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L’ERREUR DE TRADUCTION

ROMAN

René Meertens
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Ceci est mon journal. Je le présente sous une forme brute,

sans être sûr que c’est moi qui l’ai entièrement rédigé. Après les

toutes les histoires horribles que la presse de caniveau a

colportées sur mon compte, il devrait intéresser un éditeur

désireux d’offrir au public ma version de l’affaire Favauge.

Favauge, c’est moi. Ma carte d’identité indique « Guillaume

Favauge » mais, de grâce, taisez ce prénom, qui rime avec

guimauve. Guillaume, guimauve, mauviette. Je ne suis pas

Guillaume, cette chiffe molle, cette photocopie ratée de moi-

même. Je suis Favauge, homme rare, homme phare, fort et

créatif. Toute ressemblance…

C’est vers l’âge de douze ans que ce clivage entre les deux

facettes de ma personnalité, Favauge et Guillaume, s’est

cristallisé, lorsque leur cohabitation a commencé à devenir

pénible, autant que l’était le conflit entre l’admiration que

Favauge éprouvait pour son père et la haine que Guillaume lui

vouait. Favauge s’efforçait d’imiter son géniteur, homme à

poigne et plein d’assurance, tandis que ce mollasson de

Guillaume, passif et influençable, se recroquevillait, brûlé par le

rayonnement trop puissant de son père. Sous l’influence de ce

dernier, fana d’échecs, Favauge se mit, à l’âge de quatorze ans, à

pratiquer avec ardeur ce jeu où son esprit d’analyse faisait

merveille, mais le fruit de ses cogitations était à la merci de

l’émotivité maladive de Guillaume, tant et si bien que les

positions victorieuses construites par Favauge se déglinguaient


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souvent en quelques coups parce que les nerfs de Guillaume

flanchaient.

Si Guillaume est timoré et indécis, Favauge est confiant et

dominateur. Alors que Favauge fait en général bonne figure dans

un tête-à-tête, Guillaume se comporte de façon inepte au sein

d’un groupe. Autant Favauge réussit tout ce qu’il entreprend, en

particulier dans le domaine professionnel, autant Guillaume est

dépourvu d’ambition et tellement insignifiant qu’il est relégué

dans un pli de la personnalité de Favauge. Ceux qui appellent

Guillaume « Favauge », ses collègues traducteurs par exemple, le

tiennent en haute estime, tandis que les quelques personnes pour

qui Favauge est « Guillaume » le traitent avec condescendance.

Quant aux femmes, avec lesquelles Guillaume manque

d’assurance, elles n’ont pour lui que mépris.

À l’âge de trente ans, après deux séjours à l’étranger,

Guillaume revint en Belgique pour travailler à la Commission

européenne. Il y fit la connaissance de Chiara, qui le rejeta sans

ménagement. Cette déception sentimentale conduisit un

Guillaume larmoyant chez son généraliste, qui diagnostiqua une

dépression doublée d’une névrose d’angoisse et l’adressa à

M. Quaghebeur, psychothérapeute dont la réputation de faiseur

de miracles était bien établie à Bruxelles. Il devait faire de

bonnes affaires, le gredin, à en juger par son cabinet : les

fauteuils devaient être des antiquités, tout comme la table basse


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en marqueterie qui le séparait du patient. Aux murs, des vitrines

pleines de trésors, des appliques dorées, des tableaux…

Selon Guillaume le névrosé, la société l’enfermait dans la plus

grande des solitudes pour empêcher un inadapté de se reproduire.

— Les menées anticonceptionnelles de la société contre votre

personne ne sont que… Beur… heuheu… le produit d’une

interprétation délirante, dit le psy.

Presque obèse, Quaghebeur devait s’empiffrer à midi. Comme

ses séances avec Guillaume commençaient à treize heures, les

remontées acides de son déjeuner explosaient en rots qui le

faisaient gémir.

— Interprétation délirante ? Aucune femme digne de moi ne

m’a jamais donné ma chance. Sinon, comment expliquez-vous

qu’à mon âge je ne sois toujours pas marié ?


Guillaume, on l’a compris, est pleurnichard.
— Mouais. À quel âge avez-vous couché avec une fille pour

la première fois ?
— Difficile à avouer… À vingt-sept ans. La gent féminine

m’a écarté comme un malpropre.


— Vingt-sept ans ? Et avec qui ?
Quelle espèce d’idiote avait bien pu vouloir de Guillaume ?
— Une nana assez tarte qui m’avait fait du gringue.

Catherine, qu’elle s’appelait. Elle était tellement peu attirante

que l’idée de lui donner un baiser me donnait la nausée.


— La première venue. Pour vous débarrasser à tout prix de

votre… Beur… heuheu… embarrassant pucelage.


— Avant elle, j’avais eu des occasions, mais il est tellement

difficile de faire le premier pas. Et cette salope de Catherine qui

s’est moquée de mon inexpérience. Encore maintenant, il


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m’arrive d’imaginer que je lui règle son compte à coups de

hache.
— Bon. Il faut remonter plus haut. De quand date votre

première amourette ?
— J’avais neuf ans. Elle…
— Les premiers contacts avec le sexe opposé jouent un rôle

déterminant dans la structuration de la personnalité. Toute

frustration anormale prépare le terrain à des comportements

pathologiques. Poursuivez.
— Elle s’appelait Lola. Fille d’un chauffeur de taxi espagnol.

Elle m’a laissé tomber pour un rouquin qui lui avait donné un

morceau de chocolat.
— Elle vous a peut-être quitté pour une autre raison, mais…
— Oui : elle ne m’a pas accordé ma chance et a donné la

préférence à un autre. Après, j’ai fantasmé qu’elle se noyait dans

une cuve d’huile bouillante sous mon regard goguenard.


— Vous en avez après les femmes. Parlez-moi de vos relations

avec votre mère.


— Ma mère, si on peut parler de mère… Une femme

dépressive. Tout enfant, j’ai vite compris qu’elle faisait semblant

d’être malade pour ne pas s’occuper de moi. Je la vois encore en

robe de chambre, laissant derrière elle une odeur de transpiration

et de médicaments.
Le voilà qui se remet à geindre.
— Votre mère devait être disponible… Beur… heuheu…

disponible en permanence pour vous.


— J’avais toujours la hantise d’être abandonné par elle.
Dit Guillaume, des trémolos dans la voix.
— Avez-vous un souvenir précis ?
— C’était un jour d’hiver car il faisait très froid. Ma mère,

souffrante comme toujours, ne s’occupait pas de moi. Je me

sentais délaissé. Je la revois s’approcher enfin de moi… Je me

souviens d’une grande sensation de chaleur.


Sortez vos mouchoirs.
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— La chaleur maternelle. Le ventre. Que ressentiez-vous pour

votre mère ?
— Je la détestais. Je l’adorais les rares fois où elle s’occupait

de moi. Mais en général, son regard me traversait comme si je

n’existais pas. Ma mère était un monstre. En toute objectivité,

cette femme est méchante.


— Méchante maman. La pire chose qu’un enfant puisse dire à

sa mère. L’ambivalence vis-à-vis de la mère est normale, mais

pas la haine quand elle se dérobe et l’adulation dès qu’elle vous

prend dans ses bras. Comment voulez-vous avoir des relations

normales avec les femmes après ça ? Et votre père ?

Professeur à l’Université libre de Bruxelles, son père pissait à

jet continu des articles sur la littérature allemande. Un gorille :

des poils hirsutes partout, une lippe gourmande, l’empâtement

d’un tyran gavé d’éloges et de bonne chère. Il émanait de Lucien

Favauge une force sauvage, un trop-plein d’énergie qui ne

demandait qu’à exploser. Quand il s’adressait à Guillaume, ses

expressions favorites étaient « Je vais t’apprendre à vivre,

moi ! », « Je me demande ce qui me retient de te donner une

trempe ! » Dans la mesure où il le frappait rarement, Guillaume

n’avait même pas la satisfaction d’être un enfant martyr, mais il

se ratatinait quand son père piquait une colère, souvent pour un

rien, si Guillaume laissait tomber un crayon par terre, par

exemple, parce que cela abîmait la mine. Mais surtout quand son

frère avait cafté. Son frère Adam, âgé de deux ans de plus que

lui, était le fils modèle, le sportif, le bricoleur, le chouchou à


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Papa, le « Je vais le dire à Papa », suivi de « Papa, y a Guillaume

qui ».

— Tous les enfants font ça, dit Quaghebeur.

Un jour, Guillaume avait repris dans la chambre d’Adam un

livre qu’il lui avait prêté depuis une éternité. Adam était allé

chialer auprès du père. Presque aussitôt Guillaume avait en face

de lui un démon au visage congestionné qui hurlait : « Qu’est-ce

que j’entends ? Maintenant tu voles les livres d’Adam ! Tu

t’introduis dans sa chambre pour lui barboter ses livres ! Salaud !

Crevure ! Je vais te casser, moi ! » Paniqué, Guillaume tremblait.

Il émanait du père une violence inouïe, extériorisée par ses

rugissements terrifiants qui faisaient vibrer les poumons de

Guillaume et par sa face rendue hideuse au-delà de toute

expression par la fureur. Guillaume n’avait pas le droit de se

défendre : l’affaire était entendue. La parole d’Adam ne se

discutait pas.

Égocentrique en diable, le père ignorait tout de Guillaume,

tandis qu’il se souvenait de détails infimes concernant son frère.

Le mieux que Guillaume avait jamais obtenu de son père était le

regard vaguement intéressé, amusé et méprisant du maître pour

son chien qui fait le beau.

Il n’était conscient de l’existence de Guillaume que lorsqu’il

croyait pouvoir se mettre en valeur en se servant de lui comme

caisse de résonance. Mais, alors qu’il trouvait en son frère un

flagorneur accompli, Guillaume lui, pas admire-connard pour un

sou, avait parfois même l’audace de le contredire. Un jour, le


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paternel critiqua une de ses dissertations dans laquelle il avait

parlé d’un avant-propos. Le père décréta qu’en l’occurrence

Guillaume aurait dû écrire « préface ». Le Larousse ne les

départagea pas et ce fut l’explosion : « J’ai raison, abruti ! On te

prouve une évidence par a plus b et tu contestes encore ! Je vais

t’apprendre à vivre moi ! File dans ta chambre avant que je te

roue de coups ! »

Quand Guillaume avait quatorze ans, le père offrit à Adam un

vélo tout rutilant pour Noël. Guillaume dut se contenter d’une

bricole.

— Pourquoi moi pas je reçois rien ? dit Guillaume, bousculant

la syntaxe d’indignation.

— Tu n’aimes pas les Œuvres en prose de Poe ?

— Le vélo ! J’aurais préféré un vélo !

— Tu n’y penses pas ! Maladroit comme tu es, tu tomberais.

Un beau volume de la Pléiade relié en cuir ! Tu es bien ingrat, tu

sais.

Guillaume ajouta ce livre à sa collection, qui nourrissait les

lectures dévorantes d’un adolescent solitaire. Mais le vélo ne lui

manquait pas moins. Cette frustration devait avoir des

conséquences douloureuses.

Son père avait inculqué à ses enfants la répugnante habitude

de fumer. Une demi-douzaine de cendriers étaient disséminés

dans la maison. Le plus beau, le plus noble, le plus lourd, en

cristal, grand comme un saladier, trônait sur une table basse dans

le salon.
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Un jour ensoleillé de septembre, Guillaume n’y résista pas : il

commit le sacrilège d’emprunter le vélo de son frère pour une

balade dans le quartier vallonné du Chant d’Oiseau. Dans

l’ascension de l’avenue du Kouter, longue et particulièrement

pentue dans sa première partie, il finit par mettre pied à terre. En

redémarrant, il présuma de ses forces, se mit à zigzaguer et

tomba lourdement. Guidon de guingois. La catastrophe. Il l’avait

redressé comme il avait pu.

Quand Adam avança vers son frère avec une lueur meurtrière

dans le regard, il n’eut pas besoin de lui dire que c’était son vélo,

que Guillaume n’avait pas le droit de l’utiliser. Devant son

expression haineuse, Guillaume recula, terrifié. Acculé dans un

coin du salon, il fit un mouvement pour contourner son frère.

Adam ne cognait jamais avec ses mains, ses longues, fines et

belles mains de bon élève, qu’il ne voulait pas abîmer. Quand il

vit que Guillaume allait prendre la fuite, il prit le premier objet à

sa portée et le lui lança à la tronche. C’était le cendrier de cristal.

Guillaume avait comme du gravier salé dans la bouche. Il

cracha du sang, des morceaux d’incisives et une canine. Quand il

montra à ses parents sa dentition fracturée, ils éclatèrent de rire.

Pendant une semaine, il ne put manger que du riz et de la purée.

Un dentiste remplaça ses dents, mais Guillaume ne réussit jamais

à se débarrasser du cheveu sur la langue acquis dans l’intervalle.

En bon pédagogue, le père tenta de le guérir de ce défaut de

prononciation en l’imitant de façon grotesque. Il trouvait ça


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rigolo. Il riait ! Adam faisait pareil. La haine qu’ils lui inspiraient

plongea plus profondément ses racines.

Dans un roman de D.H. Lawrence, un jeune garçon fait

exploser le crâne de son frère d’un coup de fusil « accidentel ». Il

a dit à son frère de regarder dans le canon… et le coup part,

arrachant le front et la moitié de la cervelle ! À la lecture de ce

passage, une décharge électrique aussi voluptueuse et terrifiante

qu’un coup de fusil au cerveau avait traversé Guillaume, suivie

d’une euphorie indescriptible qui dura environ deux minutes.

Mais il fallut redescendre et la réalité reprit ses droits.

Quand Adam avait obtenu le diplôme attestant de la réussite

de ses études secondaires « avec le plus grand fruit », il l’avait

encadré et accroché dans sa chambre. Guillaume s’était

copieusement gaussé de son extraordinaire vanité. Fou de colère,

Adam l’avait frappé avec un candélabre en étain, le blessant à

l’arcade sourcilière et à l’œil droit, qui baissa le rideau pendant

trois jours.

L’ophtalmologue décréta qu’en raison de la baisse d’acuité

visuelle de cet œil, le gauche ne tarderait pas à devenir dominant,

au point que Guillaume perdrait l’usage du droit. Le père, qui

n’avait initialement fait aucun cas de l’incident, blâma

Guillaume : il avait provoqué Adam, légitimement fier de ses

résultats scolaires. L’ironie était vile, car elle était préméditée et

pouvait blesser plus durement qu’un coup justifié par

l’indignation. Guillaume devait assumer les conséquences.

Tandis que le fils se faisait morigéner, il lut avec surprise une


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honte mal dissimulée sur l’ignoble trogne de son père. La faille !

Par la suite, lorsque le père était sur le point de gueuler sur lui,

Guillaume jouait le malvoyant, tournant vers lui tantôt son œil de

cyclope, tantôt son compère mort, ou feignant de ne même pas

réussir à le repérer dans l’espace. Ce manège mettait son père

mal à l’aise et dégonflait souvent ses accès de fureur. Ce succès

valait bien un œil. Ce fut depuis lors qu’il se mit à pratiquer l’art

de la manipulation. Le premier venu ne peut maîtriser les

subtilités de la manipulation, moins difficiles pourtant à assimiler

que celles du jeu d’échecs. Ces deux jeux exigent d’être

calculateur, fourbe, machiavélique.

— La vie n’est pas une partie d’échecs, dit Quaghebeur.

Encore que le roi et la dame puissent figurer le couple parental,

sur lequel repose le devenir affectif de chaque être humain, sans

sous-estimer bien entendu… Beur… heuheu… la fratrie. Un

garçon peut être fils unique et monopoliser l’attention de ses

parents. Prenons maintenant votre cas : un frère…

— En fait, je ne suis pas sûr qu’il soit mon frère.

— C’est un enfant adultérin ?

— Non, moi. J’ai toujours eu l’impression d’être un intrus.

Mon vrai père était peut-être M. Zimmermann, un homme qui

venait parfois à la maison lorsque mon père n’était pas là. Il

vendait des vêtements. À partir de l’âge de six ans, je ne l’ai plus

revu. Pour moi, aucun doute : ma mère avait fauté et mon père

m’avait reconnu pour sauver les apparences.

— Allons !
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— Un jour, j’avais dix ans, j’ai entendu mon père dire à ma

mère : « Il est tout ce que je n’aime pas. Ne t’attache pas à cet

enfant : il n’en sortira rien de bon. »

— Avez-vous la plus petite preuve que ce M. Zimmermann

est votre père ?

— Non.

— Vous rendez-vous compte que vous avez créé une légende

pour glorifier votre statut de mal aimé et vous conforter dans

l’idée d’être un paria ?

— C’est bien possible.

— C’est ce que Freud appelle le roman familial, par lequel

vous vous éjectez de la réalité, dans laquelle vous déceviez votre

père, qui vous comparait avec votre frère.

— Ce genre de comparaison a-t-il sa place dans l’éducation

des enfants ?

— Les parents établissent inévitablement une hiérarchie entre

leurs enfants, et la petite préférence qu’ils accordent à l’un

d’entre eux s’amplifie d’année en année car ils agissent de façon

à la justifier à leurs propres yeux. Votre frère aurait pu vous

prendre sous son aile ou engager avec vous une saine rivalité,

mais comme il admirait son père, il a adopté la même attitude

que lui à votre égard.

— Il n’était donc pas en faute selon vous. Je n’ai pas votre

indulgence.

— La faute n’existe pas. Votre frère est un miroir qui vous

renvoie à votre père. Voilà pourquoi encore aujourd’hui vous ne


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lui pardonnez pas ses écarts de conduite. Quand vous aurez

admis que la faute n’existe pas, le pardon s’imposera à vous

comme une évidence. Mais il va falloir d’abord continuer à

défricher le terrain, ce que nous ferons la prochaine fois.

Lors de la deuxième séance, Quaghebeur demanda à

Guillaume quelle jeune fille avait pour la première fois éveillé

son intérêt sexuel. Un beau dimanche de mai, dans le quartier de

son adolescence, Guillaume la remarqua. Ses pommettes

saillantes donnaient un relief agréable à son visage entouré de

longs cheveux noirs brillants. Elle dissimulait du mieux qu’elle

pouvait des seins généreux. Sa démarche aérienne, ses jambes

souples, sa légèreté… Guillaume fut ébloui. Pétrifié. Ils se

croisaient de temps à autre et, à chaque fois, son cœur battait la

chamade. Ils n’osaient pas s’adresser la parole. La jeune fille,

dont le père était un diplomate turc, vivait dans une superbe villa

de l’avenue du Chant d’Oiseau, où les Favauge avaient une

maison plus modeste.

— Quel âge aviez-vous. Et elle ?

— Quand sa famille s’est installée dans le quartier, elle devait

avoir quinze ans et moi un ou deux de plus.

— Vous l’avez abordée.

— C’était absolument au-dessus de mes forces. Pourtant, elle

ne quittait pas mes pensées. Mais si j’avais pris mon courage à

deux mains pour lui parler et que sa réaction avait été peu

encourageante, tout aurait été fichu. Mon inaction n’était pas si

irrationnelle, tout bien considéré. Semra…


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— Sèmera ?

— Non, elle s’appelait Semra.

— Semra. Comme dans « On s’aimera. » Son nom était déjà

une promesse, et vous avez estimé qu’il ne vous incombait pas

de la tenir. C’est tout ?

— Pendant ma première année d’université, deux fois par

semaine je prenais de bonne heure le bus 36, dont l’arrêt se

trouvait juste en face de la villa du diplomate. Un jour, j’ai vu

Semra écarter le rideau, au premier étage. Cela s’est répété, et

j’ai fini par comprendre que c’était moi qu’elle regardait. En fait,

elle ne me regardait pas, elle me dévorait des yeux. Et cela dura

des semaines. Mais…

— Vous n’avez pas eu le courage de traverser la rue et de

sonner. Pourtant, l’envie de le faire vous torturait. Que craigniez-

vous ?

— Bon, je sonne. Le père musulman, ambassadeur. Il ouvre.

Je lui dis quoi ?

— En vous voyant traverser la rue, c’est elle qui vous aurait

ouvert.

— Et qu’est-ce que je lui dis à elle ?

— Le « dit » importe peu. Ce qui compte, c’est le « dire ». En

d’autres termes, il faut dire le « dit ». Une fois votre « dit » dit,

elle aurait dit son « dit » et vous seriez passés du « dit » au

« dire », mais vous avez dirigé toute votre attention sur le « dit »

pour ne pas le dire. Vous me suivez ?


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Guillaume acquiesça avec agacement : ce galimatias ne lui

paraissait pas clair du tout.

— Et comment ça s’est terminé ? demanda Quaghebeur.

— Que pensez-vous ? Elle s’est lassée.

— Et a disparu de votre vie…

— Non. Mon frère l’a épousée !

— Putain !

— Elle l’a fait exprès, pour me montrer qu’elle pouvait se

passer de moi, que le premier venu faisait aussi bien l’affaire.

— Je dirais plutôt que votre frère a agi alors que vous…

Beur… heuheu… vous n’avez rien fait.

— J’étais tétanisé. Dès que j’aurais ouvert la bouche… Et

puis, comme vous avez dû le remarquer, on voit que mon œil

aveugle dévie vers la droite. Les femmes ont horreur de ce qui

est anormal. C’est ça : la phobie du ridicule, du rejet...

— Conflit entre le désir et le refus d’agir. Vous restez

paralysé. Si la relation à autrui vous angoisse à ce point, c’est

que vous manquez de confiance en vous. Vous anticipez le rejet.

— J’en perds tous mes moyens. Pour moi, aborder une

femme, c’est comme entrer dans la cage du lion. C’est juste pas

possible. D’ailleurs, si j’avais traversé la rue, ça n’aurait rien

changé. Elle m’aurait largué vite fait.

— Mauvaise estime de soi.

Fallait-il s’en étonner ? Adam, le premier de classe, lui était

à tout bout de champ montré en exemple. Donc, Guillaume ne

valait rien. Ton frère ceci, ton frère cela. Jamais un mot pour
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reconnaître les résultats de Guillaume dans les matières où il

brillait. Quand Adam acheva sa première année universitaire

avec grande distinction, comme on dit en Belgique, ce fut son

triomphe, la disgrâce absolue de Guillaume, un sevrage affectif

total.

Il fit lui aussi de solides études, mais c’était trop tard : il avait

perdu la bataille, d’autant qu’Adam avait toujours deux ans

d’avance sur lui. Après la licence en sciences sociales de leur

fils préféré, les parents s’extasiaient sur ses succès

professionnels : devenu ragotier à La Chronique, un torche-cul

bruxellois spécialisé dans les informations glauques destinées à

la lie de la populace. Promu triture-caca en chef de la rubrique

des scandales au bout de trois ans, Adam était porté aux nues

par ses parents.

Guillaume restait sur le carreau. Ses études auraient dû le

conduire à mettre ses pas dans ceux de son père le professeur,

mais celui-ci lui dit non sans raison qu’avec son cheveu sur la

langue et sa timidité maladive, ses élèves le chahuteraient.

Dès l’obtention de son doctorat, Guillaume avait accepté un

emploi subalterne, quittant le foyer familial avec la précipitation

du rat qui déguerpit d’une maison en feu. Quelques mois plus

tard, il s’était fait recruter comme traducteur par l’Organisation

mondiale de la santé, première étape d’une brillante carrière.

Initialement un pis-aller, la traduction se transforma en passion

quand il comprit ses dons pour cette discipline qui exigeait un

véritable sens artistique. La traduction permettait à Guillaume


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de manier la plume. À l’instar du héros de Proust (notez la

comparaison : Guillaume ne se prenait pas pour une merde), il

reportait sans cesse le moment d’entamer sérieusement une

œuvre littéraire, son excuse étant qu’il devait d’abord réaliser

des travaux plus motivants et moins tributaires d’une inspiration

capricieuse. Comme l’original à traduire le dispensait de trouver

des idées, il pouvait servir la pensée de l’auteur, non en

reproduisant tous ses méandres mais en soignant l’élégance de

l’expression, de sorte que ses traductions étaient bien

supérieures aux originaux. La traduction n’exigeait aucune

aptitude relationnelle, et un manque de sociabilité était un

avantage pour qui passe la journée à se creuser les méninges

dans la solitude d’un petit bureau. Mais sa réussite

professionnelle ne l’avait pas délivré de la rumination de

rancœurs tenaces : il ne digérait pas le manque d’affection de

ses parents et se complaisait dans la détestation de son frère.

— Votre problème, un de vos problèmes, dit Quaghebeur,

c’est qu’au lieu de dépasser la cellule familiale, vous êtes resté

coincé dans le passé et vous ne voulez pas vous en extirper. Vous

vous recroquevillez. Puisque vous ressentez une grande solitude,

pourquoi ne pas faire un pas en direction des autres ?

— Parce que je suis l’ours de la grotte.

— L’ours doit sortir de la grotte.

À dix-sept ans, il avait été cloué au lit par une grippe. Ses

condisciples avaient assisté à une séance de diapos commentées

par le professeur de français. Peu après son retour en classe, les


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élèves durent faire un exercice de style sur le thème « L’ours de

la grotte ». Guillaume obtint une mauvaise note. Dans la marge,

en rouge : « L’ours ne peut pas sortir de la grotte ! » Guillaume

demanda : « Pourquoi l’ours ne peut-il pas sortir de la

grotte ? », ce qui fit rigoler toute la classe. Le professeur

répondit d’un ton méprisant : « Parce que l’ours est une peinture

rupestre. Tu dormais pendant la projection des diapositives ? »

Et toute la classe de rire de nouveau à ses dépens.

Ce fut une révélation : il était l’ours de la grotte, infiniment

solitaire et farouche, un ours rejeté par les humains et qui ne

supportait pas leur compagnie. Depuis lors, il repoussait ceux

qui s’approchaient de lui d’un coup de patte ou de grognements.

Guillaume n’était sans doute pas le seul ours de la grotte,

mais il n’en avait pas croisé d’autre. Comment reconnaître en

soi cet animal mal léché ? C’est simple : si, par extraordinaire, à

la question « Qui finirait par s’inquiéter si vous mouriez pendant

votre sommeil ? » vous répondez « Personne », vous êtes un

autre spécimen de l’ours de la grotte.

Mais Guillaume en était-il lui-même un authentique ? Il lui

est arrivé de croire qu’il pouvait impunément tenter de

s’arracher de la paroi et de se débarrasser de sa fourrure d’ours

de la grotte, mais n’anticipons pas.

Le psychothérapeute continuait à bavasser :

— …une histoire personnelle préoccupante, en particulier

une fixation sur votre frère, dont vous jalousez le succès.


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— On encense les journalistes, ces colporteurs de mensonges,

alors qu’un traducteur est considéré comme un moins que rien.

— Vous vous voyez par le prisme des autres. Vous n’existez

pas par vous-même. Votre fantasme de naissance illégitime…

Beur… heuheu… a détruit votre sentiment d’identité.

— Mon identité, je l’ai construite. À grand-peine.

— Sur des bases bancales. Votre frère est semblable à un étron

dont vous ne parvenez pas à vous débarrasser.

— Ah ! Merci ! Je me la ressortirai celle-là !

— Deuxième problème : votre vision stéréotypée de la

femme. La femme, pour vous, est restée la mère indifférente, qui

vous délaisse, et la petite fille de votre première amourette, qui

vous a rejeté, et la jeune Turque, trop belle. Et que votre frère

vous souffle ! Alors, la boucle est bouclée ! Tout prend son sens :

vous êtes victime d’une conspiration unissant votre frère à la

gent féminine. Et quand vous trouvez enfin une partenaire, elle

se moque de vous.

— C’est ma faute si je tombe toujours sur du rebut féminin ?

— Vous voilà reparti. La responsabilité de vos échecs, vous

l’attribuez aux autres : votre famille, les femmes, la société. Pour

moi, votre famille était plutôt normale et pas plus

dysfonctionnelle que la moyenne. Des rivalités entre frères ?

Rien d’exceptionnel, même si vous étiez le souffre-douleur du

vôtre, ce qui a laissé des séquelles physiques et morales que je ne

veux pas minimiser. Mais tout de même ! Ce qui est fait est fait.

Le passé est le passé.


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— Vous l’excusez.

— Ce mot ne fait pas partie de mon vocabulaire. Je ne

l’excuse pas, mais je le comprends.

— Aujourd’hui, on appellerait ça du harcèlement, avec mes

parents qui laissaient faire ou même participaient.

— Pipi de chat ! C’est comme le reste : vous faites un monde

de vos problèmes. Quelques déceptions amoureuses ? Quoi de

plus naturel ? Des difficultés d’intégration ? On les surmonte.

Seulement, un rien vous blesse : vous avez transformé des

frustrations normales en traumatismes épouvantables. Mais je

pense que vous ne me dites pas tout, car j’ai du mal à débrouiller

votre cas. Que cachez-vous ?

Des bébés congelés ?

— Je crois souffrir d’un dédoublement de la personnalité.

Deux personnes cohabitent en moi, deux personnes qui ne

veulent pas la même chose.

— Non, ça, c’est de l’ambivalence. Si vous aviez en vous

deux personnalités distinctes, chacune d’entre elles ignorerait ce

que l’autre pense et même ce que l’autre fait. Vous ne pourriez

donc pas m’en parler, car vous n’en seriez pas conscient.

— Alors, je ne vous cache rien. Quel est votre diagnostic ?

Quaghebeur se renfonça dans son fauteuil et se gratta

l’entrejambe.

— Mon diagnostic ? Comme si c’était aussi facile ! Vous

consultez pour une névrose d’angoisse, mais je découvre un

tableau inquiétant : vous en voulez à la terre entière et vous ne


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vous abstenez d’extérioriser vos rancunes par des actes de

violence cathartique que parce que vous êtes retenu par des

inhibitions morales qui pourraient se désagréger.

— Vous me traitez de cinglé ?

— Vous n’êtes pas fou. Les plus violents ne sont pas les fous,

mais les sujets atteints comme vous de troubles de l’humeur…

— Ah ! Je vous y prends ! vociféra Guillaume.

— Vous m’y prenez à quoi, demanda le psy, interloqué.

— Appeler une dépression un « trouble de l’humeur », c’est

se moquer des malades mentaux. On ne se suicide pas parce

qu’on est de mauvaise humeur.

— Ne vous braquez pas sur une simple dénomination, qui a le

mérite de la précision. Comme je disais, les plus violents ne sont

pas les fous, mais les sujets atteints comme vous de troubles de

l’humeur : ils se comportent de façon parfaitement inoffensive

jusqu’à ce qu’un facteur déclenchant souvent anodin les fasse

basculer de l’autre côté du miroir. Je crains notamment que vous

ne cherchiez à vous venger… Beur… heuheu… non pas sur

celles qui vous ont rejeté, mais en vous en prenant à une femme

quelconque qui représentera toutes les autres. Nous devrons

désormais travailler pour apprivoiser vos tendances destructrices.

Deux mois plus tard environ, à la demande de Quaghebeur,

Guillaume se mit à participer à des séances de groupe sur la

maîtrise de l’agressivité. Il en tira un profit suffisant pour faire

quelques pas timides hors de la grotte. Et il adopta comme


22

catéchisme l’un des livres conseillés, dû au pinceau de Tchouang

Tseu, taoïste avant la lettre. Entre autres préceptes qu’il appliqua

avec fruit, Guillaume retint qu’il ne fallait pas s’opposer au

mouvement naturel des choses.

Il arrêta la thérapie de groupe lorsqu’il entra au service de

l’Organisation maritime internationale, à Londres.

Quelques semaines avant son départ pour l’Angleterre, le père

eut une attaque cérébrale, qui le handicapa lourdement :

hémiplégie droite et aphasie. Cruelle ironie : cette voix qui

terrorisait Guillaume fut réduite au silence. Son père lui faisait

pitié, enfermé dans son silence, poisson rouge prisonnier de son

bocal. Une rééducation lui avait permis de récupérer quelques

bribes du langage, mais il préférait s’exprimer en traçant sur du

papier des symboles que Guillaume s’efforçait de déchiffrer.

Avec l’âge et ses malheurs, le père s’était beaucoup adouci, de

sorte que les rares fois que Guillaume le voyait encore, il évitait

de lui tenir rigueur de ses errements passés.

Guillaume avait passé quatre ans à Londres, jusqu’à son

recrutement par l’Organisation des Nations unies.


23

Mai - janvier

Les hommes aspirent à s’entre-égorger avec une telle passion

qu’ils ont dû créer, pour la tempérer quelque peu, un organisme

gigantesque au personnel pléthorique, dont des centaines de

traducteurs. Généralement issus d’écoles spécialisées où ils

s’étaient exercés sur des textes admirablement rédigés, ils

jugeaient normal de travailler au plus haut niveau, mais étaient

démoralisés par la piètre qualité des originaux. Pour sa part,

Guillaume estimait que c’était déjà un rare bonheur que d’avoir

été recruté par une organisation aussi prestigieuse que l’ONU. En

outre, comme l’enseigne le taoïsme, des attentes excessives ne

peuvent être qu’une source de désillusions.

Il exerçait sa profession dans un cadre à la fois stressant et

peu stimulant : une ville extraordinaire où ronronnait une

organisation dont le mantra était « Ne fais pas de vague ». À

contre-courant de cette philosophie, Guillaume brisait la routine

soporifique du service français de traduction en appliquant une

conception de la traduction qui privilégiait une concision poussée

jusqu’à ses limites.

Aussi, ne fut-il pas surpris, un jour de mai, d’être convoqué

pour une nouvelle réprimande dans le bureau de Gabriel Lesueur,

le chef du service français de traduction de l’ONU. On l’avait

nommé à son poste pour le récompenser d’avoir réussi à rester

trente ans le cul vissé sur la même chaise.

— Je viens de lire, hoqueta-t-il, votre traduction du rapport

sur le Ghana. Vous êtes retombé dans vos errements. Elle est
24

malheureusement déjà imprimée et… Je suis atterré ! Vous vous

êtes une fois de plus écarté du sens de l’original. Si on lit ça en

haut lieu…

— J’ai exprimé en français le message qu’a voulu faire passer

l’auteur.

— Pas du tout ! Vous prenez des libertés… Vraiment…

Comment dire ? Vous êtes d’une audace !

— Merci.

— Ce n’était pas un compliment ! Votre audace est

inadmissible ! Vous arrive-t-il de consulter notre Guide des

traductions agréées ?

— Ce mâche-besogne est un régurgitateur de clichés !

— Comment osez-vous ! C’est l’héritage des géants de la

traduction qui nous ont précédés. Lossouarn, Audin…

— Ils nous ont livré une paire d’échasses sur lesquelles

titubent les pygmées qui l’utilisent !

— Le Guide est le garant d’une rigoureuse fidélité à

l’original, dit Lesueur. Il permet de rendre chaque mot par son

exact équivalent.

— Rendre… Par la bouche ou par le derrière ?


— Délicate métaphore, dit Lesueur. Vous savez très bien ce

que je vous reproche. Il est inacceptable de traduire un mot par

plusieurs ou plusieurs par un seul.


— Voilà bien la maxime d’un mouille-froc ! Terrorisé à l’idée

que votre incompétence éclate au grand jour, vous piochez dans

des traductions prédigérées, du prêt-à-traduire sanctifié par

cinquante ans de pusillanimité.


25

— Avez-vous déjà envisagé que l’une de vos traductions

puisse laisser à désirer ?


— Je pense à la vitesse de la lumière et laisse aux médiocres

la corvée de vérifier la validité de mes conclusions.

— J’en ai assez entendu. Je ne vous dirai plus qu’une chose,

Favauge. Retournez ensuite dans votre bureau pour la méditer, au

lieu de me contrer avec des formules à l’emporte-pièce.

D’accord ?

— Si vous voulez.

— Le premier venu peut bousculer l’original pour faire de

belles phrases. Coller au texte tout en respectant la langue, c’est

autrement difficile.

Était-ce mal de traduire « to reconcile differences that have

soured relationships between ethnic communities » par

« réconcilier les ethnies » ? Guillaume ne se repaissait pas de

« belles phrases » : l’étude des grands auteurs lui avait appris que

la simplicité et la concision étaient les vertus cardinales d’un

texte bien écrit. Loin de s’écarter de l’original, il en recherchait

le sens profond. Mais Lesueur avait rapporté d’un stage à

Moscou une maxime frileuse, héritée de la période stalinienne :

« N’essayez pas de comprendre et contentez-vous de traduire. »

Les traducteurs russes ne parvenaient pas à se débarrasser de

l’idée que tout traducteur qui déviait un tant soit peu du mot à

mot ne tardait pas à bénéficier d’un aller simple pour la Sibérie.

Guillaume ne devait pas redouter un sort aussi funeste mais

cela faisait longtemps qu’il rongeait son frein et il décida, à


26

regret, de quitter l’ONU car, après cet échange d’amabilités, sa

situation était devenue inconfortable.

Il se mit à acheter Le Monde daté du mercredi, où

paraissaient, sous la rubrique « Emplois internationaux » des

annonces susceptibles de l’intéresser. Il ne dut pas attendre

longtemps.

Guillaume avait un peu bu quand il avait répondu à l’annonce

dans laquelle l’Agence mondiale du génie civil, établie dans une

ville envoûtante entre toutes, offrait une rémunération de cadre

supérieur à un traducteur de langue française. Au moment de

donner une chiquenaude à sa lettre de candidature pour qu’elle

tombe dans la boîte aux lettres, il arrêta son geste, pris d’un

doute ; la lettre resta quelques instants en équilibre sur la fente,

avant de glisser toute seule à l’intérieur. À près de sept mille

kilomètres de là, à Rome, un employé du Service des ressources

humaines de l’Agence mondiale du génie civil ne tarderait pas à

lire sa lettre de motivation, dont un extrait suffit à donner le ton :

Après trois ans d’exil aux États-Unis, j’aspire à revenir à la

civilisation, et l’emploi vacant à l’Agence m’enthousiasme, car

mes études ont fait de moi un citoyen amoris causa de Rome,

dont je maîtrise la langue tant antique que moderne. Ce n’est

d’ailleurs pas sans émotion que je me rappelle mes trop brefs

séjours dans la Città Eterna, et la perspective de m’y installer

durablement m’enchante.

Guillaume n’avait jamais mis les pieds à Rome.


27

Quelques mois après les épreuves écrites, organisées en ligne,

il passa devant le jury de sélection, à Rome. Sûr de son affaire, il

démissionna de l’ONU.

Cette confiance en soi un peu excessive ne fut pas punie,

puisque l’Agence mondiale du génie civil l’engagea, au niveau

A6 seulement, en raison de son curriculum vitæ aux allures de

saute-mouton : Organisation mondiale de la santé, Unesco,

Commission européenne, Organisation maritime internationale,

ONU.

« Rome, tu n’as qu’à bien te tenir », se dit Guillaume en

pénétrant dans l’avion pour la Ville éternelle.

Même pas prétentieux, ce mec.

Les héritiers de Vitruve ont construit à Fiumicino, à une

trentaine de kilomètres à l’ouest de la Rome impériale, un vaste

complexe de béton : l’aéroport Leonardo da Vinci. Ce sacrilège

restera impuni : il n’y a pas de dieu ni même de muse de

l’architecture dans la mythologie romaine. C’est sans encombre

que l’avion de Guillaume y atterrit vers 11 h 30 dans le

mugissement assourdissant des réacteurs en mode d’inversion de

poussée.

Quand le taxi démarra, la montre de Guillaume indiquait

encore 5 h 57, l’heure de New York. Presque midi en Italie.

Pour s’endormir pendant le vol, il avait bu une vodka-orange.

Dans l’avion bondé, un Boeing 777, il occupait l’un des sièges

centraux. À sa gauche, une bonne sœur qui allait sans doute à


28

Rome pour solliciter du pape une indulgence plénière pour ses

nombreux vices ignobles. La voisine de droite de Guillaume, une

ophtalmologue, se rendait à un congrès. Après lui avoir demandé

si son œil droit était en verre, elle lui avait enlevé les lunettes,

immobilisé la tête, écarté les paupières et scruté l’œil. Elle

pouvait « arranger ça ». Il avait beau préférer rester borgne, elle

revenait sans cesse à la charge. Il finit par lui expliquer qu’il

avait perdu l’usage de cet œil à la suite d’une rixe dans un bistrot

du South Bronx. Elle cessa alors de l’importuner, mais son

verbiage avait tellement énervé Guillaume qu’il n’avait pu

s’assoupir.

Un paysage monotone défilait maintenant à travers les vitres

du taxi. Guillaume avait dit au chauffeur de faire un détour par

Frascati, patelin agrippé à une colline au sud-est de Rome. Il

devait y prendre les clés de l’appartement romain qu’il allait

occuper.

La propriétaire, Mme Sottani, résidait dans une maison qui ne

payait pas de mine. La façade avait été chaulée trente ou

quarante ans plus tôt. « Buongiorno signore », dit l’octogénaire,

qui fit entrer Guillaume dans un salon très modeste. Il avait

préparé deux mille trois cents euros, le loyer plus un mois de

garantie. Mme Sottani voulut examiner son passeport. Puis, de

but en blanc, elle offrit de lui vendre la villa dont l’appartement

faisait partie, pour huit cent cinquante mille euros. Un vieillard

assis à côté de Guillaume sur le canapé s’écria :


29

— N’achetez pas, malheureux, la bicoque est sur le point de

s’écrouler !

— Ne l’écoutez pas, il est gaga, fit la vieille.

— Gaga toi-même, vieille harpie. Signore, ne vous mariez

jamais ! Elles sont soumises au début, mais après elles veulent

tout régenter. À Rome, une femme s’est même arrangée pour

devenir maire !

Guillaume prit les clés et s’éclipsa, appréhendant maintenant

de découvrir son nouveau logement.

À New York, son appartement, perché au onzième étage d’un

vieil immeuble de l’East 38th Street, à deux pas de Park Avenue

et à une dizaine de minutes de marche de l’ONU, était infesté de

cafards, contre lesquels il avait guerroyé pendant plus de trois

ans. La seule fois qu’il avait allumé le four, des dizaines de

cafards pris au piège avaient péri carbonisés. Rome était-elle

infestée de cafards ? Même si c’était le cas, il pouvait déjà se

féliciter d’avoir son propre logement au lieu de devoir séjourner

à l’hôtel.

Le Service des ressources humaines lui avait trouvé cet

appartement aménagé au premier étage d’une villa de

construction ancienne, via Sassoferrato, dans la partie nord de

Rome, à un quart d’heure de marche de la station de métro

Flaminio, éloignée de cinq stations du siège de l’Agence.

Comment ne pas s’étonner d’une telle prévenance de la part d’un

service qui, chez la plupart des employeurs, se signale par le zèle


30

qu’il déploie pour faire perdre le maximum de temps au plus

grand nombre ?

— Via Sassoferrato.

— Quoi ? dit Guillaume, qui s’était endormi.

— Via Sassoferrato, 42. C’est l’adresse que vous m’avez

donnée.

Guillaume s’excusa et sortit du véhicule. Un petit jardin

entouré d’une haie peu élevée égayait la façade de la villa, haute

de trois niveaux, sans compter les mansardes que l’on devinait

sous le toit. Porte d’entrée à droite et portail à gauche.

Le chauffeur posa ses deux valises sur la chaussée, vu

l’absence de trottoir. Guillaume les fit rouler sur l’allée de pierre

qui menait à la porte d’entrée et les monta l’une après l’autre au

premier étage. Le grand hall de l’appartement le traversait de

part en part et ouvrait sur la chambre à coucher à droite et le

salon à gauche. Ce dernier donnait accès à un bureau et à un

dégagement vers une grande cuisine équipée et la salle de bains

avec toilettes. Un lit de camp placé dans la chambre à coucher

rendait le logement habitable en attendant l’arrivée du mobilier

de Guillaume de New York. Papier peint ocre défraîchi et parquet

dans le hall, le salon et la chambre, dalles de travertin et murs

peints en jaune pastel dans les autres pièces. Plafonds à

repeindre. Une odeur de moisi flottait dans l’appartement, peut-

être due à l’absence d’aération.

Il retira des valises quelques dictionnaires et son ordinateur

portable, pour voir dans quel état les avaient laissés les soins
31

attentifs des bagagistes. Froids mais exempts de dégâts visibles.

Comme l’appartement était lui aussi glacial, il ouvrit les deux

radiateurs du salon. Il redescendit et sortit de la villa par l’arrière.

Il admira le mur de pierre gris clair, les fenêtres à croisillons et le

toit recouvert d’ardoises bleutées. Le vieil homme avait bien

perdu la raison. Une allée recouverte de gravier longeait la

façade arrière, faisait un coude vers la gauche et aboutissait au

portail. Un 4×4 Toyota était garé dans cette allée entourée de

cyprès qui bruissaient au moindre coup de vent. Guillaume

respira l’odeur résineuse des arbres.

Pour partir du bon pied, il décida de se présenter aux autres

locataires. Au rez-de-chaussée, une jeune femme lui ouvrit. Elle

sembla un peu surprise de sa démarche. « Un de ces jours, je

vous inviterai à manger des fusilli alla Caramazza », lui dit-elle.

Quand il demanda ce que voulait dire « alla Caramazza », elle

répondit qu’elle s’appelait Caramazza, Virginia Caramazza. Elle

lui dit que la villa ne disposait que d’une seule sonnette, difficile

à entendre aux étages.

La vieille dame qui résidait au deuxième vacillait sur des

jambes gonflées et violacées qui évoquaient une illustration de

livre de médecine. Guillaume lui proposa son aide pour faire ses

courses, mais essuya un refus.

Trop excité pour dormir, il parcourut son nouveau quartier.

Dans la rue, des pins parasols dodelinaient de leur couronne sous

un vent paresseux. Les voitures garées en épi à gauche et en file

indienne à droite signifiaient au piéton qu’il n’était pas le


32

bienvenu. Des squelettes de végétaux qui devaient être luxuriants

au printemps débordaient de villas cossues. Des immeubles

collectifs de trois ou quatre étages ajoutaient une note plus

sévère. Au bout de cinq cents mètres de marche environ, un

trottoir étroit fit une timide apparition, avant de s’effacer devant

la bagnole omniprésente.

Vingt minutes plus tard, désorienté, Guillaume rebroussa

chemin, mais se retrouva dans un cul-de-sac. Après une longue

errance, il découvrit, via Antonio Gramsci, divers petits

commerces sympathiques qu’il se promit de fréquenter dès qu’il

se serait procuré un plan. Quelques passants lui donnèrent des

indications vagues et il mit deux heures à revenir au lieu que,

sous l’effet de l’angoisse croissante de s’égarer, il avait déjà

commencé à considérer comme sa maison.

Le lendemain, il se rendit à l’Agence mondiale du génie

civil, son nouvel employeur : il prit la ligne A du métro à

Flaminio, changea à Termini et fit surface à Castro Pretorio. Il

avait déjà découvert l’immeuble de l’Agence lors de l’entretien

avec le jury. Érigé piazza dell’Indipendenza, il rappelait

l’architecture de la Rome du XVIIe siècle, les fenêtres à ogive

des cinq étages faisant écho aux arcades du rez-de-chaussée. Au

milieu de la façade grège, qui s’étendait sur une centaine de

mètres, une colonnade marquait l’entrée. Derrière le bâtiment,

concession honteuse à l’ère moderne, un parking. Quant à

l’intérieur, il était fonctionnel, sans plus. À l’entrée, une


33

réceptionniste dirigea Guillaume vers le Service des ressources

humaines, au premier étage.

Il fut pris en charge par Alessandra Regazzini, qui lui fit

remplir un grand nombre de formulaires, avant de l’envoyer dans

divers autres services (finances, sécurité, informatique,

bibliothèque, assurances et médecine du travail), où il passa la

journée à accomplir des formalités sans nombre.

Alors qu’il faisait antichambre ici et là, Guillaume occupait

son esprit en réfléchissant à la façon de concrétiser un projet qui

lui tenait à cœur : s’approprier durablement une femme.

« Une présence féminine… qui amortira les coups durs de la

vie, arrondira les angles, répandra une joie innocente, dissipera

les accès d’humeur noire, meublera les heures de désœuvrement,

calmera les angoisses… » Et tout le reste. Il n’avait pas à

s’expliquer. Pour lui, c’était évident.

Jusqu’à ce que Cendrillon se transforme en mégère grasse et

flétrie.

Encore privé de compagne à l’âge de trente-neuf ans, il en

rejetait la faute sur Favauge, jamais à court de bonnes raisons

pour différer l’échéance : obtenir un doctorat, rédiger le Lexique

anglais-français des difficultés de la traduction, établir un

dictionnaire révolutionnaire, etc. Favauge avait aussi invoqué les

défauts des candidates potentielles : selon le cas, inculte, d’un

faible calibre intellectuel, mauvais caractère, trop ceci, pas assez

cela. Et surtout manque de tact, défaut qu’il prêtait à toute

femme qui ne l’admirait pas. Quand Favauge ne trouvait rien de


34

précis à reprocher à une femme qui plaisait à son autre lui-même,

il grommelait : « C’est pas demain la veille que je vais me laisser

harponner par une bonne femme. » Mais Guillaume était résolu :

il allait s’emparer d’un spécimen féminin au sein du personnel de

son nouvel employeur.

Guillaume ignorait presque tout de l’Agence mondiale du

génie civil, AMGC pour les intimes. Il ne devait pas tarder à

découvrir qu’elle était avant tout un gigantesque fromage pour

ses deux cent cinquante fonctionnaires de catégorie A, qui

grouillaient dans les galeries qu’ils y grignotaient avec un appétit

féroce. C’était un dépotoir idéal pour caser les copains de

ministres, les bons à rien qui n’avaient pas réussi dans leur pays.

À l’AMGC, ces nullards étaient grassement rémunérés et

bénéficiaient de la Convention sur les privilèges et immunités.

Les privilèges ? Exonération de l’impôt sur le revenu et droit

d’acheter de multiples articles en franchise de la TVA. Les

immunités ? Protection contre toute procédure judiciaire. Les

agents de nombreuses organisations internationales bénéficient

d’avantages similaires, quoique généralement moins étendus.

Ces fonctionnaires de catégorie A, titulaires d’un diplôme

universitaire, étaient – hormis les rares cas de promotion interne

– désignés par le gouvernement de leur pays, dont la décision

était ensuite entérinée par l’AMGC après une parodie de

concours. Par contre, les membres du personnel administratif,

qui jouissait d’un statut précaire conforme à une saine gestion

des « ressources humaines », se déclinaient en six catégories


35

(contractuels, temporaires, locaux, surnuméraires, vacataires et

occasionnels) et devaient posséder de solides compétences, car

c’étaient eux qui faisaient tourner l’AMGC au quotidien. Au

nombre de six cents environ, ils jouissaient d’un avantage non

négligeable : l’exonération de l’impôt sur le revenu. Puis, il y

avait les traducteurs et les interprètes. Pour qu’on se comprenne,

il fallait bien qu’eux aussi soient compétents !

Enfin, de nombreux experts et consultants extérieurs s’étaient

agrippés aux crochets dorés de l’AMGC, vu que les

fonctionnaires de catégorie A possédaient des compétences trop

limitées pour pouvoir s’acquitter des tâches dévolues à leur

employeur.

Créée en 1993, l’AMGC avait été chargée de concevoir des

normes relatives aux ouvrages de génie civil. Proposées par des

experts représentant les diverses régions du monde, elles

résultaient de compromis qui ne satisfaisaient personne. Lors des

conférences, les délégués les modifiaient jusqu’à l’absurde et,

dans la pratique, les autorités nationales n’en tenaient aucun

compte, d’autant que ces normes, énoncées dans de simples

résolutions, étaient dépourvues de tout caractère contraignant.

Mais on n’allait tout de même pas supprimer ces conférences

sous prétexte qu’elles n’avaient aucune utilité. Propices aux

échanges culturels (visites touristiques, banquets et rencontres

extraconjugales), elles se déroulaient généralement dans les plus

belles villes du monde et rassemblaient un grand nombre de

participants, fonctionnaires nationaux et internationaux,


36

consultants et observateurs, logés dans des hôtels cinq étoiles aux

frais de l’Agence. Ah ! les beaux voyages !

La construction du siège de l’Agence avait donné lieu à une

pluie d’enveloppes bien garnies mais, lorsqu’en 1998 les

fonctionnaires de l’Agence, jusqu’alors disséminés à titre

provisoire dans de nombreux petits immeubles de Rome, avaient

emménagé dans le bâtiment flambant neuf, il était devenu

flagrant que la mission première de l’Organisation ne pouvait

être remplie. Pour mieux justifier son existence, l’AMGC avait

entrepris des activités en faveur de pays pauvres financées par les

pays riches. Non, la majeure partie des fonds généreusement

distribués ne finissait pas dans la poche de fonctionnaires

corrompus. Enfin si.

Tout était donc pour le mieux dans la meilleure des

organisations internationales possibles.


37

Janvier

Le principal souci de Guillaume au début de son séjour à

Rome fut de battre en brèche les efforts que les chauffards,

prompts à repérer un piéton hésitant, déployaient pour l’éliminer

physiquement, dans un tintamarre de coups de klaxon, de

crissements de pneus et de rugissements de moteurs, sous le

couvert de l’âcre brume de poussière et de gaz d’échappement

qui stagnait sur la ville. Bloqué au milieu de la chaussée sur le

passage dit « protégé », terrorisé par les bolides qui fonçaient

dans tous les sens en le frôlant devant et derrière, il était

persuadé qu’il vivait ses dernières secondes. La désinvolture de

l’automobiliste romain à l’égard du code de la route est bien

illustrée par la « roulette romaine », qui consiste à ralentir à

l’approche d’un feu rouge pour jeter un regard circulaire, avant

d’accélérer avec élégance sans marquer l’arrêt. Un tel

acharnement à tenter de détruire son prochain surprend au milieu

de l’indolence romaine mais on finit par s’en accommoder.

Le mardi, ayant survécu de justesse aux tentatives de meurtre

des fous du volant, Guillaume fit la connaissance de Jacques

Aumasson, son supérieur hiérarchique, qui lui confia un texte

d’une dizaine de pages, dont Guillaume dicta la traduction à un

dictaphone en moins de deux heures, pour pouvoir se consacrer,

discrètement, à un projet personnel plus important que les tâches

professionnelles : le dictionnaire anglais-français du XXIe siècle,

entamé quelques années plus tôt. Il avait imaginé un concept

révolutionnaire : un dico en trois dimensions. Il plaçait les mots-


38

clés au centre de fleurs qu’il dessinait dans un carnet, avant de

tracer des pétales, sur lesquels il écrivait les traductions,

complétées par des expressions et exemples traduits. Il obtenait

la troisième dimension en attribuant à chaque pétale une couleur

particulière, qui correspondait selon le cas à un sens propre,

figuré, technique, juridique, économique, informatique, etc. Les

entrées du dictionnaire avaient ainsi, en fonction du nombre et de

la taille des pétales, l’apparence de diverses fleurs : violette,

tournesol, glaïeul, crocus, lis, coquelicot, marguerite ‒ la liste est

sans fin. Mais ces fleurs étaient féeriques, puisque les pétales

avaient tous une couleur différente. On pouvait embrasser d’un

seul coup d’œil l’ensemble de l’article consacré à un mot donné,

ce qui facilitait la consultation et la mémorisation des

informations. L’éditeur du Lexique anglais-français des

difficultés de la traduction de Guillaume Favauge, ouvrage plus

traditionnel publié quelques années plus tôt, avait trouvé le titre

de ce nouvel opus : Dictionnaire anglais-français du XXIe siècle.

Guillaume l’avait mis en chantier et l’enrichissait jour après jour,

y compris le week-end.

Le premier samedi romain de Guillaume commença vers huit

heures. Après le petit-déjeuner, il se prépara un thé à la

polonaise : une cuillerée de thé dans un bol et de l’eau bouillante

par-dessus. Dix minutes plus tard, le boire à petites gorgées, la

première avec un Prozac. Plus on approchait du fond, plus le thé

était amer et plus il fouettait le sang.


39

Ayant pris cette première dose d’excitant, Guillaume put

reprendre ses travaux lexicographiques : il disséqua le substantif

« draft » : sept pétales, neuf exemples et douze expressions.

Comme son déménagement naviguait encore sur l’Atlantique et

qu’il ne disposait donc que de quelques dicos, il dut se fier en

grande partie à sa mémoire et se contenter d’une ébauche, qui

exigea néanmoins une heure et demie de travail. Or, une fois

pleinement absorbée, la caféine du thé provoquait de l’anxiété. Il

fallut prendre un Lexomil et, pour qu’il agisse, éviter pendant

une heure environ tout travail qui exige un tant soit peu de

concentration. Il se livra à des activités ménagères, avant de se

rendre dans un grand magasin pour acheter divers articles dont il

avait besoin dans l’attente de son déménagement. Après un caffè

nero bu en ville, il rentra vers midi, prépara et mangea des pâtes,

avala un thé avec un Prozac, laissa s’écouler une demi-heure et

fit descendre un Lexomil avec une vodka-orange. Pour qu’il

produise son effet, il se promena pendant une heure dans le

quartier. Calmé, il reprit l’élaboration de son dictionnaire. Vers

seize heures, café super fort. Il n’aurait pas dû, mais il lui fallait

sa dose. Donc troisième Lexomil. Long bain et reprise du travail

lexicographique. Dîner rapide, café costaud et deux verres de vin

pour se détendre.

La journée de travail étant terminée, Il lut I giorni

dell’abbandono, d’Elena Ferrante, la lecture ayant chez

Guillaume la vertu de débarrasser son organisme de toutes les

substances psychoactives qu’il avait absorbées.


40

Était-il raisonnable d’alterner excitants et calmants ?

Guillaume ne pouvait agir autrement : il luttait contre l’anxiété

en prenant des calmants, qui le déprimaient, et il combattait la

dépression en se bourrant d’excitants, cause d’anxiété. Souvent,

il ne savait pas de quoi il avait besoin, d’un excitant ou d’un

calmant : il faisait tout le temps de la corde raide entre deux

précipices : à gauche l’anxiété, à droite la déprime. C’était la

rançon d’une grande sensibilité, qu’il s’appliquait à émousser du

mieux qu’il pouvait. Quelle était sa pire ennemie : l’anxiété ou la

dépression ? En fait, elles n’en faisaient qu’une mais c’était

l’anxiété qui le faisait le plus souffrir : les symptômes physiques

(palpitations, vertiges, tremblements, etc.) n’étaient que

l’expression d’une angoisse plus fondamentale : il craignait en

permanence d’avoir contracté une maladie horrible, d’être

victime de la vindicte d’une personne qu’il avait offensée ou de

se voir reprocher un crime qu’il n’avait pas commis. Il avait

besoin de toujours craindre un événement précis – qui changeait

dès qu’il se révélait par trop improbable –, car il redoutait que

s’il était insouciant, une catastrophe allait se produire parce qu’il

ne s’y était pas préparé.

Le soir, dans la gare du sommeil, Guillaume, tout à ses

ruminations, rata le premier train, mais réussit à prendre le

deuxième en se laissant bercer par la musique soporifique

diffusée par Radio 3. Tant mieux, car le programme de la journée

suivante était chargé.


41

Le dimanche, Favauge consacra la matinée à ses recherches

lexicographiques et octroya l’après-midi à Guillaume, pour une

longue flânerie dans la Rome antique. Le Colisée fermait à treize

heures, mais il s’y rendit quand même, car c’était un bon point de

départ. Après avoir frémi en entendant les rugissements des lions

et les hurlements de terreur des chrétiens, il remonta le Forum

Romanum et, en se fondant sur un ouvrage d’archéologie et sur

son imagination, il s’appliqua à reconstruire par la pensée les

monuments qu’il passa en revue : Temple de Vénus et de Rome,

Arc de Titus, Basilique de Maxence, Maison des Vestales,

Temple des Dioscures et ainsi de suite. Là où les touristes qu’il

croisait – isolés ou en groupes de deux, trois ou quatre – ne

voyaient que quelques chicots de colonnes, une architrave

branlante sur des chapiteaux informes, des pierres éparses, il

admirait un temple intact, avec le podium et les marches, les

colonnes et leur chapiteau, l’architrave, la frise, le tympan et la

corniche. Il montait les marches, traversait le péristyle et

s’arrêtait devant la porte donnant accès à la cella, réservée aux

prêtres.

Aucun groupe ne vint troubler la calme permanence des

temples, basiliques et arcs qui pacifièrent l’âme de Guillaume.

Seule une volée de moineaux atterrit sur l’Arc de Septime

Sévère, piailla pendant une petite minute et disparut.

Une fois rassasié d’antiquités, Guillaume rentra dans ses

pénates, où il prolongea son bien-être en la compagnie assez peu

sociable d’une bouteille de vin.


42

Il passa son premier mois romain recroquevillé sur lui-même,

aussi solitaire qu’un coureur de marathon, aussi anonyme qu’un

passager clandestin, aussi invisible qu’un ectoplasme. Solitaire,

anonyme et invisible à la cantine de l’AMGC ou au restaurant La

Vittoria del Gusto, pendant ses courses dans les petits magasins

de la via Gramsci, au bureau, penché sur une traduction ou un

article de son dictionnaire, dans une salle de cinéma au milieu de

la foule. Glorieuse solitude. Comme il la chérissait !

Elle n’était brisée que par de rares contacts avec quelques

collègues.

Jung Jong-min, qui dirigeait le Service de traduction, passait

une grande partie de son temps à s’incruster dans les bureaux des

différents traducteurs pour leur raconter longuement divers

épisodes de sa vie inintéressante. Ce Coréen avait fait preuve

d’une incompétence sans pareille dans de multiples fonctions,

jusqu’à ce que le Service des ressources humaines estime qu’il

ferait le moins de dégâts en chapeautant les traducteurs, ce qu’il

avait considéré comme une promotion amplement méritée. Il

pensait jouer un rôle important, même s’il ne parvenait pas à

s’acquitter de sa tâche principale : tenir des statistiques sur le

rendement de ses subordonnés. Ses connaissances en

arithmétique laissaient tellement à désirer que, depuis qu’il

dirigeait le service, ces statistiques avaient perdu toute

signification. Cela dit, les traducteurs voyaient en lui une vieille

baderne plutôt sympathique : dans les rapports annuels sur le

comportement professionnel des traducteurs, il accordait


43

d’excellentes notes à tous. C’est pourquoi il jouissait d’une

certaine influence morale, qu’il croyait due à la sagesse inhérente

à une longue et fructueuse expérience.

Il supervisait quatre sections de traduction : l’anglaise –

constituée d’une seule traductrice, car la plupart des documents

étaient rédigés en anglais –, et les sections française, espagnole

et russe, dotées chacune de quatre traducteurs, dont un chef.

Jacques Aumasson dirigeait la section française. La

cinquantaine, forte corpulence, bonnes joues roses de boucher,

cheveux clairs coupés court, yeux bleus en quéquettes de souris,

tarin en trompette et moustache blonde. Guillaume fut d’emblée

agacé par sa manie d’épicer son français de mots anglais, comme

pour exhiber avec fierté sa contamination irréversible par une

langue étrangère. Lors de son premier entretien avec Guillaume,

Aumasson avait claironné : « Un management consultant a

préconisé d’envoyer les traductions en souffrance à des free-

lances… Over my dead body! » (Plutôt crever ! avait traduit

mentalement Guillaume).

Courtisan accompli, Aumasson mendiait régulièrement des

entrevues avec le directeur général, dont à l’entendre il était

proche. Après avoir enrobé quelques humbles conseils de

louanges serviles, il venait s’extasier devant ses collègues de

l’accueil favorable que ses suggestions avaient à l’en croire

rencontré. Quand il participait à une conférence, Aumasson

infiltrait la délégation française pour demander si les documents

de travail avaient été traduits à l’entière satisfaction des délégués


44

ou s’ils souhaitaient des modifications de fond ou de style. Il

sollicitait des instructions et prenait note des consignes. De

surcroît, persuadé de la supériorité des interprètes sur les simples

traducteurs, il s’introduisait dans la cabine française, faisait une

cour empressée à ses occupants et accueillait avec gratitude leurs

critiques des traductions. Surtout, il se gargarisait des moindres

compliments que ces êtres d’exception formulaient au sujet des

versions françaises des résolutions ou des discours. Plus cire-

pompes qu’Aumasson, tu meurs ! Ce trait de caractère était de

nature à servir sa grande ambition : succéder à Jung Jong-min,

qui se trouvait à dix-huit mois de la retraite. Pour y parvenir,

Aumasson devait s’attirer la bienveillance de Mme Crépeau, la

directrice de la Division des conférences, et de M. Tabernakulov,

le chef du Service des ressources humaines. Et les courbettes ! Et

les flagorneries ! Il n’en avait pas moins une image flatteuse de

lui-même, puisqu’il se plaisait à répéter : « Je suis un team

builder. J’ai un don pour la motivation d’équipe. »

L’équipe qu’il prétendait motiver était constituée de trois

traducteurs. Appoline Kanko, environ cinquante-cinq ans,

originaire du Burkina Faso, alternait les tenues européennes et

africaines. Plutôt grande, nez épaté et lèvres arquées vers le bas

qui semblaient dénoter une perpétuelle humeur acariâtre. Ses

cheveux, généralement tirés en arrière, s’épanouissaient en une

grosse boule crépue. Roland Dacier, âgé de trente à trente-cinq

ans, élégant dans un costume invariablement foncé, n’était pas

mauvais traducteur mais, formé par l’ONU, il avait adopté les


45

formules obscures dont raffolent les traducteurs onusiens :

« Nous appelons votre attention sur l’obligation redditionnelle

afférente à l’aide », « Invite l’État membre à raccourcir le délai

prospectif d’exécution de la filière de projets », etc. Guillaume

était le seul traducteur de la section à ne pas taper ses

traductions. Peu enclin à jouer les dactylos, il les dictait sur des

cassettes, transcrites par Calypso, l’opératrice de traitement de

texte chargée du français. Estimant qu’un traducteur vivait de sa

plume, il jugeait certains travaux indignes de lui. Dans la guerre

qu’il menait contre les pièges multiples d’originaux anglais mal

torchés, Calypso n’était pas seulement sa force de frappe. Il

comptait aussi sur elle pour repérer les imperfections qui

subsistaient inévitablement dans ses traductions car, après avoir

transfiguré un original médiocre en œuvre d’art, il ne se relisait

qu’en diagonale.

Calypso était affligée d’un physique ingrat : son nez en bec

d’oiseau surplombait sa lèvre supérieure de façon disgracieuse,

ce qu’aggravait encore un menton en croissant de lune. Une

rhinoplastie s’imposait, mais qui oserait le lui dire ? Pas

Guillaume, convaincu que ses relations avec elle devaient rester

strictement professionnelles. (Se taper celle qui vous tape, ça ne

se fait pas.)

En revanche, il essaya de tisser des liens avec la traductrice

anglaise en lui posant une question facile, qui se heurta

malheureusement à son ignorance crasse et elle l’envoya bouler.

Après cet échec, comme Natalia Tikhonova, une traductrice


46

russe, lui avait tapé dans l’œil, malgré ses lunettes rondes

cerclées de noir qui la faisait ressembler à un hibou, il lui

demanda de lui donner deux morceaux de sucre dont il n’avait

pas besoin. Elle fit des difficultés et insista pour qu’il les lui

rende dès que possible, sur ce ton plaintif qu’affectionnent les

femmes russes. Encore une poulette résolue à ne pas me donner

ma chance, se dit Guillaume lorsqu’il retourna la queue basse

dans son bureau.

Il y disposait d’une table de travail, de deux chaises et d’une

petite étagère. Situés au cinquième et dernier étage, les bureaux

du Service de traduction donnaient sur une place verdoyante,

mais bruyante, ce qui empêchait d’ouvrir les fenêtres.

Il était presque midi. Il hésita : déjeuner à la cantine, qu’il

jugeait déprimante, malgré ses murs peints en rose, ou se

ravitailler chez Ernesto ? La présence dans le quartier de

centaines de fonctionnaires internationaux avait suscité la

création de « Ernesto’s Hamburgeria Imperiale », une

malboufferie établie via Curtatone, à proximité de l’AMGC.

Dans cet établissement, une table, quelques chaises, un

distributeur de tickets et un grand comptoir en L. Entre midi et

deux heures, une demi-douzaine de salariés préparaient

hamburgers, pizzas et tutti quanti à emporter qu’attendait une

foule bourdonnante issue de toutes les régions du monde. Sur

une banderole accrochée au mur, on pouvait lire « The Best

Quality Food Takeaway Joint in the World ». Ernesto ne se

distinguait pas par sa modestie, mais il faisait des affaires d’or,


47

car de nombreux collègues considéraient qu’en avalant

furtivement un déjeuner sur leur bureau tout en travaillotant, ils

n’utilisaient pas la demi-heure réservée au repas de midi et

pouvaient donc rentrer chez eux plus tôt, ce que le Service des

ressources humaines démentait régulièrement dans des

circulaires superbement ignorées. Les autres fonctionnaires

fréquentaient la cantine, où les deux ascenseurs dégorgeaient les

ventres proéminents, dont les propriétaires jetaient des regards

envieux sur les ventres plats arrivés au quatrième étage par

l’escalier. Tant les gros que les maigres s’attardaient pendant une

bonne heure autour des tables, pratique fustigée dans d’autres

circulaires.
48

Janvier

Ce soir-là, via Sassoferrato, peu après l’arrivée de ses

meubles, Guillaume se livrait à une activité inavouable : il

polissait un poème plus que médiocre qu’il avait mis sur le

métier quelques jours plus tôt. Convaincu qu’il serait tôt ou tard

reconnu comme poète « publiable », il composait des odes,

épigrammes, haïkus et petites pièces lyriques en tentant de

revigorer la poétique française par un apport des spiritualités

orientales, en particulier le taoïsme. Selon les maîtres du Tao,

l’homme devait recueillir la plus grande quantité possible

d’essence féminine, consubstantielle à la modalité du Principe

régulateur de l’univers appelée « yin », afin de renforcer son

« yang » viril, sa « force vitale ». Ladite essence est sécrétée par

la femme et dérobée par l’homme lors du coït, mais aussi à

l’occasion de relations plus subtiles. Guillaume souhaitait faire

ample moisson de cette nourriture féminine, mais avec son

physique de gringalet… Au lycée déjà, ses condisciples le

surnommaient par dérision « Tarzan ». Dans sa recherche de

l’essence féminine inhérente à la compagnie de celles qui

l’exhalaient, Guillaume était donc le plus souvent en état de

manque, qu’il sublimait par la création littéraire. La poésie était

l’exutoire auquel devait recourir un homme persuadé que la gent

féminine conspirait pour l’empêcher de se reproduire.

C’est ainsi que Rosa, une caissière de supérette avec laquelle

il aurait bien copulé mais qui ne lui accordait pas un regard, lui
49

avait servi de muse involontaire pour un haïku qui était, il s’en

rendait compte, d’une banalité affligeante :

Cueillir ses vingt ans,

d’un livre à peine imprimé

entrouvrir les pages.

Écarter ses cuisses et d’une fraîche rosée humer la fragrance ?

Scabreux. Quoi d’autre ? Il rejeta avec une noble intransigeance

tout euphémisme, invoqua Mallarmé, fit le vide en lui pour être

visité par une inspiration fulgurante…

Des coups violents frappés à sa porte l’arrachèrent à sa transe

poétique, ce qui le mit en rage. Ouvrant la porte prêt à en

découdre, il tressaillit : le gaillard qu’il avait devant lui occupait

presque toute l’embrasure de la porte et dardait vers lui un regard

intimidant. Âgé d’une quarantaine d’années, il arborait une barbe

de trois jours et une élégante chemise à rayures verticales noires

et ocre.

— C’est la deuxième fois que je toque. Vous êtes sourd ? dit-il

d’une voix âpre de gros fumeur.

— Non, monsieur. J’étais occupé.

— Et moi je suis pas assez important pour vous ?

— Qui êtes-vous ?

— Voulez voir mes papiers, tant que vous y êtes ?

— C’est superflu. En quoi puis-je vous être utile ?

— Tu te fous de ma gueule ?

— Guillaume Favauge. Heureux de faire votre connaissance.


50

— Non, mais c’est qu’y va me faire rire, le con ! Je suis pas

monté pour faire des chichiteries mais pour vous dire que

j’aime pas que vous tourniez autour de ma femme en mon

absence.

— Votre femme ?

— Ouais, celle qui vit avec moi en bas.

— J’ai été lui dire bonjour, c’est tout.

— Elle m’a dit qu’elle vous a invité à bouffer avec elle quand

je serai pas là. Celui qui créchait avant dans votre gourbi, je lui

ai fait une grosse tête pour un truc du même genre.

— Entendu, dit Guillaume. Je considère que cette invitation

est annulée.

Frustré par le manque de combativité (ou la lâcheté) de

Guillaume, cette brute qui avait manifestement cherché un

prétexte pour cogner, abandonna la partie. Mais Guillaume

s’inquiéta d’avoir un tel voisin.

Quelques jours plus tard, entendant une violente dispute,

Guillaume descendit pour voir ce qui se passait et, à ce moment-

là, la porte d’entrée de la villa se ferma dans un grand fracas.

Mme Caramazza se tourna vers lui et dit : « Rassurez-vous, il ne

va plus vous importuner. Je l’ai mis à la porte. »

Mme Caramazza remplaça-t-elle son amant par plusieurs ? Le

fait est que, par la suite, Guillaume remarqua que la sonnette

commune grelottait à deux ou trois fois reprises chaque soir.

Guillaume entendait alors une voix masculine, toujours

différente. Ces visiteurs se rendaient certainement chez


51

Mme Caramazza. S’ils étaient allés chez Mme Calzolaio, la

locataire du deuxième étage, Guillaume les aurait entendus

monter l’escalier, dont chaque marche gémissait.

Ce n’est pas que Mme Calzolaio ne recevait pas de visite.

Trois quatre fois par semaine, après son retour du bureau,

Guillaume entendait chez elle un type qui pérorait sans

discontinuer, d’une voix forte et péremptoire, tout en arpentant le

parquet, comme un avocat qui a besoin d’un large espace pour

donner à sa plaidoirie toute sa mesure. Des bribes assourdies du

discours de « l’Avvocato », ainsi que Guillaume le surnommait,

traversaient le plafond. « Lawrence d’Arabie… » « Les

Britanniques… » « Sept Piliers de la sagesse… » Après avoir

tenu bruyamment le crachoir jusqu’à sept heures et demie

environ, « l’Avvocato », se tirait et la tranquillité revenait.


52

Février

« Pourquoi vous déjeunez toujours tout seul ? » demanda une

voix surgissant de nulle part.

Guillaume, assis à sa table habituelle dans la cantine, leva les

yeux vers une femme d’une trentaine d’années.

— Je... J’ai presque terminé. dit-il. Quelle heure est-il ?

Asseyez-vous un moment.

Ce qu’elle fit d’un mouvement souple. Elle avait un regard

espiègle. Sa peau cuivrée et son chemisier à motifs feuilles

d’automne formaient un joli camaïeu. Il ne se souvenait pas de

l’avoir jamais aperçue.

— J’ai aussi terminé et il est une heure moins le quart, mais je

vous demandais comment ça se fait que vous déjeunez toujours

seul.

— Parce que je suis… l’ours de la grotte, balbutia-t-il.

— Et comment qu’y s’appelle cet ours ?

Pas foutu de prononcer son nom, il lui montra sa carte d’accès

de l’AMGC.

— Moi, c’est Elsa. Je bosse au Service des tunnels. Vous allez

sortir de votre grotte ?

S’y blottir en toute sécurité ou s’aventurer au dehors à ses

risques et périls. L’idée que cette Elsa avait deviné ce dilemme le

détendit un peu.

— Il me faut un endroit sombre, dit-il. Un tunnel fera

l’affaire. Vous connaissez cette scène de cinéma dans laquelle un

train s’engouffre dans un tunnel ?


53

Il avait lâché ça d’une traite, le cœur battant à tout rompre,

étonné de sa propre audace.

— Je vais pas souvent au cinoche, dit-elle. Le souci, c’est

plutôt les camions. Et vous, votre boulot ?

— Je suis traducteur de langue française.

— Traducteur… J’ai déjà fait des traductions. Comme métier,

ça me botterait. C’est un taf qu’on n’a pas besoin d’avoir fait

beaucoup d’études, n’est-ce pas ?

— Si, hélas.

— Et vous avez fait quoi comme études ?

— Oh, j’ai terminé par un doctorat.

— Un doctorat ! Ça me scie ! Mais alors pourquoi vous vous

contentez d’un poste de traducteur ?

— Ce n’est pas que je m’en contente… J’en suis parfaitement

heureux. Vous semblez ignorer que les traducteurs appartiennent

à la catégorie A.

— Mince ! Pas mal ! Mais tout de même… On peut pas

comparer un traducteur avec, par exemple, un biologiste ou un

ingénieur.

Voilà qu’elle se mettait à dénigrer les traducteurs.

— Un bon traducteur vaut mieux qu’un mauvais ingénieur,

dit-il.

— Mais personne va admettre qu’il est pas bon.

— En définitive, c’est le salaire qui sert d’étalon.

— Que faites-vous du prestige ? demanda-t-elle.


54

Le prestige ? Les pilotes d’avion en avaient du prestige, mais

depuis que les compagnies aériennes les plus rentables avaient

divisé leur salaire par trois, ils n’étaient plus que des conducteurs

de bus vêtus d’uniformes mieux coupés, avec un écusson et des

galons.

— Le prestige n’intéresse que les vaniteux, dit-il.

— Donc, ce qui compte, c’est le pognon à la fin du mois.

— Pour autant que le salaire soit mérité, mais en réalité il

dépend trop souvent d’un chiffon de papier appelé « diplôme ».

— Et vous croyez pas aux diplômes ?

— Non. Comme l’a dit Oscar Wilde, rien qui vaille la peine

d’être appris ne peut s’enseigner.

— Ce mec déconne ! J’ai un poste de catégorie C, mais je suis

des cours par correspondance pour un diplôme universitaire.

Après, je pourrai poser ma candidature à des postes plus élevés.

Traductrice, peut-être. Y faut un doctorat ?

— Pas encore.

— Alors votre doctorat, il vous sert à rien ?

— C’est plutôt un handicap mais, dans les organisations

internationales, pour être engagé comme traducteur, il suffit de

savoir traduire et on passe l’éponge sur le diplôme de trop.

— Mais votre doctorat, ça montre que vous en avez dans le

ciboulot. Et votre thèse, c’était sur quoi ?

— La représentation de l’esclave dans les littératures

américaines.

— Vous avez pas dû rigoler.


55

— J’ai essayé d’ajouter un peu de piment, dans un chapitre

sur l’esclave comme proie sexuelle, que mon directeur de thèse

m’a obligé à supprimer.

— Neuf chances sur dix que l’esclave était une femme. Et

l’homme la sautait sans s’engager à rien.

— Bien sûr, mais c’était une réalité historique. Comment

croyez-vous que le fils d’un maître de plantation américain ou

brésilien faisait son éducation sexuelle ? En entraînant dans un

fourré une jeune esclave, qui était d’ailleurs probablement sa

demi-sœur.

— Vous alors ! Dites, pourquoi vous fréquentez pas les

autres ?

— En fait, ce sont les autres qui ne me fréquentent pas.

— L’autre jour, je vous ai dit bonjour et vous m’avez pas

répondu.

— Ah bon… Je devais réviser mentalement une traduction un

peu délicate.

Il y eut quelques secondes de silence. L’eau de toilette d’Elsa

rappelait à Guillaume un savon appelé « Irish Spring », frais,

léger, un peu citronné.

— Donc vous êtes français. J’adore les Français.

— En fait, je suis belge.

— Tant pis. Ha, ha, ha ! Et vous avez déjà traduit pour des

présidents ou des ministres ?

— Non. Ça, c’est la tâche d’un interprète. Un traducteur

travaille uniquement par écrit et, quand il participe à une


56

conférence, il n’assiste pas aux séances, mais traduit des comptes

rendus, des projets de résolution, etc.

— Ah ! Vous traduisez surtout des textes français et italiens, je

suppose.

— Non, je traduis des documents d’anglais et accessoirement

d’espagnol en français, mais je parle couramment l’italien, parce

que…

— Parce que ?

D’abord, c’était l’une des langues qu’il avait apprises

pendant ses études. Ensuite, à la Commission européenne, il

s’était intéressé plus que de raison à une traductrice italienne,

Chiara. Favauge l’avait jugée insignifiante mais Guillaume lui

trouvait un charme fou et avait demandé à son chef de ne plus

lui donner que des textes en italien. Sans beaucoup de succès. La

dernière fois qu’il avait demandé à Chiara ce que voulait dire un

mot pas bien difficile, elle lui avait répondu « Mi dispiace, non lo

so. » Je regrette, je ne le sais pas. En réalité, il fallait

comprendre : « Dégage, connard, t’es trop moche pour moi. » Il

avait mis fin à ses assiduités, mais elles n’avaient pas été une

pure perte de temps, puisque l’approfondissement de ses

connaissances linguistiques qui en avait résulté lui était

aujourd’hui plus profitable que ne l’aurait été le souvenir des

bontés que Chiara aurait pu ne pas lui refuser.

— Hé ! Redescendez ! dit Elsa en agitant une main devant les

yeux de Guillaume.
57

— J’adore l’italien. Hier, dans le métro, je me suis approché

en catimini d’une volée de lycéennes surexcitées et…

— Et qu’est-ce que vous leur avez fait ?

— Rien. Je me suis délecté de les entendre bavarder… Après

avoir commencé à apprendre l’italien, je suis tombé éperdument

amoureux de l’Italie. Tout m’y paraît admirable. Pas seulement la

langue, mais aussi la littérature, le cinéma, la musique, la mode,

la gastronomie. Et les arts plastiques, évidemment…

— Et vous vous y connaissez dans tout ça ?

— Je crois que oui. De Dante à Moravia, de Cimabue au

Caravage, de géants tels que Fellini à ce génie de Dino Risi.

Il en connaissait assez bien deux et avait entendu parler des

autres.

— Fellini, ça me dit quelque chose, mais sinon…

— Mon auteur favori est Moravia. Son humour grinçant est

digne de Dino Risi, dont le film que je préfère est Anima Persa,

où Vittorio Gassman joue deux personnages : Fabio, excentrique,

et son frère jumeau, fou à lier.

— C’est le genre de film où le dingo tue l’autre, n’est-ce pas ?

— En fait, Fabio et son frère ne sont qu’une seule et même

personne. Dans la scène la plus admirable, le fou se prend pour

une abeille et il imite cet insecte de façon irrésistible. Bzzzzz…

Bzzzzz… Je n’ai jamais tant ri de ma vie.

— C’est nouveau ?

— Non, mais on devrait pouvoir le voir dans un ciné-club. À

un autre moment, Fabio confie à son neveu pourquoi il a épousé


58

sa femme : « Un jour, ne trouvant rien à lui dire, je lui ai dit " Je

t’aime. " » Vous devez absolument lire… Enfin, j’arrête, sinon

vous allez penser que je suis prétentieux.

— Pas du tout. Moi, ça fait plus d’un an que j’habite à Rome

et j’ai visité aucun musée. Ça me gonfle, mais si on me poussait

un peu…

— Je vis près de la Villa Borghese, où je me suis rendu

plusieurs fois, dit-il. Elle abrite en particulier un musée

splendide. Si on y allait ensemble, je pourrais vous servir de

guide.

Il n’y avait jamais mis les pieds.

— Vous feriez ça ? Ce serait fantastique ! Vous

m’expliqueriez les peintures. Tout ça.

— J’essayerai de deviner pour vous lesquels sont des faux.

— Des faux ? Y a des faux ?

— Bien sûr ! Les musées regorgent de croûtes peintes par

d’habiles faussaires !

— Comment vous pouvez dire ça ?

— C’est le secret de Polichinelle : quand un tableau revient de

la restauration, ce qu’on raccroche n’est pas nécessairement ce

qu’on avait décroché. Vieillir le tableau est facile, mais…

Donner un pedigree à la toile, là réside la vraie difficulté. Pour

cela, le restaurateur est idéalement placé.

— Mais les directeurs de musée, y se doutent bien de quèque

chose.
59

— S’ils se sont fait piéger, c’est l’omerta. Et puis certains

s’estiment mal payés…

— Ils sont dans la combine ? Sans déconner ?

— Plus on est haut placé, plus on s’en met plein les poches.

Tenez : un roi des Belges a revendu deux fois le Portrait de

Duquesnoy de Van Dyck, ce qui est d’autant plus curieux que ce

tableau avait été détruit lors de l’incendie de son palais. En art,

beaucoup plus se crée qu’on ne le pense et jamais rien ne se perd,

car il y a toute une filière qui prend le relais.

— Mais vous, comment vous pouvez voir que c’est un faux ?

— Imaginez une grande feuille couverte de milliers de

chiffres 8 et, perdu quelque part, un 9. Personne ne voit le 9, sauf

ceux qui savent qu’il est là. Je vous montrerai un ou deux 9

quand nous nous rendrons à la Galleria Borghese. Mais il faut

réserver. Je peux le faire pour dimanche prochain si vous voulez.

— Pas si vite ! dit Elsa. On verra ça une autre fois. Sûr, faut

que je me cultive. Vous pouvez me conseiller un livre en

espagnol ?

— Quelle est votre nationalité ? demanda Guillaume en

espagnol.

— Mexicaine.

Ennuyeux, ça. Il n’aurait pas dû poser la question. Ah !

Fuentes.

— Voyons. Fuentes… Carlos… Cosa nostra… Terra

Nostra… Plutôt hermétique… La región más transparente…

— Vous avez lu tous ces bouquins ?


60

Il avait étudié, sans le lire, Terra Nostra, dont certains

personnages se réincarnaient au fil des siècles. Quant à La

región más transparente, il n’en avait lu que les vingt premières

pages.

— Le dernier, j’ai même comparé l’original avec la

traduction. Au début du livre, juste après le prologue, quelqu’un

s’écrie « ¡Boinas! » Cela vous dit quelque chose ¡Boinas! ?

— C’est des trucs qu’on les met sur sa tête.

— Oui, mais on ne commence par un roman par « Bérets ! ».

Au pluriel, en plus.

— Imaginez qu’un colonel s’habille en se faisant aider par un

troufion. Pour terminer, il lui dit : « Bérets ! » Le troufion lui

présente alors des bérets et le colonel choisit.

Mais qu’est-ce que c’était que cette petite raisonneuse !

— Non, c’est une prostituée qui sort d’un bar et elle est seule.

Quoi qu’il en soit, le traducteur a traduit ça en français par « Ah,

zut ! » ¡Maldita sea! Il n’avait sans doute pas la moindre idée de

ce que cela voulait dire et il a mis la première chose qui lui est

venue à l’esprit en se disant que personne ne le contredirait.

— Ça se fait dans le métier ?

— Et comment ! Le traducteur n’est pas omniscient et en

particulier il ne peut pas savoir ce que l’auteur lui-même serait

bien en peine se rappeler qu’il avait voulu dire.

— « Boinas », ça serait pas « buenas », comme dans « buenas

noches » ?

Nom de Dieu ! La petite futée avait sans doute raison.


61

— Allez savoir.

— Bon, je dois retourner au turbin, dit-elle en se levant. Je me

suis bien rendu compte que vous m’avez raconté plein de

conneries, peut-être pour vous vous foutre de ma gueule, rapport

à mon inculture, mais sans rancune. Parce que je me suis dit…

J’ai vu à la téloche un vieux film où un prof prenait une fille du

peuple et en faisait une personne savante, comme de la haute.

Vous pourriez faire ça avec moi ?

— J’en serais ravi. Et vous me donnerez des conseils sur la

façon de me comporter en société, car à cet égard vous êtes

beaucoup plus douée que moi.

— On fera comme ça. À bientôt.

— ¡Hasta pronto!

Elsa s’éloigna d’une démarche féline. Guillaume avait un

sourire niais sur les lèvres. Quel culot de l’avoir ainsi abordé !

« À bientôt », avait-elle dit.

Compte là-dessus !

Le lendemain de cette rencontre extraordinaire, Guillaume

descendit à la même heure à la cantine. Mais elle ne parut pas et

le repas de Guillaume ne fut accompagné que par le cliquetis

hostile de dizaines de couverts heurtant les assiettes. Sa

déception se répéta le lendemain. Les jours suivants, l’absence

d’Elsa le contraria encore. Son visage devenait flou, le souvenir

de leur conversation s’estompait. Guillaume continuait pourtant

de tourner et retourner dans sa tête les paroles échangées avec

Elsa. Puis, exaspéré, il décida de ne plus penser à elle. Il n’avait


62

besoin de personne. À trente-neuf balais, se faire un film sur une

charmante petite cruche ! Mais Elsa s’imposait malgré lui à son

esprit.

Le jeudi de la semaine suivante, il fut submergé par le cafard

en rentrant du travail. Un sursaut était nécessaire. Au lieu de tout

miser sur les initiatives des personnes du sexe opposé, il devait

en prendre lui-même.

Et justement, sa voisine du rez-de-chaussée lui avait promis

de l’inviter à manger des fusilli alla Caramazza, même si elle

n’avait de toute évidence jamais eu l’intention de le faire. Paroles

en l’air ! Il devait essayer de lui faire tenir quand même sa

promesse. L’ours devait sortir de sa grotte, et sans barguigner,

avant que l’envie lui passe. Il se changea, descendit l’escalier et

s’arrêta devant la porte de sa voisine. Celui qui se révoltait contre

son destin aurait au moins fait preuve de dignité. Par un effort

inouï, l’ours s’extirpa douloureusement de la paroi en y laissant

une partie de sa fourrure, sortit précautionneusement de la grotte

et frappa plus mort que vif à la porte du rez-de-chaussée. Qui

s’ouvrit. Son discours était préparé.

— Bonsoir, je viens prendre des nouvelles des fusilli alla

Caramazza, récita-t-il d’une traite.

— Ah, dit-elle. Je suis désolée, mais j’ai un virus. Je ne me

sens pas bien. Une autre fois, peut-être. De toute façon, je n’ai

pas les ingrédients.

Au fond, il était soulagé. Tout de même, les gens disaient

n’importe quoi pour se débarrasser de vous.


63

— Soignez-vous bien.

Donc, Mme Caramazza, à oublier. Quant à l’insaisissable

Mexicaine…

Pas si insaisissable que ça puisque, le mardi de la semaine

suivante, il la revit. Son ressentiment contre elle s’évapora

instantanément. Était-ce elle qui illuminait la cantine ou la

lumière romaine déversée par les grandes baies vitrées ? Les

murs roses n’étaient plus kitsch, mais joyeux et primesautiers.

Sans un mot, ils déposèrent leurs plateaux sur l’une des tables et

s’assirent. Elle lui montra une bague ornée d’un diamant : elle

allait se marier avec un professeur d’université allemand

« vachement futé », rencontré à Tijuana. (Merde ! Cette gonzesse

est maquée.) Le professeur avait toutes les qualités et nul autre

homme ne lui arrivait à la cheville. Son fiancé, qu’elle

surnommait « l’ingénieur », avait pourtant deux charmants

travers : sa gaucherie et son mépris pour la culture.

Sans parler de l’avarice, au vu de la taille modeste du

diamant.

N’empêche, c’était un beau parti pour une jeune femme

d’extraction modeste. Originaire d’un faubourg de Tijuana, Elsa

aidait comme elle le pouvait son père jardinier, sa mère femme

de ménage et leurs enfants restés au nid. Ils occupaient un taudis

qui se trouvait dans un tel état de délabrement que, pour porter

remède au dérèglement progressif de l’installation électrique et

des canalisations, il aurait fallu disposer de moyens et d’une

énergie qu’ils ne possédaient pas : toutes leurs ressources


64

matérielles et morales étaient consacrées à la simple survie.

L’aînée de six frères et sœurs, Elsa n’avait évidemment pu faire

des études supérieures et avait commencé à travailler au bas de

l’échelle dans une banque, avant de s’élever dans la hiérarchie.

Chargée de donner des conseils financiers aux clients, elle s’était

illustrée par son flair, notamment en leur recommandant de

placer leur argent dans la pierre. Puis, elle s’était devenue…

directrice d’une agence immobilière qui offrait ses services à des

Américains pleins aux as. Guillaume était persuadé qu’elle

inventait. Comme elle avait fait traduire des documents destinés

à des clients (encore du pipeau), elle s’étonna d’apprendre que

Guillaume traduisait moins de cinq pages par jour, car une

production journalière de quinze pages paraissait normale à Elsa.

Elle le félicita d’avoir trouvé une aussi bonne planque.

— Bien traduire prend du temps, dit-il.

— Parce que c’est difficile ? dit-elle d’un ton sceptique.

— Rien n’est difficile quand on est compétent. Vous

monteriez dans un avion dont le pilote vous dirait qu’atterrir,

c’est difficile ?

— Dieu du ciel, non ! Et comment on voit qu’un traducteur

est compétent ?

— S’il réussit à surmonter son ignorance insondable de la

question traitée.

— Et vous y arrivez comment ?


65

— Un peu de culture suffit pour avoir une vague idée de tout

et donner au lecteur l’impression qu’on s’y connaît, quel que soit

le sujet.

— Alors vous pouvez par exemple me donner l’impression

que vous savez comment on construit une pyramide.

— Je flaire un piège. Une pyramide mexicaine ?

— Ne tournez pas autour du pot. Égyptienne.

— C’est simple : on commence par bâtir la chambre funéraire,

puis on l’entoure de blocs de pierre provenant d’une carrière

voisine. J’ai droit à une grue ?

— Quoi encore ?

— Dans ce cas, mes esclaves élèvent les pierres en les faisant

glisser sur des plans inclinés. J’obtiens une petite pyramide, que

j’entoure d’autres blocs pour obtenir des pyramides de plus en

plus grandes. On s’arrête à la mort du pharaon.

— J’y crois pas trop à votre méthode. Vous pouvez me

construire quelque chose de plus ordinaire ?

— Je peux vous expliquer la façon de fabriquer un igloo, dit-

il, se souvenant d’un récit d’aventures dans le Grand Nord,

dévoré durant son enfance.

— Pratique à Rome ! D’ailleurs c’est un peu culotté pour un

traducteur de se prendre pour un ingénieur. Reconnaissez que la

traduction, c’est pas sorcier. C’est comme un pianiste qui joue du

Beethoven. Il suit un papelard devant ses yeux et y a qu’à jouer

les notes. Le traducteur, c’est pareil : il retape un texte dans une

autre langue.
66

— Vous ne savez pas tout. Il a été calculé qu’une phrase

anglaise compte en moyenne huit mots difficiles à traduire en

français. Pour les plus fréquents, dans le lexique anglais-français

que j’ai publié il y a quelques années, je propose une centaine de

traductions différentes pour chacun de ces mots. Comme il y en a

huit en moyenne, le nombre de combinaisons possibles est de

cent exposant huit, soit un suivi de seize zéros, ou encore dix

millions de milliards de combinaisons. Or, à notre niveau, une

seule traduction, la meilleure, peut être retenue. Pour chaque

phrase, je dois donc faire le choix entre dix millions de milliards

de traductions possibles.

— Dix millions de milliards de traductions ! Vous poussez pas

un peu le bouchon ? Mais vous me dites que vous avez écrit

un… C’est un livre ? Un vrai livre ? Un livre qu’on le trouve

dans les librairies ?

— Oui, mais pas à Rome. Enfin si : sur Amazon Italie.

— Chapeau !

Elle le cuisina sur son curriculum vitæ et sembla

impressionnée par la liste de ses prestigieux anciens employeurs,

dont le nombre témoignait plus de son instabilité que de ses

compétences.

— Vous êtes un vrai crack ! dit Elsa. Quand y aura un prix

Nobel de traduction, vous l’obtiendrez aussi sec. Ça me

rappelle…

La formule favorite des bavards. Guillaume débrancha son

attention, assez mécontent qu’Elsa ait mis le doigt sur une


67

réalité douloureuse : les traducteurs ne jouissaient en général

d’aucune considération. Prenez Adam : il s’étonna un jour

qu’avec ses diplômes, Guillaume n’arrivait pas à obtenir mieux

qu’un poste de « simple traducteur ». Quoi de plus normal après

ça que Guillaume ait envie de prendre un fusil et de lui tirer une

balle dans la tête ? Faire exploser son crâne. Simple

traducteur ? Et pour qui se prenait-il, ce folliculaire ? Était-il

noble d’offrir en pâture aux curieux les détails de la vie privée

de gens qui n’avaient rien demandé ? De diffuser hâtivement des

ragots mal vérifiés pour être le premier à titiller les lecteurs ?

D’inventer des titres racoleurs pour inciter le public à lire des

articles dépourvus de tout intérêt ? Guillaume avait commis

l’erreur de confier à Adam que, quand son éditeur lui avait

appris que 957 exemplaires de son lexique s’étaient arrachés au

cours de la première année, Guillaume avait été pris d’une

surexcitation telle que seules deux vodkas-orange bues coup sur

coup avaient pu le calmer. Adam l’avait regardé avec une

incrédulité amusée et lui avait lancé : « Sans blague ! Tu

t’excites sur des chiffres de vente dérisoires. » Il avait dit cela

pour l’humilier. Et avait réussi ! Guillaume s’était dit qu’Adam

avait au fond raison. Mais aux livres bien nés la valeur n’attend

pas le nombre d’exemplaires. Adam se doutait-il des chiffres de

vente minuscules de la plupart des livres ? Il n’avait jamais

publié de livre, ce béotien. D’ailleurs, il les appelait des

« bouquins ». Le seul problème, c’était que si Guillaume lui

faisait péter la cervelle, il allait se faire prendre.


68

Tout à ses récriminations intérieures, il avait oublié Elsa, qui

parlait à un rythme tranquille, musical, celui des vers latins que

Guillaume et ses condisciples devaient réciter par cœur devant la

classe, en effleurant les syllabes accentuées avec délicatesse,

ainsi que leur professeur leur avait appris.

— Et elle s’est aperçue que le nain s’était enfermé lui-même

dans le coffre ! dit Elsa. Vous m’entendez ? Dans le coffre !

— Euh… Ha, ha, ha, ha, ha ha, ha ! s’esclaffa Guillaume.

— Mais j’en ai une encore bien plus marrante. Figurez-vous

qu’il y a quelques années…

Guillaume, qui avait failli se faire prendre en flagrant délit de

« cause toujours, je pense à autre chose », se devait d’écouter

d’une oreille. Comme souvent, il était dominé par une personne

bavarde qui relatait des histoires censées la mettre en valeur,

pimentées de commentaires plus ou moins drôles, mais si sa

conversation n’était pas intellectuellement stimulante, il ne

s’ennuyait pas. Malgré son incroyable manque d’aptitudes

relationnelles, il se prenait pour un bon juge des caractères,

recherchant du sens derrière des propos insignifiants. Il se

croyait capable de lire les autres à livre ouvert, avec autant

d’aisance qu’il avait déchiffré Démocrite en classe de grec. Il

s’imaginait qu’il les mettait à nu, les disséquait, les réduisait en

formules. Ainsi, quand Elsa prétendit avoir rencontré l’ingénieur

alors qu’elle sirotait un verre dans un bar après une journée

bien remplie à l’agence immobilière, il n’en crut pas un mot.

Directrice d’une agence immobilière ? Serveuse, oui.


69

L’ingénieur, alors professeur à l’université de San Diego, s’était

rendu à Tijuana pour lever une fille. Elsa présentait bien. Elle

ressemblait à une beauté exotique que Guillaume avait croisée

quelques jours plus tôt dans un rêve qui s’était plutôt bien

achevé. La fille du rêve avait comme Elsa des cheveux épais,

noirs et brillants qui lui tombaient sur les épaules. Mais elle

exhibait de gros seins qui semblaient ondoyer voluptueusement,

tandis qu’Elsa, dont la poitrine évoquait une planche à repasser,

portait un chemisier bleu nuit coupé dans un tissu soyeux

constellé de petites étoiles blanches qui scintillaient à chacun de

ses mouvements. Jolis yeux rieurs. Elle riait d’ailleurs

beaucoup, découvrant alors des dents blanches et bien alignées.

—… et alors, vous savez ce qu’il m’a dit ?

— Non, répondit-il, surpris de devoir participer à la

conversation.

— « Monsieur Valdivieso vous attend » !

Il crut bon de rire à gorge déployée.

L’ingénieur avait quitté les États-Unis pour enseigner à Rome,

dans la filiale romaine d’une université américaine, grâce à une

recommandation du directeur général de l’AMGC, Cesare

Giaccaglia, qu’Elsa appelait irrévérencieusement « la tête

pensante ». Son fiancé avait fait la connaissance de Giaccaglia

quinze ans plus tôt, lors d’un stage au cours de la construction

d’un gigantesque barrage au Brésil. La société chargée des

travaux ne voulait pas de cet ingénieur novice mais il s’était dit

prêt à accomplir n’importe quelles tâches, du moment qu’il


70

puisse écrire dans son C. V. qu’il avait fait un stage de quatre

mois pendant la construction d’un barrage prestigieux. Il avait

servi de valet de chambre à Giaccaglia, l’ingénieur en chef, avant

d’entamer une carrière universitaire. Pour sa part, la tête

pensante avait construit d’autres barrages, en Afrique et en Asie.

Et quand il avait fallu remplacer le prédécesseur de Giaccaglia à

l’AMGC, le gouvernement italien avait désigné ce dernier, ainsi

passé de l’obscurité grandiose au prestige que confère l’agitation

inutile. Lorsque l’ingénieur était arrivé à Rome, il n’avait eu

aucun mal à placer sa fiancée à l’AMGC – « la boîte », comme

elle disait – grâce à ses relations avec Giaccaglia. Elsa tenait

beaucoup à son poste, car les difficultés financières de ses

parents lui avaient instillé une crainte permanente de manquer. À

la fin du mois, elle thésaurisait une partie de l’argent restant et

virait le double à sa famille.

Un an à peine après l’arrivée du couple à Rome, l’ingénieur

avait démissionné de son poste universitaire pour accepter une

chaire à Dresde, afin de se rapprocher de sa mère, en mauvaise

santé, de sorte que les deux tourtereaux vivaient loin l’un de

l’autre.

— Comme je peux tout de même pas rester seule, je cherche

un deuxième fiancé pour me tenir compagnie quand l’autre n’est

pas là, lança-t-elle en riant.

— Vous aurez donc un fiancé in partibus et un fiancé romain,

dit Guillaume.

— Ça veut dire quoi « in partibus » ?


71

— Cela se dit d’un évêque qui n’exerce pas de fonctions

d’évêque.

— Ha ha ha ! Vous m’amusez !

— Et où allez-vous trouver ce fiancé surnuméraire ?

— J’ai pensé à vous pour ça ces derniers jours, mais je savais

pas très bien comment vous le demander… J’ai besoin d’un

intello comme vous pour me donner un vernis de culture.

Un vernis de culture compléterait bien une lueur

d’intelligence. Mais ne se fichait-elle pas de sa gueule ?


— Et votre vrai fiancé là-dedans ? demanda-t-il prudemment.

— Oh, tout compte fait, je le garde.

— Mais, apparemment, il ne vous suffit pas.

— Il est super, mais ça l’intéresse pas de m’apprendre des

trucs. Comprenez, marier un prof d’université, c’est la

respectabilité, tant pis s’il a pas beaucoup d’imagination.

— L’imagination sans la respectabilité est peu de chose.

— Vous acceptez donc d’être mon fiancé romain ?

— Avec joie, mais n’est-ce pas une plaisanterie ?

— Vous pouvez le prendre comme ça. D’ailleurs, j’en parlerai

à tout le monde, sauf à lui bien sûr. Il est presque tout le temps

absent. Quel mal y a de voir un autre homme quand l’officiel

n’est pas là ?

— C’est bien naturel.

— Il n’est évidemment pas question de mettre des cornes à

Horst. L’important, c’est que vous devrez me cultiver et me

distraire.
72

Guillaume devait-il jouer dans cette farce ? Et qui en était le

dindon ?

— Horst, c’est votre fiancé ?

— Oui, Horst Pförtner.

Doux nom pour un fiancé. Il fallait maintenant l’écarter, non

en utilisant une longue et fructueuse expérience de la conquête

des femmes que Guillaume n’avait pas, mais en appliquant les

méthodes apprises grâce à la pratique du jeu d’échecs. La vie

n’était somme toute qu’une longue partie d’échecs. Il suffisait de

trouver une faille chez ce fiancé.

On comprend pourquoi Guillaume n’arrive à rien avec les

femmes.

— L’ingénieur Pförtner a-t-il un point faible ?

— C’est drôle que vous me demandiez ça. Je crois que oui

justement, sans être sûre. C’est d’ailleurs pourquoi je voulais

réfléchir à notre relation.

— Et quel est ce point faible ?

— Je vais pas vous le dire. Entre parenthèses, lui-même il sait

pas que je suis au parfum.

Guillaume n’insista pas et elle reprit les rênes de la

conversation : les lunettes de Guillaume ne lui allaient pas, trop

grandes. Non, il ne devait pas adopter des lunettes bleues, alors

en vogue, mais elle était disposée à se rendre chez un opticien

avec lui. Quand ? Il n’y avait pas urgence. Sa garde-robe devait

elle aussi être renouvelée. Quant à sa coupe de cheveux, à revoir.

Quand il put placer un mot, il lui reparla de la Galleria Borghese


73

et, pour l’appâter, lui resservit les explications qu’il venait de

trouver dans un ouvrage d’art sur L’Amour sacré et profane, de

Titien. En présentant son exposé comme le fruit de ses

observations personnelles.

— Je suis pas libre le week-end prochain, dit Elsa, mais on va

y aller dans cette Galleria. Bon, maintenant, faut que j’y aille.

Ma chef, elle plaisante pas sur les horaires. On se reverra. À la

première occase, je vous file un coup de bigophone.

Il risquait d’attendre un bon bout de temps ce coup de

bigophone, estimant avoir fait piètre figure. C’est avec

Guillaume et non avec Favauge qu’Elsa avait déjeuné.

Guillaume auquel elle avait confié un rôle d’eunuque dans ces

« fiançailles blanches ». Guillaume dont la culture sans

profondeur ne pourrait garder longtemps son lustre même sous le

regard peu pénétrant d’Elsa. Il fallait lui présenter Favauge, le

brillant traducteur et lexicographe.

L’occasion de le faire ne tarda pas puisque, dès le lendemain,

Elsa le convoqua à la cantine pour lui faire rencontrer quelques

collègues. Un groupe ! Quelle horreur !

Il prit un plat quelconque, qu’il crut à tort être des pâtes et,

son plateau en mains, chercha des yeux Elsa. Les tables étaient

disposées en trois rangées. Il aperçut Elsa et une autre femme

assises à une table située au milieu de la cantine, à égale distance

entre de grandes baies vitrées à gauche et à droite. Il s’assit à la

droite d’Elsa, en chemisier rouge et or. Elle le présenta à sa

meilleure amie, Gregoria Rojas, assise en face d’elle. Mexicaine


74

elle aussi, environ trente-cinq ans et visiblement enceinte.

Rupture d’une capote bon marché ? Retrait tardif ? Désir

d’enfant ? Fallait-il poser la question ?

Elsa fit l’éloge de Guillaume avec enthousiasme. En bref, il

était un fin connaisseur des arts et des lettres, un traducteur

génial et un intellectuel qui préparait certainement des œuvres

magistrales, dont son lexique ne faisait que donner un premier

aperçu. Il protesta de façon peu convaincante.

Gregoria ne sembla pas plus impressionnée que cela. Au lieu

de demander à Guillaume des précisions qui l’auraient révélé

comme un imposteur, elle se contenta de lui dire qu’elle

travaillait au Service des ressources humaines et était mariée à un

Italien sensiblement plus âgé qu’elle, avec lequel elle avait déjà

eu une fille. Elle promit de le présenter à toutes ses

connaissances qui passeraient à proximité de la table. La

première fut une femme plantureuse, la quarantaine, de longs

cheveux teints en blond. Elle salua la compagnie et déposa sur la

table divers récipients remplis d’aliments. Son ventre proéminent

prolongeait sans hiatus une poitrine généreuse, laquelle tressauta

quand elle se laissa tomber lourdement sur la chaise faisant face

à celle de Guillaume. Encore une femme enceinte.

— Bea Paredes, attachée d’administration au Service des

tunnels, dit Gregoria. Elle est la supérieure hiérarchique d’Elsa.

Et Guillaume, notre nouveau collègue français.

— Belge, rectifia Elsa. À propos de Belge, mon pote français

Pepsi m’en a raconté une bien bonne : qu’est-ce qu’il faut faire
75

pour brûler l’oreille d’un Belge ? Lui téléphoner quand il fait son

repassage !

Et toutes trois d’éclater de rire. Après s’être détournée pour

recracher un petit os, Elsa reprit :

— Belge ou pas belge, Guillaume est un traducteur connu

dans le monde entier. Il a bossé à l’ONU, à l’Europe, partout !

— Bienvenue à la grande maison, dit Bea tout en réarrangeant

ses nibards dans son soutien-gorge.

— C’est pour quand ? lui demanda Guillaume.

— Pour quand quoi ?

— La prochaine réunion, dit-il à tout hasard.

Toute administration est le théâtre de multiples réunions au

cours desquelles un gradé inflige à ses subordonnés un blabla

triomphaliste ou une formation inutile assurée à prix d’or par une

firme bien introduite.

— Ah, vous avez entendu parler de nos réunions, dit-elle.

— Bien sûr !

— Vous êtes un bon chrétien ?

— J’ai été élevé dans la religion catholique, mais j’ai bifurqué

vers le taoïsme.

— Pensez-vous que Dieu existe ?

— Oui et non. Selon ma philosophie, son existence est

inséparable de son inexistence. Les deux sont complémentaires.

— Votre philosophie vous a embrumé l’esprit. Comment

pouvez-vous soutenir une chose et son contraire ?


76

— Telle est l’essence du taoïsme. Dieu existe dans la mesure

où l’on croit en lui, mais l’énergie mise à le nier suffit à l’effacer.

Il n’y a donc pas de contradiction.

— C’est absurde ! Je vais vous aider à revenir aux sources de

la foi. Je vous invite chez moi vendredi en huit vers sept heures.

C’est une bonne chose que vous vous débrouilliez bien en

espagnol car presque tous les participants seront mexicains.

Me débrouiller ? pensa Guillaume, piqué au vif.

Bea lui tendit un bout de papier sur lequel elle avait griffonné

« Via Rocco Scotellaro, 17, à dix-neuf heures. Sonner

Genovese ». Il la remercia, mais se mit à réfléchir à des prétextes

pour lui faire faux bond.

Bea chargea son assiette de divers aliments, qu’elle se mit à

manger goulûment. Guillaume dut la fixer avec trop d’insistance,

car elle rouvrit l’un de ses récipients, piqua sur sa fourchette un

morceau de viande brunâtre tirant sur le violet, comme s’il avait

mariné pendant une semaine dans de l’antigel, et dit à Guillaume

avec un sourire engageant :

— Vous prendrez bien un peu de bœuf à la mexicaine,

Guillaume.

— C’est que j’ai déjà la surprise du chef, dit-il d’une voix

faible.

— Vous pouvez parler d’une surprise ! C’est un truc sans

protéines, alors que vous êtes déjà maigre comme un clou !


77

Elle déposa sur son assiette cette carne immonde, dont l’odeur

doucereuse souleva le cœur de Guillaume. Pour faire bonne

mesure, elle ajouta une louche de riz.

— Ç’a pas l’air frais du jour, cette barbaque ! fit observer

Elsa.

— Je l’ai préparée hier ! protesta l’autre.

— C’est bien ce que je dis, fit Elsa.

— Elle a passé la nuit au frigo. Ne l’écoutez pas, monsieur.

Barbaque ! Surveille ton vocabulaire.

Les lèvres de Bea frémissaient.

— Tant que j’y pense, dit-elle, madame Guillaume est aussi la

bienvenue à la réunion.

— Je ne sais pas si je réussirai à me trouver une femme d’ici

là, dit-il.

— Célibataire ! s’exclama Bea en postillonnant d’indignation.

Et pendant combien de temps encore allez-vous endurer ce qui

est sûrement une souffrance ?

— J’ai décidé de me mettre la corde au cou, du moins si je

trouve chaussure à mon pied.

Les Mexicaines éclatèrent de rire, tant ces métaphores

traduites littéralement en espagnol leur parurent bouffonnes.

— Mais pourquoi avoir attendu si longtemps ? demanda Bea.

Un jour, Guillaume devait avoir quatre ou cinq ans, il se

trouvait avec une bonne vingtaine d’autres enfants, et les garçons

devaient danser avec les filles. Puis la musique s’arrêtait net et il

fallait changer de partenaire. Des tas de gamines essayaient de


78

l’attraper et il trouvait ça marrant et se dérobait jusqu’à ce

qu’une fille s’empare de lui. Et, à un moment, la musique avait

redémarré et il s’était retrouvé sans partenaire. Une dame lui dit :

« Allons, va t’asseoir, tu as perdu. » Faut croire qu’une fille et un

garçon pas assez vifs étaient éliminés à chaque coup. Il n’avait

pas compris ce jeu cruel. Les années avaient passé et le jeu avait

un peu changé, mais Guillaume n’avait pas saisi toutes ses

subtilités et le jouait toujours aussi mal.

— C’était une bonne leçon, dit Elsa. Depuis le temps des

dinosaures, le mâle attrape la femme par les cheveux et la traîne

dans sa caverne. Mais c’est elle qui décide si elle le garde.

— C’est donc ça ! La première fille que j’ai séduite à l’âge de

neuf ans m’a plaqué dans la semaine.

— Quand on tombe d’une femme, il faut aussi sec en monter

une autre, dit Elsa.

Une pause.

Il était au-dessus des forces de Guillaume d’ingurgiter cette

« barbaque ». Pour ne pas vexer Bea, il se mit à la découper.

— C’est bien le diable si je ne vous trouve pas une épouse

honnête dans l’Association, fit Bea.

Voilà qui simplifierait tout. Il irait donc à cette réunion car ce

n’était pas en fuyant ses semblables qu’il trouverait une

compagne.

— Quelle association ?

— L’Association des Mexicains de Rome, dit Bea. Nous

sommes plus de trente, en majorité des femmes. J’ai déjà fait le


79

bonheur de plusieurs couples. Je vais vous trouver une épouse

digne de vous.

Une femme d’une trentaine d’années s’approcha de la table en

claudiquant.

— Lila, je te présente Guillaume, notre nouveau traducteur

belge, dit Gregoria en anglais.

— Ah oui, dit la nouvelle venue en français. Désolée, Jacques

Brel, je ne vous ai pas apporté des bonbons. Vous pouvez vous

pousser ?

Bruits de chaises et d’assiettes qu’on déplace pour s’installer à

cinq autour d’une table pour quatre.

Offrant plus que le service minimum, Gregoria précisa, en

anglais, que Lila était algérienne et donnait des cours de français

à l’AMGC. La boîte encourageait en effet son personnel à

apprendre ses langues officielles. Elsa et Bea figuraient parmi les

élèves de Lila et la première dit à Guillaume qu’elle avait parlé

de lui à une autre apprenante, Wang Yingwei, la directrice de la

Division de l’administration, qui souhaitait le rencontrer pour

pratiquer avec lui la langue de Voltaire. Il serait sûrement

avantageux de cultiver des relations avec une personne aussi haut

placée.

— Gregoria, pourquoi ne t’inscris-tu pas aux cours de

français ? dit Lila.

Pour toute réponse, Gregoria ouvrit la bouche toute grande,

leva les yeux au ciel et éternua dans son assiette.


80

— Bon appétit, dit Guillaume en espagnol, se trompant de

formule.

Les Mexicaines crurent à de l’humour et rigolèrent.

— Ton pourvoyeur de loukoums, dit Gregoria à Elsa en

pointant quelqu’un du doigt.

— Gürsel ! cria Elsa en faisant un grand signe vers la gauche.

Mais il est sourd !

Elsa lança une capsule de bouteille sur un trentenaire barbu,

qui se leva et s’approcha de la table.

— Je suis rentré d’Istanbul hier, dit-il. Tiens, tu n’as pas

grossi ?

— Pas plus que vingt ou trente kilos, dit Elsa.

— Non, non, tu es très mince. Excuse-moi. Je n’ai pas oublié

tes loukoums. Enfin si : ils sont chez moi. Je te les apporte

demain, les mêmes que la dernière fois.

— On prend un café à demain trois heures ?

— Entendu, fit-il avant de se rasseoir à sa table.

— Tu m’avais pourtant dit que ses loukoums ne cassaient

rien, dit Bea sotto voce.

— Je les mange pas. Faut pas confondre ! Je les offre à ceux

qui s’en fichent des caries.

— Et si Gürsel l’apprend ? demanda Bea. Ça me rappelle que

je n’ai toujours pas osé dire à Paolo que j’ai perdu la broche en

or.

Elle ajouta à l’intention de Guillaume que Paolo était son

mari. Quand il l’avait rencontrée lors d’un voyage d’affaires au


81

Mexique, il lui avait offert le mariage. Une fois à Rome, elle

avait fait la connaissance de Gregoria, qui l’avait aidée à

décrocher un emploi à l’AMGC. Malgré ses activités

professionnelles, Bea avait eu trois enfants.

— Tôt ou tard, il va me demander pourquoi je ne la porte

plus, conclut Bea.

— Tu peux pas trouver un bazar qui ressemble ? demanda

Elsa. Les hommes se laissent prendre à tous les coups pour les

trucs de ce genre.

Bea fit la moue.

— Je ne mens pas à mon mari.

Voilà qui témoignait de solides qualités morales, mais aussi

d’une tendance à faire la leçon aux autres. De toute façon, Bea

était mariée, tout comme Gregoria. Quant à Elsa, elle allait

bientôt convoler. Restait Lila : visage aux joues rebondies, teint

bistre, cheveux foncés, un peu frisés et ramassés en chignon,

sourcils fournis, petits yeux noirs derrière des lunettes, lèvres

mauves. Sans savoir pourquoi, Guillaume aimait les

Maghrébines qui portaient des lunettes cerclées de noir. Pas

belle, mais il devait être possible de s’habituer à son physique.

Lorsqu’on lui dit que Guillaume était traducteur, elle lui assena

qu’il ne tarderait pas à être mis au chômage par un logiciel plus

intelligent que lui.

Les traducteurs avaient beau se tenir eux-mêmes en haute

estime, ils étaient considérés avec dédain par le reste du

personnel de la boîte, persuadé que traduire revenait à retaper un


82

texte rédigé par un autre et s’apparentait donc à la

dactylographie. Et que de toute façon la traduction ne servait à

rien puisque l’anglais avait réduit les autres langues à des

dialectes voués aux oubliettes.

— La traduction, protesta Guillaume, n’est pas à la portée de

l’ordinateur car, en raison de la polysémie des mots, elle exige

une expérience du monde.

— Une bonne traduction conserve et le sens et la polysémie de

l’original, et cela, seul un ordinateur peut le faire, car il a en

mémoire tout le lexique des deux langues, avec ses multiples

connotations et nuances, trancha Lila.

Peu désireux d’engager une polémique, Guillaume feignit un

grand intérêt pour les légumes que Bea venait de faire passer au

four micro-ondes de la cantine, ce qui lui valut d’en recevoir une

louche. Las de déplacer les aliments sur son assiette, il se mit à

mélanger la viande de Bea aux légumes et à un peu de riz. Il n’y

couperait pas. Il avala une bouchée sans trop mâcher. Elsa

louchait de temps à autre vers son chipotage et lui faisait de

petites grimaces complices.

Une Asiatique d’environ trente-cinq ans, particulièrement

maigre, s’arrêta à leur table.

— C’est vrai qu’on va créer un poste de chargé de

communication ? demanda-t-elle à Gregoria.

— Oui, mais c’est confidentiel.

L’Asiatique fut emportée par un courant d’air.

— C’est officiel : Qianjin est anorexique, dit Gregoria.


83

Dommage, car à part ça, elle n’était pas mal.

Les premières notes de la chevauchée des Walkyries

retentirent.

— Bueno? fit Elsa en se levant.

— Comment le sais-tu ? demanda Bea.

— C’est dans son dossier.

— Aux ressources humaines ? C’est pas le médecin du travail

qui… ?

— Oui, mais je remplace maintenant sa secrétaire.

— Promue en catégorie B, fit Bea. Comment elle a obtenu

ça ?

— Il me semble qu’elle a décroché un diplôme de… De

l’Université de… fit Gregoria.

— Je vois. Un diplôme bidon d’une université bidon ! dit Bea.

— Il faudrait flanquer un bon coup de balai dans ce trafic de

diplômes, dit Lila.

Quand Elsa se fut rassise, Guillaume décida de se lancer. Son

cœur fit un double salto, car il s’apprêtait à parler alors que

personne ne lui avait rien demandé.

— J’estime, dit-il d’une voix incertaine, que comme les

études donnent déjà un avantage déloyal, nul ne devrait être

autorisé à s’en prévaloir. Tous sur la même ligne de départ.

Interdit de mentionner ses diplômes !

— Ça va pas, la tête ? s’écria Elsa. Je suis des cours par

correspondance d’une université sérieuse et quand j’aurai mon


84

diplôme, faudrait pas qu’on me refuse une promotion. En tout

cas en catégorie B. Dimitri…

— Dimitri a obtenu un poste qui avait un intitulé ronflant,

mais est resté en catégorie C, dit Bea. C’est pourquoi il a

démissionné.

— En réalité, il a abandonné son poste, dit Gregoria.

— Pas que son poste. Son appart aussi, avec plusieurs mois de

loyers impayés et dans un état indescriptible, dit Bea.

— J’ai entendu autre chose : il est parti en septembre en

laissant Lena occuper l’appart, et c’est elle qui… dit Elsa

— Ça ne m’étonne pas : elle boit, fit observer Bea.

Cette triste réalité laissa les convives quelques instants

songeurs.

— Pourquoi tu ne m’as rien dit au sujet du poste de chargé de

communication ? demanda Lila à Gregoria.

— Comme je l’ai dit, c’est confidentiel. Ce poste

t’intéresserait ?

— Il est dans mes cordes. Je peux refaire mon C. V. pour y

ajouter communication. Un de mes séminaires s’intitulait « La

communication de McLuhan à Craig ».

— Je ne suis pas sûre que ce soit cette communication-là, dit

Gregoria.

— Peu importe ! Ça va leur en mettre plein la vue. Il faut

avant tout être dans la place. Une fois que je serai nommée, mon

chef se rendra vite compte que je sais faire autre chose que des

communiqués de presse.
85

— Quoi donc ? demanda Elsa. Des pipes ?

— Elsa ! protesta Lila.

— Qu’est-ce qu’on pourrait communiquer ? dit Elsa.

— Une organisation qui ne fait pas parler d’elle risque de

disparaître, dit Lila. D’ailleurs, ici, la rumeur remplace la

communication. C’est malsain.

— En fait, le poste, c’est exclusivement la communication

externe, dit Gregoria. D’ailleurs, c’est un poste de catégorie A.

Alors…

— Ce poste est certainement déjà attribué, dit Bea. Faut donc

pas rêver. Mon cher époux a bien postulé comme chef

comptable. Tintin ! Je l’avais prévenu.

— Ben oui, dit Gregoria. C’était un peu naïf de poser sa

candidature.

— Donc, le nom du chargé de communication est déjà connu,

dit Lila.

— Non, dit Gregoria. Mais puisque vous voulez tout savoir, le

poste est réservé à un Russe. Simplement, on n’a pas encore

décidé qui.

— Grouille-toi d’épouser un Russe pas trop lourdingue et

t’auras ta chance, dit Elsa à Lila.

— L’homme qui me mettra la langue au doigt… euh… la

bague au doigt devra avoir d’autres arguments que ça, dit Lila.

Mais toi, c’est bientôt le grand jour…

— Non, j’ai repoussé ça en juin, dit Elsa.

— On peut savoir pourquoi ? demanda Bea.


86

— Ses cours finissent en juin. Il pourra rappliquer à Rome et

prendre le poste que Giaccaglia lui a offert.

— Et s’il refuse ?

— On verra.

— Tu joues la montre, fit Bea. Mais il a plus de cartes en

mains que toi.

— J’ai un bon jeu : Horst est mon fiancé in partibus et

Guillaume mon fiancé romain, dit Elsa.

— Quoi ! Guillaume est ton amant ? s’étrangla Bea.

— Mon amant ? J’ai dit ça, moi ?

— Guillaume, voici monsieur Giaccaglia, le directeur général,

fit Gregoria en désignant du menton un homme grand et

distingué d’environ cinquante-cinq ans qui s’était approché de la

table par la gauche. C’était la première fois que Guillaume voyait

Cesare Giaccaglia, et il fut frappé par la noblesse de son visage,

dont les traits énergiques étaient mis en valeur par une chevelure

grisonnante quelque peu indisciplinée. Un patricien romain, droit

sorti d’une céramique antique. Le directeur général faisait forte

impression avec son costume bleu foncé à l’évidence fait sur

mesure par un tailleur réputé, complété par une chemise blanche

et une cravate bordeaux. Guillaume se leva et contourna le siège

d’Elsa pour se présenter.

— C’est donc vous, Favauge, lui dit le directeur général dans

un français quasi dépourvu d’accent. J’ai examiné les copies du

concours. Vous avez surclassé les autres candidats.

Tu m’étonnes !
87

— Néanmoins, reprit le directeur général, votre lettre de

motivation… Elle contenait une touche de fantaisie du plus

mauvais aloi. Pour vous sauver la mise, j’ai dit aux ressources

humaines que la traduction de votre lettre en anglais était fautive.

— Les traducteurs ont bon dos, dit Guillaume. Quand un

rapport incompréhensible suscite des plaintes, il suffit de dire

qu’il a été mal traduit.

Giaccaglia ne parut pas goûter cette plaisanterie, doublée d’un

manque de gratitude, et se tourna vers Elsa, pour lui demander en

anglais :

— Elsa, il me semble avoir entendu les mots « mon

amant » dans votre bouche. Est-ce que je me trompe ?

— Vous êtes jaloux, Cesare ?

Il grimaça, voulut répondre, mais préféra arborer un sourire à

la fois gracieux et ironique, et tourna les talons.

Guillaume s’était rassis, mécontent de sa maladresse. Elsa lui

demanda ce que Giaccaglia lui avait dit.

— Punaise ! s’exclama-t-elle. La tête pensante vous avait déjà

repéré avant votre entrée en service !

— Apparemment vous le connaissez bien, dit-il.

— On a vécu environ un an chez lui, l’ingénieur et moi. Sa

maison, c’est quèque chose ! Piazza Barberini, en plein cœur de

Rome. Cinq chambres à coucher. Je vous dis que ça !

— Et ils sont à combien là-dedans ? demanda Bea.


88

— Il vit seul vu qu’il est veuf. Enfin, il a un domestique et

souvent une cuisinière. Ses enfants sont partout dans le monde

entier. Le plus jeune fait ses études à Harvard.

Voyant que Guillaume avait cessé de manger, Elsa piqua un

morceau de viande dans son assiette avec sa fourchette et le lui

enfourna.

— La délicieuse bidoche ! dit-elle. À la bonne heure ! Savez-

vous que Bea s’est vantée de l’acheter à cinq euros le kilo ?

— Celle-là, c’était il y a quelque temps, dit Bea. Une très

bonne affaire d’ailleurs. Comment trouvez-vous ma viande,

monsieur Guillaume ?

— Fameuse, Bea.

— Le faux jeton ! s’écria Elsa. Je parie que dans les trois

heures vous ferez une gastro. Au premier pet, filez à toute pompe

aux chiottes !

Gregoria s’esclaffa. Le visage de Bea se ferma. Une

réprobation amusée se lisait dans la moue de Lila. Guillaume rit

sans retenue, tout en préparant un trait d’esprit qui puisse

prolonger celui d’Elsa, apparemment satisfaite de son petit effet.

— Mao Zedong a dit qu’un pet peut décider de la destinée

d’un homme, dit Guillaume le cœur battant à tout rompre,

conscient qu’il était des risques d’une plaisanterie scatologique.

— Prévenez-nous quand il faudra rire, fit Lila.

— Le plus humble pet peut transformer une vie : son bruit

révélera la cachette d’un fugitif, son odeur indisposera à jamais


89

une femme dont on est amoureux, le déplacement d’air réveillera

un moustique porteur du paludisme.

Et toutes de rire. Guillaume avait fini par briller, dans un

genre mineur, il est vrai. Au moins, il avait existé. Mais pas

longtemps. Le temps d’un pet.

— Attention, voilà Gros Tas, chuchota Elsa.

Un géant poussant devant lui une panse énorme se dandinait

vers la table, remuant tour à tour le bras droit puis le gauche

comme des nageoires.

— Salut, dit Gregoria, je te présente notre nouveau collègue

belge, Guillaume.

— Bonjour mesdames. Vivement l’été, que vous soyez toutes

en short. Tiens, Elsa, nous avons un rendez-vous galant ce soir,

n’est-ce pas ?

— Non, dit Elsa. Ça, c’était dans un de mes cauchemars.

— Je dois m’y prendre mal, dit-il. Dis donc, Lila, c’est vrai

qu’un sur deux de tes cours de français est consacré aux

pratiques sexuelles ?

— Tu dois confondre avec les cours d’italien.

— Cela m’étonne. Je pensais que certaines positions ne

pouvaient être décrites qu’en français. Bonne chance avec ces

dames, Guilom. Un homme pour quatre femmes, quelle santé !

dit Gros Tas en s’éloignant.

— Ce type est dégoûtant, dit Bea, qui rangeait ses récipients.


90

— Mais non, il est charmant, toujours prêt à rendre service,

dit Gregoria. Simplement, étant musulman, il s’imagine que

toute femme qui n’est pas en… en…

— En chaleur ? demanda Elsa.

— Non, en burqa… est une femme légère, dit Gregoria.

— Il s’imagine que des paroles osées le mèneront quelque

part, dit Lila.

La conversation se poursuivit sur un autre sujet et Guillaume

était perdu dans ses pensées quand les quatre femmes se levèrent

comme un seul homme.

— Temps d’aller traduire quelques normes, dit Elsa à

l’adresse de Guillaume.

Devait-il voir dans ces paroles une appréciation ironique de

ses hautes fonctions ?

Il établit un classement des convives : Elsa était une riche

source d’essence féminine, Gregoria en diffusait beaucoup aussi,

Bea en distillait un peu, mais Lila émettait plutôt des vibrations

négatives. D’un autre côté, l’invitation de Bea ouvrait des

perspectives intéressantes. Bref, la tournure prise par les

événements était prometteuse sur le plan de la récolte d’essence

féminine.
91

Février

« Entrare senza bussare ». À son retour du bureau, Guillaume

vit ce Post-it sur la porte entrouverte de Mme Caramazza. Entrer

sans frapper. Un instant, il crut que cette invitation s’adressait à

lui. Fallait pas gamberger. Elle attendait un amant, si ça se trouve

l’homme qui avait tenté d’intimider Guillaume pour qu’il cesse

de tourner autour d’elle. Va savoir. Frapper malgré tout ? Mais si

la brute surgissait ? Ce serait une provocation qui l’autoriserait

cette fois-ci à cogner, surtout si Mme Caramazza lui avait

raconté que Guillaume avait eu l’outrecuidance de réclamer des

fusilli alla Caramazza dont elle n’avait jamais eu l’intention de

le régaler. Elle avait expulsé la brute, mais il devait encore avoir

les clés. Après une querelle d’amoureux, elle lui avait dit de

revenir, et la porte ouverte et le Post-it indiquaient son

impatience de le revoir, et il pouvait compter sur beaucoup

mieux que des fusilli, fussent-ils alla Caramazza. Il n’était à

l’évidence pas encore arrivé et si Guillaume entrait sans frapper,

il ne risquait peut-être pas plus qu’un râteau de la part de

Mme Caramazza.

— Buonasera! dit-elle en faisant son apparition dans

l’encadrement de la porte. Cela m’a paru assez clair. Chose

promise, chose due. Mais après le repas, je vous chasserai.

Ignorant l’air ahuri de Guillaume, elle le guida vers une

cuisine vivement éclairée par quatre lampes qui tombaient du

plafond et meublée d’armoires blanches disposées en fer à cheval

pour que tout soit à portée de la main. Sur le plan de travail en


92

bois clair, probablement du chêne, les produits et ustensiles

nécessaires à la préparation du repas étaient disposés en bon

ordre. Des recettes adhéraient au frigo par des aimants. Près de la

porte, une table pour deux personnes, à laquelle la voisine de

Guillaume l’invita d’un geste à s’asseoir. « Je commence la

préparation du repas, mais n’hésitez pas à lire ce que vous voulez

dans le salon si tel est votre bon plaisir », dit-elle. Trop nerveux

pour s’asseoir, il s’y rendit.

Au centre de ce salon, deux canapés beiges placés de part et

d’autre d’une table basse posée sur un tapis qui reproduisait

douze motifs abstraits inscrits dans autant de carrés. Sur la table,

à gauche, une réplique de la Chimère d’Arezzo, un modèle réduit

d’une longueur d’environ dix centimètres. Guillaume la

soupesa : elle aurait fait un bon presse-papiers. (Voilà bien une

réflexion de philistin.) À droite, un autre bronze de dimensions

semblables représentait un lion terrassant un taureau dont les

pattes avant étaient pliées et la tête dirigée vers le prédateur, qui

s’agrippait solidement à lui de ses deux pattes avant et enfonçait

sa mâchoire puissante dans l’échine du bovin. Derrière l’un des

canapés, une bibliothèque en chêne clair, qui comprenait une

imposante collection d’ouvrages d’art. La lumière tamisée

provenait de deux appliques qui jouxtaient la bibliothèque. À

chaque angle de la pièce, un dessin au fusain représentait une

proie attaquée par un fauve. En particulier, la sauvagerie avec

laquelle un léopard se jetait sur un gnou donna la chair de poule

à Guillaume. Pas un seul objet qui ne soit pas à sa place ou


93

puisse paraître superflu. Ce salon manquait de ce discret désordre

qui révèle la personnalité de l’occupant des lieux. Contrairement

à l’ordre, dont la palette est restreinte, le désordre se décline en

variantes infinies. Le désordre évoque la jungle d’un esprit

bouillonnant, l’ordre le fade jardin à la française.

Pour en apprendre plus sur sa voisine, il la rejoignit dans la

cuisine et l’observa accomplir gracieusement les gestes banals

exigés par la préparation du repas. Elle portait un chemisier

blanc, une jupe écossaise rouge et noire, et des souliers à talons

plats.

— Le jambon cuit italien est le meilleur du monde, dit-elle en

le découpant en cubes.

Vraiment ?

— C’est valable pour les aliments italiens en général, dit

Guillaume.

— Il est élégant de votre part de le reconnaître.

— L’Italie brille dans bien des domaines. La peinture, par

exemple.

— Dans tous les domaines, sauf l’art militaire, incompatible

avec notre pacifisme foncier.

Notre ineptie guerrière, plutôt, comme en témoignaient les

expéditions italiennes en Albanie, Cyrénaïque et Éthiopie. Les

Italiens n’en avaient rien retiré et certains d’entre eux y avaient

laissé leurs testicules.

— Je devine ce que vous pensez, dit-elle. Cette guerre était

évidemment absurde, mais ce sont les Allemands qui…


94

D’ailleurs, il y a eu une amnésie, non une amnistie… Ne me

regardez donc pas comme ça !

Confus, Guillaume effaça l’ébauche de sourire niais qui

flottait sur ses lèvres.

— Savez-vous que l’Italie abrite la moitié du patrimoine

culturel de l’humanité ? reprit-elle en jetant dans la poêle les dés

de jambon, qui se mirent à grésiller avec enthousiasme dans

l’huile.

Les Éthiopiens avaient-ils fait des fricassées de testicules ?

— La moitié ?

Guillaume aimait bien les Italiens, mais leur idée qu’ils

étaient les meilleurs en tout était aussi énervante qu’exacte.

— Vous en doutez ?

— Pas du tout : je pensais que c’était plus. Ou au moins

autant.

Elle réduisit le feu sous la poêle, avant de remuer une cuillère

en bois dans l’eau où cuisaient les fusilli.

— Depuis combien de temps vivez-vous dans cet

appartement ? demanda-t-il.

— Depuis la signature du bail.

— Je vous pose cette question pour savoir si l’ancien

locataire de mon appartement se plaignait de moisissures.

— Il se plaignait surtout de la brute qui vivait avec moi.

Dans ce cas, pourquoi avait-elle laissé ce primaire s’installer

chez elle ?
95

— C’est vrai qu’il existe un parler propre à Rome ?

demanda Guillaume.

Ce sujet pouvait lui permettre de se lancer dans des

considérations philologiques, mais elle ne répondit pas.

— Vous êtes romaine ? reprit-il.

— Comme vous.

— Oui, mais moi je ne suis pas né à Rome.

— On naît à Rome le jour où l’on y arrive, dit-elle. Tout

citoyen du monde s’y retrouve tôt ou tard. Cette ville est un

aimant et celui qui réussit à s’en arracher y laisse une partie de

lui-même.

— Dans l’incipit de La faim, Knut Hamsun dit, à l’inverse,

que celui qui quitte Christiania en emporte la marque.

— Un écrivain aussi profond ne mérite pas le knout.

— Je suis venu à Rome pour des raisons professionnelles. Je

suis traducteur. Et vous, comment gagnez-vous votre vie ?

Enfin… Si je pose la question, c’est que le loyer… Excusez-

moi.

Au cours du repas, qu’ils prirent dans la cuisine, Guillaume la

trouva peu loquace. Il essaya de l’intéresser à sa personne. Elle

écouta sa biographie express, saupoudrée de quelques anecdotes,

sans trop s’exprimer, en lui adressant des regards dont elle lui

laissa le soin de deviner la signification. Comme il aurait été

maladroit de la complimenter pour ses talents de cuisinière, il fit

l’éloge de son pain.


96

« Le pain est l’aliment qui trahit le faux gourmet, dit-elle.

Beaucoup de gens font toutes sortes de minauderies sur des mets

qu’ils croient dignes de Lucullus, mais les accompagnent de pain

que je ne donnerais pas à des cochons. »

Comprenant qu’il avait affaire à une femme d’un raffinement

exceptionnel, Guillaume la brancha sur les trésors de la Ville

éternelle. Elle sortit alors de sa réserve et égrena le nom de

musées et d’églises, ainsi que des artistes dont les œuvres y

étaient exposées, dont Piero della Francesca, le Bernin et le

Caravage, sur lesquels elle s’attarda.

Guillaume semblait avoir placé la conversation sur les bons

rails car, après le repas, elle le fit s’asseoir sur le canapé, alluma

le lustre et sortit de sa bibliothèque, en l’honneur de sa belgitude

sans doute, un livre de reproductions de peintres flamands,

qu’elle posa sur la table basse, entre la chimère et le bœuf, avant

de prendre place à côté de lui. Elle commenta trois ou quatre

tableaux, en lui expliquant notamment la composition, le choix

des couleurs, la lumière, les lignes, les volumes. Tout comme

Guillaume pouvait disserter pendant une heure sur un poème,

elle était capable de dévoiler un à un les multiples secrets d’une

œuvre devant laquelle il ne ressentait qu’un bouquet d’émotions

confuses. La décapitation de saint Jean-Baptiste, de Rubens, plut

beaucoup à Guillaume, mais elle critiqua cette toile : corps du

saint étalé à l’avant-plan comme un quartier de boucherie,

muscles de la victime et de son bourreau trop saillants, robe de

Salomé surchargée, etc. Pour lui faire comprendre la différence


97

entre un traitement excessif et une représentation subtile, elle lui

montra, dans un livre de reproductions de tableaux visibles à la

Galleria Borghese, la Salomé d’Agostino da Messina. Elle lui

expliqua que si la nièce d’Hérode inclinait le visage vers sa

droite, où se trouvait un soldat au glaive ensanglanté, c’était pour

lui adresser un muet remerciement, tout en détournant les yeux

du plateau portant la tête du saint, décapité à sa demande. Un

mélange d’horreur et de contentement se lisait sur les traits de

Salomé, et le désordre des cheveux de la jeune femme rappelait

la danse qu’elle avait exécutée devant son oncle pour obtenir la

mise à mort de saint Jean-Baptiste, danse dont la frénésie avait

été conservée par le drapé de sa robe. Virginia Caramazza attira

aussi son attention sur la petite taille et la laideur de la servante,

qui mettait en évidence la beauté de Salomé, et elle fit bien

d’autres fines observations sur ce tableau. Sans pourtant

mentionner ce qui frappa le plus Guillaume : sa voisine

ressemblait étrangement à cette Salomé. Toutes deux avaient un

port de tête altier, des cheveux noirs qui leur tombaient sur les

épaules, le teint mat, des yeux expressifs, le nez droit, une

bouche charnue et volontaire. Mais leurs traits presque

identiques formaient une expression dure, celle d’une femme qui

avait souffert et n’était pas accessible à la pitié. Guillaume ne

crut pas qu’elle lui avait montré cette reproduction par hasard.

— Quel enchantement ce serait de parcourir un musée avec

vous, dit-il.
98

— Vous découvrirez par vous-même bien plus que je ne

pourrais vous en dire. Bien plus.

— Sans vous, je n’y arriverai pas.

— Si, car vous remarquerez des choses importantes pour vous

seul.

Elle avait une façon de parler difficile à décrire : une voix à la

fois douce et un peu cassée. Non, pas douce, mais basse, posée,

et de ce fait apaisante.

— Selon vous, lui demanda-t-il, peut-on tout représenter en

peinture ?

— Tout et plus encore.

— Tout et plus ?

— Prenez Magritte. Vous devez bien le connaître puisque

vous êtes belge. Il représentait ce qui n’existait pas avant qu’il ne

le représente. Je songe en particulier au Château des Pyrénées,

avec ce rocher énorme qui lévite.

— Bien, mais d’après vous, est-il permis de tout représenter.

— L’artiste est libre de tout dépeindre.

— Même l’insoutenable ?

— Vous trouvez qu’une décapitation est insoutenable ?

— Non, les têtes coupées me plaisent. Savez-vous qu’une tête

coupée est plus représentative de la personne que l’être complet ?

— Comment ça ? demanda-t-elle.

— Quand Ted Bundy voyait une femme, il se demandait de

quoi sa tête aurait l’air fichée sur un pieu.

— Je ne connais pas ce malade. Une tête coupée…


99

— Est la personne par excellence. La personne pure.

— Mais c’est fou ! Vous vous moquez de moi ! dit-elle.

— Non, la femme idéalisée est dépourvue de corps,

simplement sa tête fichée sur un pieu.

— Un artiste peut représenter un buste. Le pieu… C’est cruel.

— On ne peut pas tout montrer, dit-il. Pas ce qui est cruel.

— Ah ! vous m’avez prise au piège. Pas tout, c’est vrai. Il y a

des limites. Des limites.

Toute licence en art, a dit Breton.

— Maldoror fait violer une fillette par un chien. Comme cela

ne lui suffit pas, il l’éviscère. En peinture, une telle scène serait

interdite. En littérature, elle est jugée sublime.

— Cette chose horrible dont vous venez de parler serait peut-

être sublime si un enfant n’en était pas la victime. Cela mis à

part, on ne devrait pas faire de différence selon le mode de

représentation. C’est soit bon, soit mauvais sur le plan artistique.

— Par rapport à une image, les mots créent une distance.

Prenez Kaputt, de Malaparte. Adapté fidèlement au cinéma, ce

roman deviendrait un film d’horreur.

— Malaparte. Kaputt. Vous connaissez la littérature

italienne ? demanda-t-elle.

Toute la littérature occidentale, dit-il. Il ajouta qu’il pouvait

analyser un texte littéraire avec autant de finesse qu’elle un

tableau, pour mettre au jour des joyaux qui échappaient au regard

du lecteur peu attentif. Elle eut un sourire sceptique, se leva et

retira de sa bibliothèque le Canzoniere de Pétrarque.


100

— Montrez-moi, dit-elle en le lui tendant.

Il ouvrit l’ouvrage au hasard et récita à son intention les deux

premiers vers d’un sonnet. Ces vers peuvent être traduits comme

suit :

« Sont au monde créés aigles dont cristallin

Fort et fier fixe feu de Soleil en dédain. »

Cette « traduction » est en réalité un poème recomposé, une

Nachdichtung pour reprendre le terme de Paul Celan. Guillaume

se borna à relever l’antéposition du verbe être, les rimes

intérieures, la redondance, l’absence frappante d’article,

l’assonance, l’allusion biblique, les riches allitérations, les

métaphores, la synecdoque, la prosopopée et l’allégorie, tout cela

en deux vers. Comme des développements complets sur les

raisons et les effets des procédés minutieusement orchestrés par

Pétrarque et mis en évidence par l’analyse de Guillaume auraient

été fastidieux, il ne fit que les ébaucher.

Pas pédant pour un sou, Guillaume.

— Joli numéro, dit-elle quand il eut terminé.

— Ce n’est rien à côté de vos explications sur des tableaux.

Le père de Mme Caramazza était peintre et l’avait initiée aux

beaux-arts dans les musées de Rome. Elle lui en serait toujours

reconnaissante.

— Ah ! si un écrivain avait fait mon instruction littéraire ! dit-

il. Au lieu de cela, je dois mes connaissances lacunaires à des

professeurs de littérature ignorants et pleins de préjugés. Et j’ai


101

beau étudier les grands auteurs, je n’en tire qu’un maigre profit et

ne serai jamais capable de rivaliser avec eux.

— Maigre profit… Les fanfarons n’ont généralement que peu

de talent et c’est chez les plus modestes qu’il faut le chercher. Je

vous ai pris pour un vantard tout à l’heure, mais maintenant je ne

sais plus. Je ne serais pas étonnée que vous cachiez dans vos

tiroirs l’ébauche d’une œuvre magistrale. Et pas non plus que vos

tiroirs soient vides.

Il n’eut pas le temps de lui répondre : elle attendait quelqu’un

et il devait partir. Il était presque vingt heures.


102

Février

Ce matin-là, le logiciel de calendrier de Guillaume indiquait

un entretien avec Cesare Giaccaglia, Bureau 501, de dix heures à

dix heures quinze. Objet : Votre avenir à l’AMGC.

Giorgio, le jeune secrétaire du directeur général, dont le

bureau se trouvait comme celui de Guillaume au cinquième

étage, était tellement bien de sa personne qu’il aurait pu poser

pour des magazines de mode. Et il sortait sans doute d’une

séance photo vu la façon dont il était fringué : chemise à rayures

verticales roses et blanches, cravate mauve à gros nœud et

costume bleu nuit des plus classiques.

— Vous aimez le café fort, dottore ? demanda-t-il à

Guillaume.

En Italie, tout titulaire d’un diplôme universitaire bénéficie du

titre « dottore », d’autant plus justifié en l’occurrence que

Guillaume s’enorgueillissait d’être docteur en philologie.

— Giorgio, lui dit-il, si la cuillère ne tient pas debout toute

seule dans la tasse, je n’appelle pas ça du café.

Après un gloussement peu viril, l’éphèbe le fit entrer dans le

bureau de Cesare Giaccaglia. Sur le plancher en palissandre, le

visiteur passait devant une table de réunion pour une douzaine de

personnes, un coin audiovisuel (composé d’un écran

surdimensionné et de trois sièges confortables), une table basse

entourée de quatre fauteuils recouverts de pécari, une grande

maquette du bâtiment de l’AMGC, des plantes exotiques qui

surgissaient de pots énormes, plusieurs grandes photographies de


103

barrages, ponts et autres ouvrages d’art novateurs, avant de

parvenir, tout au fond, devant un énorme bureau en acajou, avec

presque rien dessus. Giaccaglia s’avança à la rencontre de

Guillaume. Il portait un costume gris foncé, une chemise blanche

et une cravate à rayures cramoisies et noires. Il lui serra la main

et l’invita à s’asseoir.

— Je vous ai fait venir pour parler de votre avenir.

— Hélas, le passé le grignote sans cesse, dit Guillaume.

— Vous voulez dire le présent, objecta Giaccaglia.

— L’avenir s’écoule directement dans le passé, et le présent

n’est qu’une illusion.

Giaccaglia prit un air supérieur.

— Seul un littéraire peut penser une ânerie pareille. Selon la

théorie de la relativité, entre le passé et le futur s’intercale le

présent, qui n’est pas infiniment bref, comme vous semblez le

croire, mais a une durée bien réelle, qui dépend du temps que

met la lumière à parcourir la distance entre l’objet observé et

l’observateur.

— C’est la vérité d’aujourd’hui, dit Guillaume. Et si un

physicien de génie changeait tout cela ?

— Cela s’est vu. On dira peut-être un jour que le présent se

perpétue à l’infini.

— Le passé et l’avenir sont irréels, au contraire du présent,

que je compare à un fromage fort : son goût particulièrement

prononcé masque passé et avenir. Voilà pourquoi l’expérience ne


104

sert pas à grand-chose et le souci du lendemain n’est pas un

obstacle aux pires folies.

Giaccaglia resta un instant pensif, comme s’il essayait de

surpasser cette comparaison fromagère.

— C’est justement pour vous redonner le souci du lendemain

que je vous ai convoqué, mais j’y viendrai après un petit

détour. À votre avis, à qui appartient ce bâtiment ? demanda-t-il

en accompagnant cette question d’un large geste de la main.

— À l’AMGC.

— Non, à l’État italien, qui le met gracieusement à la

disposition de l’AMGC.

— Et pourrait exiger un loyer, dit Guillaume.

— Exact. Maintenant, qui prend en charge le gros entretien du

bâtiment ?

— Dans son immense bonté, l’État italien.

— Vous comprenez vite, car vous êtes doté d’une intelligence

pénétrante, comme le montre votre prestation lors des épreuves

de recrutement. Sachez que j’admire votre brio.

Giorgio, qui était entré discrètement, déposa délicatement un

plateau sur le bureau, servit deux tasses de café, murmura

« Votre café, messieurs » et se retira.

— J’ai apprécié en particulier votre traduction de la demande

de subvention pour la réfection d’une route au Mozambique ou

en Tanzanie, je ne sais plus. Il était impossible d’exprimer la

pensée de l’auteur avec plus de clarté et d’élégance.

— Quinze ans de métier…


105

— Ne feignez pas de minimiser vos mérites, Favauge. Vos

traductions sont d’un très haut niveau et votre propension à

simplifier l’original n’est à mon sens qu’un défaut mineur.

— Si déjà l’on accepte les éloges, dit Guillaume, on les

viderait de leur substance en rejetant la critique qui les

accompagne.

— Le Service des ressources humaines a été à la hauteur de sa

tâche en vous engageant.

— Savez-vous qu’il m’a aussi trouvé un logement ?

— En réalité, la vacance de votre appartement avait été portée

à ma connaissance par l’un de mes filleuls et j’en ai informé

Mme Benedetti, dont l’une des tâches est de trouver des

logements pour les nouvelles recrues.

— Dans ce cas, je rends à Cesare ce qui est à Cesare. Merci.

— Pas de familiarité, mon garçon. Dans votre C. V. vous

faites état de votre Lexique anglais-français des difficultés de la

traduction. J’ai demandé à mon secrétaire de faire une recherche

sur le Web. C’est stupéfiant ! Des centaines de sites le

mentionnent !

— Vous savez, monsieur, une fois éliminés les doublons, la

notoriété de mon livre est bien limitée.

— Il y a quelque présomption dans une modestie excessive,

dit Giaccaglia, surtout quand elle est délibérément peu

convaincante. En revanche, vous vous targuez d’être un joueur

d’échecs accompli. Avez-vous eu un accès de vanité ?


106

— Si j’étais vaniteux, j’aurais mentionné que j’avais terminé

troisième au championnat de Londres il y a quelques années.

— C’est en effet modeste de votre part de ne pas avoir

mentionné ce résultat flatteur.

— À moins que ce ne soit flatteur de ne pas avoir mentionné

ce résultat modeste, dit Guillaume.

Giaccaglia fronça les sourcils, supportant mal qu’au lieu de

faire preuve d’une humble retenue, son interlocuteur se comporte

en égal.

— Revenons au budget de l’AMGC, dit-il. Vous comprenez

que si l’État italien décidait de percevoir un loyer pour le

bâtiment et de mettre un terme à ses autres largesses, il faudrait

sabrer dans le budget. Et quelle est l’instance qui en décide ?

— L’État italien ? Le camerlingue ? Le panchen-lama ?

Le directeur général s’adossa à son fauteuil et inspira un bon

coup, comme s’il hésitait à remettre Guillaume sèchement à sa

place après cette dernière impertinence.

— En fait, c’est ma personne, non en ma qualité de directeur

général mais parce qu’en tant que fonctionnaire italien le plus

élevé en grade à l’AMGC, je conseille l’État italien.

— Vous pouvez étrangler l’AMGC avec les cordons de la

bourse.

— Autre chose : vous renversez un piéton après avoir brûlé un

feu rouge et la police italienne demande la levée de votre

immunité. Qui décide de la lever ou pas ? Qu’est-ce que c’est

Giorgio ?
107

Giorgio, qui venait d’entrer, referma la porte derrière lui et

s’approcha.

— Je suis désolé, monsieur le directeur, mais j’ai le ministre

des Affaires étrangères au téléphone.

— Dites à cet abruti que je suis aux toilettes, dit Giaccaglia à

voix basse. Non : que je donne mon sang et que je rappellerai dès

mon retour.

— Très subtil, dottore, murmura Giorgio.

Quand Giorgio eut refermé la porte, Giaccaglia reprit :

— Alors, selon vous, qui décide de la lever, cette immunité ?

— Attendez. Laissez-moi deviner. Ça alors, ce ne serait pas

vous par hasard ?

Le visage du directeur trahit de nouveau l’irritation du haut

fonctionnaire qui supportait mal qu’un subordonné veuille faire

le malin.

— C’est bien moi. La Convention sur les privilèges et

immunités confère cette responsabilité au directeur

d’organisation, nommé par les États membres et inamovible.

— Je n’ai pas de voiture, monsieur le directeur général.

— De toute façon, cette immunité est théorique, car quand un

fonctionnaire l’invoque, en principe je la lève. Mais je pourrais

avoir un caprice. C’est ainsi que je n’ai jamais toléré de

perquisition dans les locaux de l’AMGC.

— Aussi inviolables que ceux d’une ambassade.


108

— Tout juste. Je jouis de prérogatives étendues. Mais si je

voulais vous licencier parce que je vous trouve antipathique, le

pourrais-je ?

— Non, vous devriez pouvoir invoquer une incompétence

flagrante ou une faute grave.

— Pas nécessairement : je pourrais simplement supprimer

votre poste, du moment que j’allègue des motifs budgétaires.

— Pourquoi me dites-vous tout cela ?

— Pour que vous sachiez qu’ici, je fais ce qui me plaît.

— Et pourquoi vouliez-vous me le dire ?

— Parce que vous êtes l’amant d’Elsa.

— Je ne vois pas en quoi mes relations avec elle vous

regardent, dit Guillaume.

— Vous oubliez à qui vous parlez !

— Nous parlons d’homme à homme, monsieur. Ceci n’est à

l’évidence pas un entretien professionnel. Et pour mettre les

points sur les « i » : non, je ne suis pas son amant.

— Inutile de nier, Favauge. J’ai appris l’infidélité d’Elsa de

plusieurs sources. Je suis bien renseigné et n’ai plus le moindre

doute. Je défends ici l’honneur de son fiancé, Horst Pförtner, un

ami de longue date.

— Je regrette, mais vos liens d’amitié…

— Il est parfois jugé amusant de se moquer de celui qui porte

des cornes. Mais est-ce moral de profiter de l’absence du fiancé

d’Elsa. Que répondez-vous à cela ?

— Ce serait effectivement critiquable.


109

— Je vous demande de passer des paroles aux actes et de ne

pas abuser de la désinvolture d’une femme sur le point de se

marier. Précisément en raison de l’extraterritorialité de l’AMGC,

nous formons une communauté au sein de laquelle j’exerce une

autorité non seulement hiérarchique, mais également morale, que

vous devez accepter. Voilà pourquoi je tenais à vous parler de

votre avenir, Favauge, car si vous ne m’obéissez pas, vous

n’avez plus d’avenir à l’Agence.

— L’Agence… Des centaines d’autres organisations

internationales sont prêtes à m’accueillir. Le monde

m’appartient.

— Pas si sûr. Sachez que M. Tabernakulov ne voulait pas

recruter un traducteur aussi instable que vous. J’ai passé outre à

son avis, et vous pourriez m’en être reconnaissant.

— Je suis un traducteur que les employeurs s’arrachent.

— Peut-être, mais ne tirez pas trop sur la corde. Cet entretien

est terminé.

Guillaume se retrouva un peu groggy dans le couloir. Il

n’avait pas eu le temps de toucher au café. Giaccaglia avait-il

vraiment le pouvoir de congédier Guillaume par caprice, comme

il l’avait laissé entendre ? L’AMGC était-elle un royaume sur

lequel régnait un potentat capricieux et imprévisible dont la

vindicte risquait de s’abattre sur Guillaume ? Qui n’obtiendrait

jamais que l’apparence des faveurs d’Elsa. Car, au grand banquet

de la vie, il n’y avait point de couvert pour lui. Il pouvait

recevoir les miettes, mais devrait les payer au prix fort.


110

Alors que Guillaume pestait pour la deuxième fois de devoir

renoncer à Elsa, Virginia Caramazza, qu’il croisa le soir au rez-

de-chaussée de la villa, le tira de sa délectation morose en lui

demandant s’il était capable de porter une appréciation sur

l’illustration d’une œuvre littéraire. Il voulut avoir des précisions,

mais elle l’interrompit d’un ton impatient : « C’est tout de même

simple ! Oui ou non ? » À tout hasard, il répondit par

l’affirmative et elle l’invita à entrer dans son appartement. Elle le

guida vers le bureau, où régnait une odeur de crayon taillé,

gomme, encre, papier, etc. Une grande table en chêne clair ne

portait qu’une lampe à diodes électroluminescentes, qui projeta

une lumière très vive quand Mme Caramazza l’alluma. Sur une

autre table, placée perpendiculairement à la première, une

multitude de crayons, feutres, plumes, encriers, carnets de papier

à dessin et autres articles. Elle sembla hésiter.

— Tout compte fait, dit-elle, c’est trop personnel. Ou peut-

être pas. On pourrait se voir un autre jour. Ou plutôt… Cela vous

dirait de dîner ce soir avec moi ? Ça me donnera le temps d’y

réfléchir. Je vous vois bouche bée. Je suppose que cela veut dire

oui. Installez-vous dans le salon et lisez n’importe quoi. Je n’ai

rien prévu, alors la préparation de ce repas va prendre du temps.

Il se mit à lire une traduction en italien de À l’ombre des

jeunes filles en fleurs. Guillaume trouva piquant que le livre

commence par une invitation à dîner, adressée à M. de Norpois,


111

qui n’était pas un modeste traducteur, mais un ancien ministre

plénipotentiaire. Guillaume entendit et sentit le grésillement et le

fumet d’oignons que l’on faisait frire.

Au moment où Proust faisait servir un bœuf aux carottes à

M. de Norpois, Virginia dit à Guillaume de passer à table. Au

menu, veau pané avec pommes de terre au four, oignons,

poivrons, accompagnés d’un Taurino Patriglione.

Guillaume se lança dans un panégyrique de ce vin qu’il était

incapable d’apprécier, mais Virginia l’interrompit pour lui

demander ce qu’il lisait dans le salon. Elle le pria ensuite de

résumer À la recherche du temps perdu, car elle n’aurait jamais

la patience d’aller jusqu’au bout d’une œuvre aussi vaste, qui

pourtant l’intéressait. Guillaume fit de son mieux pour lui donner

un aperçu du roman, qu’il n’avait lui-même pas lu en entier.

Il termina un exposé assez fastidieux en lui conseillant de lire

La Coscienza di Zeno, d’Italo Svevo, roman considéré par

certains (ou en tout cas par Guillaume, le critique littéraire

renommé) comme l’équivalent italien de la Recherche. En plus

ramassé. Il lui décrivit les trois sœurs du roman mais,

visiblement peu intéressée, elle lui tourna le dos pour préparer du

café. Il lui fit remarquer que sa bouilloire fuyait. « Cela n’a pas

d’importance, dit-elle. Un peu d’eau chaude sur la cuisinière en

facilite le nettoyage. »

Quand la tasse de Guillaume fut vide, elle le fit de nouveau

passer dans le bureau. Ayant retiré précautionneusement trois


112

dessins d’un grand carton, elle les disposa sur la table, en

rectifiant leur position pour qu’ils soient bien alignés. Il n’y avait

qu’une chaise, sur laquelle elle s’assit.

— Je voudrais avoir votre avis, dit-elle.

— Pour les arts plastiques, vous avez dû remarquer que je suis

mauvais juge, dit Guillaume.

— Peu importe. Il s’agit de littérature. D’abord, quelle œuvre

illustrent ces dessins ? Si vous ne le voyez pas, ce n’est pas la

peine.

Les personnages représentés portaient des costumes d’une

autre époque, mais aucun d’eux n’apparaissait deux fois.

— Un recueil de contes, dit-il. Du treizième ou quatorzième

siècle, je dirais. Un classique ?

— Un classique ? Comment ça un classique ? Ou vous savez,

ou vous ne savez pas.

Deux des dessins ne lui évoquaient rien de particulier mais le

troisième représentait un ange qui se glissait dans le lit d’une

femme. N’était-ce pas ce conte dans lequel un moine se faisait

passer pour l’ange Gabriel afin de posséder une pécore ? Un fort

volume. Bien huit cents pages. Probablement le Décaméron.

— Vous avez été chargée d’illustrer le Décaméron, dit-il.

Coup de bol, il avait vu juste.

— Exact, dit simplement Virginia, sans pour autant s’extasier

sur la culture littéraire de Guillaume.

Un éditeur lui avait confié la réalisation des dix frontispices

qui devaient précéder les récits de la quatrième journée,


113

commande rare car les illustrations étaient de plus en plus

réalisées à l’aide d’outils informatiques, dont Virginia ignorait

tout.

— Mais voici où je voulais en venir, dit-elle. J’aimerais vous

demander si vous estimez que mes dessins ne trahissent pas

l’œuvre.

Guillaume se lança dans des généralités philologiques, mais

Virginia le coupa pour lui expliquer de manière détaillée le soin

qu’elle avait apporté à restituer l’esprit et l’atmosphère des récits.

Et même si son exposé était un peu ennuyeux, Guillaume en

retira une satisfaction particulière : Virginia désirait de toute

évidence se mettre en valeur à ses yeux, en lui montrant qu’elle

avait étudié minutieusement et compris l’œuvre, fait des

recherches sur une époque lointaine et interprété un classique

avec finesse. Il fut flatté par l’application qu’elle mettait ainsi à

l’impressionner.

— Il serait difficile de mieux illustrer ces contes, dit-il quand

elle eut terminé.

— C’est la première commande de cet éditeur, voyez-vous.

Vous m’avez rassurée.

— Un travail très professionnel.

— Professionnel. Cela me permet aussi de répondre à votre

question sur mes moyens d’existence. Oui, vous m’avez posé

cette question indiscrète l’autre soir. Je suis dessinatrice. Quant

aux gens que je reçois le soir, je leur tire les cartes. Je leur tire les

cartes.
114

— Et les dessins au mur du salon, ils sont de vous aussi ?

demanda-t-il pour dissimuler son scepticisme.

— Oui. J’ai proposé à plusieurs éditeurs de rééditer un livre

ancien, en les illustrant de dessins, mais ils ont tous refusé, par

conformisme.

— Ils sont tellement vivants. Vos fauves semblent bondir en

dehors du cadre.

— C’est la supériorité d’un dessin sur un texte, dit-elle.

— Le langage peut condenser un dessin en une dizaine de

mots ou au contraire le développer pour en faire un roman.

— À la rigueur, mais un dessin est saisi en un coup d’œil. Et

entre dans des détails qu’il serait lassant de lire.

— Mais un texte mobilise les cinq sens, sans reposer trop

lourdement sur un seul, comme c’est le cas d’une représentation

plastique. Imaginez que je dise « café », vous le voyez, le humez,

le goûtez, vous réchauffez vos mains autour de la tasse, dont

vous entendez le son quand vous la reposez sur la soucoupe. Tout

ce qui est « dicible », un texte peut le dire.

— Et l’indicible ? Un texte peut-il simplement évoquer

l’indicible ? J’ai connu l’indicible ! Allez-vous-en ! Oh, vous

m’énervez ! Il est d’ailleurs temps de remonter chez vous.

Deux jours plus tard, pour se faire pardonner, Guillaume

frappa chez Virginia et lui offrit une machine à espresso, dont

l’esthétique lui avait paru particulièrement soignée lors d’un

passage à UPIM, un grand magasin assez proche de chez lui.


115

Virginia parut un peu surprise, prit le paquet et lui souhaita une

bonne soirée.

Que Giaccaglia aille se faire voir !

Guillaume se mit à déjeuner régulièrement avec Elsa et les

autres collègues mexicaines dont il avait fait la connaissance.

L’une ou l’autre l’invitait à partager son repas, il faisait de même

et des rencontres dues au hasard faisaient le reste. En général,

d’autres personnes participaient à ces déjeuners : Giannina,

Lioudmila, Valeria, etc. Guillaume aurait pourtant préféré

déjeuner avec ces femmes en tête-à-tête, car il n’arrivait pas à

participer pleinement aux conversations de groupe.

Il aurait en particulier aimé déjeuner avec Lila, mais il dut se

contenter d’un coup de fil. Soupçonnant Elsa d’avoir « arrangé »

leur rencontre, elle tenait à mettre les choses au point : elle

jugeait peu judicieux de nouer des relations trop personnelles

avec des collègues masculins. Comme lot de consolation, elle

proposa de le présenter à l’une de ses élèves, Wang Yingwei, qui

souhaitait le rencontrer pour améliorer son français. C’était

classique chez les femmes qui ne voulaient pas lui donner sa

chance : l’orienter vers une personne quelconque, qui ne lui

donnerait pas sa chance non plus. N’empêche qu’il ne rejeta pas

cette offre, pour ne pas vexer Lila, source potentielle d’essence

féminine.

Guillaume comptait bien en récolter quand il se rendit avec

une excitation mêlée d’un peu d’appréhension à la soirée


116

organisée par Bea. De quoi s’agissait-il ? D’une collecte de fonds

pour l’« Association » ? Bea avait parlé de revenir aux sources

de la foi. Mais elle avait surtout promis de lui trouver une

femme.

Sortant de la station de métro Laurentina, il se dirigea vers la

via Rocco Scotellaro et aperçut un immeuble massif, celui de

Bea.

Une femme le fit entrer dans l’appartement, au deuxième

étage : une vingtaine de personnes étaient assises au pourtour du

salon et récitaient des prières. Au centre, une grande statue

translucide de la Vierge diffusait une lumière mauve trop

anémique pour qu’on distingue clairement les traits des membres

de l’assistance. On se serait cru à quelque célébration

clandestine. Il y eut une brève interruption et Bea, qui officiait

comme prêtresse, glissa une brochure dans les mains de

Guillaume et, avant d’avoir pu s’asseoir, il se mit à déchiffrer et

lire à haute voix une phrase pieuse en espagnol :

Ô sainte Julie, martyre, morte sur la croix comme le Christ

vainqueur en sa gloire immense, bénie sois-tu.

À la suite de quoi l’assemblée prononça dans un

bourdonnement collectif une incantation rituelle :

Père Très Saint, du haut des cieux, comble-nous de tes

Grâces.

Après une autre formule balbutiée par Guillaume d’une voix

blanche, la même incantation, et ainsi de suite, jusqu’à ce que


117

Bea lui fasse signe de passer la brochure à sa droite. Les

principaux saints y passèrent, la brochure circulant de mains en

mains. Puis des hymnes, que la plupart des participants

semblaient connaître. Ensuite, Bea débita une lecture pieuse.

L’esprit de Guillaume décrocha.

La tête de la Madone roule aux pieds d’une bigote, qui hurle

de terreur, tandis qu’au comble de la ferveur, une fanatique prise

de convulsions tombe par terre en appelant sur elle les

bénédictions de…

Prenez ce pain et mangez-le. Il est mon corps.

… les bénédictions de la Vierge. Une enragée lance d’une voix

caverneuse imprécations et jurons démoniaques, et sa crise se

propage aux autres membres de l’assemblée : syncopes, transes,

spasmes, extase, blasphèmes, incontinence, aboiements, danse

de Saint-Guy, exhibitionnisme, stupre et tremblements,

sarabande dionysiaque...

Prenez ce vin et buvez-le. Il est mon sang.

Après une bonne demi-heure de louanges au Seigneur et à ses

comparses, Bea appuya sur un bouton pour diffuser un cantique

tonitruant qui fit vibrer la pièce pendant trois minutes environ.

Quand le calme fut revenu, Bea alluma. Tous se levèrent,

migrèrent du salon à la salle à manger et se mirent à papoter dans

un assourdissant brouhaha. Gregoria salua Guillaume. Bea lui

présenta diverses personnes, notamment son mari Paolo, mais

négligea de lui faire connaître une jolie jeune femme dont les
118

seins semblaient rouler sous son pull à rayures horizontales

bleues et blanches comme la houle est soulevée par la mer.

Guillaume s’approcha d’elle sans intention précise, mais un

mouvement de foule l’obligea à battre en retraite et il buta contre

Elsa qui, arrivant en retard, le serra dans ses bras, lui livrant ainsi

une forte dose d’essence féminine.

Aussitôt phagocytée par les invités qui se pressaient autour

d’elle, Elsa se mit à leur parler de son fiancé, radin de chez radin.

À l’en croire, l’ingénieur avait toutes les audaces quand il

s’agissait de ne pas ouvrir son portefeuille. Invité à dîner chez

des amis, il n’apportait par principe ni fleurs ni cadeau, mais

amenait un collègue dont il était l’obligé. Il feignait de perdre un

euro et n’abandonnait les recherches que quand il s’était fait

rembourser par la maîtresse de maison. Après s’être régalé, il

emportait des restes dans un récipient qu’il ne rendrait pas, sans

compter un savon récupéré dans les toilettes. Quand lui-même

invitait un pote au restaurant, il s’arrangeait pour lui faire payer

l’addition et ordonnait au chauffeur de taxi, contre toute logique,

de passer d’abord par chez lui. Ou alors, recevant des copains, il

demandait à chacun de verser son écot, sous prétexte qu’il servait

des mets rares.

Si Elsa brocardait aussi férocement son fiancé, ses ennemis

n’avaient qu’à bien se tenir.

Quand les rires s’estompèrent, Elsa embraya avec un égal

bonheur sur un autre thème, en accompagnant des plaisanteries

osées d’un rire distingué. Puis, se dégageant des personnes qui


119

l’entouraient, pareilles à des insectes obnubilés par une lanterne,

Elsa présenta Guillaume à Luisa et Lourdes mais surtout à

Cristina, la jeune femme à la belle poitrine. Qui le gratifia d’un

regard dédaigneux.

Elsa l’abandonna et il ne tarda pas à s’ennuyer. Il se mit à

maugréer : « J’ai les crocs » et « Qu’est-ce que je m’emmerde ! »

Bea convia bientôt tout le monde à passer dans la salle à

manger, car le repas était sur le point de commencer. Les invités

les plus vifs s’assirent autour de la grande table et, faute de place,

les autres s’accommodèrent de manger debout (quelle horreur !).

Bea s’était réservé la place d’honneur, à la gauche de l’invité de

marque, Juan Ortiz Herrera, le consul du Mexique à Rome, que

Bea présenta solennellement. Il prononça un bref discours, qui

fut salué par des applaudissements nourris. L’hôtesse fit signe

aux cuisinières d’apporter les plats, qui firent leur apparition à la

queue leu leu dans un grand jaillissement de vapeur et d’odeurs

exotiques. Chacun se servit. Guillaume était assis à l’un des

petits côtés de la table, avec à sa gauche une jeune fille. L’ayant

rapidement dénudée du regard, il conclut qu’elle était mineure et

qu’il ne fallait donc pas l’entreprendre. De toute façon, il n’aurait

pas osé, alors… La femme assise à la droite de Guillaume se

lassa rapidement de lui et se consacra à sa voisine. On écoute

rarement les propos trop réfléchis des taiseux. S’ils sont peu

loquaces, pense-t-on, c’est qu’ils n’ont rien à dire. Guillaume

rentra dans sa coquille. S’il avait pu être masqué, un ectoplasme,

un avatar susceptible de s’évaporer, il aurait trouvé la force de


120

parler aux autres convives, mais l’angoisse de commettre un

impair, de se rendre ridicule, le paralysait. La honte s’il était

ignoré après avoir tenté d’exister ! Tout plutôt que ça. Rester

dans son coin. Ah ! briller… Voilà le fond du problème :

Guillaume était terne. Ou plutôt effacé, effacé par une société

qui, selon lui, voulait le pousser à la faute, au suicide, à

n’importe quoi pourvu qu’il disparaisse.

Pour Guillaume, les autres aussi auraient dû fermer leur

clapet. Au lieu de cela, la pièce bourdonnait d’un méli-mélo de

conversations. Perdu au milieu de ces gens qui parlaient de

choses fades et terre à terre, il ne tarda pas à se morfondre dans

un océan d’ennui, dans lequel il tenta de surnager en picolant.

Force est de reconnaître qu’il était porté sur la bouteille.

Toutes ces jolies femmes qui l’ignoraient. Il se remplit un

troisième verre. Ou était-ce le quatrième ?

Par erreur, il s’empara du verre de sa voisine de droite, qui le

remit sèchement à sa place et le traita de boit-sans-soif.

L’incident qui suivit dut la confirmer dans son opinion.

Une femme adressa la parole à Guillaume pour lui demander

de faire un don au profit d’un village mexicain sinistré. Il refusa

par ces mots : « Donne une baleine à un homme et il mangera

jusqu’à se péter la panse. Apprends-lui à pêcher et… il périra

dans les flots déchaînés ! » Il pouffa de rire en tapant du poing

sur la table dans un bruit sourd qui fit trembler la vaisselle. Les

conversations s’arrêtèrent brusquement. Avant de reprendre une


121

ou deux secondes plus tard. La fille à la gauche de Guillaume le

regarda avec effroi et la femme à sa droite le lorgna d’un air

ironique. Il prit la poudre d’escampette, mais quand il passa à la

hauteur d’Elsa, elle le retint par la manche et lui chuchota qu’un

départ prématuré risquait d’inciter d’autres convives à l’imiter. Il

devait attendre vingt-trois heures, pour s’éclipser avec elle. Ça

ressemblait tellement à un rencard qu’il resta. Dans l’intervalle,

on avait pris sa place. Il se mit à circuler avec une feinte

nonchalance, comme une laideronne qui ne veut pas admettre

qu’elle fait tapisserie. On avait fermé à clé la porte du salon, pour

que des asociaux ne puissent s’y réfugier, ce qui aurait nui à la

fête. Quelques personnes continuaient à s’empiffrer de mets

refroidis. D’autres avaient mis leur chaise de travers pour se

rapprocher de groupes d’invités agglutinés debout autour des

phares de la soirée : Bea (ou le consul, on ne savait pas), Elsa

évidemment, et la jolie Cristina. Les conversations vers

lesquelles Guillaume tendit successivement l’oreille portaient sur

des recettes de cuisine, le prochain concert d’un chanteur

mexicain, la chirurgie mammaire et un livre à succès qu’aucune

des intervenantes n’avait encore lu. Pour sa part, Elsa récoltait un

vif succès en racontant les formalités infernales par lesquelles un

couple « anormal », c’est-à-dire pas italien, devait passer pour se

marier à Rome. Guillaume tenta d’apporter son grain de sel, mais

pour dire des choses trop compliquées, et quelqu’un le coupa.

Dans le groupe de Cristina, une femme proposa d’échanger des

magazines « people » et de se réunir pour commenter les


122

révélations les plus croustillantes. Cette idée de génie suscita des

réactions enthousiastes.

Qui a bu pissera, se dit Guillaume, qui prit place dans la petite

file qui s’était formée devant les chiottes. Une femme qui avait

entendu la voisine de table de Guillaume le morigéner pour son

intempérance lui dit : « Elle aime donner des leçons aux autres,

mais elle-même n’est pas aussi innocente que l’agneau qui vient

de naître. » Guillaume lui demanda de déballer. « Eh bien, dit-

elle, il se dit, je ne l’ai pas constaté personnellement, mais il se

dit qu’avant de venir à Rome, elle faisait profession de danser

presque à poil, en remuant le cul pour exciter les Amerloques de

Ciudad Juarez. » Et ils rirent tous les deux de bon cœur. Dire et

entendre dire du mal des autres, voilà des plaisirs qui figurent

parmi les plus appréciés de la vie. Il lui demanda son prénom

(Adriana), mais elle ne lui demanda pas le sien. Il regretta de ne

pas avoir de carte de visite à lui filer.

Quand vint le tour de Guillaume, au lieu du jet puissant et

sonore attendu, rien. Il commanda plusieurs fois au sphincter de

s’ouvrir. En vain. Bloqué en position arrêt. À force de s’être

retenu, il ne parvenait pas à vider sa vessie, premier signe à n’en

pas douter d’un cancer de la prostate.

Il retourna écouter les groupes dans un but d’analyse

sociologique. Il nota qu’en cas d’interruption, les personnes

douées pour la conversation continuaient à parler, sans hausser le

ton, imperturbablement, jusqu’à ce que l’autre personne,

déstabilisée, se sentant ridicule ou discourtoise, abandonne la


123

partie. Pour interrompre avec succès, il fallait, en élevant un peu

la voix, aborder le même sujet sous un angle différent, en

débitant avec assurance des paroles qui faisaient rebondir la

conversation de façon drôle et originale. L’autre, vaincu, se

taisait. Dans les deux cas, il s’agissait d’intimider l’adversaire,

comme le piéton qui fait mine de traverser, engageant ainsi une

lutte de volonté avec l’automobiliste, qui fait semblant d’être

déterminé à ne pas s’arrêter. Le premier qui se dégonflait perdait.

Vers vingt-trois heures trente, Guillaume quitta les lieux avec

Elsa après avoir remercié Bea. Alors qu’ils marchaient vers

l’endroit où Elsa avait garé son motorino, contre un chêne qui se

dressait dans une petite étendue de gazon. Guillaume songea à

lui parler des menaces de Giaccaglia, mais il y renonça, craignant

de passer pour un pleutre. Elsa lui agrippa le bras :

— Guillaume, je dois vous dire : méfiez-vous de Bea.

Il posa sa main sur la sienne, qu’elle dégagea. Elle poursuivit :

— D’abord… J’ai rien vu mais on m’a dit que vous avez tapé

sur la table. Tout le monde s’est retourné.

— Ben oui : les groupes ne me réussissent pas. Je ne me sens

à l’aise que lors d’un tête-à-tête. Mais là je m’ennuyais, alors j’ai

forcé sur le vin.

— Elle va plus vous inviter, ce qui est peut-être la meilleure

chose qui peut vous arriver. Je la connais bien. Elle est mon chef.

Elle me débine sans arrêt et je me fais harceler sévère. Mais

retenez ceci : cette femme est odieuse et elle peut vous causer

des tas d’emmerdes.


124

— Une femme si pieuse ?

— C’est une catholique du dimanche : la charité chrétienne,

c’est pas son truc sauf pour en causer. Jésus par-ci, Jésus par-là,

mais c’est de la frime. Hypocrite comme pas deux.

— Mais en quoi peut-elle me nuire ?

— Elle veut vous marier. Elle a sûrement une idée derrière la

tête. Ça m’étonnerait pas qu’elle veut en profiter. Vous demander

du fric pour ci pour ça. Vous flouer.

— Merci de m’avoir prévenu.

Sur ce, elle lui colla un bisou, poussa sa mobylette vers la rue

et démarra.

Pourquoi se rendait-elle à la soirée d’une personne qu’elle

semblait ne pas pouvoir encadrer ? Elsa, malgré son charme,

avait un côté langue de vipère. Il devait être risqué de devenir sa

tête de Turc. Quoi qu’il en soit, Guillaume se réjouit : il avait

progressé dans sa relation avec Elsa et fait la connaissance

d’Adriana.

En somme, il se félicitait d’une soirée au cours de laquelle il

avait rencontré une femme qu’il ne reverrait sans doute jamais,

après s’être donné en spectacle comme seule une andouille

pouvait le faire.
125

Mars

Deux ou trois jours s’écoulèrent. Virginia monta au premier

étage pour s’excuser de son mouvement d’humeur de la fois

précédente et inviter Guillaume à un nouveau dîner, après lequel

il remarqua qu’elle préparait de nouveau du café avec sa

bouilloire pourrie. Il lui rappela qu’il lui avait offert une machine

à espresso.

D’un air circonspect, elle retira un paquet d’une armoire,

l’ouvrit, en sortit l’appareil et le contempla avec stupeur.

— Il n’est pas concevable de faire du bon café avec un tel

engin, dit-elle au bout d’un moment.

— Le goût du café dépend de l’eau, de ce que l’on vient de

manger, de la tasse, du degré de sécheresse de la bouche, voire

de l’origine des graines, pas de… tenta-t-il de lui expliquer.

— Il se peut qu’en Belgique… Je ne parviens pas à imaginer

que ce De Longhi soit italien. Soyez gentil et reprenez cet

appareil monstrueux. Oui, monstrueux.

Selon le Tao Te King, plus l’homme devient ingénieux, plus il

conçoit des inventions inutiles. Quel accès de folie furieuse avait

pu inspirer à Guillaume l’idée de lui donner un ustensile aussi

ridicule ?

Alors qu’ils buvaient du café préparé à l’ancienne, elle lui

exposa une conception du monde singulière, à laquelle elle

s’était initiée par la lecture de La Belva (Le Fauve), de Giancarlo

Mazza. Selon cet auteur, il faut poser un regard cynique sur la

fourmilière humaine et disposer à sa guise des créatures qui y


126

grouillent. Celui qui s’affranchit ainsi des conventions mesquines

jouit alors de privilèges exorbitants : ce que cet individu hors

norme veut lui est ipso facto permis. Le libre penseur devient

libre acteur. Prédateur jusqu’au bout des griffes, il chasse dans la

savane, tel le léopard qui fond sur un phacochère, le lion qui

brise l’échine d’un gnou, le guépard qui de ses crocs étouffe une

antilope. « Par exemple, dit Virginia, rien n’interdit à cet être

exceptionnel d’abréger les souffrances de la dame du deuxième,

disons si elle le dérange ou lui fait pitié. » Un peu pris de court,

Guillaume jeta en vrac dans la conversation des réminiscences de

Stirner et des apophtegmes de Nietzsche, et ils devisèrent

plaisamment sur les multiples prérogatives de ceux qu’elle

appelait les « Fauves », qui ont le droit de vie et de mort sur le

vulgaire et sont liés par un code d’honneur dont le principal

commandement imposait une loyauté inconditionnelle.

Le premier venu ne pouvait se proclamer Fauve. Trois étapes

devaient être franchies : il fallait d’abord se reconnaître pour ce

qu’on était en versant le sang par quelque acte désinvolte et y

prendre goût, ensuite tuer délibérément et enfin confirmer par un

second meurtre.

Un peu subversif, peut-être.

— Pourquoi un meurtre unique ne suffit-il pas ? demanda

Guillaume.

— Celui qui n’aurait écrit qu’un seul roman peut-il en bonne

conscience mettre « Écrivain » sur sa carte de visite ? répondit

Virginia.
127

Débarrassés du corset moral qui étouffait le commun des

mortels, les Fauves menaient une vie d’une grande intensité, et

l’opprobre censé se déverser sur ceux qui enfreignaient ainsi les

règles ordinaires ne les atteignait pas, tant qu’ils parvenaient à se

dérober aux sanctions sociales mises en place par les médiocres.

Guillaume enchanta Virginia en comparant la vie à une partie

d’échecs, dans laquelle tous les efforts devaient converger vers la

destruction d’un adversaire somme toute choisi de façon

aléatoire. Virginia flétrit Athènes, efféminée, et fit l’éloge de

Sparte.

Elle préleva de sa bibliothèque un ouvrage ancien de Saverio

Scrofani et lui en lut un passage :

Les jeunes Spartiates, armés d’arcs et d’épées, traquaient les

ilotes sur les rives de l’Eurotas comme on va à la chasse aux

sangliers et aux ours. Ils les poursuivaient, les rattrapaient, les

attachaient à des arbres et en faisaient les cibles de leurs

flèches : c’est ainsi qu’ils les mettaient à mort.

Enfin, ils relatèrent, lui par un poème, elle par un dessin, une

triple mise à mort :

Hier, à moins de vingt pas d’une femme apeurée,

Mon arbalète l’a sans pitié transpercée.

Ces vers, qui déshonoreraient le mot « médiocre », suivis de

quatre autres plus horribles encore, ont le mérite de donner une

bonne idée de l’état d’esprit de Guillaume ce soir-là. Il jugeait le

credo de Giancarlo Mazza à tout le moins divertissant. Pour sa


128

part, malgré les propos badins et les rires, Virginia y voyait à

l’évidence une doctrine digne d’intérêt.

Lorsqu’on y réfléchit, les valeurs étant si diverses d’une

culture à l’autre, pourquoi un individu serait-il tenu de se

conformer à telles ou telles règles pour la seule raison qu’il vit ici

plutôt qu’ailleurs, aujourd’hui et non hier ou demain ? Dans des

contrées et à des époques dont le degré de civilisation vaut bien

le nôtre, des privilèges sont reconnus à l’élite. Guillaume avait la

plus grande admiration pour les institutions et la législation de la

Rome antique. Puisque les ethnologues s’inclinent devant la

diversité des cultures, pourquoi ne pourrait-on pas choisir de

respecter les règles d’un pays étranger ou d’une ère révolue ? Ou

pas de règles du tout ou ses règles propres : Gilles de Rais,

Lacenaire, Mesrine, Ben Laden, oserait-on dire qu’ils auraient dû

se soumettre ? Partout, du reste, derrière l’idéologie destinée aux

masses, règnent les vrais préceptes. Observons le monde : la

force balaie les prescriptions du droit international. Le pot de fer

est le maître du jeu.

De quoi se plaignent les humbles ? Sade avait raison de dire

que le plus fort trouvait toujours très juste ce que le plus faible

regardait comme injuste, et qu’en les changeant tous deux de

place, tous deux en même temps changeaient également de façon

de penser. Du reste, selon Lao Tseu, le bien n’existait que parce

que le mal existait lui aussi. Comme le bien ne se concevait pas

sans le mal, il fallait bien que des esprits aventureux se dévouent

pour commettre le mal. Dans Le chat noir, de Poe, le narrateur


129

tuait sa femme pour un motif futile. Comment justifier un tel

meurtre ? Un moraliste tel que Voltaire répondait à cette question

lorsque, dans Candide, il faisait dire au valet de son héros que le

droit naturel nous enseignait à occire notre prochain. Seules les

lois humaines étouffaient ce droit.

Virginia ouvrait à Guillaume un monde de possibilités

nouvelles, lui proposait de s’extirper du carcan que lui imposait

la multitude de tyranneaux que les anciens appelaient la plèbe.

Cette philosophie n’aurait été qu’une simple curiosité si elle

n’était entrée en résonance avec le profond mépris qu’inspirait à

Guillaume la société qui le corsetait et dont les autres captifs

vénéraient l’avoir, s’amourachaient de jouets électroniques, se

vautraient dans la paresse intellectuelle et s’abandonnaient au

conformisme. Cela dit, l’ours n’était pas un fauve. Sauf si on le

rendait furieux.

Quand Guillaume prit congé, Virginia lui dit que ces repas

partagés lui étaient agréables et que, lorsque le cœur lui en disait,

il pouvait frapper à sa porte à son retour du bureau. Disons deux

fois par semaine. Il ne devait y voir que l’offre de relations

purement amicales, sans sous-entendus sentimentaux. Guillaume

ne s’en offusqua pas : Virginia était le genre de femme qui lui

fichait la trouille. Elle le dominait par son expérience de la vie.

Plus jeune, mais plus adulte que lui, elle possédait ce qui lui

manquait : de la personnalité et de l’assurance. Pour elle, il ne

serait jamais qu’un homme aimable mais insignifiant, le


130

contraire de la brute virile avec laquelle elle avait vécu. Elle

l’appréciait justement parce qu’il était insignifiant. Ayant

remarqué qu’il ne recevait jamais de visite, elle l’avait peut-être

pris en pitié.

Elle lui avait prêté La Belva, qu’elle tenait pour un ouvrage

remarquable. Jugeant les théories de Mazza dépourvues de toute

portée pratique, il ne prit pas la peine d’ouvrir ce livre.

Guillaume dressa le bilan de sa campagne de pêche féminine :

Elsa était sotte et Virginia un peu fêlée. Il fallait chercher

ailleurs. Et s’il invitait Lila à déjeuner ?


131

Mars

Lors d’un déjeuner à la cantine, Lila relata son parcours à

Guillaume. Pendant ses études en langue et littérature françaises,

à l’Université d’Alger, elle s’était passionnée pour deux matières

arides : la terminologie et la sémantique. Après une maîtrise dans

la première et un doctorat dans la seconde, elle avait multiplié les

stages mal rémunérés dans diverses entreprises et

administrations. Elle avait établi des glossaires fouillés sur des

sujets tels que le paludisme, les toitures et l’apiculture, conçu des

méthodes novatrices en matière terminologique – diffusées par

des articles de revues spécialisées –, publié des synthèses sur les

corpora et les concordanciers, et mené à bien d’autres activités

d’un bon niveau scientifique. Pourtant, elle n’était jamais

parvenue à mettre à profit un curriculum vitæ long d’une demi-

lieue pour obtenir un emploi qui l’intéresse. À l’issue d’un

nouveau stage, cette fois à Rome, à la FAO, son chef lui avait dit

que tous ces stages, loin de la servir sur le plan professionnel,

relevaient de l’exploitation et ne pouvaient que la mener vers une

voie de garage. Comme elle n’avait jamais eu de véritable

emploi dans son domaine de compétence, ses titres universitaires

se dévalorisaient progressivement. Il lui avait conseillé d’obtenir

au plus vite un poste dans une organisation internationale, ce qui

lui assurerait la stabilité d’emploi et une rémunération élevée.

Pour le moment, les dix-huit heures hebdomadaires de cours

de français qu’elle donnait à l’AMGC en qualité de vacataire lui

permettaient à peine de subsister. « On m’a ouvert les yeux sur la


132

façon de faire carrière, dit-elle. La compétence n’est rien sans un

réseau. Quand je fais la connaissance de quelqu’un, je me

demande aussitôt quelle place cette personne peut occuper dans

mon réseau. Il faut évidemment que ce soit quelqu’un

d’important. Il va de soi qu’un traducteur n’a aucune influence. »

Néanmoins, quand Guillaume lui apprit que les traducteurs

appartenaient à la catégorie A et percevaient donc une

rémunération élevée, Lila manifesta de l’intérêt pour la

traduction. Saisissant la balle au bond, elle lui demanda de la

pistonner lorsqu’un poste de traducteur de langue française se

libérerait. (Il suffit bien entendu de savoir déchiffrer un texte

rédigé dans une langue étrangère pour pouvoir le traduire.)

« Comprenez, avec mon handicap, j’ai besoin d’aide. Vous

n’imaginez pas toutes les emmerdes qu’on a simplement parce

qu’on ne peut pas rester physiquement à la hauteur des autres. »

À l’école, elle arrivait toujours la dernière en classe, quand la

porte était déjà fermée, et les profs lui disaient de s’asseoir dans

le fond, parce qu’elle avait déjà assez perturbé le cours. « Et

comme j’étais miro… Un handicap en entraîne un autre. C’est à

cause de mon problème de vue que je me suis fait renverser par

une moto. Vous devriez comprendre ça, vous qui louchez. En

plus, vu que je n’étais qu’une fille, je n’ai pas reçu les meilleurs

soins. » À l’université, un professeur de philosophie donnait ses

cours en plein air, en marchant d’un pas vif, sous prétexte que les

philosophes aristotéliciens faisaient de même. Lila n’arrivait pas

à suivre. Tous l’abandonnaient, clopinant pitoyablement. Elle


133

avait aidé un étudiant pour un autre cours en échange de ses

notes en philosophie. Mais peu avant les examens, il s’était défilé

en lui disant que tout était dans le polycopié. En réalité, il

manquait un tiers. « Et la veille de l’examen, pour récupérer des

notes complètes, il m’a fallu courir d’un étudiant à l’autre, avec

ma pauvre jambe… »

Guillaume lui proposa de potasser un manuel de traduction,

encore à l’état de projet, dont il avait quelques années plus tôt,

interrompu la rédaction au bout d’environ deux cents pages afin

de se consacrer entièrement au Dictionnaire du XXIe siècle. Si

elle étudiait ce manuel, elle pourrait apprendre l’art subtil de la

traduction au cas où, par extraordinaire, elle aurait des dons pour

lui. Ou comprendre qu’elle faisait fausse route. Bien

qu’inachevé, ce manuel était la substantifique moelle de son

expérience et présentait beaucoup plus d’utilité qu’un

quelconque cursus universitaire. Guillaume avait toujours estimé

que les étudiants des écoles de traduction y perdaient leur temps.

Ce qu’il avait appris en une quinzaine d’années de pratique, il en

avait fait la synthèse dans un texte qu’un apprenant était en

mesure d’assimiler en quelques mois. Au diable les diplômes, ces

reliques de connaissances oubliées que les recruteurs sans

imagination vénéraient pour se dispenser de vérifier les aptitudes

des candidats.

Mais Lila ne prit pas au sérieux cette formation express, qui

n’avait pas d’estampille universitaire, ne reposait sur aucune


134

base théorique et ne devait être, selon elle, qu’une compilation de

ficelles dépourvue de validité pédagogique.

— Je ne vois pas l’intérêt de votre manuel, lança-t-elle.

Mettez-moi en relation avec les décideurs du service de

traduction.

— Mais bon sang vous ne savez pas traduire ! lui dit-il.

N’importe quel clampin sait que traducteur, c’est un métier ! Qui

exige des compétences particulières.

— Mais à l’AMGC, tout le monde est incompétent ! rétorqua-

t-elle. Je ne serai pas plus incompétente que les autres.

— Ce que vous ignorez, c’est que la boîte ne recrute que des

traducteurs compétents. Quand j’ai postulé, je ne connaissais

personne ici et je n’ai absolument aucun piston.

— J’ai du mal à le croire.

— Allez voir mon chef.

— C’était bien mon intention, dit-elle en riant.


135

Avril

Elsa invita une dizaine de personnes, dont Guillaume, à un

déjeuner dominical chez elle, à Valle Santa, à l’ouest de Rome.

Ayant repéré les lieux sur un plan, Guillaume s’y rendit à vélo,

faisant fi des mises en garde de sa collègue traductrice Appoline

Kanko, qui l’avait exhorté à renoncer à cette aventure suicidaire.

Passons sur les multiples obstacles (autoroutes urbaines et

Raccordo, le périphérique de Rome, interdit aux vélos, bien

entendu), les détours et les fourvoiements, et le voilà rendu à la

via Brandizzo, dans un décor tranquille et verdoyant, animé par

le pépiement d’oiseaux. Autour des villas, les jardins et étendues

de gazon répandaient des odeurs végétales mêlées à celle de la

terre, que le soleil, qui jouait à cache-cache derrière les nuages,

peinait à débarrasser de la pluie nocturne. Guillaume pédalait

lentement dans cette rue sans trottoir, à la recherche d’une grille

coiffée de tuiles. Il se sentait léger, délivré de tout souci, ce qui

soudain l’inquiéta, persuadé qu’il était que l’insouciance attirait

les catastrophes. Il trouva un dérivatif dans la contemplation

d’une villa coquette, précédée d’un petit jardin qui aurait ravi un

botaniste, tant la végétation y était variée : tournesols, genêts,

mimosas, bougainvillées, lavandes, yuccas et bien d’autres. Une

envie de faire sur-le-champ une offre à son propriétaire traversa

brièvement l’esprit de Guillaume.

Juste avant un tournant vers la gauche, il découvrit une

propriété dont le portail était surmonté d’un auvent garni de

tuiles. Derrière le muret, sur lequel un merle montait la garde, un


136

jardinet agrémenté de buissons, d’arbustes et de parterres de

fleurs. La villa, à la façade d’un blanc immaculé, ne comportait

qu’un seul niveau, hormis les mansardes. À gauche de la porte

d’entrée, une fenêtre avec ses volets de bois et, à droite, deux

fenêtres identiques. Très en avance, Guillaume réfléchit à divers

moyens de perdre du temps, mais finit par sonner.

Elsa sortit de la villa et se dirigea vers le portail. Elle portait

une robe blanche rehaussée d’un liseré noir. « Salut, toi. Mets ton

vélo là », dit-elle, avant de parcourir l’allée en sens inverse avec

lui. « Je croyais que les Français arrivaient toujours avec une

heure de retard, ajouta-t-elle. Mais c’est vrai que tu n’es pas

français. »

Un ancien collègue de l’ingénieur louait la villa à Elsa, mais

c’était son fiancé qui payait le loyer. Ils entrèrent dans un grand

hall qui débouchait sur une pièce qui faisait office à la fois de

salle à manger et de salon. On voyait d’abord un canapé brun et

deux fauteuils assortis, puis à droite une grande table. À

l’extrémité droite de la pièce, une bibliothèque et, devant celle-

ci, une table basse ronde en verre, entourée de trois fauteuils

légers revêtus de cuir marron. Au sol, un parquet bien entretenu.

Murs peints en orange très clair, chambranles d’un ton un rien

plus foncé et portes d’un ton légèrement plus soutenu que les

chambranles. L’entrée de la cuisine se situait dans le

prolongement de la grande table. À l’extrémité gauche, la salle

de bains et la chambre à coucher. « La tête pensante aurait voulu

que je continue à crécher chez lui, mais je tenais pas à rester


137

seule dans ses pattes ! Surtout, vu que j’occupe la villa gratos,

c’est autant d’économisé. » Elle ouvrit une porte-fenêtre et lui

montra le potager planté de toutes sortes d’herbes aromatiques,

mais ils ne s’y attardèrent pas car il commença à pleuvoir.

Guillaume sortit de son sac à dos un disque d’airs d’opéra,

qu’Elsa plaça aussitôt dans le lecteur. La voix sublime de

Beniamino Gigli s’éleva alors. « Je vois que tu prends au sérieux

ta mission de me cultiver », dit-elle à mi-voix. Après avoir fait

semblant pendant une demi-minute d’écouter Beniamino dans un

état de ravissement extrême, elle fit asseoir Guillaume sur le

canapé et lui montra quelques photos d’elle prises au Mexique,

en chemisier blanc qui mettait en valeur son teint de gitane.

Il lui fit part de son entretien avec Cesare Giaccaglia.

— Il en a rien à branler de l’honneur de l’ingénieur, dit-elle de

sa voix chantante. Quand on vivait chez lui, ça se voyait qu’il

était amoureux de moi. Obsédé, qu’il était !

À l’évidence, elle en était flattée.

— Si Giaccaglia en fait une affaire personnelle, c’est encore

pire.

— Je te défendrai, Guillaume. Il fera rien qui me déplairait.

Elle se leva, fit un large geste en direction de la bibliothèque

et retourna à la cuisine pour reprendre la préparation du repas,

dont les effluves d’oignons frits chatouillaient agréablement les

narines de Guillaume. La pluie qui pianotait sur les fenêtres

enfermait la villa dans un espace d’intimité qu’il partageait avec

Elsa. Il s’empara de Racconti romani (Nouvelles romaines), de


138

Moravia, et s’assit dans l’un des fauteuils proches de la table

basse, sur laquelle un numéro de l’hebdomadaire féminin

Intimità était ouvert à la page « Oroscopo », qui prédisait à

Guillaume une grande vulnérabilité aux flèches de Cupidon. Sur

la page opposée, une publicité recommandait de lutter contre les

maux de dos grâce à la « forza magnetica » qui émanait d’un

corset muni de quinze aimants « scientificamente posizionati ». Il

se mit à lire la première nouvelle, intitulée Fanatico. Deux

hommes et une femme montent dans un taxi… Les éditeurs

placent souvent la nouvelle la plus achevée au début du recueil.

Impressionné, le lecteur continue à lire dans l’espoir toujours

déçu de trouver une autre nouvelle capable de rivaliser avec la

première. Il en va de même dans la vie : ce qui est un délice la

première fois ne cesse ensuite de s’affadir.

Le téléphone sonna.

— Allô ? … Oui, mon amour. … J’ai pas trop le temps,

maintenant. … Non, je suis pas seule. … Guillaume, un collègue

sympa. … Faut bien que je me distraie. … J’attends une dizaine

de personnes. … Non, il est en avance. … Tu reviens là-dessus ?

… Pas question ! … Mets-moi en cloque et je rapplique. … Et

bien, reviens à Rome, marions-nous et baisons sans capote

comme des lapins ! … Je suis pas une garde-malade. … Un

mouflet et tout serait différent ! Tu me vois passant toutes mes

journées avec ta mère qui parle pas un mot d’anglais ? … Tu

sais, il y a plein d’hommes intéressants à l’Agence. … Et bien,

vas-y aux putes !


139

Et elle raccrocha d’un geste rageur.

— Désolée, dit-elle. On s’est engueulés. Il croyait peut-être

s’acheter une indigène… Et le voilà qui va vivre à l’étranger sans

me demander mon avis. Pensant que je vais le suivre. Je l’ai suivi

à Rome, non ? Si on est séparés, c’est de sa faute. Et puis je veux

des gosses et lui pas. Un, c’est un minimum, tu trouves pas ?

— Absolument, dit Guillaume, qui ne se voyait pas avec ne

serait-ce qu’un seul chiard sur les bras.

Il reprit la lecture de la nouvelle. Deux hommes et une femme

montent dans un taxi pour flinguer le chauffeur et s’emparer du

véhicule. Un coup de feu ne fait que trouer le pare-brise et le

voyou n’a pas le cran de tirer une seconde fois. Voilà ce qui

distinguait le Fauve du criminel minable. Le premier tue parce

qu’il s’est affranchi de tout respect pour la vie humaine, tandis

que le second est mû par des motifs sordides et répugne à

commettre l’irréparable. L’un force l’admiration, celle qu’inspire

la froide détermination du tigre, l’autre n’est qu’un lâche. Mais

comment savoir à l’avance si l’on est l’un ou l’autre ? Dans la

nouvelle de Moravia, les mâles sont censés agir, mais c’est une

femme qui les aiguillonne et les traite de dégonflés.

Virginia aspirait-elle à devenir un Fauve ou n’était-elle qu’une

instigatrice ? Connaissait-elle des Fauves ? Les personnes qu’elle

recevait le soir étaient peut-être des novices désireux d’accéder

au statut de Fauve. Essayait-elle de recruter Guillaume dans une

société secrète composée de conjurés préparant ensemble des

meurtres gratuits ? Non, tout de même. Alors, voulait-elle


140

simplement flirter avec la transgression et trouver un partenaire

de jeu ?

La sonnerie du téléphone retentit de nouveau. Après avoir

raccroché sans ménagement, Elsa se plaignit de ce que Bea allait

se pointer avec des personnes non invitées (son dernier-né, une

de ses filles et Alejandra la nounou). « Je l’ai invitée parce

qu’elle est mon chef, mais je peux pas la blairer et c’est bien la

dernière fois », dit-elle. Elle ne goûta pas l’adage « Quand il y en

a pour dix, il y en a pour treize. » Les invités arrivèrent peu à

peu. Guillaume les salua vaguement, avant de se replonger dans

son livre. Une autre nouvelle prise au hasard retint son attention.

Le narrateur disait avoir remarqué que les personnes qui

l’avaient contrarié ne tardaient pas à avoir un sort funeste. Si

j’élimine une à une les personnes qui m’ont déplu, je ne tarderai

pas à me faire pincer, se dit Guillaume. Il vaut mieux trucider des

personnes qui n’ont qu’un vague lien avec les cibles réelles mais

se substituent à elles. Par exemple, de vagues cousins de mes

ennemis.

Guillaume feuilleta le livre dans l’espoir d’y trouver un

authentique Fauve et son regard fut attiré par le passage suivant :

« Admettons que je devienne la terreur de Rome, que je liquide

des tas de gens. Les journaux parlent de moi, personne ne me

trouve. » Un tueur en série était-il un Fauve ? Ou seulement un

détraqué ? Il fallait interroger Virginia.

Elsa annonça que le repas était servi et tous s’installèrent

autour de la grande table. Les convives étaient Elsa, qui s’assit


141

en bout de table, près de la cuisine, Gregoria, Bea, Valeria

Giuliano (une des deux réceptionnistes : dans la boîte, son poste

d’observation stratégique en faisait une plaque tournante des

cancans) et Lioudmila Pyatetskaya (du Service de la paie, qui se

faisait grimper dessus par son patron, mais ce n’était qu’une

rumeur), placées à gauche d’Elsa ; Guillaume (en bout de table

en face d’Elsa) et à sa gauche Giannina Angeloni (secrétaire au

Service des barrages, harcelée sexuellement par Gros Tas),

Gürsel (responsable des normes antisismiques), John Boyle

(chargé de l’assurance-maladie, qui révélait aux chefs les

problèmes de santé de leurs subordonnés, en dépit de son

obligation de réserve) et Letizia Neri (aide-comptable, encore

vierge disait-on). La bonne de Bea, très timide, et deux enfants

furent exilés à la table basse près de la bibliothèque. Le garçon

de deux ans ne cessait de babiller, tandis que sa sœur plus âgée

regardait les convives avec curiosité.

Elsa proclama, en désignant Guillaume, qu’elle donnait ce

déjeuner en l’honneur de l’être le plus cultivé qu’elle ait jamais

rencontré. Quand les applaudissements moururent, le repas

commença : médaillons de porc, haricots et courgettes, le tout

rendu plus intéressant par une sauce arrache-gueule, mais

accompagné d’une piquette que Martial aurait accusée de

provenir de Ravenne. Pour dessert, des cannoli. Gregoria en avait

encore la bouche pleine quand sa curiosité prit le dessus :

« Alors, Guillaume, ch’est quand que tu vas te marier ? » Il leva

les yeux au ciel.


142

Tout homme digne de ce nom doit avoir une femme et une

voiture. C’est une vérité valable sous toutes les latitudes et que

l’on ne saurait mettre en doute. Qu’un homme approchant de la

maturité n’ait pas encore accédé à l’état matrimonial et ne

possède comme moyen de locomotion qu’un engin à pédales,

voilà qui ouvrait la voie aux pires soupçons. La conversation

porta sur le célibat de Guillaume et les moyens d’y remédier. Bea

se dit capable de le guérir de cette déviance en lui présentant une

ou plusieurs compatriotes, sensiblement plus jeunes que lui.

Letizia laissa entendre que cette tâche était délicate mais Elsa

protesta : « Je le trouve plutôt pas mal ! » Selon Gregoria, il

fallait commencer par une métamorphose : renouveler sa garde-

robe et changer ses lunettes. Valeria proposa de lui raser le crâne,

afin d’en masquer la calvitie partielle. Lioudmila, au contraire,

penchait pour une pilosité tous azimuts.

— Il faut laisser pousser les cheveux d’un côté et les ramener

vers l’autre côté, dit Letizia.

— Ça, c’est aller contre la nature, dit Bea.

— Mais la nature veut qu’il se marie ! Et il est trop moche

avec son crâne dégarni ! s’exclama Letizia.

— Justement, dit Bea. J’ai un plan : d’ici à la fin de l’année,

j’aurai trouvé une femme pour Guillaume.

— Une femme, je peux lui en dégotter une dans la quinzaine,

se vanta Elsa.
143

— N’importe qui peut lui trouver une femme de mauvaise vie,

mais moi, dans les huit mois, je le marie devant le maire et à

l’église, riposta Bea.

— J’y crois pas, dit Elsa. Guillaume a pas envie de se marier

avec le genre de femme que toi tu peux lui trouver.

— Quoi ?! Et pourquoi ça ?

— C’est simple : tu réussiras qu’à lui trouver une dinde.

Le visage de Bea s’empourpra.

— Une dinde ? Je dois entendre ça d’une pétasse comme toi ?

— Joli vocabulaire ! répliqua Elsa. Ça indique bien le niveau de

ta marie-couche-toi-là. Mais je suis gentille : une dinde, oui. Et

une hypocrite en plus. Parce que toi, tu es hypocrite ! Hypocrite,

vulgaire et vaniteuse.

— Co-co-co-comment… fit Bea.

Elle étouffait. Les enfants se mirent à pleurer.

— Comment oses-tu, garce ? finit-elle par dire.

— T’es peut-être pas vaniteuse ? fit Elsa. Toujours là à dire

« J’vais faire ci, j’vais faire ça » et puis que dalle !

— Quoi ! Et comment j’me casse le cul pour l’Association ?

Je fais ce que je dis. D’ailleurs, je le jure devant Dieu : je marie

Guillaume d’ici Noël avec une femme honnête, pas une puite !

— Une puite ? demanda Elsa goguenarde.

— Une pute ! hurla Bea. Viens Alejandra, on s’tire.

— C’est ça, dégage, fit Elsa. Et si tu réussis à le marier, je le

dis devant tout le monde, je boirai un litre de pinard d’une traite

au repas de noce.
144

— J’accepte le défi, dit Bea, même si avec une soiffarde

comme toi, un tonneau percé ne pisserait pas assez vite.

Bea rassembla ses affaires et sa suite, et partit en claquant la

porte.

Quand le brouhaha provoqué par cette altercation se fut

estompé, Guillaume – agacé qu’on ait parlé de lui à la troisième

personne pendant près d’un quart d’heure – dit que c’était

justement le célibat qui lui avait laissé le temps nécessaire pour

rédiger un lexique, depuis lors publié et plébiscité par les

traducteurs. Cette révélation causa stupeur et emballement. Un

écrivain parmi nous ! Où peut-on l’acheter ? Combien il coûte ?

Elsa exigea un exemplaire dédicacé. Promis. La conversation

roula ensuite sur des sujets dépourvus d’intérêt et Guillaume

décrocha.

Il se serait pourtant volontiers appesanti sur son Lexique

anglais-français des difficultés de la traduction : sa belle

couverture ocre enserrait 576 pages qui proposaient, pour une

dizaine de milliers de mots anglais difficiles à traduire, un large

éventail d’équivalents illustrés par un grand nombre d’exemples.

L’ouvrage avait dans l’ensemble été bien accueilli, même si

certains l’avaient balayé d’un commentaire méprisant (« Vous

avez publié ça à compte d’auteur ? » lui avait demandé

Aumasson, le chef de la section française). Pour leur part, les

professeurs de traduction avaient considéré ce lexique avec

dédain, parce qu’il n’entrait pas dans des considérations

théoriques. D’après Guillaume, le traducteur devait rendre le


145

sens d’un texte sans se fonder sur des élucubrations abstraites

mais naturellement, comme on rend un repas. Après la parution

de son livre, il avait sollicité un entretien avec Robert Castelain,

le directeur de la fameuse école de traduction genevoise, pour

offrir ses services pédagogiques mais, avait-il appris, son

lexique ne faisait pas avancer la « traductologie » et ne

représentait donc pas un titre valable. Qualifié d’utilitaire, il

risquait de faire déraper l’enseignement des docteurs de la

traduction, qui pondaient eux des écrits glorieusement inutiles.

Castelain avait quand même concédé que son école s’honorerait

de compter l’auteur du Lexique anglais-français des difficultés

de la traduction dans son corps professoral et lui avait offert un

poste de vacataire… Vacataire !

À ce point de ses ruminations, Guillaume entendit Giannina

Angeloni lui poser une question :

— Guillaume, toi qui as bourlingué, qu’est-ce qu’une

fonctionnaire de catégorie C doit faire à ton avis pour s’élever en

grade dans une organisation internationale ?

À l’AMGC, les jeux de coudes et le réseautage à des fins de

promotion obsédaient tellement les esprits que même les agents

subalternes, les seconds couteaux, croyaient devoir y participer,

alors que leurs chances d’avancement étaient presque

infinitésimales.

— Hum… dit Guillaume, flatté d’être traité en expert. Danser

la samba des lèche-culs… Confectionner des gâteaux

d’anniversaire pour ses différents chefs… Poser des questions


146

faciles lors des réunions… Votre patron doit croire que vous

l’aimez, que vous l’admirez.

— Je ne pense pas, fit Lioudmila Pyatetskaya, du Service de

la paie. Il faut plutôt se lier d’amitié avec un fonctionnaire de

catégorie A. Une fois le grappin mis sur lui, l’obliger à mobiliser

ses propres relations en espérant être nommée tôt ou tard à un

poste de catégorie B.

— Ça se fait beaucoup, dit Elsa, mais ça marche généralement

pas et on peut progresser par son mérite.

— Plus facile à dire qu’à faire, dit Valeria Giuliano, la

réceptionniste. Et, sans vouloir insinuer…

— Je te signale que je n’ai encore rien obtenu grâce à... Mon

plan, c’est d’obtenir un diplôme universitaire et d’y aller à la

régulière.

— À la régulière ? fit Giannina en écarquillant les yeux de

façon cocasse pour mimer le plus grand étonnement.

— Eh bien, en plus du diplôme, les relations… dit Elsa.

La conversation glissa vers une pratique qui tendait à se

répandre : faire un cadeau à son supérieur hiérarchique pour

obtenir une faveur. Elle dévia ensuite vers les derniers

parachutages… et Guillaume se mit à boire du vin. S’il avait

tendance à se pochetronner en société, c’est qu’il s’ennuyait à

cent à l’heure alors que tous autour de lui conversaient gaiement,

plaisantaient et riaient. Alors qu’il exécrait les groupes, il devait

bien s’y joindre pour trouver la compagnie de celles qui en

faisaient partie. Mais un bavardage collectif et dépourvu de fil


147

conducteur créait en lui une tension qui ne faisait que croître et

que seul l’alcool pouvait soulager. De surcroît, la légère euphorie

et l’indulgence envers soi-même que procurait le vin rendaient

intéressante sa propre pensée vagabonde, que Guillaume aurait

jugé indigne de lui s’il avait disposé de la pleine jouissance de

ses facultés intellectuelles.

Il sortit d’une heure de demi-torpeur pour écouter d’une

oreille les propos échangés : une rumeur de malversation, une

histoire de greffe cardiaque qui avait mal tourné, un collègue qui

fréquentait des travestis… Un ragot retint l’attention de

Guillaume : une des invitées prétendit que la responsable des

achats avait dans son appartement des meubles de bordel pour se

faire prendre dans des positions acrobatiques. Guillaume se

rappela le cordon rouge accroché au plafond dans une maison de

plaisirs de Shanghai. Et aussi la panne sexuelle de ce soir-là,

qu’il avait attribuée au fait qu’agrippée au cordon, la prostituée

n’avait pu utiliser ses mains.

La petite fête prit fin peu après. Étant arrivé le premier,

Guillaume avait espéré, selon une logique qui lui était propre,

rester un peu avec Elsa après le départ des autres. Tandis qu’il

s’attardait et disait au revoir aux invités, comme s’il faisait partie

de la maison, Elsa lui apporta sa veste et son casque. Dépité, il

lui demanda d’appeler un taxi capable de transporter son vélo.


148

Avril

Comme Guillaume s’était vanté d’être un fort joueur

d’échecs, Virginia lui lança un défi, qu’il accepta avec un

amusement qu’elle n’apprécia pas vraiment. Elle déposa

l’échiquier sur la table basse du salon, entre la chimère et le

bœuf, et renversa les pièces dessus. Le cavalier blanc dont

Guillaume admira le profil se dressait fièrement sur son socle,

presque vivant tant le buis avait été ciselé avec soin : une dizaine

d’encoches figuraient la crinière, deux entailles décoraient

l’encolure, un renfoncement représentait l’œil, une partie

saillante évoquait l’oreille, un trou pour le naseau et deux petites

fentes pour la bouche. Cela aurait été un crime que de mal jouer

avec d’aussi belles pièces. Les échecs séduisaient Guillaume par

leur loyauté : le meilleur gagnait. D’autres jeux reposaient sur

des alliances et il suffisait de se liguer pour l’emporter. C’est

ainsi que fonctionnaient les interactions non seulement au sein de

la famille, mais aussi, paradoxalement, dans les cercles d’échecs,

où Guillaume avait toujours rassemblé des coalitions contre lui.

Il n’était de pire engeance que les joueurs d’échecs.

Pour corser le jeu, Guillaume proposa qu’elle lui bande les

yeux et lui expliqua le système à utiliser pour se communiquer

les coups. Guillaume avait une certaine pratique du jeu « à

l’aveugle ». Virginia lui mit un sac sur la tête. Pas un sac de

supermarché mais un Vuitton, dont elle avait déversé le contenu

sur le canapé. Mélange d’odeurs : cuir, mouchoir imprégné d’eau

de parfum Elie Saab, agenda... Fragrances féminines qui


149

donnèrent le vertige à Guillaume. Il laissa les Blancs à Virginia

et eut le tort de porter son choix, au troisième coup, sur une

défense ouest-indienne, qui les embarqua dans une partie fermée.

Virginia jouait tellement mal qu’il s’embrouilla, d’autant plus

qu’elle déplaçait pièces et pions impulsivement, et le pressait de

réagir sans réfléchir. À tout bout de champ, elle lui disait « Alors,

ça vient ? » L’enchevêtrement progressif des pièces de

Guillaume dans celles de Virginia avait quelque chose d’intime

qui le troublait. Ils s’enlaçaient, enchâssés l’un dans l’autre

comme le yin et le yang. Tout contre lui, elle l’enserrait,

l’asphyxiait. En outre, il suffoquait dans le sac, qui l’obligeait

aussi à crier pour communiquer les coups. Cherchant

désespérément à se dégager, il ne remarqua pas que sa dame était

en prise. Virginia la croqua en poussant un cri de joie.

Mais elle ne connaissait pas les tactiques qu’un joueur aguerri

utilise pour arracher la victoire des mâchoires de la défaite.

Après une longue réflexion, Guillaume doubla ses tours sur la

colonne g, enferma la dame de Virginia et partit à l’assaut de son

roque avec trois pièces mineures. Elle se mit à respirer à grands

coups, terrorisée. Bientôt, il imagina une combinaison qui

expulsait le roi de Virginia du roque et le livrait en pâture à ses

cinq pièces groupées. Le mat ne pouvait que suivre. Virginia

aspirait l’air comme une noyée qui venait de refaire surface.

Fallait-il lui infliger l’humiliation de ne pas avoir réussi à

exploiter une position gagnante ? Guillaume libéra la dame


150

prisonnière, qui entra furieusement dans la danse et ne tarda pas

à le mater.

Pour fêter sa victoire, Virginia ouvrit une bouteille de

mousseux tiède, remplit deux coupes, laissa grésiller les bulles

pendant quelques secondes et leva sa coupe en lançant : « À

Guillaume, le champion d’échecs ! », geste et formule qu’elle

répéta encore et encore, en riant, sans pouvoir s’arrêter, d’un rire

de gorge que Guillaume trouvait tellement sensuel qu’il

bredouillait de vagues protestations pour l’entendre rire de

nouveau.

Quand il fallut partir, Guillaume lui dit :

— Ce soir, tu as décidé de te payer ma tête jusqu’à ce qu’il ne

me reste plus une once d’amour-propre.

— Ce n’est pas ma faute si tu prétends bien jouer un jeu

auquel n’importe qui peut te battre. N’importe qui.

Quelques jours plus tard, elle lui demanda de lui proposer un

jeu où il était aussi fort qu’aux échecs. Il suggéra de jouer au

Cluedo, mais sans tableau ni colonel Moutarde. Simplement en

posant des questions, qui ne pouvaient pourtant être trop

précises. Sa première idée était que Guillaume tuait Adam dans

sa chambre avec la kalach, mais comme cela pouvait arriver un

jour et qu’il ne voulait pas que Virginia puisse témoigner contre

lui, il décida que Guillaume tuait son père dans son bureau avec

un marteau, énigme qu’elle résolut en deux temps trois

mouvements.

— Qu’est-ce ton père t’a fait ? demanda Virginia.


151

— Oh…

Les faits paraissaient dérisoires rétrospectivement. C’était leur

répétition jour après jour, année après année qui l’avait rongé.

— Ton père te battait ? reprit Virginia.

— Non, dit-il. Oublions ça.

— Tu dois parler.

— Mon père avait une trop forte personnalité et il m’a brisé.

À cause de lui, je ne suis que l’ombre de l’homme que j’aurais

dû devenir.

— Quand son père a une forte personnalité, on a un problème

si soi-même on n’est pas fort.

Désobligeant.

— Mais un père faible, c’est encore pire, ajouta-t-elle

sentencieusement.

Il lui lança un regard interrogateur.

— La faiblesse peut consister à céder à la tentation, dit-elle.

— Quel genre de tentation ?

— L’alcool, notamment.

— L’alcool et quoi d’autre ?

— Puisque tu veux savoir… Nous vivions dans une maison

isolée…

Pendant l’enfance de Virginia, sa famille vivait à l’est de

Rome, à San Gregorio da Sassola, dans une maison isolée, un

lieu hors du monde, d’où rien ne filtrait et où tout semblait

permis. Elle n’avait jamais fréquenté d’école, car son père

s’occupait de son instruction. Ce qu’il ne lui apprenait pas, elle le


152

retirait d’une bibliothèque bien fournie. Cet homme raffiné et

cultivé qu’elle admirait, était un artiste touche-à-tout, qui n’avait

jamais réussi à percer. (Du talent, peut-être.) Le vin n’améliorait

pas les choses. C’était la mère, bibliothécaire, qui entretenait la

famille. Quand Virginia n’était qu’une fillette, son père la faisait

poser nue pour des tableaux qu’il fallait toujours refaire. Un jour

d’été étouffant, pendant une sieste, il osa les premiers

attouchements, qui devinrent un rituel. Lorsque Virginia avait

atteint l’âge de douze ans, il l’avait initiée à un jeu nouveau. Un

jeu dégoûtant. Il lui avait présenté ces pratiques comme normales

entre père et fille. Un service qu’il lui rendait, en somme. Il ne

fallait pas en parler à Maman, femme jalouse qui n’aurait eu rien

de plus pressé que d’envoyer Papa en prison et Virginia en

maison de correction.

À qui se confier ? Pas à sa mère, ce dragon domestique.

Virginia avait utilisé cette relation occulte avec son père contre

sa mère, car ce dernier était aussi son bouclier. Elle était sa petite

fille adorée, soumise à ses pulsions, auxquelles elle s’efforçait de

s’arracher par la pensée. « J’essayais de me convaincre que je

n’étais pas moi. » L’adolescence de Virginia avait été placée sous

le signe de comportements et d’émotions troubles : angoisse,

honte, résignation, manipulation… Et haine sourde, mal

tempérée par son affection pourtant réelle pour son père. Cette

haine augmentait de jour en jour. Elle devait subir. Elle enrageait

de son impuissance. Elle avait décidé de l’égorger avec un

couteau à pain. De venir par-derrière quand il cuvait son vin dans


153

un fauteuil et zip ! Pourtant elle n’arrivait pas à rassembler le

courage. Plusieurs fois, elle s’était approchée de lui avec le

couteau. C’était un couteau-scie acéré. Une lame tranchante

comme un rasoir. Juste une secousse de gauche à droite. « Mais

je n’y parvenais pas. Le vieux dégueulasse ! Ce n’étaient que des

répétitions. Tôt ou tard il y passerait. J’étais mineure. On ne

pouvait rien contre moi. J’y serais parvenue. J’avais dix-sept ans,

presque dix-huit. Il ne fallait plus tarder. »

À quelques jours du dix-huitième anniversaire de Virginia, sa

mère avait découvert, à peine dissimulée, une toile représentant

Virginia nue, dans une position obscène. Le peintre avait donné

des explications confuses, qui n’avaient fait que confirmer les

soupçons de sa femme. Elle avait jeté Virginia à la rue. La

réprouvée avait galéré pendant des années, mais s’en était sortie.

— Ton père était un monstre, lui dit Guillaume.

— Le tien aussi, probablement, mais si tu ne m’en parles

pas…

Comme Guillaume était affligé d’une sensiblerie qu’il

maîtrisait mal, le récit de Virginia l’avait touché, mais il

soupçonnait qu’elle l’avait interrogé sur son père non parce

qu’elle s’intéressait à sa réponse, mais pour pouvoir raconter

comment et pourquoi elle avait été sur le point d’égorger son

papa.
« J’en suis arrivée à ne plus haïr mon père, conclut-elle, car il

y a trop de lui en moi, mais je ne lui pardonne pas. Je ne lui

pardonne pas. Enfin si. Don Umberto, mon direttore spirituale,

m’a persuadée de lui pardonner. »


154

Les parents de Virginia, originaires d’Orvieto, en Ombrie, y

étaient retournés à la suite de l’héritage d’une maison dans cette

ville. Virginia avait repris contact avec eux. Sa mère, atteinte

d’une profonde dépression, touchait une pension d’invalidité et

son père s’enfonçait dans l’alcoolisme. Ils avaient perdu en partie

leur autonomie. « Je ne peux plus me venger sur lui : il est

tellement pitoyable », dit Virginia. De temps en temps, elle se

rendait à Orvieto afin de mettre de l’ordre dans la maison et leurs

affaires. « Un jour, tous leurs biens m’appartiendront et je ne

veux pas qu’ils me spolient en vendant la maison en viager. »


155

Mai

Lila entra dans le bureau de Guillaume, trébucha et serait

tombée s’il ne s’était pas précipité pour la retenir. Elle était

suffisamment bonne comédienne pour abuser Guillaume.

— Ma jambe me fait mal, gémit-elle, permettez-moi de

m’appuyer contre vous. Ce maudit handicap ! Vous avez

remarqué qu’aucun fonctionnaire de cette boîte n’est handicapé ?

Il faut que vous souteniez ma candidature la prochaine fois qu’un

poste de traducteur sera vacant.

Elle s’accrochait à lui.

— Vous avez été voir mon chef ? demanda-t-il en essayant

faiblement de l’écarter.

— Oui, Aumasson et le Coréen, mais ils m’ont dit la même

chose que vous.

— Qu’il faut savoir traduire.

— C’est quand même extraordinaire ! Mais bon, tous les

concours sont truqués, non ? Les postes auxquels j’ai postulé à

l’AMGC me sont passés sous le nez. Parce que d’autres

candidats avaient des relations et moi pas.

Elle se colla contre Guillaume et quand il voulut la repousser

par les épaules, elle se méprit et saisit les siennes.

— Soutenez-moi, je vous en prie, dit-elle d’une voix

mourante.

Elle se laissa aller sur Guillaume de tout son poids et il lui

sembla qu’elle frottait son ventre contre le sien.


156

— Je vous passerai mon manuel, balbutia-t-il. Étudiez-le.

Dans quelques mois, je verrai où vous en êtes. Si vous avez des

dons…

— Un manuel ! s’exclama-t-elle indignée.

Elle fit un pas en arrière et regarda Guillaume avec un mépris

sans bornes.

— Je crois aux relations humaines, reprit-elle. Donnez-moi

plutôt des cours.

Il feignit de réfléchir.

— Bon, d’accord, dit-il.

Guillaume était narcissique. Pourquoi sinon voulait-il publier

des dictionnaires ? La plus grande caresse que puisse recevoir

l’amour-propre est la possibilité de pérorer devant un auditoire

obligé d’écouter. L’occasion s’offrait enfin à lui.

— Mais je compte aussi sur vous pour écarter les candidats

plus compétents que moi ou pistonnés par d’autres, dit-elle.

— Entendu, dit-il.

Les cours, elle s’en tapait. Ce qui l’intéressait, c’était le piston

qui les prolongerait. Et, pour elle, le piston garantissait le poste.

Elle ne semblait pas savoir que, pour décrocher un poste de

catégorie A à l’AMGC, il n’y avait que trois méthodes. La voie

royale : le parachutage avec l’appui d’un ministre. On mitonnait

au préalable un petit concours en énonçant des critères que vous

étiez le seul à remplir. C’est ce qui se passait dans la plupart des

cas. Un piston plus faiblard suffisait pour obtenir un stage, suivi

lui aussi d’un concours, qui débouchait sur la constitution d’une


157

liste d’aptitude bien fournie. Le service dans lequel le pistonné

avait fait son stage estimait que l’intéressé, quoique mal classé,

avait le meilleur « profil ». Enfin, à titre exceptionnel, une

promotion interne était possible, mais elle prenait beaucoup plus

de temps. Après un nombre variable d’années de service, un

fonctionnaire subalterne recourait à diverses bassesses –

flagornerie, faveurs sexuelles, graissage de patte – pour entrer

dans les bonnes grâces de son supérieur hiérarchique, qui lui

confiait à titre temporaire des fonctions relevant de la catégorie

A. Il suffisait ensuite d’attendre la création d’un poste

correspondant et, malgré la publication d’un avis de vacance

interne, le chouchou était l’unique candidat, car il était évident

pour tous que le poste était réservé.

Outre que Lila n’entrait dans aucun de ces schémas, la boîte

n’engageait que des traducteurs compétents, car la traduction

était un domaine dans lequel l’incompétence était exposée aux

regards de tous, puisque les traductions étaient publiées. Par

conséquent, si Lila ne faisait pas le poids, Guillaume devrait

concevoir des procédés imaginatifs. Cela dit, il n’était pas

nécessaire d’être bon marin pour contourner un récif d’honnêteté

au milieu d’un océan de corruption. En attendant, les cours

sollicités par Lila donneraient à Guillaume la possibilité de

l’épater et de lui ravir ainsi son essence féminine. Il lui proposa

deux leçons hebdomadaires d’une heure et demie, le samedi et le

dimanche après-midi.
158

Mai

Virginia avait à l’évidence adopté Guillaume comme homme

de compagnie. Quelques semaines seulement après les premiers

repas, elle était devenue l’un des pivots de sa vie. Ils dînaient

ensemble au moins trois fois par semaine ; elle lui téléphonait au

bureau pour les motifs les plus futiles ; et ils étaient même de

temps en temps des compagnons de sortie. Virginia le rassasiait

de la présence féminine dont il avait faim. Favauge, de son côté,

déplorait la perte de temps qui en résultait. Pourtant, Virginia

était une source de stimulations intellectuelles dans des domaines

que Guillaume n’avait jusqu’alors guère explorés. Ainsi, quand il

lui parla du recueil de nouvelles de Moravia et lui demanda si un

tueur en série et l’assassin des cousins de ses ennemis étaient des

Fauves, elle put l’éclairer :

— Ces nouvelles me paraissent bien amusantes, mais je ne les

ai pas lues. Je ne pense pas que Mazza parlait de tueurs en série

dans La Belva. Mazza n’en parlait pas. Le Fauve tue sans

cruauté, n’agit pas pour des raisons sexuelles ou pour de l’argent,

et ne recherche pas la notoriété. Rien à voir avec des actes

gratuits : il faut un motif, si futile qu’il soit. Sinon, c’est du vice.

Dans le premier chapitre, Mazza dit que l’idéal, c’est un meurtre

pour une broutille. C’est ce qu’il appelle un acte grotesquement

disproportionné. D’autres actes sont admis, mais ils doivent être

conformes à des règles.

— Mais tuer est immoral.

— De quelle autorité la morale a-t-elle reçu l’estampille ?


159

— Les Fauves font le mal ! s’exclama Guillaume.

— Le mal ? Ils ne font qu’obéir à leur nature. C’est cela

justement : il ne s’agit pas de tuer pour le plaisir de tuer, mais de

tuer quand il est naturel de le faire. Par exemple, le Fauve ne s’en

prend pas aux êtres vulnérables, car ce serait profondément

pervers.

— Bon, dit Guillaume, mais où trouver un Fauve ?

— Le Fauve se trouve lui-même.

— N’est-ce pas un peu dérisoire de glorifier les Fauves quand

on n’en est pas un soi-même ?

— Tu me mets au défi ? Nous ne vivons pas une époque

héroïque, hélas. Il faut attendre une occasion.

— En lisant le livre de Moravia, l’idée m’est venue qu’un

Fauve pouvait tuer les cousins de ses ennemis. Cela rentre dans

le cadre ?

— Il faudrait que je lise ce livre.

Guillaume le lui offrit peu après, mais fut bien marri de la voir

ranger son présent sans ouvrir l’emballage (ni même le

remercier).

S’il est malséant de mettre en valeur et a fortiori de rappeler

un cadeau, il est impératif de s’extasier sans fin sur ceux reçus.

L’ayant compris, Elsa vouait carrément un culte au disque de

Beniamino offert par Guillaume. Elle se le repassait sans cesse,

comme pour l’évoquer en son absence. Elle lui confia même que,

lorsque le sommeil se dérobait, elle écoutait le disque en boucle,

jusqu’à ce que la voix de Beniamino épouse les proéminences et


160

les vallons du visage de Guillaume. Cette synesthésie provoquait

son endormissement. Beniamino-Guillaume était devenu son

doudou ! Lorsqu’elle lui fit cette confidence, il dut s’asseoir, en

proie à l’euphorie déclenchée par une dose massive d’essence

féminine.

Il fallait aussi récolter celle de Lila. Arrivée chez lui pour sa

première leçon avec plus de vingt minutes de retard, elle

commença par se plaindre de la distance « énorme » qu’elle avait

dû parcourir de la station de métro Flaminio à la villa (en réalité,

moins de deux kilomètres, mais avec sa jambe…) « Si vous aviez

un peu de galanterie, vous donneriez ces cours chez moi. Mais

bon, je suis habituée aux discriminations. » Il coupa court à ses

jérémiades en lui ordonnant de s’asseoir sur le fauteuil qu’il avait

libéré d’une montagne de livres à son intention et il prit place lui-

même sur un accoudoir du canapé. Ensuite, il ânonna son

manuel :

— La traduction consiste à transposer non pas des mots mais

un message d’une langue dans une autre à l’intention de

personnes qui ne comprennent que la seconde. Celui qui la

pratique…

— Au secours !! hurla Lila.

Guillaume lâcha son manuel, dont les feuilles s’éparpillèrent

sur le parquet.

— Qu’est-ce qui vous prend ? Une mygale s’est introduite

dans votre soutien-gorge ?


161

— J’ai failli faire une attaque fulminante d’ennui. Si ce

prêchi-prêcha doit durer une heure et demie, je préfère m’en aller

tout de suite.

Tandis qu’il essayait de rassembler ses feuilles. Lila en

ramassa quelques-unes d’un air mauvais.

— Comment vous allez les remettre dans le bon ordre ? dit-

elle. Elles ne sont même pas numérotées. D’ailleurs, qu’est-ce

que c’est que ce foutoir ? Votre appartement, on dirait une

décharge de livres destinés au pilon.

L’ordre n’était pas le fort de Guillaume. Des piles d’ouvrages

s’élevaient de façon acrobatique sur les meubles, et le plancher

du salon disparaissait sous l’amoncellement de livres, classeurs,

carnets, fiches, feuilles imprimées, autant de preuves matérielles

d’une activité intellectuelle bouillonnante et réfractaire à tout

ordre. Mais comment osait-elle ? Il était à cent pieds au-dessus

de ce genre de contingence. L’ordre, la propreté, le paraître, le

qu’en-dira-t-on, la bienséance, la respectabilité, il les vomissait !

— Vous êtes dans mon atelier, qui ne peut être en ordre, dit-il.

Une œuvre ne se conçoit qu’à partir d’éléments épars, c’est-à-

dire du chaos.

— Mais de quelle œuvre parlez-vous ?

— Je songe à mon manuel, à mon lexique et à un autre vaste

projet. Les créateurs rendent un culte au désordre.

— Les créateurs ? Quels créateurs ? Vous êtes un créateur

parce que vous avez torché un lexique ?


162

— Parfaitement ! Les créateurs sont brouillons et ne livrent

une œuvre ordonnée que comme une concession à ceux qui ne

comprennent pas le bouillonnement d’une pensée foisonnante.

Le créateur doit se vautrer dans le désordre, à l’instar du porc

dans sa bauge.

— Qu’est-ce que vous êtes imbu de vous-même !

La raison des paroles désobligeantes de Lila n’échappa pas à

Guillaume : elle avait demandé ces cours, mais uniquement pour

obtenir le piston offert en prime. Comme elle pensait que le

piston suffisait, elle voulait créer des incidents pour mettre fin

aux cours. Ensuite, toucher la prime sans avoir joué le match.

Il mit les choses au point : il n’était pas question qu’il

pistonne quelqu’un qui ne maîtrise pas la traduction. « Bien,

chef », dit-elle d’un air faussement soumis.

Adoptant une démarche plus pragmatique, Guillaume passa

sans plus tarder au principe énoncé de façon lapidaire dans la

première leçon : « Le mot juste dévoile le sens. » En d’autres

termes, ce n’est que lorsque le traducteur a trouvé le mot juste

qu’il comprend ce que l’auteur de l’original voulait dire. Il dut

bien sûr expliciter ce principe, mais ce dernier était suffisamment

énigmatique pour que l’élève écoute attentivement le professeur.

Ensuite, Guillaume soumit à Lila quelques exemples de

phrases à traduire de l’anglais pour lui apprendre à faire des

recherches dans les règles de l’art, en utilisant les dictionnaires et

les autres ressources de sa bibliothèque. Enfin, il lui fit faire une


163

traduction facile. Quand elle eut terminé, il lui dit qu’il la

corrigerait à tête reposée.

— Dites-moi, demanda-t-elle, où puis-je me procurer votre

lexique ?

— Quand vous aurez atteint un niveau suffisant, je vous

l’offrirai.

— Ah ! Je suis trop contente ! Je ferai tout pour mériter ce

Graal au plus vite.

Malgré les impertinences de Lila, ces cours représentaient

pour Guillaume un bon moyen de mettre à l’épreuve son manuel

et de l’achever. Déjà, il avait compris qu’il fallait éliminer les

généralités ennuyeuses. Il reporta la deuxième leçon au samedi

suivant, étant invité le dimanche à une petite fête chez Gregoria,

qui avait entre-temps mis bas un petit Carlos.


164

Mai

Comme Guillaume avait confié à Elsa qu’il n’avait pas le sens

de l’orientation, elle vint le chercher le lendemain pour aller avec

lui chez Gregoria à l’occasion de la fête d’anniversaire de la fille

de cette dernière. Elle gara son motorino dans l’allée. Il admira la

cambrure de son dos tandis qu’elle ajustait son chignon.

La famille de Gregoria résidait à Gallicano, banlieue exilée à

l’est de la capitale. Guillaume et Elsa s’y rendaient en couple en

quelque sorte. Deux jours plus tôt, à la cantine, elle l’avait appelé

« mon fiancé romain » devant plusieurs collègues, comme pour

officialiser ce statut. Ils prirent ensemble le métro, puis

l’autobus. Ils comparèrent leurs cadeaux d’anniversaire : Elsa

offrait un jeu en bois, dont les tenons et les mortaises

apprendraient à la gamine à combiner des formes géométriques,

et Guillaume un lapin en peluche. Le dur et le doux, propres à

tant d’expériences de la vie : le coup et la caresse, la passion et

l’indifférence, le masculin et le féminin. Pour Guillaume, seul un

objet doux convenait à une fillette.

Les parents de la petite habitaient dans une rue étroite bordée

de maisons anciennes, un véritable coupe-gorge. Gregoria ouvrit

et Guillaume découvrit, dans une grande pièce toute en longueur,

une assemblée, une horde, une meute, plus de vingt-cinq

personnes, dont il avait déjà croisé la majorité chez Bea.

Gregoria lui présenta Giuseppe, son mari, un quinquagénaire

bedonnant.
165

— Alors, mon ami, on veut se marier ? demanda-t-il à

Guillaume.

— Bof… Oui. Non.

— Prendre vos repas en face d’un mur, ça ne vous démoralise

pas ?

— On dit que les murs ont des oreilles, mais ils n’ont pas de

bouche.

— Comment dois-je comprendre ça ?

— Le mur ne peut pas me raconter sa journée inintéressante.

— Et le silence ne vous donne pas envie de vous flinguer ?

— Il est meublé notamment par la lecture, plaisir raffiné qui

me serait enlevé si je devais passer mon temps à faire des choses

qu’une autre personne déciderait pour moi.

— Ah bon. Et les plaisirs charnels ?

— Ne vous en faites pas pour moi. Avec tous les cocus qu’il y

a en Italie…

— Cocus. Ah tiens… Vous ne manquez pas de culot !

Guillaume eut ensuite une conversation avec celui qu’on

surnommait « Gros Tas », le chef du Service des ponts, un géant

obèse entouré d’un nuage tabagique. Guillaume s’était approché

de lui, irrésistiblement attiré par le parfum de la Camel sans

filtre, son ex, celle qu’il avait suçotée jusqu’à ce qu’il arrête.

Gros Tas semblait avoir eu vent des initiatives prises par Bea

pour marier Guillaume, mais il lui conseilla d’« acheter au

numéro ». À l’en croire, la plupart des hommes ne se mariaient

que pour bénéficier en permanence de rapports sexuels gratuits.


166

Qui étaient, tout compte fait, les plus chers. Sans parler de

l’obsolescence biologiquement programmée des nanas. Après

une quinte de toux, il précisa que, quand il avait envie de « se

vider les couilles », il « se payait une salope ». Si on avait les

moyens, ajouta-t-il, autant payer. Sinon, toussa-t-il, forcer une

femme était « une option ». Un viol n’était qu’un incident de

parcours dont il ne fallait pas faire tout un plat. Propos qui

indignèrent Guillaume, qui se croyait parfois « de gauche ». Gros

Tas eut l’audace de lui dire que dans son foutu pays, une femme

violée gardait cette mésaventure pour elle, parce qu’elle avait le

sens de l’honneur et que de toute façon les juges, rarement

sollicités, étaient cléments. « Et si vous-même vous vous faisiez

violer ? » demanda Guillaume, à quoi Gros Tas répondit « Qui

sait ? Ça pourrait arranger mon problème de prostate. »

Après tout, dans L’art d’aimer, Ovide se plaisait à relater

l’enlèvement des Sabines et trouvait piquant que les guerriers

romains « jettent leurs mains avides sur les jeunes vierges », dont

il s’amusait de l’épouvante.

Sans doute vexé de ne pas être approuvé, Gros Tas s’éloigna

et Guillaume se retrouva seul. Il se sentit invisible : les sourires

ne lui étaient pas adressés, les anecdotes plaisantes étaient

racontées à d’autres, les regards se détournaient de lui, il était

oublié dans la distribution des apéritifs, les rires mouraient sur

les lèvres des personnes sur lesquelles il posait les yeux, il était

interrompu quand il s’aventurait à faire une remarque, et chaque

fois qu’il essayait de s’incorporer à un groupe, les gens le


167

poussaient progressivement dehors. Il faillit pourtant nouer une

conversation avec une jeune femme qui s’était excusée d’avoir

renversé un peu de son apéritif sur lui. « Les chemises

immaculées n’existent que grâce aux chemises tachées », lui dit-

il. Elle battit en retraite, sans doute persuadée d’avoir affaire à un

déséquilibré. « Je n’aurais pas dû venir », marmonna-t-il.

Une chape d’ennui s’était abattue sur lui quand Gregoria enfin

cria « À table ! »

Les plats accoururent en grand nombre : soupe à la banane

plantain, enchiladas, déclinées en plusieurs viandes, mais une

seule sauce à vous brûler le gosier, fajitas au poulet, capirotada,

burritos, chalupas de porc et toutes sortes de nourritures

fumantes présentées de façon à mettre en évidence leur grande

abondance. Comme la plupart des convives se passaient de

fourchette, Guillaume crut bon de lancer que les hommes des

cavernes n’en utilisaient pas non plus et tenta de se rattraper en

rappelant que Louis XIV mangeait lui aussi avec les doigts. Mais

on ne l’écoutait pas et il se réfugia avec son assiette dans un

fauteuil.

Le voyant esseulé, Elsa échappa à la petite cour qui l’entourait

et vint lui tenir compagnie.

— L’ingénieur veut me faire stériliser, lui dit-elle d’un air

désemparé.

— Tu dois mettre les choses au point : au minimum un enfant,

sinon c’est la rupture.

— T’y vas pas avec le dos de la cuiller !


168

— Méfie-toi, dit Guillaume, ou un jour tu te retrouveras avec

les trompes ligaturées et ce sera trop tard.

— Les trompes d’Eustache ?

Sa réponse fut noyée dans les rires gras que déclencha une

blague racontée par un autre invité. Elsa ne revint pas sur le sujet

et, après une longue conversation à sens unique avec Guillaume,

elle le délaissa au profit d’hôtes plus diserts et il se mit à picoler.

Enhardi par l’alcool, il entama à la fin du repas une

conversation avec deux jeunes femmes, Alicia, dont il remarqua

les lèvres charnues, et Cristina, la beauté aux seins avantageux

croisée chez Bea. La rumeur avait sans doute donné à Guillaume

la réputation d’un malheureux célibataire qui cherchait

désespérément à se marier, car elles le questionnèrent à ce sujet,

avec de petits sourires, auxquels il ne pu opposer que des

dénégations embarrassées. De toute façon, comme ce projet

ridicule ne les intéressait que modérément, elles le laissèrent vite

en plan et il continua à diluer son ennui dans le vin. Une fois de

plus, grogna-t-il, elles se dérobent toutes, bien décidées à ne pas

me donner ma chance. Il serait parti à l’anglaise mais Wang

Yingwei devait venir et il souhaitait profiter de cette occasion de

rencontrer la directrice de la Division de l’administration. En

attendant, c’était tout un art que de se faire resservir du pinard

sans passer pour un alcoolo. Perdu en marge de la nombreuse

compagnie, il usait son foie dans son coin. Est-il plus sage de

vivre longtemps dans un océan d’ennui que de jouir vaille que

vaille d’une existence raccourcie ? La vie est trop brève pour


169

n’en garder que l’amertume et, si elle doit être longue, raison de

plus pour éviter qu’elle soit amère.

Au bout d’une éternité, Elsa s’approcha de Guillaume et lui

dit :

— Tu te fais chier, pas vrai ?

— C’est rien de le dire.

— J’ai envie de te parler. Allons-nous-en.

Sur le chemin du retour, Elsa lui révéla qu’une idée lui trottait

dans le ciboulot depuis qu’elle savait que Guillaume donnait des

cours à Lila : apprendre à traduire d’espagnol en anglais. Il lui

expliqua qu’il fallait toujours traduire vers sa langue maternelle,

même si des charlatans se prétendaient capables de traduire une

demi-douzaine de langues dans les deux sens. « La seule langue

que je suis sûre de bien comprendre, c’est l’espagnol, dit-elle.

Pour passer à l’anglais, je me débrouillerai bien. » Il eut du mal à

la convaincre que les traducteurs devaient produire des textes

impeccablement rédigés, ce qui n’était possible que dans la

langue maternelle. Il finit par lui dire qu’il devait d’abord adapter

son manuel à la langue espagnole. Ce n’était pas très franc de sa

part, mais il ne voulait pas avoir l’air de lui refuser un service

qu’il rendait à Lila.

« Mais tu devais pas me le filer, ton manuel ? » demanda-t-

elle. Il lui dit qu’elle confondait son lexique anglais-français avec

le manuel, qui n’était pas encore publié. Pour le lexique, elle

devrait patienter, lui dit-il, car le dernier exemplaire qui lui


170

restait, mis à part celui qu’il utilisait au quotidien, comportait un

défaut de fabrication : toutes les pages étaient vierges.

— Vierges ? fit Elsa. Tu ne serais pas un peu vierge toi aussi ?

— Pages vierges ou pages remplies, tu n’y pigeras de toute

façon que dalle.

Un peu gaffeur, Guillaume.

Ce qu’il confirma le soir même quand, dînant avec Virginia, il

cita (sans aucune pédanterie, bien sûr) l’aphorisme suivant de

Mishima : « De même qu’un homme peut violer une femme par

respect pour elle, une femme peut se donner à un homme pour

témoigner du mépris qu’il lui inspire. » Devant

l’incompréhension de Virginia, Guillaume se lança dans des

explications confuses au cours desquelles il rendit compte (avec

son tact habituel) de ce que lui avait dit Gros Tas, pour qui un

viol, ce n’était pas bien grave.

Mal lui en prit. « Quelle ignominie ! s’emporta-t-elle. Vous les

hommes, vous ne pensez que par votre queue ! » Il tenta de se

disculper en arguant qu’il ne faisait que répéter les propos de

tiers, mais cette excuse à la gomme ne fit qu’enrager Virginia

davantage. « Toi, ton Gros Tas et Mishima, vous êtes du même

tonneau. Ça me coupe l’appétit. Je n’ai plus faim. D’ailleurs toi

non plus. » Et elle vida dans la poubelle leur repas à peine

entamé.
171

Mai

« A sheet of glass half an inch thick ». Guillaume hésitait

entre un demi-pouce, 1,27 cm et 12,7 mm. Son démon venait de

lui souffler 13 mm quand la porte de son bureau s’ouvrit

brusquement. Giaccaglia s’assit sur la chaise disposée à

l’intention des visiteurs.

— Ne me regardez pas comme si j’étais une apparition ! C’est

moi, Giaccaglia, et j’estime avoir le droit de m’inviter quand cela

me chante chez n’importe lequel de mes subordonnés.

Guillaume resta interdit, fasciné par la chemise

impeccablement repassée de Giaccaglia, son costume de

président du conseil, et sa cravate sobre et de bon goût. Le

directeur général croisa les jambes, sans doute pour faire admirer

ses coûteux mocassins noirs.

— Comme vous le savez, reprit-il, nous devrons bientôt

établir votre rapport d’évaluation à mi-parcours. J’ai décidé de

m’en charger moi-même.

Les fonctionnaires étaient titularisés un an après leur entrée en

service, mais un rapport intermédiaire était établi au bout de six

mois.

— J’ai évalué votre comportement professionnel dans les

règles, et notamment parcouru une demi-douzaine de vos

traductions. Quel régal ! Vous êtes un traducteur né.

— Je n’ai donc aucun mérite.


172

— Vous combinez la compétence avec la modestie. Je vous

attribuerais bien les notes maximales si vous n’aviez pas

tendance à sabrer dans l’original.

— C’est ce qu’on appelle la concision.

— Mettons. Quand je faisais mes études au lycée français de

Sofia, où mon père était ambassadeur, quelques élèves dont moi

rivalisions chaque vendredi pour produire la traduction du latin

la plus concise possible. La langue française est celle qui se prête

le mieux à l’ellipse. Divin français ! Imaginez un monde tout en

français !

— Un français lingua franca serait martyrisé tant et plus par

des centaines de millions d’ignorants. Notre langue est déjà

polluée sans merci par les journalistes, les écrivains et les

hommes politiques.

— Il ne reste que quelques irréductibles tels que vous pour

protéger sa beauté et rétablir son honneur. Quel style exquis que

le vôtre ! Votre agilité d’esprit ne peut qu’éblouir. Il est donc

naturel qu’Elsa vous admire, mais ne trouvez-vous pas qu’elle va

trop loin quand elle vous appelle « mon fiancé romain » ?

— Elle est fantasque et ne comprend pas que cette innocente

plaisanterie, que vos informateurs ont tort de vous rapporter,

puisse vous blesser.

— Ce qui m’afflige, c’est le déshonneur dont vous accablez

son futur mari. Elle ne tient pas ces propos sans raison. Et vous,

au lieu de tenir compte de mes remontrances, vous vous affichez


173

avec Elle. Pas seulement à l’Agence. On vous a vu sortir avec

elle.

— Il y a bien eu quelques dîners au restaurant, mais nous

n’étions pas seuls. Ce qui est sûr, c’est que je ne suis pas son

amant.

— Ne me faites pas rire. Puisque vous semblez indifférent à

votre licenciement, arme je le concède difficile à manier mais

que je garde néanmoins dans ma manche, sachez qu’en dehors de

mes pouvoirs hiérarchiques je dispose d’une influence

tentaculaire au sein de l’Agence.

— Vous faites allusion à votre réseau d’espions ?

— J’ai des alliés. Jacques Aumasson me mange dans la main.

Mauvais rapport de fin de période probatoire. Charrette.

— Pourquoi confier à un de vos laquais une besogne que vous

pourriez accomplir vous-même ?

— Venant de moi, ce serait brutal et grossier. Je peux aussi

détruire votre réputation.

— Songez plutôt à la vôtre : vous avez plus à perdre que moi.

— Je commencerai par dire à Elsa que vous m’avez proposé

de faire d’elle l’enjeu d’une partie d’échecs.

— Et que j’ai perdu ? demanda Guillaume.

Giaccaglia ne put s’empêcher de rire.

— L’idée était de vous et je ne suis entré dans votre jeu que

pour mettre fin à vos intrigues, mais un fourbe tel que vous ne

renonce jamais.

— Ne parlez-vous pas plutôt de vous-même ?


174

— Je peux lancer des rumeurs infamantes et les faire

propager, jusqu’à ce qu’elles soient portées à la connaissance

d’Elsa. Vous dites pis que pendre de sa meilleure amie, Gregoria

Rojas, ou vous complotez avec Bea Paredes, qu’elle ne peut pas

voir en peinture.

— Elle saura d’où vient la rumeur.

— Ne sous-estimez pas la force destructrice du soupçon. La

réputation est aussi fragile qu’une robe de mariée : une petite

tache et elle paraît entièrement souillée. Une fois perdue la

faveur d’Elsa, je m’empresserai de vous mettre à la porte avant

qu’elle ne comprenne qu’elle a été abusée.

— Dans ce cas, je vous céderais le terrain et trouverais du

travail ailleurs.

— Ce serait trop facile ! Pour parachever mon œuvre, je

mettrai en garde diverses organisations internationales contre

votre manque de loyauté, le harcèlement sexuel auquel vous

soumettez cette pauvre Elsa, votre mépris de la discipline…

— Ce serait employer un bazooka pour tuer un puceron.

— Je me suis borné à vous montrer quelques-unes des armes

de ma panoplie. Vous savez bien au fond de vous-même qu’en

fin de compte, je l’emporterai sur vous, car je suis le plus fort. La

seule raison qui m’a empêché d’agir jusqu’à présent, c’est que

j’ai beaucoup d’estime pour vous et considère que vous êtes un

atout précieux pour notre organisation.

Et il se leva et sortit aussi brusquement qu’il était entré.


175

Guillaume ne rapporta pas cet entretien à Elsa, pour ne pas

faire le jeu de Giaccaglia en administrant les poisons concoctés

par lui. Mais le misérable avait instillé en Guillaume ceux de la

crainte et du doute.
176

Mai

Lorsque Lila arriva pour sa deuxième leçon, elle apprit que la

traduction qu’elle avait faite à titre d’exercice laissait beaucoup à

désirer. Guillaume y avait cependant décelé une étincelle

encourageante, la promesse de progrès possibles. Du reste, son

inexpérience la rendait plus malléable et plus apte à être forgée

par lui. « De toute façon, ajouta-t-il, selon un principe

d’hydraulique, plus un corps est léger, plus vite il atteint la

surface. Il est impossible d’apprendre quoi que ce soit à un

traducteur moyen, car il croit tout savoir. »

Ensuite, l’élève se montra attentive, mais encline à la

contestation. Ainsi, quand Guillaume lui fit observer que « bien

que » se construisait avec le subjonctif, elle lui sauta

pratiquement à la gorge :

— C’est pas parce que tu le dis que je vais te croire !

— Lila, je ne vous tutoie pas et je vous demande de ne pas me

tutoyer.

— Bien, Maître, mais ce n’est pas un non-linguiste qui va

m’apprendre le français. On utilise le subjonctif après « bien

que » dans le cas d’un énoncé hypothétique, tandis que le mode

de l’assertion est l’indicatif.

Comme souvent, le Grevisse ne fut d’aucun secours et

Guillaume lui servit l’une des formules favorites de son père :

« C’est comme je le dis parce que je le dis. Point final. »

— Parce que vous êtes une autorité ? demanda-t-elle.

— Parce que je suis le seul formateur dont vous disposiez.


177

— Et si j’obtenais ma formation auprès d’enseignants

professionnels, au lieu de m’en remettre à un amateur ?

— Libre à vous, mais la formation la plus courte que je

connaisse dure deux ans et ne sert à rien. Après cela, pour obtenir

un poste, vous n’auriez pas d’autre choix que de vous prostituer.

— Avec vous ?

— Non. Il faut frapper à la tête. Avec Giaccaglia. Il apprécie

les jeunettes.

— Elsa m’en a parlé.

Ils rirent.

Guillaume avait étouffé dans l’œuf cette nouvelle tentative de

révolte, mais il n’était pas au bout de ses peines. Il avait inclus

dans son manuel un questionnaire sur la culture générale. Les

deux premières questions étaient « Qui a succédé à Dwight

Eisenhower ? » et « Quelle est la capitale du Népal ? »

— Non, non et non ! s’exclama-t-elle. Je ne suis pas venu ici

pour jouer à Questions pour un champion !

— La culture générale est essentielle pour un traducteur.

— Pour avoir la réponse à vos questions débiles, il suffit de

faire une recherche sur Internet.

— Si votre culture générale comporte des lacunes, vous serez

incapable d’interpréter le résultat de vos recherches.

Elle répondit au questionnaire, mais ne trouva que onze

réponses correctes aux trente questions et qualifia le

questionnaire de « très difficile ».


178

— Lisez et cultivez-vous, lui Guillaume. D’ailleurs, je vais

vous prêter une demi-douzaine de livres, à lire en prenant des

notes, que j’examinerai.

— Voilà qui est bien besogneux.

— Je vous passerai pour commencer les mémoires de

Kissinger. Ils font bien trois mille pages.

— Quelle corvée !

— Je ne me considère pas comme très cultivé, mais je le suis

suffisamment pour me rendre compte quand la consultation

d’ouvrages de référence est nécessaire. Il faut que vous atteigniez

ce niveau minimum.

— Il devrait être suffisant de lire La culture générale pour les

nuls.

L’éditeur des « Nuls » accepterait peut-être de publier le

manuel de Guillaume sous le titre La traduction pour les nuls. Il

faut bien faire quelques concessions.

— En plus des livres, je vous donnerai des hebdomadaires

français qui vous permettront de vous tenir au courant de

l’actualité et de l’évolution de la langue, dit Guillaume.

— Je vais demander au pape une audience pour obtenir une

dispense.

— En revanche, évitez à tout prix la presse quotidienne,

pleine de fautes et superficielle.

Guillaume passa à la leçon proprement dite, mais quand il

exposait un principe et donnait ensuite à Lila une phrase à

traduire pour s’assurer qu’elle l’avait assimilé, elle versait dans


179

le mot à mot. Il avait beau la corriger et lui faire des

réprimandes, elle retombait toujours dans ce travers. Patiemment,

Guillaume s’employa à lui faire comprendre que toute traduction

devait être fidèle, correcte, claire, fluide et naturelle. Comme les

trois premières qualités étaient évidentes, il comptait la faire

adhérer progressivement aux deux dernières en la convainquant

de la synergie de ces cinq qualités : l’une engendrait

nécessairement les autres. Par exemple, une traduction qui n’était

pas naturelle ne pouvait être claire. Elle manifesta de l’intérêt

pour ces notions nouvelles pour elle. Mais parviendrait-elle à les

assimiler ?

— Il est manifeste que vous n’avez jamais donné de cours et

que je vous sers de cobaye, dit-elle à la fin de la leçon.

— J’ai passé des dizaines d’heures à rédiger ce manuel, dit-il

en l’agitant. Tout est soigneusement planifié.

— Mais vous vous y prenez comme un manche ! Vous allez

trop vite et vous vous comportez en tyran. Je suis claquée.


180

Juin

Elsa était inculte, mais avec beaucoup de charme et

Guillaume aimait entendre son petit rire de jeune fille prise en

faute quand la conversation mettait en évidence l’une des

nombreuses lacunes de sa culture. À diverses reprises, il lui avait

rappelé qu’ils devaient se rendre à la Villa Borghese, mais elle

trouvait toujours une excuse pour différer la visite, préférant les

distractions faciles.

Estimant que des films de réalisateurs chinois pourraient

l’initier en douceur à la civilisation orientale, il l’emmena voir

Chang Li, princesse des montagnes. Hélas, cette interminable

chinoiserie finit par l’exaspérer et le moment vint où il ne put

plus la supporter. Après deux mots d’explication chuchotés à

l’oreille d’Elsa, il se leva pour aller attendre la fin du film dans le

foyer. Elle l’y rejoignit aussitôt.

— Comment tu pouvais penser que je resterais si tu quittais la

salle ?

— Je suis désolé, mais ce film me tapait sur les nerfs, dit-il.

— Tu dois pas t’excuser. T’as déjà été bien bon de pas

vraiment m’avoir laissée en rade.

Cette observation était une façon de ne pas accepter ses

excuses et de lui laisser entendre qu’il l’avait laissée en rade.

La semaine suivante, il l’emmena voir Les cavaliers de feu,

film dans lequel jouait Chang Ruochong, l’actrice favorite de

Guillaume, dont il ne parvenait pas à se rassasier de la beauté.

Après le film, ils soupèrent à la terrasse d’un restaurant de


181

Trastevere, quartier pittoresque de Rome, avec ses ruelles

étroites, ses maisons à l’ancienne, ses terrasses illuminées, ses

pavés qui luisaient dans la pénombre. La journée avait été

chaude, mais la température était retombée aux environs de vingt

degrés et des touristes flânaient béatement dans la rue. Au cours

du repas, Elsa fit l’observation suivante : « Le cinoche, le resto,

ça me donne l’impression d’une vraie sortie. » Cette sortie aurait

été véritable si Elsa n’avait pas suggéré qu’elle ne l’était pas.

Elle avait raison de considérer qu’ils ne sortaient pas

ensemble. Elle était sur le point de se marier, bon sang !

La cérémonie fut d’ailleurs célébrée quelques jours plus tard à

Rome dans la plus stricte intimité. Il y eut ensuite un déjeuner,

auquel Guillaume fut bien entendu invité.

À son arrivée, Elsa interrompit ses préparatifs culinaires pour

lui enlever des mains un exemplaire du lexique de Favauge et

Los Ojos de Elsa. Il avait trouvé ce recueil d’Aragon en version

espagnole chez un bouquiniste et l’avait enrichi d’une dédicace

couchée dans la langue de Cervantes pour la facilité de la lectrice

et traduite ici en français pour la facilité du lecteur :

Le Soleil n’est pas près d’oublier le jour où il s’échappa

des yeux d’Elsa.

Guillaume trouvait sans doute que c’était pas mal du tout et

même qu’il faisait jeu égal avec Aragon.

« Le soleil qui s’échappe de mes yeux ! T’es trop mignon !

Quand je pense qu’un bouquin portait mon nom et que je le

savais pas ! Je m’imaginerai que c’est toi qui l’as écrit pour
182

moi. C’est pas mon homme qui penserait à me faire un cadeau

pareil ! »

Elle apprit à Guillaume qu’elle ne rejoindrait pas l’ingénieur à

Dresde tant qu’il ne lui aurait pas trouvé un emploi. En attendant,

Pförtner ferait un saut à Rome tous les quinze jours. Pour

l’instant, il était chez Giaccaglia pour régler avec lui on ne savait

trop quelles affaires. Les autres invités arrivèrent petit à petit.

Elsa présenta Guillaume à Mme Kawanaka, une architecte

japonaise d’âge mûr, et l’appela à cette occasion « mon meilleur

ami ». Ces paroles furent concomitantes à un puissant

jaillissement d’essence féminine, qui fit planer Guillaume

pendant plusieurs minutes.

Il connaissait déjà la majorité des convives : Giorgio, Silvia

Shrivastava, une informaticienne, Giannina Angeloni, du Service

des barrages, Peter Bennett, le directeur de la Division des

services techniques, Qianjin et Gregoria. Wang Yingwei, la

directrice de la Division de l’administration, aurait dû aussi

participer à la fête, mais à la dernière minute, elle s’était

décommandée, ce qui contraria un peu Guillaume.

Heureusement, il bénéficia de la conversation de

Mme Kawanaka, qui lui donna des explications passionnantes

sur la façon dont les kanji utilisés dans sa langue s’étaient

différenciés des caractères chinois. Ayant entendu que Guillaume

rêvait de se jeter son célibat aux orties, elle lui conseilla de lire

un roman de Junichiro Tanizaki, Un amour insensé, dont elle lui

indiqua l’argument : un homme immature épousait une femme


183

censément soumise, qui finissait par le faire tourner en

bourrique.

Mme Kawanaka étant réclamée en cuisine pour surveiller la

cuisson pendant qu’Elsa se changeait, Guillaume se rabattit sur

Silvia, mais il ne parvint pas à se concentrer sur ce qu’elle lui

disait, obnubilé qu’il était par son léger strabisme, qu’il trouvait

plutôt seyant.

Il s’en désintéressa lors de la réapparition d’Elsa, qui portait

maintenant une robe de couleur champagne très échancrée, dont

ses seins auraient normalement dû déborder s’ils n’avaient été

presque inexistants. En revanche, son décolleté mettait en valeur

des clavicules dessinées avec délicatesse.

Le repas pouvait commencer et Guillaume s’enivra un peu.

(Tu parles d’une surprise !) Comme d’habitude, il s’était dit :

« Pas plus de deux verres ». Mais après deux verres, on n’est

plus dans le même état d’esprit. Quel mal un troisième peut-il

faire ? Ensuite, les inhibitions sont levées et on continue. Il était

déjà éméché quand le mari d’Elsa arriva, accompagné de Cesare

Giaccaglia, alors que quelques bonnes âmes débarrassaient la

table. Quelle affaire urgente ces deux-là devaient-il régler pour

s’absenter en un moment pareil ? Elsa présenta son mari à

Guillaume en désignant ce dernier comme son « attaché

culturel ». Quant à Giaccaglia, il se mit à jouer les jolis cœurs

auprès d’Elsa, que son manège amusait.

Par bravade, Guillaume demanda à Horst Pförtner, le mari

d’Elsa, ce que pouvait bien être un mariage dont les conjoints


184

résidaient à des milliers de kilomètres de distance. La

quarantaine, le visage énergique, une carrure impressionnante, un

physique de bûcheron, l’ingénieur aurait pu estourbir Guillaume

sans effort.

— Vous me paraissez être plus un fouineur qu’un attaché

culturel. Qui êtes-vous au fait ?

— Le meilleur traducteur du monde francophone, répondit

Guillaume.

Il avait vraiment trop bu.

— C’est ce que j’ai cru comprendre. C’est donc vous le petit

drôle qui… J’ai entendu que vous étiez docteur en traduction.

Pourquoi pas un doctorat en nettoyage de chiottes ?

Il avait la mâchoire crispée d’un gars qui s’efforçait de garder

son sang-froid. Il reprit :

— En plus, il me semble que vous n’avez pas bu que de la

limonade.

— Il m’arrive de boire un coup de trop, mais rassurez-vous,

demain je serai en pleine possession de mes facultés. En d’autres

termes, je serai en pleine possession de mes facultés, comme je

viens de le dire. Vous n’êtes pas obligé de répondre à ma

question si elle vous embarrasse. D’ailleurs, je l’ai oubliée.

— Elsa viendra me rejoindre dès que je lui aurai trouvé du

travail, ce qui ne saurait tarder. Quant à vous… Il y a là un

fauteuil confortable pour cuver votre vin.

Guillaume s’assit dedans et, s’abstrayant du brouhaha des

conversations, se laissa bercer par les airs que diffusait le disque


185

de Beniamino, celui qu’il avait offert à Elsa, qu’elle faisait

tourner en boucle et qui semblait faire la nique au mari. Comme

la bibliothèque était à portée de main, Guillaume prit La

Coscienza de Zeno, d’Italo Svevo, et l’ouvrit à une page prise au

hasard. « L’heure où j’aurais dû rentrer à la maison était passée

depuis longtemps. » Il lui sembla que ce passage s’adressait à lui.

Devait-il mettre les bouts ? D’étranges filigranes flottaient

devant ses yeux. « J’aurais voulu partir », poursuivait le

narrateur. Non, il souhaitait rester. Guillaume eut l’impression

d’être habité par un esprit bienveillant. Son regard était détourné

du livre, son attention était distraite des mots. Détourné, distraite

par une image floue aux couleurs pastel, un peu semblable à une

illustration de conte de fées. Il essaya d’identifier cette image,

mais elle se dérobait. C’était le visage d’une femme, mais il n’en

distinguait pas les traits. Il ne voyait clairement que ses yeux. À

qui appartenaient-ils ? À une femme qu’il connaissait, il en était

certain. Voyons… Mais oui ! Les yeux d’Elsa ! Des yeux aussi

brillants que le soleil, comme dans sa dédicace !

Observez le sourire béat de Guillaume.

— Vous semblez être aux anges, lui dit Mme Kawanaka, qui

s’était assise sur un fauteuil placé de l’autre côté de la table

basse.

— Madame Kawanaka, je viens de découvrir qu’une femme a

pris possession de moi.

— Encore ! Est-ce parce qu’elle s’est mariée qu’Elsa a été

remplacée dans vos pensées ?


186

— Mais c’est Elsa qui a installé ses quartiers dans mon

cerveau ! Je viens de comprendre que j’en suis amoureux.

C’était Guillaume tout craché : après avoir couvé pendant

des mois, son désir d’Elsa s’était brusquement embrasé comme

si une fois mariée et définitivement hors de portée, alors

seulement elle commençait à l’intéresser vraiment.

— Et c’est maintenant que vous le découvrez ? demanda

Mme Kawanaka. Mais tout le monde est déjà au courant !

— Vous m’en bouchez un coin ! Comment peut-on le savoir

avant moi ?

— Vous n’êtes pas très discrets. La réceptionniste m’a raconté

l’incident du taxi.

— Les accidents, je ne les crains pas, mais les incidents me

terrorisent. Quel incident ? Dites-le-moi avec ménagement.

— Un matin, vers neuf heures et demie, Valeria a remarqué…

— Oh ! n’allez rien imaginer ! Après une panne de réveil,

Elsa avait pris un taxi. Quant à moi, j’arrive à l’heure qui me

plaît. Elsa m’a aperçu sortant de la station Castro Pretorio et m’a

véhiculé jusqu’à la boîte. Valeria a mal interprété.

— Vous me rassurez. Mais maintenant qu’elle est mariée, elle

ne vous appellera plus son « fiancé romain ».

— Les fiançailles sont bel et bien terminées.

— Mais elle reste celle qui hante votre esprit. Elsa est bien

sympathique, mais qu’a-t-elle de si extraordinaire ? demanda

Mme Kawanaka.
187

— Son regard plein d’étincelles… parfois vague ou

interrogateur, glacial, appréhensif… ou pétillant quand elle rit…

— Est-ce tout ? demanda Mme Kawanaka.

— Elle est intrépide.

« Pourquoi vous déjeunez toujours tout seul ? »

— Je dirais même qu’elle a un sacré culot, fit

Mme Kawanaka.

Giaccaglia devait avoir appris qu’elle le surnommait « la tête

pensante ».

— Et c’est une jolie femme, vous ne trouvez pas ? .

— Certes, mais ça passe, dit Mme Kawanaka. Moi, à son âge,

je n’étais pas mal non plus, et voyez ce que je suis devenue.

— Ce n’est pas bien, madame Kawanaka, de m’obliger à vous

avouer que je vous trouve séduisante dans votre maturité, et que

s’il n’y avait pas Elsa…

— Flatteur, va !

C’était vrai : comment pouvait-on comparer cette petite

Japonaise mal fagotée avec Elsa, toujours élégante, cette dame

mûre et raisonnable avec Elsa, gaie, spontanée et prompte à

plaisanter, l’anglais incorrect de Mme Kawanaka avec l’espagnol

chantant d’Elsa, une architecte trop diplômée avec une jeune

femme naïve, béate d’admiration devant la culture rapiécée de

Guillaume, ses dérisoires titres universitaires et un livre qui se

vendait mal.

— Mais, reprit-elle, vous devriez être malheureux, vu les

circonstances.
188

— Je n’ai pas dit mon dernier mot. Vous saviez qu’elle ne

rejoindra pas son mari en Allemagne ?

— Franchement, c’est le cadet de mes soucis.

— Je viens de l’apprendre, dit-il. Cette nouvelle ouvre des

perspectives, non ?

— Il serait sage de garder les pieds sur terre.

Les pieds sur terre ? C’était bon pour les autres. Prenant ses

désirs pour des réalités, Guillaume tint le raisonnement suivant :

« Puisque Elsa, cette femme désirable, audacieuse,

primesautière, délicieusement irrationnelle et presque disponible

s’est entichée de moi, je dois me mettre à son diapason et

concocter un plan de bataille pour la détacher de son mari. Oui,

oui, la détacher de son mari. On peut certes douter du succès

d’une telle entreprise, mais même si en définitive elle fait

naufrage, elle me paraît digne d’être tentée, d’autant que ce mari

en exil me paraît lointain, abstrait, provisoire. Ce mariage ne

marquera-t-il pas le début d’un désenchantement ? Même si Elsa

est attachée à l’ingénieur par des liens anciens, multiples et

serrés, une chaîne difficile à rompre, il est clair que moi,

Guillaume, j’occupe la première place dans son affection,

avantage que je dois exploiter à fond. Comme mes chances de

l’emporter sur l’ingénieur sont encore amoindries par ce chien de

garde de Giaccaglia, personnage puissant qui dispose de toutes

les armes nécessaires pour m’écarter, je dois me préparer à une

longue guerre de tranchées, qui s’achèvera probablement par ma

défaite, mais peu importe. Reste à mettre au point un plan. À le


189

préparer soigneusement. À l’exécuter sans hâte excessive ni

atermoiements injustifiés. »

Quand Guillaume reprit contact avec la réalité, il vit que

Mme Kawanaka n’était plus assise dans le fauteuil et entendit

encore l’organe de Beniamino. Il prit congé, ne tenant plus en

place : il lui fallait marcher à grands pas pour remuer dans sa

caboche un vaste plan de conquête d’Elsa, à côté duquel les

misérables stratégies de conquête de l’Europe par Napoléon et

Hitler n’étaient que de la gnognote.

Il y pensait encore le lendemain matin, incapable de se

concentrer sur ses travaux lexicographiques. L’après-midi, la tête

bouillonnant encore de plans de bataille, Guillaume fit une

longue promenade dans Rome, au cours de laquelle, bousculant

en pensée les passants parasites, il musarda au hasard dans le

dédale des rues, ses pas guidés par les déambulations ondulantes

de belles étrangères ou le courant sinueux d’une pensée

indisciplinée, jusqu’à ce qu’il parvienne, après d’énormes

détours, à la fontaine de la piazza della Repubblica, où quatre

naïades ne se lassaient pas de folâtrer avec des monstres

aquatiques, tandis que des jets d’eau giclant dans tous les sens

éclaboussaient leurs ébats et les touristes qui se pressaient autour

de la vasque, mêlant leur brouhaha au bruit de ces jaillissements.

La marche ayant asséché son gosier, il étancha sa soif à l’une de

ces petites fontaines d’eau potable appelées « nasoni » par les

Romains pour avoir la force de rentrer chez lui.


190

À son retour à la villa, il entra par l’arrière, ainsi qu’il en avait

l’habitude lorsque le portail était ouvert.

Il n’était pas seul. Le mec balèze que Virginia avait mis à la

porte quelques mois plus tôt était campé sur l’allée dans une

attitude de défi. Son polo en coton mercerisé à fines rayures

horizontales rouges, blanc cassé et noires laissait voir ses bras de

boxeur. Il jeta sa clope par terre quand il vit Guillaume. Que

faisait-il là ? Virginia était partie à Orvieto. Rebrousser chemin

aurait été lâche. Guillaume s’immobilisa. « Dis donc, nabot, t’as

pas encore pigé qu’y faut laisser tranquilles les femmes des

autres ? » dit la brute d’une voix rauque en marchant vers

Guillaume avec une froide détermination dans le regard.

Guillaume ne bougea pas. La brute lui souleva le menton avec

son poing. Guillaume recula, l’autre avança et Guillaume tomba.

Il sentit la morsure du gravier à l’arrière du crâne. Empoignant

Guillaume des deux mains par la chemise, l’homme le releva

comme un pantin et lui donna un coup de boule. Guillaume crut

que le squelette de sa face se craquelait comme un miroir et il

ressentit une douleur atroce qui rayonnait à partir de son nez. Il

lâcha un grand « Oh ! », autant de douleur que de surprise qu’on

puisse avoir mal à ce point. Alors que Guillaume gisait à terre, la

brute lui donna sur le crâne un coup de pied tellement violent que

Guillaume eut l’impression que sa tête était une bille de flipper

qui rebondissait de façon saccadée entre une série de

champignons fluorescents dans un feu d’artifice de lumières


191

multicolores accompagné d’une rafale de mitrailleuse musicale.

Tilt.

Guillaume reprit connaissance en gémissant et tenta en vain

de se mettre debout. Il avait un affreux mal de tête, que le

moindre mouvement rendait plus pénible encore, et il lui

semblait que son nez avait été arraché par les dents d’un

molosse. Le sang qui s’écoulait dans son gosier lui donnait la

nausée. Il se mit à flotter dans un état qui alternait une demi-

inconscience et de douloureux moments d’éveil.

Il était presque lucide quand Virginia, de retour d’Orvieto, le

découvrit en train de râler sur l’allée. Après l’avoir traîné à

l’intérieur, donné les premiers soins, deux aspirines et un grand

verre d’eau, elle le conduisit aux urgences.

— Ton tex m’a tacaté, parvint-il à lui dire dans la voiture, se

rendant vaguement compte qu’il ne parlait pas normalement.

Comme il était loin d’être parmi les plus mal en point aux

urgences de l’Ospedale Santo Spirito, l’attente promettait d’être

longue. La foule de patients débordait de la salle d’accueil dans

un long couloir. Certains étaient assis le long du mur à droite,

d’autres gisaient sur des civières alignées à gauche. De

nombreuses personnes, dont Guillaume, devaient rester debout.

La rumeur sourde était parfois troublée par des gémissements ou

les cris d’hommes qui s’énervaient. Guillaume laissait couler le

sang pour faire plus grave, mais son cas fut étiqueté « vert »,

degré de priorité assez bas, à peine supérieur à « blanc »


192

(bobologie). Virginia, désireuse de donner à Guillaume une petite

leçon d’arrangiarsi all’italiana, fila cent euros à un infirmier

pour reclasser Guillaume « jaune ». C’était deux cent cinquante

euros pour « rouge ». Il fut pris en charge environ une demi-

heure plus tard. Une femme médecin le fit s’asseoir sur une table

d’examen, lui nettoya le visage et le palpa avec une infinie

délicatesse. Rassuré par sa douceur et enchanté par son toucher

proche de la caresse, il promena son regard dans le local, avant

de le laisser plonger dans le décolleté de la jeune femme, bien

visible sous sa blouse entrouverte. Quand elle s’en aperçut, il

ferma les yeux. « Fracture du nez simple et commotion cérébrale

sans gravité », dit-elle. Pourtant, elle lui posa quelques questions

et fut alarmée par l’incohérence de ses réponses. À ce moment-

là, il eut droit à tout le tralala. Un aide-soignant l’invita à prendre

place sur un fauteuil roulant et le conduisit dans une chambre à

un lit. Une infirmière stagiaire lui ordonna de se déshabiller

entièrement, de revêtir une chasuble et de s’allonger sur le lit.

Ensuite, elle s’escrima pendant quelques minutes pour lui

enfoncer une aiguille dans une veine du bras gauche. « Je vous

fais mal ? » finit-elle par lui demander d’un air soucieux. Elle

sortit et fut remplacée par une infirmière africaine, qui posa à

Guillaume un cathéter et lui préleva une grande quantité de sang.

Était-il présumé bourré ou défoncé ? Après une petite demi-

heure, il fut transporté, grabataire dans un fauteuil roulant, dans

la salle du scanner, avant d’être déclaré normal et enfourné dans

un appareil d’IRM, qui ne livra aucun diagnostic. L’hôpital avait


193

pour politique de faire passer le maximum de patients par toutes

les attractions pour les rentabiliser. Un neurologue lui proposa un

électro-encéphalogramme. Si Guillaume avait la tête comme un

juke-box et des difficultés à s’exprimer, il était en pleine

possession de ses facultés, mais après tout…

« Tous les examens sont normaux », lui dit le neurologue,

visiblement déçu. Pour ce qui était du nez cassé, le traitement

était simple : appliquer des compresses froides et prendre des

analgésiques pendant quelques jours. Il prescrivit une semaine de

repos et lui dit de ne plus se bagarrer. Guillaume chercha

Virginia dans la foule, mais elle ne l’avait pas attendu.

Le lundi, elle l’accompagna au commissariat de la via

Guidubaldo del Monte, où Guillaume porta plainte contre son

agresseur, dont Virginia révéla l’identité : Mario Scanagatta,

individu connu de la police. « J’ai revu Mario il y a une dizaine

de jours chez sa sœur, qui est une amie, et il s’est montré

aimable, dit-elle à Guillaume. Celui qui occupait ton appartement

avant toi… Trop d’hommes voient en moi une proie. Je veux dire

quand une femme n’est pas trop moche. Mario a tabassé le

locataire précédent, ce que je peux comprendre. Mais dans ton

cas, franchement… Tu es visiblement incapable de te défendre

contre un homme digne de ce nom. Comme je me sens un peu

responsable de cette raclée, je vais te remettre sur pied. »

Le premier jour, elle lui apporta ses repas au lit mais, le mardi,

elle mit fin à cette comédie, le jugeant capable de se prendre en

charge. Un peu dépité, il descendit chez elle pour utiliser son


194

téléphone (il n’en possédait pas), afin de donner les raisons de

son absence à Aumasson, qui lui apprit que les postes des trois

traducteurs le plus récemment recrutés venaient d’être supprimés

et qu’il ferait bien de rechercher un autre emploi. Guillaume

téléphona ensuite à Elsa pour se lamenter de sa mésaventure du

dimanche et de son licenciement imminent.

Les mauviettes n’éprouvent pas de plaisir plus vif que de se

faire plaindre.

Quand il lui retéléphona le mercredi, elle lui apprit le

déclenchement d’une grève contre le licenciement des

traducteurs et, le lendemain, la capitulation de l’administration.

Les explications confuses d’Elsa donnèrent mal à la tête à

Guillaume.

Pour comprendre de quoi il retournait, il reprit le travail le

vendredi. Jung Jong-min, le chef du Service de traduction, vint le

voir. Plutôt grand pour un Coréen, visage osseux, peau d’un

jaune sale, yeux plissés qui lui donnaient un air hypocrite et cruel

immérité.

— Qui vous a arrangé comme ça ? demanda-t-il.

La tronche de Guillaume était encore enflée et bleuâtre.

— Un jaloux, répondit-il.

Beaucoup de choses s’étaient passées pendant son absence, à

commencer par une réunion du Service de traduction le lundi

matin : Jung avait été informé de la suppression de trois postes

de traducteur, pour les langues espagnole, française et russe. En

vertu du principe « dernier entré, premier sorti », les postes


195

supprimés étaient ceux de Natalia Tikhonova, de Roberto

Santamaría Sánchez et de Guillaume.

— Mais la situation a évolué, dit Jung, et en réalité, votre sort

se trouve entre vos mains.

— Nous ne sommes que des fétus de paille, qui vont de-ci de-

là au gré du vent, dit Guillaume le poète.

— Le vent s’apprivoise, dit Jung. Pendant mes études, je

rêvais de devenir fonctionnaire, justement pour échapper aux

caprices du sort.

— Le sort n’est pas capricieux, pas plus que le vent. Le

Ressort du monde calcule tout impassiblement au fur et à

mesure, dit Guillaume le philosophe.

— Un ordinateur ? demanda Jung, stupéfait.

— Disons le Principe régulateur de l’univers.

— D’où sort ce principe ? Et ce ressort ? C’est une nouvelle

philosophie ?

— Non, c’est mon interprétation du taoïsme.

— Vous avez dû mal comprendre. Les spiritualités

orientales… Si les événements sont prédéterminés, que devient

la responsabilité individuelle ?

— Illusion, dit Guillaume.

— Et la morale ?

— Imposture.

— On peut choisir.

— Vous avez choisi d’être Coréen ?

— Non, c’est un hasard de la naissance.


196

— En réalité, le hasard est programmé. On entend parfois :

« J’aurais pu naître Chinois ou Congolais. » Non, je n’aurais pas

pu. C’est rigoureusement impossible. Le scénario est écrit dès

avant votre conception. Et s’il n’est pas bon, pas question de le

changer.

— Mais alors c’est une loterie, ce qui contredit votre négation

du hasard.

— Parce que vous pensez que les résultats de la loterie sont le

fruit du hasard ?

— Je vois. Donc, si vous commettez un assassinat, vous n’en

êtes pas responsable.

— N’ai-je pas plutôt obéi au bon plaisir du Principe

régulateur de l’univers, dont je ne suis que l’instrument aveugle ?

— Revenons plutôt au bon plaisir de nos supérieurs, dit Jung.

L’administration avait décidé de supprimer trois postes de

traducteurs pour pouvoir recruter un chargé de communication,

un administrateur de site Web, et une personne qui organiserait

une exposition permanente et des visites guidées du bâtiment.

Tout irait vite, car les États membres dont c’était le tour avaient

déjà désigné les lauréats des concours qui allaient être organisés.

Lors de la réunion de lundi, Natalia Tikhonova, assise sur l’un

des sièges éjectables, s’estima la cible de cette décision. Elle

avait été recrutée contre l’avis du syndicat, dont le président

aurait voulu placer un de ses protégés à son poste. Depuis lors,

d’après elle, ce syndicat lui cherchait noise sous tous les

prétextes. Le syndicat de la boîte ne défendait pas les intérêts des


197

affiliés mais les perspectives de carrière de ses dirigeants. Si un

syndicaliste se montrait raisonnable pendant trois ou quatre ans,

tout en donnant le change aux syndiqués par une action en faveur

de réformes de toute façon souhaitées par l’administration, il se

voyait nommé à un poste en vue. Il cessait alors ses activités

syndicales et cédait la place à un autre. Ce système garantissait

un personnel docile et la paix sociale. Lors du dernier

recrutement d’un traducteur russe, le jury avait cru bon de retenir

la meilleure candidate, Natalia.

— Privilégier la compétence, c’est d’un idéalisme archaïque !

s’indigna Jung.
— Vous avez mille fois raison, dit Guillaume. Je suis pour le

recrutement par tirage au sort.


Selon Jung, pourtant, les gouvernements devaient avoir leur

mot à dire. Mais depuis qu’il était chef de la traduction, il avait

toujours dû s’accommoder de traducteurs compétents, parce

qu’un mauvais traducteur qui traduisait de façon

incompréhensible un texte plus ou moins bien rédigé risquait de

ternir la réputation de l’Organisation.


— Mais qu’est-ce qu’un traducteur compétent ? dit-il. Une

traduction est une traduction. On est traducteur ou on ne l’est

pas.
— Entre deux traducteurs, pourquoi ne pas retenir le

meilleur ? dit Guillaume.


— Ça, c’est de l’élitisme, fit Jung Jong-min. Voire de la

discrimination. Et, sans vouloir vous vexer, je préfère un

mauvais traducteur qui tape ses textes à un bon traducteur qui les

dicte et accapare ainsi une opératrice de traitement de texte. Sans


198

oublier que le grand avantage des mauvaises traductions, c’est

qu’elles sont réversibles.


— C’est-à-dire ? demanda Guillaume.
— Si on les retraduit en anglais, on obtient le texte original.
— À condition que celui qui retraduit vers l’anglais soit un

aussi mauvais traducteur que le premier.


— Il ne devrait pas être trop difficile d’embaucher de mauvais

traducteurs, dit-il. Et votre remarque même indique que ce serait

préférable. Mais qu’est-ce que c’est que ces cris de putois ?


Jung quitta précipitamment Guillaume pour régler une affaire

plus urgente : deux traducteurs espagnols en étaient venus aux

mains à propos de la traduction du mot « focus ». Guillaume fila

dans le bureau de Natalia Tichonova, qui lui raconta la suite des

événements. Lors d’une réunion d’urgence du comité du

syndicat-paillasson, un de ses membres avait soutenu que, tant

qu’à virer des traducteurs, il fallait se séparer des moins

compétents et non appliquer un critère aussi arbitraire que

« dernier entré, premier sorti ». Il convenait selon lui de proposer

à l’administration de faire passer à tous les traducteurs une

épreuve éliminatoire notée par des traducteurs de la FAO,

organisation internationale qui avait aussi son siège à Rome. Les

traducteurs les moins bien notés seraient licenciés. En général, le

syndicat-paillasson adorait les revendications de ce genre : elles

ne remettaient en question rien de fondamental. L’administration

aurait sans doute accepté cette demande, ne serait-ce que pour

donner un semblant de légitimité au syndicat-paillasson. Mais

pour la plupart des membres du comité, c’était une occasion en

or de se défaire de Natalia Tikhonova, dont ils n’avaient pas

digéré le recrutement au mépris de toutes les règles d’iniquité. Le


199

comité avait donc invoqué le sacro-saint « droit de gestion » de

l’administration et décidé de ne pas intervenir. Piquée au vif,

Natalia Tikhonova avait créé un nouveau syndicat, dénommé

« Sang neuf » et appelé à une grève sur le tas immédiate, qui

avait été largement suivie par le personnel subalterne, tandis que

les fonctionnaires de catégorie A s’étaient tenus à distance, ne se

sentant nullement solidaires des traducteurs. Or c’étaient les

fonctionnaires des catégories B et C qui faisaient tourner la

boutique. Sans eux, tout s’arrêtait. Leur mobilisation traduisait

un ras-le-bol dû à une concertation insuffisante de

l’administration avec le personnel et à la confiscation du

dialogue social par un syndicat qui poursuivait ses objectifs

propres. Pour mettre fin à la grève, l’administration s’était

ralliée, bien à contrecœur, à l’idée d’un concours noté par des

traducteurs de la FAO. Pour le russe, qui n’était pas une langue

officielle de la FAO, il serait fait appel à l’Office des Nations

unies à Genève. Confiante dans ses aptitudes et ayant reçu de

Giaccaglia des assurances sur la transparence du processus,

Natalia avait demandé la reprise du travail.


Rassuré, Guillaume téléphona à Elsa pour un déjeuner en tête-

à-tête. Il voulait entreprendre l’exécution du plan de conquête

que, dans son délire, il préparait depuis plusieurs jours. La

séduction d’une femme déjà prise, expédient auquel devait bien

se résoudre l’homme à qui aucune femme n’avait donné sa

chance, comportait autant d’aléas qu’une partie d’échecs.

Guillaume s’était mesuré à quelques maîtres de ce jeu ; il avait

en général perdu, mais en vendant chèrement ma peau, et ses


200

adversaires avaient terminé la partie dans un état d’épuisement

proche du sien, avec des taches de sueur aux aisselles. Contre

l’ingénieur, ses chances de l’emporter n’étaient guère

supérieures, mais ce qui comptait, comme aux échecs, ce n’était

pas de gagner, mais de jouer une belle partie. Lors de ses joutes

avec des maîtres, Guillaume s’était délecté de la situation du plus

faible qui se défend bec et ongles, exultant quand il résistait

malgré des obstacles apparemment insurmontables. Il connaissait

l’inutilité des attaques frontales. Il fallait harceler l’adversaire sur

l’aile gauche, sur l’aile droite, rayonner à partir du centre pour

infliger mille petites blessures, manœuvrer perfidement, feindre,

tendre des pièges, étrangler le roi adverse lentement,

voluptueusement et, enfin, quand l’ennemi paralysé était à votre

merci, donner l’estocade. Dans la vie réelle, pourtant, il faisait

face à un rival coriace, un professeur d’université, infiniment

plus prestigieux qu’un modeste traducteur, mais il devait

suggérer à Elsa qu’un praticien tel que Guillaume était beaucoup

plus compétent dans son domaine qu’un théoricien de l’acabit de

Pförtner dans le sien, puisque ce dernier était un ingénieur civil

qui n’avait aucune construction à son actif. Un fruit sec.


À la cantine, après un échange de propos sur la récente

combine tordue de Giaccaglia, Guillaume ne put s’empêcher de

reprocher à Elsa sa dernière provocation :

— J’ai croisé Gregoria, qui m’a dit que tu parles maintenant

de moi comme de ton « mari romain ».

— Marrant, non ?
201

Non, il ne trouvait pas ça marrant : il avait tous les

inconvénients d’être son amant et aucun des avantages. Et alors

qu’Elsa avait détourné la conversation pour bavarder de Dieu sait

quoi, Guillaume eut une révélation : si elle l’avait intronisé

« fiancé », puis « mari romain », cela faisait partie d’un plan

machiavélique. Elle se servait de lui comme d’un chiffon rouge.

Pour faire pression sur l’ingénieur afin qu’il revienne pour de

bon à Rome et l’engrosse. Le rôle de Giaccaglia était d’informer

l’ingénieur de son infortune supposée, même s’il tardait à le

jouer pour des raisons personnelles. Le plan d’Elsa était super

bien ficelé : d’abord aborder Guillaume, le flatter et entretenir

l’illusion qu’il comptait pour elle, ensuite répandre la rumeur

qu’il était son amant. Guillaume tombait des nues... Comment

n’avait-il pas compris plus tôt que cette amitié extraordinaire

l’était trop pour être authentique ?

— Qu’est-ce que t’as ? demanda-t-elle.

— Je me demandais ce que j’allais faire si on me virait.

Mais cela, Elsa n’en avait cure et elle reprit le fil de son

monologue.

Si elle était manipulatrice, il n’y avait pas de mal à ce que

Guillaume se montre retors lui aussi. Quand elle marqua une

pause, il entama le premier volet de son plan de conquête. Il

s’agissait de détacher une femme qui avait la fibre maternelle

d’un homme qui n’avait pas le chibre paternel. Guillaume lui

parla donc de La Grossesse perpétuelle, ce conte admirable de

Xénophon Vaysse, auteur français du XVIIIe siècle quelque peu


202

tombé dans l’oubli. Une jeune femme enchantée de se découvrir

grosse de son premier enfant passait par les différentes étapes de

cette grande aventure : confidences émues à ses commères,

conseils attentionnés de la matrone, préparation de la layette,

construction du berceau par le mari menuisier, bénédiction in

utero du curé…

À ce moment du récit, déjà, il sembla à Guillaume que les

yeux d’Elsa lui picotaient.

Au bout de neuf mois, tout était prêt pour l’enfantement, mais

plusieurs semaines s’écoulèrent et rien n’advint. « Oh ! dit-elle, il

a seulement un peu de retard et je peux bien attendre : il est si

agréable d’être grosse. Tout le monde s’occupe de moi et je

ressens un tel bien-être que je ne vois pas de mal à ce que ma

grossesse se prolonge. » Ce n’est qu’après un mois de gestation

supplémentaire qu’elle commença à s’inquiéter. Appelés à la

rescousse, les docteurs diagnostiquèrent une graviditas perpetua,

une grossesse perpétuelle : le fœtus continuerait à croître et une

césarienne serait nécessaire, avec tous les risques que cela

supposait. Les parents consultèrent un moine d’un couvent

voisin, qui fut catégorique : l’accouchement ne se produirait que

si le mari couvait l’enfant à naître. Il ordonna que le couple

s’étende sur un lit, ventre contre ventre, jusqu’à ce que l’enfant

daigne sortir de son antre. C’est ce que mari et femme firent, jour

après jour, étant nourris et pris en charge par une sœur de la

jeune femme. Trois couchers de soleil plus tard, les contractions

commencèrent et bientôt la matrone put montrer aux parents une


203

magnifique fille qui, à en juger par ses vigoureuses protestations

d’être née, était en parfaite santé.

— En voilà une histoire qu’elle est belle ! s’écria Elsa en se

tamponnant les yeux de sa serviette. Seul un homme sensible

comme toi peut comprendre ce que ça signifie pour moi.

— Eh bien, figure-toi que notre prof de littérature, ce fruit sec,

lui qui n’a jamais rien écrit, s’est moqué de ce conte ; il a dit que

c’était mièvre.

Elsa perçut certainement le message subliminal : qui n’est pas

en mesure de pratiquer un art, que ce soit la littérature ou le génie

civil, l’enseigne et, probablement, l’enseigne mal.

— Ça veut dire quoi, « mièvre » ?

— C’est ainsi que les cyniques désignent les créations les plus

nobles de l’art et de la littérature quand elles sont un tant soit peu

originales.

Elsa avait réagi dans le sens voulu, mais il fallait déposer plus

de poids sur le bon plateau de la balance pour que celle-ci finisse

par pencher du bon côté. Quelques jours après, Guillaume

commença donc à dérouler le deuxième volet de sa stratégie de

séduction d’Elsa. Sous couleur de rendre compte des cours qu’il

donnait à Lila, il fit comprendre à Elsa que les écoles de

traduction mettaient cinq ans à inculquer quelques vagues

notions de l’art de traduire à leurs élèves, qui ne parvenaient

généralement pas à devenir des professionnels acceptables.

Pourquoi des résultats aussi lamentables ? Parce que les cours de


204

traduction étaient donnés par des enseignants qui n’avaient

jamais rien traduit de leur vie. Il laissa à Elsa le soin de déduire

que, de la même façon, les cours de génie civil étaient donnés par

des ingénieurs dépourvus d’expérience pratique. En revanche,

Guillaume, le professionnel chevronné, formerait Lila en un

temps record et la rendrait capable d’exercer la profession de

traductrice au plus haut niveau, celui d’une organisation

internationale.
Ces cours aidaient Guillaume à parfaire son manuel de

traduction, dont la publication ne manquerait pas d’accroître son

prestige auprès d’Elsa. Encore fallait-il qu’ils soient efficaces.

Guillaume avait débroussaillé le terrain : Lila savait maintenant

qu’elle devait éviter la voix passive, les personnifications

abusives, les expressions lourdes, les calques, les anglicismes, les

termes impropres, les cascades de verbes, les erreurs de registre

et les mots vagues. C’était déjà beaucoup. Cependant, deux mois

furent nécessaires pour convaincre l’élève que la traduction

n’était pas un exercice de collage, qu’il ne suffisait pas de

remplacer les mots anglais par leurs équivalents français. La

théorie de la synergie des qualités de la traduction et le texte des

meilleures traductions de Guillaume conservées au fil des années

commencèrent à porter leurs fruits. « Vous êtes un bon

professeur, lui Lila. Au lieu de recourir à du verbiage

universitaire, vous pouvez extraire de votre pratique des

exemples dans lesquels votre style épuré s’impose comme une

évidence. » Guillaume n’y vit que vile flatterie, mais répéta

religieusement ces paroles à Elsa.


205

Très douée pour la flagornerie, Lila demanda à Guillaume s’il

mettait sa plume au service de la littérature. Il lui dit qu’il

écrivait des poèmes et elle le supplia de les lui montrer. Il recopia

à son intention les trois compositions qu’il jugeait les plus

abouties.
En les lisant, Lila dut mourir de rire, avant de ressusciter

pour les foutre au panier.


Ces marques d’attention caressaient l’amour-propre de

Guillaume mais, comme Lila, pas vraiment une traductrice née,

se trouvait encore loin du but et ne l’atteindrait probablement

jamais, il estima de son devoir de lui dire sans détour, avec regret

mais aussi une certaine satisfaction, que son manque de

dispositions pour la traduction ne lui laissait guère de chances de

remporter un concours honnête. « Arrangez-vous pour qu’il ne le

soit pas », lui dit-elle. Elle pensait que les relations humaines

pouvaient régler n’importe quel problème. Elle ne savait pas que

les copies d’un concours seraient anonymes et, quand Guillaume

le lui dit, elle rétorqua qu’elle pouvait circonvenir Mme Kanko et

lui remettre un échantillon de son écriture. À lui d’en faire autant

avec Aumasson. « Quand le roi et la reine seront tombés, il

restera le valet, c’est-à-dire vous. Faites de moi une traductrice

capable de dissimuler son incompétence. Une fois promue à la

catégorie A, je trouverai un moyen de me faire muter à un poste

correspondant mieux à mes aptitudes. »


Il était impensable que ces deux personnes falsifient des notes

simplement parce qu’on le leur demande. Mais Guillaume avait

laissé entendre que la triche était possible, ce qu’il ne tenait pas à

démentir.
206

À la fin de cette leçon, il dit à Lila que les cours auraient lieu

désormais le mardi et le vendredi à partir de dix-huit heures, car

lui et Elsa se mirent à se voir un week-end sur deux, quand le

mari était absent.

En lui proposant cette escalade de leur amitié, il y avait fort à

parier qu’Elsa faisait un calcul habile : ces week-ends en tête-à-

tête ne tarderaient pas à fuiter, quitte à ce qu’Elsa se trahisse à

l’insu de son plein gré.

Le samedi des week-ends passés ensemble, Guillaume et Elsa

commençaient par déjeuner à Valle Santa, tout en échangeant des

informations insignifiantes sur le petit monde de l’AMGC. Il y a

une nouvelle femme de ménage, une Somalienne. Tu la connais ?

Anna s’est fait larguer par son mec et il a vendu sur eBay toutes

les fringues qu’elle avait laissées chez lui. Il est question de créer

une indemnité de logement de cent vingt euros par mois, mais

seulement pour les permanents. Et tu sais ce que De Biasi a dit à

Eminoglu ? Si tu emmerdes encore ma femme, je te colle deux

balles dans la tête !

Après le repas, Guillaume donnait une leçon de traduction à

Elsa, en privilégiant les généralités abordées par son manuel,

pour éviter de mettre en évidence la maîtrise insuffisante de

l’espagnol tant du maître que de sa nouvelle élève.

Observez la lâcheté et le cynisme de Guillaume : plutôt que

de dire à Elsa qu’elle n’avait pas l’étoffe d’une traductrice, il lui

donnait des cours qui ne serviraient strictement à rien.


207

Ensuite, satisfait de lui, il prenait un roman, tandis qu’Elsa

étudiait ses cours par correspondance, lui posant de temps à autre

une question :

— Pourquoi on parle du PIB et du PNB dans le même

paragraphe ?

— PIB, PNB, c’est du pareil au même.

Il valait mieux ne pas encombrer les synapses d’Elsa avec des

distinctions subtiles.

— Ah non ! Dans le PIB y a pas les revenus de l’étranger, dit-

elle.

Guillaume resta interdit : il savait bien ce qu’était le PIB, mais

avait cru qu’une approximation passerait sans difficulté. Elsa,

une femme savante ?

— Si tu veux, dit-il.

— Je crois que tes connaissances en économie… Tu m’avais

pas dit qu’un bon traducteur doit être capable de cacher son

ignorance crasse ?

— J’étais distrait. J’ai quand même travaillé deux ans à la

Commission européenne.

— Dans ce cas, tu dois savoir ce qu’est un cycle.

— En économie, c’est le passage de « On est dans la merde »

à « On est sorti de la merde », puis « On est de nouveau dans la

merde », et cetera.

— Ah bon ! Ça au moins c’est clair !

Il se replongeait dans son livre. Il savait que la situation était

fausse, mais il retirait un plaisir tranquille des heures ainsi


208

partagées. Il fantasmait que sa présence régulière, presque

conjugale, procurait à Elsa la même satisfaction. Aux antipodes

d’une passion dévorante, ils n’étaient que deux amis qui

appréciaient le temps passé ensemble, coupé du monde. Parfois,

le mari téléphonait et Guillaume ne savait trop s’il devait cacher

ou révéler sa présence. Un homme chez ma femme ? Suis-je

cocu ? Non : vers dix-sept heures, Guillaume appelait un taxi

pour rentrer chez lui.

Le dimanche, elle l’accompagnait dans un musée et se

promenait avec lui dans Rome. Il choisissait chaque lieu pour

une ou plusieurs œuvres propres à se graver dans la mémoire

d’Elsa, par exemple le Museo Nationale Romano pour le buste

de Néron et la statue d’Aphrodite, ou la piazza Navone pour la

Fontana dei Quatro Fiume, peut-être un peu trop ornementée

pour l’amoureux de la concision qu’il était. Il lui fit aussi admirer

la colonne de Marc Aurèle, la louve du Capitole, le Panthéon et

bien d’autres merveilles.

« Tu me fais découvrir un monde que je connaissais pas, lui

dit-elle un jour. Faute de stimulations, dans mon ciboulot, c’était

la jungle. Y avait bien la tête pensante. Il a essayé de me faire

visiter les trésors de Rome, mais l’ingénieur se mettait toujours

en travers : il appelait ça des « bêtises d’esthètes ». Pour lui, un

monument c’est qu’un tas de pierres et de ciment. Il m’a jamais

offert de livre, alors que grâce à toi, j’en ai lu deux en peu de

temps. Giaccaglia a voulu développer ma culture littéraire et

notamment me faire lire James Joyce, mais c’était trop chiant.


209

Une fois, j’essayais de le lire quand même, mais l’ingénieur m’a

dit d’arrêter car j’allais rien en retirer et puis, qu’il disait , avec

les nouvelles technologies, on pourra bientôt télécharger un livre

directement dans le cerveau, sans devoir le lire. Comme quoi je

suis une idiote. »

C’était l’avis de Favauge, mais pour Guillaume, la présence

d’Elsa à ses côtés était un privilège insigne, pareil à ceux dont

jouissaient la couturière qui découpait avec appréhension une

étoffe précieuse, le tailleur de diamant qui hésitait devant une

pierre exceptionnelle ou l’archéologue qui tenait entre ses mains

une fragile statuette crétoise, qu’il craignait de lâcher

maladroitement.

Favauge, outré que Guillaume accepte d’être confiné dans un

rôle d’eunuque, réussirait-il à le guérir de son aveuglement ?


210

Juin

Elsa, qui avait la larme facile, en aspergea Guillaume : Bea, sa

supérieure hiérarchique la tyrannisait, s’ingéniait à la rabaisser et

retirait du plaisir à la pousser à bout. Le plus humiliant : le matin,

Elsa devait se rendre dans le bureau de Bea et faire rapport sur

ses activités de la journée précédente. Plus généralement, tout ce

qui ne tournait pas rond dans le bureau était la faute d’Elsa.

Selon Guillaume, il fallait noter dans un carnet tous les écarts de

conduite de Bea et, quand la coupe serait pleine, lui en donner

une copie en la menaçant d’une action pour harcèlement moral.

Elsa suivit ce conseil et, au début, le simple fait de préparer une

contre-attaque lui donna confiance en elle-même et le cran de

remettre Bea à sa place. Cette embellie ne dura pas : quand le

conflit entre les deux femmes atteignit son paroxysme, Elsa alla

se plaindre à Rajiv Singh, le chef du service, mais Bea soutint

qu’Elsa tentait de masquer son incompétence en lançant des

accusations dépourvues de fondement. La dispute remonta aux

hautes sphères de l’Agence et Elsa fut réaffectée au Service des

normes antisismiques.

Gregoria, qui s’efforçait depuis plusieurs mois de réconcilier

ses compatriotes, soutint que, comme deux fortes personnalités

ne pouvaient qu’entrer en conflit, la victoire reviendrait à celle

qui prendrait l’initiative de réconciliation la plus méritoire.

Guillaume se proposa comme arbitre de cette joute vouée à

l’échec et resta en bons termes avec les deux femmes. Il était

bien inspiré, car il reçut des nouvelles des efforts déployés par
211

Bea pour le caser : elle lui montra triomphalement la photo de

Teresa, une femme de vingt-huit ans, bonne catholique, qui

résidait à La Cruz, ville mexicaine apparemment trop petite pour

faire son entrée dans le Petit Larousse. Bea avait soigneusement

sélectionné la candidate pour sa moralité irréprochable. Ni laide

ni jolie. Guillaume répondit – cela n’engageait à rien – qu’il la

trouvait « charmante ». Quant à Favauge, il estima que ses traits

disgracieux et son expression bovine n’en faisaient pas une

fiancée digne de lui. Si déjà on jetait son dévolu sur la première

venue, qu’au moins elle soit désirable. Bea tenait à ce qu’il rende

visite à une tante de Teresa qui vivait à Rome, ce qui éveilla les

soupçons de Guillaume : c’était la tante qui poussait sa nièce en

avant, et Bea ne connaissait sans doute pas la jeune femme. Dans

l’immédiat, il prit l’avion pour participer à la Conférence sur la

construction des ponts en arc, à Pékin.

Logé au Regent Beijing, Guillaume y passa une première nuit

agitée. Bea tenait en laisse une pieuvre géante, qui se jeta sur lui

et dont les tentacules l’attirèrent vers un bec ayant l’apparence

d’un sexe féminin. Il fut aspiré par son cloaque gluant, où des

rouages métalliques le broyèrent, sort habituellement réservé aux

poussins mâles, inutiles car incapables de pondre.

Guillaume assista somnolent à la séance d’ouverture de la

conférence, qui réunissait, dans un complexe gigantesque, plus

de deux mille participants (délégués, experts, fonctionnaires,

représentants d’organisations intergouvernementales et non

gouvernementales). Un obscur dignitaire débita un discours, dont


212

la traduction par l’interprète français fut plus obscure encore.

Giaccaglia prononça quelques paroles en mandarin, qui

déclenchèrent des applaudissements de la part des participants et

de quelques Chinois médusés. Il poursuivit en anglais.

Après ces préliminaires, les participants qui ne visitaient pas

la ville commencèrent l’examen des vingt-trois points de l’ordre

du jour et des trente-sept projets de résolution, en consultant une

montagne de documents de travail et de séance. Les traducteurs –

un pour chacune des quatre langues officielles – étaient

désœuvrés pendant la journée mais passaient la soirée et une

partie de la nuit à traduire le compte rendu, ce qui les empêchait

de participer aux réceptions données le soir par des organismes

officiels et des entreprises privées.

Profitant de ses heures de liberté, Guillaume acheta pour

Virginia, dans un magasin haut de gamme, une théière peinte à la

main et munie d’une anse en argent. Quand on la retournait, on

distinguait quatre idéogrammes, qui signifiaient, selon la

vendeuse, « Pour la plus grande satisfaction de l’amateur de thé

raffiné ». Virginia ne buvait pas de thé, mais l’objet plut à

Guillaume.

Après la clôture de la conférence, la tête pensante invita

Guillaume à dîner – un tel honneur ne se refuse pas – au Tiandi

Yijia, qui passait pour l’un des restaurants les plus chics de la

ville. Giaccaglia portait un costume brun foncé à fines rayures,

une chemise blanche et une cravate bordeaux. De petits hommes

jaunes se mirent à s’agiter autour d’eux pour servir un repas


213

composé de plats combinant une grande diversité de saveurs,

couleurs et textures. Guillaume apprécia en particulier la dorade

au poivre de Sichuan et les œufs accompagnés de pousses

d’acajou et de bambou croustillantes, les galettes de maïs et

d’absinthe, et le gâteau à neuf couches et autant de couleurs.

Les deux hommes eurent une conversation qui porta sur la

mise à sac de Rome par des barbares en 410, la sexualité des

peuplades sauvages, et leurs expériences internationales

respectives. Giaccaglia confia à Guillaume qu’il regrettait de ne

plus exercer sa profession d’ingénieur civil sur le terrain. Sa

source de plus grande fierté était un gigantesque barrage sur

l’Amazone dont il avait dirigé la construction. C’est à cette

occasion qu’il s’était lié d’amitié avec Horst Pförtner. Bien plus

tard, Giaccaglia avait fait jouer ses relations pour lui obtenir une

chaire à l’University of Washington Rome Center, et l’ingénieur

était arrivé des États-Unis avec Elsa.

— Quel bonheur de voir ce couple amoureux, Pförtner un peu

gauche et Elsa si malicieuse, si séduisante ! Évidemment, ils sont

maintenant séparés… Vous vous dites sans doute « Loin des

yeux, loin du cœur ». Quand vous avez mentionné il a quelques

minutes qu’au XIXe siècle, il était admis que les sauvages avaient

des relations sexuelles avec des partenaires quelconques, une

question me brûlait les lèvres : est-il raisonnable qu’Elsa ait elle

aussi, sans vouloir être désobligeant à votre égard, des relations

sexuelles avec des partenaires quelconques, au lieu d’être fidèle

à son mari ?
214

— Dans cette hypothèse, en bonne logique, elle nous

cocufierait tous les deux, son conjoint et moi. Croyez-vous que je

le tolérerais ?

— Allons, Favauge, Pförtner est la fable de l’AMGC. Elsa

m’a bien dit qu’elle était une épouse fidèle. Mais fidèle à qui ? À

son « mari romain », comme elle vous surnomme maintenant ?

— Il lui faut bien un chevalier servant à Rome.

— J’apprécie votre sens de l’humour, Favauge, mais j’ai foi

en l’institution du mariage. J’ai perdu ma femme dans des

circonstances cruelles, après dix-sept ans de vie commune. J’ai

fini par accepter sa mort… Mais je n’accepterai pas que vous

brisiez gratuitement un couple. Voici mon offre : l’année

prochaine, Jung Jong-min prendra sa retraite. Si vous vous

engagez à ne plus voir Elsa, je vous nommerai à son poste.

— Monsieur le directeur, je suis incorruptible, vu que je n’ai

absolument aucune ambition, si ce n’est d’exercer la profession

dans laquelle j’excelle dans la plus totale obscurité, comme un

petit cordonnier dans son atelier.

— Je peux proposer à l’Assemblée des États de supprimer

purement et simplement la traduction à l’AMGC pour pouvoir

financer des activités nouvelles qu’il me sera facile d’imaginer.

Convenez que ce ne serait pas une grande perte.

— La France n’acceptera jamais, dit Guillaume.

— Ne comptez pas trop sur la France. N’avez-vous pas été

frappé par le peu de cas qu’elle fait de son principal atout, sa


215

langue ? Partout, c’est l’abandon. J’ai d’ailleurs d’autres moyens

à ma disposition pour vous éliminer.

— Vous voulez dire physiquement ?

— Pourquoi pas ? À ce propos, j’ai appris que vous avez été

victime d’une agression.

— Apparemment un jaloux.

— Je pense plutôt que ce n’était qu’un simple avertissement.

Guillaume resta un moment sans voix. Giaccaglia aurait

commandité cette agression ? Non, Guillaume avait déjà eu

affaire à son agresseur. Giaccaglia enfonça le clou :

— Comment croyez-vous que vous avez obtenu votre

appartement ? C’est mon filleul Mario Scanagatta qui m’a appris

que l’appartement était libre, ce que j’ai répercuté au Service des

ressources humaines. La propriétaire reprochait à Mario d’avoir

fait fuir le précédent occupant, ce qu’il voulait se faire pardonner.

Et justement, Mario s’est plaint de ce que vous tourniez autour

de sa compagne, ce qui ne me surprend guère.

— Ah bon, dit Guillaume. Deux hommes qui s’érigent en

défenseurs de la vertu de femmes qui ne veulent pas d’eux se

seraient ligués. Beau spécimen d’humanité, votre filleul !

— Mario a été moralement négligé par ses parents. Il n’a pas

fait d’études, mais s’est fait une place au soleil dans le monde de

la nuit…

— Dans ce cas, la place, il se l’est faite au clair de la lune, dit

Guillaume.
216

— Vous êtes parfois agaçant, dit Giaccaglia. Mario a fait une

belle carrière : d’abord videur, puis garde du corps d’un des

pontes de la sécurité des discothèques à Rome, avant de prendre

sa succession. C’est un bon garçon dans un certain sens, avec le

charme ineffable du mauvais garçon. Il y a quelques années, j’ai

souffert de lombalgies et Mario a pris soin de moi : infirmier,

secrétaire, coursier… Il a fait preuve d’un dévouement

exemplaire. Néanmoins, si nulle créature n’est plus affectueuse

qu’un rottweiler, l’animal a un fond violent. Si je lui demande de

vous déchiqueter, il le fera.

— Merci de me prévenir. Je pourrai informer une personne de

confiance et, si un malheur m’arrive…

— Qui croira des accusations d’outre-tombe ? interrompit

Giaccaglia. Un petit baijiu pour terminer ? Ne faites pas ces yeux

ronds : je vous offre un alcool local qui vous changera de la

grappa.

— Merci de m’accorder ce dernier plaisir. Mais si vous

envisagez de recourir à de telles extrémités, convenez que ce

n’est pas pour sauver le mariage d’un autre. Ne cherchez-vous

pas désespérément à renouveler auprès d’une femme de la

génération suivante un bonheur à jamais révolu ?

— Qui peut vraiment connaître ses propres motifs ? dit

Giaccaglia avec une soudaine tristesse dans la voix.


217

Juin - Juillet

À son retour à Rome, Guillaume offrit à Virginia la théière,

qui disparut dans une armoire, avec son emballage cadeau, sans

cérémonie ni remerciements. Cette habitude virginielle était

d’autant plus curieuse qu’en Italie, on ouvre les cadeaux sur-le-

champ. Guillaume se soucia davantage d’une carte de visite qui

accompagnait un mot de remerciement de Mme Kawanaka,

l’architecte japonaise, que Guillaume avait autorisée à occuper

son logement pendant son séjour à Pékin, car elle avait été

chassée temporairement du sien par un propriétaire en mal de

rénovation. Mme Kawanaka écrivait qu’un homme était passé et

lui avait remis cette carte de visite à l’intention de Guillaume. Au

recto, le nom de Mario Scanagatta et la même adresse que celle

de Guillaume. Au verso, les mots TI FARÒ LA PELLE (Je vais

te faire la peau), tracés en caractères d’imprimerie.

Guillaume remit cette carte à Virginia, mais elle lui dit de ne

pas s’inquiéter : Scanagatta était seulement jaloux. Selon Freud,

lui expliqua-t-elle, la jalousie ne faisait souvent que masquer une

attirance homosexuelle pour le rival. Guillaume reconnut à sa

grande honte qu’il n’avait jamais entendu parler de cette

étonnante découverte de la psychiatrie freudienne. Pour Virginia,

un hypermacho tel que Scanagatta ne pourrait jamais s’avouer à

lui-même une telle inclination, de sorte qu’il ne comprenait pas

son propre comportement. Sans s’en rendre compte, il

poursuivait Guillaume de ses assiduités et, s’il manifestait son

intérêt de façon brutale, il respecterait certaines limites car il


218

tenait trop à lui. Cette psychologie de comptoir ne convainquit

pas Guillaume, qui fit part à Virginia des propos menaçants de

Giaccaglia.

— Ammazza! Ça, tu ne m’avais pas dit, fit-elle. Tu ne le sais

pas, mais Mario fait son beurre en rackettant les boîtes de nuit de

Rome. Autrement dit, intimidation, règlements de comptes et

autres joyeusetés. Mais n’aie pas peur, je peux te protéger. N’aie

pas peur. Tu vas voir…

Elle sortit du salon et Guillaume la vit entrer dans la chambre

à coucher. Elle réapparut avec ce qu’elle appela un scacciacani,

littéralement un « chasse-chiens », la réplique d’un Beretta, qui

ne tirait que des balles à blanc. Il tendit la main vers ce bel objet

tout rutilant, mais elle ne lui laissa pas le manipuler.


— Tu me fais penser à la rose du Petit Prince, qui croit

pouvoir se défendre contre un tigre avec ses épines, dit

Guillaume.
— Ne me sous-estime pas. C’est celui qui s’attaquera à toi qui

trouvera un tigre sur son chemin, dit-elle. Una tigre.


Le mot italien « tigre » est ordinairement du genre féminin.
— Une tigresse édentée et dépourvue de griffes, me semble-t-

il.
— Je t’ai parlé de scacciacani. C’en est un ou pas. Es-tu sûr

que c’est un scacciacani ? Tu veux que j’appuie sur la détente ?

demanda-t-elle en dirigeant l’arme vers lui. Si tu dis oui, je te

jure que je le fais, peu importent les conséquences.


— Range ça, dit-il.
*
Si Guillaume ne comptait pas trop sur la protection que lui

offrait Virginia, il en était ému. Il constatait d’ailleurs que, depuis

l’agression, ses relations avec elle étaient devenues plus étroites


219

encore, tout en restant tellement impalpables que, parfois, il

s’interrogeait sur leur réalité. Quand ils ne s’étaient pas vus

depuis quelques jours, elle l’appelait au bureau : il lui manquait.

Ils avaient toutes sortes d’attentions l’un pour l’autre : il se

plaignit de son plan de Rome – elle lui donna le sien. Elle

mentionna un auteur qu’elle aurait aimé lire – elle en reçut la

publication la plus récente dans les jours qui suivirent. Mais ce

cadeau, comme les précédents, elle se contenta de le ranger dans

un tiroir.
220

Août

— Vous ne devriez pas mettre de jupe, Lila.

Un Guillaume moins gaffeur aurait fait semblant de ne pas

remarquer qu’elle portait une orthèse à la jambe gauche. Vu qu’il

faisait chaud à crever, il était naturel que Lila vienne à sa leçon

en jupe.

— Et vous, riposta-t-elle. Regardez comment vous êtes

fagoté : un polo tout fripé à quinze euros, qui montrent vos petits

bras maigrichons, un jean en lambeaux, des chaussettes brunes et

des baskets crasseux. Quand on élira l’homme le moins bien

fringué de Rome, y aura pas photo !

Passons rapidement sur l’altercation qui suivit : observations

particulièrement blessantes, la charité qui se moque de l’hôpital,

vous voulez que je vous donne des cours en smoking, vous n’êtes

qu’un goujat, etc.

Guillaume aurait pu la menacer de mettre fin aux cours, mais

si elle l’avait pris au mot ? Car, malgré les incidents de ce genre,

son rôle de professeur procurait à Guillaume des satisfactions

d’amour-propre considérables et une ample moisson d’essence

féminine. Et surtout Lila accomplissait des progrès lents mais

indéniables, dont Guillaume rendait régulièrement compte à

Elsa, pour qu’elle sache qu’à partir d’une glaise humaine

ordinaire il était en train de modeler la traductrice la plus

accomplie de toute la Francophonie.

Comme cela ne suffisait pas, il passa au troisième volet de sa

stratégie de séduction d’Elsa. Il s’agissait de rappeler de façon


221

perfide à Elsa que Horst Pförtner n’avait d’ingénieur que le titre,

n’ayant jamais construit le moindre ouvrage d’art, de montrer par

l’exemple qu’un professeur d’université n’était qu’un imposteur,

qui pontifiait pendant que les véritables professionnels

agissaient. Guillaume lui parla donc de son oncle imaginaire, un

authentique ingénieur lui, qui avait conçu la station de métro

bruxelloise Érasme, que Guillaume présenta à Elsa comme la

huitième merveille du monde, non pas une simple station de

métro mais une construction titanesque, une aérogare, une

cathédrale. Son oncle, ce nouveau Léonard de Vinci, avait mis au

point des procédés révolutionnaires pour utiliser le métal en

faisant reculer les frontières de l’esthétique et du fonctionnel.

Située en surface, la construction laissait pénétrer des flots de

lumière, non à travers des vitres banales, mais grâce à des parois

en treillis métallique quasi transparent et à un toit en toile d’acier

translucide soutenu par des poutrelles apparentes. Dans sa

matérialité organique, l’œuvre magnifiait et magnifiait sa propre

réflexion expressive. Guillaume suggéra à Elsa de se rendre avec

lui à Bruxelles pour admirer de visu ce monument du génie civil

international.
222

Septembre

La Conférence sur les voies ferroviaires en zone montagneuse

se tint à Paris, dans l’immeuble de l’Unesco, où Guillaume avait

déjà travaillé, et si les fonctionnaires de l’AMGC durent se

contenter de bureaux improvisés dans un sous-sol sinistre, ils

purent utiliser la cantine, qui faisait honneur à la France. Alors

qu’à Pékin, un tiers des participants s’était montré relativement

assidu, cette fois-ci les charmes de Paris l’emportèrent de loin

sur ceux de délibérations aussi rébarbatives qu’inutiles. Pour

faire nombre, Giaccaglia ordonna aux fonctionnaires de l’AMGC

qui le pouvaient d’assister à toutes les séances.

Cette instruction n’empêcha pas Guillaume de s’éclipser le

mardi matin : pendant la journée il n’y avait généralement pas de

travail pour les traducteurs. Il dit à Calypso, son opératrice de

traitement de texte, qu’il allait faire une promenade dans Paris. Si

d’aventure un projet de résolution était modifié, elle l’appellerait

et on réglerait ça par téléphone, puisqu’il avait depuis peu un

telefonino. Un Nokia à 40 euros. Pas un smartphone, cette

horreur !

Son itinéraire narcissique commença rue Monge, à la librairie

de son éditeur. Mme Gireud sembla ravie de le revoir :

— Bonjour, monsieur Favauge. Vous venez prendre des

nouvelles de votre best-seller ?

L’avantage d’avoir un petit éditeur, c’est que du moment que

vous vendez plus de cinq cents exemplaires par an, vous êtes

considéré comme un auteur phare.


223

— Je vois deux exemplaires en rayon, dit-il. Il y a donc une

demande.
— Et comment ! Avant-hier, nous avons eu une commande de

douze exemplaires de la FNAC !


— Formidable ! On peut parler d’un best-seller ! Bon. Je suis

pour quelques jours à Paris. Je vais faire une razzia dans les

librairies.
— Bonne chasse. Et si vous êtes intéressé par un ouvrage

publié par nous, ne l’achetez surtout pas. Je vous l’offrirai.


Franchement, chez son éditeur, il n’y avait que son livre qui

l’intéressait. Il espérait le trouver rue Soufflot, mais fut déçu.

Boulevard Saint-Michel, il passa devant un magasin qui vendait

des bijoux de bon goût, mais à des prix raisonnables. Il mit

longtemps à faire son choix, car la vendeuse était canon.

Dommage qu’il n’avait pas de carte de visite à lui remettre. Il

acheta un bracelet en argent pour Calypso mais, à la réflexion, il

ne fallait peut-être pas donner des idées à cette pauvre fille. Chez

Gibert Jeune, une pile de quatre exemplaires de son chef-

d’œuvre lui donna une décharge d’adrénaline. Il acheta aussitôt

une demi-douzaine d’autres livres exposés par cet excellent

libraire et retourna lourdement chargé vers le lieu de la

conférence.
Celle-ci se déroula sans autre anicroche que la prolongation

de la séance de clôture jusqu’au soir parce que plusieurs

délégations découvrirent un peu tard que des résolutions

adoptées en leur absence étaient contraires aux positions

défendues par leur gouvernement et voulurent y apporter des

modifications. En particulier, l’ajout d’une virgule, proposé par

Chypre, dans une résolution sur les pentes maximales des voies
224

ferrées en zone montagneuse pouvait donner à penser que la

Turquie ne faisait pas partie de l’Europe. En revanche, l’absence

de cette virgule faisait de la Turquie un pays européen à part

entière, ce qui enchantait les délégués turcs. Après des palabres

interminables, il fut décidé de renvoyer l’adoption de cette

résolution à une conférence ultérieure sur le même sujet.


Quand les traducteurs furent enfin libérés, vers vingt et

une heures, ils eurent tout juste le temps d’attraper le dernier

avion pour Rome.


Le lendemain, Guillaume offrit à Virginia le bracelet acheté

pour Calypso. Il ne devait jamais le revoir. Quand il fit part à

Virginia de son intention de se faire imprimer des cartes de

visite, elle lui dit qu’elle s’en chargeait. Il nota sur un bout de

papier, à son intention, le numéro de son telefonino flambant

neuf.
Quand elle lui remit les cartes de visite, il les examina à la

recherche d’une coquille, mais tout était parfait. Il imagina le

soin dont Virginia avait fait preuve, recopiant avec minutie son

nom, son numéro de portable, sans parler de l’adresse. Il en fut

émerveillé. Il ne jugea pas utile de lui donner une de ces cartes,

vu qu’elle n’en avait commandé que cent.


Curieusement, il découvrit que la dernière carte n’était pas la

sienne, mais celle que Mario Scanagatta avait remise à

Mme Kawanaka et qu’il avait lui-même transmise à Virginia.

Comme l’adresse était la même, Virginia s’était contentée de

biffer le nom et le numéro de portable de Scanagatta et de les

remplacer par ceux de Guillaume. Au verso, il relut la menace de

Scanagatta : TI FARÒ LA PELLE (Je vais te faire la peau). Il


225

rangea cette carte dans l’exemplaire de son lexique aux pages

vierges.
*
Quand il donna une carte de visite à Lila, elle l’examina d’un

air soupçonneux.
— Vous avez un téléphone portable ? demanda-t-elle.
— Je l’ai acheté récemment. On ne peut plus rien faire sans.
— Mais qui va vous appeler ?
— Je ne sais pas. Vous peut-être.
— Ce sera effectivement pratique pour annuler à la dernière

minute une de vos leçons à deux balles.


— Je commence à en avoir assez de vos observations au

vinaigre, dit-il.
— Comprenez que je trouve chiant de devoir suivre ces cours,

alors que d’autres obtiennent leur poste par piston, sans se fouler.
226

Septembre

— Je vais me marier, dit Virginia.

— Tu n’as pas demandé mon autorisation.

— J’envisage de m’en passer.

— Tu vas me le présenter ?

— Tu le connais déjà : c’est Mario Scanagatta.

— Celui qui m’a pété la gueule ? Félicitations !

— Il m’a expliqué : la rouste, les menaces, tout ça c’était une

idée de Giaccaglia. Mario est prêt à faire amende honorable.

Quand je lui ai dit que tu étais gay…

— Mais je ne suis pas gay !

— Tu n’as pas de femme ! Bref, pour se faire pardonner,

Mario a accepté que tu fasses partie des invités d’honneur au

banquet de mariage. Il regrette de t’avoir tabassé. Mais si tu

avais été un homme, tu aurais pu te défendre.

— Et toi, comment te défendras-tu ?

— N’insiste pas. Je ne vais pas changer d’avis. Don Umberto,

mon confesseur, lui aussi il est contre, mais c’est lui qui nous

mariera. Il n’y aura pas de mariage civil.

— C’est légal ?

— En principe, don Umberto doit faire enregistrer le mariage

par les autorités, mais il ne le fera pas parce que Mario est déjà

marié. Un divorce lui coûterait trop cher.

— Et où vivrez-vous ?
227

— Dans un véritable palais. Tu ne peux pas imaginer. À

Trastevere, via Fabrizi. Mais je garderai mon appartement, même

si je sens que ça ne va pas lui plaire.

— Aïe, tu vas morfler.

— Il n’a jamais porté la main sur moi. Tant que j’y pense,

comme tu seras à la table principale, tu devras t’habiller

convenablement. Pour avoir fière allure. Fare una bella figura.

C’est essentiel ici. Et surtout pas de chaussures de jogging, s’il te

plaît.

Lila lui avait elle aussi dit qu’il était sapé en clochard. Pour

Guillaume, c’était une façon de faire la nique à une société qu’il

détestait. Faite de gens déjà réticents à l’accueillir dans leur

monde, mais en aucun cas disposés à pénétrer dans le sien. On

lui enjoignait de sortir de la grotte mais nul ne voulait l’y

rejoindre. À lui toujours de faire les concessions.

Cette fois-ci encore, Guillaume n’y couperait pas et il fila

donc au grand magasin UPIM, vêtu d’un veston gris foncé dont

le pantalon assorti n’était plus mettable. Il acheta un pantalon d’à

peu près le même ton pour une centaine d’euros, un manteau

léger Carl Gross (329 euros) et des Hush Puppies bruns, seule

couleur disponible, pour 75 euros (les chaussures habillées lui

donnaient des cloques), une chemise blanche et une cravate

rouge (ces deux derniers articles bon marché).

C’est ainsi attifé qu’il se présenta le jour du mariage à la

chiesa del Giubileo, église de la périphérie est de Rome. Cet

édifice ultramoderne, blanc tant à l’extérieur qu’à l’intérieur,


228

inondé de lumière grâce à un plafond transparent et à des baies

vitrées, détonnait dans un quartier sans âme constellé

d’immeubles collectifs anonymes. Parkings à foison. Du béton

partout.

Les bancs de l’église étaient bien remplis, environ deux cents

personnes. Rien à dire sur la cérémonie, qui dura une vingtaine

de minutes, si ce n’est qu’au moment de demander à Mario s’il

voulait prendre Virginia pour épouse, le prêtre l’appela

« Maurizio », avant de rectifier. Était-ce un acte manqué ? Y

avait-il dans la vie de Virginia un Maurizio que Don Umberto

aurait préféré que Virginia épouse ? Qui était ce Maurizio ?

Virginia n’avait jamais présenté Guillaume à ses amis, car elle

avait un peu honte de lui.

On sortit de l’église pour jeter aux mariés des poignées de

confettis, tandis que deux photographes mitraillaient la scène. La

limousine blanche des nouveaux époux fut avancée et les

voitures qui transportaient les quelque quatre-vingts invités à la

réception suivirent. Giaccaglia, le parrain de Mario, accepta de

bonne grâce de véhiculer Guillaume dans sa Jaguar. Initialement,

ils n’échangèrent pas une parole car Giaccaglia participait avec

enthousiasme au tintamarre de klaxons mais, alors qu’ils étaient

coincés dans les embouteillages, il lui dit :

— Et vous, Favauge, quand allez-vous vous marier, au lieu de

squatter les femmes des autres ?

— Me marier ? N’allons pas trop vite.

— Mario m’a dit que vous seriez gay. Est-ce vrai ?


229

Il ne parut pas opportun à Guillaume de démentir.

— Vous ne niez pas, reprit Giaccaglia. J’en déduis que vous

êtes en réalité bisexuel.

— Nullement.

— Alors Elsa ?

— Je me tue à vous dire qu’il n’y a rien entre nous.

— Vous finiriez par me convaincre si j’étais moins bien

renseigné.

— Quel obsédé vous faites !

— Je pourrais m’offusquer… Mais, en réalité, j’admire votre

audace. Si Elsa m’intéressait, vos seriez un rival digne de moi.

— Et Pförtner ?

— Cette nouille ?

Les voitures furent garées dans un parking proche de la Villa

Borghese et, tandis que le couple nuptial poursuivait

majestueusement son trajet, les invités se rendirent à pied au

Jardin de Russie, le restaurant de l’Hôtel de Russie, où les mariés

les accueillirent.

Une table était réservée aux cadeaux. Guillaume y déposa un

écrin qui contenait, outre sa carte de visite, un collier constitué

de dizaines de languettes d’or enfilées sur une chaînette. Il vit

surtout des enveloppes, sans doute bourrées de billets. N’avait-il

pas commis un impair ? Une ovation le fit sursauter : le couple

venait de faire son entrée. Virginia s’était changée et portait

maintenant une robe orange et or époustouflante. Guillaume la

regarda, hébété.
230

« Félicitations pour ta cravate », se moqua-t-elle, avant de le

présenter son mari. Guillaume nota son costume noir, et le gilet

et la cravate de la même couleur. Au poignet, une montre, non un

chronographe, à cadran en or rose, couronne sertie de diamants.

Il tendit la main à Guillaume en jaugeant son accoutrement avec

un mépris évident.

— Désolé pour les inconvenues du passé, dit-il.

— Épicure a dit que…

— Je vous revaudrai ça à l’occasion. Mais Virginia,

maintenant pour la voir, faudra que je sois là.

Guidés par des larbins stylés, les invités s’assirent aux

grandes tables rondes. À la table d’honneur, ils étaient neuf : les

mariés, leurs parents, Marina (la sœur de Mario), Giaccaglia et

Guillaume. Chaque convive pouvait admirer devant lui une

assiette à bordure dorée encadrée par cinq ou six couverts

étincelants ; quatre verres de cristal qui attendaient des vins fins ;

et un petit vase d’où jaillissaient trois coquelicots entourés de

violettes. Au centre de la table, une composition florale – dans

laquelle de modestes bégonias mettaient en valeur des orchidées

aux couleurs variées – était encerclée d’une douzaine de bougies

blanches.

En entrée, sur des plats d’argent, le personnel apporta une

profusion de poissons et de fruits de mer : saumon mariné à

l’aneth, coquilles Saint-Jacques au vin blanc, truite fumée aux

amandes et asperges, anguille grillée à l’ail, turbot aux truffes,

scampi alla diavola, lotte en matelote et quelques autres.


231

Ces mets incitèrent les convives à raconter des blagues de

poisson. Elles étaient en général longues, mais Mario en raconta

une courte :

— C’est deux poissons rouges dans un bocal. L’un demande à

l’autre : « Quel jour on est ? » et l’autre répond : « Mercredi. »

Alors le premier dit : « Quoi ? Déjà ! »

Lorsque les rires se tarirent, Mario interpella Guillaume :

— Et vous, Guillaume, qu’avez pas encore été foutu de

l’ouvrir, les poissons, ça vous branche pas ?

Tous les regards se dirigèrent vers Guillaume, qui déglutit.

— Je connais bien une histoire de poisson, dit-il d’une voix

mal assurée, mais elle n’est pas drôle et ce n’est ni le moment ni

le lieu de la raconter.

— Je veux l’entendre, dit Mario, qu’on puisse se rappeler que

vous vous êtes tapé la cloche avec nous en ce jour de noce.

— Comme vous voulez, dit Guillaume avec plus d’aplomb.

C’est notre professeur de latin qui nous l’a racontée, pour nous

faire comprendre qui était Némésis, la déesse chargée de frapper

de la vengeance divine les hommes trop comblés par la vie. La

voici : son héros était un patricien romain fortuné, je parle de la

Rome antique, mais il était à peu près aussi riche que Mario. Ce

Romain donc avait réussi magnifiquement. Tout comme Mario, il

vivait dans une villa qu’on aurait pu appeler un palais, il avait

une femme aussi belle que Virginia et des enfants aussi

splendides que ceux qu’elle lui donnera. C’était trop de bonheur

et peut-être Némésis allait-elle le lui faire payer. Il convenait


232

donc de faire un sacrifice à la déesse : il prit dans son coffre son

plus beau joyau, une bague précieuse ornée d’un rubis,

semblable à celle que Virginia porte aujourd’hui, et la jeta dans la

mer. Ainsi Némésis serait apaisée et ne se vengerait pas.

Quelques jours plus tard, lors d’un grand banquet, le cuisinier

apporta un splendide poisson, un bar qui faisait bien ses vingt

kilos. Pour amuser ses invités, le patricien lui ouvrit la gueule,

mais blêmit : elle contenait la bague au rubis. Némésis avait

refusé son offrande. Avant qu’une semaine ne s’écoule, il fut

emporté par une terrible maladie.

Un silence de mort descendit sur la table. Mario finit par

lâcher :

— Vu qu’on parle de poissons, vous êtes bien parti pour servir

de repas à ceux du Tibre !

Les convives éclatèrent de rire et la conversation reprit

comme si Guillaume n’avait rien dit.

À sa gauche, le père de Virginia était figé dans une stupeur

éthylique. Guillaume essaya d’engager la conversation en parlant

de peinture. « Ça ne m’intéresse plus », se contenta de dire le

vieil homme d’une voix pâteuse. À la droite de Guillaume, la

sœur de Mario, une blonde aux cheveux coupés au carré,

l’ignorait, étant sous l’emprise de la brillante conversation de son

autre voisin de table, la tête pensante. Guillaume observa

Virginia, qu’il n’avait jamais vue en compagnie, hors la sienne.

Les convives n’étaient pas tous très distingués, mais elle se

comportait comme si elle se trouvait dans le grand monde,


233

interpellant l’un de façon artificielle, répondant à l’autre avec

affectation. Elle donnait l’image d’une femme extravertie,

intéressée par les autres, pleine d’empathie, souvent de façon

convaincante. La véritable Virginia n’était-elle pas la femme

mondaine qu’il avait sous les yeux ? Elle semblait apprécier

chaque moment de cette réception que Guillaume trouvait

suprêmement ennuyeuse.

Mais il avait décidé de ne pas boire plus que ne l’exigeait la

courtoisie et il tint bon jusqu’à la fin de la réception, vers dix-

sept heures. Les mariés firent le tour des tables pour prendre

congé de chacun des invités. Alors que Mario s’attardait près de

l’un d’entre eux, Virginia chuchota à Guillaume :

— Nous pourrons continuer à nous voir, en étant discrets.

Mario travaille le soir et la nuit. Et dort pendant la journée.

— Et s’il nous surprend ?

— Toi, tu as un crédit pour un cassage de gueule. Moi, je

dérouillerais.

Mario ne les surprit pas, mais une dizaine de jours après le

mariage, Virginia dérouilla quand même. Sa pommette droite

était ornée d’un splendide hématome.

— Il paraît que je suis trop indépendante pour une femme

mariée, dit-elle à Guillaume. Je vais rester dans mon appartement

pendant vingt-quatre heures, pour le priver de ma présence. Ça

lui fera les pieds.

— Tu le punis sévèrement ! dit-il. C’est inhumain.


234

— Pour Mario, tu ne crois pas si bien dire. Et c’est la

première fois qu’il me frappe.

— Quitte-le, pour que ce soit aussi la dernière.

— Ce mariage n’est pas un caprice. On n’abandonne pas pour

un coup de poing mal calculé. J’aurais trop honte devant don

Umberto. Quelques jours après le mariage ? Tu imagines ? Mario

a beaucoup de bons côtés. Tout le monde le respecte. Je l’admire.

Et puis ça a un peu trop l’air de te faire plaisir.

Virginia retourna chez Mario. De toute façon, sa cohabitation

avec ce dernier ne changea pas fondamentalement les relations

de Guillaume avec elle. Ils remplacèrent les dîners par des

déjeuners dans des restaurants proches de la boîte et se donnaient

rendez-vous de temps à autre le samedi matin, pendant que

Mario dormait.

Sauf un week-end sur deux, que Guillaume continuait de

passer avec Elsa, qu’il voyait parfois même les jours où son mari

se trouvait à Rome. Ainsi, un samedi de septembre qu’elle était

censée partager avec son mari, elle demanda à Guillaume de se

rendre vers dix-huit heures dans un café-restaurant français,

appelé « La Grenouille », via Lucrezio Caro.

La rue était encombrée de sacs-poubelles, que les éboueurs en

grève ne ramassaient plus depuis deux semaines. Une odeur

sucrée de matière organique en décomposition s’en dégageait.

Guillaume finit par apercevoir le motorino d’Elsa garé entre

deux monceaux de sacs. La Grenouille se trouvait un peu plus

loin, au coin avec la via Visconti. Une enseigne au néon mauve


235

un peu voyante, partiellement masquée par un arbre, avait

quelques ratés.

Elsa voulait lui présenter Pepsi, un ami français qui avait du

mal à trouver un emploi à cause d’un séjour en taule. Avec son

bon cœur, elle souhaitait l’aider à se réinsérer dans la traduction.

Toute personne qui connaît trois mots d’une langue étrangère

peut devenir traducteur, c’est bien connu. À l’entrée de la

Grenouille, trônait un bar rutilant de bouteilles dont les couleurs

déclinaient toute la gamme de l’arc-en-ciel. Juste à gauche, un

escalier menait au restaurant, qui ouvrait plus tard. Elsa avait

déjà pris place à une table.

— Pourquoi il s’est retrouvé au trou, ton pote ? lui demanda

Guillaume.

— Oh, il a fait une connerie.

— Forcément… Et d’où tu connais ce mec ? Depuis combien

de temps tu le connais ?

— Quelques semaines seulement, mais c’est pas un mauvais

bougre. Tu crois que la boîte n’engage pas si on a un casier ?

— Ça dépend de ce qu’il a fait.

C’était simple : Pepsi, un de ses copains et un troisième en

costume cravate décident de braquer une bijouterie. Le mec bien

sapé il sonne et, quand la porte s’ouvre, il pousse la première

porte du sas contre le mur. Pepsi et son pote se précipitent et

défoncent la deuxième porte à l’aide de masses. Ils entrent tous

les trois et l’élégant menace le bijoutier avec un flingue. Pepsi et

l’autre cassent les vitrines à coups de masse et fourrent la


236

camelote dans des sacs. L’idée, c’était de nettoyer la boutique en

soixante secondes. Mais voilà que, sans crier gare, le bijoutier

balance un extincteur sur l’homme armé, qui tire, avant de

déguerpir aussi sec. Les deux autres essayent de prendre la fuite

sur leur Vespa mais ils sont arrêtés par des commerçants du coin,

qui les remettent aux carabiniers. Le bijoutier survit. Quatre ans

de cabane pour Pepsi.

Trente-cinq minutes après l’heure du rendez-vous, Pepsi

téléphona à Elsa pour lui dire qu’il attendait un copain qui devait

lui remettre un disque et qu’il se mettrait en route ensuite.

Une éternité plus tard…

Environ trente-cinq ans, Pepsi arborait un petit sourire fat, un

costume gris, avec gilet, cravate et tout, et une montre de

contrefaçon.

— Assieds-toi à côté de Guillaume, lui dit Elsa en italien.

— Désolé, ma puce, mais j’ai pris du poids… récemment.

Impossible de me glisser là.

Après avoir serré la main de Guillaume et donné un bisou à

Elsa, il s’assit à côté d’elle, écarta les jambes et bomba le torse.

— Monsieur Favauge, je présume, dit-il en français. Parlons

traduction. Côté traductologie, vous êtes orienté skopos ou vous

privilégiez l’équivalence ?

— D’où vous viennent vos connaissances sur la théorie du

skopos ?

Pepsi hésita.
237

— De Wikipedia, finit-il par dire. De toute façon, c’est une

démarche assez théorique et je préfère l’approche pragmatique

de votre lexique, dont Elsa m’a parlé.

— Vous ne le possédez pas.

— Je l’ai commandé chez Amazon. En fait, mon expérience

c’est plutôt le journalisme, mais bon c’est proche. D’une manière

générale, je suis disponible pour n’importe quel plan fric.

Il tendit son C. V. à Guillaume, qui le parcourut rapidement. Il

était en grande partie bidon. Un C. V. impressionniste aurait été

pardonnable, mais celui-là était carrément surréaliste.

— Ça m’a l’air intéressant, dit Guillaume.

— Merci d’avance pour ce que vous pourrez faire.

Elsa et Pepsi se mirent à bavarder. Le portable de Pepsi sonna.

— Ma copine m’attend, dit-il après avoir raccroché. Je me

casse. Encore merci.

Guillaume avait apporté un formulaire de candidature de la

boîte, mais il ne lui avait pas paru utile de le donner à Pepsi. Il

décida de garder son C. V. sous le coude.

— Pepsi, d’où sort ce surnom ? demanda Guillaume à Elsa.

— Ben, tout le monde l’appelait Coca, parce que… C’était

gênant… Alors il s’est fait appeler Pepsi.

— Et tu trouves que c’est une bonne fréquentation ?

— Mais qu’est-ce qui te prend ? dit Elsa. T’es jaloux ?

Tout juste un peu possessif. Conscient de devoir concentrer le

tir sur une cible unique, Guillaume se remit à distiller son venin

contre l’ingénieur. Il parla à Elsa de Dresde, où il avait passé


238

deux semaines pour y disputer un tournoi d’échecs. La ville,

presque totalement détruite par les bombardements de la Seconde

Guerre mondiale, avait été reconstruite de la pire des façons par

les communistes. Une ville grise dépourvue du moindre charme,

où les seuls monuments glorifiaient le communisme. « Elle

détient d’ailleurs le record du monde des suicides », dit-il pour

en rajouter un peu. À plusieurs reprises pendant cette description

peu flatteuse, Elsa s’était mordillé la lèvre inférieure.

Alors que Guillaume raccompagnait Elsa jusqu’à son

motorino, une camionnette stoppa pour leur laisser traverser la

rue. Guillaume, pris de court, resta sur place, mais Elsa

s’engagea sur la chaussée. Guillaume aperçut à gauche une Alfa

Romeo rouge surbaissée qui arrivait à pleins gaz dans l’intention

manifeste de doubler la camionnette, il bondit vers Elsa et eut

tout juste le temps de la tirer en arrière pour l’empêcher de se

faire renverser. Le bolide poursuivit sur sa lancée, slaloma pour

éviter une voiture qui venait en sens inverse et disparut.

Elsa se signa, ils s’entre-regardèrent et reprirent leur chemin.

Peut-être sous l’effet de l’émotion, peut-être par accident, leurs

mains se touchèrent et il lui prit la sienne.

Arrivée à la hauteur de son motorino, elle lui lâcha la main,

mit son casque et lui fit un petit signe pour prendre congé. Il

s’éloigna, mais après avoir parcouru une vingtaine de mètres il se

retourna, n’ayant pas entendu le bourdonnement caractéristique

de la mobylette. Voyant qu’Elsa était accroupie à côté de son

engin, il revint sur ses pas et elle lui demanda de lui enlever son
239

casque en lui montrant ses mains pleines de cambouis. Elle lui

tendit les bras et le pria de lui remonter les manches. Elle portait

une blouse bleu ciel faite d’un tissu léger. Il lui remonta les

manches jusqu’au coude, lui caressant ainsi ses avant-bras. Il la

saisit par le haut des bras pour l’attirer à lui, mais elle lui lança

un regard soucieux… Il devait se conduire en gentleman.

Grandeur d’âme ou lâcheté, il fut arrêté dans son élan.

Quand le moteur démarra, l’occasion était perdue. Guillaume

dut se contenter d’imaginer le baiser fiévreux qu’ils auraient pu

échanger, elle jetant sa fidélité aux orties, lui sacrifiant une

chemise.

Il réfléchit longuement à cette petite scène. Ne sachant quelle

conduite tenir, il décida de demander conseil à Virginia lors d’un

déjeuner à la cantine de la boîte. Il lui raconta l’accident évité de

justesse, les mains qui se nouent, la douceur des avant-bras

d’Elsa, son regard…

Virginia demeura pensive.

— Si elle m’implore de ne pas lui donner un baiser fougueux,

c’est que justement elle veut que je le lui donne, n’est-ce pas ?

dit-il en grand connaisseur de la psychologie féminine.

Au lieu de répondre, Virginia lui posa la question suivante :

— Au fond, si Elsa et moi risquions toutes deux de nous faire

écraser et que tu ne pouvais sauver que l’une d’entre nous,

laquelle choisirais-tu ?

— Une telle situation ne peut se produire.


240

— Si Elsa et moi avions toutes les deux besoin d’un rein, à

laquelle des deux le donnerais-tu ? À Elsa ou à moi ?

— Aux deux.

— Ne te moque pas de moi. Tu ne peux donner qu’un rein. À

qui ?

La question était absurde, mais seule la réaction à l’une des

deux réponses possibles parut intéressante à Guillaume. Pouvait-

on du reste lui reprocher de répondre en toute sincérité ?

— Je donnerais un rein à Elsa, dit-il.

À ces mots, le visage de Virginia se décomposa en une

expression de consternation et de douleur. Elle le cacha dans ses

mains et dit d’une voix à peine audible :

— Tu ne peux pas savoir à quel point cela fait mal d’entendre

ça pour une femme qui couche avec un homme tout en pensant à

un autre. Mais ce n’est rien. Non, rien du tout.

Elle se leva, le regarda droit dans les yeux d’un air féroce et il

se prépara à un esclandre devant des dizaines de collègues.

— Le moment venu, fais appel à moi, je t’enlèverai ton rein

avec mes dents ! En attendant, amuse-toi bien avec ton idiote.

— Tu n’as pas compris ! se récria-t-il. J’ai dit le faux pour

savoir le vrai. C’est tout le contraire. Je te suivrais en enfer si tu

me le demandais.

— Tu pourrais regretter ces paroles, dit-elle, avant de

s’éloigner à grandes enjambées.

*
241

Guillaume l’invita à déjeuner dans une taverne bobo peu de

temps après, se disant que la mer s’était calmée, mais quand il fit

timidement allusion aux paroles qu’elle avait prononcées à la

cantine, elle l’interrompit :

— Tu ne t’imagines tout de même pas que je vais plaquer

Mario pour un homme plutôt petit, à la carrure étroite, à moitié

chauve, qui s’habille à l’as de pique, a un cheveu sur la langue et

est tellement craintif qu’il n’ouvre pas la bouche en société…

Seul un être veule se laisse dire cela sans répliquer vertement.

Voyons comment Guillaume va réagir.

— Tu es méchante, lui dit-il.

— Ma franchise t’est salutaire. Salutaire.

Il n’aurait peut-être dû battre le fer quand il était chaud. Mais

à quoi bon rêver ? Les rêves se fracassent toujours contre la

réalité. Et si par extraordinaire le rêve se concrétise, il cesse

d’être un rêve et ne peut plus jamais être rêvé. Pourtant, Virginia

n’était-elle pas la femme idéale ? En aucune façon idéale, estima

Favauge, mais quand même idéale d’une certaine façon, trouva

Guillaume.

Malgré l’incident du rein virtuel donné à Elsa, les relations de

Guillaume avec Virginia devinrent plus affectueuses. Elle

l’aspergeait de son essence féminine, qu’il absorbait goulûment.

Pendant la journée, les coups de téléphone se multipliaient. Aux

déjeuners, elle flirtait avec lui : à tout bout de champ, elle posait

sa main sur son bras, picorait dans son assiette, lui donnait la

becquée.
242

Il ne fallait pourtant pas attendre de Virginia plus qu’elle ne

pouvait donner et il s’abstint de toute initiative, si ce n’est qu’il

lui demanda de l’accompagner à la Galleria Borghese pour

qu’elle commente les œuvres à son intention. Elle accepta à

condition qu’il lui donne des cours de français.

Sur une visite déjà limitée à deux heures, il était hélas interdit

de s’attarder plus de trente minutes dans la pinacothèque.

Virginia ne voulut commenter que trois des six tableaux du

Caravage exposés dans la salle VIII, en terminant par David avec

la tête de Goliath, qui illustre de façon saisissante le clair-obscur

cher à l’artiste. Virginia insista sur la fraîcheur de la décollation

(le sang dégoulinait encore du cou tranché) ; le triomphe d’un

jeune homme sur son aîné, qui en restait littéralement bouche

bée ; la sensualité de David, qui rappelait le goût du peintre pour

les garçons ; et le glaive positionné derrière le cou de David,

parallèlement aux épaules, pour être vu sans rien cacher. Comme

David tenait la tête de Goliath par les cheveux, on pouvait

imaginer qu’elle se balançait, comme un fanal sous la brise.

Virginia fit bien d’autres observations, qui rôderaient encore

longtemps dans la mémoire de Guillaume, comme des ombres

capricieuses. Il regretta de ne pas avoir pris de notes, car les

explications détaillées de Virginia auraient pu enchanter des

visites ultérieures.

Que n’y avait-il pas plus de têtes tranchées dans la peinture

européenne ! Jean-Baptiste, Goliath, Holopherne… Bien maigre

moisson, complétée heureusement par les représentations de


243

Méduse, généralement décapitée. Pour sa part, la littérature

pouvait se glorifier d’un grand nombre de récits truculents dans

lesquels valsaient des têtes coupées. Guillaume distinguait entre

toutes l’Histoire secrète du sire de Musashi, de Junichiro

Tanizaki, laquelle était un festival de têtes coupées, même si le

héros, désireux de rapporter à sa belle la tête du général ennemi,

devait en fin de compte se contenter du nez.

Ils passèrent devant le tableau d’Agostino da Messina qui

représentait la Salomé biblique, dont la surprenante ressemblance

avec Virginia la fit sourire. Ce portrait mettait particulièrement

en valeur les yeux ardents et la chevelure de jais de Salomé, dont

la robe couleur sang aux plis voluptueux était lourde de

signification. Détail délicieusement horrifiant, Jean-Baptiste,

enfin sa tête coupée, qu’elle tenait sur un plateau d’argent, avait

les yeux grands ouverts. Selon Virginia, Da Messina avait la

fièvre quand il peignit cette toile. La malaria, pensait son

entourage, sa passion ardente pour son modèle,

Sempronia Castronovo, prétendit un ami. Agostino refusait

pourtant de profiter des bonnes dispositions de la belle Sicilienne

à son égard car il tenait trop à préserver la pureté de leur amitié,

jusqu’à ce qu’il consente à l’épouser sur son lit de mort en 1466.

Pour Virginia, il était en réalité dérangé : impuissant,

homosexuel ou pusillanime. Guillaume se sentit visé.

Pour prolonger la magie de cette visite, au cours de la semaine

suivante Guillaume emmena Virginia chez un photographe

professionnel, auquel il demanda de la saisir dans la même pose


244

que celle de Salomé. Mais Virginia ne voulut rien entendre et

choisit une pose hiératique. Guillaume fit encadrer la photo et

l’accrocha dans son appartement. Quand Virginia se vit elle-

même, prisonnière d’un cadre vieil or, elle s’exclama : « Tu ne

penses tout de même pas t’emparer de moi comme ça ! »

Effectivement, si Guillaume voulait une femme, il devait

renoncer à s’en prendre follement à des femmes déjà mariées et

plutôt compter sur Bea, toujours décidée à lui trouver une

épouse. Elle lui rappela que la tante de Teresa, sa fiancée

potentielle, tenait à le voir, mais Guillaume resta évasif.

En attendant, comme il fallait changer son apparence, Bea

l’emmena, le samedi suivant, chez un opticien de la via del

Babuino. Pendant que l’homme de l’art mesurait la correction

nécessaire pour l’œil gauche (l’autre ne voyait rien), Bea choisit

la monture la plus coûteuse du magasin. Cette dépense serait

remboursée à quatre-vingts pour cent par l’assurance maladie de

la boîte, mais il devait y avoir un plafond, qui avait certainement

été crevé.

Ensuite, ils firent le tour des boutiques luxueuses de

vêtements masculins dans un dédale de ruelles au sud-ouest de la

Villa Borghese. Il rentra chez lui en taxi avec dans le coffre un

nombre à peine croyable de sacs.

Pour que ces vêtements n’aient pas l’air trop neuf quand il

rencontrerait sa promise, Guillaume en porta une partie pour

donner à Virginia, le samedi suivant, sa première leçon de


245

français. Elle fut impressionnée, le trouvant métamorphosé,

transfiguré, mariable.

Pendant ces cours, Virginia et Guillaume passaient plus de

temps à rigoler des erreurs de prononciation de Virginia qu’à

disséquer les subtilités grammaticales et sémantiques du français,

dont la beauté est indissociable de sa difficulté diabolique.

D’autant que, comme Virginia avait du mal à se concentrer plus

de cinq minutes, les explications étaient constamment

interrompues par toutes sortes de distractions. Guillaume utilisait

une méthode serbe, qu’il avait achetée d’occasion à Belgrade lors

d’une conférence et que Virginia appréciait beaucoup car elle

regorgeait de recettes de cuisine, qu’elle décidait souvent

d’essayer aussitôt. Mais allez traduire en italien « Faites revenir

les échalotes cloutées de girofle pendant que le rôti mijote dans

la sauce aigre-douce, versez-les dans le fond de cuisson porté à

ébullition, mélangez bien le tout et servez. » Le mot

« extraction » fut un grand sujet d’amusement : Virginia

n’arrivait pas, malgré ses efforts, à prononcer les consonnes dans

le bon ordre. Les fous rires n’arrangeaient rien, d’autant qu’il

faisait alors le clown pour qu’elle rie encore et encore, afin

d’entendre son rire de gorge, plein d’une sensualité dont il ne se

lassait pas. Ah ! époque heureuse où Guillaume absorbait comme

une éponge son essence féminine si généreusement exhalée.

Bientôt, pourtant, Virginia lui dit que ces leçons la fatiguaient.

Il était dans sa nature d’entreprendre des activités sans les mener

à bien. Le jour de la dernière leçon, pour remercier Guillaume,


246

elle lui noua autour du cou la splendide cravate noire qu’il

devrait porter le jour de son mariage.

Une femme au visage tuméfié ouvrit la porte à Guillaume

lorsqu’il frappa à la porte de sa voisine après avoir entendu du

bruit dans l’appartement du rez-de-chaussée.

— Je te préviens, dit-elle. Si tu me dis ne serait-ce qu’une fois

« Je te l’avais bien dit », je ne t’adresserai plus la parole. J’ai

quitté Mario pour de bon.

Tout rentra dans l’ordre. Virginia se remit à tirer les cartes à

des hommes superstitieux. Elle eut la délicatesse de rendre à

Guillaume le collier qu’il lui avait offert le jour de son mariage.

Quel chemin Guillaume avait parcouru depuis son arrivée à

Rome ! Il s’était fait cinq amies. Elsa, audacieuse, espiègle et…

calculatrice. Virginia, si imprévisible. Bea, tellement dévouée.

Gregoria, toujours de bonne humeur. Lila, ambitieuse, résolue et

rebelle. Cinq amies, lui, l’ours de la grotte.

Trop beau pour être vrai. M’est avis que les ennuis vont

commencer.
247

Un hurlement atroce déchire la nuit

Je suis sidéré de découvrir, dans mon ordinateur portable, un

fichier intitulé « La nuit des Fauves ». Il contient un récit

effrayant. Comment ce fichier a-t-il pu se retrouver là ? Copier-

coller :

Un hurlement atroce déchire la nuit, arrachant

Guillaume à un demi-sommeil. Une série de coups

retentissent, comme si un boucher frappait comme un

sourd sur un morceau de viande. Un inconnu attaque

sauvagement Virginia.

Terrorisé, Guillaume se précipite dans la cuisine,

ouvre un tiroir, saisit un grand couteau, le lâche,

s’empare d’un marteau, dévale l’escalier. Il tambourine

sur la porte de Virginia. Silence de mort. Il sort de la villa

par l’arrière, casse une fenêtre à l’aide du marteau,

avant de faire un rétablissement et de pénétrer dans la

salle de bains.

L’appartement est plongé dans l’obscurité. Guillaume

traverse le dégagement à l’aveuglette, entre dans le

salon, tâtonne le long du mur de gauche et actionne un

interrupteur : Virginia est debout devant lui,

ensanglantée, échevelée, les yeux exorbités.

« Fous le camp ! » hurle-t-elle.

Sur la table basse, la réplique du taureau tué par un

lion est maculée de sang. À côté de la table, sur le tapis,

un corps à la tête fracassée. Malgré le sang qui ruisselle

sur le visage de la victime, Guillaume reconnaît Mario


248

Scanagatta. À droite, sur le canapé et même le mur, une

grande quantité de sang. Ce spectacle emplit Guillaume

d’épouvante, tout en le fascinant.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? balbutie-t-il.

— Moins tu en sauras, mieux ça vaudra pour toi, dit

Virginia d’une voix rauque.

— Il faut appeler la police.

— Ah bon, mais vas-y ! « Polizia di Stato ? Vorrei

segnalare un omicidio. » Comme ça, on sera sûr que

nous irons tous les deux en prison. Je n’ai fait que me

défendre.

— Mais dans ce cas…

— Ne me complique pas les choses.

— Je veux seulement t’aider.

— Eh bien d’accord, nous ne serons pas trop de deux

pour nous débarrasser du corps. D’abord l’emballer.

Que doit-il faire ? Que peut-il faire ? Tout zèle de sa

part mettrait Virginia dans de sales draps. Comment

prouver la légitime défense ? Il ne voit pas d’autre

option que de lui prêter main-forte pour évacuer la

dépouille.

Mario Scanagatta porte, sous une coûteuse veste en

cuir brun foncé, une chemise à rayures verticales

alternant le blanc et quatre couleurs assorties avec

goût. Pantalon beige d’excellente coupe et chaussures

noires élégantissimes. Una bella figura, même dans la

mort. Si ce n’est que sa cervelle s’échappe de son

crâne. Vision d’horreur qui donne la nausée à Guillaume.


249

Après avoir enfilé des gants en caoutchouc et lui en

avoir donné une paire, Virginia vide les poches de Mario.

Elle dit à Guillaume d’éponger le sang avec de l’essuie-

tout. Il y en a partout. Ils poussent un des canapés sur le

côté, avant de placer le mort et l’arme du crime,

préalablement nettoyée, au milieu de l’épais tapis, qui

mesure environ deux mètres sur trois, de l’enrouler

autour de Mario et d’envelopper le tout dans une grande

feuille de plastique.

On n’imagine pas combien cette corvée en apparence

facile peut être éprouvante : ils manipulent un mort. Il

n’y a pas que la victime qui souffre. Être bourreau, c’est

pénible aussi.

Virginia produit une grosse et longue chaîne d’acier,

qui doit servir de lest, dit-elle. Cette chaîne brille,

visiblement neuve.

— Comment se fait-il que tu possèdes cette chaîne ?

demande Guillaume.

— Mario l’avait entreposée chez moi, répond Virginia.

C’est lui qui m’a appris comment se débarrasser d’un

cadavre.

Le défunt emballé est entouré non sans mal de la

chaîne, que Guillaume fixe au moyen d’un cadenas. Ils

parachèvent l’empaquetage à l’aide de ruban adhésif.

Le tout prend vingt bonnes minutes.

Satisfaits d’un travail bien fait, ensanglantés et

trempés de sueur, ils prennent ensemble une douche.


250

Il remet ses sous-vêtements. On est en octobre et,

enveloppé dans une grande serviette, il frissonne.

Contrairement au vol de voiture, qui favorise par sa

nature même la fuite et l’impunité, le meurtre nécessite

souvent l’éloignement du véhicule de la victime. Virginia

quitte la villa pour accomplir cette tâche.

Resté seul, Guillaume remarque qu’une larme de

sang imprègne une lame de parquet endommagée,

précédemment recouverte par le tapis. Il tamponne le

sang qui a giclé sur un mur. Il faudra repeindre.

Il nettoie la douche à fond, fourre tout ce qui peut

être compromettant dans des sacs-poubelles et se

promet d’en faire autant pour ses sous-vêtements.

Virginia revient au bout d’une heure environ et lui dit

qu’il est trop tôt pour se débarrasser du cadavre.

Elle se met à lui relater des épisodes de son enfance

qu’elle n’a jamais mentionnés précédemment. Il l’écoute

fasciné et se sent très proche d’elle.

Vers trois heures du matin, ils traînent le corps vers

l’arrière du 4×4 de Virginia, l’y chargent en ahanant et

se dirigent vers le pont Milvio, là où Constantin 1 er le

Grand vainquit Maxence en 312.

À gauche, un sentier en pente, dans lequel Virginia

s’engage en marche arrière pour s’approcher aussi près

que possible de la berge du Tibre. Il faut ensuite tirer le

cadavre du coffre en direction de l’eau, sous le couvert

de la végétation. Avec un « Han ! » sonore, Guillaume

fait rouler le cadavre dans le fleuve. Il se souvient de la


251

menace voilée de Mario. Qui donc va servir de repas aux

poissons maintenant ?

Une fois que la voiture se trouve en haut du sentier,

Virginia dit à Guillaume de sortir pour effacer les traces

de pneus avec des branchages.

Avant de démarrer, elle se signe en murmurant

« Seigneur, pardonnez-moi. »

— Virginia, j’ai le droit de savoir ce qui s’est passé.

— C’est évident, non ? Tu penses qu’il pouvait tolérer

que sa femme le quitte ? Tu dois me croire, Guillaume,

c’était de la légitime défense. À un moment, je l’ai vu

saisir la Chimère d’Arezzo et j’ai compris qu’il allait me

fracasser le crâne, mais j’ai été plus vive que lui et je lui

ai flanqué au visage le lion tuant un taureau. Il a poussé

un hurlement et je lui ai donné un deuxième coup pour

qu’il se taise, et après j’ai continué sans plus savoir sur

qui je tapais, ni pourquoi, car je ressentais de fabuleuses

décharges d’adrénaline, une jouissance inouïe, un plaisir

si intense et bestial que… Mais la vérité reste que j’étais

en état de légitime défense.

— Mais pourquoi l’as-tu laissé entrer ?

— Il avait encore les clés, mon bon Guillaume.

Revenus dans la villa, ils se jurent de ne jamais

accuser l’autre, quoi qu’il arrive, quelles que soient les

perfidies de la police.

*
252

Dans sa chambre, Guillaume ne peut dormir. C’est

trop exaltant d’être lié à son amie par un aussi lourd

secret. Mais il se fait aussi du mauvais sang.

Le lendemain, il demande à Virginia si la dame du

deuxième n’a pas pu se rendre compte de quelque

chose.

— Non, elle est sourde.

—Pas si sourde que ça : je lui ai parlé à plusieurs

reprises.

— Elle fait semblant de comprendre et dit ce qui lui

passe par la tête. Pour qu’elle entende, il faut gueuler.

Voilà pourquoi l’Avvocato semble déclamer ses

discours à tue-tête quand il rend visite à Mme Calzolaio.

À la cantine aux murs roses pareils au papier peint

moucheté de sang du salon de Virginia, Guillaume ne

peut avaler les spaghettis bolognaise. Ils ressemblent

trop à la cervelle de Mario.

La nuit suivante, il a un cauchemar vivace : un

hurlement déchire le silence, Virginia surgit du noir,

Guillaume est couvert de sang et se débat dans un drap

qui l’étouffe, jusqu’à ce qu’il se réveille trempé de sueur.

Il y voit une expiation.

Pour mieux cerner la personnalité de sa voisine, il

parcourt La Belva, le livre de Giancarlo Mazza qu’elle lui

a prêté et qui expose sa vision du monde.

Le premier paragraphe est conçu comme suit :

Il est grand, il est puissant. Il a la beauté d’un félin. Sa

volonté de fer se lit dans ses yeux. Il vit dans le monde,


253

sans en faire partie. Il rôde parmi les hommes, mais leur

reste étranger. Solitaire, il n’a besoin de personne. Il n’a

pas de destin, car il est seul maître de sa vie. Celui que

tu as en face de toi est le Fauve. Quidam, baisse le

regard. L’ayant offensé, tu te demandes quel est son

caprice du moment. Tu trembles ? En réalité, il a déjà

décidé de ton sort. Pourtant, il n’est pas cruel et ne te

fera pas souffrir. Peut-être même va-t-il t’épargner.

Le passage suivant le frappe :

Le Fauve est parfois agacé par de petits hommes : il les

éloigne car ce sont des mouches importunes ; s’ils

persistent, il les châtie comme il le ferait pour un chien

qui a désobéi ; mais s’ils ne veulent pas entendre

raison, il les met hors d’état de nuire, comme on écrase

un crotale à coups de talon !

Ces lignes lui donnent froid dans le dos.

Mazza établit une distinction entre les actes dignes

des Fauves et les meurtres utilitaires, en particulier ceux

des temps jadis, aujourd’hui jugés barbares, tels que

l’exposition d’enfants, l’abandon de parents âgés ou la

mise à mort des faibles parce qu’ils attirent les

prédateurs. En revanche, tuer pour un motif futile est le

seul acte par lequel l’homme prend conscience de sa

toute-puissance et cesse d’être le jouet d’une chaîne de

causes et de conséquences, l’esclave de motifs

rationnels, d’émotions approuvées par la société et d’un

mécanisme de punition et de récompense, la


254

marionnette d’un instinct millénaire. Il affirme ainsi sa

liberté et s’affranchit d’un destin tyrannique.

Si l’auteur reproche à Néron d’avoir fait assassiner sa

mère, c’est parce que, selon lui, il aurait dû accomplir

cette besogne de ses propres mains. Plus loin, il soutient

qu’il est légitime d’exécuter non seulement un

détrousseur de petites vieilles, un ministre corrompu ou

un avocat véreux, mais aussi toute personne qui déplaît

au Fauve. Il recommande toutefois d’emmener la

victime sous quelque prétexte à proximité d’un lac ou

d’un gouffre.

Près de trois cents pages exploitent la même veine.

Certains passages sont soulignés au crayon.

Les règles de vie énoncées par Mazza sont plus

complexes que la vulgarisation que lui a donnée

Virginia. Elles imposent en premier lieu d’entreprendre

un long apprentissage pour se désintoxiquer de la

morale commune, une ascèse qui libère le novice des

préjugés du vulgaire et l’adoube disciple du sublime

Caligula, de l’impétueux Gilles de Rais, de l’extravagant

Sade et de quelques autres nobles modèles. Il rappelle à

cet égard que, si Caligula a démontré son mépris total

pour les préjugés d’une fausse morale en couchant avec

ses sœurs, son droit à notre plus sincère admiration

tient principalement dans le caprice par lequel, pour se

divertir pendant des jeux, il ordonna à ses gardes de

jeter quelques dizaines de spectateurs dans l’arène, où

ils furent déchiquetés par les bêtes féroces.


255

Dans une deuxième étape, il faut prendre conscience

de sa supériorité et accepter les droits qu’elle confère à

l’homme hors norme.

Enfin, il convient de s’armer d’une pensée claire et

d’une ferme résolution pour commettre les actes qui

définissent le Fauve, afin d’en devenir un soi-même et

de se hisser aux hauteurs enivrantes où se situent les

valeurs prônées par Mazza. Ces actes ne sont autres

que des homicides.

Il semble évident à Guillaume que seul un

psychopathe peut adhérer à ces valeurs. Il n’est

nullement disposé à le faire et ne se sent pas investi de

la mission d’envoyer ad patres par exemple la locataire

du deuxième étage pour la punir de recevoir un visiteur

bruyant.

Il croise peu après cette brave dame et lui demande

sans trop élever la voix :

— Bonjour, madame Calzolaio. Que diriez-vous d’une

petite partie de jambes en l’air ?

— Oh, ce n’est pas la peine, monsieur. Mon fils s’en

charge.

Elle est bien sourdingue. Rien à craindre de ce côté-

là.

Après consultation d’un dico de psychiatrie,

Guillaume diagnostique un raptus : dans le paroxysme

d’un état délirant, Virginia a cédé à une impulsion

meurtrière.

*
256

À l’évidence, quelqu’un s’est introduit chez moi et a chargé

ce fichier sur l’ordi. Qui peut être cet intrus ? Vu qu’il n’y a pas

de traces d’effraction, c’est sûrement une personne que j’ai laissé

entrer chez moi, et là je ne vois que Lila. Mais pour quel motif ?

Scanagatta est-il vraiment mort et Lila veut-elle me coller son

meurtre sur le dos ?

Elle a pu profiter d’une brève absence de ma part pendant une

leçon. Si on ne peut plus aller aux toilettes en confiance... Je

l’imagine téléguidée par Giaccaglia : « Je vous nomme

traductrice dans les meilleurs délais, mais vous m’aider à

compromettre Favauge. » Ou elle agit pour son propre compte.

En tout cas, seul l’un des deux a pu rédiger le texte.

J’imagine mal que Virginia ait tué Scanagatta. À moins que

Giaccaglia ou Lila sache des choses que j’ignore. Si Mario est

mort, Giaccaglia… Il est son parrain et ne se livrerait tout de

même pas… Pourtant, j’ai l’intuition que c’est lui qui tire les

ficelles. Le fichier est daté du 8 octobre, un lundi, et nous

sommes le samedi 13. Cela ne m’apprend pas grand-chose, sauf

que l’intrus a enregistré ce fichier très récemment. Mais de toute

façon, la date du fichier a pu être trafiquée.

La meilleure stratégie est de faire semblant de n’avoir rien

remarqué. N’en parler à personne. L’affaire s’éclaircira d’elle-

même. Effacer le fichier donnerait l’impression que j’ai quelque

chose à me reprocher. D’ailleurs les fichiers effacés restent

toujours tapis quelque part sur le disque dur.


257

Octobre

Comme Aumasson ne se sentait pas en forme, il ne voulut pas

se rendre à la session annuelle de l’Assemblée des États, à

Tokyo. Elle fut éreintante, ainsi qu’Aumasson en avait prévenu

Guillaume, car on y fit du travail sérieux : compte rendu des

travaux de l’année écoulée, reddition de comptes, définition du

programme d’activités de l’année suivante, examen et adoption

du budget, etc. Contrairement à ce qui se passait pendant les

conférences, où tout était mâché d’avance, les délégués

discutèrent des documents et demandèrent des modifications

importantes, de sorte que les traducteurs, déjà éprouvés par le

long voyage Rome-Tokyo et le décalage horaire, furent très

sollicités. Quant à Calypso, elle dut se débrouiller avec un clavier

bizarre, mais ne ralentit pas l’allure pour si peu.

Les traducteurs se virent attribuer une accompagnatrice,

Manami, chargée de veiller à leur bien-être. Les yeux de

Guillaume s’attardaient de façon indécente sur sa grosse poitrine.

L’aridité de la session fut quelque peu atténuée par les

morceaux musicaux qui marquaient le début de chaque séance :

une femme chantait une complainte en s’accompagnant au koto,

sorte de grande cithare. Les organisateurs avaient distribué des

traductions d’autant plus charmantes qu’elles étaient naïvement

littérales. En particulier, Guillaume, ce grand sentimental, fut

ému par la lamentation de l’asagao à peine éclose, qui savait que

ses pétales se flétriraient dès que la rosée se serait évaporée.


258

Le dernier jour, vers quatre heures du matin, une fois le

rapport final entièrement traduit, Manami sortit triomphalement

deux bouteilles de saké et, pour se calmer les nerfs, Guillaume

avala d’un trait coupelle sur coupelle.

Rho ! La vache de biture !

Harcelé par des nausées, il mit longtemps à s’endormir :

Morphée ne le laissa monter que dans le train du sommeil de six

heures du matin. Peu avant de se réveiller, il rêva qu’il avait une

toupie dans la tête. Quand il se fut levé, cette putain de toupie

continuait à tourner ! Il tanguait, le vertige le disputant au mal de

crâne. Dans la salle de bains, il cessa de se raser après avoir

cassé un verre, et pissa à côté de la cuvette.

Au cours du petit-déjeuner, pris avec Koide, une interprète

japonaise qui recherchait le contact avec des francophones, elle

le taquina sur sa mine de papier mâché :

— Bu saké ? lui demanda-t-elle en français.

Et comme il acquiesçait, elle dit :

— Au Japon, quand boire trop saké, lendemain la cure c’est

boire saké encore. C’est appelé mukai-sake.

— Tout ça, c’est la faute de Manami. Elle me remplissait la

coupelle et m’encourageait : « Kampai! » Je répétais stupidement

« Kampai! » et je buvais le saké d’un trait.

— Vous avez soûlé à la japonais. Bravo !

Ayant encore l’estomac barbouillé lorsque Virginia vint le

prendre à l’aéroport, Guillaume lui demanda d’y aller mollo sur

le champignon, craignant de souiller de vomi sa propre voiture.


259

Flambant neuve, qu’elle était. Comme Virginia lui avait dit que

toute personne responsable devait posséder une bagnole,

Guillaume avait acheté, quelques semaines plus tôt, une Jeep

noire dotée de tout le toutim et de plus encore. Un 4×4, bien

entendu. Il s’agissait avant tout de remplacer la Toyota

bronchitique de Virginia. Tchouang Tseu, qui ne voulait pas

qu’on bride les chevaux, aurait désapprouvé cet achat.

L’administration compétente avait validé le permis belge de

Guillaume, jamais utilisé. Virginia avait pourtant tenu à ce qu’il

conduise lorsqu’ils avaient pris livraison de la caisse chez le

concessionnaire. Avant de s’engager sur la chaussée, il avait

attendu qu’il n’y ait plus de véhicule à l’horizon. Pour tourner à

droite, il avait viré trop large et heurté une moto garée en face.

Moins de cinq minutes après l’achat, cet abruti avait ainsi réussi

à esquinter la carrosserie.
*
Après que Guillaume eut rendu son plateau-repas sur le

gravier de l’allée, Virginia lui apprit que, pendant son séjour au

Japon, ils avaient tous deux été cambriolés. Si tous ses bijoux

avaient disparu, le cambrioleur n’avait pas trouvé une forte

somme d’argent qu’elle dissimulait sous le parquet. Chez

Guillaume, rien ne manquait, car il n’y avait rien à voler. Une

maxime du Tao Te King ne dit-elle pas que le meilleur moyen

d’éliminer le vol est de ne pas posséder de trésor ? Quant à

l’« état indescriptible » dans lequel le cambrioleur avait, selon

Virginia, laissé l’appartement de Guillaume, il n’était que son

désordre naturel.
260

Elle avait pris l’initiative de faire remplacer les barillets des

serrures, forcées par le cambrioleur, par des barillets identiques

pour les deux appartements, de sorte qu’ils pouvaient désormais

se rendre librement l’un chez l’autre. Guillaume fut submergé

d’émotion. Quelle preuve de confiance ! Avoir la même serrure

crée un lien plus intime que le partage d’un lit. Troublé par la

simple idée d’introduire sa clé dans la serrure virginielle,

Guillaume profita d’une absence de sa voisine pour le faire. Le

salon de sa voisine était devenu un chantier. Le cambrioleur avait

dû causer d’importants dégâts.


261

Octobre

« Écoutez, dit Aumasson à Guillaume, croyez bien que je

désapprouve, mais j’ai reçu pour instruction, et je ne dirai pas de

qui sous la torture, de ne plus vous donner de travail. Je suis un

team player et j’espère que vous ne m’en voudrez pas… Surtout

qu’avec Dacier qui a été viré, la charge de travail va reposer

entièrement sur Mme Kanko et moi. In other words, elle va

doubler. On veut vous pousser à la démission, c’est sûr. »

Giaccaglia ne s’en tint pas là.

Elsa entra dans le bureau de Guillaume la mine défaite.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il.

— Le propriétaire de ma villa veut y retourner. Je dois foutre

le camp. La tête pensante a convaincu l’ingénieur que je devais

habiter piazza Barberini.

— Pourquoi piazza Barberini ?

— C’est chez Giaccaglia. Je vais devenir sa prisonnière. Je

pourrai plus faire ce que j’ai envie. Il dit qu’il m’emmènera à des

concerts, des ballets. J’en ai rien à cirer de tout ça !

— Mais nous continuerons à aller au cinéma, à visiter des

musées… dit Guillaume.

— C’est hallucinant comme t’es naïf ! La récré est terminée !

Je pourrai plus sortir sans l’autorisation de la tête pensante. J’ai

des mauvaises fréquentations, il paraît. Et je t’ai pas dit le pire :

une semaine sur deux, je dois passer le week-end à Dresde !

L’autre week-end, l’ingénieur continuera de venir à Rome.


262

— Mais pourquoi tu restes mariée avec cet homme si sa

compagnie t’est aussi pénible ?

— Je l’ai épousé. Il m’a trouvé un boulot, un boulot grâce

auquel je peux gagner ma croûte et aider ma famille. Je peux pas

le lâcher. Ce serait moche.

— Bon, dit-il. Il reste la cantine. D’ailleurs, se voir trop

souvent, ce n’est pas idéal. On finit par se lasser l’un de l’autre.

Ils prirent donc l’habitude de déjeuner ensemble les jours

ouvrables, mais Elsa était tellement populaire qu’il leur fallut

écarter de temps en temps les gêneurs en prenant leur repas à une

petite table ronde au fond de la cantine. Pour empêcher une autre

personne d’y prendre place, ils déposaient dessus un troisième

plateau portant une partie de leur repas.

Otage des initiatives prises par l’ingénieur, Elsa finirait peut-

être par le trouver encombrant, mais comment précipiter la

rupture ?
263

Novembre

Sous prétexte de célébrer son vingt-neuvième anniversaire,

mais en réalité pour consolider et élargir son réseau, Lila

organisa une fête chez elle, au quatrième étage d’un grand

immeuble de la via Caffaro, dans le quartier populaire de la

Garbatella, au sud de Rome. Si elle voulait faire bonne

impression, c’était raté : la rue était sinistre. Pour attirer

Guillaume à son pince-fesses, Lila lui avait annoncé la présence

de Wang Yingwei, la directrice de la Division de l’administration

et il s’était dit que, comme celui qui n’avance pas recule dans

l’impitoyable lutte pour les places dont la boîte était le théâtre, il

avait intérêt à se constituer un embryon de réseau. Le carton

d’invitation indiquait midi et demi, ce qui donnait à entendre que

des aliments seraient servis, sûrement un buffet infect préparé

par un traiteur bas de gamme. Aussi, contrairement à son

habitude, il arriva largement en retard.

Après l’avoir accueilli avec un enthousiasme manifestement

feint, Lila l’invita à jeter son manteau sur la montagne qui

encombrait son lit. Dans ce petit appartement, meublé et décoré

par l’architecte qui le lui louait, le mobilier à dominante

moutarde était du genre « design suédois », et les murs

alternaient de larges bandes obliques brunes et orange. C’était

horrible.

Lila présenta Wang Yingwei à Guillaume, en lui disant dans

un anglais incorrect qui lui écorcha le cerveau : « Mr Favauge

has been looking forward to meet you for a long time. » En fait,
264

c’était Mme Wang qui tenait à pratiquer son français avec lui,

mais Lila maîtrisait toutes les règles du léchage de bottes. Mais

quelle déception ! Alors qu’il s’attendait au portrait craché de Liu

Yifei, il se trouva en face d’une sexagénaire fripée, une pièce de

musée qui parlait un français tellement incompréhensible qu’il

fut obligé de se limiter à des généralités qui puissent sembler

répondre à des propos quelconques. Pourtant, plus il louvoyait,

plus Mme Wang semblait s’énerver, jusqu’à ce qu’elle s’écrie

distinctement « Quoi ? », d’un air fâché. Il répondit « Cela ne

doit pas être pris au pied de la lettre » et, voyant son

interlocutrice ouvrir des yeux ronds, il ajouta « Je ne suis pas

sûr. » Alors, elle vociféra : « Mr Fofoch, go to hell! » Toutes les

conversations se turent et Mme Wang se réfugia dans les toilettes

pour que Guillaume soit aux yeux de tous l’unique protagoniste

de l’esclandre qu’elle avait provoqué.

Alors qu’il espérait se faire bien voir par une personne haut

placée dans l’Agence, il avait tout juste réussi à s’attirer son

courroux. Encore heureux que Mme Wang ne se trouvait pas

dans sa chaîne de commandement.

Le Service de traduction faisait partie de la Division des

conférences, dirigée par Victoria Crépeau, elle aussi présente à la

fête, mais qu’il évita car il avait déjà eu des démêlés avec elle.

En fait, il pouvait se vanter d’avoir élevé l’aptitude à susciter

l’animosité des gradés au rang d’un art.

Victoria Crépeau ne sortait pas de la cuisse de Jupiter, mais de

celle de son frère, ancien ministre de l’Équipement. Du reste, le


265

mari de Mme Crépeau et l’un de ses cousins étaient également

employés par la boîte. On entrait parfois à son service par famille

entière de ratés bien pistonnés.

Guillaume soupçonnait Lila de n’avoir invité que des

fonctionnaires de la catégorie A car, à part elle-même et quelques

huiles, il ne connaissait personne. Se baladant entre les groupes

sans tenter de s’intégrer à l’un d’eux, il remarqua la présence de

M. Tabernakulov, le chef du Service des ressources humaines.

Déjà beurré, ayant lâché un pet sonore, Tabernakulov se

réprimanda lui-même en s’écriant « Eh là ! »

Sur fond de brouhaha de conversations inutiles, un rien

semblait déclencher des exclamations assourdissantes, la

moindre plaisanterie récoltait des esclaffements. Parfois, les

hommes riaient d’abord, puis les femmes, comme si elles

voulaient d’abord être sûres que la saillie avait été spirituelle.

D’autres fois, c’étaient les hommes qui semblaient attendre des

femmes l’autorisation de rire d’une plaisanterie de mauvais goût.

Les traits d’esprit vraiment drôles étaient salués par un concert

mixte de hurlements de rire. Lila riait beaucoup elle aussi, mais

c’était normal : l’hôtesse devait donner l’impression que sa fête

était réussie. Elle clopinait à gauche et à droite, un sourire factice

collé sur le visage, pour remplir les verres presque vides,

présenter les timides les uns aux autres, remettre de l’ordre sur la

table à petits fours, lancer un sujet de conversation dans les

groupes dont les échanges manquaient de tonus.


266

De temps en temps, trois ou quatre secondes de silence… Que

se passait-il ? Les invités allaient-ils en profiter pour s’échapper

en masse ? Il fallait agir ! La maîtresse de maison s’empressait

de créer une animation, de crainte que la réception ne soit ratée.

N’importe quoi ! Vite, elle sortait du frigo un plat d’amuse-

gueules gardé en réserve pour les situations de crise. Surprise !

Cris d’extase ! Tout rentrait dans l’ordre.

L’élément féminin avait déserté un groupe dont les membres

se bidonnaient à intervalles réguliers : on y racontait des blagues

graveleuses. S’étant introduit dans un groupe animé par Lila,

Guillaume eut l’imprudence de dire que le plan qu’elle avait

dessiné sur le carton d’invitation était trompeur, ce qui lui attira

une répartie cinglante : « Môssieur Grincheux, vos nouvelles

bésicles vous ont rendu miro ! » Et tout le groupe de rire. Ça lui

apprendra, à ce tocard !

Un invité recracha un noyau dans le ravier des olives. Un

autre sortit de sa poche un mouchoir dégueulasse et le secoua,

avant de se moucher bruyamment. Une femme vida son verre

dans un pot de fleur. Guillaume finit par repérer une place libre

sur un canapé et s’y faufila. Il se retrouva assis à côté d’une jolie

femme, dont il admira le visage à la dérobée. Ce qu’elle finit par

remarquer. Il ferma les yeux, mais quelque chose de chaud se

posa sur sa cuisse droite. Il sentit que ça remuait et ouvrit les

yeux, pour s’apercevoir qu’un chat se prélassait sur sa cuisse. Il

était encore à l’âge où cet animal aime jouer et la main de

Guillaume se mit à lutter contre lui. La femme était partie et Lila


267

s’assit à la place qu’elle avait libérée. Guillaume fut un peu

étonné qu’elle tienne à lui passer à lui aussi la brosse à reluire,

mais si elle l’avait invité, c’était parce qu’elle le considérait

comme un pion d’une certaine valeur sur son échiquier.

— C’est mon anniversaire et vous me négligez, Favauge,

minauda-t-elle.

— Ce n’est pas assez que je joue avec votre chatte ?

— Ma chatte ?

— Oui, ce petit truc plein de poils...

— M’enfin… D’abord, comment savez-vous que c’est une

chatte ?

— Mon expérience des chattes : aucune ne me résiste.

— Elle a surtout faim et s’imagine que vous allez la nourrir.

On pourrait d’ailleurs lui donner à bouffer vos roubignoles. Elles

ne vous servent quand même à rien.

— A-t-elle un nom ?

— Je viens de la recueillir. Proposez un nom, de préférence

qui convienne aussi bien à un mâle qu’à une femelle.

Guillaume observa l’animal entre ses pattes arrière. Hum…

— Que pensez-vous de Tigre ? dit-il. Masculin en français,

féminin en italien.

— Génial ! dit-elle. Décidément, vous maniez le verbe avec

une habileté consommée.

— Vous avez vous-même de grands talents, en particulier

l’entregent nécessaire pour réunir autant de galonnés : deux

directrices de division, M. Tabernakulov…


268

—Vous restez enfermé dans votre bulle. Combien d’entretiens

avez-vous eus avec le directeur général depuis votre

recrutement ?

— Euh…

— Moi, deux, alors que je ne suis que vacataire. J’ai

convaincu le dirlo qu’il fallait dynamiser la boîte en changeant la

dénomination des postes. Avez-vous remarqué que dans une

équipe sportive, les joueurs ont tous une désignation précise et

valorisante ? Numéro 10, milieu de terrain, ailier, etc. Mais quand

on est assistante ou chef de service, qu’est-ce que cela veut dire ?

Rien ! C’est à se flinguer ! Prochainement, chacun recevra un

nouvel acte de nomination, avec son nouveau titre en grandes

lettres en relief.

— Dans le cadre d’un team building bien compris, combinant

efficacité et efficience selon une approche people-centrée et

genrée, suggéra Guillaume.

— Vous mélangez tout. Bref, Giaccaglia m’a chargée de

toiletter l’organigramme. Pour motiver les fonctionnaires, il faut

leur donner des titres valorisants. Prochainement, les intitulés de

postes incluront chaque fois que possible le mot « manager ».

— Et en français ?

— Le français n’est pas valorisant. Quand j’aurai terminé ma

mission, l’opératrice de traitement de texte sera une « Keyboard

Manager », l’homme à tout faire un « Maintenance Manager » et

tout à l’avenant. Lorsque la réceptionniste sera devenue une

« Reception Manager », elle se sentira maîtresse d’un royaume,


269

et les personnes en contact avec elle penseront qu’elle occupe un

poste important et peut par exemple leur refuser l’accès si elle le

juge opportun.

— L’Agence va devenir un enfer de petits chefs ! Cela dit, je

me réjouis d’avance de devenir un « Senior Linguistic Transfer

Manager ».

— Vous êtes bête !

— Dites, Aumasson, quel sera son titre ?

— Tout fonctionnaire investi d’une autorité hiérarchique sera

un « Director ».

— Et les directeurs actuels ?

— « Presidents ! »

— Et Giaccaglia ? Le Patron ? Le Chef suprême ? Le Big

Boss ?

— Bon, il commence à faire chaud. Je vais entrouvrir une

fenêtre.

Dans les toilettes, une petite nature revomissait les petits

fours.

Un pitre raconta d’une voix de stentor une anecdote aussi

longue qu’inintéressante qui ne fit rire personne. Il était temps de

se tirer.
270

Décembre

Les vacances passées dans un lieu de villégiature étaient

totalement étrangères à Guillaume. Laissant la transhumance aux

moutons, il prenait des congés par-ci, par-là, au gré de sa

fantaisie. C’est ce qu’il fit aux alentours des fêtes de fin d’année,

notamment pour se rendre à Bruxelles, car il n’avait plus de

nouvelles de sa famille depuis plusieurs mois, alors que

précédemment son père, qui s’était décidément amendé, lui

envoyait régulièrement un petit message. Comme Lucien

Favauge avait été privé en grande partie de la faculté de produire

et de comprendre le langage ordinaire, il dessinait des symboles

hermétiques, que sa femme faisait parvenir à Guillaume, qui

passait beaucoup de temps à les déchiffrer et auxquels il

répondait en utilisant ses propres symboles. Guillaume, inquiet

du silence de son père, était hanté par l’idée absurde qu’il était

mort, euthanasié par la famille après une nouvelle attaque. Enfin,

pas si absurde que cela : lorsque le père avait eu son accident

vasculaire cérébral, Adam, le fils favori, était devenu hystérique :

« Il faut lui administrer de la morphine ! » avait-il hurlé. Les

médecins avaient refusé.

Les parents de Guillaume habitaient toujours avenue du Chant

d’Oiseau et Papa était bien vivant. Sombre et perdu en lui-même,

mais pas mûr du tout pour l’ultime piquouse. Quand il embrassa

Guillaume, ce dernier eut honte de l’avoir détesté avec tant

d’ardeur.
271

Hélas, Adam et sa famille ne tardèrent pas à débarquer. La

conversation que Guillaume eut avec lui fut aussi agréable

qu’une extraction de dent de sagesse. Chaque fois que Guillaume

ouvrait la bouche, son frère décrétait que ce qu’il affirmait était

inexact. Noam Chomsky est un linguiste. Pas du tout ! Edgar Poe

était alcoolique. Complètement faux ! Mais bon sang, donnez-

moi ma kalach, que je lui règle son compte !

Si Guillaume souhaitait la mort de son frère avec une telle

rage, ce n’était pas uniquement parce qu’il le haïssait sans

revirement possible ; il aspirait aussi à faire disparaître l’auteur et

le témoin de tant d’humiliations qu’il avait subies pendant son

enfance. Quand quelqu’un meurt, tout ce dont il a été le seul

témoin cesse d’exister.

Quant à Semra, sa femme, il n’y avait sans doute plus que le

souvenir de Guillaume pour voir de la beauté dans son visage

délavé. Leurs deux rejetons traitèrent Guillaume avec tant

d’insolence que son frère avait dû leur dire tout le mal qu’il

pensait de lui. « Va-t’en ! » dit le plus jeune à Guillaume, sans

être réprimandé par ses parents.

Lucien Favauge prit une feuille de papier, sur laquelle il

dessina au crayon une flèche, une roue, un marteau et une

charrue. Guillaume crut deviner ce qu’il voulait dire. Un

traducteur a de l’intuition. Il feuilleta le dictionnaire visuel que

son père utilisait pour communiquer, jusqu’à ce qu’il tombe sur

un arbre en coupe. Les racines plongeaient dans le sol, le tronc

s’élevait et le feuillage s’épanouissait. Guillaume lui montra ce


272

dessin. Cette réponse sembla satisfaire son père, qui reprit la

feuille de papier et traça d’autres symboles, mais sa femme la lui

enleva et la roula en boule en disant : « Je dois l’empêcher de

faire ces dessins que personne ne comprend. Il ennuie tout le

monde. » Voilà pourquoi Guillaume ne recevait plus les

messages de son père.

Sa maladie avait bouleversé les rapports de force dans la

famille. Mme Favauge, soumise à son mari pendant l’enfance de

Guillaume, le dominait maintenant, non sans cruauté, le traitant

sans ménagement, l’humiliant, régentant tout dans la maison.

Adam aurait dû s’insurger devant ces paroles hargneuses de sa

mère, mais il n’avait plus besoin de lui. Quant à Guillaume, il

resta coi lui aussi. Lorsque les enfants ont quitté le nid, le jeu de

manipulation familiale se poursuit entre les seuls parents. Le père

était devenu un poids mort. Il n’avait littéralement plus rien à

dire.

Après ce pèlerinage méritoire en Belgique, Guillaume

retourna à Rome. Il profita des jours de congé qui restaient pour

avancer à marche forcée dans la rédaction du Dictionnaire

anglais-français du XXIe siècle.


273

Janvier

Le 2 janvier, Guillaume, convoqué par courriel (« Viens dans

mon bureau, mon gros loup. Cadeau. Elsa »), se vit offrir un

splendide pull Paul & Shark en mérinos à larges rayures

horizontales alternant couleurs vives et tons discrets. Elsa portait

un pantalon noir et un chemisier à motifs imprimés. Les deux

femmes qui partageaient le bureau avec elle félicitèrent

Guillaume, en ricanant, d’avoir reçu un présent aussi somptueux

d’une collègue dont elles insinuèrent qu’elle était ordinairement

avare. Mais si Guillaume fut embarrassé, c’est parce qu’il s’était

contenté de donner à Elsa un tee-shirt représentant Jeanneke-Pis,

la version féminine du Manneken-Pis. Il fit rire, mais quelle

ingratitude, quelle pingritude envers une femme qui l’avait

gratifié d’une telle quantité d’essence féminine ! Elsa lui dit

qu’elle voulait lui parler en privé : il y avait du neuf. Et elle lui

proposa de dîner avec elle à La Grenouille, bravant le couvre-feu

que Giaccaglia lui imposait.

L’après-midi même, Guillaume débarqua dans une luxueuse

boutique de la via Condotti pour acheter un présent digne d’Elsa.

Rentré au bureau, il lut un courriel de Médecins sans frontières

qui attirait son attention sur le manque cruel de centres de soins

au Congo. Il était temps de faire sa B.A. annuelle, mais

Guillaume fut saisi d’un doute. Alors qu’il était préoccupé par le

sort des réfugiés du Soudan du Sud, il n’y avait apparemment pas

moyen de faire un don pour soutenir une action particulière.

Appoline Kanko lui dit que c’était un peu facile de se donner


274

bonne conscience en sauvant la vie de pauvres hères dans des

situations de crise, avant de les abandonner sans défense face aux

tiques, moustiques, mouches tsé-tsé, bactéries et autres bestioles

infernales qui leur refilaient des maladies épouvantables. Selon

elle, il fallait soutenir la Fondation Vaccins pour tous, financée

principalement par des milliardaires. Après une recherche sur la

Toile qui montra à Guillaume que, grâce à cette fondation,

l’éradication prochaine de la poliomyélite était devenue un

objectif réaliste, il lui vira mille euros.

Le soir, à La Grenouille, Guillaume offrit à Elsa une besace de

couleur ambre en taurillon signée Valentino. Ayant humé la

bonne odeur de cuir, elle le félicita pour son bon goût. En

revanche, elle lui reprocha d’avoir mal choisi son œuvre

caritative :

— T’as pas l’air de savoir que la Fondation Vaccins pour tous

a donné à plusieurs grandes organisations internationales un

prétexte pour plus filer un seul dollar pour la vaccination,

puisque des multimilliardaires s’en occupent.

— Ah bon !

— Un dollar donné à la Fondation Vaccins pour tous, c’est un

dollar bien dépensé, mais il faut en déduire un dollar perdu

ailleurs. Bref, c’est de la thune foutue en l’air.

— Mais enfin, ces généreux philanthropes, ces hommes

d’affaires avisés…

— Sont comme toi de grands naïfs !

— J’ai donc viré mille euros en pure perte ?


275

— Exactement. T’as donné aux gouvernements une bonne

excuse pour rien faire. Mais tu peux te rattraper en donnant à

Sahara Oasis. Grâce à elle, on crée des oasis dans le désert, et des

Africains misérables qui intéressent personne peuvent y vivre

heureux.

— Ce n’est pas un peu utopique ?

— Non : on plantera des arbres et, grâce à leurs racines, l’eau

reviendra dans le sol, de l’herbe poussera et sera mangée par les

troupeaux, qui produiront du fumier, on creusera des puits, et des

pompes apporteront l’eau aux jardins. On... on… on… Passe-moi

ta carte de crédit. Je vais leur envoyer mille euros en ton nom.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Guillaume n’y croyait pas, mais il

ne pouvait pas perdre la face. Quand il demanda à Elsa combien

elle-même versait, elle avoua que sa propre contribution se

bornait à inciter les autres à se montrer généreux.

— De toute façon, après ce qui vient de se passer, j’aurai

bientôt plus de pognon.

— Qu’est-ce qui vient de se passer ?

Rumeur de liaison avec Guillaume… mari furax… fini la

comédie… Allemagne… entendit Guillaume comme dans un

brouillard.

L’instant d’après, les paroles suivantes se détachèrent avec

une limpidité cruelle :

— Si je t’ai demandé de venir ici, c’est pour te dire que, dans

quelques jours, je quitte Rome. Je m’en vais à Dresde pour de

bon.
276
277

Février

Qui peut savoir quelles illusions Guillaume entretenait dans

son cerveau ramolli ? Le chacal est toujours aux aguets,

attendant qu’un prédateur plus fort lâche sa charogne. Mais le

départ d’Elsa flanquait tout par terre.

Si Guillaume ne se consolait pas de perdre sa source

principale d’essence féminine, Favauge exultait : il allait cesser

d’être interdit de traduction et son retour en grâce assurerait son

avenir à l’AMGC.

Il songea ensuite aux moyens de distendre ses liens avec

Virginia. C’était sans compter sur Guillaume, qui avait trouvé un

bon moyen de cultiver son amitié avec elle : Mme Calzolaio était

sur le point de quitter l’appartement du deuxième étage pour une

maison de retraite, et la propriétaire, dont le mari était passé de

gaga à mort, en avait marre des démarches nécessaires pour la

location des appartements. Elle avait décidé de vendre la villa, et

Virginia voulait que Guillaume l’achète. Il se dit que cela lui

changerait les idées mais, en réalité, il se laissait influencer par

Virginia, femme dont l’impulsivité déteignait sur lui.

Elsa organise un déjeuner d’adieu à la cantine mais, alors que

Guillaume s’apprête à s’y rendre, Giaccaglia entre dans son

bureau : « Traduisez-moi ça sur-le-champ. Si la France n’a pas ce

descriptif en français dans la demi-heure, le projet d’aide au Cap

vert capote faute de fonds. »


278

Merde ! Pour gagner du temps, Guillaume dicte sa traduction

directement à Calypso au lieu d’utiliser le dictaphone. Il la

chuchote, car Calypso n’a pas un bureau pour elle toute seule.

Pour le reste, il ne change rien à sa méthode. Il dicte la première

phrase tout en examinant la deuxième pour voir s’il va en

respecter la structure. Il dicte vite, mais sans précipitation, à

l’allure où Calypso tape. Il n’ânonne pas sa traduction, mais la

dicte avec expression pour que Calypso comprenne ce qu’elle

tape. Son élocution est aisée, claire, fluide. En dictant la

deuxième phrase, l’œil unique de Guillaume se promène sur la

troisième, qui est obscure, mais il trouve rapidement une solution

imaginative. Pendant la dictée de la troisième, il regarde la

quatrième, qui ne pose aucun problème. Tout en terminant de

dicter la troisième phrase et en dictant la quatrième, il a le temps

de parcourir une partie du texte restant pour s’en faire une idée,

avant de lire plus attentivement la cinquième, qu’il est

maintenant temps de dicter, tout en examinant la sixième et ainsi

de suite. Il avance rapidement, mais il y a quatre feuillets et

même un virtuose ne peut jouer plus vite que la musique.

Cette traduction lui prend en tout un petit quart d’heure.

Ensuite, il se lève en remerciant Calypso, à qui il n’a pas besoin

de dire qu’elle doit relire sa traduction, corriger vite fait ses

imperfections et l’envoyer à Giorgio. Guillaume sort du bureau

de Calypso alors qu’elle termine de taper la dernière phrase du

texte. Il espère arriver à temps pour participer au dernier

déjeuner romain d’Elsa.


279

Quand il entre dans la cantine, Elsa est noyée au milieu d’une

foule d’admirateurs, dont la tête pensante, qui occupent une série

de tables accolées les unes aux autres, et elle ne peut ménager

une place à Guillaume. Elle porte son chemisier bleu nuit coupé

dans un tissu soyeux, constellé de petites étoiles blanches,

comme lors du premier repas qu’ils ont pris ensemble. Il doit se

contenter d’un signe de la main.

Après avoir vomi dans les toilettes, il donne un violent coup

de poing dans le distributeur d’essuie-mains. Elsa devait choisir

entre l’ingénieur et lui, et elle l’a abandonné. Elle l’a congédié.

Elle l’a trahi. Il ne compte plus. En fait, il n’a jamais compté.


280

Février

Déboussolé par la perte d’Elsa. Incapable d’en faire son deuil.

Avant, habité par Elsa, maintenant vidé d’elle comme un poisson

de ses entrailles. Sur le quai du métro, irrésistiblement attiré par

la fosse où couraient les rails, comme par la mer qui bruisse

lointaine sous une falaise. Le quai était un tremplin du haut

duquel il devait sauter et, quand la rame arrivait, il avait cette

pulsion de se précipiter sur la voie. L’idée de se jeter devant la

première voiture était là, insensée mais impérieuse. « Cette fois,

j’y vais ! » Terrorisé, il restait collé contre le mur et, à l’approche

de la rame, il se figeait et retenait sa respiration, en essayant de

penser à autre chose. Parfois, assis, quand la rame entrait dans la

station dans un bruit de tonnerre, il posait les pieds bien à plat sur

le sol, écartait les cuisses et se raidissait. Une autre fois, il sortit

de la station comme un dément poursuivi par une hallucination et

prit un taxi.

Un matin, à la station Flaminio, l’absurdité de ces idées noires

le frappa comme une porte qu’un goujat vous lâche à la face. Il

partit d’un grand éclat de rire qui fit se retourner les autres

voyageurs. Par la suite, il prit l’habitude de se tenir tout à fait à

droite, là où la rame s’arrêtait.

Il trouva aussi un dérivatif dans l’achat de la villa, qui passait

par des formalités kafkaïennes, dont l’accomplissement était

freiné par une armée de fonctionnaires qui s’égaraient dans le

maquis de règlements contradictoires et considéraient qu’une

personne dépourvue de la nationalité italienne était atteinte d’une


281

anomalie grave dont elle était responsable. Administrations

ouvertes seulement deux ou trois jours par semaine pendant

quelques heures. Notaire qui s’érigeait en barrière

supplémentaire entre Guillaume et l’acquisition d’un bien.

Il surmonta un à un les obstacles, jusqu’à ce qu’en fin de

parcours, un fonctionnaire de l’Ufficio del Catasto soutienne, de

façon intransigeante et définitive, que la division de la villa en

appartements enfreignait de façon rédhibitoire le permis de

construire. Comme Guillaume n’avait pas les relations

nécessaires pour gommer cette irrégularité, une enveloppe

donnée dans les formes appropriées régla la question. L’intégrité

est une qualité admirable, mais point trop n’en faut.

Grâce aux économies accumulées pendant plus de quinze

années de travail bien rémunéré, Guillaume ne dut emprunter que

la moitié du prix d’achat.

Vint enfin le grand jour où, émergeant de la paperasse, il

devint propriétaire. Virginia fut ravie et il n’eut pas le cœur de lui

réclamer un loyer.

Cette villa, ce n’est qu’après son acquisition qu’il songea à

l’évaluer. L’ensemble paraissait solide, mais il s’inquiéta des

boiseries : les parquets grinçaient et les marches de l’escalier

protestaient à chaque pas. Ne fallait-il pas consulter un

charpentier ? Un expert immobilier ? Mais il répugnait à faire

venir des étrangers dans cette villa qu’il partageait avec Virginia,

cette villa qui était en quelque sorte leur tanière commune, où

leurs appartements avaient la même clé. Pour la même raison, il


282

ne jugea pas opportun de rechercher un nouveau locataire pour le

deuxième étage. Il y entreposa un grand nombre de romans et

divers ouvrages de référence qu’il ne consultait pas souvent. Son

appartement resta encombré de livres, mais il pouvait désormais

s’y déplacer plus facilement.

Pour fêter l’accession de Guillaume à la propriété, Virginia

l’invita à un récital donné par Federico Colli, un jeune pianiste

dont elle s’était entichée. Après le concert, il emmena Virginia

dîner à La Grenouille. Il fallut attendre au bar qu’une table se

libère. Au premier étage, le restaurant comptait une douzaine de

tables placées au pourtour de la salle, isolées les unes des autres

par des paravents propices aux confidences et occupées par des

gens distingués qui parlaient à voix basse. Mozart et la lumière

tamisée protégeaient contre les oreilles et les regards indiscrets,

sans gêner la conversation. Au mur du fond, une horloge : son

cadran inversé et ses aiguilles rétrogrades abolissaient le temps.

Virginia décida de mettre le chef à l’épreuve car elle avait

conservé un souvenir impérissable d’une blanquette de veau

dégustée à Paris, mais le serveur, mains et bras encombrés par

des plats, leur en donna deux qui ne leur étaient pas destinés.

Qu’il ait mal noté ou interverti les commandes, le plaisir de la

découverte leur parut préférable aux tracas d’une réclamation.

En quittant La Grenouille, Virginia dit à Guillaume :

— Nous vivons maintenant ensemble, dans la même maison,

rien que toi et moi. Tu te rends compte ?


283

Mars

Après un bon mois de silence Elsa se mit à téléphoner

régulièrement à Guillaume pour lui rendre compte par le menu

de sa nouvelle vie. Les Pförtner habitaient une villa moderne

avec jardin, dans une banlieue verdoyante, au sud de la ville.

Elsa s’occupait du ménage et de sa belle-mère, précédemment

hébergée dans une maison de soins aux personnes dépendantes.

— Qu’est-ce qu’on va manger à midi ? demandait

Mme Pförtner.

— Une entrecôte, de la chou-fleur et des pommes de terre,

répondait Elsa dans son allemand approximatif.

Quelques minutes plus tard :

— Qu’est-ce qu’on mange à midi ?

— Une entrecôte, de la chou-fleur et des pommes de terre.

Peu après, Mme Pförtner posait la même question.

Elle ne pouvait se déplacer d’elle-même. Il fallait environ

cinq minutes pour la mener de son lit à la salle à manger. Un

jour, elle dit à Elsa qu’elle voulait rentrer chez elle. Mais elle

était chez elle. Comme elle insistait, Elsa appela un taxi, mais au

moment d’indiquer une adresse, Mme Pförtner se troubla, avant

de dire : « Mais vous savez bien, ma maison à Velbert. » Après

être rentrée dans l’appartement avec sa belle-mère, Elsa

téléphona à l’ingénieur.

— Vous n’avez plus de maison à Velbert, dit-elle à la vieille

dame.
284

— Mais si j’ai une maison, répondit sa belle-mère avec une

lueur d’hésitation dans le regard.

— Non, Maman, elle a été vendue, dit Elsa.

— Ce n’est pas vrai. Mon fils n’aurait jamais accepté ça.

— Votre fils l’a vendue il y a plusieurs années.

Elsa organisait les soirées auxquelles l’ingénieur invitait ses

collègues de l’université. Il s’absentait fréquemment pour des

congrès et elle restait alors seule avec sa belle-mère. Une

infirmière passait de temps en temps. Quand l’ingénieur était

présent, il semblait, par sa conversation terne et son manque

d’imagination, rajouter une couche d’ennui. Exaspéré par

Beniamino, il avait jeté le disque. Les repas étaient

particulièrement déprimants : auf Wiedersehn le riz, verboten les

épices, unmöglich les tacos. Le mari, il voulait des patates, des

plats bourratifs, des saveurs insipides. Ainsi, Elsa retrouvait toute

la fadeur de sa vie sur son assiette.

Elle demanda à Guillaume d’envoyer par la poste, pour son

mari, un tube de Preparazione H, introuvable en Allemagne. Il

devait avoir des hémorroïdes. Cela faisait partie des petites joies

romantiques du mariage. Belle-mère ingrate, ingénieur égoïste,

Dresde ville désespérante, ai adopté une chienne… Ah la

chienne ! Estrella, qu’elle s’appelait. Affectueuse, adorable. Je

lui parle souvent de toi. C’est l’amour inconditionnel ! Et chaque

matin, elle me fait la fête comme si je venais de rentrer d’un long

voyage.
285

Guillaume et Elsa se moquaient de Giaccaglia et de la boîte.

Elle était avide des derniers commérages. Il lui racontait les

fourberies des gradés et les magouilles des petits chefs. Il la

faisait rire en lui parlant des nouveaux programmes aux

dénominations ronflantes.

Ces conversations avec Elsa laissaient pourtant Guillaume sur

sa faim, car l’âme en était absente. La voix seule, sans geste,

regard ou sourire, est désincarnée. L’essence féminine passe mal

par les fils du téléphone. Cependant, la distance était un treillis

de confessionnal à travers lequel Elsa lui faisait des confidences :

elle était désenchantée de la vie, qui ne tenait pas ses promesses.

Elsa s’enfonçait dans la mélancolie et avait la nostalgie des

années romaines et en particulier des moments passés ensemble,

dont elle rappelait des détails. Elle se souvenait en particulier de

telle statue, tel monument qu’elle avait vus avec lui, dont le nom

lui échappait, mais qu’elle pouvait décrire. Il dissimulait son

souhait de voir son mariage échouer et la satisfaction qu’il

ressentait à mesure que cette perspective prenait corps.

Il se plut à l’informer des dernières péripéties de l’« opération

Lila ». Il y avait du nouveau sur ce front : Appoline Kanko avait

décidé de prendre une retraite anticipée, ce qui créerait

prochainement une vacance de poste, ouvrant ainsi la voie à un

concours dont la lauréate devait être Lila. Quand celle-ci l’apprit,

elle refit à Guillaume le coup de la jambe qui flanche et se colla à

lui : « Je compte sur vous, Favauge. Le contrat pour les cours de

français ne sera peut-être pas renouvelé, car la hiérarchie


286

envisage de me remplacer par un CD-ROM. Si je suis engagée,

je saurai vous remercier. » À la fois gêné et excité par ce frotti-

frotta, il balbutia qu’elle pouvait compter sur lui.

— Merci, Favauge, vous êtes ma bouée de sauvetage. Soyez

certain que le moment venu… On peut arrêter ces cours débiles

et discuter tactique.

— Au contraire, dit-il, les cours doivent se poursuivre, car

vous devrez passer des épreuves écrites.

— Mais si c’est vous qui notez ma copie…

C’est ce qu’il lui avait laissé entendre, mais il s’était un peu

avancé.

— Oui, mais la starlette qui obtient un rôle en prouvant ses

talents à l’entière satisfaction du producteur doit quand même

savoir un peu jouer. Et puis Aumasson fera partie du jury, car il

adore s’entendre pérorer, et il pourrait jeter un coup d’œil sur les

copies.

L’affaire ne se présentait pas trop mal. Tout d’abord, on

pouvait espérer que Mme Kanko serait déjà partie lors de la

notation des épreuves. Dans cette hypothèse, il serait logique de

la partager entre Aumasson et Guillaume.

Lila se mit à acheter Le Monde tous les jours, jusqu’à ce que

l’annonce attendue y soit publiée. Les épreuves écrites auraient

lieu le 15 mai, soit environ six semaines plus tard. Autre bonne

nouvelle : le concours se déroulerait uniquement à Paris et à

Rome. Cette mesure d’économie aurait l’avantage de limiter le

nombre de candidats.
287

Si Mme Kanko allait quitter ses fonctions, c’est qu’elle

souffrait d’une mystérieuse affection : « Une sensation

indéfinissable de faiblesse », dit-elle à Guillaume, après un

congé de maladie de trois ou quatre semaines. Son toubib lui

avait dit de se ménager. Pour sa part, Guillaume considérait que

son poste était une sinécure, d’autant que, depuis le départ de

Roland Dacier, Jacques Aumasson, le chef de la section française

de traduction, avait pris l’habitude de travailler d’arrache-pied,

jusqu’à dix ou onze heures par jour, constamment pressé et

débordé.
288

Gregoria téléphone à Guillaume

L’intrus a de nouveau squatté mon portable en y chargeant un

deuxième fichier, intitulé « Retour au pont Milvio », qui contient

cette fois-ci un récit inquiétant mêlant le vrai et le faux. Copier-

coller :

Gregoria téléphone à Guillaume pour l’inviter à la fête

qu’elle organise le dimanche suivant pour célébrer le

premier anniversaire de son fils Carlos. Guillaume

ressent une douleur comparable à une rage de dents qui

se réveille après une accalmie inexpliquée. L’année

précédente, Elsa l’a accompagné quand on a fêté le

quatrième anniversaire de Giulia, la fille de Gregoria.

Elsa qui l’a fui, qui l’a renié, qui l’a écarté de sa vie. Il se

défile en prétextant des difficultés de transport. Il n’a dit

à personne qu’il avait acheté une bagnole, que de toute

façon il n’utilise pas. Seulement voilà, Gregoria lui dit

que Gros Tas (ce collègue dont il a eu la maladresse de

répéter les propos ignobles à Virginia) habite non loin de

chez lui et acceptera certainement de le véhiculer.

Guillaume ne peut se dérober.

Le dimanche, comme Gros Tas ne se présente pas,

Guillaume, secrètement ravi, téléphone à Gregoria pour

l’en informer. Au cours de l’après-midi, ils échangent

plusieurs autres coups de fil. Pour sa part, Gros Tas ne

décroche pas son téléphone.

Guillaume interroge Virginia :

— Un homme n’a pas sonné vers midi ?


289

Pourquoi dit-il « un homme », alors qu’il l’a prévenue

du passage de Gros Tas ?

— Tu aurais entendu le coup de sonnette.

— Pas nécessairement : j’écoutais de la musique, dit-

il.

La sonnette est faiblarde, mais tout de même.

Vers trois heures du matin, Virginia monte chez

Guillaume et le réveille. « J’ai un corps dans l’allée. Il est

trop lourd. Je n’y arriverai pas toute seule », lui dit-elle

d’une voix désemparée. Encore à moitié endormi, il met

une dizaine de secondes pour comprendre qu’elle veut

encore une fois qu’il l’aide à évacuer un cadavre et il

refuse tout net. Peu après, elle frappe de nouveau à sa

porte, le supplie, lui dit qu’elle fera tout ce qu’il voudra,

qu’elle sera son esclave, sa marionnette sexuelle, si

seulement il l’aide à se débarrasser de ce corps,

décidément trop lourd.

Virginia ne peut tout de même pas laisser un cadavre

pourrir dans l’allée. Il est impensable de refuser.

Quand Guillaume voit la masse énorme étendue sur

le gravier, près de l’arrière de la Jeep, il se rend tout de

suite compte que c’est Gros Tas, emballé avec le plus

grand soin. Guillaume se penche sur son visage, dont la

lune éclaire les traits à peine brouillés par une feuille de

plastique. Virginia a dû l’intercepter pendant que

Guillaume écoutait une symphonie de Bruckner.

— Une explication, peut-être ? demande Guillaume.


290

— Ça te surprendrait si je te disais qu’un individu

pareil a essayé de me violer ? répond-elle.

— Tu lui as ouvert la porte ?

— Il m’a demandé un verre d’eau, ce qui ne se refuse

pas.

Ou bien elle l’attendait et il n’avait même pas dû

sonner.

— Cause de la mort ? demande-t-il.

— Je lui ai plongé un couteau de chef dans la gorge.

Ça s’est passé dans la cuisine heureusement.

— Pourquoi heureusement ?

— Le sang, tiens !

Entre les carreaux bien lisses, des interstices. Mais

personne ne les inspectera. Probablement pas. Le corps

a été entouré d’une grande feuille en plastique, d’une

chaîne qui luit dans la clarté lunaire, et de ruban

adhésif.

— D’où vient cette chaîne ?

— Je te l’ai déjà dit : Mario entreposait des chaînes

chez moi.

— Et où est sa voiture ?

— Tu penses bien que la première chose que j’ai faite,

c’est de l’éloigner !

— Je t’aide à faire le travail, dit Guillaume, mais nous

devrons avoir une sérieuse explication, toi et moi. Si tu

t’imagines que je vais laisser passer ça comme la

première fois, c’est mal me connaître.

Elle marmonne des paroles indistinctes.


291

Parfois, on dirait que la vie ne dure pas plus

longtemps qu’une partie d’échecs. Au moment où vous

vous y attendez le moins, quelqu’un s’écrie « Mat ! » et

rideau. Guillaume est tout de même outré par les

réactions expéditives de Virginia. Manifestement, elle

règle ses comptes avec les hommes. À quand son tour ?

Elle a rabattu trois des quatre sièges de la Jeep et il

ne reste plus qu’à charger le corps, déjà tout raide. Plus

qu’à… Facile à dire. Ils ont toutes les peines du monde à

le soulever mais pour le faire glisser à l’intérieur, c’est

mission impossible. Finalement, ils y parviennent en

hissant le macchabée sur un pouf, et à force de pousser

et de tirer, le voilà dans le corbillard.

Virginia prend le volant et Guillaume s’assied à

l’arrière, à côté de la dépouille. Ils se mettent en route

vers le Tibre pour une tâche délicate. L’estomac de

Guillaume se noue à la pensée que la police peut les

surprendre. Gros Tas, lui, n’a plus de souci à se faire.

Près du pont Milvio, Virginia fait marche arrière. Elle

ouvre le coffre et ils tirent les cent cinquante kilos de

viande froide, avant de les traîner vers le fleuve. Un

corps de plus avalé par le Tibre. Le quantième ?

Combien d’autres dans l’avenir ? Guillaume referme le

coffre et Virginia remonte le sentier pour s’assurer que

la voie est libre. Elle revient aussitôt. « Una pantera »,

chuchote-t-elle le visage déformé par l’angoisse. En

italien, le mot « pantera » désigne, outre une panthère,

une voiture de police. Une « panthère » tapie à


292

proximité grogne de façon terrifiante. La Jeep n’est pas

visible de la route car le sentier est en pente. Pourvu

que les flics n’aient pas vu Virginia et ne sortent pas de

leur véhicule. Ils ont peut-être aperçu la Jeep quand elle

faisait marche arrière. La chemise de Guillaume, déjà

mouillée aux aisselles par l’effort, dégouline maintenant.

Il se raccroche à l’idée que la Jeep est noire et se fond

dans l’obscurité. Mais la lune est presque pleine et il

semble à Guillaume que la Jeep brille comme un soleil

noir. Après un temps infini, la voiture de police

redémarre. Une fois le danger passé, Guillaume et

Virginia se mettent à rire.

— Le pont Milvio semble attirer les panthères, dit-il.

— La panthère de Rome, c’est un surnom qui me

plairait bien, si je recherchais la publicité, dit Virginia.

De la panthère, elle a la grâce et la férocité. Après

avoir effacé les traces de pneus avec des branchages,

ils remontent dans la Jeep.

— On retire beaucoup de cadavres du Tibre ?

demande Guillaume.

— Moins qu’on y jette. Un corps bien lesté peut

s’enfoncer dans la vase et y rester. Ou pas. Les suicidés

mettent environ un mois à atteindre l’embouchure. Un

mois.

Depuis des millénaires, ce fleuve mythique emporte

le rebut de la ville, délivre les Romains des corps qui les

embarrassent. À leur retour à la villa, Virginia confie à

Guillaume :
293

— Tu ne peux pas savoir ce que c’est que d’être une

femme seule. Je n’ai que toi.

Il lui demande si elle ne craint pas une enquête. Mais

pour elle, la confrérie du crime se divise en

deux catégories : les benêts qui se font prendre et les

astucieux qui passent à travers les larges mailles du filet

policier et judiciaire. La police italienne est trop occupée

à traquer des innocents, qui agissent à visage découvert

et dont les peccadilles sont aisément mises au jour,

pour avoir le temps de s’intéresser aux véritables

criminels, enclins à s’entourer de toutes sortes de

précautions. Les flics protègent les proxénètes, les

narcotrafiquants et les grands fraudeurs, et s’en

prennent aux prostituées, aux drogués et aux petits

contribuables mal informés.

Mais voilà : Gregoria a signalé la volatilisation de Gros

Tas à la police et, quand deux inspecteurs se présentent

chez Guillaume le lundi soir, il n’en mène pas large. Ils

prennent l’affaire au sérieux, disent-ils, car une

disparition est inquiétante lorsque l’intéressé ne se

présente pas à un rendez-vous. Virginia est aussi

entendue, mais elle surfe sur les questions avec brio,

d’après ce qu’elle dit à Guillaume. « Mais le simple fait

qu’on prenne la peine de t’interroger… » lui dit-il.

« T’inquiète, répond-elle. Des gens, il en disparaît des

centaines tous les jours. Des centaines. »

Pourtant, il se ronge les sangs : il passe une nuit

blanche et ne s’endort qu’au moment où il devrait se


294

réveiller. Il fait un cauchemar : Gros Tas gigote dans sa

housse mortuaire pour s’en extraire et reprendre le

cours de sa vie. « Tu es mort, lui dit Guillaume. C’est pas

la peine. » Mais Gros Tas prétend que Virginia a laissé

des bulles d’air et il s’obstine à vouloir vivre, même

mort.

Le mardi, Gregoria reproche à Guillaume d’avoir été

« potentiellement » la dernière personne à avoir vu le

disparu et son « intuition féminine » lui dit qu’il est au

moins en partie responsable de sa disparition. Elle le

cuisine avec plus de zèle que les flics, jusqu’à ce que,

plutôt énervé, il la prie, d’un ton peu amène, de lui

lâcher la grappe, tant et si bien qu’ils se brouillent.

Intuition féminine !

L’existence de Guillaume reste inchangée. Virginia

reçoit toujours des personnages énigmatiques et

éphémères. Il n’est bien entendu pas question qu’elle

serve de « marionnette sexuelle » à Guillaume. Du

reste, tout amant de Virginia est un mort en sursis, et il

frémit à l’idée de se faire croquer par cette panthère. En

plus, il ne faut pas tourner autour du pot : malgré ses

rêves de mariage, le célibat lui convient, car rien ne

peut gâcher davantage une relation entre personnes qui

s’estiment que la grossière conjonction des sexes, aussi

aléatoire, aussi mécanique, aussi lourde de

conséquences que la conjonction des planètes. Il


295

n’imagine pas de faire avec Virginia cette besogne

gluante, de pénétrer dans cet inconnu terrifiant.

Les punaises mâles utilisent leur pénis comme un

canon à sperme et ne doivent pas copuler pour se

reproduire. Le mâle se contente d'envoyer une décharge

de foutre dans le vagin de la femelle. Guillaume lui aussi

garde toujours ses distances, ne s’engage jamais. Il veut

s’approprier une femme, mais quand Bea s’apprête à lui

en livrer une, il tergiverse. Elsa et Virginia semblaient

sur le point de succomber, mais il ne saisit pas les

occasions. En toutes choses, il est ambivalent.

Il pourrait adopter une position tranchée : assumer sa

complicité de meurtre ou dénoncer Virginia. Il préfère

une voie moyenne : avoir avec Virginia une discussion

franche sur ses crises meurtrières et « crever l’abcès ».

Le soir qu’il choisit pour cette grande explication, elle lui

sert avec le repas un vin qui semble justifier quelque

cérémonie, même si, comme d’habitude, ils dînent en

toute simplicité dans la cuisine.

— Il est comment mon vin ?

— Euh… fruité et doux, répond-il.

Elle scrute l’étiquette au dos de la bouteille.

— Étrange, « Vin d’Ombrie sec et corsé. »

Guillaume prend, dans un placard, un grand verre

dont la forme lui rappelle la bedaine de Gros Tas. Il y

verse deux centimètres de vin, avant d’inspecter à son

tour la bouteille : Rosso Orvietano, Denominazione


296

d’Origine Controllata e Garantita. Il le goûte de nouveau,

en le mâchant comme il l’a vu faire.

— Maintenant mes mains plongent dans le sol qui a

vu mûrir le raisin et caressent le fût dans lequel le vin a

été élevé. Mes narines se délectent de la terre et du

chêne. Et, effectivement, ce vin charpenté et boisé a le

goût que tu dis.

— Il a changé de goût ? demande-t-elle.

— Évidemment ! Tu me l’avais servi dans le mauvais

verre. Le vin a une saveur qui dépend d’une multitude

d’éléments extérieurs, tels que le temps qu’il fait, la

personne avec qui l’on est, les choses auxquelles on

pense et surtout le récipient. Cela dit, tu ne dois plus

acheter ce vin : il est excellent, mais il a une couleur

violacée sans doute due à l’excès de sulfites.

— Mon Rosso Orvietano contient du sulfite ?

— À n’en pas douter. Nausées, ballonnements,

crampes, diarrhée…

— Dehors !

Elle est déjà debout et ne plaisante pas. Il essaye de

se justifier :

— Ce n’est pas ton vin. Ce sont tous les vins

d’Ombrie !

Elle saisit un couteau de chef sur le plan de travail et

le brandit.

— Salaud ! hurle-t-elle. Ne remets plus jamais les

pieds ici !
297

Guillaume prend la fuite. Comment a-t-il pu oublier

que la famille de Virginia est originaire d’Ombrie ? Le

couteau est probablement celui qui a servi à tuer Gros

Tas. Péter les plombs pour des broutilles… Des facteurs

imprévisibles déclenchent chez Virginia des accès de

rage, qui se traduisent occasionnellement par des actes

de violence inouïe.

La grande explication n’a pu avoir lieu, mais

Guillaume se fait une obligation morale de ne pas y

renoncer car, jour après jour, le corbillard garé à l’arrière

de la villa représente pour lui un muet reproche et lui

fait craindre un nouveau forfait.

Aussi s’alarme-t-il quand, un soir, Virginia lui dit qu’il

doit apprendre à se servir de sa Jeep et lui propose de

prendre le volant pour une balade à Rome à un moment

où la circulation sera quasi nulle, vers trois heures du

matin. Il lui demande s’il s’agit de faire un transport

spécial. Non, non.

À l’heure convenue, Guillaume s’installe avec

appréhension sur le siège du conducteur, avec Virginia à

sa droite. Le volant gainé de cuir lui caresse les mains et

les narines. Il règle le soutien lombaire pour un confort

maximal. Après avoir démarré en douceur, il ne tarde

pas à découvrir que cette machine cauchemardesque,

ce monstre qu’il croyait programmé pour le broyer avant

de le cracher dans l’au-delà se conduit en réalité comme

le plus humble des esclaves. Dans les rues désertes, il

dirige la Jeep avec une certaine assurance. Il teste


298

prudemment l’accélérateur, le frein, la souplesse de la

direction, les reprises, la tenue de route. À la tête de

quatre roues motrices et d’un moteur surpuissant, il a le

sentiment de dominer le monde. N’empêche qu’il évite

de dépasser les quarante à l’heure.

Il s’engage dans une rue mal éclairée et remarque, à

une encablure devant lui, un ivrogne qui descend du

trottoir de droite pour traverser d’un pas incertain.

Comme Guillaume roule au milieu de la rue, il déporte

calmement la Jeep vers la droite pour laisser au piéton

le reste de la chaussée. Au même instant, il voit qu’il lui

faut s’arrêter derrière un camion dont la plateforme de

déchargement a été laissée en position horizontale,

mais il se laisse surprendre par un nid-de-poule bien

profond, bien romain, et il freine trop tard. Le pochetron

reste cloué sur place, prend la Jeep en pleine poitrine,

glisse et, coincé entre les deux véhicules, est décapité

net dans un bruit visqueux de guillotine ! Une gerbe

écarlate éclabousse le pare-brise. La tête rebondit sur le

capot et termine sa trajectoire sur le trottoir de droite,

ce qui libère une dose massive d’adrénaline dans les

artères de Guillaume. Il ouvre la portière et sort de la

voiture. Une excitante odeur de boucherie lui saute au

visage. Il met un pied sur le trottoir. C’est donc ça une

tête coupée. Il a le sentiment de vivre un moment

exceptionnel.

— Que fais-tu ? demande Virginia.

— La tête !
299

— Tu veux la faire empailler ?

Il vaut mieux quitter les lieux.

L’empereur Claude, au cirque, avait éclaté de rire

devant l’ahurissement d’un gladiateur dont le bras armé

d’un glaive venait d’être sectionné par son adversaire.

La décollation de Guillaume lui aurait plu. Détail

intéressant, la dernière expression du visage aux yeux

encore écarquillés du piéton, fugacement entrevue par

Guillaume à travers le pare-brise, hésitait entre

l’incrédulité et le dépit qu’une soirée de beuverie puisse

aussi mal se terminer. Guillaume comprend alors que, si

le bien est un mal nécessaire selon son interprétation du

taoïsme, le mal pur est infiniment plus attrayant.

Il cède le volant à Virginia. « Je vois que tu as pris

plaisir à cet homicide, dit-elle. Tu as franchi un pas

décisif en coupant le fil de vie de ce manant. Te voici au

premier échelon. Quand tu auras commis un meurtre et

prouvé par la récidive que ce n’était pas le fruit du

hasard, tu auras gravi les deux échelons restants et tu

pourras te proclamer Fauve. »

Il est maintenant difficile de faire la leçon à Virginia.

Guillaume se borne à lui offrir un livre dans lequel le

dalaï-lama dit que la colère est un poison.

Quelle histoire extraordinaire ! Mais qui en est l’auteur ?

Quand Virginia a fait installer des barillets identiques sur nos

serrures, j’étais loin de penser que c’était un prélude à une

machination de ce genre mais cette initiative était inutile et pour


300

le moins curieuse. J’y avais vu une preuve d’amitié, rien de plus.

Virginia peut maintenant utiliser ses clés pour entrer chez moi.

Toute cette histoire de cambriolage est-elle un coup monté ?

Comme le français de Virginia est quasi nul, elle aurait agi pour

le compte d’un tiers. Le véritable intrus pourrait être Giaccaglia,

que Virginia doit connaître, mais quelles seraient les motivations

de Virginia ? Elle ne se rend peut-être pas compte des

accusations que Giaccaglia porte contre elle et moi.


301

Mai

Comme Aumasson eut la bonne idée de se mettre en congé de

maladie pour des problèmes cardiaques, les auspices étaient

favorables pour Lila. Même à supposer qu’il reprenne le travail

avant le concours, on pouvait espérer qu’il devrait se ménager, ce

qui était déjà le cas de Mme Kanko.

Ce n’est pas le premier exemple du cynisme de Guillaume.

Plus la date du concours approchait, plus Guillaume se

montrait exigeant avec Lila. Aussi, quelle ne fut pas son

indignation lorsqu’elle traduisit « perpetrator » par…

« perpétrateur », alors que plusieurs bonnes traductions

figuraient dans le Lexique anglais-français des difficultés de la

traduction. Cela mit Guillaume hors de lui ! Elle désamorça sa

colère par un torrent de larmes.

— J’en ai ras la motte de me faire houspiller par vous ! dit-

elle d’une voix entrecoupée de sanglots. C’est donc votre

passe-temps favori que de terroriser les femmes ? Ces femmes

qui au fond vous terrorisent ?

Lila n’avait peut-être pas tort, car le lendemain soir…

« Maintenant que tu t’es rempli la panse, lui dit Virginia, tu

peux remonter au premier avec la satisfaction d’emporter un

repas qui ne t’a rien coûté. » Il n’était pas nécessaire de le dire

deux fois à Guillaume, qui prit congé. Virginia le rattrapa à la

porte et, le visage déformé par une expression affreuse, hurla :

« Alors, c’est ça ! Je suis ta bonne, ta cuisinière et, une fois repu,

tu détales ! » « Non, implora-t-il, c’était un malentendu, je


302

n’avais pas compris que tu plaisantais. » Calmée, elle mit un

disque de Paolo Conte, choisit un slow et lui demanda de le

danser avec elle. L’ours qui danse est ridicule, mais il n’était pas

question de refuser. D’une poigne de fer, elle l’entraîna dans la

chambre à coucher et le fit basculer sur le lit. Tout de suite,

Guillaume sut que ce ne serait pas possible. Quand elle se

dégrafa la jupe, il fut empli de la terreur d’une vierge devant

laquelle un soudard dégrafe son ceinturon. Virginia enleva son

chemisier. Son soutien-gorge tomba. Elle enleva le polo de

Guillaume sans ménagement, lui descendit son jean trop large

et…

« Si c’est pas malheureux ! dit-elle après dix minutes de vains

efforts. J’ai fait ça sur un coup de tête… Une si belle queue et tu

es incapable de t’en servir ! Qu’est-ce que tu es maigre, mon

pauvre Guillaume ! Tu es tout juste bon pour faire un figurant

dans un film sur Auschwitz. »


303

Mai

Afin de parfaire la formation de Lila, Guillaume lui confia ses

traductions car, dans la section française, toute la charge de

travail reposait sur deux traducteurs : Appoline Kanko, qui

travaillait au ralenti, et lui-même, étant donné que le congé de

maladie de Jacques Aumasson se prolongeait. Chaque jour, Lila

traduisait à domicile près de cinq pages, que Guillaume

corrigeait le lendemain. Elle avait parfois des idées heureuses qui

ne seraient pas venues à l’esprit de Guillaume. Le bon professeur

est celui qui réussit à se faire surpasser par son élève.

Il était pourtant inquiet : ni lui ni Mme Kanko n’avaient été

contactés par le Service des ressources humaines au sujet du

recrutement d’un traducteur. Ce faux-cul d’Aumasson avait-il

déjà choisi les textes du concours ? S’il ne reprenait pas le travail

avant les épreuves écrites, qui les corrigerait ? Guillaume aurait

pu interroger Jung Jong-min, le chef du service de traduction, ou

Rose Noye, la responsable des recrutements internationaux, mais

il ne voulait pas éveiller les soupçons. En fin de compte, Jung

Jong-min lui apprit, au détour d’une conversation, que la

notation des épreuves serait confiée à des traducteurs de la FAO,

en raison de l’absence d’Aumasson et de la mauvaise santé de

Mme Kanko.

Pourquoi Guillaume avait-il été écarté ? Il y avait anguille

sous roche. Lila et Guillaume avaient-ils commis des

imprudences en s’affichant ensemble à la cantine ? Un lauréat

était-il prédésigné ? Giaccaglia avait-il fourré ses sales pattes là-


304

dedans ? On disait qu’il avait des espions partout. Des gens qui

fouillaient dans les corbeilles à papier. Guillaume avait jeté dans

la sienne des traductions de Lila, après les avoir redictées.

Avaient-elles été récupérées. Calypso ? Guillaume informa Lila

de la situation, mais elle ne s’en alarma pas. « Je tenterai

crânement ma chance, dit-elle. Il semble que j’ai plus confiance

que vous dans l’efficacité de vos cours. » Avait-elle obtenu les

textes du concours ? Sa fête d’anniversaire était rehaussée de la

présence de plusieurs gradés. Dont Vladimir Tabernakulov, le

chef du Service des ressources humaines ! Le supérieur

hiérarchique de Rose Noye. Pour une femme qui voulait à tout

prix se faire recruter, la personne qui supervisait les recrutements

était évidemment une cible de choix. En revanche, si tout se

déroulait régulièrement, la formation de Lila risquait de ne pas

suffire.

Les épreuves écrites durèrent une journée. Comme on n’avait

pas autorisé les candidats à emporter les textes à traduire et que

Guillaume lui avait déconseillé de faire un brouillon (pure perte

de temps), il ne put savoir comment elle s’en était tirée. Il n’y

avait que deux candidats, lui dit-elle. Mais ils ne savaient rien du

nombre de candidats qui avaient passé les épreuves à Paris.


305

Mai

— J’ai plus un radis. Tu peux me dépanner ? demanda Elsa à

Guillaume dans le hall des arrivées de l’aéroport de Rome.

Traitée en domestique par un mari égoïste, Elsa s’en était

progressivement détachée. L’ennui d’une existence étriquée avait

fait le reste. Elle avait obtenu sa réintégration à l’AMGC.

Quand Guillaume l’apprit, une question dont il s’était peu à

peu désintéressé s’imposa de nouveau à son esprit : Elsa était-

elle attachée à lui ou avait-elle toujours joué la comédie ? Un peu

des deux ?

Il alla l’accueillir à l’aéroport, vers treize heures, et fut

contrarié d’y rencontrer aussi Gregoria, qui avait trouvé pour

Elsa un logement provisoire.

Elsa, qui portait une jupe grise et un haut noir, sous un

imperméable beige, revenait de Dresde avec deux valises et un

fox-terrier. Son rêve d’une existence à l’abri du besoin s’était

évaporé. Guillaume fut enchanté de pouvoir lui prêter la modeste

somme qu’elle demandait et promit de la lui apporter le soir

même dans un restaurant chic de la piazza Farnese.

La Faentina était l’un des quelques restaurants romains où

seul un bakchich donné à un larbin permettait d’obtenir une

table. Guillaume et Elsa furent placés à côté d’une fresque

représentant une appétissante profusion d’aliments.

— Et ton mariage ? lui demanda-t-elle après la commande.

— Ton retour change tout.

— De quoi tu parles ?
306

Ah bon, c’est comme ça ?

— On n’a jamais été que de bons copains, reprit-elle.

— Et nos soirées, nos week-ends, nos promenades dans

Rome ?

— Ben quoi nos promenades ?

— Et le soir où nous avons marché main dans la main, où

je…

— Écoute, va raconter ça au courrier du cœur et lâche-moi les

baskets, s’il te plaît.

Il l’avait dans l’os, ce con de Guillaume ! Son rôle était

terminé. Il n’entrait plus dans les calculs d’Elsa. Encore une

femme qui décidait en fin de compte de ne pas lui donner sa

chance.

— Quand on s’est gouré, il faut en tirer les leçons, reprit-elle

en se fourrant une olive en bouche. À partir de maintenant, je ne

m’engagerai qu’à coup sûr.

— N’est-ce pas toi qui m’as dit qu’il fallait remonter tout de

suite sur un cheval après une chute ?

— Pas si c’est le mauvais cheval.

Qu’aurait-elle pu dire de plus blessant ? Où était l’Elsa

d’avant ? Son visage était un masque, que Guillaume regardait

sans le reconnaître.

— Déjà avec l’ingénieur, reprit-elle, je croyais avoir tiré le

bon numéro. Et voilà. Je savais pourtant qu’il voulait pas de

gosses et qu’il avait d’autres défauts, mais… Il a quitté Rome,


307

cette ville merveilleuse, pour aller à Dresde, un endroit

déprimant…

— Je te l’avais dit.

— Oui, mais il voulait s’occuper de sa mère…

— Tu le défends ? Pourquoi l’as-tu quitté alors ?

— Pour lui, j’étais seulement une ménagère, une garde-

malade et une poupée gonflable. « Qu’est-ce que tu voudrais être

de plus ? » qu’il m’a demandé. J’ai rien trouvé à répondre. Et

figure-toi qu’il m’a dit un jour, sous prétexte que je savais pas

exactement qu’est-ce que c’est une racine carrée, que j’étais une

idiote et il avait l’air tellement convaincu que sur le moment je

l’ai cru. Ça faisait un bout de temps que je voulais le quitter,

mais j’avais trop la trouille de me retrouver sans le sou. Une

autre fois, quand j’étais sous la douche, il m’a observé et il m’a

dit : « Regarde-moi cette poitrine en planche de surf. Et tu veux

des enfants ! » Tu te rends compte ? Ça, c’était de la cruauté.

— Tu te souviens quand tu m’as dit qu’il voulait te faire

stériliser ? Ce jour-là, je t’ai dit de le larguer.

— Tu m’as pas dit de le larguer. Le problème avec toi, c’est

que tu dis jamais les choses carrément. Je sais que t’as essayé de

m’avertir, mais t’as pas été assez clair… Notre vie à Dresde m’a

fait comprendre. Mais toi maintenant, oui toi Guillaume, qu’est-

ce que je sais de toi ?

— J’ai du mal à croire que tu me mettes sur le même plan que

l’ingénieur.
308

— Je t’ai pas tout dit. Tu te souviens de m’avoir demandé si

l’ingénieur avait une faiblesse ? Je t’ai pas répondu à l’époque,

mais maintenant tu peux savoir. Un jour, à Dresde, je suis rentré

à un moment où il me croyait ailleurs et je l’ai surpris au

plumard avec un homme. Je me doutais qu’il était gay : quand on

vivait à trois, Horst, Giaccaglia et moi, j’aurais juré que ces

deux-là avaient une liaison. C’était une intuition, pas plus. Quand

je l’ai pris sur le fait, ç’a été la goutte d’eau… Crois-moi, j’ai

rien contre les tarlouzes, mais faut choisir.

— Quel rapport avec moi ? demanda-t-il.

— Quand Horst m’a obligé à aller chez la tête pensante, tu te

souviens ? Et bien Giaccaglia m’a dit que t’étais gay.

— Et tu as cru ce personnage qui ne songeait qu’à me nuire ?

— T’as pas dit à son filleul que t’étais gay ?

— C’est Virginia qui a dit ça à Mario pour dégonfler sa

jalousie.

— Et ce Mario a disparu, sans doute dégommé par Virginia,

d’après Giaccaglia. T’as de drôles de fréquentations.

Un peu vrai…

— Tu tires des conclusions à partir de…

— Je veux plus me laisser éblouir. Toi, t’es brillant mais,

reconnais-le, aussi un peu différent des autres, et pas vraiment

dans le bon sens.

Cela le fit rire. Elle aurait voulu un Guillaume plus conforme.

Il se souvint de la phrase de Virginia : « Amuse-toi bien avec ton

idiote. » Et Guillaume ne put réprimer un grand éclat de rire.


309

Sans doute devait-il rendre grâce à Dieu d’être rejeté par Elsa.

Mais c’était un rire amer. Elle le regarda d’un air de reproche,

comme pour dire : « Tu vois, tu ris comme un cinglé et tout le

monde se retourne vers nous. »

Elsa avait commandé un bistecca alla flamma et, pour l’effet,

le larbin apporta une poêle qui contenait le plat et une généreuse

quantité d’alcool, auquel il mit le feu. Mais quand une flamme

énorme monta vers le plafond, il lâcha la poêle en s’écriant

« Porca miseria! » Vif émoi dans tout le restaurant.

Comme le plat d’Elsa s’était répandu par terre, elle dit à

Guillaume d’entamer le sien sans attendre, de sorte qu’à l’arrivée

de son deuxième bistecca alla flamma, il avait terminé. Elle, de

même, dîna en solo. Ce décalage les mit tous les deux mal à

l’aise et ils ne s’attardèrent pas.

Les jours qui suivirent cette soirée ratée, il se confirma

qu’Elsa n’avait plus besoin de Guillaume comme jouet.

Désormais, pendant son temps libre, elle devait s’occuper de sa

chienne ou cultiver sa relation avec sa chienne, devenue la rivale

de Guillaume dans son affection et son emploi du temps, qu’elle

devait maintenant organiser de façon militaire. Guillaume se

retrouvait au même niveau qu’un clebs ! Non, en dessous !

Elle lui fit l’aumône d’un déjeuner hebdomadaire, le lundi, et

d’une consommation, le jeudi après le travail, dans un bistrot

qu’il fréquentait depuis quelque temps, fasciné par le nez

inhabituel d’une des serveuses. Seulement, lorsque le premier


310

jeudi, en fin de journée, il se rendit dans le bureau d’Elsa et

claironna « C’est jeudi ! », une femme assise à côté d’elle éclata

de rire. « Guillaume, tu vois bien que je suis occupée, dit Elsa sur

un ton sévère. On se verra lundi. » Et il ne fut plus jamais

question d’aller dans ce café.

Sur le quai du métro, Elsa se transforma en torche vivante, qui

dansait, indifférente. Guillaume prit une petite carafe d’eau pour

en déverser le contenu sur elle, et un flot diluvien en sortit.

Il était inondé de sa propre urine.

Cet accès d’incontinence nocturne fut remplacé par d’autres

troubles, peut-être plus inquiétants. Quand il était seul, il parlait à

haute voix à une personne imaginaire qu’il appelait « Elsa ». Il

lui racontait toute son histoire avec Elsa, dans les moindres

détails, car ces deux Elsa ne se connaissaient pas. Il parlait aussi

d’Elsa à d’autres spectres, qui parfois prenaient la parole, mais il

ne supportait pas qu’ils le contredisent. Il grinçait alors des dents.

La nuit, il retrouvait Elsa en rêve. L’Elsa d’avant. Dans des

situations invraisemblables. Elsa avec lui dans la maison de son

enfance, Elsa avec lui dans un amphithéâtre, Elsa dans la villa de

Valle Santa, avec lui à New York, dans un musée de Rome, Elsa

avec lui à la place de Calypso lors d’une conférence, Elsa qu’il

fallait deviner dans une femme qu’il n’arrivait pas à vraiment

reconnaître.

Il voyait aussi Elsa dans la vie réelle, le lundi. Elle était la

même que jadis, du moins en apparence, mais Guillaume n’était

plus important. Elle semblait éprouver un malin plaisir à lui


311

parler de nanars qu’elle avait vus avec Dieu sait qui. C’était

d’une cruauté indicible : « Nous sommes allés voir Flash

Gordon 2. C’était super ! Dès le générique, on est emporté par un

tourbillon d’action et il y a des moments romantiques. J’en ai

pleuré. »

Il lui dit qu’il irait voir ce film, mais ce reproche à peine voilé

lui passa par-dessus la tête. Le lundi suivant, elle lui servit la

critique d’un autre film.

Tout bien considéré, que lui apportait la compagnie d’Elsa ?

Si une molaire ne sert plus qu’à vous fait souffrir, une pénible

extraction est un bienfait.

Elsa l’agaça en lui demandant où en étaient ses projets de

mariage. C’était de l’histoire ancienne ; ça faisait des mois que

Bea lui avait reproché d’avoir suscité de faux espoirs chez Teresa

quand il avait refusé de se rendre au Mexique. Il était vaguement

question de la faire venir à Rome.

Guillaume sortit de son portefeuille la petite photo de Teresa

que Bea lui avait donnée un an plus tôt.

— C’est ça la gonzesse que Bea t’a trouvée ? demanda Elsa.

Qu’est-ce qu’elle est moche !

— Un joli minois peut masquer d’énormes défauts, dit-il d’un

air entendu.

— Regarde-moi ces yeux tristounets et ce long pif. Tu pourras

supporter de voir une tronche pareille tous les jours?

— Elle n’est pas laide et a même du charme.


312

— Ta, ta, ta ! N’épouse en aucun cas la première venue. Tu ne

dois d’ailleurs pas mettre tous tes œufs dans le même panier. Par

la Vierge de Guadalupe, je vais t’en trouver une, de femme. Avec

de la personnalité et une jolie gueule.

— D’accord, dit-il sans réfléchir, mais moi je ne vais pas au

Mexique : c’est elle qui vient ici, pour autant qu’elle me paraisse

acceptable.

Elsa tint sa promesse.

— Je t’ai dégoté une fiancée ! dit-elle à Guillaume quelques

jours plus tard. Elle est impatiente de te rencontrer. Voici son

numéro de téléphone. Appelle-la tout de suite.

Sur le bout de papier qu’Elsa avait tendu à Guillaume, il lut

« Isabella », suivi d’une douzaine de chiffres. Elsa lui avait déjà

envoyé une lettre d’invitation pour faciliter l’obtention d’un visa.

Guillaume n’était pas dupe : Elsa voulait seulement torpiller les

efforts de Bea. Il se contenta de mettre le papier dans son

portefeuille.

Le lundi suivant, Elsa lui reprocha de ne pas avoir pris contact

avec Isabella.

— J’ai renoncé à épouser une inconnue, dit-il.

— Donc la photo de la nana que Bea t’a trouvée, tu l’as pas

gardée dans ton portefeuille, dit-elle.

— Si, mais là n’est pas la question, dit-il.

— Et où est la question ?
313

— Je pense que tu veux me faire rencontrer n’importe qui

pour que j’épouse n’importe qui à condition que ce ne soit pas

une femme proposée par Bea.

— Comment peux-tu me dire une chose aussi horrible ?

— Parce que je pense que c’est la vérité.

— La vérité, c’est que je veux te protéger contre Bea et que tu

le mérites pas. La vérité, c’est aussi que je déjeune tous les lundis

avec une personne qui me fait bâiller, mais maintenant c’est

terminé. Va déjeuner avec quelqu’un d’autre. Ou plutôt tout seul,

car j’ai vu que j’étais la seule qui déjeunait encore avec toi. Tu es

redevenu l’ours que tu étais quand nous avons fait connaissance.

Elsa quitta la table.

Elle le punissait. Il ne pouvait imaginer une décision plus

malintentionnée. Elle avait tué leur amitié à petit feu, avec une

telle méthode qu’il était difficile de ne pas y voir de la

malveillance, la volonté bien arrêtée de le faire souffrir. Elle lui

avait au fond reproché d’avoir une volonté propre. Avec un peu

de tact, elle aurait pu obtenir ce qu’elle voulait mais elle avait

préféré utiliser des paroles tellement blessantes qu’il était

maintenant difficile à Guillaume de lui céder pour continuer à

déjeuner avec elle le lundi. Cela aurait été vil. Humiliant.

Cependant… Eut-il un moment de veulerie ou choisit-il

simplement d’être pragmatique ? Va savoir. Il décida de prendre

malgré tout contact avec Isabella. Mais sans en parler à Elsa. Qui

ne tarderait pas à l’apprendre. Après, à elle de jouer.


314

« Nous risquons d’être pris dans un engrenage », protesta

Favauge. « Tout le monde se marie, contra Guillaume. Lors de

mon arrivée à Rome, c’était mon objectif principal, que mon

amitié avec Elsa m’a fait perdre de vue. »

Guillaume passa un coup de fil au Mexique. Sans

s’embarrasser de préliminaires, Isabella énuméra une série

d’exigences : mille dollars pour le billet d’avion et autant pour

les faux frais, deux mille dollars pour le pot-de-vin nécessaire

pour l’obtention du visa, une indemnité de trois mille dollars

pour « pertes professionnelles », cinq mille dollars couvrant ses

frais éventuels de réinstallation au Mexique et une allocation de

cent euros par jour jusqu’au mariage.

— Je voudrais d’abord en savoir plus sur vous, lui dit-il.

— Ça tombe bien : je voudrais en savoir plus sur vous.

— Je suis traducteur de conférence. Je gagne bien ma vie. J’ai

un emploi stable. J’ai quarante ans et je possède un appartement

spacieux dans une villa au cœur de Rome. Et vous ?

— J’ai vingt-six ans et je suis gestora.

— C’est-à-dire ?

— Je sers d’intermédiaire auprès d’administrations. J’obtiens

des permis, je fais sauter des amendes, tout ça. Je travaille

surtout pour des sociétés étrangères. Je suis bilingue espagnol-

anglais.

Guillaume lui dit qu’il était prêt à prendre en charge ses frais

de voyage, y compris l’inévitable pot-de-vin pour le visa, à

l’entretenir à Rome et à la rapatrier en cas d’incompatibilité


315

d’humeur, mais pas plus. Elle perdrait toute sa clientèle si elle

quittait le Mexique ne serait-ce que pendant quelques semaines,

lui dit-elle. Il lui objecta que tout indépendant prend des

vacances (pas dans son pays, selon elle) et que les sommes

qu’elle mentionnait étaient excessives compte tenu du coût de la

vie au Mexique (qu’en savait-il ? rétorqua-t-elle). En fin de

compte, elle accepta de se contenter d’un simple défraiement

(quatre mille dollars), qu’il promit de lui envoyer le jour même

via Western Union.

Avait-il envie de lier sa vie à une telle personne ? Elle était

certes intelligente, capable d’occuper un emploi de bon niveau et

pas nécessairement intéressée par la maternité, mais elle avait

aussi un peu trop d’assurance, un caractère difficile et une

fixation sur l’argent. Lors de la première escarmouche, il avait

réussi à imposer sa volonté, mais cette femme était combative.


316

Mai

Comme les cours avaient évidemment pris fin depuis le

concours de recrutement, Lila manquait à Guillaume. Il ne s’était

évidemment pas pris d’affection pour elle, mais une habitude

avait été rompue. Or ils avaient eu un projet commun, un but

qu’ils s’étaient efforcés d’atteindre ensemble. C’est alors qu’elle

l’invita à dîner. En tête-à-tête. Voilà qui était bien surprenant.

Il arriva chez elle avec la demi-heure de retard de rigueur. Elle

avait la crève. « Les virus qui survivent à l’hiver sont les pires »,

dit-elle.

Elle servit des spaghettis précuits trop cuits et déjà à moitié

refroidis. Son nez étant bouché, elle mangeait tout en respirant

par la bouche, ce qui produisait des bruits désagréables. Elle

repoussa son assiette encore à demi-pleine et il fit de même. Elle

lui apprit alors qu’elle avait été admise à l’entretien avec le jury.

Incroyable ! L’élève de Guillaume se classait en ordre utile ! À la

régulière. Ses cours avaient été efficaces et il était bon

pédagogue. Plus d’un an de travail acharné ! Les innombrables

pages qu’il avait fait traduire à sa protégée, les corrections

impitoyables, les critiques, le martèlement exaspéré des grands

principes de la traduction, les exhortations, tous ces procédés

pédagogiques avaient porté leurs fruits. L’honnêteté payait. Pour

autant qu’Aumasson reste en congé de maladie, Guillaume

pourrait essayer de convaincre les autres membres du

jury qu’une candidate déjà acclimatée au pays et connaissant

l’organisation ferait mieux l’affaire qu’un traducteur simplement


317

plus compétent. Ce n’était pas encore gagné mais on pouvait

espérer que la réussite de l’épreuve écrite la placerait au

minimum sur une liste de candidats aptes à être recrutés, tout de

suite ou ultérieurement. Il lui prit la main, mais elle se dégagea

en disant qu’elle allait préparer le dessert.

« Maître ! » cria-t-elle alors que Guillaume commençait à

s’ennuyer. Il crut à une plaisanterie et ne bougea pas. « Maître ! »

répéta-t-elle. Se moquait-elle de lui ou avait-elle besoin d’aide en

cuisine ? Il se leva et entra dans la cuisine, où elle ne se trouvait

pas. Il retourna dans la pièce principale et ne la vit pas

davantage. Avait-elle eu un malaise ? Il frappa à la porte de la

salle de bains. « Ici », entendit-il. La porte de la chambre à

coucher était entrebâillée. « Tout va bien ? » demanda-t-il.

« Mais entrez donc ! » Ce qu’il fit.

Arrêt sur image : Lila est étendue sur le lit, entièrement nue.

Belle collection d’accessoires érogènes, dont des nibards pareils

à de grosses méduses.

L’action reprend : « Prenez votre dû », dit-elle. Il rit,

l’imbécile. Elle se met à rire, elle aussi. « On en reste là ? » finit-

elle par dire en se redressant. Il cesse de rire. Dans la cour de

l’immeuble, une chatte se fait monter bruyamment par un matou.

Guillaume se déshabille en un tournemain.

Parce que, malgré les longues heures passées ensemble,

Guillaume connaissait à peine Lila, qu’ils s’étaient toujours

vouvoyés, parce qu’elle se donnait visiblement à contrecœur,


318

qu’ils avaient pas mal de raisons de s’en vouloir, parce qu’au fil

des mois une tension s’était accumulée entre elle et lui et qu’il

fallait la libérer, Lila lui parut très désirable. Parce qu’elle était

malade et que le rêve de tout homme qui a un peu lu est de

posséder une femme phtisique, parce qu’il émanait d’elle une

odeur femelle, parce qu’elle était infirme, parce qu’elle avait la

peau brune d’une indigène, qu’elle était musulmane, qu’elle

n’avait rien d’une femme libérée, elle lui parut très désirable.

Parce qu’elle était plus diplômée que lui, qu’elle était loin

d’avoir aussi bien réussi que lui, parce qu’ils avaient depuis

longtemps une relation ambiguë de maître à esclave, qu’elle était

orgueilleuse et rebelle, parce qu’elle savait qu’il lui était

supérieur, parce qu’une sorte d’honnêteté la poussait à se prêter à

cette cérémonie humiliante, elle lui parut très désirable. Parce

qu’il manipulait à sa guise cette femme qui s’offrait par acquit de

conscience, parce qu’il la tripotait sans ménagements, parce

qu’elle se laissait prodiguer des caresses qui l’embarrassaient,

qui violaient son intimité, auxquelles elle tentait faiblement de se

dérober, parce qu’il se frottait contre son ventre avec indécence,

qu’il lui faisait prendre malgré elle des positions obscènes, parce

que les mains de Guillaume sur sa peau brûlante lui arrachaient

des gémissements dont elle devait avoir honte, elle lui parut très

désirable.

« Mais enfin, fourrez votre engin dans mon orifice, et qu’on

n’en parle plus ! »

*
319

Facile à dire.
320

Juin

— Favauge, je suis allé voir Aumasson… dit Jung Jong-min, le

chef du Service de traduction.

— Ah ! Comment va-t-il ? demanda Guillaume.

— Son cœur a des ratés.

— Des extrasystoles ? Ce n’est pas la mer à boire, ça.

— Non, je crois qu’il m’a dit que son cœur est fébrile.

— Fébrile ? Fibrillation ?

— Oui, c’est plutôt cela.

— Inquiétant, dit Guillaume.

— Je voudrais vous demander de lui rendre visite. Il n’a pas de

famille à Rome. Sans vouloir dramatiser, ce sera peut-être la

dernière occasion de le voir. Faites un saut chez lui. Vous en

apprendrez peut-être plus que moi. Je l’ai trouvé pessimiste. Il

m’a dit qu’il avait un problème de rythme et pour le reste, je n’ai

pas saisi.

Guillaume se devait de remonter le moral d’un malade

gravement atteint. Plutôt que de discuter de perspectives peu

réjouissantes, il lui demanderait conseil sur ses velléités

matrimoniales. Il ne les prenait lui-même pas au sérieux, mais

Aumasson apprécierait que Guillaume le traite en sage et

quémande son avis sur une question aussi personnelle. Il

commença par lui téléphoner :

— Bonjour, Aumasson. C’est Favauge. Jung m’a dit…

— Ça me fait drôle d’avoir des nouvelles du boulot… dit

Aumasson d’une voix traînante. Quand on ne bosse pas, on a


321

l’impression que le bureau n’existe plus… Comme vous le savez,

je suis un battant, alors l’inaction me pèse. Qu’est-ce que Jung

vous a dit ?

— Le cœur qui cafouille.

— Très scientifique…

Il avait omis de dire à Guillaume qu’Aumasson avait aussi le

souffle court.

— Cela dit, reprit Aumasson, je n’en sais pas beaucoup

plus… Vous ne pourriez pas vous renseigner sur la fibrillation

auriculaire persistante ? Le cardiologue me raconte un peu

n’importe quoi… mais je suis un vieux renard. Faites-moi une

synthèse : je ne suis pas en état de lire des dizaines de pages…

Qu’on me dise en deux mots ce qui m’attend, for Christ’s sake!

Il s’énervait. Guillaume convint tout de suite d’un rendez-

vous pour pouvoir raccrocher avant qu’il ne trépasse à l’autre

bout du fil. Il fit ensuite des recherches sur Internet. En gros, un

caillot de sang pouvait se former et monter au cerveau

d’Aumasson, avec des conséquences gravissimes. On lui donnait

certainement un anticoagulant, sans doute de la warfarine. Cette

substance, qui prévenait la formation de caillots, avait d’abord

été utilisée pour empoisonner les rats. Dans Le généraliste, que

Guillaume lisait quand il travaillait à l’Organisation mondiale de

la santé, une firme pharmaceutique faisait de la publicité pour

une autre molécule en interpellant les médecins : « Vous n’allez

tout de même pas donner de la mort-aux-rats à vos patients ! »


322

Aumasson habitait, dans le quartier du Vatican, un luxueux

duplex. Il n’utilisait que le rez-de-chaussée depuis qu’il souffrait

de troubles cardiaques, expliqua son infirmière à Guillaume. Elle

le fit entrer dans le salon, réaménagé en chambre de malade. Le

désordre d’oreillers et de draps chiffonnés qui encombraient le

canapé n’aurait déplu ni à Titien, ni à Goya s’il s’était agi d’y

allonger une femme nue, mais la belle était remplacée de façon

peu avantageuse par un bonhomme bouffi en pyjama, pas rasé et

apparemment contrarié par cette visite d’un collègue qui lui était

indifférent. Odeur mélangée de sueur et de désinfectant. Sur une

table basse, l’attirail du parfait malade ; il ne manquait qu’une

poire à lavement. Guillaume vit aussi un exemplaire du Voyage

au bout de la nuit, comme si le cardiaque craignait de claquer

avant d’avoir lu ce chef-d’œuvre. À côté, Montaigne. Tous les

livres non lus surgissaient de la bibliothèque avec l’énergie du

désespoir.

Le malade indiqua un fauteuil à Guillaume, qui se mit à

débiter une version édulcorée des informations recueillies.

Pourtant, plus Guillaume lui faisait miroiter un avenir somme

toute acceptable, plus Aumasson le contredisait et

s’assombrissait, l’accusant de lui dorer la pilule. « À propos de

pilule, que prenez-vous comme médicament ? » demanda

Guillaume, croyant pouvoir égayer l’atmosphère. Comme c’était

bien de la warfarine, Guillaume lui raconta l’anecdote de la

mort-aux-rats. Le visage rondouillard d’Aumasson devint blême.

Guillaume lui expliqua que, si les rats ainsi empoisonnés


323

mouraient d’hémorragie interne, les doses qu’il prenait étaient

certainement beaucoup plus faibles, mais ne firent qu’inquiéter

davantage le malade et, pendant une demi-minute, Guillaume le

vit respirer à grands coups.

Quand sa crise d’angoisse fut passée, il reprocha à Guillaume

de lui avoir appris quelque chose qu’il aurait préféré ne pas

savoir. « Je dois éviter ce genre d’émotions, maugréa-t-il. On ne

vous a jamais dit qu’il fallait ménager les cardiaques ? »

Guillaume orienta la conversation vers Isabella.

— Vous voulez vous marier ? demanda Aumasson. Regardez

où j’en suis… Ma femme et mes trois enfants… Ou plutôt mon

ex-femme… Quel genre de Mexicaine ? Une pauvresse ? Une

mail-order bride ?

— Plus ou moins, oui.

— Et la différence d’âge ?

— Quatorze ans.

— Vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère… Et j’espère

que quatorze ans, c’est l’écart, et pas son âge à elle ! Dès qu’elle

aura un passeport italien, ou belge, elle vous trompera avec un

jeunot, qu’elle épousera après le divorce, qui vous coûtera un

bras et une jambe.

— Dans les temps anciens, les mariages étaient arrangés et

bien plus solides que de nos jours, dit Guillaume. En plus,

c’étaient les parents qui se chargeaient de tout. Nul besoin de

faire la cour à une pimbêche.


324

— Mettons… Mais un mariage est un mariage… Un piège

infernal qui transforme un conquérant en esclave, l’émascule, en

exprime le jus et le jette.

— Ce n’est pas un peu caricatural ?

Aumasson avait épousé une collègue. Elle pondit un garçon et

deux filles, cessa de travailler et les reproches commencèrent : il

gagnait mal sa vie dans la compagnie d’assurances. Les disputes

devinrent fréquentes. Ce n’est qu’alors qu’il se rendit compte

qu’il avait épousé une femme qu’il ne connaissait pas.

Lorsqu’elle était par trop frustrée, elle finissait par l’insulter.

Un jour qu’il avait eu l’imprudence de se qualifier lui-même de

traducteur de haut niveau, elle rétorqua : « Tu n’es pas un

traducteur de haut niveau, mais un traducteur de caniveau. » Elle

avait un stock de formules blessantes pour presque chaque

occasion.

Après onze ans de mariage, elle demanda le divorce. Le juge

accorda à sa femme une pension alimentaire et le pria de quitter

l’appartement. Il obtint de voir ses enfants de temps en temps,

mais cessa rapidement d’utiliser ce droit, car ils se montraient

hostiles à son égard. Il dut déménager et se contenter d’un studio

exigu. Il décrocha un emploi à l’AMGC. Il n’avait plus aucun

contact avec sa famille.

— Après ça, dit-il, tenez-vous vraiment à connaître mon

opinion sur vos projets de mariage ?

— Analysons votre cas objectivement, dit Guillaume.

Comment décririez-vous votre couple ?


325

— The nagging wife and the henpecked husband… La femme

hargneuse et le mari dominé. Quand je me suis marié, je ne

connaissais pas assez l’anglais pour savoir que ce binôme

existait…

— Et l’amour dans tout ça ?

— L’Amour ? Et quoi encore ? Le Bonheur, tant que vous y

êtes.

Il avait l’habitude de bavarder avec sa future épouse à la

pause-café du matin. Un jour, il reprit le travail après un arrêt

maladie d’une semaine et cette femme, Anita, cette femme à

laquelle il n’accordait aucune importance lui dit : « Tu m’as

manqué, Jacques. Ton français tellement correct. Toujours le mot

juste ! Je suis vraiment contente que tu sois revenu ! »

— Je me suis senti tout drôle… Flatté ! Elle s’intéressait à

moi ! Je n’en revenais pas… Quel trouble agréable ! Je voulus à

tout prix le ressentir de nouveau. J’ai pris ça pour de l’amour.

Elle savait ce qu’elle faisait, la petite futée… Pour le reste, pas

besoin de faire un dessin… Bientôt, sa présence agissait sur moi

comme une drogue… Pour elle, j’étais prêt à tout. Partir en

Antarctique ou avoir douze mioches. C’était la défonce… Mais

elle s’est dissipée petit à petit et après, la gueule de bois a été

sévère… C’est à cause de ce genre de malentendu qu’on se jette

tête baissée dans une aventure qui, bien souvent, se termine mal.

Vous me voyez : mourant et seul. Au moins j’aurai la consolation

de trépasser chez moi.

— Si vous n’aviez qu’un conseil à donner, ce serait quoi ?


326

— Il faut conclure un contrat avec votre greluche : nombre

d’enfants, mode de vie, tout ce qui compte pour vous… Un

contrat écrit qui énonce clairement les obligations des deux

parties. Il faut aussi la faire travailler… Pour qu’elle ne se

retrouve pas dans un rôle subalterne qui l’incite à vous dominer

sur un autre plan.

L’expérience glaçante d’Aumasson avait de quoi faire

réfléchir Guillaume et conforter l’aversion de Favauge pour le

mariage. N’y avait-il pas une vaste conspiration pour faire croire

à la génération suivante que le mariage et la procréation étaient

du pain bénit ? Une conspiration nourrie par un instinct

millénaire et la répugnance à expliquer les médiocres raisons de

rester ensemble.

La relation platonique qu’il avait avec Virginia ne lui suffisait-

elle pas ?

Il l’invita à dîner à La Grenouille pour fêter son anniversaire.

Au retour à la villa, elle fit une remarque inattendue :

— Tu ne m’as rien offert pour mon anniversaire.

— Mais tu n’ouvres jamais les cadeaux que je te fais !

— Cela ne veut pas dire que je ne les apprécie pas.

— Je ne comprends pas.

Elle hésita.

— Un jour, dit-elle, j’ai supplié mon père de ne plus me

toucher. Il m’a dit qu’il était d’accord à condition que je lui rende

tous les cadeaux qu’il m’avait faits… La plupart d’entre eux, je


327

ne les avais plus. Depuis, je garde tous les cadeaux intacts pour

pouvoir les rendre.

— Mais alors, pourquoi me réclames-tu un cadeau ?

— Parce que si tu ne me fais pas de cadeau, j’ai l’impression

que tu ne t’intéresses plus à moi.

Guillaume alla chercher un exemplaire de son lexique et

l’offrit à Virginia. Un cadeau qu’on a fait soi-même a forcément

une valeur toute particulière. Sans s’en rendre compte, il lui avait

donné l’exemplaire dont toutes les pages étaient vierges.


328

Juin - Juillet

— Ne faites pas cette tête, Favauge, dit Aumasson quand il

reprit le travail quelques jours avant les entretiens avec le jury.

Mon état s’est amélioré. Écouter des candidats répondre à des

questions, c’est pas trop fatigant et, pour la traduction, je ne

reprendrai que progressivement… Les travaux forcés d’avant,

c’est fini.

Guillaume s’enquit du classement des candidats à la suite de

l’épreuve écrite. Aumasson lui répondit qu’un jeune Togolais…

Il s’arrêta et ne voulut pas en dire plus.

Après les examens oraux, Guillaume alla voir Aumasson.

— Alors ?

— Je viens de taper le rapport et je vais le transmettre à Rose

Noye…

— Qui est le lauréat ?

— Il y avait plusieurs bons candidats…

— On recrute le Togolais ?

— Oh, il ne s’est pas présenté… Quand un traducteur est

doué, les organisations internationales se l’arrachent. Il a dû se

faire recruter ailleurs…

— Il faudrait peut-être féminiser la section, dit Guillaume. Y

avait-il une candidate valable ?

— Cela se pourrait…

— Dites-moi seulement le nom du lauréat probable…

— Je suis tenu par le secret des délibérations…


329

— Allons… Laissez-moi jeter un coup d’œil sur le rapport.

— Over my dead body!

Quant à Lila, elle se dit optimiste. Ce qui chagrina Guillaume,

c’est que tout dans son attitude indiquait que son rôle de mentor

était terminé. Et qu’en l’interrogeant il commettait une

indiscrétion. Elle l’avait prévenu qu’elle était ambitieuse et se

servait de lui, mais il en éprouva malgré tout de l’amertume.

Les femelles le prenaient pour un benêt. Ainsi, Elsa, qui

n’avait pas encore commencé à lui rembourser le prêt accordé en

mai, lui en demanda un deuxième. À l’en croire, un de ses

frangins avait causé un accident de voiture et devait payer une

grosse indemnité sous peine d’être mis en prison ! Comme

Guillaume ne gobait pas ce conte et ne se sentait pas tenu de le

financer, il lui dit, avec tout le tact possible, que son histoire était

peu crédible. Alors, elle lui fit le grand jeu, avec les mains jointes

et les yeux innocents d’une rosière quémandant une aumône pour

son petit frère affamé. « T’es le seul à qui je peux demander ça,

dit-elle, le seul en qui j’ai confiance. Je sais que je t’ai déçu,

mais… »

Pour ne pas lui faire perdre la face, il lui dit qu’il devait

réfléchir. Comme il n’avait pas carrément refusé, il pouvait

encore lui accorder ce prêt, mais sans illusion. Elsa se pointa peu

après dans le bureau de Guillaume et passa aux aveux : avant son

départ pour Dresde, elle avait omis de payer une grosse facture

de dentiste, et l’homme à la fraise, touché à un point


330

hypersensible, la traînait devant un tribunal. (Plus grave, elle

s’était sans doute fait rembourser par l’assurance-maladie.)

— Excuse-moi de t’avoir menti, dit-elle. J’ai vraiment besoin

de ce fric… Je t’en supplie…

Guillaume céda, en faisant semblant de ne pas entendre

Favauge, qui lui soufflait qu’il se faisait rouler dans la farine par

une femme manipulatrice.

Qui ne rétablit pas les déjeuners du lundi.

Plus gogo que Guillaume, tu meurs.

D’autres désillusions l’attendaient.

— Je sors du Service des ressources humaines, lui dit Lila. Je

viens de signer mon acte de nomination.

Il la prit dans ses bras mais, la sentant se raidir, la lâcha.

— Je savais que j’atteindrais mon but, dit-elle.

— La seule chose que j’attends de vous désormais, c’est la

poursuite de notre amitié.

— Amitié… Restez sur terre, Favauge. Nous ne sommes pas

exactement amis.

Telle était toute l’étendue de sa reconnaissance ou de la

naïveté de Guillaume.

Lila confirma son ingratitude lors de sa prise de fonctions, en

offrant à Guillaume un guide de Rome bon marché. Elle le lui

avait dédicacé : « En vous remerciant de m’avoir donné des

cours et, le cas échéant, en guise d’acompte. »


331

— Merci, lui dit Guillaume. Vous n’avez pas lésiné pour

manifester votre gratitude.

— Ce cadeau est symbolique. D’ailleurs, ce qui s’est passé en

coulisses et dont je ne vous ai pas parlé a pesé plus lourd dans la

balance que vos cours.

— Quelles coulisses ? demanda-t-il, craignant le pire.

— J’ai fait ce qu’il fallait.

— Je vois. C’était trop beau. Vous avez couché avec

Giaccaglia, qui a exercé les pressions voulues sur Tabernakulov

et sur Aumasson. Ou bien vous vous êtes fait poinçonner par les

trois.

— Dites donc !

— Excusez-moi. Ce serait effectivement de l’abattage. Mais

ça m’avait frappé qu’un mourant fasse sa résurrection juste avant

les entretiens avec le jury. En tout cas, bien joué !

— Vous avez de l’imagination, dit-elle. J’ai simplement fait

valoir qu’avec mon handicap je devais bénéficier d’une

discrimination positive.

— Discrimination positive… Avez-vous compté toutes les

heures que je vous ai consacrées ?

— Je préfère pas. Comme vous me l’avez dit, il fallait que

j’aie un minimum de compétences en traduction. Mais que

voulez-vous que je vous offre ? Une Rolex ? Je vous suis

redevable, c’est vrai, mais je vais vous dire la vraie raison pour

laquelle vous m’avez donné des cours : parce que cela flattait

votre vanité. Vous pouviez ainsi étaler votre science devant


332

quelqu’un qui n’y connaissait rien au départ. Vous vouliez aussi

accomplir l’exploit de former une novice à une profession

exigeante.

— Et j’y suis parvenu !

— Je ne suis pas une ingrate. Si un jour vous avez besoin d’un

signalé service, faites appel à moi. Je ne me déroberai pas.

Toute rancune de la part de Guillaume aurait été puérile.

Aussi, pour faire la paix, il lui dit que si elle souhaitait qu’il

révise certaines de ses traductions, elle ne devait pas hésiter à le

lui demander. Elle répondit que cette page-là, elle l’avait tournée.

Bon, son attitude pouvait se comprendre : elle souhaitait voler de

ses propres ailes. Mais quelle stupidité de sa part, vu qu’elle

avait encore tant à apprendre de lui !

Puisqu’elle était maintenant sa collègue, et même une

collègue proche, il l’invita – à deux reprises – à déjeuner avec lui

à la cantine, histoire d’engager sa nouvelle relation avec elle sur

des bases saines, mais elle refusa chaque fois, sans même

prendre la peine d’inventer un prétexte. Elle avait obtenu ce

qu’elle attendait de Guillaume et voulait, non pas malgré cela

mais à cause de cela, le tenir désormais à distance. Il fallait qu’il

fasse gaffe maintenant, car une telle ingratitude dépassait les

limites de l’odieux et annonçait pire.


La suite des événements devait montrer à quel point

Guillaume voyait juste. Tout commença par un grand boum qui

fit trembler les cloisons entre les bureaux. Guillaume entra dans

celui d’Aumasson, qu’il trouva étendu sans connaissance sur le


333

sol. Il le retourna sur le dos et, incapable de déceler un pouls aux

artères de son cou trop gras, il se sentit obligé de tenter une

réanimation cardio-pulmonaire. Aumasson semblait ne plus

respirer mais, pour le bouche-à-bouche, Guillaume hésita : son

chef avait une moustache et, d’une manière générale, était assez

répugnant. Il lui dénoua la cravate, ouvrit les boutons de sa

chemise et découvrit sa poitrine en découpant son tee-shirt à

grands coups de ciseaux. À ce moment-là, Lila entra dans le

bureau et Guillaume lui lança : « Aumasson est à l’article de la

mort. Appelez les secours. »

Il fit un massage cardiaque, dans un premier temps sans

conviction, mais comme il fallait laisser des traces de son

intervention, idéalement casser quelques côtes, il y alla ensuite

de bon cœur pendant cinq minutes environ. Lila était entre-temps

revenue dans le bureau et, comme Guillaume avait cherché en

vain un signe vital, il lui annonça son diagnostic : Aumasson était

mort.
334

Juillet – Août

— Il ne vous reste plus qu’à prononcer son oraison funèbre,

suggéra Lila.

— Cet homme s’est tué au travail pour livrer dans les délais

des traductions qui n’intéressaient personne.

Les bonnes résolutions d’Aumasson n’avaient en effet pas

tenu et il s’était remis à travailler d’arrache-pied.

— Seule la mort l’a empêché de poursuivre sa mission, dit

Lila.

— Ça me rappelle sa formule préférée : Over my dead body!

L’équipe médicale arriva promptement et leur demanda de

quitter la pièce.

Le défunt ayant repris conscience, il fut emporté sur une

civière.

Après que le médecin du travail eut décidé de mettre

Aumasson en retraite d’invalidité pour « atteinte neurologique

grave consécutive à un accident vasculaire cérébral

ischémique », Lila atteignit le fond de l’infamie en posant sa

candidature au poste de chef de la section de traduction

française, qui revenait de droit à Guillaume. Quelle trahison, elle

qui lui devait tout ! Salope ! Crevure !

Il posa lui aussi sa candidature, mais n’était pas optimiste :

ayant déjà obtenu son poste de traductrice par piston, elle était en

bonne voie pour grimper rapidement les échelons de la

hiérarchie.
335

Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il se dit que ses

propres perspectives de carrière importaient finalement peu,

puisqu’il avait un autre fer sur le feu.

Grâce au pot-de-vin sans doute, Isabella obtint rapidement un

visa. Guillaume devait être prêt. Tout d’abord, régler dare-dare

son problème de… (Dysfonction érectile.) N’était-ce pas plutôt

un nouveau symptôme de cancer de la prostate ? Raison de plus

pour jouir de la vie pendant les quelques années qui lui restaient.

Dans l’annuaire professionnel, il découvrit un redresseur de

verges molles, le docteur Enrico Borromini, qui devait pouvoir

lui prescrire un adjuvant.

Ce praticien d’une cinquantaine d’années portait des lunettes

à monture noire sévères et compensait sa calvitie par une barbe

et une moustache soigneusement taillées. Il consacra un temps

considérable à un examen physique, à une investigation des

antécédents psychologiques de Guillaume et à un interrogatoire

indiscret sur les aspects physiques de son problème. Sur ce

dernier point, Guillaume commença par rester vague, estimant

que « Mes érections n’ont plus leur splendeur d’antan » était une

explication largement suffisante, mais le médecin le força à lui

donner les détails les plus humiliants, terminant par :

— Difficultés d’éjaculation ?

— Je peux encore fort bien tirer le canon à sperme.

Sans insister, le médecin prononça son oracle :


336

— Vous adulez la femme idéale, mais dès qu’elle prend corps,

elle vous terrorise parce que vous êtes intimement convaincu que

son sexe est un bec qui menace de vous déchiqueter. Étonnez-

vous après ça que vous souffriez de dysfonction érectile ! Il va de

soi que le Lexomil, le Prozac et notre excellent vin italien

n’arrangent rien. Mais, fondamentalement, je pense que le

trouble est d’origine psychologique. Avant de vous envoyer chez

un psychiatre, on va essayer des moyens moins lourds. Je vous

prescris une pommade aphrodisiaque sur laquelle j’ai de bons

retours. Vous en enduirez parcimonieusement votre pénis une

demi-heure avant l’acte. Surtout ne vous tartinez pas la queue

trois fois par jour avec cette pommade !

— D’accord. Parcimonieusement. C’est tout ?

— Je vous prescris aussi du Viagra à 50 milligrammes. Avec

ça, vous pourrez forer des trous dans le béton !

En prévision de l’arrivée de la femme qui allait devoir se

laisser trouer par lui, Guillaume recruta deux femmes de ménage

nigérianes pour le nettoyage de l’appartement. Elles arrivèrent

bien équipées : brosses, balais, seaux, serpillières, lavettes,

éponges, eau de javel, vinaigre, ammoniaque, soude caustique,

aérosol pour vitres, cire, désodorisant, Lysoform Casa, etc. Les

livres et documents sans emplacement fixe mais dispersés pêle-

mêle un peu partout, elles les empilèrent dans le hall pour qu’ils

prennent le moins de place possible. Réfugié dans le bureau,

Guillaume y lisait, en suivant les travaux d’une oreille distraite,


337

distraite par le choc du bois contre le métal, les coups sourds, le

bruit de meubles que l’on déplaçait, les vrombissements de

l’aspirateur, le chuintement de l’eau qui coulait dans le seau, le

frottement des chiffons, éponges et brosses, les voix des femmes

de ménage qui s’interpellaient ou poussaient des exclamations de

surprise, tous les sons étranges de la propreté en marche. Elles

allèrent jusqu’à relaver toute la vaisselle et nettoyer à fond les

casseroles. Dans leur fureur récurante, elles sacrifièrent deux

torchons et trois serviettes pour extirper la crasse par trop

incrustée. Au bout de cinq heures de travail frénétique, la tour

d’ivoire de Guillaume s’était transformée, sous l’effet d’une

baguette magique ineffablement féminine, en véritable logis, où

les maîtres mots étaient ordre, propreté, fraîcheur et commodité.

Elle était prête à recevoir Isabella.

Pour l’accueillir à l’aéroport, Guillaume arborait certains des

vêtements qu’il avait achetés en compagnie de Bea : une chemise

olive Daniel Hechter pour l’originalité, un pantalon rouille Jean

Paul Gaultier pour la sobriété, une veste en cuir brun Prada pour

le chic et des chaussures Bruno Magli pour montrer qu’il pouvait

se les offrir. Il portait une pancarte sur laquelle il avait tracé en

grandes lettres le nom « Isabella ». Elsa, qui l’accompagnait, lui

dit alors qu’Isabella habiterait chez Lila, pour ne s’installer chez

Guillaume que lorsqu’il aurait satisfait à ses exigences

financières. En attendant, Lila se mettrait à la recherche d’un

autre mari potentiel. Elle devait avoir Judas parmi ses ancêtres.
338

Quant à Elsa… Dire que Guillaume était là pour elle et non pour

Isabella. Quelle farce !

Tant pis. Je fonce. On verra où cela me mènera. Conclure un

contrat. Aumasson avait raison. Il faudrait lui faire signer un

contrat.

Une jeune femme tirant une valise à roulettes se dirigea vers

Guillaume armée d’un grand sourire. Isabella n’était pas

désagréable à regarder : longs cheveux noirs entourant un visage

rond à la peau sombre, bras potelés, poitrine généreuse qui

déformait les mots « SHAKE BEFORE USING » de son tee-

shirt blanc, hanches trop larges moulées dans un pantalon noir.

Guillaume remarqua également ses doigts délicats, aux petits

ongles nacrés. Il lui tendit un bouquet de fleurs. Elle le prit et lui

donna un rapide baiser sur la joue.

— Vous avez fait bon voyage ? demanda-t-il.

—¡Hola chica! ¡Cuánto tiempo! dit Isabella en se tournant

vers Elsa.

— ¡Bienvenida, cosita linda! fit Elsa.

— J’ai entendu que vous les filles vous avez concocté un plan

derrière mon dos pour me mettre la pression, dit Guillaume.

— Solidarité féminine, mon vieux, répondit Isabella. Derrière

ton dos, quelle vilaine expression ! T’es au courant, non ?

Guillaume n’insista pas, ce qui sembla la décontenancer. Il se

contenta de lui remettre sa carte de visite et le calendrier des

cours de français qu’il voulait lui faire suivre. C’est ce qu’aux


339

échecs on appelle des « coups d’attente ». Lorsque l’adversaire

se découvre, on se jette sur lui.

Le petit groupe prit un taxi pour se rendre à l’immeuble de

Lila, via Caffaro.

En entrant, Isabella lança « Décide-toi vite, chéri ! »

Vite ? Guillaume n’était pas pressé et il limita ses contacts

avec Isabella à un coup de téléphone quotidien, au cours duquel

ils parlaient de choses et d’autres. Mais le quatrième jour, ils

bavardaient depuis cinq minutes lorsqu’elle ne répondit pas à une

question. Il dit « Allo ? » et entendit un clic puis la tonalité qui

suit la déconnexion. Il rappela, mais elle ne décrocha pas. Il ne

dramatisa pas cet incident mais, le lendemain, elle raccrocha de

façon tout aussi inattendue. Il avait épuisé sa patience et était sur

le point de la perdre pour une stupide question d’argent, ou plutôt

d’orgueil. Il la rappela aussitôt, elle décrocha cette fois et il

capitula en rase campagne en lui promettant d’aller le jour même

à la banque pour y retirer les six mille euros qu’elle exigeait. Elle

lui dit qu’il pouvait venir la chercher le samedi suivant, vers

treize heures.

Isabella fut impressionnée par la villa. Une fois dans

l’appartement, elle empocha avec indifférence l’enveloppe

bourrée de billets de cent euros, mais fut visiblement ravie de son

cadeau de bienvenue : le collier de mariage de Virginia, qu’elle

lui avait rendu.


— Comme c’est facile ! s’exclama Guillaume.
— Tu veux dire que c’est moi qui suis facile ?
Bravo, Guillaume !
340

— Pas du tout ! Je suis simplement heureux que tout

s’arrange… dit-il piteusement.


N’empêche : le versement de la somme réclamée avait d’un

coup aplani tous les problèmes.


Elle n’insista pas et se mit au travail car, en une semaine, le

désordre s’était réapproprié l’appartement. Elle tira des rideaux

perpétuellement fermés et entreprit de tout disposer à sa façon,

en lui demandant de l’aider à déplacer des meubles. Elle

chantonnait en travaillant, ce que Guillaume trouva charmant.


— Il faudra acheter au moins deux étagères supplémentaires,

dit-elle au bout de deux heures de travail. Des bouquins à ne plus

savoir qu’en faire. En fait, c’est dangereux d’en avoir tant : le

plancher risque de s’effondrer sous le poids.


— Tu sais conduire ? lui demanda-t-il.
— Une mobylette, oui, mais pas une bagnole. Pourquoi ?
— Pour aller acheter des étagères.

Il l’emmena chez Virginia et ils montèrent tous les trois dans

la Jeep, en route pour un magasin de meubles.

— Pourquoi tu n’as pas de voiture ? demanda Isabella.

— J’en ai une, nous roulons dedans.

— Un 4×4. Fameux ! Et tu ne la conduis pas ?

— Je l’ai fait une fois et j’ai heurté… Tu as dû voir à l’avant.

— Ça oui ! Mais pourquoi t’as pas fait réparer ?

— Dans ce pays, les dégâts de ce genre sont comme des

blessures de guerre, dont les Italiens sont très fiers.

— Bon, puisque tu as une caisse et que tu ne l’utilises pas, je

vais prendre des cours de conduite à la place des cours de

français, dit Isabella, parce que le Centre linguistique, je voulais

te dire, c’est pas marrant et le prof est soporifique.


341

— Tu restes au Centre linguistique et, quand tu connaîtras le

français, tu prendras des leçons de conduite, lui dit-il en français.

— Comprends pas, dit-elle en espagnol.

Il répéta dans cette langue.

— Ça ne t’a pas traversé l’esprit qu’il serait plus logique que

j’apprenne l’italien ?

Il ne sut que répondre.

— À Rome. L’italien ? insista-t-elle.

— Quand tu pourras soutenir une conversation en français,

alors d’accord.

Guillaume avait demandé à Virginia de les conduire chez

IKEA, mais elle gara la Jeep dans le parking d’un luxueux

magasin spécialisé en bibliothèques, où il commanda deux belles

étagères en chêne massif.

Après le retour à la villa, il emmena Isabella au supermarché

Tuodi de la via Flaminia. Elle y acheta une énorme quantité

d’aliments qui n’étaient pas familiers à Guillaume.

La préparation du repas diffusa dans l’appartement une odeur

de tannerie qui poursuivit Guillaume jusque dans le bureau. Au

bout d’une heure environ, il contempla le contenu de son

assiette : une épaisse tranche de jambon racornie, du riz, des

poireaux et des carottes. Le tout semblait avoir cuit ensemble et

trop longtemps. Il entama ce repas courageusement.

— Ça n’a pas l’air de te plaire, lui dit-elle au bout de quelques

minutes.
342

— Et toi, qu’en penses-tu ?

— En fait, moi je mange n’importe quoi.

— Tu sais, il y a des traiteurs, des restaurants…

— Non, dit-elle, c’est ma tâche. Il faudrait trouver un livre de

recettes dans une langue que je comprenne.

Après le repas, elle s’installa devant la télé et zappa jusqu’à ce

qu’elle trouve MTV. Il laissa faire, mais lui dit qu’ils allaient

regarder plus tard le film Non ti muovere.

— En quelle langue ? demanda-t-elle.

— En italien, mais je te traduirai les dialogues.

Isabella aima ce film romantique, dans lequel le personnage

masculin trompe sa femme Elsa avec une jeune étrangère.

— Il est tard, lui dit Guillaume. Je vais prendre le canapé et

te laisser le lit.

— Oui, cela vaut mieux, dit-elle.

Guillaume devait avoir l’air déconfit, car elle ajouta d’un air

moqueur :

— Toi et ton canapé…

Ça se termina quand même sur le canapé, sur lequel elle

l’attira.

Vers minuit, Guillaume dressa le bilan de la journée : il était

satisfait de ce petit bout de femme, un peu trop sûre d’elle

pourtant. Cuisinière médiocre, mais amante passable. Grâce au

libido-stimulant, la mécanique avait démarré au quart de tour et

il put s’attribuer 12 sur 20. Cependant, Isabella avait dirigé la


343

manœuvre, ce qui l’avait humilié. Il y avait eu un puissant

jaillissement d’essence féminine, mais Guillaume l’avait jugé

assez artificiel.

Pour entamer une relation fondée sur la confiance, il n’avait

pas utilisé de capote, mais elle lui avait appris trop tard qu’en

guise de contraception, elle utilisait la méthode des

températures… « Je veux voir si c’est efficace », avait-elle dit.

Bonjour la marmaille ! La femme en tant que machine infernale.

Utérus en embuscade.

Dans le lit conjugal, il lui avait demandé si cela la gênait qu’il

écoute la radio pour s’endormir et elle lui avait répondu « Pas le

moins du monde », mais il ne s’était pas écoulé cinq minutes

qu’elle l’avait prié d’éteindre le poste.

Il s’était retrouvé dans un océan d’ennui et de solitude,

puisque ce compagnon de ses insomnies était muselé. Mais la

forme étendue à ses côtés promettait plus de chaleur qu’une radio

désincarnée ou un dico par trop abstrait.

Le lendemain, Guillaume se réveilla de bonne heure. Après

s’être levé et habillé, il ouvrit un rideau de la chambre à coucher

et observa Isabella endormie, nimbée dans le soleil matinal. Il lui

sembla qu’il la contemplait étendue dans une cage dorée.

Des marins thaïlandais avaient capturé une jeune villageoise

et l’avaient enfermée dans une cage de bambou sur leur bateau.

De temps en temps, l’un d’entre eux la sortait, se jetait

sauvagement sur elle et la remettait ensuite dans la cage. Quand

la malheureuse avait été libérée, elle était devenue folle.


344

Vers neuf heures, Isabella se leva.

— C’est quoi ça ? demanda-t-elle en désignant un morceau de

ciabatta avec dégoût.

— Une ciabatta fraîche. Je pensais que tu mangeais n’importe

quoi.

— Tu me ressers mes propres paroles. Va falloir que je fasse

attention à ce que je dis.

— Que veux-tu faire aujourd’hui, Isaura ?

— Isaura ? Pourquoi tu m’appelles Isaura ?

— Isabella. Excuse-moi.

— Qui est Isaura ?

— Personne… Isabella, Isaura, j’ai confondu.

— Une ancienne maîtresse ?

— Non, non…

— Dis-moi qui c’est. C’est forcément quelqu’un. Je veux

savoir.

— Mais c’est un interrogatoire !

— Pas de secrets entre nous.

— C’est l’héroïne d’un roman brésilien.

— Quel roman ?

— Le titre, c’est A escrava Isaura.

— Escrava, comme dans « esclave » ? Isaura est une

esclave ?

— Oui, mais à la fin…

— Alors, moi je suis ton esclave, puisque tu m’appelles

Isaura ?
345

— Non. Oh ! pense ce que tu veux !

— Raconte-moi ce livre.

— C’est long.

— Résume.

— Isaura est une métisse esclave dans une plantation au

Brésil et le maître veut en faire sa concubine…

— La concubine du maître de la plantation ! dit-elle sur le ton

qu’un procureur aurait utilisé pour dire « C’est alors vous avez

égorgé votre propre fille ! »

Après une perquisition, Isabella présenta à Guillaume le

Lexomil et le Prozac comme des pièces à conviction. Guillaume

avait mieux planqué le Viagra.

— Qu’est-ce que c’est ces médicaments ? Tu es malade ?

— Donne-moi ça. C’est pour les maux de tête, les aigreurs

d’estomac, tout ça. N’importe qui a ça dans sa pharmacie.

— Prozac. Tu me prends pour une idiote ?

— Le Prozac, j’en prends de temps en temps.

— Et Lexomil ?

— C’est du bromazépam. Du bromure si tu veux. Ce n’est pas

très discret d’aller fouiller.

— Bon, excuse-moi, dit-elle. Je vais remettre ça à sa place.

Isabella fit la gueule toute la matinée. Comme lune de miel,

on avait fait mieux.


346

En début d’après-midi, Guillaume prit plusieurs décisions.

Tout d’abord il avait été vraiment trop con de lui refuser des

cours d’italien. Ils occuperaient Isabella dans un premier temps

et faciliteraient ensuite l’obtention d’un emploi qui l’empêcherait

de broyer du noir à la maison. Mais elle devait continuer à

apprendre le français. Pour ne pas perdre la face, il lui dirait qu’il

avait craint que l’apprentissage de deux langues en même temps

ne crée de la confusion dans son esprit. Pour ce qui est des cours

de conduite, Guillaume comptait lui tenir un discours qui se

tenait bien : il était absurde de rouler en voiture à Rome et, dans

la pratique, la Jeep appartenait à Virginia, qui l’utilisait

principalement pour rendre visite à ses parents ; en revanche,

comme il était légitime de vouloir circuler librement à Rome, on

achèterait pour elle une mobylette. Enfin, dès le lundi, elle se

rendrait chez le généraliste de Guillaume, le docteur

Mazzucchelli, pour se faire prescrire une contraception digne de

ce nom.

Ces dispositions formaient un ensemble qu’elle devait

accepter loyalement. Un ensemble conforme aux conclusions que

Guillaume avait tirées de l’échec du mariage d’Aumasson. Elle

comprendrait que c’était Guillaume qui prenait les décisions. Il

passerait pour un homme généreux, éviterait qu’elle ne devienne

une femme hargneuse et lui témoignerait le respect qui lui était

dû. Guillaume s’accorda un brevet de magnanimité et de sagesse,

en espérant qu’elle n’y verrait pas de la faiblesse.


347

Isabella fut enchantée et consacra une bonne partie de la

journée à des travaux ménagers. Guillaume en profita pour lui

dire qu’ils concluraient un contrat, dont il lui expliqua le

principe. Il lui demanda de réfléchir aux clauses qu’elle aimerait

y voir figurer. Elle fut ébahie, mais il lui fit observer qu’un tel

contrat, s’il était strictement respecté, assurerait une bonne

entente.

Dans l’ensemble, la première semaine se passa bien. Ils

répétaient ensemble ses leçons de français, occupation agréable

et amusante. Il l’aidait à planifier ses explorations de Rome. Elle

lui faisait part de ses projets de réaménagement de l’appartement.

Il approuvait toutes ses suggestions et elle était enthousiaste. Elle

prenait soin du ménage sans se faire prier.

Le vendredi, elle donna à Guillaume le Corriere della Sera.

« Demain, c’est mon anniversaire, dit-elle. Si tu lis ce journal

jusqu’à la fin, tu trouveras bien un cadeau à m’offrir. » En

dernière page, une annonce de Media World : « Estate very hot?

Prezzi cool! » Ce ne pouvait être que le « smartphone » à 579

euros. On ne pouvait l’acheter que sur Internet, ce qu’il promit

de faire au bureau le lundi à 9 heures. Mais en examinant

l’annonce de plus près, Guillaume vit qu’il était possible de

passer la commande le jour même en téléphonant avant vingt

heures, ce qu’il fit aussitôt.

— C’est quand ton anniversaire à toi ? lui demanda-t-elle.

— Le 2 octobre.

— Et qu’est-ce qui te ferait plaisir ?


348

— Une boîte de pandores, répondit-il.

— Ça ne devrait pas me ruiner.

— Je plaisantais. Ta présence serait déjà un sacré cadeau.

— Eh bien, je te promets d’être encore là le 2 octobre.

À l’issue de la première semaine, la situation se présentait

donc sous des auspices favorables.

Au programme du samedi, il y avait un restaurant suivi d’un

film. Mais au moment de sortir, Isabella emprunta le portable de

son Guillaume pour téléphoner à ses parents. Ne voilà-t-il pas

que sa mère, censée être chez sa sœur, ne s’y trouvait pas.

Isabella devint folle d’inquiétude et passa plusieurs heures à

téléphoner alternativement à son père et à sa tante, jusqu’à ce que

vers vingt-deux heures, heure de Rome, elle réussisse à parler à

sa mère, dont la « disparition » n’était que le résultat d’un

malentendu. À ce moment-là, la soirée était gâchée et on annula

tout.

Le dimanche, Isabella se dit crevée et passa la journée au

pieu. Sa flemme se prolongea les jours suivants, mais dès qu’elle

fut en possession d’une mobylette, elle se lança dans de longues

balades dans Rome, qu’elle préférait désormais préparer toute

seule. Elle cessa aussi de réviser ses leçons de français avec

Guillaume. Après avoir reçu son éléphone portable, elle prit des

photos par centaines ; elles étaient d’une banalité affligeante, du

genre de celles qu’on trouve dans n’importe quel guide


349

touristique, mais moins réussies évidemment. Le manque

d’enthousiasme de Guillaume la vexa.

Quelques différends à peine effleurés le premier samedi

refirent surface. Elle exigea de nouveau que Guillaume lui paye

des cours de conduite, ce qui était contraire à leur accord. Elle

voulait aussi arrêter les cours de français, ce que Guillaume ne

pouvait admettre. Il lui rappela qu’elle devait se préparer pour

négocier un contrat avec Guillaume, mais elle n’y vit qu’une

lubie.

Autre source de friction : Guillaume était censé faire jouer ses

relations pour lui obtenir dans les plus brefs délais un emploi

dans la boîte. Il lui donna un formulaire de candidature à remplir,

ce qu’elle jugea insultant car, pour elle, un entretien avec un

gradé lui suffisait pour décrocher un emploi. Primo, c’était faux ;

secundo, Guillaume s’entendait mal avec les seuls gradés qu’il

connaissait.

Une bonne partie du temps partagé commença à être gaspillée

en engueulades. Aux récriminations sur ce qu’il refusait de faire

pour elle s’ajoutaient des critiques sur sa personne même. Par le

dire et par le silence, par le faire et par l’omission, avec une

franchise brutale et par des voies détournées, elle lui faisait mille

reproches : il n’avait guère de conversation ; dans les

divertissements qu’il lui proposait, il manquait d’imagination ;

au lit, il était en retard d’une révolution sexuelle ; en insistant sur

la nécessité d’une contraception fiable, il faisait fi de sa

féminité ; il lui posait des questions sur l’espagnol du Mexique


350

auxquelles elle ne pouvait répondre, ce qui la mettait en position

d’infériorité ; il avait mille manies de vieux garçon ; il ne

m’intéressait à rien qui en vaille la peine ; il était routinier ; il

attachait trop d’importance à l’hygiène mais pas assez à la

propreté ; elle le trouvait ennuyeux, égoïste, prétentieux.

Guillaume avait cru qu’au contact l’un de l’autre, une certaine

affection naîtrait entre eux mais, s’ils vivaient ensemble, ils

restaient des étrangers l’un pour l’autre. Et elle prit l’habitude de

lui couper la parole.

L’idée d’une séparation germa pour la première fois dans

l’esprit de Guillaume. D’autant que le but initial, se rabibocher

avec Elsa, n’avait pas été atteint. Cependant, il s’était malgré lui

attaché à Isabella : elle était présente au lever, présente au

coucher, l’embrassait quand il partait au travail et quand il en

revenait. Il y avait une grande différence d’âge entre eux et il

devait lui donner le temps de s’acclimater. Il essaya d’imaginer

des distractions qui puissent l’intéresser, mais s’en tenait

essentiellement au cinéma et aux visites de musées.

Elle ne lui disait rien sur ses journées. Quand il rentrait du

travail, elle regardait MTV, dont elle s’arrachait pour leur

préparer à la va-vite une tambouille immangeable, à laquelle elle

touchait à peine. Après le repas, elle rallumait la télé. Même

chaîne. La seule qu’elle puisse comprendre, car ses cours

d’italien n’avaient pas encore commencé. Lui bouquinait. Ils ne

vivaient pas ensemble mais dans des univers parallèles.


351

Après avoir refusé de lui donner l’argent qu’elle réclamait

pour divers achats dont il ne voyait pas l’utilité, Guillaume finit

par doubler l’allocation journalière de vingt-cinq euros destinée

aux dépenses ménagères et lui dit d’utiliser pour le surplus les

sous qu’il lui avait remis quand elle avait emménagé. Mais cela,

c’était ce qu’elle appelait son « matelas », qu’elle cachait

d’ailleurs sous le matelas.

Le week-end suivant, Guillaume travailla sur son dictionnaire

du XXIe siècle, sans se préoccuper de ce qu’elle faisait, pour

qu’elle comprenne qu’il pouvait très bien me passer d’elle. Mais

elle lui montra qu’elle aussi pouvait se passer de lui.

La situation ne s’améliora pas au cours de la troisième

semaine : Isabella commença à avoir le mal du pays, multiplia

les accès de mauvaise humeur, tint des propos censés ne viser

personne sur « les vieux libidineux prêts à tout pour se taper une

jeunette », et alla jusqu’à mentionner avec regret un fiancé qui se

morfondait au Mexique pendant qu’elle le cocufiait avec un

barbon.

Il fallait varier les distractions et, comme on approchait de

Ferragosto, fête célébrée le 15 août, qui tombait cette année-là un

mercredi, pourquoi ne pas se rendre à Fregene, une station

balnéaire sur la côte Tyrrhénienne ? Il demanda conseil à

Virginia. « À Fregene, trouve la via Rio Marina, lui dit-elle. Il y a

un café et tu demandes Gabriele. Il te louera une barque. Il fait ça

pendant la bonne saison. Il n’a pas le droit de le faire, mais il

s’en moque. Éloigne-toi bien du littoral et jette-la par-dessus


352

bord. Même si elle sait nager, elle finira par se fatiguer et se

noyer. Tu abandonnes la barque en un autre endroit. D’après ce

que tu m’as dit, c’est tout ce qu’elle mérite. » Guillaume rejeta

cette idée, mais envisager un meurtre, c’est déjà faire la moitié

du chemin.

Isabella parut enchantée par la perspective de faire cette

excursion. Le lendemain, elle dit à Guillaume qu’il fallait

emmener Lila, avec qui elle avait conservé des relations et qui

venait de s’acheter une bagnole, ce qui serait quand même plus

pratique que d’aller à Fregene dans un bus bondé. Soit.

Fregene grouillait de monde, mais ils trouvèrent de la place

dans un restaurant de poissons et le repas se passa bien jusqu’à

ce que Guillaume propose la balade en barque. L’idée plut à

Isabella, mais Lila ne voulut rien entendre : à cause de sa jambe,

elle n’avait jamais appris à nager et l’eau l’emplissait de terreur.

Le ton monta entre les deux femmes, et la première finit par

traiter la seconde de lâche. Lila se leva aussitôt en disant :

« Puisque je suis une lâche, vous n’avez qu’à rentrer à pied ! »

Bon débarras.

Cette dispute avait rapproché Isabella et Guillaume. Après

avoir acheté des chapeaux de paille, ils prirent prit un taxi

jusqu’à la via Rio Marina. Au café, baptisé avec une originalité

stupéfiante « Il Ritrovo degli Amici », on lui désigna le nommé

Gabriele, qui tapait le carton à la terrasse, protégée par deux

grands parasols blancs. La clope au bec et le verre de rouge à


353

portée de main, cet homme massif devait avoir une soixantaine

d’années mais l’alcool et le tabac lui en avaient ajouté dix.

« Per la barca, quanto si paga ? » lui demanda Guillaume.

Soixante-quinze euros pour deux heures et demie, et une garantie

d’autant. Va bene. Guillaume paya Gabriele, qui les conduisit,

dans sa Fiat bringuebalante, jusqu’à une sorte de friche

industrielle où il possédait un cabanon contenant un petit canot

pneumatique. Ils venaient à un moment favorable : la marée était

haute.

Guillaume jaugea cet esquif. S’il avait la moindre fuite, ils y

resteraient, lui en tout cas, puisqu’il ne savait pas nager. Mais il

était trop tard pour reculer. Le loueur lui dit de replacer le canot

dans le cabanon après la balade.

Après avoir traîné l’embarcation vers l’eau, ils sautèrent

dedans et Guillaume se mit à ramer. Après l’agitation de Fregene,

ils se retrouvaient étrangement seuls.

Guillaume eut avec Isabella une conversation à bâtons

rompus, qui se tarit au bout de trois quarts d’heure environ. On

ne voyait plus la côte depuis un bon bout de temps. Des pensées

sombres envahirent l’esprit de Guillaume. Il sentait la masse

écrasante de l’eau immense se dandiner sous lui et en même

temps lui peser sur les épaules. L’enveloppe de l’embarcation ne

s’était-elle pas un peu relâchée ? Ne fallait-il pas rentrer au port

avant que le canot ne se dégonfle ? Une autre idée s’imposa à

lui : quelques coups d’avirons suffiraient pour tuer Isabella.

Ensuite, la balancer à la mer. Il n’avait nullement l’intention


354

d’obéir à cette injonction, mais une force extérieure lui ordonna

de le faire quand même. Il regarda s’il était facile de détacher

l’un des avirons de son erseau, pensant qu’un début d’exécution

suffirait à le ramener à la raison, malgré le frisson agréable qui

lui courait dans le dos. Puisque Elsa avait jeté Isabella dans ses

pattes, n’était-il pas naturel, selon la logique tordue de

Guillaume, de tuer Isabella à la place d’Elsa ? Dans un livre de

Patricia Highsmith, le héros fracassait le crâne de son

compagnon à coups d’aviron. Il y avait du sang partout, non

seulement sur ses vêtements, mais aussi dans la barque. Tom

Ripley s’était donné un mal de chien pour saborder la barque,

que l’on avait d’ailleurs fini par retrouver. Guillaume renonça à

cette folie.

Virginia lui avait conseillé de faire passer Isabella par-dessus

bord. C’était plus simple et rien n’aurait été plus facile, car elle

était menue.

— Tu sais nager, lui demanda-t-il.

— En fait, non, dit-elle en ébauchant un sourire. Et toi ?

— Moi non plus.

Les circonstances étaient idéales et, de nouveau, un démon

s’empara de Guillaume, et il sentit qu’il n’allait pas pouvoir

résister à la tentation de soulever Isabella et de la jeter à la mer.

C’était déjà trop bon rien que d’y penser. Il chercha

désespérément à détourner son esprit de ce projet insensé. Dans

un roman de Zola, l’amant prenait le mari à bras-le-corps pour le

jeter dans la rivière, mais ce dernier, avant de se noyer, avait


355

mordu l’amant au cou, laissant une plaie profonde et accusatrice.

Une morsure au cou paraissait peu vraisemblable à Guillaume,

mais Isabella pouvait lui mordre la main ou le griffer au visage.

Elle était aussi vive qu’un chimpanzé.

Il observa Isabella, qui ne savait pas qu’elle n’avait peut-être

eu la vie sauve que grâce à des écrivains qu’elle n’avait

probablement pas lus. Elle lui renvoyait un regard malicieux et,

soudain, elle jeta son chapeau au loin, sauta dans la mer dans une

joyeuse éclaboussure et nagea vigoureusement vers son chapeau.

Guillaume trouva cela imprudent, car si au départ la mer avait été

plutôt calme, maintenant une houle s’était formée. Du reste,

après avoir croisé quelques embarcations, ils étaient maintenant

seuls. Était-ce pour lui donner une leçon ou parce que le démon

s’empara de Guillaume pour de bon alors qu’aucune

réminiscence littéraire ne lui venait à l’esprit, il changea de

direction et se mit à souquer comme un malade dans l’autre sens,

s’éloignant à bonne allure d’Isabella. Elle avait beau être habillée

légèrement, ses vêtements ne pouvaient que l’alourdir, la tirer

vers le bas, et le mouvement de l’eau suffirait à l’asphyxier.

Quand elle comprit, elle poussa un hurlement monstrueux.

Guillaume crut que toute l’Italie l’avait entendu et cessa aussitôt

de ramer.

— T’es complètement cinglé ? Tu as voulu me tuer ! dit-elle

après être remontée dans le canot.

— Ce n’était qu’une blague innocente, dit-il d’une voix

blanche.
356

— Ce que tu as fait est a-bso-lu-ment dégueulasse, criminel,

l’acte d’un dément ! Je ne te le pardonnerai jamais.

Le soleil avait continué à alimenter la fournaise, étranger à la

tragédie ou à la farce qui s’était déroulée sous lui. Accablé,

Guillaume se mit à ramer vers le littoral. Il tendit son chapeau à

Isabella, qui l’expédia dans la mer sans un mot.

L’intention criminelle de Guillaume était restée abstraite et

quelques coups d’aviron dans la mauvaise direction ne

constituaient pas une tentative de meurtre. Il l’avait attendue,

non ? Allait-elle porter plainte ? Avait-il inconsciemment trouvé

un moyen commode pour qu’Isabella le quitte ? Avait-il été

stupide ou diaboliquement habile ? Les pensées se bousculaient

dans sa tête. À chaque coup d’avirons, la mer bruissait comme le

sang qui lui battait aux tempes.

Une fois le canot remisé dans le cabanon, il leur fallut une

vingtaine de minutes pour se rendre, sans échanger une parole,

au Ritrovo degli Amici, le café. Après avoir récupéré la garantie,

Guillaume appela un taxi pour Rome. C’était la moindre des

choses, car les vêtements d’Isabella étaient encore humides. Sur

le chemin du retour, Guillaume fit amende honorable à plusieurs

reprises, mais Isabella ignora ses excuses.

Le soir et les jours suivants, son attitude demeura résolument

hostile. Guillaume demanda à Virginia de les inviter à dîner le

samedi. Isabella consentit à l’accompagner au rez-de-chaussée.

Depuis l’achat des étagères, entre-temps livrées, les deux

femmes s’étaient seulement croisées deux ou trois fois. Ce soir-


357

là, la conversation, en anglais, languissait. Isabella ouvrait à

peine la bouche parce qu’elle continuait à bouder et Virginia ne

s’exprimait guère, son anglais étant hésitant. Cette soirée fut un

échec.

Pendant la semaine qui suivit, Isabella adressa à peine la

parole à Guillaume. Quand il lui parlait, elle lui répondait par

monosyllabes. La situation semblait sans issue. Le vendredi

suivant, elle découcha. Guillaume ne la vit pas de tout le week-

end. Le lundi, Elsa lui apprit qu’Isabella était venue se réfugier

chez elle mais qu’elle reviendrait chez Guillaume le jour même,

car Elsa avait réussi à la convaincre de faire un dernier effort.

Elsa était au courant de l’incident du canot mais n’y voyait

qu’une mauvaise plaisanterie. Elle ne fit aucun reproche à

Guillaume, mais ne parla pas non plus de reprendre les déjeuners

du lundi.

— Je pense qu’Isabella est bipolaire, dit Guillaume.

— Bipolaire, polaire… Pour quelqu’un qui construit des

igloos à Rome, tu manques pas de culot !

Et elle rit de façon irritante.

— Disons qu’elle est parfois agréable, parfois difficile.

— Bon, d’accord, parfois difficile, admit-elle.

Le soir, effectivement, Isabella était revenue, mais elle

accueillit Guillaume sans aucune chaleur. Il lui proposa d’aller au

cinéma, mais elle refusa. Le mardi, il remit le contrat sur le tapis,

en le présentant comme un code de bonnes pratiques qui

rétablirait la paix. Après avoir ironisé sur la tentative de meurtre,


358

elle le pria de ne plus lui en parler. Que voulait-elle en fin de

compte ? lui demanda-t-il. En substance, ce qu’elle attendait de

Guillaume, c’était de ne plus être Guillaume.

Il faut reconnaître que c’était une demande fichtrement

raisonnable.

Le lendemain matin, elle avait réfléchi : elle le quittait et

s’arrangerait pour trouver du travail en Italie. « Bien », dit-il.


359

Désolée, Guillaume, elle nous a quittés

Nouveau fichier de l’intrus, intitulé cette fois « Beretta ». Ce

maniaque peut lire ces lignes, mais je m’en fiche ! Il est urgent

de ne rien faire. Une fois de plus, l’invention s’insinue dans la

réalité. Copier-coller :

— Désolée, Guillaume, elle nous a quittés, dit Virginia

à Guillaume alors qu’il revient du travail.

— Elle me l’avait dit.

— Tu ne comprends pas : je l’ai surprise à fureter chez

moi. Quand j’ai ouvert la porte, elle était à quatre

pattes : elle avait soulevé le tapis et elle examinait la

tache de sang sur le parquet. Elle s’est bien défendue,

mais je l’ai assommée et… Désolée de t’avoir menti,

mais le scacciacani était un vrai Beretta. Un seul coup

de feu a suffi, ce qui est plutôt pas mal, et j’ai empêché

le sang de gicler en tirant à travers un coussin. De toute

façon, je m’occupe de tout.

Guillaume est abasourdi, horrifié. Le parquet n’a-t-il

pas été poncé après le meurtre de Scanagatta ? « Oui,

mais sous le tapis il y a une lame abîmée sur laquelle on

voit encore le sang », dit-elle.

Le cœur de Guillaume cogne dans sa poitrine et il a

les jambes en coton. Virginia a une fois de plus commis

l’irréparable. Elle ne s’arrêtera jamais. Cela doit cesser.

— Tu n’avais pas le droit, dit-il faiblement.

— Un jour, tu m’as dit que tu me suivrais en enfer si

je te le demandais. Tu l’aurais fait toi-même si je te


360

l’avais demandé. Elle n’était qu’un être humain

quelconque parmi sept milliards.

Une bête féroce. Une panthère, qu’il faut enfermer.

— Tu vas te faire prendre, Virginia.

— J’ai enlevé toutes ses affaires. Je fais face à la

situation.

— Je peux imaginer comment. Mais quand on

retrouvera tous tes cadavres empilés les uns sur les

autres, on va faire le rapprochement.

— Ne dis pas ça. Progressivement, les gaz

s’accumulent, le corps se met à flotter entre deux eaux

et est emporté par le courant jusqu’à la mer.

— On va te coffrer, Virginia. La presse t’appellera la

panthère de Rome.

— Quoi qu’il arrive, tu resteras en dehors de ça.

Même le collier, je vais le jeter. Et pourtant, il est un peu

à moi. Je vais le jeter.

— La piste mène droit à moi, dit Guillaume.

— Si on t’interroge, tu diras que tu ne sais rien. Il n’y

a aucune preuve matérielle.

— Pas si sûr, mais je ne te dénoncerai pas.

En le délaissant et en précipitant Isabella dans ses

bras, Elsa a livré Guillaume à l’influence exclusive de

Virginia et laissé Isabella à la merci des pulsions

meurtrières d’une femme aux motivations insondables.

Dans quel merdier Guillaume est tombé ! Comment en

est-il arrivé là ? Tout est la faute de ces femmes qui

veulent le marier. Quelle illusion ! Et Isabella, avec son


361

sale caractère, son comportement détestable, a

évidemment sa part de responsabilité. Pourquoi n’a-t-

elle pas joué son rôle de compagne aimante ? Elle l’a

cherché. Elle a fait tourner Guillaume en bourrique et

s’est ensuite jetée dans la gueule du loup. En remettant

à Isabella un jeu de clés, Guillaume lui a bien dit :

« Cette clé-ci ouvre aussi l’appartement de Virginia,

mais je te défends d’y entrer. » Pourquoi est-elle allée

fouiner ? Voulait-elle faire chanter Virginia ?

Guillaume a été faible, mais la névrose obscurcit le

jugement, et l’espoir d’échapper à la solitude excuse

bien des errements. Enfant, il découvrit un jour qu’une

mouche qu’il avait endormie à l’éther ne se réveillait

plus. Telle n’avait pas du tout été son intention !

Maintenant, le mal est fait. Des regrets ne feraient que

détruire Guillaume de l’intérieur s’ils rancissent en

ressentiment envers lui-même. D’un autre côté, ce

nouvel écart de conduite virginiel confortera leur amitié.

Guillaume lui a dit qu’Isabella lui en avait trop fait voir,

qu’elle le dérangeait dans ses habitudes.

Restent deux objets compromettants : le flingue, que

Virginia veut garder, et l’enveloppe contenant quelque

six mille euros qu’Isabella a cachée sous le matelas.

Avec l’argent d’Isabella, il achète le Beretta de Virginia,

qui lui fait promettre de le lui rendre quand Isabella sera

oubliée. Il conservera l’arme en lieu sûr, à l’AMGC.


362

Le lendemain, Guillaume dîne avec Virginia à La

Grenouille, comme si l’épisode Isabella n’avait pas

existé. Au moment de rentrer dans la villa, elle lui dit :

— Reconnais-le, Guillaume : tu ne t’occupais plus de

moi.

— C’est vrai. Pardonne-moi.

— Écoute, si un jour nous sommes séparés, si nous

nous perdons de vue, si nous avons besoin de nous voir,

retrouvons-nous à La Grenouille.

— Pourquoi serions-nous séparés ?

— J’ai rendez-vous avec la sœur de Scanagatta. Elle est

persuadée que j’ai tué son frère.

— D’où lui vient cette idée ?

— Mes relations avec Mario étaient orageuses, c’est le

moins qu’on puisse dire. J’ai menacé Mario de mort

devant plusieurs personnes, dont Marina.

— Qui est Marina ?

— Sa sœur. En plus… Tu ne connais pas ce milieu.

Mario est ou plutôt était un truand et Marina ne vaut pas

mieux. Elle trouvera plusieurs « témoins » prêts à jurer

sur la tête de leur mère qu’ils m’ont vue tuer Mario. Si je

ne parviens pas à convaincre Marina que je n’ai rien à

voir avec ça, mon compte est bon.

Le lendemain, alors que Guillaume revient du travail,

une énorme chape de cafard s’abat sur lui et, en sortant

du métro, il se met à pleurer sur le sort d’Isabella. Il est

désespéré de n’avoir pu marquer la mort de la jeune

femme, que Virginia a dû jeter sans cérémonie dans le


363

fleuve. Passant près de la basilique Santa Maria del

Popolo, il y entre dans l’idée de dire adieu à Isabella. Il a

visité cette somptueuse église à plusieurs reprises, mais

ce jour-là son esprit est ailleurs, loin des tableaux

glorifiant saint Pierre et saint Paul.

Alors qu’il avance dans l’allée centrale, un faisceau

de rayons de soleil traversant un vitrail trompeur éclaire

d’une lumière jaune éblouissante le visage d’un homme

de grande taille qui vient à sa rencontre. Il ressemble à

Dieu le Père et Guillaume l’arrête :

— Mon Père, je veux me confesser.

— Ce n’est pas possible ici.

— Mais vous ne pouvez pas laisser un pénitent dans

le tourment.

— Je le ferais bien à la rigueur, mais il est trop tard.

— Il n’est jamais trop tard, proteste Guillaume.

— Revenez demain à neuf heures. Par faveur

spéciale, je recueillerai votre confession.

— Mais c’est urgent !

— Rien n’est urgent dans une église qui date du

XIIIe siècle.

Cette observation, si juste, relativise les petits

problèmes de l’instant présent. Guillaume s’assied sur

un banc. Quel sens ont ses remords, la crainte d’une

justice immanente, ses interrogations sur les moyens

d’expier ? Si la mort du Caravage à trente-huit ans fut

une tragédie, celle d’Isabella… On est l’œuvre qu’on

abandonne au monde. Le sillage laissé par la vie


364

d’Isabella disparaîtra vite. Mais justement, elle n’avait

que sa vie.

Rompre avec Virginia ? Il ne peut jeter aux orties

l’amitié d’une femme qui est sa dernière source

d’essence féminine, puisque Elsa s’est révélée cruelle et

Lila ingrate.

Comme Guillaume a informé ces deux femmes du

départ d’Isabella, la première a des soupçons et alerte

la police, qui ne juge pas opportun d’interroger

Guillaume. Loin de le rassurer, cette passivité l’inquiète.

Ne réunit-on pas un faisceau de présomptions avant de

cuisiner le principal suspect ? Pour être sûr de le trouver

chez lui, les flics se pointeront sans doute aux premières

lueurs du jour ou plutôt à l’heure légale, que Guillaume

fixe à six heures du matin. Perquisition, garde à vue,

interrogatoire, pressions psychologiques, passage à

tabac, aveux, inculpation, tribunal, prison.

Ce scénario devient une obsession. Guillaume se

réveille vers cinq heures et attend six heures dans

l’angoisse. La police sera ponctuelle. À six heures cinq, il

est rassuré. Il ne se fera pas cueillir aujourd’hui. Mais

l’angoisse recommence le lendemain. Parfois, il se

réveille après six heures et se félicite du répit ainsi

obtenu. D’autres jours, il se réveille vers quatre heures.

Un Lexomil le rendort jusqu’à sept heures et il remercie

le ciel de ne pas lui avoir envoyé la police. Quand il

rentre du bureau, il ouvre fébrilement sa boîte aux

lettres, craignant à chaque fois d’y trouver une


365

convocation de la police. Le week-end, en se promenant

dans le quartier, il croise plus souvent qu’avant des

voitures de police, qui ralentissent parfois à sa hauteur,

et une s’arrête carrément. C’est la fin. Non, elle repart.

Lorsque Guillaume se trouve dans la villa, une sirène

parfois le fait trembler.

Ce n’est pas tant la police qu’il craint, mais l’enfer

carcéral. Il se fait un film. Un film d’horreur. Un gringalet

condamné à une lourde peine se retrouve dans une

cellule exiguë avec deux primates qui s’entendent pour

faire de lui la proie de leurs pulsions immondes. Hurler ?

L’un des deux l’étrangle. Se plaindre ? Pour subir les

sarcasmes des surveillants ? « Il fallait y penser avant. »

Ne plus oser prendre une douche. Redouter une

agression à toute heure de la nuit. La honte. Les

humiliations. « Guillaume, la gonzesse la plus docile de

l’aile C. »

S’il confiait ses angoisses à Virginia, elle les trouverait

débiles et se ficherait de sa gueule. Elle y verrait de la

faiblesse. Seul, s’en remettant à l’alcool pour lutter

contre l’anxiété, il compose dans sa petite tête des

scénarios tous plus horribles les uns que les autres.

Pour couronner le tout, c’est au tour de Lila de

s’inquiéter de la disparition d’Isabelle. Outrée de la

passivité de la police, elle va jusqu’à engager une sorte

de détective privé, qui veut poser des questions à

Guillaume, mais il l’envoie promener. Quel toupet !

Guillaume fait des reproches à Lila, qui ne se démonte


366

pas. « Comprenez, dit-elle, je l’ai accueillie chez moi

pendant plusieurs jours et je me sens responsable

d’elle. » Les soupçons d’Elsa et de Lila sont dans une

certaine mesure justifiés : Guillaume est mêlé à la

disparition d’Isabella. Ou du moins, il connaît la

coupable et, en ne la dénonçant pas, s’en rend

complice.

Mais il n’a rien pu faire, si ce n’est récupérer l’arme.

Ce Beretta ! Un superbe engin au canon argenté, crosse

noire, belles lignes. Calibre 7,65. Chargé. Acier froid

comme un cadavre. Guillaume le sort à tout bout de

champ pour le contempler avec ravissement et le faire

cliqueter. Mais cette manie platonique ne lui suffit pas :

il prend l’habitude de descendre, avec le pistolet

dissimulé dans un sac en plastique, au sous-sol du

bâtiment de la boîte, en général désert, et quand

d’aventure un collègue approche, il se donne le frisson

en songeant qu’il peut l’abattre, simplement pour le

plaisir. Cette distraction devient une sorte de drogue,

car cette compulsion de tuer lui donne une poussée

d’adrénaline d’autant plus forte qu’il se sent de moins

en moins capable d’y résister. Quand la phobie de loger

une balle dans sa propre tête soudain s’empare de lui, la

raison l’emporte et les eaux du Tibre s’enrichissent d’un

Beretta.

*
367

Comment Giaccaglia est-il aussi bien informé sur Isabella ?

Lila n’est plus venue chez moi depuis belle lurette. Virginia ?

Elsa ?

Tout revient à l’identité de l’intrus. Cela me rappelle une

nouvelle dans laquelle une créature singulière, un golem, un

horla, prend l’apparence du narrateur et accomplit en son nom

des actes criminels qu’il relate ensuite à son double, qui se croit

coupable mais est en fait manipulé par hypnose ou une drogue

quelconque.
368

Octobre

Quand Lila fut nommée chef de la section française de

traduction, Guillaume descendit au sous-sol pour pousser un long

hurlement.

Elle essaya de se justifier : « Vous savez, Favauge, autant je

suis ambitieuse, autant vous êtes réfractaire aux responsabilités.

Vous seriez malheureux au poste de chef de section. » Aurait-ce

été un succès que de décrocher ce poste ? Tchouang Tseu met en

doute qu’il y ait une différence entre le succès et l’échec, et il a

bien raison quand on voit le triste sort de ceux à qui tout réussit.

La première décision notable de Lila après sa promotion fut

de désigner Guillaume pour participer à la session annuelle de

l’Assemblée des États, qui devait se tenir à Bucarest. Lorsqu’elle

avait traduit les documents préparatoires, Lila avait certainement

compris que ce genre de réunion était difficile, et elle ne se

sentait pas à la hauteur.

Bucarest. Hôtel JW Marriott cinq étoiles. Pas mal du tout. Le

matin, les « Good morning, sir » des femmes de chambre stylées

dans leur joli uniforme, le délicieux petit-déjeuner agrémenté des

sonorités apaisantes distillées par une harpiste, le déjeuner

préparé spécialement par le meilleur traiteur de la ville, l’après-

midi les pâtisseries et boissons chaudes raffinées dans le « Café

viennois », le soir le dîner dans l’un des cinq ou six restaurants

haut de gamme de l’hôtel. Sans oublier la piscine, le court de


369

squash, le centre de remise en forme et le salon de massage. Tout

ce luxe aux frais de la princesse.

Mais la mission des traducteurs n’était pas de se détendre ni

de faire du tourisme, car ils participaient à cinq jours de réunions

sérieuses. De Bucarest Guillaume ne vit rien, hormis les petites

vieilles qui vendaient de la dentelle sur le trottoir, et il dut

renoncer à une visite de l’Arcul de Triumf, dans lequel on peut

monter et jouir d’une vue panoramique de la ville.

À son retour à Rome, consternation : des scellés avaient été

apposés sur la porte de l’appartement de Virginia. Un pan de

l’univers de Guillaume s’effondrait. Il jeta un coup d’œil dehors :

la Jeep avait disparu. Saisie ? Une perquisition avait eu lieu, mais

pour trouver quoi ? Virginia avait-elle été arrêtée ? Était-elle en

fuite ? L’appartement de Guillaume n’avait pas été touché.

Il passa le week-end et la journée du lundi à s’interroger,

incapable de se concentrer. Le lundi soir, il reçut la visite de deux

flics de la squadra mobile, la division criminelle, un homme et

une femme. Il les invita à s’asseoir dans le salon.

— Où est Isabella ? demanda le policier.

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Elle a disparu.

— Elle est partie de son plein gré, dit Guillaume.

— Ma collègue peut jeter un coup d’œil dans l’appartement ?

— Pas du tout. Je veux dire oui, bien sûr.

— Vos relations avec Isabella ? demanda le policier.


370

— Comme ci, comme ça, mais elle ne s’est jamais adaptée ici.

— Et avec Mme Caramazza ?

— Rien à signaler. Elles se sont croisées, sans plus.

— Et Isabella n’a pas dit où elle allait ?

— Non. Enfin si : elle avait l’intention de trouver du travail en

Italie, mais je n’en sais pas plus.

— Elle était en possession d’argent ?

— Elle dispose même d’une forte somme : elle avait exigé

que je lui donne de l’argent avant d’accepter de s’installer chez

moi.

Le flic sortit un calepin et nota quelque chose.

— Comment expliquez-vous qu’elle n’ait pas donné de signe

de vie ni à sa famille ni à Zitouni Lila, qui l’avait logée avant son

installation chez vous ?

— Lila et Isabella se sont chamaillées. Isabella a traité Lila de

lâche.

— Et sa famille, qui est sans nouvelles ?

— Il y a probablement une explication anodine.

— Certainement pas : ils sont très inquiets. Elle s’est

volatilisée.

— Isabella travaille sans doute au noir et ne veut pas qu’on

retrouve sa trace.

— Possible. Où étiez-vous ces derniers jours ?

— En mission à Budapest, non Bucarest, pour mon

employeur.

Le policier examina son calepin.


371

— Une dénonciation. De Zitouni Lila concernant la

disparition d’Isabella… Cavazos. Elle joint le rapport d’un

détective privé et surtout un poème écrit par vous. Pourquoi vous

remuez la bouche comme ça ?

— C’est un tic, dit Guillaume.

— Le rapport du détective privé, c’est nul. Par contre, votre

poème… Vous y parlez de tuer trois femmes.

— Simples… élucubrations… d’un poète du dimanche. De

toute façon, celui qui parle dans ce poème, ce n’est pas moi, c’est

le Destin qui… se joue des entreprises humaines.

— Bon. Maintenant, votre voisine : une autre disparition

mène cette fois-ci à elle. Celle de Scanagatta Mario.

— J’ignore tout de ce qui est arrivé à ce taré.

Guillaume entendait des bruits de placards et de tiroirs qu’on

ouvrait, d’objets que l’on déplaçait.

— Chez Caramazza Virginia, on a trouvé un bouquin bien

étrange dont vous êtes censé être l’auteur : à part des pages

blanches, il ne contient que la carte de visite de Scanagatta

Mario. Au verso, on peut lire les mots…

Il jeta un coup d’œil sur son calepin.

— … « Ti farò la pelle ». Et ça a dû mal se terminer, puisque

Scanagatta est introuvable.

— Cette carte de visite, c’est de l’histoire ancienne.

— Pas si sûr. Au recto de cette carte de visite, le nom de

Scanagatta était biffé et remplacé par le vôtre. En somme, vous

avez pris la place de Scanagatta, ce qu’il n’a pas dû apprécier.


372

— Excusez-moi, mais il faut connaître la chronologie.

Scanagatta m’a menacé après son départ de la villa, sur la carte

de visite en question, périmée puisqu’elle portait encore son

ancienne adresse, celle de la villa. Je l’ai remise à Virginia, qui

s’en est servie pour me commander des cartes de visite.

L’imprimeur…

— Arrêtez, vous me soûlez ! Dites-moi seulement pourquoi

Scanagatta a utilisé une de ses anciennes cartes pour vous

menacer.

— C’était sa façon de marquer ce qu’il considérait encore

comme son territoire, de montrer qu’il n’avait pas renoncé à

Virginia malgré leur brouille.

— Et pourquoi cette carte se retrouve-t-elle dans ce livre

bizarre ? Est-ce un symbole ?

— Quand j’ai offert ce livre à Virginia, j’avais oublié que j’y

avais glissé la carte.

— Vous avez l’art de tout embrouiller. Ce qui est clair, c’est

que la sœur de Scanagatta a porté plainte contre Caramazza

Virginia, qui semble ne pas être étrangère à la disparition de

Scanagatta. Est-elle motorisée ?

Guillaume dut bien décrire sa propre voiture et donner le

numéro d’immatriculation. Oui, il l’avait autorisée à l’utiliser.

Oui, ils étaient très proches.

— Êtes-vous ou avez-vous été l’amant de Caramazza

Virginia ?

— Un mufle dirait non. Un goujat dirait oui.


373

— Dans un emballage cadeau, non ouvert, reprit le flic, nous

avons trouvé un exemplaire de…

Il se rafraîchit la mémoire en consultant son calepin.

— … un exemplaire de Surmonter les émotions

destructrices : Un dialogue avec le Dalaï-lama de Daniel

Goleman, avec une dédicace : « Pour t’aider à apprivoiser le

Fauve qui t’habite ». Elle est de vous ?

— C’était une simple plaisanterie.

— Mouais. Bon, ceci n’est qu’une audition préliminaire. Nous

en avons terminé avec vous pour l’instant, mais vous pouvez

toujours m’appeler à ce numéro si vous voulez faire preuve d’un

peu plus de franchise. La complicité de meurtre se paie cher.

Il tendit sa carte à Guillaume et se leva.

— Un moment, dit sa collègue, qui avait achevé son

inspection. C’est quoi cette croix, via Lucrezio Caro ?

Elle montrait à Guillaume le plan qui figurait au début du

guide de Rome que Lila, cette misérable intrigante, lui avait

offert.

— Oh ça, c’est rien du tout. C’est un café-restaurant français

où Virginia et moi dînons régulièrement, La Grenouille. Je vous

recommande leur gratin dauphinois.

La fliquette lui demanda si le mot « grenouille » désignait des

pâtes en français. Il la détrompa. Grenouille, c’est rana en

italien, dit-il. Elle devait avoir de vagues notions de français et

confondait le « nouille » de Grenouille » avec des pâtes.


374

Ils s’en allèrent enfin. Guillaume les entendit monter au

deuxième étage. Une minute plus tard, on frappa à sa porte.

— Qui habite au deuxième étage ? demanda le policier.

— Personne.

— Depuis combien de temps l’appartement est vide ?

— Je suis le propriétaire et bon, je préfère qu’il n’y ait

personne au-dessus de ma tête.


375

Octobre

« Ne dis rien. Je ne peux pas te parler. J’ai la police et la pègre

de Rome aux trousses. Je te rappellerai… (trépignement de

marteau-piqueur) trois et quatre heures. Je (inaudible) presque

pas sortir. Retiens bien : entre trois et quatre. » Clic.

Guillaume reposa le combiné, sortit de son bureau et se mit à

déambuler au hasard. « Faites attention ! » lui lança un collègue

qu’il avait bousculé.

Le lendemain, Guillaume attendit le coup de fil de Virginia

pendant la plage horaire indiquée. Je te rappellerai… Quand ?

Entre trois et quatre, mais quel jour ? Bientôt sûrement… Je te

rappellerai, mais pourquoi ? Elle avait sûrement un paquet de fric

avec elle. Pour donner de ses nouvelles ?

Entre trois et quatre. Soixante minutes, des milliers de

secondes, c’est une éternité quand on attend. Enfant, Guillaume

perdait la notion du temps quand il attendait l’apparition de sa

mère, qui faisait semblant d’être malade pour ne pas s’occuper

de lui, et ne sortait pas de sa chambre.

Pendant le week-end, Guillaume tenta de s’abrutir en

travaillant sur son dico. Le pinard était plus efficace. La planque

de Virginia l’obsédait. Parents et amis devaient être surveillés.

Tous les Italiens étaient des indicateurs potentiels. Où ? Une

bergerie sarde ? Les endroits isolés étaient dangereux, car une

nouvelle venue attirerait l’attention. Dans l’anonymat d’une

ville. Un hôtel borgne ? Un meublé ? Le taulier ou le propriétaire


376

finirait par s’interroger. Elle devrait fuir et chaque déplacement

comportait de nouveaux périls. Faisait-elle une retraite au

couvent de Zagarolo, dont elle lui avait parlé à plusieurs

reprises ? Mais là aussi on poserait des questions. Peut-on,

comme Jean Valjean, se construire une nouvelle vie ? Certains

criminels prennent le large et la police finit par se lasser. Tous

ces nazis en Argentine… Mais Virginia ne connaissait pas les

langues étrangères et resterait donc en Italie. Mais vivre en

cavale, ça coûte la peau des fesses.

Prise de panique, elle avait sauté dans la Jeep. S’était rendu

compte qu’elle devait l’abandonner au plus vite. Laisser les clés

sur le tableau de bord pour qu’on la vole. Prendre le train. Pour

Orvieto, où elle connaissait un vieux monsieur qui l’accueillerait

sans poser trop de questions. Mais le brave homme est un vieux

dégoûtant. Elle sort pour appeler Guillaume. Juste avant de fuir.

Elle se trouve un amant plutôt crédule. Qui la dépouille.

Nouvelle fuite. Ensuite… Mais à quoi bon gamberger ?

Pourquoi l’avait-elle appelé ? Pour lui dire qu’elle

retéléphonerait plus tard. Peut-être quand elle aurait trouvé une

planque sûre, d’où elle pourrait lui parler plus librement. Et si la

ligne de Guillaume était surveillée ? Celle du bureau, car

Virginia ne l’avait jamais appelé sur son portable. Elle risquait de

se faire localiser. Tôt ou tard, ses réserves d’argent allaient se

tarir et elle comptait sur Guillaume. Elle posait des jalons.


377

Voulait-elle savoir ce qu’il avait dit aux flics ? Elle n’utilisait

certainement plus la Jeep. La seule erreur de Guillaume avait été

de parler de La Grenouille.

Il pourrait informer Virginia sur l’avancement de l’enquête au

cas où il serait réinterrogé. Curieusement, l’inspecteur avait

commencé par parler d’Isabella. Comme si Guillaume était en

cause. Et la fliquette avait fouillé l’appartement, mais à la va-

vite. Peut-être pour déstabiliser Guillaume, sans plus. Ils

n’avaient pas visité l’appartement du deuxième étage, fermé à

clé.

La police établissait un lien entre le départ d’Isabella, qu’Elsa

leur avait signalé, et la disparition de Mario Scanagatta. Que l’un

manque à l’appel, cela pouvait se concevoir, mais deux…

Le lundi, il attendit en vain l’appel de Virginia. Avait-elle

oublié ? La mère de Guillaume devait venir le chercher à l’école.

Tous les autres élèves étaient partis et il était sûr qu’elle ne

viendrait plus.

Le lendemain, le téléphone resta muet. S’était-il passé

quelque chose ? Une autre fois, la mère de Guillaume était partie

faire des courses, sept heures du soir avaient sonné, elle ne

rentrait pas et ne rentrerait peut-être jamais. Elle savait que

Guillaume était sur des charbons ardents. Pourquoi un tel

égoïsme, tant d’indifférence ?

Le mercredi, Guillaume attendit encore pour rien. Était-ce une

promesse en l’air ? Sa mère lui avait promis de venir à la


378

distribution des prix. Un professeur avait dit à Guillaume de

rentrer chez lui, mais il attendait quand même.

Jour après jour, entre quinze et seize heures, Guillaume

attendait désespérément. Il attendait aussi l’heure pendant

laquelle il devait attendre. Il attendait tout le temps. Il se répétait

des consignes pas très glorieuses : être le moins précis possible,

ne s’engager qu’à accomplir des actes aussi peu délictueux que

possible. Allait-elle lui faire des reproches ? La police surveillait

la ligne, c’était certain.

Quand on vit dans l’attente, rien n’a plus de saveur, la vie

devient un film sans péripéties, une caravane qui avance

lentement et sans but dans le désert ; un morne ennui s’écoule

lentement, les velléités d’agir ne peuvent faire bouger les rouages

d’une mécanique grippée. Chaque journée se confond avec la

précédente, dont on n’est pas sûr de s’être échappé.

Cette attente constamment déçue était infiniment plus pénible

qu’une douleur physique, car elle s’accompagnait d’une

profonde angoisse. De quinze à seize heures, Guillaume guettait

le téléphone, incapable d’accomplir une quelconque tâche qui

aurait détourné son esprit de cette obsession.

Au fil des jours, ces soixante minutes finirent par devenir

insupportables. Elles le mettaient dans des états indescriptibles.

La nuit, pour tenter de s’endormir, il lisait des auteurs

soporifiques, surtout Proust, composait des haïkus, se livrait à

des travaux lexicographiques et retravaillait son manuel de

traduction, en mettant à profit l’expérience acquise grâce aux


379

cours donnés à Lila. Quand tous les trains du sommeil étaient

passés sans s’arrêter, il sortait et vadrouillait dans Rome, tel

Emily Brontë parcourant la lande, jusqu’à ce que, perdu, il

appelle un taxi pour le ramener chez lui. Il dormait alors deux ou

trois heures. Les nuits d’insomnie l’aidèrent à achever son

dictionnaire du XXIe siècle, dont il envoya le manuscrit à

l’éditeur. Petite lueur dans un tunnel obscur.

Pour se changer les idées, il chargea un expert immobilier

d’examiner les boiseries de la villa, car il soupçonnait une

infestation par des termites. L’homme de l’art lui apprit qu’en

fait un champignon s’était attaqué non seulement aux escaliers et

aux parquets, mais surtout à la charpente en bois, qui devait être

remplacée. Comme le poids des meubles et des livres risquait

d’entraîner un effondrement du plancher, il lui conseilla de faire

enlever le plus lourd et de quitter son appartement sans attendre,

pour emménager ailleurs. Il fallait aussi demander des devis à

des spécialistes de l’élimination des champignons.

Guillaume loua un studio dans le même quartier, via Barnaba

Tortolini, au deuxième étage d’un immeuble où s’entassaient des

petites gens. Hall minuscule, pièce à vivre d’environ vingt

mètres carrés, kitchenette, salle de bains avec douche et toilettes,

c’était tout. Il y fit transporter une partie de ses meubles et ses

principaux ouvrages de référence.

Au bureau, jour après jour, de trois à quatre heures, encore et

toujours il attendait fébrilement, l’œil rivé au téléphone, comme


380

s’il allait le voir sonner, comme si en détournant son regard il

l’empêchait de le faire. Une seule phrase de Virginia… Mais

chaque seconde semblait durer une minute et chaque minute, une

heure. La grande aiguille de la montre semblait s’être figée. Le

temps s’immobilisait. Par à-coups, il redémarrait péniblement

dans un goutte-à-goutte filmé au ralenti. À quatre heures de

l’après-midi, le visqueux supplice finissait par arriver au bout de

sa course. Le lendemain, le compteur était remis à zéro : il était

de nouveau soumis à la torture du téléphone pendant soixante

longues minutes.

Vers le milieu de la troisième semaine, l’attente de l’appel de

Virginia se mit à déclencher une série de symptômes pénibles,

toujours les mêmes : dès que trois heures s’affichaient à sa

montre, une crampe douloureuse s’emparait de son estomac, le

tordait comme une serpillière et remontait lentement par

l’œsophage, tout en irradiant vers les muscles intercostaux, avant

de saisir Guillaume à la gorge. Ensuite, une pression, légère

d’abord, puis de plus en plus forte s’exerçait de haut en bas sur

ses épaules, tandis que son diaphragme remontait

douloureusement ; ses pectoraux se contractaient et bientôt son

thorax tout entier était emprisonné dans une camisole de force.

L’étreinte de tous ces muscles bridait sa respiration et la

réduisait au halètement d’un emphysémateux. Chaque petite

goulée d’air aspirée à grand-peine comprimait une zone meurtrie

de sa poitrine. La douleur du corps tentait de masquer celle de


381

l’esprit. Cette épreuve cruelle semblait ne jamais vouloir se

terminer et chaque minute musardait comme si elle avait une

année devant elle. C’était autant Virginia qui n’appelait pas que

Virginia qui pouvait appeler. Ce sentiment d’abandon…

Guillaume subissait les tourments du cardiaque en attente d’un

cœur neuf pouvant s’annoncer à tout instant. Et le mourant finit

par ne plus vouloir de ce cœur.

Au bout d’une éternité, à seize heures, les nœuds, les étaux, le

carcan se relâchaient un à un, comme débranchés par une

intervention miséricordieuse. Enfin, Guillaume respirait

librement. Il étirait les muscles endoloris pour les détendre et

était pris de bâillements qu’il ne pouvait réprimer. Que ne

pouvait-elle appeler pour dire qu’elle n’appellerait plus !

Une firme spécialisée dans la lutte contre les champignons

chargea un de ses employés, Lorenzo, d’examiner la villa.

Comme l’appartement de Virginia était toujours sous scellés, seul

un devis partiel pourrait être établi.

L’éditeur de Guillaume l’appela pour lui dire qu’il ne pourrait

publier le Dictionnaire anglais-français du XXIe siècle,

irréalisable pour des raisons techniques. Cette nouvelle

catastrophique le laissa presque indifférent.

La situation se compliqua : Lila s’était installée dans le bureau

d’Aumasson et la section française ne disposait plus que de deux

bureaux, car l’espace donnait lieu à des empoignades féroces à

l’AMGC. En attendant le recrutement d’un traducteur

francophone, on avait engagé et placé dans le bureau de


382

Guillaume une traductrice temporaire, Julie, Française de Rome,

où elle connaissait apparemment beaucoup de monde : elle

passait un temps fou au téléphone. Son bavardage futile, aggravé

par sa voix aiguë, agaçait Guillaume au plus haut point. Il

ressentait sa présence comme une invasion.

Pourtant, quand Julie téléphonait entre quinze et seize heures,

les troubles psychosomatiques de Guillaume se dissipaient, avant

de reprendre dès qu’elle raccrochait. Il n’y avait qu’un téléphone

pour deux dans ce bureau, si bien que lorsque Julie jacassait au

téléphone, il cessait d’attendre le coup de fil de Virginia. Cela le

fit réfléchir. Le fait que Virginia aurait pu essayer de le joindre

pendant que Julie dégoisait ne le troublait pas. Est-ce qu’au fond

il ne préférait pas que Virginia n’appelle pas ?

Un matin, alors que Julie enchaînait son troisième coup de fil

de la journée, l’idée vint à Guillaume qu’il était dans la nature de

Virginia d’appeler à n’importe quelle heure. Sur un coup de tête !

Maintenant qu’il s’en était rendu compte, la situation allait

devenir intenable. La torture serait permanente. Guillaume sentit

ses veines se vider de son sang, et ses pensées s’embrouillèrent,

et Julie téléphonait, ce qui était intolérable ! Il s’était contenu

aussi longtemps qu’il avait pu, mais son exaspération était à son

comble : il se leva, arracha le combiné des mains de Julie,

raccrocha brutalement et martela :

— Ce téléphone et ce bureau sont à usage professionnel !

Trouvez un autre moyen de mener votre vie personnelle.

Maintenant, c’est terminé !


383

— Je sais que je suis bavarde, dit-elle calmement. Mais votre

réaction est excessive et vous auriez pu me le demander

courtoisement.

— Je subis ça depuis une semaine ! Et ce serait à moi de

m’excuser ?

— Vous avez un problème.

— Mon problème, c’est vous.

— Je parle d’un problème personnel. N’avez-vous pas un

problème personnel ?

— Pas le moindre.

— Je vous observe, vous savez. Comment résumeriez-vous

votre situation personnelle en ce moment ?

— Vous tenez vraiment à ce que je réponde à cette question ?

— Sinon je ne la poserais pas.

— Eh bien, ça fait plusieurs semaines que je n’ai plus de

nouvelles de la personne… d’une personne à laquelle je tiens

beaucoup.

— Et vous me dites que vous n’avez pas de problèmes

personnels…

Guillaume resta pantois : une inconnue lui témoignait de la

compassion ! Submergé d’émotion, il se mit à sangloter sans

retenue. Ses sanglots s’échappaient de lui comme une cascade de

pneus dégringolant l’un après l’autre de l’arrière d’un camion. Ils

lui firent un bien énorme. Une purge complète. Il se vidait de

semaines d’angoisse.
384

« Téléphonez autant que vous voulez », lui dit-il quand il fut

calmé.

Il devait prendre une décision radicale, car ses nerfs étaient en

train de lâcher. Il fallait quitter ce bureau dont Virginia

connaissait le numéro de téléphone. Demander à changer de

bureau se serait heurté à des obstacles pratiques. Il préféra

invoquer un malaise aux symptômes vagues et rentra chez lui.

Il passa plusieurs jours à réfléchir à une solution plus durable.

Le troisième jour, vers vingt heures, la sonnette du studio

retentit : une journaliste du Messaggero voulait l’interroger sur la

disparition de Virginia. Il lui demanda comment elle avait son

adresse et elle répondit que La Città metropolitana l’avait

publiée. L’affaire avait un tel retentissement ? Il n’avait rien à

déclarer, mais elle insista et il finit par lui ouvrir la porte de

l’immeuble, ce qu’il n’aurait pas fait s’il s’était agi d’un homme.

Alors qu’il l’attendait à la porte de sa piaule, le physique de la

fouille-merde le fit sursauter : un mètre quatre-vingt-cinq pour

cent vingt kilos. On aurait dit qu’elle avait été taillée

grossièrement dans un énorme bloc de marbre. Elle n’était

certainement pas journaliste. Il voulut se réfugier à l’intérieur du

studio, mais elle fut plus rapide, bloqua la porte puis la poussa

avec une force irrésistible, avant de la claquer derrière elle. Elle

lui arracha les clés des mains et le força à s’asseoir sur le canapé.

« Où est Virginia ? » demanda-t-elle. Il n’en savait rien. Elle le

prit par le bras, l’emmena dans la salle de bains et releva avec

dépit qu’il n’y avait pas de baignoire. La forte odeur de graillon


385

qui écœurait Guillaume devait provenir de la tignasse de sa

visiteuse. « On va faire ça dans l’évier », dit-elle d’un ton sans

réplique. Tout en le tenant par le bras, elle remplit l’évier après

l’avoir bouché et, ensuite, en appuyant sur la nuque de

Guillaume d’une poigne ferme, lui maintint la tête sous l’eau

pendant plus d’une minute. Quand il put à nouveau respirer, il se

dégonfla complètement et lui dit qu’il attendait un coup de fil de

Virginia, qu’il ne manquerait pas de lui demander où elle était,

etc. mais la grosse ne se laissa pas attendrir. « Accouche, petite

merde ! » Et elle lui replongea la tête dans l’évier un peu plus

longtemps. Quand elle l’eut ramené à la surface et qu’il eut repris

mon souffle, il ne put que réitérer qu’il ne savait pas où était

Virginia. C’était la vérité, tout de même ! « Tu veux mourir noyé

pour cette connasse ? » Et la fausse journaliste recommença le

supplice de l’évier et ne le laissa respirer à nouveau qu’à une ou

deux secondes de la noyade. Après avoir expectoré et vomi

longuement l’eau qu’il avait respirée et avalée, il plaida sa cause

lamentablement : « Croyez-moi, je ne suis pas un héros... » Cela,

nous le savions déjà. Puis, il gémit qu’il lui était absolument

impossible, mais alors impossible, malgré son vif désir de lui

complaire, de lui donner une information qu’il ne possédait pas.

La sincérité de son ton sembla faire fléchir sa tortionnaire. « Je

garde les clés, dit-elle, car je reviendrai. Z’avez sûrement des

doubles. » Et elle se tailla.

La « journaliste », l’hommasse, le bloc de suif était

certainement un émissaire de la pègre romaine et la situation de


386

Guillaume ne tarderait pas à devenir intenable. Le lendemain, il

expliqua à Lila que, pour des raisons personnelles impérieuses, il

lui fallait absolument s’éloigner de Rome pendant quelque

temps, et qu’il accepterait toute solution autre que sa démission.

Elle ne voulut pas prendre une aussi lourde responsabilité et le

renvoya à Mme Crépeau, la directrice de la Division des

conférences. (Jung Jong-min avait pris sa retraite et n’avait pas

été remplacé.) « Offrez-lui un sac Gucci et l’affaire sera dans le

sac, si j’ose dire », dit-elle.

Il est parfois bon de se tromper d’interlocuteur, car les paroles

ainsi gaspillées servent de répétition générale. Guillaume

demanda une entrevue avec Giaccaglia et lui expliqua qu’il était

victime d’un maître chanteur, auquel il souhaitait faire croire

qu’il avait quitté l’Italie pour de bon. Il sollicita un congé sans

solde de quelques mois, qu’il passerait dans un quelconque pays

étranger.

Giaccaglia le regarda en silence, avec un petit sourire. Il le

tenait. Allait-il simplement l’envoyer promener ? Guillaume

pensait que le directeur général avait de l’estime pour lui et ne

serait pas vindicatif. Giaccaglia ne prononça pas une parole.

Pendant plusieurs minutes, il manipula un agenda, consulta un

document qu’il avait retiré d’un tiroir, remua une cuillère dans

une tasse de café vide, sortit son portefeuille de son veston. Il

réfléchissait.

Au bout de quelques minutes, il proposa un échange

interorganisations : Guillaume travaillerait pendant trois mois


387

dans une autre organisation internationale et serait remplacé par

un collègue désireux de découvrir Rome. Giaccaglia promit

d’arranger l’affaire au plus vite. Guillaume le remercia avec

effusion. Apparemment touché par son désarroi et sa sincère

reconnaissance, Giaccaglia lui donna l’accolade. Il n’avait sans

doute pas gobé les sornettes de Guillaume et saisissait

simplement l’occasion d’éloigner un rival. Le jour même, il lui

apprit que le Service de traduction de l’Office des Nations unies

à Vienne marquait son accord sur un échange pendant trois mois.

En attendant son départ pour l’Autriche, Guillaume prit une

chambre dans un petit hôtel et informa le Service des ressources

humaines de ce domicile provisoire. Gregoria dut mettre Elsa au

parfum, car celle-ci prit contact avec Guillaume pour lui

demander de la laisser s’installer dans son studio pour la durée

de son absence, étant donné qu’elle avait du mal à trouver un

logement stable. Impossible, lui dit-il : elle risquait fort d’avoir

maille à partir avec la pègre romaine. Mais elle prit cela pour un

faux-fuyant et insista. Elle avait, dit-elle, connu les gangs de

Tijuana et, à côté, leurs homologues romains devaient être des

enfants de chœur ; elle se vanta d’un don particulier pour

désamorcer toute velléité de violence. Après tout, cela arrangeait

Guillaume. Adjugé. Il enleva son nom sur le tableau des

sonnettes et la boîte aux lettres. En cas de visite, elle devait dire

qu’il avait quitté l’Italie sans idée de retour.

Guillaume abandonnait Virginia à son sort, mais ils se

retrouveraient plus tard. Un jour peut-être à La Grenouille. Ou


388

éventuellement jamais. L’impératif du moment était de fuir. Fuir

n’importe où. Fuir à tout prix !

Dans l’avion, pourtant, il sentit qu’il s’arrachait

douloureusement de Rome, comme d’une femme trop aimée

dont on ne pouvait rester captif.


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Novembre - Décembre

À Vienne, Guillaume redevint l’ours de la grotte. La vie

professionnelle l’accaparait pendant la journée : dans un bureau

guère plus grand qu’une cellule de moine, il traduisait des textes

variés, assez difficiles mais intéressants, avec pour seuls

compagnons les pigeons qui se posaient sur le rebord de la

fenêtre. Le soir, il rentrait en métro, souvent dans la même

voiture qu’une grande et belle Chinoise. Proportions

sculpturales, démarche nonchalante, longue chevelure de jais,

yeux noirs et profonds, lèvres charnues. À portée de main mais

inaccessible.

Rome pourtant ne le lâchait pas. Alors qu’il travaillait depuis

quelques jours en Autriche, son portable sonna. Virginia ne

connaissait pas son numéro de telefonino, mais son cœur bondit

malgré tout. C’était Elsa, qui avait reçu la visite de la

« journaliste », mais avait prétendu ne pas connaître Guillaume.

Il reçut aussi plusieurs appels du Service des ressources

humaines, qui devait accomplir les formalités relatives à son

congé sans solde. Autre coup de fil : Lorenzo, l’exterminateur de

champignons, voulait savoir s’il acceptait le devis que Guillaume

avait oublié dans son studio romain. Lorenzo le lui envoya à

nouveau par courrier électronique. Il demanda aussi à Guillaume

de mettre dans un garde-meuble tout ce qui se trouvait aux

étages. Plus facile à dire qu’à faire.


390

Quelques jours après la réception du devis signé, Lorenzo

apprit à Guillaume l’effondrement de l’escalier qui menait au

premier étage de la villa.

— Je ne suis pas surpris, dit-il. Vous devriez enlever tout ce

qui se trouve aux premier et deuxième étages. Et vite, car j’ai

bien peur que les poutres qui soutiennent le premier étage de la

baraque ne cèdent elles aussi.

— Vous ne dramatisez pas un peu ?

— Monsieur Favauge, la situation est grave.

— Il m’est difficile de faire quoi que ce soit depuis Vienne,

même si je me rends compte qu’un effondrement est possible.

— Ce n’est pas simplement possible : dans l’état actuel des

choses, c’est inéluctable.

— Vous ne pouvez pas vider l’appartement à ma place ?

— Désolé, mais nous ne sommes pas déménageurs.

— Vous ne pouvez pas étayer provisoirement les étages ?

— Ça, c’est le travail d’un charpentier. J’en connais un, mais

il y a les scellés... Sans accès à l’appartement du rez-de-

chaussée… Il faudrait s’arranger avec la police, mais bon…

— C’est la meilleure solution, dit Guillaume.

Il s’enfouissait peut-être la tête dans le sable, mais il n’avait

pas fui Rome pour se soucier de ce qui pouvait s’y passer. Il

valait mieux vivre dans le présent. S’accoutumer à Vienne,

découvrir ses ressources cachées, les magasins qui vendaient des

produits rares, les restaurants où mijotaient des plats


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mémorables, les lieux accueillants pour les ours rupestres. Mais

aussi déjouer ses pièges et contourner ses inconvénients.

Il avait réussi à louer, moyennant un loyer dérisoire de mille

cent euros par mois, un appartement meublé d’une centaine de

mètres carrés dans la Bechardgasse, dans le troisième

arrondissement. L’immeuble était ancien et l’escalier de pierre

semblait ployer au milieu, usé par des millions de pas. Au lieu de

la chambre un peu étriquée de la Pension Sacher (qui donnait sur

la bruyante Stefansplatz), où il avait résidé les premiers jours, il

disposait de grandes pièces, dans lesquelles il pouvait mieux

respirer. Grâce à un Grundig antédiluvien, fabriqué à une époque

où les postes de radio captaient plus qu’une demi-douzaine de

stations FM, il avait littéralement toute la gamme, en particulier

une réception parfaite de plusieurs stations d’information

continue anglo-saxonnes.

À un jet de pierre de l’appartement, des enfants jouaient dans

un square en piaillant mais ils rentraient chez eux vers vingt

heures. Sinon, c’était plutôt calme. En moins de dix minutes de

marche, Guillaume parvenait à la Schwedenplatz, où il prenait le

métro jusqu’au Vienna International Centre, qui abritait plusieurs

organismes des Nations unies.

L’appartement ressemblait étrangement au premier étage de sa

villa romaine. Ainsi, le matin, quand Guillaume émergeait

lentement du sommeil, il oscillait entre Rome et Vienne, et il

entretenait cette confusion avec béatitude, sans trop savoir s’il


392

était un Romain rêvant de Vienne ou un Viennois rêvant de

Rome.

Le soir, il dînait dans l’un des nombreux restaurants italiens

des alentours de la Stefansplatz. Il commandait en italien et les

serveurs lui répondaient dans un inimitable italien de pacotille,

en insistant comiquement sur les syllabes accentuées.

Nostalgique du mercato delle pulci de Rome, il avait laissé

son Baedeker le diriger vers le « Naschmarkt », qui combinait, le

samedi matin, un marché aux puces aux relents de moisi – où il

dénicha une belle serviette en cuir avachie par plusieurs années

d’utilisation et donc d’une beaucoup plus grande valeur qu’une

neuve – et un vaste marché d’alimentation, où il découvrit une

approximation réussie des marchés de plein air romains. S’y

étalait une exubérance de denrées : pastèques éventrées – rouge

sang, luisantes, acides –, pyramides d’agrumes qui piquaient les

narines, abricots secs, épices diffusant un tourbillon de senteurs

orientales, melons, tomates de toutes formes et tailles, fromages

impudiques à l’odeur criarde, volailles percées d’un crochet et

coquettement alignées comme des pendus, cinquante sortes de

pâtes, jambons fumés tombant du plafond d’une baraque comme

des lanternes, amoncellement d’œufs acrobatique, poissons

encore presque vivants, homards qui cisaillaient mollement,

montagnes de riz aux mille parfums, choux, laitues,

aubergines…

Des commerçants essayaient de dominer le brouhaha de la

foule en aboyant « Konnichiwa » chaque fois qu’ils repéraient un


393

Asiatique. Dans une échoppe où se côtoyaient toutes sortes de

thés aux arômes enivrants, le vendeur, pour lequel le client était

un être d’un raffinement exquis, commençait par déterminer ses

goûts en posant des questions de plus en plus nuancées. Ensuite,

il composait un savant mélange de variétés, qu’il versait dans

une grande boîte rouge cylindrique, avant de la refermer et de la

secouer vigoureusement dans tous les sens, attirant ainsi

l’attention d’autres chalands, qui s’agglutinaient, car ils croyaient

assister à une animation originale, mais finissaient par acheter

eux aussi. Sous une tente, Guillaume trouva aussi un

établissement où l’on servait un authentique espresso, qui se boit

en un instant et se savoure pendant une demi-heure. Le

Naschmarkt devint pour lui un passage obligé le samedi matin.

Il tenta de trouver un équivalent du grand magasin UPIM,

mais dut se contenter d’un centre commercial, le Donauzentrum.

Peu avant d’y arriver, il pouvait admirer le beau Danube

verdâtre, que le métro traversait dans toute sa largeur sur un

pont. Il prit aussi l’habitude de se promener dans la Mariahilfer

Straße, cette rue animée aux larges trottoirs, bordée d’une

foultitude de magasins, en particulier le Peek & Cloppenburg, où

il acheta plusieurs splendides polos en coton mercerisé, en

souvenir du polo d’une rare élégance que Mario Scanagatta

portait le jour où il lui avait cassé le nez. Quant aux musées… Il

ne voulait pas manquer la salière de Benvenuto Cellini, que le

Kunsthistorisches Museum s’était fait faucher en 2003. Mais

était-ce bien la même qu’on avait remise en place après sa


394

restitution ? Il posa la question à un jeune gardien, qui répondit

par la négative. Voyant que la curiosité de Guillaume était

piquée, il lui proposa de le rencontrer dans un restaurant discret

en bordure du Prater, un grand parc viennois. Il avait, à

l’entendre, des révélations à faire, un bel objet à vendre…

Le Grüß Gott était un restaurant pas franchement

gastronomique, du genre qui changeait de nom tous les dix-huit

mois, une fois que les critiques favorables du début avaient été

démenties par la faute de cuistots de plus en plus médiocres.

Arrivé un peu en avance, Guillaume commanda des

Grießnockerl, sortes de boulettes à la semoule pour lesquelles il

se serait volontiers damné, et un verre de vin rouge.

Il prenait un risque. Après lui avoir divulgué un secret plus ou

moins bidon, le gardien n’allait-il pas l’embarquer dans une

quelconque arnaque ? Lui proposer une réplique suspecte.

Ensuite le dénoncer. Ou le faire chanter. Qui pouvait croire à ses

billevesées ? Et pourquoi révéler le pot aux roses à un parfait

inconnu ? Guillaume pouvait toujours prendre ses jambes à son

cou si la situation prenait un tour périlleux. Se barrer sans

attendre ? D’où il était, il apercevait la fameuse Grande Roue

popularisée par Le Troisième Homme. Qui s’achevait par une

chasse à l’homme dans les égouts de Vienne. Guillaume se

voyait déjà pataugeant dans les eaux putrides pour échapper aux

forces de l’ordre.
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Une jeune femme s’avança vers lui de façon hésitante et

s’assit à sa table. Elle chuchota quelque chose que Guillaume ne

comprit pas.

— Bitte?

— La vraie salière est chez moi, dit-elle un ton plus haut.

Cinq mille euros et elle est à vous. Ce prix peut vous paraître

dérisoire, mais en raison de circonstances particulières, je brade.

— Je n’ai pas une somme pareille sur moi.

— Je m’en doute. Allons à un distributeur de billets et filez-

moi un acompte de minimum cinq cents euros.

— Et je n’ai pas droit au baratin ?

Devant l’air interdit de la jeune femme, il reprit :

— Vous racontez certainement une histoire à dormir debout

sur la façon dont l’objet est tombé entre vos mains. Si elle est

intéressante, je vous donne vingt euros, plus un repas.

Elle eut l’air accablé.

— Je suis au chômage et mon copain aussi. Il n’est pas

vraiment gardien de musée. Ce que vous appelez baratin, jusqu’à

présent personne ne l’a gobé. Donnez-moi au moins cinquante

euros.

— Tout dépend de l’intérêt de votre baratin.

Elle poussa un soupir, s’empara du verre de Guillaume et le

siffla d’un trait.

La police, expliqua-t-elle, avait mis la main au collet du

voleur quand il avait essayé d’obtenir une rançon. Il avait ensuite

conduit les flics dans un bois, où il avait déterré un faux.


396

L’authentique était chez un receleur ou plutôt une receleuse, elle.

Les experts avaient été bernés. Le voleur avait rendu un objet

fabriqué à l’aide d’une imprimante 3-D, avec du plomb à la base

et plaqué or. Par la suite, la supercherie avait été découverte

mais, vu les déclarations triomphalistes du début… La version

officielle était et restait qu’on avait retrouvé la salière et il n’était

pas question de revenir là-dessus. Comme l’objet brûlait les

doigts de la receleuse, elle était prête à le vendre pour une

bouchée de pain.

Guillaume sortit vingt euros, qu’elle lui arracha, furieuse.

Au bureau, environ six semaines après son arrivée à Vienne,

alors qu’il était bien installé dans sa nouvelle routine, il se mit à

réfléchir à son avenir. Tôt ou tard un poste de traducteur se

libérerait à l’Office des Nations unies ou à l’Agence

internationale de l’énergie atomique, établie dans le même

bâtiment. Les chefs des sections de traduction française de ces

deux organismes se montraient des plus aimables avec lui, et ce

n’était certainement pas pour ses beaux yeux. Pourtant, il était

inconcevable de renoncer à Rome pour de bon. Virginia avait eu

raison de lui dire que cette ville était un aimant et que celui qui

réussissait à s’en arracher y laissait une partie de lui-même.

À ce point de ses réflexions, il reçoit coup sur coup deux

appels sur son portable. D’abord, Lorenzo : l’appartement du

premier étage s’est effondré dans celui du rez-de-chaussée.

Presque aussitôt, incroyable : Virginia ! « J’ai besoin d’un


397

maximum d’argent. Dimanche, vingt heures, tu sais où. » Clic.

Les idées se bousculent dans l’esprit brumeux de Guillaume.

Comment Virginia connaît-elle son numéro de portable ? Lui

aurait-il malgré tout donné l’une de ses cartes de visite ? Plus

préoccupant : la ligne est-elle surveillée depuis Rome ?

Il faut planifier, mais le temps manque. En cas de crise,

Favauge est l’homme de la situation. Il décide sans tergiverser de

prendre le premier avion à destination de Rome, qui décollera

dans un peu plus de deux heures. Il réfléchira pendant le vol. La

police ne songera pas à une arrivée aussi rapide. Favauge

empoigne sa serviette et va acheter un billet d’avion dans

l’agence de voyages du Vienna International Centre, vide son

compte à l’agence de la Bank Austria du Centre, et saute dans un

taxi.

Guillaume a dit aux flics que Virginia et lui dînaient souvent à

La Grenouille, leur point de ralliement, mais ils ne s’en

souviendront pas nécessairement. Guillaume ne pourra loger ni

dans son studio, certainement connu de la police, ni à l’hôtel, en

raison d’un probable système de fiches. Il doit trouver une piaule

plus discrète où il se rendra après avoir déjoué une éventuelle

filature, pour s’y terrer jusqu’au dimanche soir. Un aéroport

bondé est un lieu idéal pour semer des policiers, qui n’ont

d’ailleurs probablement pas sa photo.

Mais une fois à Rome, où pourra-t-il crécher ? Bea ? Lila ?

Gregoria ? Il n’est plus rien pour ces femmes, d’ailleurs trop

bornées pour accepter d’abriter un homme qui doit se cacher.


398

Elsa, pas de bol, vit dans son studio. Et il n’est pas concevable de

dormir trois nuits à la belle étoile en hiver.

Il ne voit qu’une solution : demander à Giaccaglia de le laisser

passer quelques nuits chez lui. L’homme s’est montré chaleureux

et compréhensif quand Guillaume lui a demandé de l’éloigner de

Rome. Il lui a même donné l’accolade. Lui seul a la hauteur de

vue nécessaire.

Arrivé à l’aéroport de Vienne, Guillaume cherche en vain un

téléphone public pour appeler Giaccaglia. Que faire ? Il passe à

l’enregistrement et le voici dans la salle d’attente, décorée en son

centre par une sculpture métallique brune qui ressemble à une

tour d’échecs (bon présage). Au comptoir de Starbucks,

Guillaume commande un muffin et un café, tend vingt euros au

serveur et demande à pouvoir utiliser le téléphone. Il appelle

Giaccaglia. Il mêle le vrai et le faux : il a un rendez-vous avec

son maître chanteur et ne peut occuper son studio. Giaccaglia ne

pose pas de question et accepte de l’héberger. C’est un pari sur

un homme. Un homme qui peut le trahir mais, même alors, la

partie n’est pas nécessairement perdue, car ce n’est pas

Guillaume que la police recherche.

Le muffin manque de peu d’étouffer Guillaume. Il passe le

contrôle. Monte dans l’avion.

Environ une heure et demie plus tard, à Fiumicino, un

voyageur, lunettes en poche et tête baissée, fend la foule, sort de

l’aérogare sans encombre et prend un taxi pour la piazza

Barberini, en plein cœur de Rome.


399

Giaccaglia réside dans une belle maison, dont le rez-de-

chaussée est occupé par deux commerces. Au milieu, une

superbe porte gris foncé à double battant. Près de cinq mètres de

haut. Guillaume actionne l’un des deux heurtoirs. Giaccaglia lui

ouvre et lui sert la main chaleureusement. « Il faut choisir ses

amis parmi les ennemis qui ne vous ont pas déçu », lui dit-il. Il

admire la serviette achetée au Naschmarkt ; Guillaume en retire

l’argent et les quelques documents qu’elle contient et la lui offre.

Un escalier majestueux d’une vingtaine de marches mène au

premier étage : grand salon, salle à manger avec table pour douze

personnes, cuisine énorme et deux bibliothèques. Le luxe va de

pair avec le bon goût : meubles de style (mais lequel ?), tapis

persans, vases précieux, bronzes, tableaux anciens… Une

sculpture filiforme doit être de Giacometti, mais Guillaume feint

de ne pas s’étonner de sa présence de crainte de passer pour un

plouc.

Giaccaglia lui montre la chambre qu’il lui destine, au

troisième étage. « J’ai donné congé à mon majordome. Je vous

donne la chambre qu’il occupe quand il passe la nuit ici », dit

Giaccaglia.

Pendant les trois soirées que les deux hommes passent

ensemble, ils peuvent enfin faire connaissance.

Intellectuellement époustouflant, Giaccaglia est en plus raffiné et

charmant. Il a oublié leurs démêlés et ne mentionne pas une seule

fois le nom d’Elsa. Guillaume acquiert progressivement la


400

conviction que son hôte ne lui a pas tendu de piège et n’avertira

pas la flicaille.

Ils cohabitent comme deux vieux garçons. Le matin,

Giaccaglia téléphone du bureau une liste de courses à Guillaume.

Car il est bon cuisinier et prépare des mets mémorables, tels que

du cabillaud en croûte de moutarde ou des tortiglioni à l’encre de

seiche. Guillaume fait semblant d’apprécier ses vins fins.

Giaccaglia joue fougueusement aux échecs et, plutôt que de

réfuter ses gambits échevelés, Guillaume le laisse en général

gagner brillamment. Sa bibliothèque est paradisiaque et incite

Guillaume à relire quelques bons auteurs italiens modernes, car il

est seul pendant la journée.

Giaccaglia a la manie de déclamer des poèmes. Le deuxième

soir, il récite de mémoire La Prose du Transsibérien et ne

s’arrête pas, même après que Guillaume a feint de s’être

endormi.
401

Décembre

Guillaume s’engouffra dans le métro, changea à Termini, fit

surface à Colosseo, ordonna à un chauffeur de taxi de le ramener

à la station Termini, reprit le métro jusqu’à la piazza di Spagna,

monta dans le bus 81, descendit via Tacito, marcha pendant

quelques minutes et se retrouva via Lucrezio Caro.

Sur les toits humides des bagnoles garées le long du trottoir, le

néon mauve bégayait, reproduisant à l’envers des bribes de

l’enseigne du café-restaurant, La Grenouille. Guillaume s’abritait

de la pluie, qui tombait à torrents, contre un arbre distant d’une

trentaine de mètres de l’établissement. Son pantalon et ses

chaussures étaient trempés. Il grelottait. Il était vingt heures

quinze. L’heure du rendez-vous était passée depuis un quart

d’heure et, à son avis, Virginia ne viendrait pas. Il était tout à la

fois déçu, soulagé et inquiet.

Soudain, à travers les mille javelots de l’averse, il aperçut une

silhouette qui tournait le coin de la via Visconti et se dirigeait

vers le café-restaurant… Mais plusieurs hommes l’entourèrent,

jetèrent son parapluie dans le caniveau et la poussèrent malgré

ses protestations dans une voiture. Des portières claquèrent et la

voiture s’en alla. Pas de gyrophare ni de démarrage en trombe,

toutes sirènes hurlantes. Était-ce la pègre ou la police ?

Guillaume s’éloigna dans l’autre sens, mais buta sur deux

hommes. « Squadra mobile », dit l’un d’eux, qui le guida avec

fermeté vers une Fiat Brava et le poussa sur la banquette arrière.


402

Le pantalon de Guillaume collait désagréablement à ses

jambes. Giaccaglia l’avait trahi, c’était évident. Quelle erreur

d’avoir fait confiance à un homme qui cherchait à lui nuire

depuis plusieurs années ! Le fourbe avait dû avertir la police dès

que Guillaume avait quitté la maison.

La voiture s’immobilisa devant une bâtisse massive, la

questura, le commissariat central. Au premier étage, un bureau

anonyme. Le policier qui s’y trouvait fit un geste en direction

d’une chaise et continua à ranger des papiers. Au bout de cinq

minutes, il leva la tête et sembla étonné de voir Guillaume.

« Monsieur… ? Ah oui, l’affaire Caramazza », dit-il.

Les formalités d’usage commencèrent par le vidage de

poches. Au vu de la liasse de billets, le flic siffla d’admiration,

compta la somme, la plaça dans une enveloppe et fit signer un

papier à Guillaume. Le reste, y compris montre, portefeuille,

lacets et médocs, alla dans une autre. Ensuite, interrogatoire

d’identité et prise d’une photo.

Guillaume exigea de voir un médecin et un avocat. Le flic

sourit et le conduisit dans un cachot exigu et humide, éclairé

d’une lumière crue par un néon lui aussi encagé. Le claquement

métallique de la grille semblait sinistrement définitif. Cette

cellule sale et glaciale chlinguait pas possible : les odeurs de

vomi et de pisse devaient en masquer bien d’autres. Mais pas la

puanteur abominable qui sortait du trou à déféquer.


403

Ensuite, l’attente, dont le seul but était de démoraliser le

client, de le ramollir pour lui faire admettre qu’il avait commis

un crime quelconque, le dernier non résolu.

Au bout d’une heure environ – moins longtemps que prévu –,

on emmena Guillaume dans un local où deux hommes étaient

assis. « Ispettore capo Minchella », dit le plus âgé. « Ispettore

Lupo », fit l’autre. « Lupo », cela veut dire « loup », mais il avait

l’air inoffensif. Il devait approcher la quarantaine et, avec ses

petites lunettes rondes, on aurait dit un professeur de lycée. Il

avait devant lui un clavier et un écran d’ordinateur, décalé vers la

droite, ce qui lui permettait de voir Guillaume, qui ne le prit pas

au sérieux, surtout au vu de son costume gris avachi. Minchella,

vêtu avec élégance lui, semblait plus redoutable. Environ

cinquante-cinq ans, le visage massif, des yeux durs, un nez un

peu de travers, une bouche exprimant la désapprobation, un

menton fort.

La logique voulait qu’on interroge Virginia d’abord, pour

extraire d’elle le maximum, tout en laissant mariner Guillaume.

Si l’on s’occupait de lui si tôt, c’était que Virginia s’était murée

dans le silence.

Minchella se lança :

— Bon, monsieur Favauge, vous aviez rendez-vous avec

Caramazza Virginia. Porteur d’une forte somme. Pourquoi vous

y êtes-vous rendu ?

— J’exige d’être assisté par un avocat.

— Vous avez un avocat ?


404

— Non, mais… Ah si, maître Calzoialo.

— C’est un pénaliste ?

— Oui, sa mère vivait dans ma villa.

— Pour l’instant vous n’avez pas droit à son assistance. Ceci

n’est pas un interrogatoire mais une audition libre et vous n’êtes

que témoin. C’est dans cet esprit que nous vous entendons

presque tout de suite, pour que vous puissiez rentrer chez vous

aujourd’hui même. Vous ferez une déclaration volontaire, qui ne

pourra être utilisée contre vous. Si vous avez été… disons

brièvement retenu, c’est uniquement pour votre propre sécurité.

Je répète ma question : vous êtes à Vienne, un coup de fil et vous

prenez l’avion pour rencontrer Caramazza Virginia. Pourquoi ?

— C’est une amie.

— Une criminelle en cavale, et vous le saviez.

— Virginia n’a rien fait. Elle est traquée par la pègre.

— Caramazza Virginia vous avait donc parlé de la disparition

de Scanagatta Mario. Que vous a-t-elle dit à ce sujet ?

— Ce sont vos collègues qui m’ont informé de cette

disparition, après la fuite de Virginia. Mario était un truand. Le

parrain de la sécurité des discothèques romaines. Il devait avoir

des rivaux.

Lupo se mit à pianoter sur le clavier.

— Si un rival avait voulu l’éliminer, reprit Minchella, il

l’aurait fait exécuter dans la rue. Le cadavre aurait été abandonné

sr le trottoir. Pas besoin de le cacher. Ce qui nous fait penser

qu’il s’agit d’une affaire privée. C’est Virginia qui l’a tué, et
405

nous pensons que, peut-être, seulement peut-être, vous pourriez

passer du statut de témoin à celui de complice. Il se peut que

vous ayez été mêlé à des faits qui vous ont dépassé. Nous savons

que vous êtes totalement étranger au milieu dans lequel

Scanagatta et Caramazza évoluent. Mais vous savez des choses.

C’est le moment de dire la vérité. De rompre tout lien avec une

personne peu reluisante. Vous nous dites ce que vous savez et on

oublie une éventuelle erreur de jugement de votre part.

— De quoi me soupçonnez-vous ?

— Si vous collaborez, de rien. Sinon, d’avoir tenté d’apporter

une aide matérielle à l’auteur d’un meurtre, de complicité de

meurtre, de dissimulation de crime, de non-dénonciation d’un

crime, de tentative de soustraction d’un malfaiteur à la justice et

on trouvera bien d’autres choses.

— C’est bien fragile, tout ça.

— Vous feriez bien de le prendre de moins haut, monsieur, car

il y a une autre affaire, la disparition d’Isabella Cavazos. Et là,

vous êtes directement en cause.

— Elle a vécu quelques semaines chez moi et puis elle est

partie. Franchement, tant d’histoires pour des personnes

auxquelles il n’est probablement rien arrivé. Vous avez des

corps ?

— Pas encore, mais ce n’est pas pour rien que Virginia a pris

la poudre d’escampette, dit Minchella.

— Combien de temps Isabella est restée chez vous ? demanda

Lupo.
406

— On s’en fout, dit Minchella. Elle n’a donné aucun signe de

vie depuis trois mois et demi. Sa famille craint le pire. Il est clair

qu’il lui est arrivé quelque chose.

— Chaque année, des milliers de gens « disparaissent », avant

de refaire surface au bout de quelques mois, dit Guillaume. Ils

veulent changer de vie, rompre avec leur famille. Si Isabella a

quitté le Mexique, c’est qu’elle voulait tout reprendre à zéro. Et

si elle ne donne pas de nouvelles à sa famille, elle a ses raisons.

— Me prenez pas pour un con ! Balancez Virginia et on fait

l’impasse sur Isabella.

— Si ça se trouve, Isabella et Mario se sont rencontrés et ils

coulent des jours heureux sur une île des Caraïbes.

— Vous voulez faire de l’esprit ? dit Minchella. Je vous le

déconseille vivement. Nous savons déjà l’essentiel, car

Caramazza Virginia a fait des aveux partiels : elle vous accuse

d’avoir tué Scanagatta et prétend qu’elle n’a fait que vous aider à

vous débarrasser du cadavre.

— Un peu lourd comme astuce.

— Bon. Commençons par le début. Vous êtes l’amant de

Caramazza Virginia.

— Non.

— « Je ne suis pas l’amant de Caramazza Virginia », dit Lupo

tout en tapant.

— Peu importe, dit Minchella. Vous êtes au courant du

meurtre qu’elle a commis. Vous avez essayé de la retenir.

Souvenez-vous de la dédicace du livre du Dalaï-Lama : Pour


407

t’aider à apprivoiser le Fauve qui t’habite. Ces mots l’accablent,

vous accablent.

— Je ne pense pas.

— Qu’est-ce que ça veut dire cette histoire de fauve ?

— Elle se met parfois en colère. Rien de plus.

Minchella poussa un soupir et se tourna vers son collègue.


— « Elle se met parfois en colère », ânonna Lupo tout en

tapotant. Nous aimons les histoires. Racontez-nous l’histoire de

Virginia et Guillaume.
Guillaume commença par ce repas auquel elle l’avait invité et

relata divers incidents, en évitant ce qui lui parut trop personnel.

Lupo transcrivait ses propos et Minchella demandait des

précisions. Dans l’ensemble, ce récit incomplet sembla les

satisfaire.
— Un café ? demanda Minchella à Guillaume.
— Un verre d’eau serait sympa.

Minchella se moquait de son bien-être et, tôt ou tard, on

l’empêcherait de s’alimenter et de boire. Lupo se leva et revint

peu après avec un plateau portant deux cafés et un verre d’eau. Il

voulut entendre d’autres histoires : celle de Guillaume et de

Scanagatta, puis celle de Guillaume et d’Isabella. Les histoires

prirent une bonne heure et furent plutôt bien accueillies. Mais

ensuite, les policiers se mirent à poser des questions gênantes.

Pourquoi les poches de Guillaume étaient bourrées de billets de

banque, comment il expliquait l’incident du canot, qu’ils

appelèrent de façon inquiétante « la noyade manquée

d’Isabella », pourquoi sa « disparition » l’avait laissé

indifférent ? Franchement, ces insinuations déplurent à


408

Guillaume, qui y répondit sèchement. Et là le ton monta, jusqu’à

ce que Minchella se lève et frappe du poing sur la table.

— Cessez de mentir ! hurla-t-il.


— Arrêtez de beugler, dit Guillaume.
— J’exige la vérité ! Pas demain ! Pas la semaine prochaine !

Maintenant !
— Tant que vous ne vous calmerez pas, je ne répondrai plus à

vos questions. Et j’exige la présence de maître Calzolaio.

Les deux flics se mirent à vociférer des questions, sans

attendre des réponses. Il fallait déstabiliser Guillaume et, à ce

jeu, Lupo n’était pas le moins agressif.

Restons zen : ils finiront par se fatiguer. Désœuvré, Guillaume

observait le décor : un local miteux de quatre mètres sur cinq,

aux murs gris verdâtre dont la peinture s’écaillait, éclairé au

néon, sol revêtu d’une moquette grise tachée dont semblait

provenir l’odeur de café refroidi. Quelques chaises autour d’une

table. Derrière les policiers, une fenêtre, mais on ne voyait rien à

l’extérieur. À gauche, l’inévitable glace sans tain.

Difficile d’ignorer les policiers, pourtant, et Guillaume

hasarda quelques réponses. Que s’est-il vraiment passé avec

Isabella ? (Elle ne savait pas faire la cuisine.) Qu’éprouviez-vous

pour Scanagatta ? (Nous nous étions réconciliés.) Qui de vous ou

de Virginia l’a zigouillé ? (La pègre romaine.) Où sont les

corps ? (Quels corps ?) Comment ont-ils été transportés ? (Je ne

sais pas conduire.) C’est Virginia, alors ? (Nullement.) Comment

les victimes ont-elles été tuées ? (Demandez-leur quand elles

feront leur réapparition.) Quand ont-elles été tuées ? Tout de

suite ? Plus tard ? Ont-elles été séquestrées ? Où les meurtres


409

ont-ils eu lieu ? Pourquoi le deuxième étage n’était pas loué ? (À

cause du bruit au-dessus de ma tête.) Pourquoi avez-vous tué

Scanagatta, Isabella ? Qui a tué qui ? Virginia était-elle votre

maîtresse ? (Je suis impuissant.) Qui couchait avec qui ? Des

tiers ont-ils été mêlés à ces crimes. Y a-t-il d’autres victimes ?

Pourquoi Virginia a-t-elle enlevé des lames du parquet ? (Elle

cachait son argent en dessous.) Pourquoi avez-vous quitté

Rome ? (Je ne tiens pas en place.) Quand avez-vous vu Virginia

pour la dernière fois ? Qui est le cerveau ? Quels étaient les

moyens d’existence de Virginia ? (Elle est cartomancienne.)

Quelles étaient ses relations avec Isabella ? Quel est le rôle

d’Elsa, de Lila ?

Ils alternaient un ton d’exaspération mal contenue et des

rugissements, qui rappelaient à Guillaume ceux de son père et ils

finirent par l’effrayer. Minchella était bien baraqué et à chaque

fois Guillaume sentait que les coups allaient partir. C’était cela

qui le terrorisait chez son père : il semblait toujours sur le point

de cogner. Pourtant, les flics ne cognaient pas, pas plus que le

père.

Mais la violence et la cruauté mentales sont bien pires que les

coups car elles peuvent être infligées plus longtemps. Qu’avait

fait Guillaume à ces chiens enragés pour qu’ils le harcèlent, le

mordent, grondent la bave aux lèvres ? Qu’avait-il fait à la

société qu’ils représentaient pour qu’ils lui sautent à la gorge ?

Pourquoi s’acharnait-on sur lui si ce n’était pour l’éliminer

psychologiquement et, tôt ou tard, physiquement ?


410

Il était à bout de forces quand ils le remirent dans la même

cellule. Froid glacial. Il n’y avait pour s’étendre qu’un bloc de

béton, et la couverture brunâtre et puante, un chien n’en aurait

pas voulu, de sorte qu’il ne réussit pas à dormir, sauf à prendre

des périodes d’hébétude pour du sommeil.

Guillaume ne savait pas si on était encore le matin ou déjà

l’après-midi quand l’interrogatoire reprit. Il dit d’emblée qu’il

refuserait de répondre aux questions tant qu’il ne pourrait pas

prendre ses médicaments. (Il préféra ne pas dire à quel point le

manque de Lexomil se faisait sentir.) Cette velléité de révolte eut

l’air de les amuser et ils se remirent à poser les mêmes questions,

auxquelles Guillaume finit par répondre de façon un peu plus

explicite, dans l’espoir que cette épreuve se termine plus tôt,

mais ce qu’il disait ne les satisfaisait pas. Ils se mirent à répondre

à leurs propres questions, s’énervant quand Guillaume démentait.

Au bout d’une bonne heure, se sentant mal, Guillaume exigea

de voir un médecin, de recevoir ses médicaments, de manger, de

boire. Il refusa un tramezzino à moitié pourri et ils lui donnèrent

une carafe d’eau. Ah ! la belle hypocrisie ! Le geste aimable qui

mine la volonté. Le seul souci est de maintenir le suspect en vie

pour que la torture puisse se poursuivre.

La ronde des questions reprit. Si Guillaume répondait de

façon précise, Lupo hurlait « Faux, archifaux ! » et bientôt il lui

fut interdit de dire « Je ne sais pas » ou « J’ai oublié », car à

chaque fois, Minchella rugissait « Tu mens ! »


411

Minchella enleva son veston, desserra sa cravate, défit le

bouton supérieur de sa chemise et en remonta les manches. Le

grand jeu. C’était donc que l’affaire se présentait mal pour les

enquêteurs, ce qui remonta le moral de Guillaume. Ces

préliminaires furent suivis par deux pétards mouillés : « C’est

pour venger Virginia que t’as buté Scanagatta ? » Guillaume

haussa les épaules. « Isabella te trompait et c’est pour ça que tu

l’as éliminée, hein ! » Guillaume se contenta d’un bâillement.

— Dites, je vous ennuie ? vociféra Minchella.

— J’ai pas bien dormi la nuit dernière.

Un homme qui se présenta comme le vice questore Molinaro,

un ponte de la police locale, passa en coup de vent.

— Tu ferais mieux de vider ton sac, dit-il à Guillaume. On t’a

pris dans la nasse et on va pas te lâcher. Les preuves, on les

obtiendra…

— Même si vous devez les fabriquer vous-mêmes !

— Je n’ai pas dit ça, mais les témoins, ils se bousculent déjà

et nous en avons d’autres en réserve. Quant aux éléments qui

jouent en ta faveur, on les retournera comme des chaussettes.

— Ça ne vous gêne pas d’envoyer des innocents en prison ?

— Prouve-la ton innocence ! D’ailleurs, il vaut mieux

condamner de temps à autre un innocent que de risquer de laisser

un coupable bénéficier de l’impunité. Si on ne prenait pas le

risque de quelques erreurs judiciaires, trop de coupables seraient

en liberté. L’erreur judiciaire, c’est un déchet inévitable de la

justice.
412

— Et combien de déchets croupissent dans vos prisons ?

— Pas tant que ça. Autre chose : nous avons un mot

véritablement miraculeux en italien : compatibile. Si un élément

quelconque du dossier est « compatible » avec ta culpabilité, ton

compte est bon. Tu crois peut-être qu’il faut prouver que t’as

commis un crime. En Italie, il suffit que les jurés pensent que

c’est possible.

Satisfait de son effet, Molinaro se retira et les flics laissèrent

Guillaume mijoter seul dans le local. Il remarqua, à travers la

fenêtre, un bureau de l’autre côté de la rue. Quelques personnes y

travaillaient. Parfois, l’une d’entre elles se levait et parcourait

quelques mètres vers un classeur ou s’approchait d’un collègue.

Guillaume trouva ces allées et venues prodigieusement

intéressantes. Quels braves gens ! Ces employés étaient ses alliés

et allaient le soutenir moralement.

Minchella revint finalement dans le bureau, arborant un large

sourire. Il était accompagné d’un autre policier, que Guillaume

n’avait pas encore vu.

— Je vous présente mon collègue Renato Bormioli, qui

connaît bien le français, dit-il.

— Je n’ai pas besoin d’un interprète.

— Mais moi si, dit Minchella. Ou plutôt d’un traducteur. Nos

collègues autrichiens nous ont transmis les fichiers de ton disque

dur. Une vraie mine d’or ! J’ai jamais reçu un tel cadeau dans ma

vie de flic ! Des aveux en bonne et due forme. On t’asticotait


413

sans se douter que t’étais déjà passé à table ! C’est presque trop

beau pour être vrai ! Vas-y, Renato, donne-nous un extrait.

Minchella ne se tenait plus de joie. Il devait être devenu fou.

Renato Bormioli tenait en main une volumineuse liasse de

feuilles reliées, d’où dépassaient une bonne dizaine de marque-

pages jaunes.

— Voyons, dit-il. Une seconde. Ah ! voilà : « Sur la table

basse, la réplique du taureau tué par un lion est maculée de sang.

À côté de la table, sur le tapis, un corps à la tête fracassée.

Malgré le sang qui ruisselle sur le visage de la victime,

Guillaume reconnaît Mario Scanagatta. »

Merde !

— Où avez-vous été chercher ça ? Vous devez confondre avec

une autre affaire, dit Guillaume pour gagner du temps.

Il lui était difficile de mettre en cause Giaccaglia, Lila ou

Virginia. Cette histoire d’intrus, de violation de domicile, ce

n’était pas très crédible.

— Ce n’est pas toi qu’as écrit ce texte ? Alors qu’il se trouve

sur ton ordinateur et qu’on peut lire… Attendez… « Ma carte

d’identité indique certes Guillaume Favauge mais, de grâce,

taisez ce prénom, qui rime avec guimauve. » Favauge Guillaume,

c’est pas toi ?

— Bon, je me rappelle maintenant, dit Guillaume d’une voix

mal assurée. Ce que vous avez en mains n’est que le manuscrit

d’un roman. Il comporte des éléments réels, mais les péripéties

les plus croustillantes sont purement fictives.


414

— Non, c’est ton journal intime. Tu prétends découvrir des

histoires inventées par un « intrus », c’est-à-dire toi, alors que les

faits rapportés se sont vraiment produits.

— Non, non et non ! C’est simplement de la fiction.

— Le plus intéressant, c’est qu’ensuite tu racontes le meurtre

d’un certain « Gros Tas », que nous ne connaissions pas, et après,

celui d’Isabella.

— Ces deux personnes sont en parfaite santé, dit Guillaume

un peu trop vite, comme s’il s’attendait à ces accusations.

— Tu mens cyniquement, ignoble individu ! dit Bormioli.

— Qu’ai-je fait au bon Dieu pour être traité ainsi ?

— Laissez le bon Dieu en dehors de ça, dit Minchella.

Simplifiez-vous la vie et avouez, monsieur Favauge !

— Avouer ? Feriez-vous avouer à Nabokov le viol d’une

fillette parce qu’il est en possession d’écrits qui vont dans ce

sens ? Vos accusations me blessent.

— Ne nie pas l’évidence, dit Bormioli. Tu racontes que

Virginia a tué Gros Tas et Isabella. Et Mario ! Et que tu l’as aidée

à se débarrasser des cadavres ! Ces gens ne sont pas des

personnages de roman. Ce que tu présentes comme les

élucubrations d’un « intrus », ne me fais pas rire, c’est rien

d’autre que la réalité. Tu fais précéder le récit de ces crimes de

quelques lignes qui servent à t’en distancier, mais qui t’espères

tromper ? C’est ton journal et l’ensemble forme un tout cohérent,

dont les « récits que c’est pas moi que je les ai écrits » font partie
415

intégrante. Pourquoi ne pas soulager ta conscience, Guillaume ?

Tu te sentiras si bien après.

Guillaume lâcha un sanglot : il était si abattu qu’il aurait bien

avoué n’importe quoi pour qu’on lui témoigne un peu de

sympathie. Mais il se ressaisit :

— C’est un procédé littéraire. J’ai simplement brodé sur la

réalité.

— Dans ce cas, pourquoi tu attribues ces récits à cet

« intrus ». C’est pas le signe d’un sentiment de culpabilité, ça ?

— Des écrivains plus illustres que moi ont fait de même.

— Des aveux sont des aveux, même maquillés. De nombreux

criminels ont été condamnés sur la base de paroles imprudentes.

Alors un écrit…

— Cet écrit a autant de valeur probante qu’un pet sur un valet

de trèfle !

Après cette fin de non-recevoir, le mitraillage de questions

reprit, accompagné de citations de sa « confession ». Privé de sa

carapace pharmaceutique, Guillaume se sentait de plus en plus

mal : vertiges, impression de manquer d’air, palpitations, etc.

Mais les employés du bureau d’en face étaient toujours là,

compréhensifs et dévoués. Tôt ou tard, ils allaient se porter au

secours de Guillaume, qui résistait grâce à eux, sans que ses

tortionnaires ne se doutent de rien. Ragaillardi, Guillaume se mit

à tenir des propos fantaisistes, qui exaspérèrent les flics. L’un des

deux se levait et postillonnait une question ou une affirmation

péremptoire à quelques centimètres du visage de Guillaume, qui,


416

de temps en temps, avait ce réflexe de lever un bras devant lui

pour se protéger, comme avec son père, mais les coups ne

venaient pas. Ils étaient indéfiniment imminents. Plus personne

ne prenait de notes. La suite du procès-verbal était réservée aux

aveux.

Après s’être absenté pendant quelques minutes, Minchella

revint et agita devant les yeux de Guillaume quelques feuilles

imprimées.

— La Caramazza a parlé, dit-il triomphalement. Fini le pacte

du silence ! Elle confirme ce que nous savions déjà. Tout y est.

C’est ta dernière chance de t’en tirer. Mais plus de salades !

— Si j’avoue, vous me mettez hors de cause ?

— Oui, on te fait une fleur.

— Sans blague ! Puisqu’elle m’accuse…

— On peut réécrire ses aveux, merde !

— Passez-moi ces misérables feuillets.

— Non, mais quoi encore ? s’emporta Minchella. Tu veux que

je te montre mon cul tant tu y es ?

— Ne soyez pas vulgaire.

— Mais tu vas cracher le morceau à la fin ? hurla Minchella.

Bormioli prit le relais sur un ton doucereux, le temps que

Minchella se calme. Peu après, les questions hurlées par deux

gosiers se remirent à pleuvoir de plus belle. Guillaume tint bon

ou du moins ne parla pas, car il finit par être pris de convulsions.

Le sevrage de Lexomil. Son malaise n’impressionna pas ses

tourmenteurs. Les convulsions prirent fin, mais Guillaume était


417

sur les genoux, dans les vapes. Ils continuaient à poser leurs

questions. Minchella parlait au travers d’un brouillard

cotonneux :

« On te propose un marché : tu charges la Caramazza et tu

peux rentrer chez toi… »

Guillaume dut perdre connaissance. Il revint à lui alors qu’un

des deux le secouait comme un prunier. Guillaume regarda par la

fenêtre, mais les lumières du bureau d’en face étaient éteintes. Il

n’avait plus d’alliés auxquels s’accrocher. Un énorme cafard

s’empara de lui, un grand accès dépressif le submergea. La

pression était trop forte, il devait se décharger de ce poids qui

l’écrasait. Qu’est-ce que ça pouvait foutre ?

Réussirent-ils à le faire craquer ? Toujours est-il qu’il se

retrouva devant ce que Minchella appela « une déclaration ». Un

homme qu’il n’avait pas encore vu, sans doute un procureur, était

assis à côté de Minchella, qui tendait un stylo à Guillaume. Les

lettres dansaient, il ne parvenait pas à les lire. Elles bondissaient

dans tous les sens, comme si un homme à douze bras jonglait

avec les boules du loto. Le procureur lui parlait, mais ses paroles

lui paraissaient étranges. Il entendait bien les mots, mais leur

sens lui échappait. Il frissonnait. Il crevait de peur. Minchella se

leva et lui mit le stylo dans la main et il allait signer, mais en

définitive il jeta le stylo à travers la pièce.

« Les lettres… dansent », réussit-il à dire.

Minchella ramassa calmement le stylo et le lui rendit. Il lui dit

une phrase qui se terminait par « une simple formalité ».


418

— J’ai la conscience tranquille, balbutia Guillaume en

français.

— En italien, dit Minchella.

— Donnez-moi cette fou-fou-foutue déclaration, dit

Guillaume.

— Elle est devant vous.

En bas de la dernière page, Guillaume ajouta d’une main

tremblante « Non ho la coscienza tranquilla ». C’était vrai,

merde : il avait la conscience tranquille. Ces mots suffisaient. Ils

annulaient toutes les conneries que la police avait pu écrire

avant. Et il signa.

— Il faut signer en bas de chaque page, dit Minchella.

Le vice questore Molinaro entra alors dans le local et

chuchota quelque chose à l’oreille du procureur. Les deux

hommes eurent une brève conversation dont Guillaume ne saisit

rien.

« Rentrez chez vous », dit le procureur à Guillaume.

Minchella protesta bruyamment, gesticula, mais Guillaume

sortit du local sans demander son reste.

Quand on lui rendit ses affaires, il se jeta sur ses médicaments

et avala sa came en tremblant. Dans le taxi qui le conduisait à un

hôtel, il était trop groggy pour comprendre ce qui s’était passé.

Il se réveilla le mardi vers dix-huit heures, en proie à un accès

dépressif énorme. Il se sentait seul dans un monde hostile. Il

passa en revue les événements des derniers jours et parvint à la

conclusion que Virginia non seulement avait résisté aux


419

pressions, mais l’avait décrit pour ce qu’il était : un homme

totalement incapable de commettre un acte illégal, aspiré par des

événements qui le dépassaient. Elle était une femme solide et

l’absence de preuves matérielles obligerait la police à la relâcher.

Puisque déjà les charges pesant sur elle étaient fragiles, il était a

fortiori à l’abri.

Son calvaire était terminé, mais il digérait mal les tourments

qui lui avaient été infligés. Ils s’étaient mis à cinq pour lui

reprocher des crimes imaginaires, abuser de sa fragilité

psychologique, bafouer ses droits, exercer des pressions

insupportables, le torturer. Il comprenait bien qu’ils étaient les

agents d’une société qui voulait l’éliminer par tous les moyens. Il

n’était pas conforme. Il faisait désordre.

Guillaume se sentait mal : sifflements dans les oreilles,

confusion de la pensée, incapacité de concentration, anxiété,

idées noires. Le lendemain matin, dans la salle d’attente de son

généraliste, il entendit, à travers la porte, ce petit rire retenu de

jeune fille prise en faute caractéristique d’Elsa. Il se leva et

ouvrit la porte. Sur la table d’examen, une jeune femme aux

seins nus poussa un cri et croisa les bras sur sa poitrine. « Signor

Favauge! » protesta le médecin.

Guillaume fit un saut à Vienne pour mettre fin à son contrat et

récupérer ses affaires. L’appartement avait été visité et

Guillaume trouva une note de la police l’invitant à récupérer son

ordinateur dans un commissariat.


420

Après son retour à Rome, l’état de sa villa l’atterra. La nature

avait repris ses droits : le champignon avait mangé le bois, et la

gravité avait fait le reste. Comment récupérer ses précieux livres

sous ce tas de gravats ? Il comprenait pourquoi l’ancienne

propriétaire lui avait vendu cette baraque : elle était littéralement

sur le point de s’écrouler. La fripouille ! Quant à lui faire un

procès, on pouvait compter sur la justice italienne pour débouter

un étranger. Comme le crédit était loin d’être remboursé,

Guillaume était ruiné.

Guillaume demanda à Elsa de lui laisser réoccuper le studio.

Près du lit, sur le sol, la photo de Virginia, à moitié déchirée. À la

place du clou auquel le cadre avait été accroché, une blessure

révélait le plâtre. Triste fin pour ce splendide portrait, où Virginia

ressemblait de façon à peine croyable à la Salomé rêveuse peinte

par Agostino da Messina.

Pourquoi Elsa s’était-elle livrée à cet acte de vandalisme ? De

plus, une petite bouilloire électrique que Guillaume avait

l’habitude d’emporter en conférence pour se préparer du thé

avait disparu. « Y a jamais eu de bouilloire, soutint Elsa. Tu dois

commencer un Alzheimer. » Ainsi, pour le remercier de l’avoir

hébergée gratuitement pendant un mois et demi, Elsa n’avait rien

trouvé de mieux que de le voler ! Franchement dégueulasse.

Cette bouilloire n’avait coûté qu’une dizaine d’euros, mais elle

avait fait le tour du monde et Guillaume y était attaché.


421

Dans la cuisine, un énorme four micro-ondes mangeait

l’espace. « Je le reprendrai quand j’aurai trouvé un logement

stable », dit-elle. Nouvelle dispute avec Elsa. Ces sujets de

discorde n’étaient-ils pas semés çà et là à dessein ? La photo de

Virginia. Elle avait dû se douter que Guillaume y tenait, que ce

n’était pas le portrait de n’importe quelle femme. Tombé tout

seul ? À d’autres ! Cette déprédation volontaire et ce vol visaient

à multiplier les incidents, afin de créer une rupture définitive, qui

lui donnerait un prétexte pour ne pas lui rembourser l’argent

qu’elle lui devait.

Ce fut pourtant une consolation de réintégrer ce logement

plein encore de présence féminine ! Laissant les lieux dans un

état de propreté inouïe, Elsa avait aussi lavé et repassé avec le

plus grand soin tous les vêtements en coton de Guillaume. Mais

surtout elle lui léguait ce qui restait des produits d’hygiène et

d’entretien qu’elle avait utilisés.

Guillaume se douchait deux fois par jour en utilisant son gel

douche à elle, son shampooing ; à peine quelques assiettes

s’étaient-elles accumulées qu’il les lavait dans l’évier avec le

détergent qu’elle avait elle-même utilisé ! Qui plus est, le studio

était imprégné d’effluves féminins caractéristiques, qui le

métamorphosaient et ne s’estompèrent que lentement. Et dans les

draps, qu’elle n’avait pas eu le temps de changer, flottait ce

parfum frais, léger qui évoquait le citron, une source printanière

d’Irlande.
422

Le photographe ayant mis fin à ses activités, Guillaume ne put

récupérer la photo, qu’il remplaça par une reproduction de la

Salomé d’Agostino da Messina, achetée à la Galleria Borghese et

bien supérieure à l’original, dégradé par le temps. Il ne se lassait

pas de la contempler. Cette toile était si parfaite qu’il était

difficile d’imaginer que le modèle n’était plus de ce monde et il

semblait à Guillaume que, chaque fois qu’il la regardait, il

franchissait les siècles et avait une conversation intime avec une

femme dont l’indifférence à l’égard des soucis de Guillaume l’en

délivrait. Il se sentait proche aussi de la Salomé biblique à

laquelle elle prêtait son visage.

En revanche, Virginia était lointaine. Serait-il un jour possible

de l’emmener encore une fois chez un photographe ou faudrait-il

se contenter de la représentation d’une femme morte depuis

longtemps ?
423

Janvier

Un an plus tôt – Dieu, que cette époque était lointaine ! – Elsa

avait offert à Guillaume un splendide pull Paul & Shark en

mérinos. Un cadeau de nouvel an n’était-il pas un bon moyen de

renouer avec elle ? D’autant qu’il avait un service, un grand

service à lui demander. Il lui fallait une personne par le

truchement de laquelle Guillaume puisse entretenir une

correspondance clandestine avec Virginia. Il obtint d’Elsa un

rencard en fin de journée au Caffè Cuba, un abreuvoir proche de

la boîte. Mais elle ne se pointa pas et il resta là, tout bête avec le

pull Hermès blanc et rose en cachemire qu’il lui destinait. Il

inscrivit cette nouvelle avanie au passif du bilan d’Elsa. Le jour

de la reddition des comptes arriverait tôt ou tard.

Quand il l’appela le lendemain, elle lui dit qu’elle était

débordée et ne pouvait lui parler. Il dut entendre la même

réponse exaspérante la fois suivante. Il la rencontra par hasard à

la cantine et fit la queue avec elle à la caisse, plateau contre

plateau, mais elle ne voulut admettre ni le rendez-vous ni, a

fortiori, le lapin. Il lui rappela qu’elle avait accepté ce rendez-

vous « avec plaisir en souvenir du bon vieux temps ».

— Ah, c’est vrai, ne put-elle s’empêcher de répondre.

— Alors, pourquoi n’es-tu pas venue ?

Un long silence.

— J’avais une course à faire, dit-elle.

Guillaume devait-il se faire respecter et l’humilier, ou avaler

la couleuvre ?
424

— On dit généralement quelque chose dans ce genre de

circonstances, dit-il.

Nouveau silence. Elsa finit par lâcher à contrecœur les mots

« Excuse-moi. »

Un lapin est pardonnable, si l’on exprime des regrets sincères,

mais quand on y met tant de mauvaise volonté, c’est que le lapin

était délibéré. En acceptant le rendez-vous, Elsa donnait à

Guillaume l’espoir d’un réchauffement de leurs relations, afin de

le blesser d’autant plus douloureusement en n’y venant pas. Ce

n’était pas de la désinvolture, mais le calcul d’une femme qui ne

pouvait manquer de savoir à quel point Guillaume dépendait

affectivement d’elle et qui prenait un malin plaisir à lui montrer

qu’il n’était plus rien pour elle, qu’en fait il n’avait jamais rien

été. Elle avait éprouvé une joie mauvaise à le précipiter du

sommet de sa feinte affection au plus profond de son mépris. À

le broyer, à le pousser au désespoir, au suicide. C’était une

tentative de meurtre accomplie en toute impunité. Les plus

grands criminels ne portent pas atteinte à l’intégrité physique des

autres, mais utilisent leur pouvoir affectif pour blesser ou tuer

ceux qui tiennent à eux. Pourtant, aucun code pénal ne punit la

cruauté mentale.

Elsa avait dû passer le mot à Gregoria, qui l’ignorait, et

l’attitude de Bea à son égard avait aussi changé du tout au tout,

car elle lui en voulait d’avoir fait échouer ses projets de mariage

avec Teresa. Pour elles, il n’existait plus et, quand il les croisait,

elles faisaient semblant d’avoir l’esprit ailleurs. Ces trois


425

femmes, qui croyaient avoir des raisons de lui en vouloir,

s’étaient liguées pour le détruire. Leur comportement s’inscrivait

dans une conspiration visant à l’empêcher de se reproduire. Pas

lui seulement, mais tous ceux qui s’écartaient de la norme, les

timides, ceux qui ne contribuaient pas à la progression de

l’espèce, les carrures étroites, les gringalets, les êtres qui

brillaient par leur intelligence mais pas en société, les hommes

qui se distinguaient en sortant de la médiocrité. L’homme

acceptable devait être grand et musclé, bavard et

superficiellement spirituel, parfaitement équilibré, à l’aise en

toutes circonstances, mais avant tout conforme. Tout ce que

Guillaume n’était pas.

Il allait devoir demander le service en question à Lila, qu’il

avait pourtant de plus en plus de mal à supporter. Elle lui tendait

des pièges : « Météorite, quel genre ? », lui demanda-t-elle.

« Masculin », dit-il. Elle fit la moue. Par acquit de conscience,

Guillaume vérifia. Ce mot avait les deux genres. Elle le savait

sûrement. C’était sa façon de lui dire qu’il était un ignorant,

doublé d’un sexiste. Peu après, elle lui montra un texte avec une

phrase surlignée en jaune. « Comment vous traduiriez ceci ? » Il

fit une proposition, mais constata par la suite qu’elle avait retenu

une autre traduction. Autrement dit, Guillaume était incompétent.

Une autre fois, se rendant dans le bureau de Lila pour une

raison quelconque, il vit qu’elle n’avait plus son lexique à portée

de main. Le message implicite était clair : « Je n’utilise plus


426

votre lexique, car il fourmille d’erreurs. Vous avez bien trompé

votre monde. »

Elle était dévorée par un énorme complexe d’infériorité, mais

depuis qu’elle était le supérieur hiérarchique de Guillaume, elle

faisait tout ce qu’elle pouvait pour le rabaisser. Elle se croyait

devenue une traductrice d’élite. Finies les humiliations ! Elle

avait eu honte de lui devoir tout. Mais c’était oublié. Elle voulait

lui montrer que maintenant c’était elle qui tenait le haut du pavé.

C’est pourquoi quand Guillaume imagina un stratagème pour

communiquer avec Virginia, ce qui lui était interdit, ce fut avec

la plus grande répugnance qu’il demanda la coopération de Lila,

qui lui avait promis de lui rendre un signalé service si l’occasion

se présentait, pour le remercier de lui avoir donné des cours.

L’idée de lui être redevable de quoi que ce soit était à peine

supportable pour Guillaume, mais il choisit d’être pragmatique.

À qui d’autre pouvait-il s’adresser ?

Il lui exposa la situation de Virginia, détenue dans la prison de

Rebibbia, sans entrer dans des détails scabreux et lui dit qu’il

voulait mettre sur pied un échange de lettres entre Virginia et

« son amie Lila », qui écrirait sous la dictée de Guillaume des

lettres destinées à Virginia, laquelle répondrait en feignant de

s’adresser à Lila, de femme à femme. L’astuce serait expliquée à

Virginia dans la première bafouille, de façon suffisamment

subtile pour berner l’administration pénitentiaire. Aussitôt dit,

aussitôt fait.

*
427

Quelle naïveté ! La directrice de la prison envoya une fin de

non-recevoir cinglante à Lila, qui reprocha à Guillaume de

l’avoir embarquée dans un acte illégal.

Guillaume n’était pas disposé à baisser les bras. En

farfouillant sur les sites Web de plusieurs journaux romains, il

découvrit que Virginia était défendue par un certain Claudio

Donnini, avocat, et lui téléphona. « Monsieur, dit l’avocat à

Guillaume, vous avez raconté dans un écrit fantaisiste des choses

qui ne se sont pas passées mais ont été prises au sérieux par le

parquet. Et j’ai aussi vu votre déclaration à la police : elle

comporte des insinuations très dommageables pour ma cliente.

Et à cause de vous, un article du Messaggero la désigne sous un

surnom qui est déjà une condamnation. Elle ne veut plus

entendre parler de vous. »

Guillaume retrouva cet article sur Internet. Le journaliste

appelait Virginia la « panthère de Rome ». Guillaume était aussi

mentionné dans l’article, et sa relation avec Virginia était

qualifiée de « trouble ». Mais rien n’indiquait qu’il l’avait

accusée de quoi que ce soit. Pourtant, l’expression « panthère de

Rome » le mit mal à l’aise, car elle lui était vaguement familière.

Mais enfin, comment Virginia pouvait-elle se laisser

influencer par les ruses de la police ? Qui l’avait logée

gratuitement ? Qui lui avait offert une Jeep ? Qui avait sauté dans

le premier avion pour lui venir en aide ? Qui, au cours de longues

heures d’interrogatoire, n’avait jamais porté d’accusation contre

elle ?
428

Il avait perdu sa dernière amie. S’en était fait une ennemie. Il

se sentait encerclé. Car en révélant le nom de Virginia à Lila,

Guillaume lui avait fourni des armes. Lila avait-elle fait des

recherches dans la presse en ligne ? Comment donc ! Elle avait

exulté en lisant les « informations » publiées par les journaux et

s’apprêtait à en tirer parti. Qu’elle soit ambitieuse, il pouvait le

comprendre. Mais c’était pire : elle cherchait à lui nuire, pour se

venger de l’aide qu’il lui avait apportée. Elle avait engagé un

détective privé pour enquêter sur le départ d’Isabella. Quoi de

plus gratuit ? Elle s’était disputée avec Isabella et se moquait de

son sort. C’est Guillaume qu’elle visait, qu’elle voulait anéantir,

non par intérêt puisque, sur le plan professionnel, elle avait

gagné sur toute la ligne. Non, il y avait un côté passionnel dans

son comportement. Guillaume était le témoin de son ascension

indue, celui qui savait qu’elle avait usurpé son poste de

traductrice, puis celui de chef de la traduction française. En plus,

elle avait contracté envers lui une dette de reconnaissance qui lui

était insupportable. Il devait donc disparaître. Alors seulement sa

victoire serait totale. Elle manigançait. Elle montait un dossier,

qu’elle livrerait aux flics. La survie de Guillaume était en jeu. Il

pouvait fuir, quitter la scène, mais Lila le traquerait dans les

coulisses, elle ne le lâcherait pas. Elle le poursuivrait de sa

vindicte au-delà des frontières. N’était-elle pas la maîtresse de

Giaccaglia, qui avait menacé de perdre Guillaume de réputation

dans toutes les organisations internationales ? Elle en savait trop.

Elle était une bombe à retardement prête à exploser. Il devait agir


429

sans attendre. Agir, mais comment quand on a plus d’allié ?

Virginia était en prison et le haïssait. Et les braises de son amitié

avec Elsa s’étaient totalement refroidies. Elle ne se donnait

même pas la peine de commencer à lui rembourser les prêts qu’il

lui avait consentis.

Et pour couronner le tout… Guillaume n’utilisait évidemment

pas l’énorme four micro-ondes qu’Elsa avait laissé dans son

studio. Chaque fois qu’il lui demandait de l’en débarrasser, elle

promettait de le faire plus tard ou prétextait le manque de temps,

mais jamais elle n’agissait. Il lui téléphona pour la énième fois

afin de lui demander d’enlever ce four. Il l’entendit à l’autre bout

du fil : « Je postule pour auditeur des conférences, alors j’ai pas

le temps de te parler. » Clic. Il la rappela aussitôt : « C’est

terminé, petite garce ! Tu vas me faire le plaisir de venir le

prendre aujourd’hui même ! » hurla-t-il à pleins poumons. Elle

lui dit qu’ils se reparleraient quand Guillaume serait plus poli. Il

n’avait pas eu le temps de se calmer quand il reçut un courriel

dans lequel elle lui écrivait qu’il était « un homme violent et

dangereux » avec lequel elle n’aurait désormais plus le moindre

contact. Ce courriel se croisa avec le message d’excuse de

Guillaume, auquel elle ne répondit pas.

Il avait eu tort de péter les plombs, mais ne lui avait rien dit de

bien méchant. Elle avait aussitôt exploité la situation pour

rompre. Que de maladresses Guillaume avait accumulées au fil

des années ! Mais pourquoi aussi le moindre faux pas était-il

sanctionné si durement ? Les femmes qui comptaient pour


430

Guillaume avaient additionné sans pitié ses maladresses,

l’avaient noté, jugé insuffisant et recalé.

Une conclusion s’imposait : l’essence féminine n’était qu’un

leurre. Elle se présentait comme du miel, mais se transformait en

fiel ou se révélait être du pus, et la générosité, une fois digérée,

était rendue à l’état d’excréments. Essence féminine, yin, yang…

Le taoïsme – ou plutôt l’interprétation que Guillaume en avait

tirée – n’avait servi qu’à conforter ses penchants, l’aidant à se

fourvoyer plus sûrement.

Il aurait mieux fait de ne pas postuler à ce poste. Si par chance

sa lettre de candidature en équilibre sur la fente d’une boîte aux

lettres new-yorkaise était retombée sur le trottoir… Pourquoi ne

pas régler ses comptes avec ces femmes et démissionner ? Se

faire engager par l’OCDE, à Paris. Entamer sérieusement une

œuvre littéraire. Fuir la compagnie de ses semblables. Consacrer

le restant de ses jours à des activités intellectuelles. Il jouerait au

grand homme admiré de loin par les autres, qui n’oseraient pas

l’approcher. Il n’avait besoin de personne.

A ce moment, Lila entra sans frapper et jeta un document sur

son bureau en lançant « Traduisez-moi ça vite fait ! »

Guillaume fut pris d’une rage à se frire la cervelle. La

salope ! Pour qui elle se prend ? Trop c’est trop ! À peine était-

elle sortie qu’il jeta un dictionnaire contre le mur, avant de

balayer le téléphone de son bureau. Après ces gestes dérisoires,

sa fureur se mua en tsunami, une vague énorme qui le souleva de


431

façon irrésistible. « Elle veut m’anéantir. Je suis au bord du

gouffre. Je dois trancher dans le vif. Frapper un grand coup ! »

Une décision sans doute souterraine depuis belle lurette se

cristallisa alors dans son esprit : Lila devait être dégommée.

Aussitôt surgit une idée de génie, qui réglerait en même temps la

question des fichiers de l’intrus. Lors de sa garde à vue, il avait

« admis » qu’il en était l’auteur, tout en sachant que ces textes

avaient été écrits par un tiers. Pourtant, il commençait à avoir des

doutes. Et si c’était Guillaume lui-même qui avait raconté ces

histoires. Dans un état second. Peut-être provoqué par les coups

que lui avait donnés Mario Scanagatta. Guillaume avait senti

qu’un malheur arrivait à Scanagatta : au moment où Virginia ou

quelqu’un d’autre le tuait, il était entré en transe. Ou bien ce que

Guillaume voyait dans un état second se réalisait peu après. Il

avait un pouvoir : ses visions se traduisaient dans les faits. Pour

cela, il existait une explication rationnelle : l’intrus lisait ses

visions et les exécutait. On connaissait les imitateurs, ceux qui

reproduisaient les crimes des autres. Ici, on avait affaire à un

exécutant, qui prenait ses instructions auprès d’un illuminé.

Il y avait un bon moyen de vérifier cette hypothèse. Il suffisait

que Guillaume raconte qu’il tuait Lila. Alors, on verrait ! En

quelque sorte, l’acte ne serait accompli que symboliquement par

Guillaume et pour de bon par l’intrus. Ha ha ha ! On pouvait bien

parler d’une idée de génie !


432

Guillaume fourrage dans le fatras indescriptible

Guillaume fourrage dans le fatras indescriptible qui emplit les

tiroirs de son bureau et y repêche le curriculum vitæ de Pepsi, ce

repris de justice qui recherchait un emploi de traducteur. Le soir

même, il se rend chez ce voyou, qui vit dans un assez bon

quartier du sud de Rome. Guillaume lui explique comment il a

transformé Lila en traductrice de haut niveau et lui dit qu’il serait

facile d’en faire autant avec lui en échange d’un service.

— C’est bien de suivre des cours, dit Pepsi, mais un emploi,

c’est mieux.

— Supposons que Lila décède : un poste se libère. Et je ferai

en sorte que vous le décrochiez.

— Si je comprends bien, le service…

— Elle me doit tout mais a été d’une ingratitude monstrueuse.

J’ai décidé qu’elle n’a plus le droit de vivre, qu’il faut anéantir ce

misérable sac de chair et d’os ! L’écraser comme une punaise !

— N’est-ce pas un peu extrême ? dit Pepsi. Vous ne pouvez

pas tourner la page ?

— Je ne tourne pas la page, je l’arrache !

— Vous voulez en fait que ce soit moi qui l’arrache. Un

meurtre…

— Je me sens incapable de le faire moi-même. Ce n’est pas la

détermination qui me manque, mais je crains que, dans ma rage,

je ne commette une erreur.

— Je tue votre Lila. Et après ?


433

— Vous posez votre candidature au poste de traducteur.

Comme la procédure de recrutement dure longtemps, j’aurai le

temps de vous former. Élégant, non ?

Une pause.

— Au poil, dit Pepsi. Quand est-ce qu’on commence les

cours ?

— Samedi prochain à quatorze heures, ici même.

— Et le service ?

— On en parlera samedi. Pour le moment, je veux seulement

avoir votre accord. Je dois encore réfléchir à la façon de nous y

prendre. Mais je peux déjà vous dire que vous devrez peut-être

prendre Lila en filature, pour qu’on sache où elle habite au cas

où elle aurait déménagé.

— C’est dans mes cordes, dit Pepsi.

Cependant, il confie à Guillaume qu’il vivote d’un petit trafic

de cocaïne et qu’en attendant un recrutement qui pourrait prendre

du temps ou ne pas se concrétiser… Ils conviennent d’une

rémunération de quinze mille euros étalée dans le temps pour

éviter d’attirer l’attention.

La disparition de Lila, la personne qui symbolise aux yeux de

Guillaume toute la malveillance de ce monde cruel, devrait lui

procurer un immense soulagement. La vague géante du tsunami

de sa fureur progresse inexorablement dans l’océan. Elle doit

faire bien plus que ravager un seul littoral. Car Lila n’est pas

seule en cause, loin de là : elle va payer pour toutes ces femmes

qui ont bafoué et humilié Guillaume, toutes celles qui ne lui ont
434

pas donné sa chance. Et puis il en a sa claque de se faire régenter

par des médiocres, d’être entouré de médiocres, d’être méprisé

par des médiocres. Il veut sortir du lot, imprimer sa marque,

laisser une trace de son passage sur cette terre. Il a en lui l’âme

d’un Fauve. N’a-t-il pas pris plaisir à décapiter un ivrogne ? Il

veut maintenant se hisser au deuxième échelon en commettant un

meurtre. Moi aussi, j’ai l’étoffe d’un assassin. Anch’io sono

assassino! Pour parvenir à l’échelon troisième et suprême, il ne

lui restera plus qu’à exécuter un second assassinat.

Ces actes ont-ils une justification morale ? Même si la

réponse était négative, sa rage serait la plus forte. Mais un critère

simple lui suffit : Shakespeare aurait-il pu écrire une pièce dans

laquelle il aurait représenté Guillaume comme un héros positif

malgré son projet meurtrier ? La réponse qu’il donne à cette

question est « oui ». Othello ne tue-t-il pas Desdémone, pourtant

innocente ?

Lorsqu’un meurtre est décidé, une question se pose :

comment ? Guillaume possède dans sa bibliothèque un traité sur

l’art exquis de l’assassinat, mais comme il est enfoui sous des

tonnes de gravats, il doit s’en remettre à ses réminiscences

littéraires.

Il écarte d’emblée le poison, tueur perfide dans Hamlet. Il

rejette aussi la hache, maniée maladroitement par Raskolnikov.

Dans ce cas, poignardez, dira-t-on, mais les premières pages de

La condition humaine sont propres à dissuader Guillaume. De

son côté, Meursault tue sans difficulté un arabe avec un revolver


435

et justement Lila est arabe, mais Guillaume a jeté le Beretta de

Virginia. En définitive, il choisit la simplicité : l’instrument

contondant, dont l’efficacité est prouvée dans des siècles de

littérature mondiale. Il ébauche un plan, qu’il expose à Pepsi le

samedi suivant. Guillaume lui fournira une arme avec laquelle

Pepsi fracassera le crâne de Lila. Guillaume sera présent pour

parer à toute éventualité et prendre les mesures qui pourraient

s’imposer en vue d’assurer l’impunité. Il dit à Pepsi de se munir

de gants, comme Guillaume le fera lui-même, et de se rendre sur

le lieu de l’exécution à pied. Pas de bagnole, motorino ou taxi.

Ne pas se faire repérer. L’opération aura lieu dès que possible, à

trois heures du matin.

Et il est maintenant presque trois heures du matin. Guillaume

se trouve via Caffaro, sept minutes avant l’heure fixée. Le

médiocre état d’entretien de l’immeuble trahit un lieu où vivent

des gens peu fortunés. Un arbre misérable semble lever ses bras

décharnés vers le ciel ; un autre est à moitié déraciné. Au bord du

trottoir, dont les pavés sont tellement déjointoyés que Guillaume

se surprend à exécuter la danse de Saint-Guy, des voitures

parquées font concurrence à une demi-douzaine de conteneurs à

déchets. Le rez-de-chaussée doit avoir abrité un supermarché ;

les vitrines ont été remplacées par des panneaux de bois,

abondamment tagués. La peinture brunâtre de la façade s’écaille.

— On m’a dit que vous habitiez toujours via Caffaro, a dit


436

Guillaume à Lila quelques jours plus tôt. Vous devriez

emménager dans un quartier plus sûr.

— Je n’y habite plus. Elsa a repris mon appartement.

Guillaume est retourné chez Pepsi et ils ont arrangé une

filature.

« Elle habite piazza Barberini », lui a dit Pepsi le lendemain.

Chez Giaccaglia ? Cela changeait tout. Ce n’était pas possible.

Une place. Un beau quartier. Un témoin. Que faire ? L’attirer

sous un prétexte quelconque à son ancienne adresse ?

Guillaume s’y trouve maintenant. Il trimballe un grand sac de

voyage contenant de quoi tuer, ainsi qu’une serviette de toilette

et une petite bouteille de gin payée une dizaine d’euros dans une

supérette. Il l’a entamée avec la mauvaise conscience de celui

qui déflore une jeune fille un peu naïve.

Il pousse la porte d’entrée, avance dans le hall, qui est éclairé

par un plafonnier et où se trouvent les boîtes aux lettres, les

sonnettes et l’interphone, mais il se heurte ensuite à une autre

porte, fermée elle et dont il n’a évidemment pas la clé. Enfin si, il

sort du sac une clé à molette, achetée pour l’occasion chez Brico

OK. La porte ne paraît pas très solide et, de toute façon, il n’a

pas le choix : il donne un violent coup de clé à molette au niveau

de la serrure, qui pourtant ne cède pas. Par précaution, il sort et

attend pour voir si quelqu’un réagit au bruit, mais les occupants

de l’immeuble semblent se moquer de se faire assassiner. Il

rentre. Comme le barillet de la serrure dépasse d’un bon demi-

centimètre, Guillaume le saisit à l’aide de la mâchoire de la clé à


437

molette, visse la molette et tourne à deux mains, de toutes ses

forces. La serrure se casse en faisant un bruit épouvantable.

Guillaume attend quelques secondes. Rien. Ensuite, il n’a plus

qu’à pousser vigoureusement la porte de l’épaule pour entrer. Il

la bloque avec un débris qui s’en est détaché et ressort.

Trois heures trois. Une voiture blanche s’arrête à une

cinquantaine de mètres de l’endroit où Guillaume se trouve. À

Rome, les taxis sont généralement blancs. Guillaume n’ose croire

que Pepsi a enfreint une règle sur laquelle il a insisté, mais

quelqu’un sort du taxi et se dirige vers lui. Guillaume finit par

reconnaître Pepsi. Sa désinvolture est d’autant plus exaspérante

qu’il n’habite qu’à une demi-heure à pied environ. Guillaume

suffoque. Il étouffe de rage. Il l’aurait tué ! Ce n’est pas le

moment : cet enfoiré vient de l’énerver à un point tel que ses

mains tremblent. Dans cet état, il est bien incapable de

commettre un meurtre. Encore heureux qu’il se fasse aider par

une canaille patentée.

Pepsi a revêtu une veste bleu ciel, trop voyante pour un

assassinat. Comme l’écrit Dostoïevski dans Crime et châtiment,

on le remarque à une verste à la ronde. Quant à Guillaume, il a

acheté spécialement un anorak, un pantalon et des chaussures

marron, sur lesquels le sang ne devrait pas attirer l’attention et

dont il compte se débarrasser après le meurtre. Il passe la clé à

molette à Pepsi et lui rappelle ses directives.

Trois heures cinq. Ils restent devant l’immeuble, près de la

porte d’entrée. Guillaume sort un portable d’une poche. Il veut


438

maintenant téléphoner à Elsa, mais il est fébrile. Oui, Elsa. Lila

n’est plus à l’ordre du jour. Il avale deux ou trois gorgées de gin,

et attend qu’elles produisent leur effet. Il a pris toutes les

précautions voulues : carte SIM anonyme, portable acheté à un

marchand ambulant sénégalais, batterie enlevée et essuyée,

comme Pepsi lui a dit de le faire, et maintenant il veut la

replacer, mais avec les gants, ça ne va pas. Il les enlève et les

fourre dans ses poches, dont il extrait un crayon, qu’il laisse

tomber, ramasse et met en bouche. En utilisant un mouchoir en

papier, il insère la batterie sans trop trembler et allume le

portable. Ses mains sont moites. Il remet les gants. Pour former

le numéro du portable d’Elsa, il utilise la pointe du crayon. Les

touches musicales du portable jouent un air guilleret.

— Allo ? fait Elsa au bout de sept ou huit sonneries.

— Elsa, c’est Guillaume. Pepsi veut se suicider. Il te réclame.

— Quoi ! T’es où ?

— Chez Pepsi.

— Passe-le-moi.

Guillaume donne le portable à Pepsi en tremblant.

— Elsa, dit Pepsi d’une voix mourante. Viens, je t’en supplie.

L’instant d’après, il met fin à la conversation. « Elle arrive,

dit-il. Enfin, en tout cas elle descend. »

Le tsunami est à son point culminant, sa vague gigantesque

est en vue de la côte, prête à tout anéantir sur son passage.

Guillaume franchit les deux portes avec Pepsi. Il allume la

lumière et se dissimule sur l’escalier, à gauche de l’ascenseur,


439

dont seule la porte est visible. De même, celui qui emprunte

l’ascenseur ne peut voir ce qui se passe en dehors de la cabine.

Guillaume dit à Pepsi de se cacher lui aussi sur l’escalier, devant

lui. Son cœur bat à grands coups. Remarquant que la porte de

l’ascenseur, un modèle ancien, s’ouvre vers la droite, Guillaume

se poste à sa droite, afin de la retenir pendant que Pepsi frappera.

Guillaume aurait dû planifier cette partie d’échecs mais il agit

sous l’effet d’une impulsion plus forte que lui, et qui se dérobe à

toute réflexion. Même sur l’échiquier, tout ne se déroule pas

nécessairement comme prévu et l’inattendu peut surgir. Il est

impossible, en fait dangereux, d’établir un plan dans les

moindres détails. Qui veut tenir compte de tous les incidents

possibles ne fait rien en définitive. Réfléchir ou agir : c’est l’un

ou l’autre. Si Guillaume avait prévu cette histoire de porte

fermée, il aurait peut-être renoncé, alors que devant l’obstacle on

improvise. Comme Guillaume a improvisé quand il a appris que

Lila avait cédé son appartement à Elsa.

Le changement de cible a frappé Guillaume comme une

évidence : c’était Elsa qu’il fallait dégommer. Après être restée

dans l’ombre de sa fureur, elle revenait en pleine lumière.

N’était-ce pas infiniment plus logique ? Elle avait délibérément

séduit Guillaume, pour se payer un jouet, en profitant de sa

dépendance affective envers toute femme qui lui accorde un peu

d’attention. Mais surtout pour rendre l’ingénieur jaloux et

l’inciter à rappliquer à Rome. Elle avait soigneusement choisi

Guillaume, comme le fait un prédateur, qui s’en prend à un


440

animal faible et isolé. Elle lui avait demandé pourquoi il

déjeunait toujours seul. Elle savait pourquoi : telle était la nature

de Guillaume. Ses marques d’intérêt, elle les avait jetées comme

un milliardaire lance des billets de cent dollars. Et elle s’était

amusée de voir que Guillaume les ramassait avidement, qu’il en

redemandait, qu’il était prêt à tout pour en avoir plus. C’était

bien calculé : après l’avoir ébloui, elle avait laissé s’écouler près

de deux semaines avant de faire sa réapparition à la cantine et

avait admis que c’était voulu : elle devait réfléchir à la promotion

de Guillaume au statut de « fiancé romain » ! Ensuite, il était

devenu le « mari romain »… L’amant in partibus. Sort-on avec

un homme si ce n’est pas pour se donner à lui ? Ah ! mais nous

étions fidèle à notre mari. Drôle de façon ! L’indignation de

Giaccaglia face à son comportement dépravé était parfaitement

légitime. Après son retour de Dresde, c’était le tour de

Guillaume, n’est-ce pas ? Non… Nous avions trouvé autre

chose : la déception que nous avaient infligée les hommes en

général. Et puis, maintenant, Guillaume ne servait plus à rien. Ah

si : dès notre descente d’avion, nous l’avons tapé de plus de mille

euros. Aboule le fric ou je te jette. Par la suite, un deuxième prêt.

Que nous n’avons pas pris la peine de rembourser. Pour cela,

nous avons orchestré une brouille définitive. Nous sommes

habile. Le jeu qui avait cessé de l’amuser et était devenu inutile,

elle y avait mis fin, non pas d’un coup, mais petit à petit pour se

distraire encore de la disgrâce progressive de Guillaume, comme

on s’amuse de celui qui glisse lentement sur une pente qui


441

conduit à l’abîme. Ce faisant, elle avait continué à l’exploiter, par

exemple en lui demandant de la loger gratuitement dans son

studio. Et ne parlons pas d’Isabella, qu’elle avait jetée dans le jeu

de quilles pour contrer les entreprises de Bea.

En revanche, Lila avait été franche dès le début : elle était

ambitieuse et voulait se servir de Guillaume pour soigner ses

intérêts. Et elle l’avait même payé en nature. Il n’avait pas grand-

chose à lui reprocher. Sa rancune à son égard s’était substituée à

celle qu’il éprouvait à juste titre envers Elsa, mais qu’il n’osait

pas s’avouer parce qu’il l’avait en quelque sorte sanctifiée et

qu’au plus profond de lui-même il espérait encore, follement, la

conquérir.

Guillaume a informé Pepsi quelques heures plus tôt :

— On change la cible : maintenant, c’est Elsa.

— Elsa ? Pourquoi Elsa ? a-t-il demandé.

— Ces deux femmes sont interchangeables. Cela vous pose

un problème ?

— Pour Elsa, c’est le double, a-t-il dit. C’est une amie. Enfin,

c’était.

Voilà le genre de personnage.

Qui est le plus ignoble ici ?

— Elle sait où vous habitez ? Guillaume a-t-il demandé à

Pepsi.

— Oui, elle est venue plusieurs fois, a-t-il répondu.


442

Elle n’a pas demandé l’adresse. Elle va descendre. On entend

des pas pressés sur le trottoir et, plus lointain, l’aboiement

sinistre d’un chien. Pepsi soupèse la clé à molette, joue avec elle.

Trois heures neuf. Guillaume sue comme un bœuf. Son cœur

bat à tout rompre. Le moment décisif approche. Guillaume se

trouve sur la crête d’une vague qui va tout dévaster.

Elsa doit enfiler un jean. La lumière s’éteint et Guillaume ne

commet pas l’erreur de la rallumer. Les deux hommes attendent

maintenant dans le noir. Ce serait bien le diable qu’un occupant

de l’immeuble en sorte ou y rentre, mais si l’attente se

prolonge… Guillaume songe au Beretta de Virginia. Il lui serait

peut-être utile maintenant. Virginia aussi. Virginia lui a appris à

tuer ou plutôt lui a appris que tuer est possible, mais elle ne lui a

pas appris comment le faire bien. Chacun doit faire sa propre

expérience.

On entend des sons. Difficiles à identifier. La lumière. Tous

les sens de Guillaume sont en éveil. Le bruit caractéristique d’un

ascenseur qui démarre, qui monte. Lentement. Ouverture de la

porte. Grille.

Trois heures douze. Pepsi et Guillaume échangent un regard.

Fermeture de la grille.

Mais au moment où l’ascenseur se remet en marche, tandis

que la Mort qui emprisonne Elsa dans sa cage d’acier descend

lentement, les nerfs de Guillaume le lâchent. Il se sent vidé de

toute force. Il est au bord de l’évanouissement. Une rasade de gin

devrait le remettre d’aplomb.


443

L’ascenseur s’arrête. Elsa fait coulisser la grille, pousse la

porte, et Pepsi se précipite. Guillaume ne voit rien, mais un son

métallique lui indique que Pepsi a frappé la paroi de la cabine !

L’abruti ! Elsa hurle et Guillaume sort de sa cachette, justement

au moment où Pepsi la frappe, mais au visage, ce sinistre crétin !

Elsa s’écroule en essayant de hurler de nouveau, mais aucun son

ne sort de sa bouche. Puis elle râle « Guillaume », pour l’appeler

à son secours, ce qui le bouleverse. Pepsi hésite. « Je ne vais pas

y arriver », murmure-t-il. Elsa se met à genoux. Elle ne parvient

pas à se relever. Guillaume a une boule dans la gorge. Il est

encore temps de tout laisser tomber. C’était seulement pour lui

donner une leçon. « Arrête ! », dit Guillaume d’une voix rauque,

mais en même temps Elsa hurle une deuxième fois et Pepsi abat

la clé à molette, lui fracassant le crâne. (Ce n’est pas Guillaume

qui accomplit ce forfait, qu’il a essayé d’empêcher.) Une gerbe

de sang éclabousse le miroir, mais c’est le craquement des os qui

donne un haut-le-cœur à Guillaume. Pourtant, ce n’est pas le

moment d’avoir des états d’âme. C’est fait, c’est fait. Il faut boire

le calice jusqu’à la lie. On ne négocie pas avec la mort. Pepsi se

penche pour prendre le pouls d’Elsa, comme Guillaume vient de

le lui ordonner. Guillaume sort un marteau du sac et assène un

coup violent sur la tête du voyou. Le crépitement sinistre, qui est

déjà familier à Guillaume, lui paraît insupportable. Mais il faut

terminer le travail. Guillaume s’acharne avec le marteau sur les

crânes de ses victimes et ne sort de sa transe que quand la

lumière s’éteint.
444

Tout cela s’est-il vraiment passé ? C’est écrit, mais cela ne

veut rien dire.


445

Guillaume ne pouvait détourner le regard

Guillaume ne pouvait détourner le regard de la photo publiée

en page 5 du Messaggero. Elsa et Pepsi reposaient l’un à côté de

l’autre, lui face contre le sol, elle dirigeant des yeux vitreux vers

le plafond. Des rigoles de sang parcouraient son visage. C’était

leur destin que de mourir ensemble. Leur fil de vie avait été

coupé au même moment au même endroit.

Guillaume se souvint d’avoir fixé longuement Elsa,

inexpressive et les cheveux trempés de sang. Il s’était attendu à

éprouver une profonde satisfaction, une purge orgiaque de toute

la haine qu’il avait accumulée en lui, mais c’était infiniment plus

fort, incroyablement plus fort, un sentiment de puissance qui

dépassait tout, une surexcitation démente, une extase, une

euphorie indicible, une jouissance monstrueuse que rien ne

pouvait égaler.

En même temps, il était terrifié. Tout ce sang ! Y compris sur

ses vêtements, qu’il se mit à essuyer machinalement avec la

serviette. Il pataugeait dans ce liquide visqueux, reconnaissant

l’odeur métallique qu’il avait respirée lors de la décapitation de

l’ivrogne. Comme dans un rêve, il vida le reste de la bouteille et

plaça le marteau près d’Elsa. Cette mise en scène lui suffisait. Ils

s’étaient entre-tués. Plausible ?

Ces meurtres lui rappelèrent son premier orgasme, qui l’avait

à la fois inondé de plaisir et terrifié. Il était prêt à tout pour

ressentir à nouveau l’exaltation qu’apportait une dose

d’adrénaline aussi massive.


446

Le tsunami avait donné toute sa mesure. Il avait déferlé sur le

littoral, tuant tous ceux qui s’opposaient à lui. Il était au bout de

sa course. Il avait vécu. Tout ce sang pour que la fureur de

Guillaume soit enfin rassasiée !

Il ne fallait pas rendre l’ours furieux. Cela en avait fait un

fauve. Fauve, Guillaume était devenu, car son forfait comptait

bien pour deux meurtres. Qu’écrivait Giancarlo Mazza ?

Quelque chose comme « N’appartenant pas à ce monde, il rôde

solitaire, étranger aux hommes. Seul maître de sa vie, il n’a

besoin de personne. » C’était mieux dit, mais comment

Guillaume avait-t-il pu lire ces phrases sans se reconnaître ? Il

remercia ces femmes qui lui avaient fait redécouvrir qui il était et

surtout à quel point il l’était.

Guillaume n’avait rien fait de mal. Il s’était borné à se plier au

bon plaisir du Principe régulateur de l’univers, dont il n’était que

l’instrument aveugle. Et si on lui reprochait d’y être allé un peu

fort, il pouvait rétorquer que Mazza exigeait que le Fauve

commette des actes grotesquement disproportionnés.

Mais qui pouvait en témoigner ? Personne. Heureusement. Un

témoin tel que Pepsi aurait forcément représenté une constante

source d’anxiété. Guillaume se connaissait. Ce n’était pas sans

raison qu’il était abonné au Lexomil. Avec sa névrose

d’angoisse, il ne fallait pas que de la graine de bavard risque à

tout moment de germer. Un bavard doublé d’un maître chanteur

potentiel. Un malfrat encarté, prêt à livrer père, mère et l’enfant

Jésus pour une réduction de peine. Il n’en aurait sans doute pas
447

été à son coup d’essai : lors du braquage de la bijouterie, avait-il

dénoncé le troisième homme ou pas ?

Guillaume devait quitter les lieux. Il s’empara des clés de

Pepsi. Il replaça la bouteille dans le sac, qu’il emporta. La nuit

n’était pas terminée. Il devait encore passer chez Pepsi et rentrer

chez lui. Pas si simple, car il était en nage et ses jambes

semblaient peser des tonnes. Il franchit la porte de verre et une

bouffée d’air frais le ragaillardit. Il pleuvait.

Mais tout se mit à tourner et le trottoir le frappa de plein

fouet. Il avait eu le réflexe de se protéger le visage avec le bras

gauche. Il se releva, tituba et un vertige le plaqua encore une fois

au sol. Il se traînait à quatre pattes. Sa tête était vide, il

frissonnait et transpirait abondamment. Il avait l’impression que

son cœur allait exploser. Une averse commença. Il se releva et se

mit en route. Bientôt le portable valsa dans une poubelle.

Jamais la nuit romaine ne lui avait paru aussi sombre. Près des

réverbères, des ombres effrayantes surgissaient de renfoncements

menaçants. Guillaume sursautait quand une zone plus claire

bondissait de l’obscurité comme un diable de sa boîte. Il avait la

frousse. Il tremblait. Il vomit tout le gin et se mit à sangloter,

puis se calma.

Arrivé chez Pepsi, il passa le studio à la fouille au cas où ce

gredin aurait conservé une quelconque trace de lui, mais il ne

trouva rien. L’assassinat de Pepsi, sur le plan pénal, c’était deux

pour le prix d’un. Et sans lui, Guillaume n’y serait pas parvenu.

Planifier le meurtre d’une femme est une chose, mais seul un


448

genre d’homme particulier était capable de passer à l’acte.

Guillaume n’avait fait qu’achever le travail.

Après être rentré chez lui et s’être changé, il se dirigea vers le

Tibre, afin d’y jeter le sac de voyage, qui contenait maintenant

des vêtements, d’autres objets compromettants et un lest.

Guillaume n’avait pu s’empêcher d’acheter le Messaggero. Il

le tenait entre ses mains. Il n’y avait rien en première page et il

n’osait pas l’ouvrir. C’était sur le chemin du retour, après le

double meurtre, qu’une phrase de Mystères, de Knut Hamsun, lui

était revenue en mémoire : « Les journaux se lamenteraient sur

votre mort inopinée et en feraient toute une affaire. » Cette

réminiscence l’avait fait grimacer : il venait de jeter dans la

mangeoire des journalistes une histoire bien dégueulasse dans

laquelle ils allaient plonger leur groin. Et ce petit drame

personnel, qui ne changeait rien d’important, ils allaient

l’amplifier, l’interpréter, lui donner de la consistance.

En page 5, le Messaggero titrait « Double assassinat via

Caffaro ». Guillaume fut horrifié. Ils n’avaient rien compris. Le

journaleux de service le traitait de « barbare ». Parce qu’il avait

agi de nuit et frappé par surprise, parce qu’il avait tué une

femme, parce que sa mise en scène montrait qu’il n’assumait pas,

Guillaume était « lâche ». Et l’article concluait sentencieusement

par : « L’acte infâme du tueur nous rappelle que le meurtre est le

plus égoïste des crimes. » En plus, ils avaient l’outrecuidance de

publier cette photo abominable ! Guillaume se sentit humilié,


449

blessé, rejeté. On se demandait comment il avait pu accomplir un

acte qui provoquait le dégoût de ses semblables, réunis dans le

chœur dont le Messaggero était le coryphée. Mais surtout la

photo conférait à l’événement la réalité qui lui manquait, le

gravait dans le marbre.

Elle poursuivit Guillaume au cours des jours qui suivirent.

Elle prit possession de son vide intérieur.

Depuis lors, Guillaume titubait d’un jour à l’autre, trébuchait

sur ses propres ruminations, sursautait au moindre bruit,

répondait à des questions que personne ne lui posait, promenait

un regard aveugle sur les autres. Vidé, déboussolé, Guillaume

s’était libéré d’Elsa mais, comme le prisonnier qui avait

longtemps attendu sa levée d’écrou, il ne savait que faire de sa

liberté recouvrée et regrettait la routine et les garde-fous que lui

assurait son emprisonnement.

L’ours lui aussi préférait la sécurité de sa grotte. Il avait été

attiré au dehors par des femmes qui se prétendaient ses amies. Si

elles l’avaient vraiment été, elles l’auraient rejoint dans la grotte.

Mais il n’en était pas question. Elles voulaient qu’il renie ses

valeurs et pénètre dans leur univers. Elles l’avaient fait danser et

s’en étaient diverties. L’ours ne connaissait pas les mœurs des

hommes. C’est pourquoi il n’avait pas su conquérir Elsa, ayant

employé des moyens trop subtils quand elle était prête à lui

tomber dans les bras. Quant à Virginia, elle était trop attachée

aux vanités du monde. L’ours avait perdu l’estime de Bea en se

dérobant à ses projets de mariage. Il s’était aussi brouillé avec


450

Gregoria, qui lui avait fait des reproches injustes. Enfin, il s’était

engagé, avec Isabella, dans une relation sans avenir, faite de

cynisme de part et d’autre, et n’avait pas su la retenir. Après

s’être avancé sur le territoire de l’homme, l’ours avait mis tout le

monde en fuite.

Une seule de ces femmes lui manquait vraiment. Guillaume

avait un grand trou dans sa poitrine là où elle avait été et, malgré

lui, il voulait étreindre le fantôme de son amitié avec Elsa, le

suppliant de faire renaître la fleur qu’il n’avait pas su cueillir.

Arrête de te lamenter, Guillaume !

C’est vrai, de quoi se plaignait-il ? Il était dans sa nature

d’être solitaire : l’ours de la grotte avait simplement repris son

pelage authentique. Elsa ? Elle l’avait attiré à elle par caprice et

par intérêt. Virginia ? La rencontre entre deux inadaptés. Bea,

Lila, Gregoria, Isabella ? Sans Elsa, il ne les aurait pas connues.


451

Mars

Guillaume se doutait que de folles rumeurs, probablement

colportées par Gregoria et Lila, couraient à son sujet dans la

boîte. Il entendait des bribes de conversations qui se taisaient à

son approche, mais il devinait aisément leur teneur : on le disait

responsable de la disparition de Gros Tas, d’une jeune Mexicaine

et d’autres encore peut-être. Il était devenu un pestiféré.

Dans la section française de traduction, les spectres des

traducteurs disparus le hantaient : Roland Dacier, mis à la porte à

la place d’un autre, Appoline Kanko, frappée par la maladie

mentale, Jacques Aumasson, Dieu sait dans quel état. Lila avait

obtenu un poste dans un autre service. Tous, ils semblaient

murmurer à aux oreilles de Guillaume et leurs ombres se

déplaçaient silencieusement d’un bureau à l’autre. Dans le sien,

les textes en souffrance s’accumulaient plus vite que même un

bourreau de travail n’aurait pu les traduire.

Aucun appel téléphonique personnel ne lui parvenait plus. Les

traducteurs des autres langues continuaient à feindre de ne pas le

voir. Mme Crépeau, la directrice de la Division des conférences,

avait décidé de supprimer les postes des opératrices de traitement

de texte attachées aux traducteurs, bien capables de taper et de

formater leurs textes eux-mêmes. Jetée par-dessus bord, Calypso.

Taper ses textes ? Guillaume aurait préféré ne pas, mais il adopta

une ligne de conduite intermédiaire, en limitant ses efforts

dactylographiques et traductionnels aux quelques textes qui

avaient un semblant d’utilité.


452

Quand il se rendait à la cantine, nul ne le saluait dans les

couloirs. Seul à sa table, il prenait un repas insipide dans le

brouhaha de conversations étrangères et le cliquetis hostile de

couverts qui heurtaient les assiettes. Oh ! il n’avait besoin de

personne. Le soir, il rentrait dans son studio étriqué et, après un

repas vite expédié, il restait affalé devant la télé, à picoler de la

vodka-orange pour rendre moins fade la daube que déversait le

petit écran. Il finissait par s’écrouler sur son lit et, quand ses

rêves n’évoquaient pas, à travers un filtre jaunâtre, les scènes

joyeuses d’un passé récent mais déjà révolu, il était assailli par

d’horribles cauchemars.

Une nuit, il vit Elsa tomber d’une barque dans un lac de sang.

Elle se débattait désespérément en criant « Guillaume !

Guillaume ! » Le pire, c’était qu’il ne pouvait rien faire.

Seulement la regarder se noyer, car ni elle ni lui ne savaient

nager. C’est alors que Giaccaglia, ayant revêtu l’apparence d’un

crocodile, prit délicatement Elsa entre ses mâchoires et l’amena

sur la berge. Mais elle était morte. « C’est de votre faute,

Favauge », dit-il.

Guillaume apercevait de temps à autre le vrai Giaccaglia dans

le métro, à la station Castro Pretorio, proche de la boîte, à la

station de correspondance Termini ou dans la rame. Les deux

hommes faisaient semblant de ne pas se connaître.

Ce jour-là, pourtant, alors que Guillaume se trouvait à

Termini, près de l’endroit où la rame s’arrête, Giaccaglia

s’approcha de lui.
453

— Cela fait un bon moment que je voulais vous parler… dit

Giaccaglia.

Il s’interrompit. Son assurance habituelle s’était évaporée. Il

reprit d’un ton hésitant :

— Vous avez devant vous un homme… en proie à une

obsession qui le taraude.

La rame entra dans la station et s’arrêta. Ils montèrent dedans.

Le bruit empêchait maintenant toute conversation sérieuse. Le

directeur général portait la serviette que son subordonné lui avait

offerte. Il l’utilise, se dit Guillaume, flatté, avant de se rappeler

que cet homme l’avait trahi. À la station Barberini, Giaccaglia

demanda à Guillaume de le suivre jusque chez lui. Il était

difficile de dire non.

Ils sortirent de la station et parcoururent la trentaine de mètres

qui la séparait de la maison. Ils montèrent en silence le large

escalier de marbre qui conduisait au premier étage. Le

majordome, la trentaine, grand mais affligé d’un léger

embonpoint, plein de dignité malgré son costume de pingouin un

peu ridicule, fit son apparition et prit leurs manteaux. « Welcome

back, sir. Welcome, sir. », dit-il. En guise de réponse, Giaccaglia

lui ordonna d’apporter du thé. Il invita Guillaume à prendre place

dans un fauteuil du salon et s’assit lui-même.

— Vous m’avez dit avoir renoncé au café à l’approche du soir,

dit Giaccaglia, sans doute pour rompre le silence.

— En effet.

— Sauf pour jouer aux échecs.


454

Silence.

Où Giaccaglia voulait-il en venir ? Il était dans sa nature de

tourner autour du pot. Le majordome apporta, sur un plateau, une

théière et deux tasses.

— Thank you, Robson, dit Giaccaglia.

— Quels sentiments vous inspire la mort d’Elsa ? demanda

Giaccaglia. Dans des circonstances horribles en plus.

— Une collègue m’a dit qu’elle avait été assassinée. J’ai

préféré ne pas en savoir plus. La presse, vous savez…

— Probablement un règlement de comptes qui lui était

étranger. Elle a été tuée en même temps qu’un repris de justice.

Il y eut un silence. Guillaume vit une grande tristesse dans le

regard de son interlocuteur.

Nouveau silence.

— Mais vous m’avez parlé d’une obsession, dit Guillaume.

— Oui, je dois en venir au fait. Favauge, avez-vous de

l’estime pour moi ?

— J’en avais jusqu’au jour où votre trahison a entraîné mon

arrestation.

— Trahison ? Au contraire, c’est moi qui vous ai sauvé la

mise !

— Elle est bien bonne, celle-là !

— Vous m’avez quitté un dimanche soir pour un mystérieux

rendez-vous. Étant sans nouvelles de vous le lundi, j’ai eu

l’intuition que vous-même et votre maître chanteur aviez été

arrêtés. En fin de journée, j’ai eu un accès de faiblesse : j’ai pris


455

contact avec le vice questore Molinaro et fait valoir votre

immunité. J’ai exigé et obtenu votre libération immédiate. Par la

suite, j’ai été chagriné de votre absence de reconnaissance.

— Mais j’ignorais tout de votre intervention !

Guillaume n’avait pas songé une seconde à une quelconque

immunité : Giaccaglia lui avait dit qu’il la levait d’office quand

un fonctionnaire l’invoquait. Une pensée horrible lui vint à

l’esprit : sa liberté était à la merci d’une simple levée

d’immunité.

— Je croyais qu’on vous avait invité à renoncer à votre

immunité… dit Giaccaglia. Sans un mot de votre part, j’étais

désemparé. Quand on a aidé un ami, est-il digne de lui demander

des comptes, de lui dire que l’on attend quelque chose en retour ?

Je n’ai donc pris aucune nouvelle initiative. Mais c’était lâche de

ma part. Je me suis donc décidé à vous poser cette question :

avez-vous de l’estime pour moi ?

— Absolument, dit Guillaume. Je vous admire et votre

faiblesse pour Elsa est facile à pardonner.

— De mon côté, au fil de nos rencontres, j’ai pu apprécier,

admirer votre intelligence pénétrante, votre esprit de répartie,

votre professionnalisme, l’audace que vous avez eue en me

tenant tête et même l’attachement qu’Elsa vous témoignait. Et

puis rappelez-vous ces soirées que nous avons passées ensemble

vous et moi, juste avant votre rendez-vous manqué avec votre

« maître chanteur ». J’ai fait la cuisine pour vous, nous nous

sommes mesurés aux échecs, j’ai récité des poèmes, que vous
456

avez écoutés les yeux fermés. C’est alors que je me suis rendu

compte… Dois-je en dire plus ?

— Mais de quoi parlez-vous ?

— C’est depuis lors que je ne cesse de penser à vous. C’est un

détail, mais j’utilise tous les jours la serviette que vous m’avez

offerte. Maintenant qu’Elsa nous a quittés, j’ai été ramené à des

valeurs plus solides.

— Mais quelles valeurs ?

— Je vous le demande, Favauge, revenez couler des jours

heureux avec moi dans cette grande maison vide. Oublions les

femmes et leurs complications ! Je vous offre mon amitié

fervente.

— Vous délirez, Giaccaglia, dit Guillaume, abasourdi. J’ai

bien dû renoncer à Elsa, mais je ne suis pas pour autant disposé

à…

— Ne faites pas la biche craintive. La relation que je vous

propose n’est qu’accessoirement physique. D’ailleurs, la raison

le commande, Favauge : nous avons fait l’un avec l’autre une

rare rencontre d’ordre spirituel.

— Si c’est pour ça que vous m’avez amené ici, ma réponse est

non. Je respecte vos inclinations, mais je ne les partage pas.

— Vous m’avez pourtant avoué être bisexuel.

— Vous avez mal interprété.

— Le pas est facile à franchir, croyez-moi. Vous y viendrez. Il

n’y a rien de plus troublant que d’être attiré par une personne du
457

même sexe, que de voir sa propre excitation se refléter dans un

sexe à la fois autre et semblable.

— Eh bien, je n’ai pas votre nature trouble, Giaccaglia.

— Quand j’étais adolescent, mon cœur s’est mis un jour à

battre pour un joli garçon. Vous avez dû connaître ce genre

d’émoi. Nous occupions le même banc à l’école. Ses yeux bleus

d’une grande pureté… La chaleur de son souffle… Son corps

brûlant tout près de moi…

— Eh bien, ces enfantillages me laissent de glace.

— Il ne s’agit pas d’enfantillages : je brûle de désir pour vous.

— Croyez-moi, vous allez vous éteindre, faute d’aliment…

— Je n’en suis pas si sûr. Je vous ai bien cerné, Favauge. Je

sais tout ce que vous avez fait ces deux dernières années pour

nouer des amitiés féminines et quels échecs vous avez essuyés.

Et depuis bien plus longtemps encore, puisque vous ne vous êtes

jamais marié. Ne comprenez-vous pas que vous n’êtes tout

simplement pas compatible avec l’élément féminin ? Que vous

n’entendez rien aux femmes ?

— Devient-on homosexuel faute de mieux ?

— Nous aurons tout le loisir d’en discuter. Dieu sait si moi-

même j’ai été épris de femmes. Mais j’en suis arrivé à la

conclusion qu’à quelques rares exceptions près, elles sont

incultes et très inférieures à nous sur le plan intellectuel. Je ne

leur concède même pas leur prétendue supériorité morale.

— Cette conversation est absurde. Lila n’est-elle pas votre

maîtresse ?
458

— Cette intrigante ? Dès qu’elle a obtenu son nouveau poste,

elle m’a quitté. Il n’y a plus aucun obstacle.

— J’en ai assez entendu, dit Guillaume en se levant.

— Rasseyez-vous, je vous en prie. Nous en venons au

moment que je redoutais. Croyez bien que je respecterai votre

décision, quelle qu’elle soit et que je resterai à vos côtés. Mais,

comme je viens de vous le dire, c’était faiblesse de ma part que

d’invoquer votre immunité. Les autorités me demandent

instamment de la lever. Elles m’envoient une copie de toutes les

pièces qui se rapportent à vous. J’ai dans cette serviette une

photocopie des principales d’entre elles.

C’était la serviette que Guillaume lui avait offerte. Il se rassit.

— La police accuse Virginia et je ne suis qu’à la périphérie de

leur enquête, dit-il. D’ailleurs, tôt ou tard, on va devoir la

remettre en liberté.

— Vous ne lisez pas les journaux ? demanda Giaccaglia.

— Non, ils me font vomir.

— Si vous ne viviez pas dans une bulle, vous sauriez que le

corps de Mario a été retrouvé dans le Tibre, le crâne fracassé. Je

ne vous le cacherai pas : quand j’ai appris la sauvagerie avec

laquelle mon filleul avait été massacré, j’en ai pleuré. Les

circonstances atroces de sa mort sont décrites votre journal.

Virginia a été inculpée d’un nombre impressionnant de chefs

d’accusation. Son procès se tiendra dès que l’enquête sera

clôturée, enquête qui a montré que vous en savez long sur le


459

meurtre. Je cite votre déclaration, dit-il en retirant une feuille de

la serviette : « Scanagatta… »

— Ma déclaration ? La belle affaire ! Je ne l’ai même pas

lue !

— Vous avez écrit de votre propre main « Je n’ai pas la

conscience tranquille »

— Vous faites erreur : j’ai écrit au contraire « J’ai la

conscience tranquille ».

— Voyez vous-même : vous avez écrit « Non ho la coscienza

tranquilla » : Je n’ai pas la conscience tranquille.

Éberlué, Guillaume regarda la feuille. C’était bien ce qu’il

avait écrit. Mais il avait voulu dire le contraire : J’ai la

conscience tranquille. Il avait mal traduit en italien. Monstrueux

contresens ! Désastreux contresens ! Il prenait en plein visage les

conséquences incalculables de cette traduction fatale. Si ça

n’était pas un aveu… Et écrit de sa main !

Giaccaglia continuait à argumenter, mais Guillaume ne

l’écoutait pas. Comment faire croire à un juge qu’un traducteur

professionnel ait pu commettre une telle erreur de traduction ?

Dire le contraire de ce qu’il voulait dire. Écrire sans le vouloir

des mots qui l’accusait sans la moindre ambiguïté.

— Et puis la police n’a pu inventer vos propos, poursuivait

Giaccaglia. Je cite textuellement : « Scanagatta a été tué par la

panthère de Rome. »

— Je n’ai jamais dit ça ! Ou ce sont des paroles que les flics

m’ont soufflées et que, de guerre lasse, j’ai fini par répéter. Vous
460

ne savez pas ce que cela représente d’être aux prises pendant de

longues heures avec des policiers particulièrement agressifs. Ils

se sont appuyés sur un récit de pure imagination que j’avais écrit

et m’ont resservi des extraits que j’avais oubliés. D’ailleurs, le

mot « panthère » désigne clairement une femme, non ?

— Ce n’est pas l’avis de l’avocat de Virginia. Il a déclaré aux

journalistes : « Il y a des panthères mâles. » Si je suis obligé de

lever votre immunité, je vous trouverai un bon avocat. Car vous

vous défendez mal : en disant que la panthère doit être une

femme, vous accusez de nouveau Virginia. Et vous confortez la

thèse du procureur, selon lequel vous êtes au moins complice. Il

estimera que la place des panthères est dans des cages, quel que

soit leur sexe.

Guillaume se prit le visage dans les mains. Cette conversation

lui était insupportable.

— Où exactement voulez-vous en venir ? demanda-t-il.

— Vous vous installez chez moi, comme cet activiste qui a

pris résidence à l’ambassade de l’Équateur. Si ce n’est que votre

immunité ne vous empêchera pas de vous déplacer.

— Vous n’êtes qu’un vil maître chanteur. Mais pour moi, cette

partie d’échecs est jouable : je nierai tout, avec la force de

conviction dont seul un innocent peut faire preuve.

— Vous vous méprenez. Il n’est nullement question d’un

chantage. Comme je vous l’ai dit, quand j’ai mis en avant votre

immunité, j’ai commis une faute et en campant sur mes positions

je m’enferre. Mais je suis prêt à le faire pour vous. Par amitié. La


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police vous surveille, vous savez. Mais quand elle aura constaté

que vous avez emménagé chez moi, il est probable que le

procureur abandonnera la partie. Si vous persistez à ne pas

regarder la réalité en face, je risque gros. Et vous aussi,

évidemment. Vous allez vous retrouver dans la sinistre geôle de

Regina Coeli.

— Regina Coeli ?

— À quoi vous attendiez-vous ? À l’Hôtel de Russie ?

Guillaume porta la main au front. Il manquait d’air.

— Ça va ? demanda Giaccaglia. Vous tenez le coup ?

Il fallut quelques secondes à Guillaume pour se ressaisir.

Giaccaglia leur servit du thé. Guillaume en but une gorgée.

— Vous auriez tort de vous réjouir d’un moment de faiblesse,

dit-il. Je vais me battre. Vous êtes un adversaire digne de moi. Je

n’ai jamais cédé à vos menaces et je ne commencerai pas

aujourd’hui. Je retournerai vos armes contre vous. Votre

harcèlement d’Elsa. Celui auquel vous me soumettez. Et vos

autres agissements, qui apparaîtront certainement au grand jour

lorsque je vous dénoncerai. Mes accusations ouvriront toutes

grandes les vannes. Le scandale causera votre perte.

— Je vous trouve bien ingrat. Avec qui préférez-vous vivre ?

Avec moi ou avec les brutes qui seront vos compagnons de

cellule ? Je suis en principe tenu de répondre aux sollicitations

du procureur. Que feriez-vous à ma place ?

— Je ne sais pas. Trouvons un terrain d’entente.

— C’est justement ce que je vous propose. Soyez réaliste.


462

— Quand bien même je songerais une seule seconde à me

prostituer, comme vous ne serez pas directeur général ad vitam

eternam, la justice italienne finira par me tomber dessus.

— Je n’ai pas l’intention de prendre ma retraite de sitôt. Et

d’ici là, on aura tout le temps de vous préparer un exil doré dans

un pays trop primitif pour conclure des traités d’extradition. Un

État d’Amérique latine où le coût de la vie est dérisoire. Un

repaire de fonctionnaires corruptibles. L’obtention d’un passeport

vénézuélien devrait être facile. Surtout avec mes relations et les

inévitables bakchichs.

— Fantasmez tant que vous le voulez, Giaccaglia, mais

sachez que je vendrai chèrement ma peau.

— En toute amitié, je vous demande de vous décider

rapidement, dit Giaccaglia.

Alors que Guillaume dévalait l’escalier, Robson l’interpella :

« Your coat, sir. »


463

Mars

Le salut passe par un retour sur soi-même, une mise à plat, un

bilan.

Après avoir cru pouvoir échapper à ma solitude, j’ai perdu la

faveur de celles que dans ma folie je prenais pour des amies.

Pensant que le moment était venu de me sédentariser, j’ai

sottement acheté une villa, que j’ai retrouvée en ruine peu après,

alors que j’y avais investi toutes mes économies. Et convaincu

que mon dictionnaire du XXIe siècle m’apporterait une notoriété

confinant à la renommée, je lui ai consacré des milliers d’heures

en pure perte.

Le tout se solde par la ruine des ambitions pitoyables de

Guillaume et des rêves démesurés de Favauge. Qu’il est dérisoire

d’aspirer à de grandes choses quand les plus modestes se

dérobent à vous ! Il ne me reste que la lugubre mémoire pour me

repasser les images d’une période édénique à jamais évanouie.

Ces revers, si calamiteux qu’ils soient, je pourrais m’en

accommoder mais, pour couronner le tout, la vie m’a présenté

une facture totalement inattendue, qui reprend des forfaits

imaginaires dont je me suis moi-même accusé alors que j’étais

dans un état second. La seule échappatoire qui m’est offerte est

le comble de l’abjection.

Oui, j’avais bu quand j’ai répondu à cette annonce. Ensuite, je

n’ai été qu’un pantin manipulé par un écheveau d’impondérables

et d’émotions obscures. Tous mes actes semblent avoir été dictés


464

par une volonté étrangère, et mon destin est scellé par le caprice

d’un concours de circonstances imprévisibles.

Mais c’est Guillaume la cause de tout ! Qui d’autre que lui a

fréquenté une détraquée et écrit un récit délirant qui a été pris

pour argent comptant ? Et qui s’est enfoncé lui-même de façon

catastrophique en allant écrire qu’il n’avait pas la conscience

tranquille ? Un quidam plaiderait un moment de distraction mais,

après une telle déclaration, comment ce traducteur à la noix

pourrait-il encore nier ? Quels malheurs me réserve encore le

comportement insensé de Guillaume ? Séparez-moi de ce frère

siamois qui s’agrippe à ma chair et m’entraîne irrésistiblement

vers des tourments sans fin !

Mais reproches et accusations ne nous mèneront nulle part. Il

faut s’en sortir. Examiner la situation comme une position

d’échecs. Envisager tous les coups, même les plus absurdes.

Associer une solution imparfaite avec une autre qui l’est tout

autant pour dégager une combinaison victorieuse.

Il peut paraître ridicule de songer à assassiner Giaccaglia,

mais c’est un moyen de gagner du temps. Avant qu’on ne le

remplace, de l’eau coulera sous le pont Milvio. Mais un directeur

général par intérim lèverait mon immunité dès sa nomination. Et

puis on ne s’improvise pas assassin.

Une autre solution est de me constituer prisonnier sans délai.

« Mesdames, Messieurs les jurés, j’ignorais que

Cesare Giaccaglia avait fait valoir mon immunité. Mais cela ne

m’étonne pas puisque je suis innocent et que M. Giaccaglia, cet


465

homme au-dessus de tout soupçon, en est lui-même convaincu.

J’ai eu des démêlés avec lui, mais quand des accusations injustes

ont été portées contre moi, il a passé en revue les faits rapportés

dans les procès-verbaux et a conclu que je n’avais rien à me

reprocher. Vous, citoyens intègres, vous avez le devoir de

parvenir à la même conclusion. » L’accusation ne repose sur

aucun élément matériel. J’ai de bonnes chances de me faire

acquitter. Du reste, dois-je craindre plus qu’une simple

condamnation pour complicité ? En fait, la police n’a rien contre

Virginia, si ce n’est les histoires délirantes de Guillaume. Peut-on

la condamner sur des bases aussi fragiles ? Si l’on acquitte

l’accusée principale, les charges contre le prétendu complice

s’effondrent. Je crains hélas de pécher par excès d’optimisme.

Fuir. Mais où. N’avez-vous pas entendu parler du mandat

d’arrêt international ? Abandonner ma langue, ma profession,

mon mode de vie ? Renoncer à mes projets de dictionnaire,

d’œuvre littéraire ? Ne plus pouvoir faire état de mes diplômes ?

Il ne me reste plus qu’environ cinquante mille euros sur mon

compte en banque. Être astreint à des travaux manuels, moi qui

ne suis pas très vigoureux. Et je me vois mal commençant une

carrière de balayeur de rue. Ce n’est pas réaliste. Me réfugier

dans un pays trop primitif pour conclure des traités

d’extradition… Comme le Venezuela. Mais les gens de là-bas ont

la peau cuivrée. Au Mexique, encore plus et mon espagnol est

bien trop européen. Je serais visible comme le nez sur la figure.

Policia. Su pasaporte per favor. Et fuir est un aveu.


466

Ou l’impensable… Me soumettre aux bas instincts de

Giaccaglia ? Devenir son giton. Mais même dans cette

hypothèse, Giaccaglia ne pourra tenir longtemps sa position. Il

n’est pas si indéboulonnable que ça. Si les autorités italiennes lui

mettent la pression… Peut-être a-t-il déjà décidé du moment où il

me livrerait. Le discours qu’il m’a tenu, c’était du délire. Y a-t-il

une once de vérité dans tout ce qu’il m’a dit ? A-t-il seulement

fait valoir mon immunité ? Ah ! j’ai été bien naïf ! La police ne

m’a peut-être relâché que pour des raisons tactiques. La justice

italienne, voilà ma véritable ennemie ! Je n’ai pas une seconde à

perdre. Je peux me faire coffrer à tout moment.

Cette nuit sans sommeil et grosse de soucis a accouché d’une

ferme résolution, que j’ai aussitôt mise à exécution.

Que ma volonté soit faite !

Un soleil d’or en fusion inonde le plateau-repas qu’une

hôtesse dans son joli uniforme vert et bleu vient de me donner.

Le même soleil qui brille depuis des milliards d’années. Le soleil

qui resplendit pour les pionniers qui abandonnent tout pour

commencer une vie nouvelle. Des pionniers qui n’ont pas froid

aux yeux.

Dans quelques heures, je serai dans l’aéroport d’une grande

métropole et, de là, je prendrai un vol pour un pays qui ne

demande pas de visa aux Européens. Ensuite, dissimulé sous une

fausse identité, anonyme dans une grande ville, je me fondrai

dans la population. Quand mes économies seront épuisées, je


467

m’adapterai. Manœuvre ou employé de bureau pour survivre.

J’enchaînerai les petits boulots. Je vivrai seul, plus seul que

jamais, dans la plus glorieuse des solitudes. Je n’ai besoin de

personne.

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