Vous êtes sur la page 1sur 2

histoire littéraire

Vitalité d’un proscrit


L’exil ne se résume pas pour Victor Hugo à une posture
de résistant qui le fait entrer dans l’Histoire. C’est aussi
l’occasion pour l’écrivain d’un étonnant regain de créativité.
> Par Franck Laurent, professeur de littérature française à l’université du Maine, directeur du laboratoire
Langues, Littératures, Linguistique des universités d’Angers et du Maine (3L.AM)

A
u matin du 2 décembre 1851 (anniver- Hugo fait ce qu’il juge être son devoir : résister
saire de la bataille d’Austerlitz), Louis- au césarisme, à la tyrannie impériale, à ce qu’il
Napoléon Bonaparte ayant fait sortir tient pour un « recul de la France et de l’esprit
l’armée des casernes pour mettre à mort humain » (« Saint-Arnaud », dans Les Châtiments,
une République qui l’avait élu président VII, 16). Quand, en 1859, Napoléon III amnistie
trois ans plus tôt, le député Victor Hugo les condamnés de 1851, il déclare : « Fidèle à l’en-
22 passe de la tribune à la barricade (mais gagement que j’ai pris vis-à-vis de ma conscience,
sans armes). Ce poète qui n’a rien d’un profession- je partagerai jusqu’au bout l’exil de la liberté.
l’écriture de l’exil • TDC n o 1065

nel de la révolution entre dans la résistance armée, Quand la liberté rentrera, je rentrerai » (« L’am-
anime le petit groupe de députés de gauche qui nistie », dans Actes et paroles II : Pendant l’exil). Il
appelle la capitale à se soulever contre la forfaiture rentrera en France le 5 septembre 1870, au len-
du président, rédige les proclamations au peuple demain de la proclamation de la IIIe République,
l’appelant à prendre les armes, et à l’armée la consécutive à la défaite de Sedan et à la capture
conjurant de ne pas noyer son honneur dans la de Napoléon III par l’armée allemande.
boue et le sang des coups d’État (Voir Actes et Durant cette période, ses interventions dans
Paroles I : Avant l’exil). Il court les rues et les réu- le débat public ne cesseront pas, et les journaux
nions secrètes, échappe à la police venue l’arrêter anglais, italiens, belges, américains, ou parfois
et, comme son nom figure au bas de toutes les affi- Résister français, publieront régulièrement ses déclara-
ches républicaines, le bruit court que sa tête est tions, cinglantes ou prophétiques, pathétiques ou
mise à prix – par celui qu’il a déjà, dans son dernier au césarisme, véhémentes. Car c’est vraiment avec l’exil que le
discours à l’Assemblée législative, le 17 juillet nom de Victor Hugo, comme le remarque l’histo-
1851, affublé de cette appellation drolatique et ter- à la tyrannie rien Maurice Agulhon, déborde l’histoire de la
riblement efficace : Napoléon le Petit. Le 10, il doit littérature pour entrer dans l’Histoire tout court.
quitter la France. Son arrivée à Bruxelles précède impériale
de quelques jours le décret de proscription. L’exil a Une ferveur d’écrire retrouvée
commencé. Il durera dix-neuf ans et neuf mois. En cela, Hugo est une exception. Sylvie Aprile
l’a montré : alors que la grande majorité des exi-
La tribune d’un résistant lés politiques du xixe siècle ne s’en relèveront pas
Le temps pour lui d’entreprendre une volumi- (voir Savoir +), lui sut faire de son exil une posi-
neuse histoire du coup d’État (Histoire d’un crime tion de force, l’espace-temps d’une reviviscence,
ne sera achevé et publié qu’en 1877), puis de dont il sortit auréolé d’une gloire populaire sans
rédiger d’un trait, en un mois, un pamphlet vigou- précédent dans l’histoire littéraire de la France.
reux et vengeur, promis à un grand succès malgré D’abord parce qu’en exil il est redevenu un
sa clandestinité (Napoléon le Petit), Hugo quitte grand écrivain, et qu’il a su, depuis ses îles, gar-
la Belgique dont il est sur le point d’être expulsé. der, reconquérir et élargir considérablement son
Il ne fait que passer à Londres, où sont rassemblés public. Ce n’était pas donné d’avance, et il lui a
la plupart des proscrits illustres, et aborde à Jersey. fallu beaucoup d’énergie et d’intelligence pour
Il en est chassé en 1855, avec les autres proscrits résonner ainsi, à distance, avec le cœur du monde
de l’île, et s’installe à Guernesey, plus petite littéraire français. Cela passa par le doigté et l’exi-
encore. Par temps clair, il peut apercevoir les côtes gence de ses rapports avec ses éditeurs, par l’en-
de France… tretien d’un réseau actif de correspondances avec
Hugo en exil.

« Là-bas, dans l’île »,
illustration de Gill
pour La Lune rousse
du 22 septembre 1878.

© Collection Grob/Kharbine-Tapabor
de nombreux critiques et confrères, par l’entre- Légende des siècles (1859), Les Misérables (1862),
gent des membres du « clan » en France : Vacque- William Shakespeare (1864), Les Travailleurs de la 23
rie, Meurice et, de plus en plus souvent, sa femme mer (1866), L’Homme qui rit (1869), pour ne citer

TDC n o 1065 • l’écriture de l’exil


et ses deux fils. que les plus célèbres, montrent aussi combien l’exil
Mais rien n’aurait été possible sans la résur- peut être synonyme de liberté. Car toutes (et par-
gence spectaculaire d’une puissance d’écriture ticulièrement les œuvres romanesques) affirment
qui s’était considérablement affaiblie durant la leur distance par rapport aux tendances domi-
décennie 1840. Certes, écrire en exil n’est pas nantes de la littérature française telle qu’elle se
rare, et la littérature d’exil est une tradition – que fait sous le Second Empire, et au-delà. Distance
Hugo n’oublie pas, par exemple quand il reprend qui ne s’explique pas seulement par un relais de
dans l’épigraphe de La Légende des siècles (1859), génération, et moins encore par une survivance
après Du Bellay et d’autres, l’ouverture des Tristes plus ou moins artificielle, en la personne du vieil
d’Ovide : « Livre, qu’un vent t’emporte / En France exilé, du romantisme de 1830. Entre Notre-Dame
où je suis né ! / L’arbre déraciné / Donne sa feuille de Paris et L’Homme qui rit, on perçoit des conti-
morte. » Ce qui est moins courant, c’est que l’exil nuités certes, mais quelles différences ! Et sans les
produise chez l’écrivain une telle recrudescence œuvres de l’exil, quelle place Hugo occuperait-il
de force, voire de jubilation – tout à la fois avec et dans l’histoire du roman français ? À l’heure de
malgré la mélancolie. Dès la campagne d’écriture Flaubert et Zola (qu’il estime), Hugo suit une voie
des Châtiments, Hugo s’étonne lui-même de cette autre, et qui peut-être ne l’aurait pas été aussi
énergie qui fait enfler le recueil, annoncé d’abord clairement sans la position distante que son exil
aux alentours de 1 600 vers, à plus de 6 000. Celui lui conférait. Distance paradoxale, car durant
qui n’avait plus publié de livre de poésie depuis toutes ces années, Hugo l’exilé reste au cœur du
treize ans revient dans l’arène poétique avec une champ littéraire français : l’auteur le plus cité dans savoir
fraîcheur sombre, un éclat, une inventivité, une la presse (dans les limites imposées par la censure ● APRILE Sylvie.
profusion qu’on n’attendait plus de lui – et qui, à impériale), le plus traduit à l’étranger, celui par Le Siècle des exilés :
bien des égards, surpasse tout ce qu’auparavant rapport auquel chacun, nolens volens, doit se situer, bannis et proscrits de
il avait écrit en vers. À contre-courant, en ce début celui auquel le rite enjoint d’envoyer son dernier 1789 à la Commune.
Paris : CNRS, 2010.
de Second Empire où la poésie française s’installe livre, et surtout son premier… Comme l’écrit
● HOVASSE Jean-
dans le retrait, s’essaie à la pureté, vire à une froi- Théodore de Banville dans sa « Ballade de Victor Marc. Victor Hugo.
deur formelle un peu étroite. Hugo, père de tous les rimeurs » (1869), pour les Tome II : Pendant
lettres françaises « le père est là-bas, dans l’île ». De l’exil, 1851-1864.
« Le père est là-bas, dans l’île » là, à son égard, beaucoup d’amour, mais aussi de Paris : Fayard, 2008.
● HUGO Victor. Écrits
Toutes les grandes œuvres de l’exil hugolien la haine et pas mal d’agacement. De là aussi une
politiques. Anthologie
porteront cette double marque, apparemment certaine schizophrénie de la littérature du temps, réalisée par Franck
contradictoire, d’extrême mélancolie et de puis- et qui souvent embarrasse l’histoire littéraire, trop Laurent. Paris : LGF,
sante ardeur. Les Contemplations (1856), La amoureuse de belles perspectives cavalières.● Le Livre de poche, 2001.

Vous aimerez peut-être aussi