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NO MIRAGE

NO MIRAGE
De la responsabilité des designers
dans la relation image-norme

Solène Langlais

Mémoire de DNSEP
ESADHaR Le Havre
2018-2019
SOMMAIRE

7 Introduction

17 PLAYMATE
DRAG
CANON
MALE GAZE
PHARMACOPORNO
33 BOY, entretien avec Sarah Vadé
41 UN PAPA, UNE MAMAN
SPECTACLE
FAMILLE
LA MAMAN ET LA PUTAIN
IMAGES NORMALES
IMAGES INDIFFÉRENTES OU DÉSIRANTES
59 FREAKS
DIVISER
EXAMINER
PUNIR
AVEUGLER
75 BONS BAISERS DE BOUSBIR
DE L’IMAGE AU RÉEL
FASCINATION/RÉPULSION
QUE FAIRE DES IMAGES ?

91 GRAPHISME DRAG
MÉTA-
PARODIER
COMMENTER
COMPULSER

123 IMAGES-LUCIOLES

159 Conclusion

167 Lexique
171 Bibliographie
181 Images
185 Remerciements
7 INTRODUCTION

Mirage, nom masculin


Illusion d’optique due à la réfrac-
tion des rayons lumineux dans
l’atmosphère.
Apparence séduisante et trom-
peuse : Le mirage d’une vie heureuse,
sans souci.
En 2017 en France, 130 femmes
ont été tuées par leur partenaire ou
ex-partenaire1 ; la même année, le
Ministère de l’Intérieur recenssait
1026 infractions à caractère homo-
phobe ou transphobe2, 311 faits anti-
sémites, 121 faits islamophobes et
518 faits racistes3 ; au cours de sa
vie, une femme sur 7 est victime
d’agression sexuelle4 ; 65% des per-
sonnes trans dans le monde ont déjà
fait une tentative de suicide5 ; en
Europe, 14% des personnes noires
se voient refuser un logement par
des propriétaires privés6 ; en France
en 2012, 20% des personnes LGBTQI
8 NO MIRAGE 9 INTRODUCTION

affirmaient avoir été victime de dis- sociaux. Elles ne sont pas — ou pas
crimination au travail ou lors de leur seulement — ce qui est moyen : ce
recherche d’emploi7. qui serait dit, pensé et agit par une
Les discriminations sexistes, majorité ; ou ce qui constituerait le
racistes, islamophobes, antisémites, commun du groupe, le neutre. Ses
LGBTQI-phobes, etc, ont toujours critères sont arbitraires et culturels.
cours. En cause, non pas seulement Surtout, les normes sociales sont
des actes individuels et volontaires, injonctives : elles nous montrent le
mais des systèmes complexes de chemin qu’il faudrait suivre, ce que
pouvoir, des rapports sociaux de l’on devrait être, ce qu’il faudrait faire
domination, une culture différencia- ou penser et comment. Les normes
trice qui construit des stéréotypes érigent en modèle ce qui corres-
et des idéaux, trace les frontières du pond à leurs critères ; elles punissent
normal et du marginal, hiérarchise ou excluent les autres. Normes et
les positions sociales, les pratiques, marges sont des territoires vivants
les comportement et par là-même, et complexes. Mais loin d’être abs-
les êtres. traites, elles influent et agissent sur
Les normes sociales, suivant nos vies, nos pratiques, nos identi-
la définition qu’en donne la psy- tés, nos sexualités.
chologie sociale8 consistent en un Dans sa conférence du 10 avril
ensemble de règles implicites et un 2014 à l’ENSAD 9, le philosophe
système de valeur qui font l’objet d’un Emanuele Coccia affirme que les
apprentissage et d’une transmission images, loin d’être de simples
10 NO MIRAGE 11 INTRODUCTION

représentations, ont une capacité producteur·ice·s ? Des messager·e·s ?


d’agir. Elles sont, nous dit-il, à la fois Pour paraphraser Annick Lantenois, il
les témoins et le lieu de production est question de la fonction politique
des normes sociales, déterminant du design graphique11.
nos comportements et nos moeurs. Je propose d’analyser les images
Culture visuelle et normes sociales dans une approche critique, fémi-
sont liées par une influence cyclique niste, queer et décoloniale du champ
et mutuelle, l’une alimentant l’autre, visuel. À travers quatre études
et vice-versa. Il convient alors d’ana- de cas d’images normales, il sera
lyser les images normales — c’est- question de l’invention du genre,
à-dire normées et normalisantes — de l’hétérosexualité, du sexe et de
pour identifier les pouvoirs qui s’y la race comme régimes politiques,
logent, comprendre les influences, des binarités construites homme/
les hérédités, s’interroger sur l’effi- femme, homo/hétéro, mâle/femelle,
cacité des images. Comment la nor- blanc/autre. Étudier pour tromper le
malisation s’opère-t-elle ? Quelle res- mirage. Montrer pour dénormaliser la
ponsabilité10 pour nous, designers culture visuelle. Le design graphique
graphiques, dans et au regard de est aussi le moyen d’une transforma-
la capacité normative des images ? tion des regards12 : chercher à révéler
Puisque nous créons et diffusons la norme dans l’image dans l’espoir
des images, participons-nous de que la conscience de ses contours
la normalisation ? Sommes-nous et de son influence permette de
des agent·e·s de la norme ? Des les dépasser ; sans s’interdire son
12 NO MIRAGE 13 INTRODUCTION

territoire, de ne pas s’y restreindre. Ce texte n’est pas une réponse


Saboter les images normales et à la relation complexe entre norme
en diffuser d’autres : célébrer des et image ; il formule des hypothèses
figures marginales, aussi, inviter les et s’interroge. Il est une invitation
regardeur.euse.s dans les marges, à une pratique réflexive du design
hors du territoire autorisé pour leur graphique comme une exploration
rendre leur légitimité, pour les per- et un questionnement permanents.
mettre, parce que ce sont elles qui Quelles images ? Quels messages ?
inventent. Quels contextes ? Quelles condi-
Norme et marge n’existent pas tions de production ? Pour servir qui
l’une sans l’autre, et la visibilité de ou quoi ? Quelles conséquences ?
la seconde est aussi le risque de sa La recherche ne peut s’arrêter aux
domestication ou de son assimila- formes ; elle ne peut s’arrêter tout
tion par les normes. Si d’aucun·e·s court.
marginaux·ales se battent pour être
accepté·e·s par la norme, d’autres
luttent pour la préservation des
terrains-vagues. D’autres encore
oscillent, parce que les réalités des
normes et des marges sont trop com-
plexes, et parce que les histoires de
frontières sont aussi des histoires
de violence.
14 NO MIRAGE

1. Selon l’Observa- 8. Selon une enquête de


toire national des l’Agence des droits
violences faites aux fondamentaux de
femmes en 2017 l’Union Européenne
en 2013
2. Selon le Ministère de ƞƞ Agence des droits
l’Intérieur, rapporté fondamentaux de
par l’Obs l’Union Européenne,
ƞƞ D.L., « " Une agression « Enquête sur les
homophobe toutes personnes LGBT
les 33 heures " : dans l’UE — Enquête
31 personnalités sur les personnes
interpellent Macron », lesbiennes, gays,
L’Obs.com, Paris, 2018 bisexuelles et trans-
genres dans l’Union
3. Selon le Ministère de Européenne », fra.
l’Intérieur en 2017 europa.eu, 2013

4. Selon l’Institut 9. Psychologiesociale.


National des Études com
Démographiques
(INED) en 2016 10. COCCIA Emanuele,
« Les Images comme
5. Selon une infographie forme de loi », Atelier
du magazine cana- de rencontres, École
dien Métro des Arts Décoratifs
ƞƞ BELYAEV Dmitry, de Paris, Paris, 10 avril
« L’homophobie et 2014
la transphobie en
quelques chiffres »,
Journalmetro.com, XI. Le terme « res-
Montréal, 2015 ponsabilité » est à
comprendre dans sa
6. Selon un commu- double acception de
niqué de l’Agence « participation » et de
des droits fonda- « devoir ».
mentaux de l’Union
Européenne en 2018 12. Lantenois Annick, Le
ƞƞ Agence des droits Vertige du funambule :
fondamentaux de le design graphique,
l’Union Européenne, entre économie et
« Dans l’UE, être noir morale, Éditions B42,
signifie souvent faire Cité du design de
face au racisme et Saint-Étienne, Paris,
à la précarité en Saint-Etienne, 2010,
matière d’emploi et p.6
de logement », fra.
europe.eu, 2018 13. Ibid

7. Pour en savoir plus


sur le racisme d’État,
voir :
ƞƞ DIALLO Rokhaya,
« A-t-on le droit de
parler de racisme
d’État ? », Slate.fr,
France, 2018
17

ƞƞ Première de couver-
ture du magazine
Playboy US, août
1988, avec la man-
nequin Kimberley
Conrad.

PLAYMATE
Août 1988. La cover girl du mois s’appelle I. Le terme playmate
désigne les man-
Kimberley Conrad. Mannequin et comédienne, nequins ayant posé
elle s’est aussi récemment fiancée à Hugh pour le centerfold,
poster central du
Hefner, grand patron de Playboy. Ils se marieront magazine Playboy.
l’année suivante.
Son apparition en couverture n’est pas
anodine : elle ne pose pas seulement en tant
que Kimberley Conrad ou en tant que manne-
quin, mais en tant que fiancée-de — le magazine
écrit the new woman in his life. PlaymateI et égé-
rie Hefner. Elle se représente elle-même, repré-
sente un idéal féminin, mais aussi sa réussite à
lui. Puisqu’elle est aussi la nouvelle femme dans
sa vie, et présentée comme telle, le désir qu’elle
suscite chez le lectorat hétéro-masculin n’est
pas seulement tourné vers elle ou son corps,
mais aussi vers Hugh Hefner. Être lui pour avoir
sa vie, et elle avec. Incarner pour posséder.
Kimberley Conrad est en Une pour susciter
18 NO MIRAGE 19 PLAYMATE

le désir d’achat du magazine auprès du lecteur, Preciado1. Puisque les habits que porte Kimberley 1. PRECIADO Beatriz,
qui aimerait bien en (sa)voir plus. Pour 4$, elle Conrad ne sont pas les siens, le pouvoir qu’ils Testo Junkie, sexe, dro-
gues et biopolitique,
tombera peut-être la chemise. La couverture est représentent n’est pas non plus à elle. Elle n’est Éditions Grasset et
Fasquelle, Collection
une triple vitrine : celle du magazine en lui-même, pas king : elle porte des vêtements masculins J’ai Lu, Paris, 2008
de l’objet et de la marque Playboy ; celle de Hugh mais ne se présente pas comme homme. Elle
II. Notons que les drag
Hefner et de son mode de vie ; et vitrine pour n’est pas le masculin, pas non plus masculine ; kings ne sont pas
Kimberley Conrad, qui accède par elle à la célé- elle ne l’incarne pas, ne le parodie pas, ne le joue systématiquement
incarnées par des
brité — et donc à une forme de pouvoir. pas. Elle est une femme conservant tous les femmes, mais aussi
Elle porte un chapeau-melon en feutre gris, attributs du féminin, identifiée comme femme, par des personnes
non binaires — qui ne
une chemise blanche ouverte sur la poitrine, une qui porte des vêtements d’homme. se reconnaissent ni
veste de costume en laine grise, une cravate Les drag kings incarnent lors d’ateliers ou dans le genre féminin,
ni dans le genre
rayée, un mouchoir de pochoir plié façon lapin de performances scéniques, une identité mas- masculin —, ou, plus
Playboy, un soutien-gorge en dentelle noire, des culine archétypale. Loin d’être de simples jeux rarement, par des
hommes. De même,
petits diamants aux oreilles et du vernis à ongles d’apparence, ces ateliers sont des outils de prise les drag queens
rose. La panoplie de l’homme moderne associée de conscience des normes de genre et d’éman- convoquées plus loin
ne sont pas toujours
à celle, plus légère, de la playmate. Les épaules cipation. Il ne s’agit pas seulement pour les par- performées par des
trop larges de la veste, le col trop grand de la ticipantesII de se travestir, de s’habiller et de se hommes. Puisqu’il
est question ici, nous
chemise, la cravate désserrée suggèrent que les maquiller, mais de trouver une posture, une atti- le verrons, de prendre
vêtements ne sont pas les siens. Ils sont bien à tude, d’occuper l’espace public, l’espace sonore, conscience du
caractère performatif
un homme, Hugh Hefner himself. C’est peut-être de s’autoriser ce que les hommes cisgenresIII de son propre genre
lui, d’ailleurs, qui lui a offert ses boucles d’oreilles s’autorisent ; surtout, de prendre conscience de par la performance
du genre opposé,
comme cadeau de fiançailles. Elle porte des cette différence : de ce que l’on n’ose pas lorsque je choisis de ne
vêtements d’homme. Des vêtements d’homme l’on n’est pas homme, parce que ça n’est pas m’intéresser ici
qu’aux cas les plus
d’affaire. Ce sont des attributs de pouvoir : la pour nous ; de ce qu’ils osent, de ce qu’ils font courants, à savoir des
cravate a remplacé le sceptre ; le mouchoir sans même y penser. femmes drag kings
et des hommes drag
de poche la médaille. Mais Kimberley Conrad Pour moi, être king, c’est habiter la possibilité queens.
obtient-elle le pouvoir que sa tenue incarne ? En qui est mienne de ne pas nier, ni m’excuser de, mon
III. Le terme « cisgenre »
enfilant le costume des puissants, en prenant désir sexuel, et politique, d’être le maître, d’incorpo- désigne la corres-
leur apparence, se fait-elle une place parmi eux ? rer ces codes performatifs, d’accéder à ce type de pondance entre le
genre assigné à
Ou se confond-elle au contraire avec la pano- spécialisation du pouvoir, d’expérimenter la ville, le la naissance et le
plie, devenant, au même titre que la cravate et la corps, le sexe, la parole publique comme le ferait un genre ressenti. Il
est l’antonyme de
chemise, le signe extérieur de richesse de son biohomme. Sans excuses4. « transgenre ».
patron-fiancé ? Il a Playboy, il aura la femme. En incarnant des hommes, les partici-
4. PRECIADO Beatriz,
pant·e·s s’approprient des codes, des attitudes, Testo..., op. cit., p.328
DRAG des pouvoirs habituellement inaccessibles. Par
Kimberley Conrad incarne-t-elle la femme d’af- le travestissement et l’incarnation, elles prennent
faire ? L’homme d’affaire ? Il serait tentant de voir conscience du caractère construit de leur propre
dans cette image une subversion du genre. Mais genre. Leurs homologues féminines, les drag
nous sommes loin ici des drag kings décrits par queens, sont les figures centrales de la théorie
20 NO MIRAGE 21 PLAYMATE

5. BUTLER Judith, de performativité de Judith Butler5. Ce que nous conscience. Ces hommes travestis en femmes 7. PRECIADO Beatriz,
Testo...,op.cit., p.322
Trouble dans le genre :
le féminisme et la
dit la philosophe, c’est que le genre n’est pas une réalisent que le genre qu’ils imitent est déjà imi-
subversion de l’iden- nature, pas une essence, mais qu’elle est produite tation, mais aussi qu’ils performent le masculin à
tité, Éditions
La Découverte,
par la répétition d’un ensemble de pratiques dis- la vie autant que le féminin sur scène. De la même
Collection Poche, cursives et corporelles, suivant des règles, des manière, les drag kings prennent conscience des
Paris, 2005 ; pre-
mière édition : 1990
conventions, des normes sociales définies. Le codes de la masculinité, de ce que les hommes
genre est produit par l’imitation plus ou moins performent pour être des hommes. Surtout, ils
6. DEBORD Guy, La
Société du Spectacle,
consciente et volontaire d’un idéal jamais atteint. réalisent la dichotomie construite entre le mas-
Gallimard, collection Mais l’idéal originel n’existe pas : le genre ne culin et le féminin. En construisant une identité
Folio, 1967, réédition
de 1992, p.16
préexiste pas à l’imitation. Pas de nature, pas masculine, ils déconstruisent aussi leur identité
d’essence, mais un ensemble d’actes, de dis- féminine et s’émancipent de ses normes.
cours, d’attitudes, de pratiques institutionnelles, L’atelier drag king ne commence pas en
sociales et intimes qui cherchent à correspondre s’habillant ou en se maquillant en homme, mais
à ce masculin et ce féminin qui n’existent que en prenant conscience du caractère d’orthopé-
par leur performance, et qui trouvent leur légiti- die culturelle de notre propre féminité, en nous
mation dans la répétition de cette performance. dés-identifiant du caractère construit de notre
Masculin et féminin sont des images mentales, propre genre7.
des projections, comme un but à atteindre pour
qui s’identifie à l’un ou l’autre. Images : produits CANON
d’une culture visuelle, discursive et performa- La Une du Playboy d’août 88 ne révèle pas la
tive du genre, et moteurs qui initient cette même nature performative du genre — bien que la pano-
culture. Le genre n’est pas, il se construit, en per- plie masculine qu’elle présente soit assez cari-
manence. Les drags queens, répliques outran- caturale. Elle ne produit pas une version sub-
cières du féminin, révèlent le caractère construit versive du féminin, pas d’androgynie, pas de
du genre — on pourrait dire aussi, son caractère féminin-masculin ou de masculin-féminin ; elle
spectaculaire, au sens de Guy Debord, d’un rap- ne renverse pas le pouvoir attribué aux hommes
port social entre des personnes, médiatisé par des pour le conférer aux femmes, n’interroge pas non
images6. En parodiant le féminin, en empruntant plus ces rapports de domination. En fait, elle pro-
ses attributs pour les rendre excessifs, déme- duit à la fois du féminin et du masculin. Elle les
surés, en exagérant la démarche, en allongeant représente simultanément mais les distingue et
les cils, en gonflant les lèvres, en affinant la taille, participe ainsi d’une construction dichotomique
en portant de faux cheveux plus beaux que des normalisante du genre.
vrais, en allant au-delà de l’idéal féminin, les Kimberley Conrad performe la fémini-
drags queens rendent visibles les attributs et les nité. Elle en porte les accessoires : rouge à
techniques de production de la féminité. En por- lèvre, bijoux, fard à paupière, poitrine, push-up
tant sur scène un féminin visiblement construit, et mèches blondes ne sont pas seulement des
elles révèlent le spectacle hors-scène. signes d’appartenance à la gente féminine, mais
Mais avant le public, c’est d’abord les font partie de ses outils et techniques de pro-
performeuses elles-mêmes qui prennent duction. Kimberley Conrad produit du féminin, et
22 NO MIRAGE 23 PLAYMATE

parce que sa performance est médiatisée par et sexualisant sur les personnages féminins au 2. Ibid
une image — et plus particulièrement, la Une cinéma. Elle emprunte à la psychanalyse freu- III. Le test Bechdel, du
d’un magazine — elle incarne un idéal féminin. dienne et lacannienne le concept de scopophi- nom de l’autrice et
illustratice de BD
Un modèle. Elle est aussi là pour que les autres lie pour faire une analyse féministe du regard américaine Alison
femmes veuillent lui ressembler. Playboy est dans les films hollywoodiens. La scopophilie — ou Bechdel vise à
mettre en évidence la
destiné aux hommes, mais fait aussi parti de pulsion scopique — désigne le plaisir sexuel du sous-représentation
la pop-culture ; il n’échappe pas au regard des regard : il s’agit de s’emparer d’un individu en des personnages
féminins dans les
femmes et propage son idéal dans les maga- le soumettant à un regard scrutateur et contrô- œuvres de fiction. Il
zines qui leurs sont destinés. Les modèles des lant. Elle parle de male gaze — que l’on pourrait consiste en trois cri-
tères : L’œuvre com-
magazines féminins sont aussi façonnés par le traduire par regard masculin — pour désigner la porte-t-elle au moins
désir des hommes. scopophilie masculine à l’encontre des person- deux personnages
féminins ? Parlent-
L’idéal n’est pas Kimberley Conrad, ni les nages féminins. Dans son analyse, Laura Mulvey elles ensemble ?
autres mannequins. L’idéal est leur image. En rend compte de la récurrence des personnages Parlent-elles de
quelque chose sans
plus des techniques de production de féminité, féminins comme objets du regard, désirées par rapport avec un
Playboy, les magazines féminins et les images des personnages principaux presque toujours homme ?
Force est de consta-
publicitaires s’emparent des outils techniques masculins auquels les spectateurs s’identifient. ter que peu de films
propres à la photographie : la lumière lisse les Le regard déterminant du masculin projette remplissent ces
critères.
pores, éclaircit la peau, le cadrage montre ce ses fantasmes sur la figure féminine, la modelant en
qu’il y a de plus attrayant, et la retouche d’image conséquence. Dans leurs rôles traditionnellement
amincit, lisse, repulple, de sorte que les manne- exhibitionnistes, les femmes sont à la fois regar-
quins qui posent sur ces images n’atteignent dées et exposées, leur apparence étant construite
pas elles-mêmes les canons qu’elles participent pour provoquer un fort impact visuel et érotique qui
à construire. L’idéal n’est qu’une image. en soi est un appel au regard [to-be-look-at-ness]2.
Les personnages sont non seulement
MALE GAZE soumis au regard masculin, mais sont souvent
1. MULVEY Laura, Pour qui Kimberley Conrad pose-t-elle ? construits uniquement dans cette perspective.
« Plaisir visuel et
cinéma narratif »,
Pour qui se déshabille-t-elle ? Pour Hugh Hefner ? On pourrait aussi citer le test BechdelIII qui révèle
Débordements. Le photographe ? Le lecteur ? Si elle pose, en tout la faible occurence de personnages principaux
fr, France, 2012 ;
première publication  :
cas, c’est qu’elle ne se dénude pas pour elle- féminins et leur liaison quasi-systématiques à
1975 même. Elle a conscience d’être regardée. Il y a un personnage masculin : copines-de, femmes-de,
dans cette image une multiplication du regard : mères-de, elles ne sont jamais là pour elles-
trois masculins auxquels s’ajoutent celui de mêmes. Laura Mulvey évoque aussi la récurrence
Kimberly Conrad sur elle-même : elle se voit être du spectacle érotique dans le cinéma hollywoo-
vue, elle agit en fonction ou pour le regard des dien, avec des scènes de strip-tease ou de caba-
hommes. ret qui sont d’abord là pour satisfaire le regard
La critique de cinéma Laura Mulvey, du héros, et à travers lui, celui du spectateur. La
dans son article «  Visual pleasure and narra- caméra subjective nous fait voir par les yeux du
tive cinema »1 paru en 1975, propose le terme personnage masculin et scrute le corps fémi-
male gaze pour désigner le regard objectivant nin : il le détaille de bas en haut, remonte des
24 NO MIRAGE 25 PLAYMATE

4. À ce propos, l’his- chevilles au visage, s’attarde sur les seins, les arguant notament l’indécence pour elle de voir
torienne de l’art
Linda Nochlin signait
fesses, les hanches ; il le fragmente. Le corps est et de représenter des modèles nus, d’autant
en 1971 l’article objectifié et sexualisé pour le plaisir de l’homme. plus s’ils sont des hommes. Certaines écoles
féministe « Why have
there been no great
La répétition de l’opposition entre un privées permettaient tout de même aux femmes
woman artists ? », féminin passif, objet du regard, et un masculin d’avoir accès à l’enseignement artistique, mais
arguant que leur
absence ou leur
actif, vecteur du regard, s’explique peut-être par elles étaient peu nombreuses et leurs frais
invisibilité ne tenait la prédominance des hommes hétérosexuels d’inscription très élevés les restreignaient à
pas à une impossibi-
lité par nature — à une
dans la réalisation et l’écriture scénaristique. une élite bourgeoise. C’est peut-être grâce à
absence de génie ou À Cannes, le fait que les réalisatrices soient Hélène Bertaux, qui fonde l’Union des Femmes
de talent, qualités qui
seraient réservées
majoritairement nominées dans la catégorie Peintres et Sculpteurs en 1881, que l’enseigne-
aux hommes — mais Un Certain Regard nous dit bien que le regard ment artistique public s’ouvre aux femmes, sous
à une conjoncture
culturelle et sociale
universel, lui, est masculin. Les récentes polé- la pression de l’opinion public. Malgré toutes ces
qui défavoriserait les miques sur la sous-représentation des artistes contraintes, les femmes artistes existent avant
femmes artistes, de
l’apprentissage à l’ex-
racisés aux Oscars ou la non-représentation le XXe siècle et accèdent à la reconnaissance
position. Elle rappelle des femmes au Festival de la BD d’Angoulême de leurs pairs. Mais l’histoire les oublie. Si des
par exemple que les
écoles de Beaux Arts,
semblent nous indiquer que la création d’image films et expositions remettent dans la lumière
puis encore les cours n’est pas accessible à toustes. Le smartphone et des artistes femmes oubliés ou méconnues :
de nu, leur ont été
longtemps interdits,
Instragram ont popularisé la production et la dif- Artemisia Gentileschi, Catharina Van Hemessen,
les reléguant tantôt à fusion d’images, mais la notoriété semble encore Sofonisba Anguissola, Catherine de Bologne,
l’amateurisme, tantôt
aux genres picturaux
être majoritairement masculine. En décorticant Clara Peeters, Lavinia Fontana, Élisabeth Vigée
les moins prestigieux. la programmation de différents festivals de Le Brun, ou encore Vivian Maier, difficile de leur
Elle remarque égale-
ment que l’immense
photo, cinéma et bd, on constate par exemple faire accéder à la même notoriété que leurs
majorité des femmes que les femmes sont largement sous-représen- contemporains masulins, qui eux, n’ont pas été
artistes ayant accédé
à la notoriété étaient
tées. N’y a-t-il pas d’artistes femmes4? effacés de mémoires.
soutenues par des L’histoire nous montre que l’accès aux La création et la diffusion d’images ne
hommes : leur père
artiste, le plus sou-
études artistiques leur a longtemps été inter- sont plus exclusifs aux hommes, mais ils restent
vent, parfois leur mari dite, ou compliquée, pour des questions poli- ceux que l’on consacre et médiatise. Ainsi, notre
ou leurs confrères.
ƞƞ NOCHLIN Linda, « Why
tiques et morales. Jusqu’au XVIe siècle, l’édu- culture visuelle est encore largement dominée
Have There Been cation des jeunes filles n’est pas seulement par les hommes. Nous observons le monde à
No Great Women
Artists ? », ArtNews,
négligée, mais considérée comme dangereuse, travers leurs yeux. Nous regardons Kimberley
New York, January risquant de les pervertir. Les mœurs changent Conrad comme Hugh Hefner et le photographe le
1971
et les jeunes femmes accèdent à l’éducation font : il la déshabillent — littéralement — du regard.
dans les milieux aisés, mais elles sont encore Ils la mettent en scène de sorte de satisfaire
très marginales dans les ateliers d’art. Les leur propre pulsion scopique, et celle du lectorat
quelques femmes qui accèdent à l’activité de hétéro-masculin. Une image de femme par des
peintre ou de sculpteur sont pour la plupart hommes, pour des hommes. Kimberley Conrad
des filles d’artistes et reçoivent l’enseignement nous regarde, dans les yeux. Elle se sait observée.
de leur père. L’École des Beaux Arts de Paris, Ce qu’elle fait, elle le fait pour le spectateur : si
elle, reste interdite aux femmes jusqu’en 1896, elle est maquillée, c’est pour lui ; si elle pose, c’est
26 NO MIRAGE 27 PLAYMATE

5. BERGER John, Voir pour lui ; si sa chemise est ouverte, c’est pour regard masculin. Les couvertures de magazine, 6. J’emprunte sa for-
le Voir, Éditions B42, mule à Vivien Philizot,
Paris, 2017, p.47 ; pre-
lui ; si elle éloigne la cravate de sa poitrine, c’est les images publicitaires et Hollywood, parmi qui nous dit que « le
mière édition : 1972 pour qu’il puisse mieux la regarder. Ce que fait d’autres images, objectifient et sexualisent les design graphique
fabrique du réel » :
Kimberley Conrad en tant que mannequin, elle femmes en les évaluant sous le prisme du désir La réalité est bien une
le fait au regard du male gaze dont elle est l’ob- hétéro-masculin. Ce qu’elles nous disent, c’est construction dépen-
jet. Ce que font les femmes en tant que femmes, que la valeur d’une femme réside dans sa capa- dante de nos activités
symboliques : écrire
elles le font relativement au regard masculin qui cité à être désirée par les hommes. un article scientifique,
se pose sur elles. Dans les magazines, dans la Le male gaze, lui-même construit et tenir un discours
sur quelque chose,
rue, au travail, dans la vie comme à l’écran, les façonné par les images, est un regard efficace : peindre un tableau…
femmes n’échappent pas au regard des hommes non seulement il observe, mais il créé des ces pratiques relevant
de la science, de la
et n’ont d’autre choix que de faire avec. images normales — qui obéissent aux critères philosophie, du droit, et
Le regard féminin, lui, adopte les critères de la norme, c’est-à-dire à ceux de l’hétéropa- bien sûr, de l’art, pro-
duisent des versions
du regard masculin. Au cinéma, la spectatrice triarcat —, et normatives — qui produisent un réel toutes différentes
s’identifie au héros et voit à travers ses yeux ; normé. Ce ne sont pas seulement les images irréductibles les unes
aux autres.
face aux playmates, mannequins et pin-ups des qui obéissent aux critères de l’hétéro-masculi- ƞƞ PHILIZOT Vivien,
«  When is graphic
magazines, la lectrice, si elle ne les désire pas nité, mais aussi le genre féminin lui-même. Les design ? Quelques
forcément, juge en tout cas de leur désirabilité ; images fabriquent du réel6. Les images créées remarques nomina-
listiques sur la défini-
même chose face au miroir. Le regard est aussi par les hommes fabriquent un genre féminin à tion d’une discipline »,
juge. Regarder n’est pas seulement voir, mais l’image de leur désir : mince, blanche, fragile, dis- T-O-M-B-O-L-O.eu,
France, 2014
aussi évaluer. ponible. Elles assignent le féminin à la passivité
Les hommes regardent les femmes alors que et le maintient dans la docilité de l’observée.
les femmes s’observent en train d’être regardées,
écrit John Berger dans Voir le Voir5. Le male gaze PHARMACOPORNO
apprécie le corps des femmes selon les critères Le premier numéro de Playboy parait en I. FIRST TIME in any
du désir hétéro-masculin : il décide de ce qui est 1953 à Chicago et promet pour la première fois magazine FULL COLOR
the famous MARILYN
désirable ou non ; il est sentencieux. La femme dans un magazine, la célèbre Marylin Monroe nue, MONROE NUDE.
adoptant le regard masculin s’évalue elle-même en couleursI. L’actrice salue la foule, encore habil- 2. PRECIADO Paul
et juge aussi les autres femmes. En fait, le pou- lée d’une robe noire satinée, décolleté plongeant. B., « Pharmaco-
pornographic
voir des femmes réside dans le contrôle du C’est le début d’une popularisaton de la porno- counter fictions »,
regard masculin. graphie et des photographies érotiques, dont Gender Talents: A
Special Address, Tate
Kimberley Conrad ne gagne pas d’autorité les playmates et les pin-ups sont les égéries. Modern’s The Tanks,
en empruntant les habits du dominant mais en Dans la conférence « Pharmacopornographic Londres, 2 février
2013
créant et en diffusant une image d’elle-même qui counter fictions » que Paul B. Preciado donne
capte et satisfait le regard masculin. Son pouvoir à Londres en 20132, il fait état d’une transfor- III. La notion de biopo-
litique apparaît pour
à elle réside dans son image. Elle représente un mation politique dans le contrôle des corps la première fois en
idéal féminin, pas tant parce que les femmes et des subjectivités dans les années 40-50. 1974 à Rio de Janeiro
dans une série de
désirent lui ressembler que parce qu’elle attire Nous passons, nous dit-il, du régime biopoli- cours que donne
le regard des hommes. Les femmes désirent tiqueIII décrit par Michel Foucault à un régime Michel Foucault sur
la médecine sociale.
être comme elle pour contrôler à leur tour le pharmacopornographiqueIV.
28 NO MIRAGE 29 PLAYMATE

Son fonctionnement Le thème retenu était donc la « biopolitique » : synthétiques, de la diffusion globale de flux d’images defined by your power
et ses effets seront to give death.
développés en
j’entendais par là la manière dont on a essayé, pornographiques, de l’élaboration et dissémination
1975 dans l’ouvrage depuis le XVIIIe siècle, de rationaliser les problèmes de nouvelles variétés de psychotropes synthétiques VII. Preciado nous dit
Surveiller et Punir aussi que la figure
tandis que sa genèse
posés à la pratique gouvernementale par les phéno- (Lexomil, Special K, Viagra, speed, crystal, Prozac, féminine est au
sera expliquée par le mènes propres à un ensemble de vivants constitués ecstasy, poppers, héroïne, Oméprazole...), du flux centre du régime
philosophe dans le biopolitique, et donc
cours qu’il donnera
en population : santé, hygiène, natalité, longévité, des signes et de circuits de transmission numé- de la reproduction
au Collège de France races...5. riques d’information, de l’extension à la totalité de la biopolitique : qui-
entre 1978 et 1979 : conque possède un
Naissance de la
Le régime biopolitique, ou biopouvoir est planète d’une forme d’architecture urbaine diffuse utérus est défini·e par
biopolitique. l’exercice du pouvoir mis en place à partir du dans laquelle des mégacités bidonvilles côtoient le biopouvoir comme
reproducteur·ice :
IV. Le concept de régime
XVIIIe siècle qui s’exerce sur les populations des nœuds de haute concentration de sexe-capital8. Biopolitical factory.
pharmacopornogra- elles-mêmes, au travers de nouvelles techniques Il s’agit toujours d’un gouvernement de
phique chez Preciado 8. PRECIADO Beatriz,
naît dans l’ouvrage
de production et de gestion des subjectivités. la vie et des subjectivités par un contrôle de Testo..., op. cit., p.32
Testo Junkie, sexe, Ce n’est plus un pouvoir souverain qui s’exerce la sexualité, mais le pouvoir n’est plus au ser-
9. Ibid
drogue et biopolitique
comme une réponse
par des techniques nécropolitiques — c’est-à- vice de la reproduction de la vie : elle est au
contemporaine, une dire qui donnent la mortVI— ; son but n’est plus service du capital. Ses techniques sont chirur- X. La force de travail
mise à jour de la bio- marxiste désigne
politique de Foucault.
la gestion des territoires, mais le contrôle et la gicales, chimiques et médiatiques, son but est ce que possède le
reproduction de la vie.Ainsi, il naturalise la conti- la reproduction monétaire. Le régime de pou- travailleur — son
5. FOUCAULT Michel, corps comme outil,
Naissance de la
nuité entre sexualité et reproduction : tout rap- voir contemporain théorisé par Preciado est un ses compétences et
biopolitique, Cours port sexuel doit être fécond ou tenter de l’être, régime postindustriel, global et médiatique [...] pre- connaissances — et
qu’il loue à un patron
au Collège de France
(1978-1979), Éditions
l’hétérosexualité est obligatoire, être femme, nant pour référence les processus de gouvernement pour produire une
Gallimard et Seuil, c’est être mèreVII. de la subjectivité sexuelle, dans ses modes molé- marchandise.
Collection Hautes
Études, Paris, 2004,
Pendant la seconde guerre mondiale, culaires (pharmaco-) et sémiotechniques (-porno)9.
p.323 changement de paradigme : les pin-ups des pulp Avec la découverte des hormones vient
VI. Dans sa confé-
magazines prennent vie. Elles s’appellent Marylin, une nouvelle compréhension et perception du
rence « Pharmaco- Bettie, Rita et posent pour Yank, le magazine des corps et l’invention de la pilule, qui sépare l’hé-
pornographic counter
fictions » qu’il donne
Forces Armées américaines, et plus tard pour térosexualité de la reproduction. Les corps des
à Londres en 2013, Playboy. Très largement diffusés, ces magazines pinups ne sont pas des corps de mères, mais le
Paul B. Preciado
explique également
font de l’érotisme un divertissement de masse. lieu du plaisir sexuel. Le moteur du capitalisme
que le régime sou- Le porno devient culture pop. Les bombes font est la recherche du plaisir sexuel. Acheter pour
verain qui précède le
régime biopolitique
exploser le biopouvoir et marquent le début de jouir ou faire jouir, acheter pour désirer ou être
fait du père la figure l’ère pharmacopornographique. désirable. Preciado emprunte à Marx la notion de
de pouvoir — c’est la
figure patriarcale —
Nous sommes face à un nouveau type de force de travailX pour l’actualiser dans le régime
et qu’il détient le capitalisme chaud, psychotropique et punk. Ces pharmacopornographique, qui devient potentia
pouvoir de donner la
mort. Par extension,
récentes transformations imposent l’agencement gaudendi.
nous pouvons dire de nouveaux dispositifs microprosthétiques de Je nomme potentia gaudendi ou « force
que la masculinité
s’est construite à
contrôle de la subjectivité avec des plateformes orgasmique » la puissance (actuelle ou virtuelle)
partir ou autour de ce techniques biomoléculaires et médiatiques. Cette d’excitation (totale) d’un corps. [...] Le capita-
pouvoir mortifère.
Your masculinity
« économie-monde » dépend de la production et lisme actuel met au travail la puissance de
has been historically la circulation de centaines de tonnes de stéroïdes jouir en tant que telle, que ce soit sous sa forme
30 NO MIRAGE 31 PLAYMATE

11. PRECIADO Beatriz, pharmacologique (molécule digestible qui agira sur ressembler à l’idéal qu’elle incarne, elle devient
Testo..., op. cit.,
pp.40-41
le corps du consommateur), de représentation por- consommatrice. Produit et cible du capital.
nographique (signe sémiotechnique convertible en Bien sûr, le corps des femmes était déjà
données numériques, transférable sur des supports objectifié et soumis au regard des hommes
informatiques, télévisuels ou téléphoniques) ou de avant Playboy, avant Yank, avant les pin-ups, avant
service sexuel (entité pharmacopornographique l’ère pharmacopornographique. Mais l’image de
vivante dont la force orgasmique et le volume affec- la pin-up est aussi celle de la légitimation d’une
tif sont mis au service d’un consommateur pendant sexualité au service du capital.
un temps donné, selon un contrat plus ou moins Une sexualité et une sexualisation des
formel de vente de services sexuels)11. corps qui peut être choisie par les femmes, et
Kimberley Conrad est productrice de désir. qui peut aussi être une émancipation. Être tra-
Mannequin et ouvrière. Le désir du lectorat est vailleuse du sexe, mannequin ou escort, pin-up,
multiple : désir d’incarnation — de Hugh Hefner prostituée, ou simplement être une femme dési-
ou de tout autre homme possédant le luxe et rable, c’est aussi, parfois, une manière de faire
la luxure —, désir de possession — de Kimberley siennes les armes de l’oppresseur. Retourner
Conrad, ou de tout autre corps féminin visuel- le stigmate. Se sexualiser soi-même et en tirer
lement attractif —, désir d’achat — du maga- profit. Puisque le seul pouvoir autorisé, pour
zine, mais aussi d’un mode de vie. Leur poten- les femmes est celui de contrôler le regard des
tiel orgasmique est redirigé par l’image vers la hommes, autant le faire à fond. Gagner de l’argent,
consommation. Kimberley Conrad produit et devenir célèbre, être indépendante. Ne privons
vend. Son corps agit comme agent publicitaire pas nos soeurs des armes auxquelles elles ont
du capitalisme pharmacoporno : son potentiel accès. Il ne s’agit pas de condamner un type de
de désirabilité est exploité comme appel à la féminité, ne célébrant que celle hors de la norme,
consommation. Le désir sexuel mène au désir seulement de mettre en lumière des rapports de
d’achat. pouvoir, des fictions politiques, des processus
Mais ce ne sont pas seulement les de naturalisation tellement courants qu’on ne les
hommes hétérosexuels qui en sont la cible : les voie plus, tellement établis que le reste n’existe
femmes hétérosexuelles aussi appartiennent pas. Rendre visible les rouages de la norme,
au cycle désir-achat. Leurs yeux sont tournés c’est-peut-être aussi montrer ses marges, pré-
vers Kimberley Conrad, et vers elles-mêmes. senter d’autres possibles. Les femmes peuvent
Pour ressembler à l’idéal qu’incarne la manne- être Kimberley Conrad, Kimberley Conrad peut
quin, elles doivent investir dans les technologies être Kimberley Conrad, mais elles peuvent aussi
cosmétiques de production du genre féminin : être autre chose.
sèche-cheveux, lisseur, rouge-à-lèvres, gaine,
céréales pauvres en sucre, ongles en résine,
faux-cils, faux-seins, hammam crème anti-âge,
stilettos, push-up, magazines féminins, épilation,
etc. Kimberley Conrad elle-même est soumise
au désir : pour produire une image idéale, pour
33

BOY, Entretien avec Sarah


VadéI I. Cet entretien trans-
crit un échange de
mails ayant eu lieu
Votre ouvrage Boy2, paru l’an dernier aux début décembre
2018 entre Sarah
Presses du Réel, compile des images publi- Vadé et moi-même,
citaires parues dans le magazine Playboy juste après sa
venue avec Office
étatsunien entre 1960 et 2003 et dresse ABC à l’ESADHaR
l’histoire d’une masculinité normée, idéale à pour le workshop
APPARITION, un ate-
travers l’iconographie publicitaire de Playboy. lier de fantasmes.
J’aimerais vous demandez dans un premier
2. VADÉ Sarah, Boy,
temps comment vous êtes venue à ces Les Presses du Réel,
images, à ce magazine, à la thématique de la Tombolo Presses,
France, 2017
masculinité alliée à celle du capital. Est-ce
que vous aviez déjà un intérêt pour ces ques-
tions ? Est-ce que vous les avez découvertes
avec les images ?

L’imagerie et la représentation de la femme


font partie de mes problématiques de recherche
depuis un certain temps. Et c’est via un travail
de recherche sur Madame Bovary que Playboy est
devenu un de mes objets d’étude. Le numéro
de septembre 2010 avait publié une nouvelle
traduction d’un chapitre de Madame Bovary et
j’étais très intrigué du contexte visuel dans
lequel ce texte allait apparaître, et je n’ai pas
été déçue car le texte été encarté d’une série de
photos de la playmate du mois, ainsi que d’autre
articles. Geste très étrange, mais qui a attisé
ma curiosité. Donc j’ai prolongé cette recherche
en téléchargement des pdf de Playboy afin de
décortiquer l’environnement visuel et l’histoire
de ce magazine.
La publicité dans le magazine était fort
présente : entre 1953 et 1960, elle apparaît
essentiellement dans des formats quart, demi
ou page entière, et c’est à partir de 1961 que
les annonceurs commencent à apparaîitre
34 NO MIRAGE 35 BOY, ENTRETIEN AVEC SARAH VADÉ

sur double-page. En faisant une petite ana- cowboy qui a fait identité de la marque. Une selle, 3. MONDZAIN Marie-
José, L’Image peut-elle
lyse quantitative, en 1953 un Playboy faisait des bottes, un ranch, un paysage sauvage avec tuer ?, Éditions
environs quatre-vingt-seize pages et en 1973 un train qui passe : la marque s’est emparée de Bayard, Montrouge,
2015
quatre-cent-cinquante pages, bien sûr qu’une tous les symboles qui accompagnent la figure
partie du contenu éditorial s’est déployé en dix du cowboy, et même si celui-ci n’apparaît pas
ans, mais la publicité a aussi progressivement sur les visuels, on sait que c’est Marlboro. Voir
pris une place à part entière. Le potentiel des ces annonceurs développer leur imagerie sur
visuels publicitaires de l’époque m’ont vraiment quarante ans, c’est aussi voir les mécanismes
interpellé par la manière dont étaient représen- de fabrication d’images presque d’épinal appa-
tés les sujets, ainsi que la place qu’ils avaient et raître. Il y a à la fois très peu d’évolution dans
prenaient dans le magazine. l’usage des symboles, mais les modes de repré-
sentation, et les points de vue, eux changent.
La masculinité dépeinte par ces On observe aussi qu’à partir des années 1985-
annonces publicitaires est une virilité carica- 1990, il y a une présence des corps beaucoup
turale, bien sûr centrée sur la consommation plus importante que dans les années 1970.
— avec la voiture, la moto, la cigarette, l’alcool —, Aussi Hugh Hefner — fondateur de Playboy —
mais aussi avec des figures plus passéistes, accordait une place très importante au choix des
comme celle du cowboy que l’on retrouve publicités qui apparaissaient dans son magazine
plusieurs fois tout au long de l’ouvrage. Quel afin qu’elles contribuent à renforcer des aspects
regard portez-vous sur ces images ? essentiels de l’image que le magazine entend
donner lui-même et de son lecteur. Ces publi-
Je pense que ces figures que vous dites cités mettent l’accent sur des représentations
passéistes étaient très contemporaines d’une de bon goût et d’élégance puisqu’on demande
certaine manière, pour l’époque de diffusion au lecteur d’acquérir toutes ces choses afin de
de ces publicités. Il ne faut pas oublier que s’améliorer.
Boy retrace quarante ans de publicité entre les
années 60 et 2000. Pour développer l’exemple Dans L’image peut-elle tuer ?3, Marie-José
du cowboy, égérie de la marque Marlboro, celui-ci Mondzain pose la question de la performa-
fait ses premières apparitions vers 1955 pour la tivité de l’image — non pas de ce qu’elle fait,
marque. Les campagnes qui ont précédé celles mais de ce qu’elle fait faire — au regard de
du cowboy étaient en grande partie destinées la passivité qu’elle induit chez le·a specta-
aux femmes. C’est en changeant de direction teur·ice. Pensez-vous que ces images sont
artistique et de cible que l’agence publicitaire performatives ? Que font-elles faire ?
Léo Burnett a changé de stratégie en utilisant
une imagerie plus masculine et plus virile. Ce qui Je ne suis pas experte en la matière car je
est fascinant avec cette figure du cowboy qui suis graphiste et non historienne ou philosophe
nous évoque aujourd’hui quasi instinctivement la de l’image. Mais mes recherches accordent une
marque Marlboro, c’est qu’au-delà du personnage, place importante à la dimension sociologique
c’est tout l’accoutrement et l’environnement du et anthropologique que peut comprendre et
36 NO MIRAGE 37 BOY, ENTRETIEN AVEC SARAH VADÉ

4. MANGEOT Philippe, véhiculer une/des image(s). Lors d’une confé- Les images qui apparaissent dans le livre
«  conférence avec
PRECIADO Paul B. et
rence à laquelle j’ai assisté de Paul B. Preciado ont été sélectionnés de manière très protoco-
CORDEIRO Volmir », (Conférence dans le cadre de l’Observatoire Des laire. Pour préciser, n’apparaissent dans Boy que
L’Observatoire des
passions #5, Centre
Passions, à Beaubourg le 17 juin 20184), il évoquait des publicités publiées sur double page, dont n’a
Pompidou, Paris, 17 la notion de mémoire des gestes, le fait de piocher été prélevée que la page où il n’y avait pas d’in-
juin 2018
dans un catalogue donné de mouvements ceux formations textuelles. Donc en soi l’ouvrage pré-
qui viendront construire notre corps. Il nomme sente l’imagerie des plus grands et importants
cette attitude platonicien de l’anatomie politique, annonceurs de la deuxième partie du XXe siècle.
en opposition à nietzschéen du geste. Sans ren- Donc je n’ai pas choisi d’écarter certains sujet,
trer dans le développement de ces deux notions ce protocole me permettait au contraire d’être
qu’il pointe et qui me semble passionnantes, et dans une observation objective. Après il faut rap-
qui est son territoire de recherche, regarder le peler que Playboy était un magazine destiné au
corpus d’image de Boy avec la conscience de jeune célibataire urbain, qui proposait un nou-
ces notions enrichit les strates de lecture. Dans veau mode de vie, et de s’accaparer de sujet qui
le catalogue de l’artiste Alexandre Bachzetis An était  à l’époque destiné seulement aux femmes.
Ideal for Living il écrit : Un magazine destiné au nouveau consomma-
Le platonicien de l’anatomie politique, dans teur qui souhaite décorer lui-même son intérieur,
ce répertoire donné de gestes, distingue les bons écouter sa musique, lire des articles d’auteurs
des mauvais. Il y voit par exemple des gestes vérita- qu’ils apprécient… Il y a un peu l’idée d’un entre
blement féminins et masculins, en dehors desquels soi, entre hommes, d’ailleurs Playboy avait aussi
tout n’est que pathologie, imposture ou parodie. des clubs dans lesquels les adhérents pouvaient
Pour lui, les corps sont des objets en mouvement qui se retrouver. Donc il n’est en fait pas étonnant de
apprennent à incarner le canon du genre et aspirent voir très peu de femmes dans ces publicités, les
à la perfection performative. Le but d’un platonicien annonceurs sont essentiellement des marques
est de se construire une identité, d’être un homme, de liqueurs, d’alcools, des fabricants d’automo-
une femme, un enfant, un père, un Américain… biles et de toutes sortes de produits destinés
 Je pense que ces publicités font partie du aux hommes : cigarettes, briquets, parfums, che-
catalogue en question. mises magnétophones, caméra, appareil de sté-
réophonies… Il n’y a pas de publicités pour des
En consultant votre livre, j’ai été assez livres érotiques, sans doute pour qu’il n’y ait pas
frappée par la faible occurrence des femmes. de redondance dans une revue qui consacre une
Il y en a, bien sûr, parfois découpées — on ne large place à la sexualité. Mais dans cette obser-
voit qu’une jambe, que les yeux ou le ventre vation objective et sélection protocolaire il est
– mais elles sont largement minoritaires par aussi intéressant de constater qu’en évinçant
rapport aux hommes. Est-ce c’est vous qui le 20% de contenu érotique et les articles et ne
avez choisi de les écarter, est-ou est-ce que garder que la publicité, élément paratextuel au
la proportion masculin/féminin dans Boy magazine, surgit une dimension homo érotique
est représentative des annonces de presse flagrante et peu attendue à première vue. C’est
parues dans Playboy ? tout le contre point que propose Boy.
38 NO MIRAGE 39 BOY, ENTRETIEN AVEC SARAH VADÉ

V. Faire Atlas est un pro- Vous travaillez également aux Ateliers qu’est-ce qu’elles véhiculent, quelles sont leur
jet en cours de Sarah
Vadé avec Charlotte
Médicis sur le projet Faire AtlasV avec des nature. L’objectif est aussi de les manipuler, de
Denamur dans le élèves de primaire, qui consiste en la concep- s’en emparer et de les éprouver  afin d’en saisir
cadre des Ateliers
Médicis avec l’école
tion d’un corpus iconographique à partir de d’autres lectures qu’une lecture frontale. L’idée
primaire de Notre- manuels d’histoire. Vous êtes aussi inter- est aussi de confronter plusieurs éditeurs, peut-
Dame de Cenilly.
venue à l’ESADHaR avec Office ABC pour un être de différentes périodes afin d’observer les
workshop autour du livre fictif au cinéma, nuances, les différences ou occurrences. C’est
dans lequel on retrouve la notion de collec- dans ces variations que je trouve aussi un intérêt
tion. Est-ce que vous pouvez me parler de à collecter des choses. Mais le projet est encore
cette pratique et de celle de l’atlas ? Pourquoi en cours d’ajustement, il démarrera en février
collecter/collectionner/compiler des images ? prochain.
Quelles qualités dans l’image trouvée ?

Ce ne sont pas des images trouvées, mais


des images recherchées. Il est en fait question
de geste éditorial, au-delà du travail de mise en
forme, ce qui m’intéresse ce sont les différentes
étapes que peut comprendre le travail d’éditer,
de la matière informe, à sa forme publiable. Pour
reprendre les mots employés dans votre ques-
tion, collecter / collectionner / compiler, ce sont
des gestes que comprend la définition d’edit en
anglais, sauf que vous n’évoquez qu’une par-
tie. Des verbes tels que sélectionner, agencer,
articuler, adapter, monter, arranger font aussi
partie de cette même définition, et ce sont
des gestes aussi issus du design graphique.
Pour une partie de ma pratique, le design gra-
phique est un outil qui me permet le travail
d’agencement, d’articulation, de hiérarchie, de
structure et de mise en forme qui a à voir avec la
manière dont on perçoit un contenu et informe
sur la manière dont lui-même a été perçu.
Le projet Faire Atlas a pour intention de faire
regarder des images qui font partie du quoti-
dien d’écolier autrement que comme simple
illustration passive au sujet du chapitre abordé.
Qu’est-ce que ces images représentent,
qu’est-ce qu’elles sont au-delà d’être illustration,
41

ƞƞ Family relaxing on
sofa, Shutterstock

UN PAPA, UNE MAMAN


Quatre individus blancs, deux adultes et deux
enfants, regardent l’objectif. Ils sourient avec les
dents. Un père, une mère, un garçon, une fille. Une
famille heureuse. Les parents enlacent les enfants,
leurs visages se touchent. Ils sont penchés sur le
dossier de leur canapé Ikéa neuf, modèle Friheten
3 places, convertible — c’est pratique pour les invi-
té·e·s — devant la grande baie vitrée qui donne sur
le jardin. Ils posent dans leur maison, confortable
et moderne. Papa et maman ont fait un emprunt
pour ça. Ielles sont jeunes : trente-cinq ans tout au
plus ; leurs enfants en ont huit et douze. Papa porte
une chemise bleu ciel, de la même couleur que le
t-shirt de son fils. Il pourrait être commercial ou
agent immobiler, banquier, assureur. Le week-end,
il troque son pantalon de costume pour un jean,
mais garde la chemise. Papa a deux smartphones :
un pour le boulot et l’autre pour lire Le Monde et
écouter Spotify dans les embouteillages. Il éteint le
premier le week-end, mais il répond à ses mails pro
sur son téléphone perso. Ca agace maman : il n’a
pas à faire ça, mais ça va, ça ne lui prend que deux
minutes. Maman porte un tee-shirt rose. Le rose,
c’est pour les filles. Son métier à elle ne requière pas
de tenue particulière, ou de celles qu’on laisse aux
vestiaires — une blouse d’infirmière, un uniforme de
caissière, de contrôleuse SNCF ou de spa-manager.
42 NO MIRAGE 43 UN PAPA, UNE MAMAN

Depuis qu’elle est maman, elle travaille à mi-temps : déjeuner chez papi-mamie, balade en forêt, virée au
moitié salariée et femme au foyer. Elle travaille cinq centre commercial ou séjour à central-parks, ciné
matinées par semaine, de huit heures à midi. En et pizzas à emporter. Papa, maman et les enfants
sortant du travail, elle se dépêche de prendre la sourient de toutes leurs dents, dans une expression
route pour aller chercher les enfants à l’école. Ielles de bonheur éternel.
n’aiment pas manger à la cantine. Maman prépare
tout la veille — quand elle a le temps — ou achète SPECTACLE
surgelé. Il n’y a plus qu’à réchauffer. Aujourd’hui, c’est Le cliché de cette famille provient d’une banque 1. DEBORD Guy, op. cit.,
p.16
escalopes de dinde élevée en plein air et haricots d’images. Pas de vraie famille, mais des manne-
verts Picard ; Babibel et clémentines pour le dessert. quins. Papa ne connait pas maman, les enfants
Parfois, il reste assez de temps pour une partie de viennent de rencontrer leurs parents du jour.
Uno après le repas. Son fils est mauvais joueur, il Chaque membre de la famille a été maquillé par
arrête la partie lorsque sa soeur gagne. Elle laisse des professionnel·le·s. On a choisi leurs vête-
faire. L’après-midi, maman profite du calme pour ments et loué un décor pour le shooting. C’est
repasser la pile de linge devant la sixième saison le·a photographe qui leur a demandé de sourire.
de Orange is the new black. C’est son petit moment Cheeeeese ! Il faut que les gens comprennent
à elle. Ensuite, elle range la maison ou part faire les qu’on vous êtes une famille normale.
courses — c’est l’heure creuse. Maman s’occupe Les banques d’images sont peut-être les
du linge, des repas, des devoirs des enfants — sauf manifestations les plus évidentes du spectacle
les maths : c’est papa qui s’en charge — ; elle les que décrit Guy Debord.
emmène au Judo, aux cours de piano, chez le méde- Le spectacle n’est pas un ensemble d’images,
cin ; maman prépare les gâteaux pour les goûters mais un rapport social entre des personnes, média-
d’anniversaire — les enfants disent qu’ielles l’aident, tisé par des images1.
mais lèchent les plats — ; maman insiste pour Le spectacle est la diffusion via des dispo-
qu’ielles se lavent bien les dents et aident à débar- sitifs audio-visuels, bureaucratiques, politiques
rasser la table, non, pas juste ton assiette ; maman et économiques d’un modèle de vie unique, au
renouvelle les cartes de bibliothèque et pense à service de l’idéologie dominante et de ses ins-
inviter les voisin·e·s à dîner : c’était chez ielles, la titutions (la famille, l’État, l’école, le travail, etc).
dernière fois. Tout ça, elle le fait avec bonheur. Elle La société du spectacle créé et maintient un
allie avec brio le rôle de maîtresse de maison, de ensemble de normes sociales diffusées par des
mère et d’épouse ; impeccable en toutes occasions. images, qui sont à la fois ses manifestations et
Elle est une femme épanouie. Papa aussi est heu- ses conditions d’existence. Ces images doivent
reux : il gagne bien sa vie, il est respecté par sa être comprises ici au sens de modèles ; elles
hiérarchie ; à la pause café, il a toujours le bon mot ne sont pas nécessairement visuelles. Elles
pour faire rire ses collègues. Il prend soin de lui. Il sont produites par la société du spectacle et
a arrêté de fumer. Le midi, il passe une heure de sa s’incarnent dans des pratiques sociales et ins-
pause déjeuner à la salle de sport. Ce qu’il préfère, titutionnelles répétées. À ce titre, nous pouvons
c’est pédaler devant Netflix, peinard dans sa cabine observer un rapprochement entre la notion de
individuelle. Les week-ends se passent en famille : spectacle de Debord et celle de performativité de
44 NO MIRAGE 45 UN PAPA, UNE MAMAN

2. BUTLER Judith, op. cit. Butler2. Le genre est performatif au sens où il est FAMILLE I. Le terme « cisgenre »
désigne une identité
3. J’emprunte le terme
produit par la répétition d’un ensemble d’actes, Cette famille parfaite, parfaitement normale, plus de genre dans
à Vivien Philzot, qui de paroles, de pratiques collectives, intimes que normale, n’existe pas. Ce n’est pas seule- laquelle le genre
l’emploie dans sa ressenti correspond
conférence « L’image
comme institutionnelles. Il n’a pas d’origine ou ment cette image qui est une mise en scène, à celui attribué
normale, la construc- de nature : il est image et uniquement image. ni la scéance photo : la famille elle-même est à la naissance. Il
tion du regard dans est l’opposé de
l’espace public »
En ce sens, nous pouvons dire que le genre est spectacle. De la même manière que le genre, « transgenre ».
pour désigner, entre l’une des normes sociales du spectacle, et que l’institution familale est produite par la répé-
autres, les coloramas, 2. Voir la sous-partie
immenses images
le spectacle est l’ensemble des normes sociales tition performative de dispositifs culturels et « Pharmacoporno »
publicitaires de performatives : la bureaucratie, l’hétérosexua- politiques. Faire partie d’une famille, c’est être dans l’étude de cas
Kodak placardées « Playmate ».
sur un mur du Grand
lité, la famille sont, au même titre que le genre, hétérosexuel, un homme — cisgenreI — et une
Terminal Central de des institutions normalisantes dont les repré- femme — cisgenre — en couple exclusif, concu-
New York de 1950
à 1990, qui mon-
sentations sont assez omniprésentes et répé- bin·e·s, c’est dire bientôt nous serons trois, faire
traient des scènes tées pour faire oublier leur caractère construit des enfants, confier leur éducation à la mère
toujours joyeuses de
vacances, de repas
et non naturel. Le spectacle est la production et à l’école, acheter un monospace et une plus
en famille, de couple, d’images normales3, c’est-à-dire d’images qui grande maison, trouver ça formidable. Faire par-
etc., dans lesquelles
apparaissait aussi
sont à la fois normées et normalisantes : produit tie d’une famille, c’est performer l’idéal de famille
un.e photographe. et productrices de norme. Le genre est le produit produit par la norme. Ce n’est pas nécessaire-
ƞƞ PHILIZOT Vivien,
« L’image normale,
d’un ensemble d’actes et de discours specta- ment répondre à tous ces critères, mais essayer
la construction du culaires et en produit à son tour. Le spectacle assez pour être apprécié comme telle. La famille
regard dans l’espace
public », Journée
est la vie mise-en-scène, dont un autre avatar ne supporte pas d’autodétermination : il ne suffit
d’études Regards pourrait être le selfie ou les photos instagram. pas de penser le lien que l’on entretient avec
sur le paysage
urbain, Université de
Ces images ne sont pas seulement les témoins d’autres individus comme étant une structure
Strasbourg, 25 avril de la vie ou les regards de leurs photographes, familiale, il faut qu’il soit considéré comme tel
2017
mais des mises-en-scènes de vie dont la diffu- par l’extérieur. L’État décide de la validité ou non
IV. Les likes peuvent être sion apporte reconnaissance socialeIV. Il n’est des familles : elle ne reconnait pas les parent.e.s
vus non seulement
comme un indicateur
pas seulement question de montrer ce que l’on non biologiques, que ce soit dans le cadre de
de notoriété, mais vit, mais de rendre son quotidien instagramable. couples homosexuels, de familles recomposées
aussi comme une de
forme de reconnais-
La médiatisation elle-même s’intègre au mode — dans lesquelles les beaux-parents peuvent éle-
sance ou de valida- de vie. ver les enfants —, de familles polyamoureuses
tion sociale, la popu-
larité d’une image
Le spectacle est un système fermé : avec plus de deux parents, etc. À l’inverse, la
— et de son auteur·ice l’image construit la réalité qu’elle prétend décrire. parentalité est simplement déclarative pour les
et/ou sujet — délimi-
tant le désirable et le
L’image imite la représentation qui la précède. parents biologiques cisgenres et hétérosexuels :
quelconque, le normal L’image imite l’image. L’humain·e imite l’image. la mère n’a qu’à faire inscrire son nom dans l’acte
et l’anormal.
La vie devient l’image et nous oublions qu’elle de naissance, et le père doit se rendre à la mairie
n’était, au départ, que l’imitation d’une vie qui pour se déclarer à l’état civil, sans demande de
n’existait pas. justificatif.
Dans la conception contemporaine de la
famille s’exprime encore le régime biopolitique2.
En naturalisant la relation entre hétérosexualité
46 NO MIRAGE 47 UN PAPA, UNE MAMAN

3. Straight, c’est l’hété- et reproduction, il a aussi naturalisé le lien entre transidentités restent au placard, les hommes 7. LAPINTE Aude,
ronormativité : celle division Enquêtes
qui ne sort surtout
famille et hétérosexualité. La famille est hétéro gays très hommes rejettent les folles, les butchs et études démogra-
pas des normes — straight, pour reprendre le terme de Monique ne sont pas des femmes. phiques, « Un enfant
sociales de sexualité sur dix vit dans une
et de sociabilité : l’hé-
Wittig3 — ou n’est pas, l’hétérosexualité étant ici Pourtant, le modèle de famille hétéro- famille recomposée,
térosexualité comme à comprendre comme régime politique, et non sexuel présenté dans cette image semble être INSEE, France, 2013
régime politique, qui
impose ses règles
plus simplement comme pratique sexuelle. Si les en décalage avec la réalité sociologique occi-
et ne les questionne familles homoparentales accèdent de plus en dentale. Selon une enquête de l’INSEE parue en
surtout pas.
Preciado cite
plus à une reconnaissance étatique, notament 20137, en France, 9,3% des familles sont recom-
Monique Wittig dans avec la promulgation du mariage pour tous en posées, tandis que 18% sont monoparentales
le chapitre 4 : « his-
toire de la techno-
2013, qui autorise des personnes du même sexe — dans 86% des cas, il s’agit d’une femme seule
sexualité » de Testo à se marier et à adopterIV, elles doivent calquer avec un.e ou plusieurs enfants. Notons que l’en-
Junkie
ƞƞ PRECIADO Beatriz,
leur fonctionnement sur le modèle familial hété- quête ne mentionne pas les familles homoparen-
Testo..., op. cit., rosexuel. Le mariage étant une institution hétéro- tales, celles-ci n’étant pas encore reconnues par
pp.65-77
sexuelle, les revendications en faveur du mariage l’État au moment du sondage. Nous pouvons
IV. Les adoptions pour tous d’une part de la communauté LGBTQI établir qu’au minimum, 27,3% des familles ne
concernent en fait
les enfants biolo-
s’engagent sur une voie hétéronormative5, nous correspondent pas au modèle traditionnel. Cette
giques de l’autre dit le philosophe queer Sam Bourcier dans son famille blanche hétéronormale est peut-être en
parent. L’Association
des Parents Gays
article « Homosexus normaticus entre mariage passe de devenir obsolète. Dans la reproduction
et Lesbiens ne unidimensionnel et droits sexuels ». C’est-à-dire de cet idéal et de ses valeurs, c’est le biopouvoir
recensent que quatre
adoptions hors de ce
une homosexualité assimilée par la norme hété- qui lutte pour subsister. Mais le modèle familial
cadre en 2018. rosexuelle : une homosexualité qui en adopte les et les modalités de contrôle des subjectivités,
5. BOURCIER
codes et qui est assimilée à la norme. des corps et des modalités de reproduction
Marie-Hélène, Puisqu’il s’agit d’intégrer l’institution du se transforment déjà dans le nouveau régime
« L’homosexus
normaticus entre
mariage et non de la modifier, il faut en admettre pharmacopornographique.
mariage unidimen- la culture : adoption de la séquence naturalisante
sionnel et droits
sexuels », Mouvements
traditionnelle ; le mariage comme valeur et but dans LA MAMAN ET LA PUTAIN
n°49, 2007/I, Éditions la vie ; qui dit mariage dit enfants ; qui dit mariage À l’ère pharmacopornographique, les femmes
La Découverte, Paris,
2007
dit célébration d’un amour ou collusion de l’amour cisgenres sont tiraillées entre des injonctions
et du sexe, d’où le silence marqué sur la promiscuité contradictoires. Le régime biopolitique a consi-
6. Ibid
sexuelle ou des conceptions moins domestiques ou déré leurs corps comme le lieu de la reproduc-
plus exploratoires de la vie sexuelle6. tion de la vie, et a rendu la maternité obligatoire,
Revendiquer l’accès au mariage plutôt que tandis que le régime pharmacopornographique
de nouvelles formes légales d’union revient à en a fait un produit de consommation sexuelle
demander un droit de ressemblance plutôt qu’un hétéro-masculin. En fait, les exigences pharma-
droit à la différence. C’est aussi désavouer des coporno n’ont pas remplacé celles du biopouvoir :
pratiques et identités jugées trop marginales, les secondes se sont ajoutées aux premières.
trop éloignés de la norme pour être assimilables, Cependant, l’apparition de la notion d’hormone
non-domesticable. C’est aussi maintenir la marque un tournant, puisqu’elle permet une nou-
dichotomie entre le féminin et le masculin. Les velles compréhension et perception du corps.
48 NO MIRAGE 49 UN PAPA, UNE MAMAN

1. PRECIADO Paul B., Avec le début de l’ère pharmacopornograhique, le corps médical. 3. ILLICH Ivan, La convi-
« Pharmaco... », op. cit. vialité, Éditions Seuil,
la production de vérité passe de la théologie à la Le paradoxe est que plus l’outil devient simple, Collection Essais,
2. PRECIADO Beatriz, science, nous dit Preciado1. Ce n’est plus l’Église plus la profession médicale insiste pour en conser- Paris, 2014 p.16
Testo..., op. cit., p.155
qui dessine les modèles à suivre, mais la science ver le monopole3. IV. La stérilisation volon-
au service du libéralisme. La maternité, cepen- Les dispositifs de contraception per- taire est une solution
contraceptive chrirur-
dant, reste obligatoire. Avec l’apparition de la mettent de réguler sa fécondité, mais ils doivent gicale définitive pour
pillule, les personnes dotées d’un utérus peuvent être prescrits par des médecins, qui parfois, les personnes ne
souhaitant pas ou
contrôler leur fécondité. Pas question, cepen- choisissent à notre place ; la pillule du lende- plus avoir d’enfants.
dant, qu’elles renoncent à leur rôle de mère. Elles main s’achète en pharmacie ; l’avortement est
V. Nullipares : personnes
choisissent quand, mais pas si. légal mais souvent dissuadé ; l’accouchement n’ayant pas d’enfant.
Elles peuvent faire appel aux biotechno- s’effectue allongé·e pour le confort des méde- Le terme ne désigne
pas seulement les
logies de la médecine pour tomber enceintes cins ; la stérilisation volontaireIV est refusée aux personnes stériles,
— PMA, congélation d’ovocytes — ou accou- nulliparesV. Le corps médical, les images nor- mais aussi celleux
qui ne souhaitent pas
cher — césarienne —, mais elles doivent de toute males et l’ordre social s’accordent pour inciter devenir parents.
manière procréer. L’acte sexuel n’est plus obliga- les femmes à procréer. Alors, c’est pour quand ?
toirement reproducteur, mais le corps dit féminin Il faut être mère, mais rester femme, c’est-
reste indissociable de la maternité. La libération à-dire rester désirable pour l’ordre hétéropa-
sexuelle n’est pas complète. triarcal. Continuer à dépenser un temps et des
Au cours du XXe siècle, la recherche hormo- sommes considérables dans les accessoires de
nale est marquée par un déséquilibre politique : la féminité 2.0, tout en étant enceinte/en accou-
l’intérêt pour les testicules et les hormones mascu- chant/en élevant ses enfants. Avec le sourire. Il
lines a pour but de viriliser et de sexualiser les corps faut être la mère, l’amante et l’épouse à la fois,
d’hommes, associant dès le début testostérone et jamais l’une plus que l’autre. Il faut être tout mais
jeunesse, force, désir sexuel, vigueur et énergie pas trop : sexy mais pas vulgaire, séduisante pour
vitale ; tandis que les projets de recherche concer- tous mais disponible pour un seul homme, pré-
nant les hormones considérées comme féminines sentable auprès des beaux-parents, il faut avoir
ne visent qu’à contrôler la sexualité des femmes et de la conversation, mais ne pas être trop bavarde,
leur capacité de reproduction2. gérer la maison et les enfants et ne jamais s’en
En fait, la médecine dépossède les femmes plaindre, être mince mais pas maigre, être belle
de leur corps. Les outils et découvertes scienti- au naturel. Il faut obéir à des injonctions contra-
fiques, s’ils peuvent être présentés comme des dictoires. La femme a toujours tort.
vecteurs de liberté — comme c’est le cas pour Parce que l’idéal de la femme blanche, sédui-
la pillule — restent en fait dans les mains des sante mais pas pute, bien mariée mais pas effacée,
médecins. Ivan Illitch écrit à ce propos dans travaillant mais sans trop réussir, pour ne pas écra-
La convivialité que l’amélioration de la médecine ser son homme, mince mais pas névrosée par la
moderne a conduit à un monopole de la méde- nourriture, restant indéfiniment jeune sans se faire
cine sur les corps, par l’invisibilisation des méde- défigurer par les chirurgiens de l’esthétique, maman
cines traditionnelles, par la création de la notion épanouie mais pas accaparée par les couches et
de spécialiste et l’appropriation des savoirs par les devoirs d’école, bonne maîtresse de maison
50 NO MIRAGE 51 UN PAPA, UNE MAMAN

6. DESPENTES Virginie, mais pas bonniche traditionnelle, cultivée mais les médecins — blanc·he·s — qui croisent les bras, 2. Ibid
King Kong Theorie,
Éditions Grasset et
moins qu’un homme, cette femme blanche heureuse les entrepreneur·euse·s qui se serrent la main 3. Ibid
Fasquelles, Le livre de qu’on nous brandit tout le temps sous le nez, celle — ielles sont parfois racisé·e·s : le libéralisme
poche, Paris, 2006 4. Ibid
à laquelle on devrait faire l’effort de ressembler, à accueille tout le monde —, les jeunes femmes
part qu’elle a l’air de beaucoup s’emmerder pour — blanches — qui mangent leur laitue en souriant.
pas grand-chose, de toutes façons je ne l’ai jamais Si ces clichés peuvent prêter à sourire, restent
croisée, nulle part. Je crois bien qu’elle n’existe pas6. qu’ils participent à construire des normes
sociales, et avec elles, des rapports de pouvoir.
IMAGES NORMALES Ces images relèvent de la loi, du code ou de l’ha-
1. PHILIZOT Vivien, Cette photographie, comme les autres clichés bitude, pour paraphraser encore Philizot2. Elles
«  When... », op. cit.
de banques d’images, n’est pas la représenta- représentent la famille tel qu’il est d’usage de la
tion d’une réalité sociologique, ni la présenta- représenter. Nous comprenons que cette photo
tion d’une famille particulière ou d’un type de représente une famille non pas parce qu’elle
famille. Ce qu’elle veut nous montrer, c’est l’uni- ressemble à une famille, mais parce qu’elle res-
versel, c’est-à-dire ce qui est admis et non ce semble à la représentation conventionnelle de
qui est le plus courant. Ces images ne sont pas la famille.
témoins, mais productrices de vérité : en créant [...] Dès lors, l’image « libre de droits », cette
un modèle, elles induisent la performance répé- image trop parfaite d’une famille blanche souriante
tée de ce modèle. Dans son article «  When is attablée devant une dinde de Noël nous renseigne-
Graphic Design, quelques remarques nominalis- rait moins sur ce qu’est une famille que sur notre
tiques sur la définition d’une discipline »1, nous rapport à l’institution familiale dans le contexte de
l’avons vu,Vivien Philizot écrit à propos du design sa représentation médiatique3.
graphique qu’il fabrique du réel. Les images Par la répétition d’une même représenta-
publiques fabriquent du réel. Elles diffusent, tion, par l’usage répété du même code, l’image
maintiennent, encouragent un idéal qui n’a pas se confond avec l’objet qu’elle représente. La
de nature, qui est inatteignable, mais qui n’est famille, dans l’inconscient collectif, devient cette
pas intangible pour autant : il prend vie dans la image. Nous oublions que l’image n’est qu’une
somme des dispositifs performatifs qui tentent image et nous lui accordons valeur de vérité ou
de lui ressembler. L’image produit du réel parce d’objectivité.
qu’elle produit de la norme — ou produit-elle de Un des effets du symbole, c’est la naturalisa-
la norme parce qu’elle produit du réel ? tion de la relation qu’il établit4.
Il suffit de naviguer sur les sites des C’est ce processus de naturalisation qui
banques d’images pour réaliser que toutes les transforme les archétypes en modèles, et le
images d’une même catégorie se ressemblent, modèle en réel. Un autre exemple pourrait être la
non seulement d’un point de vue formel, mais polarité rose/bleu. Le père et le fils sont habillés
aussi symbolique. Elles construisent des arché- en bleu ciel, tandis que la mère porte un tee-shirt
types : nous avons déjà parlé de la famille blanche rose. Si nous pouvons aisément comprendre
hétéro, avec deux enfants — un garçon, une fille — ; qu’il n’y a pas de nature dans l’attribution des
il y a aussi les malades — blanc·he·s — qui sourient, couleurs, nous pouvons cependant observer une
52 NO MIRAGE 53 UN PAPA, UNE MAMAN

distribution genrée entre le rose et le bleu, non ou objective est impossible.


seulement dans les images publiques comme
celle-ci, mais aussi dans le monde réel. Une IMAGES INDIFFÉRENTES OU DÉSIRANTES
polarité qui, si elle est évidemment construite, 13 séjours pas cher pour un Spring Break en famille ;
est suffisament répétée pour se faire oublier. 6 conseils pour rétablir le respect dans les relations
Lorsque les relations symboliques bleu = garçon conjugales ; Entrepreneur en climatisation fiable
et rose = fille sont tellement usuelles qu’elles à Cleveland ; La signification du symbole du rêve :
prennent la forme de l’évidence, alors les jouets famille ; Incompatibilité des couples iraniens ; La
et les habits des petits garçons se teintent en prochaine génération devrait se lancer sur le mar-
effet de bleu et les objets roses deviennent ché immobilier alors que les experts prédisent la
des objets féminins, interdits aux garçons. La fin des prix inabordables ; sont quelques unes des
séparation des couleurs maintient également légendes ou des titres associés à cette image
la dichotomie entre masculin et féminin et l’at- sur divers sites internet.
tribution de rôles genrés, acquis dès l’enfance, à Les images de banques n’ont pas de
travers les jouets notament. contexte de diffusion prédéfini : elles peuvent
La représentation massive et uniforme apparaître sur n’importe quel support, pour n’im-
de la famille construit un modèle de vie unique, porte quel usage. Toute personne qui achète
excluant par là-même les autres formes de vie les droits de diffusion peut l’utiliser à sa guise,
collective et les autres identités. Dans un monde y associer le texte et les idées qu’elle veut. Ces
d’image, ce qui n’est pas représenté n’existe pas. images sont indifférentes à leur conditions de
Les personnes racisées, les personnes LGBTQI, diffusion. On les retrouve ainsi autant sur des
les personnes en situation de handicap, les sites webs journalistiques britanniques que sur
migrant·e·s, les travailleur·euse·s du sexe, les des blogs personnels persans, des sites mar-
personnes psychiatrisées sont trop marginales chands américains, des médias turcs indépen-
pour apparaître dans ces images, et leur invisibi- dants, etc. Ce sont des images dociles, mal-
lisation les fragilise et les ostracise encore. Ielles léables. Puisqu’elles doivent pouvoir s’adapter
ne sont pas normales. Les banques d’images, à une multitude de contextes de diffusion, elles
en ne montrant que des modèles souriant.e.s, doivent apparaître comme neutres. Ce qu’elles
associent ces figures normatives au bonheur. veulent représenter, c’est l’universel, c’est-à-dire
Hétérosexualité = bonheur ; famille = bonheur ; le modèle dominant. Les images libres de droit
travail = bonheur ; achat = bonheur. La joie est sont invariablement lisses, sans accroc. Il fait
aussi associée à la consommation. Pour être toujours beau, le sourire est sur toutes les lèvres,
heureux·ses, soyez comme ielles. Pour être les peaux sont lisses et jeunes, les enfants sont
comme ielles, consommez comme ielles. Ces sages. Chaque scène est baignée de la même
images participent à maintenit le pouvoir de l’hé- lumière douce et diffuse. Elles nous offrent le
térosexualité comme régime politique. spectacle d’un bonheur continu et sans vagues.
La réalité dont nous faisons l’expérience Elles nous promettent sérénité, calme, bien-être,
n’est qu’une construction vécue collective- prospérité.
ment. Toute recherche d’une réalité première Ces images font appel à notre désir. Mais
54 NO MIRAGE 55 UN PAPA, UNE MAMAN

1. MITCHELL W.J.T., ce qui les anime elles, c’est une énergie vitale publicitaires à part entière. Non seulement elles 6. COCCIA Emanuele,
Que veulent les
images ? Une critique
d’expansion : elles veulent exister, elles veulent peuvent être consciemment utilisées comme op.cit.

de la culture visuelle, se reproduire, s’étendre sans limite. Elles nous telles — comme lorsqu’une compagnie de cli- VII. bien que les images
Éditions Les Presses imprimées peuvent
du Réel, Paris, 2014;
séduisent pour se multiplier. matisation à Cleveland l’affiche sur son site-vi- elles aussi dispa-
première édition : Dans Que Veulent les Images, une critique de trine — mais surtout, elles présentent déjà des raître, comme c’est
2005 le cas pour les pan-
la culture visuelle1, Mitchell considère les images caractéristiques publicitaires. Ce qui définit neaux publicitaires.
2. Ibid, p.13 non comme des objets inertes, mais comme des l’image libre de droit, c’est son ubiquité — son
3. Ibid, p.75
entités dotées de vie et de désir et pense une aptitude à être présente dans plusieurs lieux à la
biopolitique des images2, qui est peut-être aussi fois —, sa quantité et sa plasticité — sa capacité à
4. Ibid, p.76
une analyse du désir humain-image. vivre partout, sur n’importe quel support, à migrer
5. DEBORD Guy, op. cit., L’acte de production de l’image est fréquem- d’un lieu à l’autre sans changer de nature, qui
p.32
ment décrit comme un symptôme du désir. Mais le sont les caractéristiques que Emanuele Coccia
contraire n’est-il pas également valable ? Le désir accorde à l’image publicitaire6. En se faisant les
n’est-il pas un symptôme (ou du moins un résultat) agent·e·s de la norme hétérosexuelle, l’image
de la production d’images, et de la tendance qu’ont stock de la famille vend un mode de vie et avec
les images, une fois produites, à acquérir des désirs elles, ses produits de consommation, de la
propres et à en susciter ?3 même manière que le féminin idéal incarné par
S’il existe un cycle du désir entre le spec- Kimberley Conrad invite à consommer les acces-
tateur·ice et l’image, le désir engendrant les soires de production du genre féminin. Ce que
images engendrant le désir4, comment qualifier veulent les images publicitaires, c’est notre désir.
ce désir ? Vers quoi est-il tourné ? À quelle fin ? S’il La mise en scène est évidente : en regar-
parraît difficile de qualifier le vouloir particulier dant cette image, nous savons qu’il ne s’agit
de chaque image et de ses créateur·ice·s, une pas d’une véritable photo de famille. Mais alors,
réponse plus générale est peut-être à chercher est-elle efficace ? Et comment peut-être l’être ?
dans la notion de spectacle évoquée plus tôt. En Comment pouvons-nous désirer une vie que l’on
effet, nous dit Debord, le spectacle est le capital sait factice ?
à un tel degré d’accumulation qu’il devient image5. Les images de banques d’images sont
Peut-être devons-nous penser la production et devenues des images du flux : elles sont princi-
la diffusion des images publiques comme étant palement numériques, flottant parmis d’autres
indissociables du capitalisme, les images étant images, raremement imprimées — et donc rare-
à la fois ses produits et ses agents. Ce que ment figéesVII. Comme toute image publicitaire,
veulent les images serait alors la consomma- la photo de banque d’image a une espérance
tion des spectateur·ice·s. Les images désirent de vie très courte : elle est toujours remplacée
que nous les désirions pour que nous désirions par une autre. C’est peut-être là, paradoxale-
les consommer elles, et tout ce qui nous permet ment que se trouve son pouvoir d’influence. Elle
de leur ressembler. Nous désirons être (comme) apparaît et disparaît trop vite pour être regar-
les images. dée, ne nous laissant le temps que d’un regard ;
Les clichés des banques d’images elle est trop rapide pour que nous prenions la
doivent être considérées comme des images mesure de son artificialité. Nous la voyons sans
56 NO MIRAGE

la regarder. L’image de banque d’image est fra-


gile parce qu’éphémère, mais elle réapparaît tou-
jours autre part. Surtout, l’image qui la remplace
lui ressemble. Mêmes sujets, mêmes symboles.
Elle se reproduit par clonage : l’autre est même.
L’image publicitaire ne meurt jamais.
59

ƞƞ Syndrome de Turner.
Petite taille, cou palmé,
cubitus valgus, seins
atrophiques, dépilation

FREAKS
Un portrait en noir et blanc. Un corps dénudé par 1. Cette image et
sa légende sont
la lumière crue du flash. Il se tient debout, nous le extraits du manuel de
voyons de pied, devant un mur quadrillé de lignes médecine :
ƞƞ HAZARD Jean,
blanches. Nous comprenons qu’elles indiquent PERLEMUTER Léon,
la taille, un mètre trente. Le corps écarte les bras, Endocrinologie,
Éditions Masson,
découvre le buste. La tête est légèrement en Collection Abrégés,
arrière, le torse en avant : on dirait qu’il plonge. Paris, 2000, p.344
Nous ne voyons pas les yeux, le regard est obs- 2. Ibid
trué par un rectangle noir.
III. Les caryotypes
Syndrome de Turner. Petite taille, cou palmé, considérés « nor-
cubitus valgus, seins atrophiques, dépilation1. maux » ou « saints »
sont les deux les plus
Cette image provient d’un manuel d’en- courants : XY (mâle) et
docrinologie à destination des étudiant·e·s en XX (femelle). Il existe
d’autres variations
médecine paru en 20002. Le corps qu’elle montre des chromosomes
et déshabille est celui d’une personne intersexe, sexuels, tels que XXY,
XYY ou XXX.
catégorisée comme souffrant du syndrôme de
Turner, c’est-à-dire ayant un caryotype X0III et
60 NO MIRAGE 61 FREAKS

IV. Le terme phénotype un phénotypeIV proche de ce que la médecine testostérone synthétique2. 2. PRECIADO Beatriz,
désigne l’ensemble Testo Junkie,
des caractères
considère comme féminin — femelle. Il y a des sexes et des corps à observer, de sexe, drogue
apparents d’un L’association OIIV Europe définit les per- la chair, des organes tangibles qui préexistent à et biopolitique,
individus, donc ses Éditions Grasset et
caractéristiques
sonnes intersexes comme des individus nés avec la médecine et à son diagnostic ; mais les méde- Fasquelles, Collection
externes et visibles. des caractéristiques sexuelles (telles que les chro- cins n’observent pas seulement : ielles classi- J'ai Lu, Paris, p.58
Ici, il s’agit de l’aspect
des organes sexuels
mosomes, les organes génitaux, ou bien encore la fient. Mâle /femelle ; sain/pathologique ; normal/ 3. Lire à ce propos
externes ou des structure hormonale) ne correspondant pas entiè- déviant ; dyadique/intersexe. Il n’y a toujours que les chapitres
caractères sexuels « Lincitation aux
secondaires.
rement aux catégories mâle ou femelle, ou appar- deux choix. La nature, elle, ne supporte pas de discours » et
tiennant aux deux en même temps6. binarité : les individus qu’elle créé n’ont pas de « L'implantation
V. Organisation perverse » du premier
Internationale des
L’intersexuation se définit en creux7. Elle modèle ou de moule unique, mais constituent tome de l'Histoire
Intersexes existe par rapport à la norme binaire mâle/femelle. une infinité de variations biologiques. Vie ins- de la sexualité de
Foucault.
6. OII Europe, ILGA
Elle est ce qui ne peut exister dans ces deux table, évolutive, multiple, liquide. ƞƞ Michel Foucault,
Europe, « Défendre catégories, et pour lequel la médecine a créé À partir du XVIe siècle, la multiplication des Histoire de la sexualité,
les droits humains
des intersexués,
un terme. Pourtant, l’intersexuation n’est pas discours sur le sexe assurent la régulation des la volonté de savoir,
Éditions Gallimard,
Comment être un uniforme : ce terme-valise regroupe en fait une pratiques et des corps vers la reproduction3. Le Collection Tel, Paris,
allié efficace ? », 1976, pp.25-67
Oiieurope.org, 2017,
multiplicité de corps différents, dont le caryo- gouvernement du sexe passe progressivement
p.10 type, les organes sexuels internes, la forme et de l’Église à la médecine : l’aveu quitte le confes-
7. Vincent Guillot,
la taille des organes sexuels externes, le taux sionnal pour le cabinet du médecin, qui sépare
militant intersexe et d’hormones, le développement de la poitrine, de l’acceptable — c’est-à-dire la sexualité repro-
porte-parole de OII
France et OII Europe,
la pomme d’adam, de la pilosité, etc, varient. ductrice — du contre-nature. L’homosexualité, la
écrit : Une espèce de Le terme « Intersexe » représente la palette sodomie, la sexualité infantile, la masturbation :
construction en creux,
c’est-à-dire en femme
des variations des caractéristiques sexuelles, tout rapport sexuel infertile est condamné, puis
ou en homme raté·e ou variations naturelles au sein de l’espèce humaine. interrogé et classifié comme pathologique à par-
inachevé·e
ƞƞ GUILLOT Vincent,
Reconnaître l’évidence physiologique de la grande tir du XVIIIe siècle.
« Émergence et diversité des caractéristiques sexuelles signifie À ce système centré sur l’alliance légitime,
activités de l’Organi-
sation Internationale
reconnaître l’existence concrète des personnes l’explosion discursive du XVIIIe et XIXe a fait subir
des Intersexué·e·s », avec des attributs autres que strictement mâle ou deux modifications. D’abord un mouvement centri-
Nouvelles Questions
Féministes Vol. 27 : À
femelle8. fuge par rapport à la monogamie hétérosexuelle.
qui appartiennent nos [...] Le couple légitime, avec sa sexualité régulière,
corps ? Féminismes
et luttes intersexes,
DIVISER a droit a plus de discretion. Il tend à fonctionner
Éditions Antipodes, L’intersexuation est une invention médicale. Le comme une norme, plus rigoureuse peut-être, mais
Paris, 2008
sexe est une invention médicale1. aussi plus silencieuse. En revanche ce qu’on inter-
8. OII Europe, Comme la dépression et la schizophrénie, roge, c’est la sexualité des enfants, c’est celle des
ILGA Europe,
«  Défendre... », op. cit.
masculinité et féminité sont des fictions médi- fous et des criminels ; c’est le plaisir de ceux qui
cales définies rétroactivement et par rapport à la n’aiment pas l’autre sexe ; ce sont les rêveries, les
1. À ce sujet, voir aussi :
ƞƞ HINCKLE Curtis, « Le
molécule avec laquelle on les traite. La catégo- obsessions, les petites manies ou les grandes rages.
sexe, une invention rie « dépression » n’existe pas sans la molécule À toutes ces figures, à peine aperçues autrefois,
médicale », Genres
Pluriels.be, Belgique,
synthétique de la sérotonine, de la même façon de s’avancer maintenant pour prendre la parole
2008 que la masculinité clinique n’existe pas sans la et faire l’aveu difficile de ce qu’elles sont. On ne
62 NO MIRAGE 63 FREAKS

4. Ibid, pp.53-54 les condamne, sans doute, pas moins. Mais on les des formes et des tailles des organes génitaux 8. FOUCAULT Michel,

5. HINKLE Curtis, « Le


écoute ; et s’il arrive qu’on interroge à nouveau la externes et du développement des caractères Les Anormaux, Cours
au Collège de France,
sexe... », op. cit. sexualité régulière, c’est, par un mouvement de sexuels secondaires, la binarité sexuelle apparaît 1974-1975, Éditions
Gallimard, Paris, 1999,
VI. C’est ensuite la psy-
reflux, à partir de ces sexualités périphériques. comme une fiction médicale. Pourtant, la méde- p.53
chanalyse qui se sai- De là l’extraction, dans le champ de la sexualité, cine contemporaine classe encore les individus
sit de terme « genre » 9. Pour plus d’informa-
lorsque Robert Stoller
d’une dimension spécifique de la « contre-nature »4. en deux sexes distincts. tion sur la pathologi-
et Ralph Greenson L’intersexuation n’échappe pas à cette éti- L’intersexuation qui devrait faire mentir la sation des personnes
crééent le concept intersexes, voir le
« d’identité de
quette. Si elle n’empêche pas toujours la repro- norme binaire, la remettre en question, est pensée document :
genre », puis la socio- duction, elle met en danger la catégorisation par rapport à elle : elle est pathologique et prend ƞƞ OII Europe, ILGA
logie avec Oackley, Europe, op. cit.
la philosophie avec
binaire homme/femme et le régime politique le nom de DSD, pour Disorder of Sex Development.
Foucault puis Rubin, de l’hétérosexualité. Il s’agit de protéger les per- Les personnes intersexuées deviennent anoma- X. Les personnes
Bulter et leurs homo- intersexes ont
logues queers et
sonnes contre les rapports homosexuels et d’autres lies, êtres déviants, dérivés-de : femmes ratés et souvent recours à
féministes, jusqu’au « vices »5, pour reprendre les mots de Chris Hinkle. hommes incomplets ; des individus à corriger8. des hormones de
sens qu’on lui attri- substitution, soit pour
bue aujourd’hui.
La morale légitimée par la science et la Justice La médecine traite et opère les intersexes couvrir un manque
gouverne les sexualités et les amours, désigne pour les désambiguiser, les normaliser, pour ne de leurs organes
VII. Rappelons que sexuels internes, soit
ces hormones sont
des corps monstrueux, criminels, contre-nature. pas déconstruire les catégories qu’elle et l’Église pour remplacer les
présentes chez tous Elle parle alors d’hermaphrodisme ; un terme ont inventées. Elle pratique des interventions hormones produites
les individus dans par ces organes
des proportions diffé-
inexact puisqu’il définit en fait une morphologie chirurgicales sur des nourissons dont la vie suite à une ablation
rentes. Il n’existe pas à la fois — et pas entre — mâle et femelle, simul- et la santé ne sont pas en danger ; elle choisit médicale.
d’hormone exclusi-
vement masculine ou
tanément ou alternativement. pour eux le sexe qu’ils auront pour le reste de
féminine. À partir de la fin du XIXe siècle, les connais- leur vie ; elle hospitalise des enfants qui n’en ont
sances et outils médicaux sont assez dévelop- pas toujours besoin, souvent sans leur consente-
pés pour observer ces variations sexuelles et ment éclairé ; elle impose des traitements médi-
établir un nouvelle taxonomie, à la recherche du caux et psychiatriques lourds à ses patient·e·s9.
vrai sexe et de la démonstration scientifique de L’Organisation Internationale des Intersexué·e·s
la binarité. Ces travaux établissent les notions rapporte des violences physiques et psycho-
de sexe génétique, sexe anatomique, sexe gona- logiques, des examens non consentis ou bru-
dique, sexe hormonal et sexe psychique — qui prend taux et une difficulté d’accès aux hormones de
le nom de genre avec le sexologue John Money substitutionX. Elle alerte sur les conséquences
en 1947VI— sans toutefois parvenir à justifier les physiques et psychologiques des opérations
oppositions mâle/femelle et homme/femme. de réassignation — qu’elle qualifie de mutila-
Chaque catégorie est un continuum complexe tions —, qui peuvent causer traumatismes psy-
et il n’est pas possible d’établir une continuité chologiques, déficiences physiques, douleurs
stable entre chacune d’entre elle. Face à la multi- chroniques. La médecine ne soigne pas les per-
plicité des configurations chromosomiques — XX, sonnes intersexes : elles ne sont pas malades.
XXY, XY, XYY —, gonadiques — présence ou non Elle corrige et punit les déviant.e.s.
d’ovaires, de testicules de taille variable —, hor- Les personnes intersexuées ont des pro-
monales — taux de testostérone, de progestérone, blèmes de santé comme tout le monde. Mutiler
d’œstrogène fluctuantsVII —, dans la diversité nos corps n’est pas un acte de soin. C’est tout
64 NO MIRAGE 65 FREAKS

11. HINKLE Curtis, « Dix simplement un acte barbare. Être une femme n’est La photographie opère aussi comme docu- II. Cette image n’est
fausses idées sur l’in- malheureusement
tersexuation », Genres
pas en soi et de soi un problème de santé mais il y ment ou preuve ; elle témoigne de l’existence des pas un cas isolé.
Pluriels.be, Belgique, a des problèmes de santé spécifiques aux femmes. intersexes hors de l’imaginaire et du mythe : il ne On retrouve des
2008 portraits similaires de
C’est aussi vrai des personnes intersexuées. Voir s’agit pas ici des hermaphrodites du panthéon personnes intersexes
l’intersexualition comme une condition qui peut être grec ou de l’androgyne platonicien, mais d’une dans divers manuels
de médecine.
soignée justifie les pratiques médicales barbares personne bien réelle. La photographie surprend
auxquelles nous sommes souvent soumis, telles la nature restée invisible, découvre l’étrange
que les actes chirurgicaux mutilatoires, les hor- vérité d’un corps que le vêtement ne laissait
mones qui peuvent être contraires à notre propre pas soupçonner. La vérité nue. La photographie
identité profonde et les traitements psychologiques fait office de preuve d’une découverte, expose
pour refus de s’y soumettre. Les droits des inter- son objet comme une espèce rare, animal cap-
sexes sont des droits humains et toute personne tif soumis au regard curieux et impudique de la
née avec une variation intersexuelle devrait béné- science. L’image fige, donne à observer dans les
ficier de tous les droits des autres. C’est la mission moindres détails l’humain·e devenu corps immo-
de l’Organisation Internationale des Intersexes11. bile et sage, qui ne peut ni se cacher, ni dire non.
Les monstres ne sont pas ceux que l’on croit.
EXAMINER Cette image témoigne de la violence du
1. PRECIADO Beatriz, Dans la diversité des catégorisations sexuelles, corps médical envers les personnes intersexes :
Testo..., op.cit., p.101
on n’en retient qu’une pour déterminer, sur du regard qui dissèque, objectifie, corrige. Elle
l’échographie ou à la naissance, le sexe des indi- pose aussi la question du consentement des
vidus. Fille ou garçon ? C’est le médecin qui le dit, patient·e·s à être photographié·e·s. La diffusion
à partir de ce qu’il voit. Il assigne un sexe — et de clichés médicaux s’accompagne obligatoi-
par extension, un genre — d’après l’apparence rement d’une autorisation écrite de la part des
des organes génitaux externes. Il évalue le sexe sujets ou de leur responsable légal, mais la prise
mâle, femelle ou indéterminé, sépare le normal de vue elle-même n’est pas soumise à cette
du pathologique en un coup d’œil. Le diagnostic règle.
est d’abord visuel. Cette photographie, et les autresII, sont
Dans ce contexte, les portraits médicaux des images violentes. Elles témoignent du pou-
de personnes intersexes prennent une impor- voir de l’institution médicale sur les personnes
tance particulière. Destinées aux étudiant·e·s intersexes qu’elle pathologise, qu’elle dépos-
en médecine, elles sont des outils d’apprentis- sède de leurs corps, qu’elle opère parfois pour
sage : non pas les illustrations de la diversité des des raisons cosmétiques et pour maintenir
corps, mais les images du trouble, comme un l’ordre social. Ces images sont violentes dans ce
avertissement, de ce qu’ielles devront rencontrer qu’elles montrent et laissent deviner, mais aussi
et corriger. Ce qu’elles enseignent, c’est d’abord par ce qu’elles provoquent. Elles produisent de
l’illégitimité des corps, la frontière entre le nor- la violence.
mal et l’anormal. Méfiez-vous des monstres. Publiées dans les manuels de médecine,
Nous sommes face à une ontologie optique : elles légitiment et normalisent des pratiques
le réel, c’est le visible1. maltraitantes. Elles confondent l’arbitrarité des
66 NO MIRAGE 67 FREAKS

3. MONDZAIN Marie- catégories avec l’évidence et ordonnent les l’image d’une l’histoire violente.
José, op.cit., p.29
futurs diagnostics.
Lorsqu’on dit d’une image qu’elle est vio- PUNIR
lente, on suggère qu’elle peut agir directement sur Il y a quelque chose de la photographie d’identité I. Aussi appelées
photos anthropomé-
un sujet en dehors de toute médiation langagière. judiciaireI dans cette image : le quadrillage sur triques, ces images
[...] La question est donc à présent de distinguer le mur en arrière-plan, qui permet de mesurer sont prises après
l’arrestation d’une
dans les productions visibles celles qui s’adressent patient·e·s et arrêté·e·s, la lumière crue, le flash personne, dans le
aux pulsions destructrices et fusionnelles et celles qui dévisage, une forme de soumission dans but de l’identifier et
de l’enregister. Ces
qui se chargent de libérer le spectateur d’une telle la posture, face à l’autorité de l’institution. Les images étaient aupa-
pression mortifère autant pour lui-même que pour personnes en état d’arrestation ont encore un ravent prises devant
un mur de mesure,
la communauté. Si l’on fait l’économie d’un tel ques- visage : des yeux qui disent leur accablement, et les personnes en
tionnement, on continuera à rendre l’image respon- leur colère, leur défiance et leur humanité. Les état d’arrestation
portaient autour
sable non de ce qu’elle commet, mais de ce qu’elle personnes intersexuées, elles, sont anonymes. du cou une plaque
pousserait à commettre3. Dans les manuels de médecine, les yeux des identiquant leur nom,
leur âge et la date.
En elle-même, hors du contexte dans patient·e·s sont masqués par un rectangle noirII. Ces informations
lequel elle s’inscrit, cette image n’est pas vio- Une volonté de protection de l’anonymat, dans la sont désormais
numériques.
lente. Elle n’incite pas à commettre des actes continuité du secret professionnel auquel sont
dangereux envers les personnes intersexes ; elle soumis les soignant·e·s. Mais ce bandeau n’em- II. Ce procédé n’est
pas spécifique aux
n’envôute pas les médecins. Ce qu’il faut bien pêche pas de reconnaître un visage : le nez, la personnes inter-
comprendre, c’est qu’elle s’inscrit dans système bouche, la forme de la machoire, les cheveux : sexuées, mais plus
généralement aux
d’oppression plus large, qui lui préexiste. Elle est tout cela est encore visible et donne assez d’in- patient·e·s. Il n’est
le symptôme d’un phénomène qu’elle participe dices pour que les patient·e·s soient reconnu·e·s pas systématique :
d’autres méthodes
à produire. Dans le manuel de médecine, l’image par celleux qui les connaissent. Ce procédé a sont utilisées — tels
devient ordonnance. La légende qui l’accom- surtout une efficacité juridique pour les maisons que le cadrage ne
montrant pas le
pagne est claire : le sujet est malade. Ce qui est d’édition qui se protègent contre d’éventuelles visage —, certain·e·s
malade, on l’opère, on lui donne des pillules ou plaintes. patient·e·s ne sont
pas anonymisé·e·s,
des injections, mais on ne le laisse pas comme Ce rectangle noir sépare les patient·e·s des mais le rectangle noir
ça. Ce corps est en suspens, dans un état tran- images qui les représentent. Leur corps devient reste très courant,
dans des livres
sitoire. Si on le photographie, c’est parce qu’il objet d’analyse détaché de la vie. Volontairement anciens comme
est voué à se transformer. On le montre pour ou non, il résume les patient·e·s à leur corps, et contemporains.
l’exemple, pour que ceux qui lui ressemblent plus encore, à leur pathologie. La légende dit
suivent le même chemin, et peut-être aussi pour bien syndrome de Turner ; elle ne mentionne pas
garder une trace de cet avant non-conforme. Le le·a patient·e, encore moins la personne, comme
corps sera bientôt modifié, de gré ou de force, si le syndrome était lui-même doué de vie, indé-
par le bistouri et la pharmacie. pendant de cellui qu’il habite. Dans ces photos,
L’image est l’empreinte du corps passé et les personnes intersexes sont absentes : ne
dicte le sort de ceux qui suivront. Soutenue par subsistent que leurs corps : corps malades, dif-
la médecine, elle légitime les actes et sert la pul- formes, anormaux. Ce ne sont pas des images
sion scopique de ses spectateur·ice·s. Elle est de patient·e·s, mais les images du trouble. Sans
68 NO MIRAGE 69 FREAKS

3. À ce propos, voir yeux, pas d’humanité, pas d’empathie. mais aussi l’image de fait divers. Le bandeau reconnaître ni dans
aussi : la catégorie homme,
ƞƞ DESCHALOTTE
Ces images posent aussi la question du noir est tour à tour anonymat et censure, pro- ni dans la catégorie
Mélanie, TESTE rapport qu’entretien la médecine occidentale tection du privé et dissimulation de l’horreur. Les femme. Mais il y a
François, aussi des personnes
« Maltraitance
avec celleux qu’elle soigne. Serait-elle trop déta- intersexes se confondent avec les criminel.le.s intersexes cisgenres,
Gynécologique », Sur chée de l’individu ? En occultant l’humain·e dans et leurs victimes ; elle se voient associées au qui se reconnaissent
les docks, collection dans le genre cor-
Témoignages, France
ses représentations, elle objectifie les corps, vice, à la violence et à la mort. Les personnes en respondant à celui
Culture, Paris, 2015 elle s’éloigne peut-être du soin pour se rendre état d’arrestation portent leur nom et leur matri- qu’on leur a assigné.
De même, s’il y a des
IV. Société Française
service à elle-même. Ces photos sont pour les cule autour du cou ; les personnes intersexes personnes intersexes
d’Études et de prise médecins des outils de diagnostic et de suivi sont anonymes mais identifiées elles aussi : le parmis les personnes
en Charge de la trans, toustes les
Transidentité
— elles font partie intégrante de l’imagerie médi- rectangle noir est la marque de leur différence. trans ne sont pas
cale, au même titre que les IRM, les échographies, Ce sont des individus dangereux, non pour la intersexes.
V. À noter que la Ces deux catégo-
transidentité et
les radios, etc — et pour les étudiant·e·s des outils sûreté des autres, mais pour l’ordre moral. Ils ries de personnes
l’intersexuation sont d’apprentissage. Elles soutiennent le diagnostic, menacent sans le vouloir, par leur seule exis- sont distinctes
deux notions bien et subissent des
distinctes. Le terme
mais sont-elle au service des soignant·e·s ou tence, le régime hétéropatriarcal que le biopou- oppression spéci-
de transidentité des patient·e·s ? La médecine abuse aussi de voir s’attache à défendre. L’hôpital, la prison et fiques. Elles peuvent
désigne le fait, pour néanmoins être
une personne, d’avoir
ses pouvoirs : ce sont des photographies dés- l’école sont garantes de la discipline : ce sont rapprochées dans le
une identité de genre humanisantes, des examens brutaux, des épi- des structures enfermantes, des institutions de traitement médical
différente de celle qui et juridique qu’elles
lui a été assignée à la
siotomies surprise3, des touchers vaginaux non gouvernement des êtres, des vies et des corps. subissent : transiden-
naissance. consentis lors d’examens gynécologiques, des Elles opèrent grâce aux images, en déterminant tité et intersexuation
La désignation du sont toutes deux
genre s’opère à
opérations de réassignation sur de très jeunes des figures de déviance ; grâce aux mots qui pathologisées ; le
partir de l’observa- enfants, etc. Le médecin, désigné expert, sait catégorisent ou qui, par l’aveu, décident du sort changement de nom
tion des organes ou de genre à l’état
génitaux externes,
mieux que ses patient·e·s ce qui est bon pour des malades et des prisonnier·e·s. Le principe civil est complexe ;
mais genre et sexe ielles et ne les écoute plus. Ainsi émergent des de l’aveu, qui tient à la fois de la religion et de la les hormones de
ne doivent pas être substitution impo-
confondus. Le genre
structures comme la SoFECTIV, regroupement loi, est intégré, nous dit Foucault, au dispositif sées à certaines
désigne, en sciences pluridisciplinaire de professionnel·le·s de santé de la consultation médicale. Il envisage chaque personnes intersexes
sociales, l’ensemble sont au contraire
des constructions
autoproclamé.e.s spécialistes de la transiden- corps, chaque individu comme porteur d’une refusées à des per-
sociales attribuées titéV, largement contesté par les associations vérité secrète, d’un mal qu’il faut débusquer. sonnes trans qui sou-
au féminin ou au haitent transitionner
masculin ; il ne fait
trans et LGBTQIVI, qui revendiquent au contraire En l’intégrant à un projet de discours scienti- — c’est-à-dire suivre
pas référence au l’auto-organisation. La SoFECT pathologise fique, le XIXe siècle a déplacé l’aveu ; il tend à ne plus un traitement hormo-
sexe biologique. Des nal ou chirurgical qui
personnes inter-
des personnes non malades — en leur imposant porter seulement sur ce que le sujet voudrait bien modifie le corps pour
sexuées — dont le notament des suivis psychiatriques — définit la cacher ; mais sur ce qui lui est caché à lui-même, qu’il corresponde au
sexe biologique ne genre réel -, etc.
correspond pas com-
transidentité selon ses propres normes, impose ne pouvant venir à la lumière que petit à petit et
plètement à l’une des des parcours de soin. Les personnes transiden- par le travail d’un aveu auquel, chacun de leur côté, VI. Le sigle LGBTQI signi-
deux catégories mâle fie Lesbienne, Gay,
et femelle — peuvent
titaires et les personnes intersexes sont dépos- participent l’interrogateur et l’interrogé8. Bi·e, Trans, Queer et
être transiditaires : sédées de leur corps : les décisions qui les Dans la médecine contemporaine, la pra- Intersexe et désigne
elles peuvent se l’ensemble de la ou
sentir homme alors
concernent appartiennent à la médecine. tique de l’aveu a toujours cours : le don du sang des communautés
que la médecine a Dans une perspective Warburgienne7, nous interdit aux hommes cisgenres homosexuels en concernées par des
féminisé leurs corps, discriminations liées
ou inversement ;
pouvons reconnaître dans ce portrait la photo- est un exemple, la psychiatrisation forcée des au genre, au sexe, à
elles peuvent ne se graphie d’identité judiciaire, nous l’avons dit, personnes trans souhaitant transitionner en est l’orientation sexuelle
70 NO MIRAGE 71 FREAKS

ou romantique. une autre : on demande aux anormaux.les de se de ce qui lui appartient, de ce qui lui arrive. Contre 10. Ibid, pp.230-231

7. Aby Warburg (1866-


dénoncer ou de se déclarer pour avoir accès la peste qui est mélange, la discipline fait valoir son 11. GUILLOT Vincent,
1929), historien de aux soins. pouvoir qui est d’analyse10. op. cit.
l’art, développe à
partir de 1926 une
C’est aussi par leur architecture que les Outre les photographies dont nous avons 12. PRECIADO Beatriz,
méthode iconogra- institutions du biopouvoir opèrent leur contrôle. un exemple dans ce chapitre, la médecine créé Testo..., op.cit., p.46
phique de connexion
entre les images,
La panoptique imaginée par le philosophe Jeremy d’autres images des personnes intersexes. 13. Les freak shows sont
pour penser les héré- Bentham et l’architecte Sam Bentham structure Vincent Guillot11, militant à l’OII rapporte l’exis- aussi les précurseurs
dités, les survivances, des zoos humains,
les transmissions
l’espace en fonction du regard, de sorte que le·a tence de gravures au XVIIe et XVIIIe siècle qui, qui mettront en
dans les images à gardien·ne de la prison logé·e dans une tour cen- au prétexte d’illustrer des descriptions médi- scène des personnes
travers les siècles et étrangères racisées
les cultures.
trale puisse observer simultanément toustes les cales, nourrissent les fantasmes sexuels du comme objets de
prisonnier·e·s sans que celleux-ci s’en aper- spectateur. Ces images représentaient des curiosité à partir
8. FOUCAULT Michel, des expositions
Histoire..., op. cit., p.89
çoivent : ielles savent qu’on les regarde, mais ne intersexué·e·s à demi-nu·e·s, lascif·ve·s, habil- universelles.
savent pas quand. S’opère alors une double-sur- lé·e·s en femme mais découvrant des seins ƞƞ LANTZ Élise, « Le
9. FOUCAULT Michel, Freak show aux
Surveiller et Punir,
veillance : au regard du.de la gardien·ne s’ajoute charnus et un pénis proéminent. Ces planches États-Unis », La vie
Édition Gallimard, celui du.de la prisonnier·e sur ielle-même : ielle illustrées, d’abord réservées au milieu médical, des idées.fr, France,
Collection tel, Paris, 2014
1975, p.235
obéit parce qu’ielle se sait visible. La panoptique seront largement reproduites et commerciali-
assure le fonctionnement automatique du pouvoir9. sées. L’objectivisation des personnes intersexes
Comme principe disciplinaire, elle s’applique est aussi sexuelle : avec ces gravures s’exprimait
aussi à l’école et à l’hôpital. la pornographie. Au même titre que les femmes,
Cet espace clos, découpé, surveillé en tous les personnes racisées, les homosexuel.le.s et
ses points, où les individus sont insérés en une les personnes transgenres, les intersexes sont
place fixe, où les moindres mouvements sont objectifié.e.s pour le désir des dominants. À
contrôlés, où tous les évènements sont enregis- population opprimée, corps pornifiés, nous dit
trés, où un travail ininterrompu d’écriture relie le Preciado12. Le travail sexuel est souvent l’affaire
centre et la périphérie, où le pouvoir s’exerce sans des minorités politiques, plus précaires, qui n’ont
partage, selon une figure hiérarchique continue, où pas toujours d’autres choix pour accéder à l’in-
chaque individu est constamment repéré, examiné dépendance financière.
et distribué entre les vivants, les malades et les Ce sont aussi les freak shows qui entre le
morts — tout cela constitue un modèle compact du XIXe et le XXe siècle, mettent en scène les per-
dispositif disciplinaire. À la peste répond l’ordre ; il sonnes intersexes comme objets de fascina-
a pour foncion de débrouiller toutes les confusions : tion : femmes à barbes, hermaphrodites au milieu
celle de la maladie qui se transmet quand les corps des géants et des siamoises, fascinent par leur
se mélangent ; celle du mal qui se multiplie lorsque anormalité. On paye pour observer les monstres.
la peur et la mort effacent les interdits. Il prescrit à Si la majorité des freaks consent à donner ses
chacun sa place, à chacun son corps, à chacun sa particularités en spectacle et à en fire la promo-
maladie et sa mort, à chacun son bien, par l’effet tion, les banquistes — artistes forains — profitent
d’un pouvoir omniscient qui se subdivise lui-même aussi de la vulnérabilité de certain.e.s, en situa-
de façon régulière et ininterrompue jusqu’à la déter- tion de handicap mental ou étranger·e·s13.
mination finale de l’individu, de ce qui le caractérise,
72 NO MIRAGE 73 FREAKS

AVEUGLER de toute valeur cultuelle, d’une forme d’attache-


1. BARTHES Rolland, La Des yeux qui ne peuvent plus voir. Le sujet ment irrationnel, de la magie de l’inatteignable,
Chambre claire, note
sur la photographie,
devenu image est figé et silencieux ; il ne peut les images deviennent banales et teintent peut-
Cahiers du cinéma, rien dire, rien faire sinon être là. Dans cette image, être celleux qu’elles représentent. Les intersexes
Gallimard, Seuil, Paris,
1980, p.133
le présage funèbre ou le souvenir de ce qui a privés de visage sont les sujets vulgaires des
été1, de ce corps en transition bientôt modifié par images sans aura, dans lesquelles les specta-
2. BENJAMIN Walter,
L’Œuvre d’art à
les outils de la médecine, un corps qui ne sera teur·ice·s, aveugles ielles aussi, ne voient plus
l’époque de sa repro- plus le même. Déjà passif parce qu’immobile, le que des monstres.
ductibilité technique,
Éditions Allia, Paris,
sujet photographié perd son humanité avec sa
2017, p.39 ; première capacité à voir. Le bandeau noir le prive de son
édition : 1935
pouvoir de décider, de résister, de s’exprimer à
travers l’image. Le corps sans visage n’est plus
sujet mais uniquement objet du regard, soumis
à l’examen du médecin ou du curieux. Le regar-
deur n’est plus regardé. Il peut l’observer en toute
quiétude sans être dérangé dans sa contempla-
tion impudique par des yeux qui pourraient le
juger en retour. L’anonymisation par le rectangle
noir déshumanise le·a photographié·e et dérobe
l’empathie de ses observateur·ice·s.
Dans la photographie, la valeur d’exposi-
tion se met à repousser sur toute la ligne la valeur
cultuelle. Mais celle-ci ne cède pas sans résistance.
Elle dispose d’un dernier retranchement : le visage
humain. Ce n’est nullement un hasard si le portrait
occupe une place centrale dans les débuts de la
photographie. Dans le culte du souvenir des amours
éloignés ou trépassés, la valeur cultuelle de l’image
trouve son ultime refuge. Dans l’expression fugitive
d’un visage humain, capté sur d’anciennes photo-
graphies, l’aura fait signe une dernière fois. C’est
cela qui lui donne sa beauté mélancholique, com-
parable à nulle autre. Mais dès que l’homme tend
à disparaître de la photographie, la valeur d’expo-
sition impose pour la première fois sa supériorité
à la valeur cultuelle2.
Sans visage, pas d’aura, nous dit Benjamin.
La déshumanisation des intersexes passe peut-
être aussi par la disparition de l’aura. Dépourvue
75

ƞƞ Carte postale du
quartier réservé de
Bousbir à Casablanca
sous la colonisation
française

BONS BAISERS
DE BOUSBIR
En 1922 ouvrait le quartier réservé de
Casablanca : Bousbir, paradis sexuel pour les
colons français, ville-bordel qui abritait jusqu’à
neuf cent prostituées en même temps. Elle res-
tera active jusqu’en 1955, date de l’indépen-
dance marocaine, près de dix ans après la fer-
meture des maisons closes de la métropole. La
colonisation est aussi une conquête des corps.
Bousbir est un quartier de divertissement
pour les soldats français : on y trouve des restau-
rants, des salons de coiffure, des cinémas, des
bars, des hammams, des bureaux de tabac, des
prostituées. Sorte de harem reconstitué pour les
blancs en manque d’exotisme, il est construit par
les architectes français Henri Prost et Edmond
76 NO MIRAGE 77 BONS BAISERS DE BOUSBIR

Brion dans un style néo-mauresque. Il habille sexualités particulières d’une petite fille Annamite 2. BANCEL Nicolas,
BLANCHARD Pascal,
autant ses résidentes de bijoux et de foulards de Cochinchine, de la femme Kmer au Tonkin, BOËTSCH Gilles,
traditionnels que des mini-jupes occidentales des dames créoles et de leur humeur badine, des TARAUD Christelle,
THOMAS Dominic,
pour satisfaire les goûts divers des clients. mulâtresses guyannaises, de la négresse marti- Sexe, race & colonies,
Le corps des femmes marocaines est l’objet niquaise ou de la jeune fille Kassonké du Sénégal. la domination des
de tous les fantasmes, produits d’une culture La sexualité des colonies n’est bridée par corps du XVe siècle à
nos jours, Éditions
coloniale construite par les images. Dans la aucun tabou, y compris celui de l’enfance : les La Découverte, Paris,
2018, p.20
première moitié du XXe siècle, des cartes pos- images proposées exhibant souvent des jeunes
tales érotiques mettant en scène des femmes filles non-pubères (ainsi, bien que plus rarement, III. Il est à noter que
le concept de race
marocaines — mais aussi des femmes d’autres des jeunes garçons) dans des mises en scène for- appliqué à l’Humain
colonies — sont massivement diffusées. Ce sont, tement sexualisées. La violence des fantasmes pro- est rejeté depuis le
XXe siècle, jugé non
pour les soldats et les touristes occidentaux, jetés sur les populations colonisées est donc sans pertinent car « la
des souvenirs qu’ils envoient à leurs amis ou limite, puisque le corps de l’« Autre » est lui-même variabilité génétique
entre individus d’un
leur famille restés au pays. L’immense majorité placé en dehors du champ licite des normes, plus même sous-groupe
des destinataires de ces cartes n’est jamais allé proche de l’animal et du monstre que de l’humain, est plus importante
que la variabilité
et n’ira jamais aux colonies. La distance facilite plus en affinité avec la nature qu’avec la culture. génétique moyenne
encore le fantasme. Ces images construisent un Ceci explique pourquoi le corps de l’« Autre » est entre sous-groupes
géographiques ».
imaginaire colonial de la liberté sexuelle et des pensé simultanément comme symbole d’inno-
corps disponibles : les femmes sont dévêtues, cence et de dépravations multiples : un corps qui
dans l’attente de l’homme blanc. La mauresque excite autant qu’il effraie. Dans ce contexte, les
aux seins nus s’envoie par la poste, sans enve- femmes « indigènes » sont ainsi revêtues d’une
loppe. Ce sont des images publiques ; elles ne innocence sexuelle qui les conduit avec constance
sont ni cachées ni censurées, contrairement aux au « péché » ou à une « dépravation sexuelle ata-
photographies érotiques mettant en scène des vique » liée à leur « race » : tout ceci confortant la
femmes blanches. Le corps colonisé n’est pas position conquérante et dominante et du maître et
soumis au même traitement que le corps blanc : du colonisateur2.
on l’exhibe, on le touche, on se l’approprie ; il C’est tout un appareil iconographique et
appartient au colon. textuel qui au XIXe siècle, constitue la propa-
gande coloniale : cartes postales, photogra-
DE L’IMAGE AU RÉEL phie, littérature pseudo-scientifique, puis éro-
1. JACOBUS X (Docteur), C’est sous couvert d’ethnographie que ces tique, auquels s’ajoutent les zoos humains — qui
L’Amour aux colonies,
singularités physio-
images circulent : on instrumentalise les catégo- naissent à la fin du XVe siècle et se popularisent
logiques et passion- ries ethniques, on prétend montrer la réalité des au XIXe siècle avec les expositions universelles.
nelles, observées
durant trente années
corps et de la vie des pays colonisés à celleux Ces dispositifs culturels, en créant un imaginaire
de séjour dans les qui n’y sont pas. Les cartes postales sont titrées de l’Autre primitif, inférieur, débridé, justifient la
colonies françaises,
Isidore Lisieux, Paris,
de pseudo-catégories de population — ici, type colonisation. Le mythe de l’altérité est aussi liée
1893 de jeune marocaine — tandis que vingt ans plus à l’invention de la race, soit la classification des
tôt, le docteur Jacobus X décrivait tour à tour humains par la généalogie, par l’observation de
dans l’Art d’aimer aux colonies1 les anatomies et critères physiques transmissiblesIII. Ce sont les
78 NO MIRAGE 79 BONS BAISERS DE BOUSBIR

4. BANCEL Nicolas, naturalistes européens, parmi lesquels Buffon et masculins, eux, apparaissent majoritairement en 7. BLANCHARD Pascal,
DAVID Thomas, CONFAVREUX
THOMAS Dominic,
Linné qui, les premiers, établissent des taxono- extérieur : ils posent dans la rue ou devant des Joseph, « Le sexe des
L’invention de la race, mies raciales au début du XVIIIe siècle, théories éléments naturels, paysages à visiter ou à ima- colonies », Décryptage,
Médiapart, youtube.
des représentations
scientifiques aux
qui deviendront dès la seconde moitié du siècle, giner. Le paysage, dans le cas des femmes, c’est com, Paris, 2018
exhibitions popu- indissociables des dispositifs visuels destinés à elles. Leur corps est un territoire à explorer. De
laires, Éditions La VIII. La potentia gaudendi,
Découverte, Paris,
les représenter4. ces mises en scènes naissent des imaginaires, ou force orgasmique
2014. Le racisme scientifique, la mobilisation de et des imaginaires naissent des lieux. La créa- est développée par
Paul B. Preciado à
5. DORON Claude-
la notion de « race » en tant qu’objet de savoir et tion de Bousbir répond aussi à uen demande partir de la notion de
Olivier, Races et fondement de pratiques de pouvoir, serait caracté- marchande : la fantasme généré par les cartes force de travail de Karl
Marx, pour envisa-
dégénérescences.
L’émergence des
risé dès son origine par une essentialisation des postales érotiques coloniales devient un marché, ger le désir sexuel
savoirs sur l’homme différences5. les blancs des clients qu’il faut satisfaire. Les comme le moteur du
anormal, thèse d’His- capitalisme.
toire, Philosophie
La classification raciale oppose le blanc colons désirent des images, le Capital leur donne
et Sociologie des et les autres. Le discours scientifique ou pseu- vie. Un lieu dédié à la prostitution qui rejoue et 9. CRONENBERG David,
sciences, Université Videodrome, États-
Paris-Diderot, Paris
do-scientifique s’accompagne d’une iconogra- incarne le fantasme colonial. L’iconographie Unis, 1983
VII, 2011, p.1 phie qui objectifie, exotise, fétichise, pornifie6 fabrique des mondes, pour reprendre les mots
X. W.J.T. Mitchell nomme
6. Preciado parle
les corps des indigènes. Elle légitime la pros- de Pascal Blanchard 7 : des mondes imagi- piction (picture,
de pornification titution, la pédophilie — les plus jeunes aimées naires qui deviennent tangibles et produisent en anglais), l’objet
des populations matériel qui fait
opprimées, qui sont
de Bousbir avaient douze ans — et l’appropria- à leur tour des images. Cette carte postale de apparaître l’image. La
les premier·e·s tion des femmes par les colons qui les prennent jeune marocaine dont on exhibe vulgairement le piction est tangible,
acteur·ice·s de la elle apparaît grâce
potentia gaudendi,
comme amantes. La sexualité coloniale ne se sein, n’existerait pas sans les photographies et au média ; elle peut
sans pour autant restreint pas, en effet, à la prostitution : ce les cartes qui lui ont précédé. Elle est l’un des disparaître. La piction
en être les princi- contient l’image, mais
paux·les bénéficiaires
sont aussi des relations conjugales et amou- outils de la marchandisation des corps, alliée au l’image est intangible,
financier·e·s. reuses — le plus souvent entre hommes blancs désir, à la potentia gaudendiVIII qui l’a fait naître impalpable, aérienne,
ƞƞ PRECIADO Beatriz, mentale : elle existe
Testo..., op. cit., p.46
et femmes racisées — et dont on peut interroger et qu’elle génère. Cette image — et non la jeune aussi hors de la
la réciprocité au regard de la position de pouvoir femme qu’elle représente — est le produit du piction, lui survit, et
peut apparaître dans
qu’occupent les hommes blancs. Le viol colonial désir objectivant des colons sur les femmes plusieurs pictions.
est légitimé par la position de pouvoir qu’oc- racisées. À son tour, elle excite les passions de
11. MITCHELL W.J.T., op.
cupent les colons et par le mythe de l’infériorité ceux qui la regardent. Ce qu’elle veut, c’est être cit., p.19
des colonisé·e·s. désirée. Dans Que veulent les images ? William
Bousbir est un produit de la culture visuelle John Thomas Mitchell analyse une scène du
coloniale. Cette ville-bordel répond à l’imaginaire Videodrome9 de David Cronenberg, à ses yeux
blanc de la femme indigène lascive, aux mœurs la parfaite illustration de la réciprocité de désir
et à la sexualité forcément débridés, au corps entre le regardeur et la pictionX.
toujours nu et à l’anatomie nouvelle. Ces femmes On y voit le visage de Max Wren (James Woods)
posent, parées parfois d’accessoires exotiques s’approcher d’un poste de télévision déformé par la
qui attestent de l’authenticité de la photogra- bouche de sa nouvelle amante, Nicki Rand (Deborah
phie. Le plus souvent, elles sont représentées en Harry), qui l’interpelle en ces termes : « Viens avec
intérieur, dans les lieux clos que sont la chambre moi, viens voir Nicky ! »11.
ou le studio du photographe. Leurs homologues À l’image de Nicky incarnée par le poste de
80 NO MIRAGE 81 BONS BAISERS DE BOUSBIR

12. CRONENBERG David, télévision, ce que veut le portrait de la jeune maro- femmes de ce même droit. Ceci explique pourquoi 1. BANCEL Nicolas,
BLANCHARD Pascal,
op. cit.
caine, c’est nous. Max, I want you !12 . Elle appelle les pratiques sexuelles, amoureuses et conjugales BOËTSCH Gilles,
l’homme blanc, sans qui elle n’existerait pas, à se superposent, presque partout, aux règles, aux TARAUD Christelle,
THOMAS Dominic, op.
coloniser son pays et son corps. Le désir des décrets et aux lois édictés par ceux-là même qui cit., p.20
colons fait des corps des images qui appellent les transgressent allègrement et continuellement1.
2. Lire à ce propos :
d’autres blancs ; les images engendrent Bousbir, Aux colonisé·e·s, on associe l’animalité, BENELLI Natalie,
ville factice de consommation qui, à son tour, ali- la lascivité ; on attribue une anatomie anormale, « Christelle Taraud  :
La prostitution
mente l’iconographie coloniale en produisant toujours signe d’une sexualité perverse — mas- coloniale », Nouvelles
des images pour se promouvoir. turbation, saphisme, prostitution — et insatiable. questions féministes,
Vol.25, pp.136-139
La domination coloniale est d’autant plus Ce qui effraie aussi, ce sont les maladies véné-
forte qu’elle annihile la volonté des colonisé·e·s : riennes — que l’on attribue, bien sûr, aux prosti-
elle les confond avec les images, elle leur attri- tuées, mais jamais à leurs clients : la sexualité
bue un désir qui n’est pas le leur, et qui légitiment n’est sale que chez l’autre. Pour répondre aux
la violence sexuelle des colons à leur encontre. craintes sanitaires et morales que posent la
sexualité interraciale, la France instaure un sys-
FASCINATION / RÉPULSION tème prostitutionnel utilitaire et contrôlé, à des-
Le regard que porte les occidentaux sur les tination des hommes blancs. Ainsi naît Bousbir,
peuples colonisés est toujours ambigu : il oscille quartier réservé à la prostitution, enceinte for-
entre fascination et répulsion, désir et dégoût, tifiée de cent-soixante mètres sur cent-cin-
entre l’attrait d’un inconnu exotique et la peur quante ; une seule entrée. Les prostituées qui
de l’Autre. y vivent et y travaillent doivent se soumettre à
Les relations entre colons et colonisées des contrôles de santé réguliers. Surtout, elles
sont toujours illégitimes — les aimées régulières doivent être inscrites comme filles soumises
ne pouvaient être que blanches — et les enfants auprès de la police des mœurs, qui contrôle
qui naissent de ces unions sont mal accep- aussi leur mobilité géographique2. C’est un lieu
tées. Le métissage est en effet perçu comme de divertissement pour les hommes blancs, d’en-
une dégénerescence, un danger pour la race fermement et de surveillance pour les femmes
blanche en même temps qu’un adoucissement marocaines qui doivent témoigner de leur bonne
des individus racisés, à qui le colon donne un santé pour franchir la porte du quartier. Ce dis-
peu de sa civilisation. C’est tout le paradoxe de positif de contrôle santitaire protège les clients,
la domination coloniale, qui condamne en même mais pas les prostituées, qui sont au contraire
temps qu’elle tolère des sexualités contraires à incriminées pour les maladies qu’elles pourraient
la morale, tant qu’elles ont lieu ailleurs. propager. Fautives par nature.
Ainsi, le « gigantesque lupanar » figuré par la
domination esclavagiste et coloniale permet-il aux QUE FAIRE DES IMAGES ? 1. BANCEL Nicolas,
BLANCHARD Pascal,
colonisateurs de se penser et de se vivre en maîtres La publication récente de l’ouvrage Sexe, race BOËTSCH Gilles,
dans des espaces où les possibilités sexuelles sont & colonies, la domination des corps du XVe siècle TARAUD Christelle,
THOMAS Dominic,
maximisées au regard des normes et des interdits à nos jours1, co-dirigé par les historien·ne·s op. cit.
de leurs propres sociétés tout en excluant leurs Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch,
82 NO MIRAGE 83 BONS BAISERS DE BOUSBIR

2. Collectif Cases Christelle Taraud et Dominic Thomas, suscite un médiatisé : invité seul chez Médiapart, France 24, 3. AALOUF Leïla,
Rebelles, « Les corps « " Sexe, race & colo-
épuisés du spectacle
vive débat. L’ouvrage entend retracer six siècles Le Média, parfois aussi le seul directeur nommé nies " : le livre-corps
colonial », Cases d’histoire coloniale à travers les images : il en dans les articles de presse. Bien que sa connais- souillé », OrientXXI.
rebelles.org, France, info, Paris, 2018
2018
publie pas loin de mille-deux-cent. Certaines sance du sujet soit indéniable — il travaille sur la
sont pornographiques, d’autres érotiques, toutes colonisation française depuis vingt-cinq ans — la 4. Collectif Cases
Rebelles, « Les corps
sont le produit et le moteur de la domination place particulière qui lui est réservée est peut- épuisés du spectacle
coloniale. Ce qu’elles montrent, plus ou moins être à questionner. La journaliste Leïla Aalouf et colonial », Cases
rebelles.org, France,
explicitement, c’est l’objectivation des indigènes, le collectif Cases Rebelles parlent d’appropria- 2018
la violence sexuelle et la toute-puissance des tion blanche d’une histoire et de ses souffrances,
5. BAKELA Dolores,
colons. Doit-on ou peut-on montrer ces images ? et questionnent la hiérarchie dans la conception BLANCHARD Pascal,
Peut-on rendre visible l’opression coloniale sans du livre. « Les zoos humains,
une réalité française -
les images ? Ne pas les montrer revient-il à les […] en se réappropriant un travail déjà exis- Pascal Blanchard », Le
cacher, et à cacher cette histoire violente ? À tant et en se présentant comme une voix scien- Média, youtube.com,
Paris, 2018
qui appartiennent ces images ? Et comment les tifique exclusive, la direction du livre contribue à
montrer ? invisibiliser les collaborateurs non blancs de ce
L’une des questions que soulèvent les travail collectif. Qu’est-ce que la colonisation, sinon
critiques, c’est celle de la légitimité. Qui peut la domination des corps et son appropriation ?3
prendre la responsabilité de diffuser des images La réalité, c’est le désir monstrueux de la
d’une telle brutalité ? Elles sont des docu- suprémacie blanche et ses réseaux de diffusion
ments historiques éclairants, mais les corps de vouloir être la voie principale, autorisée, organi-
qu’elles montrent sont des individus réels qui satrice sur la question de nos souffrances, et d’en
ont vécu au delà des images, et dans lesquels être les bénéficiaires, symboliques et réels4.
peuvent se reconnaître les victimes du racisme Pascal Blanchard le dit lui-même : qu’il
d’aujourd’hui. D’aucun·e·s suggèrent qu’elles soit un homme blanc facilite aussi son travail
devraient être restituées aux communautés qui ont de recherche et sa diffusion5. Il admet aussi qu’il
subi ces agressions2, que le droit de les diffuser ne peut pas y avoir que des blancs pour racon-
ou non revient à leurs ayants-droits ou à cel- ter les histoires des colonisé·e·s, mais que son
leux qui souffrent encore des conséquences du travail, et celui d’autres chercheur·se·s a aussi
racisme colonial ; d’autres — parmi lesquels les permi d’ouvrir la voix à d’autres. Est-ce le rôle
co-directeur·ice·s de l’ouvrage — défendent une des privilégié·e·s d’amener à la lumière ce qui
distance inhérente au travail d’historien·ne. Il est était caché, pour que les autres, celleux qui n’ont
à noter que si parmi les quatre-vingt-dix-sept pas le luxe de la crédibilité, puissent s’exprimer
contributeur·ice·s, il y a des chercheur·se·s et à leur tour ? Le risque serait alors de maintenir
écrivain·e·s qui sont aussi racisé·e·s, héritier·e·s une hiérarchie raciste entre l’homme blanc pré-
de cette histoire coloniale, les cinq co-direc- curseur et les autres, qui arrivent toujours après.
teur·ice·s de l’ouvrage sont blanc·he·s : quatre Ceux qui découvrent, ce sont les blancs. Bien
hommes et une femme. C’est Pascal Blanchard, que la recherche historique induise une certaine
historien-chercheur au CNRS, spécialiste du distance avec l’objet étudié, bien qu’elle s’ap-
fait colonial et des immigrations, qui est le plus puie sur des faits et qu’elle tende à l’objectivité,
84 NO MIRAGE 85 BONS BAISERS DE BOUSBIR

6. Collectif Cases elle n’est jamais neutre : l’historien·ne n’est pas exceptionnel de cet ouvrage. De facto, qu’on l’ac- 7. BOVE Nicolas, « Les
Rebelles, op. cit. auteurs de " Sexe,
étranger·e à l’histoire qu’iel décrit : iel l’écrit. Au cepte ou non, ce choc visuel oblige à voir7. race & colonies "
delà de la légitimité pour les un.e.s et les autres Les images, ici, sont des documents histo- reviennent sur
les polémiques »,
d’étudier ou de diffuser ces images, il est peut- riques : non pas seulement des illustrations, mais Lesinrocks.com, Paris,
être aussi question d’établir des priorités. Sans le cœur du travail scientifique. Le but de l’ou- 2018
doute aurait-il été préférable que ce soient les vrage est de montrer que la domination s’opère 8. MONDZAIN Marie-
contributeur·ice·s racisé·e·s de Sexe, race & colo- par les images, en construisant de concert avec José, op. cit., p.38
nies qui dirigent sa conception et qui soient invi- les discours, une dichotomie blanc/autre, civi-
té·e·s dans les médias pour en parler. C’est en lisé/sauvage, moral/pervers, une propagande
tout cas la question que posent ses détracteurs. coloniale qui justifie l’occupation des territoires
Republier les images permettrait, nous et l’appropriation des corps. Nous ne pouvons
disent les directeur·ice·s, de dévoiler une histoire pas, nous disent les co-directeur·ice·s de l’ou-
méconnu, ce à quoi le collectif Cases Rebelles vrage, nous passer des images pour comprendre
répond : leur influence : les montrer serait aussi rendre
Nous, descendant·e·s de colonisé·e·s et visible l’histoire violente qu’elles portent. Mais
porteur·se·s de cette histoire, n’avons jamais eu ces images étaient déjà publiques, largement
le luxe de « méconnaître » la violence sexuelle diffusées durant la colonisation. Puisqu’elles
coloniale, ses traumas, ses persistances ou ses n’étaient pas des images cachées, comment
réminiscences ! leur re-publication peut-elle révéler ? La distance
Cette violence est dans nombre de nos temporelle suffit-t-elle à visibiliser la violence,
œuvres qui parlent de l’esclavage dans les Caraïbes sans la reproduire ?
ou aux États-Unis. Oui, elle est dans nos littératures, La seule image qui possède la force de trans-
nos films, nos corps. Mais elle se trouve également former la violence en liberté critique, c’est l’image
dans maintes autres représentations coloniales qui incarne. Incarner, ce n’est pas imiter, ni repro-
(dessins publicitaires, peintures, cinéma, etc.) que duire, ni dissimuler8.
l’espace occidental nous recrache régulièrement Incarner, écrit Mondzain, c’est donner
au visage6. parole à une chair. Les prostituées de Bousbir,
Mais alors, à qui s’adresse le livre ? Si l’his- sur les cartes postales qui les exhibent, sont
toire coloniale est déjà connue de ses descen- désincarnées : elles sont figures uniformes des
dant·e·s et présente dans leurs œuvres, c’est dominées, sans identité, parfois presque sans
peut-être les blanc·he·s, héritier·e·s des colons, visage — ce que l’on voit, c’est d’abord leurs
qui ignorent. La vocation de Sexe, race & colonies corps. C’est peut-être le texte qui entoure les
serait alors celle de dévoiler aux blanc·he·s qui images qui redonne une voix à ces corps. Car
ne le sauraient pas encore — ou qui voudraient il faut rappeler que Sexe, race & colonies n’est
l’oublier — l’histoire des violences racistes et pas seulement un livre d’images, mais surtout
leurs résonnances contemporaines. un livre d’histoire : son contenu textuel, issu
Que les images aient été connues ou pas, de la recherche de nombreux·ses spécialistes,
personne ne pourra plus dire, en France et ailleurs contextualise les images et permet de les com-
«  nous ne savions pas ». C’est cela qui fait l’aspect prendre. Seulement, cet appareil critique n’est
86 NO MIRAGE 87 BONS BAISERS DE BOUSBIR

9. Ibid, p.70 peut-être pas, comme l’affirme Christelle Taraud, Rebelles suggère que les images — dans le livre 12. BELMENOUAR
Safia, COMBIER
X. Mélusine écrit pour
l’une des co-directrices de l’ouvrage, indisso- comme dans la presse — auraient pu être ano- Marc, « Bons baiser
Libération, le blog ciable des images. L’image se lit plus vite que nymisées, floutées, dépornographiées, désexua- des colonies », Les
de Médiapart et des
revues indépen-
les textes. Surtout, elle apparaît aussi hors du lisées. Mélusine, elle, propose un recadrage sur Rencontres d’Arles,
Arles, du 7 juillet au 21
dantes telles que livre, séparée de l’écrit qui éduque les regards. les visages pour rendre leur humanité aux sujets septembre 2018
Panthère Première.
Elle est aussi très
[…] la caractéristique fondamentale de photographiés, solution déjà adoptée par Safia 13. MONDZAIN Marie-
active sur Twitter, à l’image, c’est son immédiateté, sa résistance pri- Belmenouar et Marc Combier pour l’exposition José, op. cit., p.44
travers notament le
collectif Seum.
mitive à la médiation. On a pris l’habitude d’appeler « Bons baisers des colonies » aux Rencontres XIV. Le collectif Cases
médiatique tout ce qui s’adresse à un public par la d’Arles12 en 2018 : les portraits recadrés de deux Rebelles interroge :
11. Mélusine, « Un
ouvrage sans ambi-
voie d’un canal et l’on en induit que tout est cana- indigènes, agrandis sur des grandes cimaises, À ce prix-là, quel est
le lectorat visé ? Dans
tion historique », lisable. L’image ne l’est pas. Elle déborde largement accueillaient les visiteur·se·s. quels salons bourgeois
Libération.fr, Paris, vont de nouveau
2018
le canal et s’en va envahir par ses propres ruses les L’image ne produit aucune évidence, aucune prendre place ces
corps et les esprits que nos canaliseurs croyaient vérité, et ne peut montrer que ce que produit le images odieuses ?
maîtriser9. regard que l’on porte sur elle. L’image attend sa 15. OKA Christelle, Tu
La militante féministe et antiraciste visibilité de la relation qui s’instaure entre ceux crois vraiment que
MélusineX questionne l’existence médiatique qui la produisent et ceux qui la regardent. En tant parce que je suis noire
je baise mieux ?, 2015,
du livre et la diffusion de ses images dans la qu’image, elle ne montre rien. Si elle montre déci- néon
presse : dément quelque chose, elle communique et ne XVI. Ielles justifient
D’ailleurs, aucun des journeaux, étonnement manifeste plus sa nature d’image, c’est-à-dire son également le choix
éditorial comme la
nombreux, qui couvrent la sortie de Sexe, race & attente du regard13. volonté de ne pas
colonies ne manque l’occasion de publier de nou- La question que soulèvent les articles sur faire apparaître
d’image en première
veaux clichés, venant illustrer les papiers très Sexe, race & colonies — critiques ou non —, c’est de couverture.
sérieux qui expliquent gravement que, au temps aussi celle du contexte : comment montrer les
des colonies, les hommes blancs diffusaient dans images ? L’ouvrage, remarquent plusieurs jour-
tout l’empire des images outrageantes des corps de nalistes, pèse près de quatre kilos. C’est un
femmes indigènes. Et aucun ne paraît comprendre beau livre : papier couché, images agrandies,
que, ce faisant, ces photographies s’inscrivent dans parfois en pleine page ; il est cher — soixante-
leur vocation originelle et continuent de la servir : cinq eurosXIV — ; il fera un beau cadeau de Noël.
elles sont toujours les cartes postales qui voya- La première de couverture aussi dérange : les
geaient, sans enveloppe, de mains en mains, en néons évoquent plus volontiers les red lights
métropole11. amstelodamoises que les bordels coloniaux. Une
Dans les journeaux et les magazines, en référence à l’artiste Valérie Oka et à son œuvre
Une, dans les kiosques, sur les fils d’actualité : les Tu crois vraiment que parce que je suis noire je
images s’imposent aux spectateur·ice·s massi- baise mieux ?15, répondent Pascal Blanchard et
vement, sans prévenir et sans l’appareil critique Christelle TaraudXVI. Des néons et du texte dans
qui permet de les déconstruire. Celleux qui voient les deux, mais manuscrit chez Oka, en décalage
ne lisent pas toujours. Sortis de l’intimité du avec la référence porno-chic du matériau. Ici, le
livre, les corps sont de nouveaux exposés à tous mot sexe, très imposant, en appelle à notre ima-
les regards, sans avoir gagné la parole. Cases ginaire fantasmatique : il nous invite à ouvrir le
88 NO MIRAGE

17. BOËTSCH Gilles, livre comme on franchirait la porte d’un bordel,


« " Sexe, race &
colonies " est bien un
entre crainte et désir. Nicki, c’est lui.
ouvrage d’histoire », Le format du livre et des documents ico-
Libération.fr, Paris,
2018
nographiques insiste sur l’importance de ces
derniers dans l’établissement d’une culture colo-
niale, puis dans la recherche historique.
[…] ne plus regarder ces images comme péri-
phériques, mais bien comme des sources informa-
tives centrales pour la compréhension du système
colonial17.
Mais ces choix formels prennent aussi le
risque d’esthétiser la violence, voire d’érotiser
encore les corps indigènes. Ce que reprochent,
au fond, les détracteur·ice·s de Sexe, race & colo-
nies, c’est son manque de pudeur. Il y aurait sûre-
ment d’autres systèmes à inventer — un autre
choix de papier, de mise en page, de format, etc —
pour que leur vision n’inspire plus la fascination
mais la conscience froide des violences racistes
et sexistes, pour que ces photos ne soient plus
de belles images — aussi dérangeantes soient-
elles — mais uniquement des documents, les
témoins de l’histoire coloniale et l’alerte contre
des violences actuelles.
91

GRAPHISME DRAG
La décodification de la représentation est toujours 1. PRECIADO Beatriz,
Testo..., op. cit., p.297
un travail sémiotique ouvert duquel il n’y a pas à se
prémunir, mais qu’il faut confronter avec réflexion, 2. À ce propos, lire :
ƞƞ CG Valérie, « Compte-
discours critique et action politique1. rendu : Ravissement
J’appelle images normales les quatres de Jérôme
Delaplanche »,
exemples que nous avons analysé ici — Une de CrêpeGeorgette.com,
Playboy, famille de banque d’image, photogra- 2018
phie médicale et carte postale coloniale —, et III. Si si, ça existe, et
dont nous pourrions aisément allonger la liste : c’est même courant
— ils appellent ça
catalogues de jouets bleu et rose ; héroïnes de « tradition ». J’en
comics super-souples, qui se contorsionnent ai moi-même été
témoin à l’internat du
pour montrer à la fois leurs fesses et leurs seins ; CHU de Nantes. On
corps puissants et virils de David et Goliath ; se souvient aussi de
celle de Clermont-
représentations d’enlèvement amoureux dans Ferrand en 2015 qui
la peinture classique 2 ; fresques pornogra- mettait en scène
Marisol Touraine, alors
phiques dans les salles de garde des internes ministre de la santé,
en médecineIII ; soins pour homme au packaging dans une scène de
viol collectif.
gris métallisé ; vernis assorti à la Twingo ; per-
sonnages racisés dans le cinéma français, qui IV. En 2015, l’association
de prévention contre
— à part Omar Sy — sont toujours banlieusards ou les cancers du sein
voyous — souvent les deux ; affiche de préven- Arcades diffusait une
affiche de promotion
tion contre le cancer du sein sexy(ste)IV ; scènes du dépistage repré-
de gay panic dans les comédies américaines5 ; sentant une femme
passant une mam-
sans compter les absent·e·s : les personnes raci- mographie les joues
sées, en situation de handicap, les lesbiennes, rouges et la bouche
en cœur, demandant
les intersexes, les personnes trans ou non-bi- « Déjà fini Docteur  ? »
naires, etc, largement moins représentées que d’un air séducteur.
Une sexualisation
les autres. La culture visuelle d’une société est déplacée, d’autant
à l’image de ses normes  : elle est à la fois son qu’elle invisibilise
aussi l’inconfort et la
témoin et son producteur, comme le rappelle le douleur de l’examen.
philosophe Emanuelle Coccia dans sa confé-
5. Le terme gay panic
rence Les images comme forme de loi6 . désigne la peur équi-
Comment opèrent ces images ? Vivien voque des person-
nages hétéro-mas-
Philizot définit le design graphique comme culins de la sexualité
une activité de construction symbolique7. Nous gay.
ƞƞ BURREL Romain,
pourrions étendre cette définition aux images, « La comédie US
lorsqu’elles sont visuelles et matérielles a-t-elle un problème
92 NO MIRAGE 93 GRAPHISME DRAG

d’homophobie ? », — c’est-à-dire lorsqu’elles apparaissent via un norme, il faut chercher la répétition. Il ne suffit
LesInrocks.com, 2016
média — : celles que William John Thomas Mitchell pas de regarder une image, mais un ensemble
6. COCCIA Emanuele, nomme pictions. Le symbole est ce qui instaure d’images, trouver celles qui se ressemblent, ou
op. cit.
une connexion entre l’image et son objet — ce qui montrent un même sujet, ou qui montre un
7. PHILIZOT Vivien, qu’elle représente. même sujet de la même manière. La norme est
« When... », op. cit.
Relevant de la loi, du code ou de l’habitude, dans la répétition des actions, et s’incarne ou se
8. Ibid. le symbole oblitère une relation… celle qu’instaure montre dans la répétition de la représentation.
l’identité visuelle d’une institution par exemple, en Les images montrent plus que ce qu’elles nous
traçant des correspondances entre des formes font voir a priori. Observer plus attentivement,
et des concepts. Le symbole est ce qui permet de chercher le détail, celui qui revient d’une image
considérer que ce qui fait design graphique dans à l’autre, nous dit au-delà du cadre la vérité d’un
les objets dépend bel et bien de « l’intention ou du contexte ; une circonstance. Une image, ou une
savoir qu’ils fonctionnent comme tel8. somme d’images nous montrent des sujets, mais
Le symbole est ce qui se répète assez pour aussi une réalité sociale et culturelle. Elle nous
faire comprendre que telle image représente le montre si l’on creuse.
telle chose, même lorsque l’une et l’autre n’ont Pour ne pas être spectateur·ice·s pas-
pas de correspondance formelle : la carte comme sif·ve·s et dociles, nous devons éduquer et
territoire, le panneau stop, les pictogrammes en entraîner notre regard. Pas seulement voir,
tout genre, mais aussi la représentation courante mais observer et analyser. Les images nor-
d’une féminité maquillée, blanche et mince ; de males sont omniprésentes, forment un flux
la famille comme de l’union hétérosexuelle et continu où chaque représentation ne disparaît
fertile d’un homme et d’une femme — toujours que pour être remplacée par son clône. Ce sont
blanc·he·s — ; la dichotomie mâle/femelle qui des images du spectacle, images publicitaires
passe aussi par les images ; les femmes colo- au service du capital et d’une élite dominante,
nisées forcément disponibles. L’omniprésence qui promeût les produits et les corps — ceux
d’un symbole masque la distance qui sépare des minorités politiques — comme objets de
l’image de son objet, l’une et l’autre se confon- consommation et un mode de vie normal, répon-
dant comme une seule et même chose, ou plutôt, dant aux exigences des régimes biopolitique et
l’image apparaîssant comme la vérité, la nature pharmacopornographique.
de ce qu’elle représente. Il y a naturalisation de la Évoquer les noms de Debord et de Baudrillard
relation symbolique, et par là même, naturalisa- suffit à nous remémorer que l’image comme puis-
tion des normes sociales que portent les images. sance d’agir, comme pouvoir à part entière, se porte
De là, l’influence des images sur le réel et ses à merveille. [...] À l’ère des cyborgs, du clonage et
êtres : l’humain·e imite l’image jusqu’à devenir du génie biogénétique, le vieux rêve de la création
image à son tour. d’une « image vivante » est en passe de devenir un
La norme s’incarne dans une performance lieu commun. L’époque de la « reproductibilité tech-
répétée : n’est normé et normatif que ce qui nique » benjaminienne, cette phase durant laquelle
advient assez souvent pour être associé comme l’image s’est vue privée de son aura, de sa valeur
nature, à un objet ou un sujet. Pour trouver la magique et cultuelle par la rationalité mécanique,
94 NO MIRAGE 95 GRAPHISME DRAG

9. MITCHELLW.J.T., op. a laissé place à l’époque de la « reproductibilité le prisme de la commande — et donc de la rela- 12. LANTENOIS Annick,
cit., p.113 op. cit., pp.65-66
biocybernétique », à la chaîne de montage automa- tion designer-commanditaire. Avoir conscience
10. LANTENOIS Annick, tisée et informatisée produisant des organismes du public en tant que graphiste, ne pas laisser XIII. Dans la philosophie
op. cit.
vivants. Or, tout en exposant sa théorie de la perte au commanditaire l’exclusivité de cette question. socratique, art de
conduire l’interlocuteur
11. Le terme réception, de la valeur cultuelle, Benjamin associait déjà la S’adresser au collectif non pas comme à une à découvrir et à for-
dans le cas des
pratiques artistiques,
naissance de formes de spectacles et de sa « valeur masse uniforme et passive, mais comme une muler les vérités qu’il
a en lui, Dictionnaire
relève bien sûr autant d’exposition » au sombre pressentiment d’un nou- somme d’individualités, dans leurs subjectivi- Larousse
du message que de Nous pourrions envi-
la forme qu’il revêt. Je
veau pouvoir incontrôlable des images, désormais tés, leurs différences, leur capacité d’agir. Faire sager une définition
pense par exemple mobilisé par les cultes politiques et les médias de confiance, aussi, à leur intelligence. Nous devons légèrement décalée
à une conversation de la maïeutique
entre Preciado et
masse, en particulier les industries culturelles du envisager le design graphique dans sa dimen- appliquée à l’image,
Parreno, animée par fascisme et du capitalisme avancé9. sion morale : non pas en terme de bien et de mal, qui désignerait l’art
Obrist, à propos de de conduire le·a
l’exposition, et de
Que faire des images normales  ? mais dans ce qu’il induit de pratiques sociales, spectateur·ice à
la manière dont les L’iconoclasme s’accorde mal au design gra- de communication entre les êtres, dans l’orga- découvrir, identifier et
artistes peuvent invi- comprendre ce qu’iel
ter le public — ou les
phique, et ces images sont trop omniprésentes nisation des mœurs et la circulation des idées . voit.
usagers — à s’en sai- pour être effacées. Pouvons-nous alors envisa- Cette volonté morale serait alors le moyen
sir, à se l’approprier, à 14. L’artiste et essayiste
la manger, la traverser,
ger d’user des outils du design graphique pour par lequel la recherche en design graphique explo- Renate Lorenz
se la mettre autour dénormaliser la culture visuelle ? Combattre rerait les voies échappant à l’esthétisation de la propose une théorie
de l’art queer en
de la tête, l’emporter
avec lui.
l’image par l’image ? L’une des fonctions du violence du monde et s’attacherait à interroger et trois pratiques : le
ƞƞ OBRIST Hans Ulrich, design graphique, écrit Annick Lantenois10 est analyser les pratiques, les objets de ces pratiques drag radical, le drag
PARRENO Philippe, transtemporel et
PRECIADO Beatriz,
de rendre le monde visible plus lisible. Dans et leurs relations12. le drag abstrait qui
« L’Entretien infini », une société d’images, ce sont les images qu’il Lire les images pour rendre le monde visent à prendre de
Les Nuits de l’incerti- la distance avec les
tude, dans le cadre de
faut rendre lisibles. Apprendre à voir. Orienter lisible. Lisible est à prendre non pas dans son idéaux normatifs
l’exposition Mémoires et initier les regards, analyser les images, iden- acception littérale, mais dans le sens d’une de sexe, de race, de
Vives, Fondation genre, de produc-
Cartier pour l’art
tifier les récurrences et parmi elles, celles qui orientation des regards, d’une transmission de tivité, de validisme,
contemporain, Paris, soutiennent — même indirectement — les entre- savoir, d’une maïeutiqueXIII. Le design graphique etc dans la création
5 septembre 2014 artistique et l’analyse
prises de domination. pourrait-il enseigner le voir ? des œuvres.
Ce sont déjà celleux qui créent des images Dans la continuité de la théorie freak et des Dans le contexte d’une
qui doivent pouvoir identifier les normes sociales pratiques artistiques drag de Renate Lorenz14, théorie de l’art queer,
le « drag » pour faire
qui s’y expriment — dans les images des autres, je propose le terme graphisme drag pour une référence aux rapports
mais surtout dans les leurs. Il en va de la res- pratique qui cherche à rendre visible les signi- productifs du naturel
et de l’artificiel, de
ponsabilité des designers de s’interroger sur fications et les pouvoirs des images, qui rende l’animé et de l’inanimé,
les significations et les pouvoirs des images compte de sa nature construite pour faire de son aux vêtements, aux
radios, aux cheveux,
qu’ielles produisent. Quelle culture visuelle public des spectateur·ice·s attentif·ve·s et cri- aux jambes, à tout ce
contribuent-ielles à créer ? À qui s’adressent-t- tiques. Un design graphique qui éclaire la dimen- qui tend davantage à
produire des rapports
ielles ? Pour dire quoi ? Il est nécessaire de penser sion performative normalisatrice des images : aux autres et aux
le design graphique comme une communication comment notre culture visuelle est régie par les autres choses qu’à les
représenter.
triangulaire entre designer, commanditaire et normes sociales, comment les images sont à ƞƞ LORENZ Renate, Art
Queer, une théorie
public, de penser la réception autant que l’émis- la fois ses produits et ses agent·e·s. Un design freak, Éditions B42,
sion11 plutôt que de l’envisager uniquement sous graphique qui révèle ce qui est déjà là, dans les Paris, 2018 ; première
96 NO MIRAGE 97 GRAPHISME DRAG

édition : 2011 images, qui rend manifeste les normes sociales corps, son visage, ses désirs, sa réalité dans les XVIII. À titre d’exemple,
L’École des Beaux
15. Ibid, p.39
qu’elles portent pour mieux les interroger et en images ? A-t-iel facilement accès à la création Arts de Paris est
désamorcer les effets. Un design graphique d’images ? Il est à noter que la parole comme la interdite aux femmes
16. J’emprunte encore jusqu’en 1896.
un fois l’expression à
révélateur du spectacle ; qui montre les images production d’images — ou du moins leur diffu-
Vivien Philizot dans le en tant qu’images, c’est-à-dire en tant que repré- sion — sont l’apanage des dominant·e·s, à qui 19. GARLAND Ken, First
titre de la confé-
rence qu’il donne
sentations plutôt qu’en tant que nature, qui révèle les écolesXVIII, les médias, les festivals, les finan- Things First Manifesto,
Londres, 1963
aux Grands Voisins à la distance qui les sépare de leur objet. L’image cements aussi s’ouvrent plus facilement qu’aux
Paris en 2017. 20. À ce propos, voir :
ƞƞ PHILIZOT Vivien,
n’est pas l’essence des choses, mais produit du autres. Notre culture visuelle, rappelons-le, est ƞƞ Raynal Jean-Baptiste,
« Situations visuelles réel. Voici ce que le graphisme drag doit chercher encore très masculine, hétérosexuelle et blanche. suivi par MEYER
– le designer en car- Guy, Le Design
tographe », Situations
à comprendre et à enseigner, dans un re-ques- Identifier et interroger sa place au regard des Graphique engagé
Graphiques, cycle tionnement constant, une mobilité de la pensée normes sociales, non pas pour interdire aux est-il encore d’actua-
de conférences aux lité ?, Mémoire de
Grands Voisins, Paris,
et des images. Arrêter le regard, observer plutôt dominant.e.s de faire des images, mais pour DNSEP, Département
2 décembre 2017 que voir, mais ne pas figer. Révéler la norme dans qu’ielles prennent conscience de ce qu’ielles Communication
J’utilise cependant Graphique, École
le terme situation
l’espoir de déjouer ses violences, d’assouplir ses ne peuvent pas voir, parce qu’ielle n’en font pas des Arts Décoratifs
dans le sens de frontières ou d’aller au delà. Renate Lorenz place l’expérience. Un graphisme drag nécessite aussi de Strasbourg,
lieu. Situations Strasbourg, 2008
visuelles pour point
les corps et les sujets au coeur de l’art drag ; de porter attention aux autres réalités.
de vue, situation leurs représentations visuelles et politiques sont Le graphisme drag marche sur les pas 21. Le graphisme
géographique depuis d’utilité publique,
laquelle on observe
le centre du graphisme drag, même si celui-ci des signataires de First Things First19, de Grapus, représenté en France
le monde et ses entend dépasser ces représentations. C’est une Ne Pas Plier, Jan van Toorn, des notions de gra- par le collectif Grapus
images, sa culture dans les années 80,
visuelle — qui pourrait
méthode féministe et queer de mise à distance phisme engagé20, d’utilité publique21, du designer entendait répondre à
elle-même prendre des idéaux normatifs. réflexif22, etc. Il pose de nouveau les questions des besoins liés à la
le terme de culture vie collective, plutôt
visuelle.
J’aimerais donner à entendre le drag comme de la responsabilité des designers, s’interroge qu’à des nécessités
un travail artistique qui, comme l’écrit Katrin Sieg sur le rapport à la commande, les conditions de marchandes.
XVII. Expression utilisée Pour en savoir plus
dans plusieurs
« dénonce ce que l’idéologie dominante présente création et de diffusion, sur l’économie et l’idéo- sur l’histoire de cette
milieux militants comme naturel, normal et inéluctable, sans toujours logie dans lequel il s’inscrit, parce ces questions notion, voir :
— notament fémi- ƞƞ EMANUEL Marsha,
nistes, LGBTQI et
offrir une autre vérité15. ne sont pas résolues, parce que ses réponses ZAMMIT Adrien,
anti-racistes — Le·a graphiste drag est iel-même observa- ne peuvent pas être figées. Il est une opération « Marsha Emanuel, à
comme une invitation propos du graphisme
à prendre conscience
teur·ice : spectateur·ice et analyste d’une culture critique d’observation et de diffusion-création d’utilité publique »,
de sa place dans une visuelle dans laquelle iel puise : iel en utilise peut- d’images en constant questionnement et dépla- FormesVives.org,
société inégalitaire : France, 2009
de nos privilèges,
être les images, s’y réfère en tout cas. Iel doit cement. Le graphisme drag embrasse le leg de
mais aussi des dis- savoir voir pour enseigner le voir. Tout est ques- ses prédécesseurs sous le prisme des théories 22. Le designer réflexif
criminations dont on est un.e graphiste qui
ne fait pas l’expé-
tion de regards. Comment voir, mais aussi depuis féministes et queer, à l’aune des réseaux sociaux interroge sa propre
rience, et dont on a où ? Quelles situations visuelles16 ? Pour ne pas et de leur flux continu d’images, d’une démocra- pratique du design.
parfois même pas Hugues Boekraad,
conscience.
être agent·e des normes sociales, le·a graphiste tisation des outils de création d’images, de la dans sa mono-
drag doit tout d’abord prendre conscience de la migration progressive de la publicité de la télévi- graphie de Pierre
Bernard explique en
place que lui accorde les dites normes, dans la sion à internet, etc. Il est un outil et une méthode quoi la pratique des
société et dans ses images. Check your privile- expérimentaux et utopiques de révélation de la graphistes peut et
doit être une activité
gesXVII. Fait-iel partie de celleux qui ont accès norme dans et par les images. Il a pour objectifs réflexive dans un
à la représentation ? Peut-iel reconnaître son la prise de conscience des rapports de force, chapitre de Mon
98 NO MIRAGE 99 MÉTA-

travail n’est pas mon des injonctions, des violences, des invisibilités
travail, design pour le
domaine public :
qu’elles induisent, par celleux qui les subissent
Le design est une — dans l’espoir qu’ielles puissent s’en émanci-
forme de discours
pratique […]
per — ou par ses privilégié·e·s — pour qu’ielles ne
Le design est une participent plus sans le savoir à la perpétuation
forme de discours de
la communication […]
de ces normes. Il est une tentative de décon-
Le design met en struction/sabotage/désamorcage du pouvoir
œuvre des catégories
morales […]
normatif des images, par un déplacement du
Le design est fonction regard et finalement, la création d’autres images.
de la force de commu-
nication […]
Le design est une
application du dis-
cours théorique […]
Le design mélange
les méthodes de
recherche [...]
ƞƞ BOEKRAAD Hugues,
Pierre Bernard, Mon
travail n’est pas mon
travail, design pour le
domaine public, Lars
Müller Publishers,
Zürich, 2006

MÉTA-
L’une des hypothèses d’un graphisme drag, l’un 1. J’emprunte le terme
et sa définition à « La
des outils dont il pourrait se doter pour déjouer méta- et l’inter-image
la norme pourrait être le métadiscours. Expliciter, artistiques », court
texte présentant une
par le discours, les règles de fonctionnement du table-ronde dans le
discours, voilà qui pourrait révéler le symbole cadre du 9e Congrès
international sur
en tant que symbole. Appliqué à l’image ou aux l’étude des rapports
disciplines qui les crééent — le design graphique, entre texte et image:
mais aussi le cinéma, la photographie, l’illustra- L’imaginaire / The
Imaginary, à l’Univer-
tion, la peinture, la publicité, l’architecture, etc —, sité de Montréal en
2010
le métadiscours devient méta-image1, c’est-à-
dire que ce n’est pas — ou pas seulement — le
texte qui vient expliquer l’image, mais l’image
elle-même qui s’adresse aux spectateur·ice·s.
Elle explicite ce qu’elle est ou à quelles autres
images elle se réfère, elle fait apparaître les
100 NO MIRAGE 101 MÉTA-

2. PHILIZOT Vivien, codes de la discipline à laquelle elle appartient, opus pour mettre en garde Sidney Prescott et IV. Si le tueur revient, et il
« When... », op. cit.
édicte ses règles. Ce que montre la méta-image, ses acolytes. ne fait pas semblant, il
y a quelques trucs que
3. CRAVEN Wes, Scream ce n’est pas seulement l’objet qu’elle représente, If this killer does come back, and he’s for real, vous devez savoir.
3, États-Unis, 2000
mais aussi l’image elle-même : comment elle there are a few things that you gotta rememberIV. V. Donc toi, Sid !
représente, la manière dont elle est construite ou Randy parle depuis un écran de télévi-
VI. Il anticipe notament
les conventions auxquelles elle répond. Elle est sion : une vidéo postume retrouvée par sa sœur la surprise de Dewey
la photographie qui montre le·a photographe, la Martha, dans laquelle il livre ses rélexions, au lorsqu’il annonce
avoir perdu sa
vidéo qui filme l’écran, le collage qui détourne les cas où il viendrait à mourir. Il analyse sa réalité virginité avec Karen
photos, le·a comédien.ne qui brise le quatrième comme une fiction cinématographique : nous ne Kolchak, sa collègue
du videoclub.
mur, le superhéros qui ironise sur son statut, le sommes plus dans une suite, mais dans une trilo- « Karen Kolchak  ?
film de genre qui joue de ses codes. Elle révèle gie. Les règles ont changé : le tueur est quasi-in- — Yes, Karen Kolchak.
— Creepy Karen  ?
son caractère construit, non-naturel et invite le·a vincible ; tout le monde peut mourir, y compris le — Shut up ! She’s a
spectateur·ice à prendre du recul. Il ne s’agit pas personnage principal — It means you, Sid !V — ; le sweet person, ok ? »
d’ignorer la convention ni d’en prendre le contre- passé refait surface. Randy prévient ses ami.e.s
pied, mais bien de la rendre visible. Ce que vise des dangers qu’ielles courent et nous explique
la méta-image, c’est la conscience — de sa part ce que nous allons voir. Il brise deux fois le qua-
et de celle des spectateur·ice·s — de la distance trième mur : il regarde à la fois sa caméra, les
qui la sépare de son objet. personnages dans les yeux, s’adresse à eux — il
L’image devient normale lorsque son prévoit même leurs réactionsVI — et la caméra
public méconnaît cette distance. Lorsque l’objet du film, donc nous, spectateur·ice·s.
se confond avec son image, nous dit Philizot, il La mise en abîme nous permet d’obser-
y a naturalisation de la relation symbolique qui les ver Randy en même temps que la réaction des
unit2 : l’image apparaît comme la vérité première autres personnages : nous voyons l’écran dans
de l’objet. Elle tient la réalité à distance, tout en l’écran et les yeux qui le regardent. Sidney, Gale,
faisant oublier cette distance. Dewey et Martha ont peur de mourir et nous
La méta-image, au contraire, fait prendre avons peur de ne plus pouvoir les regarder : sans
du recul à ses spectateur·ice·s et leur fait consta- personnages, plus de films.
ter l’écart qui sépare l’image de l’objet. Elle rend Scream 3 se déroule à Hollywood, dans les
ainsi compte de son inscription dans une culture studios de Stab 3, film dans le film inspiré du
plus globale, de ses symboles et de leur arbitra- fait divers vécu par Sidney, Dewey et Gale dans
rité. La méta-image invite le·a spectateur·ice à les deux précédents Scream. La fiction devient
l’observer en tant qu’image. Elle préfère la com- réalité dans la diégèse du film, mais cette réalité
plicité à la croyance. prend place dans le décor de sa propre fiction.
Elle est par exemple, Randy, geek ciné- Le film a conscience de lui-même et connaît ses
phile de la saga Scream3, qui explique aux autres propres codes. Il nous avertit de son caractère
personnages — entre même temps qu’à nous, fictionnel et de notre statut de spectateur·ice·s.
spectateur·ice·s —, les codes du film d’horreur. Nous ne pouvons pas — ou pas complètement —
Assassiné par Ghostface dans le deuxième film, nous laisser aller à croire. Rien de ce que nous
il revient d’entre les morts dans le troisième voyons n’est réel. C’est tout le paradoxe de la
102 NO MIRAGE 103 MÉTA-

7. VON TRIER Lars, méta-fiction : en brouillant la frontière entre réel sont les affiches stratigraphiques d’Helmo11, qui 11. Helmo,
Dogville, Europe, « Stratigraphie »,
2003
et imaginaire, en mobilisant les codes de son révèlent un procédé d’impression et la mobilité exposition dans le
propre univers, le film apparaît d’autant plus des images : à cache couche d’encre une strate cadre d’Une Saison
8. CRONENBERG David, Graphique, 5e édition,
op.cit.
comme ce qu’il est : une illusion. de sens ; l’affiche de Frederic Teshner pour la 19e Le Portique, Le Havre,
La méta-image, c’est aussi le décor de édition du Festival de Chaumont12 — une affiche 2013
9. WEIR Peter, The
Truman Show, États-
Dogville7, village figuré par des lignes tracées au dans une affiche dans une affiche — : le design 12. TESCHNER Frederic,
Unis, 1998 sol dans un studio de cinéma. Les personnages graphique ne peut-être qu’au sujet de13 ; les affiche pour le Festival

10. WACHOWSKY Lana et


voient des murs ; nous voyons au travers. La calendriers de Jan Van Toorne, collages d’images International de l’af-
fiche et du graphisme
Lilly, Matrix, États- méta-fiction n’empêche pas le déroulement du récupérés qui interrogent les représentations de Chaumont, 19e
Unis, 1999 édition, Chaumont,
récit, ni l’empathie envers les personnages, mais médiatiques des femmes, de l’armement, des 2008
nous oblige à un certain écart : en nous faisant mouvements de protestation contre la guerre
13. PHILIZOT Vivien,
voir plus que ce que les personnages perçoivent, du Vietnam, etc. « When... », op. cit.
elle nous rend omniscient·e·s. Dans Dogville, tout Méta- : après : au delà : avec : au milieu de :
est question de regard : nous, spectateur·ice·s, au sujet de : au delà de : succession : changement :
voyons tout de la violence subie par le person- participation : postérité : transcendance : proxi-
nage principal, et nous voyons aussi les autres, mité : ressemblance : la méta-image est l’image
qui savent malgré les murs et qui taisent. À notre qui montre l’image : le spectacle : l’illusion : l’ap-
tour, nous devenons spectateur·ice·s passif.ve.s parence : la méta-image est l’écart qui sépare le·a
de la violence, voyeur·se·s. La méta questionne spectateur·ice du couple image-objet : elle montre
la place des spectateur·ice·s, les impliquent la distance entre l’image et l’objet : la méta-image
dans un processus critique et réflexif pour se révèle.
qu’ielles interrogent à la fois les images qu’ielles
regardent et leur relation à ielles.
Les mise-en-abîme et autres méta-fic-
tions rendent visibles les rouages de la fiction et
de ses images, et nous invitent aussi à prendre
de la distance avec elles : à ne pas y croire, à les
questionner, à s’en méfier, à interroger notre sta-
tut de spectateur·ice. Videodrome8 questionne
notre pulsion scopique et la colonisation de
nos vies par la sphère médiatique ; The Truman
Show9 est la vie mise en scène, le spectacle de
Debord ; Dogville : nous sommes des super-spec-
tateur·ice·s, nous ne faisons que voir ; Matrix10 :
ce que nous percevons du monde n’est pas la
réalité du monde. Appliqué au design graphique,
le méta- est un design graphique qui utilise des
méta-images, ou un méta-graphisme qui explique
et questionne les codes du design graphique. Ce
104 NO MIRAGE 105 PARODIER

la référence parodiée mais le regard. La parodie II. Image imprimée,


numérique ou scé-
montre autrement, sous un angle nouveau. nique. Les spectacles
Les drag queens parodient la féminité. de drag queens
sont à considérer ici
Elles l’invitent sur scène et en exagèrent les comme des images
codes. Le sujet est toujours le genre féminin, de féminité.
mais son contexte d’apparition change, et sur- III. La pratique du black
tout, elle n’est plus présentée au premier degré. face consiste, pour
des blancs,
L’humour décale le point de vue, de sorte que à se déguiser en noir,
la féminité elle-même devienne grotesque et le en maquillant sa
peau, en portant des
reste hors-scène : le·a spectateur·ice a du recul perruques afro,
non seulement sur l’objet parodique, mais plus en se dessinant des
lèvres charnues, mais
largement sur l’objet parodié. Le premier conta- aussi en adoptant
mine l’autre. La parodie déborde de l’imageII : le une attitude, une
démarche, des carac-
regard décalé par l’humour le reste après le bais- téristiques propres
ser de rideau. aux stéréotypes sur
les personnes noires.
C’est par l’exagération que la parodie Cette pratique naît
opère : en gonflant les traits, elle les rend visibles. au théâtre avec
les minstrel shows
Les drag queens sont plus que des femmes ; les américains puis
drag kings plus que des hommes : humain·e·s dans les vaudeville
français, qui persiste
augmenté·e·s, ridicules et réjouissant·e·s, qui aujourd’hui de
PARODIER nous montrent la fiction derrière l’illusion de manière plus diffuse.
C’est une pratique
1. GENETTE Gérard, Une autre statégie de révélation pourrait être la nature. raciste héritée du
Palimpsestes, la
littérature au second
parodie, que Gérard Genette, à propos du texte, Pour autant, suffit-il de parodier pour révé- colonialisme.
degré, Éditions Seuil, décrit comme suit : […] la « parodie » modifie le ler ? Les black facesIII et les minstrel showsIV en IV. Les minstrel shows
Collection Poétique,
1982, p.30
sujet sans modifier le style, et cela de deux façons tant que parodies d’une identité noire, pour- naissent à la fin
des années 1820
possibles : soit en conservant le texte noble pour raient révéler le caractère fictionnel de la race aux États-Unis. Ce
l’appliquer, le plus littéralement possible, à un et l’absurdité de ses stéréotypes. Pourtant, loin sont des spec-
tacles mêlant chant,
sujet vulgaire (réel et d’actualité) : c’est la parodie de désamorcer le racisme, elles en produisent. danse, musique
stricte (Chapelain décoiffé) ; soit en forgeant par Alors que les drag queens déconstruisent le et sketchs, avec
des personnages
voie d’imitation stylistique un nouveau texte noble féminin comme nature, les minstrel shows principaux noirs
pour l’appliquer à un sujet vulgaire : c’est le pastiche fondent l’autorité des stéréotypes racistes et très stéréotypés,
incarnés au départ
héroï-comique (Le Lutrin) 1. contribuent à les confondre avec la nature. À par des acteur·ice·s
S’il ne sera pas question de littérature ici, quoi tient cette opposition ? Comme dans toute blanc·he·s, puis à
partir de la Guerre de
et si nous ne chercherons pas à transposer les image, le contexte influe sur le sens : ce sont Sécession, parfois
définitions de Genette à l’image, nous pouvons les intentions des créateur·ice·s, le public visé, par des acteur·ice·s
noir·e·s. Ces spec-
néanmoins retenir une chose : la parodie est une le contexte historique, les caractéristiques for- tacles dépeignent les
stratégie de détournement. Il s’agit d’emprun- melles de l’image qui dictent ce que la parodie personnages noirs de
manière raciste, leur
ter pour emmener ailleurs. La satire permet le révèle. Les spectacles de drag queen naissent associant l’ignorance,
déplacement. Mais ce qui bouge, ce n’est pas avec la culture gay au XXe siècleV, avant d’émerger la stupidité, la bêtise,
106 NO MIRAGE 107 PARODIER

et les instrumen- véritablement dans le milieu LGBT new-yorkais film lui-même est critiqué pour son ambivalence, 8. Joan Fontcuberta à
talisant pour le propos de son travail
divertissement des
et londonnien du début des années 90, cercle mais parvient tout de même à interroger sur le dans « Art chimé-
blanc·he·s. marginal conscient des normes de genre. Les pouvoir des images, des médias et sur le racisme rique », Tracks, Arte,
2016
V. On peut faire remon-
drag queens incarnent une féminité outrancière, de la société américaine.
ter leurs origines à certes, mais non péjorative : elle est célébrée Parodier, c’est questionner. 9. FONTCUBERTA
celles du théâtre, Joan, Fauna, Museo
puisqu’avant 1603
plutôt que moquée. Les minstrel show, eux, ne Geológico del
avec Isabelle Adreini, naissent pas dans un milieu militant : ce sont Seminario de
aucune femme Barcelona, Barcelone,
n’était montée sur
des spectacles populaires nés au milieu du 1989
scène : les rôles XVIIIe siècle aux États-Unis : ils sont écrits, mis
féminins étaient X. Ameisenhaufen est la
interprétés par des
en scène et interprêtés par des blancsVI, pour traduction allemande
hommes. Cependant, un public blanc. Ils sont l’œuvre des dominants. de « Formiguera »,
nous délimiterons les nom du photo-
drag queens à leur
Pas de célébration ici : les personnages noirs graphe et écrivain
acception contempo- sont ignorants, supersticieux, idiots ; les quali- qui collabore avec
raine dans ce texte. Fontcuberta pour
tés — la danse et la musique — servent à diver- cette œuvre, tandis
VI. À noter tout de même tir les blancs — les personnages et le public. que Hans Von Hubert
qu’entre 1840 et traduit le nom de
1870, certains per-
Contemporains des zoos humains, ces spec- l’artiste lui-même.
sonnages blackface tacles participent à construire la notion de race
de minstrel shows
étaient interprêtés
et une image stéréotypée du noir. Il faut combattre toute sorte de discours de
par des acteurs noirs, Dans le film Bamboozled7 de Spike Lee, le vérité8.
tels que Willima Henry
Lane et Thomas
producteur noir Pierre Delacroix fait revivre les Joan Fontcuberta parodie pour semer
Dilward. minstrel shows à la télévision, avec des acteurs le doute dans la tête de ses spectateur·ice·s :
7. LEE Spike,
noirs. Il espère, dit-il, que ces images génèreront les institutions et les médias — les sciences,
Bamboozled, États- un malaise chez les spectateur·ice·s blanc·he·s, les musées, la télévision, etc — produisent une
Unis, 2000
qui devront faire face au racisme de la société vérité, la contruisent, mais ne la décrivent pas.
américaine. L’émission fait scandale mais gagne Pour l’exposition Fauna9, qui advient pour la pre-
en popularité, ses images stéréotypiques sont mière fois au musée de géologie de Barcelone en
instrumentalisées par la chaîne pour gagner de 1989, il combine photos, textes, cartes, schéma,
l’audimat ; bientôt, elle devient hors de contrôle taxidermie et vidéo pour simuler une découverte
pour son créateur. scientifique : le naturaliste Ameisenhaufen et
La parodie peut autant révéler la norme son assistant Hans von HubertX — tous deux fic-
que la produire. En ce sens, l’intention des créa- tifs — auraient découvert, quelques décennies
teur·ice·s est primordiale : pour dévoiler la dis- plus tôt, l’existence d’espèces animales encore
tance entre l’image et son objet, ielles doivent non répertoriées par la science : serpent à patte,
déjà en avoir connaissance, avoir ielles-mêmes singe ailé, éléphant volant, babouin-centaure,
un recul sur le sujet ou l’œuvre parodiée. Mais etc. Pour qui ne s’y attarde pas assez, l’exposition
l’intention ne suffit pas : la réception d’une paro- et la découverte scientfique sont véridiques. Tout
die et le sens qu’elle produit dépend d’un agen- y est : les photographies — truquées — font office
cement complexe entre créateur·ice, public et de documents, les sculptures — taxidermies
média, comme en témoigne Bamboozled : le composées à partir de plusieurs espèces — sont
108 NO MIRAGE 109 PARODIER

des preuves, les cartes, croquis et l’institution se dissout dans une esthétique kitsch qui prend le 11. Philizot Vivien,
« Graphisme et trans-
muséale fondent l’autorité de l’exposition pseu- dessus11. gression : citation et
do-naturaliste. Mais Fontuberta distille des Si cet exemple est aussi celui de la neu- détournement dans
les codes visuels du
indices dans les textes et par l’exagération de tralisation du discours critique d’une œuvre design graphique
certains documents, parfois peu crédibles. Il fait — et nous rappelle, de ce fait, l’importance de contemporain »,
appel à l’intelligence des spectateur·ice·s pour son contexte d’énonciation —, elle témoigne revue-signes.info,
2009
identifier la supercherie. cependant de la possibilité, pour les designers
Fauna interroge notre crédulité face aux graphiques, d’user de la parodie pour délivrer
institutions scientifiques et médiatiques et à un message. À nous de l’employer comme d’un
leurs images. Fontcuberta construit une fiction outil pour dévoiler les fictions derrière l’illusion
équivoque pour éclairer les autres fictions, celles de nature ; Fauna nous dit assez que la scénogra-
que nous ne voyons pas et que nous prenons phie, la cartographie, le photomontage peuvent
pour nature. Il fait naître chez nous une méfiance, y contribuer.
un scepticisme, qui perdure au delà de l’exposi-
tion ; il entraîne notre regard critique, nous incite
à ne plus être un public passif et croyant, mais au
contraire à questionner les images pour discer-
ner les techniques de construction de l’illusion.
La parodie, dans le champ du design gra-
phique, semble appartenir à une pratique ama-
teure ou à un usage commercial — détournement
d’affiches de films, de logos, d’œuvres d’art, etc —
ou procéder d’un emprunt ironique au graphisme
vernaculaire, dont l’ironie n’est accessible qu’aux
initié·e·s, comme en témoigne l’analyse de Vivien
Philizot de l’affiche Le réchauffement de la planète,
lauréate du concours étudiant du Festival d’Af-
fiches de Chaumont en 2007.
Le reclassement de signes vernaculaires est
ici la formulation visuelle d’un procédé ironique :
une maladresse contrôlée, attentive aux effets
qu’elle provoque. Privé de son potentiel polémique,
et replacé dans le cadre du Festival, l’effet de rhé-
torique mis en œuvre dans cette proposition relève
plus d’un jeu entre initiés, riche en métadiscours,
que de l’ironie socratique propre à provoquer l’in-
terlocuteur. Doublement neutralisée par l’absence
de risque qui la caractérise et par l’approbation de
l’institution qui en valide la forme, la transgression
110 NO MIRAGE 111 COMMENTER

1. MARKER Chris, Lettre COMMENTER consommateur·ice·s-regardeur·se·s. À travers III. La fonction phatique


de Sibérie, France, d’un discours, théo-
1957
Les mots peuvent faire dire tout ce qu'on veut aux le texte, c'est l'image qui parle. Elle nous inter- risée par le linguiste
images1. pelle : les énoncés phatiquesIII sollicitent notre Roman Jakobson,
II. Richissime. Fabuleux. désigne la fonc-
Ultra-mince.
Chris Marker filme Iakoutsk, en Sibérie. Les attention, disent you ; ils attirent notre regard, tion du langage qui
Éternellement jeune. mêmes images — mêmes plans, même montage — appuyés par le contraste des photographies cherche à établir ou
maintenir la commu-
Le futur appartient
à ceux qui peuvent
sont répétées trois fois ; la voix off diffère. La ville en noir et blanc et la saturation du rougeIV. Les nication entre l’émet-
le voir. est tantôt paradis socialiste, commune sinistre images veulent qu'on les regarde. teur du discours et
son destinataire sans
Je suis le réel.
Nous n’avons pas
et inégalitaire, et ville de l'Est en construction. À travers ces textes, Barbara Kruger chercher à commu-
besoin d’un autre Marker fait la démonstration, dans cette scène s'adresse à nous comme le font les slogans niquer un message
— ou du moins, pas
héros
Chez nous, des Prix
de Lettre de Sibérie, de l'influence du texte sur publicitaires, mais l'ironie, le décalage entre le uniquement.
fous ! l'image : la commenter, c'est lui donner un nou- texte et l'image permettent une seconde lecture, Ce sont par exemple
des mots qui
Achète-moi : je te
changerai la vie
veau sens. une distance critique sur la société de consom- apostrophent ou
Une image vaut mille Si le commentaire peut servir la propa- mation et le patriarcat. Elle nous invite à prendre interpellent le·a locu-
teur.ice (« Hé ho ! »)
mots
Nos apparences sont
gande, ou plus généralement, s'il est l'un des conscience de notre position de spectateur·ice·s ou qui contrôlent
trompeuses outils de production de vérité de la presse et des face aux images, de l'influence qu'elles ont sur la bonne commu-
nication (Allo ? ; Tu
médias télévisés — qui ne sont jamais neutres —, nous ou que nous avons sur elles. m’entends ?).
nous pouvons aussi l'envisager comme dispo- I am the real thing5. C'est une statue qui
IV. couleurs qui rap-
sitif révélateur des normes sociales dans les parle : un visage féminin aux yeux aveugles. pellent autant les
images. Elle ne peut pas nous voir. Un voile transparent affiches commuistes
de Agit Prop que la
Barbara Kruger détourne des images : tombe sur sa peau, nous sépare d'elle. Celui de propagande nazie
images trouvées, dans la presse ou de vieilles la mariée, que l'on soulève pour embrasser les
5. KRUGER Barbara,
campagnes publicitaires. Elle les recadre, les lèvres ? I, c'est elle : la statue, l'image, la femme I am the real thing,
agrandit. Surtout, elle les commente : elle leur doublement figée par le marbre et le photo- 1982
associe du texte. Non pas une simple légende, graphe. Elle est à la fois objet et sujet. D'habitude, 6. RENNER Paul, Futura
ni un titre, mais des mots intégrés à l'image, de images et statues ne parlent pas. I am the real bold oblique, fonderie
Bauer, 1924-1927
sorte que l'un et l'autre deviennent inséparables. thing. Le texte est inscrit à la verticale, sur un
Super rich. Ultra gorgeous. Extra skinny. fin rectangle, blanc sur noir et noir sur blanc. Il
Forever young barre le front, scinde le cerveau en deux ou en
The future belongs to those who can see it émane. Il est inscrit en Futura6, prémonition des
I am the real thing existences de demain. I am the real thing. Je suis
We don't need another hero la réalité ; l'original ; le vrai ; l'authentique ; je suis
Our prices are insane ! ce qui se fait de mieux. La vraie chose. Je suis
Buy me I'll change your life une chose qui parle. C'est aussi le détournement
A picture is worth than a thousand words d'un slogan publicitaire de Coca Cola : it's the real
We are not what we seemII thing. L'objet passe de la bouteille à la statue,
Les textes de Barbara Kruger sont se personnifie chez Kruger sous les traits d'une
autant de réponses aux slogans publici- femme, toujours soumise au regard et objet de
taires : ils en sont les pastiches cyniques ou la consommation. Les femmes sont des images.
les messages implicites, s'adressant à nous, La tradition antithéâtrale toute entière nous
112 NO MIRAGE 113 COMMENTER

7. MITCHELL W.J.T., glaçant la femme-image, la réduisant à l'immo- 9. MITCHELL W.J.T., op.


op. cit., p.62 cit., p.62
bilité mais pas à la parole : c'est elle qui formule
8. KRUGER Barbara, ces mots. 10. Barbara Kruger
Your gaze hits the à propos de son
size of my face,
Sur le plan du désir, la piction nous renvoie au travail dans le court
1981 moins trois messages incompatibles (elle veut être documentaire
Barbara Kruger : in
vue ; elle ne veut pas être vue ; elle est indifférente her own words
au fait d'être vue). Mais par dessus tout, elle veut ƞƞ HAMMER David,
Barbara Kruger :
être écoutée — une pure impossibilité pour l'image in her own words,
immobile et silencieuse9. National Gallery of
Art, Washington,
Dans l'œuvre de Barbara Kruger, le texte 2016
n'est pas le commentaire de l'artiste sur les
XI. D’ailleurs, on
images, mais le discours des images elles- retrouve parfois le
mêmes. Commenter, c'est faire parler les images. même slogan sur
plusieurs images
L'artiste interroge la position des regar- différentes, tel
deur·se·s, alliée à une omniprésence des yeux que We don’t need
dans l'iconographie. another hero.

The eye is the major player10. L'œuvre en


elle-même est le commentaire d'un champ
visuel — publicitaire et médiatique — des
enjeux des visibilités et du couple regard-désir.
Commentaire qui, en fait, introduit le doute dans
l'esprit du·de la spectateur·ice qui se pensait
passif·ve et découvre la violence de son regard
en même temps qu'iel comprend que les images
vivent et l'influencent. Les œuvres de Kruger ne
demandent pas à être décodées : leurs significa-
tions sont multiplesXI et librement interprétables :
elles invitent à regarder autrement, interrogent,
de sorte peut-être, de désamorcer l'image par
l'image. Elles jouent aussi d'un décalage tempo-
renvoie à nouveau à la féminisation par défaut de la rel et spatial en invoquant des images du passé
piction, traitée comme une chose contrainte d'éveil- — les images publicitaires détournées par Barbara
ler le désir chez le regardeur tout en ne révélant Kruger sont majoritairement issues des années
aucun signe de désir, ni même la concience qu'elle 50/60 — et en les agrandissant, adjointes à la
est soumise à notre regard, comme si le regardeur police de caractère du futur, pour amener à voir
était un voyeur derrière un trou de serrure7. le présent.
Mitchell formule l'hypothèse que l'œuvre
de Kruger Your gaze hits the size of my face8 est le
reflet de la pulsion scopique masculine, Méduse
114 NO MIRAGE 115 COMPULSER

graphiste de formation, iconologue, qui expose 1. Georges Didi-


Huberman, extrait de
et publie des images qui ne sont, au départ, pas Devant le temps, cité
les siennes. Elle les agrandie, les imprime, les par Tiphaine Lacroix :
ƞƞ Lacroix Tiphaine,
recadre, intervient numériquement sur elles, par- Dysposer les images,
fois ; surtout, elle les juxtapose ou les superpose. dispositifs polymor-
Sa pratique est celle d’une archéologue décou- phes de la pensée
dispersée, mémoire
vrant des vestiges et d’une conteuse écrivant de DNSEP, Option
Design Graphique
de nouvelles fictions. Sa dernière exposition, et Interactivité, UER
Radial Grammar, dans le centre d’art parisien Le Design et Édition,
ESADHaR, Le Havre,
Bal en 2018, ancien lieu de fête et hôtel d’amour, 2018, pp.126-127
elle expose les fantômes imaginaires du lieu par
la juxtaposition au mur d’une série de portraits.
Ce sont des photos de visages ou de statues
COMPULSER et des photo-montages qui les hybrident. Ielles
Avant le commentaire, chez Barbara Kruger, il n’ont pas vécu au Bal. Batia Suter ne les a pas
y a déjà la collection. Elle collecte, compulse, renconré dans les archives du lieu, mais les
détourne des images, les décontextualise/ exhume de sa collection personnelle : ce sont
recontextualise. Des images trouvées : qui des images de différentes sources, époques,
existaient déjà avant elles, qui sont apparues à natures, qu’elle associe pour leur attribuer une
d’autres époques sur d’autres supports, entou- histoire commune. Pour autant, les significa-
rées d’autres textes, d’autres images, vues par tions qu’elles portent ne disparaissent pas : leur
d’autres yeux. Chaque image dit plus que ce mémoire s’enrichit au contraire.
qu’elle est censée dire. Chaque image renvoie Devant une image — si ancienne soit-elle, le
aux autres images. Chaque image entre en présent ne cesse jamais de se reconfigurer, pour
résonnance avec celles qu’elle côtoie — dans peu que la dépossession du regard n’ait pas com-
un même livre, sur une même affiche, dans un plètement cédé la place à l’habitude infatuée du
même film, sur un même tumblr —, avec celles qui « spécialiste ».
sont plus loin — dans d’autres livres, sur d’autres Devant une image, si récente, si contempo-
affiches, dans d’autres films, sur d’autres sites —, raine soit-elle — le passé en même temps ne cesse
celles qui l’a précédée, celles qui viendront. jamais de se reconfigurer, puisque cette image ne
Travailler à partir d’images trouvées, c’est jouer devient pensable que dans une construction de la
avec les significations qu’elles portent tout en mémoire, si ce n’est de la hantise. Devant l’image,
leur en attribuant de nouvelles ; une nouvelle enfin, nous avons humblement à reconnaître ceci :
strate de sens à chaque regard. Les images se qu’elle nous survivra probablement, que nous
souviennent. sommes devant elle l’élément fragile, l’élément
Nous pouvons envisager la collection de passage, et qu’elle est devant nous l’élément
d’images comme une méthodologie pour les du futur, l’élément de la durée. L’image a souvent
graphistes-artistes, un outil de travail, qui parfois, plus de mémoire et plus d’avenir que l’étant qui la
fait œuvre. C’est par exemple l’artiste Batia Suter, regarde1.
116 NO MIRAGE 117 COMPULSER

2. Aby Warburg est né Avant Batia Suter, l’historien de l’art Aby


en 1866 à Hamburg
et mort en 1929, à
Warburg2 invente l’iconologie. Dans son Atlas
Hamburg également. mnémosyne, il associe des œuvres d’art de cou-
Il consacra sa vie
au projet d’Atlas
rants et d’époques distinctes à la recherche
mnémosyne. des hérédités, des porosités, des survivances,
ƞƞ WARBURG Aby,
RECHT Rolland,
des connexions. Il s’intéresse à l’image comme
L'Atlas mnémosyne, expression d’une civilisation et la place au centre
Éditions l'Écarquillé,
Éditions INHA, Paris,
de sa recherche en histoire de l’art : elle n’est plus
2012 simple illustration, mais point de départ de l’ana-
3. Didi-Huberman DIDI-
lyse. Il compile et assemble des reproductions
HUBERMAN Georges, d’œuvres d’art — toiles, fresques, sculpture, etc —
GISINGER Arnaud,
Palais de Tokyo,
et des photographies pour comprendre la résur-
« Nouvelles Histoires gence de représentations des émotions issues
de Fantômes, inter-
view Georges Didi-
de l’art de l’Antiquité pendant la Renaissance.
Huberman & Arno Aby Warburg juxtapose les images sur de grands
Gisinger », Palais de
Tokyo, youtube.com,
panneaux thématiques, cartographie mémorielle
Paris, 2014 et visuelle. Ses travaux invitent à se projeter dans
l’esprit de Warburg, à comprendre sa logique.
Mais peut-être que comprendre, comme le sug-
gère Didi-Huberman3, c’est aussi com-prendre,
c’est-à-dire prendre avec : faire comme, utiliser la
méthodologie de Warburg ou s’en inspirer pour
concevoir nos propres atlas, écrire nos propres
histoires à travers les images.
Être designer graphique, c’est organiser les
savoirs et les fictions, pour paraphraser Annick omniprésent du flux continu des images sur les
Lantenois. L’atlas, en tant que pratique de collec- supports numériques, le livre permet un arrêt, une
tion et d’agencement, en est un outil essentiel. prise de recul. Faire mémoire avec les images.
Qu’il prenne la forme de panneaux, d’une scé- Les images comme mémoire. La mémoire des
nographie ou d’un livre, il est à la fois un acte de images. Faire des livres, collecter des images,
mémoire — imprimer, sortir les images du flux, c’est les ancrer dans le temps. Les organiser,
c’est faire mémoire ; chercher leurs correspon- c’est leur donner un autre sens que celle qu’elles
dances, c’est fouiller dans leurs souvenirs — et sont censées transmettre, c’est rendre visibles
une opération de déplacement, une réactivation les autres messages qu’elles portent. L’atlas ne
des images passées, une mise en exergue de fige pas les images mais arrête le regard, permet
la mobilité des images. Faire mémoire, figer le d’en faire une lecture inédite. En faisant appa-
temps ; faire revivre les images passées, dépla- raître les connexions entre elles, en les extrayant
cer les nouvelles. Lorsqu’il prend la forme du de leur milieu d’origine, l’atlas fait aussi appa-
livre, l’atlas a un début, et une fin. Face au présent raître la distance entre elles et leurs objets.
118 NO MIRAGE 119 COMPULSER

IV. L’affche, présen- Assembler pour révélerIV écrit Chris Marker permet-il de les déconstruire ? Il semblerait, au 6. COCCIA Emanuele,
tée lors de sa
rétrospective à la
sur un poster à propos du montage cinémato- contraire, que l’image publicitaire, image nor- op. cit.

Cinémathèque, fait graphique. Assembler des images normales male par excellence — ou par essence ? — soit 7. MITCHELL W.J.T., op.
partie d’une série
attribuée à Chris
pour révéler les récurrences — l’omniprésence assez cynique pour intégrer son autocritique cit.

Marker, mais non des blancs ; la sexualisation des femmes, etc — sans perdre de son efficacité. Emanuelle Coccia6
signée.
et les absences — la sous-représentation des rappelle que l’image publicitaire ne peut être
V. Le choix des com- personnes racisées et des personnes LGBTQI —, définie ni par son contenu, ni par son message,
manditaires est évi-
demment primordial,
pour chercher l’origine des stéréotypes, pour peut aussi condamner la publicité elle-même. Il
puisque la nature et éclairer, aussi, leurs conséquences — les vio- donne l’exemple d’une campagne publicitaire
les significations des
images dépend aussi
lences sexistes, racistes, homophobes, etc. pour Abercrombie et Fitch qui intègre les textes
de leur propre posi- Nous pourrions aussi dire répéter pour révéler : anticapitalistes du philosophe Slavoj Zizek. Dans
tion et conscience
face aux normes
user de la reproductibilité technique de l’image une perspective similaire, W.J.T. Mitchell analyse
sociales. pour révéler la reproduction des normes dans une campagne publicitaire méta-discursive pour
les représentations. Copier, recopier la même Sprite7 : une scène de brainstorming entre publi-
image, pour nous forcer à voir ce qu’elle porte citaires désamorcée par le slogan Don’t buy the
comme héritage, pour rendre hyper-visible ce Hollywood hype.
que l’habitude et le flux empêchent de voir. Révéler ne suffit pas à déjouer la norme.
Parodier, détourner, commenter, assembler, Ce processus de déconstruction nécessite une
répéter, reproduire, imprimer, connecter, agran- entente, un consensus avec les spectateur·ice·s,
dir, imprimer, recadrer, trier, extraire, décaler, qui doit accepter de voir et de questionner ce
juxtaposer, fusionner : les procédés, les outils qu’iel voit. Iel doit être actif·ve, être complice de
d’un possible graphisme drag sont multiples, et la révélation.
les quelques uns décrits ici n’en sont que de Il semble nécessaire, également, de ne pas
rares exemples. Le graphisme drag ne peut s’ar- s’arrêter à l’analyse des images normales, mais
rêter pas à une série de protocoles : il est une de diffuser et créer aussi des images marginales.
recherche permanente, mobile et protéiforme. Il La déconstruction des normes doit s’accompa-
n’est délimité par aucune frontière et n’est pro- gner d’une construction d’une culture visuelle
priété de personne. Jil est simplement une invita- parallèle. Assembler d’autres images, écrire de
tion : à prendre du recul, à regarder autrement, à nouvelles histoires, non plus du point de vue des
initer les regards, à créer d’autres images. Il ne se dominant·e·s, mais des autres : celleux à qui l’on
restreint pas, d’ailleurs, au cadre strict de la com- ne donne pas la parole. Permettre aussi autre
mandeV et s’exprime peut-être plus aisément chose : autoriser les interstices, les existences
dans des projets indépendants, où le·a graphiste marginales que les images normales rendent
est aussi artiste. Graphiste-artiste, artiste-gra- illégitimes ; permettre aux subjectivités oubliées
phiste, théoricien·ne, chercheur·se, regardeur·se, de se reconnaître. Il est question de l’importance,
archéologue, monteur·se, vidéaste, scénographe, pour les minorités politiques, d’être représen-
performeur·se, laborantin·e. Il s’agit de question- tées. Chercher de nouvelles figures émanci-
ner, se questionner, requestionner — les images. patrices, les multiplier pour représenter plus et
Mais est-ce suffisant ? Révéler les normes mieux, et pour qu’elles ne deviennent pas, à leur
120 NO MIRAGE

8. Donna Haraway dans tour, injonctives. Nous pouvons suivre, peut-être,


le documentaire que
lui consacre Fabrizio
l’invitation de Paul B. Preciado à se désidenti-
Terranova fier des catégorisation binaires homme/femme,
ƞƞ TERRANOVA Fabrizio,
Donna Haraway :
hétéro/homo, devenues obsolètes à l’ère phar-
storytelling for earthly macopornographique ; écrire, par les images,
survival, Belgique,
France, 2016
des fictions non-normatives, comme le suggère
Donna Haraway : We need to build a non-hetero-
normative joy8. Le graphisme drag doit être une
pratique réflexive et un outil de déconstruction
des images normales en même temps qu’une
visibilisation de ses marges : les montrer, c’est
les permettre.
159 CONCLUSION

Nous pouvons écarter la norme du


domaine du visible en privilégiant les
images anormales, images-lucioles,
des sujets et des corps en marge
qui éclairent d’autres voies. Le gra-
phisme drag est un double mouve-
ment : il s’intéresse aux images nor-
males pour les interroger ; il créé et
diffuse les autres pour faire entendre
d’autres voix. Il est un travail de
déconstruction/construction simul-
tanées et permanentes, un outil cri-
tique et réflexif — pour les graphistes
et pour le public — de dénormalisa-
tion et une proposition : celle de pro-
duire de la différence et de l’égalité en
même temps1, pour reprendre les mots
de Renate Lorenz. Le graphisme
drag refuse de laisser à l’idéologie
dominante le monopole du visible.
Il célèbre les minorités politiques
et porte leurs discours pour saboter
le modèle-unique, le normal, l’idéal
160 NO MIRAGE 161 CONCLUSION

figé par l’illusion de nature, pour per- et choisi d’être une pratique mili-
mettre les existences et pratiques tante, au service non pas d’intérêts
anormales, pour que vivent les commerciaux, mais des luttes des
freaks ! Vive les pd ! Vive les putes ! minorités politiques. L’analyse des
Vive les trans ! Vive les sorcières ! images normales est un impondé-
Vive les gouines ! Vive les monstres ! rable du travail de déconstruction/
Vive les moches ! Vive les queers ! construction : pour aller au delà des
Vive les handicapées ! Vive les mar- normes, pour adoucir ses frontières,
ginaux ! Vive les fous ! Ielles ne sont il faut déjà les voir et les comprendre.
pas les images d’un futur possible, ni D’où l’hypothèse de la révélation des
les instruments passifs d’une esthé- normes dans les images qui serait un
tique de la différence : ielles sont les premier pas vers une dénormalisa-
acteur·ice·s d’une résistance perma- tion de la culture visuelle, du regard,
nente déjà en cours. Le graphisme et peut-être ensuite, des pratiques.
drag se joint à leurs luttes, refuse La remise en question des normes
la facilité des poncifs normalisants sociales n’est pas une coquette-
pour expérimenter d’autres formes rie rhétorique, mais une urgence à
et surtout d’autres faire. Il interroge la mesure des violences subies par
les messages portés par les images, des sujets et leurs corps au-delà
bien sûr, mais aussi leurs conditions des images : violences conjugales,
de production et de diffusion. Il pose meurtres transphobes et homo-
de nouveau la question de la fonc- phobes, mutilation des enfants
tion politique du design graphique intersexes, discriminations sexistes,
162 NO MIRAGE 163 CONCLUSION

violences sexuelles, insultes, enfer- méthodes de révélation et d’autres


mement, rejet, etc. Mais l’histoire des modes de production et de ren-
minorités politiques ne peut pas être contres restent à (re)découvrir : une
qu’une histoire de violences. Nous exploration perpétuelle du domaine
devons écrire des joies non-norma- du visible et de ses enjeux, jamais
tives. Célébrer pour montrer d’autres achevée mais joyeuse autant que
possibles, espérer plus et plus loin, possible.
faire un pas de côté pour (s’)autori- Nous devons donc nous-mêmes
ser l’anormal, provoquer des désirs. — en retrait du règne et de la gloire, dans
Le graphisme drag est une utopie, la brèche ouverte entre le passé et le
une expérimentation et un reques- futur — devenir des lucioles et reformer
tionnement permanents, une invita- par là la communauté du désir, une com-
tion à une mobilité de la pensée et munauté de lueurs émises, de danses
du geste, une résistance joyeuse à malgré tout, de pensées à transmettre.
la norme. Une hypothèse qu’il reste Dire oui dans la nuit traversée de lueurs,
à expérimenter : si certaines des et ne pas se contenter de décrire le non
méthodes présentées dans ce texte de la lumière qui nous aveugle2.
ont été éprouvées par des graphistes
et artistes, elles peuvent devenir
les outils de nos luttes contempo-
raines, d’une lecture queer, féministe
et décoloniale des sociétés occi-
dentales et de ses images. D’autres
164 NO MIRAGE

1. LORENZ Renate,
op. cit.

2. DIDI-HUBERMAN
Georges, Survivance
des lucioles, Éditions
de Minuit, Paris,
2002, p.133
167 LEXIQUE

Celleux : Contraction de celles et ceux.


Cisgenre : désigne une identité de genre
dans laquelle le genre ressenti correspond à
celui attribué à la naissance. Il est l'opposé de
transgenre. Par exemple, une personne désignée
fille à la naissance et qui se sent femme est une
femme cisgenre.
Diadique : antonyme de intersexe : désigne,
chez une personne, la correspondance entre ses
caractéristiques sexuelles et celles attendues
dans la catégorie mâle ou femelle. Par exemple,
une femme diadique est une femme avec des
chromosomes XX, une vulve, un vagin, un clitoris
dont la taille est conforme aux standards de la
médecine, un utérus, des trompes de falope, et
à partir de la puberté un taux de progestérone
et d'œstrogène élevés, un taux de testostérone
faible, et un développement de la poitrine. Si l'en-
semble de ces caractéristiques concordent en
général chez des corps dits femelles, il existe
une multitude de variations de caractéristiques
sexuelles, qui ne correspondent pas ou pas
entièrement à la classification mâle ou femelle.
Drag : Les drag queens sont des personnes
— le plus souvent des hommes — qui incarnent
des personnages féminins ultra-stéréotypés sur
scène. Les drag kings, eux, sont des personnages
masculins très caricaturaux eux aussi, incarnés
le plus souvent par des femmes. La pratique du
drag est très souvent associée à celle du tra-
vestissement, dans le domaine du spectacle.
Cependant, le drag ne peut se limiter à la seule
apparence : ce dont il est question lors de ces
spectacles, c'est de révéler le genre dans son
caractère performatif et construit, et de trans-
gresser ses normes.
Genre : désigne, en sciences sociales, l'en-
semble des constructions sociales attribuées au
féminin ou au masculin ; il ne fait pas référence
168 NO MIRAGE 169 LEXIQUE

au sexe biologique. Intersexuation : désigne la non-corres-


Iel : Contraction de il et de elle. C'est un pro- pondance entre les catégories binaires mâle/
nom neutre, à la troisième personne du singulier. femelle et la réalité biologique des personnes
Ielles : Contraction de ils et de elles. C'est intersexes – ou personnes intersexuées.
le pronom neutre de la troisième personne du LGBTQI : Le sigle LGBTQI signifie Lesbienne,
pluriel. Gay, Bi.e, Trans, Queer et Intersexe et désigne
Trans : contraction de transgenre, plus cou- l'ensemble de la ou des communautés concer-
rant que le terme complet. On parle de personnes nées par des discriminations liées au genre, au
trans. sexe, à l'orientation sexuelle ou romantique. Il
Transgenre : Les personnes transgenres est plus souvent abrégé en LGBT, mais peut aussi
ont une identité de genre différente de celle être complété par un +, pour englober les autres
qu'on leur a attribué à la naissance. termes n'apparaissant pas dans le sigle.
Transidentité : désigne le fait, pour une Queer : À l'origine insulte signifiant bizarre,
personne, d'avoir une identité de genre différente tordu, le terme queer a été réapproprié par la
de celle qui lui a été assignée à la naissance, communauté LGBTQI comme terme-valise
c'est-à-dire le sentiment d'avoir un genre diffé- regroupant diverses orientations sexuelles,
rent de celui qui lui a été attribué. Il existe une romantiques, genres ou identités de genre non
multitude d'orientations de genre différents. Le normatifs. Le terme queer signifie plus générale-
plus souvent, on parle de femmes trans — des ment un refus de l'hétéro-cis-patriarcat comme
femmes à qui on a attribué le genre masculin à modèle.
la naissance — ou d'hommes trans — des hommes
qu'on a désigné filles à la naissance —, soit des
personnes dont le genre est l'opposé de celui
qu'on leur a attribué au départ. Mais il y a égale-
ment des personnes trans non binaires, qui ne se
reconnaissent ni dans le genre féminin, ni dans
le genre masculin, des personnes genderfluid,
dont le genre évolue en fonction du temps, par-
fois plus féminin, parfois plus masculin, ainsi que
d'autres identités de genre.
Intersexe : L'association OII Europe
(Organisation Internationale des Intersexes)
définit les personnes intersexes — ou personnes
intersexuées — comme des individus nés avec des
caractéristiques sexuelles (telles que les chromo-
somes, les organes génitaux, ou bien encore la
structure hormonale) ne correspondant pas entiè-
rement aux catégories mâle ou femelle, ou appar-
tiennant aux deux en même temps.
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2005 ƞƞ @dfordistortion,
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185 REMERCIEMENTS

Un très grand merci à Valentin Savoye,


Marion Bonjour et Tiphaine Lacroix de m'avoir
relue, re-relue et soutenue tout au long de
l'écriture de ce mémoire, de me donner envie
d'écrire, d'explorer les formes et d'assumer un
art politique,
Merci à Vanina Pinter, guide invétérée du
parcours Édition, de nous avoir accompagné·e·s
dans l'exercice difficile et précieux qu'est celui
du mémoire,
Merci à Yann Owens pour ses conseils avi-
sés, et pour m'avoir encouragée à diffuser ce
texte hors-école,
Merci à Alain Rodriguez qui nous a ini-
tié·e·s à la pratique de la collection,
Merci à Hélène Pitassi pour sa disponibilité
et ses conseils de reliure,
Merci à Mathieu Roquet de m'avoir orien-
tée dans ma quête typographique,
Merci à Sarah Vadé de m'avoir accordé cet
entretien, et à Vivien Philizot d'avoir pris le temps
de répondre à mes questions et mes bribes de
plans : vos références et réflexions m'ont été
précieuses,
Merci, enfin, à mes ami·e·s et camarades
de La Poudrière, qui font vivre le queer au-delà
des livres.
Solène Langlais
Mémoire de DNSEP
Design Graphique et Interactivité
Parcours Design et Édition
2018-2019
ESADHaR

Imprimé et relié au Havre


en janvier 2019

Police de caractère :
RIGAUD Émilie, David, A is for apple, 2014

Papier :
Cyclus offset 90g
Terraprint gloss 90g
Papier rose HEMA 80g

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