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B.A. – R.F.,
mai 2017
Episode 1 : Vessies et lanternes
Ce qui suit est une présentation générale des questions que nous aborderons
dans le feuilleton.
The proof of the pudding is in the eating, dit un proverbe anglais (la preuve du
pudding, c’est de le manger). La preuve de la classe moyenne, ce sont ses luttes.
Ce sont elles qui nous ont amenés à examiner pour elle-même la question de la
CMS. Dans des mouvements sociaux comme ceux d’Iran en 2009, d’Israël en
2011, de Turquie 2013, de Hong Kong en 2014, etc., nous assistons à des
protestations massives de larges fractions de la classe moyenne salariée contre
les conditions économiques et sociales où les mettent les modalités actuelles de
l’accumulation du capital (crise économique, mondialisation, bulles
immobilières, péréquation biaisée, etc.). Il faudra caractériser ces luttes, évaluer
leur degré de « pureté de classe ». Car le prolétariat s’y associe fréquemment,
parfois de façon massive (Tunisie et Egypte , 2011), parfois de façon plus limitée
(Oaxaca 2006, Venezuela 2014, France 2016).
Un des problèmes que l’on rencontre quand on aborde la question de la CMS est
celui de sa définition. Certains vont jusqu’à dire que, comme on n’arrive pas à en
dessiner clairement les limites, la classe moyenne n’existe pas vraiment, mais
serait plutôt la fraction supérieure du prolétariat Les classes moyennes seraient
ainsi pour l’essentiel composées de prolétaires. « Pour l’essentiel » : pour le
reste, ils admettent la notion de classe moyenne, mais pour en faire un no man’s
land sans limites définies. On n’est guère plus avancé. Dans ce genre de
raisonnement, le statut salarial prime sur les autres déterminants. Le fait d’être
salarié équivaut à être prolétaire. Le niveau des salaires lui-même n’est pris en
considération que pour les salaires très élevés.
On voit que le déclin de la classe moyenne indépendante est plus que compensé
par l’essor de nouvelles professions salariées (enseignants, cadres, techniciens,
administratifs de tous ordres…). Une telle évolution n’est pas limitée à la
France. Elle a lieu dans tous les pays. Elle est plus nette dans les pays centraux,
mais elle a aussi lieu dans les zones périphériques. Cela dit, ces nouveaux
salariés forment-ils une classe ? Les CSP n’aident pas à répondre à la question.
Qu’y a-t-il de commun entre une institutrice et un cadre administratif, entre un
contremaître et un inspecteur du travail? Les catégories socio-professionnelles
de la statistique ne permettent pas de répondre.
Qu’elle existe ou non, qu’on puisse ou non en tracer les limites, la classe
moyenne salariée fait l’objet d’un nombre incalculable de livres et d’articles. La
sociologie s’intéresse d’autant plus à cet objet fantôme qu’il est par excellence le
sujet électoral que sollicitent politiciens et gouvernements de tous bords. Outre
le niveau de vie, les approches de la CMS se font aussi par le biais des niveaux
d’éducation, de mode de vie, etc. Elles ne permettent pas d’être vraiment plus
clair que par l’approche des salaires ou des CSP.
Or nous pensons qu’il est possible de définir la classe moyenne salariée de façon
rigoureuse et marxienne, même si cette définition ne peut pas servir aux
sociologues, politiciens et publicitaires. Par « marxienne », nous voulons dire
que cette définition s’ancre dans l’analyse fondamentale de l’accumulation du
capital, à savoir l’extraction et la circulation de la plus-value. Peu importe
d’ailleurs que cette définition s’éloigne de la lettre des passages (peu nombreux)
que Marx a pu consacrer aux classes moyennes, sous l’appellation de «dévoreurs
de plus-value», «classes improductives» ou «corps idéologiques». Au mieux, ce
sont chez lui des notions imprécises qui posent problème dans la construction
d’une théorie générale de la classe moyenne. Nous verrons que l’analyse des
salaires permet d’établir que les travailleurs de la classe moyenne salariée
reçoivent du capital un sursalaire, venant en sus de la valeur de sa force de
travail. Ce sursalaire se traduit en surconsommation et en formation de
réserves, qui sont les caractéristiques visibles de la CMS. D’où vient ce
sursalaire, quelle est sa fonction ? C’est ce qu’il nous faudra expliquer.
4 – L’interclassisme
L’interclassisme peut aussi trouver son départ dans des luttes prolétariennes,
auxquelles la CMS vient s’associer de façon plus ou moins massive. La
résultante est la même, et n’infirme pas la règle que nous avons formulée ci-
dessus. Pour qu’une lutte de la CMS soit victorieuse, la condition nécessaire
(mais non suffisante) est qu’elle se déroule dans un contexte interclassiste où le
prolétariat apparaît de façon massive et en tant que classe propre du mode de
production capitaliste.
On comprend de ce qui précède que notre objectif est triple (au moins). D’une
part il s’agit de fonder une véritable théorie de la classe moyenne salariée. On
verra que certains éléments existent déjà, mais ils ont été singulièrement
négligés par le courant communisateur. D’autre part, sur la base de cette
théorie, il faut approfondir la compréhension de l’interclassisme et de ses
limites intrinsèques. Enfin, il s’agit de faire clairement la distinction entre les
différents mouvements sociaux. Quelle classe est à l’action ? Si c’est le
prolétariat, dans quel contexte agit-il (interclassiste ou non, lutte quotidienne
ou plus) ? Il ne faut pas reculer devant le constat que même les mouvements les
plus intenses et généraux comme les printemps tunisien ou égyptien n’avaient
aucune perspective révolutionnaire réelle sur leur propre base (interclassiste).
Cela était inscrit doublement : la lutte du prolétariat ne sortait pas du cours
quotidien de la luttes des classes en l’absence d’insurrection contre le capital
(plutôt que contre la police). Et l’association du prolétariat avec la CMS
renforçait cette limite des luttes proprement ouvrières.
L’enjeu d’une théorie marxienne de la classe moyenne est donc, grâce à une
meilleure comprehénsion de ce qu’est cette classe, de hisser l’analyse des luttes
actuelles à la hauteur des exigences de la communisation. C’est seulement dans
une perspective programmatique que des luttes interclassistes peuvent être
considérées comme le terreau d’une révolution prolétarienne. Alors le
mouvement d’ensemble est considéré comme facilitant la prise du pouvoir,
quitte à ce que le prolétariat lutte au sein du mouvement interclassiste pour ses
intérêts propres. Cette vision politique toute théorique ne résiste pas à l’épreuve
de l’histoire réelle. Beaucoup se sont pourtant fait des illusions quant à la
possibilité d’une politique prolétarienne radicale au sein d’une lutte
interclassiste. Le leurre tient ici à ce que les deux classes en lutte posent leur
affirmation comme le moyen et l’objectif de la révolution qu’elles envisagent.
Cette similarité se décèle notamment à la similarité des formes de lutte. La
classe moyenne partage avec le mouvement ouvrier traditionnel le recours aux
barricades, aux manifestations énormes, etc. D’où la confusion, y compris chez
certains communisateurs : quand militants et activistes observent de telles
manifestations de masse, ou des barricades, ils pensent voir un potentiel de
révolution communiste. Ils se trompent. Car s’il est vrai que l’insurrection qui
produira l’auto-négation du prolétariat comportera une première phase
d’affirmation de la classe – ne serait-ce que pour s’insurger – cette première
phase ne consistera pas à défendre des barricades ou à manifester. Aujourd’hui,
où la perspective communisatrice change profondément les critères
d’appréciation que la théorie utilise dans son observation des mouvements
sociaux, on peut être sûr qu’une initiative du prolétariat comportant un réel
potentiel de dépassement se reconnaîtra d’emblée à certaines de ses
caractéristiques (démassification, mobilité, engagement massif du prolétariat
productif, extension géographique immédiatement internationale…). De telles
caractéristiques peuvent apparaître indépendamment d’un mouvement de la
classe moyenne ou, comme nous l’avons dit, en rupture avec un tel mouvement.
Mais dans tous les cas, on distinguera vite les lanternes qui éclaireront les bals
communistes des vessies de l’interclassisme.
B.A. – R.F.,
mai 2017
Episode 2 : Pour une théorie de la classe moyenne salariée
Ainsi que nous l’avons dit dans Vessies et Lanternes, nous pensons qu’il est
possible de définir de façon théorique la classe moyenne salariée (CMS). Cela
consiste à placer cette catégorie de la population dans la mécanique de la
reproduction du rapport prolétariat/capital. La CMS a une fonction organique
dans cette reproduction. Elle n’est pas juste une couche, définie de façon
forcément imprécise par son niveau de vie, qui serait proche tantôt du
prolétariat, tantôt de la bourgeoisie. Le capital a besoin de la CMS, et fait ce qu’il
faut pour la reproduire afin qu’elle assume toujours sa fonction. Il s’agit donc de
comprendre la position et le rôle de la CMS dans la production et la circulation
de la plus-value.
En 1973, la hiérarchie des salaires est estimée comme suit (p. 163) :
BEM posent alors la question : quelles sont les bases économiques de la
hiérarchie des salaires ? Correspond-elle à des différences dans la valeur des
différentes forces de travail ? Pour répondre, BEM vont procéder à l’estimation
de ces différentes valeurs, en prenant soin de faire des hypothèses allant à
l’encontre de leur point de vue, c’est-à-dire en maximisant la valeur de la force
de travail des professions les mieux payées. Plus leurs estimations de la valeur
de la force de travail sont élevées, moins leur idée que le salaire de la CMS
comporte un supplément est valide. Cependant, malgré leurs hypothèses
maximisantes, ils n’arrivent pas à faire coller ce qu’ils considèrent comme la
valeur de la force de travail avec les salaires observés. Ils trouvent toujours que
le salaire est supérieur à la valeur de la force de travail des membres de la CMS.
Frais de formation continue : BEM posent qu’il n’y en a pas pour l’OQ et que
ceux de l’ingénieur correspondent entièrement au poste culture-loisir de sa
consommation, soit 86 F/m.
Au final, la valeur de la force de travail de l’ingénieur est estimée comme suit (p.
221) :
La valeur de la force de travail de l’ingénieur est donc estimée à 2191 F/mois.
Or, en 1969, le salaire moyen d’un ingénieur est de 3832 F/m. Ce salaire
contient donc 1632 F de plus-value. Le salaire de l’ingénieur est composé à 42,6
% de plus-value « rétrocédée ».
Nos auteurs concluent de cette analyse que les « petits-bourgeois » sont ceux
qui, en raison de leur place dans les rapports de production, « se voient
rétrocéder par la bourgeoisie une fraction de la plus-value » (p. 224). Ou encore
: « Sont petits-bourgeois tous ceux qui ne sont pas des capitalistes et qui
perçoivent comme revenu, quelle que soit la forme de ce revenu (salaire,
bénéfice commercial, honoraire, traitement), une somme d’argent supérieure à
la valeur de leur force de travail ». (id). Nous reviendrons plus loin sur les
notions de petite-bourgeoisie et de rétrocession de plus-value.
On constate que, plus le revenu est élevé, plus la part de plus-value qu’il
contient est grande. Les trois dernières lignes du tableau concernent des
professions non salariées. À notre avis, il n’est pas légitime de les inclure dans
l’analyse de la « rétrocession » de plus-value. On verra plus loin pourquoi.
la position de classe, définie par le rôle joué dans les luttes sociales et la
stratégie collective adoptée dans le cadre de l’affrontement prolétariat/capital.
En résumé :
Selon Baudelot, en 2016, il n’existe pas de mise à jour des chiffres que lui et ses
collègues ont établis au début des année 1970. Il est exclu que nous procédions à
une telle mise à jour. Nous ne retenons ici de leurs travaux que la méthode
reposant sur l’évaluation de la différence entre valeur de la force de travail et
salaire. Et nous estimons que les résultats avec des chiffres mis à jour ne
seraient pas qualitativement différents. Quantitativement, ils seraient
probablement plus que confirmés. La CMS est plus nombreuse, la hiérarchie des
salaires s’est agrandie, et les écarts de consommation et d’épargne se sont
renforcés. On peut donc raisonnablement admettre que l’écart entre le salaire et
la valeur de la force de travail de la CMS serait aujourd’hui confirmée par les
chiffres.
BEM utilisent dans leurs recherches la variable des salaires nets, « ce qu’il y a en
bas de la fiche de paie ». Nous ne voyons pas pourquoi ils n’incluent pas les
cotisations sociales (part patronale et part salariale), qui font partie de la valeur
de la force de travail (salaire indirect) et les autres composantes du salaire
socialisé (les allocations familiales, les APL, les réductions d’impôts, etc.). Les
sommes que salariés et patrons versent comme cotisations sociales (maladie,
vieillesse, accidents du travail…) constituent des primes d’assurance. Elles
représentent l’achat d’un service, qui est une des marchandises considérées,
dans de nombreux pays, comme faisant partie des subsistances nécessaires à la
reproduction de la force de travail. La division entre part salariale et part
patronale ne doit pas faire illusion. Ce n’est qu’une convention établie par
l’usage et la négociation. Ce qui compte dans l’évaluation de la valeur de la force
de travail, c’est la somme des deux parts, c’est-à-dire la masse salariale que le
patron doit débourser pour embaucher. Dans l’évaluation de la valeur de la
force de travail, BEM négligent donc la protection sociale. Cela modifie-t-il les
résultats auxquels ils parviennent ?
Il faut aussi remarquer que nos auteurs ne tiennent pas compte des retraites.
Celles-ci ne font-elles pas partie de la masse salariale que le capital doit verser
aux travailleurs, et n’augmentent-elles donc pas les dépenses des capitalistes
pour leur main d’oeuvre? En fait, ce n’est pas le cas, du moins si on fait
l’hypothèse que les régimes de retraite sont à l’équilibre, de sorte que la pension
que touche le retraité est égale aux cotisations qui ont été versées pendant sa vie
active au titre des cotisations salariales et patronales. On est alors ramené au cas
traité dans le paragraphe précédent.
Les trois fractions sont la base d’une stratégie politique de la part de BEM, qui
cherchent à fonder des alliances que les organisations ouvrières pourraient
nouer ou non avec telle ou telle partie de la « petite-bourgeoisie » pour parvenir
à la conquête de l’Etat. Ces considérations ne nous intéressent pas. Par ailleurs,
les deux fractions qui nous restent ont-elles encore les orientations politiques
générales que BEM leur attribuent ? Ce n’est pas sûr. En effet, nos auteurs
placent la fraction II plutôt à gauche (alliance possible) et la fraction III plutôt à
droite (pas d’alliance). Or la gauche et la droite sont à présent elles-mêmes
clivées par l’impact de la mondialisation du capital. Dans le secteur public,
traditionnellement plutôt à gauche, une partie des fonctionnaires est favorable à
la mondialisation et au libéralisme. Elle peut être à droite, en opposition à
d’autres fonctionnaires qui veulent défendre le service public contre les
privatisations que demandent les firmes multinationales, et qui restent fidèle à
une gauche, parfois teintée de souverainisme. Dans le secteur privé, plus
volontiers à droite, une partie de l’encadrement, surtout dans les PME, craint la
concurrence des mêmes sociétés multinationales et opte aussi parfois pour un
repli souverainiste (de droite ou de gauche), tandis qu’une autre partie reste
fidèle à la droite libérale. On voit que la distinction entre fraction II et III reste
peut-être utile pour l’analyse sociologique, mais pas pour l’analyse politique.
Rétrocession est le terme que BEM utilisent pour rendre compte du versement
d’un surcroît de salaire aux salariés de la classe moyenne. On comprend : ces
salariés ont travaillé, ont produit de la plus-value, et les capitalistes décident
d’en rendre une partie. Cela suppose en premier lieu que l’ensemble de ces
travailleurs de la classe moyenne est productif. Il n’en est rien, pas plus que
dans le cas du prolétariat. Comme la partie improductive des travailleurs de la
CMS n’a pas produit de plus-value, il n’y a pas lieu de leur en rétrocéder une
part. De façon générale, le capital consacre la plus-value qu’il extrait des
travailleurs productifs à différents usages, dont la constitution de capitaux
improductifs employant des salariés improductifs. L’idée de rétrocession de
plus-value aux travailleurs improductifs (prolétaires et cadres) n’a pas de sens
dans ce cas. Il s’agit simplement d’un investissement improductif. Revenons aux
salariés de la classe moyenne, productifs et improductifs. Le supplément de
salaire qu’ils touchent en tant qu’encadrement capitaliste n’est qu’un autre
usage possible de la plus-value sociale disponible. De même qu’ils stérilisent
une partie de la plus-value sociale à des usages improductifs mais nécessaires
(police, armée, banques…), de même les capitalistes en consacrent une partie à
verser un sursalaire aux salariés de la classe moyenne. « Sursalaire » nous paraît
être un terme préférable à « rétrocession », en particulier parce qu’il fait que la
plus-value ajoutée à la valeur de la force de travail n’apparaît pas comme telle.
On ne peut pas la distinguer dans le total du salaire, et c’est la source de bien
des erreurs et illusions. La plus-value n’apparaît jamais comme telle dans la
société capitaliste, mais toujours sous la forme de ses fractions, comme revenus
de différents types de propriété (profit, intérêt, rente). Le sursalaire va encore
plus loin dans l’illusion, puisqu’il fait passer un revenu du capital pour un
revenu du travail. Dans tout cela, donc, le sursalaire n’est pas une rétrocession
de plus-value, mais un autre usage improductif de la plus-value sociale
disponible (il y en a beaucoup d’autres). Deux questions se posent
immédiatement :
|————TN—————–||——-SS———|————Pl—————|
2.4.2 – Pourquoi le capital paie-t-il les salariés de la classe moyenne plus que la
valeur de leur force de travail ?
Le sursalaire est donc une portion de plus-value que les capitalistes versent à
ceux qu’ils emploient pour faire une partie de leur boulot. Pourquoi le font-ils,
puisqu’ils ont déjà payé l’ingénieur, le chef de service, etc. à la valeur de leur
force de travail, c’est-à-dire suffisamment pour qu’ils se reproduisent ? S’ils ne
le faisaient pas, l’ingénieur serait un prolétaire, au sens où il ne disposerait que
de quoi se reproduire comme ingénieur, sans réserves en plus. On peut certes
concevoir un ingénieur ou un contremaître prolétaires. Ils seraient payés au
niveau de la valeur de leur force de travail, ne pourraient ni surconsommer ni
constituer de réserves. Ils se consacreraient à la partie technique, productive, de
leur travail, qu’ils feraient plus ou moins bien comme tout prolétaire. Mais ils
2 Voir Bruno Astarian, Le Travail et son dépassement, Senonevero, 2001, première partie.
n’auraient aucune raison de pousser les autres au travail. Ils n’en n’auraient pas
non plus le pouvoir. C’est le sursalaire qui matérialise ce pouvoir, qui confère
l’autorité et l’identification à l’entreprise. C’est lui qui permet au cadre de
réprimander, voire de licencier, sans trop d’états d’âme. La position
hiérarchique du cadre licencieur, explicitée par le sursalaire, rassure ce dernier
sur le fait qu’il agit pour le bien de l’entreprise, et donc pour le bien commun
(même en cas de suicides, voir le cas de France Télécom en 2008-2009). C’est
donc le sursalaire qui associe le cadre à la gestion de l’exploitation du travail.
La hiérarchie des salaires, telle que renforcée par le sursalaire, légitime donc le
pouvoir de l’encadrement capitaliste sur le prolétariat, mais aussi sur les rangs
inférieurs de l’encadrement lui-même. Car il y a une hiérarchie des sursalaires.
Pourquoi les capitalistes versent-ils des sursalaires importants à certains et
faibles à d’autres ? La réponse tient sans doute à l’ampleur de la délégation dont
telle ou telle fonction d’encadrement est l’objet. La hiérarchie des sursalaires
réplique la hiérarchie dans l’organisation de l’entreprise. Selon que vous avez à
surveiller un grand ou un petit nombre de salariés, votre sursalaire sera grand
ou petit. Si le haut de la hiérarchie gagnait moins que le bas, son pouvoir serait
inexistant.
3 – Ménage à trois
Nous avons montré que la classe moyenne salariée est plus qu’une simple
couche sociale définie par des niveaux de salaires intermédiaires. Nous avons
montré que le passage progressif des bas salaires du prolétariat aux salaires
moyens, puis élevés, de l’encadrement n’est pas une simple transition
statistique, mais cache un changement dans la nature même du salaire. Ni le
marché du travail, ni les différences dans la valeur des forces de travail ne
suffisent à expliquer la hiérarchie des salaires. Il faut faire intervenir la notion
de sursalaire. Cela se fait en analysant la façon dont le capital utilise la plus-
value sociale totale. La classe moyenne salariée se définit par le fait qu’elle est
destinataire d’une partie de cette plus-value sous la forme du sursalaire. Le
capital consent à ce supplément de salaire pour payer l’encadrement de la
production et de la circulation de la valeur et s’assurer du zèle et de la fidélité de
la CMS.
Lorsque la CMS est associée au prolétariat contre le capital, c’est pour défendre
son salaire, c’est-à-dire logiquement son sursalaire. Car si les salaires de la CMS
sont attaqués, la première adaptation consiste à réduire (momentanément?) la
surconsommation pour rester reproductible dans son statut de CMS. C’est la
même défense de la surconsommation et du statut qu’on observe quand la CMS
lutte seule (hormis la participation de quelques prolétaires à titre individuel)
contre le capital. Dans ces cas-là, elle est généralement perdante. Elle le fait
souvent au travers de luttes environnementales (Gezi 2013, Chine), mais aussi
au travers de luttes « démocratiques » comme Occupy Wall Street. Ce
mouvement a protesté essentiellement contre les 1% les plus riches de la société
qui dominent les 99% restants. Il voulait obtenir du président Obama qu’il
ordonne à une commission présidentielle de mettre fin à l’influence de l’argent
sur les élus du Congrès à Washington. Rien de moins! Derrière ces postures
vertueuses, il y a surtout le fait que la concentration de la richesse et du pouvoir
dans une petite minorité au sommet de la société signifie que la CMS est en en
train de perdre elle-même sa richesse et son influence. Son sursalaire est
menacé, comme le montre l’accroissement démesuré du crédit étudiant aux
Etats-Unis. D’autres protestations politiques obéissent à une logique similaire
quand la CMS défend sa surconsommation contre l’inflation et les pénuries «
économiques » (Venezuela) ou « politiques » (Iran).
La CMS est payée pour agir contre les intérêts immédiats et quotidiens des
prolétaires. En règle générale, elle remplit sa tâche dès la moindre revendication
ou la plus petite grève. Elle fait tout pour enrayer la moindre initiative de
résistance dans le prolétariat, que ce soit par le discours conciliateur, la menace
de sanction, le sabotage de la grève ou le travail « jaune ». C’est bien là qu’elle
justifie son sursalaire. Elle le fait aussi quand, dans un mouvement large où elle
s’est d’abord trouvée associée au prolétariat, elle se retourne contre lui quand
elle a obtenu satisfaction ou a renoncé au combat. Elle considère alors qu’il est
temps que les travailleurs se remettent au travail et produisent la plus-value
nécessaire au sursalaire.
Se plaçant tantôt dans un camp, tantôt dans l’autre, la classe moyenne salariée
joue-t-elle un rôle dans la reproduction de la contradiction qui fonde la société
capitaliste? Oui, mais ce rôle est à préciser.
Dans la mesure où, associée à l’un des deux pôles de cette contradiction, elle
pèse contre l’autre pôle, la CMS contribue à accentuer l’affrontement. Ainsi,
lorsqu’elle demande une augmentation de salaire, elle menace les profits du
capital et pousse le capital, au même titre que le prolétariat, à s’adapter en
recherchant de nouvelles sources de plus-value, ou des augmentations de
productivité, etc. « Au même titre », mais pas avec la même force que le
prolétariat. D’abord parce que la CMS est moins nombreuses que le prolétariat,
mais ensuite et surtout parce qu’elle est moins revendicative. C’est normal,
puisqu’elle dispose de réserves. Dans l’ensemble, le cours quotidien de
l’affrontement entre classe moyenne et capital est plutôt calme. C’est
évidemment l’existence du sursalaire qui explique ce calme. Car le sursalaire
permet la surconsommation, et élimine en temps normal la contrainte, qui pèse
sur le prolétariat, de lutter pour le nécessaire.
Dans son rapport au prolétariat, la CMS est aussi une auxiliaire des capitalistes.
Elle favorise l’exploitation du prolétariat, mais ne l’exploite pas directement. En
effet, le sursalaire n’apparaît pas socialement comme une partie de la plus-
value, et n’est pas une soustraction que les patrons opéreraient post-festum sur
leurs profits. En général, il n’y a pas de corrélation visible et individuelle entre le
zèle anti-prolétarien de tel ou tel salarié de la CMS et le niveau de sursalaire : ce
n’est pas une prime directement proportionnelle au nombre de mesures
disciplinaires que le petit chef va infliger à l’ouvrier. Et le sursalaire ne varie pas
non plus en fonction des bilans trimestriels des entreprises. La CMS ne contrôle
pas la collecte ni l’usage de la plus-value. Ce sont les capitalistes qui l’empochent
et la répartissent entre différents usages possibles. La CMS participe à
l’exécution des décisions qui s’ensuivent: investir, embaucher, licencier, etc.
Mais elle n’est elle-même que salariée, et le capital le lui rappelle parfois
brutalement.
Ou encore:
«Il nous faut aller à la rencontre, dans tous les secteurs, sur tous les territoires
où nous habitons, de ceux qui disposent des savoirs techniques stratégiques. […]
Ce processus d’accumulation de savoir, d’établissement de complicités en tous
domaines, est la condition d’un retour sérieux et massif de la question
révolutionnaire». (Comité Invisible, À nos amis, La Fabrique 2014, p. 96)
4 – La classe du quiproquo
B.A. – R.F.,
juin 2017
Episode 3: Le mouvement contre la «Loi Travail» en France (2016)
2 – La loi El Khomri
Les étudiants étaient en minorité dans les cortèges. Les facs et départements
(science humaines le plus souvent) n’ont pas connu de blocage d’envergure, sauf
les jours de mobilisation nationale.
Les pratiques de lutte des cortèges de tête se font remarquer par les
affrontements avec la police, le cassage de vitrines et autres dégâts du mobilier
urbain au cours des manifestations ou en marge de celles-ci. Les pillages sont
quasi-inexistants. On est en présence d’une violence plutôt symbolique et –
malgré la sur-médiatisation de l’attaque à l’Hôpital Necker (14 juin) – très
sélective, qui porte un message politique simple : nous contre eux. Parmi les
cibles préférées, outre la police : les banques, les grandes firmes, les commerces
de luxe, les sièges du PS, les mairies, les abribus hébergeant des affiches
publicitaires, les voitures de grosses taille, les voitures des contrôleurs de la
RATP… en somme tous les « ennemis du peuple », que les « casseurs » se
chargent de pointer du doigt en même temps qu’ils les frappent. Derrière ce type
de violence on trouve la détestation de la gestion sécuritaire de l’espace public
(violences policières, vidéosurveillance, etc.), l’horreur de la politique soumise
ou impuissante face au grand capital, le mécontentement face à la panne de
l’ascenseur social et la peur d’une paupérisation qui se fait à la marge12. Cela est
visible aussi dans les slogans: «tout le monde déteste la police», «on vaut mieux
que ça», «se lever pour 1200 euro par mois c’est insultant» (notons au passage
que 1200 euro par mois, c’est déjà plus que le SMIC net, actuellement à 1150
euro environ). Une fraction des cortèges de tête (étudiants et activistes) tente de
bloquer des lieux de travail depuis l’extérieur (port de Gennevilliers, 28 avril),
mais il ne s’agit que de quelques épisodes sans succès, qui amènent à se replier
rapidement sur la pratique habituelle des manifs.
Les cortèges de tête se font aussi remarquer par le grand nombre de graffitis
poétiques laissés sur les parcours des manifestations. Ce n’est pas une pratique
neutre : en dehors d’un contexte insurrectionnel réel, la « parole libérée »
appartient à ceux qui la maîtrisent déjà ; et de la même manière qu’en Mai 1968,
mais sans l’aspect novateur qu’elle avait à l’époque, ce n’est que l’ersatz
fantasmatique de ce qui ne peut pas être fait plutôt que la description de ce qui
se passe en actes.
On peut déduire de l’ensemble de ces éléments que dans les cortèges de tête la
classe moyenne est hégémonique et majoritaire.
On peut faire le même constat pour Nuit Debout. Suivant les recherches qui ont
été menée à ce sujet à Paris13, les quartiers les plus représentés sont ceux du
Nord-Est de la ville, sans doute les plus pauvres mais en voie de gentrification
rapide. Environ un tiers des participants vient des banlieues (on ne sait pas
lesquelles). Cependant, 61% des participants sont diplômés, seulement un tiers
environ participe aux manifestations contre la loi Travail, mais plus de la moitié
a déjà à son actif une expérience d’engagement «citoyen, associatif ou caritatif»,
22% ont déjà cotisé à un syndicat, et 17% ont milité dans un parti politique. Le
chômage toucherait 20% des participants, tandis que parmi ceux qui ont un
boulot, les salariés d’exécution (ouvriers et employés) seraient 20% environ.
3.3 – Le prolétariat
Tout d’abord, il faut se garder d’établir une équivalence trop rapide entre
«syndicats» (ou même «CGT») et «prolétaires». Le taux de syndicalisation en
France est parmi les plus bas d’Europe (voir tab. 2). Il est plus important parmi
le personnel d’encadrement que chez les ouvriers, et plus bas dans le privé que
dans le public.
Dans ces conditions, les entreprises et les secteurs du privé dans lesquels des
syndicats comme la CGT et FO ont une base véritable et un vrai pouvoir de
mobilisation parmi les ouvriers et les employés sont peu nombreux. Il est vrai
qu’un faible taux de syndicalisation peut être compensé par des noyaux solides
et bien enracinés de délégués syndicaux (ou de délégués du personnel
syndicalisés), mais la situation en France est assez différente. Ainsi, les
directions de la CGT et de FO auraient bien aimé mobiliser plus contre
l’inversion dans la hiérarchie des normes, mais elles ne l’ont pu que dans leurs
derniers bastions – ports et docks, raffineries, centrales nucléaires, etc. Or c’est
seulement là qu’on a vu quelques débordements (le sabotage des lignes
téléphoniques en Haute-Loire revendiqué par la CGT Énergie, les affrontements
entre les dockers et la police lors de la manifestation du 14 juin, etc.). Capacité
de mobilisation n’est donc pas synonyme de contrôle de la base. D’ailleurs, cette
capacité de mobilisation n’est pas toujours synonyme d’implantation réelle dans
les entreprises (nous y reviendrons).
Ceci dit, il serait tout aussi exagéré de voir une disjonction totale entre
«syndicats» et «prolétariat». De toute façon, on peut dire que les syndicats – là
où la liberté d’y adhérer ou pas existe – n’ont jamais regroupé qu’une minorité
du prolétariat. Il est certain que même dans ses bastions, la CGT a eu à faire
avec des bases dont la réactivité n’était pas uniforme. Ici et là elle a dû batailler
pour mobiliser les troupes, tandis qu’ailleurs elle a eu du mal à les encadrer (cf.
les débordements déjà cités). Ici aussi, les disparités se compensent en
moyenne. Toujours est-il que le 14 juin, parmi les 600.000 manifestants qui
défilaient dans le Paris des «bobos», il y avait certes beaucoup des bonzes et de
militants politiques, mais surtout une multitude travailleurs venus de loin, faite
de corps marqués par le travail manuel, par le travail pénible, et par un mode de
vie qu’on croit disparu. Ils étaient venu dans les beaux quartiers pour un jour,
pour dire – premièrement à l’État – qu’ils existent, et qu’il faut compter avec
eux.
À peu de choses près, on retrouve de telles conditions dans des pans entiers de
l’industrie française (des postes peut-être moins durs, contre un salaire sans
doute plus faible). Et là, la primauté de la négociation par entreprise ne va pas
bouleverser la donne, car l’établissement du rapport de force se fait déjà le plus
souvent entreprise par entreprise et de manière non juridique. À cet égard, les
synthèses que la DARES17 produit chaque année au sujet des grèves dans les
entreprises de France sont éclairantes. Le tableau ci-dessous illustre le nombre
de journée individuelles non travaillées (JINT) pour 1000 salariés, et le
pourcentage d’entreprises d’au moins dix salariés ayant déclaré au moins une
grève, de 2005 à 2014.
Ce tableau montre que l’activité de grève est très faible en France : malgré une
petite flambée en 2010, le nombre de JINT et d’entreprises touchées a même
décliné depuis la dernière crise. Les données de 2016 seraient probablement
plus proches du niveau de 2010. Évidemment ça peut toujours changer du jour
au lendemain. Quoi qu’il en soit, entre le chômage et la faiblesse des structures
représentatives, les patrons n’ont pas de peine faire à pencher la balance de leur
côté.
Les dernières synthèses disponibles indiquent que sur l’ensemble des secteurs,
les motifs de grève sont de moins en moins sectoriels ou interprofessionnels et
de plus en plus de plus en plus internes à l’établissement, à l’entreprise ou au
groupe (42% des grèves en 2013, 58% en 2014) ; les salaires en restent l’enjeu
principal (47% des grèves en 2013 et 74% en 2014), suivis par la défense de
l’emploi. Dans les secteurs les plus touchés – fabrication de matériels de
transport (construction automobile notamment), extraction/eau/gaz/déchets,
transports et entreposage (SNCF, RATP, etc.) – les données sont encore plus
nettes. Les anciens piliers historiques du fordisme français apparaissent à la fois
comme les secteurs les plus conflictuels et comme les moins concernés par les
thèmes interprofessionnels ou sectoriels. La forte corrélation entre activité de
grève et présence d’au moins un délégué syndical dans l’entreprise
s’accompagne d’ailleurs d’une autre corrélation, également forte, entre fragilité
des structures représentatives du personnel/syndicales et motifs de grève
interprofessionnels. Il apparaît donc que le recours aux niveaux les plus
généraux de négociation – loin d’exprimer un marque de force ou une tension à
l’« unité de classe» de la part des segments les plus combatifs – ne s’impose, en
fait, que faute de mieux.
Conclusion
R.F. – B.A.,
juillet 2017
Episode 4 : La « commune » de Oaxaca
Après avoir examiné le mouvement de 2016 contre la Loi Travail, il convient
d’élargir notre regard à l’international. Il nous faudra reconstruire, au moins
partiellement, la mosaïque des luttes les plus significatives qui ont eu lieu un
peu partout dans le monde après la crise de 2008. Selon les cas, et à peu
d’exceptions près, ces luttes ont été interclassistes ou n’ont concerné que la
CMS. Elles ont touché les aires centrales de l’accumulation aussi bien que les
aires semi-périphériques et périphériques, mais c’est dans ces aires semi-
périphériques qu’elles ont été les plus dures et les plus massives. On en retrouve
une puissante anticipation dans un mouvement qui s’est déroulé peu avant le
tournant de la dernière crise, dans l’état de Oaxaca (Mexique) en 2006. C’est
donc par la «commune» de Oaxaca que nous commençons cet aperçu
international.
2 – Éléments d’analyse
1. – Le contexte
L’état de Oaxaca est le troisième état mexicain le plus pauvre. Il compte 3,5
millions d’habitants, dont environ 600.000 dans l’agglomération de Oaxaca. La
population est à 45% urbaine, et à 55% rurale. 80% des terres de l’état de
Oaxaca sont communales. La population active y est employée à 45% par l’État
(y compris autorités locales), et à 32% dans le commerce ; 25% des adolescents
sont analphabètes, et 20% des enfants de 5 ans ne parlent pas espagnol.
En premier lieu, est-il possible de préciser qui sont ces enseignants de Oaxaca,
qui furent à la pointe de la lutte?
Une autre étude3 donne des conclusions similaires. Cette étude compare les
trois niveaux inférieurs des enseignants (maternelle, primaire, secondaire
inférieur) à un ensemble composé des employés de bureau et des « autres
professionnels et techniciens » : professions scientifiques et intellectuelles,
techniciens et professionnels de niveau moyen. Cette étude fait apparaître une
exception mexicaine par rapport aux autres pays d’Amérique Latine. Dans la
plupart des cas, en effet, le salaire des instituteurs se situe entre celui des
employés de bureau et celui des autres professionnels et techniciens. Pas au
Mexique : sur la base d’un indice 100 pour la moyenne des salaires enseignants,
les instituteurs sont à 96,4, tandis que les employés de bureau sont à 60,4 et les
autres professionnels et techniciens à 78,4. Selon ces chiffres (de 2008), donc,
les instituteurs mexicains sont relativement bien payés :
« Les enseignants jouissent d’un salaire supérieur qui s’explique par le fait qu’ils
sont des fonctionnaires. Les enseignants travaillant dans le secteur public
gagnent plus que leurs collègues du privé et que les travailleurs similaires dans
d’autres domaines ».
2.2.2 – L’APPO
D’un côté, une grande partie des révoltés se revendiquait comme pacifiste et
non-violente. D’un autre côté, on l’a vu, il y a eu des batailles féroces contre la
police, de nombreux blessés et des morts. Cette contradiction s’explique de deux
façons :
« Au fil des jours, on a surtout continué à faire notre travail artistique et culturel
sur le plantón [occupation du zocalo,nda], au moyen d’ateliers (surtout pour les
enfants) » (ibid., p. 103)
« On assumait aussi les gardes, toujours celles de nuit. Les profs n’aimaient pas
beaucoup faire les gardes de nuit. Et même, quand il y avait une alerte, ils
arrivaient vers notre stand et… On n’était pas de la chair à canon non plus, mais
c’est toujours nous qui allions voir ce qui se passait. Les rues étaient fermées,
bloquées, mais ce n’était pas des grosses barricades, elles étaient improvisées,
sans feu. Elles ne pouvaient pas empêcher un passage en force, par exemple.
Mais au moins elles prévenaient et éloignaient les voitures, elles nous paraient
contre d’éventuelles attaques. La nuit, il pleuvait souvent. Personne ne voulait
sortir pour voir ce qui se passait, mettre les pneus, les obstacles, etc. Donc on s’y
collait. Chaque nuit on allait fermer les rues autour du campement » (ibid.,
104).
2.2.4 – Légalisme
Les révoltés de Oaxaca n’ont pas considéré qu’ils perdaient leur temps en faisant
les démarches pour l‘ingouvernabilité. C’est une procédure constitutionnelle où
il s’agit de « faire déclarer par une commission du Sénat de la République que
l’état d’Oaxaca n’est pas en mesure d’être gouverné correctement par les
détenteurs légaux du pouvoir » (ibid., p. 12). En préalable, il faut réunir une
grande pétition. L’anarchiste du bloque negro témoigne de nouveau :
Ceci n’a pu se faire pour différentes raisons (répression, jeu politique des partis
électoralistes7).
2.2.5 – Barricades
« Ici, dans les colonias, on croit être chez des paysans indiens déracinés, avec un
faible sentiment d’identité. Mais en 2006, nous avons retrouvé une identité […]
Il ne s’agit pas d’aller prendre le zocalo, et tous ces espaces qui appartiennent à
tous et qui ne sont à personne, mais de prendre ta propre rue, ton propre
quartier […]. Les barricades […] ont joué ce rôle [militaire] dans les premiers
jours, mais au cours du processus qui a duré plus de deux mois, les barricadiers
se sont reconnus dans la lutte comme égaux […] Cette identité est devenue plus
puissante que les relations antérieures, celles d’amitié ou de voisinage […] Là où
il y avait des amis, nous trouvons des opposants ; là où il y avait des voisins avec
lesquels nous nous disputions, nous rencontrons des alliés. Cette identité
nouvelle née de la défense du territoire est fondée sur une base plus consciente :
ces rues, ces passages sont nôtres et nous les défendons […] Nous considérons
les barricades comme des expériences d’auto-organisation et d’identité
débouchant dans le cadre urbain sur une nouvelle conscience : faire partie d’un
peuple et d’une communauté organisée, avec un territoire et un sentiment
commun. » (ibid., pp. 44-45).
« nous avons une identité et nous avons des rêves et nous luttons dans la
mesure où nous sommes attachés à une terre » (ibid., p. 44).
De façon générale, ce n’est pas parce qu’il y a des barricades qu’on peut dire que
le prolétariat est bien là, à l’attaque. Les barricades de Oaxaca ont été
essentiellement défensives. Elles délimitaient les positions derrière lesquelles
les enseignants et leurs alliés revendiquaient leur place dans la société
mexicaine en imaginant de nouvelles institutions. Les barricades ont été une des
façons de s’affirmer, dans une alliance, peu habituelle dans les pays
occidentaux, entre des salariés de la classe moyenne (les enseignants) et des
membres de communautés traditionnelles plus ou moins en décomposition.
Certes, il y a aussi eu des prolétaires parmi les révoltés de Oaxaca, mais leur voix
ne s’est guère fait entendre. Les jeunes chômeurs, les indigènes prolétarisés et
les marginaux ont participé au mouvement sans critiquer pratiquement son
objectif politique.
2.2.6 – Manifestations
Il faut ici s’interroger sur le principe même des manifestations, défilés, marches
et méga-marches dans les luttes sociales. La manifestation est un moyen
d’affirmer la présence d’une classe ou catégorie sociale dans la société. Si elle est
massive, elle fait la preuve de la place importante que cette catégorie sociale
occupe dans les rapports sociaux en général. Quoi qu’elle dise par ailleurs, la
manifestation revendique de l’État et des autres catégories sociales une
reconnaissance qu’on lui refuse, que ce soit politiquement (démocratie
parlementaire, clientélisme, répression, etc.), ou économiquement (niveau de
vie, conditions de travail, etc.). Qu’elle le dise ou non, elle est une demande de
négociation pour améliorer ou défendre la situation de cette fraction de
population. Les manifestants disent « nous sommes là, nous sommes
nombreux, il faut reconnaître notre rôle et notre place dans la société ». Par
définition même, la manifestation n’est pas révolutionnaire, elle est
revendicative. Face à une grande manifestation, la plupart des militants et
activistes espèrent qu’on est enfin au matin du grand soir. Ils voient la classe
« pour soi » et considèrent que cette affirmation spectaculaire de la classe porte
un potentiel révolutionnaire. En réalité, ce n’est que si et quand la manifestation
cesse et se transforme en processus insurrectionnel qu’un tel potentiel
révolutionnaire apparaît (il peut bien sûr apparaître sans manifestation
aucune). Il n’y a rien eu de tel à Oaxaca. L’occupation du centre-ville s’est faite
avant les manifestations. Elle s’est organisée de façon plutôt statique. Les
manifestations sont venues en soutien au zocalo et n’ont rien changé d’essentiel
dans le contenu du mouvement. Sauf exception (le commissariat), les
manifestations ne se sont pas transformées en attaque contre les bâtiments ou
institutions du capital. Et s’il est vrai que les administrations et les lieux du
pouvoir ont été bloqués par les enseignants et leurs alliés, cela s’est fait de façon
ordonnée et pacifique.
Les pratiques artistiques et culturelles ont été très présentes dans l’activité de la
«commune» de Oaxaca. Nous avons déjà vu qu’un membre du bloque negro
consacrait une bonne part de son temps à animer des ateliers artistiques pour
enfants. En octobre 2006 se tient la première réunion de l’assemblée des
artistes révolutionnaires d’Oaxaca (ASARO). Elle publie un manifeste :
À Oaxaca, les barricades sont là d’une part pour délimiter et défendre le centre-
ville « qui est à tout le monde et à personne », et qui tient lieu de « commun ».
D’autre part elles défendent les quartiers d’habitation contre les commandos de
nervis qui passent dans les rues en tirant au hasard. Derrière les barricades du
centre-ville s’élabore une occupation festive qui est plus occupée à construire
des stands et tenir des assemblées qu’à étendre son territoire ou à le réorganiser
en fonction de l’avancée ennemie. Quand l’APPO fait bloquer les
administrations, ce n’est pas de façon destructive. Et on a vu que les barricades
des quartiers tiennent plus de l’autodéfense citoyenne que de l’offensive ou de la
défensive révolutionnaire.
Une différence manifeste entre Oaxaca 2006 et Paris 1871 réside dans la
sauvagerie et la brutalité des combats de 1871. En particulier, les communards
n’ont pas hésité pour se défendre à incendier de nombreux immeubles, officiels
ou d’habitation. Il est vrai qu’il s’agissait d’un combat à mort contre une
véritable armée et non, comme à Oaxaca, d’une opération de police – fût-elle
massive et brutale. En outre, les barricades de Oaxaca se revendiquent comme
base d’une identité territoriale. Peut-on parler d’identité territoriale pour celles
de la Commune de 1871 ? Oui, mais à condition de préciser qu’il s’agissait d’une
identité fortement citadine et anti-rurale. Car à cette époque l’assise sociale du
pouvoir bourgeois réside encore largement dans la petite paysannerie, tandis
que Paris représente « le progrès », et c’est à ce titre que la Commune voit la
participation dans ses rangs, en plus de la classe ouvrière parisienne, de
nombreux artisans, petit-bourgeois et intellectuels très enracinés dans la ville.
En ce qui concerne Oaxaca, le rapport est quasiment inverse, puisque ce dont se
défend la «commune » porte les marques de la fraction du capital la plus
avancée (quoi qu’on en pense), tandis que la classe ouvrière brille par son
inaction, dans une « commune » qui cherche plutôt à maintenir ses arrières
semi-rurales.
« Des fois, les propriétaires, les petits, ceux qui n’ont pas plus d’un ou deux
véhicules, venaient nous parler, très cordiaux, pour qu’on comprenne leur
situation, et on comprenait […]. Quand on voyait que c’était une entreprise qui
n’était pas multinationale, pas trop grande, on décidait souvent de rendre le
matériel, ou on l’échangeait contre un camion rouillé […]» (cité par Pauline
Rosen-Cros, op. cit., p. 192)
Les stations de radio-TV ont été un autre élément important dans les saisies de
la «commune» de Oaxaca. On a vu plus haut comme une manifestation de
femmes a fini par occuper et utiliser Canal 9, station publique. D’autres stations
seront occupées après que le pouvoir eut repris possession de Canal 9, le 21
août. À Canal 9, les femmes commencèrent à émettre le jour même de
l’occupation, parlant de leurs problèmes propres mais pas seulement. Elles
revendiquaient une information honnête et donnèrent la parole à ceux et celles
qui voulaient. Elles poursuivaient l’idée d’un mass-media qui soit interactif, ce
qui est une contradiction dans les termes, comme elles le disent explicitement:
Est-il si important de savoir comment les révoltés se sont procurés leurs vivres
et les autres biens indispensables à leur action ? Ce qui compte, n’est-ce pas
qu’ils aient ces biens à leur disposition ? Il y a en fait une différence importante
dans la dynamique interne d’un mouvement « insurrectionnel » selon qu’il part
de rien ou qu’il a des réserves. Dans le cas d’une solidarité entre membres de la
classe moyenne, il y a certes lieu d’admirer l’abnégation de ceux qui donnent des
marchandises, font cuire des soupes, apportent des couvertures, etc. Mais,
presque par définition, ils se situent à la périphérie du mouvement. Les « vrais »
révoltés, ceux qui occupent la place, sont débarrassés par la solidarité même de
prendre en charge la question économique. La solidarité, qui n’est autre que
l’utilisation des réserves de la classe en général, leur permet de se concentrer
dans la sphère du politique. Or la prise en charge de la question économique,
qui s’impose aux prolétaires parce qu’ils n’ont pas de réserves, implique une
dynamique tout autre au mouvement insurrectionnel. Car il faut arracher les
fragments de propriété capitaliste dont on a besoin. On ne s’empare pas de
véhicules ou de produits alimentaires, de locaux ou d’armes comme on occupe
une place, comme on barre une rue. Certes, la défense de ces positions peut être
violente et héroïque, et cela a été le cas à Oaxaca. Mais cette action n’empêche
pas que, pendant toutes les mois de l’occupation du zocalo, le mouvement a pu
rester essentiellement passif par rapport au capital parce qu’il n’avait pas un
grand besoin d’en prendre possession. À supposer que cela arrive, l’occupation
d’une place par le prolétariat ne pourrait se faire sans de multiples attaques, par
ailleurs, contre la propriété capitaliste, afin de prendre en charge la
reproduction immédiate des insurgés. Et il est probable qu’alors la répression
étatique ne tolérerait pas des semaines ou des mois d’occupation statique.
Son parti pris amène Peller à exalter l’occupation de Canal 9. On sait que cette
occupation a eu lieu à la fin d’une grande manifestation de 10.000 femmes.
Néanmoins, il faut rappeler que l’occupation elle-même ne fut menée que par
350 femmes (sur 10.000, ce n’est pas beaucoup). D’après Peller, les femmes de
Oaxaca ont trouvé dans l’occupation un espace pour discuter entre elles ;
l’apparition d’un espace non-mixte leur aurait permis de mettre sur la table
leurs problèmes à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement : faible
représentation féminine dans l’APPO, assignation des femmes aux tâches de
cuisine et de nettoyage aux plantones, mais aussi violences conjugales, hostilité
vis-à-vis de leur engagement dans le mouvement de la part de leurs
compagnons, etc. Peller transcrit quelques propos :
« “Nous découvrions que notre histoire était pour chacune la même, une
histoire faite d’abus perpétrés par nos maris, par nos frères, et de viols par nos
patrons”, dit Eva, femme au foyer de 56 ans et membre du Colectiva Nueva
Mujer ». (ibid., p. 133)
« La première nuit [de l’occupation de Canal 9] nous étions des centaines, mais
petit à petit le nombre a décliné parce qu’il y avait des femmes qui avaient des
enfants dont il fallait s’occuper, des maris, et cela nous a limité, dit Ita,
enseignante de 55 ans du Colectiva Nueva Mujer. Il y avait des hommes qui
n’étaient pas d’accord pour soutenir l’émission prise en charge par les femmes.
Les maris de ces femmes ne les aidaient pas dans le travail domestique, comme
s’occuper des enfants ou faire la lessive, de façon à permettre la participation
des femmes à l’émission. Mais, pour beaucoup de femmes, c’était déjà bien que
leurs maris les laissent y aller ». (ibid., p. 136)
Le texte fournit d’ailleurs une description assez précise des difficultés et des
oppositions que les femmes de Oaxaca ont rencontré pour faire entendre leur
voix à l’intérieur du mouvement :
« Il y avait des camarades qui se plaignaient du fait que «depuis le 1° août et la
prise de Canal 9 ma femme n’est plus serviable». Plusieurs femmes ont subi des
violences domestiques, et parfois même des tentatives de divorce ou de
séparation, pour avoir participé aux plantones, aux manifs. Leurs maris ne
prenaient pas bien l’idée que les femmes abandonnent les tâches ménagères et
s’engagent politiquement. […] Une femme continua à défendre sa barricade avec
une bras cassé – le fait de son mari voulant l’empêcher de descendre dans la
rue ». (ibid., p. 137)
« Les femmes qui se sont séparées du COMO étaient pour la plupart des femmes
au foyer employées dans le secteur informel et d’autres ayant des divergences
idéologiques avec les femmes de la COMO. Pour beaucoup, ces différences
venaient de questions de classe. Selon certaines femmes, les privilèges de classes
dans la COMO aboutirent à l’internalisation du patriarcat et de l’autoritarisme.
Elles se sont rendu compte que les femmes plus éduquées ayant des emplois
mieux payées revendiquaient des fonctions comportant la formulation des
problèmes des femmes et prétendaient représenter toutes les femmes engagées ;
cela entraînait l’occultation des besoins des femmes plus pauvres et plaçaient
certaines femmes dans des rôles hiérarchiques ». (ibid., p. 139)
Comme nous le disions au début, Peller pense que l’ensemble de ces conflits –
entre hommes et femmes, et entre femmes pauvres et femmes privilégiées –
contribuent à expliquent le reflux de l’ « insurrection ». En fait, c’est l’absence
d’insurrection qui explique ces conflits, et surtout la nature des enjeux. Car les
conflits homme-femme dont nous parle Peller ne portent que sur l’égalité des
genres et non pas sur leur critique. Ni dans le discours ni dans la pratique, la
famille n’est remise en cause, et dans le mouvement il s’agit simplement
d’égaliser un peu le poids des corvées ménagères et le temps de parole, ainsi que
de dénoncer le machisme ambiant. La grève et l’engagement des institutrices –
qui représentent un tiers du personnel enseignant – a fonctionné comme centre
d’attraction pour d’autres femmes qui en avaient assez de la situation qui leur
était faite. Il s’agissait d’une lutte pour l’égalité, à l’intérieur du mouvement et
dans la société. Ces femmes avaient certainement de bonnes raisons pour la
mener. Mais cette lutte, même en tant que lutte pour l’égalité, ne pouvait pas
aboutir. En premier lieu, il est bon de rappeler que, pour l’essentiel, l’activité de
grève se limitait aux enseignants, dans un mouvement qui s’est déroulé pour
une bonne partie pendant les vacances scolaires. Pour tous (et toutes) les autres,
à peu de choses près, le cadre du salariat formel et informel se reproduisait
normalement, et le fait qu’il ne soit pas très développé dans la région ne change
rien à la chose. En deuxième lieu, on peut supposer que les coutumes indigènes
n’étaient pas exemptes d’une bonne dose de machisme, malgré l’éloge dont elles
font l’objet dans la «commune». Il n’y à rien à sauver là-dedans. Pourtant ces
coutumes, et leur mise en valeur idéologique, ne semblent pas avoir été
contesté, ni par des femmes ni par d’autres.
3 – Conclusion
Depuis les années 1980, les enseignants revendiquaient à date fixe. Leur
mouvement, devenu habituel, affirmait chaque année leur place dans une
société pauvre, peu industrialisée, comportant encore de nombreux éléments
traditionnels. En raison de leur bilinguisme, la place des enseignants comporte
un rôle de «bouche-trous» : ils aident la population locale dans les démarches
administratives, se déplacent ou s’installent dans de zones reculées, et achètent
parfois de leur poche une partie du matériel scolaire. En 2006, la revendication
annuelle a tourné différemment. On ne sait pas pourquoi, cette année-là, le
gouverneur a choisi la répression forte. Les enseignants étaient en grève depuis
le 22 mai. Pour soutenir leurs revendications, ils ont campé sur le zocalo, bloqué
des routes et l’aéroport, manifesté, etc. Le 14 juin, la police a attaqué les
campements sur le zocalo et dans les rues avoisinantes. Mais elle a échoué, et le
plantón a repris pour plusieurs mois durant lesquels l’idéal démocratique d’une
société protégée de la mondialisation du capital a été décliné de mille façons. La
révolte a été profonde, courageuse, inventive. Elle s’est donné les oripeaux d’une
révolution ouvrière, mais il n’y avait pas d’ouvriers.
La lutte contre le capital a surtout été une protestation contre le grand capital,
contre l’influence américaine, contre le PPP, mais de plus cette lutte s’est faite
« de l’extérieur ». Ce n’est pas en tant que salariés des multinationales que les
oaxaqueños se sont révoltés, mais en tant que victimes collatérales de
l’implantation de ces firmes dans la région. La « commune » de Oaxaca, y
compris ses jeunes chômeurs et ses indigènes, a revendiqué une socialisation
pré-mondialisation dont le capital ne serait nullement exclu, pourvu qu’il reste
raisonnable.
Quel rapport avec les problèmes d’une révolution communiste à notre époque ?
C’est du point de vue du rapport de classe à l’échelle mondiale qu’il faut aborder
la question. Dans des pans entiers de la planète, la mondialisation du capital
prolétarise des petits paysans, des métayers et autre figures pré-capitalistes sans
compenser cette prolétarisation par une implantation significative de capitaux
industriels sur place, et donc sans création d’emplois en nombre suffisant. Dans
ces conditions, la seule perspective est souvent l’émigration, et dans ce cas les
salaires des émigrés permettent la reproduction d’autres personnes restées au
pays. Aujourd’hui, le volume total de ces transferts d’argent est supérieur à
l’ensemble des aides publiques au développement. Selon le dernier rapport
annuel du Fonds International pour le Développement Agricole (IFAD) Sending
money home (2017), le flux mondial de ces envois est passé, de 2007 à 2016, de
296 à 445 milliards de dollars. Dans ce total, 69 milliards de dollars ont été
envoyés des États-Unis vers l’Amérique centrale et méridionale, dont 40% au
Mexique. Après le pic de décembre 2007, les envois des immigrés mexicains
résidant aux Etats-Unis ont baissé pendant quelques années, mais depuis fin
2011 ils ont repris (+4,8% en 2015). La moitié environ des ces sommes va vers
les états du sud-ouest du Mexique: Michoacán (10,2%), Guanajuato (9,1%),
Jalisco (9%), México (6,3%), Puebla (5,5%), Oaxaca (5,2%), Guerrero (5,2%).
S’il est vrai – comme nous l’avons dit ailleurs – que le prolétariat périphérique
ne fera pas une révolution «sous-développée», son soulèvement n’est pas
indépendant de tout un ensemble de conditions, dont les transferts de valeur
(de la force de travail) du centre vers la périphérie font partie. Pour l’état de
Oaxaca, leur volume équivaut à presque un dixième de son PNB nominal. Aussi
imprécis soit-il, cet indicateur montre à quel point la reproduction de la force de
travail dans les pays périphériques dépend d’autre chose que du seul contexte
local – n’en déplaise aux touristes militants. Tant que ce système de transferts
fonctionne, il constitue un puissant soutien au statu quo. Seule une crise
majeure entraînant un assèchement des salaires des émigrés peut le
déstabiliser. Une telle crise ne rendra pas impossible tout interclassisme, mais
obligera le prolétariat des périphéries à se manifester en tant que tel, même au
sein d’une lutte interclassiste véritable comme celle de l’Egypte de 2011-2014.
B.A. – R.F.
octobre 2017
Episode 5 : Iran 2009 – Faux printemps
Les chiffres indiquent une véritable explosion de la population universitaire dans les
années 90, puis de nouveau presque autant dans les années 2000. Entre 2000 et 2009, la
part des étudiants dans la population passe de 2% à 5%. A titre de comparaison, le
chiffre est de 3,6% en France en 2014. L’explosion du nombre d’étudiants signifie-t-elle
que l’université est devenue un cache-chômeurs ? Ce ne peut être le cas que de façon
très limitée, vues les ressources dont il faut disposer pour mener des études supérieures
à leur terme2. Le développement très rapide des formations universitaires en Iran
correspond plutôt au développement et à la modernisation de la société, notamment de
la bureaucratie d’État. Ainsi se forme une classe moyenne qualifiée qui va notamment
travailler dans la fonction publique, dans le secteur tertiaire, et aussi dans le secteur
informel en général. Mais il y a aussi une masse importante de diplômés chômeurs.
L’économie est largement contrôlée par l’État, soit directement, soit indirectement.
Dans ce dernier cas, on est en présence de capitaux qui ont été privatisés, mais « à la
russe ». De monopoles d’État, ils sont convertis en monopoles privés, contrôlés le plus
souvent par les nombreuses Fondations dans lesquelles le gouvernement a placé toutes
sortes de biens, en principe pour venir en aide aux déshérités, blessés de guerre, familles
de martyrs, etc. Ces fondations sont dispensées d’impôts, et dépendent directement du
Guide.
À ce sujet, il faut dire un petit mot des institutions de la République Islamique. En bref,
le gouvernement dépend des élections au suffrage universel pour la présidence de la
république et pour le parlement, mais il ne faut pas que le résultat du vote soit contraire
au Coran. C’est le Guide Suprême (Khamenei actuellement) et sa bureaucratie qui en
décident. C’est lui qui valide les candidats qui se présentent aux élections. Aux élections
présidentielles de 2009 par exemple, le Guide avait ouvertement déclaré sa préférence
pour Ahmadinejad, le candidat populiste-conservateur, contre Moussavi le réformiste,
également « nommé » par lui comme candidat. L’autorité spirituelle du Guide est
censée justifier sa prééminence. En réalité, le Guide est l’instance qui contrôle les
Gardiens de la Révolution, lesquels englobent la milice des Bassidjis. Les Gardiens de
la Révolution (ou Pasdarans) sont une armée proprement dite. Initialement conçus
comme un corps auxiliaire, ils ont pris une place prépondérante dans l’appareil militaire
iranien, avec leur propre flotte et leur propre aviation. De plus, ils contrôlent une part
massive de l’économie. Ils ne dépendent que du Guide. Les bassidjis sont une milice qui
quadrille tout le pays, les quartiers comme les entreprises. Ils exercent notamment le
contrôle des mœurs, ainsi que la répression des manifestations. Au final, il est de plus
en plus clair que la puissance militaire et économique des Gardiens de la Révolution fait
de ceux-ci le véritable pouvoir dans la République Islamique. Sous les turbans le képi.
Entre les Fondations et les Gardiens de la Révolution (on ne mentionne pas ici les
nombreux organes intermédiaires où le Guide exerce aussi son contrôle, comme les
médias), le Guide exerce un pouvoir discrétionnaire sur l’économie et la société. Les
gouvernements élus qui chercheront à favoriser le développement de capitaux
indépendants se heurteront régulièrement aux services du Guide. Par exemple, pour
lutter contre la bureaucratie, le gouvernement créa en 2005 deux cents « bureaux
notariaux », pour la seule ville de Téhéran, chargés de représenter l’État pour toutes
sortes de démarches simples (permis de conduire, passeports, factures diverses). Ces
bureaux privés devaient être rémunérés par une commission de 12% sur le prix officiel
du service. Rapidement 70 de ces bureaux fermèrent leurs portes. La commission n’était
finalement que de 2%, les bureaux étaient soumis à d’incessants contrôles d’organismes
concurrents, et leur association professionnelle (privée) fut dissoute et remplacée par
une guilde ayant l’agrément du gouvernement, mais aussi sa surveillance.
Ces quelques éléments donnent une appréciation du contexte dans lequel s’est
développée la classe moyenne salariée. Lorsque Khatami fut élu président de la
république (1997), il annonça un programme de réformes qu’il ne parvient pas à mettre
en place. Parmi ces réformes, il y avait l’encouragement du secteur productif contre
celui de la distribution (bazaar, import-export), l’encouragement des investissements
étrangers, la baisse de la part des revenus du pétrole dans le budget de l’État et,
corollairement sans doute, la soumission des fondations à l’impôts. Cela allait à
l’encontre des principes qui l’ont emporté lors de la « révolution » de 1979, et qui
donnent la préférence au commerce des bazaari, soutiens traditionnels du clergé, contre
les grands projets d’industrialisation du Shah (notamment avec l’aide des
investissements étrangers). En ce qui concerne l’imposition des fondations, le Guide
contredit le parlement (réformateur en majorité) et, en janvier 2004, exonéra de l’impôt
les sept fondations les plus riches. Il invalida aussi la candidature de 2500 candidats
réformateurs aux élections législatives de février 2004. Khatami a été réélu en 2001
mais, en raison de son incapacité à contourner la résistance du Guide et des Gardiens de
la Révolution, il déçut la classe moyenne, qui laissa passer Ahmadinedjad en 2005.
Celui-ci avait le soutien complet du Guide.
2 – Le soulèvement post-électoral
Cependant, deux heures à peine après la fermeture des bureaux de vote, Ahmadinejad se
proclama vainqueur des élections avec une confortable majorité (64/36). Les tenants du
Mouvement Vert étaient convaincus qu’il y avait eu fraude (ce qui est assez évident), et
cela allait donner lieu à une quinzaine de jours de protestations parfois violentes.
L’intensité du mouvement fut la plus grande entre le 15 et le 20 juin.
Le lendemain de la publication des résultats (le 13 juin), les gens se rassemblèrent par
groupes de quelques centaines dans différents endroits de la ville. Téhéran se divise
entre quartiers nord, plutôt classe moyenne, et quartiers sud, plus populaires. Les
endroits où la protestation apparut le 13 juin sont tous dans le nord de la ville. Tout au
long de la protestation, les quartiers sud ne sont pas mentionnés dans les sources. La
police et les différentes milices qui l’aident avaient reçu l’ordre d’empêcher tout
rassemblement. Elle n’y parvinrent pas. Des affrontements eurent lieu, une foule parfois
furieuse mettant le feu à des poubelles, lançant des pierres. Internet et les téléphones
portables étaient bloqués dans la zone des affrontements.
Jusqu’à la fin du mois de juin, de petites manifestations eurent lieu dans divers endroits
de Téhéran. Elles rassemblaient quelques centaines ou quelques milliers de participants,
mais étaient parfois très violentes. Le 22 juin, Moussavi appelle à la grève générale au
cas où il serait arrêté. De fait, il n’y a eu ni arrestation ni grève générale (Moussavi et
d’autres seront mis en résidence surveillée en février 2011, au moment des printemps
tunisien et égyptien). Dans les mois qui suivirent, Moussavi et Karroubi (un autre
candidat réformiste) formèrent un parti sous le nom de Sentier Vert de l’Espoir. Ce parti
apparaissait dans des manifestations qui avaient lieu à l’occasion de fêtes religieuses. En
raison du caractère religieux de ces rassemblements, les manifestants se croyaient à
l’abri de la répression. Cependant, au cours de la fête de l’Achoura (27 décembre 2009),
la police tira délibérément dans la foule. D’autres tentatives de relancer le mouvement,
en 2011 et 2012, restèrent sans suite. La violence de la répression et l’absence de
perspective du Mouvement Vert firent que, au final, la présidence de Ahmadinejad n’a
pas été remise en cause. Et, à la fin de son mandat (2013), il fut remplacé par l’ayatollah
Rouhani, relativement modéré.
Le Mouvement Vert a évolué au cours des journées de juin 2009. Moussavi appartient
sans conteste aux cercles du pouvoir et est loin d’être un révolutionnaire. Il ne voulait
pas abattre le régime représenté par Ahmadinejad et Khamenei (le Guide Suprême),
mais voulait le réformer de l’intérieur, sans critique de la religion et de ses institutions.
C’est la violence de la répression qui fit évoluer le discours du Mouvement Vert. Celui-
ci demandait d’abord le re-comptage des bulletins de vote. Un des slogans des
manifestations était « où est mon vote ? ». Moussavi se disait prêt à refaire les élections
entièrement. Mais le 15 juin, les manifestants se mirent à crier des slogans hostiles au
guide suprême Khamenei, qui soutenait sans faille Ahmadinejad. Ils criaient aussi : «
Mort au Dictateur » (en parlant d’Ahmadinejad). Et aussi : « Allahou Akbar, les
Iraniens préfèrent la mort à l’humiliation », « Liberté, liberté, nous sommes des
hommes et des femmes de combat, venez vous battre et nous vous combattrons », «
Ahmadi massacre, le guide le soutient », « Khamenei honte à toi, abandonne le pouvoir
». Dans les conditions iraniennes s’en prendre au guide était assez osé. C’était malgré
tout une assez modeste radicalisation.
Une des caractéristique du Mouvement Vert est la quasi-absence de la classe ouvrière.
L’un des témoins3 rapporte qu’un jour que la manifestation passait dans le quartier du
bazaar central de Téhéran, les travailleurs des multiples commerces de détail et de gros
du quartier s’étaient contentés de regarder passer le cortège sans y entrer. De façon
générale, les sources ne signalent aucune grève en liaison avec la protestation post-
électorale4. Cela ne vient pas de ce que le prolétariat serait apathique. Des grèves
relativement nombreuses, compte tenu du contexte extrêmement répressif, avaient eu
lieu depuis le début des années 2000. Il s’agissait souvent de luttes pour salaires
impayés. En même temps, des tentatives eurent lieu pour former des syndicats
indépendants5. Et, en 2007, la hausse du prix de l’essence avait provoqué de violentes
émeutes. En 2009, le prolétariat n’est pas intervenu en tant que tel. Les appels des
manifestants à la grève pour le mardi 16 juin sont restés sans réponse. Il y avait
certainement des prolétaires dans les énormes manifestations des premiers jours, mais
ils ne se sont pas fait remarquer. Ils ont fait masse pour la classe moyenne. Le printemps
iranien ne peut pas être qualifié d’interclassiste.
En Egypte, un lien de solidarité s’est établi entre classe moyenne et classe ouvrière.
Même si cette solidarité était éphémère (quoi qu’elle a probablement aidé les tentatives
de syndicalisme ouvrier indépendant), elle a amené le Mouvement 6 Avril à inscrire
dans ses revendications la demande d’une hausse salariale pour la classe ouvrière. Rien
de tel n’apparaît dans le Mouvement Vert, dont les revendications sont essentiellement
politiques : annulation des élections, État de droit, remplacement des dirigeants
politiques par des technocrates compétents, non-ingérence dans la vie privée, etc.
Conclusion
Au cours des années qui ont suivi le printemps 2009, la République Islamique s’est
maintenue peu ou prou comme auparavant. La deuxième présidence de Ahmadinejad
(2009-2013) a ruiné le budget de l’État malgré une réforme des subventions qui a reçu
l’approbation du FMI. La première présidence de Rouhani (2013-2017) n’a pas fait
grand chose d’autre que d’obtenir un accord sur le démantèlement du programme
nucléaire qui soit acceptable par les occidentaux et par les conservateurs iraniens. La
signature de cet accord, promettant la levée des sanctions économiques contre le pays,
donna lieu à une nuit de liesse dans la population de Téhéran. Les rues ont été envahies
de jeunes acclamant Rouhani et Zabir (le ministre des Affaires Etrangères) avec le
même enthousiasme que s’ils avaient remporté les élections : « Les jeunes dansaient
place Vanak, dans le nord de la ville. Officiellement, c’est interdit, mais il y eut une
tolérance pour ce rare moment d’unité nationale »6. Cependant, l’accord est resté sans
effet pour la population, notamment parce que les firmes occidentales craignent de se
lancer en affaire avec les entreprises iraniennes quand une grande partie d’entre elles,
appartenant aux Pasdarans, sont encore ostracisées par les États-Unis. La société
française Total signa rapidement un important contrat pour le développement du champ
gazier de South Pars, tout en s’efforçant de limiter son exposition à une punition
américaine toujours possible.
Ces quelques éléments indiquent que la crise sociale est bien plus profonde que lors des
élections de 2009. Il s’agit ici d’un problème de volume et de répartition de la rente
pétrolière. Les manifestants ont crié des slogans contre les interventions militaires
extérieures et autres aides des Gardiens de la Révolution en Syrie, en Irak, au Liban, à
Gaza, etc. Il est clair que la captation de plus-value par le complexe militaro-industriel a
franchi un seuil remettant en cause l’équilibre social du pays. Ou bien le régime aura la
capacité de redéfinir ses priorités dans la gestion de la rente, ou bien les émeutes vont
continuer, ou bien le régime sera sauvé par une hausse durable du prix du pétrole. Ce
dernier cas de figure serait le plus favorable aux revenus de la classe moyenne salariée,
mais pas à ses prétentions démocratiques.
B.A. – R.F.,
janvier 2018
Episode 6 – La Révolte des Tentes en Israël (2011)
Parmi les mouvements apparus après la crise de 2008, la Révolte des Tentes en
Israël a souvent été négligée dans les analyses du courant communisateur. En
fait, à l’exception de ce qu’en ont dit les journaux pendant quelques jours,
personne n’en sait grand-chose, et il n’y a pratiquement pas d’analyses
communistes sur le sujet. À l’opposé, d’autres mouvements plus modestes ont
fait couler beaucoup d’encre. Des mouvements portés exclusivement par la
classe moyenne salariée, mais moins massifs – Occupy, Indignés, etc. – ont
donné lieu à quelques analyses dans le « milieu », tandis que sur Israel il n’y
rien du tout. Cela nous incite à essayer de reconstruire le contexte, le
déroulement, la composition sociale et les enjeux de ce mouvement.
1 – Le contexte
Selon l’Étude économique sur Israël de l’OCDE (2016), Israël est le pays
membre avec le plus de pauvres (21% de la population israélienne vit en dessous
du seuil de pauvreté) et le troisième pays membre avec les plus grands
différentiels de salaire. C’est aussi un pays où les écarts de salaire entre les
hommes et les femmes sont très importants (22%), et où la population active
salariée est moins nombreuse et travaille plus (40-45 heures par semaine) que
la moyenne dans les pays occidentaux.
De même que dans les autres aires centrales de l’accumulation, la CMS est
nombreuse en Israël. En raison de l’importance des branches hi-tech, c’est le
pays du monde qui a proportionnellement le plus d’ingénieurs. La classe
moyenne du secteur public est importante aussi. Elle est traditionnellement liée
au parti travailliste – marginalisé du point de vue politique mais encore bien
installé dans les monopoles traditionnellement liés à l’État – et au « syndicat »
Histadrout. Les guillemets sont ici de rigueur, car ce dernier est surtout un
fournisseur d’assurances sociales et autres services, regroupant salariés et non-
salariés (clergé, professions libérales, pharmaciens, etc.)3. Au cours des années
1950 et 1960, ces organisations ont joué un rôle-clé dans la création de la CMS
israélienne, y compris au niveau du logement, combinant un vaste parc de
logements sociaux avec une sorte d’actionnariat locatif visant à favoriser les
habitants les plus anciennement installés.
2 – Le mouvement
Il y a dans la Révolte des Tentes un élément que nous avons déjà rencontré
ailleurs, à savoir l’adoption par la CMS de formes de luttes qui évoquent des
pratiques liées à l’histoire du mouvement ouvrier traditionnel :
« Le recours aux campements pour protester a été décrit par les leaders comme
ayant été inspiré par les bidonvilles dits Hooverville de Central Park, à New
York, et d’autres localités des États-Unis, où des américains ont habité pendant
la Grande Dépression. ». (Almog & Barzilai, op. cit., p. 12, note 13)
« L’assemblée est le cœur du mouvement […] Chaque personne qui est passée
au campement est entrée dans l’assemblée, qui était caractérisée par une culture
de la parole, de l’attention, de la retenue et de l’ouverture à l’opinion des autres
[…] Rothschild est un endroit vraiment peu accueillant pour les assemblées ».
(Gaby Wineroth, cité par Almog et Barzilai, op. cit.).
Les raisons qui amènent les commentateurs à délaisser la Révolte des Tentes ne
sont peut-être pas innocentes, puisque dans le cas israélien de 2011, la nature
non-prolétarienne du mouvement est encore plus évidente que dans d’autres
cas. En outre, on sait qu’en règle générale Israël n’a pas bonne presse à gauche ;
un mouvement social israélien qui ne dit rien sur le « néo-colonialisme » de son
pays ne rentre pas dans les critères du politically correct gauchiste. À la fin de
l’été 2011, la vieille crapule Daniel Cohn-Bendit s’est rendue en Israël pour y
faire des conférences ; il en a profité pour essayer de convaincre les leaders de la
Révolte de prendre position sur l’occupation des territoires palestiniens.
Vainement. Et les Anarchists against the wall, qui tentèrent de s’installer avec
des tentes boulevard Rothschild « furent dénoncés vocalement par d’autres
participants pour leur volonté d’introduire un agenda explicitement anti-
occupation dans le mouvement, et durent bientôt déménager vers le camp du
square Lewinsky ». (Gordon, op. cit., p. 352). Ce campement situé dans le sud
de Tel-Aviv s’était formé une semaine après celui de boulevard Rothschild, mais
des demandeurs d’asile éthiopiens dormaient déjà avant dans ce square.
Pourquoi le prolétariat n’est-il pas intervenu en tant que tel dans le mouvement
? Nous avons vu que certaines conditions auraient pu l’entraîner dans la lutte, le
renchérissement des produits de base notamment. On aurait alors vu une
configuration interclassiste avec les deux classes – CMS et prolétariat – luttant
en parallèle, chacune avec ses moyens et ses objectifs propres. À la place, on a eu
au mieux quelques groupes de prolétaires exploitant la brèche ouverte par la
CMS pour présenter des revendications de caractère local dans telle ou telle ville
(transports publics, logements sociaux, etc.) ou participant au mouvement à
titre individuel. Pourquoi les choses ne se sont-elles pas passées autrement ? Le
prolétariat israélien aurait-il « adhéré par procuration », laissant la CMS se
battre en espérant profiter du résultat ? On a vu une procuration semblable dans
le cas du mouvement de 1995 en France, entre secteur public et secteur privé.
Un tel cas de figure semble envisageable si l’on se réfère aux sondages de la
presse israélienne, présentant la grande majorité de la population comme
favorable au mouvement. On sait cependant ce que valent les sondages. Ce type
de narration médiatique ne peut que convenir à la CMS dans ses prétentions à
mettre en scène une totalité non divisée : le peuple. Regev Contes, autre
membre de la Rothschild Leadership, le dit à sa façon dans un entretien : «
Nous éprouvâmes une profonde aversion pour tout ce qui puait les vieux
conflits… ». On ne sait pas dans quelle mesure la lutte de classe fait partie de ces
vieux conflits.
Quoi qu’il en soit, l’absence du prolétariat dans la Révolte des Tentes ne doit pas
surprendre. Pour l’instant, et mis à part des grèves ponctuelles et locales, les
clivages inhérents à la segmentation de la force de travail autour de facteurs
ethniques, nationaux et religieux ont limité toute initiative prolétarienne
d’ampleur à des enjeux juridico-politiques (citoyenneté, anti-racisme, etc.). Le
mouvement de 2015 des juifs-éthiopiens contre le racisme institutionnel et
quotidien en constitue une illustration a posteriori11.
Malgré ses aspirations unanimistes, la Révolte des Tentes n’a pas échappé aux
clivages ethniques/religieux qui traversent la société israélienne et la classe
moyenne elle-même. On sait que la société israélienne présente une
composition multi-ethnique en raison des différentes vagues d’immigration.
Outre les ashkénazes et les séfarades, les groupes les plus nombreux sont les
juifs ultra-orthodoxes, les immigrés russes et les arabes. La répartition de ces
groupes ethniques-nationaux à l’intérieur des différentes classes est très inégale.
Les ashkénazes sont le groupe le plus important en terme de revenus et de
pouvoir politique, tandis que les trois dernier groupes sont plutôt pauvres.
Néanmoins, selon Rosenhek et Shalev12, « la division ethnique traditionnelle
entre les juifs d’Israël est moins pertinente aujourd’hui que par le passé dans la
détermination des possibilités pour des jeunes adultes d’entrer dans la classe
moyenne » (p.7). Comme on le sait, ce n’est pas parce que la société israélienne
deviendrait plus égalitaire (c’est plutôt le contraire), mais parce le « plafond de
verre » s’est déplacé sur d’autres groupes au fur et à mesure que de nouvelles
vagues d’immigration venaient grossir les couches inférieures de la société. Ceci
ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de classe moyenne d’origine russe, par exemple,
mais c’est un segment plus étroit du point de vue sociologique qui a dû se
construire des circuits d’ascension sociale propres. Arrivés pour la plupart après
la chute de l’URSS, étrangers au sionisme historique ashkénaze, souvent
opposés à tout idée de compromis avec les palestiniens et plutôt favorables à
l’installation dans les colonies, les immigrés russes vivent de façon plus
communautaire13.
Les chiffres élaborés par Rosenhek et Shalev, qui concernent la ville de Tel Aviv
et sa banlieue, indiquent qu’entre 2004 et 2010 le pourcentage de propriétaires
s’est réduit, notamment parmi les jeunes « Juifs israéliens natifs » (moins de 35
ans) vivant dans le centre-ville de Tel Aviv, qui est le quartier le plus intéressé
par la spéculation immobilière.
D’autres chiffres donnés par Rosenhek et Shalev indiquent que la baisse du
pourcentage de propriétaires chez les juifs natifs affecte plus particulièrement
ceux de la classe moyenne. Entre 2004 et 2010 le taux de propriétaires dans le
quintile des jeunes ménages aux revenus les plus bas a progressé de 1%, tandis
qu’il a diminué de 9 à 13% pour les trois quintiles intermédiaires et de 17 % pour
le quintile aux revenus les plus élevés. Dans ce dernier quintile, et pour la même
période, le pourcentage de jeunes ménages dont le revenu principal est obtenu
suite à un diplôme universitaire a diminué de 49 à 40%. La dégradation de leur
niveau de vie est donc avérée, au point que « beaucoup d’entre eux pourraient
vivre décidément mieux ailleurs ». Mais « ils ne peuvent pas imaginer leur
destin ailleurs qu’en Israël » (Shmuli)14.
Environ 450 constructions illégales sont démolies tous les ans à travers le
pays16. Il faut encore préciser que, jusqu’en 2009, la moitié seulement de ces
démolitions se déroulaient dans des municipalités arabes, et que le pourcentage
a encore diminué depuis : elles ne touchent donc pas que les arabes-israéliens.
Mais qui d’autre alors ? Difficile à dire. Certaines sources mentionnent un
collectif de juifs et arabes contre la destruction des maisons apparu pendant
l’été 2011 à Jaffa. C’est l’une des rares occurrences où les problèmes de logement
des arabes pénètrent à l’intérieur du mouvement. En même temps elle laisse
penser que ces problèmes touchent aussi des juifs pauvres. À Jaffa – vieux port
que l’expansion de Tel-Aviv a fini par englober – c’est fort probable, puisque la
ville est mixte et en voie de gentrification rapide. De plus, Israël est aussi la
destination de nouveaux flux migratoires, modestes par rapport aux grandes
vagues historiques, mais bien réels. La nouvelle immigration africaine
notamment (Soudan, Érythrée, Côte d’Ivoire), tend à s’établir dans la banlieue
sud de Tel-Aviv et dans d’autres grandes villes. Vue l’étendue du mal-logement
en Israël, on peut imaginer en quoi consiste le bas de gamme du bas de gamme :
taudis, bidonvilles, pré-fabriqués, campements.
2.4 – Question du logement et question palestinienne
« Il s’est agi d’un mouvement Occupy qui a ignoré l’autre occupation, la vraie,
qui a lieu dans son arrière-cour », note amèrement U. Gordon. En vérité les
choses ne sont pas aussi simples. Le mouvement n’ignore pas la question
palestinienne. Fin août 2011, un incident militaire a lieu du côté de Gaza. Un
guet-apens contre un bus israélien dans le désert du Sinai a fait 6 morts. Israël
répond par un bombardement. Des roquettes palestiniennes lancées vers la ville
d’Ashkelon sont interceptées par un système anti-missiles israélien. Une
nouvelle guerre israélo-palestinienne semble proche. Elle pourrait profiter au
pouvoir en détournant l’attention politico-médiatique portée sur la Révolte des
Tentes. Le mouvement s’adapte à la situation en payant son tribut au
patriotisme ambiant, transformant la manifestation du samedi suivant (27/8) à
Jerusalem – qui aurait dû se rendre encore une fois auprès de la résidence
privée de Netanyahu – en une marche silencieuse ornée de bougies. Depuis son
compte Facebook, Stav Shaffir, porte-parole du mouvement, publie une Lettre
aux cités des tentes où elle fait preuve de ses qualités de future politicienne :
« […] comblés de douleur pour nos pertes humaines, et d’anxiété pour le destin
de notre pays, nous prenons la responsabilité de continuer à agir […] Sans
sécurité sociétale, il ne peut y avoir de sécurité. Sans justice sociale, il ne peut
pas être question de sécurité. Notre sécurité, c’est nos habitations, notre santé,
notre État-providence et notre système éducatif. L’unité de notre société est
notre sécurité. » (cité par Gordon, op. cit., p. 353)
« La nation qui descend dans la rue est la même nation que celle qui encaisse les
coups de feu de l’ennemi, et sa vigoureuse revendication pour un changement
profond au niveau des priorités économiques et pour une justice sociale
générale ne va pas à l’encontre de la lutte contre la terreur – au contraire. Une
nation dont les fils sont liés par une garantie mutuelle, et combattent ensemble
pour l’avenir et la solidité de l’État d’Israël, est une nation forte qui peut
affronter tous les ennemis. » (ibid.)
La CMS qui a campé sur le boulevard Rothschild et ailleurs a fait savoir qu’elle
préférait rester à Tel-Aviv ou à Haifa plutôt que de s’installer pour pas cher dans
des zones reculées, ou encore dans les territoires occupés, même avec des
subventions. Certaines fractions du mouvement ont dénoncé les fortes
subventions du gouvernement en faveur des colonies en Cisjordanie, prétendant
que cet argent servirait mieux en soutenant le logement en Israël. Cette prise de
position a plus à faire avec le confort des salariés de la CMS qu’avec une position
précise sur la politique extérieure israélienne, car ces fractions ne se sont pas
prononcées sur la partie du budget de l’État consacrée aux dépenses militaires
et sécuritaires. Il y a sans doute une connexion entre la crise du logement dans
les centres-villes et la politique d’implantation de colonies du gouvernement.
Cela n’a pas échappé a quelques commentateurs. Par exemple :
3 – Conclusion
La Révolte des Tentes de 2011 a mobilisé la CMS de façon à peu près exclusive,
et encore de façon partielle. Ce sont surtout les enfants des fractions qui avaient
le plus profité de la libéralisation relative de l’économie qui ont participé au
mouvement, car c’est pour eux que la fracture générationnelle a été la plus nette
: ils ne pouvaient plus vivre comme leurs parents. En particulier, il leur devenait
difficile d’habiter dans les centres-villes. Les fractions montantes de la CMS,
d’origine arabe et surtout russe, se sont tenues à distance du mouvement. Il
n’empêche que la mobilisation a été forte – surtout si l’on compare le nombre
des participants aux manifestations les plus massives à la population totale du
pays (8,5 millions d’habitants).
L’État a été interpelé comme médiateur entre fractions de classes, pour qu’il
modère les appétits de la rente foncière urbaine alors que les (sur)salaires ne
suivaient pas, ou encore comme modérateur des inégalités dans le rapport social
général (retour à l’État-providence). Cet appel à l’État, le mouvement des tentes
ne l’a pas formulé en termes précis. À peu d’exceptions près, il en est resté à des
propos extrêmement généraux sur le gouvernement, la dignité, la pauvreté, etc.
La revendication de « justice sociale » ne s’est même pas focalisée sur un ou
deux points importants du point de vue de la CMS, comme l’aide au logement
ou le budget militaire. Quand D. Leef dit qu’il n’y a rien à négocier, ce n’est pas
parce que le mouvement serait dans un rejet global du « système ». C’est plutôt
que le niveau de généralité où se place son discours n’offre pas de grain à
moudre à une éventuelle négociation. En fait, les campeurs de la révolte des
tentes ne veulent de modifications ni précises ni profondes du « système ». Ils
ont fait partie des bénéficiaires des politiques de droite, de la libéralisation
économique, de la force du complexe militaro-industriel, sauf que la poursuite
de toutes ces belles choses a fini par se retourner contre ces mêmes
bénéficiaires. En fin de compte, « on est tenté de désigner la Révolte des Tentes
en Israël comme le spécimen le plus docile de la vague mondiale actuelle » (Uri
Gordon, op. cit., p. 351), un mouvement d’enfants gâtés. Cette révolte a été
nettement a-politique19, au sens où elle a évité « tout affrontement direct avec
le gouvernement de Netanyahu et tout appel à de nouvelles élections » (ibid.),
de même que toute référence à la gauche. Elle est restée discrète sur la question
du budget de la défense et sur la politique palestinienne du gouvernement. Par
moments, on a remarqué une virulence particulière contre Netanyahu en tant
qu’individu, comme s’il s’agissait d’une affaire personnelle, mais même sous cet
angle ce n’est rien de comparable à ce qu’on a vu pour Ben Ali ou Moubarak.
Les résultats acquis par la Révolte des Tentes sont plus que modestes. Face au
mouvement, Netanyahu a essayé de se montrer conciliant, avec des vraies
propositions. Il avait autre chose à faire – se préparer pour l’assemblée générale
des Nations Unies de septembre, où l’Autorité Palestinienne devait demander
son adhésion – et il voulait se débarrasser du mouvement. Mais ses propositions
ont été rejetées. Ne voulant pas concéder plus, il a plutôt misé sur le facteur-
temps, et sur le piège représenté par la commission Trajtenberg : confier la
patate chaude à des « spécialistes compétents ». Et finalement les faits lui ont
donné raison. L’orage passé, le gouvernement a su faire preuve de volontarisme
pour contrer la vie chère, mais pas de la façon que le mouvement social ou la
commission Trajtenberg préconisaient (le « budget social ») : il a libéralisé
certaines branches, notamment la téléphonie, et relevé le salaire minimum. La
baisse du prix du pétrole lui a aussi été propice. Cela à donné, entre 2011 et
2015, une augmentation des salaires réels de 6% – certes passagère, mais
supérieure à la moyenne de l’OCDE (2%)20. Pour ce qui est de la question
centrale du logement, aucune amélioration n’a été observée sur le marché de
l’immobilier. Cinq ans après, les prix avaient encore augmenté de 50% et les
loyers de 30%.
Il semble donc que la Révolte des Tentes n’a pas changé grand chose au destin
de la CMS ou de la société israéliennes. Ce que le mouvement a gagné, ce sont
des députés à la Knesset. Stav Shaffir siège maintenant au parlement, plus jeune
élue (travailliste) dans l’histoire de la Knesset. Shmuli aussi a été élu21. Les
élections de 2013 ont aussi signalé l’essor du parti Yesh Atid (« Il y a un avenir
») qui – avec une campagne électorale ciblant cette CMS laïque qui travaille,
paie les impôts et sert dans Tsahal, tout en s’opposant au « parasitisme » des
Haredim – a réussi à placer 19 députés sur 120 au parlement, devenant ainsi le
premier parti d’opposition. Entre le parti travailliste et Yesh Atid, il semble que
le mouvement de 2011 a fait une entrée certaine à la Knesset. Mais pour obtenir
de cette assemblée satisfaction sur ses objectifs, il faudrait que la classe
moyenne et ses représentants politiques s’associent au prolétariat. Ce ne serait
pas la révolution, bien au contraire, mais cela signifierait tout de même une
discontinuité remarquable dans un pays où les circonstances imposent l’Union
Sacrée permanente, y compris chez les voisins palestiniens. Ce n’est toujours
pas pour aujourd’hui : les manifestations anti-corruption de décembre 2017, qui
dénoncent les « affaires » de Netanyahu et demandent sa démission, ne vont
nullement dans ce sens. De nouveau, elles se sont tenues tous les samedis soir,
principalement sur le boulevard Rothschild de Tel-Aviv. Le décor est donc le
même qu’en 2011, mais le motif est purement politicien, le nombre n’y est pas…
et tout le monde s’en fout.
R.F. – B.A.,
février 2018
Episode 7 – Tunisie 2011 : entre révolte fiscale et droit au développement
Le trafic serait simple si, étant illégal mais toléré, il ne faisait l’objet d’un racket
systématique de la part de la police. Celle-ci met des barrages sur les routes
venant de Ben Gardane et ne laisse passer les véhicules que contre rançon. Tout
l’art du trafiquant est dans la négociation de cette dime, qui risque d’annuler
son profit. Ces « pratiques illicites ne se développent pas contre ou en dehors de
l’État, puisqu’elles sont largement régulées par le racket et la corruption des
autorités publiques. Sources de revenus pour la population, ces activités illicites
sont en outre créatrices de croissance car elles sont enchâssées dans l’économie
structurée »2.
Ce bref tableau de l’économie d’el khat (« la voie ») permet de comprendre
l’importance vitale qu’avaient ces trafics pour beaucoup de gens pauvres, soit
des chômeurs permanents, soit des travailleurs ou commerçants ambulants
cherchant à compléter leurs fins de mois. On ne sait pas exactement pourquoi la
frontière libyenne a été fermée. Une possibilité est que cela aurait répondu à la
demande du gouvernement tunisien. Dans cette hypothèse, le clan Ben Ali
aurait cherché à se débarrasser des trop nombreux petits trafiquants faisant
concurrence à son propre propre trafic d’importation. Quoi qu’il en soit, les
émeutes ont duré plusieurs jours et ont fait plusieurs morts. Le mouvement a
commencé sous forme de manifestations pacifiques (sit-ins) protestant non
seulement contre la fermeture de la frontière, mais aussi contre le chômage et la
corruption. Les manifestants protestaient aussi contre la démission apparente
de l’État tunisien, qui laissait la Libye fermer la frontière aux commerçants
tunisiens sans imposer des mesures de rétorsions. Car les camions libyens
continuaient de passer, avec leurs chargements de matériaux de construction
exportés vers la Libye. Les unités policières d’intervention et anti-émeutes ont
réprimé violemment ces sit-ins et ces manifestations pacifiques, ce qui a
déclenché les affrontements. Simultanément, la section locale du syndicat
enseignant UGTT essaie d’élargir la lutte. Elle rédige une « pétition citoyenne
pour l’équité et le développement de Ben Gardane » qui proteste contre
l’absence d’investissements et de programmes de développement. Le syndicat
dénonce aussi la réponse uniquement répressive de l’État et fait état d’un «
sentiment de désespoir, d’indignation et d’humiliation des jeunes abandonnés
par leur propre État à un autre État [la Libye, ndr] à qui ils doivent leur pain et
le pain de leurs familles » (cité par Hamza Meddeb, op. cit., p. 210).
2 – Sidi Bouzid
Située dans le centre du pays, la ville de Sidi Bouzid est longtemps restée une
bourgade agricole. En 1973, le gouvernorat de Sidi Bouzid est créé, et la
bourgade en devient le chef-lieu. Cela a provoqué une certaine activité, ne
serait-ce que par l’afflux de fonctionnaires et la mise en chantier de bâtiments
divers. La ville compte environ 48.000 habitants en 2014. Dépendant beaucoup
de l’agriculture, l’activité économique de la ville est surtout le commerce. En
2004, il y a 1.400 commerces de détails et 30 grossistes de produits
alimentaires. En matière de tertiaire supérieur, il n’y a pratiquement rien : pas
de justice d’appel, pas d’enseignement supérieur sauf un Institut Supérieur des
Études Technologiques, pas de finance, etc. La grande industrie est quasiment
absente du tableau. On signale une usine allemande de jouets, qui occupait
1000 employés en 2010.
Les nouveaux habitants amenés par l’exode rural se sont le plus souvent
installés de façon illégale sur des terrains appartenant à l’État ou à la ville,
principaux propriétaires fonciers. Les autorités ont laissé faire, notamment
parce que cela leur donnait une bonne façon de contrôler la population par le
chantage, en la menaçant d’expulsion. D’ailleurs, les habitants des quartiers
informels ont joué le jeu au point de former un grand nombre de cellules du
parti unique – le Parti Socialiste Destourien sous Bourghiba, devenu
Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD) sous Ben Ali. Ils
comptaient ainsi obtenir plus facilement la protection et l’aide des autorités
pour l’installation de services et d’infrastructures. Mais c’est surtout l’influence
islamiste, de plus en plus sensible dans cette population, qui a incité les
autorités à monter des programmes de réhabilitation des quartiers informels
(électricité, voirie, adduction d’eau, tout à l’égout). Des régularisations partielles
de titres de propriété ont également eu lieu.
Jusque dans les années 1990, un équilibre relatif s’est établi entre la population
des quartiers informels et le pouvoir. Sidi Bouzid était l’une des villes de Tunisie
où le réseau de cellules du RCD était le plus dense. Les représentants locaux du
RCD obtenaient l’allégeance des habitants en intervenant auprès de
l’administration de la ville pour qu’elle assure plus ou moins son rôle dans
l’aménagement des quartiers illégaux malgré le manque constant de crédits. Par
ailleurs, les différents quartiers informels regroupaient souvent des fractions de
population appartenant à la même tribu, de sorte que des solidarités de famille
élargie complétaient le jeu politique entre occupants illégaux et pouvoir.
Cet équilibre a commencé à se rompre dans les années 1990. En 1990, des
inondations catastrophiques provoquent des décès et des destructions dans un
quartier construit de façon illégale derrière une digue qui avait été élevée après
les inondations précédentes, et qui avait cédé. Cela entraîne des émeutes. Le
siège du gouvernorat est attaqué, la résidence du gouverneur saccagée et des
voitures de l’administration brûlées. La répression est très sévère, bien
qu’aucune instance du RCD n’ait été attaquée. Malgré cela, le parti perd peu à
peu sa légitimité auprès de la population. De plus, au début des années 2000 il
est affaibli par une opposition interne à la modification de la Constitution visant
à permettre un quatrième mandat à Ben Ali. Et puis le nombre d’adhérents au
RCD est devenu trop grand pour que toutes les demandes transmises à
l’administration de la ville puissent être satisfaites. Enfin, le parti est toujours
plus bureaucratisé, de sorte que les cadres jeunes entrant dans l’appareil ont
moins besoin de faire leurs preuves auprès de la population qu’auprès de la
hiérarchie du parti. À Sidi Bouzid même, une enseignante membre du parti se
plaint des « pressions directes de nos adhérents et des habitants de nos
quartiers qui nous harcèlent pour trouver à leurs enfants du travail »3. Cela se
passe lors d’une réunion entre les cadres du parti et le gouverneur, en 2010.
En 2009, Salah Bouazizi décide de contester cette vente. Il trouve trois autres
exploitants, victimes du même type de magouilles, qui osent se lancer avec lui
dans la procédure. Il monte un dossier qu’il va présenter deux fois à la
Présidence de la République. Il est éconduit. En juin 2010, il chasse les ouvriers
présents sur « sa » terre de Regueb et l’occupe avec une cinquantaine de
membres de sa famille, dont son neveu Mohamed qui a travaillé sur
l’exploitation jusqu’à ce que Salah s’en fasse évincer. Le 15 juillet, un
mouvement de solidarité se met en place à Sidi Bouzid. D’abord une centaine de
personnes de la famille élargie, bientôt rejoints par plusieurs centaines de gens,
dont des notables et des membres d’organisations politiques de l’opposition. La
police les disperse brutalement. Le 27 juillet, nouveau rassemblement avec
plusieurs avocats, des membres d’Amnesty International ainsi que de divers
partis. Le gouverneur reçoit une délégation, mais il est limogé le lendemain.
Au final deux des quatre affaires sont réglées, dont celle de Salah. « Face à
l’occupation des terres et à la renommée du nom Bouazizi, le nouveau
propriétaire, la banque et les autorités ont préféré trouver un arrangement à
l’amiable pour éviter de nouvelles manifestations ». L’investisseur de Sfax
propose 150.000 DT, que Salah accepte. La signature est fixée au 20 décembre
2010. On se souvient que l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi a eu lieu
le 17 décembre. L’article de M. Fautras ne nous dit pas ce qu’il est advenu de la
transaction dans la tourmente « révolutionnaire ».
Après avoir perdu son emploi dans l’exploitation de son oncle, Mohamed
Bouazizi était devenu vendeur ambulant de fruits et légumes. Son histoire est
alors bien connue. Il est victime du racket de la police qui veut lui infliger une
amende pour absence de licence. On lui confisque ses marchandises et sa
balance. C’est la deuxième spoliation dont il est victime. Au cours de l’algarade,
il se serait fait gifler par une policière (elle nie). On imagine l’humiliation… mais
on ne sait pas ce qu’il a éventuellement dit à la policière. Il va ensuite se
plaindre au gouvernorat, où sa démarche est ignorée. Il finit pas s’immoler par
le feu.
Sidi
À partir du 20 décembre, les affrontements se concentrent à l’intérieur des
quartiers car le centre-ville est surprotégé par la police. Les habitants érigent
des barrières pour bloquer l’entrée de la police dans leur quartier. « Le soir, ces
quartiers sont devenus des espaces fermés, à l’abri de barrières installées à leur
entrée et contrôlées par les habitants jusqu’à une heure avancée de la nuit, de
telle sorte que la police ne pouvait y pénétrer. » (Mourad Ben Jelloul, op. cit.,
§143)
Revenons aux débuts du mouvement à Sidi Bouzid. Pendant que les jeunes et les
marchands ambulants protestaient, deux autres processus avaient lieu dans la
ville. Dès le 20 décembre, profitant de la quasi-vacance du pouvoir, des
habitants du quartier El Khadra occupaient des terrains appartenant à l’État.
Cette façon de faire n’est pas nouvelle, mais elle trouvait dans les circonstances
du moment une occasion de s’accélérer : au cours des décennies, ce sont
« des centaines d’hectares qui ont été accaparés aux dépens des propriétés de
l’État ou de la municipalité. C’est sur des terrains de cette catégorie-là qu’ont été
érigés les sept principaux quartiers non réglementaires de Sidi Bouzid, à savoir
Ennour-Est et Ouest, El Khadra, Aouled Chelbi, Ennouamer, Frayjia et Aouled
Belhedi. Ces terrains, dont les uns se situent à l’intérieur du périmètre
municipal et les autres à l’extérieur — mais à une distance généralement proche
de la limite de la ville —, ont été squattés par une population en majorité
d’origine rurale. Cette modalité d’occupation, dont les débuts remontent aux
années 1960, s’est accélérée dans le courant des années 1980 et 1990 et elle a
logiquement atteint des sommets après le 17 décembre 2010, lorsque la
puissance publique a pratiquement disparu du paysage. En effet, dès le 20
décembre 2010, les terrains situés le long de la digue de protection de la ville,
appartenant à l’État et qui, pour des raisons de sécurité, étaient inconstructibles
et étaient donc demeurés vides, ont été pris d’assaut par les habitants du
quartier El Khadra, limitrophe de cette digue ». (op. cit., § 20 ; nos italiques,
ndr).
« le droit au travail a été proclamé par les manifestants durant les premiers
jours de la révolte. Les jeunes diplômés, venus de toutes les délégations [sous-
préfectures], ont afflué vers le siège du gouvernorat de Sidi Bouzid dès le 23
décembre [2010], pour exiger un travail. En une seule journée, le gouverneur et
ses adjoints ont reçu plus de 1200 jeunes diplômés dans la grande salle du
gouvernorat. Les jours qui ont suivi, l’affluence des jeunes n’a pas diminué, ce
qui a contraint les autorités régionales à demander à ces jeunes de se diriger
prioritairement vers les sièges des délégations pour y déposer leurs dossiers. Ce
type de manifestation, porteur des mêmes revendications, s’est rapidement
propagé à travers tout le territoire tunisien et a concerné tous les gouvernorats
sans exception ». (op. cit., § 125).
Les éléments qui précèdent permettent-ils de faire une analyse de classe des
événements de Sidi Bouzid, qui sont à l’origine de la « révolution » tunisienne ?
Bien que la biographie de Mohamed Bouazizi ne prouve rien, on remarquera
quand même que sa trajectoire n’est pas celle d’un diplômé réduit à la misère
prolétarienne, puisqu’il n’était pas diplômé d’une part, et que d’autre part sa
famille avait du bien. Si l’oncle Salah a perdu sa terre, il semble qu’il a récupéré
au moins une partie de son capital. Cela n’exclut pas que la vie était difficile
pour Mohamed, puisqu’il était soutien de famille vivant d’un petit commerce
informel depuis qu’il avait perdu son emploi chez l’oncle Salah. Ce métier lui
laissait quand même assez de moyens pour payer les études de ses trois sœurs
(cf. Olivier Piot, La Révolution Tunisienne, Les Petits Matins 2011, p. 63).
De façon plus générale, à Sidi Bouzid, fin décembre 2010, on observe les
éléments suivants :
Sidi Bouzid n’est pas la Tunisie, mais est représentative d’une part non
négligeable de la province tunisienne (voir § 3.2.1, à propos de Kasserine). Que
voit-on durant ces journées de décembre 2010 ? On voit une population
exploser violemment contre les abus de la police, affronter durement celle-ci
ainsi que d’autres incarnations de l’État. Et en même temps, la part diplômée de
cette population cherche en masse à se faire embaucher par l’État. Si on
rapproche ce moment de la lutte de la revendication du droit au développement
(voir § 3.1.2), on doit se demander si les gens se sont battus contre le capital ou
pour le salariat.
3 – Interclassisme
Or leur contrôle des rouages de l’État est contesté par les hommes d’affaires
émergents provenant des provinces intérieures et du sud. Une bonne part
d’entre eux fait fructifier ses capitaux dans le secteur informel, en particulier la
contrebande et les trafics associés (voir plus haut). À la frontière algérienne, de
véritables cartels sont en place de longue date et ont accumulé d’importants
capitaux. À la frontière sud, les trafics sont contrôlés par un clan. Une partie de
ces capitalistes dits émergents envoie ses enfants faire leurs études à l’étranger
et souhaite pour eux une participation à l’économie formelle. Ces hommes
d’affaires ont profité du soulèvement contre Ben Ali pour tenter d’acquérir des
positions dans l’État, afin de bénéficier à leur tour des protections requises pour
investir dans le secteur formel où les impôts couteraient moins cher que les
nombreuses enveloppes qu’ils doivent distribuer pour que leur business
frontalier soit toléré. Quand le parti islamiste Ennahda a gagné les élections à
l’assemblée constituante (fin 2011) et a dominé le gouvernement alors constitué,
une entente s’est naturellement formée entre les islamiste et les capitalistes
provinciaux de l’informel. Les premiers ont besoin d’une base économique et
sociale, les deuxièmes de relais dans l’administration centrale. En haut de
l’échelle, Ennahda s’est employé à verrouiller le plus de positions possibles dans
l’administration, ce qui a aussitôt provoqué les protestations de l’ancienne élite.
En bas de l’échelle, les militants islamistes ont naturellement rejoint les jeunes
manifestants, les hommes d’affaires donnant volontiers un petit coup de main «
contre Tunis », par exemple en amenant sur les barricades des stocks de vieux
pneus à brûler.
Il faut garder à l’esprit cette rivalités entre ancienne élite protégée par l’État et
capitalistes émergents de l’informel quand on examine les luttes qui se sont
déroulées jusqu’à aujourd’hui. Les luttes interclassistes qui unissent le
prolétariat et la classe moyenne dans tout le pays sont surdéterminées par la
division socio-régionale de l’économie tunisienne. Dans certains cas, ce sont les
trois classes (capitaliste, moyenne, prolétaire) du secteur informel qui sont en
lutte contre les ben-alistes (avant janvier 2011) et leurs héritiers (depuis).
Une fois de plus, nous voyons l’importance centrale de l’affrontement avec l’État
dans ce type de lutte. Les insurgés de Tunisie ne se soulèvent pas contre les
capitalistes, mais contre l’État. Car c’est l’État qui est le régulateur, et l’«
exploiteur », du commerce informel. À Sidi Bouzid, la pression fiscale du racket
a objectivement franchi un seuil, à savoir celui de la rentabilité du commerce
informel. Ce dernier engendrait des bénéfices, dont différentes instances
étatiques prélevaient une part par la corruption et le racket. À trop vouloir
prélever, ces instances ont tué la poule aux œufs d’or : les commerçants, petits et
gros, se sont insurgés. Les gros ont aidés les petits sans trop se mouiller, mais
qui sont ces petits commerçants de l’informel, ces fourmis du trafic? Le cas de
Kasserine nous donne des éléments de réponse.
La contrebande avec l’Algérie, proche d’environ 50 km, est une vieille tradition à
Kasserine. En l’absence d’autres possibilités, elle constitue un emploi presque
normal pour un grand nombre de gens, y compris des femmes. Le principal
produit faisant l’objet de trafic est le carburant. La contrebande de la région de
Kasserine couvrirait 25% des besoins du pays en essence. Comme dans le cas de
la frontière libyenne, le trafic est en même temps illégal et toléré. Il demande le
même type de savoir-faire que sur les routes de Ben Gardane. Avec, en plus, une
excellente connaissance du terrain montagneux qui sépare Kasserine de la
frontières, afin d’emprunter les petites routes où l’on rencontre moins de
barrages policiers. Sous Ben Ali, la contrebande allait son train-train normal,
avec ses hauts et ses bas. Après la révolution, les choses sont devenues plus
difficiles, ainsi qu’on la vu. On doit ajouter que, à partir de 2013 et de
l’apparition du terrorisme dans la région, les forces anti-terroristes sont
arrivées, ont sillonné la région et perturbé les trafics. Souvent, les
contrebandiers se sont vus assimilés à des terroristes, et cela a notamment eu
pour effet d’augmenter le « prix de la route », c’est-à-dire le coût des bakchichs.
Les bénéfices de la contrebande d’essence auraient ainsi fortement chuté dans la
période récente. Plus tard, en 2016, un contrebandier pourra ainsi dire :
« Nous étouffons. Pourquoi la police ne fait pas son boulot et arrête les
terroristes, mais laisse passer les contrebandiers avec un backchich ?
N’appartenons-nous pas à la Tunisie ? La révolution nous a baisé ». (Cité par
George Packer, Exporting Jihad, « The New Yorker », 28 mars 2016)
Beaucoup de trafiquants, grands ou petits, devaient déjà être dans cet état
d’esprit en 2010-2011. Un impôt sur le trafic, d’accord, mais raisonnable.
Au cours des manifestations des 8-10 janvier 2011, la répression est devenue
féroce. Des snipers en uniformes anonymes tirent sur la foule, depuis la rue ou
les toits, faisant de nombreux morts. La violence de la répression soulève des
protestations dans tout le pays et fait entrer définitivement la classe moyenne
dans le mouvement. On ne sait pas pourquoi le pouvoir s’est tellement acharné
sur cette ville qu’il a laissée à l’abandon pendant si longtemps. Serait-ce pour
prendre le contrôle de l’économie informelle qui la faisait chichement survivre ?
Cette hypothèse est-elle étayée par le fait que, fin janvier 2011 (donc après la
chute de Ben Ali) un millier de nervis est tombé sur la ville et y a fait régner la
terreur et la destruction? Il est vrai que des hommes de mains se sont livrés à
plusieurs provocations de ce genre dans d’autres endroits. Mais pourquoi à
Kasserine, sinon pour prendre le contrôle du trafic frontalier ? La férocité
disproportionnée de la répression s’inscrit probablement déjà dans cette
logique.
L’économie informelle joue un rôle certain dans l’équilibre de tous les pays
capitalistes. Mais dans les pays dits en voie de développement, ce rôle est
grandement majoré par la faiblesse de l’accumulation locale de capital. Le
secteur informel regroupe toutes les activités productives et commerciales qui
ne respectent pas la loi, quelle qu’elle soit localement. Pas de licence, pas de
droit du travail, pas de taxes, etc. Le secteur informel couvre un large éventail
social, allant de la sous-traitance presque légale au trafic des bidonvilles et à la
criminalité. Comme on l’a vu avec l’économie de « la voie », les États n’ont pas
d’autre réponse au développement du secteur informel que de le tolérer et de le
taxer, de façon informelle aussi, par la corruption, le racket, la répression. Et là,
il s’agit moins de remplir les caisses de l’État que d’enrichir les crony capitalists
qui sont dans l’entourage du pouvoir. Le rapport entre le secteur informel et le
capitalisme légal ne s’arrête cependant pas à cette taxation informelle. Mille
relations capillaires unissent les deux économie en un seul et même ensemble.
Par exemple, les banques de Kasserine prêtent de l’argent aux contrebandiers en
toute connaissance de cause, pour qu’ils puissent s’acheter leurs voitures. De
façon générale, les grands et petits trafics de Ben Gardane et d’ailleurs
permettent de maintenir les prix de détail à un niveau acceptable. Les petits
ateliers des banlieues et bidonvilles réparent, récupèrent et sous-traitent pour
d’autres entrepreneurs. Ils fabriquent des biens de consommation bon marché,
ou des pièces pour d’autres capitalistes, etc. L’équilibre ainsi obtenu est
précaire. Il peut se rompre sous l’effet de la concurrence de capitaux plus
modernes du secteur formel, aidés par l’État pour s’emparer par exemple du
secteur de la boulangerie, artisanal/informel pour une bonne part. Il suffit pour
cela que l’État émette une norme que le secteur informel ne peut pas respecter,
ou bien crée un monopole de l’importation de farine qui défavorisera le secteur
informel7. La précarité du secteur informel tient aussi à la faiblesse parfois
extrême de ses investissements, au caractère aléatoire de ses
approvisionnements, à la pauvreté de ses marchés. Et enfin à la voracité fiscale
de l’État, qui commence au racket sur un barrage routier.
Ce qui s’est passé à Ben Gardane et à Sidi Bouzid, puis qui s’est généralisé aux
autres régions de Tunisie, c’est qu’un seuil de taxation par la corruption et le
racket a été franchi, remettant en cause la survie des petits trafiquants pour qui
le commerce informel était la seule solution. De façon générale, c’est tout le
secteur informel qui a protesté, et cela explique le caractère interclassiste de la
révolte. Car le secteur informel comprend sa propre structure de classe. Il y a
des patrons gros et petits, au capital parfois minime mais réel, parfois
suffisamment important pour payer des études à l’étranger à leurs enfants. Ils
emploient une main d’œuvre plus ou moins intermittente, payée plus ou moins
régulièrement, et de toute façon très peu. Cette main d’œuvre constitue un
prolétariat bien spécifique, tandis que les petits patrons forment une
bourgeoisie de la misère, mais capable cependant de recueillir des miettes de la
plus-value sociale, soit directement dans la production, soit indirectement dans
des opérations commerciales. À Kasserine, une certaine tradition
contrebandière se transmet de père en fils et, avec la tradition, du capital, des
relations, des trucs de métier sont également transmis. Ces contrebandiers bien
implantés emploient – de façon chronique ou intermittente8 – des chauffeurs,
des guetteurs, des vendeurs, des gardiens d’entrepôts qui forment le prolétariat
de la contrebande. Entre eux et les « capitalistes » du secteur, il existe toute une
frange de contrebandiers qui ne vivent qu’à crédit. Ils constituent une espèce de
classe moyenne au sens où ils disposent, parfois avec l’aide de leur famille, d’un
petit capital de départ pour garantir leur crédit. Les bénéfices de leur trafic sont
d’abord et principalement consacrés à payer le crédit pour le véhicule. Le
moindre incident de parcours les fait tomber dans le prolétariat.
La protestation interclassiste contre la ponction fiscale du régime Ben Ali sur les
activités de l’économie informelle trouve son expression positive dans la
revendication du « droit au développement ». Mathilde Fautras a inséré dans
son article deux photos prises à Meknessi, ville située à environ 40 km au sud de
Sidi Bouzid. Elles montrent des graffitis disant, sur la première : « Soyez les
bienvenus dans la zone industrielle », « On demande la régularisation de la
situation des terres et leur réaffectation de l’agriculture vers l’industrie ». Le
slogan fait allusion à des projets d’implantation industrielle qui n’ont jamais vu
le jour. Cette photo est celle d’un terrain absolument vide, à l’exception d’un
château d’eau. Et sur la deuxième : « régularisation des terres agricoles +
accélération du changement de leur vocation de l’agriculture vers l’industrie =
une décision politique audacieuse et sage ». Ces photos datent de 2013, et on ne
peut savoir si les graffitis datent de la période « révolutionnaire ». Elles
reproduisent cependant des thématiques constantes en Tunisie et ailleurs :
régularisation/légalisation de la propriété foncière agricole et exigence d’un
développement industriel. Nous y reviendrons (§ 3.2.4).
C’est pour faciliter l’analyse que nous avons distingué le secteur informel et le
secteur formel. Dans la réalité, les mouvements de masse qui ont caractérisé la «
révolution de jasmin » englobait souvent dans le même tourbillon classe
moyenne et prolétariat formels et informels (… sans oublier les capitalistes
informels). On peut supposer que c’est surtout le secteur informel qui a
alimenté les innombrables manifestations, sit-in, bataille de rue, qui ont
continué après la chute de Ben Ali. Mais, comme on va le voir, cette chute a
aussi relancé les grèves.
3.3.1 – Grèves
Cependant, à l’usine Zodiac (1500 personnes), les salariés et les habitants des
environs ont proposé spontanément de protéger l’usine en dormant sur place.
Selon son directeur, l’usine a repris le travail le 17 janvier. Elle était arrêtée
surtout pour des problèmes de logistique et de sécurité. À la reprise du travail,
les salariés ont posé des revendications. On ne sait pas ce qu’il en est advenu.
Les deux unités tunisiennes de sous-traitance de Mecahers Aerospace n’ont
fermé que quatre jours, au plus fort des événements, pour la sécurité des
travailleurs, et sans déplorer de dégâts aux outils de production. Le personnel
s’est mobilisé pour préserver l’entreprise et il n’y a pas eu de revendications
salariales. À l’usine AFC Industries (80 salariés), le directeur signale qu’il n’a
pas eu de problème pendant la crise politique et que le travail a repris le 18
janvier. Ce sont les problèmes de logistique, notamment la grève dans le port de
Radès, qui ont bloqué la production. Mais il indique que d’autres sites ont été
attaqués : ceux appartenant au clan Ben Ali. Dans le secteur textile (400
entreprises françaises et 2000 tunisiennes), les patrons estiment que « les
syndicats ont joué un rôle positif dans les entreprises. Même les salariés sont
souvent restés dans les usines pour éviter les pillages »9. C’est le président du
Cercle Euro-Méditerranée des dirigeants du textile-habillement qui le dit. Il
précise que les patrons sont pour le dialogue social, mais contre les
augmentations de salaire.
Beaucoup des grèves générales qui ont eu lieu dans diverses villes du pays se
sont faites à l’initiative des sections locales de l’Union Générale des Travailleurs
Tunisiens. L’UGTT est une forte bureaucratie, bien implantée dans le pays, et de
longue date. Elle dispose de 150 bureaux dans le pays, répartis sur tout le
territoire, ce qui lui a permis de rivaliser avec le parti unique, tant sous
Bourguiba que sous Ben Ali. L’UGTT est très souvent créditée d’un rôle majeur
dans la « révolution de jasmin ». M.-S. Omri écrit par exemple :
M.-S. Omri met bien en évidence le rôle des bureaux locaux et des enseignants.
L’UGTT est fortement divisée entre le sommet et la base. Au niveau national,
voire régional, les bureaucrates, notoirement compromis avec Ben Ali, ont mis
longtemps à se mettre en mouvement11. Le 11 janvier, l’UGTT fédérale « donne
le droit » aux structures syndicales régionales d’organiser des mouvements
militants, à la date de leur choix, en protestation contre la répression. Le 12
janvier, elle « autorise » les grèves générales à Sfax, à Tozeur, à Kairouan, en
solidarité avec les émeutes survenues dans plusieurs régions du pays. Et elle
appelle à une grève générale de 2 heures (de 9 à 11 heures) pour le 14. De même,
les grèves générales qui ont lieu plus tard à Sfax (26 janvier) et à Sidi Bouzid (27
janvier) sont des décisions locales, que la confédération « autorise » par la force
des choses.
Selon l’UGTT locale de Sfax, des milliers de travailleurs de tous les secteurs ont
débrayé lors de la grève générale du 13 janvier, mais un service minimum était
assuré dans les secteurs de l’eau, de l’électricité et des hôpitaux. Une
manifestation de plus de 40.000 personnes a eu lieu. Quel crédit peut-on
accorder à l’affirmation d’Omri selon laquelle la grève générale (de deux heures)
à Tunis est la goutte qui a fait débordé le vase et fait fuir Ben Ali ? Ce jour-là (14
janvier) une manifestation massive (70.000 ? 100.000 ?) se déroulait sur
l’avenue Bourguiba pendant que Ben Ali se préparait à fuir. Sans doute, mais
c’est aussi le moment où l’armée change de camp et protège les manifestants
contre la police. De plus, Omri ne cite pas les émeutes qui ont éclaté jusque dans
la banlieue de Tunis dès le 10 janvier. Le 11, à Ettadhamen, immense banlieue
misérable aux lisières de la capitale, des heurts ont lieu avec la police, une
voiture est brûlée, des commerces et des banques sont saccagés et pillés. Le 12
janvier l’armée impose le couvre-feu. Mais il y a 8 morts dans la nuit suivante.
Le 13, Ettadhamen et les autres banlieues du même type (Douar Hicher,
Mnihla) voient des émeutes et des pillages (notamment d’enseignes françaises
de supermarchés appartenant au clan Ben Ali). Le même jour, la station
touristique de Hammamet est saccagée. Bref, même en faisant la distinction
entre le sommet et la base de la bureaucratie syndicale, il faut sans doute
relativiser le rôle de l’UGTT dans la chute de Ben Ali. Si les militaires ont fini
par lâcher Ben Ali ce n’est pas tant à cause des deux heures de grève de l’UGTT
qu’en raison de la révolte des banlieues autour de Tunis.
Comme on l’a dit, les grèves ne cessent pas après le 14 janvier, bien au contraire.
Elles se combinent à de multiples manifestations et émeutes. Des grèves
organisées ou spontanées paralysent plusieurs secteurs économiques, et la
grogne sociale continue de monter dans les catégories les plus défavorisées de la
population. Fin janvier deux grèves générales importantes ont lieu à Sfax (le 26)
et à Sidi Bouzid (le 27). Elles donnent lieu à des manifestations massives. Le 10
février, la centrale admet finalement qu’elle est dépassée par la base et qu’elle
laisse les unions locales prendre leurs initiatives. Elle appelle le gouvernement à
engager « rapidement » des négociations. Abid Briki (leader de l’UGTT) déclare
qu’il y a des réponses immédiates que le gouvernement peut apporter, à savoir
la titularisation des centaines de milliers de contractuels qu’il faut intégrer dans
les entreprises. Il réclame également la création d’une caisse de chômage12. Il y
a des revendications économiques, mais l’UGTT insiste aussi sur les
revendications politiques, notamment lors des grèves générales locales (renvoi
du gouvernement Ghannouchi – ce qui aura lieu le 27 février). Dépassée par le
mouvement, la hiérarchie de l’UGTT se fait sévèrement critiquer par les patrons
: dans un journal d’affaires, un commentateur compare la situation avec la
vague de grèves du Front Populaire français, en 1936. « Qui est aux commandes
? », demande-t-il. Il conclut en disant que la Tunisie a besoin de son Maurice
Thorez, le leader stalinien du PCF qui « eut le courage d’arrêter les grèves »13.
Les enseignants font partie de la classe moyenne, même les instituteurs. C’est en
tout cas ce qui ressort des indications ci-dessous sur la hiérarchie des salaires.
Il apparaît que les enseignants du primaire et du secondaire font partie de la
classe moyenne inférieure, surtout si on tient compte de la durée annuelle du
travail. Un instituteur gagne 7200 DT par an (9600 si l’on tient compte qu’il ne
travaille que 30 heures par semaine), contre 3000 DT pour un ouvrier, en
supposant qu’il a des congés payés (et qu’il ne travaille que 40 heures par
semaine).
Le fait que les instituteurs gagnent trois fois plus qu’un ouvrier (après correction
pour la durée de travail) n’enlève rien à leur combativité. Les syndicalistes de
l’enseignement ont joué un rôle politique certain dans les luttes. On l’a vu à Ben
Gardane (§1). À Sidi Bouzid, ce sont des syndicalistes de l’enseignement qui ont
emmené Mohamed Bouazizi à l’hôpital après qu’il se soit immolé par le feu.
Mais ils agissaient là plutôt en tant que militants politiques (gauchistes souvent)
qu’en tant qu’organisation syndicale. Tout au long du mouvement, les
syndicalistes de l’enseignement primaire et secondaire ont utilisé les structures
pré-existantes de l’UGTT pour mener une lutte politique contre Ben Ali d’abord,
Ghannouchi et les autres gouvernements ensuite. Cela passait bien sûr aussi par
des grèves.
Les avocats aussi sont entrés très vite dans le mouvement. Dès le 24 décembre,
un petit groupe d’avocats de Kasserine fait pression sur l’UGTT pour obtenir sa
solidarité avec Sidi Bouzid. En vain. Le 29, les avocats décident alors de
manifester dans le quartier pauvre de Ezzouhour, où les jeunes les rejoignent et
reviennent avec eux vers le centre-ville. Le 31 décembre le mouvement des
avocats s’étend au niveau national. Des manifestations ont lieu dans différentes
villes. À Tunis, la manifestation est sévèrement réprimée, ce qui provoque une
grève des avocats le 6 janvier, dans tout le pays. L’entrée dans la lutte des
avocats s’est faite avec l’approbation du bâtonnier national. Ce n’est pas rien.
Les avocats ont en effet subi un racket systématique de la part du clan Ben Ali.
Seuls ceux qui faisaient allégeance au RCD pouvaient travailler avec les
entreprises publiques ou celles de la famille Ben Ali. Les autres végétaient en
s’occupant d’affaires mineures. Il est plus que probable que le bâtonnier faisait
partie du premier groupe. Sa prise de position contre Ben Ali lui a d’ailleurs valu
toutes sortes d’honneurs et de postes ensuite.
En principe, les avocats ne font pas partie de la classe moyenne salariée. Nous
les avons cependant inclus dans notre analyse. D’une part, parce que beaucoup
d’entre eux ouvrent un cabinet d’avocat par défaut de trouver un emploi salarié
après des études de droit. D’autre part, il y a un problème plus général : une
partie de la population qui vit dans l’économie informelle n’est pas salariée. On
a vu que le secteur informel comportait trois classes, comme le secteur formel.
Entre ceux qui n’ont rien et qui touchent un peu de salaire de temps en temps et
ceux qui possèdent des moyens de production ou de circulation, il y a une
couche intermédiaire, qui cependant ne répond pas à notre définition de la CMS
(sursalaire, surconsommation). Les chômeurs diplômés qui deviennent des
avocats sans cause ou presque en font partie, de même que les contrebandiers
surendettés à qui le remboursement du prêt ne laisse que juste de quoi vivre. Si
ces fractions de la population obtenaient le droit au développement qu’elles
réclament avec force, elles rejoindraient en majorité la classe moyenne salariée.
En attendant – ou en attendant qu’elles soient prolétarisées – on peut en classer
la plus grande partie dans la même catégorie que la CMS en raison de ses
origines sociales (d’où aussi des solidarités familiales souvent vitales pour la
survie) et de son comportement politique.
« Le développement des forces productives peut être bloqué, en effet, non par
des rapports de production constitutifs d’un mode de production générique
(comme le rapport capital/travail salarié pour le mode de production
capitaliste), mais par une modalité spécifique du mode de production générique.
En pareil cas, le dépassement du blocage ne requiert pas obligatoirement la
suppression du mode de production fondamental, mais il nécessite un
changement de modalité, ou de “mode de régulation”. […] nous sommes
confrontés, à l’échelle régionale qui nous concerne ici, non à une manifestation
de la contradiction entre système capitaliste et développement des forces
productives dans l’absolu, mais plutôt à un blocage spécifique lié à des
modalités particulières du capitalisme. […] dans le cadre du développement
inégal à l’échelle mondiale, la région arabe pâtit de taux de croissance
économique inférieurs à ceux des autres régions du monde en développement –
en dépit de sa richesse en facteurs de production (capital, travail et ressources
naturelles) – et surtout de taux d’emploi de la population considérablement plus
bas que partout ailleurs ». (op. cit., pp. 26 et 62)
Ainsi qu’on l’a vu, le capitalisme tunisien repose pour une bonne part sur des
rentes au sens où il a besoin de protections spéciales pour maintenir ses profits
à un niveau suffisant. Les complications administratives infinies que l’État a
mises en place pour protéger certains secteurs (voir § 3.1) constituent une
barrière à l’entrée des investissements, empêchant d’autres capitalistes de
participer à ces profits. C’est précisément ce que voudraient les capitalistes
formels et informels de l’intérieur du pays. Et c’est l’abolition de ces barrières
que la classe moyenne et le prolétariat demandent quand ils appellent à l’État de
droit, à la fin de la corruption et au droit au développement. Or la fin des
oligopoles mènerait-elle à un développement auto-centré de la Tunisie ? De
nouveau, il ne faut pas confondre la cause et l’effet. La clique des capitalistes
protégés a mis en place des barrières à l’entrée dans les secteurs qu’elle contrôle
parce que c’était la condition de rentabilité de ses investissements face à
l’éventualité d’une vraie la concurrence nationale et internationale. La
disparition de ces lois et règlements malthusiens ne favoriserait pas une
accumulation plus « équitable » et auto-centrée du capital. Elle ferait tomber
tous les profits à un niveau trop bas, ce qui n’entraînerait pas davantage
d’investissements, au contraire. Et l’érection de barrières douanières élevées
n’est pas réaliste quand le pays dépend entièrement des créditeurs étrangers
pour ses fins de mois.
Le droit au développement est un droit inventé par l’ONU en 1986. Peu importe
que le prolétariat et la classe moyenne ait eu connaissance de l’origine de la
formule. Ce qui compte c’est que la revendication de ce droit les unissait dans la
lutte. Il se peut même que le capitalistes émergents de l’intérieur et de la
frontière s’associaient à la revendication. L’UGTT est partie prenante de cette
alliance, même si cela ne va pas sans antagonismes entre la base et le sommet.
Le 28 décembre 2010, des syndicalistes manifestent à Tunis devant le siège de la
centrale pour montrer leur solidarité avec Sidi Bouzid. Il y eut un discours du
secrétaire général du syndicat des enseignants du secondaires.
Le fait est que depuis 2011, la seule formule de « développement » trouvée par
les gouvernements successifs a été la fuite dans l’endettement, national et
international. Cela n’a pas empêché la baisse des salaires, l’augmentation de la
précarité, la dégradation des conditions de travail et de la protection sociale16.
C’est par l’endettement que l’État a pu payer les très nombreux salariés qu’il a
embauchés au fil des années pour tenter, en vain, de calmer l’agitation, qui n’a
pas cessé. Voir par exemple ce qui s’est fait après la « révolution » à la
Compagnie des Phosphates de Gafsa. L’emploi dans cette entreprise est passé de
8.000 à 30.000 salariés entre 2010 et 2014, malgré l’effondrement de la
production en 2011. Et cette hausse de l’emploi n’a pas fait cesser, dans les
années suivantes, les manifestations, barrages et sit-ins pour demander des
emplois dans le bassin minier.
Entre 2010 et 2017, le budget de l’État est passé de 18,6 à 34,5 milliards de DT,
et les salaires y ont une part disproportionnée. L’emploi dans la fonction
publique est passé de 445.000 à 690.000 entre 2011 et 2017. Comme il était
prévisible, l’endettement excessif a amené les institutions internationales à
réclamer un plan d’austérité de plus. Il a été formulé dans la loi de finances pour
2018, qui introduit des hausses de prix et de nouvelles taxes. C’est ce qui a
provoqué la révolte de janvier 2018. Il s’agit cette fois d’un soulèvement
généralisé à tout le pays. Il commence dans plusieurs villes de l’intérieur. Les
quartiers pauvres entrent vite dans la bataille : à Kasserine les cités Ennour et
Thala, à Tunis les cités Ettadhamen (où un supermarché est pillé), Intilaka
(pillage également), Ibn Khaldoun. Partout, ce sont des affrontement avec la
police, des pillages, des incendies. À Tebourba, où il semble que tout a
commencé le 8 janvier, les habitants organisent le 10 une marche pour le droit
au développement. De même à Melloulèche, où les habitants ont brûlé des
pneus et barré une route pour réclamer le développement. Dans plusieurs
endroits, on voit apparaître une nouvelle pratique : l’attaque des fourrières
municipales. À Sidi Bouzid, les émeutiers volent 4 motos. À Kasserine, ce sont
30 motos qui disparaissent. D’autres fourrières sont attaquées à Nefza, Kébili,
Tebourba, Jedeida. Il y a dans ces attaques une composante de vengeance, car
les fourrières sont la base d’un racket très organisé de la police. Des indics
circulent en ville et signalent les proies possibles aux policiers. Les amendes
sont à la tête du client, et il y a même des spécialistes qui font les intermédiaires
entre la victime et la police pour en négocier le montant. On signale aussi des
barrages de route, des occupations de logements nouvellement construits.
L’armée doit intervenir pour protéger des bâtiments publics et même des
supermarchés. Le gouvernement a répondu à la révolte en augmentant un peu
les aides aux familles nécessiteuses. Une goutte d’eau dans la mer de la misère.
Pour cette fois, le mouvement a fini par s’essouffler, mais il est clair que ce type
d’explosion est destiné à se reproduire, et que le gouvernement aura de moins
en moins de marges de manœuvre pour y répondre de façon autre que
répressive. Le problème n’est donc pas de savoir si « ça va péter » ou non en
Tunisie : c’est sûr, et de toute façon on peut dire que depuis 2011 ça ne s’est
jamais vraiment arrêté. Le problème est plutôt de savoir quand et à quelles
conditions une crise sociale en Tunisie pourrait échapper à l’isolement national
et donc à une répression sanglante, voire à un retournement en guerre civile
barbare. En tout cas, c’est probablement à la sortie d’un tel isolement national
que l’on verrait disparaître les velléités du droit au développement.
Conclusion
Cela n’est pas pour dire que la classe moyenne s’est contentée de la chute du
dictateur. Au moins une partie d’entre elle ne s’en est pas satisfaite, et s’est
insurgée contre les gouvernements successifs, qui comportaient encore du
personnel provenant du clan de Ben Ali. De façon générale, la classe moyenne
est d’abord entrée dans la lutte par le secteur informel, au cours des premières
révoltes de Sidi Bouzid et des petites villes de la région. Mais elle a presque
aussitôt été rejointe par des membres de la classe moyenne formelle. On a vu
que des représentants syndicaux, des avocats, se sont tout de suite ralliés à la
protestation, à Sidi Bouzid, à Kasserine. Leur objectif est l’établissement d’un
État de droit. La chute du dictateur signifie pour eux des élections libres, un
gouvernement responsable, etc. Elle signifierait aussi et surtout la fin de la
corruption. Au fur et à mesure que le mouvement gagne vers la capitale, fin
décembre 2010-début janvier 2011, toute la classe moyenne se soulève
maintenant contre Ben Ali. Elle veut que cesse la ponction excessive de plus-
value dont bénéficie le pouvoir. Cette plus-value revient à ses membres, s’ils
veulent rester dans la classe moyenne. Et ils le veulent ! On le voit à leur
combativité, à leur masse immense dans les manifestations. Leur exigence
initiale que tous les représentants du régime Ben Ali quittent le gouvernement
après le 14 janvier, c’est pour eux l’assurance que la ponction sur leurs revenus
va s’arrêter. La suite montrera qu’ils se trompent lourdement. Pour une partie
au moins de la classe moyenne, l’État de droit serait aussi en charge de la mise
en œuvre du droit au développement, c’est-à-dire de la création d’emplois
indépendamment de leur rentabilité. Autre chimère.
Aussi longtemps qu’il s’est agi d’éliminer Ben Ali et ses rackets, les deux classes
ont lutté côte à côte dans d’innombrables sit-ins, manifestations et émeutes.
Certains commentateurs ont vu un mouvement dont le prolétariat était partie
prenante et en ont déduit que la révolution avait commencé. Ce genre de
commentaire identifie « les jeunes » et la violence à l’action révolutionnaire du
prolétariat. Nous avons essayé de montrer que ce n’est pas si simple. Non
seulement les jeunes révoltés ne sont pas nécessairement des prolétaires, mais
de plus la violence contre l’État n’est pas anti-capitaliste par essence. Et même
quand elle vient du prolétariat, la violence peut s’exercer dans un but réformiste
(le droit au développement par exemple).
Par ailleurs, la classe moyenne est tout à fait capable de s’engager dans une
résistance active et violente quand ses intérêts sont en jeu. Ces derniers peuvent
coïncider avec ceux du prolétariat (droit au développement, libertés
démocratiques, etc.). Mais la limite de la communauté de luttes est atteinte
quand, ayant obtenu satisfaction sur tout ou partie de ses revendications, la
classe moyenne appelle à la reprise du travail, à « être raisonnable », à relancer
l’économie. Visiblement, ce point de retournement n’a pas encore été atteint en
Tunisie, malgré les appels de la direction de l’UGTT à prendre patience, à
retarder les revendications17. De la même façon, la mise au pas de la classe
ouvrière tunisienne n’a jamais vraiment eu lieu. Tout cela est clairement apparu
au début de 2018.
B.A. – R.F.,
mars 2018
***
La question des chômeurs diplômés est double. D’une part il faut essayer de
l’évaluer statistiquement. Ce n’est pas facile dans un pays comme la Tunisie, où
l’économie informelle est très importante. D’autre part, il faut se demander
pourquoi, en Tunisie et dans de très nombreux autres pays, développés ou non,
il y a un excédent de diplômés durable, structurel, par rapport aux besoins de la
société.
On constate donc que les universités se sont ouvertes pour beaucoup (trop) de
jeunes, alors que l’évolution de l’emploi ne le justifiait pas. Ce phénomène est le
résultat d’une double tendance.
D’un côté, les classes moyennes (ancienne et moderne) insistent pour envoyer
leurs enfants à l’université. Le phénomène n’est pas propre à la Tunisie. La CMS
mondiale fait de grands efforts pour envoyer ses enfants à l’université, même
dans des filières peu prometteuses d’emplois et de rémunérations. Cela semble
paradoxal quand on connait le coût des études et qu’on voit tant de diplômés
chômeurs, surtout en Tunisie. C’est que, pour les jeunes de la CMS, les études
restent une condition nécessaire, sinon suffisante, pour obtenir un emploi
salarié dans l’encadrement capitaliste. Cette condition est contraignante au
point de pousser les familles à s’endetter, partout dans le monde. Même en
Tunisie, où la pratique est peu répandue, le total des crédits pour études a été
multiplié par plus de 4 entre 2003 et 2010 (à 0,8 MDT). Si, partout dans le
monde, la population estudiantine a explosé, c’est que la classe moyenne
salariée est en train de remplacer la classe moyenne « patrimoniale »
(commerçants, artisans, paysans). Les professions libérales, à la fois «
patrimoniales » et diplômées, survivent au milieu des deux dans la mesure où la
salarisation investit aussi ces professions sans les faire disparaître.
De l’autre côté, il dépend des gouvernements d’agrandir ou pas les universités,
de les rendre plus ou moins sélectives. Il semble que dans la plupart des pays, ils
ont laissé la démographie étudiante croitre au-delà des besoins. Il s’agit sans
doute de masquer le chômage des jeunes, ne serait-ce que pour un temps, et
tout particulièrement celui des jeunes de la classe moyenne. Car celle-ci
constitue l’assise sociale de la plupart des gouvernements, qu’ils soient
démocratiques ou non. Dans certains pays, cette bienveillance envers la CM se
prolongeait d’un emploi garanti dans la fonction publique (en Egypte par
exemple). C’est devenu impossible aujourd’hui, mais c’est encore ce que
demandent les partisans du droit au développement et à l’emploi (à Gafsa par
exemple). Autrement dit, l’excédent de diplômés par rapport aux besoins de
l’économie est d’origine politique. La CM (salariée ou non) produit plus de
jeunes que ce dont l’encadrement capitaliste a besoin, et les gouvernements ne
limitent pas strictement les inscriptions à l’entrée des universités aux besoins du
marché parce que ce serait politiquement trop risqué pour eux, du moins pour
le moment, de renvoyer les non-sélectionnés dans le chômage immédiat, la
paupérisation, voire la prolétarisation. Ils repoussent tant qu’il peuvent le
moment où il faudra introduire ou réintroduire une sélection sévère à l’entrée
des universités. Pour les non-sélectionnés – filles et fils des classes moyennes
dans leur grande majorité – le message ne serait que trop explicite: vous n’aurez
pas les emplois et le train de vie de vos parents.
La chute des dictateurs aussi bien en Tunisie qu’en Libye a eu comme résultat
de faire craquer le contrôle des frontières. L’émigration, principalement illégale,
a explosé. Le 14 janvier 2011 symbolise l’occasion tant attendue pour « des
milliers de jeunes migrants tunisiens qui guettaient depuis des années la
moindre opportunité pour changer de rive ». (H. Boubakri, Migrations
internationales et révolution en Tunisie, Migration Policy Center – rapport de
recherche 2013/01). D’après le rapport de Frontex du premier trimestre 2011,
20.258 tunisiens ont débarqué à Lampedusa entre le 1er janvier et 31 mars 2011.
Une certaine « normalisation » survient avec le gouvernement Essebsi (février-
décembre 2011), qui rassure la France sur la continuité de l’accord de 2008 et
qui signe un nouvel accord bilatéral avec l’Italie (5 avril 2011). Selon cet accord,
Essebsi obtient la régularisation des 22.000 tunisiens déjà partis. En échange, il
doit accepter le rapatriement des émigrés irréguliers débarqués après le 6 avril.
D’après Frontex, les chiffres d’émigration ont baissé au cours des trois derniers
trimestres de 2011. Mais d’après les chiffres ci-dessus, les gouvernements qui
ont succédé à Essebsi ne sont pas arrivés à empêcher l’émigration. Le solde
migratoire net s’est stabilisé autour d’environ -19.000 par an.
« […] la grande majorité des personnes ayant quitté le territoire est constituée
par des hommes (84,5%). La majorité des migrants est âgée de 15 à 29 ans
(55,4%), et plus du tiers ont entre 30 et 44 ans (36,1 %). Ainsi, plus de 90 % des
émigrés ont un âge compris entre 15 et 44 ans.
Il apparaît donc que bien avant la chute de Ben Ali le profil-type de l’émigré
tunisien a connu d’importants changements, notamment en ce qui concerne le
niveau d’instruction et de revenu. Mais il y aussi des constantes. Par exemple
l’émigration féminine, bien que croissante, est resté nettement minoritaire.
Quoi qu’il en soit, il faut rappeler qu’à cette époque les départs étaient beaucoup
moins nombreux, s’élevant à quelques milliers seulement ; l’émigration légale
(2000-3000 départs par an) en constituait une bonne partie.
Mais qui sont ces jeunes ? Est-il possible de qualifier de manière plus précise
leur position de classe ? Sur ce point nous n’avons que peu de donnés, et surtout
géographiques.
L’un des principaux points de départ vers l’Europe après le 14 janvier est la ville
de Zarzis, dans le sud-est de pays, pas loin de frontière avec la Libye, véritable «
plaque tournante » dans le trafic de migrants. Le tableau ci-dessous montre
l’origine géographique des émigrés irréguliers partis de Zarzis dans la période
où les départs ont été les plus massifs.
Les chiffres montrent que ce sont les régions du Sud et de l’intérieur du pays qui
ont fourni les principaux contingents de migrants. Ces derniers n’ont pas
attendu longtemps pour partir. Rien que dans la deuxième quinzaine de janvier,
6.300 départs depuis Zarzis et sa région ont été enregistrés. Les candidats à
l’émigration marquaient ainsi qu’ils ne croyaient pas que leur situation allait
s’arranger rapidement après la « révolution de jasmin ». Remarquant le
caractère « massif, instantané et généralisé des départs », H. Boubakri rappelle
« l’existence d’une réserve importante de candidats à l’émigration, composée
notamment de diplômés du supérieur ne trouvant pas la possibilité d’utiliser
leurs compétences sur le marché du travail tunisien. […] Si la moyenne du
chômage dans cette catégorie des jeunes était de 23% en 2010, il existait de
grandes différences entre les régions. Les gouvernorats de l’intérieur étaient les
plus affectés : 46,5% à Gafsa, 40% à Sidi Bouzid et 38,5% à Kasserine et
Tataouine ». (op. cit., p. 7). Mais il ajoute : « Le chômage et la précarité de
l’emploi s’étendent également aux autres groupes de jeunes faiblement ou pas
du tout formés, ayant quitté le système scolaire à l’âge minimum légal (16
ans) ». (ibid.).
– Les privatisations
– Tahrir… et ailleurs
Nous en venons au Printemps Égyptien, qui est sans doute le plus important de
ceux que nous avons avons à traiter dans cette partie empirique sur les luttes de
la classe moyenne, avec ou sans le prolétariat, au cours de la dernière décennie.
Il serait impossible de traiter le sujet de façon exhaustive sans lui consacrer un
livre entier. Nous nous sommes concentrés, dans le récit aussi bien que dans
l’analyse, sur les phases et les aspects qui sont les plus fondamentaux du point
de vue du thème qui nous occupe dans ce feuilleton. Nous verrons que le cas de
l’Égypte présente quelques analogies avec celui de la Tunisie, dont la première
est d’être un exemple d’interclassisme franc, manifeste. Mais il y a aussi des
différences : l’histoire économique et sociale du pays, sa taille, la composition du
prolétariat et des classes moyennes, les clivages internes à la classe capitaliste,
etc. L’issue des luttes n’a pas été la même non plus. Surtout, le cas de l’Égypte
fournit des indications utiles sur ce que nous appelons la rupture de
l’interclassisme, lorsque la classe moyenne salariée en lutte se désengagera de
son association avec le prolétariat pour se ranger derrière les militaires. Voyons
ça de plus près.
D’une part il existe une division entre secteur public et secteur privé. Ce dernier
représente 62% du PIB et emploie 70% de la population active (secteurs formel
et informel confondus) mais, dans ce total des emplois, 45% sont dans de très
petites entreprises (1 à 4 salariés). En même temps, quelques groupes
importants se sont formés, entre autre grâce aux privatisations, et ont souvent
acquis des situations oligo- ou monopolistiques dans divers secteurs comme
l’acier, les importations automobile, les produits laitiers, etc. Ces groupes,
souvent contrôlés par des familles puissantes, forment un milieu très influent
autour du gouvernement Moubarak. Dans ce secteur privé formé de capitalistes
importants, il y a un sous-groupe « ultra-libéral » mené par Gamal Moubarak,
fils cadet de Hosni, promis à la succession et cherchant à accélérer fortement les
privatisations et le virage libre-échangiste de l’économie. Cette tendance ne va
pas sans contrarier l’armée, qui est elle-même un opérateur économique massif.
Les intérêts économiques de l’armée pèsent entre 10 et 25% du PIB, selon les
estimations. L’armée vend des produits de nutrition infantile, fabrique du
ciment, des compteurs d’eau, et est présente dans l’agriculture, l’aquaculture, le
BTP, la distribution de matériel médical, le tourisme, l’automobile, etc. C’est elle
qui gère les cartes électroniques qui servent à la distribution de produits
subventionnés. Cet inventaire est sûrement partiel. Il est difficile d’avoir des
détails parce que la loi autorise l’armée à ne pas divulguer les données
économiques qui la concernent.
Il faut essayer de définir les circuits par lesquels la crise de 2007-2008 s’est
transmise à l’Égypte, et mesurer l’impact que l’une a eu sur l’autre. Un premier
indicateur peut être l’évolution des investissements directs à l’étranger (IDE).
Dans le paragraphe précédent nous avons vu que d’importants groupes
transnationaux opèrent en Égypte. Dans le graphique ci-dessous on observe
d’abord une croissance très forte des IDE à partir de 2004. En effet, c’est à
partir de cette année que l’économie égyptienne connaît une relance des
privatisations. Nous verrons que les luttes ouvrières dans le pays vont suivre un
crescendo similaire jusqu’au soulèvement de février 2011. On observe en outre
que, en correspondance avec l’éclatement de la crise dans les pays centraux,
l’Égypte parvient à son pic en tant que destination d’IDE. Les IDE déclinent
ensuite jusqu’au premier semestre 2013, pour se stabiliser (en tendance) au
niveau de 2006.
Une telle évolution indique que, à partir de la crise de 2008, l’Égypte a attiré
moins d’IDE, soit à cause de la crainte des investisseurs, soit parce que ceux-ci
se sont tournés vers d’autres destinations. Cela incitait le gouvernement à lancer
une nouvelle vague de privatisations afin d’accroître l’attractivité de l’Égypte.
Le deuxième indicateur qui peut nous éclairer est l’évolution du secteur des
hydrocarbures. Celui-ci n’est pas sans rapport avec les IDE, puisqu’il attire en
moyenne 40% du total. L’Égypte a en effet des réserves pétrolières et gazières
non négligeables. L’industrie gazière se portait très bien avant la crise de 2008.
La production avait doublé entre 2004 et 2008 (de 400 à 800 milliards de m³).
Mais la crise va interrompre cette évolution. L’Égypte devient un importateur
net de pétrole en 2008, et de gaz en 20124. Ses coûts de production sont trop
élevés et, en condition de surcapacité au niveau mondial, l’Égypte est durement
frappée. Il est vrai que la production de pétrole stagnait déjà avant 2008.
Depuis cette date, le niveau de production gazière stagne aussi. Compte tenu du
développement antérieur, c’est probablement dû à une diminution des
investissements. Dans tous les cas, l’effet de cette évolution sur la balance
commerciale est très négatif. Sous cet angle, l’infitah avait déjà mis le pays sur
une mauvaise pente. Malgré cela, l’Égypte avait pu limiter le déficit commercial,
et semblait par moments mettre à distance le destin de dépendance auquel elle
était promise. Fin 2003/début 2004, l’économie égyptienne signalait un petit
surplus commercial, le premier depuis longtemps, et en tout cas le plus élevé de
son histoire. Au premier trimestre 2008, de façon très éphémère, il y eut
presque équilibre entre importations et exportations. Mais depuis, tout a mal
tourné.
Dans Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe (Actes Sud
2013, pp. 24-62), Gilbert Achcar considère l’impact de la crise de 2008 sur
l’Égypte comme négligeable. Il centre son explication du déclenchement des
Printemps Arabes sur le sous-investissement chronique, et antérieur à la crise,
qui affecte l’ensemble de la région MENA (Middle East North Africa) depuis la
mise en échec des projets de développement national et autocentré. En fait, à
partir des années 1980, le taux d’accumulation a été faible partout, à la seule
exception des pays du fordisme pas cher (Chine, Brésil, etc.). Et avant la crise
l’Égypte affichait un taux de croissance « chinois » : +7,7% au terme du
deuxième semestre 2007! Un an plus tard, il avait chuté de 3 points et demi (+
4%), ce qui ne paraît pas grand-chose par rapport aux taux de décroissance
enregistrés au cours de 2011 (jusqu’à –4%), mais représente tout de même un
brusque ralentissement après quatre ans de prospérité5. Aussi dopées qu’elles
soient, les statistiques officielles des États ne s’inventent pas de toutes pièces.
Dans le cas de l’Égypte, on voit une phase de croissance soutenue, ainsi que son
retournement sous l’effet de la crise mondiale. Il est essentiel d’en tenir compte
pour comprendre la dynamique de l’affrontement qui va se jouer à partir de
janvier-février 2011.
Le 30 janvier, un calme relatif règne dans les villes. L’armée installe des
checkpoints un peu partout. Il y a peu de monde sur la place Tahrir. Mohammed
Hussein Tantawi (maréchal et ministre de la Défense sous Moubarak, puis chef
du Conseil Supérieur des Forces Armées (CSFA) après la chute de celui-ci) s’y
rend, et fait des déclarations conciliantes, affichant publiquement son refus
d’obéir aux ordres du gouvernement de tirer à balles réelles. Les jours suivants,
les manifestations reprennent dans de nombreuses villes. Le 31 janvier, la
galerie commerciale Arkadia, au Caire, est pillée et incendiée. La coalition des
groupes activistes, dont le Mouvement du 6 avril, appelle à la grève générale. Et
elle choisit Mohammed El-Baradeï, diplomate prix Nobel de la paix, pour
négocier avec Moubarak. Ce même jour, le métro reprend, ainsi que la collecte
des ordures. Mais le lendemain, d’énormes manifestations se déroulent au Caire
et en province.
… mais les grèves continuent. Le 14 février, par exemple, une grève éclate à la
Banque Nationale d’Égypte, pour l’intégration des intérimaires. Les salariés
manifestent devant le siège de la BNE. Les ouvriers du pétrole et du gaz
(plusieurs sociétés) à Nasr City (grande banlieue du Caire) se mettent en grève
aussi, pour l’augmentation des salaires, la reconnaissance d’un syndicat
indépendant, et la protection contre les licenciements arbitraires. Ils veulent
aussi que le Ministre du pétrole soit limogé (pour corruption) et que les
exportations de gaz vers Israël soient arrêtées. D’autres grèves ont lieu dans les
transports publics, chez les ambulanciers, à l’Opéra, chez les salariés chargés
d’un tunnel routier au Caire, chez les salariés du Ministère de l’Éducation de la
ville de 6-Octobre (40 km à l’ouest du Caire). Une bataille a lieu au siège de
l’EFTU (Egyptian Federation of Trade Unions, centrale syndicale totalement
contrôlée par le pouvoir). Les manifestants demandent la dissolution de l’EFTU.
D’autres, à Beni Suef, demandent d’obtenir des logements. Selon la police,
60.000 logements sont occupés dans les gouvernorats du Caire, de Beni Suef et
de Qalioubiya. Au Caire, même les policiers finissent par descendre dans la rue
pour demander une hausse de salaire.
Dès qu’il est au pouvoir, le CSFA procède à des remplacements et purges dans
l’appareil d’État. Il laisse en place le gouvernement Shafiq pendant 3 semaines.
Mais le 3 mars, il nomme Essam Sharaf comme nouveau Premier ministre.
Sharaf est un professeur d’université qui a participé à Tahrir. Il n’a ni
l’envergure ni le pouvoir de gêner les militaires. Ces derniers limogent aussi le
ministre de l’Intérieur Habib Al-Adli (pour détournement de fonds) et règlent
ainsi leurs comptes avec une police qui, pendant les dernières années du règne
Moubarak, absorbait un budget multiplié par sept par rapport à la décennie
antérieure (op. cit., p. 208). Des purges ont lieu également chez les officiers de
police, mais l’épuration est surtout de façade. Le vice-président Omar Suleiman
quitte aussi la scène au bout de deux semaines. Le général Mourad Mouwafi,
déjà gouverneur du Nord-Sinaï, prend sa place à la tête des RG. De leur coté, les
Frères Musulmans tentent de s’arranger avec l’armée. Ils pensent que s’ils
arrivent à obtenir la tenue d’élections à court terme, ils en sortiront gagnants.
Un membre des Frères est choisi par le CSFA pour intégrer le comité mis en
place pour réaliser la révision de la Constitution. Après 10 jours, ce comité
propose un certain nombre d’amendements qui seront soumis au référendum
du 19 mars 2011. Les Frères soutiennent le « oui », tandis que Tahrir & co.
veulent une constitution entièrement nouvelle, et pensent qu’il sera plus facile
de l’obtenir en refusant les amendements. Le « oui » l’emporte (77%) avec une
très forte participation (60%, ce qui est beaucoup pour l’Égypte). Le résultat du
référendum entérine la mainmise de CSFA sur le pouvoir dans la « transition
démocratique ». Il entérine aussi la rupture entre une partie des manifestants
de février et l’armée. Les doigts de la main se désunissent.
Fin mai 2011, les activistes de Tahrir lancent l’appel pour une seconde «
révolution ». À l’appel de diverses organisations comme le Mouvement des
jeunes du 6 avril, Kefaya, la National Association for Change (El-Baradeï), etc. la
place Tahrir va se remplir encore une fois. Contre l’avis de la plupart de ces
organisations, la place restera occupée à peu près sans interruptions jusqu’au 1°
août. D’autres grandes manifestations ont lieu dans de nombreuses villes de
province. Une minorité du mouvement scande des slogans contre l’armée et
pour la démission du CSFA. Nombreux sont ceux qui s’inquiètent de la
convocation des élections parlementaires, parce que l’émanation politique des
Frères Musulmans, le Parti de la Liberté et de la Justice (PLJ) risque de
l’emporter. Depuis le début des manifestations, Tahrir demandait la fin de l’état
d’urgence en place depuis 1981, mais le CSFA veut d’abord la fin des
mobilisations.
De mars à août 2011, les grèves ne cessent pas. Même les imams (salariés de
l’État) s’y mettent, ainsi que le personnel de Al Azhar (en mai). En juin, d’autres
imams font un sit-in pour demander leur ré-intégration. Les médecins aussi
s’arrêtent, les 10 et 17 mai. En juin 2011, la moitié des salariés des filiales de la
Suez Canal Authority (18.000 emplois) font grève pendant plusieurs semaines.
5,000 travailleurs des usines Mega Textile (propriétaire turc) font grève pour
des augmentations de salaire.
Le 1° octobre, quinze partis – dont les Frères et le parti salafiste Nour qui vient
d’être fondé – rencontrent Anan (membre important du CSFA) pour lui
confirmer leur soutien. Le 9 octobre a lieu une manifestation copte au Caire,
place Maspero, devant le siège de la télévision d’État, pour dénoncer les
violences antichrétiennes. Les militaires font 30 morts. La chaîne étatique fait
appel aux téléspectateurs pour qu’ils se rendent sur place aider les soldats.
« Les ouvriers de Mahalla n’étaient que la crête d’une vague de luttes ouvrières
qui continua de grossir, s’étendant à tous les secteurs de l’économie et battant,
sous Morsi, tous les records précédents des “mouvements sociaux” ». (Gilbert
Achcar, Symptômes morbides. La rechute du soulèvement arabe, Actes Sud
2016, p. 129).
Au Caire, le verdict apaise les ultras, bientôt remplacés par les militants du black
bloc (voir § 4.4). Début mars 2013, à Port-Saïd, après plusieurs semaines
d’affrontements entre police et groupes d’ultras ou autres manifestants, l’armée
prend le contrôle de la ville:
« Human Rights Watch dénonça “le pire incident de tuerie de masse dans
l’histoire contemporaine de l’Égypte”. Du 14 au 18 août, plus de civils furent
tués, en cinq jours donc, que durant les 18 jours du soulèvement anti-Moubarak
(au moins 928, contre 846 en janvier-février 2011) ». (op. cit., p. 231).
Tout cela se passe principalement au Caire. Des représailles islamistes,
notamment à l’égard des coptes, ont lieu dans tout le pays (25 églises attaquées
dans 10 provinces le 14-15 août), stigmatisant – entre autres – le ralliement du
capitaliste Sawiris à Tamarrod. Au cours du mois suivant, 2.000 individus sont
arrêtés pour simple appartenance aux Frères Musulmans. Fin septembre,
l’organisation est déclarée illégale. Cela permet à l’État de se saisir de son
patrimoine physique et financier. Un comité est mis en place pour le répertorier.
Fin décembre 2013, le comité d’enquête sur les biens de Frères Musulmans a
répertorié 1142 unités (sièges, associations, ONG, institutions caritatives, écoles,
centres médicaux, caisses de soutien aux prisonniers, etc.) liées directement ou
indirectement aux Frères Musulmans à travers les pays, dont l’État va se saisir
soit pour les incorporer aux Ministères, soit pour les fermer et en récupérer les
fonds. Selon certaines estimations, l’ensemble de ces saisies rapporte à l’État
plus d’un milliard de dollars. Cela s’ajoute aux saisies qui frappent
individuellement certains politiques et hommes d’affaires fréristes, dont Al-
Shater lui-même (condamné à la perpétuité en 2015, ses biens sont saisis en
2016).
(à suivre)
R.F. – B.A.,
juin 2018
Episode 9 – Printemps Égyptien 2011-2013 : splendeurs et misères du
dégagisme
4.2.1 – Tahrir
4.2.2 – Islamisation
5 – Du Printemps à l’hiver
– Déclenchement
7 – Conclusion
Selon la même source, les conflits de 2013-2014 ont eu lieu pour 65% dans la
fonction publique, pour 21% dans les entreprises du secteur public, pour 14%
dans le secteur privé. Et cela malgré le fait que l’emploi se situe principalement
dans le secteur privé. On ne dispose pas de données analogues pour les années
antérieures. Il est de plus difficile de distinguer dans ces chiffres l’activité propre
au prolétariat. Mais on sait qu’elle a été importante. Premièrement, les
entreprises du secteur public comportent de grandes concentrations ouvrières
dont le poids spécifique est sans commune mesure avec les collectifs de travail
de la fonction publique proprement dite – en termes numériques aussi bien que
d’engagement dans les mouvements de grèves. On a déjà cité la Société
Egyptienne de Filature et Tissage de Mahalla, avec ses 24.000 ouvriers et
ouvrières. Deuxièmement, il faut souligner que tout au long de la montée de la
vague de grèves les revendications sont essentiellement économiques : les
demandes d’augmentation de salaire, les réclamations pour arriérés de salaires
ou de primes sont largement plus fréquentes que les revendications « politiques
» comme le renvoi d’un directeur corrompu ou, à un autre niveau, la rupture des
rapports diplomatiques et commerciaux avec Israël. Les images spectaculaires
de la place Tahrir font penser à une brusque explosion, mais la montée des
grèves était entamée bien avant janvier 2011. Et elles ont continué bien après les
journées « révolutionnaires » qui ont balayé Moubarak. L’industrie textile a été
au centre de ce mouvement, qui présente un certain nombre de spécificités.
Nous n’en retiendrons que quelques-unes :
Ces quelques éléments peuvent faire penser aux mouvements de grève dans les
ateliers d’Asie (Chine, Bangladesh, etc.) des dernières années. Par ailleurs, une
autre analogie – moins réjouissante – est l’apparition de formes de luttes «
sacrificielles » (grève de la faim et menaces de suicides dans le cas de l’Égypte),
pour obtenir les arriérés de salaire ou éviter la fermeture de l’usine. À l’inverse,
nous n’avons pas trouvé de mention de destruction de l’outil de travail, tandis
qu’on voit apparaître – bien que rarement – des tendances autogestionnaires.
Quoi qu’il en soit, revenons un instant sur le caractère apolitique des grèves. On
explique souvent la faible politisation des luttes ouvrières par le niveau de
répression en vigueur sous Moubarak (et après…) :
Fin janvier 2011, les ouvriers qui participent aux rassemblements anti-
Moubarak le font à titre individuel (pas de cortèges par entreprise ou par
branche, pas de banderole spécifique, etc.). Cela sera ensuite facilité par la
fermeture des lieux de travail décrétée par le régime début février. Le 6 février
tout le monde ou presque retourne au travail. Mais les jours suivants, les grèves
se multiplient. L’EFITU lance un appel pour que Moubarak démissionne, et
beaucoup de commentateurs lui attribuent (un peu vite) l’extension du
mouvement. Une vague de grèves engage des dizaines de milliers de travailleurs,
à Mahalla, chez les sous-traitants de l’Autorité du canal de Suez, dans l’énergie,
les chemins de fer et les transports publics en général. Par la suite, et au moins
jusqu’à la fin de 2012, aucun revirement politique ne parvient à calmer
l’escalade gréviste qui, selon les circonstances, englobe aussi une partie de la
CMS (enseignants, médecins, imams, etc.). Au premier semestre 2013, l’activité
gréviste connaît un fléchissement, mais demeure élevée. Comme le montre le
récit des événements que nous avons proposé dans l’épisode 8, Égypte 2011-
2013 : de Tahrir à Rabiya (aller simple), la chute des conflits du travail au
deuxième semestre 2013 ne correspond pas à une meilleure prise en compte des
revendications du prolétariat par le pouvoir politique. Nous essayerons plus loin
(§ 5.2) de mieux définir les causes de cette chute. Pour l’instant, limitons-nous
au constat suivant : de la même manière que la chute de Moubarak ou l’élection
de Morsi, la fin pacifique ou violente du gouvernement du PLJ n’était pas de
nature à satisfaire la classe ouvrière égyptienne qui, par ailleurs, n’avait pas de
raison d’avoir grande confiance dans l’armée. Le tribunal militaire pour faits de
grève et indiscipline au travail, introduit par Moubarak, n’a pas été pas saisi à
chaque conflit et n’a pas toujours donné lieu à des condamnations (amendes ou
emprisonnement), mais n’a jamais été mis en veille après sa chute. Et au
moment où la campagne Tamarrod se préparait, les militaires n’ont pas hésité à
briser la grève du personnel de la compagnie Delta Bus en déployant leurs
propres cars (février 2013)3, ni à réquisitionner les travailleurs des chemins de
fer (avril 2013). Ces épisodes n’auguraient rien de bon de l’armée au pouvoir.
Concluons : les grèves qui, à partir de début février 2011, contribuent fortement
à la chute de Moubarak sont en réalité un épisode dans une série pluri-annuelle
de grèves ouvrières. La « victoire » du mouvement de février 2011 n’arrête
nullement la vague gréviste. Bien au contraire elle la libère. À partir de février,
la lutte du prolétariat égyptien se fait en liaison avec celle de la CMS, sans que
les résultats obtenus s’en trouvent durablement améliorés au plan économique.
Là où des augmentations salariales sont obtenues, on peut imaginer que
l’inflation les érode rapidement. Au plan politique (droit du travail, salaire
minimum, liberté syndicale, etc.), les avancées sont très faibles, pour ne pas dire
nulles. D’où le fait que les grèves ne s’arrêtent pas.
4.2.1 – Tahrir
Cette fraction de la classe moyenne, qui a son propre noyau militant, était déjà
engagée dans la contestation du régime de Moubarak depuis plusieurs années,
et essayait parfois de gagner la classe ouvrière à sa cause. Cela avait eu comme
principal résultat d’attirer plus d’ennuis aux ouvriers, sans qu’un mouvement
plus général ne se déclenche (si ce n’est sur internet). Par exemple, le
Mouvement des jeunes du 6 avril tient son nom du 6 avril 2008, date pour
laquelle les leaders ouvriers des Filages et Tissages de Mahalla avaient annoncé
une grève « économique ». Des cyber-activistes s’étaient emparés de ce projet et
avaient lancé sur Facebook un appel à la « grève générale contre la hausse des
prix et en solidarité avec les ouvriers ». Cet appel avait fait une cyber-tache
d’huile dans différents milieux et partis politiques. Du coup, le mouvement
prenant un tour politique, le gouvernement Moubarak avait appliqué sa
politique de répression dure. L’ETUF avait contraint les leaders de Mahalla à
publier un appel à renoncer à la grève. Le 6 avril 2008, il ne s’était pas passé
grand chose dans le pays, à part d’importantes manifestations à Mahalla même.
Celles-ci avaient été fortement réprimées (plusieurs morts). Le 6 avril 2009, la
page Facebook (70.000 followers) lance un nouvel appel à manifester. Les
revendications sont les suivantes : salaire minimum à 1200 LE/mois (env. 210
$), indexation des salaires, nouvelle constitution avec libertés syndicales et
politiques, arrêt des exportations de gaz vers Israël. Mais l’initiative ne
rencontre pas grand succès. À l’opposé, au début de 2011, la situation est mûre
pour que l’action de cette fraction de la classe moyenne rencontre du succès.
Lors de la toute première occupation de la place Tahrir, le 25 janvier 2011, le
régime emploie sa façon de faire habituelle en direction des mouvements
politiques et dégage la place le lendemain. Mais, pour des raisons qu’il nous
faudra analyser (voir § 5.1), cela fait rebondir le mouvement, qui réoccupe
aussitôt la place pour la garder jusqu’à la chute de Moubarak au moins. Comme
on l’a vu, la place sera encore occupée et dégagée à plusieurs reprises (en juin
2011 surtout). Cette pratique de lutte n’a pas lieu seulement à la place Tahrir :
les sources font également état de places occupées dans les autres grandes villes,
d’un campement devant le Parlement (9 février 2011), de nombreux tentatives
de sit-ins prolongés, etc.
« Au sud, c’est la tranquillité qui prédominait, en vertu d’un accord conclu entre
les grands cheikhs et les jeunes, au terme duquel ces derniers étaient enjoints à
partir faire la révolution (sic, ndr) sur la place Tahrir plutôt que dans leur
région. Les plus âgés, qu’ils soient ou non reconnus comme chefs tribaux ou
religieux, étaient convaincus de la nécessité économique de ne pas menacer les
revenus liés au tourisme ». (Ismail Alexandrani, Sinaï: la production du
terrorisme, in Rougier et Lacroix, op. cit., pp. 218-219).
Par ailleurs, une partie des occupants ne dort pas forcément sur la place.
Certains activistes ont de véritables bases dans les immeubles adjacents. Ils s’y
retrouvent pour discuter politique et suivre l’écho du mouvement sur les sites de
la presse internationale. Le mot d’ordre de la transition démocratique est
d’emblée prédominant sur la place, ce qui fait penser à une forte présence de
cadres politiques et/ou à un travail systématique d’intervention dans les débats
pour gagner à cette perspective les éléments moins politisés. On voit aussi un
service d’ordre qui contrôle les accès à la place, parfois en refoulant ceux qui
n’ont pas ou ne veulent pas montrer leurs papiers. Ses membres sont
reconnaissables par un badge qu’ils portent au cou. Les récits mentionnent en
outre des ateliers de dessin et de poésie. L’usage de portables et caméras pour
enregistrer ce qui se passe est très répandu sur la place. Nombre de participants
à l’occupation semblent très soucieux que tout soit filmé : « Tant qu’il y aura une
caméra, la révolution continuera » dit l’un des protagonistes du documentaire
The Square de Jehane Nouajim (2013). Outre les considérations sur la question
du filmage que nous avons formulé dans l’épisode sur Oaxaca (cf. § 2.2.7),
ajoutons que ce propos dit bien des choses sur la nature de la transformation
sociale qui est envisagée. La poursuite de la « révolution » est suspendue à la
possibilité d’en voir les images sur les médias ou les réseaux sociaux.
Il faut encore mentionner dans l’activité (sic) de la place Tahrir les nombreux
épisodes de harcèlement, voire de viols collectifs, qui ont eu lieu. On a vu des
services d’ordre ou des commissions prendre en charge la question, mais
toujours comme la question de la « protection de nos femmes ». Du reste, il
aurait été pour le moins étonnant que Tahrir s’avère être une île heureuse, alors
que l’Égypte se range parmi les pires pays du monde en matière d’égalité
homme-femme, d’incidence du viol, de misère sexuelle en général. La situation
des femmes sur la place Tahrir est un autre indicateur de la faiblesse de la
rupture qui s’y jouait. Signalons tout de même des groupes de soutien (mixtes
h/f) à Samira Ibrahim, l’une des femmes arrêtées le 9 mars 2011 ayant subi des
« tests de virginité », la seule à avoir porté plainte contre le CSFA.
4.2.2 – Islamisation
Le premier semestre de 2011 est le moment du plus grand élan pour ce segment
de la classe moyenne, majoritairement laïque et « branchée », qui a lancé le
mouvement d’occupation des places. À partir de l’été 2011, la place semble
s’islamiser de plus en plus. Elle est devenue un espace fondamental de visibilité
et de recrutement pour toute formation politique, même modérée. Cela vaut
également pour les multiples courants de l’islamisme politique. Il est cependant
probable que l’afflux de personnes sur les places et dans les rues a donné de la
visibilité à une partie de population déjà sensible à un certain islamisme des
pauvres. Par ailleurs, on voit aussi qu’une minorité de la « jeunesse » de Tahrir,
auparavant « laïque » et « révolutionnaire », s’islamise elle-même. Le cas
d’Omar Moustapha, amplement relayé par les médias égyptiens, est parlant à ce
sujet, et peut-être moins exceptionnel qu’on pourrait croire : étudiant en droit
vivant de petits boulots, membre du Mouvement des Jeunes du 6 Avril en 2011,
il adhère par la suite à un groupe de partisans de Hazem Abou Isma’il (voir §
4.4). Puis il part faire le djihad en Libye et y perd la vie en 2014, à 22 ans
seulement4. D’anciens camarades d’Omar ont raconté que la grande violence
pratiquée par les gouvernements de transition et Morsi a fortement contribué
au virage salafiste de ce jeune militant.
« […] Notre vision de la politique est contraire à ceux qui estiment que la
politique est l’art du mensonge, de l’hypocrisie et de la traîtrise et qui affirment
que la fin justifie les moyens. Nous pratiquons, nous les fondateurs du parti
Liberté et Justice, la politique pour la nettoyer, la purifier et l’élever […] ».
Or, comme nous l’avons expliqué dans l’épisode sur la Tunisie (§ 3.4) – la
corruption concourt à empêcher la péréquation normale du taux de profit,
aidant les capitaux qui peuvent en supporter le coût à se valoriser de manière
adéquate (aux dépens des autres, bien sûr). Si la mobilité des capitaux à travers
les branches n’était pas entravée, les capitalistes fréristes pourraient, par
exemple, acheter aux enchères des entreprises publiques à privatiser, gagner des
appels d’offres qui leur sont pratiquement interdit et, en général, investir dans
des secteurs où ils ne peuvent pas pénétrer.Mais, dans ce cas, la répartition plus
égalitaire de la masse de la plus-value sociale entre les différents capitaux
déboucherait sur des taux de profit trop bas pour tout le monde. La seule
solution, pour les capitalistes fréristes, serait donc de prendre la place des crony
capitalists, et de pratiquer à leur tour, pour protéger leurs positions, cette même
corruption contre laquelle ils protestent.
Toujours est-il que les capitalistes fréristes ont un grand besoin de gagner des
positions dans l’État pour développer leur business. Au cours des années 2000,
il devient de plus en plus difficile de tenir la confrérie à l’écart du système
politique, ce qui réactive la répression à son égard. En 2005, les Frères
Musulmans participent aux législatives. Ils n’y sont pas autorisés, mais les
candidats se présentent sur d’autres listes ou dans d’autres partis. Ils arrivent
ainsi à placer 20% de députés au parlement, malgré la répression policière et les
fraudes électorales. En 2007, un procès contre un certain nombre d’hommes
d’affaires fréristes débouche sur plusieurs condamnations pour corruption et
autres délits financiers. La faction de Gamal Moubarak est probablement
derrière le coup. Al-Shater lui-même est condamné à 7 ans de prison (il sera
amnistié par le CSFA en 2011). C’est donc dans un état de considérable
affaiblissement que les Frères Musulmans se présentent sur la scène à la veille
de soulèvement anti-Moubarak.
La chute du régime, inattendue, semble mettre en place toutes les conditions
pour une meilleure pénétration des intérêts fréristes dans l’État :
marginalisation du clan Moubarak (père et fils), donc décapitation d’une
importante fraction concurrente, libertés politiques (le PLJ voit le jour au
printemps 2011) et scrutin démocratique, avec un potentiel de capitalisation sur
le mouvement protestataire lui-même. La suite des événements n’a pas
confirmé cette perspective. C’est en premier lieu parce que les Frères
Musulmans se sont retrouvés face à un autre concurrent mieux positionné,
mieux armé, trop puissant pour eux : les militaires. C’est aussi qu’ils ont été à
peu près toujours à la remorque des événements, et que leurs succès provisoires
étaient en fait très fragiles. Déjà en 2005, si leur résultat aux législatives avait
tant marqué l’opinion publique et le médias, c’est surtout parce qu’il semblait
s’inscrire dans une progression de la mouvance dans plusieurs pays, comme par
exemple la victoire électorale du Hamas à Gaza l’année suivante. Les bons
résultats électoraux de 2005 sont cependant à relativiser : compte tenu de la
très faible participation (23% seulement), et mise à part l’incidence des fraudes,
il apparaît que 4,6% seulement des inscrits auraient voté pour les Frères. En
janvier-février 2011, ils ne sont pas à l’initiative du mouvement et ne le
rejoignent qu’en cours de route, de façon hésitante. Ils ne s’adressent que très
peu à la « jeunesse » contestataire comme possible bassin de votes5. La seule
victoire nette est celle des premières élections législatives de l’après-Moubarak,
tandis que le score qui permet à Morsi de passer au deuxième tour des
présidentielles et enfin de les gagner est en vérité médiocre.
Même des auteurs qui valorisent les paysans et leurs luttes comme foyers de
résistance à la mondialisation doivent reconnaître que, bien que libéral, « le
mouvement islamiste a une forte audience parmi les ruraux et les paysans »7.
Cette forte audience semble à première vue mal se conjuguer avec le libéralisme
des Frères. En réalité, il s’agit en bonne partie d’un libéralisme de PME et de
professions libérales qui se sentent écrasées par les « gros » : le grand capital
oligopoliste, l’État par la pression fiscale légale (impôts) ou illégale (pots de vin).
En quoi la petite entreprise agricole étranglée par le landlord ne pourrait pas se
reconnaître en lui? Selon les mêmes auteurs, « le sentiment d’avoir été trahis
par les Frères Musulmans » à cause de promesses électorales non tenues «
explique le retournement des campagnes contre le pouvoir islamiste »8 et leur
ralliement final à Tamarrod.
Les attaques qu’elle subit depuis le milieu des années 1990 ont poussé la
paysannerie vers les Frères Musulmans. Déjà avant le tournant de janvier-
février 2011, « les villes connaissent une participation électorale bien moins
importante que les gouvernorats ruraux […] les citadins n’avaient rien à
attendre d’un scrutin sans enjeu, tandis que […] la participation rurale s’est
opérée au détriment des grands patrons politiques dispensateurs de ressources,
illustrant l’expression d’un mécontentement durable et profond des campagnes
égyptiennes vis-à-vis de leurs élites traditionnelles ». (Rougier et Lacroix, op.
cit., p. 166). Aux présidentielles de 2012, le clivage entre le Delta du Nil et la
Haute-Égypte ainsi qu’entre les gouvernorats urbains et ruraux des deux
régions dans les scores des différents candidats, est saisissant. De plus, les zones
urbaines les plus pauvres ne se montrent pas spécialement orientées vers le vote
frériste. Au Caire, dans le district pauvre de Bab al-Cha’riya, les Frères
n’obtiennent que 13% de voix (Sabbahi: 29,5%; Shafiq: 29,15%). Dans celui, très
pauvre, de Dar al-Salam, ils arrivent à 20%, mais encore derrière Sabbahi
(32,4%). De même à Imbaba (Guizeh), où les Frères Musulmans sont pourtant
très présents.
Il est vrai que les classes moyennes (salariée ou indépendante) ont soutenu la
confrérie. Au-delà des professions libérales, qui sont un bastion frériste, la CMS
a parfois soutenu la confrérie aussi. Pour ne donner qu’un exemple, Wael
Ghonim a appelé explicitement à voter pour Morsi lors des présidentielles. Mais
la CMS est aussi massivement descendue dans la rue pour le contester. Même
au niveau des classes moyennes, l’option islamiste réaliste incarnée par les
Frères s’est révélée insatisfaisante et sans avenir, prise qu’elle était entre le
démocratisme dur de la plupart des activistes de Tahrir et l’islamisme dur du
salafisme populaire. L’isolement des Frères – social plus que politique – qui s’en
est suivi contribue à expliquer la dureté de la répression qui s’est déchaînée
contre les Frères Musulmans après le coup d’État.
De façon très générale et sans entrer dans des disputes de spécialistes, on peut
dire que le salafisme est un courant culturel de l’islam sunnite qui revendique
une lecture rigoriste du Coran et phantasme une reforme sociale inspirée des
institutions et des modes de vie islamiques de la période omeyyade (661-750). Il
connaît d’innombrables ramifications, allant du quiétisme et de l’apolitisme
absolus à la pratique terroriste, en passant par des formes de militantisme
plutôt bon enfant.
« Tout cela révèle une nouvelle fois la nature du phénomène qu’incarne Abou
Isma’il. Alors qu’il n’est soutenu par aucun parti, il est le candidat qui semble
mobiliser le plus facilement. Surtout, les partisans d’Abou Isma’il mettent à
profit toutes les occasions qui leur sont offertes pour se manifester dans la rue,
qu’ils jouent volontiers contre les institutions […] ». (Stephane Lacroix et
Ahmed Zaghoul Chalata, Le salafisme révolutionnaire dans l’Egypte post-
Moubarak, in Rougier et Lacroix, op. cit., p. 202)
«[…] à l’approche du 30 juin 2013, il [Ahrar, ndr] s’est fait fort de renvoyer dos à
dos les “marchands de sang” (tujjar al-dam) et les “marchands de religion”
(tujjar al-din) du camp pro-Morsi […]» (op. cit., p. 209)
Avec le putsch, le jeu se fait trop dur pour des acteurs certainement tenaces,
mais petits et dispersés comme le sont ces groupes salafistes. Le 4 juillet 2013
l’armée fait arrêter Abou Ismail, tandis que la plupart des groupes rejoignent la
mobilisation frériste contre le coup d’État, tout en marquant une autonomie et
une identité propres, qui finiront cependant par s’estomper à moyen terme.
Pour conclure sur cette nébuleuse salafiste, il est probable que sa base sociale
mélange des prolétaires à toutes sortes de classes moyennes (salariée et
indépendante, inférieure et supérieure). C’est, à première vue, un objet un peu
énigmatique pour un observateur occidental. Précisons : le salafisme populaire
n’est pas le terrorisme djihadiste ou la guérilla. Le plus souvent, il reconnaît la
nécessité de la voie parlementaire. Il reproduit en quelque sorte la séparation
social-démocrate entre programme minimum (un gouvernement de la réforme)
et programme maximum (le califat). Dans d’autres conditions, la démocratie
peut le digérer. Chez les plus jeunes, on y retrouve aussi beaucoup d’éléments
qui caractérisent les mouvements d’indignés laïques en Europe, et notamment
le rejet politique de la Politique, la revendication de l’identité nationale (qu’on
pense à la place Syntagma d’Athènes, où le seul drapeau admis était le drapeau
grec), et surtout la désignation de la jeunesse comme sujet politique. Cette
catégorie générationnelle n’est en rien naturelle. Elle a une histoire. Son
émergence est liée à celle de la CMS car elle apparaît, en gros, avec cette classe
sociale pour laquelle l’accès au marché du travail salarié est retardé par les
études.
Le fait que la question militaire soit prise en charge par ceux qui ont déjà
l’habitude d’affronter la police indique surtout une absence de dynamique
collective. D’une part, l’intervention des spécialistes de la violence évite aux
autres de se confronter directement à cette forme de pratique. Les
affrontements incitent à s’individualiser, à prendre l’initiative, etc. seulement si
la violence sort du ghetto des spécialistes (hooligans ou autres) et circule à
travers l’ensemble des manifestants. Dans le cas contraire, on a un double effet
de massification, tant du côté des manifestants pacifiques que de celui des plus
turbulents. D’autre part, si les spécialistes de la violence restent tels, c’est aussi
que les modalités d’affrontement, toutes violentes qu’elles soient, demeurent
relativement connues, voire répétitives… D’autres analyses mettent l’accent sur
le mode de vie transgressif des ultras, prétendument antagonique au respect
omniprésent de la religion qu’on a vu dans les rassemblements. C’est une vue de
l’esprit, car leur socialité strictement masculine est conforme à l’islam, tandis
que la consommation de drogues synthétiques ne le contredit pas.
Toutes choses égales par ailleurs, même lorsqu’on a vu les ultras et les salafistes
se mélanger à une foule plus variée de chômeurs et autres zonards, comme à
l’occasion des batailles de la rue Mohammed Mahmoud au Caire, la composition
des émeutiers est restée exclusivement masculine. Nous n’avons pas trouvé
mention de groupes de femmes (ou de groupes mixtes) ayant contesté ce
monopole masculin de la violence de rue. Vu la dureté de la condition féminine
en Égypte, une telle contestation n’aurait certainement pas eu la vie facile.
Cependant, le contexte ne vaut explication qu’à la mesure où il n’est pas modifié.
Même à l’intérieur d’une configuration interclassiste ne remettant en cause rien
d’essentiel, il y a des différences de degré qu’il faut prendre en compte – par
exemple selon que telle ou telle catégorie sociale (les femmes en l’occurrence)
tente ou non de sortir collectivement de son périmètre obligé, ne serait-ce que
de façon éphémère comme dans le cas de la « manifestation des casseroles » à
Oaxaca en 2006.
Le Black Bloc (BB) est une entité encore plus douteuse. Il apparaît de manière
étrangement tardive dans la séquence 2011-2013. Sa première apparition
publique date du 24 janvier 2013. Qu’est-ce qu’il y avait de diffèrent en janvier
2013 par rapport à décembre ou novembre 2012, par exemple, qui aurait obligé
ces gens à s’encagouler? Rien, à notre avis. Dans le meilleur des cas, on n’a là
qu’un effet de mode, une reprise de codes vestimentaires prétendument
contestataires. Mais ce n’est que la meilleure des hypothèses. De manière
prudente, les camarades de Wildcat écrivent que
« […] ce qui se cache derrière et à quel point nous devrions prendre au sérieux
leur appropriation de la symbolique d’un mouvement protestataire global (le
black block), c’est difficile à déterminer, étant donnée l’absence d’un milieu
“libertaire” ». (Wildcat, Dead end : about the coup in Egypt, hiver 2013/201411).
On serait en droit de pousser le doute beaucoup plus loin. Tout d’abord parce
que, même sous nos latitudes, les prétentions révolutionnaires de la pratique
Black Bloc sont toujours plus caricaturales. Mais surtout parce que le début de
2013 est particulièrement marqué par les agissements et les manœuvres de
sujets troubles (RG, armée, etc.). En vérité, il semble que les quelques membres
du BB qui ont été arrêtés par la police se rattachaient au milieu des ultras. Mais,
au fond, l’hypothèse selon laquelle le BB égyptien aurait été infiltré ou
manœuvré par l’État devrait rassurer ses homologues occidentaux, car il s’est
fait surtout remarquer par son patriotisme, visible aux nombreux drapeaux
égyptiens qui décoraient ses cortèges. Par ailleurs, son discours n’allait pas au-
delà de l’opposition au gouvernement du PLJ :
L’inaptitude des Frères à se faire les agents de la réforme une fois arrivés au
pouvoir est en tout cas manifeste. On parle ici tout autant de la démocratisation
demandée par la place Tahrir que des reformes nécessaires au développement
des capitaux liés à la confrérie (un mix de capitaux internationaux liés au cycle
mondial et de PME locales). Dans les deux cas, il aurait fallu combattre
ouvertement l’armée – ce qui aurait impliqué, au moins, d’avoir derrière soi un
bloc social massif et bien soudé. C’est précisément ce que les Frères n’avaient
pas, si ce n’est dans les campagnes (et pas forcement jusqu’à la fin). De sorte
que leur gouvernement n’a fait qu’accélérer la recomposition entre l’armée et les
crony capitalists moubarakistes.
Le salafisme populaire est resté dans un état mi-figue mi-raisin. D’une part, il
n’a pas pu former un véritable mouvement de proposition politique. Il lui
manquait pour cela les quelques appuis qu’il faut avoir chez les capitalistes
locaux pour participer à une élection présidentielle. Cela explique l’issue de la
candidature d’Abou Ismail, ébauche inaboutie d’un Bernie Sanders (ou d’un
Mélénchon) à la sauce islamiste. D’autre part, en tant que nébuleuse
contestataire, le salafisme populaire a payé le prix de sa distance d’avec les
pratiques de lutte de la classe ouvrière. Il est resté dans la rue, à l’écart des
conflits du travail. Il a tout de même su exprimer et mettre en forme
l’aigrissement du mouvement politique (interclassiste) face à l’impossible
démocratisation de l’État et à la violence meurtrière de la répression.
Cependant, le premier semestre 2013 sonne le glas pour le jusqu’au-boutisme
salafiste. Le retour des anciens moubarakistes dans le front commun anti-Morsi
s’accompagne du ralliement d’une grande partie de la classe moyenne, de la
cooptation d’une fraction du mouvement ouvrier organisé et de l’isolement des
groupuscules salafistes qui sont dépassés par les événements et se déchirent sur
la position à tenir vis-à-vis de Tamarrod et des putschistes.
5 – Du Printemps à l’hiver
Est-il possible de tirer de ce qui précède une analyse générale sur le mouvement
social d’ensemble, du « printemps » (la chute de Moubarak) à l’« hiver » (le
coup d’État) ?
5.1 – Déclenchement
Ajoutons que les gouvernements post-Morsi sont parvenus à s’attirer une partie
du mouvement syndical, principalement celui représentant la classe moyenne
du secteur public. L’ETUF, bien sûr, fait partie des soutiens actifs de Sissi. Mais
aussi certains syndicats indépendants. Déjà sous Morsi, Kamal Abu Eita,
glorieux leader de grandes grèves sous Moubarak, fondateur en 2008 du
syndicat indépendant des collecteurs d’impôts fonciers, devenu président de
l’EFITU, parlementaire nassériste, avait été nommé Ministre de la main
d’oeuvre et des migrations par Morsi. Il avait alors assisté sans mot dire à
l’écrasement d’une grève à la Suez Canal Company par la police. Plus tard, il
avait déclaré que « les travailleurs ont été les champions de la grève sous
l’ancien régime ; ils doivent maintenant devenir les champions de la production
». En juillet 2013, il est reconduit dans ce poste par les militaires, ce qui
scandalise l’ETUF, qui pensait que le poste lui revenait. D’autres postes élevés
sont donnés à des membres du mouvement syndical indépendant.
Simultanément, le premier gouvernement post-Morsi (Beblawi comme Premier
ministre) donne satisfaction à une ancienne revendication des fonctionnaires,
qui figurait également dans le programme du PLJ : le salaire minimum à 1.200
livres égyptiennes, soit environ 153 dollars. Le ministre des finances du
gouvernement Sharaf l’avait déjà établi à 700 livres en juillet 2011, promettant
de le porter à 1.200 dans un délai de cinq ans14. Il y a de nombreuses
restrictions quant au champ d’application de la mesure. Par exemple, elle ne
s’applique ni aux contractuels de la fonction publique, ni même aux salariés des
entreprises d’État. La mesure s’applique essentiellement à la fonction publique
administrative, à partir de 2014. Les enseignants et les médecins, qui
revendiquaient un salaire minimum bien plus élevé (3.000 livres égyptiennes)
ne sont pas non plus concernés, mais bénéficieront finalement de mesures
spécifiques. Ces mesures expliquent qu’une part significative de la CMS se soit
ralliée aux militaires et ait abandonné le prolétariat à son sort.
Les manières brutales de l’armée n’ont pas tardé à diviser la classe moyenne
elle-même : d’un côté l’imam d’Al-Azhar et Nour soutiennent l’armée, de l’autre
le Mouvement du 6 Avril remet en cause son soutien initial, condamne la
répression sanglante des Frères et demande la démission du Premier ministre –
notamment après l’emprisonnement de son porte-parole Ahmad Maher. Quant
à la soi-disant « jeunesse révolutionnaire » de Tahrir, elle s’est principalement
consacrée depuis l’été 2013 à une pratique mémorielle centrée sur les lieux, les
anniversaires et les expressions culturelles (notamment les peintures murales)
de janvier-février 201116. Cette activité s’est révélée aussi lourde en termes de
retombées répressives que stérile du point de vue politique.
Les divisions dans la CMS sont un symptôme du fait qu’elle est perdante dans le
bilan du Printemps Égyptien, peut-être plus encore que le prolétariat. Bien
qu’elle ait applaudi le coup d’État, elle ne va obtenir satisfaction ni
politiquement (élections libres, lutte contre la corruption) ni économiquement
(maintien ou renforcement du sursalaire). Les augmentations de salaire
introduites par les militaires dans le secteur public n’empêchent pas que
l’inflation, la dévaluation de la devise, l’introduction de la TVA et surtout la
baisse des subventions à la consommation – à commencer par les carburants
(juillet 2014) – la frappent durement. Déjà le gouvernement Morsi s’était fait
haïr par la CMS sans pour autant réussir à faire baisser le montant total des
subventions, qui au contraire a beaucoup augmenté en 2012/13 (28,5 milliards
de dollars) par rapport à 2011/12 (23 milliards)17 . N’osant pas la réforme des
subventions que le FMI lui demandait, le gouvernement Morsi a même failli
épuiser le stock national de blé, puisqu’il n’avait plus de devises étrangères pour
en importer. Au-delà des mésaventures du gouvernement frériste, c’est la
tendance générale au déficit dans la balance commerciale qui rend le système
des subventions intenable (cf. § 1.4 dans l’épisode 8). Ces dernières seront de
plus en plus subordonnées au niveau de revenu ou à des plafonds de
consommation, ce qui revient à exclure des bénéficiaires les revenus élevés et
intermédiaires.
Pour résumer, on peut dire que la classe moyenne a, dans sa grande majorité,
soutenu les militaires pour qu’ils éliminent les Frères et qu’ils remettent la
classe ouvrière au travail. Le premier objectif a été atteint, mais pas le second,
au sens où les luttes ouvrières n’ont pas durablement cessé. Il en résulte une
stagnation économique qui pèse aussi sur les salaires de la CMS, ainsi que sur sa
surconsommation. De plus, la baisse des subventions se fait fortement sentir
dans cette classe. Elle est notamment sensible dans le domaine de l’énergie.
D’après un analyste de BNP Paribas, « en Egypte, quasiment toutes les
catégories d’énergie sont subventionnées […] Cette politique de prix bas et
indifférenciés n’atteint pas son objectif social car elle bénéficie
proportionnellement plus aux revenus les plus élevés (qui utilisent plus
d’énergie par individu) qu’aux plus démunis […] Un système de « smartcard »
devrait se mettre progressivement en place, pour permettre d’acquérir un
volume limité de carburant subventionné, le supplément de consommation
devant se faire au prix du marché »18.
Au cours des années 2011-2013 (et même des suivantes), les capitalistes
égyptiens ont été confrontés à un double problème de lutte de classe et de
concurrence interne. Les « révolutionnaires » demandaient que les hommes
d’affaires qui entouraient Moubarak soient écartés, et très souvent jugés pour
corruption. En 2012, 6.000 d’entre eux seraient passés en jugement. Pourtant,
tous les gouvernements post-Moubarak ont eu une politique conciliante vis-à-
vis des moubarakistes. En réalité, les militaires ont profité de la conjoncture
pour régler des comptes au cas par cas et réaffirmer leur puissance économique.
Cela a fait de l’ombre, momentanément, au clan Gamal Moubarak.
Si nous citons cet extrait, c’est pour montrer que l’armée a une vraie pensée de
l’État. Elle l’élabore sur la base des multiples rapports qu’elle entretient avec
l’économie, la géopolitique et l’administration en général. L’armée égyptienne
est loin d’être un instrument militaire au service des politiques20. Ceci ne veut
pas dire qu’elle aurait tiré toutes les ficelles depuis le début, mais souligne un
aspect supplémentaire de sa supériorité vis-à-vis de ses rivaux.
Depuis la destitution de Morsi par les militaires, l’Égypte vit dans dans une
sorte d’interrègne. Le Printemps Égyptien est survenu au moment de
retournement du partage de bénéfices en partage des pertes. L’équilibre interne
à la classe capitaliste égyptienne (clan Moubarak, armée et Frères), a craqué, et
l’armée a fini par l’emporter. Fin de l’histoire ? Pas tout à fait.
Les attaques très dures dirigées à la fois contre les grèves et contre les Frères se
sont combinées aux tentatives du gouvernement d’Al-Sissi de relancer
l’économie égyptienne. Mais, premièrement, il n’est pas du tout sûr que les
investissements pharaoniques impulsés par Al-Sissi se révèlent rentables. Le 6
août 2015, le nouveau canal (doublement des voies de circulation sur 72 des 193
km) a été inauguré. Le gouvernement parie sur une augmentation des revenus
issus des péages de cinq à treize milliards de dollars entre 2015 et 2023. C’est
douteux. Selon certains commentateurs, il faudrait un taux de croissance
mondiale de 9% pour soutenir une telle augmentation, alors qu’il a à peine
effleuré 7% lors des conjonctures les plus prospères des derniers 30-40 ans. Il
faudrait encore que les échanges internationaux recommencent à croître de
façon significative (alors que la tendance actuelle est plutôt à la stagnation), que
le commerce maritime ne connaisse pas d’à-coups, que la concurrence d’autres
canaux et voies maritimes (mer de Sibérie, Magellan, Panama) ne se fasse pas
trop rude… ce qui constitue déjà un bon paquet de variables. Le nouveau canal a
été financé à la hauteur de 20% par des investisseurs saoudiens et de 80% par
une émission de bons du Trésor égyptien qui ont été massivement achetés par
les épargnants du pays : du papier qui, pour l’instant, n’est que du papier. Ni ce
projet ni la plupart des autres (construction d’une nouvelle capitale
administrative dans le désert à l’est du Caire, champ gazier dans le Delta,
centrales électriques diverses, etc.) ne sont d’ailleurs des trouvailles récentes. Le
projet d’élargissement du canal remonte à la période Moubarak. De même pour
le projet du nouveau Caire. Quant aux projets de nature énergétique – quatre
centrales nucléaires et une grande centrale à panneaux solaires dans le Ouest-
Sinaï – ils furent élaborés sous Al-Ganzouri (décembre 2011-août 2012) et
Qandil (août 2012-juillet 2013).
Deuxièmement, l’État et la société égyptienne dépendent de façon de plus en
plus exclusive du crédit et des aides octroyées principalement par le FMI, les
États-Unis et les pétromonarchies. Rappelons que dans la région MENA,
l’Égypte vient en second, après Israël, dans les aides américaines : avant la chute
de Moubarak, le montant des subventions américaines à l’Égypte s’élevait à 1,7
milliard de dollars par an, dont 1,3 milliard à l’armée. Le versement de cette
enveloppe annuelle remonte aux accords de Camp David avec Israël (1978) et au
traité de paix signé à Washington l’année suivante. L’aide n’a été suspendu
qu’en octobre 2013 comme mesure de rétorsion face à l’« été de sang », mais elle
avait déjà été rétablie au printemps 2014. Entre-temps, l’Égypte avait perdu une
bonne partie de l’enveloppe de 5 milliards de dollars qu’elle avait reçue du Qatar
(allié des Frères) sous Morsi, mais elle la remplaçait aussitôt par 12 milliards –
entre prêts, carburants et concessions – de la part de l’Arabie Saoudite, du
Kuwait et des Emirats. Cette évolution réalise à sa manière les appels lancés par
certains au lendemain du soulèvement de février : « un plan Marshall pour les
pays arabes » disait par exemple Roubini21. Néanmoins, le crédit ne peut
qu’enfoncer l’Égypte dans la position du patron déficitaire étranglé par ses
banques, qui vit à la journée en tentant de retarder les échéances. Comme pour
beaucoup d’autres pays, à l’heure actuelle il n’y pas de solution pour l’Égypte. Le
seul choix possible est entre le maintien ou la fermeture du robinet à crédit. En
juin 2018, le nouveau gouvernement du Premier ministre Mostafa Madbouli a
annoncé un programme de vérité des prix – demandé par le FMI en échange
d’une aide de 12 milliards de dollars – qui poursuit la réduction des
subventions, notamment à l’électricité. Une hausse de 25% pour les ménages et
de 40% pour les entreprises est prévue. La consommation restera
subventionnée jusqu’à 1.000 kw par mois22. La poursuite sur la voie de
l’endettement imposera des contreparties de plus en plus exigeantes, forcement
impopulaires, et susceptibles de faire surgir des dissensions au sein de l’armée
elle-même23.
Par ailleurs, jusqu’à quel point les créditeurs de l’Égypte seront-il disposés et
capables de soutenir l’économie d’un pays pour des raisons qui sont, de plus en
plus, d’ordre purement géopolitique et de maintien de l’ordre ? Encore une fois,
les conditions sont nombreuses, et leur réunion optimale est une éventualité
incertaine : pas de baisses ou de hausses excessives au niveau des prix du
pétrole, pas de problèmes de réserves monétaires du côté des pétromonarchies,
pas de revirements imprévus du côté de la politique extérieure américaine, etc.
« L’Égypte, avec ses 80 millions et plus d’habitants, est trop grande pour être
maintenue par le capital mondial pour des raisons seulement politiques », écrit
le collectif Wildcat. Théoriquement nous sommes d’accord, c’est très cher pour
peu de retour. Mais force est de reconnaître que pour l’instant ça tient. En août
2017 l’administration Trump annonçait sa décision de réduire de 290 millions
de dollars les aides économiques, motivant ce choix par « l’absence de progrès
en matière de droits de l’homme ». Pour l’instant, il n’est pas question pour les
États-Unis de se désengager de l’Égypte, mais plutôt d’externaliser certaines
dépenses dans le budget des pétromonarchies.
7 – Conclusion
Ce n’est ni une marque de mépris pour de tels espoirs, ni l’effet d’une lecture a
posteriori, que de dire que cet objectif ne pouvait pas être atteint. Il y a à cela
deux raisons principales : la faiblesse intrinsèque du sujet « révolutionnaire »
interclassiste, due à ses contradictions internes, et les transformations qui ont
affecté son adversaire/interlocuteur, l’État national.
En même temps qu’elle luttait pour ses salaires, ses conditions de travail, etc., la
classe ouvrière luttait contre l’État pour qu’il se réforme, qu’il légifère en sa
faveur et qu’il lui donne de bons patrons. Elle tentait ainsi d’orienter le
réaménagement institutionnel en cours dans un sens qui lui serait plus
favorable. Cependant, elle n’a jamais proposé de renoncer à ses revendications
économiques contre la promesse d’une refonte de l’État. Aucun Maurice Thorez
n’est parvenu à la convaincre qu’« il faut savoir arrêter une grève ». De son côté,
la classe moyenne, sans renoncer à des avancées économiques (salaire
minimum dans la fonction publique, p. ex.) s’est lancée dans la bagarre avec
l’objectif prioritaire d’une réforme de l’État allant aussi loin que possible vers
l’obtention de garanties démocratiques. Au bout de deux ans de manifestations
et d’affrontements parfois sanglants, la plus grande partie de la CMS a admis
qu’il fallait revoir ses aspirations à la baisse. Tout d’un coup, le départ de Morsi
devenait un objectif suffisant, pourvu qu’on remette le pays « en marche ». Et
pour cela, il fallait bien que les grèves s’arrêtent. Splendeurs et misères du
dégagisme.
Que la sortie de crise provisoire (mai-juin 2013) se soit faite par le ralliement de
toutes les classes moyennes (sauf la base militante des Frères) derrière l’armée,
à la fois contre la classe ouvrière et contre la fraction capitaliste excédentaire,
confirme la primauté du rapport entre les deux classes fondamentales du MPC
sur la révolte politique de la classe du qui pro quo. Dans le ménage à trois de la
lutte des classes, la CMS exerce une force contre le capital seulement en
association avec le prolétariat. Quand qu’elle s’en détache, elle peut bien avoir
droit à quelques jours de triomphe. Elle perd néanmoins la capacité de se faire
valoir contre le capital, et prépare son éventuelle ruine.
Quels que soient les aléas ultérieurs, le cas de l’Égypte de 2011 à 2013 illustre au
plus haut degré la ténacité dont la classe moyenne sait faire preuve, même dans
les conditions les plus défavorables à ses options et objectifs politiques. Le mode
de production capitaliste développé sur ses propres bases comporte bel et bien
trois classes, même si seulement deux (le capital et le prolétariat) sont
structurantes, et même si, dans notre cas particulier, le contexte égyptien
connaît de nombreux archaïsmes. Il ressort des études spécifiques que nous
avons consacrées à Oaxaca (2006), à l’Iran (2009), à Israël (2011), à la Tunisie
(2011-2012), au mouvement contre la Loi Travail en France (2016), et
maintenant à l’Égypte, que non seulement la classe moyenne salariée lutte, mais
qu’elle le fait avec des modalités relativement homogènes, relativement
reconnaissables. Cela confirme notre hypothèse de départ : la classe moyenne
salariée est une classe.
R.F. – B.A.,
septembre 2018
Notes Épisode 3 :
1 Cela est vrai même lorsque cette résistance s’associe aux «mouvements
sociaux» en question, comme dans le cas des grèves (très anecdotiques) dans le
privé en 1995, chez EDF et France Télécom en 2003, dans les raffineries en
2010.
5 Parmi les contrats «atypiques», les contrats pro permettent des dérogations
considerables par rapport au SMIC brut et net (jusqu’à -45% pour les
travailleurs de moins de 21 ans, jusqu’à -30% de 21 à 25 ans). C’est également
les cas pour le travail détaché. Celui ci – soit dit en passant – ne se limite pas à
l’UE, car des conventions bilaterales entre pays européens et non-européens
sont également possibles.
6 Nous n’aborderons pas ici dans la question du salariat déguisé se cachant dans
1’emploi indépendant (11,5% de la population active), mais évidemment le
phénomène existe… dans des proportions à vrai dire plutôt modestes. La
Féderation des autoenterpreneurs estimait son poids à 3% en 2012. Même en
multipliant ce chiffre par trois, on est loin de la prétendue « uberisation de la
société ».
10 Voici une liste sommaire des lycées touchés par la mobilisation dans la
capitale: Arago (XIIème arrondissement, lycée général et technologique),
George-Brassens (XIXèeme, général), Hèlene-Boucher (XXème, général),
Maurice-Ravel (XXème, polyvalent), Paul-Valéry (XIIème, général et
technologique), Lavoisier (Vème, général), Jules-Ferry (IXème, général), Victor-
Hugo (IIIème, général), Sophie-Germain (IVème, général), Charlemagne
(IVème, général), Dorian (XIème, polyvalent), Gabriel-Fauré (XIIIème,
général), Louis-le-Grand (Vème, général), Henri-Bergson (XIXème, général et
technologique), Voltaire (XIème, général et technologique), Jacques-Decour
(IXème, général).
14 Vice versa, les grèves des éboueurs de Paris et de Saint-Étienne (fin mai-
début juin) ressemblent davantage à un acte d’allégeance à la direction de la
CGT.
3 Cf. Alejandra Mizala, Hugo Nopo, Teachers’ salaries in Latin America : How
much are they (under or over) paid ?, IZA 2011.
2 Il faut cependant noter que, s’il existe un examen à l’entrée des universités
iraniennes, les bassidjis en sont dispensés, et disposent même d’un quota de
places. Ces avantages leur ont été accordés par Ahmadinejad.
5 Sohrab Behdad et Farhad Nomani, Iranian Labor and the Struggle for
Independent Unions, 18 avril 2011;
https://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/tehranbureau/2011/04/labors-
struggle-for-independent-unions.html.
6 Saeed Kamali Dehghan et Ian Black, Thousands take to Iran street to celebrate
the historic nuclear deal, 14 juillet 2015 ;
https://www.theguardian.com/world/2015/jul/14/joy-in-tehran-at-end-to-
isolation-but-hardliner-reaction-to-nuclear-deal-feared.
Notes Episode 6 :
1 Taub Center, How much bang for your buck ? The stagnation of real wages in
Israel, 14 décembre 2016 ; http://taubcenter.org.il/how-much-bang-for-your-
buck-the-stagnation-of-real-wages-in-israel/.
4 Dans une interview, D. Leef fait valoir qu’elle n’avait que 16 ans quand elle
s’est déclarée contre le service militaire et qu’on ne pouvait donc pas lui
reprocher de manquer de patriotisme à l’âge adulte.
6 Il s’agit de baux à long terme (49 ans) par lesquels les entreprises et les
particuliers obtiennent le droit de construire sur les terrains de propriété
publique.
8 Itzkik Shmuli, The new Israelis have united in protest, 9 septembre 2011;
https://www.theguardian.com/commentisfree/2011/sep/09/new-israelis-
protest-social-justice.
15 Bethan McKernan, Half a million Arab Israeli workers strike over demolition
of illegal Palestinian homes, 12 janvier 2017,
http://www.independent.co.uk/news/world/middle-east/arab-israel-workers-
half-million-strike-illegal-palestinian-home-demolitions-a7523691.html.
16 Hagal Amit, The real housing crisis in Israel is in its arab towns, 10 février
2017, https://www.haaretz.com/israel-news/business/1.770947.
17 Hillel Schenker, The Israeli Summer and the Arab Spring, « Palestine-Israel
Journal », vol. 18, n.1, 2012 ; http://www.pij.org/details.php?id=1424.
20 Dany Bahar, Five years after the social protests in Israel, what has changed ?,
1 août 2016; https://www.brookings.edu/blog/markaz/2016/08/01/five-years-
after-the-social-protests-in-israel-what-has-changed/.
21 Quant à Daphni Leef, elle a fait savoir qu’elle voulait continuer le combat à
un niveau plus culturel, en dehors du parlement. Toutefois, l’option
parlementaire et l’option extra-parlementaire ne s’excluent pas forcement : «Ce
sont deux faces de la même médaille, et toutes les deux [Shaffir et Leef, ndr]
déclarent qu’elles continueront à travailler en collaboration l’une avec l’autre »
(Hillel Schenker, op. cit.).
Notes Episode 7 :
11 Et dès le lendemain de la chute de Ben Ali, ils placent trois ministres dans le
gouvernement provisoire, par ailleurs bien fourni en membres du RCD. La
pression de la base les contraint très vite à démissionner.
12 Pierre-François Naudé, La Tunisie face aux défis de la grogne sociale, 11
février 2011 ; http://www.jeuneafrique.com/182420/politique/la-tunisie-face-
aux-d-fis-de-la-grogne-sociale/.
13 Cité par Jorge Martin, Tunisia : one month from the overthrow of Ben Ali, 14
février 2011; https://www.marxist.com/tunisia-one-month-from-overthrow-of-
ben-ali.htm.
5 Cela ne signifie pas que tout allait bien pour la population. Cependant, même
lorsque les retombées d’une phase de prospérité sur le niveau des salaires ou la
consommation paraissent négligeables, on trouvera toujours que ces derniers
étaient meilleures en condition de prospérité qu’en condition de crise.
1 Joel Beinin, The rise of Egypt’s workers, The Carneige Papers 2012, p. 11.
6 Janine Clark, Islam, charity and activism, Indiana University Press 2004, p.
33.
9 Il est tout aussi bon de rappeler que la société égyptienne compte une
importante minorité copte (10-15%), et de souligner que celle-ci n’est pas restée
spectatrice pendant les événements que nous analysons ici. En mai 2011
l’occupation de place Tahrir s’est doublée de l’occupation copte de la place
Maspero, lancée par la Légion thébaine. Celle-ci a duré plusieurs semaines. Cela
a suscité le désaveu du pope, mais aussi l’apparition de positions dissidentes au
sein du clergé, souvent marquées par le souci des déshérités et par une
détestation féroce de l’islam. Les nombreuses conversions de coptes à l’islam
représentent en effet un problème pour l’Église copte. Ce type de concurrence
inter-confessionnelle reste néanmoins un aspect marginal du Printemps
Égyptien et de l’évolution de la société en général.
19 Cf. Steven Brooke, The Muslim Brotherhood’s social outreach after the
Egyptian coup, Rethinking Political Islam Series, août 2015.
23 Shana Marshall, The egyptian armed force and the building of an economic
empire, Carnegie Middle East Center 2015, pp. 18-20.