujours le même accueil, le même appui
auprès de lui. Il m'avait soutenu vivement en 1 923 dans ma candidature
contre Jonnart, je ne parle pas seulement de son vote, mais de démarches
faites en commun. Dès le début de ma critique, quand Barrès m'eut
présenté à lui, il avait été très amical, avait pris part à l'E.nq_11éte sur la
Mo narchie, m'avait introduit au Figaro de Périvier, venait assidument au
Flore 1, et, loin de Paris, écrivait qu'il s'en languissait (franco-provencal
d'Hyères). Je ne vois que deux désaccords : l'un très ancien en 1 894,
quand il faisait partie d'un Gobineau- Verein et disait, comme Renan,
que la décadence française tenait à la raréfaction du sang germanique,
ce que je contestais énergiquement, et ce qu'il finit par oublier lui-même,
1. Le Café de Flore, où Maurras retrouvait ses amis et où fut fondée l'Action fratlftlÎse.
Cf. Charles Maurras : Sous !, signe de Flon.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

puisque, dix ans plus tard, il acceptait la présidence d'honneur du


n e anniversaire de Fustel de Coulanges. Mais, à ce même moment de
1 904, il y avait, depuis plusieurs années, un dissentiment plus sérieux.
Bourget voulait qu'on dérivât la Politique de la Biologie, ce que je n'ai
jamais admis; les lois politiques étant spécifiques et propres à leur ordre.
(La médecine étant un peu son violon d'Ingres, il aimait à en jouer en
amateur.) De là, une certaine mauvaise humeur quand nous abordions
ce sujet. Mais c'était peu de chose. La même année 1904, ma mère
revint faire un séjour de quelques semaines à Paris, elle vit Mme Bourget
alors jeune femme charmante, qui lui dit en riant qu'elle s'amusait parfois
à me voir discuter avec son mari, quand celui-ci me lisait un de ses
articles du Gamois en réponse à M. d'Haussonville, parce que c'était
moi qui le modérais; j'étais le jeune opportuniste, lui l'intransigeant
impétueux. De fait, il avait quelquefois une manière abrupte (il en a
abusédans L'Etape)d'appuyer les idées d'aplomb sur les faits, en écornant
ceux-ci un peu trop. Mais sa façon rigoureuse de suivre la courbe
logique d'une pensée lui rendait très souvent aussi le plus grand service
pour la connaissance de la vérité. Ainsi je n'ai jamais osé, fa11te de preuve,
dire, pendant le fameux procès des quatre officiers, en octobre-novembre
1 904, suscité par Jaurès et qui finit par s'effondrer de lui-même, que
ce procès fut fait à l'instigation de la Triple-Alliance qui voulait connaitre
la véritable identité de l'espion austro-allemand nommé par nos Rensei­
gnements : << Austerlitz ». Bourget le pensait et le disait carrément, sans
hésiter. Je crois qu'il voyait juste et clair. Non que Jaurès, non que
Reinach lui-même eussent été là des traîtres consentants et conscients,
mais leur passion dreyfusarde était telle et leur entourage si bigarré
qu'il n'était que trop facile de les manœuvrer. Cette vue de Bourget est
un bon exemple de la force logique de son cerveau, dont Barrès aimait
à Jouer la puissance de << dévoration » et de << digestion ». - J'ai oublié
de vous dire que, si vous voulez des éclaircissements sur le cas Biologie­
Politique, vous les trouverez aux appendices de l'Action française et la
Religion catholique, mon livre de 1 9 1 3 , que j'ai ici, page 3 3 5 et suivantes.
Ça en vaut peut-être la peine..
Merci pour Lemaitre 1 1 J'aurais dû louer aussi ses soupers arrosés de
ses merveilleux vins de Touraine, et d'Orléanais, le blanc, le rouge, le
rouge surtout, celui de Champrosay. Lemaitre était le parrain d'un grand
(ou d'une grande) marchand (ou marchande) de vin de Tours qui était
surintendant de sa cave et s'en acquittait avec honneur. Pujo s'en souvient
à coup sûr.
Est-ce que le voüs dont vous parlait Bainville à propos de Bergson 2
1. Dans le Btdktin tk.t Lettrer du 15 février 19p. Henri Massis avait tenu compte de ce
que lui avait écrit Maurras au sujet de Jules Lemaitre et du mot de Lyautey (Cf. plus haut.
la lettre à sa nièce pour Henri Massis. datée de janvier 19s1).
z. Le voü�, c'est l'esprit pur. • C'est un homme de l'esprit •• avait dit Jacques Bainville à
H. Massis au sujet de Bergson, auquel il avait rendu visite quand il se présenta à l'Académie.
LETIRES DE PRISON
n'était pas le spirituel religieux, alors en liaison avec cette évolution
de Bainville vers la foi, que j'ai connue, grâce à vous, sur des pièces
irrécusables? C'est dans · ce cadre que je comprendrais son Bergson
<< homme de l'esprit ». Car mes souvenirs personnels de Bergson ne
concorderaient pas si le sens .était plus profane. Trois ans plus tard, je
fis, moi aussi, une visite à M. Bergson pour l'Académie. Pourquoi m'y
serais-je refusé? Mes objections étaient d'ordre intellectuel et nullement
personnel, si passionnées qu'elles fussent. J'y allais donc. Ce fut d'abord
très bien, très courtois de sa part, comme bien entendu de la mienne.
Tout de suite les Idées, tout de suite, 1a Démocratie. Il la déclara juste,
morale, nécessaire, bienfaisante, pleine d'avenir : toutes les Nuées, toutes
les Fumées qui rampaient sur n6tre ciel, bien que dans un langage plus
délicat. J'y opposai mes raisons, que je n'ai pas inventées, mais un peu
aiguisées et ordonnées. On piétinait, quand tout à coup, il laissa échapper
d'un ton détaché : D'ailleurs, on s'intéresse de moins en moins à la politique...
Je sautai. Quoi! Comment! Que dites-vous, Monsieur? Mais alors, la
démocràtie sem.de moins en moins réelle, de moins en moins possible !
Si on. veut dire tout le monde, le Nombre, la Majorité, la démocratie
sera privée de son organe direct, essentiel; si on veut dire l'élite, l'in­
telligence, le savoir, le talent, elle sera contrainte de fonctionner aveu­
glément, vilement, bassement, contre elle-même, elle sera encore perdue
dans cette hypothèse, et il n'y en a pas de troisième... Pan! Il fit : Han !
dûment boutonné au nombril... Il se reprit en trois secondes, et dit :
« J'espère que vous ne pensez plus de moi le mal que vous en avez écrit
autrefois>>... Sans vouloir lui répondre, car c'était de _ses idées, non de sa
race, non de lui, que j'avais écrit autrefois, ... je m'en allai furieux et
outré non de sa pauvre flèche, mais de la réputation de penseur et de
philosophe donnée à . un esprit qui s'embrochait si bien à ses contradic­
tions!
Non, ce Bergson ne me donna point du tout l'idée de « l'homme de
l'esprit ». C'était toujours pour moi l'homme des Deux sources, qu'il
m'avait fait envoyer, que j'ouvris et que je me mis à lire étant de loisir
(déjà en prison, je crois), mais dont les premières lignes me dégoûtèrent,
car il paraissait bien que tout le bouquin s'échafaudait sur une expé­
rience d'enfant qui me paraissait jlUSsi rare, aussi contingente, aussi peu
concluante et aussi contraire que possible à ma propre expérience.
J'écrivis dans la marge : majorem nego, je nie la majeure, et n'y revins pas.
De vive voix 1, comme dans son dernier livre, sa pensée me parut ressem­
bler plus que jamais à l'un de ces exercices de rhétorique supérieure qui

1. • Evidemment l'objection que je lui avais faite avait le tort de former un raisonnement.
Je l'avoue sans pudeur. J'ose en convenir ! C'était un raisonnemfflt \!Il forme et pour tout
dire horriblement correct. En conduisait-il moins bien à la vérité de fait.
Le fait du mal en point des « démocraties • ne confirme que trop ma simple et méprisable
vue de l'esprit ! •.(Note marginale de Charles Maurras).
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 2 45

peuvent se barder ou se Qarbouiller de science, comme Herbert Spencer


avant lui, mais qui oubliçnt tout l'essentiel de la philosophie, qui est
d'abord une discipline de \ogique fondamentale. On peut jouer encore,
ce qui s'appelle jouer, avec le principe de causalité ou même celui de la
raison suffisante, on ne baqine pas avec le principe de contradiction.
Je viens de lire le Pascal de Romano Guardini 1• Pauvre, pauvre Pascal!
Avez-vous vu cela? Si ce n'e�t pas le commenté, c'est le commentateur
qui est l'homme funeste ! On y voit exalté tout ce qui est suspect dans
la psychologie, discutable dans l,a morale, absurde dans la religion pasca­
lienne. J'ose vous recommander, en vous priant de bien m'excuser, ce
qui est dit de l'amulette. Là il e$t difficile de croire à la bonne foi du
catholique boche. De toute évidence, il a voulu se couvrir du côté
ecclésiastique. Il veut introduire çn contrebande le « Dieu d'Abra­
ham, d'Israël et de Jacob • qui n'QSt pas « le dieu des philosophes ••
qui est donc un dieu purement existentialiste, une personne qui s'est
trouvée là comme ça, sans essence, i;ans attributs rationnels, et savez­
vous ce qu'il introduit sous cette étiquette? Le Dieu de Moïse, dont il nous
colle l'Ego sum qui sum, traduit correctement, bien traduit, je suis celui qui
est, celui dont l'être est la définition !... Pour entrer dans le mouvement des
exclusions et des répudiations pascaliermes, il aurait pu imaginer une
autre traduction et dire par exemple (fantaisie à mot) : Je suis qui je
suis, ça ne vous regarde pas,je suis ce qui me plaît de paraître ou de devenir...
Non ! Non! Guardini se met en règle d'abord avec les censures possibles
et prrt, il escamote << l'être>> et fait sortir d� sa manche ou de son chapeau
la marchandise mystico-romantico-germanico-sartrienne 2! Que vous
semble de ce bon tour? Si vous en voulez d'autres, lisez le chapitre de
l'argument du pari et surtout celui de l'argument ontologique et sa
merveilleuse couronne de tautologie, pétitions de principes et cercles
vicieux. Il ne reste plus qu'à fonder au Collège de France une chaire
<< Sartre, Guardini, Pascal >> où l'antilogisme sera primé, nourri, abreuvé
comme au Prytanée de quelque éternel M.R.P. sous la surveillance de
l'O.N.U., car les Anglo-Saxons s'y entendent aussi. Cela doit faire tres­
saillir de bonheur les vieux os de l'abbé Breq1ond !

1. Romano Guardini : Pascal. Paris, 1951.


z. « Il y a aussi le chapitre Ki"h-gaard. Cela n'a de nom dans aucune langue, boche ou
danoise, vraiment non ! Est-ce que ce patronyme ne veut pas dire, • prends garde à l'église » ?
Je suis sûr de Kirh, mais, grâce aux dieux, pas degaard I • (Addition de Charles Mauttas).
LETTRES DE PRISON

A MONSIEUR PHIUPPB DELAVOUET

1 5 avril 195 1.

Monsieur,
Combien je suis confus de votre envoi après mon silence sans excuse
d'il y a tant de mois i J'en ai maintenant une véritable horreur. Car les
beaux vers du Cantique « pour notre âme romane », manuscrit que je
tenais de M. Sully-André Peyre 1, m'avaient beaucoup plu, et plu à ce
dont je me défie un peu parfois en moi, à ce qui m'est le plus ami, le plus
intimement agréable et ami, c'est-à-dir� nos traditions les plus passionnées
et je résiste à vous en détailler mon grand plaisir dans toutes les nuances
de ses particularités privées. Mais ces Quatre Cantiques 2 ensemble, c'est
une autre affiüre, et je commence par vous dire : mon homme I ça c'est
fameux I Ind�t de son habit superbe, qui d'ailleurs m'intimide
un peu. C'est trop bea.u pour y fsiœ des marques, même au crayon doux
pour les endroits les plus plaisants, et je les couvre de signets avec le
numéro des pages. Dès les premières, l'immortalité du sang, l'enfant
de l'homme enfant de Dieu, et la grande strophe à la Vierge :
es 1111 devé d'esperlo1111ga dins l'âge
la &roio (jflC li viii pir nalllre an coumoula
l'M"dre lf'_an estab7i per mestreja l'usage
e (jflC d aqui11 dmë11 se pou pas davala 3•
et les plis roses de l'engano, les fleurs qui le suivent, la lune de safran,
l'autre lune, la dorée, et cette incomparable opposition des mains qui
maîtrisent et des mains qui caressent, l'amoureux fort, le combattant
inébranlable et léger qui, tous deux, l'un après l'autre:
011beisso11 à la pensado
e fan clina la forfO e fan de l'ome 1111 roi 4•
Le tour de main gracieux qui compose ce rempart, qui fait chanter
le triomphe sur toutes les guitares, y compris le vent et la mort, ça c'est
r, Le poète Sully-André Peyre, cévenol descendu dans la plaine languedocienne.

lettre à l'occasion de la publication de ses Q11atre Cantiques pour l'âge d'or. Salon, 1951.
2. Max-Philippe Delavouet, poète du Félibrige. Maunas lui adressa publiquement cette

C'est un devoir de prolonger dans le temps


Lafoi que les anciens ont acCW11lliée pour nous
3.
L'ordre qu'ils ont établi pour se rendre maitres des usages
Et qui, de celle cimaise, ne doit pas d,scendre.
Ils obéissent à la pensée,
Folll s'incliner laforce et/0111 d, l'homme un roi.
4.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 247

de la haute poésie, mon homme, et de la plus haute, celle qui naît des
idées claires, des idées des maîtres de l'homm.e.. Le stupide x1x8 siècle,
qui dure encore, a voulu nous faire croire qu'il n'y avait de haute poésie
que dans les idées trouples, �omme il voulait nous faire croire au signe
fatal des passions. Chateaubriand, qui inventa cette esthétique, la réfuta
lui-même dans son essai sur la littérature anglaise quand il opposait aux
femmes de Shakespeare, si inconsistantes pour la plupart, << les femmes
de la sc�ne grecque et française >> qui portent sur les épaules tout le
poids d'une tragédie. Mistral, Aubanel, Joseph d'Arbaud, tous les nôtres
ont continué la démonstration. Vous prenez la suite, mon homme !
Comme c'est beau ! Et que j'en suis heureux et fier ! Ne croyez pas que je
mésestime par rapport au Gitan, votre second et votre troisième poèmes l
Celui du regret et de la flamme est non seulement d'une intensité mais
d'une généralité sublime. Le feu chanteur ! Comme c'est cela, ce déve­
loppement de la journée, la suite de la vie l les
sounge que lis auro
botefavon vers toun èstro en vou d'estcllo sauro
culido, entre li fttcio, is aubre mcssourgllié 1
et dans ces songes de la nuit à peine dissipés, le réel du jour du beau jour,
per pan que ti dous iue sachonJaire la /rio
ountc es /ou moundc enlié juste c bèn ourdouna 2
et fai tira ! Et l'évocation ! Le regret! Ce qui fut l Ce qui s'ébauchait et
qui aurait pu être :
davans l'aigre tcmpouro
la memo cntcstardid(J e grèvo tenesoun.
soul /ou ceù plen d 'anccù qu'es uno autre courouno 3
... L'archimbclla
n'auriéu, tu dins_mi bras, caupu l'inmcnscta.
Et toute cette belle pointe en lame de faux, large et fine qui commence,
s'étale, s'affaisse et remonte pour conclure sur ce rêve d'un espoir
d'unisson (si distinct) :
... liuen de ié véire 11110 lançado agudo
ié veiras tu quicon de bressaire e de dous
I, Les songu que le.r vents
Son//knt v,rs Ion être en vol d'étoiles biontks,
Cudliiu, entre lesfeuilks, lZIIX arbrt.r mensongers.
z. Pour peu que tes deNXyeNX saçhmJfair, k tri
Où est le monde entierjuste et bien ordonné.
3· Devant l'aigre bourrasqm
La ml1111 tension, lo11Tdt et prolongée.
Sous Je cielpkin d'oiseaNX qui est une autre couronne.
LETTRES DE PRISON

et par le bruit des cyprès, sur le feu qui s'éteint, cette splendeur solaire de
J'inmlnso ampliflldo
que pren lo11 molllltle auto11r de /011/e so11/itudo
dins /'011stat1, dins l'iver, dins Ji so1111ge maca.•.

Encore un coup ce sont des vers divins, mais bien surpassés par
votre Blé I Là je ne cite plus, je prends tout, je relis tout pour son rythme
et pour sa matière, pour l'humain et l'universel. Je ne SUts pas un campa­
gnard pur, comme vous paraissez l'être, comme l'était Mistral. Mais
mon enfance s'est passée aux champs, aux champs provençaux, d'avril
à novembre, assez pour avoir l'idée et le sens de la vie, de la vérité et du
mystère joyeux dans les fleurs et dans les fruits, pour le premier labour
et la semence, dans un pays de traditions rurales fidèle et savant, si
différent qu'il soit des rives de Touloubre (car c'est la vallée de !'Hu­
veaune, toute encaissée), mais il ne faut pas beaucoup de ce blé pour
donner l'idée de la mer que vous dites, et de l'individualité de l'épi qui
échelle et du grand soleil qui le fait écheler, ce blé qui est si bon, dont
chacun a sa part, même le propriétaire bourgeois autant que votre
bohémien, s'il vous dit la bonne aventure, et vos oiseaux... Mais là,
je ne dis plus rien que pour vous rendre les armes. Le carnier de cuir,
la banco, la bouteille au frais et la jolie lieuse, héroïne, fée, déesse même
du chant finall Seulement est-il possible que vous cauquiez encore au
rouleau, et ventiez la paille à la fourche ? On me disait que tout s'expédie
aux machines ! Ce n'est pas vrai. Allons ! Voyons ! La vérité est dans vos
vers, avec celle du chant des eaux et du chant d'amour charnel et triom­
phal de la nuit sur l'aire. Ah I que je vous retiendrais longtemps et souvent
tant pour la beauté propre du poème que pour tout ce qu'il a de fraternel
à mon souvenir 1 Il me tient par ce qu'il dit et par ce dont il est fait.
Je voudrais bien savoir, Monsieur, quelle est la génération à laquelle
vous appartenez. Sûrement des dernières I Et je me réjouis assez naturelle­
ment, assez logiquement, de ce qu'il y ait tant d'éléments en vous,
Monsieur, qui sont les mêmes encore vifs et chauds, dans la conscience
d'un homme né en 1 868, il y a plus de trois quarts de siècle et, en somme,
bientôt cent ans I Ce qui vient confirmer une très vieille et très forte
persuasion de l'extrême stabilité des choses, de leur majestueuse péren­
nité. C'est l'épigramme de Calendau qui a raison: li vagoun dins de Canes­
te/lo 1• Le jour où il a dit cela, Adolphe Dumas a 'eu le génie des prophètes,
n'est-il pas vrai? Ce qui n'empêche pas que tout change et que, un jour,
nous nous en allons. Mais vous voilà, Monsieur ! Tous mes vœux !
Ayez la chance l Sinon,!je�suis tranquille, ,vous avez de quoi vous conso­
ler, et même tout seul. Avec cette Muse I Soyez-en félicité et remercié
de tout cœur. CHARLES MAURRAS 8 3 2. 1
1. • ... les wagons dans des corbeilles. • - Adolphe Dumas, poète provençal, secrétaire
de Mistral.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 249

A XA VI.ER. VALLAT

Mon cher ami,

Merci pour votre souvenir du 2.0 avril qui. me fait un si bel âge 1 1
Tant mieux si je n'ai pas trop perdu mon temps ici. Il me semble que
nos affaires ne vont pas trop mal. Le dernier jugement de la XVIIe Cham­
bre parisienne 9 nous ouvre des portes contre Lyon. Ce n'est pas que
j'aie des illusions ni des espérances I Mais je suis content de tout ce
qui peut éclaircir la situation; elle est assàinie, je crois. Voilà Juigné
parti ! J'ai écrit mon deuil à sa veuve, qui m'a répondu par une très
belle lettre. Et vous voilà nivernais pour compenser. C'est, ce me semble,
le pays de Mme Xavier Vallat, donc déjà un peu le vôtre. Je n'en ai
aucune teinture, sauf une image, vieille image de Nevers et de son
Château, sur sa hauteur conique, par le même clair de lune, exactement
le même, qui m'éclaira l'échine d'Avila, la ville des saints, quelques
années plus tard. Que les chemins de fer sont donc une mauvaise manière
de nous déplacer I On ne voit vraiment rien.
Ces << dire >> et << li lipaire » de Bruno Durand 3 sont des vers dorés,
comme ceux que faisait Pythagore ou Lycidas. Pourquoi ne veut-il pas
les publier? Je ne vois rien de bienfaisant comme son << moussu de Gaulle
es orne de sens >>. Et comme on s'amuserait de ses Tafanari. On finirait
par y apprendre les principes de la raison. Je crois beaucoup aux vers
mnémoniques, et ceux-ci sont merveilleux de sève et de densité. Je serai
certes heureux d'avoir ce grand manuscrit de sa main, ce sera le trésor
de mes archives, mais Je bon peuple devrait être aussi servi par ce bon
serviteur! Il en a besoin. N'est-ce pas votre avis? Alors insistez ! Il ne
faut pas que le digne neveu de M. de Berluc-Perussis s'inspire de son
grand-oncle par le mauvais côté, qui était un excès de pudeur ; cet
homme n'a pas eu dans le monde vivant le retentissement ni l'influence
qu'il aurait fallu. Pourquoi redoubler son erreur? Tant d'idiots s'exhi­
bent... Mais je vais recommencer les dire, qui sont faits, et bien faits 1
Merci encore...
Avez-vous un avis sur la loi électorale? Ne vous ai-je pas entendu
dire que le système actuel serait encore plus sûr pour détruire les élus
actuels? Mais je suis si peu vetsé dans cette technique que j'ai peut-être

1. Charles Maurras venait d'entrer dans sa quatre-vingt-troisième année.


2. Le 3 avril 1951. la xvne Chambre correctionnelle avait rendu son jugement dans
l'affaire Verdenal.
3. Poète provençal. petit-neveu du marquis de Berluc-Perussis. félibre bas-alpin. Il écrivit
des poèmes satiriques. non publiés, sous le titre de : C/OtJÇa Maxima.
250 LETTRES DE PRISON

compris à rebours. Notre glorieux restaurateur marseillais Maurice Brun


vient demain à Clairvaux. Il dit et écrit avec insistance à tous nos amis
qu'on devrait profiter du mécontentement universel pour lancer carré­
ment des candidatures royalistes partout. Il vient m'en parler. Aux
quelques objections que lui ont fait Boutang et Pujo, je ne peux m'em­
pêcher d'ajouter que l'embrigadement des partis s'est bien resserré,
qu'il y a là une force neuve encore et que le nombre peut lui être soumis
au delà des idées que nous en avons. Mais d'autre part l'évidente décom­
position de l'Assemblée, de son tout et des parties ou partis, est un
phénomène nouveau et puissant par là-même. Les impôts, la rudesse et
le poids du joug étatiste et de ses formalités sont aussi des nouveautés qui
peuvent en produire d'autres assez inattendues. Qu'en pensez-vous?
Je me demande (car vous connaissez sûrement le projet Trochu) si, au
lieu de nous faire juger par le Nombre à l'échelle du Nombre, où nous
comptons peu, la sagesse ne serait pas de nous placer à la tête d'une
opposition nationale, moins définie, au programme surtout négatif et
offensif, que nous soutiendrions par des actes et nourririons par des
idéès ? Ce serait évidemment recommencer notre histoire ancienne. Mais
elle nous avait réussi. Et tout recommence toujours. Enfin qu'en pensez­
vous ? Pour ma part, je songe surtout aux lendemains. Que ces gens-là
soient renversés ou qu'ils s'effondrent eux-mêmes naturellement sous
le poids de leurs malfaçons, il faut savoir d'avance ce que l'on veut et
où l'on va. On aura a.ffiùre à une situation financière effroyable. Qu'est-ce
qu'on a en vue pour la régler ? La vente de nos colonies à l'Amérique ne
fera qu'éperonner le mal, puisqu'elle le laissera intact au milieu de
l'État. Alors comment concevoir l'aliénation, par exemple, ou la revente
des industries nationales ? La reconstitution de la Sécurité sociale ? Il
me semble que c'est à cela que devraient penser nos amis, de manière à
rendre certaines idées familières à l'esprit public, et à les faire circuler
dans toutes les têtes qui auront à en décider tôt ou tard. Il me semble
que tous les Français pourront être sensibles à la menace d'une inflation
à l'allemande : apparaître les médecins de cette grande plaie serait, ce me
semble, aussi une bonne chose. Enfin, vous voyez bien tout ce que je
rumine et comme nos dialogues du soir me manquent de P.lus en plus 1
Ces derniers jours ont été attristés par les nouvelles de 1 île d'Yeu. Il
est vraiment effroyable qu'il ne se soit pas trouvé en France une petite
poignée d'hommes libres, à la suite de l'acte de Mgr Feltin, pour prendre
la tête d'un mouvement de libération qui épargne à l'histoire de France
l'ignQble forfait de la mort en prison du Maréchal Pétain; Je crois vous
l'avoir écrit, je crois que c'est pire que le 2.1 janvier. Entre l'arrêt de
la Convention et l'assassinat de la place de la Concorde, il n'a pas coulé
six années. Pour la même raison, c'est pire, pire, pire que le bûcher de
Rouen. Là aussi tout s'est fait très vite. Comment ce temps, ce long
temps n'a-t-il pas été mieux employé ? Il ne l'a pas été du tout. N'est-ce
pas votre sentiment ? Mais je n'en puis douter, et ma juste rage ne fait
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 251

que rejoindre la vôtre. Mon filleul François 1 s'est arrangé pour me faire
recevoir le Monde et le Figaro; il est prodigieux de voir comment l'un et
l'autre de ces bons apôtres jouent avec la mauvaise nouvelle, prenant
garde de ne pas choquer le public tout en maintenant ce qu'il y a de pire
darts leurs positions réservées et silencieuses. Le grand tort vient, je
crois, de la part excessive faite au plaidoyer : il fallait plus que l'apologie
(et celle de Girard, dans son second volume 2, est bien faite), il fallait
s'attaquer : 1° aux déclarants de la guerre de 39; 2° aux dissidents du
18 juin 40 qui ont tué l'unité de la France et celle de son armée. Mais tant
de gens se figurent qu'il y a quelque chose à tirer de M. de Gaulle
que cette manœuvre de bon sens, cette offensive claire et droite n'a
pu être poussée, et, dès lors, quand rien n'est net ni mis au net, c'est le
triomphe des intrigants et des fraudeurs. Mais ce triomphe coûte cher à
l'honneur de la France après que sa fortune, son avoir et son être y
ont déjà tant perdu !
Avez-vous lu le rigolo et solennel article de Figaro d'aujourd'hui
signé d'un gros F (ce doit être de Brisson) et faisant la leçon à l'opinion
américaine au nom de la « démocratie >> ? Il y a longtemps que je n'avais
rien lu de si désopilant. Comme je m'en serais donné à l'air libre ! Le
dogme du pouvoir civil y est plus florissant que jamais. Le malheureux
n'a pas encore compris que lorsque le Nombre se met à faire des siennes,
c'est-à-dire ce qui lui appartient en propre, des dégâts, la première
qualité salvatrice qu'opposerait ce Nombre est forclment militaire,
exemple Pétain et de Gaulle, et témoin toutes les républiques de l' Amé­
rique du Sud, que l'Amérique du Nord est vouée à rejoindre dans un
temps x... Brisson (commentateur ambitieux et indigne de Molière)
n'a pas compris non plus qu'il n'y a pas un pouvoir civil ,t un pouvoir
militaire, et que la vraie subordination est celle du militaire (espèce) au
politique (genre), qu'ils ne s'opposent pas essentiellement, mais qu'ils
se composent, et doivent pour se composer, prendre chacun un numéro,
« comme à l'autobus >> 1 (vous en souvient-il ?) Seulement un pouvoir
politique souverain, s'il est complet, est aussi militaire, et le roi, grand
juge, grand ambassadeur, était aussi traité de grand soldat par l'arche­
vêque de Reims : h,mç mi/item, hormis Louis XVI, qui seul de tous ses
prédécesseurs, ne reçut pas d'éducation militaite, en vertu des préjugés
féneloniens régnants. A propos de ce Télémaque XVI, avez-vous lu le
livre de Dard sur la chute de la royauté 3 ? Ce fonctionnaire de Ma­
rianne III vérifie (sans le dire) toutes nos positions, toutes, y compris les
plus contestées; il admet (en en remettant) que nos révolutions préten<:lues
françaises sont toutes anglaises, y compris et surtout la première. Ce
Dard aura donc chanté notre chant du cygne, si nous mourons, - ce

1. François Daudet.
2. Louis-Dominique Girard : La Gmrrefranco-fran;ais,. Paris, 1950.
3. Cf. plus haut, la lettre du 6 novembre 1950.
LETTRES DE PRISON
qui n'est pas dit - et si nous ne renaissons pas comme le Phénix! Des
journaux comme le Monde et le Figaro me servent à bien voir que nous
ne nous trompions pas quand ils pataugeaient, et qu'ils continuent. En
revanche, je n'ai pas été très content des parties générales du dernier
numéro de la France Catholique, lu par hasard... La direction me semble
incertaine et floue. Pourquoi fait-on des concessions à <c l'Humanité,
famille des nations » à grand renfort de citations papales un peu
étirées de leur vrai sens? Et surtout pourquoi y donne-t-on une
bénédiction à l'abominable et criminelle faute politique commise par
l'Angleterre et la France en partant, en 1939, contre Hitler sans être
armées slljfisamment? Cette faute a été un crime contte les Fn.nçais et
contre les Anglais, qui, dans les conseils de gouvemeroent, devaient
passer premiers et avant les obligations envers les Polonais. - « Mais
c'était la justice 1 » Elle a été joliment servie, la justice, surtout en
Pologne, dont la situation n'a été qu'empirée par cette fausse protection,
par cette garantie d'impuissants I Comment un homme de droite ne
se souvient-il pas qu'il existe une raison d'Etat, tirée des devoirs
envers l'Etat, comme il y a une raison de famille tirée des devoirs du
père envers des enfants? Je m'irrite de trois ou quatre mauvaises lignes 1
Et puis ce J. de Fabrègues, que j'ai bien connu! Son article fait
entrevoir des choses très intéressantes, des faits qu'il aurait été curieux
de saisir et d'analyser; il passe dessus, ventre à terre, pour se rouler
dans une rhétorique inconsistante, « faire », << contrefaire », etc... Pardon
de vous encombrer de ces histoires, mais ces gens-là vont (011 j'en ai
grand peur) noyer lé grand Pie X et le grand service rendu à la
France dans des qualifications morales et pseudo-mystiques où tout
l'essentiel se perdra 1 Quels faux « spirituels >> 1 Je retrouve mon équilibre
en vous recopiant la Gardounado de Mistral. Ce grand poète catho­
lique était décidément, comme un autre grand poète catholique, Dante,
et comme un troisième, Ronsard, et comme un quatrième, Aubanel,
assez sensible aux charmes publics et secrets de l'Ève éternelle. Mais le
Saint-Esprit a bien composé le « Cantique des Cantiques »; alors? Ne
me traitez pas de sophiste, ou, le poignard sur la gorge, prouvez-le. Je
vous envoie toute ma vieille amitié avec ce paquet de sottises.
CH. MAURRAS 8321

A SA NIBCB HJ3LÈNE MAURRAS


Avril 19p .
•....Pour Massis, il faut ajouter qu'il y a deux petites erreurs dans ses
souvenirs 1• Ce n'est pas le docteur Ménétrel qui nous a dit à Pujo et à
moi que le Maréchal avait dit : << Ces Messieurs ont raison. » C'est René
1. · Cf. plus haut, la lettre du 5 mars 195 1.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

Gillouin, je crois bien ne pas me tromper. Que Massis consulte Maurice.


A cette époque, le secrétaire du Maréchal était bien Gillouin, mais, sur
ce papier remis par nous deux, Massis ne dit pas (ce qu'il doit ignorer)
que Maurice a eu la plus grande part. Il exprimait la pensée commune
telle que nous la défendions depuis juillet 1 940, mais Maurice y avait
mis sa brièveté, sa densité, sa haute clarté. Massis fera bien d'introduire
cette nuance, elle est forte, et j'y tiens. D'autre part, l'histoire Jaurès,
contée par Bainville, est tout . à fait exacte, sauf son théâtre et sa date.
Ce n'est pas au café du Croissant, c'est-à-dire après la fondation du journal
en 1 908, c'est bien, bien, bien avant, peut-être entre 1 900 et 1 904, je
n'en suis pas sûr. En tout cas, le « Croissant » était loin. Voici. A ces
hautes époques, il y avait au bout de la rue de Richelieu, à gauche en
montant, tout près du boulevard, un petit, mais sérieux et bon restau­
rant, qui s'appelait le « Grand U ». Le grand U ... c'était à l'origine le
groupe de l'Union républicaine fondé par Gambetta entre 1 878 et r à8o
à la Chambre. Ce restaurant en portait si bien la cocarde qu'il y avait
un escalier intérieur qui le faisait communiquer avec la rédaction oppor­
tuniste et gambettiste du Temps, alors boulevard des Italiens. Toute la
rédaction du Temps y mangeait, directeur en tête, l'un ou l'autre des
frères Hébrard. Mais le cuisinier avait une spécialité d'entrecôte au
beurre d'anchois, tellement irrésistible que ·tous les journalistes d'alen­
tour, blancs, rouges ou gris, y venaient aussi déjeuner ou dîner. Notre
Soleil 1 était en face : n° r 12 de la rue de Richelieu, et nous mangions aussi
au << Grand U >>. Du fond de la rue Montmartre, où paraissait la Petite
République car l'H11mamté n'était pas fondée, Jaurès y venait aussi. Et
R[ouanet] qui ne pouvait me voir sans rouler de terribles gros yeux. On ne
fraternisait pas, mais on ne se disputait pas non plus. La mangeoire com­
mune créait une espèce de suspension d'armes, même pendant l'affaire
Dreyfus. Un jour le poète-mage marseillais Jules Bois 2, que j'avais connu
chez René de Saint-Pons, s'approcha de moi et me dit : -Jaurès voudrait
iue je te présente à lui... Le reste s'est bien passé selon le récit de Massis.
J avais déjà une horreur sacrée de Jaurès : son germanisme, son verba­
lisme, sa position d'exploiteur démagogique des foules, je n'ai jamais
pu éprouver à son égard l'espèce de considération qu'il inspirait à Bar­
rès. Cela doit tenir à ma surdité. Peut-être, si j'avais « entendu le monstre »
qu'il aurait ébranlé ma fibre physique.
En tout cas, j'étais à l'abri.
Si tu parles de Barrès à Massis, dis-lui que je songe à lui en souvenir
d'un mot de lui, à r_rop os de M. de Mun... Je disais à Barrès : - Mais
enfin, de Mun, il n a rien pensé par lui-même, tout ce qu'il a de sérieux
vient de La Tour du Pin, ce n'est q11'1111e voix••• - Et Barrès me répondit :
1. Le journal Le So/,i/ où Maurras collabora du 2s mai 189s au 1s décembre 1898, puis de
nOf'embre 1899 jusqu'en 1903.
2. Jules Bois, né à Marseille en 1871, avait débuté par des poèmes et se consacra ensuite
à des spéculations métapsychiques.
2 S4 LETTRES DB PRISON
- Olli, mais 11111 bienjolie voix/ Il l'aimait, celle-là aussi I Efvoilà pour Massis
quand tu iras lui conter nos malheurs et lui demander les conseils de son
expérience.

A MICHEL DACIER [REN.E! MALUA VIN] .


Directeur des &ri11 d4 Paris.
4 mai 195 1 .

Monsieur et cher Confrère,


En insérant ma lettre ouverte 1, vous avouez ne pouvoir la loger tout
entière, mais la glorieuse insertion en est si bien faite et l'essentiel y
manque si peu que ma mémoire ne suffit pas à rappeler quelles ont été
les parties sacrifiées. Merci .de cet accueil et merci de ce souci. Est-il besoin
de clire (Jlleje 11011.r suir dès longtemps? L'adjonction de l'hebdomadaire
chargé du grand nom de Rivarol est le signe de la prospérité dont je
vous félicite et me réjouis pour votre œuvre d'éclaircissement, de jus­
tice et d'épuration vraie. J'aime à vous voir moralement et politiquement
implacable pour Charles le Mauvais : la dupe de Spears et de Churchill
a été le plus grand açcé/érateur de tous nos maux, dont les premiers moteurs
ont été à coup sûr les déclarateurs de la guerre de 1939... Ces deux
lots de misère ne sont pas facilement réparables. Tant mieux pour la
France, si quelque obscur et rapide service de « balayage » peut être tiré
de cet esprit sans lumière et de ce cœur sans chaleur. Je n'ose former le
�uart d'un espoir pour M. de G[aulle]. En tout cas, aucun vœu. L'empire,
1 armée, la métropole, ce malheureux a tout perdu et, je crois bien, sans
s'en douter, non par malice, mais par l'obscurité d'un cerveau que domine
la basse ambition ou la vague rancune. Il est plus bête que méchant,
malgré tous ses tours de rhéteur. L'énorme effort qu'il lui faudrait pour
se racheter ne lui est certainement pas concevable. J'essaie bien de me
dire que, peut-être, peut-être, il lui serait encore possible de commander
utilement une brigade ou une escouade contre un étranger armé,
et c'est pourquoi, ici, quand passent les inspecteurs administratifs, qui
me demandent ce que je veux, . je ne réclame pas sa tête, mais celle de
M. de Menthon, qui, n'est certainement bon à rien. De toute façon,
la plume à la main, il n'y a de logique et de pratique que votre implacable
mémorial.
Avant de me demander ce qui nous sépare (Hélas I je ne le sais que trop)
je voudrais savoir au juste à qui je parle. J'ai bien connu, aux années 20,
1. Cf. plus haut, la lettre du 25 octobre 1950.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

M. Malliavin, qui venait nous voir, qui m'apporta la correspondance si


intéressante de la Nadon de Buenos-Aires-Paris, et qui voulait intéresser
les descendants de Paul Deschanel à ma candidature académique : était-ce
Monsieur votre père? Ou votre oncle? Ce que vous faites est trempé
de l'air et de la flamme de la jeunesse ou tout au moins de toutes les
vigueurs du << milieu du chemin de notre vie •· Fixez-moi, je vous prie,
par un mot à ma nièce, qui me le transmettra.
Autre chose qui menace de vous coûter beaucoup de lecture : puisque
nous ne pouvons avoir une doctrine commune sur l'Allemagne éter­
nelle (ou fugitive), n'y aurait-il pas une méthode à adopter? L'excel­
lent article de M. Massenon 1 m'y a fait rêver. Je comprends l'intérêt de
son Schmidt. Ce que je n'encaisse pas, c'est que pour suivre et exposer
les idées de cet Allemand, on s'y plie si complètement et qu'on y perde
l'autonomie de la raison française, plus encore, le sens vivant de l'intérêt
français. Il est vraiment fou d'admettre, comme il le fait pour notre
politique (en ce qu'elle eut de plus français), la responsabilité d'avoir
jeté l'Allemagne dans les bras d'Hitler... Tous les petits truquages de
l'histoire ad usum Germaniae sont ici admis, subis, offerts, prônés. On y
oublie tout l'essentiel : la conversion à l'Allemagne de Churchill, de
Robertson, de Lloyd George dès le I I novembre 1918, telle qu'ils l'ont
avouée, l'absorption de Clemenceau par les Anglais, - voir la lettre de
Paul Cambon 2 - le rappel de Mangin (octobre 1919), la longue et fruc­
tueuse mission de lord d'Abernon à Berlin, l'action des juifs d'Amérique,
alors grands commis-voyageurs du grand-Reich, avec tous les encoura­
gements que cela comportait, et cette histoire de la Rhénanie, encore
inécrite ou mal écrite, qui montre, au début de 1 9.24, les unitaires et pan­
germanistes encore réduits à la méthode bismarckienne de fer et de feu
à l'hôtel de ville de Pirmasens. Je ne compte même pas les effets (hitlé­
riens) de l'évacuation de Mayence et des autres locarnismes briands.
Les bons Boches du type Schmidt ont eu le toupet de faire remonter leur
inflation à notre occupation de la Ruhr : on leur a répondu que le dollar
coûtait 74 marks en janvier 19.21, 1 84 marks en janvier 1 9.2.2, 7• .280 marks
au 1 er janvier 1 9.23, et nous ne sommes entrés dans la Ruhr que le 1 1 jan­
vier de cette année-là! Est-ce que les fumisteries germaniques ne pour­
raient pas être épargnées aux pauvres Gaulois? Est-ce que nous ne
pourrions pas tomber d'accord, tous, du drapeau rouge au drapeau blanc,
que, lorsqu'on parle des cruautés de notre occupation (voir le poème
d'Aragon 3) il faudrait se souvenir tout de même que ni Ruhr ni Rhénanie
n'ont rien coûté, en fait de morts et de blessés, qui soit comparable aux
1. Léon Massenon (pseudonyme de M. de Monbas, Conseiller d'Ambassade à Berlin)
� Deux témoignages sur la guerre • (Ecrits de Paris, février 19p). - Paul Schmidt : Stalist
auf Diplomatisch,r Bühne. Ce livre a été traduit en français sous le titre : S11r la scène interna­
tionale : Ma figuration c� Hil/,r. Paris, 195 1.
2. Cf. Correrpondance de Paul Cambon, t. III, p. 254.
3 . Cf. Louis Aragon : Les Yeux d'Elsa. Genève, 1943.
1?
LETIRES DE PRISON

dégâts des répressions du communisme allemand (1.zoo morts,


10.000 blessés à Berlin, 700 fusillés à Munich, et autres expéditions
punitives (de la bonne discipline fédéraliste) dont les auteurs et les vic­
times sont également germaniques I Nous nous laissons diffamer avec
une complaisance inintelligible de la part d'un peuple qui n'a pas l'in­
tention de mourir. M. Massenon croit tout régler, de temps· en temps,
avec un adverbe ou une épithète anodine. Ne voit-il pas que, dans
l'esprit d'un lecteur sans défense, le mal est fait ?
Autre chose encore. Ai-je besoin de vous le dire? J'ai beaucoup
d'admiration pour votre collaborateur M. Maurice Martin du Gard 1.
Je le lis avec joie. C'est un grand chroniqueur, mais la chronique est-elle
ennemie de l'histoire? M. Martin du Gard, en posant le problème Daudet­
Claudel comme il le fait, oublie que Claudel, son ancien camarade du
Lycée Louis-le-Grand, en 1919, par une lettre publique, dont il s'est
encore glorifié en 1945, avait lancé une diffamation calomnieuse contre
sa grande œuvre qui avait non seulement délivré la France de la trahison
Malvy-Caillaux, mais ençor, tiré de Oemenceau, alors simple mangeur
de généraux (1914, 1915, 1916), un bon serviteur de la France et de la
victoire (1917, intervention de Gustave Geffroy, porteur d'un dossier
fameux). Ce sont là tout autant de faits véritables. Que Daudet chez
Simone, ait été amène, courtois, conciliant, nous l'avons toujours vu
ainsi dans le monde. On ne peut pas lui reprocher d'avoir ensuite consulté
ses souvenirs avant de faire un acte public. Devrai-je assurer à M. Mau­
rice Martin du Gard que j'ai mieux connu que lui son ami le femmelin
Henri Bremond 2? J'ai été aussi sensible que lui et que Barrès à son charme.
Barrès en revint peu à peu, et comment!... Si l'abbé eût vécu, que fût-il
arrivé entre M. Martin du Gard et lui I L'abbé me bombardait de
lettres commençant toutes par « Carissime 1 >> pendant qu'il me diffamait
bassement, dans des lettres que j'ai, auprès de notre commun maître
l'évêque de Moulins 3• Une chose est certaine : dans cette Action fran­
çaise qui le potlT'sllirait de sa haine, je n'ai jamais pris l'initiative d'une
agression contre Bremond, et peut-être (c'est de la chronique, etc.)
M. Martin du Gard serait-il bien surpris de découvrir qu'il n'y eut
jamais entre Bremond et moi qu'un seul différend, mais capital, mais
mortel, et que c'était le pape Pie X 4 1
Pardon de tant de vérités gribouillées et de fantaisies mal écrites.
Elles viennent comme elles peuvent. Je les charge toutes de vous assurer
de l'intérêt avec lequel je lis vos 'Ecrits de Paris. Si je n'y ajoute pas un
nombre égal de pages indéchiffrables destinées à M. René Gillouin,
1. a. E.crit.r de Paris (février 19p). Maurice Martin du Gard : • Mon journal de Oaudel o.
2. a. Maurice Martin du Gard : D, Sainte-Be1111e à Fénelon : Henri Bremond. Paris.
3. Mgr Penon,
4. A propos de !'Encyclique Pamndi, Henri Bremond avait écrit à Charles Maurras :
• Comment pouvez-vous, ayant célébré ce mauvais pamphlet, donnir tranquille ? Vous m'en
rendrez compte dans quelques semaines. . . •
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

c'est que je me propose d'écrire à celui-ci des remerciements très directs.


Veuillez Monsieur et cher confrère, recevoir, avec mes excuses nou­
velles, l'expression de mes sentiments les plus distingués et dévoués.
CHARLES MAURRAS 832I

A ÉMILB HENRIOT

1 6 mai (195 1).

Monsieur et cher Confrère,

Depuis des mois et des saisons, votre carte est sur ma table avec son
temple de Ségeste (y êtes-vous monté à âne, comme nous?), avec mes
souvenirs de Grande Grèce et d'Etrurie, et je lui demande tous les
matins comment vous n'avez pas bondi de là jusqu'à Athènes? Vous
avez dû sentir de pressantes titillations à la plante des pieds. Qui sait?
Il eût peut-être suffi de vous rendre au bord de la mer et de tendre les
bras, Arion fût sorti de l'écume sur un dauphin et vous eût pris en croupe
jusqu'au Pirée... Tant pis! Mais ce n'est pas mon sujet d'aujourd'hui.
Je viens de lire votre feuilleton sur !'Histoire dans le Monde 1 que je reçois
ouvertement depuis quelques semaines grâce à la gentillesse de Fran­
çois Daudet, et je suis sous l'impression de vos dernières lignes si amères
et si justes dans leur ton de deuil pour tous les citoyens quel que soit
leur parti. Mais cette amertume, ce coup au cœur final contient, il me
semble, les solutions du problème supérieur agité dès votre début.
Comment décider entre les histoires et les historiens? Entre Michelet,
Taine, Bainville, Gaxotte, où est le critère du jugement? Vous l'avez
trouvé, c'est dans le bien et le mal du pays. Votre tristesse montre que
vous avez, au fond, adopté en principe le titre sous lequel Bainville avait
recueilli dans ce gros in-octavo tous ses livres d'histoire : He11r et malhe11r
des Français 2• Ceci fait l'heur, cela le malheur. . Tout se rapporte là. Sans
doute, il y faut encore beaucoup de réflexion sur beaucoup de travaux,
mais le chemin est pris avec l'étoile au bout, cela règle les choix, autorise

1 • En lisant l'histoire », feuilleton littéraire du Montk (16 mai 195 1). A propos du second
volurne de !'Histoire pour tous /,s Fra11fais, de MM. Lefebvre, Pouthas et Baumont, Emile Hen­
riot avait écrit : • Je n'ai la place que de signaler sous la signature de ce dernier les vingt pages
affreuses, malheureusement vraies dans leur objectivité sans phrases, consacrées à la dernière
guerre mondiale ... La lecture en ranime dans la bouche un goilt de fiel. Mais elle rappelle
aussi les noms des responsables oubliés de nos désastres, et cela peut leur tenir lieu de châti­
ment. •
2. L'œuvre de Jacques Bainville, t. I : Heur et Malheur des Fra11fais. Paris, 1924.
LETTRES DE PRISON
les rejets, motive les réserves, appuie les enthousiasmes. L'historien de
Fénelon qui n'est d'aucun temps, d'aucun pays, est une chimère. Il
faut qu'il soit d'une patrie ou à'une secte, et c'est relativement à elles
qu'il raconte et écrit. La secte reste à juger. La patrie, elle, s'impose. Et
quelquefois le voile sectaire peut cacher la patrie. Cependant Michelet
lui-même I Ses repentirs sur l'Allemagne ! Ses ·vues prophétiques sur le
<< mariage » de la Prusse et de la Russie. Cela est national à fond et cela
montre bien la priorité de la patrie sur la secte. Cette conception nationa­
liste doit-elle envoûter, pétrifier, empêcher les retours, les correctifs,
les progrès? Je n'en crois rien. Tel que vous me voyez avec ma mauvaise
réputation de fossile, il m'est arrivé de « changer ». Vers 1900, quand je
faisais l'&quête sur la Monarchie, je faisais de très fortes réserves sur le
gouvernement des Bourbons, que ma passion de provinciaüste accusait
d'un excès de centralisation, et aussi de n'avoir jamais bougé de Paris
et de Versailles, alors que les autres Capétiens, jusqu'aux Valois compris,
ne cessaient de courir l'ensemble du pays, d'élever des châteaux sur la
Loire, etc. J'y ai regardé de plus près, les documents locaux m'ont démon­
tré de plus en plus que cette centralisation bourbonienne était follement
exagérée, et surtout qu'eux et eux seuls avaient porté à la perfection le
statut du régime, et ainsi, non autrement, nous avaient épargné toute véri­
table invasion de 1 636 à 1 79.z,alors que de 179.z à notre temps, les régimes,
opposés par leur structure et par leur esprit, nous en avaient valu neuf
(d'amis ou d'ennemis, il importe peu) avec quatre entrées de l'étranger
armé dans Paris... Le curieux est que les trois Bourbons du x1xe siècle,
aînés ou cadets, avec un régime très différent et qui défaisait tout ce qu'ils
faisaient, nous ont épargné les calamités procurées par les Empires et
les Républiques : c'est d'ailleurs cette politique « personnelle » qui les
a fait le plus critiquer, parce qu'ils étaient « résistance >> contre << mouve­
ment >>, le mouvement de M. de Chateaubriand ou de M. Thiers. N'être
pas envahis, n'est-ce pas le premier des biens pour un peuple campé
comme le nôtre, au point où affluent toutes les pressions des hordes
européennes ou asiatiques, et composé en grande partie de Gaulois
que hantent la guerre civile et l'appel à l'étranger ? Seuls, absolument
seuls de nos rois fondateurs et conservateurs, les Bourbons auront entiè­
rement fait leur métier de gardes du rempart et de mainteneurs de
l'indépendance. Voilà pourquoi j'ai fini par laisser de côté toutes les
vaines critiques d'ordre juridique et moral, devant cette magnifique
justification du devoir politique rempli par les Bourbons. Et plus j'y
songe, . plus le partage des compétences politiques et des pouvoirs, le
roi en haut, les républiques (locales, professionnelles, etc.) étagées au­
dessous de lui, me paraît répondre aux nécessités vitales de la patrie.
Car, je ne peux prendre le parti de sa mort. Pour qu'elle vive, il faut une
organisation aussi semblable que possible à celle qui l'a défendue contre
ce qu'on peut appeler le souverain mal de la France. Vous voyez que
je ne suis pas près de souscrire au pyrrhonisme de Valéry sur l'histoire.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX zs9

Ce grand poète avait aussi des parties de grand philosophe. Etait-il


aussi inconsistant que vous le montrez? Je crois qu'il tenait beaucoup
à son réquisitoire contre toute utilisation de l'histoire 1. C'était qu'il était
dupe du jeu mathématique étendu à tout. Il me souvient de lui avoir conté
une historiette dont toutes les parties semblaient très bien ajustées et
composées pour le plaisir des yeux. Elle avait une tête, un corps, une
queue. Elle ne m'en était pas moins arrivée de point en point. Valéry
était trop courtois pour en rien dire, mais je vis nettement qu'il n'en
croyait pas un mot, car il n'encaissait pas que la nature fabriquât
spontanément de petites œuvres d'art. Cela allait contre sa vue profonde
de la vie et du monde. Fustel répondait aux critiques qui l'accusaient
d'esprit de système : « Je ne peux pourtant pas mettre de désordre là où
tous les documents me dessinent un ordre »... C'est ainsi que Valéry vou­
lait douter qu'il pût y avoir des constantes, donc des lois inscrites dans
la variété immense des choses millénaires... Mais, lui disais-je, vo11s v�ez
bien que toute démoçratie détermine de l'étatisme et de la centralisation... Il me
faisait cette réponse extraordinaire : -,- La dém()Çf'atie n'est pas seule à
centraliser... Parbleu l Il y a aussi le despotisme, la conquête, l'état de guerre
qui sont aussi des agents centralisateurs. Mais ce n'était pas la question!
La question était de savoir si, oui ou non, la démocratie posée fait à
coup sûr cet effet régulier de centraliser. Seulement Valéry, grand logi­
cien formel, avait fait une conversion de réciprocité, comme s'il s'était
agi de chiffres arithmétiques ou de signes d'algèbre. J'étais tout à fait
d'accord avec lui quand il déniait aux diverses «philosophies de l'histoire>>
toute vue exacte sur la marche des événements, mais je ne pouvais pas
le suivre quand il refusait de saisir des liaisons régulières, des séquences
universelles dont nous pourrions même noter les motifs, ce qui n'arrive
pas encore à ceux qui constatent les constantes de la chimie, - en cela
que nous regardions la France moderne, la Suisse d'après 1 848, l'Amé­
rique d'après 1 787 ou l'Allemagne d'entre deux guerres qui n'attendit
pas Hitler pour tout centraliser dès qu'elle eut reçu des Alliés le cadeau
de la démocratie weimarienne. Faute de consentir à ces humbles regards
sur la réalité historique, il arrivait à Valéry de monter sa tête et d'y faire
des raisonnements dans le goût de la blague proposée un jour à feu
Brunetière par votre serviteur : Brunetière égale Ferdinand, Ferdinand
égale Buisson, donc Brunetière égale Buisson. Et dire qu'il y a plus de
vingt siècles Aristote avait prévu ces logomachies et mis en garde contre
leurs malfaçons I Ses topiques et ses réfutations des sophistes que je
viens de relire le disent bien. Mais Aristote est un type dans le genre
de Phidias... Hélas, il reste malgré tout que je n'aurai pas eu avec Valéry
la grande conversation politique dont il m'avait exprimé le désir. C'est
un des grands regrets de ma vie. Que m'eût-il dit ? Malgré ses excès de
logique formelle et les distractions de son sens critique, c'était une
1. Œ. Paul Valéry : Variétl IV: Di/ÇONrs d, /'Histoire. Paris, 1938.
2.6o LETTRES DE PRISON

très forte tête et vaste, et cultivée de toute part, indépendamment du


très grand bienfait de nous avoir ramenés du Styx mallarméen à la Seine
de Jean Racine. Pardon de ces fleurs du souvenir, c'est un peu la faute
de tout ce que soulève votre feuilleton, et, de ces millions de corpuscules
d'or, on ne sait lequel attraper.
Allez-vous parler de l'Emman/18/ Signoret de ce pauvre Paul Souchon 1
qui vient de mourir? Il m'avait adressé ici son volume avec une dédicace
d'un magnifique flamboiement d'amitié, mais son texte imprimé est
moins amical. Si vous le lisez, ne croyez pas tout ce qu'il raconte. Il
y a du vrai, du moins vrai, et bien du faux. Il cite un morceau de l'impré­
cation de cent vers alexandrins, que me dédia Signoret pour des critiques
peut-être discutables, mais sincères, et Souchon oublie de produire
l'hémistiche où je suis qualifié « le dernier des méchants ». L'ambition de
ma critique d'alors était de guérir les maladies des jeunes auteurs, et
le doigt mis sur les faiblesses et les défauts n'exprimait qu'un bon senti­
ment, un vœu de bienveillance, le souhait de leur perfection. Il était fou
de croire à une inimitié. Je ne défends pas le système, ni surtout son effi­
cacité, mais il était tel. J'aurais voulu chez le lyrique éperdu moins de
mots, un peu plus de sens. C'était lui vouloir du bien. On l'éperonnait
d'ailleurs bien en vain, et l'on n'obtenait que sa rage. - Au reçu du
bouquin de Souchon, je lui avais écrit une belle lettre d'errata, mais au
moment de la faire porter, je me suis aperçu qu'il nous avait fui dans
l'ombre! Il ne manquait pas de talent non plus. - Pardon encore. J'au­
rais voulu vous questionner sur le Pape, puisque vous l'avez vu, mais
il n'est plus temps, ni place; si tous vos lecteurs en faisaient autant!
Bien cordialement, Monsieur et cher Confrère, encore tous mes vœux.
CHARLES MAURRAS 8321

P. S. Toujours dans votre Monde, je lis à l'instant un bien curieux « La


République de Bordeaux en 1650 » 2• Avez-vous lu le livre d'Emile Dard,
je crois ancien ministre en Bavière, nullement de nos amis, La Chute de
la Roya11tl? Il a des chapitres sur l' « or anglais » et l'appel à l'étranger qui
montrent qu'en 1789 tout s'est passé - à couvert à Paris - comme à
Bordeaux en 165 o, où ce fut un peu plus ouvert; il y a là une « constante »
qui eût intrigué Valéry, mais cet article de Marcel Wantz est bien intéres­
sant.
Veuillez excuser un désœuvré
CH. M.

1; a. plus haut, la lettre du 13 septembre 1950.


2.. Chronique de M. Mateel Wantz parue dans le M,;,ti4 du 17 mai 19 5 1 sous le titre :
• Le Tricentenaire d'un échec : La République de Bordeaux •·
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX 2.61

A SA Nil!.CB FŒLÈNB MAURRAS

z.7 mai 5 1.
Ma petite Ninon et permanent éclat du soleil, cette sabbatine inversée
sera confiée à Jacques, s'il vient, et tu auras, dès lundi j'espère, ce P. S.
à notre conversation d'avant-hier, trop courte comme toujours...
A propos du Mont de Saturne, ce que M. m'en écrit, quant aux oppo­
sitions sourdes, m'éclaire tout ce qu'a dit Massis l Mais, ces oppositions,
je les connaissais, et je ne crois pas qu'elles aient eu d'action... ni sur la
publicité, ni sur le silence de la critique, Boutang et Lagor ayant été
parfaits. Néanmoins partout où tu rencontreras ce genre d'opposition
dévote, dis que je ne demande pas du tout que l'on m'aide contre la cons­
cience, contre la morale et contre la discipline! Je demande à ne pas être
gêné et à être compris. Car c'est un fait, là, je ne suis pas compris. C'est
l'histoire de la réédition d'Anthinéa en 1913. On commençait par Anthinéa,
()n finissait par faire lire l'Enquête sur la Monarchie à des Français qui n'y
auraient jamais songé ! De même pour le Mont, je prétends en amener
d'autres à lire le Mémoire au GrandJuge 1 et le jeune Fran;ais! Jamais, jamais
je n'ai consenti à me confiner dans un monde ou dans un parti, et mon
ambition a toujours été d'élargir notre public à fa dimension de la France.

LETTRE A SON EXCELLENCE. M. SALAZAR. PRÉSIDENT DU GOUVER­


NEMENT PORTUGAIS A LISBONNE

Monsieur le Président,
Mon cher ami Marcel Wiriath, qui part pour Lisbonne où il aura
l'honneur de saluer Votre Excellence, me propose de se charger pour
Elle d'un message de moi. Bien que Wiriath n'ait guère que la moitié
de mon âge, c'est déjà un vétéran de l'Actionfran;aise. Quand on m'a mis
en prison et que mon jeune neveu et fils adoptif est devenu mon tuteur,
Wiriath a accepté de me servir de subrogé-tuteur. C'est dire sa vieille
amitié, qui ne pouvait se tromper sur mes sentiments : il a deviné avec
quelle joie je saisis l'occasion de vous dire, Monsieur le Président,

1. CT. Pour réveiller le Grand ]11ge. Seconde requête en révision d'un arrêt de cour de Justice
{>lit MM. Charles Maurras et Maurice Pujo, Paris, 19p.
262 LETIRES DE PRISON

l'admiration enthousiaste que m'inspirent vos travaux, leur succès, leur


triomphe et, depuis quelque temps, la curiosité poignante avec laquelle
est suivie la phase nouvelle (non critique, certes, mais grave) de la très
noble histoire à laquelle vous avez donné votre personne et votre nom .
. C'est à Votre Excellence que je pensais hier en relisant dans mon
Horace l'ode XIV du premier livre : 0 navis referent in mare te· novi -
fluctus... Fortiter occupa-Portllm..• - interfusanitentes - vites aequora Cy-
cladas... 1. Ce n'est point pédanterie, mais véritable sursaut du cœur. Depuis
tant d'années, l'abri de bonheur mérité que goûte votre peuple, ce
grand œuvre de stabilité et de prospérité qui vous a valu ce respect
universel, représentent de si grands biens, si rares aujourd'hui, qu'un
certain nombre d'Européens s'y sont attachés comme à leur patrimoine,
leurs vœux lointains vous accompagnent et vous bénissent comme une
part de leur propre destin. - Surtout, pensent-ils, ne nous manquez
pas I Restez I Tenez I Vous venez de perdre le ferme soldat qui, sans
coup férir, sans verser une goutte de sang, rétablit les affaires du
Portugal et les assura dans vos fortes mains. Continuez, vous, d'élever
le rameau d'or de l'ordre, de l'autorité et des libertés 2 1 Qu'il fleurisse
chez vous et qu'il y fructifie, Peuple frère� c'est encore une preuve ou,
tout au moins, un signe qu'il ne s'est point flétri pour jamais ailleurs.
Je ne crois pas beaucoup au sens physique d'une race latine. Mais,
de toute mon âme, je confesse l'esprit latin ou plutôt helléno-latin. Ce
dernier correctif est fait au souvenir d'une grammaire portugaise,
ouverte un beau matin de mon adolescence, où j'aperçus que votre
article o, a, répétait la forme dorienne du vieil article grec : si fabuleuse
et fantaisiste qu'elle finît par m'apparaître, la dérivation m'enchantait
parce qu'elle me faisait entrevoir des compatriotes d'Homère peuplant
la plus lointaine Hespérie jusqu'aux bords du fleuve océan. Nos parentés
de langue, d'esprit, de religion, de mœurs n'en sont pas moins palpables.
Ne vous semblent-elles pas un peu trop oubliées par nos temps d'inter­
nationalisme unificateur plus ou moins fédéral ou confédéral ? Tout
devrait y faire penser : la puissance des autres, le peu de pouvoirs qui nous
restent. Et je songe, non sans fierté mélancolique, à votre Goa, à votre
Macao, comme à notre Pondichéty ... Nous y sommes encore, en somme,
alors que de plus puissants ont dû déménager toute l'Inde, et ils font
leurs paquets en Chine I Sans nous flatter de supériorité ni de compa­
raisons qui seraient, hélas I vaines, est-ce que nos dominations et les
leurs ne se distinguent pas, celles-ci par la prise terrestre, horizontale,
1. Horace, Ode XI V, vers 1-3, 19, 20 : 0 navire, de llfJIIVtallXflots 11ont t'emporter 111r la mer !...
Rentre rlsoiu111enl flll port... E,,ite ks flots répandus parmi les Cyclaths éclatantes.
2. Le maréchal Carmona (1869-195 1), président de la République portugaise depuis 1928,
venait de mourir au mois de mars. M. Salazar allait-il accepter de lui succéder à la Prési­
dence ? Il s'interrogea, puis refusa. La lettre de Maurras le confirma dans sa décision de
rester à la tête du gouvernement de son pays.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

celles-là par un sens vertical dans la direction de l'esprit? Ce n'est sans


doute là qu'un E_SSé peut-être révolu, qui ne peut plus compter dans
les figures de l avenir. Mais qui sait ? Qui peut savoir ? Quand vos
navigateurs ont suivi le soleil couchant pour rechercher des mondes et
fonder des empires, est-ce que leur sang et leur pensée n'y ont pas
préparé de splendides et solides résurrections ?
lf1ùfta renascentur. Vous avez engagé votre nation dans la voie de ces
renaissances. Puisse-t-elle y rester, y courir, et tout en courant, nous y
entraîner ! Je suis l'homme de !'Espérance.
Veuille Votre Excellence pardonner ces longueurs peut-être diva­
gantes. Mon ami Henri Massis 1, qui eut l'honneur d'être reçu par vous
à Lisbonne, m'a dit avec quelle ouverture de cœur et quelle lucidité
de pensées Votre Excellence suit les choses de France. C'est ce qui m'a
rendu peut-être indiscret.
Avec mes excuses, je prie Votre Excellence d'agréer tous mes vœux
fervents pour son bonheur et pour celui de sa très noble patrie.
CHARLES MAURRAS 8 3z1

A XAVIER VALLAT

9 juin 1951.
Mon cher ami,
J'ai eu votre lettre du 24 mai ce jeudi 7 et je peux répondre le 9, grâce
à la visite d'Hélène pour demain 10. Cela me permettra de redemander
si l'envoi d'un Français n'a pas été fait à nos Besnier 2, ce qui m'étonnerait
beaucoup. Votre tableau des chemins de fer français donne la clef de
beaucoup d'infériorités << économiques » de notre malheureux pays :
il souffre de l'extravagante centralisation révolutionnaire et impériale.
A propos de l'Empire, avez-vous lu les deux volumes de !'Histoire des
Fra!Zfais de Gaxotte ? C'est une merveille de bonne foi astucieuse et
d'habilissime vérité. Lisez, lisez, et faites lire, cela peut faire un bien
immense! Pour le Figaro, je m'étais fourvoyé, vous avez raison. En effet
cette sale feuille n'a d'intérêt qu'à la page z, courrier mondain, mais cet
intérêt existe même pour qui n'appartient pas au beau sexe, et ce dénom-
1. Charles Maurras avait écrit à Henri Massis avant son départ pour Lisbonne : • Vive
Salazar ! Vous lui redirez ma vieille admiration, presque ma tendresse! Car il a donné à
l'autorité, ou plutôt il lui a rendu le plus humain des visages ! •
2. Les Besnier, pharmaciens de Laval, ardents royalistes de la Mayenne.
LETTRES DE PRISON

brement des familles françaises, juives, métèques, me rappelle des tas


de gens que j'ai plus ou moins connus dans ma vieille vie. Pour qui se
veut du « monde », c'est un agenda dont on ne peut se priver.
Le Duhamel 1 toujouts à paraître (ou tout comme) n'est pas une fessée
du tout, ce sont des remontrances bien polies, trop polies, où je m'efforce
de le ramener à de meilleuts sentiments, une œuvre apostolique en
somme! Le Pie X 2 est venu lentement et à peu près fini. Ah! j'ai laissé
passer l'actualité. Peut-être valait-il mieux pouvoir constater le motus
des catholiques français sur l'affaire du Sillon. Avez-vous vu les Etudes
de juin? Elles ne m'ont pas mis en rage, mais en tristesse profonde. Ils 3
en sont donc là l Eux, le rempart du catholicisme au xvre siècle I Et qui
tinrent l'ordre contre Port-Royal I J'ai été presque consolé par une coupure
de la France Catholique où le Pape parle en termes magnifiques de l'ordre
naturel et des corps sociaux, naturels aussi. Le reste n'en est pas moins
afH.igeant ... Vous trouvez cannibales et anthropophagiques les funérailles
que j'ai faites à ce pauvre Souchon, mais vous ne pensez pas à tous
ceux que la Camarde m'a déjà ôtés de la bouche : Gide, Sangnier, etc...
Claudel est bien capable de filer le premier, il est de 68 comme moi.
Qu'est-ce qu'il me resterait?... Croyez-vous que les disgrâces m'aient
manqué, la surdité à quatorze ans, la prison à quatre-vingts, ni l'une ni
l'autre aussi dures qu'elles en ont l'air, mais enfin qu'est-ce qu'il vous
faut? Soyez sûr que, au surplus, je n'ai jamais méconnu la vertu des
épreuves, c'est une loi de la vie, telle qu'elle nous est donnée par Pro­
méthée ou par Jupin; ces pauvres dieux helléno-latins ont fait leur
possible l La difficulté ne commence qu'au moment où il nous faut
admettre ou supposer que ce coup bas nous est décoché par le Tout­
Puissant Bien des Biens. C'est là que mon intelligence des choses s'arrête
comme un vieil oignon désheuré ... Pour la Vieille Droitè 4, votre principe
de composition autour des grands chênes : Villeneuve, Melun, La Tour
du Pin, est conforme à l'ordre classique, mais de grâce n'oubliez pas de
montrer, de relever, de citer, s'il est possible, toutes les propositions
de lois sociales que leurs collègues ont faites pendant vingt ans aux
Chambres et que les Gauches ont écartées bien avant le Ralliement, et
même avant les grandes encycliques de Uon XIII I Il faut voir quel
personnel noble, digne, désintéressé, indépendant de l'électeur, a été
écarté au bénéfice des Bazirc 6, des Piou et de leurs succédanés M. R. P.
qui ne relèvent que du mépris. Auprès de la chesnaie illustre, mettez,
mettez bien en vue la petite futaie qui sentait et percevait du même
l. a. plus haut. la lettre du 18 mai 1950.
2. Le Bi,n!mw,_ Pie X, z_. d4 la Frllll&t. Paris, 1952.
3. Les R. P. de la Compagnie de Jésus, tédacteurs des Et,ltl,r.
4. a. plus haut. la lettre du 25 matS 1950. M. de Villeneuve-Bargemont. préfet de la
Restauration, fut le précurseur des catholiques sociaux. Pendant le second tiers du xnc8 siècle,
Armand de Melun fut l'animateur de toutes les oeuvres de bienfaisance.
5. Président de l'A.C.J.F. H'.enri Bazirc: faisait partie du groupe de l'Action libérale.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

cœur, ses évêques de Freppel à d'Hulst, et, surtout ses admirables


gentilshommes campagnards de l'Ouest vendéen et breton, �ui n'avaient
pas d'électeurs ouvriers (ou si peu, ou si hostiles) et qui faisaient pour
eux œuvre de justice et de générosité I Il me semble que vous concilierez
très bien l'hommage nécessaire aux états-majors (je tiens La Tour du
Pin pour une des plus fortes têtes de son siècle, et notre Marie de Roux
se scandaliserait un peu - très peu - de me voir adopter en bloc son
système) avec cette recension de la troupe qui le suivait ou, sans le
suivre tous, comme je suivais La Tour du Pin, ne leur refusait pas le
large appoint de leur signature et de leur vote. C'est un sujet splendide,
un p_assé qui peut et doit faire honte aux dégénérescences qui ont suivi.
Si 1 on s'en rapprochait, ce « transformisme &-là, comme dit l'Osservatore
Romano, serait un fameux progrès... Je récupère encore une fois mon
Pie X, où j'ai mêlé des choses énormes. Vous les ai-je toutes confiées?
Il n'est plus temps de rien garder secret : « Le vrai, le vrai seul » 1• Les
gens qui voient la mort de près ont une intrépidité à eux, plus forte
même que la pudeur la plus sainte. Advienne que pourra I Le passé
connu, donc l'avenir construit, ne sont possibles qu'à cette condition:
que pèsent là-devant les coalitions d'imposture 1 Mais pardon, mon cher
ami, de ces grandiloquences I Merci de vos lettres, mes respectueux
hommages à Mme Xavier Vallat, à vous toutes les amitiés fidèles de
votre vieux
CH. MAURRAS 8 3 z. 1.

A MADAME COQUBLIN 1

10 juin 195 I.

Chère Madame et amie,


Merci de votre lettre si triste et pleine de nos plus beaux souvenirs 1
Encore une trace qui passe, un signe qui périt, de notre cher Lucien et
du pauvre François dans lequel il avait mis (et nous aussi !) tant d'espé­
rances 1 Que d'erreurs ainsi mêlées à nos plus fortes certitudes 1 Mais
celles-ci subsistent et renaissent; et ce qui a été fait de bon et de beau
n'est perdu en rien, loin de là! Le nom et l'image de la belle et charmante
Mme Lucien Moreau commença de se troubler et de s'obscurcir juste à
l'automne de 192.z.... Il m'en souvient bien : c'était le moment où je perdais
ma pauvre mère_; il vint me voir à Martigues, nous f îmes ensemble le
1. La maxime de Sainte-Beuve.
2. Sœur de Lucien Moreau. grand ami de Maurras et administrateur de l'Action frtlllfaill
jusqu'en 1932, année de sa mort.
LETTRES DE PRISON

pèlerinage à la tombe fraîche de Roquevaire et, quand il m'eut conté ses


peines, je lui dis avec douleur : vous êtes plus malheureux que moi.
Ce n'était que trop vrai. Mais, dans le deuil d'une vivante, il mit tout
son courage, cette fermeté d'esprit et de cœur qui fit de lui notre lumière,
notre grand rectificateur, comme l'appelait Léon Daudet. Pas un instant
de défaillance devant tous les rudes devoirs qu'il s'était librement imposés,
surtout pas un murmure. C'est, à coup sûr, le caractère humain que j'ai
le plus admiré, et c'est aussi le destin le plus mêlé de dons et de grâces
qu'il m'ait été donné de connaître dans ma vieille vie. Que ne lui dois-je
pour ma parti Après les miens, après mon vieux maître, Mgr Penon, et
bien avant tous ceux qui ont si généreusement aidé à l'effort commun,
c'est lui que je vois le premier, premier ami, premier témoin et premier
juge, à qui rien ne manqua qu'un peu d'amour-propre ou de vanité
pour se mettre en avant, ce dont il eut toujours l'horreur la plus sainte.
Il me semble que je ne dure tant que pour dire ou écrire quelques vérités
uniques et pures. Celle-là est de premier rang. Si jamais je sors d'ici, je
me permettrai de vous demander, chère Madame, d'aller avec vous,
un jour, au cimetière Montparnasse pour y porter quelques buis du
jardin qu'il aimait. Nous parlerons de lui, de la morte d'hier, et de vos
bons parents, et de leur magnifique civisme français, et sans rien réveiller,
hélas I nous ferons peut-être un peu de bien au monde en évoquant tout
bas leurs vertus, leur bonté et leur sacrifice. Je vous prie, chère Madame
et amie, de bien vouloir agréer avec tous mes remerciements pour
votre souvenir, les respectueux hommages de la pensée la plus fidèle,
qui prend d'ailleurs modèle sur votre propre fidélité.
CH. MAURRAS 8321

A PIERRE GAXOTTE
z7 juin 195 1.

Mon cher ami,


Vous pensez bien que cette lettre ne pourra contenir tout ce que j'aurais
à vous dire de vos Français, mais ils sont bons et beaux. Moi qui voulais
vous rabattre sur les Allemagnes 1 1 Et je vous aurais éloigné d'eux I Ces
deux volumes se lisent d'un coup. Le pays a enfin le novum organum où
prendre conscience de lui-même, comme en un bref miroir sincère et
transparent. Ce n'est pas un de ces discours de philosophie politique
dont Bainville fit le modèle, mais un tranquille historique des faits
1. Cf.:plus haut, la lettre du 18 mai 1949.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

capitaux bien choisis, le récit de Jeur suite bien enchaînée, la vie, mais
avec son ordre, le cours des effets et des causes visible à fleur de chair,
car pourquoi ne le verrait-on pas si la peau est fine ? Laissez-moi vous
dire que, dès le seuil, vos préhistoriques m'ont fait un plaisir inouï.
Vos squelettes des cavernes qui, ailleurs, ne sont que des schémas et des
spécimens abstraits, semblent ici des messieurs doués d'un état-civil
et distingués à leur manière, qui est, en somme, celle de leur famille qui
s'est dégrossie peu à peu. Cela fait de dignes ancêtres, avant et après
tant d'autres I Vous laissez flotter entre eux un humour vague qui
.convient à un vieux scepticisme paléolithique. Un peu l pas trop! Je ne
saurais vous dire combien cette excellente ouverture me paraît réussie.
Et la gageure merveilleuse est que le reste soit du même rang. Mes plus
vifs compliments pour un succès si rare en matière si difficile! Toute ma
gratitude pour certains rappels nominaux supérieurs à mon mérite, et
aussi pour la référence tenace à certaines idées de fond. Vous me parlez
d'un attachement qui m'est précieux, mais nous sommes liés de plus
haut, vous et moi, par une vue commune de quelques évidences désin­
téressées. Et là, alors, comment ne pas vous crier ma joie pour la vigueur,
la justice vengeresse de la page sur le retour de l'île d'Elbe I Si jamais
cette sottise folle est enfin balayée au fossé de tous les mépris, vous n'y
aurez pas nui, mon cher ami. Je me demande s'il n'y a pas une nuance à
ajouter à votre croisade des Albigeois. Vous ne précisez pas que cette
guerre religieuse fut aussi une guerre civile, dans un pays où les catholiques
étaient très nombreux et très fanatiques; les deux partis, comme toujours,
avaient appelé !'Etranger, celui de Paris et celui de Barcelone. Un de mes
amis, d'ailleurs ex-démo-chrétien, professeur à la Faculté de Montpellier,
Louis Thomas, m'avait envoyé à Lyon deux ou trois brochures de lui-même
sur la vie à Nîmes au temps de la guerre des Albigeois : elle semblait
menée dans un autre monde. A deux pas d'Avignon I à trois de Béziers 1
L'Innocent III de Luchaire 1 m'avait déjà rempli de doutes sur la Chanson
ou les Chansons de la Croisade. Il est vrai que j'en avais été surnourri
au biberon félibréen. Au même propos (ou tout voisin), êtes-vous sûr
que l'Édit de Villers-Cotterets fut dirigé contre la langue d'oc 2 ? Je l'ai
cru longtemps. Bainville en riait. Il appelait Villers la cité honnie des
félibres, mais j'ai lu et je crois avoir commenté dans l'A. F. (ce doit
être après 1936, je n'en ai jamais causé avec Bainville) une monographie
analytique de cet Edit, d'où il paraissait ressortir assez clairement que le
latin était seul visé par le roi de France et qu'il était ordonné aux juges
et aux notaires de faire leurs papiers dans la langue maternelle des justi­
ciables, ce qui eût été impossible et même contradictoire s'il ne se fût agi

1. Achille Luchaire : Innocent Ill. 6 vol. Paris, 1904-1908.


2.. Cf. Histoire eks Français, t, I. François 1er, par l'ordonnance de Villers-Cotterets (15 39),
avait prescrit d'employer désormais dans tous les actes judiciaires, non plus le latin, ni les
parlers locaux, mais exclusivement le français vulgaire.
268 LETTRES DE PRISON

que du français d'oui••• Je ne sais de qui était cette démonstration qui


semblait bien faite : la connaissez-vous? Avez-vous eu des raisons
de passer outre? Enfin, suprême chican:;J e crois bien que, déjà la loi
militaire de 1 889 avait déchaîné l'anti · ,·tarisme des romans 1 et des
journaux pour l'abolition du volontariat d'un an. Ça, je l'ai vu! Cette
loi opérait bien avant l'affaire Dreyfus, dès l'épidémie anarchiste de
1 893-94. La loi de 1 905 accéléra la course, mais la première chiquenaude
était alors vieille de seize ans. Il me souvient d'avoir fait, pour mes
beaux vingt et un ans, dans /'Observateur franfais, un spacieux feuilleton
indiquant tout ce qui devait sortir de la nouvelle loi de justice et d'égalité.
Depuis quelques mois que l'on me sert ici le Figaro, je vous lis de temps
à autre. Votre Otto et l'Europe était de main de maître 2. Et l'histoire
de vos quarante sous hebdomadaires a fait ma joie I Alors, les potaches
d'aujourd'hui se figurent que nous n'avons pas mangé de vache enragée 1
Mais l'historiette m'en a rappelé une autre, celle que j'avais classée entre
les plus belles du monde, vous souvient-il du temps de votre secrétariat
de nuit 8? Nous nous sommes bien amusés ce soir-là. Tâchons de recom­
mencer dès que nous le pourrons. Carpe diem !
Je vous envoie toute ma vieille amitié reconnaissante avec mes reféli­
citations pour le beau bouquin qui sera utile.
Votre
CH. MAURRAS 8321

A SA NIÈCB HÉLÈNE MAURRAS


28 juin 195 1.

Ma petite Ninon,
Egyptologue distinguée et fille d'Amon Ra, qui est le soleil vu des
bords du Nil, je chancelle encore sous le poids sacré de vos admirables
gourmandises dont je te prie de remercier aussi nos cousins et cousines,
mais je n'oublie point ma promesse de te communiquer en vitesse
(pour accélérer votre voyage ici) mes réponses aux notes de M. d'Ucker-
1 . L, Ca1 alier Miserey, d'Abel Hermant (1887) ; Sous-Off., de Lucien Descaves (1889),
1

notamment.
2. A propos du mariage de l'archiduc Otto, célébré en Lorraine, Pierre Gaxotte, dans
L, Figaro du 29 mars 1951, avait écrit un article intitulé : Un E.m-opém où il disait notamment :
« Tout s'est passé comme si le départ des Habsbourg avait créé un grand vide dans lequel
Hitler et Staline déversèrent tour à tour leur armée. •
3. Pierre Gaxotte a été secrétaire de nuit en 17-18 et secrétaire de rédaction de l'Action
franfaise de 1921 à 1923.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

mann 1 • Tu vas voir ma liste et le plan de répartition que j'en ai fait, l'une
en l'autre fondant ce qui m'est écrit : trois 011 q,,atre t1ol11mes in-octat10 et
<< chacun >> pouvant comporter trois 011 quatre de mes 011tJrages ,· je fais ce]a
sur le grand papier ci-joint, avec de nouvelles explications qui vaudront
mieux que les numéros de préférence dont il m'a été parlé. Par malheur
tout ce que j'ai de réflexion diurne et nocturne ne vient pas à bout de
certaines incertitudes de mémoire. Alors, avant de partir pour Marseille,
ne peux-tu demander à Massis (qui me paraît le mieux monté) de m'en­
voyer ici directement, en simple prêt, son exemplaire : 1 ° de I'Allée des
philosophes, 2 ° de Principes, 3° des Secrets dll soleil 2, 4° de Romantisme et
révo/11tion (grand in-8 de Valois) car je pourrais y faire pour M. d'Uck
et M. Flammarion des prélèvements nécessaires. A prop<>s de Massis,
dis-lui que son Ma11"as 3 m'a été rendu ce matin et que Je l'ai déjà fini,
avec quelle joie très reconnaissante ! Les quatre ou cinq petites erreurs
inévitables lui seront signalées pour une future édition, mais ce n'est
rien. L'admirable d'un bout à l'autre, est la vérité essentielle sur toute
la polémique et la discussion. Que je le remercie de son Bremond,
de son Barrès, de son Maritain et de tout, mais surtout de sa réédition
de la Lettre du Magistrat à la co11r d'Aix 4 ••• Ça c'est mon triomphe, ma
petite Ninon. Dis-le bien à Massis, et en ces termes, en lui demandant
communication des bouquins dont j'ai besoin. Si tous ne sont pas chez
Massis, vois Varillon, qui est bien fourni.
Les roses roses et les roses rouges font cet après-midi sur ma table
un très beau cantique à deux voix, je te prie de remercier vivement
M lle Monique de Bellocq et Mlle Gannat. Je t'embrasse ma petite
Ninon, de tout mon vieux cœur.
CHARLES MAURRAS 832I

1 . Cf. plus haut, la lettre du 8 février 1950. li s'agit du plan des Œuvrer Capitales.
2. L'Allie du Philosophes. Paris, 1923 ; Principes. Paris. 193 1 ; Les Secrets du Soleil. Paris,
1929.
3. Henri Massis : Maurras et noire 1t111ps. t. 1er. Paris. 19p.
4- Le jeune Massis lui ayant fait grief en 1912 d'avoir écrit qu' « il n'est au pouvoir de per­
sonne de faire naître des saints •• Maurras lui avait répondu qu'on ne saurait se passer de
médiateur naturel, ce qu'il avait illustré par ce trait : • Un vieux magistrat d'Aix avait cou­
tume de dire au temps de ses amours : « Approchons-nous, Madame, et faisons un enfant ».
De quoi il se vantait. car sa femme est morte bréhaigne. • {CT. Maurras et notre temps, t. I.)
LETTRES DE PRISON

A HENRI MASSIS

Juin 195 1.

Mon cher ami,


Vmtlez-vous me permettre de prendre par ordre mes grands arriérés ?
Avant tout, mes remerciements pour le beau livre et toutes les notes en
marge, je voudrais régler mes retards avec la lettre G. qui est d'avril
(au sujet des rois de France).
S'il plaît à M. G. d'être dupe des Bidault, des Menthon, des Gay et
des Thomas, tant pis pour lui, il n'est pas moins clair que ni les Allemands
ni leur parti n'ont jamais pu croire à ma collaborationl lls m'ont composé
au long de quatre ans d'occupation, un florilège d'outrages que n'im­
porte quel Résistant sincère devrait m'envier. Je ne crois pas qu'il y ait
une arrière-pensée injurieuse dans les déductions de M. G. : si elle
existait, elle ne me ferait aucun mal. Non do/et.
Vous prévoyiez ma colère ? Non. Un très vif intérêt. Il est amusant
et instructif de voir comment un bobard, installé dans une tête, s'y met
sur le trône et s'asservit le reste, sans se douter qu'il bombycine et
chimérise dans les nuées, à la faveur de quelques déductions plus ou
moins sévèrement enchaînées. Tout le schéma d'un certain esprit juri­
dique et panjuridique est là. Vous savez le cas que j'en fais et quel mal
ils ont fait au monde, d'après les preuves que nous en avons données.
Voici du certain. La représentation des << boutades >> de Ch. Maurras
était destinée à Lyautey, né légitimiste chambordien, et, depuis, rentré
(et comment 1) au bercail de la vraie légitimité. Et d'un !
Le père du << prétendant » de Parme, le duc Robert de Parme, a publi­
quement reconnu les droits du comte de Paris, il les a publiés, ils ont
notamment été reproduits dans l'Action franfaise. Gonnet vous les retrou­
verait peut-être. Et de deux !
Le comte de Chambord, à qui l'on faisait demander comment recevoir
le Comte de Paris à Avignon, répondait : << Comment recevoir << Paris >> ?
Mais en dauphin de France ! >> Et de trois !
Le comte de Chambord ne disait pas que la Maison de Bourbon était
« réconciliée » (car ce n'était pas la Maison de Bourbon qui régnait sur
la France, mais la Maison de France, celle d'Hugues Capet). 11 disait :
la Maison de France. Ce n'était donc pas la même chose pour lui...
Vous direz : pour Lui, mais il ne faisait pas la loi ni la tradition I Sans
doute, mais il devait les savoir tout de même 1 Et il avait du mérite
à vivre sa science et à pratiquer sa loi, car enfin Paris et Chartres, qu'il
avait reçus comme ses enfants, étaient les petits-fils de l'homme qui avait
déshonoré sa mère. Si ce n'était pas par la loi du royaume et sa tradition
sacrée, qu'est-ce qui l'obligeait à ce grand sacrifice ? On a répondu : son
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

cœur chrétien..• Ce n'est pas sérieux ! On peut pardonner ces choses-là,


non les couronner. Il faut lire cette affreuse histoire de Blaye, non dans
Thureau-Dangin qui l'estompe avec raison, mais dans Louis Blanc où
rien n'est épargné 1. Une preuve morale irrésistible de la croyance absolue
d'Henri V aux droits de Philippe VII est certainement là. Quant à
d'autres « crimes » des Orléans, les uns ont été payés, d'autres compensés.
De 1 830 à 1 848, Louis-Philippe, qui n'avait nullement usurpé puisqu'il
avait offert à la duchesse de Berry de couronner son fils, Louis-Philippe
a continué la grande politique bourbonienne de la Restauration, la poli­
tique anti-guerrière et contre son propre parti, pendant dix-huit ans, avec
une énergie, une intelligence, une méthode qui font de lui un capétien
direct, un vrai père de la Patrie. On pardonne à Louis XI ses parricides,
la grandeur de Louis XVIII fait pardonner son affreuse conduite envers
Marie-Antoinette et Louis XVI. Les lois de morale sont une chose, le
droit politique en est une autre, et le droit royal est à peine un droit,
c'est un devoir. L'écholalie juridique n'entrera jamais dans les réalités;
elle a fait trop de mal à la France pour être prise au sérieux plus longtemps.
Mais je dois à M. G. la preuve qu'il ignore totalement le sens des mots
qu'il écrit.
Il parle de notre << option », du choix que nous aurions fait d'un roi
plutôt que d'un autre 1 Peut-être m'accordera-t-il que j'ai l'esprit assez
net et la conscience assez claire pour savoir quand je fais une option et
quand je n'en fais pas. Ici, je suis bien tranquille. Il n'y a jamais eu l'ombre
d'un choix. Je n'ai jamais connu d'autre << parti » que celui que nous avons
suivi et qui s'est toujours imposé à nous comme celui de tous les Légiti­
mistes français. En 1 883, j'étais un grand garçon de quinze ans, travaillé
par la théocratie mennaisienne, mais je regardais, suivais, comprenais
ce qui m'entourait. J'avais vu aux obsèques d'Henri_ V tous les ... mettons
la plupart des fils aînés de la race française, d'un Albert de Mun à un
La Tour du Pin, aller saluer le comte de Paris comme le chef de la
Maison de France, et ce n'était pas la mauvaise humeur de la triste
comtesse de Chambord qui pouvait y changer rien. Tous nos professeurs
d'Aix étaient légitimistes, absolument tous. Tous, de même, se rallièrent
à Philippe VII. Je vois encore cette scène cent fois contée par l'abbé Bre­
mond à votre serviteur : en cet août 8 3 mourait dans sa maison de la
place des Prêcheurs, le notaire aixois, fils, petit-fils, arrière-petit-fils de
notaires dont il tenait le jour, et installés là depuis des siècles. A la
nouvelle de la mort d'Henri V, il saisit les nwns de ses quatre fils,
Emile, Henri, Jean et André, les réunit dans les siennes et leur dit :
« Vive le roi Philippe 1 .•• Oui... Oui..• C'est bien notre roi 1 » Ce munnure
d'un mourant était la voix unanime de la Vieille France. De blancs

1. Sur la captivité de la duchesse de Berry à Blaye, cf. Thureau-Dangin : Histf>irs de la


Monarcbis d, Jtdlkt. Paris, 1883-1 892. Louis Blanc : Histoirs de dix ans (1830-1 840). Paris,
1841-184�.
18
LETTRES DE PRISON
d'Espagne ou de blancs d'Italie, il n'y en avait pas, même dans une ville
comme Aix où l'archaîsme était bien porté; du moins ne les voyait-on
pas, et personne ne les prenait au sérieux. Plus tard, j'ai coudoyé des
milliers et des milliers de royalistes de tradition, les uns comme les
Buffet et les Dufaure avaient une trace d'Orléanisme, les autres comme
les Lur-Saluces étaient des ultras sans mélange. Je n'en ai connu aucun
ni des premiers pour acclamer un Louis-Philippe II, ni des seconds pour
distinguer entre Henri V et son successeur désigné par le consentement
général. M. G. serait sage de méditer la différence entre ce consentement
général qui est une chose et le suffrage universel qui en est une tout
autre. Le nombre n'est rien ici. La force de la voix unanime est tout,
elle ne témoigne que d'un état de çhoses, raison de l'état des esprits et
véritable principe des lois. Mais tout ce qu'on peut dire de sensé ne vaut
pas contre la preuve brute (et d'ailleurs explosive) de l'esprit justiciard.
Nous avons fait sagement, non pas de taire soigneusement à nos fidèles le
ridicule « problème des Renonciations », mais d'en ignorer la futile vanité,
tout comme le « problème » de la survivance d'un Naundorff. Dans l'ac­
tion rien de pire que l'inutile. Mais c'est de quoi le fléau divin nous
aurait châtiés selon la théodicée de M. G., et pour n'avoir pas admis les
« droits>> d'olibrius étrangers au trône de France, une providence casuiste
et juriste nous aurait privés du droit de pouvoir sauver la patrie. De qui
M. G. tient-il le droit de ridiculiser à ce point le dogme de la Providence?...
Par exemple, je n'arrive pas à me rappeler les << feuillets » que M. G.
a bien voulu me faire passer, dit-il « en 1936 ». Ni ses propos ni mes
réponses ne me reviennent à l'esprit... Je crois qu'il se leurre. Il a dû
prendre ma politesse ou ma modération pour un aveu. J'ai donc eu tort
de ne pas le bourrer autrefois I Un peu de véhémence de ma part lui
eût été de bon profit. Cette faute est réparée. Achevons la réparation en
disant à M. G. que mes professeurs d'Aix n'étaient ni huguenots, ni
guèbres, ni talapoints 1 mais aussi bons catholiques que lui, et que l'épis­
copat français, qui comptait des hommes de la valeur de Mgr d'Hulst,
presque tous légitimistes à notre manière, n'était pas iwiorant en
théologie, et le détour qui permet à M. G. de faire de notre dissentiment
une affaire de religion ne lui fait aucune espèce d'honneur. Il devrait
laisser les choses à leur place. Voilà pour lui 1
Vous a-t-on remis un commencement de lettre écrite sous les yeux
de Jacques (ou d'urt autre de mes visiteurs, si je me trompe) où je vous
dis tout ce · que votre beau livre a remué en moi de gratitude enthou­
siaste par tant de fidélité, d'amitié délicate et de sage raison?... J'ai
deux choses particulières à vous dire, j'entends, deux merds distincts :

1. Talas, Talapoints (Qui vont à la ... , qui ne vont point à la messe). Expressions de l'argot
normalien.
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX z.73
l'exécution de ce... petit prestolet (et mauvais prestolet) de Bremond 1•
Elle est faite de main de maitre, avec une mesure victorieuse dont je
n'aurais certes pas été capable. Mais ses intrigues m'ont tant agacé,
puis (envers Mgr Penon) indigné ! Enfin, vous l'avez qualifié par ses
propres écrits. Il n'y a pas de recours. L'autre merd est pour les Maritain.
Cela a dû coûter beaucoup à votre amitié, qui, on le sent, fut vive.....
Vous n'avez pas commencé : ils vous ont obligé à répondre, et l'on voit
avec quel regret 2 • Cela ne peut que vous faire estimer et aimer du lecteur
honnête. Je n'ai pas fini de vous dire combien je vous sais �é de tout
cela, mais il me paraît utile de vous faire tenir mes observations sur un
certain nombre de points et de ne vous dissimuler (pourquoi?) aucune des
minuties de détail auxquelles les meilleurs livres n'échappent pas. Je
les ai notées avec soin. Voyez si c'est moi qui me trompe, ce qui
n'aurait rien d'étonnant, sur l'un ou sur l'autre de ces détails 3 • • •
Amitiés les plus profondes...
Ch. MAURRAS

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

30 juillet 195 1.

Ma petite Ninon, j'arrache mon reste de cheveux pour punir le crâne


et cerveau subjacent du plus grand des oublis, car je ne suis pas sûr de
t'avoir priée et repriée avec assez de précision et de netteté de ne pas
emporter à Marseille, ni laisser chez toi à Paris, ce que tu as fait ou auras
fait d'ici vendredi, départ, de ta copie. Je t'en conjure, fais-en (texte
et copie) un paquet pour mon avocat, et porte ou envoie-le-lui, c'est lui
que je verrai ici le premier; qu'il l'ait donc le premier, et 9.ue, aussitôt
lu, le plus vite possible, il les passe à François, et qu'il pr1e François,
de même, de l'envoyer à Maurice par la poste, naturellement - dis-le
leur bien par une note jointe. - C'est à la condition de ce circuit rapide
que nous ferons un pas au lieu de piétiner. Arrange-toi. Je ne demande
que le possible. Ce que tu n'auras pas copié ne l'aura pas été, tant pis!
mais tout au moins le reste sera-t-il utilisé sans trop gros retards 1 C'est
à cela qu'aurait dû être consacré notre dernier moment ici, hier. Les
dieux ne l'ont pas voulu. Peut-être ai-je oublié encore autre chose par
I. Œ. Mawrai Il IIIJln lnlps, t. J. p. IOI et SUÎV.
z.. Henri Massis avait répondu aux assertions du livte de MJll8 Raina Maritain : L,s GrlltlMs
Amitiés, t. II, publié aux Etats-Unis en 1944.
3. Ces observations, concernant l'ouvmge d'Henri Massis, Mmlrras ,t notr, ttmps, t. I,
Paris, 1951, figurent en appendice à la fin du volume (voir A..• II).
274 , LEITRES DE PRISON
le crime des mêmes dieux. C'est de bien spécifier ce que je t'ai dit des
rapports de Maxime et du citoyen 1 • Il n'eût convenu ni à ta dignité, ni
à la mienne, que tu suivisses le conseil de Maxime : un Maurras ou une
Maurras en appeler à lui ! Non! Maxime ne nous a pas regardés! Mais
le citoyen avait demandé • le dossier » ou avait dit ne pas l'avoir lu i
On lui envoyait (On : Maxime) le dossier imprimé : quoi de mieux ? Donc
que Maxime reçoive le deuxième volume pour le citoyen et qu'il le fasse
suivre.
A toi tous mes vœux de bon voyage, sur terre et sur mer, tous les
bonheurs sur terre et sur mer, ma petite Ninon. Embrasse Berthie.
Je t'embrasse, ton vieil oncle.
Ca. MAURRAS 8 3 2. 1

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

3 août 195 1 .

M a petite Ninon,
J'ai été conduit, cet après-midi, à Troyes, pour un nouvel examen
médical, et j'y ai passé une heure enchantée avec un médecin 2 et une
infirmière qui étaient d'A. F. tous les deux ! Je ne sais ce que ça donnera,
mais c'était, tel quel, bien joli I Pour revenir à notre déclamateur de
dimanche, tu as dû lire dans la S11rdité que Paris est la seule ville où la
commise, le marchand, le courtaud de boutique ne répond pas par un
sourire empoisonneur à l'aveu de la mauvaise ouïe; mais le même Paris
donne leur essor à toutes sortes de sauvageries instinctives qui, à même
hauteur de classe, finiront par saboter toute l'éducation et tout le dres­
sage provincial, en lui-même plus délicat. Barrès en faisait la remarque
il y a soixante ans, cela était déjà sensible à nos deux bourgeoisismes
natals. Tu peux écrire à M118 Gannat que, le 2. 3 , elle pourra monter, c'est
accordé, mais j'y reviendrai. Pour Massis, j'écris à F. 3 comment il pourra
se faire accompagner par lui le 1 2. août! Je suis bien heureux de revoir
ce vieil ami I Tout n'est pas mauvaise nouvelle comme tu vois!
Non, le poison G. ' n'i rien pu envenimer. Sois bien tranquille là­
dessus I Il y a des années que je bataille et ne permets pas qu'on dise de

I, Maxime Real del Sarte était entré en rapports avec le Président de la République,
M. Vincent Auriol. pour obtenir la gtâce de Charles Maurras.
2. Le docteur Antoine Blouet.
3. François Dàudet.
4. Cf. plus haut. la lettre du 3 avril 1947,
MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX

ce côté de trop fortes bêtises doublées de contre-vérités. Merci de la


chemise en popeline. Qu'es aco ? Du luxe? Enfin je l'attends de pied
ferme et m'en décorerai de mon mieux. Embrasse tout le monde à la
ronde, comme je t'embrasse ; et puis, Ninon, fais de bons et beaux voyages,
prends de larges bains au Château d'If et en Corse, et demande au soleil
de te rendre toutes les joies que te souhaite ton vieil oncle gris et chenu.
C. M. 83.n

A UNE RELIGIEUSE DU CARMEL DE LISIEUX

9 août 19 5 1 .

Ma Sœur,
J'ai eu vos lignes, vos précieuses lignes, mais je portais déjà votre
deuil, notre grand deuil, depuis plusieurs jours, et je me reprochais
d'être aussi en retard avec vous depuis des mois, des saisons, hélas l
Ce retard tenait au désir de tout vous bien dire, vous bien exposer
des états d'esprits délicats, compliqués, souvent incommunicables,
et à cet autre désir de vous annoncer que mon grand travail était ter­
miné 1.
C'est en pleine révision de ces grands souvenirs qui vont de 1904
à 1939, c'est-à-dire en pleine méditation du suprême bienfait de Votre
et Notre Révérende Mère 2 que m'arrive le coup de foudre. Nous l'avons
perdue I Vous dirai-je, ma Sœur, que j'ai eu peine à le croire?
Mais comme Mistral, comme le Maréchal, je la croyais, implicite­
ment, immortelle! Il ne me semblait pas que notre triste monde pût
être privé de cette héroïne de toutes les beautés morales, qui incarnait
tant de hautes vertus! Son âge même, si grand fût-il, m'encourageait à
l'espérance. Je comptais sur son doux regard planant sur ma proche
dépouille. Je rêvais de ce regard serein où se peignaient les plus pures
et les plus hautes passions de l'esprit et de l'âme, comme devant faire
rayonner sa bénédiction vivante sur mes derniers moments. Elle part la
première! Elle s'en va l
Vous me dites où, ma Sœur, et vous voulez bien m'assurer encore de
sa pensée et de sa protection si fidèles. Ah I merci de tout cœur I Veuillez
croire à ma gratitude qui n'est pas infidèle non plus, et qui ne peut
l'être. Elle ne s'éteindra qu'avec fe peu que je suis ; mon dernier souffle
de vie dira combien vous, elle, vos nobles sœurs, vous avez incarné pour
1. Son livre sur le Bienh,ureux Pie X, Sauveur de la Franc,.
2. Mère Marie-Agnès. CT. plus haut, la lettre du 30 janvier 1951.
LETTRES DE PRISON

moi la fin de la plus cruelle des épreuves, marquée par la torture de mes
amis les plus proches et par le sentiment de fimpasse à laquelle je me
trouvais réduit : c'est là que vous avez fait pénétrer et briller le rayon
de l'espérance, le ruban azuré du salut final.
Voulez-vous avoir la bonté de redire à la Survivante l'essentiel de
ces mémoriaux confus, mais qui brûlent en moi toujours, malgré l'éloi­
gnement des années et la survenue de quelques autres ennuis!
Soyez sûre, ma Sœur, que la Révérende Mère Agnès et son Carmel,
et ses plus proches filles, restent l'objet d'un culte intérieur où l'admi­
ration, la piété, la gratitude ne font qu'un. C'est pourquoi j'osais, tout
à l'heure, vous parler de notre deuil, et je ne sais pourquoi j'ai pu hésiter
à vous parler de notre Mère. Elle l'a été, elle l'est, et je la reconnais dans
les pensées suprêmes que vous avez bien voulu m'exprimer, ma Sœur,
de sa part.
Que j'en sois bien indigne, c'est trop clair, mais cette pensée n'en
demeure pas moins la couronne de toutes mes pensées, comme de ma
pauvre vie de mortel.
Agréez-en la certitude, ma Sœur, comme du plus sincère et du plus
profond des hommages qu'il soit en mon pouvoir de rendre à la petite
et grande Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, à son esprit, à sa maison,
à toutes les siennes et les siens!
Très respectueusement à vous, ma Sœur.
CHARLES MAURRAS, n° d'écrou 832 1
P.S. Un illustré parisien publie, dit-on, le portrait de notre Mère
sur son lit de mort. Comme j'espère l'avoir et pouvoir l'afficher sur ma
muraille, à côté d'un admirable portrait de Pie X 1
TROYES
Hôtel-Dieu - Clinique Gorecki
10 août 195 1 - I I mars 1 9 5 2.
A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

1 3 août 19p.

Ma petite Ninon,
Voici qui va te joindre à MarseiIIe, à coup sûr. Les journaux ont dû
t'apprendre que mon sort était changé ou tout au moins altéré. Me voici
à Troyes, Hôtel-Dieu, dans une chambre de malade, bien soigné, bien
gavé, mais la position est bizarre, en un sens plus resserrée qu'à Clair­
vaux et, dans un autre, plus favorab]e peut-être. La faculté d'adaptation
n'est pas ce qui manque à mon vieil âge, et nous verrons ce que nous
verrons I Le transfert est, comme tu penses, la conséquence directe de la
visite de l'autre vendredi que je crois t'avoir racontée. En temps de
crise ministérielle, il n'y a plus de lenteurs administratives, tout s'est
fait du vendredi 3 au vendredi 10, et j'ai été cueilli, mis en voiture,
mené ici, avec quelques hardes et quelques livres et papiers entre lesquels
le Pie n'était pas oubliable. J'y travaille toujours, et pour toi? François,
que j'ai vu ici, a déjà, grâce à toi, pu lire deux chapitres, merci, mais
il y en a un, le second, Eppure e vero, qui contient une petite erreur : si
tu en as gardé une copie, apporte-la-moi quand tu viendras. C'est très
facile à cotriger. Merci des chemises. Mais quelle aventure I Je les ai
essayées. Col parfait. Mais courtes I courtes I Cela m'a fait ressonger à
ces ouvriers boulangers de Roquevaire qui portaient une chemisette
arrêtant aux reins et cependant un peu fendue sur les deux côtés, mais qui
flottait I On ne les entrait pas dans la ceinture du pantalon I Mon enfance
questionneuse ne se soucia pas de savoir le pourquoi de ce vêtement.
Pour moi, une chemise, ça rend un service déterminé : tombant au genou
par devant, au jarret par derrière, le pan intérieur est tiré en arrière, le
pan postérieur en. avant, ce qui fait herméticité et douce chaleur. Si la
fourche n'est pas enveloppée, la chemise ne sert de rien. J'en avais
280 LETTRES DE PRISON

beaucoup à Paris, et en changeais tous les jours que le bon Dieu faisait.
Hélas, où courent-elles? Tes deux envois n'en étaient pas moins beaux.
Ils éveillaient une cupidité violente dans les yeux de Falkler 1, et celui-ci
imagina de me faire confectionner par l'économat, c'est-à-dire la Répu­
blique, trois chemises de toile à voile, mais à mon goût. Alors je lui ai
abandonné les deux tiennes. Qu'il était beau dimanche I Beau et faraud.
Les trois autres me parviendront donc ici, et je serai paré.
Merci pour M11e Benoît, merci pour les coquilles des Jarres. Sera-t-on
à temps, le 8 septembre, à Maillane ? Je ne l'espère pas trop... Donne
de tes nouvelles le plus vite possible : Ch. M. Hôtel-Dieu, ça suffit.
Je t'embrasse, ma petite Ninon, première et dernière, après et avant les
autres que je veux embrasser d'ici.
Ton vieil oncle, CH. MAURRAS
plus de numéro d'écrou.
Je suis perdu.

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

1 er septembre 1 9 5 1 •
Ma petite Ninon,
Plus Hélène de Sparte que jamais depuis que te voilà fleur sereine de
la mer tranquille 1 ... Eschyle a fait d'autres miracles! Ta lettre du 30,
avant-hier, m'arrive ce 1 er septembre, il n'y a pas de raison pour que ceci,
parti le 2, ne te rejoigne pas avant ton départ de mercredi 5. Je ne crains
que les chômages postaux-dominicaux; mais encore! et tout de même,
pas trop! Tu as une très bonne idée de venir à Troyes, avant d'aller à
Clairvaux et de repasser à Troyes.Je viens d'avoir une belle visite, celle
du directeur de C. 2 à qui j'ai annoncé la tienne, en lui disant tes missions :
le Dimier 3, la loupe et aussi le petit gobelet dans lequel il y a du plomb
de chasse auquel je rafraîchis et nettoie fort bien mes plumes, et encore
le petit dictionnaire Larousse, dont j'use à chaque instant et qui me
manque bien ici, enfin, peut-être, dans le tiroir dë la commode, un peu
de linge qui serait utile, s'il y existe. M. S. a pris note de ces différents
numéros, auxquels nous pourrions en ajouter d'autres dans notre première
conférence troyenne. Car je t'attendrai, de pied ferme et le cœur plein
d'espoir, jeudi vers 10 heures à 10 h. 1 /2. Je ne crois pas que tu aies beau­
coup de difficiles démarches. Oui, j'espère que, le soir, à 5 heures, tu
pourras remonter ici, et j'ai déjà planté quelques jalons. Je suis très
1. Détenu, mis au service de Charles Maurras.
2. Clairvaux.
3. Louis Dimier : Vingt t111s d'hlion fra11ftlis1. Paris, 1926.
HOTEL-DIBU DE TROYES 2.81

content de l'envoi Lardanchet... M'en Fo11ti 1, Pie, Bala11te, voilà l'avenir


qui m'est seul présent. Foin du reste! Laissons les morts enterrer les
morts, et pourvoyons à ce qui vit ou peut vivre encore, exempl11m 11t
M'en Fouti, ce pauvre m'en fouti, si gros, si lourd, mais qui pourrait
être encore percutant. Pour l'inscription de l'hôtel Danieli, à Venise, il
n'y aurait aucun inconvénient d'en fairè un cul-de-lampe pour le bouquin
monumental de Josso 2• C'est seulement un (petit) chapitre de mes << Parvis
d'hommages » de la Balance. Tu l'y trouveras. Si la rencontre n'ennuie
pas Josso, je le ferai admettre aux Lardanchet.
J'admire et j'aime que les huit pages du Pie soient traversées par les
bains du Château d'If et les diableries de Brun. Remercie-le de ses suc­
culentes poutargues, et vive le clos d'Albizzi, y compris leur proprié­
taire I Tu me montreras la lettre de Vallat dont je n'ai pas de nouvelles
depuis longtemps. Pour utiliser le texte des Jarres, le 8 septembre 3, j'ai
trouvé l'idée ingénieuse et pratique, mais en me demandant si ce livre,
dont le titre ne trahit en rien l'esprit félibréen et le sens duhamélien,
pourra être compris sans un grand flot d'explications 1 Il n'est pas mauvais
d'essayer, en somme 1
Il faut demander au très fureteur Jean-Claude 4 de te trouver dans
l'Iliade le beau passage que Ronsard a si bien, mais si originalement,
translaté. Il me semble me souvenir que c'est un peu avant les adieux
d'Hector et d'Andromaque qui sont, je crois, au chant VI, à moins que
ce ne soit à la fin de ce même chant. Là, tu prendras en main tout ce que
tu as gardé de ton grec, il y mettra du sien, et vous verrez ce que vous
verrez 1 A travers des souvenirs confus, il me semble que « ces bons
vieillards >> ronsardiens sont comparés à un chœur de cigales, sans doute
à cause de la sécheresse de leur corps et de leur voix. Tu n'imagines
pas comme c'est beau, et joli : Ol Neµeal ! ce sont les deux seuls mots
qui me sont restés, et qui, là, veulent dire quelque chose comme : « Ce
n'est pas dommage >> ••• << Q! n'est pas malheureux » ! Il ne faut pas compa­
rer cela à un bain au Château d'lf, pourtant il doit y avoir des rapports
secrets prolongés sur plus de trente siècles.
Ici, j'ai bien travaillé et tout èst fini. J'aurai bien des histoires et des
historiettes à te conter, et je deviens gras comme un moine du bon temps.
Mes amitiés et mes embrassades à tout le monde, Jeannette comprise
et Dominique non oublié...
Je t'embrasse, ma petite Ninon, et te dis à jeudi, de tout cœur,
CH. MAURRAS
vieillard troyen.
x. C'est ainsi que, pendant la pléparation de sa lettre à Vincent Auriol. Voir, bela,gourd'bui,
Maurras appelait cet ouvrage, en souvenir de l'histoire provençale du petit mitron et du
curé de Roquevaire qui menaçait ses ouailles de l'enfer, à quoi le mitron l'épondait : M'en
fouti, so1111 d'Amiol l Oe m'en f... l je suis d'Aurioll)
2. La grande édition des Amants tk Venise illustrée par Camille P. }osso, en 1952..
3. A Maillane, le 8 septembre, le jour de l'anniversaire de Mistral.
4. Son neveu, le fils de Mme Blanc-Maurras.
2.82 LETTRES DE PRISON

A HENRI MASSIS

après-midi, 7 septembre 19 5 1.

Mon cher ami,


Je vous ai expédié par les voies rapides, l'imprimatur qu'il fallait 1 •
J'ai mieux aimé ne pas vous dire ce que vous devinez : ma réserve sur
Bergson, homme de la << libération intellectuelle >>. Non ! c'est au contraire
un asservisseur selon moi, mais c'est un détail, et il vous est personnel
depuis toujours; nous nous sommes assez querellés là-dessus; rien à
changer pour vous. Je veux seulement que vous sachiez que je ne vous ai
pas lu en diagonale et que tout a été bien vu.
Mes vieilles amitiés de vieillard troyen,
CHARLES MAURRAS ex 8 32- 1

A SA NIÈCE HJ3LÈNE MAURRAS

10 septembre 195 1.

Ma petite Ninon,
...Ici le train continue d'être bon. Sommeil, re_pas, sommeil, promenade,
repas, sommeil, écriture, sommeil, le tout rythmé par d'odieuses prises
de température et les charmantes visites que tu sais. Toujours des
bicyclistes tant et plus, sur les boulevards de mon rempart; après une
religieuse en voile noir sur sa bécane, une religieuse en voile blanc, hier,
pédalait, ce sont des perspectives dignes du xx:e siècle. Personne n'a
encore jeté de bombe ni tiré de mitraillettes contre moi I Je me demande
ce qui a bien pu te donner cette phobie. Pas l'attitude du corps médical,
toujours I As-tu passé de mes nouvelles à Michel? Et comment ton
envoyé, Reynaud, je crois, s'est-il comporté à Maillane? Comment
Maillane a-t-elle réagi? Tu as dû le savoir par lui. Mais mon détachement
à l'égard de ce bouquin 2 continue d'être ce que tu sais. Il n'y en a plus
que pour le Mont, M'en Fouti, La Balance et Pie. Un Mont bis 3 en cinéma,
1. Henri Massis lui avait soumis, avant qu'il ne parût, certaines pages du tome II de
MDmras el notre 11111ps, celles où il faisait état de documents confidentiels sur l'affaire de /'Arfion
française et du Vatican.
2. Jarres de Biol. Cf. plus haut, la lettre du 1 er septembre 195 1,
3. Projet de porter Le Mont de Salllrne à l'écran.
HOTEL-DIEU DE TROYES

dont tu as rêvé devant moi, ne me présente rien de très réel parce que je
n'ai aucune notion de ce nouveau bel art. Mais l'idée continue à m'amuser
par tout ce qu'elle a de flottant pour moi... Jacques n'a pas donné de
nouveaux signes de vie. Il sera à Paris, je pense, d'ici quatre jours, et
je ne tarderai pas à le voir. Je serai heureux de voir aussi les Colle dont
tu m'as fait entrevoir la visite possible. Dis-le-leur si vous êtes en corres­
pondance. Je réponds au jeune Boisdeffre. T'ai-je dit que les rédacteurs
d'Esprit ont fait tout un numéro contre nous, c'est-à-dire Massis,
Pétain, sauf ton respect, et moi 1 ? La rage de ces bandits est un baume
pour les bons cœurs. Nous sommes en train de leur tailler des croupières
nouvelles.
J'ai oublié de te demander si, en feuilletant la I3alan,e, tu y as bien
trouvé le petit poème sur l'hôtel Danieli ? 11 y était ; mais je crois que je
vais en changer le dernier hémistiche qui sera, au lieu dé « fleuve des
larmes •• « la source des larmes », qui va plus loin dans l'esprit de l'image ;
la source n'exclut pas le fleuve et le fleuve n'évo�ue pas forcément la
source. C'est du moin!1 ce qui m'apparaît pour l'111stant. Tu pourrais
transmettre la correction à )osso.
... Je t'embrasse, ma petite Ninon, avec tous mes scrupules de vieillard
troyen.
CHARLES MAURRAS

A XAVIER VALLA1'

19 septembre 195 1.

Mon cher ami,


Ne croyez à aucune paresse de ma part, pas un jour ne s'est passé
sans le propos de vous écrire depuis l'envoi destiné à Mme de Juigné
et à Mme de Vesins, et il y eut là une longue interruption... Il y a eu mon
transfert ensuite, et tout est resté en plan de manière indéfinie ; mais
Georges m'a apporté votre acceptation d'écrire un Gaxotte 2 et je ne
saurais trop vous dire combien j'en suis heureux. Cela sera-t-il vite
prêt et paraîtra-t-il vite ? Oui, vite, vite I Je lis ce matin dans le Monde
un article d'Henriot sur le même sujet. Pas mal. Ce Gaxotte a l'art
d'arracher et presque d'imposer des vérités. Son livre est . précieux.
Je n'ai pas celui de Carrel 3 dont vous me parlez. Je le demanderai à
· 1. Esprit. n° de septembre 195 1 (Articles de J. Vialatoux et J. Lacroix, d•Afbert Béguin
et d'Adrien Dansette).
2. Un article sur /'Histoire des Franfais de Pierre Gaxotte.
3. Alexis Carrd : Le Vivage de Lourdes. Paris. 1949.
LETTRES DE PRISON

Hélène, qui est venue ici et a passé deux jours. Pas de nouvelles de
Jacques qui doit être entre ciel et terre retour du Congo belge et de
notre A. E. F. Je suis ici un coq en pite, avec des communications plus
faciles qu'à Cfairvaux, dans un milieu d'amis médecins tous pleins
d'espérance. Pour moi, l'optimisme très général qui m'anime n'est
corrompu d'aucun espoir particulier. Arrive qui plante I Et plante qui
pourra I Platon dit bien : o -rl. tiv -rux:;i. Une astrologue tourangelle,
parente de Georges, m'a fait un splendide horoscope 195 1-1952. Je ne
aemande pas mieux. Il est un peu tard pour aller prendre un bain à Fos,
mais une bonne soupe de poissons et de sérieuses soles grillées nous
attendent toujours, Mme Vallat, vous et moi, chez notre Brun national,
et je ne dis rien de ce que nous réserverait le Chemin de Paradis, puisque
mes domestiques y faisaient une table magnifique et que je ne sais qui saura
les remplacer. Puisse ma « bonne inconnue » se connaître en champi­
gnons, car il y a à l'automne sur ma colline, des « lactaires délicieux »
auxquels le grand mycologue Pujo rendit les armes, il y a une vingtaine
d'années. Il est vrai que des amis m'avaient ravitaillé de ce vin du Pays
que le même Pujo et Léon mettaient au-dessus de tout autre. Je crains
bien que la source n'en soit tarie : c'était une vieille vigne au bord de la
mer, entre Port de Bouc et le golfe de Fos. A-t-elle encore des sarments,
des fruits ? Je serais inconsolable de ne point vous y faire goûter, mais ..,
mais ... mais ... le cousin germain qui m'approvisionnait est mort depuis
longtemps, le mari de sa fille 1 a été assassiné par les Fifis et je ne sais plus
où ils sont tous.
J'ai conduit mon Pie X à l'extrême pointe jusqu'où je peux me flat­
ter de donner à mes paroles un sens perceptible pour moi. J'ai fini par
me construire une espèce d'île flottante entre ciel et terre, comme la boîte
de Gulliver, et où se tiennent des saints et des saintes de mon cru,
Notre Dame en tête, bien entendu. Mais à qui et à quoi cela se tient-il,
en substance et en raison, c'est ce que je ne puis voir encore. C'est un
« Berre » très éloigné! Par exemple, le petit travail critique tendant à
rétablir la vérité sur Pie X et l'A. F. m'a rempli de joie, d'entrain, d'espé­
rance, et le hideux numéro d'Esprit (ô antiphrase 1), son Béguin, son Dan­
sette, ont poivré et salé mon plaisir. Quels malheureux! Quelles cervel­
les gluantes, poisseuses, inconsistantes I Quels derrières faits pour être
tambourinés en cadence I Ils appellent cela l'impartialité de !'Histoire 1
Que serait alors la plus fantastique et la plus aveugle des fables ? Il
est beau de les voir se scandaliser de notre opposition, toute temporelle
et politique, à Pie XI, quand le modernisme et le Sillon sont habillés
en belligérants légitimes contre Pie X I Non, c'est trop beau.
La note de Roquevaire, que je ne retrouve toujours pas, fait allusion
à des faits que j'ai connus aussi. J'entends gémir des « négociants »,
qui n'étaient pas de la classe de mon oncle, sur la « concurrence algé-
1. Le marquis Robert de Demandolx, assassiné en août 1944
HOTEL-DIEU DE TROYES

rienne ». Mais je voudrais savoit si, à l'usage, on a replanté des câpriers.


Le sûr est que, à un certain moment, on les avait arrachés jusqu'au der­
nier. Ma pauvre mère, qui jusqu'à ses dernières années, y retournait
à Pâques et à Saint-Michel pour ses loyers, m'en avait souvent parlé,
avec le cœur serré, d'après ce que tout le monde lui racontait. Mon vieil
ami et futur voisin de cimetière, Rancure!, m'a souvent redit qu'il se
débattait comme un diable pour organiser dans le syndicat, par le syndi­
cat, la vente de leurs fruits fameux (dès le xvrr8 siècle et Louis XIV) ;
il ne m'a jamais reparlé d'un retour des câpriers à la vie. Et cependant
il était fils de « négociants » comme mon père et mes oncles, comme le père
de Mgr Castellan, l'archevêque de Chambéry, comme deux ou trois
autres que j'ai connus ou dont j'ai oui parler. Je vous ai dit l'étonnante mois­
son de timbres-poste de tous pays que j'avais faite dans le courrier com­
mercial de mon oncle : Russie, Australie, Guinée, Mexique, Etats-Unis,
Allemagne, même Royaume de Naples l Il allait à Paris et à Londres une
fois par an et se donnait un mal de chien : vie d'ascète, passion d'étendre
son affaire, cela était au-dessus des moyens d'un paysan secrétaire ou
président de syndicat. Ce qui peut-être, sans suffire à tout expliquer,
aide à comprendre la rapide ruine de ce négoce chez nous séculaire. Car
je crois vous avoir dit que les miens, à Roquevaire, cumulaient ce métier
avec ... la perception! Mon oncle est mort percepteur à Roquevaire
en 1 871, et son trisaïeul... Maurras l'était vers 1770. Ma mère, jeune mariée,
en était bleue. Fille d'officier, elle ne connaissait que la loi, et le règlement
qui interdisait le cumul : - Mais, cher beau-frère, demandait-elle, com­
ment faites-vous? - Rien, répondait-il, je suis M. Maurras... L'usage
s'est perpétué à travers la Révolution et l'Empire.
Mais qu'est-ce que je vous raconte là? Vous avez peut-être vu dans
Aspects combien j'ai été attaqué de la maladie du souvenir 1• C'est un mal
agréable, déjà dans Virgile ; Meminisse Argos... Peut-être de tout ça ferai-je
quelque chose, mon Argos de !'Huveaune et de l'Etang de Berre!
Rarement dans ma vie, y aurai-je autant vécu. Si le complot 2 réussit,
ils sont capables de m'envoyer me guérir dans les Flandres ou le Cotentin,
endroits dont je ne dis point de mal. Mais enfin vous savez ce que c'est
d'être privé de votre Vivarais et de votre (et notre) Paname. Tout homme
a deux pays, le sien et puis Paris, c'est une correction à faire à Henri de
Bornier. Ces deux exils seraient peut-être plus durs que la prison, que
vous en semble ? La mort de la mère Agnès, les communications avec
sœur Madeleine de Saint-Joseph, fille de Victor Favet, ont contribué à
serrer encore le fil de mon Pie X. Je suis impatient de vous le montrer,
si indégrossi qu'il soit encore, mais Hélène finit de le taper. Je l'envoie
à Pujo; dès qu'il l'aura vu, je le prierai de vous le passer.

1. MaUttas venait de publier dans Aspects Je la Franç11 plusieurs articles sous le titre :
Le Beau Jeu des Rivivimnas.
2. Ses amis s'employaient alors à obtenir sa mise en liberté.
286 LETTRES DE PRISON
. Le 8 septembre a été bien à Maillane. J'en ai plusieurs relations, dont
une de François. En quittant le tombeau de Mistral on est allé à celui
de Léon. Plus le recul se fera, mieux on verra combien Félibres et A. F ., sont
unis, et je crois bien que c'est par là que l'on sauvera iuelque chose.
J'ai horreur de cette écriture, et j'en ai honte. Est-ce 1 encre? Est-ce
la plume? Mais l'une et l'autre ont un maître, et je suis dégoûté d'y cas­
ser vos yeux. Tachez de m'excuser et recevez toute la vieille amitié de
votre ancien compagnon.
CH. MAURRAS

J'ai vu avec joie le paragraphe de vous sur la Vieille Droite. Cela


avance-t-il? Oui, le programme social, la générosité spontanée de ces
représentants de l'Ouest agricole, et leurs projets ouvriers toujours
blackboulés par les radicaux et les opportunistes - et puis, de leur temps,
le faisceau des fidélités politiques, économiques, locales qui créaient
une réputation respectabfe et respectée et puissante. Au fond, ils exer­
çaient toujours un chantage : Vo11s respecterez. notre foi, ou no11s llletltlfons
votre Rlpubli(JIIC. Et ça prenait. En se privant d'une branche de l'alter­
native, Léon XIII n'a pas vu qu'il se désarmait, lui et la cause religieuse!
En France et en Allemagne. Car voyez le Centrum de Windthorst,
légitimiste, régionaliste, en même temps que catholique : il faisait trem­
bler Bismarck. Le Centrum << purement » catholique a été asservi par le
pangermanisme de Guillaume et par le nazisme d'Hitler. Et n1111c erudi­
mini, pontiftces !
Pardon encore. Mes respectueux hommages à Mme Vallat. Votre
vieux radoteur,
CH. MAURRAS

A MONSIEUR LE PRÉFET DE L'AUBE


2. 9 septembre 195 1 .

Monsieur le Préfet,
Hier matin, il s'est produit un incident: comme j'allais vers fa s�� du
rez-de-chaussée où je reçois des soins dentaires, j'ai été photographié
sans le �avoir. On _ me l'a dit ensuite. C'était à l'int�eur de l'liôt>ital.
Depws, la surveillance s'est resserrée autour de moi� L'on me swt de
plus près lorsque je vais au cabinet. Cela est naturel. Voici ce qui l'est
moins : dans l'après-midi, au moment de passer au jardin comme d'habi­
tude, les gardes m'ont invité, selon des ordres no1111eaux, à me promener
HOTEL-DIBU DE TROYES

dans la cour. J'ai mieux- aimé remonter dans ma chambre, autour de


laquelle la promenade, tout aussi hygiénique, est pourtant moins sinistre.
La cour est un puits vide, et sans horizon, avec trois arbustes lépreux.
Le jardin a des carrés d'herbe verte, des festons de vignes, des allées de
tilleul, avec du soleil et du vent. Je m'y suis promené vingt jours sans
être photographié, ni reconnu, ni vu. La photo délinquante a été prise,
je le répète, à I'i11térieur d11 bâtime11t, dans le couloir. Elle est sans rapport
avec une privation de jardin, contre laquelle je tiens à protester devant
vous, Monsieur le Préfet.
Agréez, je vous prie, l'assurance de ma considération.
CHARLES MAURRAS

A ÉMILB HENRIOT
mardi 9 octobre 195 1.
Mon cher confrère,
Répond-on le 9 octobre à une lettre du 22 août? Pourquoi pas, si elle
est aimable et précieuse, et que ce retard ait son excuse? De retour d'un
périple centra-africain qui a duré deux mois, mon neveu Jacques a trouvé
vos questions auxquelles personne n'avait pu répondre que lui. Il me les
a apeortées, laissées ; j'ai tenu à vous prier moi-même de ne pas vous
inqwéter, - cela ne va pas bien mal, et je suis admirablement soigné
ici. Merci de vouloir bien m'envoyer, par Jacques ou directement,
les deux volumes dont vous lui parlez! J'ai entendu parler d'un roman
d'Emile Henriot 1 et suis marri de ne l'avoir pas. Les Normands en
Méditerranée seront certes les bienvenus I Il y eut quelques colonies
normandes dans la petite ville où j'ai eu le plaisir de vous recevoir un
moment trop court, et même sur mon quai natal. C'était face aux som­
bres géants des colonies puniques voisines, des géants blonds qui avaient
encore la malice de s'appeler André, comme de simples Guiscards.
On ne pouvait pas s'y tromper.
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt, de débat, de combat, votre feuilleton,
un peu piquant, sur fes Fran;ais de Gaxotte. Et mercredi dentier, à
propos de M. Blancpain 2, première moitié de votre colonne 4, vous avez
écrit une douzaine de lignes qui me font le même plaisir que, jadis,
certain jugement de Capus, avant ou pendant l'autre guerre, qui nous
prouvait, lui écrivais-je, l'unité de l'esprit français. Voici que vous
I. Emile Henriot : TOIII 1111 re&0111111t11&er sans no,u, roman; Paris, 1951. - Jean Béraud­
Villars : Les Normands en Méditerranée. Paris, 1951•
.z. Cf. Le Montk, 3 octobre 1951. Le Carrefour de la DlsolaliO#, de Marc Blancpain.
19
288 LETTRES DB PRISON

montrez l'unité et la vérité politique sur les chimtte11 de Genève, la sécurité


introuvabJe parce qu'on la rêve où elle ne f,tut être, et les causes briandes,
briandieuses, briandistines de la défaite de 1940, celle que relevait Mil­
lerand dès 1928, quand il écrivait au rêveur funeste : « Vous allez à
la guerre sous le drapeau de la paix ». Oui, Millerand et Bainville,
d'autres qui, n'étant hélas I pas encore morts, craignent comme vous
que la même erreur-suicide ne soit en train de recommencer. Soyez loué,
mon cher confrère, pour ces paroles d'homme et de citoyen. On n'en lit
plus beaucoup, tant il sévit de phraseurs écervelés et pauvres de cœur.
Je suis très content de penser qu'il y aura demain un feuilleton de vous.
Avec mes remerciements, veuillez recevoir l'expression de ma vieille
amitié d'esprit.
CH. MAURRAS

A MAXIME REAL DEL SARTB


14 octobre 195 1.
Mon cher Maxime,
Comme je suis heureux de voir votre écriture, d'avoir de vos nouvel­
les et de regarder, de méditer, de regarder encore ces deux belles images .1
où vivent ensemble votre douceur et votre hardiesse, votre poésie tou­
jours jeune et tendre, votre sens inné mais de plus en plus appr<;>fondi
de la douleur du monde et des misères de l'homme vivant I N'est-il pas
couronné d'un vol de colombes ce Christ anxieux, comme pàrvenu aux
sommets de éréliction? ou ce saint François qui en montrf les
stigmates sai! . · ts? J'y penserai et y repenserai encore · beaucoup,
beaucoup et ins peut-être qu'à votre Vierge enchanteresse au bajser
si secret, env ppée du même voile que son enfant. Je viens de corriger
l'épreuve de ma °Balance intérieure et j'ai été content d'y voir deux poèmes,
déjà bien anciens, à la gloire de votre ciseau, car ils m'assuraient, mon
cher Maxime, de notre double fidélité. Elle nous suivra jusque dans la
mort, moi bientôt, vous le plus tard possible. Il sera interdit aux pires
mau-disants de l'avenir (qui en aura autant que le passé) de prononcer
sur nos tombeaux d'autres paroles que l'éloge de notre amitié. Elle
nous a été bien douce, elle aura été plus solide que le fer et que le dia­
mant.
Vous devinez bien que vos lignes m'inquiètent 2• Vous serait-il pos-
r. Photographies de deux œuvres récentes du sculpteur Maxime Real del Sarte, mort
en 1955.
2. Au sujet de l'avenir de l'Action française.
HOTEL-DIEU DE TROYES

sible de les préciser ? Je connais les défauts de caractère que vous me


signalez et je ne vous accusei'iullement·d'imagination, je sais tout ce qui
entre de jugement et de sagesse dans le tumulte des images d'un vrai
poète ct>mme vous, d'horreur de la destruction dans le flot des pensées
cl'un constructeur comme vous, et je n'ignore rien de ce qui lie votre
cœur au destin sacré de l'œuvre commune.
Le livre que je viens de finir, Pie X, sa1111e11r de la France, raconte com­
ment en 191 1 ma pauvre mère, ayant fait le pèlerinage romain, entendit
le Bienheureux lui dire : N'en parlez. pas à votre fils, maisje bénis son œ1111re
et elle aboutira. Elle ne m'en parla jamais, je ne l'appris que huit jours
après sa mort.
Depuis, j'ai considéré l'A. F. comme un dépôt précieux auquel j'ai
pu collaborer mais qui m'était venu de plus haut. Cela n'ôte rien au paga­
nisme de votre vieil ami, mais il est comme ça, cela ne dépend pas de
lui d'être autre. Voilà pourquoi vos avis dactylographiés me sont un sujet
de grave inquiétude, tempérée par une confiance plus forte que tout.
Cela ne dispense pas de précautions ni de prudence, au contraire. Vous
agissez, me dites-vous, contre les fauteurs de ce mal inconnu? Je pense
que vous avez alerté Maurice. Mais je voudrais bien qu'il vous fût pos­
sible de m'éclaircir cette som�re énigme. Je vous embrasse, mon cher
Maxime, moi aussi de tout cœur.
CH. M.
Je sais que le fils de notre grand ami de Poitiers, Olivier de Roux, a
refusé de communiquer les papiers de son admirable père au... nommé
Dansette 1 ; mais celui-ci prétend (page 665) avoir en mains, d'après
. des •bives privées, une note de lui sur la Réconciliation de I'E,glise et de
l'Actionfrançaise.
Ce doit être une vanterie mensongère comme celle ,qui est faite au
sujét des papiers Bellaigue..•
Pardoq de ces pattes de mouche, je vous embrasse encore.
CH. MAURRAS

A HENRI RAMBAUD
1 8 octobre 195 1.

Mon cher ami, au moment de boucler la boucle de cette Balance inté­


rie11re, que vous avez aidée à naître, je me retourne vers vous dans une
convulsion de désespoir et d'espérance, ne l'abandonnez pas! Car à qui

1. Cf. Adrien Dansette : Histoire religieme de la Françe co11t,mpora;,,,..


LE'ITRES DE PRISON
confier non seulement ce rythme et ces rimes parfois un peu subtiles,
mais ces longs jeux d'épigraphes grecques, latines, italiennes, qui me sont
revenus tout émaillés de barbarismes I Quel autre que vous se donnera
la peine de choisir son orthographe sûre au guardava ou gardava dan­
tesque de la page 1 4 1? Qui me retrouvera le vrai hémistiche de Michel­
Ange, écrabouillé page 63 en lllntalho et qui doit être /'1111 l 'altro,'mais je
manque de courage intellectuel ici, sans livre, pour en décider? Page 67,
il y a deux mots, verbe et complément, fondus en un seul mais ce sont
des mots d'Homère, auquel me semblent manquer un upsilon et un nu,
mais à qui l'on a mis un lambda et un alpha! Qui prendra en pitié ma ver­
sion traditionnelle de H ! H ! H ! des • Perses » et de leur suite estropiée 1
Ces majuscules ont leurs raisons, mais .les erreurs y sont d'autant plus
visibles. Enfin page 8 1 le deuxième vers de Laberius est mal coupé...
Bref, faute de la véritable bibliothèque laissée à Clairvaux, ce chœur
protecteur et grondeur qu'il m'amusa de réunir ne réussit qu'à me faire
honte. J'ai honte aussi et je m'en veux de vous ravir un temps dont je
sais le prix� Vraiment, si telle vérification était trop onéreuse (le Miche/­
Ange n° 2. de la p. 8 1 , par exemple) tenons-nous-en a chi la Ioda erra,
sans nous mettre martel en tête de minuties! Est-ce que j'ai bien fait de
vous dédier san11 crier gare, page 97, ma Petite suite de Saisons, et savais-je
si ce bout de jardin ne vous déplairait pas? J'aurais dû commencer par
m'en informer! Mais dites-moi tout simplement si vous préférez autre
chose et quoi? Et merci mille fois de tout ceci. Mais je ne vous dis rien
de ce Gide 2 inouï qui m'a fait admirer surtout votre force d'âme. Sans
doute il y a Platon, Virgile, Cicéron, mais un peu moins déculottés
in nat11ralib11s tout de même, et ces grands hommes nous ont apporté et
légué autre chose que le prix Nobel de la pédérastie, dont on peut les
abstraire. Gide ne nous a pas accordé les mêmes facilités. Laissez-moi
vous avouer que j'attends avec une extrême impatience le livre des
bénédictions annoncées 3• Non que je méconnaisse, là, mérite ni talent.
C'est aux superlatifs que commencent mes doutes. Point de débat sur la
réalité d'un certain atticisme laborieux, appliqué et gourmé, mais sur
son importance philosophique et sa vigueur littéraire et morale. Songez
qu'en tout ceci ma curiosité est encore plus forte que l'hostilité naturelle
à ce huguenot des Cévennes, engraissé des pâtis normands. J'ai lu les
CaJJes à Riom : que d'affaire pour la sottise contradictoire de l'acte gratuit
et quelle grossièreté du style et de l'esprit! J'ai vu aussi à Riom, non sans
plaisir, des souvenirs religionnaires et camisards ' qui sont, paraît-il,
1. Il s'agit dans la pagination actuelle, de la page 26. De même pour les autres pages
mentionnées dans cette lettre, il faut lire : pp. n3, 121, 148, 202, et 181.
2. Henri Rambaud venait de publier, avec Fr.mçois Dctais, /'&,,.s du ]OIITnai tk Gitk. Il
tentait d'y prendre la mesure de la sincérité de l'auteur de Si le grain ne meurt.
3. Maurras fait ici allusion aux dernières pages de l'essai d'Henri Rambaud où celui-ci
exprimait le désir de montrer, dans un autre livre, après ses faiblesses, la grandeur de Gide.
4. Si le Grain ne meurt, passim.
HOTEL-DIEU DE TROYES

classiques en Angleterre. Mais les Nollrrilllres, lues à Troyes, découvertes


à Troyes, ne m'ont causé aucune pâmoison. Vous voyez quelle
révélation me sera votre prochain livre, et quelle illumination I Mettez-le
vite sur pied. Et ne me traitez pas moi-même de tissu de contradictions
quand je viens mettre sur vos bras la grave surcharge nouvelle qui va vous
retarder à coup sûr. Mais (bis) comment faire et �ui peut m'assister?
Vous êtes mon refuge. Et je pense aussi que ce qui m embarrasse ne vous
causera pas grand tracas de recherches entre votre table et vos rayons,
meubles auxquels je pense avec mélancolie, car je les revois dans cet
après-midi de septembre 1944 où nous relisions, sous l'œil indulgent
de Mme Henri Rambaud, ce chapelet de vieux petits poèmes auxquels
vous aviez donné tant de soin ! Re-re-re-merci encore! Mes respectueux
hommages à qui de droit. Mes souvenirs à vos fils, je vous envoie les
amitiés de mon vieux cœur troyen.
CH. M.
Je viens de terminer ici un << Pie X, sauveur de la France >>, où
Victor Favet et ses filles saintes ne sont pas oubliées.

A HENRI RAMBA UD

5 no vembre 19 p.

Mon cher ami, quelle tête vous faire quand vous m'envoyez votre
gratitude I Moi qui vous accable de bescgnes de toutes sortes avec une
indiscrétion sans mesure I Merci, merci de tout... Merci de voir les
Sonnets de Michel-Ange, merci pour Eschyle et Homère, et pour le
tri des coquilles. - Sur les deux points que vous me dites, la raison est
pour vous de façon éclatante ; le petit texte rend inutile les guillemets
de la longue citation, et il est mauvais de multiplier les signes typogra­
phiques hors de l'utilité. Oui, oui, supprimez-les, j'ai eu tort de ne pas
m'en aviser. De même pour le retrait du premier vers des strophes.
Ce retrait ne doit marquer que le changement de mètre. Et je me rappelle
ma traduction de l'ode d'Horace (Au roi du festin) où ces deux usages
se contrarient, tels que je les ai adoptés contre tout bon sens. Otez,
ôtez cette autre erreur. Je suis bien heureux que la dédicace de la « Petite
suite des Saisons • soit agréée de v-ous. Moi aussi, je préfère l'impair 1• ·
Et cependant l'autre matin, datts mon lit, je commençais une ode pom-
1. « De la musique avant toute chose. Et pour cela préfère l'impair • (P. Verlaine : Art '
poéti(Jll4).
LETTRES DE PRISON

peuse à l'alexandrin, qui, à sa manière, est bien beau, lui aussi, - mais
je ne l'ai pas écrite. Depuis que me voici dans les murailles de Troie,
je n'ai pas perdu le goût de faire des vers, mais, je ne sais pourquoi,
le plaisir de les écrire, qui me venait, peut-être de la vue des forêts de
Clairvaux. Tant pis 1
Je lirais volontiers le Retour de l'E.nfant prodig111, si je l'avais, je vais
le demander à Parjs. Pour les abjectes CatJes, le dégoût me venait, plus
encore que de l'absurde « acte gratwt • et de sa fortune, de je ne sais
quoi d'épais, de lourd, de vil, et aussi de court, dans la pensée de son
scripteur, d'où j'indwsais une certaine nature subalteme. Ce que vous
m'en dites mérite réflexion 1•
Quant à la Lettre à Paulhan 2, vite 1 vite I Ce doit être de la haute cri­
tique, tangente à la plus pénétrante philosophie. Oui, le volontarisme
moderne, le culte du spontané est la plaie de la politique et de la morale
moderne. C'est l'habitude qw fait l'ordre et qui supporte le progrès. Avec
quel plaisir je m'en vais vous lire! Mais quand? Je vous conjure de vous
dépêcher. J'aime assez le subtil, le tordu et le retordu de Paulhan, il
faut de ces esprits � condition que leur rareté même ne les fasse pas
courir les rues. Mais l'imitation maniaque de Barrès et de Renan a
fait autrefois lei, mêmes dommages, sans rien ôter au prix de l'un et
de l'autre. Ce dialogue sera très intéressant. Refrain : vite! vite! Je ne
crois pas qu'il y ait lieu de vous déranger pour une réponse à tout ceci.
Si toutefois c'était nécessaire, vous pourriez faire passer la lettre par le
Docteur Blouët, 124, rue Charles-de-Gaulle à Troyes, il vient tous les
Jours ici, c'est un ami sûr. Vous n'imaginez pas ce que c'est que cette
amitié d'A. F. après sept ans entiers d'épreuve et de silence. Mais vous
en êtes vous-même la preuve vivante. Merci encore. Toutes mes vieilles
amitiés reconnaissantes.
Ch. M.

I. Le 3 I octobre I 951, Henri Rambaud avait écrit à Charles MaUttas au sujet d'.André Gide :
« Je ne le tiens pas moi-même pour une grande nature, mais pour un homme qui a su tirer
un parti prodigieux de dons relativement médiocres (relativement l). • Il lui conseillait ensuite
de lire le &tour de /''Enfant prodig,11.
z. Sous le titre : Lettre à Jean Paulhan sur queique1 poinl1 de langage et la notion d'orthodoxie
lingmrlique, Henri Rambaud venait d'achever un essai dont une partie seulement a paru jus­
qu'ici en revue (La Table ronde) .
HOTEL-DIEU DE TROYES 29 3

A SA Nll!.CB HÉL!!.NB MAURRAS


Vendredi 9 novembre 195 1.
Ma petite Ninon,
J'avais heureusement le poème en question. Je te l'envoie par acquit
de conscience, mais : 1° il est trop long ; 2° sa strophe cinquième est
d'un manichéisme qui choquerait nos convives; 3° même amputé
de cette strophe, que des points remplaceraient, il serait encore trop long.
Mais on pourrait se tenir à /'Envoi en disant que c'est l'envoi d'un poème
sur un voyage d'examen médical fait à Troyes le 10 janvier 195 1. Ces
quatre vers ne s'adaptent pas mal à un banquet 1 ••• Le transfert rêvé par
Ch. Briand serait le bienvenu, cette chambre en forme de puits est
sinistre en vérité 1
Tu me diras où en sont Fallois 'et Uckermann. Ce Mont de SaftH'lu
raté continue à faire mon grand regret, il me semble que le malheur
est réparable encore. Tu as bien fait de secouer Detaille, le silence de
Lardanchet a été interrompu par une lettre directe d'Henri Rambaud,
qui consent à revoir mes épreuves une fois imprimées et qui m'a déjà
donné de bonnes indications techniques...
.....Platon? Je ne peux m'empêcher d'être désolé que la traduction
de Mario Meunier soit un peu lente et molle. Le vrai Platon est tout en
pointes aigües ou en sublimes courbes célestes. Mais je suis tout de même
content que tu aies lu cela au naturel, libre et pur des hébtaismes de
Simone Weil. Sa trouvaille de la double nature du Christ à travers les
deux parents d'Eros m'ont fait lever les yeux plus haut que le plafond
aquelo tubo ! ou, comme disait le pauvre Paul Cros, que la tour Eiffel,
mai aquelo passo la rego, passo la rego de miqueù ! Miqueù, c'est moi. Pauvre
de moi I On ne saurait exprimer combien les Juifs ont pullulé sur Platon.
C'était un peu sa faute, cet Attique avait bu du vin d'Orient, mais
pas tant que ça I Pas à ce point 1
J'aurais dû te dire, en commençant, que je voyais un titre épous­
touflant pour V. B. A. 2 : Lettre géante à M. Vincent Auriol ou à
M. le P. de la République! Vois-tu cela comme je le vois sur la page
blanche ? Cela m'a réjoui toute une bonne heure. Ceci passera demain
par la voie extraordinaire comme tout ce qui parle ouvertement
et librement. Si, comme il n'est pas interdit de l'espérer, tu t'an­
nonces pour dimanche ou lundi, nous reprendrons de vive voix la
question d'affaire traitée ici. En attendant, ma petite Ninon, je t'em­
brasse et te remercie de toute la peine que tu te donnes pour moi
et pour mes innombtables histoires.
Ton vieil oncle. CH. MAURRAS
1. Les Mm,,j/1,s de l'AMbe, poème sur l'hôpital de Troyes, lu au banquet annuel d'A1p,,11
de la Fra,,a (novembre 19j1).
2. Votre Bel A,gourd'lmi.
294 LETTRES DE PRISON

A HENRI MASSIS
IZ novembre 1 9 j 1.

Mon cher ami,


Où est le temps où je vous accablais vous et la revue lyonnaise 1 dé
marginalia de toutes gtandeurs l J'écris tant, je fais tant de livres et en
corrige tant d'autres qu'il n'y a même plus moyen de vous dire mon
immense gratitude pour le service que vous venez de me rendre si
brillamment, si utilement et, bien plus qu'à moi, aux idées qui nous ont
mus l'un et l'autre, depuis tant d'années! Vous avez le don de la vie.
Vous réveillez les gisants, et leurs os et leurs .cendres. Où semblaiettt
ne devoir se promener que de mornes doctrinaires, voilà des troupes
d'hommes rajeunis, ardents, actifs, et passionnés I Vous avez bien fait d'ar­
borer ce titre : « ... et notre temps », quel<J_ue honte et confusion que me cause
le patronyme qui précède; on voit bien qu'il s'agit d'une époque et de
ses générations succedives, roulant autour du même pivot (ou poteau,
car c'est un artifice pob.t signifier la corde sous-tendue avec la bête qui
la tire) et cela aide à voir, à comprendre même. Et quelle géniale quête
et trouvailles de documents I Quel miracle d'ordre que cette illustration
et cette utilisation, au bon moment toujours I Je me demandais de qui
vous venaient, tome I, mes lettres de Bremond. De moi, peut-être? Mais
je /'avais totalement oublié. Je souligne /' parce que le contenu des lettres
m'était resté présent; ce qw m'était sorti de l'esprit, c'était de les avoir
montrées et confiées. Mais, me demandais-je, d'où sort la lettre à Angeli 2,
avec son décret aux deux articles pittoresques?
Par exemple, je ne retrouve pas le Tuons-le tous du Florentin 3, page 65
(tome II) : il y a bien le « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens » du
sac de Béziers, mais le nonce n'était pas florentin. Pour le Florentin, il
y a le << colcostel/o » du Co11Vit1io, c'est tout ce que je retrouve,mais ma mémoire
est une plage semée de trous « profonds comme des tombeaux », comme
dit ce persécuteur de Baudelaire. Tirez-moi de cet embarras. Ah I puis, ce
n'est pas à Arles que notre Marius a défait les Teutons, c'est à Aix.
Delu�m victoriae Aqransis. Je me suis donné le plaisir d'en faire graver
le souvenir dans le marbre de mon jardin pendant qu'il était occupé
par les Boches. C'est page 212. A la suivante, vers 6, c'est souilla et non
1. Le Bulülin des Lettres.
2, Cette lettre, adressée par Charles Maurras et Maurice Pujo à M. Angeli, préfet du Rhône,
s'élevait contre les notes d'orientation de la censure des 22 et 23 novembre 1940, relatives à
la collaboration.
3. Au moment de l'adhésion d'André Gide à la propagande communiste de l'H11111aniti
(1931), Charles Maurras avait kri.t à_Henri Massis : • Votre Gide finit dans la honte suprême ! •
Et il avait ajouté entre guillemets ces mots : • Tuons-le tous •• qu'Henri Massis avait cru
ftre une citation de Dante.
HOTEL-DIEU DE TROYES
sollille. Page 2.34, ligne 2., je ne crois pas avoir dit ni écrit mse d'lmmilité,
mais mre de la même vertu. Il faut aussi corriger la même faute dans la
note. Pardon de ces tatillonnages. J'en ai honte. C'est ma manie survi­
vante du vieux métier de critique. J'aimerais mieux vous dire tout ce
qui IU passage m'a paru précieux, perlier, diamantin : vos anecdotes sur
Ji déclaration de guerre, le mot de Daladier : « L'antifascismefait I'llllion
sacrée / & d'une naïveté politicienne dont l'idée n'était pas encore nettement
conçue et que voilà dégagée peut-être grâce à vous md. Et ce << rien nefait
de mal » de Jaurès à qui il aurait fallu répondre comme Malebranche à sa
chienne! Et l'annonce de l'armistice à Poitiers ! Et la proposition de
Reynaud à Huntziger de remplacer Weygand 1 1 Ce sont des trésors.
Cette sale paix du Petit Parisien que je n'avais pas oubliée 2 1 Mais vous me
la renflammez dans l'âme : . ces misérables auraient fait là pire encore que
le 1 940 réel. Mais voyez la hantise qui me revient, je me demande si
page 246 (3 lignes avant la fin) il n'y a pas « bas • pour « haut •· Puis la
page 249 me montre comme une grande fleur la àistinction faite par le
Cardinal de Villeneuve sur plusieurs qui mêlaient les r:hoses 3• D'où diable
cette lettre vous est-elle tombée? De Lisieux? Elle est bien utile et
bien illuminante. Vous voilà grêlé de mes mercis et de mes corrections,
celles-ci vaines, ceux-là, pleins.....
J'ai oublié de vous dire la raison de ma tyrannie à la revue de la
presse 4 : c'est que Criton l'avait fondée et quand Criton, fourbu, n'en eut
plus le temps, il stipula avec ses successeurs, en bonne et due forme, par
11n contrat synallagmatique, que le manuscrit de chaque « revue & appartien­
drait au dit Criton, qu'il en ferait ce qu'il voudrait, ôterait, changerait,
nuancerait enfin comme sa propre prose. Cellerier, Dubech, les Longnon,
Havard, Henry Lasserre, tous ceux qui ont passé par là avaient commencé
par admettre le principe, dont ils étaient très précisément avertis. Cela
rend certains propos moins énormes, mais non moins joyeux. Vaut-il
la peine de leur donner une teinte plus morose? Je ne crois pas et je vous
dis cela à simple fin de vous renseigner. De même pour le délicieux
Benjamin, ce fut entendu à son arrivée à Martigues, car je me méfiais et,
en lisant son manuscrit 6, vous auriez ri de l'étonnant don Quichotte que

1. a. Mmlrras et notre temps, t. II, pp. 125-127 ; pp.- 197-.2 00; p. 139•
.z. Au début de février 1940, Elie-Joseph Bois, rédacteur en chef du Petit Pari.rien, avait
confié à Henri Massis, pour que celui-ci en fît part à Charles Maurras, qu'une campagne en
faveur de la paix immédiate allait être entreprise par la direction de ce journal.
3. Dans une lettre, datée du 6 avril 1940, le cardinal de Villeneuve, archevêque de Québec,
avait écrit à Charles Maurras : « ••• Il y a eu et il continue d'y avoir le problème de votre venue
à l'Eglise. Je vous en parle avec une candide audace et, je puis dire, fortifié par mon silence
antérieur. Car, vraiment, j'ai trouvé que plusieurs mêlaient les choses et eussent fait de votre
intimité un cas d'observation en plein soleil•.• •
4. Maurras se montrait très exigeant envers ses collaborateurs chargés de la revue de la
presse de l'Action fran;aise.
5. Avant de publier son livre : Charles Mmlrrar, ce fils de la mer, René Benjamin avait tenu
à lui en communi quer les épreuves. C'est à peine si Maurras en laissa la trame!
LETTRES DE PRISON

j'y faisais. L'intérêt commun commandait cette collaboration du modèl


et du peintre, tout immorale qu'elle me paraisse aujourd'hui, et un peu
honteuse. Vous avez laissé et bien fait de laisser de côté la question de
la moralité des romans de Léon, non qu'elle soit intraitable et insoluble»
mais dans votre tableau, dans votre panorama d'un temps, elle eût dé­
tonné, comme y détonnera un peu votre conflit sur Gide 1 • Ce sont des
traits singuliers, importants en eux-mêmes, mais qui ne font pas leur
partie dans le chœur, tel qu'il se déchaîne avec tant de liberté et d'authen­
ticité dans votre livre.
Un grand trait, le plus curieux au moins de votre réussite, c'est comment
tant de traits personnels divers, distincts, parfois très différents, concou­
rent d'eux-mêmes, et (parbleu !) par votre art, à produire un même puis­
sant effet. A aucun prix, cet effet qui n'est point fictif, qui correspond à
une réalité vivante et puissante, ne doit être atténué, ni même adouci,
encore moins traversé par quelque chose de trop étranger. Je vous parle
du livre comme s'il avait dix ans d'âge et s'il remplissait depuis long­
temps son rôle de monument testimonial. Le témoitJ'lage doit être vrai,
le mon11menl harmonieux : est-ce que je me trompe?
Que nous aurions de choses à nous dire, mon cher ami ! D'ouvertures
mutuelles à nous donner ! Cette jeune génération que j'ai à peine entrevue
et que vous avez suivie, que vous pressez encore de la pointe du fer sacré,
vous m'en feriez une seconde révélation, à laquelle ma vieille tête aimerait
rêver longtemps prise entre les meminissejuvabit et les vues d'avenir; qui
sortentd'elles-mêmes, toutes nues ou long voilées, des plages perdues du
passé ! Enfin ce sera peut-être pour bientôt. Soit que les portes s'ouvrent,
soit que vous les perciez de votre fer de lance, je vous dis de toute façon,
à bientôt, au milieu de tous les mercis explosifs et inarticulés qui ont dû
échapper de ce papier dès que vous l'avez ouvert.
Je vous embrasse et réembrasse, mon cher ami, de tout cœur.
CHARLES MAURRAS
Vieillard de Troie.

A MONSIEUR. HENRY BOR.DEAUX. de l'A,adlmie fran;aise

Hôtel-Dieu <le Troyes 30 novembre 195 1.


Mon cher ami,
Donc, de dimanche en huit, avec LL. EE. Mgrs Grente et Blanchet,
avec Uon Bérard, Emile Mâle et Jérôme Tharaud, vous allez rendre
1. Il s'agit d'un dissentiment avec Léon Dau� qui, dans un article de Candide, avait fait
l'éloge de l'auteur des FaNX-M�s.
HOTEL-DIEU DE TROYES 297

gloire et justice au « grand latiniste et noble poète Frédéric Plessis • 1• Quelle


joie I J'ai trop dit, en vers et en prose, mon admiration fervente de
Plessis pour vous détailler mes rusons de m'associer de tout cœur à
la fête de son centenaire. Je prie mon vieil ami Eugène Langevin de
vous en porter l'essentiel 2 • Je ne croyais pas ce centenaire si proche.
Plessis aurait donc ses cent ans I Il faut alors qu'il eût frisé et même
accompli la quarantaine, le jour où je l'aperçus pour la première fois.
Or il ne portait pas trente ans. C'était au début de 1891, chez son grand
ami et aîné de se)?t ans, mon cher maître Anatole France, que j'aidais,
ce jour-là, à établir les quatre célèbres feuilletons sur les jeunes poètes.
Un très jeune couple arrive sans se faire annoncer. Le mari avait la
tournure d'un officier de cavalerie en civil. Elle, vive, prompte, tout
en regard et en mouvement, l'un et l'autre dardant sur les papiers et
sur les livres leurs yeux brillants pleins d'étincelles. On me présenta et,
bien entendu, je n'entendis pas leurs noms. Mais, à leur départ, je dis à
France : « Ce sont des IIOlll)latlX marlis, n'est-a pas ? • Mon vieux maître
éclata de rire : « Ils ont quatre enfants I •
Quand je sus à qui j'avais eu affaire, je maudis une fois de plus ma
surdité. Car, bien des saisons auparavant, ap1ès la belle thèse sur Pro­
perce ou les études qui la précédèrent, ou les subtiles et profondes
recherches de métriq_ue latine, . le Plessis de la Lampe d'argile avait illu­
miné et même éblow mes vingt ans. Je me sentais tùujours prisonnier
de son charme, surtout pour le premier livre du recueil, cette collf'Onne
aganippide, toute formée, semblait-il, de beaux reflets de l'Anthologie,
digne d'un autre André Chénier. Dès lors, en reportant sur Plessis
quelque chose de la gratitude que m'inspiraient les moines byzantins
collecteurs de ce merveilleux ramas d'épigrammes helléniques et orien­
tales, je me sentais aussi le débiteur de ses admirables transpositions et
imitations qui m'en rendaient l'intelligence plus vive et plus lucide.
Peut-être que leur harmonie ne s'est pas encore tout à fait éteinte dans
cette vieille tête où revient (à peu près littérale, je l'espère) la belle
épitaphe du matelot :
N'accuse pas la mer de ton sort mislrable,
Naufragl:; mais plutôt les vents injurieux,
Car ils t'ontfait périr, et le flot secourable
T'a rou/1 doucement au tombea11 des aïeux.
Est-ce dans ce premier recueil, est-ce dans un autre, Vesper par exemple,
que Plessis éleva un autel d'un style si pur à la muse de l'amitié, amitié
de cadet et de disciple d'élection, amitié souriante , ccn-.blée, raie, et
mémoire vivace des conseils d'Anatole France?
1. Cette lettre fut lue par M. Henry Bordeaux à l'Institut Catholique de Paris où fut célébré
le centenaire de Frédéric Plessis.
2. Eugène Langevin, mort en 19j6, a collaboré pendant quarante ans à /'Açtion frllltfaise,
sous le pseudonyme de René Brécy.
LETTRES DE PRISON

Je n'en peux retrouver que de pauvres bribes, des hémistiches vaga-


bonds et dépareillés : .
C'est toi, ç'est ta mémoire agile...
Les siè&le.t rediront•••
Avançe, avançe e,zçore, enfant aux légers..•
lIJlmbles &ommm&emmts el,, peuple roi des rois...

Mais ce dernier vers me paraît être d'une autre venue et d'un ouvrage
postérieur, dont l'accent était plus strictement virgilien. Aussi phil­
hellène qu'on pouvait être, Plessis avait en sainte horreur la manie
allemande d'opposer les deux génies de Rome et d'Athènes, il les consi­
dérait comme les père et mère de notre civilisation et de notre goût.
Lorsque, peu à peu, très lentement, se furent amortis les feux de sa
longue jeunesse, il eut tendance à imprimer un accent de mâle stoïcisme
à son vers : il n'en bannit jamais la flexible douceur, la grâce sans mollesse
venue des colonies athéniennes d'Asie. De là leur beauté inflétrie. Elle
survit à bien des ruines qui se défont déjà devant oous.
Ces hautes amitiés d'esprit avaient fini par créer un lien personnel
entre Frédéric Plessis et son obscur admirateur, plus jeune que lui de
dix-sept ans. Nous nous étions revus chez votre ancien confrère le
poète Le Goffic et Mme Charles Le Goffic, amis de toujours. Une grande
diviseuse, la Politique, s'était même occupée de nous réunir. Plessis
avait passé pour bonapartiste, il était venu, sans rompre ni détendre
aucune fidélité, au nationalisme intégral. Les assassinats du pauvre
petit Philippe Daudet et de l'héroïque Marius Plateau lui avaient dicté
un sonnet ferme, haut, irrité, cordial, qui déclarait notre alliance de
Français-nés contre les métèques et les barbares. L'A&tion frllllfaise
avait publié ce sonnet... Mais que dis-je, et que fais-je! Ne suis-je pas
indiscret, mon cher ami, et cette commémoration pacifique ne sera-t-elle
pas troublée d'un souvenir donné à nos luttes civiles ? Hé I ces luttes
clurent toujours. Nous n'en sommes pas affranchis encore, et la méthode
de Plessis fut peut-être le meilleur moyen d'en sortir, car elle rassemblait
les patriotes authentiques et les honnêtes gens .
... Soit I Revenons au Passé tranquille, aux Lettres, à la Critique. Mais,
pour la rendre plus utile, ne pourrions-nous conclure votre belle réunion
en pressant, au nom de Frédéric Plessis, nos compatriotes et nos confrères
celtisants de bien vouloir enfin se résigner à mettre en veilleuse le véné­
rable bobard des « ovates • qu'avait pulvérisé une analyse mémorable
du latiniste que nous célébrons? Comme le Breton Renan, mâtiné de
Gascon, le Breton Plessis, Provençal de mère, était très attaché aux
annales farouches et tendres de sa belle Armorique, il les aimait et les
honorait. Mais çe ff'Î est est, &e qm n'est pas n'est pas, et les « ovafls » ne
sont pas, ils n'ont Jamais été ; le mot qui désigne ces grands personnages
imaginaires n'est qu'une mauvaise lecture du latin vates écrit en lettres
HOTEL-DIEU DE TROYES

grecques. Cela est établi par Plessis et Lejay dans une note de leur petit
Virgile (ou Horace) des classiques Hachette et, si j'avais à Troyes les
exemplaires restés à Clairvaux, vous en auriez ici même la référence
précise, avec la page et la ligne; mais rien n'est plus facile que de
retrouver cette correction d'une bévue de l'érudition romantique, il
ne saurait plaire à personne de la perpétuer.
En vous priant, cher ami, de bien vouloir faire cette commission à
qui de droit, j'ose vous demander aussi d'être mon interprète auprès
de Mme Frédéric Plessis et de Mlle Plessis, vigilantes gardiennes de
leur trésor de gloire, de vertu, de science, et de leur présenter avec les
hommages de mon respect les félicitations enthousiastes de la belle
journée I Veuillez, s'il est possible, faire part des mêmes sentiments à
vos assistants et auditeurs, participants d'un souvenir , qui mériterait
d'être étendu à tous les plans supérieurs de l'élite française, et, vous
q1·i y présidez si dignement avec Berardlls ad h11�1111Îtates, comme disait
notre Léon, recevez encore toutes les vieilles amitiés très fidèles que
vous doit et vous rend votre vieillard troyen.
CHARLES MAURRAS

A MONSIEUR. ]BAN-MARC DUFOUR.


1 5 décembre 1 9 5 1.
Mon cher confrère et collaborateur inconnu,
Dans ce numéro du 14, si juste, si brillant et si utilement percutant,
je vois avec grand plaisir vos rectifications sur l'affaire Dreyfus 1 • Vous
avez bien fait de vous reporter à l'alpha et l'oméga du sujet, qui est Je
« Outrait-Crozon >>, mais il me semble que vous pourriez en tirer des
fruits, et de beaux fruits nouveaux, en poussant, un peu plus loin, le
cas d'Esterhazy et de Bertillon. Car celui-ci, savant d'une admirable
sagacité, poussa sa preuve par neuf à la perfection; il avait soupçonné
qu'Esterhazy, homme de paiJle des juifs, avait appris à imiter l'écriture
du bordereau. Mais Esterhazy n'avait pas l'original en main : il utilisait
une vieille photo parue, je crois, dans le Matin et dont les déchirures et
les recollages avaient coupé en deux des points sur des i, ce qui donnait
à ces points l'aspect d'un tréma. Alors (dit Rochefort dans une chronique
étincelante où il résumait Bertillon) alors, « le pauvre Esterhazy » mit
des trémas partout, de façon à composer le plus bel aveu de sa forgerie,
car les i de f'original étaient pointés de la façon la plus normale! Je serais
1. Cf. Aspects de la France, numéro du 14 décembre 1951. - Dutrait-Crozon : P récis de
,'Affaire DreyjHS.
300 LETTRES DE PRISON
bien surpris que cette histoire ne fût pas contée dans le Précis, c'est
là où il traite de la deuxième révision que vous la trouverez. La
table très complète vous facilitera la recherche. Elle doit y ltre. Mais je
suis sûr du fait que je vous conte grosso modo; reportez-vous au texte
pour n'être pas victime de quelque infime erreur de détail qui viendrait
de moi. Cela en boucherait un coin à certains, et il me semble que rien
ne vous serait plus facile vendredi prochain que de dire : << J'ai continué à
lire mon Outrait-Crozon et j'y ai trouvé du nouveau ! >> En ce moment
où toute la mémoire de l'Affaire semble croulée, évanouie ou escamotée,
la petite anecdote bertillonienne pourrait donner du fil à retordre à tel
dreyfusard ou telle dreyfusarde inclyte dont les hauts cris nous feraient
du bien à tous.
Mes félicitations · et mes remerciements, mon cher collaborateur
inconnu, les hommes de votre âge ne lirontj amais assez Outrait-Crozon,
ils n'apprendront jamais assez l'affaire Dreytus, c'est la clef d'or du demi­
siècle juif qui a suivi.
CH. MAURRAS

P. S. Je ne veux pas dire du tout que ce demi-siècle fut tout juif,


mais ce qu'il eut de juif s'explique par l'audacieux chambardement de
l'Affaire.

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

16 décembre 19 5 x.

Ma petite Ninon,

Le jeudi soir j'ai eu ta lettre d'hier et son paquet de bonnes nouvelles


pour ce beau dimanche qui vient...
Auras-tu un « va »? Je me mets au << vient » tout de suite. Autre, tout
autre chose, la belle planche vénitienne de Josso, que tu m'as apportée
voici quelque temps, a fini par donner ses fruits. Je te les recopie ci­
contre. Vois s'ils peuvent faire plaisir à Josso, et dis-lui mon admiration !
J'ajoute un peu de prose, pour toi, à ces quatrains, t'y reconnaîtras-tu?
N'as-tu pas connu la tour vénitienne de Martigues, aujourd'hui démolie?
Et les Colle? Vous êtes tous dans une si tendre jeunesse que je ne suis
plus sûr de rien, en t'embrassant, ma petite Ninon.
Ton vieux troyen.
CHARLES MAURRAS
HOTEL-DIBU DE TROYES

HOMMAGE AU GRAVEUR
des
AMANTS de VENISE

D'1111 pilastre cannelé


LB profil perd11 sur l'onde
Fait bo ndir un chœur ailé
Des caveaux de l 'autre monde.

- 'Eh ! c'est l'onde dll Canal


Grand, il coule dans Venise,
Son clapotis me fait mal
Quel arôme dans sa brise I

Je ne sais quel dllr accent


De collleurs demi-disso11tes,
(0 vert gltlllljue, ô pourpre sang /)
Me retient et me déroute.

Qu'ils sont beaux, ces riches tons I


Quelle fête ils nous prodigue nt I
]osso, vous ramène-t-011
De Venise ou de Martigues ?

CHARLES MAURRAS, 1 6 décembre 195 1


Hôtel-Dieu de Troyes

A XAVIER VALLAT

21 décembre 195 1

Mon cher ami, ·


J'ai de ce matin votre lettre du 17 et je me hâte d'y répondre. Voici
donc un château de cartes : ils me libèrent, soit I Second château des
mêmes cartes : ils me laissent voguer entre Paris, Martigues, Lisieux,
Juigné et autres lieux bénits I Je ne serai pas le vent, tramontane ou
zéphire, qui soufflera dessus, mais, en acceptant l'une et l'autre hypo­
thèse, me voici écrasé sous une troisième : avant de suivre l'esprit,
son plaisir et le mien, je dois me mettre en règle avec l'épaisse matière.
302 LETTRES DE PRISON

Il me faut faire venir de Paris un camion (que, du reste, on apprête) pour


aller à Oairvaux, saluer l'aumônier, le bon type de directeur et les
admirables Lassus, mais aussi ramasser tout ce que j'ai laissé en ces
lieux, des monceaux de petites choses, batterie de cuisine, vêtements et
jusqu'à des clefs, sans compter les bouquins, bouquins à moi, bouquins
à d'autres (et je n'oublie pas votre livre hongrois, bien qu'entamé et pas
fini. Pourquoi? Parce que ces gens-là ont des noms à coucher dehors 1
Ne serait-il pas plus simple de s'appeler Numa Pompilius ou Ménénius
Agrippa? Les gens du Moyen Age et de la Renaissance avaient bien
compris ça, et même au xvme les guerriers hongrois voulaient très
correctement mourir pro rege nostro Maria Theresa..... Depuis on va à
reculons, et, si un pape s'avisait de naître Aeneas Sylvius, il se croirait
obligé de s'intituler Przthjphrezarzyrszki, ainsi va le monde !...). Donc,
mon camion, chargé de votre livre et des autres, quittera Clairvaux
pour Lyon où j'ai des caisses et des valises entreposées çà et là. Je les
prendrai, et les conduirai à Martigues. Là, si on m'en laisse Je temps,
(encore un château de cartes) je ferai l'inventaire, dépouillement, distri­
bution, et, ce grand œuvre au net, reviendrai à Paris. Là, bien, commen­
cera le Grand X 1 • Pire que Lyon I J'y paie un loyer fou au garde-meuble,
et des amis gardent le surplus. Avec la petite chambre mise à ma dispo­
sition, aurais-je le temps de trouver un appartement où caser quelque
chose comme 10.000 volumes? J'ai eu J'idée sublime (je ne m'en vante
point 1) de demander à ma mère, l'Académie française, et à l'Institut,
mon grand-père, une case à Chantilly. Mais il ne s'agit pas du lit d'hôpital
concédé au pauvre auteur du Cavalier Miserey, Al:iel Hermant. Je veux
tout autre chose. H. Bordeaux doit passer par ici. Je le tâterai. Sinon, je
ne vois rien, il n'y a plus de place dans Paris. Ce sera à la grâce des dieux
immortels, sans doute, les Dioscures, à qui La Fontaine aimait à se fier.
Nous verrons bien! Je vous dis tout, ce qui pourrait s'intituler le plaisir
de la liberté. Ce serait une variante de mon conte des Serviteurs 2• Avec
cette différence que, n'importe au prix de quelles difficultés, j'accepterai
la clé des champs.
Ainsi vous avez vu briller dans X. la belle Z. pendant que pâlissait
l'astre de son chevalier. Mais, voyons! Rappelez vos souvenirs ! Est-ce
que la belle Hélène, après avoir épuisé tant de héros dans Troie, ne revint
pas à Mycènes ou à Sparte éblouir et tenter le jeune Télémaque de l'Ot[rssée?
Et elle avait été dépucelée entre six et dix ans par le héros Thésée I Elle
était fort belle, et s'était bien mariée quatre fois devant le maire et le curé.
Sa beauté était légendaire à X. On prétendait que pour serrer toutes
ses formes, les lacer et les corseter, il fallait deux vigoureuses femmes
de chambre; les mauvaises langues parlaient même de cabestan 1 Mais

1. • La difficulté majeure commencera •·


2. Titre d'un des contes du Chl111in tk Paradis.
HOTEL-DIBU DE TROYES

quand elle arrivait dans une réunion, en grand arroi, tenant par la main
son fils et la jeune sœur dont je ne sais le nom, tout le monde battait
des cils, et c'était Latone, encadrée de Diane et d'Apollon, telle que
Ronsard l'a chantée. Or... Donc..• Mais Z. avait sa manière de faire
parpelejer 1 les innocents inhabitués. Il me souvient d'une étonnante
invitation faite à un ami et à moi. Elle n'était pas nue, ni décolletée (non,
car on déjeunait), mais je ne sais quel diable de drapé ou de déshabillé,
tel qu'aucune conversation n'était possible : à l'argument n° 1 c'était
l'épaule droite qui apraraissait, blanche et brillante, et tout ce qui
pouvait s'ensuivre I A 1 argument n° z, la gauche avec sa suite. L'ami ne
bronchait pas. L'habitude. Mais moi I Une panthère aurait eu pitié de ce
pauvre mortel. Ce repas à trois (car son mari n'était pas ou plus là)
est l'un des deux gros scandales de ma mémoire. Vous me direz : et
l'autre ? Il est plus difficile à conter, mais aussi plus fort. Aux funérailles
de Barrès, sous les voûtes de Notre-Dame, une grande et honnête dame
(de Brantôm� !), ce n'est pas Mme de Noailles. Ni non plus aucune
dame du monde blanc. Cela est dû à l'histoire. Posée très exactement
devant nous, et enveloppée d'une ample et chaude pelisse, mais là­
dessous, tout à fait nue. Nue comme un plat d'argent, nue comme un
mur d'église, nue comme un ver de te"e et la peau de la bête bâillait
sur la nuque, de manière à montrer dans tout son détail « le sillon délicat »
de Gabriel d'Annunzio, jusqu'aux reins les plus bas, et la fleur poivrée
des . plus indiscrets arômes ! Mettez là-dessus l'Académie, le gouverne­
ment, les Ligues, les fanions, les dtapeaux, toutes les pompes de l'armée
et de l'Eglise, et la subodoration des pires jeux de Cyprine ... C'était
beau et amer comme un poème de Villon chanté sur une marche funèbre.
Vous allez me dire que c'est affreux; je suis bien de votre avis. Mais de
ces affres qui font une espèce de flambeau dans cette chienne de vie.
J'ai honte de prendre des détours infernaux avant de revenir aux
choses saintes. Oui, mon premier acte libre (qui ne sera pas gratuit,
comme dans Gide) sera pour Lisieux; là, je serai heureux de passer par
Juigné pour y saluer tant de fermes fidélités, de courage, de volonté
française que rien n'ébranle ! Je mettrai volontiers à leurs pieds les
premiers plaisirs de ma liberté. Et puis Solesmes 1 Les saints de Solesmes 1
Ces visages de Marie-Madeleine et de la Vierge en marbre, et ceux des
moines, en chair spirituelle, que j'imagine tous d'après le masque illu�
minateur du grand dom Delattre, qui fut notre si grand ami, et la
lumière diaphane de son beau regard 1 Ce serait un détour magnifique,
et que je ne vais plus cesser de ruminer.
Je suppose que la Vieille Droite est en fleur, sinon en fruit? Ces pays
de l'Ouest doivent vous offrir toute la documentation souhaitable;
chiteaux, abbayes en regorgent, et, comme ce serait _précieux à la confu�
sion définitive du M. R. P. ! Je me démène comme Je peux pour mettre
l, Parpely,r, en provençal : battre des paupières.
20
LETTRES DE PRISON

surpied ma lettre géante à V. A. 1, mais cela fait trois tomes et mes pauvres
amis croient bon de souffler. Cependant je l'ai relu. Ça tient encore. Je ne
sais si l'on attendra que toute l'actualité soit perdue, V. A. étant mortel
comme nous tous, et n'étant pas à l'abri des révolutions qui dépeuplèrent
l'Élysée de Mac-Mahon, de Grévy, de Carnot, de Périer, de F. Faure,
de Millerand, de Doumergue et même de Lebrun. Hodie tibi, cras à
qui? Je presse, je presse avec le fouet, l'éperon, et tout. Les dernières
réponses accusent un petit mouvement. C'est toujours ça.
Les Catta 2 sont extraordinaires. Quelle nichée ! Et la grand-mère 1 Vous
croyez que je ne l'ai pas connue 1 La Marie-Thérèse du << Mont de Saturne »
eut la même passion orléaniste. Or elle était mon amie beaucoup plus
que de Denys Talon. Au fond, nous avons été la première génération de
fusionnistes, de vraisfusionnistes, car Thureau-Dangin l'était, mais au sens
libéral et parlementaire. Nous avons réussi la fusion traditionnelle,
grâce au plus légitime des Princes, le duc d'Orléans, qui avait Louis-Phi­
lippe en horreur et le disait à tout bout de champ. Mais quel homme 1
Quel prince 1 Et comme le disait la pauvre reine Amélie, quel roi il nous
eût fait 1 Les Français ont passé à côté d'un Roi bien-aimé, ils en eussent
fait des folies. Et nul Saint-Simon, nul Fénelon n'eût mordu sur ce
Louis XIV n° z. Je vous le jure. Faites parler les fols de ma qualité 1
Remerciez Mme Xavier Vallat de ses bontés, et présentez-lui mes res­
pectueux hommages, ainsi qu'à Mmes de Juigné et de Durfort. Autour
d'elles encore, tous mes mercis les plus émus. Si vous allez à Laval,
dites-leur que je pense toujours à eux.
Votre vieux troyen.
CHARLES MAURRAS

P. S. On vous dira que le duc d'O. 3 faisait la noce. C'est qu'il était
mal marié, par les bons offices de sa grand-mère Clémentine qui avait
chloroformé le duc d'Aumale (« Oémentine de Médicis>>, disait le duc d'Au­
male ipssissime) et lui avait colloqué une bréhaigne barbare, malgré ce
qu'elle savait de sa fiancée. Ceux qui ont vu Philippe VIII en Espagne
avec sa sœur l'infante au milieu des enfants, voyaient ainsi quel heureux
mari et père il eût certainement fait. Il buvait? Parfois peut-être par
déception, mais il avait le goût des vins de France, et sa cave l'accompa­
gnait dans ses déplacements ... Je n'ai bu de vrai vin à Londres qu'à sa
table, et ae1a lui tait grand honneur. Jamais un homme fait comme lui,
un esprit comme le sien n'eût sacrifié à une passion inférieure seulement
le soin de tenir un seul conseil sérieux. Il falfait le voir en 191 5 quand il
voulait servir dans les armées françaises, ou auprès des alliées. Rien

1. Vincent Auriol.
Famille angevine alliée à celle de René Bazin. Tony Catta, directeur d'un journal de
droite de la Loire-Inférieure, avait été arrêté à la Libération.
2.

3. Le duc d'Orléans.
HOTEL-DIEU DE TROYES

n'était plus beau que cette passion de soldat-né, réglée par le sentiment
le plus profond de la royauté. Quel deuil cela a fait sentir !
C. M.

AU RÉDACTEUR DES ÉTUDES


Troyes 11 janvier 1 9 5 2.

Mon Révérend Père,


Vous enterrez fort proprement le livre de Massis et les miens 1• Vous
avez vos raisons et je les respecte. . Les bouleversements du monde actuel
ont posé des problèmes qu'il nous était naturel d'ignorer, mais la
méthode du nationalisme d'avant-guerre ne . les résoudrait-elle pas?
C'est la question. Vous l'esquivez. Non sans raisons, je pense. Vous ne
seriez ni le premier ni le dernier à m'informer que j'ai cessé de vivre,
de compter et de mériter la discussion. Mais votre faire-part des Etudes
du 1 janvier 1 9 5 2 a été lu ici le 1 0 ; et voilà que le I I , à midi tapant,
il m'est arrivé une lettre que ma vénération pour votre caractère et mon
er

profond respect pour votre orgueil de prêtre ne m'interdisent pas de


vous recopier en vous souhaitant, mon Révérend Père, de recevoir la
pareille quand vous serez sur votre quatre-vingt-cinquième printemps :
ce ne sera pas un mauvais certificat de survie.
Je vous prie, mon Révérend Père, de bien vouloir agréer mes hom­
mages et mes vœux de vieillard troyen.
CHARLES MAURRAS

P. S. Mon ami Henri Massis, dont j'attends la visite demain, voudra


bien, je l'espère, tenir à votre disposition l'original de cette lettre avec son
enveloppe et le cachet de l'enveloppe qui l'authentifient. Ne craignez pas
qu'elle me tourne la tête. A défaut de modestie, le bon sens serait là.
Mais, enfin, je n'ai pas inventé ces lignes généreuses qui substituent à
votre De Profundis un Te Deum.
C. M.
1 . Sous la signature du P. Henri du Passage, les Eludes du 1er janvier 1912 avaient publié,
sur le tome 1er de Maurras et flfJtre temps, par Henri Masais, la note suivante : « En raison de
sa longue fréquentation avec les personnalités mises en scène, M. Henri Massis était un témoin
de premier ordre sur l'histoire intime de l'Action fra11faise. Il rapporte des épisodes inédits
en des pages qui se lisent avec intérêt. Il n'a rien oublié. Il demeure fidèle à ses amitiés - ce
dont on ne saurait lui faire grief - comme à ses animosités... Il n'a rien appris, non plus,
semble-t-il, car ses points de vue restent fixés sur les perspectives du nationalisme d'avant­
guerre, malgré le bouleversement du monde actuel. Tout est dit et l'on vient trop tard depuis
que Maurras a parlé. • Dès qu'il eut connaissance de cette note des Etudes, Charles Maurras
écrivit à son auteur le billet ci-dessus.
LE'ITRES DE PRISON

Lettre jointe en çop;e.

Paris, 10 janvier 1 9 5 2.

Monsieur, jeune étudiant en droit, je viens de faire connaissance de


votre œuvre et de votre action. Permettez-moi de vous témoigner toute
mon admiration et de me réjouir de cette rencontre. Ce que je découvre
en vous, c'est une idée de la grandeur nationale, c'est un idéal qui vaut
une vie. Comme mon pays est à l'honneur sous votre plume I Comme
vous le défendez! Comme vous l'aimez ! Comme vous devez souffrir des
erreurs, des mensonges et des lâchetés qui l'accablent I Comme votre voix
lui manque, car vous seul pouviez parler au nom de la France l Votre œuvre
est le témoignage d'un haut sacrifice. Elle est là pour nous redonner
confiance et courage en ces temps d'incertitude. La France a en vous son
meilleur avocat. Vous êtes l'espoir de la relève. Car il faudra bien qu'un
jour elle retrouve la voie de son passé et sa fierté. Il faudra bien qu'elle
reprenne sa place et le sens de sa grandeur. Et cela, nous savons déjà
que nous vous le devons. Monsieur, mes mots sont pauvres pour décrire
toute la joie qui m'envahit. Votre découverte est le sens d'un travail
et d'une lutte. Et · il me presse de m'enfoncer plus avant dans votre
connaissance. Mais sachez tout de suite que je vous vénère. Je connais
le triste sort que des hommes misérables vous ont fait. Puisse cette
modeste lettre vous apporter le réconfort d'être aimé par un jeune.
Avec ma ferveur et mon profond respect.
M. Y. Z. Paris (VI)

A M. X. ÉTUDIANT EN DB.OIT 1

Monsieur,
Quelles étrennes, votre lettre I Cette année comme toujours et plus
que jamais, mes amis m'ont gâté, mais la suprême gâterie me vient de
vous quand vous voulez bien m'écrire, entre tant de belles paroles, que
mon œuvre pourra servir à l'espérance et à la relève de demain ou
d'après-demain. Soya remercié de cette double générosité du cœur et
de l'esprit et veuillez agréer en retour de votre jeune témoignage ce
carton iui n'atteste que ma décrépitude de l'an dernier ou de l'autre
année. J ai plaisir à vous l'envoyer en invoquant l'autorité des belles
vérités qui ne vieillissent pas.
x. A la lettre ci-dessus citée, Charles Maurras avait J:ql0Ddu aussitôt par celle-q.
HOTEL-DIEU DE TROYES

Vous habitez un quartier qui regorge des souvenirs de la première


Action française : la rue du Regard à son départ, l'hôtel du Conseil de
Guerre où fut condamné pour la première fois le traître Dreyfus. Et
vis-à-vis, l'hôtel des Récamier, des cent ou cent vingt Récamier issus
de l'admirable Dr Récamier, médecin du duc d'Orléans et du Maré­
chal Pétain. Un peu plus loin, mais du côté des numéros pairs, la maison
qu'habitait le Père de Tonquédec, du temps où ce philosophe éminent
prenait notre défense contre le verbalisme du fuligineux Blondel. Pas très
loin de là, au n° 44 de la rue du Cherche-Midi, la maison où fut fondée
ou reconstituée la très fidèle Association des Jeunes filles royalistes ...
Vous voyez comme je me suis promené tout aujourd'hui au pays des
ombres. Merci pour elles et pour moi, et croyez, Monsieur, à la très
cordiale et joyeuse ex.pression de mes sentiments les plus distingués et
dévoués.
CH.ARLES MAURRAS

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAUR.RAS

Hôtel-Dieu de Troyes 1 er février 195-z.

Ma petite Ninon,
Ta bienheureuse lettre m'arrive. Enfin, je suis certain que tu as mes
vieilles pages de samedi dernier. Elles ont dû trainer à la police, à la
préfecture, peut-être à la Chancellerie, et je t'envoie ceci par une autre
voie. Le commandant Sicard 1 a dû te donner de mes nouvelles, elles sont
bonnes. Tu les amélioreras en me télégraphiant, le plus tôt que tu les
auras, les nouvelles de mes sacrés papiers...
Je viens de recevoir un beau et généreux colis de Brun. Pourrais-tu
m'envoyer, pour faciliter l'absorption des saintes poutargues, une petite
râpe, une râpe comme on en fait, je crois, pour les ménages de poupées ?
Et que les Dumont, avec eux le Clos d'Albizzi, soient bénis avec Brun 1
J'attends ces présents magnifiques du même cœur que la soupe de
poisson, si elle peut arriver, comme le règne du Très-Haut ! Dès que
j'ai eu les livres de Flam 2 en mains, je les ai lus et relus au point de vue
qu'ils m'indiquent... Mais outre les livres de Flam, je voudrais bien
avoir ici Mes idées politi(JIIIS ••• Ce livre est double : une très importante

1. Président du groupe d'Action française d'Alger.


2. Ses ouvrages édités par Flammarion.
LETTRES DE PRISON

préface de moi, écrite en 1937, à la Santé de Paris, et l'Anthologie de


P. Chardon qui, il in'en souvient, est bien faite. Mais il serait burlesque
d'insérer une anthologie dans un choix d'œuvres capitales 1, dont j'ai
f.récisément banni la politique. Je ne peux bien parler de ce livre sans
avoir sous les yeux. Ma petite Ninon, voilà beaucoup de choses dont
je charge ton dos ! Toujours la femme arabe. Mais je n'ai que toi, et
comme telle, je t'embrasse et te rembrasse en loyal vieillard troyen qui
recommence à vivre.
Ton vieil oncle,
CHARLES MAURRAS

A HENRI RAMBAUD

samedi I 6 février 5 2..


Mon cher ami, lettre d'affaires, pas même un bonjour ni un vivent
vos petits-fils I A bientôt, cela et le reste I Les bouleversements du trans­
fert m'ont fait retrouver la note (mystérieuse) qui semble expliquer
les extravagances relatives à la << prose II du Dépit amoureux ( 1 1) >>, je vous
en informe tout de suite. Cette note cite une << ligne >> de Moliè1e dans
le Sicilien ou l 'Amour peintre, disant : << Le ciel s'est habillé ce soir en
Scaramouche... >> Avez-vous cette ligne ? Est-ce bien une ligne 3 ? N'est-ce
pas un vers au milieu d'autres ? avec d'autres ? Je n'ai pas de Molière
ici. De votre réponse va dépendre ma correction, pouvez-vous me
l'envoyer ? Pardon, mille et dix et cent mille fois merci de tout : j'aurai
bientôt fini I Mes respectueux hommages à qui de droit. Autant d'amitiés
que de mercis à vous,
CH. MAURRAS
Clinique du Dr Gorecki, rue Ambroise-Cottet, Troyes.

I,a. Charles Maurras : Œuvres Capitales, préface de l'éditeur.


2. En retournant à Maurras les épreuves de la Balance intérieure que celui-ci venait de
corriger. Henri Rambaud avait attiré son attention sur une page de la préface où une
addition malencontreuse lui avait fait donner cet alexandrin :
Le soleil semble s'être oublié dans les cieux
vers du Dépit Amoureux (acte V, se. 11) pour un vers blanc tiré d'une pièce en prose.
3. Il s'agit bien d'une « ligne •• Le Sicilien ou l'amour peintre, d'où cette phrase est tirée,
étant une pièce en prose.
HOTEL-DIEU DE TROYES

A HENRI MASSIS

Clinique Gorecki, Troyes 19 février 5 2.

Mon cher ami,


Voilà huit jours d'écoulés depuis votre visite dont j'ai tiré tant de
joie, d'utilité, d'informations précieuses et agréables I Je dois commencer
par vous remercier d'avoir envoyé son poulet au petit Père 1• Il a répondu
et, ma foi, fort bien, si bien que j'ai cru devoir insister pour essayer
de l'accrocher, mais c'est un fin lapin, doublé d'un beau lièvre, et je ne
me fais pas d'illusion. Je pense aussi à votre (ou à mon T11ons-leto11s 2). N'y
aurait-il pas lieu de dire, en note, que je parlais ainsi, dans un billet privé,
d'une exécution toute morale, en suite de vos « jugements » qui ne
l'étaient pas moins? Je suis l'auteur de bien des carnages, tout de
même pas de ce vieux giton !
Vous m'avez laissé un dossier que je ne me lasse pas de feuilleter, car
il est plein de confirmations utiles données à l'essentiel de ma pensée et
de mon action ... Calzant m'a fait demander hier avec une certaine urgence
la lettre de Pujo à Laval 3 ; il convient en effet de la rendre publique
le plus tôt possible, mais comme je tenais le dépôt de vous, je ne l'envoie
qu'en spécifiant avec force, d'en prendre une copie sur-le-champ et de
vous rendre la pièce qui vous appartient.
Quant aux lettres du jeune philosophe 4, en quel monde étrange elles
nous transportent! Il n'y a que des << essences >> et fixées pour l'éternité.
La psychologie des êtres devient un cristal aussi ferme que celui de la
géométrie. L'accident n'existe plus. Ni le mouvement! Chaque être
apporte sa dose fixe de vitalité et de finalité, chacune l'emporte aussi,
et notre homme en sait la charge, le volume et le numéro, en avant,
en arrière, au passé, au futur, comme un premier confident du Père
Eternel! Tout réfléchi, cela permet encore plus de fantaisies que la
simple vue du concret; on peut en prendre à l'aise, je ne dis pas avec
tous les devoirs (cela ne me regarde pas), mais avec toutes les vérités,
et Jean-Jacques lui-même n'est pas plus volatil lorsqu'il dit : << Oublions
tous les faits. » Je me suis amusé, d'après cette méthode assez hurluberlue,
à reconstituer ma propre vie sur les bases naturelles et nécessaires de
ma surdité et de ma solitude inévitable. Pourtant mon animalité « socia­
lomane >> a quelque peu vaincu un obstacle qui se palpait. Les classifi­
cations centrifuges de notre jeune ami font un bel exemplaire de la

1. Cf. plus haut, la lettre au rédacteur des Etudes.


2. a. plus haut, la lettre du 12 novembre 195 1, au sujet d'Anc:ùé Gide.
3. Cette lettre et un autre document inédit, communiqués par Henri Massis, ont paru dans
Aspects de la France, le 20 avril 1952.
4. Jean Mel.
LETTRES DE PRISON
mixture adultère de la philosophie, légitime en elle-même, avec une
historiole aveuglée. Par exemple, celle-ci l'est bien. Ün 'voudrait avoir le
temps de décortiquer tout cela pour lui apprendre à vivre et à penser.
Mais il se rebifferait : je ne le crois point << fou » du tout, je crois qu'il a
un besoin profond de certaines iliusions qui l'aident à vivre et qui
surtout lui assurent ce qu'il croit une liberté. Mon sentiment est que
c'est de la servitude. Et voilà pour lui 1
Ces menus agacements, dus, comme dit votre Pascal, à ce qu'un
esprit tordu nous irrite, ont été largement compensés par le véritable
bonheur que m'a donné la belle lettre de l'amiral Fernet et par le document
qu'ell� m'expliquait 1 • J'avoue que je n'avais gardé aucun souvenir de
11?,a lettre, tl1'lllll, et que j'étais loin de m'attendre à une telle gloire, c'est
bien le mot I Mais .le plus précieux est encore tout ce qui m'y confirme
dans le sentiment, · Ja vue, le toucher du profond réalisme de ce grand
homme. Hélas I Quelle occasion manquée pour la France! On peut dire
que les yes et les ia se sont coalisés pour cette catastrophe pire que
toutes les catastrophes physiques, militaires, civiles, sociales, révolu­
tionnaires ! Avec lui, nous sortions du tunnel de 1789. Nous touchions
à l'air libre. Nous ne pouvons plus avoir de repos sans nous mettre à
faire voir, tâter, souffrir comme il convient, cette immense misère de
1944. Es-qualités, le de Gaulle de 1940 me semble pire que les Daladier­
Reynaud-Mandel avec leur guerre de 1939. Ce sont, en tout cas, les deux
fontaines de nos sinistres. Comment faire pour le redire suffisamment ?
J'y travaille•..
Je vous envoie toutes mes vieilles amitiés. Elles n'ont pas eu à revivre,
mais les voilà bien rafraîchies par votre visite.
CHARLES MAURRAS

A HENRI RAMBAUD

Clinique Gorecki 2 3 féyrier 1 95 2.


Mon cher ami, 'lue j'ai été heureux ce matin de recevoir votre grande
lettre ! Je vous avais transcrit telle quelle une note mal prise, en me de­
mandant ce que voulait ce Sicilien ou l 'Amour peintre à Molière, tout est
éclairci 2, et vous joignez à la confirmation du Scaramouche les plus
précieuses remarques sur le rythme de toute la pièce ou du moins de ses
premières scènes. Molière a-t-il voulu écrire un << Amphitryon >> sans

I. Dans cette lettre qu'Hcnri Massis avait remise à Maurras, !'Amiral Fernet lui disait
quelle approbation le Maréchal Pétain avait donnée, à l'époque, aux vues qu'il lui exposait
dans une lettre dont lui, Maurras, ne se souvenait plus.
2. a. plus haut, la lettre du 16 février 1952.
HOTEL-DIEU DE TROYES

rime ? Ou a-t-il cédé à quelque jeu et complaisance naturelle ? Il ne


m'importe. J'ai pu maintenir mon argument de la préface, non sans
changer le sens d'un terme, mais sans m'éloigner de la vétité. Reste à
savoir comment j'ai pu écrire la version que vous avez si utilement
censurée. Peut-être de la rencontre de deux textes pris en note, dont le
premier s'était égaré, puis de la fusion indue de leurs débris. Mais enfin
tout est sauvé grâce à vous. Merci. Et que d'autres mercis vous apportera
ce courrier 1
Soyez désormais sans inquiétudes sur ma vieille santé. Depuis mon
transfert tout s'améliore à vue d'œil. Je me suis remis au travail, en voici
la preuve. Mais je veux que vous sachiez avec quelle joie j'ai appris
la naissance de vos deux petits-enfants. Mon billet de l'autre jour y faisait
allusion trop vite. Allons, vous avez beau dire, l'âge ne vous courbe
pas et, déjà, vous rejetonnez en branches davantage tirant viguellf' de
l'adulte feuillage. Ne vous moquez pas de me voir estropier le poète
sacré, c'est que je songe à une idée, bien prématurée à mon sens, que
vous vous faites de l'heure de la retraite. Il me semble que, les uns et
les autres, tous, devons rester sur le reinpart et sur le métier parce que
nous pouvons y apporter un concours de plus en plus parfait. Ce qui
faiblit quant à la force est compensé par les accumulations de l'expérience
et de ses leçons, l'Etat bien réglé comporte cette collaboration des
Anciens doublant les jeunes hommes et vice-versa. Vos engagements
de librairie, dont parle et se plaint une lettre ancienne, sont pain bénit,
et ils vous obligent à vous exprimer et à vous définir de plus en plus
précisément, et je ne blâmerai que le temps infini perdu sur mon bouquin
s'il n'était pas à moi, si cette distraction bizarre ne me rendait tant de
service dont je suis aussi confus que reconnaissant! Ne croyez pourtant
pas que je sois ingrat pour la peine que vous vous êtes donnée de me
recopier votre ancien Gide 1, elle est aussi la preuve d'une amitié active
extrêmement précieuse, appliquée à me faire sentir des lumières et des
couleurs dont je ne nie pas la réalité certaine, mais dont l'importance, la
valeur m'échappe. Il me manque, en somme, d'avoir lu, suivi, vraiment
connu cet écrivain. Peut-être aussi est-ce un sens gidien qui me fait
pleinement défaut. Vous m'expliquez, je répète docilement. Et je
m'aperçois que les mots ne s'attachent à rien qui ait du corps en moi.
Je lis avec votre cryptogramme, c'est celui de la Grèce, anarchiste en
tout sauf dans son art, mais diable 1 diable I diable I voyons I voyons 1
voyons I est-ce sérieux ? Cet art éblouissant, parfait et magnétique, cette
synthèse de l'humain et du divin seront-ils mis en balance avec les

1. Sous le titre Andrl Gide, prix Nob,I, Henri Rambaud avait publié, dans le Bulletin du
Lettre.r du15 décembre 1947, un article où la critique essentielle qu'il adressait à Gide visait
son ancienne apologie de l'inquiétude et son refus persistant de se fixer nulle part. • Simple
application, en somme, à la notion d'inquiétude. du raisonnement par lequel Aristote démontre
l'immobilité du premier moteur. &
LETTRES DE PRISON

amusements de ce nouveau Charlot 1, pétit-neveu d'Onan, ou allons-nous


faire rentrer les produits du percepteur Binet dans la statuaire de Phidias
ou la tragédie de Sophocle, - ou vice-versa? Il est certain que Gide
avait un « tour » comme le héros de Flaubert, mais ses ronds de serviette
et ses fourneaux de pipe restent ce qu'ils sont 2 1 Et ses énormités, écrites,
me font penser que nous ne parlons pas, vous et moi; du même auteur.
Vous l'avez vu de près. Moi, non. Tout m'en éloigne. Et me dégoûte.
J'ai honte de ces longues lignes. - Mieux aurait valu vous répondre
tout de suite qu'il y aurait des chances, si vous retraversez Troyes, pour
être admis ici. Je n'ose pourtant l'affirmer. Le préfet de qui cela dépend,
sans être une jolie femme, est un nid de caprices. Ses oui, ses non suivent
un rythme indéchiffrable. Hier, j'ai eu l'honneur de la visite du maire
de Martigues, de son premier adjoint et d'une personne qui s'occupe
de mes intérêts, tous trois ont été autorisés à de fongues visites, mais ni
la mairesse, ni l'adjointe n'ont pu faire autre chose que me donner
un rapide bonjour, bonsoir. Ni elles, ni le maire, ni moi n'avons compris!
Le mieux serait de voir de Lyon ce que l'on répondrait, d'ici, à une
demande écrite de vous : peut-être pourriez-vous exciper de pouvoirs
de Lardanchet en disant que nous avons à parler d'affaires... Mais votre
voyage à Paris est fait. Je crains que l'occasion de nous revoir soit bien
manquée. Comme je le regrette! J'aurais tant voulu vous dire ce que je
vous exprime si mal par écrit I Merci, merci, et merci encore I Votre
œil de lynx m'a bienheureusement décelé toutes sortes d'incohérences
portant même sur le chiffre des strophes, les orthographes, la syntaxe
même, sans parler des ponctuations absentes ou fantasques. Mais je
vous ai bien d'autres dettes sacrées I Oui, les majuscules grecques font
un triste effet. Savez-vous que c'était par un effet de ma paresse pour la
mise des accents? Heureusement, vous y avez pourvu. Par exemple, main­
tenez �c.>7J xoct IJruXTI, ces iotas souscrits sont de trop beaux sujets d'orne­
ment, et puis il faut que l'on voie le datif. Je ne veux pas vous répéter
ici toutes mes marges où vous lirez notre dialogue, mais je mets à part,
en tête, trois pages marquées I, II, III, pour le Frontispice 3• J'aurais besoin
de savoir si mes solutions vous agréent pour les deux dernières strophes.
Ma petite note sur Benda, dans la marge, est incomplète; si j'ai supprimé
le poème et son commentaire, c'est surtout en raison d'un premier propos
sur le même Benda au cours de la préface, et ç'aurait été lui donner
beaucoup d'importance 4 1 Pour Guillemin, voulez-vous m'envoyer
1. Charlot s'amuse, est le titre:d'un roman de Paul Bonnetain, roman naturaliste qui fit
scandale vers 1890.
2. Le percepteur Binet est ce personnage de Madame Botlary, dont Flaubert a écrit : « Fort
à tous les jeux de cartes, bon chasseur et possédant une belle écriture, il avait chez lui un tour
où il s'amusait à tourner des ronds de serviette dont il cncombmit sa maison, avec la jalousie
d'un artiste et l'égoisme d'un bourgeois. • {ll8 partie, ch. 1).
3. Cf. La l34/ance intérie11re.
4. Sur les épreuves communiquées à H. Rambaud et en marge d'un court poème intitulé
Sur 1111 pillard, accompagné d'un commentaire contre Julien Benda, Maurras avait ajouté
HOTEL-DIEU DE TROYES

l'appendice qui le concerne ? J'y mettrai la petite explication du P. D.


qui ôtera toute équivoque. Quant au Malherbe 1 et à son oublilde, je crois
vous avoir griffonné tout l'essentiel. De même pour l'ainsi soit-il 2• Ce
sont des bizarreries peut-être, n'ont-elles pas leur raison d'être ? Pour
le quelque 3, n'y aurait-il pas lieu de desserrer ce lien syntaxique du
xi:ve siècle ? Votre correction n'a pas à être modifiée d'ailleurs, car elle
ajoute de la clarté, et, sur les ténèbres, je suis bien de votre avis, il faut
qu'elles vaillent la peine d'être percées. Vous ne me parlez plus de votre
<< Jean Paulhan » 4• A quand ? Et quand sort le << Stendhal » ?
Tout cela est attendu bien impatiemment. Il ne faut pas que je vous
assoupisse. Il me semble que Mme Rambaud et vos enfants ont bien du
mérite à ne pas me prendre en grippe pour toute la besogne dont je vous
ai bourré ces temps-ci. Dites-leur encore ma reconnaissance, mon
amitié. Respectueux hommages à qui de droit. Je vous serre la main
de tout cœur.
CH. M.

Oui, certes, revoyez vous-même la mise en pages 1 Personne ne peut


s'y appliquer comme vous. Mais quelle confusion! Encore un coup,
merci !

cette note : « Massis était venu me demander de la part de Lardanchet la suppression du


Guillemin et du Benda. J'avais accordé le retranchement de ce dernier. Je l'ôte donc. t -
Au sujet de Guillemin, cf. plus haut, la lettre du 29 septembre 1944.
1. - Œ. LA Balance intérieure, p. 160 : A ],an Moréas.
Ton art el ses tlef'llls d'fllldace el de sup,rb,
Leur goût sé1lère el grand, le mérite, l'bonnmr
Du mot mis en sa pwe, oubliés de Malh,rb,,
Déclarèrent en toi le Maitre et le Seigne11r.
Maurras soutenait, contre Rambaud, le maintien de la formule • oubliés de •• ce • de • impropre
étant destiné, disait-il, • à faire trouver, sans trop de mal, le • depuis • latent •·
2. Il s'agit de la dernière strophe du poème : Ainsi soient-ils (LA Balance intérieure).
Car le Dieu réllnit ce tJII'a disjoint I'Abime !
Quatr, vents, slrlliteurs de laflamme, OCÇ(Jllf'tz_
El matière, soit-il, en sa forme sublime
L'Immortel de nos Morts ainsi régénéré.
texte
3. Dans la seconde strophe de l'Iflllitalion à la nage (LA Balance intérieure), le était alors :
NOHS n'aimons plus à border le rivage
Quelque bon vent jJlliss, y rollier lt()J &orps I
Maurras avait fini par substituer qtd ramiM à • puisse y rouler t.
4. Sur la Lettr, à ],an POIi/han, voir plus haut, la lettre du 5 novembre 1951. - Quant au
Stendhal, il s'agit d'une édition des Ecrits intimes de Stendhal à laquelle H. Rambaud travaillait
depuis de longues années.
3 14 LETTRES DE PRISON

POUR HENRI .RAMBAUD 2.3 février 195 2 .


- Sur la strophe IV du Frontispice et son « mais » incongru.
Ce « mais >> est une mauvaise habitude de moi, un mais = magis,
<< de plus », « plus fort encore ». C'est du langage individuel, inopérant
et nul, sinon pernicieux.
Un simple << et » ne serait peut-être pas sans pertinence. Mais la strophe
suivante commence par un Et qui me paraît inamovible.
J'avais d'abord mis « Or », puis l'avais trouvé trop solennel. Mais
la strophe ainsi amorcée porte une nouvelle assez importante pour
justifier cet « or ».
Je rétablis donc l'or.
Mais : qtlid censeas?
- Note sur la Ve strophe du Frontispice.
Je la prends par les oreilles comme un lapin malade et crois apercevoir
d'où me vient le grand mal.
C'est de n'avoir pas pris garde que les << demi-dieux », surtout << vain­
queurs >>, ne pouvaient être pris forcément en mauvai�e part, bien que,
en esl!rit, j'opposasse ces démons de la sensibilité irritée, dionysiaque, à
la sa.tnte sérénité des grands dieux.
Il faut donc commencer par épurer ce second vers. Ceci vous satis­
ferait-il?
Bacchanale emportée à d'if!iusles vainqueurs,
ceux-ci pouvant être facilement identifiés aux forces illégitimes de la
déraison viscérale ou de la sensibilité révoltée.
D'autre part, je ne comprends pas très bien votre objection à enchaînée.
N'enchaîne-t-on pas une danse, une ronde quand on joint les mains
pour la former? Et le nouveau classique, marquis de Sade, ne crie-t-il
pas : Enchaînez. I à des gens qui se tiennent autrement que par la main ?
Mais, si le terme est obscur ou amphibologique, il ne me paraît pas
difficile de le remplacer. J'ai déjà pesé, éprouvé des verbes comme lier,
nouer, avec toutes sortes de modifications pour le premier vers, en vue
de substituer un verbe singulier au futur pluriel de cesseront, et puis,
je me suis avisé de recourir à l'antonyme d'enchüîner qui semble assurer
un meilleur texte et qui ne change rien au sens, et continue d'opposer à
l'émotion, - heureuse ou non, - mais perturbatrice, l'ataraxie du vers
final. La strophe serait donc :
Et 1 la Fête ou le Deuil, la Tristesse ou la Joie,
Bacchanale emportée à d'ù!iustes vainqueurs,
Cessent de déchaîner leur ronde qui flamboie 2
Dans la mâle poitrine oil commande ce Ca/lT' I
Mais toujours et partout, quid censeas l.••
I. • Le point que vous aimeriez à la fin de la strophe IV ne ferait-il pas obstacle à la conjonc­
tion el, qui ouvre cette strophe V ? • (note de Ch. Maurras).
2. • Ou peut-être : S'ar rllenl d'ençhainer la ront/4 qNijlamboi, • (note de Ch. Maurras).
HOTEL-DIEU DE TROYES

A HENRI MASSIS

2 mars 195 2.

Mon cher ami,


Je suis honteux et navré de mon silence de près d'un mois I Vos
souvenirs, vos documents si concluants m'ont cependant suggéré, ou
plutôt apporté des réflexions perpétuelles au long de la petite crise
physique traversée en février. Ils ont éclairé la fourbe de Dansette et
la mauvaise qualité de son parti-pris. Ce qu'il y a de curieux, c'est que
je ne me rappelais plus du tout l'espèce de partage de besogne entre
vous, Maritain et moi, que raconte Dansette et que vous confirmez 1•
Ce qui est présent à mon souvenir de cette soirée inoubliable, c'est
1 le questionnaire très judicieux de l'abbé (Van den Hout); zo la satis­
°

faction très claire que lui donnaient nos réponses ; 3° le mot rapporté
du Cardinal (Mercier) : « La position de M. Maurras est inexpugnable >>
que Dansette nie sans preuve tJIIOd grati assenti gestes negati, et vice versa.
Vous me rappelez très distinctement aujourd'hui (ou plutôt vous me
le rappeliez le 7 février) ma réponse relative à l'agnosticisme de Comte.
N'ai-je pas parlé, à ce propos, de son double, Ritti, l'ami de [Léon de]
Montesquiou? C'est possible, ce n'est pas sûr, mais c'était sur la pente
de ce plan d'idée. Ritti en était venu à une espèce de Dieu créateur
subjectif à l'humanité ; vous voyez cela i Cependant, je fais toujours de
vains efforts pour me rappeler cette distribution des besognes à laquelle
je n'avais rien compris en lisant Dansette 1• Mais cela n'a pas d'impor­
tance.
Mille amitiés en toute hâte et pardon de mon absurde retard.
Bien cordialement à vous, avec tous mes mercis.
CHARLES MAURRAS

1. Le referendum sur les « Maîtres de la jeunesse • organisé à Louvain par les Ctthi1rs àe
la ]eNlll!sse befu en mai 1925, rcferendnm qui avait donné la première place à Charles Maurras,
avait suscité dans les milieux catholiques de Belgique des débats si passionnés que le Car­
dinal Mercier, archevêque de Malines, voulut lui-même s'informer. Un prêtre de Bruxelles,
l'abbé Van den Hout, directeur de la Revue catholipie der Idéu el des FaiJs, passa à Paris une
soirée entière avec Maurras, Maritain et Massis. Le mandataire du Cardinal Mercier avait
une liste de questions qu'il leur posa. Aucune ne fut omise ni laissée sans réponse. Pour les
démêlés avec Dansettc, cf. Mmlrras et notre temps, t. II.
2. Cf. A. Dansette, op. cil., p. 583. - A la demande de l'abbé Van den Hout,
Charles Maurras avait promis d'exposer à nouveau ses principes politiques, Jacques Mari­
tain s'était chargé de les confronter avec le dCTOit des catholiques, et Henri Massis de
montrer ce qu'avait été l'influence de Maurras sur les esprits de sa génâation.
LETTRES DE PRISON

A XAVIER VALLAT

Clinique Gorecki 2 mars 19 5 2.

Mon bien cher ami,


Je suis bien en retard avec votre biheto du 15 février; c'est qu'ici les
frais que je cause à la République et la vie inimitable que j'y mène
m'ont rendu paresseux. Et puis, j'ai repris mon Pie X. Et puis, j'ai bayé
aux corneilles, vu beaucoup de monde, beaucoup rêvassé à toutes les
nouvelles si variées et si contraires que m'apportait chaque matin.
Il m'a fallu ensuite résoudre une incertitude de mémoire ou plutôt deux.
Je suis bien sûr de ne pas vous avoir dit mon enthousiasme et ma grati­
tude pour le magnifique Cloaca de Bruno Durand, mais vous en avais-je
seulement accusé réception? Et puis, 2°, vous ai-je écrit, comme j'en
avais le projet, que l'indécence de Notre-Dame aux obsèques de Barrès
était peut-être due à la négligence ou à la distraction d'une femme de
chambre? Car l'héroïne de l'affaire était une bien digne personne, et
j'aurais honte de la calomnier, même anonymement 1 • Rouler dans sa
tête deux incertitudes n'est pas de très bonne hygiène épistolaire. Vous
me direz : raison de plus, une lettre eût tout éclairé I Ce n'est que trop
vrai. Il est encore plus vrai que l'indécision favorise l'aboulie et l'inertie.
Excusez-moi donc 1
Je suis de plus en plus inquiet des pauvres affaires françaises. Où
nous mène-t-on? Le manque de vigueur de l'opposition, l'encombre­
ment forain créé par la Grande Asperge 2, l'audace de tous ces malfaiteurs
à la Schuman, à la Bidault, leur servitude anglo-américaine et leur arrière­
pensée d'un retour au bipartisme, quel sale tableau I Je ne me fais aucune
illusion sur mes faibles forces, mais, comme malgré tout on voudrait
se mêler à la bataille et tâcher d'aboutir (au moins) à la position correcte
des questions vitales! Cette confusion générale fait pitié. Va-t-on tra­
vailler à dissoudre cette Chambre de droite? On me dit ici que, dans ce
cas, de Gaulle triompherait. Est-ce exact? En serions-nous plus avancés?
J'enrage! Vous devez enrager pour d'autres choses, mais sans doute bien
convergentes I Pour parler d'autre chose, savez-vous qu'il a été question
de m'envoyer à Blois, maintenant à Tours? Mais je me perds dans ces
histoires et n'y veux pas penser.
Je vous prie de présenter mes respectueux hommages à Mme Xavier
Vallat et de recevoir toute ma vieille amitié bien reconnaissante.
CHARLES MAURRAS

x. Cf. plus haut, la lettre du 21 décembre 19p •


.z. Le général de Gaulle.
HOTEL-DIBU DE TROYES

A MONSIEUR HENRY BORDEAUX, DB L'ACADJ3MIE FRANÇAISE


Clinique Gorecki 7 ou 8 mars 195 2.

Mon cher ami,


C'est seulement hier que sont venus Hélène et Jacques, avec mon
gentil filleul François Daudet. Ils m'apportaient ensemble votre belle
lettre, votre belle et précieuse lettre du z6 février, et me dirent et
redirent toutes les sortes de nouvelles auxquelles vous avez ouvert la
voie, ce que je ne finis pas de ruminer et de méditer depuis vingt-quatre
heures. Comment vous exprimer ma pensée? Mais avez-vous lu de moi la
lettre (une lettre qui est partie vers votre Chaussée de la Muette il
doit y avoir une huitaine de jours), qui vous disait ma gratitude? Bons
Dieux, mais qu'est ce mot Basque pour tout ce que j'ai sur le cœur l
Merci et puis quoi 1 Je pense à toute la peine que vous vous êtes donnée,
à vos démarches, celles de l'Académie, celles de l'Elysée, et à toute la
courageuse et affectueuse reprise de votre opiniâtre dévouement. Mon
cher ami, je pense à ces ennuis, à ces tribulations, dans votre mauvais
état de santé, à l'effort que vous n'avez cessé de reprendre que par devoir
d'amitié et, je pense, passion de justice. Comment vous dire cette émo­
tion qui s'accroît au fur et à mesure que je pense plus et mieux à chacune
des étapes de cette action difficile, dont aucune fatigue ne vous a détourné,
et puis, ce dialogue I Les échanges de vues de votre intervention et de
Notre Maxime et la majestueuse réponse sur les otages 1 • Cela est beau
comme l'antique. Ne croyez pas que je sois injuste. Votre récit est
transparent, il me montre en clarté ce qu'il y a de bonne grâce sincère
et spontanée chez ce haut magistrat français qui veut se rendre digne
de ses visiteurs. Une coquetterie supérieure a dû intervenir en déployant
derrière elle des siècles de vieille culture. Non ? N'y a-t-il pas un peu de
cela, et c'est très beau ainsi : pour finir, en somme, cela est fait de vos
mains, cela est Vôtre, comme n'importe quelle parole partie du J?rofond
de votre amitié. C'est cette amitié dont je suis fier autant qu ému et
touché. Comme j'aurais voulu que vous fussiez mon hôte, ici, afin
de vous donner la sensation délicate de la manière dont je vous ai suivi,
compris, remercié ! François II avait dressé une espèce d'état des conver­
sations, informations, dans leur suc et leur ordre, qui ajoutait encore

1. Henry Bordeaux et Maxime Real del Sarte étaient intervenus à l'Elysée et avaient
obtenu pour Charles Maurras la grâce médicale sans tlllCllfl4 restriction. Et Henry Bordeaux
racontait : c Maxime Real del Sarte avait même proposé au Président cette image : « Si un
chien de garde est détaché de sa chaîne, vous ne voudriez pourtant pas empêcher qu'il bondît
dans l'espace qui lui est offert? & Et le Président avait souri à l'idée que nous pouvions nous
offrir comme otages; je crois que ce symbole l'avait convaincu. &
z. François Daudet.
LETIRES DE PRISON

à votre lettre en les révélant comme des filigranes des sentiments plus
propres à m'enchanter. Naturellement, nous avons longtemps causé,
et à fond en nous servant de vos derniers mots. Il n'y a rien de plus
naturel et je veux ajouter, de plus légitime, que cette préoccupation
de prudence; le contraire, après tant d'efforts, eût été anormal et presque
choquant, étant donné l'accueil, les promesses, l'allure du libre entre­
tien. S'il y a de ma part un mais (or, hélas·! il y en a un), c'est qu'on ne
peut demander des fraises à un pommier, ni du sucre à l'eau de mer.
Que veut-on que je fasse? Une liberté sans article de polémique? Et
que peut-il y avoir de commun entre un abstinent imaginaire et le
vétuste moi qui n'a cessé d'écrivailler et même d'imprimer sur toutes
les batailles possibles depuis 1944? Tout mon premier effort consista
uniquement à organiser l'envol de mes papiers malgré les barreaux et
les grilles; et ce silence intéressé, prudent, serait gardé durant la véritable
tragédie que la France est en train de vivre ! Je n'exagère pas mes forces,
ni ma volonté, mais diable! Diable! On songe, on s'emploie à me rendre
oisif. A cette perspective (je ne dis pas : à ce prix, je sais que ce n'est pas
un prix), il n'y a de possible que le retour du vieux prisonnier à Clair­
vaux, dont les supplices .n'étaient pas très redoutables. Il me faut vous
exprimer, et encore et encore et toujours, du plus profond de mon amitié,
tout ce que la vôtre, si généreuse, lui inspire d'admiration croissante
et toujours de plus en plus motivée. Et oui, trois fois devant un Pape,
deux fois devant un Président de la République, vous aurez défendu
l'enragé compagnon de votre jeunesse, sans donner un regard à tout
ce qui pouvait le distinguer de vous, ne voulant perdre de vue une seule
des consonances et des nuances de la Justice 1 Non seulement elles ont
été parfaitement connues et saisies dans tout ce qui émeut la plus vio­
lente gratitude, mais là même où nous ne sommes pas tout à fait d'accord.
J'admire la délicatesse de votre pensée depuis A jusqu'à Z I C'est de
bout en bout le même cri Pulchre, Recte, Optime, qui sort de ma plume d'un
bout à l'autre de cette réponse, qui n'a rien d'académique, mais qui me
fait penser aussi à vos deux éloges, celui de juin 1939 et celui de janvier
ou février 1945, l'un de bienvenue, l'autre d'adieu, tous deux si cordiaux
et, encore une fois, si amis. Décidément il n'y a que ce dernier mot qui
vaille. Prenez-le. Prenez-en tout le sens et toute la force, je vous l'envoie
de tout cœur.
CHARLES MAURRAS
HOTEL-DIEU DE TROYES 319

A HENRI RAMBAUD

n mars 195 2.
Mon cher ami, mille grâces et dix mille grâces nouvelles, j'ai ce 1 1 mars
votre lettre du x er t Comme�t a-t-il fallu dix jours à vos belles pages
pour couvrir ces quelques centaines de kilomètres? Par bonheur, ceci
ira plus vite, et c'est une adhésion complète. Oui. Pas d'autre mot. Pas
même de scrupule pour les emprunts que je vous fais, l'offre généreuse
emporte tout, et je n'y puis ajouter que ma gratitude très vive. Le
soit de la strophe 4 est en effet la solution rêvée, au delà du mais, de
l'et et de l'or 1. Soit ! soit ! il me semble que je n'ai jamais dit d'autre mot
de toute ma vie. Habent suafata ! C'est une espèce de prédestination, me
murmure le démon de l'orgueil. De même, je vois, grâce à vous, mais à
vous . seul, le . défaut persistant de vai..,,,.s. � . di111X inflri_eur.r sont
parfaits (peu importe 1a consonne d'appui à la nme) · et t1ssm111 reprend
t9ut ce qu'il y avait de valable dans vai11tj1Hllf"S. i!I
Bacchanale asseroie aux dieux inflrieurs est la perfection même. Comment
vous en remercier? Figurez-vous que le flamboie m'a toujours causé le
même scrupule obscur I Au point même d'y redouter une espèce d'amphi­
bologie et même un contre-sens. Mais quoi ! Inverser tnstesse et joie
me semblerait plus grave, car c'est le ton du poème qui en souffrirait,
son mouvement aussi. Le moins mauvais (ou le moins pire) me paraît
être de se résigner et d'accepter, comme vous y inclinez. Je vous renvoie
donc votre dactylographie, en signalan.t qu'au vers u il manque une
syllabe, « un jour ou l'autrejour •· Tant mieux si, amendé et poli- comme
il convient, et grâce à vous, le livre fait son chemin. Oui, cela va à contre­
fil de ce que veulent imposer les « marchands du temple » 2 • Peut-être leur
embûche même servira-t-elle à trouver le défaut et la faille par où péné­
trer. Ce que -:-ous me dites de Mauriac Ge n'ai J>a8 pratiqué Greene) est
tellement vrai I Ces gens-là ne sont que sophisme, et de quelle basse
qualité ! Et comme ce qu'il y a de plus beau dans la surnature est humilié
par les offensives contre la nature I Mais quelle intrépide mauvaise foi 1
Il est impossible que tout cela ne finisse pas par être compté et expié. Je
viens de lire l'abrégé hideux du nouveau livre de Rebatet 3• C'est une
illustration nouvelle de ce que vous dites. Sur Gide, je vais avoir soin
de lire cet E.nfant prodtgt1e dès que je le pourrai, car enfin je n'aime pas

1. Voir plus haut, la lettre du 23 février 1952. Henri Rambaud avait proposé : Soit / Du
pied des bû&hers QIIX langues de leur Flamme•••
2. Henri Rambaud avait écrit à Charles Maurras le 1er lllllIS 1952 : • .Aujourd'hui même,
en France. je suis frappé de voir la quantité de gens qui désirent de la littérature saine et non
les sottises qu'on leur présente. Le malheur est que les marchands du Temple faussent le
jeu, en pressant d'admirer les niaiseries ••• •
3 . Lucien Rebatet : Lei dellX étendards. Paris, 19 51.
21
320 LETTRES DE PRISON
à vivre dans l'erreur. Mais ce qui fait le cœur de ce livre inconnu, étant
une erreur capitale, doit être payé de quelque façon, même esthétique­
ment. Je veux dire que même la perfection de Laclos, partant d'une vue
fausse, en souffre dommage littéraire: de même, l' « anti-aristotélisme >> 1
de Gide doit être payé par quelque défaut de l'art. Non ? ou les deux
domaines distincts sont-ils en outre séparés? Je voudrais bien votre
avis. Dans ma lettre il y avait un estropiage de Ronsard, ces vers me bour­
donnant dans l'âme :
Et ryetonne en branches davantage
Tirant viguellf' de son propre dommage

« l'adulte feuillage » est de mon cru, parce que j'y voyais votre situation
de très jeune grand-pète. Oui, je comprends, sans l'approuver, ce qu'il y
avait de fierté dans votre excès de modestie et dans votre timidité, mais
c'est un luxe moral qu'il ne faut pas entretenir indéfiniment, et, à mon
avis, vous avez tout à fait raison de ne pas être dupe de cette virtù;
le moyen est d'aborder les grands sujets, au point où quelque contem­
porain les porte : à c.et égard, je trouve l'idée d'écrire à Paulhan excellente,
car il s'est placé au premier plan, la question qu'il soulève est vitale, et
l'on peut de là à /tii, comme de lui à là, joindre le grand public, dont
l'applaudissement ne peut faire question dès que vous l'atteindtez ou
l'aurez atteint. L'important est de ne pas vous laisser faire une réputation
de confiné, de secret, de cryptique, comme l'ont tenté certains critiques
de votre dernier Gide. Vous avez tout à fait ce qu'il faut pour déboucher
en pleine lumière et dans le plein jour du franc-parler, je ne vois absolu­
ment persOlllle qui soit aussi bien armé, éclairé et muni pour le redresse­
ment de l'esprit public. Reste à prendre sur vous d'élever la voix et de
l'imposer. Croyez-moi, l'âge n'y fait rien. Au contraire! Vous vous senti­
rez plus ferme et plus fort de toutes vos expériences. Non, je n'ai pas
encore communication de mon décret. On me parle de Tours, oui :
peut-être y serai-je vers le 2.0. Quelle joie I Au cas où vous auriez quelque
chose d'urgent à me dire, faites passer par le Dr Blouet 1 2. 4, rue du
Général-de-Gaulle, Troyes. C'est un véritable ami qui me suit jour par
jour. Il fera suivre tout de suite. Ce chapitre de l'amitié m'offusque et
me rend parfois confus; la vie m'a gâté sur ce point. Je n'ose plus en
parler, à peine si je veux y penser, tant cela est beau - mais regardez
votre missive 1 - Merci encore, mes respectueux hommages à
Mme Henri Rambaud, mon souvenir autour de vous, amitiés aux chers
petits, et de tout cœur à vous, mon cher ami.
CH. M.

1. Dans sa lettre à Maurras du 1er mars, Henri Rambaud déclare que Gide « est essentielle­
ment un anti-Aristote •• du fait que pour lui il n'y a pas d'arrêt, pas de but.
HOTEL-DIEU DE TROYES 321

A HENRI RAMBAUD
1 4 mars 195 2.

Mon cher ami, ou ma plume a beaucoup fourché, ou je ne me suis pas


associé à qui vous faisait le reproche d'être difficile ! J'y voyais, au contraire,
un trait méchant, un signe d'inimitié jalouse, cancan de sottise mal­
veillante sans plus, et je n'ai pas besoin de vous dire quelle idée, tout
autre, j'ai de votre art et de votre goût. Mais mon conseil était exprès :
ne vous laissez pas faire, ah I non. Il est capital de poursuivre ce mensonge­
là partout où il se fourre, souple et serpentin comme il est. C'est ainsi
qu'on peut détruire le désir, le plus juste désir de connaître votre pensée.
La visée de cette calomnie trouvée je ne sais où m'avait indigné. D'où
mon cri. Merci de toutes les nouvelles peines que vous vous donnez
encore. Je ne sais si j'ai bien établi sur ses pattes la note où je veux exo­
nérer le P. D. Guillemin de tout mauvais soupçon gidard. Mais j'ai dû
le faire. Sinon, vous m'en auriez prévenu. La sortie de cette Balance
va coïncider avec mon exode d'ici. Le substitut du procureur de la
République est venu me dire cet après-midi que c'était signé. On me dit
que je pourrai être à Tours vendredi. Je n'ai rien demandé, et vais
travailler à la révision, seule chose qui ait de l'intérêt. Enfin, mille
amitiés, dix et cent mille grands mercis, et mes respectueux hommages à
Mme Henri Rambaud. Vœux à tous les vôtres.
CH. M.
SAINT-SYMPHORIEN-LES-TOURS
Clinique Saint-Grégoire
2.1 mars 1952. - 16 novembre 1952.
A HENRY BORDEAUX
zz mars 1 9 s z.

Mon cher ami,


Je suis libre, libre, libre depuis trois jours, et je vous dois cette liberté!
Encore mon très grand merci pour tant de courage, de ténacité d'esprit
dans la conduite de cette affaire difficile et délicate où vous aviez un si
mauvais client, et des juges... ma foi, des juges d'aujourd'hui ! Votre
intelligente manœuvre a tout emporté. Je dis :. tout. Car, ici, le Préfet
a déclaré à Calzant que je pourrais aller où je voudrais dans son départe­
ment. A Troyes, le directeur de Clairvaux est venu me dire d'aller me
faire pendre ailleurs. L'écrou étant levé, il n'y avait plus rien à tirer de
moi! Si d'ailleurs votte nouvel ami Vincent A[uriol] a prétendu limiter
sa magnificence, il n'y aura pas trop réussi. Je lui ai répondu par une
épître très appliquée, et sans doute courtoise, que j� vous enverrai
quand j'en aurai copie.
Plus intéressant : un de mes collaborateurs est arrivé hier, nanti de
votre Marie Mancini 1 qui m'est dédiée et qui porte une belle dédicace à
quelqu'un de nos autres amis. Les cinq premiers chapitres, surtout celui
de l'éducation littéraire du roi, m'ont fait plus de plaisir encore que la
première fois. Mais ... mais ... mais... ce second cardinal Mazarin, le frère,
que vous envoyez en Catalogne et, pour y mourir, à Rome, ne savez­
vous pas qu'il fut archevêque d'Aix? J'espère vous montrer son por­
trait à la maison. N'y était-il pas quand vous l'avez traversée? Je vous
prie de présenter autour de vous tous les plus reconnaissants hommages
de mon respect et de croire à ma vieille amitié comme à tous mes vœux
vengeurs, et à bientôt j'espère.
CHARLES MAURRAS
1. Henry Bordeaux : Marie Mancini. Monaco, 1944.
LETTRES DE PRISON

AU DOCTEUR ANTOINE BWUET


22 mars 1 9 5 2.

Cher docteur et grand ami, je sais que mon Jacques vous a téléphoné
hier, puis visité sans doute aujourd'hui, mis au courant de tous les
incidents de notre belle course et de notre heureuse arrivée 1• Le petit
accroc d'Orléans ne mérite pas qu'on le compte, et tout s'est fort bien
soutenu avant et après. Nous avons bien fait de prendre le parti de
l'en avant et d'en finir avec une situation absurde compliquée par la
mauvaise volonté des intermédiaires. Je n'ai plus de policiers dans le dos
et le chef de ceux qui m'ont accompagné a réclamé une attestation de
moi, qui équivalait à un certificat de bonne vie et mœurs. Vous voyez,
c'est nous (jllÎ sont les princesses !
Mais grâce à qui, docteur? Grâce au docteur Blouet et à son admirable
campagne qui, sans rien coûter à mes droits, m'a rendu la liberté physique.
Et si ce n'était que cela i Mais il y a plus et mieux. Son amitié. Ses atten­
tions si constantes, son émouvante volonté quotidienne de m'obliger
de toutes façons I Cet office de sympathie si fidèle qu'il a répandu sa
contagion autour de vous et a créé autour de moi l'atmosphère d'une
faveur bien imméritée et pourtant bien précieuse I Il n'y a qu'un pauvre
petit mot pour vous peindre mon sentiment, c'est celui de merci, mais
il est bien court, vague, banal, pour tout ce que je voudrais lui faire
porter ! Il faudrait qu'il pût raconter toute cette merveilleuse histoire
depuis la première consultation de janvier à août, et du 10 août au
9 février et au 2 I mars. Cela ne se résume pas, mais se revit par tous les
points sensibles, reconnaissants, fidèles, d'une mémoire attentive, et
alors merci s'agrandit et prend les proportions dues.... Merci, merci,
merci toujours, cher docteur ! Je vous vois encore faisant signe au bord
de la route et vous rends ce signe de loin .
CH. MAURRAS

1. Le voyage de Troyes à Tours, où Maurras venait d'être transféré à la clinique Saint­


Symphoricn. Au cours de cette • course •• en visitant la cathédrale d'Orléans, il avait été
pris d'un malaise sans gravité,
CLINIQUE SAINT-GRÉGOIRE A SAINT-SYMPHORIEN 327

A MONSIEUR LE CHANOINE CORMIER 1

.24 mars 195z.

Monsieur l' Abbé,


Très sensible à l'honneur que vous me faites et aux bontés de Mon­
seigneur 2 comme aux vôtres certes, je vous serai très reconnaissant de
cette aimable et charitable visite inspirée de tant de souvenirs, de senti­
ments, d'amitiés qui nous ont été et nous restent communs. L'image,
la noble image si bien évoquée par vous, M. l'Abbé, de mon vieil et
cher René Benjamin, sera, entre nous, le premier et le plus éloquent,
le plus émouvant des interprètes. Quel ami ce fut I et de quel cœur géné­
reux, tout en effusion hors de lui! Sa prodigieuse 6nesse d'esprit ajou­
tait de la subtilité à son âme. Vous ave2: été le bon ange en le visitant
souvent dans ]'affreuse et indigne épreuve qui le révolta tout entier.
Pauvre ami Benjamin! Il sera heureux, j'en suis sûr, de nous entendre
parler de lui comme il aimait qu'on en parlât, c'est-à-dire avec une
sympathie voisine de la tendresse; et puis ce sera en Français, en Fran­
çais irréductible qu'il était et que nous sommes, que rien ne peut nous
empêcher d'être, tenus que nous sommes aussi de justifier ce beau titre
comme de servir, chacun à notre manière, ce beau pays si massacré.
Phis on essaye de souiller son nom et plus dans un air supérieur, où il
y a du passé et de l'avenir, on le sent qui monte et qui brilfe. Comme l'a
dit votre grand poète vendômois : << La France semble un saule verdis-'
sant, Plus on le coupe et plus il va poussant »...
Une injustice, deux injustices, mille et cent mille injustices ne tiendront
pas contre cette loi de notre histoire, et tous les éléments semblent réunis
déjà, en vue de quelque renaissance, sinon très prochaine, du moins cer­
taine et magnifique.
C'est daris cette espérance que je vous prie, Monsieur l'Abbé, de
recevoir et de vouloir bien transmettre à Monseigneur les respectueux
hommages de ma reconnaissance profonde, avec l'expression de-mes
sentiments les plus dévoués.
CHARLES MAURRAS

1. CT. Chanoine A. Cormier : Mes entretiens de prêtre aveç Charles Matin-as. Mars-novembre
1952. Paris, 19B·
2. Mgr Gaillard, archevêque de Tours, qui avait chargé le Chanoine Cormier de faire
visite à Maurras, dès son arrivée à la clinique Saint-Symphorien.
LETTRES DE PRISON

A HENRI MASSIS

Saint-Symphorien. avril 195 z.


Mon cher ami,
Ce dissident 1 est largement pourvu de tout ce qui distingue les
dissidents, un entêtement à l'épreuve du fer et du feu. Il sait tout, règle
tout, ordonne tout. Mais le malheur est que le maréchal Lyautey, par­
lant à ma personne, de,11111/ des tlmoins qui ne sont pas toul mort.•·, s'est
parfaitement exprimé en sujet respectueux et même enthousiaste de
Mgr le duc de Guise. Son faux « légitime », à la mode de Parme, que j'ai
bien connu aussi, n'a pas duré. Le maréclui.l est mort dans la fidélité à
la loi du Royaume...
On a souvent invoqué le nombre, l'écrasante majorité des « légiti­
mistes » de 1 8 8 9 qui reconnurent la légitimité des princes d'Orléans.
Ils avaient aussi pour eux la qualité : Charette, La Tour du Pin, qui
n'étaient ni « -bourgeois •• ni « embourgeoisés », sont les fils aînés de
vieilles familles françaises. Mais ni le nombre ni la qualité ne comptent
pour nos dissidents. Or le nombre même redevient précieux et vain­
queur quand ils croient pouvoir compter quatre cents des leurs à Saint­
Augustin 2 1 Le mot « poignée » d'assistants a été emprunté à la presse
d'informations. Comme toujours le dissident suppose d'épouvantables
perfidies avec lesquelles on lui a fait des torts mortels. Il n'oublie que
de le prouver!
Mes respectueux hommages très reconnaissants à Mme Henri Massis
qui a bien voulu vous accompagner dimanche. Mille amitiés, autant
de mercis, mon cher ami. De tout cœur votre
CHARLES MAURRAS

A XA VIER VALLAT
24 avril 5 2.
Mon cher ami,
Votre terrible lettte m'attendait bien sur ma table pendan; notre
délicieux séjour à Saint-Cyr. J'ai été bien content et heureux de vous
revoir, de recauser avec vous de toutes les choses créées, de faire tout

1. Cf. plus haut, la lettre à Henri Massis datée de juin 195 1.


2. Où, le 21 janvier, ils se réunissent pour la messe anniversaire de la mort de
Louis XVI.
CLINIQUE SAINT-GRÉGOIRE A SAINT-SYMPHORIEN 329

à fait connaissance avec M. de Durfort, de saluer son fils et de découvrir


le jeune M. de Varine, déjà orphelin de père et que l'entrée en religion
de sa mère réduit à l'abandon temporel complet.
Mais, par exemple, sur le « pieux sophisme », nous ne nous entendons
pas du tout! Je veux dire sur le sens de mon grincement. Qu'il y ait
d'un côté ce Bien des Biens, de l'autre le mal du monde, et que l'on cons­
tate les deux, cela revient à tenir les deux bouts de la chaîne, comme dit
Bossuet; il n'y a qu'à le faire quand on le peut. Mais la cause de mon
scandale tient à ce que l'on présente comme 1111e explication ce qui n'expli­
que rien du tout, mais accroît, mais avive et aiguise l'incompatibilité
des termes, sous prétexte de les unir I De Roux ne fait d'ailleurs que ce
que d'autres, et des plus hauts, ont fait avant lui, y compris Bossuet
déjà nommé, et Pascal, et tous, hautes autorités qui ne changent rien au
fond. La tentative d'explication avoue le recul effrayé de l'esprit. Qu'elle
soit vaine, c'est l'évidence. Je n'essaie nullement de vous en convaincre,
ce serait inutile, et je ne sais pourquoi je vous ai fait part de mon émo­
tion, vieille d'un demi-siècle et plus, sinon par la vue de la découpure
isolée, de cette conclusion sur un bout de papier que nous me tendiez
l'autre jour. Pardonnez-moi, je vous en prie, car je suis d'habitude,
plus maître de moi. Et ce n'est pas pour rien, comme je vous le disais,
que, vers la trentaine, j'ai mis au clou cette « plume philosophique »,
comme dirait Comte, et cette habitude de publier �s philosophèmes,
que j'aimais tant! Je n'avais aucune envie de défaite, même dans l'âme
d'un seul, ce que tant de générations des miens avaient cru et adoré;
c'est ce qui m'a concentré sur la critique littéraire et la politique.
Je n'ai aucune idée des vertus privées de Schuman, et vous étiez
bien placé pour les connaître, mais vous ne me paraissez pas indigné
de sa politique; et je ne peux m'empêcher de la trouver inférieure même
à celle de ce petit niais bavard de Bidault. Celui-ci s'est borné à ne pas
savoir prendre au mot Roosevelt et sa politique bainvillienne de 1944-45 ,
n i appliquer des idées qu'il avait vilipendées d e 1930 à 1939. Schuman,
lui, est revenu au Briand le plus pur; il a fait du mal positif, direct,formel,
et il en propose encore, il en propose toujours. Je vous ai (je crois)
montré les responsabilités de cet incapable dans la crise tunisienne, et,
quand je vous parlais de désaccords d'économistes sur la Pollle 1, mes allu­
sions aux différences d'intérêts du Nord et de l'Est n'étaient pas limita­
tives : l'économie traitant de ce qui se partage, et qui diminue (comme
le pain quand on le coupe), est naturellement principe de division.
Soyez sûr qu'il n'a pas manqué de brillants polytechniciens en 1 860
pour abonder dans les idées de Napoléon Ill et de toute cette Pollle du
Libre Echange qui a ruiné notre agriculture sans nous donner un com­
merce équivalent ni comparable à celui de la Grande-Bretagne. Ces
Messieurs sont aussi entêtés que X. lui-même. L'étonnement de votre
1. Le Pool charbon-acier, voté par l'Assemblée nationale le 13 décembre 19p .
LETI'RES DE PRISON
interlocuteur vaut la stupeur du nùen. Ils montent dans leur tête et n'en
redescendent plus. Leur spécialité est une prison. · Il faut les écouter,
tenir compte de leur langage, mais bien se dire que ce sont des spécula­
tions en marge des grandes lignes du réel, comme le Parlement d'Angle­
terre n'est pas un gouvernement, mais une conversation sur le gouver­
nement, un pariage à propos de gouvernement, dirait Oemenceau.
La question de la Poule, c'est la question de la contiguïté géographique
de deux peuples inégaux dans leur population et dans leur activité de
grande industrie; et si l'on ne protège pas, par des mesures appropriées,
le moins nombreux et le moins actif (car il est artisan et paysan), celui-ci
sera mangé. Ce n'est pas du tout faire de la « philie » ou de la « phobie »,
c'est moins encore tenir l'Allemagne pour inexistante que de la combattre
et de la surveiller, surtout ses complices (ou ses complaisants) fran­
çais. Est-ce que nous tenons pour « inexistante » la Révolution de 1 789,
quand nous en combattons radicalement les principes et les conséquences?
Voyons! Voyons! de telles raisons n'en sont pas! La question russe ne
simplliie pas la question allemande, elle l'aggrave, et voici que la main­
nùse sur la Prusse, et la Saxe reconstitue entre les deux Unités Ge ne dis
pas les deux peuples) l'ancien « trait d'union • polonais. Staline en joue
en maître, et Schuman en esclave. Comment voulez-vous que de jeunes
gens ou des gens jeunes, ou de vieux enfants comme moi, ne pensent pas
à la trahison? Le mot jaillirait des lèvres tenues le plus hermétiquement
fermées. Voyez cette histoire de la Sarre I Il 1 n'a rien compris. Il n'a
profité de tien I Vers 1 92.0, des hommes comme Bairès, comme Foch
- oui Barrès! oui Foch! parlaient d'autononùe rhénane, sans voir que ces
pays de la rive gauche seraient aspirés, aitµantés, irrédentifiés, tant qu'il
y aurait un gros noyau d'unité sur la rive droite, comme nous nous
tuions à le leur répéter, Bainville, Léon et moi! Cette fois ce n'est pas
le gros morceau de la Rhénanie que l'on essaie de détacher de Berlin,
c'est la petite Sarre, et la vieille histoire recommence. La pression, l'attrac­
tion, l'aimantation de Bonn-Berlin liées par ce point. Tout cela parce
qu'on n'a pas compris quelque chose de plus profond et de plus clair
encore : en apportant aux Allemands la démocratie au lieu de leur rendre
leurs princes et leurs républiques, on les a mécaniquement centralisés,
(puisque) la démocratie est une centralisation fatale, et quand la centra­
lisation est bien faite la démocratie allemande se donne et se donnera,
sous une forme ou une autre, un dictateur. Le rouage est bien huilé.
Bidault l'a conservé bêtement, comme il fait toute chose. Schuman
continue fermement, en aveugle. Qu'est-ce que vous voulez que pense
de ces choses un Français réfléchi, patriote, qui ne veut pas laisser
mourir ni réenvahir sa patrie? - Quant à la population croissante,
relisez-moi bien, ce n'est pas d'elle que je me plaignais, mais d'un affiux
pacifique pénétrant, de dix à quinze millions d'Allemands. Je me plains
x. Robert Schuman.
CLINIQUE SAINT-GRÉGOIRE A SAINT-SYMPHORIEN 331

si peu de la croissance nafllrelle du nombre des Français que, dans


toute ma course jusqu'ici depuis Troyes, j'admirais et j'aimais qu'il y
ait un si grand nombre de maisons sans étage ou à un seul étage :
sans construire des gratte-ciel, il suffira de mettre ici un premier, là un
second, là un troisième pour laisser tripler ou doubler le nombre de
nos citoyens. Mais, par exemple, l'invasion du métèque est tout autre
chose 1 - Vous me parlez de la collaboration de de Gaulle à l'Action
Fran;aise ? Cela ne me rappelle rien. Nos rédacteurs de la page mili­
taire disaient les mêmes choses que lui, mais n'étaient pas lui. Nous
l'appuyions au Cercle Fustel et le faisions applaudit à la Sorbonne I S'il
a fait un article ou deux, je n'en ai aucun souvenir...
Bien entendu mes vœux pour Aspects sont et servent les vôtres...
Ce long gribouillis vous l'atteste, et j'ai honte de vous faire mal aux yeux,
mais je m'applique la longueur d'une demi-ligne, pour retomber, tout
de suite dans mon illisibilité 1 Pardon, mille fois. Mes très respectueux
hommages autour de vous, et mes amitiés anciennes èt nouvelles.
A vous de tout cœur,
CHARLES MAURRAS

Est-ce qu'avec ses vertus personnelles Schuman est doué d'un stock
de bêtise supérieur encore à celui de Bidault ? En ce cas, absolvons 1
absolvons 1 Mais est-ce seulement possible?

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

Vendredi de Pâques 5 2..

Ma petite Ninon,
Docile à ton alerte, Brun vient de me demander par téléphone s'il me
conviendrait de faire le grand déjeuner provençal dimanche, après
demain... Mais dimanche, c'est le 2.0 avril, une cohue s'annonce, et le
repos nécessité par les délices marseillaises serait tout de suite inter­
rompu par des visites nombreuses et drues. J'ai fait répondre que mieux
vaudrait lundi ou mardi. Brun a répliqué qu'il ne pouvait pas ces jours-là
et qu'il m'écrirait. Je crains de l'avoir froissé. Explique-lui ce que l'infir­
mière n'aura pu lui dire. Je pense qu'un jour de la semaine le dérangerait
de son travail. S'il préfère de dimanche en huit, soit, et bien volon­
tiers ! Ajoute que, puisque Mme Brun doit l'accompagner et peut-être
leur petit garçon, je n'aurai pas d'autre convive. Toutes les divinités
de la Joie s'assoiront à notre festin. Dis-le lui aussi !...
LETTRES DE PRISON
Embrasse tout le monde pour moi et dis au fameux Dominique que
son vieux arrière-grand-oncle l'attend de pied ferme.
Je t'embrasse et te rembrasse comme il convient.
CHARLES MAURRAS

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

2.7 avril 1952.


Anniversaire de ta grand-mère.
Ma petite Ninon, je n'ai pas encore ta dépêche, mais l'essentiel est que
notre Brun n'ait pas été froissé, merci de me l'avoir écrit. J'attends avec
passion, et en tirant la langue, la visite et les friandises de ce bienfaiteur,
l'on dit « évergète » en grec. Un Ptolémée, roi d'Egypte, fut nommé
évergète, pour avoir donné à Athènes cent statues d'or massif. Brun sera
évergète pour le prix autrement élevé de sa soupe au poisson et de ses
soles grillées. Voilà ! Les nouvelles sont : que j'ai retrouvé mon cachet
de bronze, représentant une figure d'Ariane à laquelle je tiens; que
Fayard prend V. B. A. 1, ce qui est de conséquence... Que Pie X, par la force
des choses, a dû dormir un peu, ces jours-ci, comme un simple grand juge.
Que le printemps tourangeau, comme le parisien, est une magnificence,
une fusion de feuilles et de B.eurs avec un ciel doré - que la Provence
est une dame grande et belle et douce, mais bien capricieuse en cette
saison - qu'il m'en vient des grognements bizarres sur cette lettre à
Vincent qui a mis en joie le reste de la France.
Voilà. L'histoire de Benoist-Méchin est bien belle I Tu peux l'autoriser,
ou plutôt le réautoriser à user de nobles assiettes 2•
Je n'ai que le temps de t'embrasser, et vous embrasser tous et toutes,
ma petite Ninon, ton vieil oncle,
CHARLES MAURRAS

Feras-tu la fugue (aller-retour) avec Brun ? La soupe en serait plus


douce (et arrange cela : plus salée).

r.,, z. IlVotr,s'agitB,/deAlgOIITd'lmi
I, •
la vaisselle laissée par Charles Maurras à Clairvaux, où était encore
M. Jacques Benoist-Méchin.
CLINIQUE SAINT-GRÉGOIRE A SAINT-SYMPHORIEN 333

A MAURICE BRUN, 18. QUAI DB LA RIVE-NEUVE A MARSEILLE


8 mai 195 2.

Mon cher ami,


Je ne veux pas laisser finir le lendemain de ce beau 7 mai sans vous
écrire au moins un mot de remerciement qui devrait être un hymne à
votre bouillabaisse et surtout à votre incomparable soupe de poissons,
dévorés hier avec la boulimie pleine de scandale qui semblait bien
vous amuser, ô le plus narquois des spectateurs et des bienfaiteurs 1
Vous avez vu ma joie. Sachez ce qu'elle a comporté de santé glorieuse
et de bien-être triomphal. Il ne s'est pas seulement agi de la satisfaction
de mon palais ou de ma langue, mais d'un état de béatitude générale
auquel ont pris part viscères, glandes, nerfs, muscles, artères et nommé­
ment l'estomac, le foie, les reins et tout le reste, unis dans le même équi­
libre natal, sans rien omettre du cerveau et du cervelet qui présidaient
de haut à cette orgie plus que sage. Votre soleil et votre golfe ont,
vous le voyez, fait des leurs, je les en remercie... Mais vous avez été
leur ministre. Gloire à vous I Et merci à vous. Merci à Mme Brun qui
vous a aidé magistralement ! Je ne sais comment vous exprimer le conten­
tement que j'en ai et vous le dis tout à trac dans la naïveté de son désor­
dre et de sa joie.
Votre
CHARLES MAURRAS

J'ai pris note de l'erreur sur !'Hôtel de Ville de Puget. Mais je n'arrive
plus à me rappeler en quoi consistait la seconde erreur, celle que je vous
ai dit avoir déjà rectifiée. Voulez-vous me la rap�er pour le bon ordre
de mon cerveau et de mes paperasses? Merci d'avance - Et honte au
carcan départemental qui vous fait croîre, - à vous I à vous I à vous 1 -
que Marseille était sise aux bouches du Rhône, alors qu'elle ne connaît
que l'Huveaunne et que le Jarret!
33 4 LETTRES DE PRISON

A MADAME PAUL MOR.AND

Madame,
Permettez-moi de venir implorer vos miséricordes. Veuillez me
pardonner mes silences ; je me promettais de les rompre en vous envoyant
ces jours-ci un petit livre << à paraître >>, dont on me dit qu'il << vient de
paraître>>, ce que, de semaine en semaine, j'attends sans jamais le voir.
C'est un retard qui a causé le mien à vous accuser réception de votre
lettre et du rouleau géant de Nescafé! Tous deux sont bien arrivés et
me remplissent de remords malgré la très utile excuse invoquée ci­
dessus.
Mais le pis est ce que Jacques a appris par téléphone : des horreurs !
Vous avez été mal reçue. On vous a raconté des fâbles sur mon plus ou
moins d'affaires ce mercredi 16 avril, vers midi! Cela, on a osé vous le
dire de bouche grossière avec des yeux et des gestes de bas soupçons 1
Je vous supplie, Madame, de recevoir tous mes regrets pour un procédé
honteux et ridicule et de ne rien croire de ces fables.
Pour je ne sais quel principe plus ou moins policier et judiciaire, on
lit à l'entrée de ma chambre : visites interdites. C'est pourquoi on y entre
comme dans un moulin, dès qu'on en sait le chemin. Entre qui veut,
presque sans frapper, parce que le toc-toc n'est pas perçu. Pour les nou­
veaux, toutes les cartes me sont, par mon ordre, montées ; à leur défaut,
des noms griffonnés sur un bout de papier. Par un principe personnel,
je reçois exactement tout le monde... A qui avez-vous eu affaire? Je me
matagrabolise le cerveau pour retrouver cet « ours ». Je mentirais si je
n'ajoutais que le personnel, direction, service, hommes et femmes, est
parfait de courtoisie avec mes visiteurs et moi. Leur scrupule va parfois
jusqu'à vouloir faire respecter le sommeil de ma sieste, et j'ai tant réclamé
qu'on a fini par comprendre qu'il n'était pas de meilleur repos pour moi
que la joie de revoir mes anciens amis ou d'en découvrir de nouveaux.
Alors, comment Cerbère s'est-il trouvé si mal à votre seul passage ?
Quel est ce Raminagrobis que je ne puis identifier? Il m'est assez diffi­
cile de mener seul une telle enquête (avec mes mauvaises oreilles)
mais, jeudi, mes neveux Hélène et Jacques seront là, ils feront un voyage
d'exploration des bureaux aux cuisines, aux chambres d'opération et de
maladie, ils finiront bien par savoir le fin mot de l'affaire à laquelle je ne
comprends rien. Mais d'ici-là, Madame, permettez-moi de mettre à vos
pieds le respectueux hommage de ma vive gratitude, de mes grands
regrets, et l'expression de la vraie honte que m'ont fait éprouver mes
propres iniquités.
M. Paul Morand a-t-il retrouvé son Paris ? Combien je serais heureux
de l'en féliciter!
CHARLES MAURRAS
CLINIQUE SAINT-GRÉGOIRE A SAINT-SYMPHORIEN 33 5

A 'HBNR.I RAMBAUD1

20 mai 19 5 2.

Mon cher ami, vous avez mille fois bien fait de saisir la balle au bond.
Paulhan doit tenir à votte livre. Il y trouve, faite et bien faite, la situation
morale et intellectuelle, littéraire et philosophique à laquelle il a droit,
mais qu'il ne possède pas encore. Vous la qualifiez avec beaucoup de
raison et de naturel. Je croirais difficilement qu'il laisse passer cette
occasion d'un passage brillant du petit monde littéraire à ce grand
public, très lettré sans doute, mais étendu ! L'esprit, le penchant, l'amitié
de vos pages pour Jean Paulhan leur sera donc chez cet éditeur nouveau
d'un secours précieux. Ailleurs, la situation serait renversée. Il y a
beaucoup, mais beaucoup de ces pages (je ne dis nullement : trop) où
s'affrontent vos deux personnes, où elles s'affirment et se commentent
l'une l'autre dans des conditions qui peuvent étonner et même dérouter
le lecteur, parce qu'il ne vous connaît bien ni l'un ni l'autre. Il peut se
demander, si intéressant que soit le dialogue, pourquoi les deux interlo­
cuteurs ne lui ont pas été définis, présentés, dans une préface, une intro­
duction, bref une parabase quelconque. Cela fait, à mon sens, une diffi­
culté en soi dans la première partie du volume. Le subjectif y prend
une trop grande place : je dis le subjectif à vous deux. Compliments,
concessions, rappel, insistance, c'est assez longuement (toujours point
trop) affaire entre vous. Excellent avantage chez l'éditeur de Paulhan.
Objection, ailleurs... Le public, intéressé par l'objet du livre, s'y fera,
pliera, marchera, et l'intérêt toujours accru, l'objet de plus en plus
investi, défini, décrit, le retiendra par toutes sortes de liens. Mais, là,
j'avoue ne pas avoir toute satisfaction. Cela tient à ce qu'il me semble
que vous avez un peu trop arboré votre ossature philologique et philo­
sophique sur votre épiderme au lieu de charger celui..,ci de la cacher et
de la laisser s'exprimer par son mouvement. L'oscillation justement
et précisément menée entre le purisme et le populisme reparaît, dans
sa formule abstraite, avec une fréquence nécessaire, mais sensible.
Combien j'aurais souhaité qu'au lieu de tenir le premier plan elle fît
plus de place au concret I Je ne parle que de la première partie. Car, au
fur et à mesure que l'on avance, ce concret apparaît, il brille, il donne
ses étincelles en même temps que sa hul'ière avec sa chaleur, et le débat
analytique, conduit sur le vif, contient tout ce qu'il faut pour passionner
des Français, non seulement de l'élite, mais des << Français moyens >>,

r. Désii:eux de publier sa Le/Ire à ]eQII Patdban (Œ. plus haut, lettre du s novembre 19p)
Henri Rambaud avait demandé à Maurras s'il lui serait possible de la présenter à son propre
éditeur. Avant que la démarche edt lieu, l'occasion s'était offerte de la proposer à une
• maison où Paulhan a de l'influence &.
LETTRES DE PRISON
comme ceux qu'a baptisés votre maire 1• Là est le bon, le beau, le succu­
lent de l'ouvrage, et sans vous donner le conseil dites/able de le boule­
verser, j'opinerais peut-être pour l'insertion d'un certain nombre de
·ces débats dans la page d'annonce et d'introduction. Là vous prendriez
votre public à la piple, comme dit Mathurin, je crois 2 ; il entendrait le
cri qu'il aime : « Dites I Ne dites pas 1 • Toute votre haute théologie
vous serait pardonnée du coup. Je n'ai pas beaucoup pratiqué Abel Her­
mant, mais tel était son procédé, il me semble. Peut-être serez vous sage
de faire ici la part de ma vieille méthode empirique, qui ne vient ni de
Pontigny, ni de Bâle, ni de Barth, ni de Desjardins. Mais n'est-ce pas
d'une affaire d'art éprouvé que nous confabulons ? Par exemple, où
s'évanouit la difficulté, où l'objection disparaît, où tout est mené en
triomphe, c'est votre fin. Le Valéry 8 est magnifique et admirable de
vérité, de justesse, de sympathie I Voilà de très grandes pages, avec
l'invitation du séjour en montagne, qui sont d'une liquidité de langue,
d'une force de style, d'une douceur de sens tout à fait exemplaire, ton
familier qui n'ôte rien à la noblesse, poésie des choses et de l'âme qui
s'ajoute à la réalité. Cela est plein de grandeur, en même temps que de
bonhomie cordiàle et saine. Vos colombes et les deux colombiers, le
passé et le futur sont des merveilles. Cela a été écrit ou tout au moins
conçu dans un enthousiasme de la vie qui ne se laisse point détourner
par l'éternité, mais qui y cherche le prolongement et l'achèvement,
selon l'esprit catholique, tel que me l'a fait connaître mon enfance ou
mon adolescence, tel que je l'ai toujours aimé. Il serait absurde, il est
impossible de transférer au début cette haute et pure gerbe finale, ni
le Valéry, si pénétrant, dont elle est précédée. Mais n'y aurait-il pas
moyen de composer vo11s-111é111e, vous et nul autre, comme un portique
introductif à ces rares beautés ? Il ne serait plus fait des p1airies, des
forêts, des vénérables murailles ancestrales, même de l'amusante boîte
au t1ktrac des bonnes veillées. J'y verrais plutôt trois ou quatre belles
colonnes de marbre blanc ou coloré comme un Poeci le, par lesquelles
vous imprimeriez la même vie puissante, le même élan aérien aux prin­
cipes sublimes dont vous êtes plein. Bien entendu, il ne s'agirait pas
de répéter la formule, mais d'abord d'en chanter la gloire et l'autorité.
Paulhan y serait nommé, bien entendu encore I Mais non interpellé,
ni discuté. Vous vous tiendriez au simple niveau du ciel supérieur et
des planètes satellites. Là aussi, le lecteur marcherait. Ce ne serait pas
forcément étendu, ni trop écourté. Ce que peut soutenir d'allusions
pieuses à de grandes idées générales le client d'Herriot. Cela existe.

1. Edouard Herriot, maire de Lyon.


:z. Mathurin Rtgnicr se pcint, en effet (Satire X) t
ComlfH 1111 poile � pr,,,d m vers à la pipé,
3. Avant-dernier chapitre de la Ltttre à Jean Paulhan publiée dans La Table Ronde (janvier
i9s2).
CLINIQUE SAINT-GRÉGOIRE A SAINT-SYMPHORIEN 337

Passez-moi cette chimère, si c'en est une, et soyez certain que le livre
est fort bon sans elle. Je ne songe qu'à le défendre contre Momus et
les campagnes d'étouffement. J'oublie de vous dire que les appendices
sont excellents, l'un de distinction synthétique, l'autre d'analyse aiguë.
Mais j'attendais un petit arrêt au fameux rien moins et rien de moins :
est-ce élégance? Mes respectueux hommages à Mme Henri Rambaud,
mes amitiés à vos fils. Mille amitiés à vous et pardon de tout!
Ch. M.

A HENRI MASSIS

20 mai 1 9 5 2.

Mon cher ami,


... Dites ceci à Lagor. Quand, ily a bien longtemps, le marquis de Lur­
Saluces (fils) revint de Russie où il avait réussi à entrer par la Suède,
il me dit que ce pays était tout hâve et miteux, sauf les cuivres et les métaux
de l'armée. Je rapportai à Bainville ces propos auxquels il répondit :
<< Il faut bien que cela tienne par quelque part »... La part qui tenait est
élargie par ]a méthode que nous décrit Lagor. Et cela montre combien
]es anciens docteurs ont tort de dire que primitivement « tout était
commun >>. Quelle illusion ! Rien d'utilisable, rien d'humanisé n'est
commun. Ce que nous utilisons a été déjà pétri pour nous. Qui s'est
rendu maître du travail humain bloque le genre humain, l'affame, le
tient, et la vaste Russie est un désert pour ceux de ses habitants qui n'ont
pas obtenu la licence du gouvernement, maître du travail! Mais alors,
là-bas comme partout, c'est le polititJNe d'abord qui s'impose et s'est déjà
imposé.
Pardon de ces apophtegmes,... ma vieille amitié à vous, mon cher
ami.
CHARLES MAURRAS
LETTRES DE PRISON

A PIERRE VARILLON

z juin 1 9 5 z .

Mon cher ami,


Comme je comprends votre grande douleur et comme je suis avec
elle I Il m'est facile de juger et de m'unir à elle. C'est une plaie qui continue
à saigner et n'a pas fini de me faire souffrir depuis bientôt trente ans
accomplis. Je n'ai pas connu mon pauvre père (perdu à six ans) pour faire
la comparaison que vous établissez, mais elle est presque inutile et ce
que vous dites va de soi. C'est de notre mère que nous tenons tout l'af­
fectif et tout le charnel de notre être, et la séparation que nous ne sentons
pas quand la nature nous tire de son sein, devient à la mort la plus grande
douleur possible. C'est dire combien je vous plains. D'autant que vous
êtes encore fragile et que votre énergie est mise à une épreuve nouvelle.
Et puis la suprême consolation de lui fermer les yeux vous aura manqué !
Et aussi sa forte tristesse. Soyez vigilant, ne cédez rien · à l'ennemi, il
faut vous défendre et vous maintenir. Cela est conforme à votre nature
qui est résistance et robustesse par excellence. Les soucis ne vous man­
quent pas, je le vois, après ceux de la santé, mais vous êtes de taille main­
tenant physiquement pour les surmonter. Moi-même j'ai vu Gaxotte,
Massis, l'amiral 1, Theurillat, Gonnet, et j'ai eu plaisir à parler de vous avec
eu.�...
Ma besogne se fait ici sans trop d'accrocs. J'ai de temps en temps un
petit accès de fièvre sans grande signification. Mais le pays est beau, le
printemps vert, et la liberté... !
Mes respectueux hommages, je vous prie, à Mme Varillon, à vous, mon
cher ami, ma vieille amitié.
CH. M.

1. L'amiral Fcrnct.
CLINIQUE SAINT-GRÉGOIRE A SAINT-SYMPHORIEN 339

A JACQUES MAURRAS 1

Saint-Symphorien 2 8 juin 1 9 5 2 .

Chers amis de Provence, venus d'Arles, d'Aix, de Marseille, de


Toulon, de Martigues, Roquevaire, Simiane et autres villes et villages
de nos pays,
Avignonnais, Nîmois, Montpelliérains, gens du Languedoc et de
Gascogne, du Limousin, d'Auvergne et du Béarn, chers amis de Paris,
grands multiplicateurs et répercuteurs de nos gloires;
Félibresses, félibres, reine Suzanne Imbert qui ne manquerez pas
à ce beau rendez-vous de notre Pierre Chauvet, de Maxime Réal del Sarte,
de François Daudet et de Jacques Maurras, jeunes félibres qui portez
votre fleur à côté de la grande gerbe odorante de M. Delavouet,
Chers amis d'Aspects, chers anciens amis de /'Action Fra11faise, groupés
jadis par notre inoubliable commandant Dromard, ce noble Franc­
Comtois, ce compatriote de Lamartine naturalisé marseillais, vous qui
veniez l'applaudir, ainsi que Charles de Bonnecorse, dans les buis arbo­
rescents de Roquemartine et sous les cyprès ondoyants de Saint-Mattin
de Crau,
Chers patriotes invincibles du Nationalisme intégral, et chers répu­
blicains des républiques sous le roi,
Champions des beaux jeux du taureau et de l'homme, jeunes gens
qui perpétuez la ra;o racèjo de Mistral, vous dont les forces printanières
incarnent le progrès et dont le bel été proclame les bons fruits de l'ordre
et des traditions fidèles qui ne cessent de vous mûrir et de vous grandir,
Jeunes gens, jeunes filles, adultes généreux et valeureux combattants,
belles dames des Cours d'amour, vous qu'un jour, je l'espère, lorsque
j'aurai vaincu la fourbe, le faux témoignage, le parjure et l'iniquité,
je pourrai saluer de ma bouche et malgré le vieil âge, admirer de mes yeux,
c'est de tout mon cœur que je vous envoie les salutations de la bien­
venue, car sans qu'il y paraisse, je suis au milieu de vous, je ne vous ai
jamais quittés.
Alors, chers amis et chers compagnons du voyage de la vie, alors,
faisons comme autrefois, et redisons ensemble le formulaire mistralien
qui doit être tenu pour le plus haut sommet des poèmes civiques nés de
]a Muse universelle :
Amo de 11101111 païs,
Tu que dartlaies manifèsto
E dins sa lenifJ e dins sa gèsto;

1'. Lettre lue par Jacques Maun:as à la grande réunion provençale qui a eu lieu à Saint­
Martin�de Crau le 29 juin 1952.
LEITRES DE PRISON
Quand li baro1111 picard, alemand, bo11rg11igno1111,
S""avon To11lo11so e Bèu-Caire, -
Tu q11'emp11rères de tout caire
Contra li négrï cavaucaire
Lis ome de Marsiho e li fiéu d'Avigno1111,
Pèr la grandour di remembranfo
Tu (jflC nous sauves l'esperanço,-
T11 que dins lajouinesso, e plus caud e plus bèu,
Mau-grat la mort e l'adapaire,
Fas regreia Jou sang di paire,·
Tu qu'ispirant li do11s troubaire,
Fas pièi mistraleja la vo11es de Mkabèr,,
Car lis oundado seculàri
E si tempèsto e sis esglàri
An bèu mescla li pople, escaja li co1111fin,
La Terro maire, la Nalllro,
Nollrris tolfio11r sa po11rtaduro
Dot1 meme la : sa poussa duro
Tolfiour à l'oulivié dounara l'oli fin,·
Amo de-longo renadivo,
Amojouiouso et fièro e vivo,
Qu'endihes dins 1011 brut dôu Rose e dôu Rousau !
Amo di sé11110 ar11101111io11so
E di calanco souleiouso,
De la patrio amo pio11so,
T'apelle / encarno-te dins mi vers pro1111enfa11 1 !
Observation. Je crois inutile d'ajouter un mot au texte de Mistral.
Peut-être sera-t-il courtois d'en réciter d'abord une traduction à
l'usage des Parisiens. Tu la trouveras dans n'importe quel exemplaire
de Calendal, aux premières pages. Seulement, il faut, selon moi, traduire
1. • Ame de mon pays, toi qui rayonnes, manifeste, dans son histoire et dans sa langue ;
quand les barons picards, allemands, bourguignons, pressaient Toulouse et Beaucaire, toi
qui enBammas de partout, contre les noirs chevaucheurs, les hommes de Marseille et les
fils d'Avignon,
• Par la grandeur des souvenirs, toi qui nous sauves l'espérance; toi qui, dans la jeunesse,
et plus chaud et plus beau, malgré la mort et le fossoyeur, fais reverdir le sang des pères ;
toi qui, inspirant les doux troubadours, telle que le mistral, fais ensuite gronder la voix de
Mirabeau.
• Car la houle des siècles, et leurs tempêtes et leurs horreurs en vain mêlent les peuples,
effacent les frontières; la terre mère, la nature nourrit toujours ses fils du même lait; sa dure
mamelle toujours à l'olivier donnera l'huile fine.
• Ame sans cesse renaissante, âme joyeuse, fière et vive, qui hennis dans le bruit du
Rhône et de son vent, âme des sylves harmonieuses et des golfes pleins de soleil, de la patrie
âme pieuse, je t'appelle, incarne-toi dans mes vers provençaux 1 •
CLINIQUE SAINT-GRÉGOIRE A SAINT-SYMPHORIEN 341

le vers 4 de la dernière strophe, non par « la forêt harmonieuse >>, mais


<< âme des sylves lJartnonieuses >>, v:rai� réplique f�nçaise de seùves_proyen-
çal : sylva.
Quant à ce texte provençal, tu feras bien de le collationner sur le même
exemplaire de Calemlal, car j'écris cela de mémoire et pourrais avoir mis
un mot pour un autre. J'espère que tu n'auras pas un accent trop scan­
dinave en faisant cette lecture de langue d'oc ...

A HENRI RAMBAUD

9 juillet 19 5 2..
Mon cher ami, voilà qui est convenu. Calzant emporte mon exemplaire
du dernier Gide 1, et l'on en fera un compte rendu dans Aspects du point
de vue de l'hypocrisie et du mensonge naturel au sire. On éludera un
peu la figure centrale qui me dégoûte toujours beaucoup... Quant à Kemp,
c'est le critique qui veut embêter les autres et qui s'embête surtout lui­
même. Avez-vous lu son << Massis ,? C'est le même état d'esprit 2• Mon
<< spinozisme » 1 C'est trop beau I Pour le Cimetière marin, je peux vous avouer
que c'est à peu près le seul poème de Valéry �ui m'ait plu très médio­
crement. Ses « focs picorateurs >> de la fin m ont paru du pittoresque
très forcé, ses Zénon, Zénon d'EJée n'ont point eu d'écho dans mon âme 3,
et l'ensemble me fait trop penser à quefque candidate au bachot de phi­
losophie munie de son plumier, de son encrier et de son petit manuel de
l'histoire des physiciens d'Ionie, sans oublier les idéalistes. Bref ce
valérysme:..là [dégénère] en un Sully-Prudhomme moins acrobate et
moins précis. Heureusement il y a Palme, et tant d'autres merveilles
qui pensent et qui chantent. Resterait au Kemp la charge de montrer
quelles analogies il découvre entre le Cimetière marin et mon Colloque 4 •
Paix à Kemp, il est embêté. Je n'ai pas vu le Lalou cité dans Aspects,
dont l'article est bon, me semble-t-il. Mais le pompon reste au vôtre 5
et de combien de longueur et de hauteur 1
1. Seconde édition de L'Envers dM ]0111'114/ rk Girk, augmentée d'un important post-scriptum.
2. Robert Kemp venait de publier dans us No,n,el/e.r Uttéraires (3 juillet 1952) un article
sur La Bal- intlri111re. Il avait également consacré l'un de ses feuilletons au tome 1er du
livre d'Henri Massis : Maurras et IIOlrt lllllj)s.
3. Cf. u Cimetière marin :
Ce toit lramp,ille oil picoraient rks focs !
Zémn I Cr11el Zlmn I Zémn d'Elée !
4. Le Colloque des Morts (Œ. La Musique intéri111re),
5. La Revue des Deux Mondes venait de publier (1er juillet 19s2) un grand article
d'Henri Rambaud sur La Balance inllrimre.
342 LETTRES DE PRISON

Mes respectueux hommages à Mme Henri Rambaud, mes amitiés


autour de vous et à vous de tout cœur, mon cher ami.
CH. MAURRAS

Non, guerre encore à Kemp! Je lui dis en vers et en prose gue je


�·

« balance » les imaginations et les rêves que nous nous pouvons former·
de la Mort, et il me reproche de n'avoir pas une doctrine! Ce garçon
est fou de bêtise. Mais if écrit en français I Rare! rare 1

A MONSIEUR JEAN PÉLISSIER, AIX-EN-PRO VENCE

Clinique Saint-Grégoire 10 juillet 1 9 5 2..

Cher �onsieur et ami,


Permettez-moi d'abréger les millions d'excuses que je vous dois pour
mon silence (en partie forcé) de tant d'années, durant lesquelles vous avez
été le plus constant et le plus fidèle des ravitailleurs physiques, moraux,
mentaux. On vous a certainement dit, de ma part, quelle reconnaissance
émue éveillait en moi, votre souvenir toujours présent. Pour aller plus
vite, je réponds aux questions transmises aujourd'hui. Oui, j'ai lu
l'Enfer 1, un peu dé çu de voir que notre auteur traduisait le poème
toscan en prose provénçale: A quoi bon? Mais j'ai été heureux de le
voir changer de système pour la Vita Nova. A la bonne heure! Cela
m'a faj,t uri plaisir extrême. Oui, j'avais le beau grand livre des Fouilles
de Roland, si curieux, si passionnant pour moi 2, mais si timide et, à
force de timidité, alourdi de la pait de l'auteur.
Oui, j'ai lu, rek, admiré, le Cloaca maxima de Bruno Durand 3. 1 Quelle
aisance I Quelle puissance dans le maniement de la langue verte et de la
plus verte ! Je conserve le manuscrit avec le plus grand soin. Je l'ai
. id à Tours. Voici ma réponse aux questions q_ue j'avais tout seul
comprises, en effet. Je serai heureux de recevoir ici, par envoi postal
recommandé, toute la documentation du sculpteur Pellier ' qui n'est pas
de votre fonds personnel : vues de Provence, Bonald, audience Worms,
journaux de rencontres sur le pré. Je classerai ceux-ci avec un discours

1. L'Enfer et la Vita Nova de Dante, traduction provençale de Jean Roche (Saint-Remy


de Provence).
.z. H. Roland : Les Follilles de Saint-Blaise.
3. Sur le C/{JQÇa maxima de Bruno Durand, voir plus haut, la lettre du I 5 avril 19 5 1.
4. a. plus haut, la lettre du 24 août 1945 .
CLINIQUE SAINT-GRÉGOIRE A SAINT-SYMPHORIEN 343

récent de Paul de Cassagnac qui a fait allusion à ces rencontres. Pour


les inscriptions des « Fastes » 1, mieux vaut les garder à Aix pour un
cas de catastrophe à Martigues; elles ne sauraient être en meilleures
mains. Veuillez essayer de faire agréer à M11e Pélissier les plus pro­
fonds regrets et les plus vives excuses de votre ' serviteur. J'ai la copie
de ce travail 2• Mais il est arrivé à Aspects une passe de dêche terrible :
c'est ainsi que l'on a dû ajourner la publication de textes excellents dont
l'utilité va d'ailleurs croissant. J'y tlen,µraî la main, car c'est un signe de
l'extrême persistance de notre influence hors des frontières. Nous rêvons
d'agrandissements qui permettront, j'espère, une prompte mise en œuvre.
Mais combien j'ai de reconnaissance à Mlle Pélissier de la rapidité et
de la perfection de ce travail l Voulez-vous avoir la bonté .de la compli­
menter de ma part. Mes respectueux hommages autour de vous, cher
Monsieur et ami, toutes les vieilles amitiés qui - muettes ou bavardes
- ne peuvent pas fléchir.
CHARLES MAURRA-S

A MARCEL COULON
zz juillet 5 z.
Mon cher ami,
Cet étonnant Fressard avait mis tant d'instances à me demander
<< une commission >> pour nos amis de Beaucaire, Tarascon et Nîmes que_
ma foi, la certitude de lui faire plaisir me décida à le charger de ma
Balance pour vous. Il'ne s'était pas vanté. Quel homme sincère et fidèle!
Je ne lui donnais pas ces quatre-vingt-cinq ans, mais doutais un peu de
ses jambes sinon de son cœur. Rien ne l'arrête. Que le monde est divers 1
Qu'il est donc beau ! Merci de l'ode XXVII : traduire Horace est de mes
exercices préférés. Mais je n'avais pas votre courage du mot à mot -strict
et chantant. Je ne me défends pas de flotter autour du texte et même du
sens. J'ai essayé de recommencer votre travail. Vous verrez quelles fan­
taisies je me permets. Non, je n'ai pas le Moréas Athénien de 1 878. Ne
le passez pas_ à un autre. Oest de moi qu'il fera, comme vous clites, le
bonheur. Votre ancien article sur Vérité et Poésie doit paraître dans le
second volume de cette série que Lardanchet annonce. Si vous écrivez
sur la Balance « la valeur d'un article », n'ayez souci de la tribune, je serais
heureux de vous la trouver.
Merci mille fois de tout. Oui, de cervelle et de cœur, à vous .
. CH. MAURRAS
1 . Le « Mur des Fastes • où sont énumérés les titres de gloire de Martigues.
2.. La traduction du chapitre sur Maurras dans le livre de l'écrivain italien Dino Fresco­
baldi sur l.A Conlre-Rivollllion.
344 LETTRES DE PRISON

A MARCEL JUSTINIEN

2 août 1 9 5 2.

Mon cher ami,


J'ai bien reçu votre lettre. J'espère que ces nuages passeront et s'ef­
faceront. Déjà ils passent et s'effacent. Mais les services, eux, ne doivent
pas être oubliés, et vous en avez rendu de très grands. C'est pourquoi
je me suis tant réjoui de la fusion des deux journaux 1.
Par exemple votre histoire de Mgt Chesnelong pourrait être contée
dans le journal avec votre signature, bien entendu 11•
Il n'y a rien d'étonnant à ce que Chesnelong soit royaliste, il chasse
de race, mais disciple (?) de Maurras, c'est autre chose et vaut d'être
connu. Donc publiez.
Je vous envoie toute mon amitié très cordiale.
CH. M.

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

6 août 1 9 5 2.

Ma petite Ninon,
Tout bien, comme dit ta dépêche. Tout bien ! Ta sabbatine ne m'avait
pas désespéré, car j'avais les moyens de reconstituer à peu près la page
manquante. Mieux vaut qu'elle ne manque pas. Mais j'avais cru tout
d'abord que tu avais été injuste pour le vent et que le véritable auteur
du rapt était quelque pie borgne d'une maison voisine, il doit en rester
quelques-unes à Marseille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je ne suis pas encore au Castel fleuri. On semble désirer ici un nouveau
bail, et j'ai tant à faire que l'idée de déménager ne me sourit pas trop pour
le moment. Et puis, grâce à la médication énergique du couvent, le pied
va.....de mieux en mieux, et cela compte aussi. EnJecevant le ]osso 3,

1. L'indépendance FrilllfaÎSe et .Aspe,ts tk la Françe.


2. Marcel Justinien avait rencontré Mgr Chcsnelong en 1926, chez son oncle qui était
le notaire et l'anù de l'archevêque de Sens. Au cours du déjeuner, il avait été quesdon de
Maurras et il avait appris ainsi que Mgr était. non seulement royaliste, mais... maurrassien .
3. Les Amants de Venise, illustré par Camille Josso.
CLINIQUE SAINT-GRÉGOIRE A SAINT-SYMPHORIEN 345

Michel m'a téléphoné sa joie. Elle lui était bien due après tant de traver­
ses I Ceci me ramène au mot de Mlle de R. 1 • Sois sûre que les malédictions
de J. G. viennent en ligne directe de la rage où je la mets, en faisant l'éloge
de ton travail, des services que tu me rends et même de ta personnel. ..
La dernière de T. 2 : son volume est beau et bien fait, sauf qu'il a omis
la signature de ses auteurs! Elle n'est donnée qu'à la fin, dans une table
des matières qui a l'air d'une table d'excuses, et comme il n'y a pas de
titres non plus, et que les morceaux ne sont séparés que par une page
blanche, la tête de Maurras se prend dans les pieds de Fernet, tandis que
ses pieds heurtent la tête d'Isorni l Je redirai à Calzant la nécessité de faire
parler de << Groumandugi ». Les Calzant t'ont beaucoup regrettée diman­
che dernier. Fais mes amitiés à la ronde. Je vois que Jean-Oaude s'est
donné du mal pour ma page 1 67. Remercie-Je pour moi. Avec Jeannette
et les autres, je t'embrasse, ma petite Ninon, en te demandant de m'écrire
quand tu seras au bout de tes peines, je t'embrasse encore, l'oncle impa­
tient.
CHARLES MAURRAS

A MARCEL COULON

24 août 1 9 5 2.

Mon cher ami,


Pardonnez-moi, je suis sans excuse. Le beau, précieux petit livre est
bien arrivé, mais j'ai dû le laisser en sommeil pendant quelques semaines,
le millier de livres que j'ai traînés de Clairvaux étant entreposés à deux
kilomètres d'iéi et mon lexique grec avec eux. Je ne fais que de rares
visites à cette bibliothèque en campagne 3, et je n'ai ramené mes Georgi­
ques qu'il y a très peu de jours. Que vous avez raison de dire que le
poète de vingt ans était déjà ce qu'il devait être, avec son goût du trait
décisif et de l'unique en toutes choses ! Je vous en reparlerai. Ceci pour
vous tirer d'inquiétude trop justifiée. Laissez-moi ce prisonnier pour
quelques semaines encore, j'en aurai soin.
Pour Horace, je m'y suis rappliqué, mais que de difficulté au littéral/
C'est que dans les deux langues, forcément, le propre et le figuré ne

1. Mlle de Ribbes (cf. plus haut, la lettre du 3 janvier 1948). - J. G. : cf. plus haut, la
lettre du 3 avril 1947.
z. L'éditeur Lanauve de Tartas. Il s'agit de l'ouvrage collectif qui a pour titre : E.n atten­
dant Dowmmont.
3. Ses amis Pablu de Lessert, qui habitaient Saint-Cyr-les-Tours, avaient mis à sa dispo­
sition une serre-biliothèque dans leur jardin situé au-dessus de la Loire.
LETTRES DE PRISON

coïncident que par hasard, et alors le mot à mot paraît nu. Heureux
homme qui sautez à pieds joints sur un tel obstacle!
Encore mille fois merci et de tout cœur à vous et ct1m spiritu 1110, comme
aimait à écrire Mistral.
Votre
CH. MAURRAS

A HENRI RAMBAUD
24 août 1 9 5 2.

Mon cher ami,


L'article 1 allait parfaitement, on m'a fait un peu d'opposition sur
Peron, mais j'ai tenu bon. Cela va paraître. Remerciez et félicitez votre
Jacques de bien vouloir s'appliquer à ces affaires de l'Amérique latine,
je les crois de plus en plus importantes. Le retard de cette réponse est
venu de ce que j'ai été submergé de besogne, mais tout se fait. Le retour
de mes bouquins espagnols n'a rien d'urgent. Ce que vous me dites de
la Bonne mort 2 me fait un immense plaisir. Non, il n'y avait pas d'intention
hostile. Tout au contraire. Et je peux vous dire ceci à vous qui me dites
cela, ceci que je n'ai dit à personne en ces soixante ans : le petit conte,
rêvé depuis longtemps, a été écrit par la mauvaise humeur où m'avait
jeté Paul Desjardins en un endroit de son Devoir présent où sont critiquées
les << amulettes » du catholicisme. C'était la protestation des pauvres,
des humbles, des enfants contre le pharisien calviniste. Et puis, ma foi,
tant pis! C'est comme ça parce que c'est comme ça 1 Comme nous en cau­
sions à Clairvaux, Xavier Vallat et moi, je lui montrais dans une Année
liturgique de Dom Guéranger, en toutes lettres, la vision du bienheureux
Simon Stock 3• Je n'y peux rien. C'est en lisant la Bonne mort, toute fraîche,
que mon grand vieil ami Frédéric Amouretti me disait : << On ne sait plus
ce que c'est que le catholicisme... >> Mais ne croyez pas que je veuille
tourner ni au pape ni à l'antipape. - Quant à mes Serviteurs, je suis per­
suadé que ma défense avait convaincu le grand Pie X. Elle est l'expression
absolue de la vérité pure : pas un instant, je n'ai visé le Christ catholique.
Le malheur et le tort était qu'en ces années 1 890, 1 89 1 , pas une de nos têtes
1. Un article de son fils, Jacques Rambaud, sur l'Argentine, destiné à Aspects de la France,
où celui-ci avait déjà publié plusieurs articles.
2. Henri Rambaud, dans une lettre datée du 21 avril 1952, avait écrit à Maurras qu'il
n'était pas • choqué • par son conte intitulé La &nn8 mort, ni « tellement éloigné d'y voir au
contraire piété véritable... t
3. Le récit de la vision de saint Simon Stock figure dans la Vie liturgique de Dom Gué­
ranger : Le Temps de la Pentecôte, t, IV.
CLINIQUE SAINT-GRÉGOIRE A SAINT-SYMPHORIEN 347

n'était complètement préservée de l'idéalisme subjectif kantien ou sub­


kantien, nous pensions moins aux choses qu'à Jeurs « images ». Il a
été dur de se guérir de ce mal. - J'ai relu, depuis, la Politiq11e d'Aristote.
Ce qui y est dit de l'esclavage reste, psychologiquement, bien profond.
C'est la partie la plus profonde de son anthropologie peut-être, et je
l'égale à tout ce qui est dit de la primauté de l'amitié sur la justice. -
Je ne lis pas le Figaro littéraire 1 mais ce que vous m'y cueillez de Roussin
est bien joliment vrai. C'est Vü et senti. Meilleures amitiés en toute hâte,
mes respectueux hommages à Mme Henri Rambaud, amitiés à Jacques.
1

Votre
CH. M.
Je suis content que la Lettre à Paulhan vous soit bien arrivée.

A MADAME BERNARD DE LASSUS

Chère madame,
2.8 août 1 9 5 2..

A défaut d'une visite que je désirais de toute mon âme et qui n'a
pas été possible, vous auriez dû recevoir une première lettre du libéré,
comme l'action de grâces nécessaire pour toutes les bontés que vous avez
prodiguées au vieux prisonnier durant tant d'années, votre merveilleuse
et très délicate organisation du bienfait, pour son ingéniosité constante
et toujours renouvelée, comme une surprise qui renaissait de semaine
en semaine...
Et c'est vous qui me prévenez ! Je suis plus que confus, honteux au
delà de tout.
Ma seule excuse est que, depuis Je 2. r mars, date de ma sortie de
Troyes, j'ai été bousculé par une suite de besognes immédiates entre
lesquelles il n'était pas un instant de repos.
Une correspondance politique insensée, un affiux de visites plus heu­
reuses les unes que les autres, mais où le temps fondait comme neige au
soleil. Cette quarantaine de jours a passé comme une heure, au point de
me donner figure d'ingrat et d'oublieux;
1. Le Figaro littéraire avait interrogé les auteurs dramatiques sur les échecs qu'ils avaient
connus au théâtre et H. Rambaud avait transcrit à Maurras ces quelques lignes de la réponse
d'André Roussin, parue dans le numéro du 16 aoftt 1952 :
« Ce qui rend le théâtre si intéressant, c'est que tout y est possible et qu'il ne faut pourtant
« pas méconnaître un certain nombre de « lois • impossibles à formuler. Autrement dit, rien
« n'est interdit à l'a11teur et tout ne lui est pas possible. •>
LE'ITRES DE PRISON

Mais non, je n'oublie pas ce qui ne cesse de rouler en moi, toutes les
merveilles de l'amitié dont vous étiez le centre et qui passait par vous,
chère Madame, par vos · soins, par vos attentions constantes, avarit de
s'épanouir dans la lumière de ma prison.
Je vous prie de vouloir bien être assurée de ma mémoire très recon­
naissante et d'agréer avec mes remerciements, les respectueux hommages
que je mets à vos pieds, en même temps que mes plus vives amitiés
d'esprit pour M. de Lassus, votre complice!
CHARLES MAURRAS

A ÉMILE HENRIOT

3 septembre 19 5 2.
Monsieur et cher confrère,
Je tiens à vous dire tout de suite le grand, le très grand plaisir que m'a
fait votre article sur ma Ba/m,ce intérieure 1 parce que j'y ai trouvé, supé­
rieur aux contingences de la vie extérieure, l'humaniste et le poète­
critique avec qui tant de rencontres heureuses avaient été faites, depuis
le temps lointain des polémiques littéraires sur le romantisme jusqu'à
l'âge un peu plus moderne de la Porteuse de figues en gare de Caronte et
du train de Marseille 2 1
Car, là on peut causer; là des rapports humains peuvent être tenus
par-dessus des abîmes de divisions matérielles, et quels passages magni­
fiques nous donnent les grands aïeux, quelles incomparables passerelles
nommées Mistral, Virgile, Homère, Térence, notre cher Lucrèce et cet
Horace que vous tenez toujours un peu à l'écart. Hélas I Je voudrais
être mon vieux maître Anatole France pour vous fredonner, comme
il me le fit un jour, avenue Hoche 8, comme nous y marchions ensemble,
le Sic te diva potens Cypri sic fratres Helenae, llldda sidera... vous vous
rendriez certainement à cette harmonie.
· Pour moi, j'ai médité longtemps sur le secret de l'Ode d'Horace, consi­
dérée comme une merveille qui doit avoir une « recette » qui n'est pas
retrouvée. Ce dissentiment est peu de chose en comparaison des grands
accords et, par vos citations, je vois sur quels points sacrés ils portent.
Bref, l'essentiel ! Encore une fois merci. Car je ne crois pas devoir me
1. Article. publié par Emile Henriot, dans Ja Vie Littmire du Monti,, le 3 septembre 1952,
et recueilli dans M.a/1re1 d'hier et Conümporai,u. Paris, 1956.
2. a. plus haut, la lettre du 14 juillet 1950.
, . Chez Mm8 Arman de Caillavet.
CLINIQUE SAINT-GlIBGOIRE A SAINT-SYMPHORIEN 349

dissimuler ce qu'il vous a peut-être fallu de courage pour me porter un


témoignage de cette fermeté et de cette netteté. Supposons que j'exagère,
ce sera tant mieux pour tous. Je suis bien en retard avec vous, car du
temps de Clairvaux vous avez eu la bonté de m'envoyer deux livres 1
dont l'un sur Les Normands en Médite"anée m'a beaucoup, beallCOlljJ
intéressé, bien qu'il ne m'ait pas apporté la lumière que j'attendais sur
les Normands dans ma Provence, où leur passage, moins sensible que
celui des Sarrazins, demeure flagrant, et un autre livre, ah I ce roman de
vous qui m'a passionné, au point de me réduire au silence, parce que
j'aurais eu trop à dire! Grosso modo et à distance, voici I Vos personnages
sympathiques, ceux qui le sont à vous d'abord, ont vos sentiments· et
vos passions, qui sont aussi les miennes et les miens. Cela sans réserve,
sans la moindre nuance capable de les distinguer. Le patriotisme tout
cru, tout nu ! Le saignement du cœur sous la défaite et sa conséquence :
l'occupation. La seule différence tient à ce dernier mot de « conséquence »
qui est une opération de l'esprit, d'aillettrs certaine. Et mon étonnement
a été de ne pas retrouver dans ces peintures, de sentiment si naturel
et si juste, deux opérations de ]'esprit, l'une remontant de l'effet à la cause,
et l'autre considérant que, si la patrie est malheureuse, on peut la rendre
plus malheureuse encore par de simples réflexes nerveux et instinctifs,
abstraction faite des vues ménagères (passez-moi le mot trivial) de la
raison. Faut-il tuer ]a patrie par patriotisme 2? Ne faut-il pas, par patrio­
tisme, observer certains délais dans la vengeance, craindre certaines
représailles? Ce n'est pas la question de la Résistance où la bonne foi
populaire a été seule mise en jeu, ce qui lui a coûté extrêmement cher !
Assurément, je ne demandais pas à vos personnages sympathiques de
résoudre le problème dans le sens que je crois vrai. Ils pouvaient avoir
leurs raisons de cœur, de sens, d'odorat, ils pouvaient y céder, rien de
plus naturel, dans un récit, dans un conte qui n'est pas un traité ; encore,
à mon avis, eût-il fallu que cette zone d'intelligence politique ou, si
vous préférez, de réalisme national fût au moins entrevue, signalée,
marquée. Il l'aurait fallu d'autant plus, selon moi, que le livre n'était
pas d'un simple narrateur et conteur de métier, mais d'un homme qui
compte dans la haute élite, entre ceux qui opinent ou qui jugent, et qui
font valoir, discuter, propager leur jugement. Si poignant que soit
votre récit et de quelques couleurs vivaces qu'il se pare, toutes les
fois que je m'y re,porte, je trouve de ce côté une lacune qu'il eût été facile
de combler. Mais pourquoi un autre livre du même caractère rie la
comblerait-il pas?
Vous voyez la franchise de l'objection. Elle 11e fait tort ni à l'art du
récit, ni à son âme profonde, qui est la réaction spontanée ·du cœur

r. CT;- plus haut, la lettre du 9 octobre 19p.


2. CT. sur ce thème et sous ce titre, l'article d'Olivier Martin (pseudonyme de Charles Maur­
ras) dans Aspects d8 la France. 20 janvier 19p.
LETTRES DE PRISON

français, du sang français devant l'occupant et l'envahisseur. Là, je n'ai


pas besoin de vous le dire, il n'y a que l'acclamation de la même vérité.
Avec les remerciements que je vous renouvelle, veuillez, Monsieur et
cher confrère, agréer mes meilleurs souvenirs et l'expression de mes
sentiments les plus distingués et dévoués.
CH. MAURRAS

A HENRI MASSIS
16 septembre 1952.

Mon cher ami,


.. . Avez-vous lu dans Aspects mon appel à votre témoignage sur la
thèse de Bourget quant à l'inutilité du style 1? Vous feriez des heureux si
v:o� y répon�ez comtt?-e j_e crois que vous le pouvez. Pardonnez-moi
s1 Je vous suis apparu indiscret.

AU MEME
20 septembre 195 2.

Mon cher ami,


J'ai votre lettre d'hier, ce matin . Excusez mon silence, j'ai été encore
une fois submergé.
Je commence par le P. S. Je me rappelle l'incident Souday sur les
Essais et la réponse de Bourget, absolument juste, que vous me rapportez.
Mais, plus tard, ne vous rappelez-vous pas autre chose? Il s'agissait de
littérature, de style, et Paul Bourget déclarait q_ue ça n'avait pas d'impor­
tance et qu'il s'en tenait désormais à sa notation scientifique des idées et
des choses. Cela s'embranchait à des épigrammes contre la calligraphie
d'A. France (sa bête noire) et sur Ja peine inutile que l'on se donnait pour
cela. « A preuve, disait-il, Balzac 1 >> Il me semble vous voir et vous entendre
m'en parler avec éclat. Fais-je confusion ?
Mille amitiés en toute hâte, à vous.
CHARLES MAURRAS
r. Charles Maurras : • Une question sur Paul Bourget », in A.rpecl.r de la France, 12. sep­
tembre r 9 5 2. • Pourquoi, demandait Maurras, Bourget a-t-il froidement immolé les exigences
de l'art au seul souci de la construction intellectuelle et logique de ses ouvrages ? »
CLINIQUE SAINT-GRÉGOIRE A SAINT-SYMPHORIBN 31 1

AU MSME
2.1 septembre 195 2. .

Mon cher ami,


Merci 1 Nos lettres se sont croisées. Vous avez pris le bon parti :
c'était de vous reporter aux explications que Bourget lui-même a don­
nées 1• Elles ne me persuadent pas plus que vous ; je les crois même un
peu contradictoires. Mais enfin c'est la pie au nid. Vous l'avez trouvée
· et à coup sûr... Bien entèndu, je vais me servir de vos lumières...

AU AŒME
2.2. septembre 195 2. .

Mon cher ami,


J'ai été bien embarrassé, ces jours-ci, tenté que j'étais d'abord de
donner toute votre lettre car elle répondait simplement à ma question
et aussi la débordait sur d'autres problèmes, comme celui du roman
d'idées, en le résolvant dans un sens différent du mien, ce qui pouvait
rouvrir de nouveaux débats. Tout compté, avec de grands regrets très
diversement motivés, il m'a paru meilleur de ne prendre et de ne citer
sue ce qui réglait et résolvait l'affaire avec des textes irréfragables et
des références (à Dumas fils) qui ne le sont pas moins 2 • Cela diminue
de beaucoup l'intérêt intrinsèque de l'article 3, mais cela en multiplie
la clarté, du fait même du resserrement et de la précision. J'en suis
malade et satisfait, inq_uiet et �ranlant . de ma ".1eille tête, conv:aincu au
fond que le nueux était · de swvre la ligne droite de ma question, telle
qu'elle était, et de votre réponse en tout ce qui y correspond. Mais je
vous devais l'aveu de cette délibération orageuse, dont les hésitations
continuent de m'obséder un peu...
I. A défaut de confidences que Paul Bourget ne lui avait point faites, Henri Massis avait
répondu à Maurras en lui citant ce que Bourget a écrit sur le problème dM lly/4 dans le roman :
• Le style dans le roman ne saurait, sans fausser le genre, rappeler celui du poème en prose.
Il doit tenir du laboratoire et de la clinique, comme l'observation elle-m&ne qu'enregistre
le romancier. •
2. Paul Bourget disait d'Alexandre Dumas fils, à qui il devait son propre système litté­
raire, qu'il • était un écrivain très peu préoccupé des questions de l'art •·
3. Cette partie de la réponse d'Henri Massis à Charles Maurras a été publiée par Aspects
de la France (numéro du 26 septembre 195 2).
23
LETTRES DE PRISON

AU MP.ME

.25 septembre 1 9 5 .2 .

Mon cher ami,


Je continue à délibérer avec moi-même si j'ai eu raison de i:,référer
la clarté à tout. Dans ce doute une certitude : vous devez publier toute
la partie de votre lettre laissée inédite par nous. Le débat du Dl,11011 de
Midi avait le tort de rouvrir la discussion en plein, mais en soi c'était,
c'est capital, l'objection du mauvais prêtre en particulier 1• Est-elle
dérimante? Je ne sais ; vous en savez beaucoup plus long que moi sur
cette matière. Pujo_ me disait jadis que j'avais deux taies : je n'aimais
pas les poires, je n'aimais pas les romans. Ce genre, issù de l'épopée
médiévale, me paraît, en effet, un peu bâtard. Je vais lire attentivement
vos Réflexions sur l'art du roman pour m'en éclairer encore 2• Les officiels
n'ont pas réussi à louer Bourget dignement 3• Je crois qu'ils se sentent
battus par notre initiative. Continuons! ...
CHARLES MAURRAS

A MONSIEUR PIERRE LOUIS BERTHAUD� CONSEILLER DE L'UNION


FRANÇAISE

Septembre 195 .2.

Cher Monsieur et ami,


Pardonnez le retard de cette réponse que j'ai voulu faire à tête reposée.
Et d'abord, à la bonne heure! Votre brochure est substantielle et
claire. Elle me débrouille ce que votre premier rapport avait laissé d'indé­
cision dans ma pensée, car celui-ci faisait porter l'attention sur des

x. A l'auteur du Démon de Midi, qui a fait du petsonnage de l'abbé Fauchon un hérésiarque


intégral, dissolu de conduite et de mœurs, Henri Massis avait objecté, quand ce roman parut
en 1914, que l'hérétique. dans la réalité vécue, ne risquerait pas de sédum: et d'avoir de
l'influence s'il n'était pas inattaquable par quelque endroit. A quoi Bourget lui avait répondu,
pour justifier la flérité d'excrplion de son mauvais p� en citant l'Imporlet1r de. Molière,
c'est-à-dire un personnage de thédtre et non pas de f'Ol11an.
2. Œ. Henri Massis : Rlj/exio111 111r l'art du roman. Paris, 1921,
3. A l'occasion du centenaire de sa naissance.
CLINIQUE SAINT-GRÉGOIRE A SAINT-SYMPHORIEN 353

noms et des prénoms que je c_oanaissais mal, à peine, ou pas du tout.


Cette fois vous posez la question et elle est grande et grave.
Mon expérience de mistralien et de fondateur d'une école parisienne
de Félibrige me convainc, comme vous, de la nécessité de rallier tout
le pays d'oc : des Alpes aux Pyrénées. . . Un particularisme provençal était
jugé funeste, tant par Mistral que par ses jeunes disciples de 1 894. Nous
avons fait la plus grande place à nos Limousins, Quercynois, Languedo­
ciens, Gascons, tant dans notre bureau que dans le choix des poèmes et
des chansons que l'on récitait aux grands jours. Et je dois à la vérité
de dire que nos amis des provinces non provençales n'en avaient jamais
assez. J'entends encore les coups de gosier vigoureux qui étaient donnés
à l'a dans le Canta perma 1niga 1 de la chanson de Gaston Phœbus ! N'im­
porte ! Cela était indispensable, nous faisions toutes les concessions dues.
Que chacun parlât son dialecte, rien n'était plus naturel ni plus néces­
saire 1 Nous ne demandions qu'une chose : la graphie du félibrige.
Cette �fhie est une merveille de simplicité en même temps que de
science et d art. Voisine du populaire, excluant tout signe inutile, pou­
vant être apprise en vingt minutes par tout écolier appliqué, elle était un
élément de la propagation des œuvres écrites, et, par conséquent, de
la langue littéraire en marge de la langue patlée, tout en évitant les
vulgarités de la phonétiq_ue pure. On . avait exilé avec un succès
complet les aou, éou, iou, qw déshonorent nos patoisants marseillais. On
avait créé un instrument solide et souple de toute langue écrite. Et on
veut changer tout cela i Je comprends que des majoraux sentent le péril
de cette fantaisie. Je dis : péril pour tous, pour la langue et la poésie, non
pour la seule Provence. Je suis plein d'admiration pour l'abbé Salvat,
il se donne une peine magnifique. Quel malheur que ce soit pour une
cause vaine et même nuisible I Il n'y a aucune raison valable de faire
la guerre à l'o muet des Provençaux. Le félibre montpelliérain qui a écrit
Provencau é Catoli, dit nosto je n'a pas fali 2 et cet o ne lui a ôté ni grâce
ni vigueur ni puissance de propagande; je ne serais pas choqué du tout
qu'un félibre du Comté de Nice où l'o devient a, adoptât l'a naturel, mais
pourquoi en vouloir aux avignonnais, aux arlésiens et aux marseillais
pour leur o non moins naturel ? Ecoutez ceci : je reçus à Lyon en 1940
ou 41 une lettre d'un médecin félibre du Languedoc me disant qu'il
avait retrouvé, dans l'album de sa grand-mère, un petit poème de moi
dédié aux beautés vivantes d'Orange et m'en envoya la copie en me
priant de l'autoriser à le reproduire dans sa revue. Bien que le morceau
n'eût que la beauté du diable de mes vingt-six ans (1 894), j'envoyai
l'autorisation. Quelques saisons plus tard, je reçus la revue qui avait
placé mon factum en tête de son numéro : seulement, je ne le reconnais-

1. Chanter pour ma mie, ces mots sont ceux du refrain du célèbre chant pyrénéen.
2. Prove11faux et catholiques••• notrefoi n'a pasfaibli est le début du refrain du cantique popu­
laire provençal de Malachie Frizel.
3 54 LEITRES DE PRISON
sais plus I Mes o étaient devenus a et la graphie en avait été compliquée
à plaisir. J'eus tant d'humeur que je ne donnai aucun signe de vie ni
de gratitude à mon correspondant 1
Autre chose, et celle-là énorme : dans son excellente brochure sur
l'union latine, M. Marcel Carrières prétend que Mistral a dit dans l'Ode
à la race latine
Ali batedis de ta pensada
As esclapat cent cops li reis 1•

Mistral n'a jamais dit ça! Mistral disait pensado et ne mettait point
de t ni d's à esc/apa, à cop ni à rei. Et je n'ai pas entendu dire que les
Italiens de Vénise ou de Messine aient corrigé le toscan de Dante pour y
ajouter les signes de leurs dialectes du nord ou du sud. Ces fantaisies
passent l'imagination. Ce sont de vieilles folies. On veut singer les
troubadours. Mais ces troubadours sont des pionniers, des découvreurs,
des initiateurs. Ils ont engendré saint François, Dante, Pétrarque. Mais,
eux n'ont pas laissé grand-chose qui vaille, leurs disciples les ont absorbés,
engloutis, recouverts, et ce n'est pas avec cette littérature morte que l'on
fera circuler et que l'on propagera la. poésie vivante qui part de Mireille
et qui aboutit à Joseph d'Arbaud. De grâce, un peu d'attention et de
gratitude pour ces Maîtres qui constituent le grand titre de notre temps
et de notre patrie ! C'est avec de l'action, c'est-à-dire des œuvres, qu'une
langue se réveille; les subtilités de grammaire et d'orthographe si elles
sont parfois utiles ne viennent qu'après, et celles que l'on distribue avec
tant de zèle à Toulouse ne font que compliquer et redoubler nos diffi­
cultés. Je ne saurais trop vous dire combien les soucis des majoraux me
paraissent fondés, graves, essentiels même. Il m'est assez égal que
Sully-Peyre se soit ou non occupé du félibrige. Là, il a raison. Il a
couru au secours du Capoulié et du consistoire sur deux points essen­
tiels : a) La négligence ou plutôt le véritable mépris des productions
multipliées depuis 18 5 9 par une multitude de poètes, les uns très dis­
tingués, les autres très grands (Paul Arène n'est pas encore à sa juste
place), et pour la plupart apparus en Provence ou en terre rhodanienne,
car enfin c'est là-dessus que tout fonde, et, b) la mise en train d'une graphie
qui, 1 sera antiprovençale, par le sacrifice de l'o à l'a, et 2. 0 suichargera
°

inutilement ce que l'art et le bon sens de Mistral et de Roumanille avait


allégé, facilité, éclairci à merveille. Pédantisme sur pédantisme, et dont
les œuvres non provençales auront certainement à souffrir au moins
autant que les autres.
Ai-je assez blasphémé, cher Monsieur et ami? Tâchez de me le pardon­
ner. Je vous ai ouvert mon cœur sur toute l'étendue du litige, et plus j'y
réfléchis, moins je me sens capable d'y rien changer. Savez-vous ce que
je souhaite? C'est que la réaction contre l'erreur toulousaine parte du
1. Ali battement de la pensée - T11 as écrasé cent fois tes rois.
CLINIQUE SAINT-GR.nGOIRE A SAINT-SYMPHORŒN 3H

Toulousain, de votre Quercy, du Béarn, du Périgord et du Limousin,


que ces provinces s'aperçoivent du tort qu'elles se font ou qu'on leur
fait, et qu'elles reviennent d'elles-mêmes à la simplicité et à la clatté
mistraliennes. Comment seriez-vous d'un autre avis?
Très cordialement à vous.
CHARLES MAURRAS

A XAVIER VALLAT

10 septembre 1 95 z.

Mon cher ami,


Es ansin, on fait le peu qu'on peut ! L'important est d'avoir de bons
amis comme vous, pas sévères, mais qui obligent à réfléchir. Inutile
de vous dire que je devais réfléchir et ai réfléchi en effet sur votre miracle
de voyant sans rétine. Prenez bien garde qu'il faut deux actes de foi
ou deux hypothèses : 1 ° Les « savants » ne se sont pas trompés en diagnos­
tiquant l'absence de rétine, de toute rétine, de tout élément rétinien.
z0 Il n'y a pas dans l'économie organique un mode de vision par d'autre
voie que la rétine, comme il y a un mode d'audition par les os du crâne,
mode si parfait que c'est à lui que l'on s'adressera pour la confection
de mon futur lorgnon auditif... Au lieu que l'existence d'une jambe
de bois et l'apparition d'une jambe de chair et d'os sont des phénomènes
qui tombent sous le sens et n'ont besoin ni d'acte de foi ni d'hypothèse.
Je n'ai jamais nié le surnaturel. La difficulté est de savoir où il commence.
Je vous ai raconté par quelle prémonition tragique, j'ai, en novembre
1 9z4, senti l'agonie et la mort de mon frère. Dans quel ordre classer cela?
Est-ce celui des esprits? Celui d'ondes X, Y, ou Z ? 11!/Joramus ignora­
b1111da. Je vous conterai quelque soir la teneur de notre conversation
avec Anatole France, le long du gave désert, un jour d'août 1 890 1• Je
crois que vous y verrez plus de prudence critique que d'impiété. Quant
à l'Immaculada Co1111cepciou, ce que vous me dites de l'abbé Peyramale 2 fait
partie de mes souvenirs de coJlège les plus anciens. J'entends encore le
propos qui ouvrait la « lecture spirituelle », Notre-Dame de Lourdes, par
Henri Lasserre, suite, quand ce n'était pas l'Héroïsme en soutane, par le géné-
1. C'est à Lourdes, en 1 890, que Maurras fut présenté à Anatole France par Paul Arène,
Ils allèrent ensemble à la Grotte. France, montrant les béquilles suspendues à la voûte, fit
remarquer : • Il n'y a pas une seule jambe de bois... • A quoi Maurras répliqua : , Et même
s'il y en avait? Qu'est-ce que cela prouverait potu' ou çontr, le miracle ? Le miracle est, par
définition, un fait qui échappe aux lois de la nature. • CT. Xavier Vallat, op. rit.
2. L'abbé Peyramale était curé de Lourdes au moment des apparitions de la Vierge à
Bernadette Soubirous.
LETTRES DE PRISON

rai Ambert, SIIÏte. Mais enfin l'encyclique de Pie IX n'a pas inventé cette
formule. Elle était connue de pas mal de théologiens. Il aurait pu suffire
d'un prédicateur de mission un peu érudit ou original pour que le mot
ait frappé l'oreille et l'esprit de la bergère. Evidemment ce n'est qu'une
supposition? Mais elle est moins forte, moins démesurée, moins dispro­
portionnée que celle qui émeut le Ciel et la Terre et fait traverser les
espaces infinis à des êtres semi-divins. Les maîtres scolastiques disaient,
à la suite d'Aristote, que la conclusion ne doit pas être plus grande que
les prémisses. Ici, elles sont toutes limitées à notre horizon et votre
conclusion les déborde et les crève toutes par une effusion des neuf cieux.
Vive donc le repentir de Froshdorf 1 1 Je ne sais pas d'histoire plus
émouvante ciue celle de ce vieux fils de France en qui la passion et la
passion religieuse créait un sentiment civique ! On aurait tort de croire
que ce fut de sa part chimère pure. Je me rappelle très bien ces années
1 8 80-82., l'indignation causée par l'article 2., la véritable fureur allumée
par l'expulsion des Pères. La Marianne d'alors n'était pas même sûre
de ses fonctionnaires. A .ia porte des Jésuites, rue Lacépède, où la voix
pointue de l'avocatH. Boissard 2, le père, criait aux crocheteurs : Messieurs,
vous encourez. les travaNX forcés I Messieurs, vous risquez. les galères I Le
serrurier et le commissaire de police reculaient. On faisait appel à la
pègre révolutionnaire. Des gens du peuple sortaient de la foule pour
crier aux soulauds et aux mendigots : << Nous vous avons vus mendier
et accepter le pain des Pères. Hou ! Hou 1 >> Le gros chanoine Mille 3 avait
tiré un Lutrin du siège de Frigolet, mais c'était après. Avant et pendant,
on ne badinait pas, et 3.000 hommes de troupes avaient été amenés de
Marseille pour exécuter la décision. Avez-vous lu les souvenirs de
l'abbé Klein 4? Ils attestent que, dix ans plus tard, au toast d'Alger, les
hauts fonctionnaires militaires et civils furent de glace, tant ce régime
était branlant et son avenir incertain I Le prince impérial était mort en
1 878, les princes d'Orléans se tenaient tranquilles, Henri V avait au moins
un conseiller de premier ordre : La Tour du Pin, l'aventure pouvait
être courue, d'autant que les querelles républicaines Gambetta, Grévy,
Oémenceau, Ferry n'avaient pas cessé d'étonner et de scandaliser,
comme le prouvèrent les élections de I 8 8 5 .
Savez-vous encore ceci (pour la légitimité des Orléans)? En sep­
tembre 1 883, le jeune duc d'Orléans devait aller chasser à Froshdorf
(ou à Gôritz), et Je comte de Chambord avait envoyé à Paris son fameux

1. Résidence en Autriche-Hongrie, depuis 1 841, du Comte de Chambord qui y mourut


en 1883.
2. Henri Boissard était le père d'Adéodat Boissard, condisciple de Maurras au Collège
catholique d'Aix.
3. Prêtre du diocçse d'Aix que Maurras avait connu dans sa jeunesse.
4. Abbé Félix Klein : Le Cardinal La,,igerie et m Œuvres d'AfrifJIII, 1892. Il s'agit du discours
que le Cardinal Lavigerie, archevêque d'Alger, prononça à la fin d'un grand banquet officiel
pour prescrire le ralliement à la République, co nformément aux Encycliques de Uon XIII.
CLINIQUE SAINT-GRÉGOIRE A SAINT-SYMPHORIEN 3 57

valet de chambre Charlemagne pour s'informer des goûts du « petit >>.


(Je le tiens du colonel de Parseval, gouverneur militaire du Prince.)
Oui, affirmez avec force les droits de /11111ique Henri VI, mais prenez
garde que celui-ci ne veut pas être le roi de l'A. F. ou d'Aspects, alors
restons dans l'abstrait!
... Le papier sur le patriotisme des communards, sera le très bienvenu
aussi, peut-être avez-vous raison de l'ajourner jusqu'en mars prochain •
... Pour l'Art Poétique de Forot 1, je l'attends avec les photos. Le propos
de votre jeune conseiller d'Ambassade me paraît très sensé. Raison de
plus de ne pas « dévaluer » les frontières, comme le veut Schuman I Et
cette affitlre de la Sarre! Nous avons donné comptant, on nous paiera
à terme, mais le terme ne viendra pas. C'est du joli! Pardon de ces cris
confus comme on en entend dans la vieillesse 1 Mes respectueux hom•
mages à Mme Xavier Vallat. Toute ma vieille an-Jtié l
CHARLES MAURRAS

A SA NIÈCE HÉLÈNE MAURRAS

Mercredi 8 octobre 19 5 2.

Ma petite Ninon,
Vive toi, vive nous ! car j'ai ta dépêche. Moi qui me morfondais
sachant que Chauvet 2 devait être lùer à Paris, et qui me demandais
comment le charger du précieux fardeau 1 Et ça y est ! Tout seul 1 Donne­
moi des nouvelles de Jeannette. Qu'a dit l'examen? Oui, Jacques est
de retour. Et je voudrais bien que tu le sois aussi et que tu accompagnes
Michel. Mais ce ne sera pas possible si Jeannette a besoin de toi. Com­
bien je désire son rétablissement rapide 1 Pour ces raisons et pour d'autres,
autrement importantes! Elle s'est beaucoup fatiguée et inquiétée, tuée de
soucis. Dis-lui que son vieux parrain s'en est toujours douté ...
Je vous embrasse tous, toi première et dernière 3•

1. Le poète Charles Forot avait fait remettre à Maurras, par Xavier Vallat, la copie d'une
suite de poèmes où sa Poétique se formule en pentamètres.
2. Pierre Chauvet, son ami marseillais. - Le précieux fardeau était la copie dactylogra­
phiée de Votre bel aujourd'hui,
3 . Cette lettre est sans doute une des dernières que Charles Maurras ait écrites. Il est mort
le 16 novembre 1952. (Le chanoine Cormier, le 13 novembre, lui avait administré les
derniers sacrements à la clinique Saint-Grégoire.)
ANNEXE I

Notes de Charles Mau"as concernant l'étude de M. Uon S. Rolldiez. (Cf. la


lettre du z 3 juillet 1 9 5 0) .
(Les numlros des pages se rlferent à l'ouvrage de M. Rolldiez. intitu/1: Maurras
jusqu'à l'Action française.)
P. 57- 5 8. - A propos des tout premiers articles de l'Obseroateur
franrais (7 mai et 6 septembre 1888) où le jeune Maurras .mettait en
cause les méthodes d'éducation française :
« ... J'ai souvent déploré la folle hâte avec laquelle j'ai voulu écrire
et publier. C'est peut-être ce que j'ai fait de plus follement absurde au
long de mon interminable existence!.. Ces premiers ei>sais... pouvaient
avoir du bon quand ils traduisaient un effort d'analyse intellectuelle
portée sur des notions déterminées, clarifiée suivant des méthodes et
des disciplines données. Mais pour les jugements personnels, quelle
prétention I Et même quelle démence quand ils prétendaient à juger non
les idées, mais la vie, la vie encore lointaine, la vie ignorée I Ce que je
faisais alors de moins follement prétentieux, c'était de céder à une mode,
de me laisser glisser à des idées toutes faites trouvées autour de moi, ou
à des formulaires encore plus artificiels et plus éloignés de ma nature
et même de mon expérience encore si courte I Le texte sur l'éducation
française... prend un ton augural et professoral de petit expert, qui, à
distance, me fait rire. J'y découvre comme un petit égout collecteur de
toutes les sottises que charriaient à cette époque les écrivains d'une
coterie elle-même maîtresse de la mode. A leur tête, Paul Bourget qui
passait pour « faire blanchir son linge à Londres t... Précisément à la
suite de son voyage en Amérique... il avait compris la forte nécessité
qui s'imposait, à nous Français, pour vivre et pour durer, de retrouver
« la plus profonde France ». Il a senti que, si nous devions imiter en quel­
que chose les Anglo-Saxons, c'était pour leur fidélité à leurs propres
traditions, en rejoignant les nôtres, et non en décalquant les leurs... A
l'époque éloignée où se place mon article, nous subissions aussi l'influence
de quelques maîtres de pensions et marchands de soupe qui voulai ent
fonder des équivalents d'Universités anglaises et qui y réussirent dans
une mesure assez faible... A côté de cet état-major, mon vieux texte
arbore aussi - son nom y est - Jules Vallès, le révolutionnaire et
romantique Jules Vallès, rhéteur plein de talent mais rhéteur accompli.
LETTRES DE PRISON
Il se plaignit toute sa vie de n'avoir eu que des professeurs de rhéto­
rique; toute son œuvre montre qu'ils l'ont supérieurement enseigné
dans ce bel art. Quel ingrat 1
« La meilleure preuve que ce texte retrouvé ne correspond à rien de
sérieux ni de profond, mais est essentiellement du chiqué, comme disent
les artistes, c'est cette énormité que notre éducation, la mien.ne, aurait
manqué d'air 1• Au Collège Catholique d'Aix, nous aurions manqué
d'air! Sur le boulevard de la Plate-forme, aux portes de la ville ... dans
le splendide espace déterminé par un rideau de cèdres, de sapins et de
pins, dans ces cours immenses, bordées d'aubépines, aux allées latérales
complantées d'iris, vergers plantureux, potagers, avec piscines, hangars
de gymnastique, salles d'escrime, tout ce que l'imitation britannique
a pu donner plus tard de plus raffiné, les enfants, les adolescents y auraient
manqué d'air? Laissez-moi rire de moi-même et de mes stupides dix­
neuf ans.
« Quant au moral, ces prêtres, jeunes et vieux, étaient les plus honnêtes
gens de la terre, tout à leur besogne d'éducation et de discipline. Ils
sortaient soit d'une classe moyenne extrêmement fidèle et ferme dans
les principes, soit de cette paysannerie arlésienne que Léon Daudet
nommait, d'après Mistral, nos « princes paysans •· Leur moralité était
si saine que, je peux bien vous le dire, le premier et seul mauvais prêtre
que j'ai connu, c'est à Paris que j'en ai fait l'ignoble rencontre...
« ••• Dans ce morceau, on parle de lycées. Je n'avais jamais mis les
pieds dans un lycée, et, si mon jeune frère avait été à Paris, à Louis-le­
Grand et à Buffon, c'était uniquement au titre d'externe libre, il n'avait
jamais assisté qu'aux cours : si donc j e parlais de ces établissements
avec l'aplomb d'un connaisseur, c'était, encore une fois, par simple
ouï-dire, sans contact personnel ni prochain et sous l'influence pure et
simple d'une mode. Il est déplorable d'avoir écrit dans ces conditions
de folle jeunesse...
P. 77. - Sur son conte, La Bonne Mort 2, Maurras précise qu'il l'avait
écrit : « après que sa crise religieuse eut été conclue par la négative ».
« Les images, les idées, les sensations, les combinaisons d'idées et de sen­
timents qui s'agitent dans ce conte voluptueux et religieux n'auraient
jamais été agencées ni présentées comme elles le sont, sans cet arrêt de
ma foi••. Ce n'est pas le libertinage de l'imagination qui a suscité, stimulé,
éperonné le libertinage de l'esprit et de la raison ; c'est, au contraire,
celui-ci qui a libéré l'imagination et les Eens. Et ce processus est celui
qui me paraît convenir le mieux à un jeune Français élevé comme je

I. Dans son article de l'ObservaleRrfrilllfais, ce n'était pas tant le surmenage qu'incriminait


le jeune Maurras que « ce manque d'air, cet absurde système de discipline •·
2. a. Le Cb,fllin de Paradis. Paris, 1119,. Le conte.La bo11M Mort a été supprimé dans toutes
les réimpœssions.
ANNEXE I

l'ai été. Cela n'implique ni frigidité ni refoulement religieux de la part


d'un Provençal, né au mois d'avril et de nature assez ensoleillée, mais
c'est discipline...
P. 79. - Au sujet de son « agnosticisme •• du « funeste Pascal » et de
Montaigne :
« Montaigne, dirais-je encore aujourd'hui, est un Pascal souriant et
comique, et Pascal un Montaigne tragique et se tordant les bras. Mais
peut-être ne faudrait-il pas attribuer à l'auteur des Essais une part trop
vive dans ma pensée première. Ce qui m'attirait et m'amusait en lui, y
compris les délices de son langage (je disais alors son caquet) fut très
longtemps diminué par son extrême incohérence et l'obsession maniaque
de sa personne. C'est en vieillissant que je me suis mis à l'aimer tout à
fait. Il apparaissait trop peu tranché et trop peu tranchant à ma
jeunesse et à ma maturité batailleuses. •
P. 8 3. - Là où L. S. Roudiez avait cité Aldous Huxley qui, dans un
de ses premiers livres, avait écrit que « le Dieu qu'adorait Pascal n'était
pas le Dieu de Vie, mais la Mort », Maurras ajoute :
« C'est- l'homme de la mort, dites-vous. Si ce n'était que cela i Mais
c'est l'homme de la peur de la mort, comme de la peur de la vie. J'étais
infirme, soit I Mais, cette vie, je l'aimais, j'aimais la santé et la force.
Surdité à part, ma résistance physique, sous des asP.ects assez modestes
et même médiocres, est au-dessus de la moyenne, qu'il s'agisse de marcher,
de nager, de veiller dans mon bon temps. De robustes jeunes gens ne
pouvaient tenir à l'imprimerie la nuit, contre ma cinquantaine ou ma
soixantaine. Pascal est le spectre de la maladie. Cette incompatibilité
personnelle ne prouve certes rien contre son magnifique génie I Cela
peut expliquer qu'il ne m'ait pas été bienfaisant, quelque admiration
que m'aient toujours inspirée sa langue, sa poésie et, de-ci de-là, sa
logique. »
P. 106. - Sur le fait que « la doctrine de Maurras a pu ramener des
Français à la foi -:atholique • :
« Soit que: les confusions, possibles jusqu'en 1903, ne l'aient plus été
par la suite, soit toute autre raison, de nombreux libres-penseurs, de
nombreux non-catholiques et non chrétiens sont allés ou sont revenus
à la foi romaine sous l'influence de mes idées qui, par exemple, leur ont
ouvert les directions du thomisme ou qui ont développé en eux le sens
des bienfaits de l'Eglise. Raison : le Français est naturellement chrétien,
comme il est animé d'un esprit de justice et de moralité, qui sans être
puritain, est très vif. Il n'est pas aussi naturellement catholique que
!'Italien ou !'Espagnol. Mais, quand on lui explique le catholicisme
(dogme, rite, culte, etc.), alors sa nature de logicien prend feu, son
catholicisme se définit et emporte tout. C'est à cette explication du
LETTRES DE PRISON

catholicisme que j'ai dû mes plus· grands amis dans le monde ecclésias­
tique français et romain. »
P. 13r. - Sur l'influence que Schopenhauer avait eue pendant la jeu­
nesse de Maurras :
« Schopenhauer m'avait certainement aidé à vérifier le vide prodi­
gieux de� « trois sophistes », comme il appelait Fichte, Schelling et Hegel,
et de leurs divagations unilinéaires. Ce pessimisme salubre m'avait
aussi gardé du culte de la vie (plus l'être s'élève, plus il souffre). Je
m'étais, en même temps, dégagé, par moi-même, de l'adoration alter­
nante des abstractions personnifiées et des entités sans réalité qui encom­
braient notre imagination scholastiq_ue, Idoles et Nuées, sur la foi
desquelles (tantôt l'une, tantôt l'autre) on se figurait devoir accéder au
bonheur. A partir de cette critique rigoureuse, il n'était plus possible
d'adhérer à la bacchanale du Scientisme et, sans admettre le moins du
monde la faillite de la Science, on songeait à tempérer la science par la
sagesse. Quelques hautes satisfactions contemplatives que l'esprit
humain en pût recevoir, on voyait bien qu'il n'y avait aucune raison de
penser que le genre humain dût se sauver par aucun progrès de ce côté-là
ni d'un autre I La Nation, l'Etat, l'Eglise même pouvaient négliger de
faire la police de ces rêveries subjectives, mieux valait ne pas supposer
que nous fussions sur le point de devenir des Dieux par l'entremise de
quelques logomachies. »
P. 162.. - A propos de son maître Mgr Penon :
« Sur la personnalité et l'influence de Mgr Penon, l'on se tromperait
de beaucoup en imaginant un esprit systématique. C'était surtout une
âme sensible au beau et communicatrice de l'enthousiasme du beau.
Elle m'a donné tout d'abord la certitude du beau et (je l'ai raconté)
quand je doutais de tout, même de la géométrie, quand tout se dérobait,
il me montra, comme un point fixe indubitable, le beau de la poésie,
le beau des idées; voilà son action, elle fut révélatrice. Mais il ne faut
pas confondre cela avec un travail de mise en ordre qui n'eut lieu que
plus tard, et que je fis seul. C'est faire fausse route que d'en faire le deus
ex machina de mon retour ou de mon accès à l'ordre. J'étais seul à Paris,
je me noyais, j'ai appris à nager pour échapper à la noyade, d'abord
sur la mer des sentiments et des sensations littéraires, puis sur l'élément
politique et social. »
P. 2.47. - « La présence de Faust 1 dans la poésie de Maurras peut
étonner au premier abord », avait écrit M. Roudiez, et Maurras de répli­
quer :
« L'étonnement manifesté sur la question de Gœthe et de Faust
1. Cf. La Ba/anç1 inllrieur,, Livre Jer : 1. C_yc/1 d, FaNSI 11 dl P.rychl; II. Cycle dl Faust et
d'Hl/;ne.
ANNEXE I

m'étonne à mon tour. Si notre poétique était née d'un simple chauvi­
nisme méditerranéen, il serait scandaleux en effet de nous voir parler
de Faust aussi naturellement que de Tityre et de Mélibée. Mais ce chau­
vinisme est imaginaire. Le Faust de Gœthe et, en général, l'esthétique
de Gœthe, nous sont toujours apparus, bien que de langue et de race
germaniques, comme des œuvres et des idées :lassiques, dans lesquelles
l'esprit humain se reconnaît comme en des miroirs dignes de lui. Quelle
merveilie y avait-il à parler et à agit selon ce sentiment naturel? On
peut dire, il est vrai : « Vous comptez bien peu d'œuvres de ce gerue hors
du monde gréco-romain. • C'est vrai. Mais y en a-t-il donc tant que cela?
C'est la question. •
P. 2 5 6. - Maurras ayant un jour écrit : « Philosophie, critique, sou­
venir� de mes meilleurs maîtres, tout cela, je le sens, demeure en moi à la
merci d'un rythme heureux », M. Roudiez en concluait qu'en poésie et
en critique il ne suivait pas toujours ses propres règles à la lettre. Et
Maurras de lui répondre :
« Faut-il bien voir un aven dans ces lignes? Dans le langage, surtout
écrit, il y a toujours quelque chose d'incommensurable entre l'expres­
sion d'un sentiment et une règle abst:1.aite, qu'il s'agisse de la confirmer
ou de l'offenser. La primauté fondamentale du plaisir n'a jamais été
perdue de vue par son dogmatisme le plus acéré. Mais l'homme juge
son plaisir. C'est ce que ne fait pas l'animal. Je verrais volontiers des
_complémentaires là où vous signalez un aveu de contradiction. &
P. 260. - M. Roudiez ayant pensé que pour Maurras, jeune étudiant
à Paris, le fait d'avoir songé à une licence d'histoire était pour quelque
chose dans ses premiers rapports avec Alexis Delaite, qui dirigeait l'Ecole
de la Paix sociale, Maurras lui précise que son entrée sur le terrain de
la sociologie fut beaucoup plus fortuite :
« Il n'y a rien de commun entre l'excellent accueil de M. Delaire et
mes premières études d'histoire. Lorsque, à la fin de 1885, nous avions
quitté la Provence, nous emportions une énorme liasse de lettres d'intro­
duction et de présentation. Nos amis d'Aix, de Marseille, de Nîmes et
autres lieux s'étaient donné le mot pour nous confier des moyens de
joindre des personnages de la presse ou du monde parisien. J'en avais
pour le secrétaire perpétuel de l'Académie française, M. Gaston Baissier;
j'en avais pour Ernest Daudet, frère d'Alphonse Daudet; j'en avais
aussi pour le président général des Conférences de Saint-Vincent-de-Paul,
l'excellent M. Beluze, qui avait épousé une Aixoise, et c'est ce dernier
qui avait failli me rendre tout de suite le service que je désirais.
« En effet, M. Beluze me proposa de m'introduire au grand journal
religieux le Monde, avec un article sur Tartarin sur les Alpes
d'Alphonse Daudet, mais en me demandant d'ajouter une réserve cri­
tique relative à Sapho, qui avait paru l'année précédente. Je ne pus me
LETTRES DE PRISON
résoudre à écrire une phrase restrictive sur ce très beau livre, et mon
entrée dans la presse quotidienne fut retardée de deux ans.
« J'aurais pu avoir un accès plus facile encore à cette même presse si
j'avais voulu d'un journal de gauche. Le directeur du Siècle, président
de la presse parisienne, M. Philippe Jourde, était aussi conseiller général
de Martigues, vieil ami de mon père. Sa femme était liée avec ma mère
qui ne manqua point de la voir à son arrivée à Paris. Mais cette filière
était exclue pour moi. Sans avoir d'opinion politique bien marquée,
je ne me souciais pas plus de devenir rédacteur au Siicle que d'écrire du
mal de Sapho.
« Il y avait dans ma liasse une lettre pour M. Delaire, et celle-ci eut
un plein effet immédiat, Soit qu'une place à la RI/orme Sociale se trouvât
vacante, soit que l'on y fût en quête de jeunes gens disposés au travail,
soit par effet de la cordialité naturelle de M. Delaire, homme très dis­
tingué, ancien élève de l'Ecole Polytechnique comme Le Play et très
dévoué à la doctrine de son maître, tous mes articles furent reçus et
publiés sans retard. C'est par là que je pénétrai à l'Observateur Fran;ais.
Le lien qui s'était formé entre M. Delaire et moi ne se rompit qu'à son
lit de mort où j'allais le saluer. •
P. 264. - Songeant à ses vieux articles de la Ri/orme sodale (1 8 86-1 891)
où il signalait le danger qu'il y avait à mêler la politique et la sociologie,
Maurras écrit à M. Roudiez en 1 9 5 0 :
« J'ai longtemps tâtonné dans ma distinction du Politique et du Social...
Je brûlai, j'avançai vers le bon chemin, je n'y étais pas. Ce qu'il fallait
voir, c'était, d'un côté, toutes les misères, toutes les plaies, toutes les
revendications et les agitations nées du m,e/ régime du travail au xrxe siè­
cle, mais, de l'autre côté, le facteur démocratique et spécialement la
démocratie élective qui versait surtout du vitriol sur toutes ces douleurs,
loin de s'appliquer à les apaiser ! Le régime du travail est inhumain,
il pose de durs problèmes. Mais la démocratie a pour effet fatal d'en
empêcher la sol11tion, ne serait-ce que par l'enchère perpétuelle que les
partis rivaux montent entre les classes. C'est en cela que le Politique
intoxique et meurtrit le Social. Il existe une profession de gens qui
vivent du désordre civil et qui prospèrent à préparer la guerre civile.
Comment voulez-vous y voir naître Ia paix? •
ANNEXE II

ANNEXE II

Notes de Charles Maurras concernant l'oNVrage d 'Henri Massis intitulé


Maurras et notre temps (Cf. la lettre dejtlin 195 1).
P. 1 .z. - Non, jamais ma pauvre mère n'a habité rue du Dragon.
Elle m'y a installé quand elle a quitté, en 1 895, Paris et notre logement
de la rue Guénégaud 7, (voir ma Surdité, j'en parle). Elle est revenue
en 1 896 me soigner d'une rougeole que j'avais rapportée d'Athènes,
elle était descendue dans un hôtel de la rue de Rennes, où elle allait
passer la nuit.
P. 50. - Non, je n'avais pas attendu la nuit pour lire Sous l'œil des
Barbares. Je l'ouvris en sortant de chez Lemerre et me mis à aq,enter la
�erie de Choiseul en le lisant. Il pleuvait à verse, le livre, très court,
tut fini avant l'averse.
P. 5 6. - Exactement, Bourget rapportait le mot d'un professeur de
la Faculté de Médecine, qui disait de ses disciples : << Il pompe ma techni­
que 1 >>, mais vous dites bien : il l'appliquait à Barrès qui le pompait 1
P. 5 8. - La réponse au mot de Barrès : « Que serais-je sans la Révo­
lution ? >> n'est pas de Bainville, mais de Quinton, René Quinton, petit­
neveu de Danton, et aussi royaliste que nous.
P. 64. - Votre histoire de l'affiche du quotidien 1 est certainement
d'une vérité absolue. Il me semble y assister. Car enfin mes notules
ne sont pas faites pour vous contredire tout le temps. L'histoire de
l'affiche mérite d'être corroborée très vivement. Vers le même temps,
Barrès disait à Mme de Courville : « Je crains que la fondation du journal
ne soit une faute »..• Et je traduisais qu'il devait nous blâmer de n'avoir
pas obtempéré a:ux menaces des feuilles concurrentes, Echo, Eclair, etc.,
etc., lors cfe la fondation de la Patrie franfaiie en 1 899. Mais, vous avez
raison de l'indiquer, il y avait quelque chose de plus profond. Il craignait
qu'en rompant ainsi, nous ne nous coupassions du reste de la France.
La suite lui apprit le contraire. Mais cette idée était forte et vive en lui.
Je ne m'étonne pas qu'il ait pensé à une « opération chirurgicale » que
son bon sens et ses amitiés l'ont toujours empeché de faire. Mais, en avant
de ce jour de printemps 1908, il y avait eu deux anicroches : en 1905,
1. Au printemps de 1908, en voyant les murs du quartier des Halles, dont il était député,
couverts d'affiches où il lut, imprimé en gros caractères : • L'Ae'lionfra11faÏJe, organe quotidien
du nationalisme intégral •• Barrès s'était écrié : « Quelle absurde entreprise ! Ca qui m'ennuie,
c'est qu'ils se réclament de moi. Je crains qu'ils ne me compromettent. Sans doute vais-je
être obligé de faire l'opération chirurgicale. Mais est-ce la peine ? Bah! ils n'en ont pas pour
six mois. &
366 LETTRES DE PRISON

lors du soixante-quinzième anniversaire de Fustel, il avait accepté d'être


du Comité pour rendre hommage à un grand nom de !'Histoire de
France, mais il n'aimait ni Fustel, ni sa doctrine : elle choquait ses idées
sur la Rhénanie, les deux civilisations, etc... Bourget qui présidait le
comité était encore en 1894 membre d'un Gobineau- Verein de je ne
sais quelle ville allemande, peu d'hommes étaient alors plus germanistes
que lui (tradition Renan). Dix ans plus tard, il retourna tranquillement
sa veste et soutint imperturbablement le catéchisme fustelien. Barrès
n'était pas de cette pâte, Il mit ses idées en veilleuse et, sans dire un mot
de trop, rejoignit l'os/ nationaliste attaquée. Il fut, comme toujours, un
champion de marbre et de fer.
Deux ans plus tard, en 1907, autre accroc, celui-ci grave, complet,
visible. Le journal n'existait pas encore, mais la Ligue avait pris beau­
coup d'importance par les attaques contre la Cour de Cassation, les défis
publics, les affichages, etc. Nous avions fait frapper une médaille d'or
au général Mercier pour commémorer sa forte attitude au Sénat contre
la réhabilitation de Dreyfus : ... << Ma conscience... ma conscience... >>,
et nous devions la lui remettre salle Wairam, où le capitaine Lebrun­
Renault devait répéter les aveux de Dreytus. Barrès est invité, naturelle­
ment... Tout d'un coup, on me dit qu'il ne viendra pas 1 Je saute en
taxi, cours à Neuilly. Mme Barrès était seule. Je lui dis : « Mais ce n'est pas
possible, voyons I C'est le couronnement des dix ans de combat que
nous avons menés avec lui 1 Sous ses ordres I Du même cœur I Mercier
est de Metz : les Allemands seront trop contents de l'abstention de
Barrès 1 Et pourquoi ? Pourquoi ? Est-ce que le général Mercier est
royaliste ? Et le capitaine Lebrun-Renault, non plus 1 Alors... ? » Mme Bar­
rès me parut ébranlée. Elle me dit : « Que vou1ez-vous que je vous
dise! Dites tout cela à Maurice .•. II va rentrer ... Attendez-le. » J'attendis.
Mais j'étais attendu moi-même. Il ne rentrait pas. Je partis. Elle me dit :
« Vous le rencontrerez peut-être dans l'avenue... » Ce qui arriva. Le taxi
s'arrêta. J'en sautai, et nous eûmes là, sur le trottoir de gazon, un quart
d'heure de conversation haletante de : << Voyons I Barrès 1 », « Barrès !
Voyons! » Et toujours la même réponse : << Je ne veux pas être entraîné
où je ne veux ]?as aller 1 » « Mais nous ne vous entraînons qu'à la glorifi­
cation de Mercier et à la honte de Dreyfus... >> Il n'y eut rien à faire I Mais
cela ne nous fâcha point. C'est d'ailleurs le seul cas où j'ai vu, entre lui
et nous, un obstacle distinct. D'ordinaire, il aimait mieux les éluder.
Mais enfin nos rapports en étaient là, sur ce terrain glissant, au jour de
1908 où vous avez assisté à la lecture de l'affiche. Tout cela joue d'accord;
c'est la vérité même.

Mais toujours page 64, il n'est pas tout à fait exact que nous ne nous
vissions plus « comme autrefois >>. Nous nous rencontrions toujours
beaucoup chez les Courville qu'il connaissait, je crois, par le frère de
ANNEXB II

Mme de Courville, le peintre Rondel 1� · Il l'aimait beaucoup, elle, et elle


était devenue la grande amie de Mme Barrès. Quand nous ne nous voyions
pas chez elle, elle prenait toujours grand soin de maintenir le contact
entre nous. C'était une femme excellente, fière et fidèle. J'ai dû connaître
ses petits défauts qui tenaient, en partie, aux très grands services rendus
et qui la rendaient parfois un peu exigeante pour ses amis. Mais
chez elle, je veux dire de sa part, et non dans sa maison, jamais l'ombre
d'un potin et surtout de ces potins qui divisent. Au contraire, c'était
pour éclairer qu'elle répétait les choses. Quand elle disait à B. : « Maurras
a dit que... », c'est que Maurras avait dit que, et quand elle disait à
Maurras : « Barrès a dit que... », c'était pour la raison que Barrès l'avait
dit. Je lui dois cet hommage. Nous lui avons dû, au fond, pendant des
jours un peu difficiles, le maintien de notre entente, et elle y tenait,
car elle était loin d'être bête.
P. 73-76. - J'ai oublié de vous redire me%ci pour la recopie de ma
lettre sur !'homoncule et le vieux 'magistrat d'Aix1; Elle m'a égayé à
relire.
P. 91. - Comment les trois maximes placées en haut de la page (et
si lumineuses) peuvent-elles faire hésiter sur la conversion de Barrès 3 ?
Quand je les ai connues, j'ai conclu.
P. 104. - Savez-vous Ge le tiens d'Edouard Aude 4 lui-même) que
lorsqu'il eut entendu chanter le magnifique chant mistralien des Ancêtres
aux rimes en 11, Bremond imagina de dire que le vers : Q11'avon pas ,onneigll
(les ancêtres que nous n'avons pas connus) était une cheville. Aude en
bavait de fureur contre l'imbécile. Il y avait en Bremond un excellent
régent de rhétorique, tout à fait étranger à toute poésie. De là ses bévues
sur Phèdre, sur le Carillon de Vendôme, etc. Il prenait pour une cheville
l'essentiel même de la qualification poétique, la qualité lointaine et
ignorée des ancêtres que le poète chantait. Ainsi avait-il cru que « la
fille de Minos et de Pasiphaë », le vers de Phèdre, était un vers de
poésie pure 1
P. 106. - Mais non, je n'étais pas insensible aux envois de bouquins
de Bremond, s'il est très vrai que ses histoires anglaises m'aient surtout
ennuyé. J'ai souvent commenté dans la Gazette de France, et une fois au
Figaro, ce qu'il écrivait sur la France. Quant au Charme d'Athènes, malgré
l'intention ironique parfaitement démêlée, j'en ai parlé aussi dans un

1. Le peintre llondcl a fait plusie1US portraits de Maurice Barrès.


2. Voir la lettre du 28 juin 1951.
3. Ce sont œUes où Bari:ès se défuùssait à lui-même ce qui lui restait désormais à accomplir :
• Mener une vie chrétienne. Avoir la foi. Fréquenter les sacrements •·
4. Conservateur de la Bibliothèque Méjanes, à Aix-en-Provence.
24
LETTRES DE PRISON

feuilleton de la Gazette, et j'ai repris cet article dans un chapitre de mes


Vergers sur la mer (1937), d'ailleurs orné de bonnes notes.
P. 1 09-1 1 0, etc. - N'approchons pas trop de la guerre de 1 9 1 4 sans
régler tout àfait un point de nos rapports avec Barrès. C'était vers la fin
de 1 9 1 1 . Je restais souvent fort tarcf au journal, à la Chaussée d'Antin,
puisque j'y faisais toute la chronique de la Ligue, y compris le fameux
<< talisman 1>> ; il ne restait que les Camelots de garde. Vers 1 1 heures et
demie, on me fit passer la carte de Barrès. Je courus l'introduire, il me dit
qu'il me savait là et avait voulu me voir seul. Air discret, air mystérieux,
une figure que je lui vis rarement : « Je viens de dîner chez Paillard (en
face) avec Poincaré... >> Il avait l'air de demander si j'allais lui demander
de le faire monter ou de descendre moi-même... Alors nous causâmes
un moment de choses et d'autres, et il redescendit... Il est parfaitemenr
possible que Poincaré lui ait demandé cette démarche, car il avait été
attiré d'assez bonne heure par notre mouvement. Lorsque, en 1 9 1 5 , je
fus amené à lui écrire pour lui donner un conseil de mon correspondant
espagnol, il me répondit par retour du courrier, en me proposant un
rendez-vous à l'Efysée, rendez-vous que j'acceptai d'ailleurs. Poincaré
a beaucoup perdu avec Barrès. Et nous aussi hélas 1
Je m'aperçois que j'ai laissé en l'air la page 2.7, je la reprends.
P. 2.7. - Je ne comprends pas bien votre reproche à Renan. D'abord,
ce qu'il a fait, nous le faisons tous. Avons-nous par aventure, conjoncture,
ou hasard, per combinaz.ione, c'est le sens du mot italien, rencontré une
expression f>rillante et énergique dont le prétexte ou le sujet nous paraît
inférieur, il nous est naturel de le transporter de la petite place à la
grande, de mettre en vue ce qui était dans l'ombre. << Stylade? >> Pas
formelle, si vous entendez par là rhétorique, car le style fait partie de la
pensée. Renan a pu penser que ces trois lignes s'appliquaient mieux à
sa sœur qu'à son obscur ami Eckstein 2, et je ne vois pas que ce fût là
un mauvais jugement. E.n second lieu, tout Barrès est fait ainsi : c'est la
méthode des petits carnets que l'on fait émigrer dans un livre. Je ne vois
pas ce que cela peut ôter à la sincérité, à moins de n'entendre par là
qu'improvisation, ce qui serait abusif. Je ne me rappelle plus très bien
la discussion que vous rapportez, mais je suis surpris de ne pas vous

1. L'.A&tion fra11faise appelait ainsi le commentaire quotidien qu'elle faisait de l'article 445
qui avait servi à la Cour de cassation pour casser le jugement du Conseil de guerre de Rennes ;
ce tribunal militaire avait à nouveau condamné le capitaine Dreyfus, lors du procès en revision.
2. Baron Eckstein (179<>-1861). Danois d'origine, converti .au catholicisme, cet écrivain
allemand fut, sous la Restauration, mêlé à toute la vie intellectuelle de l'époque. A sa mort
Renan écrivait de lui, dans le ]011r1111/ des Dibats, que sa foi • s'appuyait sur ces vérités qui
dominent la mon, empêchent de la craindre et la font presque aimer •· Ce sont là les derniers
mots de la dédicace de la Vi, de Jlsm à Henriette, la sœur de Renan.
ANNEXE II

avoir répondu ces deux choses qui m'étaient familières. · Si familières


qu'elles avaient été l'objet de certaines critiques (parlées ou écrites)
contre Barrès. Je lui signalai la querelle qu'on lui faisait, il me dit de
sa voix la plus grave qu'il était « le propriétaire de sa littérature >> et qu'il
faisait ce qu'il jugeait bon. Maintenant, quant à la difficulté des gens
de lettres à faire leur salut, d'accord. Mais étions-nous sur ce plan ? Pas
moi, toujours 1 Hélas non 1 Et pas encore 1
P. 160. - Merci du tiroir de Pie X, c'est la pure vérité 1.
P. 170. - Et des trois positions de Maritain 2•

. Tout le chapitre Bernanos est si curieux et neuf que je vous demande


d'y réfléchir. Mais je connais un autre Bernanos plus simple !. ..
P. 1 8 3. - C'est amusant! Il prend parti directement contre le prési­
dent Worms, qu'il confond d'ailleurs avec le jury (c'était la fameuse
affaire de Versailles 191z-191 3).
P. 19z. - Ce bavard eut-il quelque chose de prophète ? << L'Action
française à terre, il est facile de prévoir que les autres organisations de
défense et de combat seront vite à leur tour culbutées >>...
P. 195. - << Dix ans plus tard (1936), les démocrates chrétiens
de Temps présent, etc... 3 » Merci du renseignement utile. Je l'emploierai.
P. z10. - C'est beau d'être proclamé << schismatique >> par ce Maritain !
Au fond, quel pédant! Le fond de ce garçon, c'est la pédagogie. Bainville
me disait : << Ce n'est qu'un grand professeur! >>
P. z 1 8-z19. - Ces exhumations de textes 4 seront bien utiles pour
mettre les choses au point, si jamais quelqu'un s'en soucie.
P. zzz. - Pour l'Académie, il y a ceci d'amusant que ma réception
est du 8 ou 9 juin 1939, et que la réconciliation de l'Action franraise

1. Il s'agit du • dossier • de l'Actionfrallfaise, ce « dossier t qu'en 19u Pie X n'avait pas


voulu sortir de son tiroir.
2. Au cours de la. crise religieuse qui s'ouvrit en août 1926, à la. suite de la. lettre du car­
dinal Andrieux relative à l'Action frallfaise, Jacques Maritain devait changer trois fois de
position doctrinale, cherchant d'abord la. conciliation possible, expliquant ensuite l'inter­
vention romaine en fonction du • pouvoir indirect •• puis en fonction du « pouvoir direct •·
3. Les adversaires que l'Action frllllfaise comptait parmi les tenants de la. démoctatié chré­
tienne reconnaissaient eux-mêmes que la. lettre du cardinal Andrieux contenait « des erreurs
matérielles ayant parfois l'aspect de véritables abus de confiance intellectuelle •·
4. Il s'agit de textes de Bernanos sur Maurras, cités par Massis � ijon livre.
LETTRES DE PRISON
est du x 3 juillet suivant. Les « privés de sacrements 1 » n'ont donc pas été
oubliés sous la Coupole.
P. z41 . - Le « Ne me faites plus de mal » 2 est atroce dans cette
bouche de croyant. Par bonheur il était fol ou fou.
P. z45. - Merci de ma formule citée sur la Société et la Justice 3• J'y
tiens beaucoup.
P. z47. - Quant à !'Antigone juive 4, elle me semble beaucoup plus
juive qu' Antigone 1
P. 2. 5 5. - J'ai vu une seule fois Drieu la Rochelle. Il m'était amené
_J

par celui des opérateurs de la linotype qui parvenait à lire mon écriture
avant que le pauvre Tissier de Mallerais 5 y eût été préposé. Notre dialogue
fut insignifiant. Lui, prétendait faire de toute question une affaire
personnelle sur mes intentions et mes volontés. Pour lui apprendre à
vivre, je le bousculai un peu. Nous en restâmes là. Je lus son livre
Mesure de la France (d'après lequel la guerre avait été un sport glorieux)
et j'y trouvai plus de goût du paradoxe qu'autre richesse.
P. z68. - Merci du Malraux et de son « crever en donnant sa me­
sure >>. Je ne l'ai pas revu depuis Mlle Monk 6 !
P. z78. - « Le fidéisme sans substance >> 7, comme c'est ça! Et puis, et
puis encore, une nouvelle reprise, un nouveau retour sur une page
oubliée, celle que j'aurais dû vous prier de rectifier la première, la grosse
erreur des pages 38 et 39 qui me fait avoir exercé une action intellec­
tuelle sur France. Ah! non ! Songez aux dates. J'ai pu exercer une in­
fluence indirecte ou un entraînement relatif sur Barrès, c'était tout
naturel. Mais France! Je l'ai connu en 1890, il était alors plus royaliste

1. Bernanos avait exprimé son ressentiment à l'endroit de Charles Maurras en écrivant


que « des milliers de chrétiens et de chrétiennes avaient cru en lui ••. jusqu'à supporter d'être
privés de .racremenls •· Dans ce cas, ajoutait-il, • on ne brigue pas l'Académie •·
2. Bernanos, agonisant, s'était écrié : • Oui, oui, Père, par votre fils Jésus-Christ, ne me
faites plus de mal. t (Cf. Georges Bernanos, essais et témoignages recueillis par Albert Béguin.)
3. En voici le texte : • C'est un profond malheur qu'une société sans justice, mais cela
peut se conserver et subsister tant bien que mal, et plutôt mal que bien. Mais il n'y a pas de
justice sans société. •
4. Simone Weil qui, pendant la guerre civile espagnole, était entrée en correspondance
avec Bernanos.
5. Secrétaire de Maurice Pujo qui, la nuit, à l'imprimerie de l 'A#ion frall{ais,, dictait au
linotypiste l'article de Maurras.
6. A vingt ans, en 1923, Malraux avait écrit une préface à une réimpression de Mademoi­
selle Monk où il exposait, en les faisant siennes, les idées e,q,osées par Maurras.
7. Henri Massis définissait ainsi le • règne du cœur •• tel que le formulait Georges Duhamel.
pour qui seule la foi compte, même une foi sans objet.
ANNEXE II 371

que moi. Il a pu contribuer, même par ses discours, à me rendre tel.


Ses articles de 1 896 (l'Abbé Lantaigne, Bergeret) sont du temps où je
ruminais encore ma propre construction. Il n'y a pas 1111 atome de vérité
dans cette rêverie. Savez-vous qu'un type 1, fils d'un autre type qui fut
directeur des Beaux-Arts et contemporain de France (son nom ne me
revient pas), a fait un bouquin pour expliquer que j'avais tout tiré de
France? Et je ne l'ai pas contredit parce que c'était au moins une grosse
part de la vérité. Ce que vous appelez « maurrassisme » chez lui était du
<< francisme » chez moi, et voilà tout. Cette forme d'esprit un peu théolo­
gienne et scolastique, un peu cicéronienne, était peut-être ce qui nous
avait unis et l'avait rendu indulgent pour moi. Enfin là-dessus vous
avez ma parole la plus sacrée...

x. Il s'agit ici de Jacques Roujon, fils d'Henri Roujon, et de son livre : LA vie el les opinions
d'Anatole France. Paris, x92j,
.
INDEX ALPHABETIQUE DES DESTINATAIRES
DES LETTRES PUBLIEES

ANDRÉ (Père), Curé de Ferrières, 4 5 .


ARFEL Jean, 1 1 2.
BARRET Joséphine, 16, 20 .
BENJAMIN René, 75.
BERTHAUD Pierre-Louis, 3 5 2.
BLANC-MAURRAS (Mme Georges), 3 9, 48, x z8 .
BLOUET (Dr Antoine), 3 26 .
BORDEAUX Henry, 296, 3 1 7, 3 2 5 .
BouTANG Pierre, 220, 22 3 .
BRUN Maurice, 3 3 3 .
CARCOPINO Jérôme, 1 26.
CARMÉLITE de Lisieux, 2 6, 3 4, 2 7 5 •
CARNAS (M. de), 1 20 .
COQUELIN (Mme), 2 6 5 .
CoRMmR (Chanoine), 3 27.
CouLON Marcel, 1 3 3 , 1 37, 1 47, 1 5 1, 1 54, 161, .ro 5, 3 4 3 , 3 45 .
DACIER Michel, 254.
DELAVOUËT Philippe, 246 .
DEsGRANGES (Chanoine), 2.0 2.
DREUX-BRÉZÉ (Comtesse de), 40, 5 0, 5 2., 5 8, 179.
DuFOUR Jean-Marc, 299.
FRESCOBALDI Dino, 1 59.
GAXOTTE Pierre, 266.
GtRIN-RrCARD (Comtesse Lazare de), 1 30.
HENRIOT Émile, 19 3 , 2 1 8, 25 7, 287, 3 48.
JUSTINIEN Marcel, 3 44·
LARDANCHET A. et P., 28.
LASSUS (M. et Mme B. de), u 8, 129, 17 8, 226, 3 47 .
LESTRA Antoine, 19.
3 74 LETTRES DE PRISON

MARTIN Marie-Madeleine, 1 1 7.
MAss1s Henri, 143, 2.70, 2.82., 2.94, 309, 3 1 5, 32.8, 3 3 7, 3 5 0, 3 P , 3 5 2. .
MAURRAS Hélène, 33, 45, 47, n, 60, 62., 68, 70, 71, 72., 8 5 , 86, 87, 89, 90,
92., 93, 94, 105, 106, 109, I l 9, 1 2. 1, 1 2.4, 1 3 5, 1 50, 1 59, 162., 164, 166, 171,
1 84, 1 8 8, 1 89, 191, 196, 2.08, 2.27, 2.3 1, 238, 2.41, 2.5 2, 2.61, 2.68, 2.73, 2. 74,
2.79, 2. 80, .282., 2.93, 300, 3o7, 3 3 1, 3 3 2, 344, 3 5 7·
MAURRAS Jacques 49, H, 61, 63, 64, 65, 66, 67, 73, 78, 80, 88, 91, 95, 107,
167, 168, 175, 178, .201, 2.07, 2.08, 3 3 9·
MORAND (Mme Paul), 1 5 3, 2.2. 5, 3 34·
PÉLISSIER Jean, 1 34, 342. .
PRÉFET de l'Aube, 2.86 .
RAMBAUD Henri, 7, 1 5, 1 6, 30, 38, 2.89, 2.91, 308, 3 10, 3 1 4, 3 1 9, 32.1, 3 3 5, 341,
346.
RÉAL DEL SARTE Maxime, 2.88 .
RÉDACTEUR des Études, 305 .
RoumEZ Léon S. , 98, 198 .
SAINT-PONS Louise de, 2.2.9 .
SALAZAR (Président Antonio de Oliveira), 2.61 .
SÉRIOT (Dr Pauline), 2.37 .
SURVEILLANT-CHEF de la Prison Saint-Paul, 2.7.
VALLAT Xavier, 1 74, 185, 198, 2.00, 2. 1 5 , 2.33, 2.49, 2.63, 2.83, 30 1, 31 6, 3 2.8, 3 5 5 .
VARILLON Charles, 143 .
VARILLON Pierre, 2.5 , 2.9, 69, 76, 96, 140, 145, 149, 1 5 7, 3 3 8 .
TABLE DES MATIERES

AVERTISSEMENT • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 5
Lettre à Henri Rambaud . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Lyon. Prison Saint-Paul Saint-Joseph . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
Riom. Maison Centrale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
Clairvaux. Maison Centrale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
Troyes. Hôtel-Dieu, Clinique Gorecki . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.77
Saint-Symphorien-les-Tours. Clinique Saint-Grégoire . . . . . . . . . . 32.3.
ANNEXE I . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. .· . . . . . 359
ANNEXE II . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36 5
INDEX ALPHABÉTIQUE DES DESTINATAIRES DES LETTRES PUBLIÉES . 3 73
ŒUVRES CAPITALES
de
CHARLES MAURRAS

A l'établissement de ces Œt111res capitales, qu'il pensait publier de son vivant,


Charles Maurras a consacré la dernière année de son existence. Dans sa cellule
de Clairvaux, l'été de 1 9 5 1, puis à !'Hôtel-Dieu de Troyes , à la clinique Saint­
Grégoire de Tours, il n'a cessé de dépouiller ses livres, de les relire, de les
corriger, pour en préparer la nouvelle et définitive ordonnance. Rien ne
pouvait le distraire de son travail, tant il était pressé de le voir paraître. Si
la mort y fit obstacle, Charles Maurras put néanmoins réunir et mettre au
point les éléments essentiels de ses Œuvres capitales. « Il s'agit, disait-il à leur
propos, il s'agit là de mon avenir total. » Maurras sentait, en effet, que l'inté­
rêt général de ses idées était engagé en une affaire où il allait de toute sa vie
d'esprit.
De l'ensemble monumental qui a été récemment présenté au public,
Charles Maurras a donc été l'architecte. C'est lui qui en a conçu le dessein,
qui en a tracé l'armature et le plan. Aussi cette œuvre a-t-elle gardé le mouve­
ment de la vie qui l'a engendrée; Maurras s'y voulait toujours vivant, tou­
jours chez lui et tel est le caractère qu'il a délibérément donné à ces ŒIIVres
capitales.
Capitales, ces Œuvres de Charles Maurras le sont, en ce qu'elles se situent
au principe de toutes les autres ; capitales aussi par ce qui s'y conserve de
travail accumulé, de fond productif et vivant. A côté des textes fameux
comme Le Chemin de Paradis, Anthinéa, L'Auenir de /'Intelligence, Les Amants
de Venise, Les Vergers sur la mer, Jeanne d'Arc, Louis XIV, Napoléon, L'Étang
de Berre, Quatre Nuits de Provence et d'un florilège de ses poésies, ces quatre
volumes réunissent tout l'essentiel de sa pensée et de démonstrations
jusqu'ici dispersées en des centaines de recueils, de plaquettes , de brochures ,
d'articles échelonnés, selon les nécessités de son action intellectuelle et poli­
tique, sur plus d'un demi-siècle.
Charles Maurras avait reconnu l'obligation où il était de choisir, d'éliminer
les répétitions, les détails, de découdre ce qu'il avait parfois cousu au gré
des circonstances. Il y avait d'abord à mettre de l'ordre dans cette œuvre
si nombreuse, si riche et si chargée de substance. Ce fut l'objet d'une fré­
quente correspondance entre lui et son éditeur pendant la dernière année
de sa vie. Plusieurs « projets >> lui furent à cet égard soumis; il les examina
tous de très près, les corrigea, les modifia, pour aboutir, après un long travail,
à l'ordonnance des Œuvres capitales. C'est à la suite d'e ces échanges que fut
réalisée une dernière maquette où, dans le même esprit qui a présidé à la
plupart de ses publications, mais en des proportions plus vastes, Charles
Maurras a lui-même restitué la matière de ses principaux écritsJ de manière
à offrir, d'une seule vue, au lecteur, l'essentiel de sa pensée et de son art.
Ce faisant, Maurras a apporté à ses textes maints changements qui leur
donnent un caractère définitif. Comme à l'accoutumée, il ne s'est nulle part
privé d'en éclairer le sens général, d'en améliorer le langage, et certains de
ses essais, presque entièrement refaits, ont la valeur d'inédits : « Une seule
chose compte, aimait-il à dire : c'est le texte défini et définitif. • Aux pages
qui composent ses Œwres capitales, Maurras a voulu conférer une forme
ne t1ariefllr.
Distribuées en quatre volumes d'environ cinq cents pages chacun, elles se
présentent selon l'ordre que Charles Maurras avait lui-même arrêté. On en
trouvera ci-après le sommaire analytique. Pages de doctrine et de critique
générale, de philosophie politique et de jugements littéraires, voyages,
souvenirs et poésies s'y succèdent, toutes marquées de son grand art, de sa pen­
sée « éprise de belles formes et soucieuse de solidité. »
Ainsi présentée, par ses parties hautes et lumineuses, dans son corps d'en­
semble et comme une. suite de constructions destinées à créer ou à maintenir
une harmonie, l'œuvre de Charles Maurras aborde une vie nouvelle ouverte
sur l'avenir et sur toutes les perspectives de l'esprit.
Sommaire des
ŒUVRES CAPITALES

I. - SOUS LE SIGNE DE MINERVE


Invocation. - Le chemin de Paradis. - Anthinéa : d'Athènes à
Florence. - Les Vergers sur la mer. - Quatre nuits de Provence.

II. - ESSAIS POLITIQUES


Confession.
Critique générale : Romantisme et Révolution. - La politique
" naturelle. - Politique Naturelle et Politique Sacrée.
R.éalités : La Patrie. - La Nation.
L'histoire : Jeanne d'Arc, Louis XIV, Napoléon.
Doctrine et action politiques : Dictateur et Roi. - Vingt-cinq ans
de Monarchisme.
Conclusion : L'avenir du Nationalisme français.

III. - ESSAIS LITTÉRAIRES


Méthodes : Prologue d'un essai sur la critique. - Ironie et poésie.
Critique du Romantisme : Les Amants de Venise : George Sand
et Musset.
Bons et Mam1ais Maîtres : Réflexions préalables sur la critique
et sur l'action. - Devant l'art des poètes. - Figure humaine des
idées. - L'allée des philosophes. - Un modèle d'histoire.

IV. - LE BERCEAU ET LES MUSES


LE BERCEAU
Jeunesse. - Confession de Denys Talon. - Tragi-Comédie de
ma surdité.
L'Étang de Berre.
Suite provençale : Les secrets du Soleil. - La montagne proven­
çale. - Marseille en Provence. - Souvenirs d'un Gourmand
provençal. - La Figue palme. - Le beau jeu des reviviscences.
- Mon Jardio qui s'est souvenu.
LES MUSES
L'art poétique.
Destinées. - Faust et Psyché. - Faust et Hélène. - Les Jours et
les Nuits. - Les inscriptions et les sentences.
Le mystère d'Ulysse. - Floralies. - Vers les pics de la Sagesse.
- Mortuaires.

ŒUVRES CAPITALES
en 4 volumes in-8
Édition limitée à 5 500 exemplaires
dont 5 00 numérotés de I à 5 00 sur vergé pur fil
des Papeteries d'Arches
5 ooo numérotés de 501 à 5 ooo sur vergé
des Papeteries de Guyenne "
illustrés de 16 pages hors-texte en phototypie

------- Printed in France ------­


TYPOGRAPHil!l l'IIIMIN•DIDOT Ell' 01 9 • - :MESNIL (EURE). - 3759
Dépôt légal : 2• trimestre 1958.
Flammarion et C'•, éditeurs. N° 355{.-{..f958.
LE'ITRES DE PRISON

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