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Dramaturgies, No.

30

Ce livre offre Ève Feuillebois-Pierunek


un panorama des est maître de conférences à
formes théâtrales l’Université de la Sorbonne
– traditionnelles ou nouvelle – Paris 3 et membre

Théâtres d’Asie et d’Orient


de l’UMR 7528 Mondes iranien
modernes – d’Asie et

Théâtres d’Asie et d’Orient : traditions, rencontres, métissages


et indien. Ses recherches portent
d’Orient, du Japon au Maroc sur la littérature persane et
en passant par la Turquie et Israël, la littérature générale
pour la première fois réunies en un et comparée. Traditions, rencontres, métissages
même volume dans une perspective
comparatiste. Deux espaces s’y dessinent, Contributeurs :
d’une part l’Extrême-Orient et l’Inde Liliane Anjo,
où l’art théâtral est une évidence et Lyne Bansat-Boudon, Ève Feuillebois-Pierunek (dir.)
appartient à la « grande » littérature, Guilda Chahverdi,
et d’autre part le Moyen-Orient où son Jean-François Clément,
statut est moins assuré en raison de sa Corinne Contini-Flicker,
Vincent Durand-Dastès,
position mineure dans la hiérarchie des
Batoul Jalabi-Wellnitz,
arts. De même, deux sortes de théâtres

Ève Feuillebois-Pierunek (dir.)


Salime Kamal,
se succèdent, se complètent ou Sonia Sarah Lipsyc,
s’opposent : les formes traditionnelles, Alexandre Messer,
caractérisées par la stylisation et le Mukaddas Mijit,
recours à toute la palette des arts visuels Annie Montaut,
et auditifs, et les formes modernes, Nguyen Phuong Ngoc,
partout inspirées de l’Occident, avec Lily Perlemuter,
plusieurs types d’assimilation. Les articles Gaye Petek,
de ce volume tentent de proposer Cathy Rapin,
une définition interculturelle du théâtre, Virginie Symaniec,
Eva Szily,
d’en distinguer les genres et d’en
Gérard Toffin,
déterminer les fonctions, en partant Simon Tordjman,
de la présentation des différentes Judit Törzsök,
expressions théâtrales traditionnelles. Jean-Jacques Tschudin.
Ils étudient les modalités de rencontre
de celles-ci avec le théâtre occidental,
les métissages ou évolutions qui en
ont résulté, les thématiques et aspects
formels qui ont retenu l’attention
des dramaturges modernes et
contemporains d’Asie.

ISBN 978-90-5201-847-8

P.I.E. Peter Lang P.I.E. Peter Lang


www.peterlang.com
Dramaturgies, No. 30

Ce livre offre Ève Feuillebois-Pierunek


un panorama des est maître de conférences à
formes théâtrales l’Université de la Sorbonne
– traditionnelles ou nouvelle – Paris 3 et membre

Théâtres d’Asie et d’Orient


de l’UMR 7528 Mondes iranien
modernes – d’Asie et

Théâtres d’Asie et d’Orient : traditions, rencontres, métissages


et indien. Ses recherches portent
d’Orient, du Japon au Maroc sur la littérature persane et
en passant par la Turquie et Israël, la littérature générale
pour la première fois réunies en un et comparée. Traditions, rencontres, métissages
même volume dans une perspective
comparatiste. Deux espaces s’y dessinent, Contributeurs :
d’une part l’Extrême-Orient et l’Inde Liliane Anjo,
où l’art théâtral est une évidence et Lyne Bansat-Boudon, Ève Feuillebois-Pierunek (dir.)
appartient à la « grande » littérature, Guilda Chahverdi,
et d’autre part le Moyen-Orient où son Jean-François Clément,
statut est moins assuré en raison de sa Corinne Contini-Flicker,
Vincent Durand-Dastès,
position mineure dans la hiérarchie des
Batoul Jalabi-Wellnitz,
arts. De même, deux sortes de théâtres

Ève Feuillebois-Pierunek (dir.)


Salime Kamal,
se succèdent, se complètent ou Sonia Sarah Lipsyc,
s’opposent : les formes traditionnelles, Alexandre Messer,
caractérisées par la stylisation et le Mukaddas Mijit,
recours à toute la palette des arts visuels Annie Montaut,
et auditifs, et les formes modernes, Nguyen Phuong Ngoc,
partout inspirées de l’Occident, avec Lily Perlemuter,
plusieurs types d’assimilation. Les articles Gaye Petek,
de ce volume tentent de proposer Cathy Rapin,
une définition interculturelle du théâtre, Virginie Symaniec,
Eva Szily,
d’en distinguer les genres et d’en
Gérard Toffin,
déterminer les fonctions, en partant Simon Tordjman,
de la présentation des différentes Judit Törzsök,
expressions théâtrales traditionnelles. Jean-Jacques Tschudin.
Ils étudient les modalités de rencontre
de celles-ci avec le théâtre occidental,
les métissages ou évolutions qui en
ont résulté, les thématiques et aspects
formels qui ont retenu l’attention
des dramaturges modernes et
contemporains d’Asie.

P.I.E. Peter Lang P.I.E. Peter Lang


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Théâtres d’Asie et d’Orient
Traditions, rencontres, métissages

P.I.E. Peter Lang


Bruxelles Bern Berlin Frankfurt am Main New York Oxford Wien
     
DRAMATURGIES
TEXTES, CULTURES ET REPRÉSENTATIONS

Directeur de collection
Marc Maufort, Université Libre de Bruxelles

Comité scientifique
Christopher Balme, University of Munich
Franca Bellarsi, Université Libre de Bruxelles
Judith E. Barlow, State University of New York-Albany
Johan Callens, Vrije Universiteit Brussel
Jean Chothia, Cambridge University
Harry J. Elam, Stanford University
Albert-Reiner Glaap, University of Düsseldorf
André Helbo, Université Libre de Bruxelles
Ric Knowles, University of Guelph
Alain Piette, École d’inter prètes internationaux-Mons
John Stokes, King’s College, University of London
Joanne Tompkins, University of Queensland-Brisbane

Assistante éditoriale
Caroline D E W AGTER, Université Libre de Bruxelles
Ève FEUILLEBOIS-PIERUNEK (dir.)

Théâtres d’Asie et d’Orient


Traditions, rencontres, métissages

Dramaturgies
n° 30
À X. P.

Publié avec l’aide de l’université de la Sorbonne nouvelle – Paris 3,


UMR 7528 Mondes iranien et indien.

Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque


procédé que ce soit, sans le consentement de l’éditeur ou de ses ayants droit,
est illicite. Tous droits réservés.

© P.I.E. Peter Lang S.A.


Éditions scientifiques internationales
Bruxelles, 2012
1 avenue Maurice, B-1050 Bruxelles, Belgique
info@peterlang.com ; www.peterlang.com

ISSN 1376-3199
ISBN 978-90-5201-847-8 (paperback)
ISBN 978­3­0352­6217­9 (eBook)
D/2012/5678/64

Imprimé en Allemagne

Information bibliographique publiée par « Die Deutsche Bibliothek »


« Die Deutsche Bibliothek » répertorie cette publication dans la « Deutsche
Nationalbibliografie » ; les données bibliographiques détaillées sont disponibles
sur le site http://dnb.ddb.de.
Table des matières

Remerciements.....................................................................................11
Introduction. Orient et Occident :
des théâtralités (vraiment) différentes ? ............................................13
Ève Feuillebois-Pierunek
Pérennité et renouvellement du théâtre japonais.
La scène actuelle dans son exceptionnelle diversité ..........................49
Jean-Jacques Tschudin
Théâtre coréen d’hier à aujourd’hui.
Quelques points de repère...................................................................71
Cathy Rapin
Le fantôme d’une belle. Le théâtre chanté
chinois (xiqu 戲曲) au tournant du millénaire ...................................91
Vincent Durand-Dastès
Le théâtre vietnamien. Une rencontre avec
l’Occident dans la première moitié du XXe siècle ............................121
Corinne Contini-Flicker et Nguyen Phuong Ngoc
Jeu théâtral et acte rituel chez les Néwar du Népal.
Une introduction au théâtre néwar ..................................................141
Gérard Toffin
L’Inde et l’impératif théâtral ...........................................................165
Lyne Bansat-Boudon
Le Kathakaḷi. Entre tradition et modernité ....................................193
Eva Szily
Le métathéâtre dans l’Inde classique.
L’exemple de Rāma l’inestimable de Murāri (Xe siècle) ................215
Judit Törzsök
Le théâtre hindi aujourd’hui.
Scénographie des cultures et du langage .........................................233
Annie Montaut
Théâtres de Perse et d’Iran.
Formes originelles et importation occidentale ................................259
Ève Feuillebois-Pierunek
Le théâtre iranien contemporain.
L’émergence d’un espace entre discours et performance ..............281
Liliane Anjo
La renaissance du théâtre afghan ....................................................307
Guilda Chahverdi
Le théâtre ouïgour, hier et aujourd’hui...........................................321
Mukaddas Mijit et Salime Kamal
Théâtre d’Asie centrale.
Traditions et dissidences ...................................................................327
Simon Tordjman
Les écritures théâtrales du Caucase.................................................341
Virginie Symaniec
Panorama du théâtre turc.................................................................361
Ève Feuillebois-Pierunek
Karagöz. Le théâtre d’ombres traditionnel turc.............................381
Gaye Petek
Le théâtre dans le monde arabe .......................................................393
Ève Feuillebois-Pierunek
Chronique d’un jeu annoncé. Le dédoublement
des paramètres énonciatifs dans la pièce Le roi est le roi
du dramaturge syrien Sa‘dallâh Wannûs........................................431
Batoul Jalabi-Wellnitz
Tayeb Saddiki.
Une figure emblématique du théâtre marocain ..............................441
Jean-François Clément
Le théâtre israélien ............................................................................455
Lily Perlemuter
Talmud et théâtre. Genèse d’une réflexion
métaphysique et sociologique sur le théâtre juif .............................469
Sonia Sarah Lipsyc
Goldfaden et Gordin. Les débuts du théâtre yiddish .....................487
Alexandre Messer
Index des noms propres ....................................................................503
Index des œuvres et des spectacles ...................................................531
Index-lexique des notions et termes techniques ..............................557
Notices biographiques .......................................................................579
Remerciements

Je tiens à remercier mon équipe de recherche, l’UMR 7528


« Mondes iranien et indien », pour m’avoir accueillie en délégation
pendant deux ans et m’avoir ainsi permis de mener à bien mes re-
cherches, ainsi que pour sa participation au financement de cette publi-
cation.
Je suis également très reconnaissante envers mon institution de ratta-
chement, l’université de la Sorbonne nouvelle – Paris 3, qui a accueilli
nos réunions et discussions, et envers les collègues et les étudiants qui
ont participé au séminaire thématique transversal à l’origine de cet
ouvrage collectif.
Je remercie M. le Professeur Marc Maufort pour avoir accepté ce
volume dans la collection qu’il dirige et pour les précieux conseils qui
m’ont aidée à améliorer mon introduction.
Introduction
Orient et Occident : des théâtralités
(vraiment) différentes ?

Ève FEUILLEBOIS-PIERUNEK

Université de la Sorbonne nouvelle – Paris 3 et


UMR 7528 Mondes iranien et indien

Ce livre offre au lecteur un panorama des formes théâtrales


– traditionnelles ou modernes – d’Orient, présentées par une équipe de
spécialistes comprenant des chercheurs, mais aussi des personnes issues
du milieu du théâtre. Il s’adresse aussi bien aux étudiants de lettres et
d’art dramatique qu’aux spécialistes des différentes aires culturelles
abordées, et de manière plus générale à toute personne intéressée par le
théâtre. Il propose un voyage d’est en ouest, du Japon au Maroc en
passant par la Turquie et Israël, et combine deux approches complé-
mentaires : des articles synthétiques présentent l’histoire et les princi-
pales caractéristiques d’une tradition théâtrale donnée ; des articles
analytiques approfondissent ces présentations générales en proposant
une réflexion sur une question, un auteur ou une œuvre en particulier ;
quelques contributions, enfin, croisent ses deux approches. Parmi ces
traditions théâtrales, certaines sont relativement connues du grand public
(théâtre sanskrit, opéra chinois, nô japonais, karagöz turc) à cause de
l’engouement qu’elles ont suscité chez les metteurs en scène et théori-
ciens du théâtre occidentaux, tandis que d’autres sont restées l’apanage
des spécialistes (théâtre néwar, ouïghour, centre-asiatique, caucasien,
etc.).
D’emblée, deux territoires se dessinent : d’une part, l’Extrême-
Orient et l’Inde, où l’art théâtral est une évidence, et d’autre part, le
Moyen-Orient, où les choses sont plus complexes. De même, deux
sortes de théâtres se succèdent, se complètent ou s’opposent : les formes
traditionnelles, et les formes modernes, partout inspirées de l’Occident,
avec plusieurs types d’assimilation sur lesquels nous reviendrons.
14 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Mais la toute première question qui se pose concerne la définition du


théâtre. Que comprenons-nous par le mot « théâtre » ? L’usage commun
de ce terme en a éradiqué le contenu historique et contextuel en le
banalisant, et lui a accordé une extension sémantique universelle : il est
aujourd’hui utilisé pour désigner des formes et des pratiques très diver-
sifiées. Or, si certaines civilisations ont accepté sans réticence que leurs
formes spectaculaires soient qualifiées de « théâtre », d’autres y ont vu
une « colonisation conceptuelle » (J.-M. Pradier), certes souvent invo-
lontaire mais néanmoins dommageable, car attribuant à l’Occident
l’invention du théâtre et reléguant les pratiques orientales dans les
limbes du protothéâtre, ou faisant coïncider les débuts du théâtre avec
l’importation du modèle occidental. Alors, existe-t-il une définition sur
laquelle tous les peuples puissent s’accorder ?

I. Qu’est-ce que le théâtre ?


Le Dictionnaire culturel en langue française définit le théâtre
comme étant « un art visant à représenter devant un public, selon des
conventions qui ont varié avec les époques et les civilisations, une suite
d’événements ou action théâtrale où sont engagés des personnages
agissant et parlant ». L’étymologie de ce mot, attesté en français dès
1213, renvoie au latin theatrum qui désigne à la fois le genre de spec-
tacle, le lieu de représentation et le public. Le mot latin dérive lui-même
du grec theatron, « le lieu d’où l’on voit ». Le théâtre est donc un spec-
tacle composé de divers éléments : un texte, des acteurs, un décor, un
metteur en scène, un jeu, des gestes, des paroles récitées ou improvisées,
des spectateurs, etc.
Cette définition s’applique en premier lieu au théâtre occidental, hé-
ritier de la tradition grecque, ainsi qu’au théâtre oriental inspiré de la
tradition occidentale. On en retiendra surtout l’idée de spectacle, car,
comme nous allons le constater, les éléments constitutifs énoncés à la
suite ne font pas partie de la recette de toutes les traditions théâtrales.
La définition « interculturelle de travail » proposée par la World
Encyclopedia of Contemporary Theatre a le mérite d’être plus ouverte et
consciente des difficultés de l’exercice :
Theatre is a created event, usually based on text, executed by live
performers and taking place before an audience in a specially defined
setting. Theatre uses techniques of voice and/or movement to achieve
cognition and/or emotional release through the senses. This event is
generally rehearsed and is usually intended for repetition over a period of
time (WECT, 1998 : V, 9).
Introduction 15

Plus ouverte encore – et donc d’une certaine manière minimaliste –


est la définition proposée par Christian Biet et Christophe Triau (2006)
dans leur gros volume précisément intitulé Qu’est-ce que le théâtre ? :
Le théâtre est d’abord un spectacle, une performance éphémère, la prestation
de comédiens devant des spectateurs qui regardent, un travail corporel, un
exercice vocal et gestuel adressés, le plus souvent dans un lieu particulier et
dans un décor particulier. En cela, il n’est pas nécessairement lié à un texte
préalablement écrit, et ne donne pas nécessairement lieu à la publication
d’un écrit (Biet et Triau, 2006 : 7).
On en retiendra deux choses : d’une part, la seule certitude quant au
théâtre est sa qualité de spectacle ; d’autre part, l’insistance sur la rela-
tion – présente ou absente – à un texte révèle un questionnement, qui,
nous le verrons, est spécifique à une certaine tradition occidentale.
Lorsque l’on aborde pour la première fois les théâtres orientaux,
grande est la tentation de les comparer avec le théâtre occidental pour ne
relever que les différences qui sautent aux yeux du lecteur moderne. Il
faudrait cependant s’entendre sur ce que nous entendons par « théâtre
occidental ». Celui-ci est loin d’être monolithique : il a connu au cours
de son histoire des transformations révolutionnaires, si l’on pense à la
distance qui sépare le théâtre antique du théâtre classique, ou les pièces
religieuses médiévales du drame romantique ; il présente à l’époque
moderne un foisonnement de courants différents qui révèlent une remise
en question de toutes les théories théâtrales et de tous les modèles
précédents. C’est d’ailleurs un point de divergence avec les théâtres
d’Orient prémodernes, où la puissance de la tradition a généralement
limité les innovations.
Or force est de constater que, pour le non-spécialiste français,
l’appellation très réductrice de « théâtre occidental » évoque surtout
deux moments de son histoire : le théâtre grec et l’âge classique, géné-
ralement abordés de manière assez superficielle durant le cursus sco-
laire. Quant à l’amateur familiarisé avec les grands courants de la scène
contemporaine, il est à parier qu’il aura découvert l’Orient à travers des
formes métissées qui lui auront communiqué, en même temps que le
goût de l’exotisme, un sentiment de familiarité. Je m’efforcerai ici de
présenter les principales caractéristiques des théâtres décrits dans ce
volume tout en les comparant avec différents courants du théâtre occi-
dental, afin de souligner les divergences, mais aussi les convergences,
entre ces différentes traditions.

II. Les formes traditionnelles : un art total et stylisé


Tout théâtre ne s’appuie pas sur un texte, de même que tout texte
théâtral ne donne pas forcément lieu à une représentation. Pourtant
16 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

l’Occident a longtemps – d’Aristote jusqu’à la fin du XIXe siècle – pensé


la représentation comme un accident du texte : le texte constituait
l’élément premier et le contenu essentiel de l’art dramatique ; le spec-
tacle ne venait qu’après et on le jugeait en fonction de sa fidélité au
texte ; la représentation l’enrichissait sur le plan esthétique, mais
n’apportait rien de nouveau sur le plan sémantique. Ce n’est qu’assez
récemment que la scène est passée au premier plan, le texte ayant dé-
sormais besoin d’être interprété, déchiffré, révélé, explicité et complété
par d’autres signes. Ce « texte troué » (A. Ubersfeld) s’apparente à une
partition : on ne peut saisir tout son sens et goûter toute sa beauté que
lorsqu’il est joué de façon adéquate. Le théâtre est maintenant considéré
comme une pratique artistique à part entière, et non plus une succursale
de la littérature. Le théâtre est à la fois un art du langage (comme la
poésie et le roman) et un art du spectacle (comme le cirque, la danse, le
concert).
Contrairement à ce qui s’est passé en Occident, les formes théâtrales
traditionnelles d’Orient n’ont jamais accordé la prépondérance au texte,
lorsque celui-ci existait. Le théâtre classique japonais repose sur la
performance de l’acteur-danseur-récitant et non sur le texte : le livret,
lorsqu’il existe comme dans le nô, est un élément du spectacle et
n’accède pas au statut de production littéraire autonome (Tschudin)1.
Les « textes » de la tradition théâtrale coréenne sont transmis oralement
et considérés comme inférieurs à la littérature savante écrite (Rapin).
Dans le théâtre chinois, le texte n’a pas une importance primordiale,
même s’il est parfois composé par des lettrés de grand talent : il est
librement adapté pour servir l’ensemble, composé de technique théâ-
trale, de chant, de musique, de danse et de gestes stylisés, de costumes et
de styles de récitation stéréotypés (Pimpaneau, 2009). Il en est de même
pour le tuồng vietnamien.
La situation est un peu différente en ce qui concerne le théâtre sans-
krit d’Inde : les textes y sont des chefs-d’œuvre littéraires combinant
sanskrit et prakrits, vers et prose. Un préjugé contemporain en Inde et en
Occident veut que ce théâtre ne soit pas représentable en raison de sa
longueur, de sa complexité, de la préciosité du style. Lyne Bansat-
Boudon a énuméré les preuves de sa vocation scénique dans son Intro-
duction au Théâtre de l’Inde ancienne (2006 : XXXVII sqq.). Loin de
donner la primauté au texte, aussi beau soit-il, le théâtre sanskrit est un
art total associant récitation, danse, chant et mimique : le texte est écrit
pour être joué et ne développe pleinement ses potentialités que dans le
1
Les noms des auteurs entre parenthèses renvoient à leurs articles dans ce
volume, articles dans lesquels sont développées les idées évoquées dans
l’introduction.
Introduction 17

cadre de la performance. Il est inséparable du vocabulaire plastique des


gestes, caractéristique qu’il partage avec le katakhali (Szily). Dans les
pays de la sphère d’influence indienne – Cambodge, Thaïlande,
Malaisie, Népal – paroles et chants sont de libres adaptations de grands
textes littéraires (Ramayana ou Jataka), ou relèvent de la tradition
populaire (légendes et contes), la performance – et notamment la choré-
graphie – primant sur les dialogues.
Si les traditions théâtrales de l’Extrême-Orient disposent le plus sou-
vent d’un texte, celles du Moyen-Orient ne relèvent pas, le plus souvent,
d’une poésie dramatique véritable, mais de diverses formes de spec-
tacles hétérogènes. D’essence populaire, elles tirent leurs sources de
traditions orales et donnent la primauté à la représentation.
L’improvisation et l’imitation y sont reines. Très souvent le texte est
totalement absent. Lorsqu’il existe, il sert de canevas librement inter-
prété par les acteurs. Ainsi en va-t-il pour le karagöz et l’ortaoyunu
turcs, le ruhowzi persan, la farce centre-asiatique, la maskhara arabe, et
la plupart des spectacles traditionnels du Maghreb. Le récit mimé ou
drame narratif (naqqâli persan, hikoïa centre-asiatique, meddah turc,
guwal ou halqa arabe) constitue un cas à part : il s’appuie le plus sou-
vent sur un texte écrit, littéraire ou semi-littéraire, en prose ou en vers.
Cependant tout l’art du conteur réside dans sa capacité à faire vivre le
texte par l’intonation, la gestuelle, le mime. La ta‘ziye dispose égale-
ment d’un texte écrit, lu ou déclamé par les acteurs ; il s’agit moins d’un
livret que de listes de répliques regroupées par rôle.
Il semble donc y avoir ici une différence significative entre le théâtre
d’Orient et le théâtre d’Occident. Pourtant, si nous en revenons au
théâtre grec, la situation est loin d’être aussi tranchée. Le monde grec a
connu à l’origine plusieurs types de spectacles d’essence théâtrale : des
représentations chorales (chœurs de femmes accompagnés de danses et
d’acrobaties dès la 1re moitié du IIe millénaire), des thrènes en l’honneur
des morts, des danses costumées et masquées, et des déclamations de
poèmes épiques (dès le VIIIe siècle). Dans tous ces genres, le jeu drama-
tique est essentiel. Lorsqu’à partir du Ve siècle, les dionysies deviennent
des phénomènes urbains et accueillent un festival de dithyrambes,
chants chorals mi-religieux, mi-littéraires en l’honneur de Dionysos, le
rite, la musique et la danse en sont des éléments inséparables.
La première tragédie est un genre polymorphe absorbant toutes les
formes de chant grec. Une fois consacré, le théâtre s’installe sur un
terrain consacré à Dionysos et de grands poètes lui donnent sa forme
adulte. Dès 486, elle se divise en trois formes : la tragédie, la comédie et
le genre satirique. Ce théâtre grec, essentiellement festif, est le résultat
d’une synthèse entre la poésie, la musique et la danse. Cette union
(choreia) prône l’égalité absolue de ces divers langages. La parole y est
18 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

versifiée et accompagnée de musique dont le rythme est calqué sur le


mètre poétique. La danse et la pantomime sont codifiées et peuvent être
« lues » par les spectateurs comme un texte. Le chœur, expression de la
collectivité, dialogue avec l’acteur (Bertrand et al., 1996 : 14-22).
Presque un siècle après la fin de l’époque de la grande tragédie
grecque, Aristote s’exprime sur le théâtre grec dans la Poétique. La-
cunaire et désordonné, jamais mis en forme par son auteur, ce traité a
dérouté les théoriciens et nourri bien des polémiques. Par exemple, la
position du philosophe sur l’importance respective du texte et du spec-
tacle n’est pas sans ambiguïté. Il semble, certes, négliger l’art de la
scène :
Quant au spectacle, qui exerce la plus grande séduction, il est totalement
étranger à l’art et n’a rien à voir avec la poétique, car la tragédie réalise sa
finalité même sans concours et sans acteurs (Poétique, chap. 6).
Néanmoins, le spectacle est l’un des six éléments constitutifs de la
pièce de théâtre, et c’est l’un des aspects qui confèrent à la tragédie sa
supériorité sur l’épopée :
Elle [la tragédie] a tout ce qu’a l’épopée, avec en plus, et ce n’est pas un
élément négligeable, la musique et tout ce qui relève du spectacle, d’où
naissent les plaisirs les plus vifs (Poétique, chap. 26).
Par conséquent, l’auteur dramatique doit tenir compte du spectacle
dès le stade de l’écriture en s’imaginant les histoires comme si elles
étaient jouées sous ses yeux (Poétique, chap. 17). C’est le spectateur qui
est le seul juge de la qualité d’une pièce. N’est-ce pas là un aveu de
l’importance fondamentale du spectacle au théâtre ? Dans la Poétique,
Aristote hésite donc, réagissant tantôt en théoricien de la littérature,
tantôt en spectateur. Et de cette hésitation naîtront, en Occident, divers
regards sur le théâtre, privilégiant tantôt le texte, tantôt le spectacle
(Hubert, 1998 : 39-41).
Venons-en maintenant au jeu théâtral, « la manière dont un acteur
remplit son rôle » (Littré). L’interprétation se compose de la voix et du
geste dans des proportions variables selon les époques et les civilisa-
tions. Par excellence genre de la parole, le théâtre charrie des modes de
parole multiples, récits, dialogues, monologues, chants alternés, adresses
au public. Le langage théâtral est un discours sous-tendu par une double
énonciation-destination, puisqu’il s’adresse simultanément à un desti-
nataire direct, le personnage interlocuteur, et à un destinataire indirect,
le récepteur-spectateur. Forme hybride, écrite pour être dite mais pré-
sentant un double écart par rapport à la langue parlée et par rapport à la
langue écrite, il mêle prose et poésie, langue littéraire et dialectale
(David, 1995 : 98-101).
Introduction 19

Le discours peut être parlé ou chanté. Les théâtres traditionnels


orientaux sont des théâtres « chantés », le théâtre « parlé » étant le
résultat d’une importation occidentale. La musique y joue donc un rôle
fondamental : pas de représentation sans orchestre et/ou sans chœur,
lesquels font partie intégrante et indispensable du spectacle. A contrario,
le théâtre occidental s’est émancipé de ses composantes non verbales à
partir de la fin du XVIe siècle, ne restant musical que dans les limites de
certaines formes (opéra, mélodrame) ou utilisant la musique comme
« paysage auditif » (Stanislavski).
Si certaines formes de théâtre (pantomime, danse) peuvent se passer
de la parole, aucune ne peut se dispenser de la gestuelle. Les gestes
peuvent être expressifs, descriptifs ou symboliques. Dans le théâtre
occidental, le geste est traditionnellement expressif, qu’il soit imposé
par la situation ou qu’il traduise le caractère ou les sentiments des
personnages. Le geste descriptif relève de l’art du mime presque partout
présent dans le territoire étudié ici. Le théâtre oriental est fréquemment
fondé sur un ensemble de gestes symboliques qui forment un code
accessible au public averti ; le geste est alors privilégié par rapport au
texte ; il constitue en soi un langage dont le spectateur doit connaître les
nuances. Ce type de gestuelle est typique de nombreux théâtres extrême-
orientaux : opéra chinois, nô, kabuki, kathakali. De nombreux metteurs
en scène occidentaux (Mnouchkine, Brook) vont chercher dans ce mode
d’expression un moyen de renouveler leur théâtre (David, 1995 : 171).
La danse est également très présente dans les théâtres orientaux :
« opéra » chinois, bugaku japonais, tuồng et chèo vietnamiens, danses
cambodgiennes, danse masquée thaïlandaise (khôn), mak yang de
Malaisie, danses bouddhistes du Népal, Kathakali du Kérala, etc.
Les théâtres traditionnels d’Orient relèvent donc d’un art total, qui a
suscité l’admiration des praticiens contemporains du théâtre occidental,
les incitant à créer à leur tour des spectacles sollicitant tous les sens.
Dans L’Histoire des spectacles qu’il dirige en 1965, les propos de Guy
Dumur attestent cette volonté occidentale d’élargir la définition du
théâtre :
Phénomène complexe de culture, le théâtre a eu et conserve l’ambition
d’unir tous les arts en un seul : poésie et littérature, architecture, sculpture et
peinture, musique, en leur ajoutant les moyens d’expression qui lui sont
propres : la diction, le chant, le geste, le mime, la danse, les éclairages, le
maquillage ou le masque et tout ce qui constitue l’art de la « mise en scène »
(Dumur, 1965 : XI).
Spectacle, le théâtre est la représentation d’une action imaginaire. Le
concept de mimèsis (« imitation de la réalité ») est au cœur de toute
réflexion sur le théâtre. Cette notion a été comprise de diverses ma-
nières. Dans la République, Platon la présente comme « l’image d’une
20 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

image », soit le reflet dégradé du monde sensible. La poésie est factice


et mensongère : elle crée une situation d’énonciation illusoire qui vient
doubler le réel. Aristote prend le contrepied de ce jugement dépréciatif :
la mimèsis n’est pas une dégradation du réel, mais une idéalisation qui
rassemble en elle tous les possibles et tend vers la généralité. En réalité,
Aristote distingue, dans la Physique, deux modes de mimèsis : d’une
part, l’art mène à son terme ce que la nature est incapable d’œuvrer,
d’autre part, il se contente d’imiter. Le premier type est créateur,
puisque, se substituant à la nature, il mène à son terme le processus de
création (Hubert, 1998 : 9-10). Le théâtre ne double donc pas le monde,
il est surréel et renvoie à une intériorité.
Le théâtre oscille, à toutes les époques, entre ces deux modes de mi-
mèsis, entre réalisme et stylisation. Il est, à l’origine, toujours stylisé,
tant en Orient qu’en Occident. Les grandes dramaturgies orientales ne
cherchent pas à créer une illusion réaliste. Le caractère fictif des événe-
ments présentés est constamment rappelé ; le jeu stylisé des acteurs
souligne les conventions ; la symbolique des gestes, du maquillage, des
costumes, est extrêmement codifiée et constitue un langage muet
(Hubert, 1998 : 208). Le drame sanskrit se veut plus qu’imitation du
monde : il en est la célébration, l’exaltation. Il n’est pas réaliste, mais
« surréaliste », renvoyant à une réalité supérieure que le poète perçoit
au-delà des apparences (Bansat-Boudon, 2006 : XXV-XXVI). De même,
le théâtre chinois repose sur l’élaboration d’un univers scénique qui ne
copie pas la réalité mais en donne un équivalent à la fois très artificiel et
plus puissant que toute imitation du réel. Cet univers théâtral, où tous les
éléments sont soumis à des règles strictes, est à l’opposé du réalisme
(Pimpaneau, Universalis, 2009). Quant au nô japonais, non seulement il
ne copie pas la réalité, mais dans la plupart des cas, il relève d’une
conception « onirique » du drame : le spectateur assiste à l’« appa-
rition » d’un personnage qui se raconte et l’emmène hors du temps et de
l’espace, là où le monde des vivants et des morts, des dieux, des
bouddhas et des hommes, se rencontrent, là où le passé et le présent
s’interpénètrent (Wasserman, 2009). La ta‘ziye est la représentation
symbolique du drame de la mort de l’imam Hoseyn à Kerbela, où les
conventions sont fortement soulignées par les couleurs, les accessoires,
la récitation, la gestuelle et l’espace scénique. Assister à une ta‘ziye, ce
n’est pas assister à un spectacle, mais être présent aux côtés de l’imam à
Kerbela, souffrir avec lui, pleurer sa mort et espérer son retour, c’est
accéder à un niveau de réalité qui nous est habituellement inconnu en ce
monde. Les diverses formes de marionnettes, présentes du Japon à la
Turquie, relèvent également de la stylisation, cette fois imposée par
l’économie de moyens et l’exigence de clarté.
Introduction 21

Si cet élément semble une constante de l’art oriental, la scène occi-


dentale est, quant à elle, passée par une série de métamorphoses, de la
stylisation au réalisme. Art total, le théâtre grec était également un art
stylisé : la musique, qui accompagnait constamment la parole, était
codifiée par une grammaire de modes musicaux, et les effets relevaient
le plus souvent de l’ordre de la convention ; les acteurs étaient masqués,
ce qui dissimulait l’expressivité de leur visage et rendait leur voix
caverneuse tout en permettant une identification rapide du personnage ;
leurs costumes étaient irréels et symboliques ; les pas de danse, la
gestuelle, le décor, les couleurs étaient codifiés (Bernard et al., 1996 :
21-22).
Au Moyen Âge, le principe de la manifestation du Verbe divin donne
son fondement philosophique au théâtre : tout objet, tout personnage,
tout événement se trouve investi d’une pluralité de sens (religieux,
moral, philosophique). L’allégorisation systématique fait du protago-
niste, même fortement individualisé, une représentation de l’Homme en
général et de sa tragédie, le drame de toute existence humaine livrée aux
passions destructrices. Le décor est schématique : une branche feuillue
figure le paradis, une table et une chaise représentent une maison, un
siège devient un trône dans un palais. Le spectateur par son imagination
participative crée l’illusion. Celle-ci est renforcée par des effets spéciaux
réalistes mais naïfs, dont l’utilisation devient de plus en plus fréquente à
la fin de la période médiévale (Bertrand, 1996 : 75, 82).
À la Renaissance, le réalisme devient de plus en plus important dans
les mystères et les miracles au détriment de l’édification, le théâtre
antique est redécouvert, et la tragédie fait l’objet d’une réflexion théo-
rique qui la transforme en miroir de la vie humaine à but didactique et
édifiant, tandis que l’actualité et la politique font leur entrée au théâtre.
L’Âge baroque fait de l’existence une métaphore du théâtre, conférant à
ce dernier une signification philosophique et métaphysique : le théâtre
est l’image même de la vie, qui n’est qu’une comédie où il faut jouer
son rôle, une illusion où se confondent rêve et réalité, vrai et faux.
Le souci de la vraisemblance caractérise le classicisme, et le réalisme
s’affirme plus fortement encore avec le drame, de Diderot à Zola en
passant par Ibsen, Strindberg et Tchékhov. Le réalisme scénique
culmine avec le naturalisme qui accorde une grande importance aux
conditions de la représentation, décor, costumes, mise en scène et jeu,
qui permettent de traduire la vérité psychologique. Le réalisme ne
concerne donc qu’une période limitée de l’histoire du théâtre occidental,
de la Renaissance au naturalisme. Dès la dernière décennie du
e e
XIX siècle, le mouvement s’inverse. Au XX siècle, auteurs dramatiques,
metteurs en scène et acteurs remettent en question la mimèsis, soit pour
confondre le théâtre avec la vie, dans des tentatives extrêmes comme
22 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

celle d’Artaud, soit pour faire de la scène, qu’ils démystifient en affi-


chant les conventions, un lieu métaphorique (Hubert, 1998 : 254). Deux
influences très différentes ont contribué à la transformation de la scène
occidentale, le rêve wagnérien d’un drame total où se mêlent tous les
arts, et la découverte de la stylisation des théâtres orientaux.

III. Acteurs, personnages, lieux, publics :


les facteurs d’une diversité
Les acteurs représentent sur scène des personnages par la voix, le
geste et le mouvement. Le personnage désigne « une personne fictive
mise en action dans un ouvrage dramatique » (Littré). En Occident, le
personnage est, sur le plan historique, un individu sorti d’un personnage
collectif, le chœur. Thespis ou Phrynichos inventèrent le premier acteur,
transformant le récit en imitation ; Eschyle porta à deux le nombre des
acteurs et Sophocle en ajouta un troisième. Chacun d’entre eux inter-
prétait trois ou quatre rôles. Le personnage occidental fonctionne assez
longtemps sur le principe des emplois et des types qui sont en nombre
restreint (jeune premier, amoureuse, père noble, serviteur, soubrette). À
partir du romantisme, on cherche à mettre en scène des individus, des
gens réels. Avec le symbolisme, puis les différentes révolutions théâ-
trales du XXe siècle, la scène subit l’influence directe de la crise
d’identité de l’individu face à la machine sociale (Zaragoza, 2005 : 449
sqq.). Par exemple, le théâtre de l’Absurde crée des personnages em-
blématiques, sans équivalents dans la réalité et non caractérisés : sans
nom, sans passé, ils n’agissent pas ou très peu, figés dans une régression
qui est négation de la vie et marche vers la mort.
L’art de l’acteur connaît également une évolution diversifiée en
Occident : incarnation de plusieurs personnages et codification aux
débuts du théâtre grec, disciplines de la chironomie (jeu de main) et de
l’orchestique (jeu du corps) du théâtre romain, polyvalence des acteurs
et recours à la complicité du public dans le théâtre médiéval, jeu statique
et emphatique du théâtre classique, réalisme et naturel maîtrisé dans le
drame bourgeois, exigence d’authenticité et refus du mimétisme chez
Stanislavski, abstraction du jeu scénique chez Meyerhold. Avec Craig et
son concept de la « sur-marionnette », l’acteur, dont la personne s’était
peu à peu affirmée, s’efface, n’étant plus qu’un signe parmi d’autres,
une silhouette impassible, s’exprimant par gestes symboliques, « ne
rivalisant pas avec la vie, mais allant au-delà ». Retour à la stylisation et
au symbolisme. Ceci peut aller jusqu’au refus de l’acteur : fasciné par le
théâtre balinais, Artaud estime qu’une figurine pourrait avoir sur le
spectateur une force magique plus grande que l’acteur en chair et en os.
Introduction 23

En Orient, le chœur est resté un élément important du théâtre,


l’action ou la danse étant ponctuée d’interventions du chœur accompa-
gné d’un orchestre, comme par exemple au Cambodge ou en Thaïlande,
ou encore dans le théâtre sanskrit ou les spectacles populaires du
Maghreb. Le chant, individuel ou collectif, est d’ailleurs plus fréquent
que la déclamation, ce qui justifie la qualification de « théâtre chanté »
en Chine, Corée, Vietnam. Lorsque déclamation il y a, elle adopte un
style bien particulier qui n’a rien de naturel mais dont le caractère
stéréotypé même constitue une information sur le personnage : dans la
ta‘ziye, les personnages positifs, vêtus de vert, chantent d’une voix
mélodieuse et tragique, tandis que les personnages négatifs, vêtus de
rouge, déclament sur un ton irrité ; dans le ruhowzi persan ou la farce
arabe, l’esclave noir ou le juif parlent avec un accent particulier qui les
rend immédiatement reconnaissables, tandis que les provinciaux sont
caractérisés par leurs dialectes locaux ; dans le karagöz, les deux princi-
paux personnages incarnent par leur diction deux mondes opposés, le
monde rural anatolien un peu rugueux et la bourgeoisie citadine aisée et
cultivée (Feuillebois-Pierunek, Petek).
Nombre de théâtres d’Extrême-Orient sont des théâtres masqués : les
personnages sont représentés par des masques qui sont des formes vides,
en attente d’être habitées, animées par les acteurs. Dans la tradition
chinoise, les masques renvoient à des « types », aux mouvements et à la
voix spécifiques, que l’on peut regrouper en quatre grandes catégories :
personnages masculins, personnages féminins, visages peints et clowns
(Durand-Dastès). Dans le théâtre nô, les personnages renvoient à des
types sociaux et non à des individus. Le personnage principal (shite)
porte un costume de soie aux couleurs vives et un masque de bois laqué
exprimant une absence et non une présence, tandis que son second
(waki) non masqué et vêtu de couleurs neutres marque l’ancrage dans
une réalité plus tangible (Sieffert, 2009). Une variante du masque est le
maquillage marqué au point de faire disparaître toute expression indivi-
duelle, comme dans le kathakali (Szily).
Même non masqués, les personnages sont des types, plus ou moins
nombreux et définis selon les traditions, des quarante-huit types du
théâtre sanskrit (héros noble, rival amoureux, bouffon, brahmane, roi,
ministre, brahmane, héroïne, confidente, reine, épouse secondaire,
duègne, entremetteuse, suivante, courtisane, etc.) à la demi-douzaine de
protagonistes des farces persane, arabe, turque ou centre-asiatique
(chauve, esclave noir, maître, dame, juif, épicier, etc.). Les marionnettes
et ombres représentent également des types humains ou sociaux bien
déterminés. Les personnages individualisés et détenteurs d’une profon-
deur psychologique n’apparaissent que dans les théâtres modernes,
comme une importation occidentale.
24 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Si la stylisation des personnages apparaît comme une constante, la


formation et le statut des acteurs, ainsi que les attentes à l’égard de leur
jeu, varient beaucoup selon le lieu, l’époque et le genre théâtral. Les
artistes chinois subissent très jeunes un long et pénible entraînement
physique et vocal ; leurs qualités les destinent à une catégorie de per-
sonnage dans laquelle ils se spécialisent ; leur physique est peu impor-
tant et ils jouent indifféremment des rôles masculins et féminins ; ils ne
doivent surtout pas innover, mais plutôt élever à la perfection la tech-
nique théâtrale prescrite. En dépit de cette haute professionnalisation et
de l’admiration que suscite leur jeu, ils ne jouissent pas d’une grande
considération sociale (Durand-Dastès).
Les acteurs du théâtre sanskrit sont également issus de castes mépri-
sées, même si leur situation varie considérablement selon qu’ils appar-
tiennent à des troupes itinérantes et sans patronage, ou sont attachés à
une cour ou un temple et proches des grands. Attachés à leur rôle et des
deux sexes, ils doivent se caractériser par un physique avenant, une
gestuelle gracieuse et pleine de dignité. La performance exige de nom-
breux talents (danse, chant, mime) et connaissances (d’après le
Natyasastra, « les instruments de musique, les traités techniques, les
nombreux dialectes, l’art de gouverner, le commerce des courtisanes, les
ouvrages sur la poétique, les allures, les façons, la rhétorique, le jeu
dramatique, les arts industriels, la métrique, les planètes, le zodiaque
lunaire, le parler local, la terre, les contrées, les pays, les montagnes, les
habitants, l’histoire ancienne, les généalogies royales »), ainsi qu’une
certaine sensibilité leur permettant de communiquer les sentiments
(rasa) à leur public (Bansat-Boudon).
Le théâtre rituel néwar du Népal est généralement joué par des
hommes non professionnels appartenant à des associations à admission
héréditaire, et interdit aux femmes et aux castes considérées comme
impures (Toffin). En Iran, le ruhowzi est joué par des troupes itinérantes
de musiciens et danseurs professionnels des deux sexes, plutôt mal vus
et soupçonnés d’inconduite, alors que la ta‘ziye est portée à la scène par
des hommes non professionnels et simples chantres de leurs rôles,
auxquels elle apporte respect et considération du fait de leur participa-
tion à la représentation. En dépit de la diversité des situations, il semble
que la présence de femmes attire assez systématiquement sur les troupes
mixtes les soupçons d’immoralité et le mépris.
De même, l’espace investi pour la représentation est caractérisé par
la diversité. Le Japon dispose de lieux dédiés et équipés pour chaque
type de spectacle, alors que le théâtre coréen s’est longtemps joué dans
des lieux publics et n’a bénéficié d’une salle dédiée qu’à partir du
e
XIX siècle, avant de réinvestir l’espace public dans les années 1970. Les
spectacles traditionnels se tiennent généralement dans trois types de
Introduction 25

lieux, en fonction de leur caractère et de leur public : les cours princières


et palais, les temples et lieux de culte, et enfin les rues et places de
villages. Ainsi au Vietnam, le tuồng « aristocratique » se donne à la
cour, tandis que le chèo populaire est joué sur les places de village. Il
arrive qu’une tradition change de lieu : le théâtre birman investit les
pagodes au IXe siècle, avant de se déplacer au palais à partir du
e e
XI siècle, puis de descendre dans les rues au XIII siècle. Le théâtre
sanskrit se produit dans les salles de danse et de musique des palais et
des temples, investissant un rectangle fermé sur l’un des petits côtés par
une scène en bois, décorée de tableaux et munie d’une toile de fond. Le
décor est minimal, le moment et le lieu étant évoqués par la description
orale ou la mimique et quelques accessoires apportés par les acteurs.
Quant au public, il se répartit dans l’espace par métiers ou castes, les
étrangers et les basses castes étant exclus. D’ailleurs, la langue savante
et les règles élaborées de ce théâtre ne peuvent être pleinement goûtées
que par une élite cultivée (Renou, 2009). Le théâtre néwar, au contraire,
se tient en plein air sur des estrades en pierre devant les temples et les
palais et aux carrefours, et s’adresse à tous (Toffin). La comédie tradi-
tionnelle iranienne est jouée dans la maison des particuliers sur des
planches posées sur le bassin central de la cour des grandes demeures.
Le décor, les costumes et le maquillage y sont minimalistes. La charge
subversive des spectacles et la présence de femmes imposent ce confi-
nement dans l’espace domestique.
En Occident, l’organisation de l’espace a beaucoup varié. Les spec-
tateurs grecs étaient assis sur des gradins disposés en demi-cercle ou en
rectangle, tandis que le chœur occupait l’orchestre, faisant le lien entre
spectateurs et acteurs, et que les personnages évoluaient sur la scène,
adossée à un mur surmonté d’un balcon, lieu d’apparition des dieux. Le
théâtre romain s’en inspire, avec des évolutions importantes : il n’est
plus situé dans l’enceinte sacrée d’un sanctuaire, mais dans l’espace
politique et militaire ; il tend à devenir un espace clos coupé de
l’extérieur par le mur de scène et le velum tendu au-dessus de
l’assistance pour l’abriter du soleil ; le rapport salle/scène se modifie, les
gradins faisant face à la scène au lieu de l’entourer et le chœur perdant
son rôle d’intermédiaire entre public et acteurs (Humbert, 2005 : 20-21).
Le Moyen Âge ne bâtit pas de lieux dédiés mais théâtralise les espaces :
églises, places, tavernes. Il se contente d’un échafaud de bois surmonté
de galeries avec des loges diversement décorées dans lesquelles l’action
se déplace tour à tour. À partir de la moitié du XVIIe siècle, une révolu-
tion architecturale venue d’Italie va s’imposer partout en Europe : une
salle composée d’étages de loges disposées en fer à cheval et une scène
avec décor en perspective, construit à partir d’un point unique situé en
face de la scène, l’œil du prince. Celle-ci marque l’apparition d’une
nouvelle conception de l’illusion, l’imitation du réel étant désormais
26 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

préférée aux symboles (Souiller, 2005 : 50 sqq.). Au XVIIIe, la rupture


entre la scène et la salle est consommée : le concept du « quatrième
mur », forgé par Diderot, recommande au comédien d’oublier la pré-
sence du spectateur dans une exigence de réalisme ; cette clôture qui
sépare la scène et la salle se matérialise avec l’apparition d’un rideau et
se radicalise à partir de 1759 lorsque les banquettes latérales sont sup-
primées. Certains courants du XXe siècle (le théâtre « pauvre » de
Grotowski) se sont efforcés d’abolir cette fracture entre la scène et la
salle, que les théâtres orientaux n’ont jamais connue de façon aussi
appuyée.

IV. Genres et fonctions des théâtres traditionnels


Beaucoup de traditions théâtrales asiatiques comportent des aspects
rituels marqués, ce qui pourrait conforter certaines thèses selon les-
quelles le théâtre se serait développé sur la base de rituels comportant
des chants, des danses, des masques. La question a été synthétisée par
Jean Calmard dans le Dictionnaire encyclopédique du théâtre (Corvin,
2008 : 1172 sqq.). Certains spécialistes, comme Gustave Cohen, ont
affirmé que toute religion était spontanément génératrice de drame et
que tout culte prenait volontiers un aspect théâtral : le culte de Dionysos
domine l’origine du théâtre grec ; le mystère médiéval est un théâtre
rituel. Ethnologues et folkloristes ont confirmé par leurs travaux, dès le
e
XIX siècle, le caractère théâtrogène des rituels. Deux grands types de
spectacles rituels coexistent selon Schipper : le drame divin, qui repro-
duit la naissance, la mort et la résurrection du dieu, et la fête, qui est
communication du peuple avec son Dieu à travers des invocations, des
offrandes et des prières (Dumur, 1965 : 79).
Les rites et les mythes agraires, qui appartiennent à la première caté-
gorie, ont été de grands pourvoyeurs de formes dramatiques proches du
théâtre. Ainsi les premières formes de théâtre de l’Iran préislamique
naissent de la dramatisation de la relation de l’homme avec la nature et
les divinités (rites de fertilité, Cavalcade de l’Imberbe, Meurtre de
Siyâvosh). Les jeux paysans anatoliens sont une survivance des cultes
agraires où le Dieu de la végétation meurt chaque automne pour ressus-
citer chaque printemps. Ce type de rites était répandu dans tout le
Moyen-Orient. James Frazer a étudié le motif du dieu qui meurt et les
rites qui lui sont associés dans l’Antiquité et il en a conclu que les rites
cycliques annuels avaient été à l’origine du théâtre (The Golden Bough,
1907-1915).
William Ridgeway voit l’origine du théâtre dans les rites funéraires,
et celle de l’acteur dans le médium (Dramas and Dramatic Dances of
Non-European Races, 1915). Pour E.T. Kirby, c’est la transe chama-
nique qui fournit le point de départ du théâtre rituel qu’il appelle « ur-
Introduction 27

theatre » ou « prototheatre », la cérémonie de guérison chamanique et la


relation patient/officiant évoluant vers des séances plus élaborées deve-
nant des spectacles dont l’élément fonctionnel a disparu (Ur-Drama :
the Origins of the Theatre, 1975). En Corée, le théâtre traditionnel est lié
au chamanisme et consiste en cérémonies sacrées offertes aux dieux.
Les marionnettes birmanes (yoke thay thabin) sont inspirées du culte des
esprits (nat), syncrétisé avec le bouddhisme. En Malaisie, la danse putri
est un rite médiumnique propitiatoire et conjuratoire. En Indonésie, le
barong de Bali est une transe collective des danseurs aux effets cathar-
tiques.
Le deuxième type de théâtre rituel, la fête, est illustré par les céré-
monies théâtrales maghrébines, les pourimspiels du monde juif, la
ta‘ziye chiite, le kagura japonais, les théâtres d’ombres malaisien et
indonésien, le lha-mo tibétain, le dyâ pyâkhâ népalais, la célébration des
fêtes annuelles des temples en Inde.
Au fur et à mesure que l’on découvrait les traditions théâtrales du
monde, la diversité des cultures et des phénomènes socioreligieux a
entraîné des divergences d’appréciation sur le degré de théâtralité de ces
manifestations. Le théâtre rituel est souvent classé parmi les « spectacles
de participation », et défini en termes de « proto », « para » ou
« pré »théâtre (Schaeffner). On a parfois du mal à distinguer entre rituel
dramatisé et drame rituel comportant personnification et contenu narra-
tif, surtout lorsqu’il s’agit de formes demeurant vivantes et fortement
liées à la religion. La ta‘ziye est-elle un rituel dramatisé ou une sorte de
théâtre religieux ? Le dya pyakha népalais peut-il vraiment être consi-
déré comme du théâtre ? Le spectacle didactique et édifiant présenté
dans la cour des monastères tibétains relève-t-il du théâtre ? Le théâtre
sanskrit est-il rituel ? (Törzsök, Bansat-Boudon)
Le degré de participation du public est un bon indicateur du caractère
sacré et rituel d’une performance. Le théâtre rituel est un théâtre partici-
patif : dans la ta‘ziye, les spectateurs attirent sur eux, par leurs pleurs et
mortifications, l’intercession du saint martyr ; dans le théâtre néwar, les
fidèles viennent vénérer les divinités représentées par les acteurs, dépo-
sent des offrandes et offrent des sacrifices d’animaux dont le sang est
consommé par les acteurs (Toffin).
Très souvent cependant, l’aspect rituel se limite à la survivance
d’éléments isolés (offrandes, prières d’ouverture, gestes et formules
rituelles isolées). La grande tradition du théâtre chinois, et notamment
l’opéra, conserve son arrière-plan rituel : la religion populaire s’exté-
riorisait par des fêtes et cultes liés aux saisons et aux lieux sacrés, des
mascarades ou des processions avec dragon. Les formes japonaises
anciennes (kagura, gigaku) entretiennent des relations avec le shin-
toïsme et le bouddhisme. Le théâtre indien sanskrit, art total d’essence
28 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

divine, plonge ses racines dans les rituels hindouistes et bouddhiques.


Parallèlement à la tradition savante s’est développé un théâtre populaire
d’origine rituelle ou sacrée, tel que les « jeux » de Rama et Krishna, le
kathakali du Kerala ou les tableaux vivants (jhanki) du Népal. Dans les
formes théâtrales du Sud-Est asiatique, profane et sacré sont étroitement
confondus : rendre présents les dieux parmi les hommes et recréer le
paradis terrestre tout en se divertissant, voilà le but des pantomimes,
danses masquées, drames religieux ou légendaires.
Contrairement au théâtre asiatique, le théâtre occidental s’est très tôt
désacralisé après les mystères du Moyen Âge, mais un désir de resacra-
lisation du théâtre a resurgi en Occident au XXe siècle. Comme les
symbolistes ou Craig, beaucoup d’auteurs dramatiques et de metteurs en
scène (Artaud, Grotowski ou, à un degré moindre, Stanislavski) vou-
draient redonner au théâtre la force dont il était investi aux origines,
quand il se distinguait à peine du culte : le théâtre leur apparaît comme
un lieu privilégié, où dans des moments d’exception, peut se manifester
quelque chose qui est de l’ordre de la transcendance (Hubert, 1998 :
225).
En Occident, en évoquant les origines rituelles du théâtre grec, on
pense immédiatement à la notion de catharsis, étroitement liée au culte
de Dionysos – Dieu du vin, de l’ivresse, du crime sacré et du théâtre –
avec sa valeur de purgation par la violence. Transcription d’un terme
grec qui signifie « purification », ce mot désigne l’équilibre et la guéri-
son qui sont atteints après une crise provoquée, le but étant d’évacuer le
mal en l’exagérant. Aristote la définit dans sa Poétique (chap. 6) :
La tragédie est une imitation d’une action […] qui par le moyen de la pitié
et de la crainte produit l’épuration (catharsis) de telles émotions
(pathemata). Il s’agit donc de produire l’imitation d’événements provoquant
des émotions et d’obtenir par ce spectacle une libération de ces émotions. Le
poète tragique fabrique donc un modèle « émotionnel » qui a un double
effet : exciter l’émotion et la « purifier ».
Mais plus qu’un rituel, le théâtre grec est un théâtre civique visant la
représentation des valeurs religieuses et historiques, morales et esthé-
tiques d’une société.
La notion a été moralisée par les théoriciens et dramaturges français
du XVIIe siècle : la catharsis est désormais la purification des passions
produite par la pitié que nous inspirent les personnes qui en sont possé-
dées et la crainte de souffrir comme elles. Corneille écrit dans son
Discours de la tragédie que la vision du malheur de notre prochain
éveille en nous la crainte de commettre la même faute et d’en subir les
effets, et nous incite donc à déraciner en nous les passions qui ont causé
le malheur représenté sur scène. À la même époque, la comédie reven-
Introduction 29

dique également un rôle dans la réforme des mœurs : d’après Molière,


en raillant les vices, elle apprend à les haïr.
Un siècle plus tard, la valeur morale du théâtre est remise en cause
par Diderot qui, dans le Paradoxe du comédien, estime que le théâtre
donne bonne conscience le temps du spectacle, mais qu’il n’empêche
nullement les spectateurs de retomber dans les mêmes travers ! La
catharsis est réhabilitée, de façon plus psychologique par Artaud, dans
Le Théâtre et son Double :
Le théâtre ne pourra redevenir lui-même, c’est-à-dire constituer un moyen
d’illusion vraie, qu’en fournissant au spectateur des précipités véridiques de
rêves, où son goût du crime, ses obsessions érotiques, sa sauvagerie, ses
chimères, son sens utopique de la vie et des choses, son cannibalisme même,
se débondent, sur un plan non pas supposé et illusoire, mais intérieur (cité
par David, 1995 : 324).
Il s’agit donc de convoquer ses démons par la transe pour les exorci-
ser. Brecht, au contraire, considère le processus d’identification comme
un danger, parce qu’elle annule toute distance critique et suppose la
compréhension, et donc l’excuse, alors que le théâtre doit mener à la
critique et à la lutte (David, 1995 : 324).
Un effet de catharsis existe dans nombre de spectacles – surtout ri-
tuels – de par le monde, et la ta‘ziye en est un bon exemple, par sa
qualité d’exutoire aux tensions psychosociales. En pleurant la mort de
l’imam, combien d’hommes et de femmes n’ont-ils pas exorcisé la
douleur de la perte d’un proche, la cruauté de la guerre ou l’injustice du
destin ?
Les réminiscences rituelles ou le caractère moral ne nuisent pas à une
autre fonction fondamentale du théâtre traditionnel : le divertissement.
Les drames les plus tragiques (ta‘ziye) et les formes les plus sérieuses
(nô) intègrent des interludes comiques qui permettent de relâcher la
pression. Les Pourimspiel sont des jeux théâtraux donnés à l’occasion
de la fête de Pourim basée sur le Livre d’Esther, où les chants, danses,
mimes et acrobaties reprennent de façon subversive des épisodes bi-
bliques. Le théâtre sanskrit et l’opéra chinois sont surtout perçus comme
des divertissements à charge didactique. Les spectacles de marionnettes
d’Asie du Sud-Est amusent le public, tout en gardant un lien fort avec la
magie et la religion.
Parallèlement, il existe toutes sortes de divertissements purement
profanes et sans doute universels, tels que les spectacles « forains »,
avec acrobates, illusionnistes, montreurs d’animaux dressés, danseurs et
chanteurs, ou les jeux « paysans », composés de farces truculentes ou
satiriques et de numéros de bateleurs.
30 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

La plupart des formes théâtrales traditionnelles du Moyen-Orient


semblent plutôt relever du divertissement pur éventuellement agrémenté
d’une charge subversive, qu’il s’agisse de la comédie (ruhowzi iranien,
ortaoyunu turc, kougli centrasiatique, samaja arabe), ou des spectacles
de marionnettes et ombres chinoises (karagöz turc, tchodir jamol ou
fonous khaïol centrasiatique, kheyme shab-bâzi persan, khayâl al-zill
arabe). Le récit mimé, quant à lui, endosse parfois des fonctions didac-
tiques ou rituelles (marthiye, rowze iraniens).

V. Le théâtre est-il un phénomène universel ?


Le théâtre naît-il naturellement partout ? Si les spectacles – rituels et
de divertissement – semblent une donnée relativement universelle, les
traditions théâtrales ne semblent pas exister dans toutes les cultures ou,
du moins, ne se sont pas développées partout avec la même vigueur.
Deux grands foyers sont identifiables : la Grèce qui a donné naissance à
la tradition occidentale, et l’Inde qui semble bien – directement ou
indirectement – avoir fécondé la majeure partie de l’Asie, même si des
traditions locales préexistaient parfois à l’arrivée de l’influence in-
dienne. On retrouve des traces de cette pénétration du théâtre indien au
Tibet, au Népal, dans l’Asie du Sud-Est et jusqu’en Indonésie. Le
théâtre chanté chinois, né au XIIIe siècle lui doit sans doute beaucoup. À
son tour, la Chine a exporté sa civilisation autour d’elle : le Japon a
emprunté à la culture chinoise avant de se forger ses propres formes ; le
tuồng vietnamien s’est développé sous l’influence de l’opéra chinois ;
l’inspiration chinoise se fait sentir en Indonésie et en Asie centrale.
Contrairement aux pays d’Extrême-Orient, les civilisations du
Moyen-Orient ne sont pas réputées pour leurs traditions théâtrales,
même si des formes « simples » (drame narratif, marionnettes, farce)
existent partout. Puisque le théâtre semble entretenir des liens étroits
avec la religion et que cette région du monde est le berceau des mono-
théismes, certains chercheurs se sont posé la question de la compatibilité
du monothéisme et du théâtre. En réalité, chacun des trois mono-
théismes s’est positionné différemment face au théâtre.
La tradition juive désapprouve le théâtre en raison de son origine
païenne : les Juifs font connaissance avec le théâtre à travers la tradition
des envahisseurs grecs puis romains ; ils y voient donc un lieu
d’idolâtrie où sont interprétés des mythes en contradiction directe avec
la Révélation et la Torah. À cela s’ajoutent la violence des jeux du
cirque auxquels le théâtre est assimilé ou les moqueries répréhensibles
des comédies. Si les sages du Talmud reconnaissent une certaine
fonction sociale et cathartique au théâtre, ils l’estiment totalement
superflu pour le peuple d’Israël, voire en rivalité avec l’étude de la
Révélation, qui est le commandement spirituel par excellence. Dans
Introduction 31

cette optique, le théâtre est une perte de temps, une occupation futile, à
moins qu’il ne soit un moyen de retrouver la Révélation : la première
pièce juive, l’Exagoge d’Ezéchiel d’Alexandrie, est composée au IIe siècle
avant J.-C. pour initier des juifs hellénisés à l’histoire de Moïse et de la
Sortie d’Égypte. Les Pourimspiel, le théâtre hébraïque de la Renaissance
et le théâtre familial et communautaire des Ashkenazes en yiddish
constituent un courant de critique des excès du monde religieux. Enfin
certains auteurs plus modernes ont vu dans le théâtre une façon de se
substituer aux promesses de l’Alliance et d’actualiser l’attente mes-
sianique (Lipsyc).
Le christianisme ne s’est guère montré ouvert au théâtre antique à ses
débuts, pour les mêmes raisons que le judaïsme : origine païenne et
idolâtre du théâtre, immoralité du spectacle présenté, futilité de cette
occupation. Les pères de l’Église qui condamnent le théâtre reprennent
dans les grandes lignes l’argumentaire de Platon. C’est à la fois en
métaphysicien et en moraliste que Platon s’était élevé contre le théâtre :
cet art est pernicieux, car il maintient l’homme dans l’univers sensible et
ne lui propose que des modèles d’immoralité. Nocif, il réveille des
passions et des sentiments désordonnés contre lesquels, dans la vraie
vie, l’homme essaie de se défendre. Pour Tertullien (155-225), le théâtre
est une invention du diable qui favorise l’idolâtrie. Dédié à Vénus et à
Bacchus, il incite au libertinage et à l’ivrognerie. Il réactive dans le
spectateur les mauvais penchants habituellement réfrénés. Saint
Augustin y voit, au Livre III des Confessions, un plaisir malsain, teinté
de masochisme, une complaisance secrète de l’âme à se maintenir dans
le vice (Hubert, 1998 : 18-23). L’Église combat donc logiquement le
théâtre, qui disparaît au IVe siècle.
Condamné par le clergé avant de naître dans le sanctuaire, puis
condamné de nouveau par les catholiques et les protestants, le théâtre
entretient tout au long du Moyen Âge des rapports ambigus et conflic-
tuels avec l’Église. Il réapparaît à partir du IXe siècle comme outil
didactique et instrument d’édification du peuple, à travers les drames
liturgiques, les miracles et les mystères. Mais peu à peu, le spectacle
prend le pas sur l’histoire sainte : on introduit des intermèdes comiques
et on enrichit le canevas d’anecdotes amusantes. Le problème de la
représentation du sacré ne se pose pas dans les mêmes termes que pour
le judaïsme puisque l’Incarnation légitime en quelque sorte la représen-
tation de Dieu. Cependant, en choisissant de privilégier la dimension
visuelle et esthétique du théâtre religieux, en prenant leurs aises à
l’égard du dogme et en délaissant le latin, les dramaturges médiévaux
s’aliènent le clergé et apparaissent comme des corrupteurs d’âmes
(Bertrand, 1996 : 77-83). À la Renaissance, le théâtre réagit à la redé-
couverte de l’Antiquité en même temps qu’il se désacralise. L’Église
32 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

continue à le condamner, ce qui ne l’empêche pas de connaître le déve-


loppement que l’on sait.
On a cru voir dans l’absence de tradition théâtrale forte en contexte
musulman le résultat de l’interdiction de la représentation dans l’islam.
Cette thèse est infirmée par le fait que les musulmans ont toléré les arts
picturaux figuratifs, et apprécié certaines formes de spectacles tels que
les ombres chinoises et les farces. Quelques-uns ont estimé que la
conception autocratique de Dieu et la soumission au destin rendaient
impossible la naissance du héros dramatique dont le principal ressort est
un conflit intérieur. Mais poèmes et romans médiévaux contiennent
cependant de belles descriptions de lutte psychologique. D’autres ont
affirmé que la structure sociale de la société arabo-musulmane, nomade
à l’origine, avait été un frein au développement de cet art. Or, le théâtre
d’ombres a voyagé avec les nomades d’Asie centrale jusqu’en Anatolie.
On a également invoqué, tour à tour, le contexte historique, riche en
conflits et guerres, la langue arabe classique, trop artificielle, le manque
de mythologie, mais aucune de ces explications n’est vraiment convain-
cante.
Les peuples islamisés n’ont pas trouvé d’exemples vivants du théâtre
dans les pays conquis et ne sont pas intéressés au patrimoine théâtral
légué par la Grèce antique. Ils ont cependant développé des spectacles à
caractère théâtral, comme les prestations des conteurs professionnels
(râwi en arabe, naqqâl en persan, meddah en turc), basées sur la voix et
le mime, le théâtre d’ombres, d’origine turque, mais rapidement adopté
de l’Iran à la Lybie, les marionnettes (Turcs et Persans), les bouffonne-
ries et les farces, la comédie populaire improvisée (ruhowzi en Perse,
ortaoyunu en Turquie, moqoladi en Afghanistan). Cependant, celles-ci,
de tradition orale et en langue vulgaire, n’ont jamais été considérées
comme faisant partie de la littérature savante : elles ont donc été négli-
gées, voire méprisées. Voilà sans doute la raison profonde de la mé-
connaissance et du déni des formes théâtrales traditionnelles du monde
musulman : elles ne font pas partie de la « grande » littérature,
contrairement au théâtre sanskrit considéré comme la forme littéraire la
plus achevée (Feuillebois-Pierunek).

VI. Tradition et modernité :


des relations complexes et diversifiées
Le contact de l’Orient avec l’Occident a constitué un choc culturel
considérable, d’autant plus qu’il s’est souvent accompagné d’une vo-
lonté d’hégémonie politique et économique. La civilisation occidentale a
imprégné les mentalités, et le théâtre à l’occidentale s’est développé à
peu près partout. On peut distinguer deux cas de figure. Les pays de
Introduction 33

l’Extrême-Orient, colonisés ou pas, où la tradition théâtrale locale était


forte, ont accepté le théâtre occidental comme une tradition à part, tout
en conservant leurs propres habitudes en matière de spectacle : cette
attitude a débouché sur une synthèse féconde entre tradition et moder-
nité, ou sur des développements parallèles. Les pays colonisés du
Moyen-Orient, qui ne disposaient pas d’une tradition théâtrale forte et
littéraire, ont adopté le théâtre occidental et perdu leurs propres tradi-
tions, ce qui a entraîné une crise identitaire et un désir de retour aux
sources, retour hélas impossible.
Le Japon est sans doute le pays qui a le mieux réussi à préserver les
formes anciennes tout en assimilant les nouvelles. La rencontre avec la
modernité s’est faite en deux temps, à l’ère Meiji (charnière du XIXe et
du XXe siècle), puis lors de la défaite de 1945. Au début du siècle der-
nier, la survivance des genres anciens a été le fruit d’une volonté poli-
tique : l’Occident ayant un théâtre, le Japon se devait donc d’en possé-
der également un, ce sera le nô. Quant au kabuki, théâtre populaire et
commercial, il a disposé de suffisamment d’appuis pour se maintenir
tout en « se civilisant » selon le souhait des autorités. Plus étonnant
encore, il a donné naissance à un genre nouveau, le shinpa, à mi-chemin
entre la tradition et la modernité. Ceci n’a pas empêché le Japon de faire
connaissance avec les pièces étrangères par le biais des traductions et
des adaptations. Après 1945, l’engouement des étrangers pour les
formes traditionnelles relance l’intérêt des jeunes Japonais. La scène
japonaise d’aujourd’hui juxtapose donc genres classiques du Moyen
Âge, théâtre moderne, revue musicale et théâtre expérimental, un cas de
figure unique au monde ! (Tschudin.)
Le théâtre traditionnel chinois a également bien résisté aux aléas de
l’histoire. Certes, les spectacles sont devenus plus rares, certaines
formes ont été adaptées au goût présumé des touristes ou extraites de
leur contexte. En revanche, les pièces religieuses bannies par le régime
communiste ont réapparu ; l’inscription des genres théâtraux nationaux
ou locaux dans la liste UNESCO du « Patrimoine immatériel de
l’humanité » et la volonté des autorités culturelles à faire du xiqu un
élément patrimonial lui offrent une chance de survivre. Le xiqu a investi
la télévision et Internet, et des metteurs en scène ont monté des pièces
innovantes, dont d’intéressantes adaptations du répertoire occidental,
même si ces nouveaux spectacles n’attirent qu’un public d’intellectuels
(Durand-Dastès).
Le Vietnam a réussi à préserver la forme savante du tuồng en la
transformant en outil de résistance ou de propagande : à la fin du
e
XIX siècle, des lettrés patriotes se sont emparés de cette forme pour
lutter contre l’envahisseur français et, depuis 1945, cette forme véhicule
des thématiques révolutionnaires et historiques. Le théâtre populaire
34 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

chèo et le théâtre de marionnettes sur eau sont encore populaires dans le


nord du pays. Le théâtre occidental, découvert grâce à la politique
théâtrale française en Indochine, l’école, la presse et l’édition, a eu du
mal à s’implanter, mais s’est ensuite développé au détriment des formes
traditionnelles (Contini-Flicker, Nguyen).
En Corée, les arts traditionnels périclitent sous l’occupation japo-
naise à partir de 1910, puis sous l’influence du théâtre occidental. Re-
tour aux sources et affirmation identitaire interviennent dans les années
1960 et 1970, mais entre-temps la tradition théâtrale coréenne, initiale-
ment très liée au rituel chamanique, a complètement changé d’état
d’esprit (Rapin). C’est aussi le cas du théâtre néwar au Népal qui est
resté une tradition bien vivante en dépit de la disparition du patronage
royal, mais dont le caractère théâtral s’affirme de plus en plus au détri-
ment de l’aspect rituel (Toffin).
En Inde, le théâtre sanskrit est depuis longtemps littérairement éteint,
mais il survit à divers degrés dans sa pratique. Les formes théâtrales
indiennes contemporaines en reprennent des aspects, au premier chef le
Kutiyattam qui utilise son répertoire et perpétue la tradition de jeu du
Natyasastra (Bansat-Boudon, 2006 : XXVI). Le katakhali s’est préservé
et a même innové (Szily). Les formes modernes consistent parfois en
une symbiose entre danse, marionnettes, ombres chinoises et théâtre
proprement dit. Les pièces traditionnelles sont mises au goût du jour et
modernisées par l’incorporation de sujets actuels (Montaut).
En Iran, la plupart des formes traditionnelles ont fait long feu et ne
doivent leur survie muséale qu’aux efforts de l’État qui organise festi-
vals et compétitions diverses, et sponsorise les artistes. Ruhowzi et
marionnettes sont ainsi devenus des phénomènes folkloriques et des
moyens d’affirmer l’identité iranienne. La seule forme réellement
vivante est la ta‘ziye, encore jouée régulièrement et spontanément, aussi
bien dans les villes qu’à la campagne. Ironie de l’histoire, ce théâtre
rituel, qui a suscité beaucoup d’intérêt de la part des Occidentaux, a été
regardé avec suspicion par la République islamique qui l’autorise en le
contrôlant étroitement. Le théâtre moderne a parfois métissé formes
traditionnelles et modernes, aboutissant à des expériences intéressantes.
Tout un courant du théâtre contemporain amorce un retour aux sources
en s’inspirant du patrimoine culturel et littéraire persan (Feuillebois-
Pierunek).
Les pays du monde musulman, lourdement colonisés et ne disposant
pas de formes théâtrales savantes, ont adopté les formes théâtrales
occidentales, au détriment de leurs propres traditions. Les traditions de
l’Asie centrale et du Caucase ont ainsi disparu après la colonisation
russe pour laisser la place au théâtre « politiquement correct » de l’ère
soviétique, non sans avoir été auparavant utilisées pour faire passer les
Introduction 35

slogans « socialistes » auprès de populations peu alphabétisées


(Tordjman, Symaniec).
Les formes traditionnelles en Turquie ne sont plus vivantes en dehors
des manifestations folkloriques : le meddah a survécu jusqu’en 1940 et
des tentatives ont été faites ces dernières années pour tenter de le revivi-
fier ; l’ortaoyunu a inexorablement décliné en dépit du dévouement des
anciens maîtres et des efforts de modernisation de certains intellectuels ;
le karagöz a succombé, miné par la censure des derniers Ottomans et le
désintérêt de la République, et n’est guère plus qu’un symbole touris-
tique. Le théâtre moderne s’efforce de récupérer certains éléments de
ces spectacles anciens (Feuillebois-Pierunek, Petek).
La plupart des formes prémodernes du monde arabe ont connu le
même sort : elles ont disparu, remplacées par la télévision ou d’autres
spectacles plus modernes, ou se sont conservées en tant qu’attractions
touristiques, sauf en quelques endroits comme la place Jm’a el-Fnâ’ à
Marrakech. Nombre de dramaturges modernes, surtout originaires du
Maghreb, ont employé des éléments traditionnels pour féconder les
formes nouvelles (Feuillebois-Pierunek, Clément).
Le déclin des théâtres traditionnels est inéluctable, car les sociétés
dans lesquels ils faisaient sens sont entrées dans un processus rapide,
massif et méthodiquement planifié de transformation. La modernisation
entraîne non seulement l’évolution des structures politiques et socio-
économiques, mais modifie profondément les besoins culturels et la
formation intellectuelle des populations. L’hiatus entre sacré et profane,
religion et société, la tendance à une représentation réaliste, et le carac-
tère individualiste vont à l’encontre des caractères des sociétés tradi-
tionnelles : importance des rites, symbolisme, aspect communautaire.
Dans cette conjoncture, les formes traditionnelles ne rencontrent plus
leurs publics et/ou ne remplissent plus les fonctions pour lesquelles elles
ont été créées : elles sont dénaturées, expurgées, détournées, pour deve-
nir soit des icônes culturelles nationalistes, soit des manifestations
exotiques destinées aux touristes friands de couleur locale (WECT, V,
22 sqq.).
Lorsqu’elles tentent malgré de tout de survivre en s’adaptant à la
modernité, elles changent si profondément qu’elles n’ont plus rien à voir
avec leurs origines : leur langue est mise au goût du jour ou simplifiée,
elles se vident de leurs aspects rituels ou de leur verdeur, elles raccour-
cissent, passent des espaces publics aux salles payantes, deviennent des
biens de consommation. Ces nouvelles conditions de performance
modifient sensiblement leur public : jadis fédératrices, elles n’inté-
ressent plus qu’un nombre limité d’intellectuels.
36 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

VII. Les premiers pas du théâtre moderne :


adaptation, divertissement et didactisme
Les premiers contacts avec le théâtre occidental s’échelonnent entre
la fin du XVIIe siècle et le début du XXe siècle mais, partout, plusieurs
décennies sont nécessaires à l’éclosion d’un théâtre moderne. Les
modalités de contact sont diverses : spectacles donnés dans les ambas-
sades, colonisation, voyages, traductions. On commence par adapter ou
imiter des pièces étrangères. Les comédies, et en particulier celles de
Molière, sont les premières à être représentées : essentiellement divertis-
santes, elles sont souvent assez proches de certaines formes autochtones
populaires. Les potentialités didactiques du théâtre suscitent également
très vite l’intérêt de personnalités modernistes ou réformistes soucieuses
de rattraper le « retard » avec l’Occident. Enfin, le théâtre se politise très
vite et participe aux mouvements indépendantistes lors des décolonisa-
tions. C’est pourquoi l’attitude des colons face à l’émergence de ce
nouveau théâtre a varié en fonction des circonstances : ils ont d’abord
favorisé son développement, le considérant comme un indicateur de
modernisation, avant de censurer les pièces trop politiques, voire de
réprimer toute velléité de création nouvelle.
Les Turcs ottomans furent les premiers à découvrir le théâtre euro-
péen dès la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, grâce à des
représentations données dans les ambassades étrangères d’Istanbul et
d’Izmir (Corneille, Molière). On joua d’abord des pièces étrangères,
puis les Arméniens adaptèrent une partie de leur répertoire en turc. La
première pièce turque vit le jour en 1859. Les premières pièces autoch-
tones sont romantiques, historiques, patriotiques, ou relèvent de la satire
sociale : leur intention didactique est manifeste (Feuillebois-Pierunek).
Ce fut ensuite le tour de l’Inde : la colonisation anglaise introduisit le
théâtre occidental, d’abord à Calcutta en anglais dès la fin du
e
XVIII siècle, puis en hindi, dans ses versions savante (multiples adapta-
tions de Shakespeare et du drame sanskrit Shakuntala) et populaire
(mélange de mime, farce, chant et danse). Dès la fin du XIXe siècle et
malgré la censure, naquit un théâtre à la fois littéraire et idéologique-
ment engagé : adaptations d’auteurs grecs, français, anglais et russes,
auteurs indiens joués en anglais ou en langue locale, pièces nationalistes
(Bhaduri, Ghosh) ou sociales (Tagore). Le mouvement gagna peu à peu
le nord et l’ouest (Salvini in Corvin, 2008 : 706 ; Montaut).
La population vietnamienne fit connaissance avec le théâtre français
dès le début de la période coloniale (1858) ; il s’agissait cependant
essentiellement de pièces « légères » (opéras-comiques, opérettes et
comédies) vouées au divertissement des coloniaux. C’est l’école qui
permit aux Vietnamiens de découvrir les classiques français (Molière,
Introduction 37

Corneille, Racine). La presse et l’édition jouèrent également un rôle


fondamental en publiant des traductions en vietnamien de ces mêmes
classiques. Les traductions permirent un apprentissage de l’écriture
dramatique, et les premiers auteurs furent souvent des traducteurs. La
première pièce « parlée » en vietnamien date de 1921. Ce nouveau
théâtre était assez moraliste et le public avait du mal à accrocher : les
longues tirades, l’absence de chants, le réalisme étaient étrangers aux
mentalités (Contini-Flicker, Nguyen).
Dans les pays arabes, les premiers contacts avec le théâtre européen
résultèrent des expériences des voyageurs arabes qui s’émerveillèrent
des capacités éducatives du théâtre. En Égypte, les Français arrivés avec
Bonaparte en 1798 organisèrent des représentations dès la première
année d’occupation. Après leur départ en 1801, les compagnies théâ-
trales étrangères continuèrent à se produire au Caire et à Alexandrie ;
des troupes amateurs et des écoles religieuses organisèrent des spec-
tacles, opéras et mélodrames auxquels assistaient, aux côtés des étran-
gers, les élites locales. En Syrie, c’est surtout dans le milieu des mis-
sions chrétiennes que l’activité théâtrale se développa. Les premières
pièces furent des adaptations de Molière, ou des comédies inspirées de
la littérature populaire et agrémentées de danse, chant et musique. Dès
1870, les pièces se politisèrent, critiquant de manière acerbe les nou-
velles élites de la société égyptienne et la corruption de la classe poli-
tique. L’occupation de l’Égypte par l’Angleterre en 1882 éveilla le
sentiment national et favorisa la naissance d’un théâtre didactique et
historique. Les pièces lyriques, vaudevilles et mélodrames furent égale-
ment populaires. Dans les autres régions du monde arabe (Maghreb,
Irak), le théâtre apparut suite au passage de troupes égyptiennes itiné-
rantes au début du XXe siècle (Feuillebois-Pierunek).
En Iran, pays qui ne fut pas colonisé, la rencontre avec le théâtre oc-
cidental se fit au XIXe siècle grâce aux étudiants envoyés en Europe pour
y apprendre les technologies occidentales. Il resta d’abord confiné à la
cour à cause de l’opposition du clergé. On traduisit en persan des pièces
de Molière. Les premières pièces traitant de la réalité persane datent de
1870 : comiques et satiriques, elles se focalisèrent très vite sur la cri-
tique sociale et politique et jouèrent un rôle important dans la Révolu-
tion constitutionnelle (Feuillebois-Pierunek).
Le théâtre d’inspiration occidentale ne fit son apparition en
Afghanistan qu’à l’aube du XXe siècle, lorsque le roi Amânollah, per-
suadé de son intérêt dans la vie culturelle et éducative d’une société, prit
une série de mesures en sa faveur : thèmes traditionnels et mythiques
laissèrent bientôt la place aux questions de société, et le public s’élargit
aux classes moyennes et aux intellectuels. Le but attendu était l’éveil de
la conscience sociale et politique, mais le théâtre ne tarda pas à devenir
38 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

satirique, raillant un monarque jugé trop moderniste. Porté par une


personne et perçu comme un corps étranger, ce théâtre disparut avec la
démission du souverain (Chahverdi).
Deux faits ont contribué à la modernisation de l’Asie centrale et à
l’émergence d’un théâtre : la colonisation russe, et l’action des réfor-
mistes religieux (djadids) qui voyaient dans le théâtre un outil
d’éducation (Tordjman, Mijit). Le Caucase Sud a élaboré, dès la deu-
xième moitié du XIXe siècle, un théâtre relevant de la comédie classique
occidentale, adaptant des pièces étrangères ou se moquant des travers de
la société ottomane. La période soviétique a donné naissance à des
pièces sur les « origines » et à des œuvres de propagande (Symaniec).
Israël est un cas à part. Le théâtre n’a jamais vraiment fait partie de
la civilisation hébraïque. Le théâtre en hébreu naît à Moscou, en URSS,
avec la protection du régime communiste qui soutient les minorités. Il
s’installe en Palestine en 1928, de façon tout à fait fortuite, avec
l’immigration d’une partie de la troupe Habima, et devient le porte-
drapeau de la renaissance de la langue et de la culture hébraïques en
Palestine. Il y existait pourtant depuis 1889 des troupes amateurs dont le
but, au-delà du divertissement, était de diffuser l’hébreu, de construire
une identité nationale, et de créer des attaches solides entre les immi-
grants et le pays. Avant la création de l’État, le répertoire théâtral
comprend surtout des œuvres dramatiques basées sur les récits bibliques
et des pièces décrivant la vie juive en diaspora. La première pièce
traitant de la vie en Palestine date de 1937 (Perlemuter, Messer).
Au Japon, le théâtre moderne fait d’abord une timide apparition dans
la première décennie du XXe siècle avec le montage de quelques pièces
de Shakespeare (Hamlet) et Ibsen (La Maison de poupée) à l’initiative
de Tsubouchi Shôyô qui fonde et entraîne une troupe d’amateurs. La
fondation d’une troupe consacrée au shingeki marque un tournant décisif
en 1924 : le Petit Théâtre de Tsukiji monte des pièces étrangères mar-
quées par le réalisme. Dans les années 1930, quelques dramaturges
commencent à situer leurs pièces au Japon, et le shingeki se scinde en
deux mouvances : un théâtre « littéraire » s’oppose à un théâtre « prolé-
tarien » qui sera bien vite réduit au silence. Le théâtre moderne ne
décollera vraiment qu’après la Deuxième Guerre mondiale (Tschudin).
En Corée, l’adaptation pour la scène d’un roman de l’écrivain Yi
In-jik en 1908 marque le début du théâtre coréen. L’annexion de la
Corée par le Japon entre 1910 et 1945 freine le développement de ce
nouveau théâtre en raison de la censure, mais contribue à introduire un
théâtre inspiré par le mélodrame et le shingeki japonais. Les premières
pièces à sujet coréen apparaissent dans les années 1930, mais il faudra
attendre la Libération pour que les auteurs coréens puissent pleinement
s’exprimer (Rapin).
Introduction 39

En Chine, c’est un groupe d’étudiants chinois revenus du Japon après


la révolution de 1911 qui introduit les pièces occidentales, avec deux
grandes tendances : un théâtre de distraction destiné au public citadin
occidentalisé (pièces sentimentales), et un théâtre intellectuel « progres-
siste » (La Maison de poupée). Le théâtre « parlé » ne s’est cependant
véritablement implanté qu’à partir des années 1930, avec Cao Yu et ses
adaptations des pièces d’O’Neill ou de Tchékhov au milieu chinois. Les
premières pièces à sujet et personnages véritablement chinois font leur
apparition dans les années 1940 avec Lao She, Wu Zuguang, Guo
Moruo (Pimpaneau in Corvin, 2008 : 295).

VIII. La consolidation du théâtre moderne :


un genre fortement politisé
Art public par excellence, le théâtre exerce une fonction politique,
même si la catégorie du théâtre politique ne remonte qu’au XXe siècle en
Occident. En Europe, la bourgeoisie en voie d’émancipation fait du
théâtre une arme et un moyen privilégié de mettre en place les idéolo-
gies naissantes à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Les
écrivains des Lumières, pour qui la civilisation est un facteur de progrès,
traitent le drame comme un outil susceptible de policer les mœurs,
d’éduquer civiquement et moralement. Le théâtre romantique se veut
populaire et vise également l’éducation du peuple : l’aspiration à la
liberté s’y mêle souvent à l’exaltation du passé national.
Le théâtre joue d’ailleurs un rôle similaire dans les mouvements ré-
formistes et les luttes indépendantistes de l’Asie, du Moyen-Orient et de
l’Afrique. Pendant les Tanzimât dans l’Empire ottoman, le théâtre
devient le véhicule des idées réformistes, critiquant les institutions
politiques et sociales, se moquant des religieux et des bureaucrates sous
les formes de la farce ou du mélodrame. En Asie centrale, les Djadids en
font un moyen de diffusion de leurs idées à travers une population
majoritairement illettrée. En Iran, le théâtre, apprécié à la fois des
couches populaires et des intellectuels, joue un rôle pédagogique en se
faisant l’écho des revendications du mouvement constitutionnaliste :
exigence de justice et de liberté, lutte contre la tyrannie, l’ignorance et la
corruption, urgence de réformer l’appareil étatique.
La lutte pour l’Indépendance est particulièrement visible dans les
théâtres du Maghreb, avec la glorification du passé glorieux du monde
arabe, la récupération de personnalités des débuts de l’islam érigées en
modèles pour ceux qui luttent pour l’Indépendance, la description et la
dénonciation des méfaits de la colonisation à travers la présentation de
faits passés. Le théâtre coréen à partir des années 1930 produit des
mélodrames de moins en moins innocents malgré une censure de plus en
40 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

plus féroce, dénonçant pauvreté, souffrance, injustice, absence de liberté


issues de la colonisation japonaise.
Dans le monde occidental de la première moitié du XXe siècle, c’est
en Union soviétique et en Allemagne que le théâtre se politise le plus. Il
est chargé de dévoiler les causes des conflits sociaux, afin d’amener le
spectateur à une prise de conscience politique ; il devient un lieu de
réflexion et un instrument de propagande. Le terme de « théâtre poli-
tique » est de Piscator qui souhaite ouvrir le théâtre à l’histoire en
marche afin de stimuler l’engagement.
L’auteur politique le plus admiré des dramaturges orientaux est
Bertolt Brecht, avec son « théâtre épique », basé sur la « distanciation »,
un concept qui lui a été inspiré par le théâtre chinois. Il utilise le sym-
bole pour atteindre à cette « distanciation » : distancier, c’est transfor-
mer la chose sur laquelle on veut attirer l’attention, de chose banale,
connue, immédiatement nommée, en une chose particulière, insolite,
inattendue. Pour passer d’une chose connue à la connaissance claire de
cette chose, il faut la tirer hors de sa normalité et rompre avec l’habitude
que nous avons de considérer qu’elle se passe de commentaires.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, le théâtre anglo-saxon fait en-
tendre la voix de quelques « jeunes gens en colère » (John Osborne ou
Harold Pinter) qui parlent de la vie quotidienne de la petite bourgeoisie
anglaise et des ouvriers, attaquent les préjugés, les discriminations, le
malaise de la jeunesse, la violence gratuite. Ils s’inspirent du théâtre de
Brecht que le théâtre Workshop avait fait connaître.
En Union soviétique, le « réalisme socialiste » annule le théâtre poli-
tique, ne laissant subsister que de l’agit-prop au service de l’idéologie
dominante. Dans les années 1960, aux États-Unis, des groupes de
théâtre incarnant un réveil politique font leur apparition (Living Theatre,
San Francisco Mime Theatre, Bread and Puppet, Teatro Campesino). En
Europe, la contestation de mai 1968 déclenche le renouveau de la créa-
tion collective en rapport avec l’actualité (Théâtre du Soleil d’Ariane
Mnouchkine). En Amérique latine, le théâtre d’intervention d’Augusto
Boal et le théâtre universitaire croisent traditions populaires et problé-
matiques modernes anti-impérialistes. Des traces de ces différents
mouvements se retrouvent dans les théâtres politiques d’Asie.
En effet, les indépendances et la modernité n’apportent pas la liberté
et la prospérité espérées ; le chemin vers l’autonomie est long et diffi-
cile, les dysfonctionnements et sujets de mécontentement nombreux.
Partout, le théâtre prend position, discute des évolutions en cours, porte
un regard critique sur l’actualité, propose des solutions, ou manie
l’ironie.
Introduction 41

Entre 1960 et 1980, les dramaturges turcs dénoncent les problèmes


sociaux et économiques : exode rural, échanges de populations, condi-
tion féminine déplorable, paysans-esclaves travaillant dans des condi-
tions féodales sur les terres des seigneurs, ouvriers exploités, misère
intellectuelle (Feuillebois-Pierunek). L’Inde des années 1980 voit appa-
raître un théâtre de protestation très vigoureux : le théâtre de rue, né des
grands chantiers de Delhi à l’occasion des Jeux asiatiques, reprend le
plus souvent la distribution classique du théâtre sanskrit (Montaut). En
Corée, un théâtre politisé exposant les conflits sociopolitiques du mo-
ment, et un théâtre politique d’intervention (madanggûk, « théâtre de
place publique ») apparaissent dans les années 1980 : les conflits du
travail, les tortures policières, les problèmes des régions rurales, la
corruption politique, la division du pays, les mouvements étudiants
surgissent sur la scène, interpellant le spectateur et éveillant les
consciences (Rapin). Le théâtre afghan posttaliban aborde des thèmes
sensibles avec audace : la corruption, l’injustice, la religion, les tradi-
tions coercitives et anachroniques, l’absurdité de l’extrémisme, la guerre
et la violence sont dénoncées avec force, tandis que la paix, les droits de
la femme et l’unité entre les différents peuples du pays sont promus
(Chahverdi). Le Caucase ne cesse de panser ses blessures en témoignant
des atrocités commises par les Soviétiques et en déplorant la situation
explosive que continue à vivre la région (Symaniec).
En Égypte, Tawfîq al-Hakîm fustige dans ses Pièces sociales la cor-
ruption politique jusqu’aux plus hauts degrés de l’État, le népotisme, les
abus de pouvoir, les difficultés de la modernisation, les méfaits du
capitalisme sauvage et le matérialisme prévalent. En Syrie, Sa‘dallâh
Wannûs, influencé par Piscator et Brecht, milite pour la politisation du
théâtre censé éduquer l’audience (Jalabi-Wellnitz). Au Liban, le trau-
matisme de la guerre arabo-israélienne de 1967 inspire de nombreuses
pièces exprimant l’amertume et la frustration face à des dirigeants
arabes perçus comme incompétents et tyranniques. Dans le théâtre
palestinien, la transformation progressive des Palestiniens de fugitifs
chassés de leur patrie en combattants pour la liberté, mais aussi les
travers de la société palestinienne (mise à l’écart des femmes, impossi-
bilité de faire front commun, pouvoir militaire, isolement) sont des
thèmes de prédilection (Feuillebois-Pierunek).
En Israël, au cours des années 1950 et 1960, la glorification de
l’idéal sioniste laisse la place à une critique de plus en plus acerbe de
l’administration bureaucratique du pays et des discriminations sociales.
Aloni présente la société israélienne comme un patchwork d’identités, et
non comme un groupe homogène, fait d’un bloc ; il exprime les diffi-
cultés qu’engendrent la transplantation et le déplacement d’un lieu à un
autre. Après la guerre des Six Jours, Hanokh Lévin dénonce le compor-
42 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

tement des Israéliens vis-à-vis des Palestiniens, prévoyant les consé-


quences dramatiques de l’occupation (Perlemuter).
Face à la contestation croissante, très vite, les États se défendent
contre le pouvoir subversif du théâtre en mettant en place des stratégies
plus ou moins subtiles de censure préventive (encadrement de la créa-
tion) ou répressive (interdiction des représentations, emprisonnement
des auteurs), directe ou indirecte (pressions économiques), au nom
d’impératifs politiques, mais aussi religieux ou moraux.
En Tunisie et au Maroc, le théâtre est corseté et institutionnalisé par
l’État. La Turquie des années 1980 a fait taire les voix divergentes. Les
états centrasiatiques ont façonné une nouvelle idéologie nationale et
verrouillé les canaux d’expression. Leurs théâtres sont passés maîtres
dans l’art d’un équilibre où la dimension politique est suffisamment
masquée pour en rendre la diffusion acceptable mais, dans le même
temps, suffisamment explicite pour être comprise par les spectateurs
(Tordjman, Mijit).
En Iran, le théâtre a été sévèrement réprimé d’abord sous le règne de
Rezâ Shâh, puis après la chute du gouvernement Mossadeq en 1953, et
enfin après l’avènement de la Révolution islamique. Les artistes se sont
réfugiés dans le symbolisme et le surréalisme, ont intégré les nouvelles
contraintes et proposent des créations offrant une critique voilée de la
situation politique et sociale : condition de la femme, relation entre les
sexes, rapport entre les générations, absence de perspectives d’avenir
(Anjo).
Le théâtre est parfois utilisé comme un outil de développement social
et éducatif, lié au désir de créer une conscience nationale. Dans l’Inde de
Nehru, l’Indian People Theatre Association a lancé des troupes qui
jouent dans les villages et pour la radio, mais aussi dans les institutions
nationales, et s’efforcent de combattre les injustices et les préjugés
(Montaud). Au Vietnam, des ONG utilisent le théâtre comme moyen
d’éducation et de sensibilisation aux problèmes actuels. En Afghanistan,
le théâtre a été utilisé pour informer une population majoritairement
illettrée des modalités de vote aux élections présidentielle et législative.
Des troupes de théâtre itinérantes soutenues principalement par des
ONG et par les Nations unies ont été créées pour sillonner le pays avec
des pièces courtes et didactiques, axées sur les campagnes de sensi-
bilisation sur les mines, l’hygiène ou les catastrophes naturelles
(Chahverdi).

IX. Recherches esthétiques


On reviendra préalablement sur quelques conceptions et théories du
théâtre en Occident au XXe siècle pour montrer, d’une part combien les
Introduction 43

théâtres orientaux ont fécondé la scène occidentale, d’autre part quels


courants de la scène occidentale ont été particulièrement appréciés,
adoptés ou réappropriés par les théâtres modernes d’Orient.
Le théâtre occidental s’est, au début du XXe siècle, tourné vers
l’abstraction et le symbolisme. Pour des théoriciens comme Appia, les
symbolistes, Jarry, Craig ou Schlemmer, la scène est un lieu de sym-
boles où se projette, de façon abstraite et stylisée, une vision du monde.
Partisan d’un drame hétérogène, à l’image de la vie qui ne se déroule
jamais selon un ordre logique, le surréalisme refuse que l’enchaînement
des parties soit régi par le principe de causalité. Si le symbolisme et le
surréalisme ont laissé des traces discrètes dans les théâtres d’Orient, une
tendance inspirée de ces mouvements y connaît un très grand succès : le
théâtre de l’absurde.
L’originalité de ce théâtre réside surtout dans son écriture. C’est par
la forme même du dialogue et non par les idées développées que se
manifeste l’insignifiance de la vie dérisoire de l’homme. La structure
des œuvres est souvent cyclique ou dupliquée, visant à montrer, par
l’absence d’action d’ensemble, le caractère monotone, répétitif et sans
issue de notre vie quotidienne. Le ton, qui mêle le comique grinçant au
sens tragique de la vie, vise à ridiculiser les valeurs les mieux établies.
Les trois dramaturges les plus représentatifs sont Eugène Ionesco,
Samuel Beckett et Arthur Adamov (David, 1995 : 55-56).
Le théâtre de l’absurde a inspiré de nombreux dramaturges orientaux
de la Corée au Maghreb en passant par l’Iran et la Turquie. C’est que ce
type de théâtralité brouille suffisamment les pistes pour échapper à la
censure et reflète le sentiment d’aliénation et de perte des valeurs et des
repères dans des sociétés passant brutalement de la tradition à la mo-
dernité.
Un autre courant est celui du théâtre « sacré », né de l’influence
conjuguée des théâtres orientaux et du surréalisme : pour Artaud,
Grotowski, ou Stanislavski, le théâtre est l’un des rares endroits au
monde où l’invisible se donne à voir, et où la rencontre acteurs/
spectateurs peut revêtir un aspect cérémoniel jusqu’à devenir commu-
nion. Ils sont à la recherche d’un nouveau langage théâtral, redonnant au
corps sa place originelle perdue, destiné aux sens, et créé par la mu-
sique, la danse, la pantomime, la mimique, les intonations de voix.
Artaud crée une théorie du « Théâtre de la Cruauté » : porter la cruauté
au théâtre, c’est le seul moyen de lui redonner force et vie, de lui faire
retrouver sa dimension métaphysique en faisant appel au monde inconnu
de l’inconscient. Si les réalisations d’Artaud n’ont laissé qu’une trace
fugitive, ses théories ont joué un rôle capital pour les théâtres
d’improvisation, comme le Living Theatre de Julian Beck ou l’Open
Theatre de Joseph Chaikin, ou pour les théâtres de marionnettes comme
44 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

le Bread and Puppet, qui ont tous (re)visité l’Orient et suscité l’intérêt
des dramaturges orientaux.
On remarque par ailleurs que les professionnels et les publics orien-
taux apprécient tout particulièrement les relectures de leurs propres
traditions théâtrales par l’Occident, à l’exemple des créations du théâtre
du Soleil ou de Peter Brook, et qu’ils s’en servent pour s’approprier à
leur tour le théâtre occidental.
Au Japon, dans les années 1960 et 1970, la recherche esthétique
émane d’un mouvement contestataire, celui des shôgekijô (« théâtres de
poche »), dit aussi angura (« underground ») : Kara Jûrô, Satô Makoto
et Terayama Shûji montent leurs propres textes, déjantés, sulfureux, aux
intrigues éclatées, dans des mises en scène misant sur le grotesque,
l’absurde, et reposant sur l’histrionisme de leurs comédiens. Puis de
nouvelles générations de « théâtres de poche » se succèdent, explorant
parfois des voies sobres, voire minimalistes, radicalement opposées à
celles des débuts, mais néanmoins toujours à l’écart du shingeki établi,
avec des personnalités comme Ôta Shôgô et, plus récemment, Hirata
Oriza (Tschudin).
En Corée, les années 1990 s’ouvrent sur la recherche d’un théâtre
total, voire multiculturel : après les expériences tournées vers le non
verbal des arts anciens du spectacle et les découvertes d’un théâtre
occidental effectuant le même parcours, les deux tendances se conju-
guent pour conduire à des créations collectives et des adaptations ou
montages divers. Le jeu corporel est accentué tandis que naissent les
« performances non verbales » (Rapin).
Cependant, dans le territoire qui nous intéresse, la recherche esthé-
tique intervient fréquemment lorsque la censure compromet la liberté
d’expression. Les auteurs se réfugient alors dans le théâtre d’expé-
rimentation. Sous les Pahlavis, les auteurs iraniens se réfugient dans le
symbolisme énigmatique ou le théâtre de l’absurde. Après la Révolution
islamique, les metteurs en scène explorent les possibilités de commu-
nication non verbale et les modes de représentation non descriptive, et
constituent peu à peu un langage scénique inédit, fait de couleurs, de
mouvements et d’accessoires, qui est propre à leur théâtre et s’inspire
souvent de la ta‘ziye (Anjo). En Turquie, lorsque le coup d’État militaire
de 1980 bride étroitement la vie intellectuelle et artistique, le théâtre turc
se renouvelle grâce aux recherches d’« avant-garde » ou de « labo-
ratoire ».
Une caractéristique importante de la recherche esthétique en Orient
est l’attention portée au patrimoine et le métissage entre formes tradi-
tionnelles et modernes. En Iran, ‘Ali Nasiriyân construit son travail
autour des légendes et contes folkloriques en modernisant la farce
traditionnelle, tandis que Bizhan Mofid retravaille des contes en épopées
Introduction 45

poétiques qui se révèlent être des paraboles des réalités sociopolitiques


contemporaines. Ces vingt dernières années, des pièces inspirées de
l’histoire et du patrimoine culturel de la Perse ont été représentées avec
succès. L’Égypte s’est efforcée de créer un théâtre spécifiquement
arabe, « théâtre total », inspiré de formes traditionnelles comme le
théâtre d’ombres, le samir, veillée villageoise animée par le chant, la
danse et les conteurs, ou la maqâma, forme littéraire arabe médiévale en
prose rimée. Au Liban, Antoine Multaqâ a rejeté les limites de la scène,
les conventions scéniques, le décor, et recouru au modèle du hakawati,
au folklore et aux symboles pour inciter les spectateurs à exercer leur
imagination. En Algérie, Alloula est le créateur d’un nouveau théâtre,
enraciné dans le patrimoine et la culture populaire, faisant appel à la
tradition de la halqa et du meddah et mélangeant narration et théâtre,
tandis que Kaki adapte la chanson rurale, avec ses thèmes et ses formes
d’expression, à la scène moderne (Feuillebois-Pierunek). Au Maroc,
Tayeb Saddiki estime que la « mère de tous les spectacles », pour un
metteur en scène marocain, se trouve sur la place Jm’a el-Fnâ’ de
Marrakech (Clément).
En Corée dans les années 1960, la redécouverte des arts traditionnels
répond autant à un besoin culturel et identitaire qu’à la recherche d’un
moyen pour échapper à la censure politique contemporaine. Ch’oe
In-hun et O T’ae-sôk ont recours aux matériaux de la tradition, contes,
rituels, spectacles anciens, et contribuent ainsi à renouveler l’écriture
dramatique et les pratiques scéniques. Les acteurs du madanggûk
renouent, en une époque d’oppression politique, avec un espace ouvert
qui abolit la frontière salle-scène et incite le public à réfléchir et à
s’exprimer (Rapin). Comme on le constate, l’innovation et la recherche
esthétique vont très souvent dans le sens d’une réappropriation et d’une
adaptation à la vie moderne du patrimoine théâtral.
Les créations théâtrales orientales nous sont-elles aussi étrangères
que cela dans le contexte de mondialisation qui est le nôtre ?
L’éloignement et l’altérité sont-ils des obstacles à notre appréciation ? Il
est assez fréquent d’entendre certains groupes ethniques et religieux
décréter qu’ils sont inconnaissables, parce qu’ils se définissent négati-
vement par rapport aux « autres ». Nous pensons pour notre part que
l’altérité n’est ni irréductible ni inconnaissable, ce qui ne signifie ni la
négation de sa réalité, ni le refus de la prendre en compte de manière
différenciée. Dans ce livre, nous avons essayé d’initier le lecteur à des
théâtres « étrangers » ou « différents », tout en montrant que les ren-
contres, les dialogues, les métissages et les influences entre Orient et
Occident étaient possibles et s’effectuaient dans les deux sens.
Chaque article est suivi d’une bibliographie élargie afin de permettre
au lecteur de se documenter et d’avancer dans ses recherches.
46 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

L’index des noms propres comprend les noms d’auteurs ou d’ar-


tistes, les personnages, et les lieux. Nous nous sommes efforcés de situer
les auteurs chronologiquement et topographiquement, en indiquant leurs
dates de naissance et de mort ainsi que leur pays d’origine. Les noms
arabes commençant par la lettre ‘ayn, communément transcrite par une
apostrophe renversée, figurent dans les index sans cette lettre et classés
par ordre alphabétique de leur deuxième lettre.
L’index des titres, traduits en français, donne souvent entre paren-
thèses le titre original sauf lorsque les auteurs n’ont pas jugé nécessaire
de fournir ce type d’information. Les ouvrages en sanskrit apparaissent
en version originale suivie de la traduction française entre parenthèses,
selon l’usage chez les sanskritistes.
L’index des notions et concepts est aussi un lexique : de courtes dé-
finitions sont données pour les nombreux termes techniques étrangers
employés dans le texte.
Enfin, le lecteur trouvera un cahier d’illustrations au centre de
l’ouvrage. Des renvois tout au long du livre le dirigeront vers celui-ci de
façon à éclairer la lecture.

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Pérennité et renouvellement
du théâtre japonais
La scène actuelle dans
son exceptionnelle diversité1

Jean-Jacques TSCHUDIN

Université Paris-Diderot, UMR 8155 (CRCAO)

Introduction
L’amateur de théâtre séjournant au Japon, avant tout à Tôkyô, ne
peut manquer d’être frappé par la diversité des programmes proposés.
Des genres classiques remontant au Moyen Âge, voire au VIIe siècle si
l’on y inclut le gagaku2, côtoient le théâtre moderne décliné sous toutes
ses formes, de l’orthodoxie stanislavskienne à la dramaturgie brech-
tienne, de l’avant-garde la plus provocante et débridée au minimalisme
le plus austère, de la revue musicale au théâtre expérimental, sans
compter d’étranges combinaisons intégrant éléments traditionnels et mo-
dernité contemporaine.
Situation remarquable, probablement unique, car cette diversité ne
concerne pas simplement le répertoire mis en scène, mais bel et bien les
genres mêmes dont ces livrets relèvent à l’origine. On peut certes au
cours d’une saison parisienne ou londonienne feuilleter toute l’histoire
du théâtre occidental, des tragiques grecs aux auteurs contemporains,
mais, mises à part quelques rares tentatives de reconstitution, ce vaste
répertoire est monté selon les choix de metteurs en scène qui le consi-
dèrent comme un immense réservoir indifférencié qu’ils peuvent remo-
deler à leur aise. Il n’en va pas de même au Japon où, d’une manière

1
Pour une histoire générale du théâtre japonais, voir Ortolani (1990) et Tschudin
(2011).
2
Terme générique désignant la musique instrumentale (kangengaku) et les danses de
cour (bugaku) importées de Chine au VIIe-VIIIe siècle.
50 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

générale – car des expériences marginales prennent parfois place –, les


œuvres sont inséparables de leur genre. Un livret de Zeami3 appartient
au nô et n’est joué que selon ses propres codes, par des acteurs spéciali-
sés dans cet art et sur un plateau spécifiquement conçu pour lui, et il en
va de même pour les autres théâtres traditionnels. Chaque genre, aussi
ancien soit-il, est ainsi servi par des comédiens, danseurs, récitants,
musiciens et techniciens entièrement formés à son service et selon ses
traditions. Cela permet aux scènes japonaises de présenter aujourd’hui
encore l’ensemble du répertoire historique, des nôs de Kan.ami (1333-
1384) aux livrets de kabuki de Kawatake Mokuami (1816-1893), le
dernier grand dramaturge d’avant la pénétration de la culture occiden-
tale, à peu près tel qu’il était joué jadis. Pour apprécier les richesses
théâtrales qu’offre le Japon actuel, il faut imaginer, comme le fait un
éminent spécialiste de la question, que :
[…] en Europe, les rites préhistoriques ont, d’une manière ou d’une autre,
survécu jusqu’à nos jours ; que la tragédie grecque a continué au fil
des siècles à être montée au pied de l’Acropole avec le même jeu, les
mêmes danses, la même musique qu’au temps de Sophocle ; que les comé-
dies de Plaute et de Térence ainsi que l’art des mimes n’ont jamais disparu
de Rome ; que les mystères médiévaux sont encore une forme vivante dans
les monastères et sur le parvis des cathédrales ; que les artisans de
Nuremberg jouent encore les jeux de carnaval de Hans Sachs et que le
Globe Theatre est contrôlé par les descendants de Shakespeare qui main-
tiennent fidèlement, jusque dans leurs moindres détails, les gestes et leçons
du maître. (Immoos, 1969 : 403)
Déclaration quelque peu hyperbolique qu’on ne peut évidemment
pas prendre au pied de la lettre dans la mesure où les spectacles aux-
quels nous assistons de nos jours ne correspondent plus rigoureusement
à ceux dont ils perpétuent la tradition. D’une part, parce que ces genres
ont considérablement évolué et que la tradition évoquée renvoie au
terme de ce processus, à ce moment où ils ont cessé de se développer
significativement pour se figer dans leur classicisme. Ainsi la lenteur
solennelle du nô est-elle tardive, car les spectacles médiévaux se don-
naient sur des rythmes incomparablement plus vifs et enlevés ; de
même, le théâtre de poupées tel qu’il est joué aujourd’hui correspond,
tant au niveau du répertoire que des techniques utilisées, à celui de la fin
du XVIIIe siècle et aucunement à celui de ses débuts, un bon siècle et
demi plus tôt. Par ailleurs, même si la gestuelle et l’accompagnement
musical sont globalement préservés, le simple fait d’être joué dans
d’autres circonstances, devant des audiences radicalement différentes et
3
Zeami (1363?-1443?) est considéré avec son père Kan.ami (1333-1384) comme le
fondateur du nô classique. Acteur, chef de troupe, dramaturge et théoricien de cet art.
Pérennité et renouvellement du théâtre japonais 51

interprétant ces spectacles avec des codes qui n’étaient pas ceux des
destinataires originaux, en modifie inévitablement le sens. Un kagura4
donné pour les caméras de la télévision devant une foule de touristes
venus de la capitale ne peut être ce qu’il était dans le cadre de festivités
célébrées jadis dans un village reculé, et les matinées au théâtre national
ou au Kabuki-za n’offrent pas le même spectacle que les salles du vieil
Edo, même si les acteurs reprennent pieusement les kata5 de leurs
ancêtres.
Il n’en demeure pas moins que le Japon a fait preuve d’une belle ca-
pacité à préserver les formes anciennes tout en assimilant avec enthou-
siasme les nouvelles et qu’il a su ainsi s’enrichir continuellement sans
que les nouveaux acquis ne poussent sur les ruines des anciens. La
pérennité des formes tient essentiellement à cette faculté d’être simulta-
nément ouvert à tous les apports étrangers tout en demeurant fermement
attaché aux traditions, mais si les théâtres traditionnels ont si remarqua-
blement résisté à l’épreuve du temps et de l’évolution des modes de vie,
c’est aussi parce qu’ils ont été transmis dans le cadre d’un apprentissage
de maître à disciples, essentiellement oral, se faisant « sur le tas » par
observation et imitation du maître, et prenant place dans des milieux
fermés sur eux-mêmes et extrêmement jaloux de leurs traditions. Par
ailleurs, il faut rappeler que le théâtre japonais classique repose sur les
performances de l’acteur-danseur-récitant et non sur le texte. Malgré son
indéniable importance, le livret y a toujours été considéré comme un
élément du spectacle, sans jamais accéder au statut de production litté-
raire autonome. Tant dans la formation des acteurs que dans la mémoire
collective des spectateurs, l’inscription du répertoire passe par la repré-
sentation et non par la lecture. Les textes de nô et de jôruri6 ne sont pas
lus pour leur contenu ou leurs évidentes qualités poétiques, mais mémo-
risés par les amateurs pour être chantés et récités, et les pièces de kabuki
ne sont lues que par les spécialistes. Cette dimension concrète, scénique,
a évidemment pesé sur la survie du théâtre classique dans la mesure où
sa transmission ne pouvait se borner, comme souvent en Occident, à
celle du texte, mais demeurait inextricablement liée à celle de ses
formes. D’autres paramètres, surtout d’ordre socio-économique, tels que
la condition sociale des gens de théâtre, le système de gestion des salles
ou encore les liens avec les quartiers de plaisirs et les arts d’agrément,

4
Danses, chants, pantomimes et saynètes originellement destinés au divertissement
des divinités du shintoïsme.
5
Figure gestuelle figée du jeu ou de la danse des acteurs.
6
Au départ, nom de l’héroïne d’une romance souvent jouée par les poupées ; plus tard
recouvre l’ensemble des livrets écrits pour ce théâtre, lui-même appelé ningyô-jôruri
(jôruri des poupées).
52 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

ont probablement joué dans le même sens, mais tenter de les interroger
ici nous entraînerait trop loin de notre propos. Quoi qu’il en soit, le
résultat est là : la vie théâtrale japonaise offre, même en ce début du
e
XXI siècle, la possibilité d’assister à des représentations de théâtre
traditionnel qui gardent une vie, une fraîcheur et un parfum d’authen-
ticité que ne sauraient offrir des reconstitutions savantes succédant à
des siècles d’absence ou de rejet, des représentations qui coexistent et
rivalisent souvent en popularité avec le théâtre moderne sous toutes ses
facettes, du grand répertoire occidental aux expériences d’avant-garde,
du show de Broadway à l’ankoku butô7.

I. Un peu d’histoire
Avant de voir comment les formes traditionnelles ont réussi à garder
une place sur les scènes contemporaines, il faut brièvement rappeler
quelques étapes majeures de la longue histoire du théâtre japonais. Bien
que la période protohistorique ait probablement connu des spectacles
sous une forme ou une autre – en tout cas la présence de danseuses et
d’instrumentalistes est confirmée par les figurines de terre cuite haniwa8
et quelques autres artefacts – la documentation est rare, difficile à
interpréter, et ce n’est qu’à partir des VIe et VIIe siècles, avec la pénétra-
tion massive de la culture chinoise, que l’on peut suivre avec quelque
certitude l’histoire du théâtre. En effet, dans les bagages de cette culture
importée figuraient trois formes de spectacle qui allaient rapidement
s’implanter au Japon. Patronnées par la cour et par les grands centres
religieux, ces formes, peu à peu modifiées, raffinées, croisées aussi avec
des rites et pratiques festives autochtones, vont préparer le terreau sur
lequel éclora plus tard le nô, puis, à l’aube du XVIIe siècle, le théâtre de
poupées et le kabuki. Deux d’entre elles – les processions masquées,
animées de danses et de pantomimes du gigaku9 et les jeux variés du
sangaku10 – ont disparu en tant que telles au cours de la période médié-
vale. La première a néanmoins laissé sa marque sur bien des manifesta-
tions aujourd’hui intégrées dans les spectacles folkloriques (minzoku

7
La « danse (butô) des ténèbres (ankoku) », courant d’avant-garde fondé par Hijikata
Tatsumi et Ôno Kazuo dans les années 1960.
8
Cylindres en argile de l’époque des Grandes Tombes (IIIe s.-fin Ve s.), représentant
divers personnages (guerriers, paysans, musiciens, danseuses, etc.) et un riche
bestiaire.
9
Première forme de spectacle importé de Chine, tout au début du VIIe siècle, donné
essentiellement dans le cadre des cérémonies bouddhiques, il disparaît à l’aube du
Moyen Âge.
10
Jeux divers, de type forains, originaires de Chine et d’Asie centrale, introduits au
Japon au cours du VIIIe siècle.
Pérennité et renouvellement du théâtre japonais 53

geinô), en particulier ces danses de lion (shishi-mai) omniprésentes


[figure 1]11. La seconde a connu une longue évolution qui a vu les
éléments dramatiques se détacher progressivement des numéros forains
– acrobaties, funambulisme, jongleries, tours de magie, dressage
d’animaux, etc. – qui au départ en constituaient l’essentiel. Ce parcours
suivra une double voie, celle qui, combinée à des éléments liturgiques, à
des cérémonies d’exorcisme aussi, mènera à travers diverses variantes –
sarugaku, dengaku, ennen, etc.12 – au nô classique, et celle qui, fidèle à
sa veine populaire, bouffonne, se stabilisera, passablement assagie il
faut en convenir, dans les farces du kyôgen13 qui, réduites au rang de
simples intermèdes, finiront vassalisées par le nô. En fait, de ces formes
continentales, seul le gagaku survit en tant que genre autonome, à la fois
protégé et assez rapidement figé par son statut d’art cérémonial de la
cour, placé sous le contrôle d’un Office de la Musique [figure 2].
Ce n’est qu’au terme d’une longue période de maturation et
d’expériences multiples que le nô se détache clairement des autres
formes [figure 3]. Le génie de Kan.ami, et surtout de son fils Zeami,
retient l’attention des maîtres du pays, les shoguns Ashikaga, qui vont le
protéger et créer les conditions favorables à un épanouissement qui lui
permettra de supplanter ses rivaux et de s’imposer. Favori des guerriers,
le nô devient l’art cérémonial (shikigaku) des shoguns Tokugawa qui
vont régner de 1603 à 1868 [figures 4 et 5]. Ainsi protégé, coupé des
turbulences sociales et des caprices des modes, il ne cesse de ralentir ses
rythmes pour gagner en dignité et en pompe. Figé dans son hiératisme, il
perd peu à peu tout dynamisme, ce qui lui vaudra un dur réveil à la chute
de ses protecteurs.
La vigueur créative du théâtre japonais ne s’est pourtant pas tarie,
mais simplement tournée vers d’autres horizons, d’autres milieux so-
ciaux. Alors qu’au début du XVIIe siècle, les Tokugawa installent leur
pouvoir, les artistes les plus novateurs s’adressent désormais aux chônin,
ces commerçants, commis, artisans et travailleurs en tous genres qui
affluent dans les centres urbains en pleine croissance. Pratiquement
11
On se reportera au cahier d’illustration central inséré dans ce livre.
12
Le terme sarugaku remplace à partir du Xe siècle celui de sangaku (voir note supra),
puis se spécialise pour en désigner les dimensions les plus théâtrales : pantomimes,
farces et saynètes. Le dengaku est à l’origine un ensemble de danses et de chants liés
à la riziculture, enrichis plus tard d’éléments acrobatiques, puis il développe son
propre répertoire. L’ennen, qui présente également des pièces accompagnées de
danses, se donne dans les centres religieux à l’occasion de certaines cérémonies.
Ennen et dengaku connaissent leur âge d’or au XIVe siècle, rivalisant alors avec un nô
dont ils sont assez proches, mais finissent par s’effacer devant l’essor de ce dernier.
13
Littéralement « paroles folles », ce terme renvoie ici aux farces données traditi-
onnellement entre les nôs.
54 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

contemporains, le ningyô jôruri (ce théâtre de poupées aujourd’hui


connu sous le nom de bunraku) [figures 6 et 7] et le kabuki [figure 8]
naissent et se développent dans un contexte neuf, celui de la montée
d’une culture plébéienne, profane, sensuelle et colorée dont ils consti-
tueront deux des plus beaux fleurons. Cet essor bouleverse les vieilles
habitudes : jusque-là donnés dans les enceintes des centres religieux,
dans les cours seigneuriales, sur les berges desséchées des rivières ou les
carrefours des chemins, les spectacles commencent à s’installer dans des
lieux fixes qui, au fil du temps, se transforment en de vraies salles de
théâtre. Conséquence majeure de cette sédentarisation, le théâtre entre
dans la logique du show-business : les programmes, renouvelés en
fonction de leur accueil, sont quotidiens et ne s’inscrivent plus dans le
cycle des célébrations rituelles et des festivités saisonnières, alors que
les artistes deviennent des professionnels au sens moderne du terme, liés
par contrat à des salles aux visées strictement commerciales. Rivaux et
complices, le kabuki et le bunraku rivalisent d’ingéniosité et de trou-
vailles scéniques pour s’attirer les faveurs du public et connaissent l’un
et l’autre d’immenses succès, mais à partir de la fin du XVIIIe siècle, le
kabuki, qui a repris à son compte le répertoire des poupées, l’emporte et
règne en maître sur le monde du spectacle d’Edo (Tschudin, 2011,
partie VI).

II. L’entrée dans le monde moderne


Cela dit, populaire ou aristocratique, le théâtre, soigneusement tenu à
l’écart de l’agitation qui préparait la modernité, n’était en rien préparé à
affronter la véritable révolution culturelle qui se préparait. Le choc se fit
en deux temps, le premier au cours de l’ère Meiji (1868-1912), le second
après la défaite (1945), sous l’occupation américaine qui précéda la
reconstruction du pays et sa réintégration dans l’ordre mondial. Deux
bouleversements politiques qui affectèrent profondément la vie sociale
et dont le théâtre ne pouvait sortir indemne, car toutes ses faces furent, à
des degrés divers, touchées, mais nous nous concentrerons ici sur le sort
des « trois grands » : nôgaku (nô et kyôgen), bunraku et kabuki.
Le nô affronta la Restauration de Meiji en position de faiblesse, non
qu’il fût particulièrement visé par les réformes, mais simplement parce
qu’il perdait ses patrons – shoguns et seigneurs provinciaux – et se
retrouvait sans salle, sans public ni ressources. Pris de panique, ses
professionnels étaient prêts à se résigner à leur sort, aussi le genre faillit-
il disparaître dans l’aventure. Heureusement, quelques acteurs menés par
Umewaka Minoru (1827-1909), chef d’une branche secondaire des
Kanze, refusèrent de baisser les bras et finirent par trouver un nouveau
mécénat auprès de la cour et de l’aristocratie de Meiji. Leur « sauveur »
fut un des leaders du nouveau gouvernement, Iwakura Tomomi, qui
Pérennité et renouvellement du théâtre japonais 55

avait eu l’occasion d’être invité à des soirées de gala au théâtre ou à


l’opéra lors de sa longue mission en Occident. Pour être civilisé, le
Japon se devait donc de faire pareil, mais comment ? S’il était hors de
question d’amener des diplomates étrangers au kabuki, vulgaire et
ostensiblement ignoré par les élites, le nô pouvait peut-être faire
l’affaire. En 1876, Iwakura organisa une série de représentations privées
qui furent favorablement accueillies et amenèrent la maison impériale à
édifier une scène dans l’enceinte du palais et à soutenir financièrement
les maîtres du nô. Devant les réactions admiratives de plusieurs visiteurs
de marque, on commença à en présenter régulièrement lors des récep-
tions offertes aux dignitaires étrangers. Plus tard, en 1881, on édifia une
petite salle, en un premier temps réservée aux membres d’un club privé
fort sélect, dans un parc de Tôkyô. Soutenu par une bonne société
japonaise soulagée d’avoir sous la main un divertissement aussi raffiné à
offrir aux étrangers, chanté par les hommes de lettres occidentaux, le nô
peut ainsi sortir de son mauvais pas et retrouver quelque sérénité. Rassu-
rées quant à leur avenir, les cinq écoles officielles montent leur propre
salle et retrouvent, surtout grâce aux enseignements qu’elles dispensent,
une stabilité économique satisfaisante.
Tout autre est alors la situation du bunraku et du kabuki. Genres
populaires, commerciaux, ils s’inquiètent davantage de l’évolution des
goûts du public populaire, dont ils dépendent entièrement, que des
nouvelles orientations politiques du régime. En fait, le bunraku est déjà,
en cette fin de XIXe siècle, en position de retrait ; il remporte encore,
grâce à de grands artistes, de beaux succès, mais son inspiration est
depuis longtemps tarie. Bientôt limité à une seule salle professionnelle,
le Bunraku-za précisément, confiné dans un répertoire figé et coupé des
préoccupations de la société contemporaine, il va assez rapidement se
transformer en un art classique voué au maintien de la tradition.
Le kabuki est dans une situation plus favorable, car il règne en maître
sur le théâtre commercial et, fort de ses vedettes et de l’appui sans faille
d’un public organisé en puissantes ligues de soutien, peut envisager
l’avenir sans trop de craintes. La médaille a cependant son revers, car sa
popularité même le met dans le collimateur des autorités et des sociétés
de réforme. En effet, comme les leaders politiques estiment que la
nation moderne qu’ils veulent édifier doit avoir, à l’instar des puissances
occidentales, un grand théâtre national de haute tenue, ils sont bien
forcés, en un premier temps du moins, de solliciter ce kabuki qui
contrôle le monde du spectacle et dispose tant des grandes salles que des
artistes et du personnel technique. Les autorités le somment donc de se
civiliser au plus vite d’une part en rompant ses liens séculaires avec le
public populaire et les quartiers de plaisirs, d’autre part en se débarras-
sant de sa fantaisie débridée, de ses fantômes sanguinolents, de ses
56 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

incohérences historiques et, avant tout, de son érotisme. L’establishment


exige donc du kabuki qu’il séduise les regards étrangers en présentant
un art « civilisé », plein de noblesse et d’élégance raffinée, et, simulta-
nément, qu’il joue un rôle pédagogique auprès du bon peuple en exaltant
l’État-nation et son glorieux passé.
Pratiquement, le changement majeur affecte les salles qui, moderni-
sées, équipées de quelques fauteuils pour les dignitaires étrangers, se
réinstallent au centre-ville, un processus couronné en 1889 par l’ouver-
ture du Kabuki-za suivie, en 1911, par celle du théâtre impérial. Deux
nouveaux sous-genres apparaissent avec d’un côté le katsureki-geki qui
retravaille les jidai-mono (drames d’époque) pour les rendre conformes
à l’histoire officielle et satisfaire aux demandes des autorités, de l’autre
avec les zangiri-mono qui répondent plutôt à la curiosité des habitués en
insérant, dans le cadre des drames de mœurs du sewa-mono, les étranges
coutumes occidentales et leur panoplie d’objets exotiques. Bien que le
premier, reposant avant tout sur l’engagement d’Ichikawa Danjûrô, soit
apprécié des intellectuels réformistes, le grand comédien, confronté à
l’hostilité des amateurs, finit par y renoncer pour se replier sur le
répertoire. Le second est plus intéressant, car il témoigne de la vitalité
d’un kabuki qui s’efforce de rester proche de l’actualité en s’emparant
des dernières modes, comme il le faisait depuis les premiers spectacles
d’O. Kuni14 parée d’accessoires portugais. Néanmoins, il ne durera pas
davantage, dépassé par l’évolution rapide de la société et l’apparition du
shinpa (« nouvelle vague ») qui, plus libre devant la tradition, s’empare
avec succès de cette problématique. Malgré quelques velléités de
résistance, la montée de genres nouveaux, d’un modernisme plus ou
moins marqué par l’Occident, va contraindre le kabuki à se remettre en
question et finir par glisser, bon gré mal gré, vers le classicisme d’un
théâtre de répertoire (Tschudin, 1995).
Chronologiquement, c’est le sôshi shibai, le théâtre des activistes
(sôshi) du Jiyû minken undô (« Mouvement pour la liberté et les droits
du peuple », vigoureux dans les années 1870-1880) qui ouvre la voie.
Ses premiers animateurs ne sont pas des artistes, mais des militants qui,
au départ, ne songent pas à contester le kabuki traditionnel, mais sim-
plement à utiliser des procédés scéniques pour détourner la censure et
populariser leurs thèses. Pourtant, la situation politique s’étant relative-
ment apaisée, plusieurs d’entre eux, avant tout Kawakami Otojirô,
oublient leur engagement initial et, ayant remplacé les sketches d’agit-
prop par de gros mélodrames, se mettent en quête de reconnaissance
14
O. Kuni (seconde moitié du XVIe-début du XVIIe siècle), d’abord membre d’une
troupe de danseuses/comédiennes itinérantes, elle donne au début des spectacles qui
triomphent à Kyôto et lancent un genre nouveau : le kabuki.
Pérennité et renouvellement du théâtre japonais 57

commerciale. Ils sont rejoints par des jeunes gens venus de divers
horizons et bientôt un nouveau genre se met en place : le shinpa. Ses
premiers succès reposent sur la dramatisation des faits divers criminels
qui font alors le bonheur de la presse naissante, puis le genre met à
profit la guerre sino-japonaise (1894-1895) pour s’imposer et triompher
momentanément du kabuki avec de grands spectacles cocardiers célé-
brant les armées impériales (Tschudin, 1999 ; 2005). Le shinpa séduit le
public et se taille une place honorable dans le monde du théâtre
commercial par la bâtardise même que lui reprochent les historiens.
Incontestablement plus moderne que le kabuki, plus accessible à de
nouvelles audiences populaires progressivement coupées de la culture
du vieil Edo, il leur demeure néanmoins familier, sans occidentalisation
forcenée ; techniquement, il offre une sorte de kabuki simplifié, amputé
de ses dimensions musicales, de ses chorégraphies, et ayant renoncé aux
maquillages et aux costumes flamboyants. Le jeu se veut plus réaliste,
mais ses acteurs restent marqués par les codes histrioniques du kabuki,
seule référence possible à cette époque, et les grands rôles féminins
continuent, par nécessité d’abord puis par choix, à être tenus par des
hommes (onnagata). Le nouveau genre connaît un bref âge d’or dans les
années 1900-1910, mais il cesse d’autant plus vite d’innover qu’il passe
également aux mains de la Shôchiku, le géant du show-business japo-
nais, qui le commercialise selon les mêmes recettes que le kabuki avec
un star-system construit autour d’une brochette de stars, dont le célèbre
onnagata Hanayagi Shôtarô, qui attirent un large public. Le répertoire
du shinpa se partage pour l’essentiel entre les adaptations des grands
succès de la littérature populaire et les mélos se déroulant dans les
milieux marginaux, mais bien conventionnels, du monde flottant ou de
la pègre des joueurs professionnels, avec leur problématique du giri-
ninjô menant, dans un refoulement de larmes, au triomphe du devoir sur
les sentiments [figure 9].
Nous sommes encore loin du théâtre occidental qui tâtonnera plu-
sieurs décennies avant de commencer à trouver son public. Les pre-
mières tentatives sont dues à l’initiative de Tsubouchi Shôyô (1859-
1935)15, un universitaire qui, après avoir animé une série de séminaires
et de cercles d’études sur la question, met en place une petite formation
d’amateurs et, entre 1906 et 1913, monte plusieurs Shakespeare ainsi
que des dramaturges contemporains tels qu’Ibsen, G.B. Shaw et
Sudermann. Un peu plus tard, c’est un autre intellectuel amateur de
théâtre, Osanai Kaoru (1881-1928), qui fonde le Jiyû gekijô (« Le

15
Considéré comme un des pionniers de la littérature moderne japonaise, cet homme de
lettres est resté célèbre pour ses essais et sa traduction de l’œuvre complète de
Shakespeare.
58 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Théâtre libre ») et produit avec un jeune acteur de kabuki, Ichikawa


Sadanji II, et sa troupe une série d’auteurs européens (Hennion, 2009).
Ces activités sporadiques se stabilisent avec la fondation d’une troupe
consacrée au shingeki (littéralement : « nouveau théâtre »), installée
dans une petite salle construite spécifiquement pour elle. Dirigé par le
même Osanai secondé par Hijikata Yoshi, le mécène de l’entreprise, le
Tsukiji shôgekijô16 (« Petit théâtre de Tsukiji ») sera jusqu’à la guerre du
Pacifique le cœur du théâtre moderne japonais. Le travail de cette troupe
se caractérise par un refus délibéré de la tradition et une focalisation
extrême sur le théâtre occidental moderne avec un répertoire constitué
massivement de traductions jouées et mises en scène de façon à repro-
duire aussi fidèlement que possible les productions d’origine. Ce choix
radical aura du mal à conquérir un public rebuté par son intellectualisme
et son élitisme, mais aussi par la médiocrité de jeunes comédiens et
comédiennes encore bien tendres, confrontés à des situations drama-
tiques pour eux inédites, à des réactions et des gestes incongrus qu’ils ne
savent comment rendre, à des dialogues maladroitement traduits et
terriblement artificiels. Le shingeki continue néanmoins son modeste
essor au long des années 1930, scindé en deux courants qui opposent les
tenants d’un théâtre « littéraire » (Rimer, 1974) à ceux qui veulent le
mettre au service des mouvements révolutionnaires (Tschudin, 1989).
Malgré une situation économiquement difficile, surtout pour le camp
prolétarien par ailleurs en butte à une féroce répression, les troupes
commencent à pouvoir peu à peu compter sur de bons acteurs, des
décorateurs et des scénographes de qualité, sans oublier de nouveaux
dramaturges qui situent leurs drames au Japon, avec des personnages et
un contexte faisant sens pour un public qui reste toutefois bien restreint
(Powell, 2002).
Ainsi, au cours des années 1920-1930, la situation s’est en quelque
sorte décantée et les rôles sont désormais bien répartis. Des genres
traditionnels, le nô, qui a su se réintégrer socialement et économique-
ment dans la société ordinaire, mais sans se remettre artistiquement en
question, est vite rejoint dans ce statut classique par un bunraku lui aussi
replié sur son répertoire, mais conservant par la qualité de ses interprètes
un cercle relativement important de fidèles. Certes, ils ont l’un comme
l’autre créé quelques livrets, mais il s’agit là de médiocres pièces de
circonstance, célébrant par exemple les conquêtes de l’armée impériale,
qui ont disparu aussi rapidement qu’elles avaient été composées. Le
kabuki a incomparablement mieux résisté et ses jeunes stars ont même
suscité l’écriture d’un nouveau répertoire appelé shin-kabuki (« néo-
16
Cette salle de 497 places (législation sur les petits théâtres oblige), équipée pour le
théâtre moderne avec sa coupole d’horizon, est inaugurée le 13 juin 1924.
Pérennité et renouvellement du théâtre japonais 59

kabuki ») qui met en scène des personnages animés de sentiments


vaguement modernes pris dans des intrigues relativement simples et
linéaires, mais toujours inscrites dans la vieille société d’avant la
Restauration. De toute façon, ce néo-kabuki, qui a renoncé aux aspects
les plus flamboyants du genre, ne parvient pas, malgré quelques succès
ponctuels, à rivaliser avec le répertoire d’Edo, car si le kabuki continue
de l’emporter largement en termes de box-office, c’est essentiellement
grâce à ses incomparables stars qui remplissent les salles en reprenant
inlassablement les exploits et la fin tragique des quarante-sept rônin, des
frères Soga, ou de Yoshitsune et son fidèle Benkei17.
Parmi les genres nouveaux, le shinpa, qui s’est spécialisé dans le
mélodrame populaire, complète plutôt le kabuki qu’il ne lui porte om-
brage dans la mesure où il a repris à son compte le sewa-mono
(« drames de mœurs ») d’Edo, laissant la modernité occidentale à un
shingeki qui peine néanmoins à sortir de son élitisme. En revanche,
d’autres formes de spectacles populaires inspirés par l’Occident ont fait
leur apparition avec les troupes de variétés et les grands shows calqués
sur les productions de Broadway ou du music-hall parisien, en par-
ticulier ceux donnés par des troupes féminines comme celle de
Takarazuka [figure 10], qui parviennent à séduire de très larges au-
diences. Pour compléter le tableau, il faudrait évidemment mentionner,
dans la mouvance du shinpa et du shin-kabuki, diverses tentatives plus
ou moins réussies de moderniser le théâtre sans rebuter le public popu-
laire en coupant radicalement les ponts avec la tradition. Les plus inté-
ressantes sont celles de deux troupes, le Shinkokugeki (Powell, 2004)
d’une part, le Zenshin-za de l’autre (Powell, 1979), qui mériteraient
l’une et l’autre davantage que quelques lignes.

III. La renaissance dans la société d’après-guerre


Le 15 août 1945, le Japon capitule. Le 30 août, le général MacArthur
débarque et l’occupation commence. Le théâtre est alors dans un triste
état, les salles détruites, les troupes de shingeki à reconstituer, celles de
nô, de bunraku et de kabuki affaiblies et soupçonnées d’avoir servi avec
trop d’empressement le régime militaire. La censure alliée, de fait
américaine, s’en prend surtout au kabuki dont elle met près des deux
tiers du répertoire à l’index (Okamoto, 2001). Heureusement, les choses
17
Les frères Soga sont les héros d’une célèbre vendetta de la fin du XIIe siècle qui les
conduit, au prix de leur vie, à tuer l’assassin, pourtant bien protégé, de leur père.
Figure emblématique de la chevalerie japonaise, Minamoto no Yoshitsune (1159-
1189) est victime de machinations et acculé au suicide par son demi-frère, le
fondateur du shogunat de Kamakura, que ses exploits martiaux avaient pourtant porté
au pouvoir ; Benkei, un moine herculéen, est son fidèle second.
60 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

se calment assez vite, car les Américains, bientôt obsédés par le péril
rouge, renoncent à traquer le féodalisme et laissent le kabuki remplir à
nouveau ses salles avec le Trésor des vassaux fidèles18. Endommagé par
les bombardements, le Kabuki-za de Tôkyô est reconstruit, et sa réou-
verture, en janvier 1951, symbolise en quelque sorte le renouveau du
kabuki qui retrouve un assez large public, malgré la percée du shingeki
progressiste appuyé par les syndicats et leurs réseaux culturels (Leiter,
2009).
Les autres genres, anciens ou modernes, surmontent peu à peu leurs
difficultés économiques et émergent à leur tour, dessinant progressive-
ment le panorama actuel. Ainsi, contrairement à certaines prévisions, les
genres traditionnels ont réussi à survivre à l’occupation, à la haute
croissance ainsi qu’à l’américanisation de la société et, désormais offi-
ciellement considérés comme des trésors nationaux, se sont solidement
intégrés dans la société contemporaine. Pourtant ni leurs bases éco-
nomiques ni leur capacité à remplir les salles ne sont comparables : le
kabuki, essentiellement aux mains de la Shôchiku, est une entreprise
purement commerciale, alors que le bunraku, abandonné par cette même
Shôchiku, est soutenu par une fondation semi-publique qui en garantit
l’existence. Le nô est dans une situation encore différente dans la me-
sure où, tout en étant un théâtre professionnel, il est, aux côtés de
l’arrangement floral ikebana, de la cérémonie du thé ou de la calligra-
phie, un de ces empires commerciaux qui contrôlent les arts d’agrément
et prospèrent en vendant fort cher leurs enseignements et leurs nom-
breux produits dérivés (brochures, manuels, textes de livrets, vidéos, cd,
dvd, etc. et diplômes !). Néanmoins, tous ont bénéficié de l’ouverture
des théâtres nationaux avec le Kokuritsu gekijô, consacré au kabuki,
mais abritant à l’occasion du bunraku et des spectacles de danses clas-
siques ou folkloriques japonaises, et le Kokuritsu nô gekijô, tous deux à
Tôkyô, ainsi que le Kokuritsu bunraku gekijô à Ôsaka, le vieux cœur du
théâtre de poupées.
Leur réinsertion dans la vie contemporaine réussie, leurs arrières
économiques relativement protégés, les genres classiques ne couraient
plus qu’un danger, celui de la désertion du public, de la muséification ;
celui de ne plus se produire que devant des parterres à moitié vides
occupés par de vieux habitués, des bourgeoises désœuvrées, des retraités
nostalgiques et des galeries de collégiens subissant leur pensum culturel.

18
La pièce la plus célèbre du répertoire historique : raconte les longs préparatifs et la
réalisation de la vendetta de guerriers d’un seigneur injustement condamné à mort.
La version la plus connue est celle de Takeda Izumo II, créée en 1748 par les poupées
du Takemoto-za, à Ôsaka. Traduit par R. Sieffert (1981 : 109-228), « Le Trésor des
vassaux fidèles ».
Pérennité et renouvellement du théâtre japonais 61

Pour éviter, ou tout au moins minimiser ce péril, divers moyens ont été
mis en œuvre, parmi lesquels les tournées internationales se sont révé-
lées fort utiles. Un triomphe parisien ou new-yorkais, abondamment
répercuté par la presse japonaise, fait beaucoup pour relancer l’intérêt,
surtout auprès des jeunes Japonais américanisés intrigués par
l’engouement des étrangers pour ces spectacles qu’ils croyaient rin-
gards. Aussi, soutenus par les agences gouvernementales et le mécénat
privé, nô, kabuki, bunraku et kyôgen se livrent-ils volontiers à cet
exercice, multipliant après des débuts hésitants les tournées, souvent
complétées par des manifestations annexes, tables rondes, conférences
ou expositions de costumes et de masques (Thornbury, 2001).
Le kabuki a compris que son meilleur atout n’était pas tant dans le
renouveau de son répertoire, par ailleurs enrichi de quelques nouveaux
livrets, comme cette série tirée du Genji monogatari19 qui remporte un
grand succès en 1951, que dans la mise en valeur de ses ressources
scéniques, dans cette flamboyance qui permet à ses stars de déployer
toutes les facettes de leur art. Réhabilitées par les travaux d’historiens
influents comme Kawatake Toshio, les dimensions baroques mises en
veilleuse depuis Meiji réapparaissent et enchantent à nouveau le public
dans les productions d’Ichikawa Ennosuke III qui remet à la mode les
trucages et cascades d’antan et recourt à des mises en scène specta-
culaires dans son super-kabuki. Ces efforts pour redynamiser le genre
sont complétés par le travail de ceux qui rêvent de retrouver l’ambiance
populaire, ludique et détendue des salles d’Edo que les réformateurs de
Meiji s’étaient employés à étouffer. Cette tentative de retour aux sources
trouve une forme concrète avec les représentations données chaque
printemps par les stars du kabuki dans la plus vieille salle du Japon,
celle du Kanamaru-za à Kotohira, une petite ville au centre de l’île de
Shikoku. Ce festival, lancé en 1985, remporte un immense succès,
succès que vient confirmer celui des productions montées chaque année
par Nakamura Kanzaburô dans le vieux cœur de la vie populaire d’Edo,
à Asakusa, sur les bords de la Sumida. Mais avant tout, le kabuki a eu la
chance de trouver des acteurs qui ont su reconquérir les jeunes au-
diences par leur talent et leur charisme. Les générations d’après-guerre,
d’abord celle des Tamasaburô, Takao et Kanzaburô qui s’imposent dans
les années 1960-1970, puis celle, toute récente, des Ebizô et
Kikunosuke, sont menées par des comédiens soucieux de revivifier leur
art pour mieux le perpétuer, des comédiens par ailleurs ouverts à
d’autres expériences théâtrales et qui se produisent volontiers dans le

19
L’œuvre la plus célèbre de la littérature japonaise classique, écrite au début du
e
XI siècle par Murasaki Shikibu, une dame de l’entourage de l’impératrice. Traduit
par R. Sieffert (1988).
62 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

grand répertoire occidental, en particulier shakespearien. Ces excursions


à l’extérieur de la tradition, dans des productions parfois prestigieuses,
tout comme la présence des stars du kabuki dans les feuilletons histo-
riques de la NHK, la chaîne publique de télévision, valent à ces
dernières une immense notoriété qui, par contrecoup, incite leurs fans à
les suivre dans les salles de kabuki. Cela dit, il ne s’agit que d’une
valeur ajoutée, d’un bonus publicitaire que la Shôchiku exploite
habilement en remontant les plus grands classiques dans de brillantes
distributions et en multipliant, jusque dans les capitales étrangères, les
représentations de gala entourant les fameuses prises de nom (shûmei)
qui scandent l’ascension des talents les plus prometteurs. En effet, le
succès commercial du kabuki repose pour l’essentiel sur les reprises de
ses classiques, car, à l’instar de l’opéra occidental, c’est sa capacité de
sortir de nouvelles stars qui seule lui permet de conserver une actualité
théâtrale et d’échapper à la muséification.
Sans montrer la même vitalité, le bunraku s’est lui aussi rétabli et a
retrouvé un équilibre un instant menacé par la scission résultant du
conflit opposant, dans l’effervescence idéologique de l’après-guerre,
artistes progressistes et conservateurs. Il a bien tenté à cette époque,
dans les années 1950, de moderniser son répertoire avec quelques pièces
traitant du Japon de l’ère Meiji et en adaptant Hamlet ainsi que des
livrets d’opéra comme La Traviata et surtout Madame Butterfly qui
remporte un certain succès de curiosité, titillant la critique par une scène
de baiser inédite entre Pinkerton et l’héroïne. Le bunraku renonça
pourtant vite à ces tentatives peu convaincantes pour se replier sur ses
classiques, comprenant que son avenir était avant tout dans la préserva-
tion d’un somptueux héritage servi par une maîtrise technique et un
raffinement esthétique incomparables. Géré depuis 1963 par une asso-
ciation à but non lucratif qui réunit les membres du Bunraku-za, des
représentants de la ville et de la préfecture d’Ôsaka, de l’Agence des
affaires culturelles rattachée au ministère de l’Éducation et de la NHK,
le théâtre national de Bunraku (Kokuritsu bunraku gekijô) tourne
régulièrement dans tout le Japon ainsi que, en formation parfois réduite,
à l’étranger. Il offre également des cours préparatoires de deux ans aux
jeunes qui souhaitent entrer comme apprentis dans la troupe ; aussi,
malgré l’extrême rigueur de la formation, la relève semble-t-elle globa-
lement assurée. On peut estimer qu’avec la reconnaissance internatio-
nale et la protection officielle dont jouit maintenant le bunraku, par
ailleurs proclamé en 2003 « Chef-d’œuvre du patrimoine oral et immaté-
riel de l’humanité » par l’UNESCO, sa survie est bien assurée.
Ses salles reconstruites, son système économique relancé, le nô a lui
aussi retrouvé son rythme d’avant-guerre et offre régulièrement aux
amateurs une succession de reprises parfaitement orthodoxes des livrets
Pérennité et renouvellement du théâtre japonais 63

les plus connus. Néanmoins, sa propension à la routine est secouée vers


la fin des années 1950 par le dynamisme et les initiatives des jeunes
frères Kanze, Hisao (1925-1978) et Hideo (1927-2007), héritiers de la
famille dominante du nô, qui, rejoints par quelques autres comme
Umewaka Rokurô (né en 1948), entreprennent alors de redonner
quelque vitalité à un genre un peu assoupi en multipliant les ex-
périences.
Au niveau du répertoire, il faut distinguer la recréation de livrets ou-
bliés depuis des siècles et dont on ne connaissait que des textes dépour-
vus d’indications scéniques ou musicales, travail qui a permis
d’exhumer des pièces intéressantes comme le spectaculaire Daihannya
(« Sutra de la grande Sagesse »), et les créations au sens strict. Parmi ces
dernières, on trouve aussi bien des livrets très conventionnels, en géné-
ral des œuvres de circonstance vite oubliées, que des textes tentant de
traiter une thématique contemporaine originale. Plusieurs y parviennent
avec un certain bonheur, comme ceux d’Ishimure Michiko qui dénonce
la pollution de Minamata, ou de Tada Tomio traitant de Hiroshima, du
travail forcé des Coréens pendant la guerre, et même de la relativité dans
Einstein, l’ermite (Isseki sennin). Ces livrets, signés de poètes connus,
montrent que l’actualité n’est pas nécessairement territoire interdit et
que le nô peut fort bien aborder de nouveaux sujets. L’ouverture est en
revanche plus délicate au plan scénique où les danses du shite20, les
interventions du chœur et celles des musiciens sont si parfaitement
intégrées qu’elles ne laissent que peu de latitude à des expérimentations
qui respecteraient néanmoins l’esprit du nô et ses options esthétiques
fondamentales.
Certaines expériences, très limitées, ont pourtant été tentées, en re-
courant par exemple à des jeux de lumière qui rompent avec l’éclairage
uniforme traditionnel, ou encore en faisant porter des demi-masques au
chœur. Sinon, dans des perspectives assez différentes, les plus aventu-
reux de ses acteurs n’hésitent pas à travailler avec des artistes venus
d’autres horizons, comme le fit Kanze Hideo donnant la réplique à Ôno
Kazuo, la figure emblématique du ankoku butô, dans un montage asso-
ciant le nô Obasute21, le Rockaby de Beckett et des poèmes modernes de
Naka Tarô, ou encore Matsui Akira (un shite de l’école Kita) apparais-
sant avec Yelena Pankova des Ballets Kirov de Saint Petersburg dans un
livret inspiré de Lafcadio Hearn. Les mêmes animateurs participent
également, au Japon comme à l’étranger, à des stages d’initiation et des
master classes afin de mieux faire connaître leur art et aussi d’entrouvrir

20
Le shite est l’acteur-danseur qui interprète le personnage central du nô.
21
Livret de nô attribué à Zeami. Traduit par A. Godel (1994 : 161-179).
64 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

sur le monde les portes d’un milieu traditionnellement fermé sur lui-
même. Toujours dans ce sens, il faut signaler que les grandes écoles de
nô ont fini, de mauvaise grâce d’ailleurs, par accepter que des femmes
et, pis encore, des étrangers puissent se produire professionnellement,
mais bien que le principe soit désormais acquis, leur présence demeure
pour l’instant exceptionnelle. Cela dit, si ces initiatives témoignent du
dynamisme de quelques acteurs, de leur volonté de sortir du musée et de
participer aux aventures de la scène contemporaine, elles n’en restent
pas moins marginales, car la majorité des professionnels ronronnent
tranquillement en se reposant sur la reproduction fidèle et convention-
nelle du répertoire familial. On notera pourtant le retour des takigi nô,
ces représentations données le soir à la lueur des torches, le plus souvent
dans l’enceinte d’un temple ou d’un sanctuaire, qui sont désormais des
manifestations touristiques de premier ordre attirant un peu partout dans
le pays de très larges audiences.
Le kyôgen [figures 11 et 12] fait pour sa part preuve de beaucoup
d’initiatives, probablement parce qu’il y trouve un enjeu supplémentaire
qu’ignorent les autres genres traditionnels. En effet, sa simple survie
économique étant assurée automatiquement par celle du nô, il nourrit
l’ambition de gagner son autonomie artistique. Sans renier son rôle
d’intermède comique dans les programmes de nô, le kyôgen a ainsi
montré au cours des dernières années une volonté explicite de
s’émanciper de la tutelle de son glorieux maître pour revendiquer son
indépendance. Pour ce faire, les leaders de ses grandes écoles ont clai-
rement choisi de jouer la carte de l’internationalisation en multipliant,
aussi bien au Japon qu’en Occident, les tournées, les cours de formation,
les master classes, les ateliers et les stages destinés aux étrangers. Ils
cherchent aussi à établir des contacts avec d’autres formes asiatiques
pour renouer en quelque sorte avec un lointain passé – celui du san.yue
chinois transmis jadis au Japon sous le nom de sangaku – et retrouver
des ancêtres communs. Divers projets vont dans ce sens, en particulier
celui de Nomura Mannojô qui associe dans son Shin-Gigaku Project les
spectacles traditionnels des contrées situées sur la route de la Soie et
dans l’Asie du Sud-Est, avec une insistance particulière sur les danses
masquées.
Pour démontrer que leur art peut sortir des limites de la simple farce
destinée à détendre quelques instants les amateurs de nô, les troupes
présentent des programmes composés exclusivement de kyôgen, les
grands classiques du genre côtoyant des créations de livrets contempo-
rains tels que les satires politiques d’Umehara Takeshi. Elles adaptent
également des textes occidentaux, des saynètes médiévales avec cette
Farce du Cuvier devenue, sous le titre de Susugi-gawa (« Lavoir à la
rivière »), un standard du genre, mais aussi des grandes comédies du
Pérennité et renouvellement du théâtre japonais 65

répertoire universel comme ces Joyeuses commères de Windsor transpo-


sées avec succès sous le titre de Falstaff, the Braggard Samuraï. Donné
en spectacle indépendant, le kyôgen offre aux acteurs l’opportunité de
voir enfin leur talent reconnu par des spectateurs venus là pour eux,
contrairement aux vieux habitués du nô qui, les ignorant avec affecta-
tion, bavardent ou quittent la salle pendant les intermèdes. Toutes ces
expériences ont considérablement enrichi le kyôgen qui, ainsi libéré de
ses entraves, est probablement le genre le mieux à même de s’adapter au
monde moderne sans renier ses traditions.
Pour compléter ce rapide tour d’horizon, il faut dire quelques mots
des autres formes traditionnelles encore vivantes, des spectacles folklo-
riques des minzoku geinô aux danses et musiques aristocratiques du
gagaku. Le système impérial ayant finalement été épargné par les
Américains, ce dernier a gardé sa place au palais où il continue d’assurer
ses fonctions rituelles et d’agrémenter réceptions et banquets officiels de
ses performances. À part la troupe dépendant directement de la maison
impériale, on trouve un certain nombre de formations semi-profession-
nelles rattachées aux grands centres religieux, ainsi que quelques
groupes amateurs comme celui de l’université de Tenri. Le Département
de musique de la Maison impériale a sa propre école qui offre une
formation très complète puisqu’elle inclut, en plus des instruments du
gagaku, des cours de danse bugaku et de chant ainsi que l’apprentissage
d’un instrument occidental. Enfin, certaines techniques instrumentales et
chorégraphiques sont également enseignées au Conservatoire national
de musique et à l’École des beaux-arts de Tôkyô.
Parmi les genres traditionnels, le gagaku présente un cas de figure
assez paradoxal dans la mesure où il est incomparablement mieux connu
aujourd’hui qu’il ne le fut jamais au temps de sa splendeur. En effet, s’il
n’a évidemment pas vocation à s’adapter à la modernité, il n’en cherche
pas moins à se faire mieux connaître, à sortir de son cadre extrêmement
limité. Ainsi l’office de la Musique organise-t-il deux fois par année un
festival de trois jours dans les jardins du palais, ouvert aux amateurs
sélectionnés par tirage au sort. Les troupes de gagaku se produisent
également au théâtre national de Tôkyô et entreprennent régulièrement
des tournées nationales et, de temps à autre, internationales, qui sou-
lèvent beaucoup d’intérêt. Cela dit, l’essentiel de ce travail de populari-
sation passe par les médias modernes – télévision, disque, vidéo, cd,
dvd – qui ont permis à des millions de Japonais de voir des spectacles
réservés pendant plus d’un millénaire à une petite minorité [figure 13].
À l’autre extrême, on trouve les arts populaires du spectacle réunis
dans les minzoku geinô, une catégorie établie par les folkloristes mo-
dernes qui recoupe un ensemble extrêmement varié de manifestations
incluant les danses, pantomimes, processions et saynètes insérées dans
66 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

les célébrations organisées dans les enceintes des temples et sanctuaires,


mais aussi dans le cadre plus profane des fêtes de quartier ou de village.
On y compte également des formes anciennes, ou des variantes rurales,
des genres classiques avec les nôs villageois de Kurokawa, le Mibu
kyôgen22 de Kyôto, les nômai23 de la péninsule de Shimokita, le
kôwaka24 de Kyûshû, les poupées d’Awaji et celles, plus primitives, de
l’île de Sado, pour ne citer que les plus connues.
Après avoir failli disparaître sous les coups de la modernisation et
des nouvelles distractions apportées par la télévision, ces manifestations
folkloriques ont retrouvé une belle vitalité grâce au développement du
tourisme interne, souvent culturel et nostalgique, encouragé à partir des
années 1970 par des campagnes publicitaires comme celles de Discover
Japan ou Exotic Japan, campagnes qui, en dépit de leurs intitulés en
anglais, s’adressaient en priorité à la clientèle nationale. Ce retour en
grâce implique inévitablement une perte d’authenticité et quelques
arrangements avec la tradition, car, dorénavant intégrés dans le tourisme
culturel, les minzoku geinô doivent tenir compte des flux de visiteurs
qu’ils attirent, des exigences du tourisme et des chaînes de télévision qui
les couvrent. Autre entorse à la tradition, ces représentations voyagent
dans le cadre de festivals de spectacles folkloriques, y compris à
l’étranger, et se donnent dans des salles modernes qui, par leur dispositif
scénique même et la composition de leur public, ne peuvent qu’affecter
profondément leur sens.

IV. Les rivaux modernes


La pérennité des genres classiques qui, à l’exception, relative
d’ailleurs, du bunraku, sont parvenus à survivre en comptant essentiel-
lement sur leurs propres forces, est aussi surprenante que remarquable. Il
ne faut en effet pas oublier qu’ils ont dû faire face à une concurrence
multiple proposant au public toutes les formes imaginables du théâtre
moderne. Sans entrer dans le détail, on peut répartir ce dernier en plu-
sieurs catégories, qui ne sont d’ailleurs pas hermétiques puisqu’une
même pièce peut passer de l’une à l’autre selon les circonstances de
production. Reprenant implicitement une opposition du même ordre de
celle de Broadway et Off-Broadway, la critique japonaise sépare
d’abord le « commercial » du « contemporain », classant dans le premier

22
Pantomimes traditionnelles présentées chaque année, au printemps, par les des-
servants du temple de Mibu, à Kyôto.
23
Danses médiévales survivant dans quelques fêtes locales dans le nord du Japon.
24
Genre développé au XVIe siècle dans le milieu des guerriers ; consiste en un récitatif
narrant des récits épiques, accompagné de quelques sobres pas de danse.
Pérennité et renouvellement du théâtre japonais 67

les productions à grande échelle réunissant des stars populaires dans la


dizaine de grandes salles de Tôkyô, productions qui vont de la comédie
boulevardière à la fresque historique, de la romance aux mélodrames du
shinpa. Particulièrement populaires sont les comédies musicales comme
le Fantôme de l’Opéra, Oklahoma, Marie-Antoinette, le Roi Lion et tous
les spectacles des cinq troupes féminines du kitchissime Takarazuka
avec l’inusable Rose de Versailles. Hormis leur commercialisme expli-
cite, ces productions n’ont pas de style clairement défini et réunissent
des acteurs venus tant du shinpa que du shingeki, avec à l’occasion la
participation de vedettes du kabuki. Les sujets peuvent évoquer aussi
bien le Moyen Âge japonais que les cours royales européennes, les
mondanités de Meiji mises en scène par Mishima Yukio dans son
Rokumeikan (« Le Pavillon des cerfs bramant ») que le deep South
d’Autant en emporte le vent ou le New York de West Side Story.
Le « contemporain » lui, renvoie d’abord aux héritiers directs du
shingeki d’avant-guerre, réorganisé dans les années 1950. Globalement
progressiste, il est constitué de trois grandes troupes historiques –
Haiyû-za, Mingei, Bungaku-za – et d’une série de petites troupes plus
ou moins stables. Il équilibre les créations, souvent des commandes
passées à des auteurs liés à la troupe, par des reprises du répertoire
occidental, des classiques aux contemporains, de Shakespeare à Arnold
Wesker. Poursuivant le travail des pionniers des années 1920-1930, ces
troupes, dont le niveau professionnel est désormais remarquable, ont
conquis un certain public, mais leur situation économique reste souvent
difficile : peu ou pas de subventions, la plupart du temps pas de salle en
propre ; il est vrai qu’elles ont longtemps pu compter sur les réseaux de
spectateurs organisés par les syndicats, sur des tournées scolaires aussi,
pour rentabiliser leurs productions, mais ces organisations connaissent
depuis quelque temps un sérieux déclin.
Un peu ironiquement, c’est au moment même où le shingeki trouve
enfin un certain équilibre et une audience solidement acquise à sa cause,
qu’il se voit radicalement remis en cause, tant théâtralement que politi-
quement, par les contestataires des années 1960-1970. On lui reproche
aussi bien ses mises en scène réalistes, son répertoire humaniste, que ses
liens avec des partis de gauche dépassés et sans ambition révolution-
naire. Jugé ringard et embourgeoisé, le shingeki est alors débordé sur sa
gauche par le mouvement des shôgekijô (« théâtres de poche »), dit aussi
angura (« underground »), qui va constituer une nouvelle catégorie
proche du Off-Off-Broadway. C’est d’ailleurs à la même époque que la
danse, tant traditionnelle que moderne, est ébranlée par l’ankoku butô de
Hijikata Tatsumi qui, sur bien des plans, rejoint le monde de l’angura.
Malgré leurs différences, les animateurs de ce courant ont en commun
un refus du réalisme, du psychologisme ; ils soulignent leur opposition
68 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

au shingeki en multipliant les clins d’œil au kabuki d’Edo et enchaînent


les provocations, bousculant délibérément toutes les conventions, y
compris les attentes des spectateurs entraînés dans d’étranges lieux.
Kara Jûrô, Satô Makoto et Terayama Shûji montent leurs propres textes,
déjantés, sulfureux, aux intrigues éclatées, dans des mises en scène
misant sur le grotesque, l’absurde, et reposant sur l’histrionisme de leurs
comédiens. Suzuki Tadashi met lui aussi le corps de l’acteur au centre
de son travail, mais au service de la tragédie grecque et du théâtre
élisabéthain, affinant peu à peu une méthode qui trouve un large écho
aux États-Unis et lui fait rejoindre l’establishment théâtral avec le SCOT
(Suzuki Company of Toga) et son Festival international [figure 14].
Certains animateurs de l’avant-garde, comme Ninagawa Yukio, ont
réussi à s’imposer sur les scènes commerciales et dans les grands festi-
vals internationaux, alors que d’autres, plus radicaux, poursuivent leurs
expériences à une échelle plus modeste. Déjà plusieurs générations de
« théâtres de poche » ont vu le jour, explorant parfois des voies sobres,
voire minimalistes, radicalement opposées à celles des débuts, mais
néanmoins toujours à l’écart du shingeki établi, avec des personnalités
comme Ôta Shôgô et, plus récemment, Hirata Oriza et Sakate Yôji.
Pour compléter le tableau des spectacles proposés aux amateurs, il
faut faire état des petites troupes familiales de taishûgeki (théâtre popu-
laire dérivé en partie du kabuki et du shinpa, mais aussi des programmes
de variétés modernes) se produisant surtout à Asakusa, le centre tradi-
tionnel des divertissements du vieil Edo, et dans les hôtels des sources
thermales, des conteurs de rakugo25 [figure 15], des festivals de danse
classique, japonaise et occidentale, des nombreux spectacles folklo-
riques, sans oublier un théâtre de marionnettes d’une grande richesse
avec de nombreuses troupes recourant à toutes les techniques de mani-
pulation, traditionnelles et modernes, pour monter un répertoire qui va
des classiques du bunraku à l’avant-garde contemporaine.

Conclusion
Depuis l’ouverture sur le monde de la fin du XIXe siècle, le théâtre
japonais a ainsi été marqué par l’apparition de nouveaux genres qui se
sont successivement imposés aux côtés, et non à la place, de leurs aînés.
Le phénomène n’est pas récent : au XVIIe siècle déjà, le nô avait survécu
malgré la popularité du bunraku et du kabuki et plus tard, dans les

25
Art du conteur, développé dans les centres urbains au cours de la période d’Edo
(1603-1868). Le conteur assure seul tous les personnages de son récit, généralement
comique. A conservé aujourd’hui encore une bonne part de sa popularité. Voir
A. Sakai (1992).
Pérennité et renouvellement du théâtre japonais 69

premières décennies du XXe siècle, tous trois avaient résisté au défi du


shinpa et du shingeki. On aurait pu croire que les bouleversements
sociopolitiques et l’expansion économique de l’après-guerre allaient leur
porter un coup fatal, mais pratiquement tous ont maintenu leur position
et même des genres qui ne semblaient pas a priori faits pour durer
– shinpa, certaines formes de théâtre populaire, théâtres de poche
d’avant-garde, etc. – restent tant bien que mal actifs et gardent leurs
fidèles. On ne peut pour conclure qu’approuver le constat d’un des rares
spécialistes européens du théâtre moderne japonais : « En ce début de
e
XXI siècle, la diversité des genres offerts aux amateurs de théâtre à
Tôkyô est encore plus impressionnante qu’elle ne l’était trente ans
auparavant » (Powell, 2002 : 194). Et l’on ajoutera que dans ce foison-
nement de propositions, les genres classiques ont remarquablement tiré
leur épingle du jeu, car, non contents de survivre comme patrimoine
protégé par l’État, ils ont su conserver, grâce au dynamisme des nou-
velles générations d’artistes, la capacité de monter des spectacles sus-
ceptibles d’attirer et de séduire les audiences contemporaines.

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Théâtre coréen d’hier à aujourd’hui
Quelques points de repère1

Cathy RAPIN

Université Hankuk des études étrangères, Séoul, Corée du Sud

L’histoire du théâtre coréen d’hier à aujourd’hui ne saurait être saisie


en dehors des relations qui, au sein de sa culture, le lient à des pratiques
du spectaculaire, ni en dehors des relations avec les théâtres du monde.
Nous nous proposons donc ici de poser quelques points de repère d’une
histoire encore mal connue, en considérant d’ores et déjà, pour ne plus
avoir à y revenir par la suite, que la fin du XIXe siècle, qui a été une
période de sédentarisation des troupes itinérantes coréennes jouant en
plein air, a favorisé le développement de nouvelles formes d’expression,
préparant ainsi le terrain pour le théâtre (Kim Young-ja, 1981). C’est en
effet à la fin de ce siècle que les différents arts du spectacle se sont
rencontrés en ville et entre les murs, tout particulièrement avec la
construction, en 1902, d’un lieu devant servir aux cérémonies offi-
cielles, qui se transforma en salle de spectacles, le Hyômnyulsa (1902-
1906). Cette salle, accueillant chanteurs, danseurs, acrobates, musiciens
et comédiens en tous genres, est considérée comme le premier théâtre
national, où fut présenté un premier spectacle théâtralisé ou « théâtre
chanté », le ch’anggûk2. Ce spectacle, issu d’une narration chantée et
parlée par un seul artiste, appelée le p’ansori3 [figure 16]4, rencontre,
dans cet espace clos, d’autres arts des traditions populaires, comme les
danses masquées ou t’alchum [figure 17], partie intégrante des rituels
1
Ce travail a reçu le soutien de The Korean Fondation Daesan (Korean Studies
Overseas) et Hankuk University of Foreign Studies Research Fund 2012.
2
Le premier théâtre chanté Ch’unhyangka est présenté pour la première fois en 1903
au théâtre Hyômnyulsa (1902-1906).
3
Ce long poème narratif, remontant au XVIIIe siècle, peut durer six ou sept heures ; le
récitateur est accompagné d’un percussionniste, véritable partenaire. Son origine
plonge ses racines dans plusieurs traditions, dont les chants et rituels chamaniques.
4
On se reportera au cahier d’illustrations central inséré dans cet ouvrage.
72 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

chamaniques, mais qui ressemblent, dans ce nouvel espace scénique, à


des comédies à part entière, parfois rapprochées de la commedia
dell’arte dans les recherches théâtrales.
Si ce « théâtre chanté » ne signe pas l’acte de naissance du théâtre
coréen, il en est néanmoins l’un des précurseurs. Mais aucune des dates
avancées par les histoires du théâtre ne correspond vraiment à un début
de l’histoire de cet art en Corée, du moins d’un point de vue occidental.
En fait, la première pièce originale coréenne n’est publiée sous forme de
feuilleton qu’en 1912 dans un journal projaponais5. La date souvent
avancée de 1910 coïncide surtout avec l’annexion de la Corée par le
Japon, qui devait durer jusqu’en 1945 (Delissen, 1999 : 163)6 : celle-ci
accélère, il est vrai, l’introduction de pièces japonaises. L’année 1908
correspond, quant à elle, à l’adaptation pour la scène d’un roman de
l’écrivain et amateur de théâtre Yi In-jik (1862-1916), mise en scène qui
connut un grand succès. C’est cette dernière date qui est retenue par les
historiens et critiques du théâtre comme marquant les débuts du théâtre
coréen.

I. Apparition du « théâtre nouveau » (sinyôngûk)


C’est donc Yi In-jik qui lance officiellement la première pièce de
théâtre du sinyôngûk (« théâtre nouveau ») en 1908. Le spectacle est
donné dans la salle mentionnée plus haut, un temps fermée, mais rou-
verte sur la demande de l’auteur sous le nom de Wôngaksa7. Cette
adaptation de son roman Unsegye (« Un monde d’argent ») est un
spectacle où se retrouvent différents types de performances : le théâtre
populaire japonais, le shinpa8 qui a influencé l’auteur pendant son séjour
au Japon, mais aussi le p’ansori9 coréen. Ce premier spectacle a évidem-
ment été marqué par l’utilisation d’une salle dévolue aux spectacles
traditionnels et d’acteurs formés aux techniques anciennes des arts
coréens. Certains considèrent d’ailleurs Unsegye comme une variante de

5
Le Quotidien, ou Maeil sinbo, publie en 1912 la première comédie coréenne intitulée
Pyôngja samin (« Les trois malades ») de Cho Chung-hwan (Cho Il-jae, 1863-1944).
6
« À la base, la colonisation japonaise de la Corée commença dès 1876 » (Delissen,
1999 : 163).
7
Wôngaksa (l’ancien Hyômnyulsa) conserve sa forme ronde au toit conique ouvrant
sur 500 à 600 places autour d’une scène circulaire.
8
Nous notons Shinpa pour le théâtre japonais, et sinp’a pour le coréen.
9
Datant du XVIIIe siècle, long poème narratif chanté avec des passages parlés, par un
seul chanteur accompagné d’un percussionniste. Le chanteur en costume traditionnel
(le hanbok) évolue dans l’espace restreint d’une natte et se sert de tout son corps,
d’un éventail et des différentes tonalités de sa voix pour jouer différents rôles.
Théâtre coréen d’hier à aujourd’hui 73

p’ansori, ou comme un ch’anggûk10 pour le jeu des acteurs, le décor et


les passages chantés. Ce théâtre « nouveau » ne l’est donc pas tant que
cela, et son avenir sera essentiellement fait de traductions-adaptations de
pièces japonaises (shinpageki) et d’adaptations de nouveaux romans
coréens (sinsosôl). Pourtant, pour la première fois, un art de la scène
devient un pont entre les arts traditionnels du spectacle et la littérature
écrite, alors que les spectacles coréens sont traditionnellement transmis
oralement et considérés comme inférieurs à la littérature savante11.
Le sinyôngûk venait à peine d’apparaître que le pays se trouva an-
nexé, en 1910, par le Japon, lequel ne voyait pas d’un bon œil les arts du
spectacle, potentiellement dangereux, puisque rassemblant des villa-
geois autour d’un spectacle proprement coréen, et susceptible d’entre-
tenir un sentiment de solidarité contre l’occupant japonais. L’historien
du théâtre Yu Min-yông mentionne avec ironie ce contrôle de plus en
plus pressant exercé sur les arts du spectacle, qui les conduisit peu à peu
à rompre avec leurs origines, leurs liens sociaux, et avec une pratique :
La pression japonaise sur le théâtre traditionnel coréen s’est exercée avec
beaucoup de précautions, la première tactique a été de limiter le temps des
spectacles. Ceci parce que le théâtre traditionnel, de par son caractère rituel,
était donné toute la nuit. Mais surtout parce que les instruments traditionnels
accompagnant ce théâtre, pour la plupart des instruments à percussion,
étaient trop bruyants. C’est donc en prétextant « l’empêchement du sommeil
paisible des citoyens » que les autorités japonaises ont exigé de réduire la
durée des spectacles et de jouer en salle (Yu Min-yông, 1989).

II. Le mélodrame (cor. sinp’agûk ; jap. shinpageki)


Dans le sillage du pionnier Yi In-jik, en pleine occupation japonaise,
plusieurs artistes continuent, malgré la censure, d’explorer de nouvelles
expressions scéniques. Im Sông-gu (1887-1921) et Yun Paek-nam
(1888-1954) implantent ainsi une nouvelle école théâtrale, le sinp’aguk.
Ce théâtre d’inspiration japonaise présenté par des artistes coréens est
plutôt bien accepté, ce que l’on comprend aisément. En effet, la situation
politique fait du sinp’agûk, théâtre moraliste et mélodramatique, un
instrument qui ne peut être qu’au service du colonisateur japonais, ou de
10
Théâtre chanté créé au début du XXe siècle d’après les canevas narratifs des derniers
p’ansori qui sont dramatisés pour être joués par plusieurs acteurs-chanteurs et non
plus un seul. Les acteurs sont nombreux et évoluent dans une scénographie grandiose
qui a pu rappeler l’opéra chinois ou occidental.
11
« […] le théâtre a été considéré comme n’ayant rien à voir avec la littérature. En fait,
la plupart des anthologies littéraires publiées jusqu’à présent se composent de romans
et de poèmes. De plus, les historiens de la littérature et les critiques littéraires ont mis
le théâtre en dehors de leur champ d’intérêt » (Yô Sôk-ki, 1979).
74 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

l’indépendantiste coréen sous surveillance. Les premiers praticiens du


théâtre se mettent ainsi à retailler les œuvres japonaises et à adapter des
romans coréens et étrangers.
Puis le théâtre s’enrichit de plusieurs nouvelles personnalités, cer-
taines revenues du Japon après leurs études. À cette époque, le milieu
théâtral se compose de gens formés par une pratique directe de la scène
en Corée et d’autres ayant effectué des études à l’étranger. Ces deux
types de formation ont sans doute abouti à des approches différentes de
la scène qui ne sont pas sans avoir marqué toute l’évolution du théâtre
jusqu’à nos jours. C’est d’ailleurs ce que fait remarquer le critique
Chung Jin-soo12 :
Un groupe était constitué d’étudiants coréens de la haute société qui étu-
diaient la littérature théâtrale au Japon. L’autre regroupait ceux de la classe
moyenne et de la plus basse classe qui n’étaient pas assez privilégiés pour se
payer des études supérieures de type occidental, mais qui pouvaient ap-
prendre l’art dramatique lors des représentations données par les compa-
gnies itinérantes et abordaient le théâtre par les techniques de la scène
(Chung Jin-soo, 1980 : 5).

III. Le « Nouveau Théâtre » (singûk)


Aux alentours de 1920, en réaction contre le sinp’a encouragé par
l’occupant, les étudiants de Tokyo introduisent peu à peu en Corée les
textes du « Nouveau Théâtre » japonais, le shingeki d’influence occi-
dentale, ainsi que des textes occidentaux. D’abord passeurs, ces ama-
teurs traduisent et adaptent de nombreux textes originaux japonais, ainsi
que des traductions et adaptations japonaises de pièces occidentales. Si
l’écart avec les textes originaux occidentaux est évident, il n’en demeure
pas moins que des idées nouvelles et un désir de créer un théâtre mo-
derne proprement coréen capable d’exprimer la réalité vécue sous
domination japonaise viennent de naître13.
En l’espace de quelques années, à partir de la Déclaration
d’indépendance du 1er mars 191914 qui est suivie d’une manifestation

12
Directeur et metteur en scène de la compagnie Min-jung depuis 1980, directeur de
l’Association du théâtre coréen (1995-1997) et membre exécutif de l’International
Theatre Institute pour la Corée.
13
Publication en 1912 dans le Quotidien de la première pièce de théâtre et comédie
coréenne intitulée Pyôngja samin (« Les trois malades ») de Cho Chung-hwan (Cho
Il-jae, 1863-1944).
14
Rédigée par le poète Ch’oe Nam-sôn : « Nous déclarons ici que la Corée est un pays
indépendant et que les Coréens sont un peuple autonome […] » (Maurus, 1999 :
137).
Théâtre coréen d’hier à aujourd’hui 75

nationale réprimée dans le sang15 par l’occupant japonais, le théâtre


coréen devient une réalité qui prend de plus en plus d’autonomie par
rapport à celui de l’archipel voisin, tandis qu’un théâtre prolétarien
commence également à émerger. Mais ce « Nouveau Théâtre » souffre
de sa précarité et les compagnies d’amateurs restent itinérantes. De
multiple troupes naissent pour mourir aussitôt ; seules quelques-unes
acquièrent une certaine célébrité qui les conduit à se ramifier, comme,
en 1922, la troupe T’owôlhoe (« Société Samedi-Lundi »), et en 1931, la
Silhôm Mudae (« Scène expérimentale »).
Jusque dans les années 1930, le sinp’agûk et un théâtre expérimental
de tendance réaliste et d’influence occidentale, le singûk, se partagent
donc la scène, tandis que les arts traditionnels du spectacle périclitent
sous les persécutions de l’occupant japonais. Mais, déjà, certains auteurs
coréens portent à la scène leurs propres créations. C’est le cas de Kim
U-jin (1897-1926), étudiant au Japon qui s’intéresse particulièrement au
théâtre occidental anglophone, notamment à Eugene O’Neill et surtout à
George Bernard Shaw auquel il consacre son mémoire de licence. Yu
Ch’i-jin (1905-1974), sorti de l’université Ritkyo au Japon après une
recherche sur le dramaturge irlandais Sean O’Casey, fait également une
apparition remarquée en fondant sa propre troupe en 1931. Auteur
prolifique, il a laissé une quarantaine de pièces, et a été, entre autres, le
premier président du théâtre national (en 1950) et le directeur d’une
école de théâtre d’où sont sortis de nombreux artistes, le Drama Center,
toujours en activité aujourd’hui (Kim Jinhee, 2004).
Mais dans les années 1930, les autorités japonaises resserrent de plus
en plus leur étau autour du milieu théâtral coréen qui produit toujours
des mélodrames sinp’a, mais de moins en moins innocents malgré le
contrôle des textes. Même si la qualité théâtrale ou littéraire n’est pas
toujours irréprochable, ces spectacles inspirés des scènes japonaises ont
trouvé leur fonction : ils résistent et dénoncent ce qui est généralement
tu, pauvreté, souffrance, injustice, absence de liberté. L’année 1938
marque un tournant avec la grande répression qui s’abat sur l’ensemble
de la péninsule coréenne. La langue coréenne n’est plus épargnée, et le
jeune théâtre coréen, où s’exerce cette langue opprimée, est une victime
toute désignée16. De nombreuses représentations sont alors interdites,
des compagnies dissoutes, des associations démantelées, la censure
devient si sévère qu’elle bloque tout élan. La Seconde Guerre mondiale

15
Les chiffres officiels, d’après une source japonaise, font état de 46 948 arrestations
(52 770 selon les Coréens), 7 509 tués et 15 961 blessés (Li Ogg, 1988 : 366).
16
« L’éducation publique fut encouragée, plus massive certes, mais on y vit interdire
l’usage du coréen en 1938, et les cours d’‟instruction civique impériale” remplacer
l’histoire de la Corée […] » (Delissen, 1999 : 183).
76 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

intensifie ce mouvement de censure, les artistes étant incités à la propa-


gande. Néanmoins, surmontant les difficultés, de nouveaux auteurs
coréens pratiquent un théâtre engagé. O Yông-jin (1916-1974) se dis-
tingue par son humour satirique, et compose des textes dont l’ironie
grinçante se joue de la pesanteur de l’époque.

IV. De la Libération à la fin de la guerre coréenne


L’année 1945 est une date charnière pour l’histoire du pays comme
pour le devenir du théâtre. Libérés de l’oppression japonaise, les auteurs
veulent régler leurs comptes avec trente-cinq ans de colonisation, dé-
nonçant les collaborateurs, s’attaquant à l’intervention des puissances
occidentales.
Au cœur de ce mouvement, un théâtre prolétarien très productif
monte en puissance, représenté, entre autres, par deux écrivains
d’inspiration communiste, Ham Sae-dôk (1916-1950) et Song Yông
(1903-1978) qui composent des pièces engagées contre les méfaits de la
colonisation japonaise et des collaborateurs. En fait, la montée de la
gauche, commencée après 1919 grâce à de jeunes militants venus de
Shanghai et d’étudiants revenus du Japon avait abouti à la création de
l’Association du Théâtre Prolétarien à Tokyo en 1925 et avait donné
naissance à plusieurs auteurs engagés dans les années 1920. L’implan-
tation de nouvelles associations de gauche et la création d’un Parti
communiste popularisèrent cette mouvance politique et de nombreux
artistes s’y engagèrent (une troupe de théâtre communiste, Pulgaemikûk,
« Les fourmis rouges », vit le jour en 1927). Cependant, au fil des
persécutions, arrestations et dissolutions par les autorités japonaises, ces
organisations, réduites en nombre et incapables de se coordonner, virent
leurs membres émigrer vers la Manchourie ou la Chine.
L’arrestation massive de sympathisants communistes à l’occasion du
second anniversaire de la Libération en 1947 déclenche un nouveau
mouvement d’émigration des auteurs cette fois au nord de la péninsule.
Après la formation d’un gouvernement à Séoul, en 1948, de nombreux
écrivains du théâtre prolétarien quittent la capitale définitivement pour
rejoindre le Nord, alors sur le point de former son propre gouvernement.
À la même époque, les femmes pénètrent de plus en plus le milieu du
théâtre (Shim Jung-soon, 1984 : 63) en écrivant des pièces où le poli-
tique fait partie de la vie quotidienne. Par exemple, Kim Cha-rim (née
en 1926), dans sa pièce Les Colocataires, traite ironiquement du condi-
tionnement politique à travers une famille originaire de Corée du Nord,
descendue au Sud. Après elle, d’autres auteurs femmes se lancent dans
l’écriture théâtrale, abordant des sujets nouveaux, de plus en plus fémi-
nistes, comme Pak Hyôn-suk avec Une prisonnière.
Théâtre coréen d’hier à aujourd’hui 77

En 1950, avec l’éclatement de la guerre entre la Corée du Nord et la


Corée du Sud, la situation change brutalement et une partie de la vie
théâtrale s’exile dans le Sud, à Pusan. Les trois années de guerre
marquent d’une pierre noire le monde du théâtre. Des dramaturges
évoquent cette période sombre dans leurs œuvres, comme par exemple
Kim Ui-gyông (né en 1936) dans La Famille en route, écrite en 1991
(Théâtres coréens, 1998 : 271), qui brosse un tableau de la vie des
artistes exilés à Pusan. On y trouve par exemple le peintre Yi Chung-sôp
(1916-1956) transi de froid et tenaillé par la faim, peignant des décors
pour l’opérette Kongjwi p’atjwi (Kongjwi et Patjwi)17.

V. Retour aux sources et renaissance


Passées les années d’après-guerre et de reconstruction du pays, on
constate en 1960 que le nombre de compagnies théâtrales s’est multiplié
par trois, malgré la télévision et le cinéma qui attirent pourtant de nom-
breux acteurs de théâtre. Une écriture théâtrale coréenne commence à
émerger à partir d’influences diverses, et à trouver sa propre voie.
Les années 1960 sont décrites par les critiques du théâtre comme le
refus du « réalisme » et un « retour aux sources » qui est favorisé par
l’introduction de certains dramaturges occidentaux, comme Beckett et
Ionesco. Lee Meewon (Yi Mi-wôn), historienne et critique du théâtre,
évoque cette période comme un « tournant » qui change le panorama
théâtral coréen grâce à la découverte du « Nouveau Théâtre » européen
et à la redécouverte des arts traditionnels du spectacle (Lee Meewon,
1997). Malheureusement, les arts du spectacle traditionnels ne sont plus
qu’un souvenir approximatif dont la pratique s’est perdue. En effet, de
nombreux « maîtres » ont disparu, et d’autres ont vieilli sans élèves,
alors que les danses de masques et les chants rituels chamaniques ne
disposent pas de support écrit.
Pourtant le théâtre coréen ne s’est pas implanté dans un terrain vierge
de traditions du spectacle. Aussi, le terme souvent employé d’« impor-
tation » du théâtre en Corée, impliquant l’idée récurrente d’une
« rupture » entre le théâtre et les anciens arts du spectacle, n’est pas tout
à fait adéquat. En effet, le théâtre coréen moderne se joue en langue
coréenne, avec des acteurs coréens souvent formés à d’autres arts de la
scène, y compris les arts martiaux. Ainsi, on ne peut donc pas parler au
sujet du théâtre coréen d’une absence de tradition théâtrale, ni d’ailleurs

17
Conte remontant à la dynastie Joseon (1392-1897). Il relate l’histoire de la jeune
Kongjwi, sorte de Cendrillon maltraitée par sa belle-mère et sa demi-sœur Patjwi, qui
se marie après de nombreuses épreuves avec un prince rencontré dans une fête où elle
perd son soulier.
78 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

évoquer une appartenance illusoire à un même fond commun appelé


« théâtre », sans se soucier des écarts entre les cultures et les histoires
des arts du spectacle.
Dès le début des années 1960, les gens de théâtre s’interrogent sur
les pratiques et les spectacles transmis oralement, de maître à élève ou
initié. Des chercheurs commencent à enregistrer et transcrire les témoi-
gnages des artistes encore vivants, en retrouvant les canevas correspon-
dant au déroulement des spectacles anciens.
Les raisons de ce retour aux sources sont d’ordre esthétique, mais
aussi idéologique, car elles sont évidemment liées au contexte sociopo-
litique de l’époque. Les historiens du théâtre attribuent cette redécou-
verte des arts traditionnels à un besoin culturel et identitaire, celui de
renouer avec une tradition opprimée par trente-cinq ans de colonisation.
D’un autre côté, c’est un moyen (Yu Min-yông, 1989) d’échapper à la
censure politique contemporaine (coup d’État du 16 mai 1961 qui porta
Park Chung-hee au pouvoir en 1963). Ch’oe In-hun (né en 1936), ro-
mancier qui commence alors à écrire pour le théâtre (Ch’a Pôm-sôk
et al., 2006 : 107), a ainsi recours aux matériaux de la tradition, contes,
rituels, spectacles anciens, et contribue ainsi à renouveler l’écriture
dramatique. Bien d’autres dramaturges suivent la même démarche,
comme O T’ae-sôk (né en 1940), par exemple, qui s’« engage » dans un
présent revisité avec l’énergie du passé, que ce soit au niveau des pra-
tiques scéniques (arts martiaux, danses) ou dans les textes [figure 18].

VI. Affirmation identitaire à travers


les rituels et théâtre collectif (madanggûk)
Malgré la censure que connaît la scène coréenne des années 1970 en
pleine dictature, cette époque est considérée par la critique comme la
période la plus prolifique de l’histoire du théâtre moderne sud-coréen,
non seulement par le nombre de nouvelles pièces, originales et traduites,
qui bat alors un record, mais aussi par la variété des recherches théâ-
trales tant sur scène que dans l’écriture. La production de pièces co-
réennes très marquantes révèle des auteurs dont les pièces irréalistes
oscillent entre théâtre satirique, allégorique, absurde, fantastique, etc.,
lesquelles passionnent la critique et attirent un public fervent jusqu’à la
fin des années 1990. Parmi les plus grands auteurs de cette période, on
peut citer O T’ae-sôk (né en 1940), Yi Kang-baek (né en 1947), Yi
Hyôn-hwa (né en 1943), Hô Kyu (1934-2000) et Ch’oe In-hun (né en
1936).
Certaines compagnies surfent sur la vague de l’affirmation identitaire
(traduction-adaptation et « coréanisation » d’œuvres étrangères), et
s’aventurent du côté de la tradition et des cérémonies chamaniques, mais
Théâtre coréen d’hier à aujourd’hui 79

pour déconstruire leur déroulement et reconstruire un canevas « drama-


tique ». Par exemple, en 1974, la compagnie Silhôm (« Expérimental »)
adapte un kut (« cérémonie chamanique ») originaire de la province
Hwanghae près de Haeju, en Corée du Nord, le Hallyang kut, dans une
pièce de Yun Dae-sông. Cette immersion dans les rituels se poursuivra
dans les années 1980, comme avec Yi Hyôn-hwa en 1981 qui
reconstruit sur scène un exorcisme de la région Chôlla-do, Sanssikkim
ou « purification des vivants » (Rapin et al., 2010), spectacle qui a été
souvent rejoué. Quant au metteur en scène Yi Yun-t’aek (né en 1952), il
poursuit ce même voyage dans les rituels avec des œuvres dans les-
quelles il utilise le « théâtre dans le théâtre » et rassemble les arts popu-
laires et les arts contemporains. Sa comédie Ogu, forme de la mort
(1989) qui reconstruit les différents moments de la préparation d’une
grand-mère à sa future mort et mise en bière par ses enfants est rejouée
chaque année jusqu’à nos jours dans de grandes salles ou en plein air
(Yi Yun-t’aek, 2001). Le spectacle met en scène des personnages
simples et hauts en couleur ou fantastiques, un jeu spontané avec des
improvisations, inspiré des spectacles traditionnels, qui tranche avec le
jeu utilisé pour le répertoire étranger [figure 19].
Les metteurs en scène font donc théâtre de tout, des rituels chama-
niques et bouddhiques jusqu’aux arts martiaux. Il n’y a pas la volonté
d’une transmission rigoureuse ou d’une thésaurisation du passé tel quel,
mais plutôt la transmission du désir d’un « faire » théâtral, où la perfor-
mance domine et où le corps présent est plus important que les mots.
Ces représentations ne font pas appel au rituel au sens de cérémonie
participative avec une réelle possession du chaman ou des spectateurs. Il
y a donc une distorsion, une déconstruction et reconstruction calculées
qui trouvent leur cohérence, non pas dans le modèle chamanique, mais
dans l’actualité des scènes coréennes contemporaines.
Cette affirmation identitaire a marqué plusieurs générations. On no-
tera la fondation, en 1998, du Festival international Shamanika dont
l’ambition était alors de redécouvrir un héritage chamanique à la source
des arts du spectacle. Ce festival existe encore aujourd’hui sous une
forme plus modeste et a présenté en 2010 des danses et cérémonies
coréennes.
Parallèlement à ce mouvement apparaissent un théâtre politisé, expo-
sant les conflits sociopolitiques du moment, et un théâtre politique
d’intervention, le madanggûk18 (« théâtre de place publique »). Ce

18
Le théâtre madanggûk a eu comme précurseur Kim Chi-ha (poète opposé à la
dictature) qui a créé, sur le campus de l’université nationale de Séoul, un spectacle
satirique dirigé contre la dictature à la fin des années 1960.
80 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

développement des théâtres politiques débute suite à une série de vio-


lences politiques : l’assassinat du Président Park Chung-hee en 1979, le
massacre des manifestants pour la démocratie à Kwangju en mai 1980,
la prise de pouvoir par Chun Doo-hwan le 27 août 1980, la répression
des mouvements prodémocratiques, et les changements économiques
dus à l’industrialisation rapide.
De nombreuses pièces historiques se font alors l’écho des conflits
sociaux et politiques, certaines s’attaquant directement au gouvernement
en place. De nombreux théâtres deviennent des lieux où sont représentés
les conflits du travail, les tortures policières, les problèmes des régions
rurales, la corruption politique, la division du pays, les mouvements
étudiants, tandis que la censure s’efforce d’interdire ces spectacles. Si
les pièces ne jouissent pas toujours d’une qualité artistique irrépro-
chable, elles interpellent le spectateur et sollicitent une prise de
conscience sur l’actualité politique. Le théâtre Yônu, par exemple, joue à
cette époque un rôle d’éveilleur de consciences, chaque nouvelle pro-
duction étant un événement à la fois théâtral et politique.
Quant au madanggûk, c’est un mouvement théâtral qui a marqué
l’histoire du théâtre et du pays pendant près de vingt ans. Ce théâtre
d’intervention est issu d’une réflexion politique, mais aussi théâtrale, sur
les techniques scéniques du théâtre coréen, et incite le public à « se
manifester », à pénétrer l’aire du jeu. Pour toucher leur public, les
acteurs du madanggûk jouent dans des lieux « retrouvés » : la cour, la
place, le village, etc. En fait, ils renouent, en cette époque d’oppression
politique, avec un espace ouvert qui abolit la frontière salle-scène, le
spectateur retrouvant tout à coup une importance essentielle dans la
performance.
Il est intéressant de remarquer que le madanggûk propose alors une
forme d’« art total », un peu comme la cérémonie chamanique dont il
emprunte certains éléments, alors que l’Occident est alors lui aussi
traversé par une crise politique qui, à partir de 1968 jusqu’à la fin des
années 1970, devient le ferment d’un « théâtre d’intervention »19. À la
fin des années 1980, lorsque la tension politique diminue, le
madanggûk, devenu un simple divertissement « participatif » émaillé de
chants et danses, se met à décliner.

19
Par exemple, aux États-Unis, Peter Schumann fonde la troupe « Bread and Puppet »
(années 1960) ; au Mexique, Luis Valdez (1965) ouvre « El Teatro campesino » qui
effectue une tournée en Europe en 1969 et participe au Festival de Nancy.
Théâtre coréen d’hier à aujourd’hui 81

VII. Pérennité du renouveau


théâtral durant les années 1980
Les années 1980 sont marquées par la prolifération des petits
théâtres, due à différents facteurs sociopolitiques et économiques :
nouvelle phase industrielle, amendement sur la loi concernant les spec-
tacles avec le droit de fonder une compagnie de moins de dix membres
et d’ouvrir une salle de moins de 200 places20, déclaration pour la
démocratisation en 1987, retrait de la loi contre la censure en 1988.
D’autre part, sous l’influence croisée du théâtre occidental et des arts du
spectacle traditionnels coréens, les mises en scène font apparaître un
théâtre qui veut rompre avec une structure dramatique conventionnelle,
toujours plutôt réaliste, pour retrouver ou créer une variété de formes :
théâtre épique, à épisodes, multilinéaire, ou à points de vue changeants,
dans une scénographie très inventive, s’adaptant aux contraintes des
lieux et des budgets réduits, et qui a atteint aujourd’hui un haut niveau
de spécialisation sur des scènes moyennes ou plus vastes.
La transformation des structures théâtrales se justifie aussi par
l’émergence d’une classe moyenne et d’une jeunesse plus ouvertes sur le
monde (plusieurs festivals de théâtre internationaux, les Jeux olym-
piques à l’horizon), qui vont davantage au théâtre. De nouveaux thèmes
purement « commerciaux » apparaissent, comme dans certaines pièces
où le sexe et la violence sont abusivement mis en scène. Mais le succès,
souvent assuré, de ces spectacles, est aussi un indicateur du poids de la
censure21 qui pèse toujours sur le théâtre, et montre que les spectateurs
« coproduisent » un spectacle voulant bousculer des règles de plus en
plus remises en question par les gens du théâtre.
Les pièces sur les femmes et leur situation sociale dans une société
confucianiste et patriarcale se multiplient, témoignant d’un changement
d’atmosphère sociale et d’une tentative, bien souvent peu convaincante,
de traiter un sujet encore délicat. Ainsi des pièces présentent, par
exemple, des récits où l’on dénonce le viol tout en montrant un mari ou
un amant « généreux » qui accepte de rester avec sa femme malgré la
« torture morale » qu’il endure, puisqu’en toile de fond la virginité reste

20
Actuellement, en 2010, il y a plus d’une centaine de théâtres dans le seul quartier des
théâtres de Daehangno.
21
En juin 1986, l’auteur Park Cho-yôl lance un débat contre les abus de la censure et
publie un article sur la liberté d’expression dans la revue Théâtre coréen à la suite de
deux pièces interdites de Yi Kang-baek (La Sentinelle) et Choi In-sôk (Votre Petite
Cloche).
82 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

considérée comme « une pureté » ou « une innocence » (voir Na Sang-


nam, La Nuit du dieu)22.
Les années 1980 sont ainsi une période carrefour où le théâtre en-
gagé et les valeurs sûres laissent la place à des productions variées,
questionnant directement l’organisation scénique. Ce renouveau s’est
accéléré avec la période des Jeux olympiques en 1988 au cours de
laquelle les gens de théâtre ont pu confronter leur travail à celui des
théâtres du monde invités à Séoul.

VIII. Mise en scène et performance dans les années 1990


Les années 1990 s’ouvrent sur le metteur en scène, l’acteur, et les
techniciens de la scène, ainsi que sur la recherche d’un théâtre total,
voire multiculturel. Après les expériences théâtrales des deux dernières
décades, tournées vers le non verbal des arts anciens du spectacle et les
découvertes d’un théâtre occidental effectuant le même parcours (les
chercheurs coréens citent facilement les théories d’Artaud ou les re-
cherches de Grotowski, etc.), les deux tendances se conjuguent pour
conduire à des créations collectives et des adaptations ou montages
divers.
Comme si le théâtre coréen était décidément à l’étroit dans sa peau et
son âme, en mal de danse, de musique et de légèreté (l’ombre de la
dictature s’éloigne en 1993 avec un président non issu de l’armée, Kim
Young-sam)23, il puise encore plus profondément dans les arts anciens
en donnant la préférence au non-dit, à l’invisible, au corps et à la mu-
sique. Il cherche aussi dans le théâtre moderne occidental ce qui peut
cultiver cette recherche du corps et d’une présence totale à la scène. Le
texte dramatique ne semble pas considéré comme un matériau de base et
une dimension purement littéraire, ni comme un réservoir de possibles
pour les représentations à venir. Avant la parole, il y a l’espace et les
corps, éléments rayonnant en écho sur la scène, au même titre que les
mots du texte théâtral. Quant à la musique, véritable partenaire de jeu,
elle acquiert une place qui rappelle les spectacles anciens.
Kim Jeong-ock (Kim Chông-ok)24 parlait à cette époque d’une troi-
sième voie que recherchaient ses propres spectacles très esthétiques,
avec un jeu collectif de comédiens-chanteurs-danseurs, parfois d’acteurs
étrangers s’exprimant dans leur propre langue, où la musique tenait une
22
Pièce sous-titrée Pièce de la libération des femmes, où la fiancée quitte
volontairement son futur mari pour ne pas lui faire supporter la honte de son viol.
23
Kim Young-sam, président de la République coréenne de 1993 à 1998.
24
Metteur en scène et fondateur de la compagnie Jayu, élu plusieurs fois président du
ITI pour la branche coréenne depuis 1983, élu président du ITI à Paris en 1995.
Théâtre coréen d’hier à aujourd’hui 83

place essentielle. Ainsi, en évoquant son travail de praticien à propos de


sa pièce Que deviendrons-nous après la mort ? (création en 1978), jouée
en France, il déclarait :
[…] on y a vu la rencontre du théâtre oriental et du théâtre occidental − un
théâtre tout nouveau, aussi, et qui ouvrait la voie à un drame musical. […]
Nous acceptions librement notre patrimoine théâtral comme le chant, la
danse, l’art militaire, l’art de la danse masquée […] nous souhaitions créer
ce « troisième théâtre » par la rencontre et la collision de tous nos théâtres et
du patrimoine dramatique du monde (Kim Jeong Ock, 1994 : 130).
C’est à cette époque qu’est remise en question l’importance accordée
au texte dramatique, jusqu’alors premier objet de la critique théâtrale,
des jurys des anciens festivals, et de la censure politique officielle. Dans
un bulletin du Centre coréen de l’I.T.I. (International Theater Institute)
datant de 1993, son secrétaire général M. Kim Yong-su déclare sans
ambiguïté : « […] nous devons rompre avec cette vieille idée d’un
théâtre littéraire et reconnaître que la valeur réelle des arts du théâtre est
la “performance” » (Kim Yong-su, 1993).
Des auteurs-metteurs en scène qui ont fait l’histoire du théâtre,
comme O T’ae-sôk et sa troupe Mokhwa, Yi Yun-T’aek et Guerilla, ou
le metteur en scène Sohn Jin-Chaek [figure 20] et Michoo, inventent une
forte esthétique scénique où le jeu corporel est accentué et où la trans-
disciplinarité renforce le caractère pluriel de ce théâtre entre représenta-
tion et performance, musique et chorégraphie. Le metteur en scène Sohn
Jin-Chaek entraîne ses acteurs à tous les arts du spectacle, O T’ae-sôk
fait travailler les siens sur les déplacements, la position des corps et la
langue dialectale, tout en construisant une matérialité scénique qui
frappe les sens des spectateurs. Parallèlement, on reprend le répertoire
des auteurs des années 1970 et 1980 dans des festivals25. En fait,
l’accent est mis sur l’histoire du théâtre elle-même, l’histoire des écri-
tures et des « mises en scène ». Même si des thèmes restent récurrents
comme (la division nord-sud, le massacre de Kwangju en 1980, les
femmes de réconfort auprès des troupes japonaises), le théâtre fait le
choix d’interroger le présent avec différents modes de jeu.
En même temps, de jeunes compagnies naissent et travaillent devant
un public réduit par la crise de 1997 qui provoque chômage, ruine,
suicides, interruption des études, etc. De jeunes metteurs en scène
montent des spectacles décapants et énergiques, centrés sur la dénoncia-
tion de toutes sortes de discrimination (âge, sexe, statut social), ou la
destruction de certains tabous ou règles. D’un autre côté, certains spec-
tacles sont très commerciaux, exploitent le sexe et la violence, ou re-
25
O T’ae-sôk (1995), Ch’oe In-hun (1996), Yi Kang-baek (1998).
84 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

cherchent le rire un peu facile à coups de clichés. Ces comédies, de


qualité et style très variés, sont souvent plus proches des sketches télévi-
sés et cinématographiques ou des dessins animés, voire des manhwa
(bande dessinée coréenne), que du théâtre. Ce comique non satirique et
léger vise à provoquer le rire, sans bavardages moralisateurs ou rationa-
lisants.
Quant aux femmes de théâtre, elles sont de plus en plus présentes
comme metteures en scène ou écrivaines, et possèdent parfois leur
propre compagnie voire leur propre théâtre. Han Tae-Sook et Kim Ara
réalisent de grands spectacles visuels et musicaux de dimension interna-
tionale, aux sources d’inspiration variée puisant au répertoire internatio-
nal ou coréen. Han Tae-Sook, après une série de pièces étrangères et
anglophones traitant des discriminations raciales et sexuelles ou de la
folie, travaille sur un répertoire coréen prenant la femme comme per-
sonnage central, et écrit ses propres textes comme Le Train pour Xian,
traitant de l’homosexualité. On se souvient surtout de sa pièce Lady
Macbeth, une réécriture de la pièce de Shakespeare où se rencontrent
arts plastiques et rituel chamanique réinventé [figure 21]. D’après Shim
Jung-soon, ce spectacle est « auditif, visuel, tangible, sollicitant tous les
sens, plutôt que cérébral » (Shim Jung-soon, 2000 : 180).
Les écrivaines de théâtre Chông Pok-kûn, Uhm In-hee et Kim
Chông-suk travaillent avec des metteurs en scène comme Chông Pok-
kûn qui a aussi adapté plusieurs fois des pièces de Kim Ara et Han Tae-
Sook. Ce n’est cependant qu’avec l’avènement du nouveau millénaire
que les écrivaines se sont véritablement fait connaître par des pièces à la
mise en scène originale. Par exemple, Kim Myung-wha écrit Œdipe cet
humain, Kim Yun-mi Tire sur la lune et Navel, Chang Sung-hûi (Jang
Sung-hee) Va à l’intérieur de l’éclat de lune, Uhm In-hee Je vous dis le
secret ?, Yu Chin-wôl (Yoo Jin-wol) Une femme de feu − Na Hye-suk,
Chung Wu-suk (Jung Woo-suk) Pourquoi suis-je morte ?

IX. Le boom des spectacles musicaux


Le musical, qui a débuté dans les années 1960 par des reprises des
spectacles de Broadway (Kim Sang-yôl, West Side Story ; Mun Sôk-
bong (Moon Suk-bong), Guys and Dolls (1991) ; Kim Min-ki, Blood
Brothers), a étendu son répertoire, dans les années 1990, à d’autres
musicals venus d’ailleurs comme la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la
Russie. Puis, les créations coréennes se sont multipliées avec des profes-
sionnels du théâtre comme Hong Yon-taek (The Wedding Day26, 1993),

26
Adapté du texte dramatique d’O Yong-jin.
Théâtre coréen d’hier à aujourd’hui 85

Kim Hyo-kyông (Kayagum27, 1993), Yun Ho-jin (La Dernière Impéra-


trice, 1995, ou L’Impératrice Myôngsông)28, Kim Min-ki (Ligne 1 du
métro, 1994)29. Le succès de ce genre est sans nul doute dû à la fidélité
d’un public assoiffé de spectaculaire, mais aussi aux instances cultu-
relles soutenant les projets dans un but aussi bien politique que culturel.
À côté de ces musicals géants des grandes salles, des musicals plus
modestes ont été joués sur de nombreuses petites scènes, afin de profiter
de cette mode pour attirer le public et remplir les caisses, car les sub-
ventions sont rares et la plupart des metteurs en scène financent leurs
projets en s’endettant.
C’est aussi dans les années 1990 que naissent les « performances non
verbales » qui privilégient le jeu physique et les percussions. Plusieurs
de ces spectacles ont été très applaudis en Corée comme à l’étranger, à
l’exemple de Nanta30, Jump, ou l’Orage Tokkebi, qui sont des créations
entre performance, musical et théâtre non verbal, relèvent d’une bonne
prouesse technique, mais restent du domaine du pur divertissement. À la
même époque et dans un autre genre qui a recours aux jeux tradition-
nels, le madangnori a retrouvé un public avec son spectacle total et
ouvert, composé de chants et danses ancrés dans les récits populaires et
faisant appel à la participation du public.
Aujourd’hui, les musicals géants continuent de s’exporter et attirent
à Séoul un large public. En 2010, plusieurs musicals ont eu un énorme
succès dont Héros, écrit par Han A-rûm et mis en scène par Yun Ho-jin
évoquant la vie du résistant A Jung-gûm (1879-1910), son opposition à
l’occupant japonais et son attentat commis en 1909 à Harbin contre le
résident général Hirobumi Ito, gouverneur du territoire coréen. Ces
grandes productions musicales, qui ont considérablement développé
leurs techniques pour atteindre un niveau international et utilisent de
plus en plus d’effets visuels et sonores, se sont donc spécialisées dans la
représentation de l’histoire coréenne à des fins aussi bien artistiques
qu’idéologiques et commerciales.

27
Adaptation de la pièce de Yu Ch’i-jin par Yi Kang-baek.
28
Écrit par le romancier Yi Mun-yôl et mis en scène par Yun Ho-jin, adapté par le
dramaturge et metteur en scène Kim Kwang-lim.
29
Ligne 1 du métro, transposition du musical allemand de Volker Ludwig.
30
Spectacle représentant des cuisiniers jonglant et faisant des percutions avec des
ustensiles de cuisine et des produits alimentaires, avec un scénario dramaturgique très
simple.
86 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

X. Hybridation scénique et diversité


du théâtre coréen d’aujourd’hui
Au bout de plus d’un siècle de théâtre, le chemin parcouru est im-
pressionnant et révèle l’existence d’un théâtre pluriel en Corée, théâtre
inspiré à la fois par l’Orient et par l’Occident, par l’héritage coréen et
international. Les changements dans les modalités de la représentation
montrent qu’il y a un regard plus attentif au rôle imparti à chacune des
instances de la représentation. Les metteurs en scène d’aujourd’hui,
souvent aussi auteurs, prêtent une égale attention à la représentation et à
la performance, passant souvent de l’une à l’autre, ou les faisant
coexister dans une même « mise en scène » (Choi Young-Joo, 2007 :
160). Parallèlement à l’écriture scénique des metteurs en scène, la
dramaturgie d’auteur, qui restait souvent au second plan face à une
organisation scénique tournée vers la performance, se trouve davantage
valorisée, soutenue par de nouveaux concours d’écriture qui permettent
aux lauréats de faire monter leur pièce par des metteurs en scène re-
nommés, mais aussi de faire connaître leur œuvre par des lectures
publiques et des mises en espace.
La nouvelle génération de metteurs en scène met en œuvre une va-
riété de pratiques qui s’explique sans doute par des formations très
diversifiées. Outre des études universitaires dans diverses disciplines,
ces jeunes praticiens du théâtre ont été formés à plusieurs écoles de
théâtre avec des séjours plus ou moins longs dans toutes les régions du
monde comme par exemple Kang Ryang-won en Russie, qui s’est
imprégné des méthodes de Stanislavski et Meyerhold (Police Secrète en
2010, adaptation de L’Inspecteur général de Gogol). Certains sortent
des meilleures troupes de théâtre, avec un metteur en scène star,
travaillant surtout la performance (O T’ae-sôk, Yi Yun-t’aek, Sohn Jin-
chaek, etc.), d’autres directement des scènes de théâtres dirigées par des
metteurs en scène alternant ou mixant performance et théâtre, ou encore
des départements de théâtre qui ont pullulé dans les années 1990.
Certains espaces sont aussi des lieux de convergences d’artistes
développant un langage scénique personnel comme le théâtre de poche
Hyewha-dong Ilbônji (« Le quartier numéro 1 Hyewha »), entièrement
modulable, qui a vu, depuis les années 1990, trois générations de
metteurs en scène se succéder en marquant l’histoire du théâtre. Kim
Nak-hyông31, Yi Hae-je32, et Yang Chông-ung font partie de la jeune
génération restée profondément marquée par les petits théâtres de poche.
31
Kim Nak-hyông, metteur en scène et écrivain de la compagnie Jukjuk.
32
Yi Hae-je, écrivain et metteur en scène de la compagnie Singirumanhwagyông
(« Mirage et kaléidoscope ») depuis 2000.
Théâtre coréen d’hier à aujourd’hui 87

Yang Chông-ung a, quant à lui, réussi à conquérir les grandes salles


avec des œuvres dynamiques et visuelles. Son spectacle Le Songe d’une
nuit d’été de Shakespeare a frappé les esprits grâce à ces images
scéniques fortes, où les corps conçoivent des façons de se mouvoir et
des attitudes d’une culture réinventée, où se crée toute une chorégraphie
communicative, émancipée de ses sources variées et accompagnée de
musiciens installés sur scène avec leurs instruments traditionnels
[figure 22]. Plusieurs de ces spectacles ont voyagé dans le monde.
Parmi ces jeunes metteurs en scène, certains sont aussi des auteurs
qui montent leur propre texte ou travaillent en équipe avec l’écrivain. Il
faut citer Pak Kûn-hyông, écrivain et praticien, dont les nombreuses
créations concernant la famille touchent un public diversifié. Ses gale-
ries de personnages appartenant aux couches populaires urbaines et
l’utilisation de la langue du quotidien parfois vulgaire, ainsi que la
narration avec omission donnent à ses pièces une surprenante poésie.
Tantôt comique, tantôt noir, tantôt satirique, avec un jeu grotesque et
sans artifices, ses spectacles sont caractérisés, par certains critiques, de
théâtre hybride, entre hyperréalisme et performance. Nous pensons ici à
Sublime Jeunesse ou À l’embarcadère, mais aussi Kyung-suk et le Père
de Kyung-suk ou encore Ne sois pas trop étonné [figure 23]. Plusieurs
autres metteurs en scène ont fait une entrée très remarquée sur les scènes
de Séoul avec des mises en scène originales comme Sô Chae-hyông
avec son adaptation des Trois Mousquetaires, pièce écrite par sa femme
Han A-rûm, intitulée Courir à en mourir, où le mini plateau nu, penché
et réduit, au milieu d’une grande salle, accueille des corps toujours en
mouvement. On pense aussi, à l’inverse, au plateau géant en forme
d’échiquier surmonté de murs monumentaux pour sa pièce Affaire de la
disparition du prince [figure 24] et à sa dernière création en 2011 au LG
Center, Le Chœur : Œdipe, performance d’un chœur dansant et chantant
sur une scène ronde bifrontale. Il faut citer aussi le travail intéressant de
Lee Sung-yeol sur un répertoire coréen et étranger mettant en scène des
êtres inconsistants ou opprimés, mais toujours émouvants, dont la
rencontre dynamise une scène souvent dépouillée [figure 25].
Une nouvelle génération de femmes de théâtre est à l’origine de
spectacles qui s’aventurent hors des terrains battus comme par exemple
O Yu-gyông, O Kyông-suk, qui s’inspirent du théâtre grec ou anglo-
phone contemporain, Pak Chông-hûi qui s’appuie notamment sur le
théâtre français (Les Bonnes et Le Balcon de Genet) [figure 26] ou
anglais (The Judas Kiss d’Oscar Wilde et 4.48 Psychosis de Sarah
Kane), et adapte des textes divers, occidentaux ou coréens (essais philo-
sophiques de l’écrivain coréen Pak Sang-ryung, Pyôngsim). Les scènes
de cette metteure en scène sont toujours très visuelles, la lumière frag-
mente ou découpe des zones ou aires de jeu en formes géométriques, et
88 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

elle pousse ses acteurs à un jeu très maîtrisé, tendu. Mun Sam-hwa est
également très présente sur les scènes des petits théâtres de Séoul,
mettant en scène aussi bien de jeunes écrivains coréens qui débutent,
que des pièces occidentales encore peu connues du public coréen, tandis
que Baek Eun-a s’intéresse beaucoup au théâtre européen ; elle a, par
exemple, monté la pièce de Yasmina Reza La Pièce espagnole dans un
décor minimaliste où les acteurs suivent des lignes abstraites fragmen-
tant l’espace.
Les metteurs en scène semblent désormais bien loin des traductions-
adaptations des années 1970 et 1980, mais aussi à distance critique des
déconstructions multiculturelles des années 1990. Ils prennent désor-
mais le texte dramatique dans son intégralité avec une stratégie
d’interprétation qui invite toujours le corps et la matérialité scénique à
exprimer l’entre-deux des mots ou l’invisible des situations. On a
l’impression que le théâtre d’aujourd’hui revisite le répertoire coréen et
mondial en croisant des pratiques variées expérimentées au cours de
plusieurs décades et en mettant à l’épreuve le développement de tous les
arts et technologies de la scène. Ainsi certains découvrent ces dernières
années le théâtre contemporain japonais (retrait total des quotas
d’importation des produits culturels japonais en 2004) et montent des
pièces d’auteurs encore inconnus hier, comme Betsuyaku Minoru33,
Masataka Matsuda34 ou Noda Hiteki. Le metteur en scène Song Sôn-ho
a ainsi mis en scène Mer et Ombrelle (1966) de Masataka Matsuda ou
l’Histoire des deux chevaliers qui parcourent le monde (1988) de
Betsuyaku Minoru. D’autres s’aventurent plus loin dans les recherches
du théâtre visuel ou de la performance (Jeong Geum-hyung,
L’Aspirateur en 2006) [figure 27] ou du spectacle physique (Won
Young-oh, Mon Corps Bouddha, 2008).

Conclusion : le théâtre coréen sur la scène mondiale


On aura compris que cet article qui balaie plus d’un siècle d’histoire
du théâtre coréen ne peut prétendre saisir les multiples expériences de ce
théâtre, mais il souhaite simplement poser quelques balises provisoires
dans un champ de recherche encore peu connu en Occident.

33
Betsuyaku Minoru (1938-), auteur proche de Beckett et Ionesco. Il a également écrit
des histoires pour enfants et adapté des textes étrangers dans ses pièces, comme La
Petite Vendeuse d’allumettes de Hans Christian Anderson qui a reçu le prix Kishida
Kunio en 1966.
34
Masataka Matsuda (né en 1962) a reçu le prix Kishida en 1996 pour Umi to higasa
(« Mer et Ombrelle », 1966).
Théâtre coréen d’hier à aujourd’hui 89

Parvenu à une grande diversité et hétérogénéité des formes, le théâtre


coréen invite le spectateur à considérer le théâtre comme un des arts de
la scène dont l’écriture dialoguée n’est ni privilégiée ni minimisée,
faisant simplement partie d’un ensemble d’éléments organisés par un
yônch’ulga (metteur en scène) qui réalise aussi toutes sortes d’autres
spectacles : musical, opéra, danse, etc. Les plus grandes pièces du
répertoire classique, moderne ou contemporain étranger (Shakespeare,
Tchekhov, Genet, Sarah Kane, Schmitt, Reza, etc.) côtoient le répertoire
proprement coréen sur des scènes allant du mouchoir de poche bien
équipé ou non, à la salle géante et de haute technologie. À côté de
spectacles commerciaux et populaires de qualités variées, des spectacles
expérimentaux essaient de renouveler la scène dans sa forme comme
dans son contenu, avec le même souci de s’adresser à tous les sens et à
l’esprit d’un public majoritairement jeune et ouvert sur le monde. La
scène coréenne est plutôt permissive, et offre un espace où la perfor-
mance et la représentation ne s’excluent pas, où la parole est action et
vice versa.
Si, dans les années 1980, il était habituel de n’envoyer à l’étranger
que des compagnies pouvant servir d’« ambassadeurs culturels » (ce qui
est encore le cas pour les musicals et les spectacles non verbaux), au-
jourd’hui leur circulation hors de Corée est plus libre. Avec le marché
international des arts de la scène, le Performing Arts Market in Seoul
(PAMS) qui s’est tenu pour la première fois en 2005, et les liens tissés
avec les plus grands théâtres et compagnies du monde, le théâtre coréen
d’aujourd’hui a trouvé sa place sur la scène internationale. Mais il reste
encore du chemin à parcourir pour que le « théâtre du monde » ouvre
plus grand ses portes aux dernières créations coréennes. Certains festi-
vals de théâtre en Europe accueillent de grands spectacles coréens
pendant une période souvent très courte, et peu de petites ou moyennes
compagnies dont les metteurs en scène sont considérés comme les chefs
de file des scènes coréennes. En 2011, le PAMS a annoncé que le pro-
chain Festival d’Avignon aurait le privilège d’accueillir en off certains
spectacles et autres manifestations avec la présence de critiques du
théâtre coréen. Cette nouvelle rencontre à Avignon (après « Les co-
réennes » en 1998) témoigne sans doute une fois de plus du dynamisme
du théâtre coréen.

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Le fantôme d’une belle
Le théâtre chanté chinois (xiqu 戲曲)
au tournant du millénaire1

Vincent DURAND-DASTÈS

Institut national des langues et civilisations orientales,


équipe d’accueil ASIEs-CEC

Bien des Chinois d’aujourd’hui aiment, parfois sans y trop penser,


parer tel ou tel trait de leur civilisation d’une considérable antiquité :
tout en Chine n’aurait-il pas une « longue, longue histoire », évaluée,
suivant l’enthousiasme patriotique ou la fantaisie de votre interlocuteur
à deux, trois, voire cinq mille ans ? Si l’inscription de bien des traits
culturels chinois dans une très longue durée est indéniable, il est plus
curieux, comme cela arrive parfois, de voir attribuer une origine très
ancienne à l’art dramatique en Chine. Celui-ci ne peut en effet guère se
targuer de l’antiquité du théâtre grec ou du théâtre sanskrit : c’est au
plus tôt au XIIe ou XIIIe siècle que l’on vit apparaître un art théâtral
« plein », au sens où des troupes de comédiens professionnels mettaient
en scène des intrigues complexes en incarnant leurs protagonistes,
donnant bientôt naissance à une splendide littérature théâtrale.
La relative soudaineté de l’apparition d’une forme littéraire et artis-
tique aussi achevée a d’ailleurs donné lieu à bien des débats sur sa
possible origine étrangère, qu’elle soit placée en Inde ou en Asie cen-
trale. Pour autant, cette jeunesse relative du théâtre chinois n’est mal-
heureusement pas le gage de sa longévité future : en ce début de
e
XXI siècle, les changements spectaculaires que connaît la société chi-
noise condamnent peut-être les formes dramatiques traditionnelles à la
disparition, ou à la survie dans une discrétion muséale.

1
Je tiens à remercier de leurs remarques et corrections Sylvie Beaud, Roger Darrobers,
Vincent Goossaert et Bénédicte Vaerman.
92 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Dans ces quelques pages, je voudrais tenter, non de dresser le bilan


d’un art qui aura accompagné l’histoire de la Chine aux époques pré-
moderne et moderne, mais, plus modestement, de partir de mon expé-
rience de spectateur et d’amateur contemporain pour tenter de caractéri-
ser certaines des constantes et des variations d’une forme à la très
grande richesse2. J’espère que ce bref hommage à cet art aujourd’hui
trop fragile ne sera pas un tombeau au sens funéraire du terme…

I. Constantes et variations
Le théâtre traditionnel chinois peut se caractériser autant par la di-
versité des formes qu’il a revêtues au cours des siècles que par la per-
sistance de quelques traits unificateurs fondamentaux. Ceux-ci peuvent
être succinctement caractérisés comme suit : le théâtre en Chine a été
constamment un art à la fois dramatique et musical : parties chantées,
psalmodiées, scandées et parlées alternent dans une même pièce. De
plus, même dans les parties parlées les plus prosaïques, l’orchestre,
toujours présent, ne se laisse jamais oublier : coups de tambours, gongs
ou cymbales, rythment et ponctuent constamment l’élocution du comé-
dien, et le percussionniste-chef d’orchestre participe autant que l’acteur
à l’expression dramatique. Bref, le théâtre traditionnel chinois est à
chaque instant musical3. D’où son nom moderne de xiqu 戲曲, qui
signifie littéralement « jeu dramatique » (xi 戲) et « airs » (qu 曲), ou
encore « arias dramatiques » si l’on lie grammaticalement les deux
morphèmes. Il serait donc plus juste de parler de « théâtre chanté »
chinois, même si on ne peut guère éviter le terme d’« opéra chinois »
tant il est passé dans l’usage. Le terme d’opéra n’a pourtant de sens que
s’il existe comme en Occident un « théâtre parlé » qui s’en distingue.
Or, un tel genre n’apparut en Chine qu’au début du XXe siècle, et par
imitation de modèles occidentaux.
Le second trait persistant concerne la stylisation du jeu des comé-
diens : très tôt ont existé des types de rôles (juese 角色) et des catégo-
ries d’emplois prédéfinis, appelés hangdang 行當. Leur liste et leurs
appellations ont varié avec le temps, mais on a, en général, distingué la
catégorie des protagonistes masculins (mo 末, sheng 生 [figure 28])4,
2
Le lecteur français dispose de deux remarquables synthèses sur le théâtre chinois
traditionnel, malheureusement toutes deux épuisées : Pimpaneau, 1983 et Darrobers,
1995 ; un bon ouvrage chinois tenant compte des recherches récentes est le livre de
Liao Ben, 2004. Liao Ben a également publié un livre à la très riche iconographie,
Liao Ben, 2000.
3
Pour une étude portant sur la dimension vocale et musicale d’un genre important du
xiqu, voir Wichmann, 1991.
4
On se reportera au cahier d’illustrations central inséré dans cet ouvrage.
Le fantôme d’une belle 93

des protagonistes féminins (dan 旦), et des jing 净, encore appelés


« visages peints » en raison de leur impressionnant maquillage multico-
lore, qui regroupe les personnages violents, emportés, effrayants ou
vils ; de cette dernière catégorie furent tardivement isolés les person-
nages de clowns (chou丑, littéralement « les affreux »). Ajoutons que
ces grandes catégories admettent de nombreuses subdivisions en fonc-
tion de l’âge, du caractère ou de l’identité du personnage. Or, chacun de
ces emplois est caractérisé par une hauteur de voix, une gestuelle, et un
maquillage particuliers. Cette grande stylisation – réclamant également
une grande technicité – permet à un comédien d’incarner un personnage
indépendamment de son âge ou de son sexe : les hommes ont ainsi
toujours pu jouer des rôles de femmes et vice-versa ; un jeune acteur
peut se spécialiser dans les emplois de vieille femme (laodan 老旦) ;
une actrice tenir un emploi de « visage peint » (jing) guerrier, etc. Cette
stylisation a aussi pour conséquence le caractère non naturaliste du
théâtre chinois : on peut s’y passer de décors, les comédiens délimitant
l’espace par le mime, et le passage du temps peut être librement accéléré
ou ralenti, parfois au cours d’une même scène.
A. Retenue et extravagance
Je viens de tracer, à trop gros traits et sans originalité, les compo-
sants fondamentaux du xiqu : on trouvera semblable caractérisation dans
bien des ouvrages. Mais l’on oublie trop souvent qu’aux côtés de ces
constantes, les éléments de diversité n’ont pas été moins remarquables
au cours de l’histoire. Ainsi, on lira parfois, à partir de l’observation
faite au XXe siècle d’un phénomène urbain tel que le théâtre de Pékin
(jingju 京劇, plus souvent appelé « opéra de Pékin »), que le théâtre
chinois ne représente une scène de mise à mort que de façon sobrement
stylisée : par exemple, le comédien ayant reçu un coup d’épée mortel au
milieu d’un combat réglé comme une chorégraphie martiale tombe en
une brève cabriole avant de quitter simplement la scène en marchant.
Cela est parfaitement exact, mais il est tout aussi vrai que le théâtre
rituel rural, soucieux de dramatiser un moment sacrificiel, peut traiter la
représentation de la mise à mort bien plus explicitement. Ainsi, les
pièces mettant en scène la fin dramatique du valeureux général « pa-
triote » Yue Fei 岳飛 (1103-1142), à l’instigation de l’architraître Qin
Hui 秦桧 (1090-1155), n’ont jamais reculé devant une crudité grand-
guignolesque. Les protagonistes étant devenus, l’un une divinité mar-
tiale, l’autre une figure maudite dont on rappelle à plaisir les tortures
infernales que son crime le voue à endurer, l’histoire était souvent
représentée lors de spectacles donnés devant les temples à l’occasion de
festivals religieux.
94 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Dans l’un d’entre eux, pour marquer l’horreur de la mise à mort des
fils de Yue Fei, le comédien incarnant le personnage qui venait de leur
trancher la tête rentrait en scène en brandissant deux têtes de papier d’où
sortaient les cous sanguinolents de deux canards fraîchement décapités
(van der Loon, 1977 : 160-161). Dans une autre, que l’on jouait devant
un temple de Yue Fei dans la province du Henan, on montrait le juge
des enfers faisant éviscérer Qin Hui et sa femme pour extraire leurs
entrailles et les brûler de son « feu divin » (shenhuo 神火), tandis que le
public mettait le feu à des mannequins de paille à l’effigie du mauvais
ministre, amenés pour l’occasion5. Bref, la retenue et le bon goût atten-
dus de la part de comédiens d’un genre profane en vogue à la capitale ne
valaient pas nécessairement pour un genre religieux rural aux tout autres
fonctions.
On pourrait faire une constatation similaire pour les scènes éro-
tiques : si le théâtre contemporain est d’une sobriété confinant au purita-
nisme lorsqu’il met en scène les jeux amoureux, cela n’a pas été le cas
en tout temps et en tout lieu. À la fin du XVIIIe siècle, l’acteur Wei
Changsheng 魏長生 (1744-1802), spécialiste des rôles de jeunes
femmes dan, fut ainsi interdit de séjour à Pékin par les autorités pour
avoir fait scandale par une pièce au titre évocateur de Pavillon des
cabrioles (gunlou 滾樓). Un de ses rivaux n’hésitait pas à porter à la
scène les passages les plus crus du grand roman de mœurs Fleurs en
Fiole d’Or6. De même, certaines didascalies de pièces du XIXe siècle
évoquent une nudité que l’on ne rencontre plus, je crois, nulle part dans
le théâtre chanté d’aujourd’hui ! Bref, on risque, à ne se baser que sur
l’observation contemporaine, de confondre la stylisation intrinsèque-
ment liée à l’art scénique chinois et une sobriété inséparable d’une
modernité soucieuse de renvoyer « superstition » et « obscénité » aux
oubliettes de la tradition.
B. Saynètes et pièces-fleuves
Bien d’autres éléments attestent de la diversité des formes théâtrales
de la Chine impériale, ainsi dans le domaine de la dimension des œuvres
et du temps de la représentation. Les saynètes et les courtes farces à
deux comédiens semblent avoir compté parmi les formes proto-

5
Il s’agit d’une pièce du genre local Yuju 豫剧 intitulée Rôtir Qin Hui (Huoshao Qin
Hui 火燒秦桧). Voir Durand-Dastès in Détrie et Dominguez Leiva, 2005 : 200-202.
Pour la description d’une scène similaire d’éviscération grand-guignolesque, avec
emploi de fumigènes et d’entrailles de volailles, voir l’exécution du démon jaune
dans Johnson, 2009 : 117.
6
Voir Darrobers, 1998 : 26-35. Ce livre très détaillé constitue une excellente
introduction au théâtre chanté dans son ensemble.
Le fantôme d’une belle 95

théâtrales, dès avant l’an mil. Elles ne disparurent jamais, et, de nos
jours, le dialogue comique ou xiangsheng 相聲 perpétue l’écho de
formes médiévales telles que le Jeu du sous-officier (canjun xi 參軍戯).
Bien plus tard, les « petits genres théâtraux » (xiaoxi 小戲), formes
vernaculaires à deux ou trois personnages, nourriront de leurs arias ou
de leur répertoire un genre dramatique local déjà existant, et grandiront
parfois jusqu’à devenir des genres provinciaux à part entière.
Sous les dynasties des Song (960-1279) et des Jin (1115-1234), les
« spectacles variés » (zaju 雜劇) que l’on jouait dans les quartiers de
plaisirs des grandes villes semblent encore avoir consisté en enchaîne-
ments de courtes saynètes (West, 1977). La première forme théâtrale
structurée, également appelée zaju, sous la dynastie des Yuan (1277-
1367), est au fond toujours une forme courte, avec des pièces jouables
d’un seul tenant : composée de quatre ou cinq « actes » (qui sont plutôt
de longues scènes), elle campe de façon vive et sobre une intrigue
resserrée7, comme, dans le domaine de la littérature écrite, la nouvelle
en langue vulgaire (huaben 話本), dont l’apparition est à peu près
contemporaine : une hypothèse veut que ces deux formes artistiques et
littéraires soient sorties du même creuset, ou tout au moins se soient
influencées l’une l’autre (Idema, 1974 : 17-22).
Pourtant, dès le début de la dynastie Ming (1368-1644), les drama-
turges se sentiront à l’étroit dans les formes brèves et se lanceront dans
une véritable course à la longueur : enchaînement de zaju mis bout à
bout, puis, dans la nouvelle forme appelée chuanqi 傳奇, liberté totale
d’enchaîner plusieurs dizaines de scènes. La conséquence directe sera la
création de pièces-fleuves, injouables en une seule séance. Leur mode de
diffusion en sera sensiblement modifié : elles feront l’objet de représen-
tations étalées sur plusieurs journées, souvent dans le cadre de spec-
tacles donnés par les troupes privées au service d’un grand personnage.
Mais elles tendront aussi à circuler de plus en plus sous forme imprimée,
avec la publication de livrets comportant illustrations parfois d’un grand
luxe, notes et commentaires. Certaines pièces finiront par basculer sans
retour dans le domaine de la littérature écrite, et ne seront plus guère
représentées. Concurremment, le spectacle vivant fera valoir ses droits :
dès le XVIIe siècle, les morceaux de bravoure des pièces longues furent
extraits de leur pièce d’origine pour composer des représentations de
morceaux choisis variés ou zhezixi 折子戲 : cette tradition, derrière
laquelle on devine la familiarité avec le répertoire d’un public
d’aficionados avertis, perdure jusqu’à aujourd’hui.

7
Sur le théâtre chinois des Yuan au début des Ming, outre les ouvrages d’introduction
de Darrobers et Pimpaneau déjà cités, on pourra se reporter à Crump, 1980, et Idema
et West, 1982.
96 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Dans la Chine du XIXe siècle, on pouvait, suivant les temps ou les


lieux, assister à des représentations de durée et d’ampleur très variables :
à côté des zhezixi ou des opéras jouables d’un seul tenant, on pouvait
assister à de véritables représentations à tiroir : dans les théâtres de la
capitale, la troupe Sanqing 三慶班, une des fameuses « Quatre troupes
de l’Anhui » qui furent le creuset de l’opéra de Pékin alors encore tout
jeune, avait lancé la mode des opéras-fleuves sous forme de pièces « à
épisodes » (liantaiben xi 連臺本戲 ou paibenxi 排本戲). Au même
moment, la cour des Qing organisait, dans le cadre des représentations
privées du palais, de véritables superproductions employant des dizaines
de comédiens et des effets pyrotechniques et mécaniques à foison. On
représentait ainsi pendant plusieurs journées d’affilée l’histoire intégrale
des grands cycles romanesques chinois tels que le Roman des Trois
Royaumes ou la Pérégrination vers l’Ouest.
Mais la longue durée n’était pas seulement associée aux représenta-
tions de luxe ou de prestige : le temps du calendrier religieux pouvait,
lui aussi, imposer des représentations théâtrales de longue haleine : ainsi
la mise en scène du voyage du bonze Mulian 目連, parti délivrer sa
défunte mère des prisons infernales8, qui accompagnait les rituels de la
fête des Morts au septième mois lunaire, pouvait durer une semaine
entière (van der Loon, 1977 : 158-162 ; Johnson et Grant, 1987). Une
pièce jouée lors d’une fête religieuse était en effet susceptible d’être
interrompue pour laisser la place à un rituel accompli par les prêtres,
étirant le temps de la représentation pour qu’il accompagne celui du
festival. Encore aujourd’hui dans les campagnes, les pièces rituelles
dites « rouges aux deux bouts » s’étendent du coucher au lever du
soleil : lorsqu’a été rejoué, toute une nuit durant, le périple de Mulian ou
celui de la belle Meng Jiang nü 孟姜女, dont les pleurs firent
s’effondrer la grande muraille qui enfermait le corps de son époux (Xu
Hongtu, 2006), les morts sont apaisés et les vivants peuvent reprendre,
sans avoir à les redouter, le cours de leur existence.
C. Popularité et élitisme
En mentionnant la dimension religieuse du théâtre traditionnel, on
touche à la question de son rôle dans la société. Les rituels martiaux de
l’Antiquité auraient été, selon certains, les ancêtres lointains du théâtre
chanté, et il y aurait continuité entre les danses exorcistes masquées d’il
y a deux mille ans, le « grand nuo » (大儺), et les pièces rituelles
d’aujourd’hui. Si des indices plaident en faveur de cette thèse (les

8
Jacques Pimpaneau a pu filmer une représentation donnée dans l’ouest du Hunan.
Pimpaneau, 1994.
Le fantôme d’une belle 97

théâtres rituels emploient souvent des masques que le théâtre profane


dédaigne, et le terme de nuo 儺 est parfois explicitement employé pour
désigner des formes dramatiques à la fonction religieuse)9, les formes de
théâtre rituel sont de types et d’ancienneté trop diverses pour être toutes
placées dans cette seule filiation10.
Le théâtre était depuis longtemps au cœur de l’activité rituelle : dans
le monde rural, les scènes de théâtre « en dur » se trouvent, d’un bout à
l’autre de la Chine, invariablement bâties devant le temple, voire dans
l’enceinte de celui-ci (Liao Ben, 1997 ; [figure 29]) et les troupes itiné-
rantes de marionnettistes11 ou de comédiens se déplaçaient en fonction
des anniversaires de divinités. La représentation théâtrale que l’on
donnait lors des fêtes était à la fois divertissement, offrande et, souvent,
exorcisme (Tanaka, 1985 : 143-144 ; van der Loon, 1977 : 141-168 ;
Johnson, 2009, 145-146, 332). Les pièces jouées à ces occasions étaient
de types divers : aux côtés de véritables « mystères », aux connotations
directement religieuses, comme le périple infernal de Mulian, d’autres
pièces mettaient en scène traîtres et héros des grandes dynasties du
passé.
Le théâtre fut ainsi dans une large mesure le livre d’histoire des il-
lettrés ; il fut aussi un des rares genres littéraires à donner droit de cité
aux langues locales. Certaines particularités de l’écriture chinoise,
alliées à la centralisation linguistique de l’État impérial firent en effet
que les langues régionales restèrent dans une assez large part interdites
de littérature. Même les genres écrits dérivés de la langue orale, tel le
roman en langue vulgaire, étaient essentiellement basés sur la langue
officielle, le mandarin. Le théâtre fut une des exceptions partielles à
cette centralisation linguistique : il existe dans chaque province chinoise
jusqu’à plus d’une dizaine de genres dramatiques locaux (juzhong 劇種,
9
Pour le résumé d’une interprétation chinoise récente du nuo et de son histoire, on
pourra se reporter à Capdeville-Zeng, 2006 : 1505-1508.
10
J’emploierai ici à dessein le terme de « théâtre rituel » dans un sens très large, celui
de toute pièce ou jeu dramatique représenté à l’occasion d’une fête religieuse. Ces
représentations témoignent d’un degré d’intégration assez varié au rituel principal de
cette dernière. Je n’aurai pas l’occasion, dans le cadre de cette étude, d’apporter
toutes les précisions qui conviendraient, et j’invite le lecteur à se reporter aux études
citées en notes.
11
La Chine a une tradition très riche et variée (marionnettes à gaine, à fil, théâtre
d’ombres) de théâtre de poupées. Celui-ci, qui n’était pas destiné aux enfants,
pourrait être caractérisé comme du théâtre chanté traditionnel en petit ; on faisait
souvent appel aux marionnettistes pour des raisons économiques, ceux-ci revenant
moins cher que les comédiens. Mais les marionnettes, objets extérieurs au corps du
comédien, et susceptibles d’être investis de pouvoirs particuliers un peu comme les
masques, figurent très souvent dans le théâtre rituel. Sur le théâtre de marionnettes en
Chine, voir Pimpaneau, 1977 et Chen, 2007.
98 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

ou shengqiang juzhong 聲腔劇種), qui se distinguent par leurs sonorités


particulières, qu’elles soient musicales ou dialectales.
Ces « théâtres locaux » (difang xi 地方戲) quittèrent parfois leur ter-
roir d’origine, connaissant pour certains d’entre eux un succès
d’ampleur nationale : s’ils cessèrent en chemin d’être chantés en dia-
lecte, leur couleur sonore put être entendue au-delà des frontières de leur
pays d’origine. Ainsi les mélodies xipi 西皮 (originaire de la Chine de
l’ouest) et erhuang 二簧 (originaire du centre sud), amenées à la capi-
tale par de dynamiques troupes venues de la province de l’Anhui à la fin
du XVIIIe siècle, devinrent les principaux supports mélodiques du genre
de l’« opéra de Pékin ».
La période comprise entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du
e
XX siècle représenta sans doute un des sommets de la popularité du
théâtre. L’opéra de Pékin qui devait, à partir de la capitale, rayonner
dans tout le pays rivalisait en popularité avec des genres locaux très
vivaces.
Signe que le théâtre et son répertoire étaient considérés comme une
sorte de bien commun, la majorité des pièces représentées ne portaient
pas alors de noms d’auteurs : variations sur les grands cycles drama-
tiques, romanesques ou légendaires connus de tous, elles étaient libre-
ment modelées ou réinventées par les comédiens qui, pour certains de
véritables vedettes, étaient alors les seuls dans l’univers du théâtre à
connaître le renom et à fonder des lignées (pai 派) qui perpétuaient leur
style. Ces opéras récents, avec leurs arias à la prosodie simple et
l’inventivité de leurs intrigues, sont pleins de charme : trop rarement
traduites12, ces pièces des deux cents dernières années restent largement
méconnues à l’étranger.
On a déjà quelque peine à se remémorer aujourd’hui ce que fut
l’immense popularité du théâtre chinois. Jusqu’à la seconde moitié du
e
XX siècle, les représentations attiraient toutes les couches de la société,
et les grandes arias étaient sur toutes les bouches. L’art théâtral exerçait
d’ailleurs son influence bien au-delà des limites de la scène : les arts
décoratifs, depuis les bois sculptés de l’architecture traditionnelle
jusqu’aux estampes colorées dont on ornait les demeures à l’approche
du Nouvel An, prenaient pour thème les plus célèbres scènes du xiqu
[figure 30].
C’est tout naturellement, lorsque le cinéma parvint en Chine, que le
premier film chinois mit en scène dès 1905 le célèbre acteur Tan Xinpei
譚鑫培 (1847-1917). Entre les années 1930 et 1960, les « films
12
Une exception est constituée par les trois volumes de Scott, 1967-1975, qui incluent
plusieurs célèbres opéras de Pékin.
Le fantôme d’une belle 99

d’opéras » (xiqu pian 戲曲片) constituèrent une branche importante de


la création cinématographique : encouragés par les communistes chi-
nois, qui surent à merveille encadrer, promouvoir et contrôler ce puis-
sant vecteur de propagande, on produisit par dizaines ces films, basés
sur des genres nationaux ou provinciaux. Le film d’opéra occupe dans
l’histoire du cinéma chinois une place qui n’est pas sans évoquer les
musicals dans celle d’Hollywood.
L’histoire littéraire chinoise montre bien des exemples où un genre
originellement populaire fut annexé par la culture de l’élite : ainsi les
« airs de pays » (guofeng 國風) de l’antiquité furent à la source de la
poésie classique, et les « poèmes à chanter » (ci 詞), d’abord chansons
érotiques interprétées par les courtisanes, devaient prendre place sur la
palette poétique des lettrés. Le théâtre n’a pas fait exception à ce proces-
sus, et cela est d’autant moins étonnant que, par ses parties lyriques, il
s’inscrit dans l’histoire des formes poétiques, considérées comme parmi
les plus légitimes.
Les premières pièces de théâtre transmises, les zaju des Yuan, sont le
plus souvent signées de noms d’auteurs, même si l’on ne sait presque
rien de la plupart d’entre eux. Mais les renseignements laconiques que
l’on possède sur les premiers « grands noms », tels Guan Hanqing
關漢卿 (mort vers 1307) ou Ma Zhiyuan 馬致遠 (ca. 1250-ca. 1321),
les dépeignent comme des lettrés de rang plus ou moins élevé mais ne
dédaignant pas de fréquenter musiciens, conteurs et comédiens. Des
groupes aux contours un peu flous appelés shuhui 書會 (« sociétés
d’écriture ») ont pu rassembler ces divers acteurs et contribuer à la
composition des premiers grands textes du xiqu13. En tout état de cause,
ces premiers textes théâtraux étaient aussi jouables qu’intelligibles : les
allusions littéraires n’abondent pas dans les parties lyriques, et les
dialogues parlés sont bien souvent verts et crus. Les intrigues, fréquem-
ment empreintes de cynisme et de brutalité, ont pour héros, comme
rarement auparavant, de petites gens autant que de grands personnages.
Cette situation se perpétuera peu ou prou jusqu’au XVIe siècle. C’est
environ de cette époque que l’on date l’émergence d’un théâtre lettré,
dont les auteurs se soucieront plus de la beauté de leur texte que de sa
capacité à être mis en scène (Birch, 1995). Si cette période marque le
début d’un certain divorce entre écriture dramaturgique et représenta-
tion, elle a aussi donné certains des plus grands auteurs de littérature
théâtrale, tels que Tang Xianzu 湯顯祖 (1550-1616) dont le chef-
d’œuvre, Le Pavillon aux pivoines (Mudan ting 牡丹亭), qui conte la

13
Pour une évocation récente des shuhui comme lieu de rencontre entre lettrés et
littérature romanesque ou théâtrale, voir Ge Liangyan, 2001 : 164-167.
100 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

mort puis la résurrection par amour de la jeune Du Liniang 杜麗娘, est


devenu une des plus célèbres pièces du théâtre chinois14.
Les longues pièces chuanqi écrites par des lettrés furent à compter de
cette époque accompagnées par les mélodies de la région de Kunshan
崑山 (province du Jiangsu) arrangées par le musicien Wei Liangfu
魏良輔 (milieu du XVIe siècle). Les chuanqi des XVIe et XVIIe siècles se
virent ainsi rangés sous l’épithète de Kunqu 崑曲 (« Mélodies de Kun »)
ou Kunju 崑劇 (« théâtre de Kun »). Si cette période et ce genre
comptèrent de très grands dramaturges, les parties lyriques de leurs
œuvres sont de plus en plus faites d’une poésie subtile, n’évitant plus
l’allusion littéraire, et de ce fait de moins en moins accessible au vulgum
pecus.
Au XVIIIe siècle se produira une réaction contre cet élitisme : la
« partie élégante » (yabu 雅部) du théâtre, autrement dit le kunju, se vit
victorieusement concurrencée par la « partie fleurie » (huabu 花部),
parfois appelée luantan 亂彈 « cordes pincées en désordre ». Ce terme,
péjoratif à l’origine, désignait les styles musicaux différant du Kunqu,
notamment ceux qui ne reposaient plus sur le système dit des « sé-
quences de mélodies » (qupai liantao ti 曲牌聯套体), où l’auteur de la
pièce choisissait, dans un répertoire strictement réglementé de suites
d’airs sur un même mode, celles qui lui paraissaient le mieux corres-
pondre à la tonalité de l’histoire qu’il écrivait.
Dans les styles musicaux nouvellement en vogue, la musique était
basée sur un nombre réduit de chansons en vers réguliers, beaucoup
moins sophistiquées, issues des opéras locaux ou difang xi. L’expression
dramatique, dans ces genres, ne reposait plus sur l’art subtil d’agencer
des suites de mélodies, mais sur des modifications du rythme d’un
même air (ou groupe d’airs). C’est ce que l’on appelle banshi bianhua ti
板式變化体, « système à variation rythmique ». Dans l’orchestre, les
percussions se mirent à jouer un rôle essentiel15. Intelligibilité du texte et
vigueur de l’expression dramatique se conjuguèrent de nouveau dans ces
formes, parmi lesquelles l’opéra de Pékin, qui devaient dominer le
théâtre pendant les deux derniers siècles de l’époque impériale.
Même si bien des œuvres du théâtre lettré ne circulèrent plus que
sous forme écrite, les représentations de chuanqi accompagnées de leurs
« airs de Kun » ne disparurent pourtant pas pour autant. Mais on n’en

14
Le Pavillon aux pivoines ainsi qu’une autre pièce de Tang Xianzu, L’Oreiller
magique, sont accessibles au lecteur français dans la traduction d’André Lévy
(Musica Falsa, 1998 et 2007).
15
D’autres systèmes musicaux, tels le méridional gaoqiang 高腔, aux harmonies plus
douces, étaient toutefois également fort en vogue à la même époque.
Le fantôme d’une belle 101

reprenait guère que les plus célèbres scènes, dans les représentations
composites des zhezixi. Pendant la majeure partie du XXe siècle, le
Kunqu continua de vivre comme un théâtre d’élite, porté par un nombre
limité de troupes, et apprécié surtout des intellectuels (Fégly, 1986). En
comparaison, opéra de Pékin et difang xi connaissaient seuls la faveur
réelle du très grand public. Mais aujourd’hui que l’on voit le public se
détourner du xiqu dans son ensemble, c’est le théâtre traditionnel tout
entier qui est menacé de ne plus continuer à exister que suivant cette
modalité quelque peu élitiste et muséale… au fond, un peu comme le
théâtre dans l’Occident contemporain.
D. Comédiens experts et amateurs inspirés
J’ai évoqué en commençant la grande technicité du jeu des acteurs
du théâtre chanté chinois. De fait, qu’il ait eu lieu dans le cadre des
formations traditionnelles (enrôlement comme apprenti au service d’un
maître lui-même comédien, apprentissage dans les troupes), ou des
écoles mêlant enseignement général et artistique apparues pendant la
première moitié du XXe siècle, l’enseignement a depuis fort longtemps
eu pour caractéristique d’être long, exigeant, voire cruel. Cheng Yanqiu
程硯秋 (1904-1958), célèbre comédien spécialiste des rôles de jeunes
femmes dan, a ainsi raconté les terrifiants sévices didactiques que lui
faisait subir son maître Rong Diexian 榮蝶仙 dans son enfance : il
devait ainsi, l’hiver, balayer la cour couverte de glace de sa maison avec
aux pieds les chausses de bois étroites sensées simuler la démarche
d’une femme aux pieds bandés, tout en portant des baguettes aiguisées
attachées au mollet destinées à le piquer à la saignée du genou si par
malheur il venait à plier les jambes. Mais l’acteur précisait qu’il
n’éprouvait nulle rancœur envers le sadisme du maître, se déclarant au
contraire reconnaissant de la rigueur de l’excellente formation qu’il
avait ainsi reçue (Hu Jinzhao, 1987 : 4-7).
L’apprentissage, qui ne doit, dans l’idéal, pas commencer plus tard
que l’âge de sept ou huit ans, consiste à acquérir tout d’abord la maîtrise
des « techniques de base » ou jibengong 基本功 : les assouplissements
« de la taille et des jambes » (yaotuigong 腰腿功), pour donner au corps
une parfaite souplesse, les « exercices au tapis » (tanzigong 毯子功,
sauts, acrobaties, et enchaînement d’arts martiaux), les « exercices aux
accessoires » (bazigong 把子功, maniement des armes et jonglerie). Ce
n’est qu’une fois ces disciplines gymniques acquises qu’intervient le
choix de l’emploi selon des critères à la fois physiques et vocaux. Ainsi,
même un comédien spécialisé dans un emploi ne nécessitant normale-
ment pas de prouesses martiales reste capable, si besoin est, de se lancer
dans une séquence acrobatique : au soir de la bataille de la Ville de
l’Empereur blanc (Baidi cheng 白帝城), dans la pièce éponyme, le
102 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

vieux roi Liu Bei 劉備, vaincu, épuisé, le cœur brisé d’avoir perdu tout
espoir de venger ses compagnons d’armes, erre sur le champ de ba-
taille : perdant pied, il bascule jusqu’au pied d’une colline, cherche à
rattraper son cheval d’une main tremblante, s’abat d’un seul coup de
tout son long. Le comédien spécialiste des emplois d’homme âgé
(laosheng 老生) qui tient le rôle use alors de toute sa technique d’athlète
pour enchaîner galipettes, chutes et culbutes sans se départir de sa
gestuelle hésitante de vieillard.
Ce haut niveau technique et artistique des acteurs du théâtre chanté
chinois explique, en grande partie, la fascination qu’ils ont exercée sur
les gens de théâtre en Occident, de Meyerhold à Mnouchkine. Cette
reconnaissance étrangère moderne ne doit pas faire oublier l’infamie
traditionnellement liée à la profession de comédien dans la Chine impé-
riale. La technicité en arts martiaux, commune aux comédiens, soldats…
et brigands, n’était guère susceptible de racheter l’opprobre associé au
métier de chanteur professionnel, spécialité des acteurs mais aussi des
courtisanes. Dès avant l’apparition du théâtre, être membre des « foyers
de musiciens héréditaires » (yuehu 樂户) impliquait un statut servile. De
même, les familles de comédiens firent partie des classes interdites de
participation aux examens mandarinaux, un des signes de l’infamie en
Chine, et subirent certaines restrictions en matière de résidence et de
mariage (Hansson, 1996 : 58, 72-73).
Cette assimilation du métier de comédien à l’activité de prostitution
n’appartient pas qu’à la Chine. Mais une touche de soufre supplémen-
taire réside, en Chine, dans la fréquente inversion des genres dans les
emplois : comme je l’ai écrit en commençant, il fut toujours loisible de
jouer des personnages distincts de son sexe biologique. Aux débuts du
théâtre chinois, il semble que des courtisanes de renom aient été à la tête
de petites troupes, de structure familiale : sur une peinture murale très
célèbre, car elle met en scène une troupe de théâtre à l’époque des Yuan,
l’inscription note qu’il s’agit de la troupe de « la Belle de Zhongdu
忠都秀 », type de pseudonyme connu pour être porté par des
courtisanes ; le personnage principal, masculin, semble en effet être
incarné par une femme, probablement la courtisane en personne16.
Aux côtés des troupes indépendantes existaient nombre de troupes
privées : des musiciens et danseurs faisaient partie de la domesticité du
palais impérial depuis les temps les plus anciens. À compter du
e
XVI siècle, pendant l’âge d’or du théâtre lettré, il devint de bon ton pour
un riche lettré de posséder une troupe privée dont les membres, jeunes
serviteurs des deux sexes, servaient à le distraire et à le charmer lui et

16
On trouvera une reproduction de cette peinture dans Pimpaneau, Promenade, p. 31.
Le fantôme d’une belle 103

ses commensaux – pas toujours seulement par leurs talents de comé-


diens17.
Le renom le plus scabreux de la profession de comédien est lié aux
emplois féminins (dan) incarnés par de jeunes acteurs de sexe masculin.
Si la possibilité du travestissement féminin était ouverte aux acteurs
depuis les débuts du théâtre en Chine, c’est le décret pris par le pouvoir
mandchou peu après son avènement en 1644 qui devait en faire la
splendeur : pour raisons morales, la dynastie Qing exclut complètement
les femmes de la profession de comédien. Il s’ensuivit une vogue qui
tourna à la véritable passion pour les « damoiseaux », frêles jeunes gens
spécialisés dans les rôles féminins. Leur carrière, commencée à la fin de
l’enfance, était courte, et la fin de l’adolescence coïncidait souvent avec
la perte de la faveur du public.
Autour d’eux s’organisèrent de nombreuses pratiques de prostitution
de tout niveau, et les lettrés célébrèrent les charmes des jeunes dan en
rédigeant à leur sujet palmarès et appréciations critiques. En 1849, un
lettré du nom de Chen Sen 陳森 publia même le Précieux miroir de
l’appréciation des fleurs (Pinhua baojian 品花寶鑒), un long roman
sentimental axé autour de triangles amoureux joignant de jeunes lettrés,
leurs compréhensives épouses et les « damoiseaux » dont ils étaient
parfois follement amoureux18. La fin de l’empire mit fin à l’interdiction
des actrices, et un genre moderne, le théâtre yueju 越劇, en vogue dans
la région de Shanghai depuis le début du XXe siècle, est même entière-
ment joué par des femmes.
Par un processus qui s’amorça pendant la seconde moitié du
e e
XIX siècle, puis s’accéléra au XX siècle sous l’impulsion d’acteurs
réformateurs tels que le célèbre Mei Lanfang 梅蘭芳 (1894-1961), le
métier de comédien perdit peu à peu son rapport avec le sexe vénal.
Ainsi, lorsqu’après la Seconde Guerre mondiale, Mei Lanfang montait
toujours sur scène à soixante ans passés pour incarner les rôles de jeunes
femmes qui avaient fait sa gloire, il manifestait de façon éclatante la
rupture avec un XIXe siècle qui plaçait le charme physique (se 色) plus
haut que les qualités artistiques (yi 藝).
Il faut dire que le très puritain régime communiste chinois n’avait
fait qu’accentuer cette désérotisation des acteurs. Ceux-ci se virent
reconnus, encadrés, et « réformés » tout à la fois : on n’accepta plus
alors pendant de longues années, dans les écoles de théâtre de Chine

17
Sur les troupes privées de lettrés-fonctionnaires sous les Ming, voir notamment Shen
Grant Guangren, 2005. Il existe une synthèse en chinois sur l’histoire des troupes
privées : Zhang Faying, 2002.
18
Sur les damoiseaux et leur vogue, voir Darrobers, 1998 : 315-374.
104 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

populaire, qu’un garçon ou une fille se spécialise dans un emploi ne


correspondant pas à son sexe biologique ; l’interdiction n’a commencé
que tout récemment à s’assouplir de nouveau.
On pourrait trouver à première vue surprenant que, compte tenu du
statut quelque peu ambigu de la profession d’acteur, la Chine ait paral-
lèlement compté tant d’acteurs et de troupes amateurs. Ce fut pourtant
bien le cas19. Pour certains, ces amateurs étaient avant tout des
aficionados (ximi 戲迷) que leur passion conduisait à braver le préjugé
interdisant de se mêler aux comédiens. Dans une des pièces les plus
anciennes du répertoire, Le fils de famille prend un mauvais départ
(Huanmen zidi cuo lishen 宦門弟子錯立身), un jeune homme de bon
milieu embrasse la profession de comédien par amour pour une actrice.
Dans le Pékin de la fin de la dynastie mandchoue, c’est plutôt par pas-
sion pour le théâtre que certains de ces amateurs « se jetaient à la mer »
(xiahai 下海) suivant l’expression alors consacrée, quittant leur statut
initial pour embrasser la profession d’acteur.
Souvent membres des bannières mandchoues, parfois anciens em-
ployés de l’administration, ces piaoyou 票友, comme on les appelait, ne
se départaient d’ailleurs pas complètement de leur ancien statut en
changeant de métier, et on ne doit pas les imaginer devenir de troublants
spécialistes des rôles féminins : ainsi Zhang Erkui 張二奎 (1814-1864),
après avoir occupé des fonctions officielles, se spécialisa-t-il dans les
rôles d’empereurs et de grands personnages de l’emploi de laosheng
lorsqu’il « passa professionnel » ; après lui, Sun Juxian 孫菊仙 (1841-
1931), ancien licencié militaire et officier devenu acteur, continua de
mener une vie réglée selon une morale stricte – bouddhiste laïque, il
observait un régime végétarien – et ses trois fils renouèrent avec le
service de l’État.
Dans les grandes villes de Chine du Nord, les amateurs ont
accompagné la vogue de l’opéra de Pékin. On peut encore voir, dans les
parcs des grandes villes de Chine, se rassembler des chanteurs amateurs,
reprenant, en tenue de ville et accompagnés du violon à deux cordes
(erhu 二胡), les grandes arias du répertoire. Mais de telles associations
pourront-elles encore longtemps se perpétuer autour d’un art dont le
public ne se renouvelle plus guère ?

19
Pour un stimulant voyage dans le monde du théâtre traditionnel amateur ou
indépendant au tournant du XXIe siècle, voir le livre de l’anthropologue Catherine
Capdeville, Le Théâtre dans l’espace du peuple : une enquête de terrain. Si la
parution de la version française devrait intervenir dans un proche avenir, seule la
traduction chinoise est à présent disponible : Zhuang Xuechan (C. Capdeville) et
Zeng Nian, 2009.
Le fantôme d’une belle 105

Un autre lieu d’importance pour l’amateurisme a été et reste encore


l’activité cultuelle. Nous avons déjà évoqué l’importance du théâtre dans
les fêtes religieuses traditionnelles. Certes, suivant la région les perfor-
meurs du théâtre religieux peuvent être des professionnels : on peut faire
appel pour jouer en contexte rituel à des comédiens de métier (Tanaka,
1985 : 146-147) ou, au contraire, à des spécialistes religieux, taoïstes ou
« maîtres de rituel » (fashi 法師)20. Mais en un nombre non moins
considérable de lieux, le répertoire rituel est interprété par des comé-
diens non professionnels, membres de la communauté gérant le temple
autour duquel ont lieu les célébrations21. Par exemple, dans les années
1980, Taiwan ne comptait pas moins d’un millier de troupes amateurs
du genre local appelé Beiguan 北管, basées dans le temple de village ou
de quartier, et dont une des prérogatives, non exclusive, était l’exécution
des pièces exorcistes ou propitiatoires (Chu, 1991). À l’autre bout de la
Chine, en 194922, un district rural de la province septentrionale du
Shanxi ne comptait pas moins de deux cents troupes amateurs à lui seul
(Johnson, 2009 : 146).
Les formes théâtrales ou semi théâtrales23 exécutées par ces troupes
non professionnelles portent des dénominations variées : nuoxi 儺戲
(« théâtre nuo »), dixi 地戲 (« théâtre du lieu »), saixi 赛戲 (ou saishe xi
赛社戲 ou saishen xi 赛神戲, « théâtre d’offrande aux dieux du lieu ») ;
parfois, leur nom fait référence à la divinité incarnée, que l’on « joue »
(xi 戲), ou « fait bondir » (tiao 跳). Certaines consistent en de simples
chorégraphies martiales accompagnant les processions, comme celles
exécutées par les « généraux de la maisonnée » (jiajiang 家將) taiwa-
nais, troupes composées de jeunes hommes spécialistes des arts mar-
tiaux effectuant, grimés comme des comédiens, des danses à grand
potentiel exorciste (Sutton, 2003), ou encore les « danses et chants des
20
Xu Hongtu, 2000 : 9-11. Un fashi peut aussi encadrer un groupe d’amateurs ou de
professionnels : voir Riley, 1997 : 32-39.
21
Sur la situation au Shanxi au début du XXe siècle, où le théâtre rituel était joué par des
amateurs au sud-ouest de la province et par les yuehu, « caste héréditaire d’acteurs et
musiciens » au sud-est, voir Johnson, 2009 : 147-148.
22
C’est-à-dire juste à la prise de pouvoir des communistes qui allaient rapidement
interdire ces activités.
23
J’entends par ce dernier terme les saynètes, les tableaux vivants masqués, les
chorégraphies martiales ou comiques qui étaient représentés lors des processions ou
des fêtes, au fil des rues et des chemins ou sur les estrades et scènes dressées devant
ou dans les temples. Bien que ne relevant pas du théâtre à proprement parler, elles lui
empruntent bien des traits formels et jouent, en contexte religieux, le même rôle de
célébration et d’offrande que les formes plus élaborées. Outre les danses martiales
évoquées ci-dessous, on peut citer les anciennes danses populaires rituelles, souvent à
tonalité parodique ou obscène, appelées yangge 秧歌, dont la fonction devait être
détournée à fins de propagande par le régime communiste. Voir Graezer, 2003.
106 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

héros » (yinggewu 英歌舞) de la province du Guangdong ; ailleurs, on


trouve des saynètes masquées exécutées au cours de processions ou lors
de stations devant les temples ou dans les maisons, mais aussi des pièces
entières jouées sur les scènes en maçonnerie ou les estrades provisoires
édifiées devant les temples.
Si leur répertoire puise volontiers dans les intrigues ayant trait à l’au-
delà, on trouve tout aussi souvent les grandes gestes historiques aux
héros devenus au fil du temps des divinités, comme le Roman des Trois
Royaumes, que l’on rencontre dans le répertoire rituel depuis la plaine
de Chine du Nord jusqu’au méridional Yunnan24. Le seul fait de convo-
quer dans le corps des acteurs ces héros effraiera ennemis humains et
démoniaques et apportera la paix à la communauté commanditaire du
jeu. Moins présentes sont les intrigues sentimentales, mais des saynètes
obscènes peuvent en revanche figurer en tant qu’intermèdes comiques
au milieu des longues pièces religieuses, telles que l’histoire de Mulian,
ou être représentées comme petites farces indépendantes (Johnson,
2009 : 158-159).
Les comédiens amateurs peuvent avoir un statut plus ou moins élevé
dans leur communauté : jeunes gens célibataires non encore vraiment
entrés dans la société, membres des clans subalternes d’un village
(Capdeville-Zeng, 2007), ou, à l’opposé, membres des lignages domi-
nants ou notables (Beaud, 2005). Mais l’activité de comédien amateur, à
la différence de celle des professionnels, est toujours honorable, et pour
cela souvent recherchée. Les troupes amateurs sont parfois appelées
liangjia zidi hui 良家子弟 (« Sociétés des disciples de bonne famille »),
pour mieux marquer leur dissemblance avec l’infamie du comédien. En
bien des lieux, ces acteurs sont spécialisés non dans un emploi mais
dans un rôle précis, parfois transmis de père en fils (Zhang, 2004 : 254 ;
Beaud, 2005). Les moments de représentation, liés aux fêtes calendaires,
doivent souvent être précédés de rites de purification et d’abstinence.
Pour une même raison de pureté rituelle, les femmes sont le plus sou-
vent interdites de participation aux groupes amateurs jouant le théâtre
rituel.
Dans leur jeu, les comédiens amateurs respectent les mêmes conven-
tions et gestes stylisés que les professionnels. Toutefois, si les prouesses
martiales des jeunes généraux divins des processions sont impression-
nantes, le jeu de paysans ou de notables incarnant une ou deux fois l’an
leur personnage n’a plus grand-chose à voir avec la virtuosité des pro-

24
Pour le nord, on peut par exemple citer le saixi de Handan (Hebei) ; au Yunnan, le
« théâtre de Guan Suo 關索戲 », actuellement étudié par l’anthropologue Sylvie
Beaud (Paris X). Ce ne sont que deux exemples parmi bien d’autres.
Le fantôme d’une belle 107

fessionnels formés dès l’enfance. Pourtant, pour parfois maladroites et


grossières que puissent parfois être les représentations qu’elles donnent,
les troupes amateurs sont peut-être une des meilleures chances de survie
du théâtre traditionnel : tant que leurs représentations resteront au cœur
du temps rituel de la société rurale, le théâtre traditionnel chinois ne
pourra pas disparaître.

II. La concubine assassinée


Après avoir esquissé un panorama général du théâtre chanté en fai-
sant ressortir les contrastes ayant pris forme au cours de son histoire, je
voudrais maintenant, pour compléter cet aperçu trop général, renverser
la perspective et partir d’un point très précis : celui de la représentation
de deux scènes empruntées à un épisode célèbre du répertoire, telles
qu’on pouvait encore les voir ces dernières années. Si j’ai eu l’occasion
dans les années 1980 et 1990 d’assister personnellement à leurs repré-
sentations, j’appuierai mon commentaire ici sur deux enregistrements
publiés en Chine à la même époque, et qu’on peut, je l’espère, encore se
procurer.
J’ai retenu un moment d’un des plus célèbres cycles légendaires chi-
nois, l’histoire des bandits d’honneur d’Au bord de l’eau (Shuihu zhuan
水滸傳). Ces brigands figurent déjà parmi les personnages mis en scène
par le zaju des Yuan25, et ce sont eux encore que des troupes de danseurs
exorcistes incarnent souvent lors de fêtes religieuses modernes [fi-
gure 31]26. Mais leur histoire est surtout connue en raison du grand
roman en langue vulgaire (tongsu xiaoshuo) éponyme, achevé au
e
XVI siècle au terme d’une évolution s’étant étendue sur plusieurs
siècles. Ce dernier présente l’avantage d’être accessible au lecteur
français depuis la parution de la belle traduction de Jacques Dars27. Si la
célébrité et le succès du roman du XVIe siècle éclipsèrent quelque peu
par la suite les pièces anciennes consacrées au cycle, de nouvelles
œuvres dramatiques furent inspirées par celui-ci : les échanges intergé-
nériques ne s’interrompirent pratiquement jamais.
Il est vrai que le théâtre et le roman en langue vulgaire se sont ini-
tialement inspirés d’un même répertoire : celui des conteurs profession-

25
Nous avons la chance de disposer de la traduction française de plusieurs d’entre eux :
Coyaud, 1975.
26
On les rencontre ainsi dans des lieux aussi distants les uns des autres que Taiwan
(Sutton, 2003 : 155-156), le Shanxi (Jonhson, 2009 : 84-87), ou encore le Guangdong
avec les yinggewu.
27
Shi Nai-an et Luo Guan-zhong, 1978 ; une version abrégée a été publiée dans la
collection Folio.
108 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

nels, dont l’art a été très anciennement formalisé en Chine. Depuis leur
origine commune aux XIIe et XIIIe siècles, théâtre et roman en langue
vulgaire ont, dans une très large mesure, continué de reprendre les
mêmes intrigues.
La tragique histoire de la jeune Yan Poxi 閻婆惜 occupe une posi-
tion charnière au début de l’histoire d’Au bord de l’eau : elle est en effet
celle par qui le malheur arrive à Song Jiang 松江, le futur chef de la
bande des brigands. Le meurtre qu’il a commis contraindra le vertueux
mais prudent employé d’administration locale qu’il était jusqu’alors à
entrer dans la clandestinité, lui permettant de prendre par la suite la tête
des rebelles. En voici en résumé l’argument, tel qu’il figure aux cha-
pitres XX et XXI du roman (Shi Nai-an et Luo Guan-zhong, 1978 : I,
434-465) : orpheline de père, Yan Poxi devient la concubine de Song
Jiang, lequel, à moitié par plaisir et à moitié par altruisme, entretient la
jeune femme et sa mère dans une maison où il leur rend épisodiquement
visite. Las, Yan Poxi s’amourache du subordonné de Song Jiang, Zhang
Sanlang 张三郎, avec lequel elle a une liaison. Song Jiang, ayant eu
vent de l’affaire, évite désormais la jeune femme. Craignant de perdre le
protecteur qui est leur seule source de subsistance, la mère de Yan Poxi
tente de le réconcilier avec sa fille en insistant pour que Song Jiang
passe une nuit entière en sa compagnie. Song Jiang et Yan Poxi,
contraints et forcés par la vieille, demeurent de longues heures silen-
cieux dans la chambre de cette dernière sans se rapprocher le moins du
monde. Au matin, Song Jiang s’en va, perdant sans s’en apercevoir un
sac contenant deux objets dangereusement compromettants : une lettre
et une somme d’argent qui lui ont été remises par Chao Gai 晁盖,
premier chef des Bords de l’eau. Yan Poxi lit la lettre, et, comme Song
Jiang paniqué revient la supplier de la lui remettre, elle s’en sert pour lui
extorquer une lettre de répudiation qui lui permettra d’épouser Zhang
Sanlang. Song Jiang s’exécute, mais Yan Poxi, voulant pousser son
avantage, essaie à nouveau de le faire chanter. Fou de rage, Song Jiang
la tue à coups de couteau et s’enfuit.
La pièce d’opéra de Pékin correspondant à cet épisode, intitulée « [la
nuit passée] assis à l’étage et le meurtre de Poxi » (Zuo lou sha Xi
坐楼杀惜), conte sensiblement la même histoire, mais, dans le roman, le
personnage-clef du drame est la cupide mère Yan, dont le redoutable
verbe de commère28, coulant de façon quasi ininterrompue, oblige Song
Jiang à la suivre, fait taire les contradicteurs et mate les résistances de sa
fille, engageant malgré elle les protagonistes dans leur tête-à-tête fatal.

28
Sur les personnages de commères dans la Chine impériale des derniers siècles, on
peut se reporter au livre de Cass, 1999 : 47-64.
Le fantôme d’une belle 109

La pièce de jingju, que je vais ici décrire dans la version jouée par la
dan Tong Zhiling 童芷苓 (1922-1995, Yan Poxi) et le laosheng Li
Mingsheng 李鸣盛 (1926-2002, Song Jiang)29, change radicalement le
mode narratif : la vieille se fait plus que discrète, n’intervenant qu’au
début et à la fin, et le récit repose désormais entièrement sur le face à
face des amants brouillés. Pour la mise en scène de cet épisode sans
grand échange de discours, le chant aura moins d’importance que le
dialogue et surtout le mime, car les éléments spatiaux, notamment
l’escalier menant à l’étage et la chambre de la fille, qui y est située,
deviennent des éléments essentiels de l’action. Or, sans autre décor que
la table et les deux chaises traditionnelles, ils n’existent que par le
truchement du mime des acteurs. L’escalier sera ainsi gravi et descendu
pas moins de sept fois, depuis le moment où Poxi se précipite en bas,
tout à sa joie, car elle croit rejoindre Zhang Sanlang, jusqu’au moment
où le meurtrier, poursuivi par la vieille, tente de prendre la fuite.
Le climax de toute la scène est le cinquième passage de l’escalier
lorsque Song Jiang, son crime accompli, descend les degrés en titubant
comme un homme ivre, sa barbe postiche voltigeant autour de son
visage hagard, avant de s’effondrer sur le sol du rez-de-chaussée : c’est
un des moments où le public applaudit la prouesse du comédien.
Un autre élément important recréé par le mime est l’ouverture et la
fermeture de la porte de la chambre de la jeune fille. Dans un détail
absent du roman, la vieille a en effet enfermé le couple brouillé dans la
chambre ; c’est en en forçant le verrou, le matin venu, que Song Jiang
perd le sac contenant la lettre compromettante [figure 32]. Lorsqu’il
revient, fou d’inquiétude, la perte constatée, il répétera chacun de ses
gestes de la veille, dans un désarroi et une colère croissants, jusqu’à ce
qu’il comprenne que Poxi qui feint de dormir n’a pu que trouver et
cacher la lettre.
La scène est tout entière bâtie autour de la montée de la colère de
Song Jiang, attisée par les minauderies méprisantes de Poxi. Lors de la
nuit qu’ils ont été contraints de passer ensemble, les amants brouillés
n’ont pas eu de contact direct. S’éveillant et s’endormant tour à tour, ils
ont tous deux chanté un couplet de la « chanson des cinq veilles de la
nuit » à l’adresse de l’autre endormi, exprimant successivement la
nostalgie de la tendresse passée, puis la colère meurtrière et le dégoût
qu’ils éprouvent désormais. Au moment où ils se font finalement face, et

29
La représentation, non datée, doit d’après l’âge apparent des acteurs avoir été
enregistrée entre 1985 et 1990 environ. Zhongguo xiqu jingdian : jingju « sha Xi »
中國戲曲經典,京劇:殺惜 (Classiques du théâtre chanté chinois : opéra de Pékin, « le
meurtre de Yan Poxi »), VCD, Shanghai shengxiang chubanshe, 1998.
110 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

que Poxi exerce son chantage, le rythme s’accélère pour mener cres-
cendo à l’instant du crime.
Dans le roman, Song Jiang acceptait sans hésiter les conditions de la
fille, qui demandait à conserver ses possessions tout en recevant la
permission d’épouser son amant : le meurtre n’intervenait que parce que
Song Jiang se trouvait face à une exigence à laquelle il ne pouvait plus
répondre30. Dans la pièce au contraire, Song Jiang refuse tout d’abord
avec rage chacune des conditions chaque fois plus humiliantes posées
par la jeune femme. Celle-ci, à chaque fois, lui répète alors :
– Tu ne veux pas ?
– Je ne veux pas !
– Alors je dois prendre congé !
– Où vas-tu ?
– Dormir en bas !
– Attends !
Ce dialogue en forme de refrain scande la montée de l’humiliation et
de la haine de Song Jiang, qui doit à chaque fois se plier à de nouvelles
demandes de la concubine. Finalement, Poxi, dont le mépris et la colère
n’ont fait parallèlement que croître, soufflette Song Jiang. Depuis
l’orchestre, le percussionniste ponctue la gifle d’un coup de cymbale,
lançant la séquence rythmique rapide dite pudeng’e 撲燈蛾 qui soutien-
dra l’action jusqu’au seuil du meurtre. Arrivé à ce moment, le rythme se
ralentit de nouveau. À ce moment, comme le petit Chaperon rouge face
au loup, Poxi demande à Song Jiang qui l’a empoignée :
– Vas-tu me frapper ?
– Je… je ne vais pas te frapper.
– Vas-tu m’insulter ?
– Je… je… je ne vais pas t’insulter.
– Si tu ne vas ni me frapper ni m’insulter, alors tu vas me tuer !
– Je… je… je… je vais te tuer !,
dit alors Song Jiang, dans la main duquel jaillit le couteau. Les deux
acteurs ont alors le talent de jouer le meurtre lui-même de façon parfai-
tement réaliste pour en mieux marquer la violence, Song Jiang fouillant
le corps inanimé, déchirant la lettre et essuyant même la lame sur les
habits de sa victime. Le comédien ne reprend qu’alors les tremblements
stylisés de barbe et de manches par lesquels il traduit le désarroi de son
personnage.
Cette orchestration implacable de la montée vers le meurtre fait de
cette scène une véritable petite sonate de haine et de folie. Elle laisse
30
Poxi lui demande une somme d’argent qu’elle croit qu’il détient, alors qu’il s’en est
déjà défait.
Le fantôme d’une belle 111

peu de place au chant, un peu plus au dialogue, et, dans la nomenclature


traditionnelle des quatre registres indispensables à l’acteur de xiqu, « le
chant, la psalmodie, la gestuelle, le combat » (chang, nian, zuo, da,
唱念做打), le « Meurtre de Poxi » relève sans ambiguïté du troisième :
la confrontation se développe essentiellement autour de mimiques et de
gestes stylisés, constamment ponctués par les percussions. Si le point de
départ et d’arrivée de l’épisode sont les mêmes que dans le roman, le
langage dramatique en a totalement modifié le déroulement et
l’intensité.
Bien différent est l’épisode qui suit, dans les pièces d’Au bord de
l’eau, le meurtre de la concubine. Cette scène, où l’on voit le fantôme
éploré de Poxi venir emporter celui qu’elle aime, est absente du roman
et n’appartient qu’au théâtre. Je vais en rendre compte dans la version
jouée par deux des acteurs vedettes de la troupe de Kunqu de Shanghai,
la dan Liang Guyin 梁谷音 (1942-, Yan Poxi) et le clown (chou) Liu
Yilong 劉異龍 (1939-, Zhang Sanlang)31. La pièce est plus raffinée que
le « Meurtre de Yan Poxi » : il s’agit d’un opéra Kunqu, dont les arias,
harmonieuses et lentes, n’ont pas la vigueur du mode erhuang de l’autre
pièce. La poésie y est bien plus difficile, et de plus, comme il est loisible
au clown, Liu Yilong s’exprime en langue locale, le shanghaïen dans
son cas (il est sous-titré sur l’enregistrement), tandis que la dan parle en
mandarin. À la différence du meurtre de Poxi, chant et mime ont ici part
égale dans la représentation.
Désormais vêtue d’amples habits blancs, comme il sied aux gens en
deuil, aux fantômes – en quelque sorte en deuil d’eux-mêmes – ainsi
qu’à toute une série d’êtres surnaturels, Yan Poxi entre en scène, du pas
glissé sensé figurer l’extrême légèreté des trépassés, et exécute une
danse flottante marquée par quelques moments de raidissement sou-
dain : une inquiétante rigor mortis vient se mêler à sa souplesse spec-
trale… Arrivée à la demeure de son amant, elle l’appelle d’une clameur
inquiétante. Réveillé en plein sommeil, Zhang paraît bientôt sur scène et
le public peut constater que son emploi est celui du clown, comme le
signale le large emplâtre de maquillage blanc qui lui recouvre le nez et
une partie des yeux et des sourcils.
D’abord émoustillé par la visite nocturne d’une femme, Zhang se
méfie toutefois un peu et refuse d’ouvrir ; invité à deviner l’identité de
sa visiteuse, il n’y parvient pas, quoique sa voix lui paraisse familière. Il
se résout enfin à ouvrir la porte, et Poxi, dans une brève virevolte, entre
31
Zhongguo kunqu yinxiang ku, jingdian zhexizi : xiashan ; jiecha ; huzhuo
中國崑曲音像庫經典折子戲下山借茶活捉 (Trésors audiovisuels du kunqu, extraits
classiques : La Fuite du monastère ; L’Emprunt du thé ; Saisi vivant !), DVD,
Shanghai shengxiang chubanshe, s.d.
112 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

sans que Zhang ne la voie. Lorsqu’elle lui apparaît enfin, silhouette


confuse qui se tient désormais dans la salle, Zhang pense profiter de
l’aubaine, et tend la main pour la peloter : saisi de froid, il la retire
aussitôt, et, flairant ses doigts, reconnaît avec inquiétude l’odeur de la
terre. Poxi se tourne alors enfin vers lui : « Nous ne nous sommes
quittés que depuis peu, comment ne me reconnais-tu pas ? » Suit alors
une longue séquence où le clown est saisi d’une peur abjecte, tentant en
vain d’exorciser le fantôme grâce à une incantation exorciste qui ne
produit pas le moindre effet, l’adjurant d’aller s’en prendre plutôt à
Song Jiang son assassin, et tentant de lui échapper par toutes sortes
d’esquives grotesques. La scène change brusquement de tonalité lorsque
le fantôme, qui l’a assuré n’être pas venu le faire périr, demande à être
regardé. Zhang finit par y consentir, et l’actrice, s’étant un moment
dissimulée, passe un gilet rouge vif par-dessus ses funèbres habits :
– Ai-je tellement changé ?
– Non, tu n’as pas changé, tu es même encore plus jolie qu’avant.
À partir de ce moment, s’esquisse une véritable danse de séduction :
chantant le souvenir de leurs amours, regrettant les plaisirs passés, les
amants s’enlacent, tandis que le clown regarde la morte d’un air ravi.
Celle-ci, le saisissant au cou, commence à lui serrer doucement la gorge,
tandis que son chant fait des allusions inquiétantes à la « tombe amou-
reuse où ils dormiront ensemble ». Ayant déployé son écharpe blanche,
elle en entoure le cou de son amant, qui, sans plus résister, se laisse
bientôt ballotter comme un pantin désarticulé. Le clown a alors adroite-
ment, dos au public, étalé sur son visage une poudre noire qui modifie
son maquillage (technique du bianlian 變臉), lui donnant désormais un
visage décomposé : il n’est déjà plus du côté des vivants. Le fantôme, le
sourire radieux, emmène hors scène son amant, qui affiche lui aussi un
sourire béat tout en n’émettant plus que des borborygmes étranglés
[figure 33].
Cette scène, lorsqu’elle est bien jouée – comme c’est assurément le
cas avec Liang Guyin et Liu Yilong – est à mon sens une des plus belles
du théâtre chinois. Peu de spectacles réussissent à faire se rencontrer un
fantôme éperdu d’amour et un clown à la peur abjecte, à mêler ainsi
dans un accord harmonieux romantisme et grotesque, séduction et
macabre. Cette scène est pourtant une sorte d’heureux hasard : elle
constitue en quelque sorte un contresens par rapport au récit initial d’Au
bord de l’eau. Dans le roman du XVIe siècle, hautement misogyne, les
« mauvaises femmes » n’apparaissaient guère que pour connaître le sort
peu enviable de périr sous le poignard vengeur d’un des héros.
Dans le roman, l’histoire de Yan Poxi s’achevait avec la mort de la
jeune femme. Ce fut un dramaturge assez obscur, Xu Zichang 許自昌,
actif à l’ère Wanli 萬曆 des Ming (1573-1620), qui devait le premier
Le fantôme d’une belle 113

convoquer son fantôme en écrivant la célèbre scène « Sanlang saisi


vivant » (Huozhuo Sanlang 活捉三郎) ; initialement intitulée Minggan
冥感 (« Émoi d’outre-tombe »), elle est la trente-et-unième de sa pièce
chuanqi intitulée Shuihu ji 水滸記. Cette œuvre, qui porte le même titre
que le célèbre roman, ne raconte en fait que les événements rapportés
aux chapitres X à XXII et XXXIX à XL de l’œuvre originale, c’est-à-dire
tout ce qui suit et précède immédiatement l’entrée en rébellion de Song
Jiang.
Xu Zichang ne s’est toutefois pas contenté de porter à la scène un
extrait substantiel du roman, mais il a enrichi l’intrigue initiale en
donnant davantage de profondeur aux personnages féminins entourant le
futur chef de la bande des Bords de l’eau : il consacre ainsi plusieurs
scènes aux rapports entre Song Jiang et son épouse légitime, et, surtout,
donne plus de chair au personnage de Yan Poxi en développant son
histoire d’amour avec Zhang Sanlang. Une scène, « L’Emprunt du thé »
(jiecha 借茶) expose ainsi le début de l’adultère entre la jeune femme et
le clerc.
En restituant au cycle d’Au bord de l’eau les personnages féminins
qui lui faisaient défaut, Xu s’inscrit dans la sensibilité de son temps. Le
théâtre lettré, nourri par l’esthétique des passions (qing 情) alors fort en
vogue, cultivait les personnages de femmes amoureuses capables de
triompher des contraintes humaines et supra-humaines : sa Yan Poxi fait
d’une certaine manière écho à la Du Liniang du Pavillon aux pivoines,
elle aussi capable de revenir par amour du monde des morts. À cet
égard, l’opéra chinois, comparé au roman volontiers sarcastique et
misogyne, paraissait alors comme une sorte de « revanche des
femmes », à l’opposé du constat dressé voici longtemps par Catherine
Clément pour le champ occidental (Clément, 1979).
Mais au-delà de la mode historiquement marquée du culte des pas-
sions, « Sanlang saisi vivant » se rattache au type bien connu des scènes
de possession spectrale, où un homme est entraîné tout vivant
(huozhuo 活捉) aux enfers par un fantôme vengeur. Pour cette raison,
« Sanlang saisi vivant » faisait partie des pièces fantomatiques que l’on
jouait volontiers lors de la fête des fantômes du septième mois : ici le
théâtre lettré rejoint le répertoire rituel. Mais à la différence des autres
scènes fantomatiques du répertoire, ce n’est pas la vengeance ou la
passion déçue qui provoquent l’apparition. L’originalité de Xu est
d’avoir dépeint Yan Poxi en « pure » morte amoureuse, dont le spectre
s’en va trouver l’homme qu’elle aime plutôt que celui qui l’a tuée.
Le génie de Xu Zichang n’était pas comparable à celui d’un Tang
Xianzu, et sa pièce souffre des défauts de bien des médiocres chuanqi
lettrés de la fin des Ming : ses arias, farcies à chaque vers d’allusions
littéraires jusqu’au-delà du raisonnable, sont parfois très lourdes et leur
114 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

écriture souvent pédante. Elles sont certainement inintelligibles et


indigestes pour le spectateur contemporain, et même pour le spécia-
liste32. Pourtant, l’inventivité en matière de situations et de dialogues de
Xu devait sauver de l’oubli une part de son œuvre : de nombreux témoi-
gnages attestent qu’aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles, on ne cessa guère de
jouer comme scènes autonomes (zhexixi) de théâtre Kunqu les passages
de sa pièce mettant en scène Sanlang et Yan Poxi, notamment jiecha et
huozhuo. La scène fut même reprise au XIXe siècle par l’opéra de Pékin
lorsqu’il devint le genre dramatique dominant.
Telle qu’on la jouait alors, la pièce qui narre les événements ayant
conduit au meurtre de Yan Poxi, « La Maison du dragon noir »
(Wulongyuan 烏龍院), racontait dans son intégralité l’histoire de Yan
Poxi jusqu’à la scène fantomatique incluse. Huozhuo Sanlang devait
toutefois être victime de la censure des années 1950, quand les commu-
nistes firent la chasse aux « pièces à fantômes » (guixi 鬼戯) sous
prétexte de purger la Chine d’intolérables superstitions. Il semble que le
grand acteur Zhou Xinfang 周信芳 (1895-1975) ait joué un rôle clef
dans cette censure en expurgeant lui-même le livret et en renforçant la
tonalité héroïque de l’œuvre grâce à l’insistance sur les rapports entre
Song Jiang et les rebelles des Bords de l’eau. Les acteurs de Kunqu
durent également purger de leur répertoire la scène originale de Xu
Zichang qu’ils jouaient bien souvent jusqu’alors.
Comme les autres « pièces à fantômes », « Sanlang saisi vivant » de-
vait refaire son apparition sur scène au cours des années 1980, dans un
premier temps comme zhezixi joué par les troupes de Kunqu, puis en
étant à nouveau adjointe aux opéras de Pékin contant l’intégralité de
l’histoire de Yan Poxi : encore récemment, plusieurs spectacles remar-
qués ont repris l’histoire toute entière jusqu’à l’apothéose funèbre de la
capture de Sanlang. L’un d’entre eux nous a été offert en 2002 par Wu
Xingguo (Wu Hsing-Kuo 吳興國), l’acteur et metteur en scène taiwa-
nais qui contribue, depuis les années 1980, à amener un public nouveau
au jingju. Wu s’était d’abord tourné vers le répertoire théâtral classique
étranger (il a ainsi adapté plusieurs pièces de Shakespeare) avec sa
troupe Contemporary Legend Theatre 當代傳奇劇場33 et ne s’est
intéressé de nouveau que plus récemment au répertoire traditionnel.
Sa mise en scène de l’histoire de Yan Poxi, intitulée Jin wu cang
qiao 金烏藏嬌 (« The Hidden Concubine »), se déroule dans un somp-

32
Voir le sévère jugement de Fu Xihua, 1985 : 6-10. On trouvera le texte chinois
intégral du Shuihu ji de Xu p. 231-297 du même ouvrage (p. 293-295 pour la scène
de Huozhuo).
33
Sur Wu Xingguo, voir Quillet 2011.
Le fantôme d’une belle 115

tueux décor, dont la toile de fond traduisait la violence de l’action via les
caractères emportés de la calligraphie de cursive dite « folle » d’époque
Song. Un des traits les plus remarquables de cette mise en scène était
que, face à Yan Poxi, le même Wu Xingguo tenait les rôles du sombre et
vertueux Song Jiang et du futile et débauché Zhang Sanlang, portant par
son jeu les deux faces, peu reluisantes, de la virilité chinoise telle que les
met en scène le répertoire traditionnel. Cette pièce succédait de quelques
années à la série télévisée adaptant le Shuihuzhuan, qui, bien que dé-
pourvue de l’épisode fantomatique, s’attachait également à décrire avec
compassion le malheureux sort de la concubine du chef des Bords de
l’eau. Bref, en ces premières années du XXIe siècle, la réhabilitation de
Yan Poxi et de son fantôme est en passe d’être achevée.

Conclusion
Peut-on comparer le théâtre chanté contemporain au fantôme de la
belle Poxi, condamné à de belles mais fugaces apparitions ? Que de-
meure-t-il en fait de l’art subtil du xiqu en ce début des années 2010 ?
Quelles sont ses perspectives ?
Si l’on fait l’inventaire des lieux où l’on peut en voir dans la Chine
d’aujourd’hui, on reste quelque peu songeur : dans les grandes villes, les
théâtres spécialisés où on le jouait, il y a encore deux décennies, ont
pour la plupart disparu. Certes, de grands théâtres de villes importantes
consacrent encore aujourd’hui des soirées au xiqu, mais le temps où
elles étaient quotidiennes est révolu. La vieille forme de représentation
du zhezixi a connu un sort particulier en étant adaptée au tourisme :
stupidement convaincus qu’un Occidental ne saurait supporter plus
d’une demi-seconde la voix de fausset de certains des emplois tradition-
nels, leurs promoteurs servent aux touristes, dans des théâtres situés
parfois dans de grands hôtels comme à Pékin, des représentations exclu-
sivement composées de scènes acrobatiques. Au Sichuan, l’art du chan-
gement ultra-rapide de masques faciaux souples (une des formes des
bianlian, les changements de maquillage effectués en scène) a pareille-
ment été extrait des intrigues où il figurait pour faire partie de numéros
de music-hall. Si un certain nombre de comédiens peuvent exercer
pleinement leur art, d’autres se sont ainsi donc vus transformer en
simples artistes de cirque.
En revanche, des formes dramatiques qui avaient été réprimées pen-
dant une bonne partie du XXe siècle ont réapparu : c’est le cas des pièces
religieuses qui avaient été pourchassées comme « superstitieuses » par
le régime communiste, et qu’on ne voyait plus parfois pour certaines
d’entre elles depuis l’époque républicaine (1912-1949). Elles ont pu être
étudiées par les chercheurs, et l’on doit notamment citer le magnifique
travail d’inventaire et de recherche ethnographique conduit par le pro-
116 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

fesseur taiwanais Wang Qiugui34, ainsi que les progrès de l’archéologie


théâtrale, qui a étudié scènes et stèles votives anciennes35. Les études sur
les théâtres exorcistes nuo sont même en quelque sorte à la mode, et un
site web spécialisé, fondé il y a cinq ans, leur est entièrement dédié36.
Dans les villages et les bourgs ruraux, la restauration des théâtres rituels
traditionnels est parfois devenue un enjeu identitaire et économique à la
fois. Tout récemment, l’inscription des genres théâtraux nationaux ou
locaux dans la liste UNESCO du « Patrimoine immatériel de l’huma-
nité » suscite beaucoup d’engouement : à l’heure où j’écris, l’opéra de
Pékin, le Kunqu et l’opéra cantonais Yueju 粤剧 figurent sur la liste
UNESCO, mais pas moins de cent cinquante-huit « formes théâtrales
traditionnelles » différentes figurent sur une liste nationale bâtie suivant
les mêmes principes37. Quelle que soit la faveur du public, les autorités
culturelles semblent bien décidées à faire du xiqu un élément
patrimonial. C’est une de ses chances, non négligeable, de survie
– même si c’est à une tout autre échelle que celle qui fut la sienne
lorsqu’il suscitait l’enthousiasme des foules.
Comme on le voit, le xiqu n’a pas été sans s’adapter à la culture
mondialisée du XXIe siècle : il figure par ailleurs en bonne place dans les
mass media modernes : la onzième chaîne de la télévision centrale de
Chine populaire lui reste entièrement dévolue, et de nombreux sites web
de qualité, œuvres d’aficionados de tel ou tel autre genre national ou
régional, montrent que le théâtre traditionnel a su se servir des outils de
la modernité. Des metteurs en scène de xiqu, à Taiwan comme sur le
continent chinois, ont monté des pièces innovantes, dont d’intéressantes

34
Wang Qiugui 王秋桂 (dir.). Minsu quyi congshu 民俗曲藝叢書 (« Collection des
arts dramatiques folkloriques »). Taibei : Shi Hezheng jijinhui. Comme son titre ne
l’indique pas, cette collection, qui compte aujourd’hui plus de 80 volumes parus,
mêle éditions de livrets de théâtre rituel de toutes les provinces de Chine et
monographies les étudiant. Une source essentielle pour appréhender le rôle religieux
du théâtre chinois. On trouvera une analyse critique de la collection dans son
ensemble ainsi que de plusieurs de ses volumes en anglais dans l’ouvrage dirigé par
Overmyer et Chao, 2002.
35
Voir notamment Feng Junjie, 2002, ou Che Wenming, 2001. Ces nouvelles données
archéologiques poussent des chercheurs comme David Johnson à faire l’hypothèse
que le théâtre rural a pu exister sous des formes déjà développées dès le XIe siècle.
Johnson, 2009 : 149-155. Ce ne serait en effet pas la première fois que des données
archéologiques révèleraient l’existence de genres populaires ignorés par les écrits des
lettrés : c’est ainsi la découverte de la grotte aux manuscrits de Dunhuang qui a
révélé l’existence des chantefables médiévales appelées bianwen 變文.
36
Zhongguo nuo wenhua wang 中國儺文化網站 (web de la culture nuo en Chine),
URL : http://www.nuoxi.com/ (site en chinois).
37
Voir le site http://www.ihchina.cn/inc/guojiaminglu.jsp (consulté le 16/08/2012, en
chinois).
Le fantôme d’une belle 117

adaptations du répertoire occidental : Shakespeare a ainsi été représenté


en opéra de Pékin comme en opéra du Sichuan. Mais ces nouveaux
spectacles n’ont guère pour public que des intellectuels, ici comme là-
bas. Le xiqu, avec son rythme parfois lent et son esthétique subtile
requérant une véritable formation du goût de la part des spectateurs,
n’est certainement plus de taille à lutter avec le déferlement de
l’entertainment contemporain : il est douteux qu’il renoue jamais avec
ce qui fut son immense popularité.
Pourtant, toutes ses forces ne sont pas à cet égard épuisées. L’une
d’entre elles pourrait être son rôle dans les cultures régionales. Dans la
Chine d’aujourd’hui, où Pékin et les grandes métropoles se détournent
du théâtre traditionnel, ce sont les opéras provinciaux qui comptent
parmi les formes théâtrales les plus vivantes. Or, la revendication des
identités locales tend à croître : le xiqu pourrait trouver là une légitimité
nouvelle. Une autre de ses forces, qui est indirectement liée à la pre-
mière, est l’importance du théâtre non professionnel, et spécialement le
rôle de l’art dramatique dans les cultes et les fêtes. Certes, les choses
changent vite jusqu’au cœur des campagnes, et l’on ne saurait parier sur
le très long terme. Mais, grâce au rôle qu’il y joue depuis si longtemps,
on peut espérer que la religion chinoise contemporaine, au travers des
mutations qu’elle subit dans le monde contemporain, ne puisse se passer
avant longtemps des héros et des dieux du théâtre traditionnel.

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Le théâtre vietnamien
Une rencontre avec l’Occident dans
la première moitié du XXe siècle

Corinne CONTINI-FLICKER et
NGUYEN Phuong Ngoc

Université Aix-Marseille

En arrivant dans les territoires nouvellement conquis qui répondaient


aux noms exotiques de Cochinchine, Tonkin et Annam1, les Français ont
découvert, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, une tradition théâ-
trale vieille de plusieurs siècles. Le chèo populaire [figure 34]2 et le
tuồng savant [figure 35], composés essentiellement de chants et de
danses, seront désormais désignés par le terme de théâtre « chanté », par
opposition au théâtre occidental « parlé ».
Le théâtre français a été connu de la population vietnamienne dès le
début de la colonisation. L’école et la presse ont constitué sans doute les
vecteurs les plus puissants pour sa diffusion. Du côté du gouvernement
colonial, le théâtre a été considéré, avant d’être un symbole du rayon-
nement culturel de la France, comme un remède efficace contre l’ennui
qui guettait les coloniaux trop peu nombreux et perdus dans la masse de
la population indigène. On s’est donc soucié très tôt de l’organisation
des saisons théâtrales en Indochine. Le théâtre municipal de Saigon a été
inauguré en 1900, celui de Hanoi en 1911 et celui de Haiphong en 1912.
On y assistait à des représentations d’opéras-comiques, d’opérettes et de
comédies, données par des troupes venues spécialement de France pour
la saison théâtrale ou par des troupes de passage dans la colonie. Le
théâtre français qui était représenté en Indochine n’était donc pas vrai-
ment « parlé ». Cependant, c’est bien le théâtre classique (Molière,
1
Respectivement le Sud, le Nord et le Centre du Vietnam actuel. Pendant la période
coloniale (1858-1945), la Cochinchine était une colonie, alors que le Tonkin et
l’Annam étaient sous le régime du protectorat.
2
On se reportera au cahier d’illustrations central inséré dans cet ouvrage.
122 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Corneille et Racine) qui a fait une entrée triomphale dans la société


vietnamienne dans la première moitié du XXe siècle.
La date de naissance du théâtre vietnamien moderne est connue : le
22 octobre 1921, la première pièce de théâtre parlé écrite en vietnamien
par Vũ Đình Long a été mise en scène au théâtre municipal de Hanoi.
Jusqu’en 1945, un grand nombre de pièces de théâtre ont été écrites et
jouées. Par la suite, dans un pays ravagé par trente ans de guerres, le
théâtre parlé a joué un rôle considérable au service des idées et des
idéologies. Dans le Vietnam contemporain, celui du « renouveau » (đổi
mới) depuis 1986, le théâtre parlé, né de la rencontre avec le théâtre
occidental, fait partie intégrante du paysage dramatique vietnamien. Au-
delà de l’histoire du théâtre proprement dit, l’étude du théâtre parlé
s’avère un moyen privilégié pour comprendre le Vietnam moderne et
contemporain.
Notre propos ici est d’explorer un moment particulier, celui de la
première moitié du XXe siècle. Nous nous intéressons aux échanges et
aux interactions qui ont pu avoir lieu entre le théâtre vietnamien et le
théâtre occidental, aux changements sous contrainte ou volontaires
survenus dans le théâtre traditionnel et à l’introduction du théâtre parlé,
kịch nói, une forme théâtrale et un genre littéraire inédits dans la société
vietnamienne. Il convient tout d’abord de poser le décor de la rencontre
entre l’Orient et l’Occident sur la scène théâtrale.

I. La découverte du théâtre occidental


Le processus de la colonisation est à l’origine des bouleversements
profonds dans la société vietnamienne qui rattrape alors le train de la
« modernité » du XXe siècle (Nguyen Van Ky, 1995). Rappelons
quelques repères. L’écriture romanisée quốc ngữ, élaborée par des
missionnaires européens au XVIIe siècle pour transcrire la langue parlée,
a été adoptée par des lettrés « modernistes » qui mobilisaient la popula-
tion en sa faveur. L’administration coloniale, après des expériences
diverses, a supprimé le système de l’enseignement traditionnel pour le
remplacer par l’instauration d’une école franco-indigène3. La génération
de 1925 (Trinh Van Thao, 1990) parle désormais français et se pas-
sionne pour la culture française. La « mise en valeur » économique de
l’Indochine a également changé radicalement la société devenue plus
urbaine. On voit ainsi arriver une jeunesse qui a d’autres préoccupations
et d’autres valeurs que les générations précédentes. Enfin, il faut men-

3
Les derniers concours mandarinaux eurent lieu en 1915 au Tonkin, et en 1919 en
Annam. Pour l’ensemble de l’Indochine française, le RGIP, Règlement Général de
l’Instruction Publique, fut adopté en 1917.
Le théâtre vietnamien 123

tionner le développement formidable de la presse et de l’édition en


langues vietnamienne et française.
La religion chrétienne a certainement une place dans l’histoire du
théâtre parlé. En effet, « les heures de catéchisme ou d’enseignement
doctrinal sont souvent organisées sous forme de théâtre. Pour la semaine
sainte, c’est donc encore une suite de drames qui se déroulent » (Dinh
Xuan Nguyen, 1961)4. Cependant, ces mises en scène n’étaient pas
connues en dehors de la communauté catholique5.
On pourrait également penser que les voyages en France, pour les
études ou les affaires, ont permis aux Vietnamiens de se familiariser
avec le théâtre occidental. Nguyễn Văn Vĩnh fut enthousiaste en décou-
vrant cet art lorsqu’il vint à l’Exposition coloniale de 1906 à Marseille.
Il faut cependant dire que le nombre de Vietnamiens ayant séjourné en
France resta limité, car le voyage coûtait cher et était soumis à des règles
sévères6. Ceux qui avaient l’occasion d’aller au théâtre étaient encore
moins nombreux, d’autant plus que tous ne comprenaient pas cette
forme artistique très différente du théâtre traditionnel.
Pour cette raison, la question de la découverte du théâtre français
sera abordée à partir de la politique théâtrale en Indochine, de l’école, et
enfin de la presse et de l’édition.
A. Saisons et politique théâtrales
Créer une vie culturelle et mondaine se révèle être un enjeu crucial
autant pour égayer un colon éloigné de sa terre natale que pour créer le
ciment d’une vie sociale dans des lieux où la communauté française peut
se retrouver. L’étude des programmations des saisons des théâtres
municipaux de Hanoi, de Haiphong ou de Saigon révèle, de la part de la
France, une vraie politique dans sa colonie. Le choix du répertoire,
particulièrement orienté tant par l’administration française que par le
goût du public, ne permet guère un théâtre de réflexion, un théâtre-

4
Sont représentées diverses scènes de l’Ancien Testament, de la Passion, de la
Résurrection du Sauveur, etc., qui se distinguaient par leur unité d’action. La
rhétorique était enseignée aux prêtres pour leur apprendre à faire les prêches. En
1880, Fautrat, un missionnaire français, publia à Ke So un précis de règles
fondamentales pour composer dans tous les genres littéraires (Sách tóm lại các mẹo
cho được làm các thứ văn bài).
5
On sait que certaines tuồng đạo, pièces sur des sujets religieux écrites en écriture
romanisée, étaient publiées à la fin du XIXe siècle et au début XXe siècle, mais
n’étaient pas connues en dehors de la communauté chrétienne.
6
Les arrivées massives d’Indochinois correspondent à des moments particuliers : les
tirailleurs pendant la Grande Guerre, et les « travailleurs indochinois » pendant la
Seconde Guerre mondiale.
124 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

tribune au sens hugolien du terme, encore moins la création et


l’expérimentation de nouvelles esthétiques. Le cas du théâtre municipal
de Hanoi, à partir des archives de l’administration française7, permet de
comprendre comment cette politique théâtrale a été menée.
C’est la Commission théâtrale, réglementée par des arrêtés qui fixent
sa composition et son mode de fonctionnement, qui décide de la pro-
grammation de ses spectacles et de l’élection de son directeur. Par
exemple, pour l’année 1930-19318, le Résident supérieur au Tonkin
souhaite une troupe unique pour les trois théâtres d’Indochine, ce qui
permettrait d’allouer au directeur une subvention suffisante pour qu’il
puisse recruter une troupe complète et composée de bons éléments.
Cependant, Saigon ne renouvelle pas l’expérience qui a pourtant été un
succès la saison précédente. La Commission théâtrale de Hanoi allègue
donc des raisons économiques pour obtenir le maintien de la saison,
d’autant plus que « les distractions étant des plus rares à Hanoi, il ne
convient pas de priver ses habitants de la saison théâtrale, qui en est la
principale ». La Commission est ainsi d’avis que la saison ait lieu de
décembre à février, que pour Hanoi sa durée soit fixée à un mois et demi
et autant pour Haiphong, que la troupe ne joue que de l’opérette et de la
comédie9.
La Commission théâtrale, subordonnée à la Commission plénière
théâtrale du Tonkin, perpétue des habitudes qui existent depuis le début
du siècle et qui répondent au goût du public. Les comédies, moins
nombreuses que les opérettes, occupent une place de choix en ouvrant et
clôturant la saison 1930-1931. Elles contribuent à apporter du sang neuf
puisque ce sont des spectacles récemment créés à Paris, mais elles se
limitent au répertoire du Boulevard comique10 qui offre au public de
cette microsociété coloniale, si éloignée des mondanités parisiennes, un
miroir dans lequel elle peut venir rire d’elle-même, vivant dans la réalité
les mêmes imbroglios liés à un milieu qui fonctionne en vase clos. On
note l’absence étonnante des classiques (Molière, Racine, Corneille), à
l’exception, par exemple, de Beaumarchais ou de Goethe à travers des
adaptations. Partageant les intrigues sentimentales légères de ces comé-

7
Archives de la Résidence Supérieure au Tonkin : dossier RST, R 62, 44 835, 1930-
1931 : « Organisation de la saison théâtrale au Tonkin 1930-1931 », [184 p. + 24 p. +
20 p.], Archives nationales du Vietnam, Centre n° 1, Hanoi.
8
Procès verbal de la Commission théâtrale de la Ville de Hanoi, 5 avril 1930.
9
Lettre du 2 mai 1930, de Monsieur Tholance, Maire de la Ville de Hanoi, à Monsieur
le Résident Supérieur au Tonkin.
10
Avec, pour la saison 1930-1931, quatre pièces des maîtres du Boulevard parisien,
deux de Pierre Véber et deux de Louis Verneuil.
Le théâtre vietnamien 125

dies boulevardières, les opérettes, mêlées à quelques opéras-comiques,


forment une part importante du répertoire.
Face à une programmation française qui empêche toute impulsion
créative tant le répertoire est convenu à l’avance, c’est du côté du théâtre
en vietnamien que la création est vivante, donc beaucoup plus dange-
reuse car subversive, en raison, notamment, des libertés que peut autori-
ser la barrière de la langue. Aussi la censure s’exerce-t-elle sur les
spectacles en langue vietnamienne afin de les autoriser, ou de les inter-
dire, ainsi que le montrent les archives de la police de la mairie de
Hanoi11.
B. L’École franco-indigène
L’école a permis de découvrir les auteurs français classiques et de se
familiariser avec un nouveau mode d’expression. Le théâtre faisait partie
du programme scolaire : les élèves apprenaient par cœur et récitaient en
français des extraits de Molière, Corneille et Racine. Les plus motivés
pouvaient d’ailleurs acheter ces œuvres disponibles dans des éditions
bon marché.
L’école était en particulier un des lieux de représentation théâtrale.
Elle organisait des fêtes au programme desquelles le théâtre figurait en
bonne place. Elle commandait même parfois de nouvelles pièces de
théâtre à de jeunes auteurs :
À diverses occasions de l’année scolaire, [les écoles] invitent chez elles un
groupe théâtral pour y faire jouer des drames ; souvent les enfants d’une
école (surtout les jeunes filles) se mettent à la disposition de l’artiste lui-
même qui les exerce à jouer sa propre pièce. Il n’est pas rare de voir les
élèves transposer eux-mêmes des romans français ou vietnamiens en pièces
de théâtre qu’ils jouent avec succès (Dinh Xuan Nguyen, 1961 : 144).
Le musicologue Trần Văn Khê se souvient qu’il a joué dans une
pièce de théâtre intitulée Un mari sur mesure écrite en français par des
élèves de son lycée à l’occasion du Nouvel An traditionnel en 1940
(Trần Văn Khê, 2001 : 134). Des témoignages d’anciens d’élèves mon-
trent également que le théâtre a été une activité privilégiée en milieu
scolaire à l’époque coloniale12.

11
Inventaire de la Mairie de Hanoi, vol. D-F, série D 615 notamment, Archives
Nationales du Vietnam, Centre n° 1, Hanoi.
12
Nous avons pu assister, en 2000, à une soirée théâtrale organisée par d’anciennes
élèves d’une école de filles hanoïenne qui ont rejoué, avec beaucoup d’émotion, une
pièce qu’elles avaient elles-mêmes écrite et mise en scène.
126 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

C. Presse et édition
Le succès du théâtre parlé est lié étroitement au développement de la
presse et de l’édition au Vietnam. La revue Đông Dương tạp chí
(« Revue indochinoise », 1913-1919) publia les traductions réalisées par
Nguyễn Văn Vĩnh : Le Malade imaginaire, Le Bourgeois gentilhomme,
L’Avare, Tartuffe, ainsi que Turcaret de Lesage. Leur popularité fut
immense :
Ces traductions se répandent partout même dans les milieux populaires.
Nous avons trouvé nous-même que beaucoup de jeunes paysannes se pas-
sionnent pour les comédies de Molière bien qu’elles en soient souvent ré-
duites à épeler mot à mot le texte vietnamien qu’elles ne sont pas encore en
mesure de lire couramment (Dinh Xuan Nguyen 1961 : 98).
Phạm Quỳnh, directeur de l’influente revue Nam Phong (« Vent du
Sud », 1917-1934), accordait également une grande attention au théâtre,
mais dans une perspective différente. Il traduisit Pierre Corneille (Le Cid
en 1920, Horace en 1923) et écrivit en 1921 un article intitulé Khảo về
diễn kịch (« Essai sur l’art dramatique français »), bien connu des pre-
miers dramaturges vietnamiens.
D’autres auteurs s’attelèrent à la traduction d’œuvres théâtrales occi-
dentales. Vi Huyền Đắc traduisit Martine de Jean-Jacques Bernard en
1936, et Nguyễn Giang, journaliste et écrivain, Hernani de Victor Hugo
en 1939, ainsi que quelques pièces de Shakespeare à partir des traduc-
tions françaises (Le Songe d’une nuit d’été en 1937, Macbeth et Hamlet
en 1938). Le romancier Vũ Trọng Phụng traduisit Lucrèce Borgia de
Victor Hugo sous le titre de Tuer la mère (Giết mẹ).
La traduction intervient ici comme un apprentissage des techniques
d’écriture théâtrale, accompagné par la lecture d’auteurs français et
occidentaux. La Tasse de poison (Chén thuốc độc) de Vũ Đình Long est
ainsi une tragicomédie dans le genre des comédies de Nivelle de La
Chaussée décrivant les « mœurs du temps » en France au XVIIIe siècle
(Vũ Ngọc Phan, 1945 : 225). L’Estomac vide (Lòng rỗng không, 1933)
de Đoàn Phú Tứ est une adaptation de la pièce Le Professeur d’Henri
Duvernois, tandis que Jalousie (Ghen, 1937), du même auteur, est une
réécriture de la pièce du même titre de Sacha Guitry. Après 1945, Vũ
Đình Long a « vietnamisé » (Việt hóa) quelques œuvres françaises13.

13
Le Culte de la Patrie (Thờ nước, adaptation de la pièce Servir d’Henri Lavedan,
1947), La Princesse Ngoc Dung (Công tôn nữ Ngọc Dung, adaptation de
L’Aventurière d’Émile Augier, 1947), La Patrie par dessus tout (Tổ quốc trên hết,
adaptation d’Horace de Corneille, 1949), L’Héritage (Gia tài, adaptation du
Légataire universel de Régnard, 1958).
Le théâtre vietnamien 127

Comme pour le roman et la poésie, le théâtre vietnamien fait ainsi ses


premiers pas en prenant modèle sur le théâtre occidental.
Avant d’être mises en scène, les pièces sont d’abord publiées dans la
presse. La Tasse de poison paraît dans la revue Hữu Thanh (« La
Voix ») en 1921 avant d’être représentée la même année. Dans les
années 1930, la revue Đàn bà mới (« Femme nouvelle ») publie chaque
semaine une courte pièce de deux ou trois pages, tandis que les revues
Phong Hóa (« Mœurs ») et Ngày nay (« Aujourd’hui ») du groupe
littéraire Tự Lực Văn Đoàn publient également mais moins systémati-
quement des œuvres théâtrales. Entre 1935 et 1937, la revue Kịch bóng
(« Théâtre et cinéma ») contribue également à populariser le théâtre. De
1941 à 1945, les revues Tri Tân et Thanh Nghị (« L’Opinion éclairée »)
publient des œuvres et des critiques. Les journaux en langue française,
dont L’Avenir du Tonkin et Le Courrier d’Haiphong, participent égale-
ment à la diffusion du théâtre en publiant régulièrement les comptes
rendus des représentations théâtrales françaises et en s’intéressant
parfois aux nouvelles pièces de théâtre en langue vietnamienne.
D. Réactions du théâtre chanté traditionnel
La découverte du théâtre français a d’abord provoqué des réactions
dans le théâtre traditionnel. Le chèo et le tuồng, deux formes du théâtre
traditionnel basé sur le chant et la danse, se distinguent de plusieurs
points de vue. Le chèo se produit essentiellement en milieu rural, à
certains moments festifs de l’année et en extérieur, dans la cour d’un
temple par exemple. Le chèo, de tradition orale essentiellement, puise
ses sujets dans la vie quotidienne et dans la littérature populaire, les
scènes comiques étant fréquentes pour divertir le public qui y participait
bruyamment [figure 36]. Quant au tuồng, ou hát bội, né aux environs du
e
XIV siècle, il est marqué par l’influence du théâtre chinois classique :
outre les masques et le maquillage conventionnel, le répertoire du tuồng
compte un grand nombre de tuồng đồ14 qui prennent leurs sujets dans
l’histoire de la Chine, alors que les pièces s’inspirant des contes vietna-
miens ou de l’histoire du Vietnam sont nettement plus rares. Le tuồng
était très prisé à la Cour des Nguyễn. Dans la capitale Hué, outre le
théâtre royal Duyệt Thị Đường, on comptait plusieurs théâtres en ville
pour un public populaire, dont le théâtre Đồng Xuân, construit en 1923.
On peut dire que ce théâtre « était la combinaison organique de la
parole, du chant, de la danse et de la pantomime. Tout a été rythmé sur
scène, créant pour le spectateur un art total » (Đinh Quang, 1998) [fi-
gure 37].

14
Le tuồng des lettrés, đồ signifiant « lettré ».
128 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

À l’arrivée du théâtre occidental, contrairement à ce que l’on pouvait


penser, le tuồng et le chèo continuent d’être joués en milieu rural, mais
aussi en milieu urbain. On voit même apparaître de nouvelles pièces
dans lesquelles on trouve une certaine influence occidentale. À la fin des
années 1910, à Hanoi et à Saigon, ont été mises en scène des pièces
tuồng tân thời (« modernes ») et tuồng xuân nữ (« féminines ») qui
tirent leurs sujets de la vie quotidienne avec des scènes d’amour ou
d’arts martiaux. On peut les considérer comme des tentatives
d’adaptation aux nouveaux goûts du public, mais ces pièces de divertis-
sement ne résistèrent pas au temps.
De l’avis général, le tuồng n’a pas réussi son renouvellement. Il a
cependant connu une expérience remarquable. Le Cid de Corneille est
ainsi adapté en vietnamien en 1928 sous le titre Rodrigue (Lộ Địch en
vietnamien) par Ưng Bình Thúc Giạ Thị (1877-1961)15. Poète et manda-
rin, ce lettré membre de la famille royale écrit :
Le Cid raconte une histoire qui parle de la fidélité (trung), de la piété filiale
(hiếu) et de la loyauté (tiết nghĩa) ; en plusieurs points, il est en harmonie
avec la morale asiatique. Le théâtre français peut donc l’être avec notre
théâtre tuồng. C’est pour cette raison que je me suis inspiré de la pièce Le
Cid pour écrire Lộ Địch.
Pour être conforme à la culture asiatique, Chimène (Chi Manh en viet-
namien) doit cependant entrer en religion pour sauvegarder sa pureté.
Quant au chèo, il tente de se renouveler par des thèmes nouveaux et
sort du milieu rural pour venir en ville conquérir le public citadin. Les
pièces de chèo cải cách (« rénové »), chèo thành thị (« urbain ») ou chèo
văn minh (« moderne ») datent des années 1910. L’auteur le plus remar-
quable de cette époque est Nguyễn Đình Nghị avec une œuvre abon-
dante d’une soixantaine de pièces qui portent sur l’histoire vietna-
mienne, ou tournent en dérision les mœurs paysannes arriérées et les
mauvaises habitudes de la population urbaine : Profitant de l’alcool
(Mượn hơi men), Le Lettré arriéré (Ông đồ cổ), Tant pis pour elle
(Đáng đời cô ả). Le chèo rénové doit cependant reconnaître son échec
vers 1930, au moment où le théâtre parlé s’impose sur la scène vietna-
mienne.

15
Cette pièce a été présentée les 5 et 6 mai 1928 à Hué au théâtre Xuân Kinh Đài, en
présence du Résident Supérieur de l’Annam et au profit de l’œuvre antituberculeuse,
par l’Amicale des fonctionnaires indigènes des résidences de l’Annam (Nguyễn Hữu
Vinh et Nguyễn Văn Sâm). Elle sera corrigée en 1935 et publiée en 1936. Trần Đình
Hượu et Lê Chí Dũng signalent qu’on voit apparaître, vers 1924, « quelques
adaptations de classiques français sur la scène de tuồng », mais sans donner de
détails.
Le théâtre vietnamien 129

Parallèlement à ces expériences, le cải lương (« théâtre rénové ») est


né dans le Sud à la fin des années 1910. Il s’agit d’une nouvelle forme
de théâtre chanté qui trouve son origine dans la grande tradition de
chants tài tử sudistes. Les premières troupes étaient semi-profession-
nelles et les premiers disques Pathé ont été enregistrés vers 1925. Le cải
lương, qui tient du théâtre occidental son unité d’action, « ne tarde pas à
gagner le Nord et le Centre, attirant des foules citadines nombreuses
grâce au talent de quelques acteurs et actrices, Nam Phi, Phung Ha, Nam
Chau » (Anthologie, 1975 : 40).
Dans les années 1920, le paysage théâtral vietnamien est animé et
riche d’expériences nouvelles. C’est dans ce contexte qu’apparaissent
les premières pièces du théâtre parlé.

II. Naissance du théâtre parlé


Vũ Ngọc Phan, dans son ouvrage de référence Écrivains modernes
publié entre 1942 et 1945, distingue trois dramaturges : Vũ Đình Long,
Vi Huyền Đắc et Đoàn Phú Tứ, qui sont depuis reconnus comme les
auteurs majeurs d’avant 1945. Un certain nombre de recherches, no-
tamment l’ouvrage de Phan Kế Hòanh, dans les années 1970, et le
travail plus récent de Phan Trọng Thưởng, ont été menées sur le théâtre
parlé (kịch ou kịch nói)16. Cependant, pour la période d’avant 1945, à
part quelques noms d’auteurs connus et de pièces majeures, force est de
constater que nous ne disposons pas d’un corpus théâtral suffisant pour
mener des recherches approfondies. Il n’y a pas non plus de chronologie
détaillée et fiable. Si une liste d’auteurs et d’œuvres peut être facilement
dressée, il est moins évident d’accéder aux textes eux-mêmes. En effet,
la plupart ont été publiés dans des journaux et des revues qui ont souf-
fert des guerres et du temps, mais aussi de l’indifférence des hommes.
Le premier travail auquel nous nous sommes attelées est de constituer
une chronologie, un corpus et un répertoire des sources et des bibliogra-
phies17. Dans la perspective comparative comme dans celle des échanges
littéraires et intellectuels, une attention particulière est réservée aux
traductions d’œuvres occidentales, ainsi qu’aux adaptations théâtrales.
Pour plus de commodité, nous faisons le choix de présenter le théâtre
parlé au Vietnam dans son déroulement chronologique avant d’aborder
la question de la professionnalisation du théâtre.

16
Le théâtre parlé est désigné par le terme de « diễn kịch » chez Phạm Quỳnh, et par
celui de « thoại kịch » chez Phạm Thế Ngũ.
17
Notamment par un travail dans les archives (Archives nationales d’Outre-Mer,
Archives nationales du Vietnam) et dans les bibliothèques publiques ou privées.
130 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

A. Un temps de préparation
Avant la date du 22 octobre 1921, le temps était déjà au changement,
mais nous connaissons très peu de choses sur cette période. Il faut peut-
être rappeler l’existence de quelques pièces qui sont encore un assem-
blage de vers et de prose, mais qui mettent en scène l’histoire récente18.
On voit ainsi apparaître, pour la première fois, des Occidentaux et des
personnages historiques vietnamiens. Des dialogues publiés par Nguyễn
Duy Tốn dans la revue Đông Dương Tạp Chí peuvent être également
considérés comme l’ébauche d’une pièce de théâtre (Phạm Thế Ngũ,
1965 : 601). Avant 1920, des petites pièces ont été sans doute écrites ou
adaptées à partir d’œuvres françaises pour être mises en scène en milieu
urbain.
Un événement majeur a lieu en 1920 : Le Malade imaginaire de
Molière est joué pour la première fois en vietnamien le 25 avril au
théâtre municipal de Hanoi, à l’occasion de l’anniversaire de
l’importante association culturelle AFIMA (Khai trí tiến đức). Son
succès immédiat encourage les premiers auteurs vietnamiens à se lancer
dans une nouvelle aventure. La même année voit paraître deux pièces
mettant en scène la société contemporaine ainsi que la première troupe
théâtrale Uẩn Hoa.
B. La période d’apprentissage (1921-1930)
Ces « répétitions générales » ont permis la représentation de la pièce
La Tasse de poison au théâtre municipal de Hanoi, haut lieu de la
culture française, le 22 octobre 1921. Elle met en scène une famille dont
les membres souffrent des vices de la vie moderne ; la fin tragique est
évitée de justesse par l’arrivée miraculeuse d’un mandat postal qui
permet de régler les dettes accumulées. Vũ Đình Long (1896-1960) s’est
immédiatement imposé comme le pionnier du théâtre vietnamien. Il écrit
en 1923 une autre pièce importante, Le Tribunal de la conscience (Tòa
án lương tâm), qui raconte l’histoire d’un crime parfait : torturé par sa
conscience, l’assassin (un Chinois) tue finalement sa maîtresse (une
institutrice) avant de se suicider. Pour la première fois, le crime,
l’adultère, l’assassinat et le suicide sont représentés sur scène. Après ces
deux œuvres pionnières, Vũ Đình Long reste silencieux pendant une
vingtaine d’années (à l’exception d’une pièce mineure), avant d’écrire

18
Autour de 1913, le mandarin Hoàng Cao Khải (1850-1933) publie deux tragédies
dont L’Amitié franco-annamite (Tây Nam Đắc Bằng) racontant les relations entre les
deux pays au début du XIXe siècle et l’amitié de Mgr Pigneau de Béhaine et du roi
Gia Long (1802-1820). Nguyễn Hữu Tiến (1875-1941) écrit, vers 1916, une tragédie
racontant les amours de deux personnages historiques vivant au XVIIIe siècle.
Le théâtre vietnamien 131

en 1943 Femme nouvelle (Đàn bà mới), dédié à Nguyễn Tuân et Lan


Khai, « deux écrivains qui sont de talentueux comédiens » (Vũ Đình
Long, 2009 : 130). Après 1945, il écrit encore quelques pièces en adap-
tant des œuvres françaises. Il faut noter que cet ancien instituteur d’école
primaire fut également un journaliste et un éditeur important dans
l’histoire littéraire vietnamienne d’avant 1945. Ses premières pièces
théâtrales sont moralistes, aux péripéties parfois invraisemblables, mais
les thèmes sont tout à fait nouveaux, et les personnages, contemporains
des spectateurs, habillés simplement et sans maquillage visible.
Pour cette première période, signalons également Nguyễn Hữu Kim,
l’un des piliers de la troupe Uẩn Hoa, avec la tragédie Ami et Épouse
(Bạn và vợ), écrite et représentée en 1927. Dans l’ensemble, les auteurs
ne sont pas encore nombreux à s’intéresser au théâtre.
C’est vers la fin des années 1920 qu’apparaît un nouvel auteur. Il
s’agit de Vi Huyền Đắc (1899-1976) qui trouve dans le théâtre son
terrain de prédilection : Un couple (Uyên ương) est présenté en 1927,
Hoàng Mộng Điệp (du nom de l’héroïne) en 1928, Deux nuits de noce
(Hai tối tân hôn) en 1929, et La Chanteuse Yến (Cô đầu Yến) en 1930.
De l’avis général, ses premières pièces sont marquées par une intention
moraliste, mais ses personnages sont généralement plus modernes et
plus romantiques que ceux de Vũ Đình Long. Le passage suivant dans
Hoàng Mộng Điệp reflète les nouveaux tics langagiers des gens de la
bonne société à l’époque coloniale :
− Chouette ! Hôm qua succès quá anh à, thính giả im phăng phắc, mấy lần
vỗ tay, cái bài discours dài quá, quay đi quay lại đã đến giờ lúc nào ấy (Vũ
Ngọc Phan 1989 : 628)19.
Comme son prédécesseur, Vi Huyền Đắc était également instituteur
avant de se lancer dans la littérature et dans la critique. Il écrivit une
vingtaine de pièces de théâtre en vietnamien, une pièce en français, et
quelques-unes encore après son départ dans le Sud en 1954.
C. La période de la maturité (1930-1945)
Si Vũ Đình Long est à l’origine de la naissance du théâtre parlé viet-
namien, Vi Huyền Đắc s’est imposé comme le sommet de cette nouvelle
expression artistique avec deux pièces écrites et mises en scène en
février et octobre 1938. L’Argent (Kim Tiền) est un drame tragique qui
raconte l’histoire d’un écrivain pauvre devenu millionnaire, mais mal-
heureux jusqu’à sa mort. Le Secrétaire Cóp (Ông Ký Cóp) met en scène,
19
« – Chouette ! C’était le grand succès hier, les auditeurs écoutaient attentivement et
applaudissaient plusieurs fois, le discours était long, mais le temps passait tellement
vite ! » En italiques, les mots en français dans le texte.
132 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

sur le mode comique, la tempête qui secoue une famille confucéenne.


Après de nombreuses péripéties, le secrétaire astucieux arrive enfin à
arranger les affaires de son maître, qui aboutissent à deux mariages et un
concubinage. Dans ces deux pièces saluées quasiment unanimement20,
les personnages gagnent en épaisseur et en complexité. Vi Huyền Đắc
est considéré comme un « auteur consciencieux » qui a réussi « à acqué-
rir une parfaite maîtrise de l’art théâtral » (Durand et Nguyen Tran
Huan, 1969 : 122). Kim Tiền est sans doute la première pièce qui met en
scène publiquement la lutte des classes, à travers la figure d’ouvriers
manifestant contre leur patron.
La période 1930-1945 est, quant à elle, caractérisée par un grand
nombre d’auteurs qui traitent de sujets divers. Đoàn Phú Tứ (1910-
1989) connaît rapidement le succès « avec ses pièces courtes mais
pleines de lyrisme et d’optimisme » (Durand et Nguyen Tran Huan,
1969 : 125). Ses deux recueils Les Lettres d’amour (Những bức thư tình,
1937) et Rêves de fleurs (Mơ Hoa, 1941) regroupent ses meilleures
pièces déjà publiées dans la presse entre 1933 et 1936. Elles mettent en
scène des personnages issus de la société moderne, urbaine et franco-
phone. Plusieurs pièces ont été jouées par la troupe Tinh Hoa entre 1937
et 1938 :
On peut considérer Đoàn Phú Tứ comme l’auteur des jeunes. Presque toutes
ses pièces sont imprégnées de cet enthousiasme de la jeunesse, celle qui doit
déjà affronter les amertumes de la vie, mais sait réfléchir sur les existences
silencieuses, bruyantes et complexes. Leur originalité tient à leur légèreté et
leur élégance (Vũ Ngọc Phan, 1945 : 646).
Dans un esprit assez proche, le célèbre écrivain Khái Hưng du
groupe Tự Lực Văn Đoàn écrit également des pièces courtes souvent sur
un ton humoristique et sans intention moraliste. Les recueils Le Chant
du ruisseau (Tiếng suối reo) et Le Monde d’en bas (Tục lụy) sont pu-
bliés en 1937, ainsi que La Même Maladie (Đồng bệnh) en 1942. Cette
dernière a été mise en scène par la troupe Hà Nội en décembre 1942 au
théâtre municipal de Hanoi.
D’autres écrivains et poètes se lancent également dans l’aventure
théâtrale. Le romancier Vũ Trọng Phụng écrit Sans aucun écho (Không
một tiếng vang, 1934) et La Mort mystérieuse du gagnant du billet de
loto (Cái chết bí mật của người trúng số độc đắc, 1937). Le poète
Nguyễn Nhược Pháp fait paraître en 1936 deux pièces Un dimanche
après-midi (Một chiều chủ nhật) et L’Apprenti dessinateur (Người học

20
À l’exception de Phạm Thế Ngũ qui juge que dans Kim Tiền le changement de
comportement de l’écrivain qui a décidé de devenir riche n’est pas bien amené et que
la révolte ouvrière n’est pas crédible (Phạm Thế Ngũ, 1965 : 603-605).
Le théâtre vietnamien 133

vẽ). Vũ Trọng Can, l’un des piliers de la revue Tiểu thuyết thứ năm
(« Le Roman du jeudi »), écrit plusieurs pièces, dont Le Souci de
l’argent (Cái vạ đồng tiền), mises en scène par la troupe Bắc Kỳ Kịch
Đoàn. On adapte également des romans importants, comme Printemps
inachevé (Nửa chừng xuân) de Khái Hưng et Rupture (Đoạn tuyệt) de
Nhất Linh.
Il semble qu’au cours des années 1930, le milieu littéraire commence
à se préoccuper du développement du théâtre. En 1936, au moment où la
Nouvelle Poésie (Thơ Mới) et le roman sont déjà au sommet de la
nouvelle littérature, le grand poète Thế Lữ lance cet appel :
La littérature, la poésie, la peinture, la musique et le théâtre sont des arts
aussi nobles les uns que les autres. Pourquoi donc le théâtre souffre-t-il de
ce dédain, alors que la poésie et la littérature officient sur la marche la plus
haute ? Il nous faut de nouvelles œuvres écrites par de nouveaux auteurs qui
sont de véritables artistes (cité par Phan Trọng Thưởng, 1996 : 80).
L’apparition des pièces de théâtre en vers (kịch thơ) dans les années
1940 peut être considérée comme une réponse à cet appel. Le poète Huy
Thông s’est essayé le premier à cette expérience. Ses premières œuvres
sont sans doute trop difficiles pour être jouées ; « cependant, il semble
qu’elles ont eu une certaine influence et indiqué le chemin à suivre à
d’autres dramaturges » (Lê Thanh, 1944 : 4). Entre 1940 et 1945, un
grand nombre de pièces en vers sont publiées, dont certaines sont mises
en scène. La revue Tri Tân (« Étudier le passé pour connaître l’avenir »,
1941-1945)21 édite des pièces qui paraissent dans plusieurs numéros,
ainsi que des comptes rendus et des critiques sur le théâtre. Le dépouil-
lement de Tri Tân donne un corpus de huit pièces en vers22, dont la
moitié de la plume de Phan Khắc Khoan. Lưu Quang Thuận publie par
ailleurs plusieurs autres pièces en vers. Le poète Lưu Trọng Lư est
également présent avec une pièce écrite en 1942. Un autre poète, Vũ
Hòang Chương, écrit Vân Muội présentée en 1942 au théâtre municipal
de Hanoi, Trương Chi et Hồng Điệp en 1944, trois œuvres ayant pour
titre le nom des personnages éponymes. Le succès du théâtre en vers
semble indiquer une orientation que le théâtre vietnamien aurait pu

21
La collection complète a été rééditée sous la forme de CD-Rom par les soins de
l’École française d’Extrême-Orient à Hanoi en 2009.
22
Les pièces de Phan Khắc Khoan sont : Lý Chiêu Hòang, Trần Can et Phạm Thái, qui
tirent leur titre de leur personnage principal ; Phạm Thái, inspiré du roman Le
Chevalier du Mont Tiêu (Tiêu Sơn tráng sĩ) de Khái Hưng ; Le Roi Lê Chiêu Thống
(Vua Lê Chiêu Thống), pièce courte qui développe une partie de Phạm Thái.
Ajoutons : Ngũ Tử Tư de Xuyên Hồ, Nguyễn Hòang de Tân Phương, La Bataille où
périt Liễu Thăng (Trận giết Liễu Thăng) de Đỗ Hòang Lạc, et Femme Renarde (Yêu
Ly) de Lưu Quang Thuận.
134 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

suivre si les événements historiques n’avaient pas infléchi son cours.


Selon le critique Triều Sơn, ce théâtre poétique « a cette caractéristique
de concilier la réalité et le rêve. Il ressemble fort à l’opéra, surtout du
fait que la langue vietnamienne est une langue musicale » (cité par Dinh
Xuan Nguyen, 1961 : 145).
Les années 1940 voient également apparaître une tendance plus his-
torique. En dehors de Nguyễn Hữu Tưởng avec la pièce Vũ Như Tô, du
nom du héros, publiée dans Tri Tân, on peut citer encore d’autres au-
teurs qui trouvent l’inspiration dans l’histoire du Vietnam, dont le poète
Hòang Cầm avec La Haine au poste de frontière Nam Quan (Hận Nam
Quan) et Nguyễn Xuân Trâm avec plusieurs pièces en vers dont Le
Soulèvement des reines Trưng (Trưng Vương khởi nghĩa). Le critique Lê
Thanh exprime en 1944 l’état d’esprit de son époque en ces termes :
Aujourd’hui, la littérature, y compris la poésie, doit être une arme pour faire
revivre l’esprit de notre peuple. Je pense qu’il n’y a pas de moyen plus puis-
sant pour éduquer les masses que la représentation des pièces dans les-
quelles les beaux sentiments sont exprimés par les paroles éloquentes23.
Il est intéressant de signaler l’existence d’un théâtre vietnamien en
langue française24. Vi Huyền Đắc publie en 1938 la pièce Éternels
Regrets basée sur une histoire chinoise25. Hòang Xuân Nhị écrit en 1942
Thuy-Kiêou. Voix nouvelle sur un thème éternel de souffrance, adapta-
tion du célèbre roman en vers Kiều de Nguyễn Du, destinée à mieux
faire connaître la culture vietnamienne aux Français. Nguyễn Mạnh
Tường fait paraître en 1943 Le Voyage et le Sentiment où il met en scène
deux jeunes femmes et deux jeunes hommes sur un bateau, sorte de
voyage initiatique sur le thème de la difficile rencontre entre l’Orient et
l’Occident.

23
L’idée que le théâtre peut être une arme est mise en pratique dans d’autres
circonstances, y compris dans les prisons coloniales (Phan Trọng Thưởng, 1996). Ce
sujet qui ne contribue pas au développement du théâtre professionnel sort du cadre de
cette étude.
24
La première œuvre écrite par un Vietnamien en français semble être une comédie en
vers composée par Kỳ Đồng (1875-1929) en 1898 sous le titre Les Amours d’un
vieux peintre aux Marquises qui raconte l’histoire de Gauguin, ami de l’auteur (Phan
Kế Hoành et Huỳnh Lý, 1978 : 27). Un autre auteur francophone est le futur Ho Chi
Minh qui écrivit en 1922 une pièce satirique intitulée Le Dragon de bambou, dont le
texte ne nous est pas parvenu. Plus tard, Phạm Văn Ký (1916-1992) composa des
pièces de théâtre sans doute après 1945. Ses manuscrits et ses textes dramatiques,
écrits pour la radio et la télévision, sont conservés à la BnF, département des arts du
spectacle, à Paris.
25
Il a reçu le Grand Diplôme d’honneur de l’académie des Jeux floraux de Nice pour
cette pièce.
Le théâtre vietnamien 135

On voit ainsi que le théâtre, par les thèmes qu’il traite, peut servir
d’indicateur pour saisir les transformations sociales. Les comédies26, par
exemple, ont une fonction critique. Dans la pièce très connue Le Fran-
çais annamite (Ông Tây Annam) de Nam Xương, un intellectuel oublie
complètement la langue vietnamienne après quelques années d’études en
France et parle à son père par l’intermédiaire d’un interprète. Dans les
années 1930, le fossé qui sépare la jeune génération de l’ancienne ne
cesse de se creuser. Comme on l’a vu plus haut, les interrogations sur la
famille, la femme et l’amour sont autant de prétextes à une remise en
cause de l’ancienne structure sociale devenue anachronique. De même,
certains auteurs s’intéressent plus particulièrement à un sujet précis.
Đòan Ân et Phạm Ngọc Khôi attaquent ainsi les fonctionnaires, et Lê
Công Đắc conseille aux femmes « modernes » de s’occuper de leurs
foyers (Trần Đình Hượu et Lê Chí Dũng, 1988 : 342-343).
D. Le théâtre comme métier
La richesse de la période 1930-1945 permet au théâtre parlé
d’envisager son organisation d’une façon plus professionnelle. Il faut en
premier lieu souligner que le nouveau théâtre parlé et le théâtre tradi-
tionnel n’abordent pas le texte de la même façon. En effet, une pièce de
théâtre parlé, généralement publiée sur un support imprimé avant d’être
mise en scène, introduit la notion d’œuvre littéraire qui doit être respec-
tée « à la lettre » par le metteur en scène et les acteurs : « Les paroles et
les gestes ne sont plus laissés à leurs caprices, mais bien déterminés par
les techniques de la mise en scène » (Dinh Xuan Nguyen, 1961 : 144).
On voit ainsi apparaître la figure de l’auteur dramatique dans la société
vietnamienne.
Si le théâtre traditionnel était une activité semi-professionnelle (le
chèo était le plus souvent joué par des paysans pendant les périodes
creuses des travaux des champs, alors que le tuồng exigeait une forma-
tion minimale), le théâtre parlé semblait n’avoir aucun besoin de forma-
tion, les personnages étant vêtus en habits quotidiens et parlant comme
dans la vie de tous les jours. Les premiers acteurs étaient le plus souvent
issus du milieu littéraire et intellectuel. Dans le Malade imaginaire, le
traducteur Nguyễn Văn Vĩnh joue lui-même le rôle du médecin
Diafoirus (Lang Ế en vietnamien). Le poète Thế Lữ s’est rendu célèbre
en incarnant le rôle principal du secrétaire malicieux dans Le Secrétaire
Cóp. Dans Vân Muội, du nom de l’héroïne, l’auteur Vũ Hòang Chương
26
Le théâtre de divertissement fleurissait à cette époque : « Beaucoup de drames et de
romans ne sont que des adaptations ou des transpositions de scènes de cinéma.
L’influence cinématographique fait apparaître, sur la scène, des canons, des chars
d’assaut même » (Dinh Xuan Nguyen, 1961 : 143).
136 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

joue le personnage principal Hoàng Lang, alors que le romancier Lan


Khai tient le rôle de Vương Sinh. L’écrivain Nguyễn Tuân est d’ailleurs
salué par Vũ Đình Long en personne comme un « comédien talen-
tueux ».
Du côté des actrices, les choses étaient moins simples. Faute d’amatrices
vietnamiennes pour tenir les rôles féminins, on devait recourir aux comé-
diennes professionnelles du théâtre classique. À cette époque, les Vietna-
miennes ne voulaient pas se mêler aux hommes, de peur de passer pour des
filles aux mœurs légères, et de surcroît, elles avaient peur de commettre des
maladresses par timidité. Il fallut attendre les années 1930 pour que cette
question fût résolue avec l’arrivée de la nouvelle vague de gái tân thời
(« femmes modernes ») qui, pour revendiquer l’égalité des droits et pour
mieux s’affirmer sur la scène sociale et culturelle, surmontèrent ces diffi-
cultés. Les premières actrices du théâtre se recrutèrent dans le milieu estu-
diantin (Nguyen Van Ky, 1995 : 173).
Thế Lữ (1907-1989) est sans doute la personne qui a le plus contri-
bué au développement du théâtre parlé vietnamien dans les années 1930-
1945. En 1935, il crée la troupe portant son nom Nhóm kịch Thế Lữ qui
joue essentiellement les pièces de Vi Huyền Đắc. En 1936 est née la
troupe Tinh Hoa que Thế Lữ veut rendre professionnelle. Le poète
assure alors le rôle de metteur en scène et conseille aux comédiens
d’observer avec minutie la vie réelle afin de pouvoir transposer leurs
personnages sur scène.
Song Kim (1913-2008), figure emblématique de la scène théâtrale
vietnamienne pendant un demi-siècle avec une trentaine de rôles, a
débuté dans la troupe de Thế Lữ. De son vrai nom Phạm Thị Nghĩa, elle
est issue d’une famille de mandarins et a fait ses études dans une école
de filles. À vingt ans, elle devient institutrice dans une école privée.
Toute petite, elle est déjà attirée par le théâtre et se cache pour aller voir
les spectacles. Adulte, elle se rapproche du milieu théâtral en vendant
des billets pour des soirées caritatives. Elle obtient son premier rôle dans
Femme sans mari (Gái không chồng) de Đoàn Phú Tứ, mis en scène par
Thế Lữ en 1938, l’année de son mariage avec ce dernier. Ses rôles sont
complexes et supposent un véritable travail d’observation et d’enquête.
Elle réussit notamment la performance de jouer deux rôles complète-
ment opposés dans deux pièces représentées l’une à la suite de l’autre :
celui d’une jeune danseuse hanoïenne et celui d’une vieille nourrice
parlant avec un accent provincial prononcé.
Il faut avoir à l’esprit que le public « n’était pas encore familiarisé
avec ce mode d’expression. Les spectateurs non initiés réclamaient des
chants à la place des tirades jugées lassantes » (Phan Kế Hoành et
Huỳnh Lý, 1978 : 45) : « c’est pourquoi parfois on intégrait artificielle-
ment des bouffons pour retenir le public jusqu’à la fin du spectacle »
Le théâtre vietnamien 137

(Nguyen Van Ky, 1995 : 173). Au début du roman Partir (Thoát ly),
Khái Hưng met en scène une jeune fille qui revient à Hanoi cinq ans
après avoir quitté l’école et découvre le théâtre : « Ce qui l’étonne le
plus, c’est que les rôles sont trop osés. Les comédiens se parlent et se
câlinent comme s’ils étaient tous seuls » (Khái Hưng, 1967 : 19).
Les débuts du théâtre parlé supposent donc une formation des comé-
diens et une éducation du public. Son succès grandissant montre qu’il
répond aux besoins du public avide de nouvelles pièces traitant des
sujets de la vie moderne. Le théâtre a en effet une grande capacité à
saisir les réalités de la société coloniale dont les mutations sont rapides,
tout en répondant aux besoins de divertissement d’un public citadin
imprégné de culture occidentale. On peut cependant noter un certain
point commun entre l’aspect moralisant du théâtre classique occidental
et les valeurs traditionnelles véhiculées par le tuồng et le chèo, ce qui
contribue sans doute à la réussite du théâtre de type occidental dans la
société vietnamienne :
Ainsi le théâtre parlé occidental, en s’intégrant dans la littérature vietna-
mienne, s’est transformé au contact de la tradition théâtrale vietnamienne,
de la culture et des expériences artistiques des auteurs, ainsi que des habi-
tudes et des pratiques de loisir culturel de la population (Trần Đình Hượu et
Lê Chí Dũng, 1988 : 348).
En résumé, on peut dire qu’en moins de trente ans, le théâtre vietna-
mien parcourt le chemin de l’évolution que le théâtre français a mis plus
de trois siècles à réaliser.

En guise de conclusion
Dans la première moitié du XXe siècle, le contact avec le théâtre oc-
cidental a provoqué des changements profonds dans le paysage théâtral
du Vietnam. Les formes traditionnelles du tuồng et du chèo ont tenté des
expériences pour s’adapter à l’évolution de la société et du public, mais
ont dû revenir au répertoire classique. La création du cải lương sur la
base des chants et des danses du Sud est, en revanche, une réussite ; le
cải lương est devenu un genre indépendant dès les années 1920 et a
conquis un large public. Le théâtre parlé (kịch nói) s’impose progressi-
vement et gagne sa place parmi les genres littéraires dans les années
1930-1940. Son introduction réussie se situe dans une relation de
complémentarité avec les formes théâtrales traditionnelles, à la diffé-
rence de la Nouvelle Poésie qui avait besoin de faire table rase du passé.
Dans le Vietnam contemporain, le théâtre parlé vit actuellement une
période de tous les possibles. Après une renaissance dans les années
1980 avec l’œuvre de Lưu Quang Vũ (1948-1988) disparu prématuré-
ment, on peut espérer aujourd’hui voir paraître de nouvelles œuvres et
138 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

de nouvelles mises en scène. La pièce Mille ans d’amour (Ngàn năm


tình sử) de l’écrivain reconnu Nguyễn Quang Lập, mise en scène en
2009, a remporté un vif succès auprès du public [figure 38].
En ce qui concerne le théâtre traditionnel qui n’a plus la faveur du
public, la reconnaissance vient de l’étranger : tournées internationales
avec des pièces du répertoire classique (par exemple, le chèo à Paris en
2006) ou réécritures et mises en scène d’œuvres classiques occidentales
(par exemple, le théâtre Monte-Charge jumelé avec le théâtre national
tuồng du Vietnam). La pièce Lộ Địch, adaptation du Cid, est remise en
scène et présentée à Munich en 2002 par le musicologue Trần Văn Khê.
Dans le paysage théâtral contemporain vietnamien, on observe ainsi
l’apparition de formes nouvelles tant sur le plan de l’écriture que de la
mise en scène. Les programmes d’actions communautaires de certaines
ONG remettent au goût du jour le théâtre comme moyen d’éducation et
de sensibilisation aux problèmes actuels. Ce « théâtre action », dont les
racines plongent dans l’histoire du Vietnam, peut avoir une influence sur
le genre dramatique en général. Dans ce contexte de recomposition
théâtrale, les œuvres des débuts du théâtre parlé ont peut-être au-
jourd’hui quelque chose de plus qu’une simple valeur historique. Une
place dans le théâtre contemporain à regagner…

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Jeu théâtral et acte rituel
chez les Néwar du Népal
Une introduction au théâtre néwar

Gérard TOFFIN

Centre national de la recherche scientifique

Situé au carrefour des mondes culturels indien et tibétain, le Népal


contemporain présente une grande diversité en matière d’expressions
théâtrales (népali : nâtak ou nâc)1. On peut distinguer trois ensembles
relativement bien caractérisés :
1°) Le théâtre tibétain, principalement de type cham (danses reli-
gieuses masquées), est donné dans les cours de certains monastères, tant
dans la vallée de Katmandou que dans les zones d’influence tibétaine du
nord du pays, tel le pays Sherpa.
2°) Le théâtre néwar de la vallée de Katmandou et de ses environs,
d’une grande richesse et encore peu étudié, porte, lui, la marque domi-
nante de l’Inde, même s’il possède des caractéristiques propres.
Quelques œuvres correspondent à des pièces anciennes (XVe-
e
XVIII siècles) dont on possède des livrets composés en sanskrit, en
maithili ou en néwari, parfois dans ces trois langues mélangées.
3°) Le théâtre des castes indo-népalaises et des groupes tribaux,
janajâti, des collines et des plaines du sud (Téraï) couvre plusieurs
genres dramatiques, quelquefois de simples danses, mis en scène à
l’occasion des fêtes religieuses. Mentionnons le Barka Nâc (litt. la
« Grande Danse ») des Tharu du Téraï, qui doit beaucoup au récit indien
du Mahâbhârata, et le Dashâvatâr Bâlan Loknâtak, d’inspiration vish-
nouïte, des castes Bahun-Chetri du district de Palpâ.

1
En népali, nâtak désigne plus spécifiquement le théâtre (dialogué). Cependant, le mot
népali nâc (« danse »), s’applique également à de nombreuses performances dans
lesquelles l’élément théâtral domine. Voir la note 5 pour d’autres précisions
terminologiques.
142 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

À ces théâtres dits traditionnels – qui ont évolué dans le temps – on


doit opposer des formes dramatiques plus récentes, nées du contact avec
l’Occident. Le Népal a ainsi connu, à la fin du XIXe et au début du
e
XX siècle, une période de théâtre dit parsi, très influent à la même
époque en Inde, surtout dans les grandes villes coloniales. Ce genre,
réservé à une élite politique et intellectuelle, a été vite relayé par un art
dramatique en langue népali, à vocation souvent sociale, caractérisé par
des thèmes réalistes. Quant au théâtre moderne et contemporain népa-
lais, il associe recherche originale basée sur des motifs culturels propres
au pays et théâtre de rue (sadak nâtak) à vocation politique ou militante.
Il reste dominé au plan scénique par l’influence de l’Occident. La
plupart des pièces sont écrites en népali, mais un certain nombre sont
également composées en néwari (Nepâ Bhâshâ) et en maithili.
On s’attachera ici au théâtre néwar dit traditionnel sur lequel nous
avons mené plusieurs enquêtes ethnographiques au cours des dernières
années2. Cinq genres différents au moins méritent d’être distingués :
1°) Une forme purement rituelle, sacrée, représentée lors des fêtes du
calendrier religieux lunaire. On appelle ces performances théâtrales
dyah pyâkhã (de dyah, « dieu » et pyâkhã, « spectacle ») en néwari et
shâstrik nâc (« danses religieuses ») en népali. Elles sont le plus souvent
masquées (néw. khvâhpâh pyâkhã) et mettent en scène des groupes de
divinités. Les dialogues (nép. sambâd) sont rares.
2°) Un théâtre hybride, mi-religieux, mi-séculier comprenant des
scènes rituelles avec des interprètes incarnant des dieux, mais aussi des
intermèdes comiques et parfois une histoire dialoguée se déroulant dans
un cadre royal. Les masques coexistent avec des visages grimés et
peints. Ces performances mêlées sont très présentes à la périphérie de la
vallée de Katmandou, notamment en milieu Balâmi (caste d’anciens
bûcherons) ou dans un village comme Pyangaon. Le théâtre Kârtik
pyâkhã de la ville de Lalitpur relève aussi de ce type.
3°) Une forme principalement laïque et comique, donnée de quartier
en quartier principalement par la caste des paysans/agriculteurs néwar

2
Les Néwar (Nevâh) constituent une minorité ethnique d’environ 1,6 million de
personnes au Népal (5, 2 % de la population du pays), principalement concentrées
dans la vallée de Katmandou. C’est l’une des ethnies les plus brillantes du Népal en
matière littéraire et artistique. Les Néwar pratiquent l’hindouisme ainsi que le
bouddhisme Mahâyana et Theravâda. Ils se considèrent aujourd’hui comme la
population autochtone, âdivâsî, de la vallée de Katmandou. Leur langue, le néwari
(ci-après néw.) ou Nepâ Bhâshâ, appartient au groupe tibéto-birman, mais est
fortement influencé par le sanskrit et les langues indiennes plus récentes. Dans le
texte, l’abréviation (nép.) désigne le népali. Je tiens à remercier Shova et Raju
Shakya (Lalitpur) pour l’aide qu’ils m’ont apportée durant l’enquête de terrain.
Jeu théâtral et acte rituel chez les Néwar du Népal 143

Jyâpu, d’où le nom de jyâpu pyâkhã qu’on leur donne parfois.


Fortement concurrencé par la télévision, ce théâtre est aujourd’hui en
voie de disparition. Il mettait en scène des histoires d’amour ou de
mœurs et a pu prendre durant la période Rana (1846-1951) un sens
contestataire (Vajracarya, 2008 : 73-81). Il était essentiellement dialogué
(khãlâ pyâkhã) et ne comportait généralement pas de masques3.
4°) Des mascarades et travestissements, khyâlah, donnés principale-
ment en saison des pluies, surtout au mois d’août, moment propice à la
licence, à la fête et au déguisement. Les visages sont alors parfois
couverts de masques en tissu (New. kâpah khwâhpâh) [figure 39]4. Il
faut leur rattacher toute une série de petits spectacles ou saynètes,
appelés aujourd’hui lok nâc en népali, qui impliquent des déguisements
et des grimages, tels ces enfants déguisés en vache (sâ pyâkhã) lors de la
fête des morts Sâ Pâru, au mois d’août. La satire politique (appelée
pareillement khyâla), très prisée en milieu néwar, appartient aussi à ce
groupe.
5°) Mentionnons enfin les danses de démons lâkhay (lâkhay pyâkhã)
qui se déroulent dans toute la vallée de Katmandou pendant la saison
des pluies, entre la fête Sâ Pâru (Gâi Jâtrâ) et l’Indra Jâtrâ, la fête
d’Indra. Elles mettent en jeu un personnage démoniaque masqué, à large
crinière et aux yeux bigles, parfois accompagné d’un enfant, lui aussi
masqué, qui excite le lâkhay ou quémande de l’argent aux spectateurs.
Des points de contact existent entre ces nombreuses traditions théâ-
trales. Il y a parfois même interpénétration et combinaison d’éléments
différents (mascarades et danses de lâkhay par exemple). Le mot néwari
pyâkhã, qui désigne un large spectre de spectacles, y compris le cinéma,
et confond sous le même terme danse et théâtre, s’applique aux cinq
catégories. Toutes ces performances se déroulent par ailleurs en plein
air, au cœur des localités urbaines ou rurales. Les deux premiers théâtres
sont représentés sur des estrades légèrement surélevées, en pierre et en
brique, appelées dabû (nép. dabulî), que l’on trouve devant les temples,
les palais et à certains carrefours. Les autres sont donnés dans la rue,
parfois sur des estrades en bois démontables, khah, d’où leur nom de
khah pyâkhã. Les danses de lâkhay et les saynètes en forme de masca-
rades se produisent souvent le long de voies de passage et de venelles,
les acteurs et la troupe se déplaçant d’un endroit à un autre (lẽ lẽ
pyâkhã), comme dans un théâtre de rue. Le mot néwari lã pyâkhã dé-

3
Dans certains cas, ce théâtre avait un fonds religieux. On m’a cité des cas de jyâpu
pyâkhã basés sur des Jâtaka, histoires bouddhistes relatant les vies antérieures du
Bouddha.
4
On se reportera au cahier d’illustrations central inséré dans cet ouvrage.
144 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

signe tout particulièrement les performances qui sont données en mar-


chant, les acteurs/danseurs étant disposés en file indienne ; elles pré-
cèdent généralement une représentation qui se tient dans un lieu fixe.
Nous traiterons ici principalement des deux premières catégories.

I. L’espace géographique,
social et religieux de la performance
Le théâtre est une expression majeure de la culture néwar dans la
vallée de Katmandou. Aujourd’hui, toutes les villes historiques, à
commencer par Lalitpur (Yela en néwari), Bhaktapur (Khwapa) et
Katmandou (Yem), mais aussi Kirtipur (Kipû), Banepâ (Bhvãta),
Panautî (Panti), Pharping (Phãpi), Sânkhu (Sakva), ont leurs troupes de
danseurs et un répertoire spécifique. Peu de villages néwar en sont
dépourvus. Parmi les ensembles théâtraux villageois les plus importants
et les plus connus, citons Harasiddhi (Jala en néwari), Theco (Thecva),
Khokanâ (Khvaknâ), Bode (Bvade), Halcok, autrefois Pyângâon
(Svãgu). Les localités néwar des confins et des environs de la vallée de
Katmandou sont aussi connues pour leur théâtre, principalement reli-
gieux : Citlâng (Cilã), Dolakhâ (Dvâlkhâ), Makwânpur et même
Pokharâ. Une centaine de troupes est encore en activité aujourd’hui dans
un périmètre restreint (la vallée de Katmandou ne couvre que 550 km2).
Musique et théâtre dansé jouent de toute évidence un rôle central dans la
vieille civilisation de la vallée de Katmandou (Toffin, 1998, 2010). La
présence de très nombreuses estrades (dabû), spécifiquement réservées à
ces expressions théâtrales, dans les agglomérations néwar rurales et
urbaines, en témoigne.
Dans la plupart de ces localités, la troupe est attachée à un temple
spécifique dédié au culte d’un dieu ou d’une déesse. Les masques, les
costumes et les instruments de musique sont alors généralement conser-
vés dans le temple même de la divinité et les représentations étroitement
associées au cycle annuel des cérémonies célébrées en son honneur. La
troupe d’Harasiddhi (ou Harisiddhi) est ainsi liée au culte de la déesse
Harasiddhi Bhavanî (Jaladyah) dont le temple se dresse au milieu du
village, celle de Theco à celle des Nava Durgâ, celle des Putuvâr
d’Halcok à celle d’Halcok Bhairava (Savâhdyah), celle des Balâmi de
Pharping à la déesse Mahâlakshmî, etc. Les moments choisis pour la
représentation correspondent généralement aux fêtes de localité, cen-
trées sur la divinité protectrice de la localité. Dans certains cas cepen-
dant, la compagnie ne possède pas de lien exclusif avec un temple : ainsi
le kâttî pyâkhã de Lalitpur, le kum pyâkhã de Pyângâon, ainsi que la
plupart des troupes de la ville de Bhaktapur, à l’exclusion de celle des
Nava Durgâ. Ce second ensemble de théâtre se donne lui aussi au mo-
ment des fêtes ou lors de certaines dates importantes du calendrier
Jeu théâtral et acte rituel chez les Néwar du Népal 145

religieux. Les premières troupes tendent à être unicastes, les secondes


multicastes, encore qu’ici et là des contre-exemples infirment cette
répartition.
Les troupes sont presque toutes basées sur un type d’association so-
cioreligieuse appelée guthi en néwari (du sanskrit gosthi, « associa-
tion »), dont il existe des variétés différentes. Les membres du groupe
(une quarantaine de personnes environ) forment alors un cercle fermé.
L’admission se fait selon des règles très strictes, en principe de type
héréditaire, de père en fils aîné de préférence, ou de grand-père à petit-
fils ou encore, beaucoup plus rarement, d’oncle maternel à neveu utérin
en cas d’absence de descendance masculine. La personne appartient à ce
groupe jusqu’à sa mort. Les tâches sont réparties entre les membres
selon des usages ancestraux, strictement définis ; les chefs de
l’association s’emploient à en faire respecter l’application. Le nombre
de guthiyâr (membre du groupe) est fixe ; la répartition entre acteurs,
chanteurs et musiciens aussi. Ces troupes de théâtre sont par ailleurs
chargées d’assurer le culte de la divinité à laquelle elles sont attachées.
Elles jouent un rôle considérable dans la vie socioreligieuse de la loca-
lité : à Harasiddhi, à Khokanâ, elles sont au cœur des relations sociales
du village. Certaines compagnies dérogent à cette règle et sont organi-
sées sur la base d’un comité, samiti (troupe du kâttî pyâkhã de Lalitpur
par exemple). Elles sont d’une gestion moins stricte que les premières et
se montrent plus souples en matière de recrutement.

II. Du local au pays néwar, la circulation des troupes


Ce théâtre conserve des aspects très locaux. Il reste attaché dans la
majorité des cas au village ou au quartier urbain dont il dépend et ne se
donne qu’une ou deux fois par an selon un calendrier précis. Certaines
troupes sortent cependant de leur village ou de leur ville pour se pro-
duire dans la localité voisine ou les environs. Celle de Theco se déplace
à Lalitpur à l’occasion de la fête hindoue du Dasain, celle d’Halcok se
rend à Katmandou au moment de l’Indra Jâtrâ, celle des Nava Durgâ de
Bhaktapur se produit dans différentes agglomérations des environs à
l’invitation de particuliers qui souhaitent lui offrir un sacrifice de cinq
types d’animaux différents (pañca bali). À quelques exceptions près, ces
déplacements se font eux aussi à dates fixes, en saison sèche et hiver-
nale.
En plus de ce calendrier annuel, certaines troupes suivent un cycle
duodécimal et se produisent avec un éclat tout particulier (inclusion de
nouveaux personnages par exemple) tous les douze ans. La troupe des
danseurs d’Harasiddhi visite à cette occasion un grand nombre d’agglo-
mérations néwar, en commençant (en théorie) par Deopâtan, à côté du
grand temple shivaïte de Pashupatinâth. Elle se produit parfois jusqu’à
146 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Panautî ou même Dolakhâ. De la même manière, la troupe Gathu (caste


de jardiniers) de Kirtipur ainsi que la compagnie (d’agriculteurs Jyâpu)
en charge de la danse de Rudrâyanî (sikâlî pyâkhã) de Khokanâ
organisent des représentations dans les villages voisins lors de leur fête
duodécimale respective. Ces déplacements, accompagnés à chaque fois
des mêmes scènes, créent un sentiment d’unité à tout le pays néwar,
propre à façonner un sentiment d’appartenance commun. Certaines
troupes ne se produisent qu’une fois tous les douze ans (nép.
bâhrabarsa nâc). Ce cycle duodécimal va souvent de pair avec une
revitalisation générale des forces divines incarnées (néw. siddhi
danegu) ; les anciens masques sont alors détruits et remplacés par de
nouveaux. Les troupes de Nava Durgâ, dont les puissances divines
viennent, dit-on, originellement de la forêt, et celles de déesses
particulièrement dangereuses (nardevî pyâkhã de Katmandou par
exemple) procéderaient, est-il dit, à ce moment-là, à des sacrifices
humains, narabali (ou manu bhvahg). La troupe d’Harasiddhi est elle
aussi créditée de tels sacrifices, mais ses membres s’en défendent avec
véhémence.

III. Fonction royale et théâtre


Ces pièces de théâtre dansé remontent le plus souvent à la période
Malla (XIIIe-XVIIIe siècles) correspondant à l’apogée de la culture néwar.
Divisée en deux ou trois royaumes, la vallée de Katmandou était à
l’époque gouvernée par des rois Néwar revendiquant l’épithète Malla.
Ces souverains rivalisaient entre eux dans le faste apporté aux fêtes et
aux performances théâtrales. Chaque palais royal comportait une cour
appelée Nâsal Chowk dans laquelle des représentations théâtrales,
inspirées du théâtre sanskrit classique indien, étaient données à
l’intention de la cour ou des invités des cours voisines. Patronnées par
les rois, les performances théâtrales étaient jouées à l’occasion des
mariages, des initiations de la famille royale et de l’inauguration de
divers bâtiments religieux, monastères, mais aussi routes ou fontaines.
Les monarques composaient eux-mêmes des pièces, divisées en actes
(anka) et en scènes (drishya), et jouaient éventuellement certains rôles.
Le théâtre balâmi, qui date de cette période dite « médiévale »,
comprend encore aujourd’hui de nombreuses scènes royales centrées sur
une troupe attachée à un palais, râjâ gana, avec un roi particulier, bien
identifié, un prince, une princesse, des ministres et des gardes [fi-
gure 40]. De toutes les expressions théâtrales contemporaines, c’est
indiscutablement celle qui présente le plus de points communs avec les
pyâkhã de l’époque Malla (prâcîn pyâkhã, le « théâtre ancien »).
Les chroniques locales, vamshâvalî, rapportent les circonstances
dans lesquelles sont nées les plus connues de ces troupes de théâtre et la
Jeu théâtral et acte rituel chez les Néwar du Népal 147

pièce dont elles se sont fait la spécialité. L’origine revient toujours à une
décision royale. Il s’agit soit d’enrayer une épidémie, soit de mettre fin à
une disette, à une sécheresse, ou de faire face à quelque situation dange-
reuse. La devî pyâkhã de Panauti aurait ainsi été établie pour apaiser une
démone cannibale, et la pièce kâttî pyâkhã de Lalitpur aurait été fondée
comme substitut à un sacrifice humain que le souverain se répugnait à
effectuer pour apaiser une divinité (Toffin, 2008). Les troupes de Nava
Durgâ ont, pour leur part, un lien direct avec les bonnes récoltes. Au-
trement dit, les raisons religieuses priment. À l’instar des fêtes et des
célébrations religieuses, les performances théâtrales visent principale-
ment à pacifier les dieux et assurer la prospérité du royaume. Certains
commentaires locaux évoquent aussi le souci d’instruire les gens du
peuple dans les choses de la religion, en exposant à tous la vie des
dieux.
La plupart de ces troupes avaient un lien direct ou indirect avec le
palais royal. L’importance de la royauté continue de se faire sentir de
nos jours, même si la monarchie népalaise a été abolie en 2008 et rem-
placée par une république démocratique et fédérale. Lors de la fête de
l’Indra Jâtrâ, dont j’ai montré ailleurs (Toffin, 2010) les liens avec le
vieux mythe d’origine du théâtre du traité Nâtyashâstra du théâtre et de
la danse de l’Inde ancienne, les principales troupes de théâtre doivent se
produire devant l’ancien palais royal, au centre de la vieille ville, avant
de présenter des spectacles ailleurs. Comme les autres grandes compa-
gnies de théâtre traditionnel, elles reçoivent, ou recevaient, jusqu’il y a
peu, des subsides officiels pour leur représentation. Le roi, responsable
de la prospérité de ses sujets, ne pouvait laisser aucune troupe sans
moyen d’exercer les fonctions religieuses qui lui étaient attribuées. En
revanche, de nombreuses petites troupes des confins de la vallée de
Katmandou ne semblent pas avoir bénéficié de tels avantages, ou en des
temps si anciens que la mémoire s’en est estompée.

IV. La performance
Généralement, ces pièces de théâtre n’ont rien de profane. Ce sont
des cérémonies religieuses mettant en jeu des dieux vivants. Les
spectateurs font des offrandes aux interprètes. Ils s’inclinent devant eux,
portant ensuite leur main à leur front. Ils tirent des mérites de ces gestes
et peuvent même en espérer une descendance masculine en cas de
stérilité ou la guérison d’une maladie. Les performances (néw. pyâkhã
hulegu) combinent danse, musique, parfois chant, et théâtre proprement
dit, c’est-à-dire une action dramatique guidée par la narration d’une
histoire. Comme dans la plupart des théâtres d’Asie, il est parfois
148 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

difficile de dissocier ces différents éléments5. La chorégraphie prime sur


les dialogues, parfois réduits à peu de chose ou totalement inexistants.
La performance domine donc très largement sur le texte. Des chanteurs,
mehâlepim, accompagnent les acteurs lors de certaines scènes. Ces
chants, associant louange et narration, tiennent lieu de récit. Dans cer-
tains cas (jala pyâkhã), les danseurs masqués prononcent des mots
incompréhensibles du public. On dit qu’ils s’expriment dans « la langue
des dieux » (néw. dyah bhây). On peut émettre l’hypothèse que, çà et là,
les dialogues ont été perdus au cours des siècles et que seule la danse a
été préservée. Cela semble être le cas, entre autres, du kârtik pyâkhã de
Lalitpur et, peut-être, du jala pyâkhã d’Harasiddhi. Les pièces du théâtre
Balâmi ont, elles, préservé leurs dialogues et comportent une intrigue
narrative à caractère très littéraire. Les éléments religieux restent cepen-
dant présents dans tous les cas de figure.
La scène carrée dabû est d’abord consacrée, puis les maîtres de mu-
sique et de danse offrent une lampe allumée, ârtî, aux divinités, tandis
que les instrumentistes jouent un air d’invocation spécial appelé dyah
lhâygu (néw.), principalement à l’intention du dieu de la musique et de
la danse Nâsahdyah (voir infra). Musiciens et chanteurs se tiennent assis
par terre sur des nattes étendues sur un des côtés. L’espace est codifié.
Les acteurs entrent et sortent de la scène selon des points précis. Il
n’existe pas de rideau à proprement parler. Cependant, certaines troupes
déploient entre les actes une toile (dhakim) sur laquelle trois ou cinq
divinités, dont Nâsahdyah, sont peintes (Nriteshvar dhakim)6. Générale-
ment, cette pièce de tissu est portée par un homme sur son dos [fi-
gure 41]. Les ensembles théâtraux les plus sacrés, ceux liés aux Ashta
Mâtrikâ et aux Nava Durgâ par exemple, disposent sur un des côtés de
la scène une divinité, appelée mû dyah, « la divinité principale » (de la
troupe), qui préside en quelque sorte la représentation et reçoit des
offrandes lors des pauses [figure 42]. Il s’agit le plus souvent d’une
plaque de métal en repoussé ou d’une couronne métallique (Néw.
kikampâ), attaché à un vase rituel, et non d’une statue à proprement
parler. Parmi les Nava Durgâ de Bhakatapur, ce dieu est appelé
Siphadyah. Un dais multicolore, ilâm (néw.), est fixé au-dessus de
l’espace de danse.

5
En népali toutefois, le mot nritya s’applique plus particulièrement à la danse et nâtak
au théâtre dramatique. Ces deux mots, dérivés du sanskrit, sont aussi employés en
néwari. Dans cette dernière langue, le syntagme pyâkhã luigu (danser) s’oppose à
pyâkhã mhitegu, jouer un drame ou la comédie.
6
La toile peinte faisant office de rideau est aussi appelée en néwari gãchi (Harasiddhi),
ou gâchigâ (Pharping).
Jeu théâtral et acte rituel chez les Néwar du Népal 149

Les spectateurs (néw. svakumi) sont toujours nombreux, sauf si la


pièce est donnée tard dans la nuit. Ils se tiennent debout ou assis à même
des nattes posées sur le sol autour de la scène. Dans l’ancien temps, il
était coutume de manger des cacahuètes tout au long de la représenta-
tion. Certaines personnes se postent aux terrasses et aux fenêtres des
habitations voisines pour assister au spectacle. Il y a interaction entre
acteurs et audience, ne serait-ce que lors des pauses (nép. bishrâm),
entre les scènes, lorsque se forment de longues files de femmes pour
venir déposer des offrandes et vénérer les divinités représentées7.
Contrairement à ce qui a pu être écrit ici et là (Kropf, 2003), dévotion et
divertissement ne sont pas réellement séparés. Pour qu’une pièce soit
réussie, et donc plaise aux dieux, il faut qu’elle ravisse les spectateurs
par sa beauté, ses couleurs, ses mouvements. L’esthétique et la poétique
de l’acte théâtral restent englobés dans l’événement religieux, mais sont
reconnues en tant que telles.
Ce théâtre ne dispose d’aucun livret (à l’exception des pièces dialo-
guées, en hindi, en maithili et en néwari, de type royal, jouées par les
anciens bûcherons Balâmi). Bien qu’un fil conducteur central appa-
raisse, les scènes (néw. lu) se succèdent sans lien réellement apparent et
sans structure narrative forte. Elles sont appelées du nom de la divinité
ou de la figure principale qui apparaît, et elles se distinguent par l’entrée
(prabesh) et le jeu de cette personne. Les épisodes sont pourtant tou-
jours donnés dans le même ordre, sous peine de mécontenter les dieux.
Le développement narratif est lent, les répétitions nombreuses. La pièce
est du reste fréquemment donnée deux fois de suite, à quelques jours
d’intervalle. Certains spectacles durent toute la nuit (ou toute la jour-
née). Ils se concluent par une offrande de lampe, ârtî, à Nriteshvar
(Shiva dansant) et à l’ensemble des dieux. Les hymnes religieux qui
accompagnent la production théâtrale peuvent, dans certains cas, être
imprimés et vendus dans des échoppes. Des programmes, kâryakram,
sont parfois eux aussi imprimés et apposés à proximité. Chaque pièce
est connue soit par le nom de la localité où la performance se déroule
(jala pyâkhã pour Harasiddhi), soit par sa divinité principale
(savâhbhaku pyâkhã pour Halcok), soit par le nom du mois où elle est
donnée (kâttî pyâkhã), ou de quelque autre manière (gã pyâkhã, de
gana : troupe de dieux, kum pyâkhã, de kum : coin). Les pièces balâmi
narrant tel ou tel épisode royal ont pour titre le nom du roi ou de la reine
autour duquel ou de laquelle l’histoire est construite.

7
Ces femmes sont appelées vratali (nép.), « les personnes ayant fait un vœu ». Pour
accomplir ce vœu, elles viennent faire des offrandes aux acteurs et à la divinité
principale de la troupe. Dans certaines localités, chaque maison doit faire des
offrandes à cette occasion.
150 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

V. Chorégraphie et musique
La chorégraphie s’inscrit dans l’espace de forme carrée (moins de
80 m2) que constitue l’estrade. Les danseurs/acteurs se déplacent selon
six directions principales : carrée (carkune), triangulaire (tinkune),
rectiligne (rekha), diagonale (carke), circulaire (golo) et enfin verticale
(upharne) lorsque l’interprète saute le plus haut qu’il peut. La scène est
organisée plus particulièrement sur la base d’un triangle virtuel dont la
pointe serait dirigée vers l’orchestre, généralement placé au sud. Les
acteurs empruntent le côté situé à droite de l’orchestre (lom), ils évo-
luent ensuite le long du chemin (mârga) placé au nord, du coin droit
(prakonâ) au coin gauche (duikonâ), puis ils reviennent sur leurs pas par
l’autre côté du triangle (pralom), situé à gauche des musiciens. Ils se
déplacent selon ces lignes invisibles et les coins de l’espace scénique.
Les gestes et les mouvements de danse sont répétés de chaque côté de la
scène de manière à ce que tous les spectateurs puissent les apprécier. Le
rideau est placé sur le côté opposé à celui où se tient l’orchestre. Pour
les maîtres de danse, pyâkhã guru, la scène symbolise l’univers et
incarne les forces cosmiques. Certains y voient deux triangles emboîtés
l’un dans l’autre, une figure symbolique majeure du tantrisme hindou
(Malla, 1982). La chorégraphie repose sur un certain nombre de pas,
palâh en néwari, dont il existe un répertoire limité. Le pas de
l’hirondelle, cakhumcâ palâh, qui imite le battement des ailes de
l’oiseau, est un des plus remarquables, de même que le lyâsi câka, un
mouvement circulaire autour d’un point central. On oppose le style
tândava, violent, attribué aux divinités et aux héros masculins, à celui
appelé lâsya incarnant la grâce féminine, réservé, lui, aux déesses. Les
interprètes dansent seuls, en duo, deux par deux, ou en groupe (jusqu’à
13 ou 14 personnes).
Tout en dansant, les acteurs font des gestes avec leurs mains, mudrâ,
accordés à la divinité incarnée et à l’action représentée. Ces positions
des mains et des doigts se retrouvent dans la statutaire et la peinture
religieuse hindoue et bouddhiste. Leur sens reste indéchiffrable aux
spectateurs locaux. Dès qu’un combat oppose dieux et démons, la
gestuelle s’accompagne de mouvements guerriers. Pour dramatiser
l’action, les danseurs utilisent alors des accessoires martiaux : coutelas,
épées, boucliers de petite taille. Cette chorégraphie laisse peu de place à
l’improvisation. Le maître de danse et de théâtre, pyâkhã guru, placé à
la tête de chaque troupe, a pour fonction principale de former les ac-
teurs, de distribuer les rôles et de se conformer en toutes choses à la
tradition. Il imprime le rythme avec des petites cymbales appelées tâh en
néwari. C’est l’héritier du nâtacârya de l’Inde classique.
Les interprètes sont vêtus de jupe, jâmâ, blanche ou d’une couleur
associée à la divinité représentée. Leurs blouses sont le plus souvent en
Jeu théâtral et acte rituel chez les Néwar du Népal 151

soie brillante ou en brocart et ils portent autour de la poitrine de mas-


sives chaînes en argent. La taille est parfois ornée d’un tablier cousu de
pièces d’argent (jabi) et/ou de cloches. Ils ont les doigts ornés de bagues
en argent, souvent aplaties (jusqu’à trois par main), et les bras décorés
de pièces de tissu colorées. Ils vont pieds nus et ont parfois des grelots
attachés aux chevilles ou à mi-jambes. Lors des représentations théâ-
trales des déesses Nava Durgâ et Ashta Mâtrikâ, les dieux masqués
doivent boire sur la scène une bière épaisse de couleur foncée à certains
moments de la représentation. Ils se passent alors une coupe pâtra
(appelée aussi pâtah khvâla), métallique ou en os, en forme de demi-
calotte crânienne. Cet accessoire, qui évoque l’ancienne secte shivaïte
des Kâpâlî, les porteurs de crâne, voués à Bhairava, s’apparente à divers
rituels de la tradition tantrique indienne (et tibétaine). La bière figure ici
la liqueur d’ambroisie, la boisson des dieux. Ce rituel est appelé en
néwari pâtah kâygu. Dans les intrigues royales du théâtre balâmi, les
interprètes portent des costumes de cour.
La musique guide la représentation et les acteurs. Les instruments
comprennent divers tambours (khim), dont l’un porte des cornes de
bélier représentant le dieu Brhingi sur la caisse (néw. dyah khim ou
damah khim), des cymbales de diverses tailles (néw. bhusyâh, tâh et
jhyâlî), parfois des trompes (pvãgâ), toujours jouées par paire, des
tambours-sabliers (damaru), des timbales (nagârâ ou tyâmko), et des
hautbois (mohali) [figure 43]. Tous ces instruments représentent des
divinités et sont vénérés avant et après la représentation. Comme en
Inde, la structure musicale repose sur un syllabaire (bol, littéralement
« parole »), assorti de rythmiques contrastées, tâl (néw. tâm).

VI. Masques et visages découverts


La plupart des interprètes portent des masques en papier mâché et/ou
en terre appelés khwâhpâh en néwari (de khwâh qui signifie « visage »).
En règle générale, ces accessoires sont composés d’un mélange de
papier népalais (fait du liber de certains Daphne), d’argile, de toile de
jute et de pièces de coton. Dans certains ateliers, on les façonne avec de
l’argile, du jute et de la farine de blé bouillie. Ils sont ensuite vernis,
autrefois avec du blanc d’œuf, aujourd’hui avec des produits achetés sur
le marché. Certains sont en métal (cuivre ou laiton) recouvert d’une
couleur d’argile ou de papier mâché, puis peint, un usage qui semble
être ancien (Alsop, 1993 : 540) et répandu bien au-delà des centres
urbains. Chaque divinité possède son propre masque, caractérisé par une
couleur dominante. L’usage de masque à trois têtes, une de face, une de
chaque côté, est connu. On l’observe dans le kattî pyâkhã de Lalitpur où
la divinité shivaïte Shitajvar porte un masque tricéphale, représentant
respectivement Brahmâ, Vishnu et Mahâdev. Parfois, un des acteurs
152 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

porte un petit masque d’une divinité particulière accroché à la ceinture.


Par exemple, dans la troupe des Nava Durgâ de Bhaktapur, Ganesha
porte un masque miniature de Shiva sans trous au niveau des yeux. À
Theco, un accompagnateur de la troupe arbore à la taille un petit masque
d’Indrâyanî (Toffin, 1996 : 223) qui n’est jamais mis sur le visage.
La fabrication est assurée par des Citrakâr, caste de peintres néwar,
de statut assez bas, quoique considérée comme pure. En principe,
chaque troupe de danse masquée est liée à une famille de Citrakâr. Ces
artisans peignent les masques selon un canon précis : chaque dieu a ses
motifs iconographiques distincts. À quelques exceptions près, les dieux
ont un troisième œil (dristhi ou cakshu en sanskrit, svãgu mikhâ en
néwari) peint au milieu du front. L’exécutant s’aide parfois de guides,
de carnets d’esquisse gardés chez soi et transmis de père en fils. Les
masques sont repeints régulièrement – dans certains cas tous les ans –
juste avant la première représentation dans le comput lunaire. Certains
sont brûlés (Bhaktapur) ou immergés dans une rivière, tous les ans ou
tous les douze ans. Après fabrication, le masque est consacré selon des
procédures rituelles complexes (Toffin, 1998). Il devient alors un objet
rituel en soi que l’on vénère même lorsqu’il n’est pas porté. En dehors
des représentations, il est le plus souvent accroché aux murs des temples
auxquels il est lié. On l’asperge de sang animal lors des sacrifices san-
glants offerts aux dieux. Ces masques sont souvent exposés à la vénéra-
tion des fidèles à date fixe.
Les masques sont maintenus au visage par des bandes de tissu. Ils
sont percés au niveau des yeux de manière à ce que le danseur/acteur
puisse évoluer sans gêne dans l’espace de danse. Ils sont souvent sur-
montés d’une couronne ou d’une tiare, mukut, incorporée au masque ou
portée au sommet de la tête du danseur. Cette pièce décorative est
généralement rehaussée de fleurs et comporte cinq motifs peints. Pour se
protéger, le danseur s’enveloppe la tête et le menton de tissu blanc avant
d’attacher le masque et éventuellement la tiare. Les masques couvrent
tout le visage, mais des demi-masques (à l’italienne) laissant la bouche
et le bas du visage à l’air libre sont attestés dans la vallée de Citlang
(Prajapati et Lachhi, 2006) et ailleurs, pour les scènes comiques
émaillées de dialogues.
Dans certaines troupes (kâttî pyâkhã, kum pyâkhã), les interprètes fi-
gurant dieux et déesses ne portent pas de masque, mais ont le visage
maquillé, la tête simplement surmontée d’une couronne ou d’une tiare.
L’ornement, de couleur argentée ou dorée, descend très bas sur les
oreilles et est attaché autour du cou par une cordelette. On l’appelle
matuka ou mukhah en néwari (sanskrit : mukuta). Ces faces maquillées
renforcent le côté théâtral du spectacle, même si aucune émotion ne
transparaît sur le visage de l’acteur, à la différence de ce qui se passe
Jeu théâtral et acte rituel chez les Néwar du Népal 153

dans les diverses formes de théâtre indien. Elles sont d’un emploi cou-
rant, quoique restreint, dans les danses et le théâtre religieux néwar, et
elles constituent la règle dans le théâtre balâmi de la périphérie
(Pharping, Citlang, Thankot). Les daitya et autres démons sont presque
toujours figurés le visage découvert, avec une tiare comme unique
accessoire, bien que des exceptions existent [figure 44]. Nous sommes
ici près du tableau-vivant de personnages divins, jhânki (voir. infra), tel
qu’il existe en Inde du Nord lors les célébrations du Râm Lîlâ (« jeu de
la divinité Râm »).

VII. Corps divin et possession


La possession tient une place importante dans la plupart de ces
spectacles. Dans la majorité des cas, les interprètes « prennent » une
initiation tantrique particulière, dîkshâ (kaygu), avant de commencer
l’apprentissage et de se produire pour la première fois sur l’espace
scénique. Cette initiation, délivrée par les maîtres du groupe ou un prêtre
extérieur, consacre leur aptitude à figurer des dieux. Les interprètes
masqués présentifient donc aux yeux des spectateurs les divinités repré-
sentées ; « ils prennent la forme de dieux » (ishvar rup). Ils sont du reste
censés être en état de possession le temps du drame. On les appelle
dyahpim, « les dieux » ou « les hommes-dieux » et on les considère
comme des formes divines. Le port du masque et de la ceinture chargée
de grelots nouée autour de la taille ainsi qu’aux chevilles joue un rôle
central dans le processus de création de corps divin. Dès que ces acces-
soires sont mis en place, la personne incarne le dieu et doit être guidée
par deux assistants qui le mènent jusqu’à la scène rituelle.
La possession est marquée par une agitation saccadée des mains des
danseurs masqués. L’interprète agit comme s’il était véritablement
l’incarnation momentanée du dieu, une croyance partagée par les spec-
tateurs. Le système de croyances dépasse donc la simple opposition
entre authentique et simulé. Le spectacle est souvent entrecoupé de
sacrifices d’animaux offerts aux danseurs habités par les divinités
terribles. L’acteur/danseur relève alors son masque (ou l’ôte totalement)
et boit le sang de l’animal (chevreau, mouton, buffle) que lui tend un
autre interprète à même le cou de la bête. Si, par malheur, il vomissait,
cela signifierait que la divinité refuse de s’incarner en lui, un signe
funeste. Certains danseurs (Balâmi) affirment que ce sang bu leur donne
de la force pour une période d’au moins six mois. Ces personnes sont
donc des figurations divines, en chair et en os. Ce sont des dieux mo-
biles qui reçoivent les mêmes offrandes que les images divines immo-
biles disposées dans des temples. On leur offre aussi parfois des œufs
qu’ils gobent crus. Les Nava Durgâ de Bhaktapur ont droit, quant à
elles, à des sacrifices de cochon (mû bâhâm).
154 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Pour désigner la possession, l’expression la plus courante est dyah


dubihigu, du verbe dubiye, traduit dans les dictionnaires par « être
possédé », et dont le premier sens est « entrer ». Très voisine est la
locution dyah vayegu, de vaye : « venir », que l’on retrouve avec le
même sens dans les dictionnaires et qui s’applique aussi aux médiums
(ainsi qu’à toute forme de possession active). Plus spécifiquement, on
dit khâygu, « trembler », par référence aux mouvements supposés ou
réels du corps. Dans la langue savante, les danseurs sont conçus comme
le réceptacle (skrt. pâtra) du personnage divin incarné, un mot qui
désigne également le rôle, au sens de distribution, dans une pièce de
théâtre.

VIII. « Troupe des dieux » et démons


Le sujet du drame oppose presque toujours dieux et démons. La
trame est généralement tirée de quelque Purâna racontant la lutte des
dieux, deva, contre les forces nuisibles, asura ou daitya (daite en
néwari). Le jala pyâkhã d’Harasiddhi, par exemple, culmine dans le
combat de Râma (aidé de Sugriv) contre Bâli (Râvana). La pièce ou le
tableau s’achève inévitablement par la victoire des dieux sur les forces
hostiles (daitya kva thalegu). Il s’agit de bannir les puissances malfai-
santes, de mettre fin à la dissolution des mœurs, de distinguer entre le
bien et le mal. Ainsi qu’il est dit dans les textes indiens, il convient de
montrer aux yeux de tous que c’est Râma qui a raison et Râvana qui a
tort. Le théâtre a pour vocation de dévoiler l’ordre du monde, dharma.
Parfois les choses se corsent. Tel ou tel daitya possède des pouvoirs
exceptionnels du fait d’un avantage accordé par le dieu Mahâdev
(Shiva), et il faut l’intervention d’un avatar de Vishnu ou de toute une
troupe de déesses pour vaincre le démon. Il peut arriver aussi qu’une
déesse tombe amoureuse du daitya, comme la Kumârî de la troupe de
Nardevî à Katmandou. L’ordre vacille alors, et les dieux doivent
ramener à la raison leur sœur égarée par ses sentiments, avant de tuer in
fine le représentant des forces du mal.
Les déesses sauvages, qui requièrent des sacrifices sanglants et
boivent de l’alcool, dominent. Citons les ensembles d’Astha Mâtrikâ,
ces mères divines qui protègent les anciennes cités néwar aux huit points
cardinaux (Toffin, 1984), ainsi que les troupes de Nava Durgâ, les neuf
Durgâ, qui reçoivent un culte spécial lors de la fête du Dasain (néw.
Mvahni). La vallée de Katmandou compte ainsi deux troupes de Nava
Durgâ (gã pyâkhã), interprétées par des jardiniers Gathu-Mâlâkâr : l’une
basée à Theco, l’autre à Bhaktapur. Les déesses se distinguent par la
couleur de leur masque : Brahmâyanî est jaune, Maheshvarî blanche,
Kumârî, rouge foncé, etc. Astha Mâtrikâ et Nava Durgâ sont dan-
Jeu théâtral et acte rituel chez les Néwar du Népal 155

gereuses. Elles peuvent toutefois se montrer bienveillantes si on les


vénère correctement.
Ces troupes de déesses sont encadrées ou dirigées par des divinités
masculines, tout aussi terribles et assoiffées de sang, telles Bhairava, la
forme terrible de Shiva, et Ganesha, qui, contrairement à ce qui se passe
en Inde, reçoit dans la vallée de Katmandou des sacrifices sanglants.
Bhairava est généralement représenté par un masque bleu foncé, celui de
Ganesha est blanc, parfois jaune pâle. Shiva, qui ne prend jamais de
sang ni d’alcool, est le plus souvent incarné, lui aussi, par un masque de
couleur blanche. Ces dieux masculins sont suivis de deux divinités
féminines, Singhinî et Bâghinî (ou Simhâ/Dumhâ), qui leur servent de
gardes. Certaines troupes font une plus large place aux divinités pai-
sibles, végétariennes, n’exigeant ni alcool ni sang, tels Krishna ou
Vishnu. Dans tous les cas de figure, il s’agit de groupes de divinités,
souvent unies par des liens de parenté (les Nava Durgâ sont toutes
sœurs). On appelle du reste le collectif de danseurs appartenant à une
troupe dyah khalah, « le groupe de dieux », et le spectacle qu’ils
donnent à voir aux spectateurs gã pyâkhã ou gana pyâkhã (néw. gã, du
sanskrit gana qui signifie « groupe », « troupe »), littéralement « troupe-
spectacle ». Les dieux deva gana sont opposés aux démons daitya gana,
comme, dit-on, la vérité (satya) au mensonge (asatya).

IX. Motifs purâniques et thèmes locaux


Le théâtre religieux néwar emprunte la majeure de ses thèmes et de
ses histoires à la littérature purânique. Nous avons déjà cité plusieurs
figures du panthéon hindou. Les ensembles de Mâtrikâ et de Nava
Durgâ renvoient à la mythologie shivaïte. L’inspiration vishnouïte est
elle aussi très présente, notamment dans le kâttî pyâkhã de Lalitpur
fondé par un roi, Siddhinarasimha Malla (1661-1684), grand dévot de
Nârâyan. Cette œuvre est directement tirée du Harivamsha, un appen-
dice vishnouïte du Mâhabhârata, composé vers le IIIe siècle de notre ère.
Elle retrace les principales étapes de la vie de Krishna, le huitième
avatar de Vishnu. Y figurent : Lakshmî, Satyabhâmâ, Rukminî, Varâha,
Narasimha, Prahlâda, à côté, toutefois, de divinités shivaïtes [figure 45].
Le jala pyâkhã de Harasiddhi comporte, lui aussi, de nombreux élé-
ments vishnouïtes, tels Râmcandra, Hanumân, Nârada, et même
Vâlmîki, le rédacteur supposé du Râmâyana sanskrit.
À côté de ces figures canoniques, le théâtre rituel néwar met égale-
ment en scène des figures plus originales, vraisemblablement verna-
culaires ou ayant été réinterprétées localement à partir d’éléments
indiens. Citons les déesses Phulcoki Mâî et Dhilacomâju, deux mon-
tagnes locales, et les nombreux éléphants Kisi, très populaires, repré-
sentés avec des masques. On attribue à l’éléphant de la troupe
156 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

d’Harasiddhi le pouvoir de provoquer des disettes. L’omniprésence des


squelettes kavã et des esprits malfaisants khyâh, connus pour leurs
acrobaties comiques, témoigne aussi d’un vieux fonds proprement
néwar. Les figures animales abondent. Ainsi, dans les scènes de chasse
royale du théâtre balâmi du pourtour de la vallée de Katmandou, chiens,
tigres et cerfs (des jeunes gens ou enfants déguisés et portant un
masque) sont régulièrement mis en scène.

X. Apprentissage
Les acteurs/danseurs sont formés soit dans la maison du maître de
danse/théâtre, soit dans une pièce ou un bâtiment spécial appelé généra-
lement âkhâh (chem) en néwari, dont on se sert aussi pour les enseigne-
ments musicaux. Le maître de danse, les chanteurs et les musiciens se
tiennent assis. Les acteurs, sans costume, exécutent leurs pas et leurs
mudra debout devant eux. L’apprentissage de la danse et du théâtre
(pyâkhã senigu) s’étend sur une période d’un à quatre mois. Il est entre-
coupé de nombreux rituels et sacrifices d’animaux que l’élève doit offrir
au dieu de la musique et de la danse Nâsahdyah. Le succès de la forma-
tion dépend autant de ce dieu que de l’instructeur. Les femmes ne
peuvent entrer dans cette pièce ou cette maison. On reconnaît l’aptitude
particulière, les dons, de telle ou telle nouvelle recrue. Ces acteurs/
danseurs sont distingués. Certains rôles importants, en rapport avec leur
physique, leur reviendront plus particulièrement. Les interprètes
apprennent leurs rôles et se produisent lors des performances théâtrales,
en plus des activités quotidiennes dont ils dépendent pour vivre. La
répartition, ou plus exactement la transmission, des rôles (néw. pâtah
pau ou pausâ tayegu) à l’intérieur du groupe se fait soit annuellement,
soit tous les douze ans.
Apprentissage et répétition se distinguent mal. Certaines troupes, ce-
pendant, organisent de véritables répétitions dans les jours et semaines
qui précédent la sortie (pikaygu) de la troupe et la performance théâtrale.
Le drame vishnouïte kâttî pyâkhã de Lalitpur utilise à cet effet la cour
dédiée à Nâsahdyah qui se trouve dans l’ancien palais royal Malla au
centre de la ville.

XI. La divinité Nâsahdyah,


dieu de la musique, de la danse et du théâtre
Nâsahdyah, le dieu néwar de la danse et de la musique, identifié à
Shiva dansant, Nriteshvar Nâtarâjâ ou Nâtyeshvar, joue un rôle central
dans ce théâtre, comme dans toute performance musicale religieuse. Il
est représenté soit par des yeux peints sur des pièces de tissu, soit par
des niches triangulaires aménagées sur les autels qui lui sont dédiés,
Jeu théâtral et acte rituel chez les Néwar du Népal 157

beaucoup plus rarement par des représentations iconiques. Il est égale-


ment présent dans les instruments de musique rituels. On le vénère au
début et à la fin de chaque représentation (nâsah pûjâ). Ce dieu donne
aux danseurs la faculté d’apprendre les pas de la chorégraphie, les
mouvements des bras et les positions des mains associés à chaque
figure. C’est le gourou, le maître des acteurs, des danseurs et des musi-
ciens. On lui doit l’aptitude à danser au rythme de la musique. La beauté
d’un spectacle et la grâce du danseur dépendent donc en définitive de
Nâsahdyah. De la même manière, toute possession involontaire ou
malaise d’un interprète, toute absence de synchronisation avec la mu-
sique lui sont attribués. Il est l’inspirateur souverain du beau, mais aussi
le responsable d’un échec éventuel.
Avant d’attacher son masque, chaque membre de la troupe porte à
son front ou reçoit d’un aîné une marque de suie noire (néw. mvahnî
sinhah), qui symbolise la puissance surnaturelle de ce dieu. Nâsahdyah
ne détient pas seulement les clés de l’apprentissage musical et chorégra-
phique. Il réside au cœur de l’action collective, des règles sociales et de
l’efficacité symbolique. Lorsque la troupe se déplace, les maîtres reli-
gieux associés à la troupe usent de formules secrètes pour le transférer
dans un vase rituel, kalasha. Ce dieu qui règne sur les arts de la perfor-
mance est invisible, dit-on, comme la musique. Il ne doit pas être appro-
ché par les femmes. Le genre féminin est, en vérité, interdit de toute
pratique de musique rituelle et de toute interprétation de théâtre sacré.
Les mentalités cependant évoluent et quelques acteurs sont aujourd’hui
de sexe féminin, notamment dans la ville de Bhaktapur, pourtant réputée
traditionnelle en matière religieuse. Les légendes locales attribuent à
Nâsahdyah une origine géographique précise : Kabilas, situé à quelque
quarante kilomètres à l’ouest de la vallée de Katmandou. Ce dieu est
associé à deux divinités gardiennes déjà mentionnées : Singhinî (ou
Singinî, Simhinî), à la face de lion, et Bâghinî (ou Vyâghrinî), à la face
de tigre.

XII. Acteurs et interprètes


Les acteurs/danseurs (pyâkhã mvah ou pyâkhã lhuipim en néwari,
kâlâkâr en népali) appartiennent à toutes les castes de la société néwar, à
l’exclusion de celles qui sont impures et intouchables8. On trouve parmi
eux des membres de castes de haut statut, Shâkya ou Shrestha, des
8
Toutefois, à Panauti, les Bouchers Nây, une caste impure avec laquelle « on ne
partage pas l’eau », organisaient autrefois des mascarades (Jogi pyâkhã, Mâkah
pyâkhã, de mâkah, singe) dans la ville. C’est également toujours le cas aujourd’hui
des pêcheurs-balayeurs de caste Pode de la région de Citlâng, au sud-ouest de la
vallée de Katmandou.
158 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

prêtres brahmanes Râjopâdhyâya et bouddhistes Vajrâcârya. Cependant,


la plupart des interprètes se recrutent dans les castes de paysans Jyâpu,
dans celle des bûcherons/agriculteurs Balâmi, des Putuvâr ou des jardi-
niers Gathu-Mâlâkâr – des groupes ayant tous un rapport direct avec le
monde de la terre et celui de la forêt9. Les bûcherons Balâmi notam-
ment, qui vivent au pourtour de la vallée de Katmandou et dans ses
environs immédiats, constituent un des groupes de danseurs/acteurs les
plus actifs, au moins traditionnellement. Ils possèdent un répertoire
d’une grande richesse, totalement méconnu.
En principe, les danseurs/acteurs sont des adultes. Des enfants jouent
(néw. mhitegu) toutefois des rôles religieux mineurs, squelettes et
vampires vetâla notamment. Dans certaines œuvres théâtrales, tel le
kâttî pyâkhã de Lalitpur, les enfants tiennent un rôle (Prahlada par
exemple) et, à Pyângâon, la pièce kum pyâkhã, jouée autrefois lors de la
fête d’Indra (Indra Jâtrâ), n’était interprétée que par des enfants. À
quelques rares exceptions près (certaines troupes de Bhaktapur), les
acteurs ne sont pas des professionnels et ne touchent aucune rétribution
pour leur interprétation.
Les danseurs et musiciens des troupes les plus strictes en matière re-
ligieuse sont soumis à de nombreux interdits. À Harasiddhi et à
Kokhanâ, ils ne doivent jamais se couper ou se raser les cheveux (même
en cas de deuil) ; la chevelure est portée en chignon derrière la tête. Ils
ne doivent pas manger d’ail, ni fumer. La viande de poulet et de sanglier
leur est interdite. Ils ne se déplacent qu’en dhoti10 et ne portent jamais le
pantalon traditionnel bouffant aux fesses et serré aux chevilles. Dans le
village de Theco, ces interdictions n’ont pas cours, mais il est interdit
aux interprètes de porter quelqu’un sur le dos, y compris le palanquin de
la mariée lors de la cérémonie du mariage. Il est également prohibé aux
membres de la société théâtrale de cette localité d’accepter un travail
salarié quel qu’il soit dans le village ou à l’extérieur, sans doute pour
maintenir l’esprit de corps de l’association et éviter de divulguer ses
« secrets » à l’extérieur. Quant aux Shâkya et aux Vajrâcârya de l’Ashta
Mâtrikâ gana pyâkhã de Patan, ils doivent se raser quelques jours avant
la danse, ne plus porter le bonnet tvapuli traditionnel et ne prendre qu’un
seul repas par jour.
Les acteurs portant des masques sont également tenus à des précau-
tions rituelles avant d’entrer en scène. Quelques heures ou quelques

9
Les Gathu-Mâlâkâr ont quatre troupes de théâtre rituel dans la vallée de Katmandou :
deux liées à Nava Durgâ (Theco et Bhaktapur), une à Bhadrakâlî/Pacalî Bhairava
(Katmandou) et la dernière à Bâgh Bhairava (Kirtipur) (bhâgbhairav pyâkhã).
10
Pièce de tissu nouée autour de la taille et qui descend sur les jambes.
Jeu théâtral et acte rituel chez les Néwar du Népal 159

jours avant la représentation, l’interprète doit purifier son corps, le


débarrasser de ses impuretés. Ses ongles de pied et ses cheveux sont
coupés par un barbier, la plante des pieds enduite d’une teinture rouge.
Le danseur cesse d’avoir des relations sexuelles avec son épouse, il ne
consomme plus que du riz en flocons, baji, l’aliment réservé aux fêtes et
aux événements religieux, et non du riz bouilli qui risque d’être pollué.
Il doit également se tenir à l’écart de toute source de pollution possible :
entrer dans une maison qu’il ne connaît pas, s’approcher de trop près
d’un foyer sur lequel des aliments sont en train de cuire, partager des
cigarettes avec des personnes étrangères à l’association de danse, etc.

XIII. Les intermèdes comiques


Certaines œuvres de ce théâtre religieux, tels le kum pyâkhã de
Pyangaon, le théâtre vishnouite kâttî pyâkhã de Lalitpur, ainsi que le
répertoire joué par les ex-bûcherons Balâmi, incluent des intermèdes
comiques. Ces interludes, presque toujours scatologiques, basés sur des
travestissements, sont parfois appelés khyâlah, mot qui, on l’a vu,
désigne en néwari les farces, satires et mascarades données en août et
septembre. Elles sont fréquemment assimilées à du théâtre populaire, lok
nâtak, par opposition au théâtre sacré, shâstrik nâtak. Le thème du faux
ascète est récurrent, ainsi que celui des pêcheurs Pode (Dyahlâ) dont on
moque gentiment l’accent particulier et dont on met en scène les activi-
tés quotidiennes. Ces scènes favorisent les interactions entre acteurs et
spectateurs, lesquels se manifestent bruyamment par leurs rires. Parfois,
les enfants assis autour de la scène interagissent directement avec les
interprètes : ils leur lancent tel ou tel objet (poisson postiche, par
exemple, dans le cas de pêcheurs) que les acteurs tentent d’attraper selon
un canevas préétabli.
De tous ces spectacles, c’est sans aucun doute le kâttî pyâkhã de
Lalitpur qui a développé le plus cette veine comique. Les cinq soirées de
théâtre rituel proprement dit (incluant du reste, elles aussi, des scènes
divertissantes non religieuses) sont précédées de trois autres au cours
desquelles se produisent trois personnages burlesques présentés comme
des frères et incarnant chacun un des trois anciens royaumes Malla de la
vallée de Katmandou. Ils ont pour nom Gâ Dâju, Sama Dâju et Bâhthah
Dâju. Ces protagonistes se jouent des tours et se volent les uns les autres
pour la plus grande joie de l’assistance qui se manifeste bruyamment
[figure 46]. Des dialogues guident l’action. Les trois personnages
dansent à certains intervalles et sont masqués. Le benjamin est censé
être le plus malin, comme son nom l’indique (bâhthah en néwari signi-
fie « rusé, spirituel »). Il symbolise la ville de Patan, les deux autres
incarnant respectivement les cités de Katmandou et de Bhaktapur. On
soutient que les rois de Lalitpur jouaient autrefois eux-mêmes le rôle de
160 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Bâhthah Dâju. Il n’y a rien de religieux dans ces représentations, appe-


lées bâhthah pyâkhã11, du nom de son héros le plus apprécié. On dit
pourtant que les trois acteurs représentent les dieux Brahmâ, Vishnu et
Mâheshvar venus sur terre sous des aspects humains. Ces soirées co-
miques sont complètement intégrées à l’ensemble rituel. Leurs inter-
prètes font souvent appel à la « troupe des dieux » (néw. gã khalah)
pour arbitrer leurs querelles bouffonnes.

XIV. Les tableaux vivants (jhânki)


Les « tableaux vivants », appelés jhânki12 (Lévi, 1890 : 152, 414),
courants dans l’Inde du Nord au moment des Râm Lîlâ (litt. « Jeu de la
divinité Râm »), sont très rares dans la vallée de Katmandou. Il convient
de citer ceux connus sous le nom de dashâvatâr, les dix incarnations de
Vishnu, qui sont donnés en plein cœur de la ville de Katmandou, lors
des fêtes de l’Indra Jâtrâ, en août-septembre. L’ensemble est constitué
d’une centaine de scènes dans lesquelles des jeunes, grimés et costumés,
représentent des scènes de la mythologie vishnouïte et krishnaïte.
Barbes postiches, perruques, couronnes et accessoires divers (gourdins,
arc, paniers) sont largement employés. Seuls les hommes peuvent jouer,
les filles sont exclues. Les interprètes viennent de plusieurs castes
néwar, Shrestha, Jyâpu, Citrakâr, etc. Le genre est très différent des
dabû pyâkhã et des actions mimées de dieux et de démons examinées
précédemment. Chaque tableau, éclairé par des torches et des feux de
Bengale, ne dure que quelques secondes. Les acteurs sont figés, sans
mouvement. La fantasmagorie est totale. Le rideau, ici appelé pardâ, en
tissu jaune et rouge, se tire latéralement. Des coulisses sont aménagées
de part et d’autre de la scène. Autrefois, le roi en personne, assis sur son
trône, assistait à au moins une de ces représentations.
Historiquement, ce spectacle fut fondé au XVIIe siècle par le roi
Pratâp Malla et son brahmane Lambakarna Bhatta pour plaire à la
déesse vivante Kumârî13 dont le palais s’élève juste devant le temple de
Trailokya Mohan. La Kumârî peut ainsi apercevoir les scènes de sa
fenêtre. Quelques jhânki sont donnés au moment précis où le char de la
petite déesse entame sa procession dans les rues de la capitale. Le
spectacle est associé au culte d’Hanumân, le dieu à tête de singe de la

11
Des bâhthah pyâkha existent ou existaient aussi dans les villes de Dolakha, de
Katmandou, ainsi que dans la vallée de Citlang.
12
En népali, le mot jhânki désigne toute sorte d’effigie ou d’image, religieuse ou
profane.
13
On cite parfois le nom du roi Mahendra Malla (1560-1574) comme fondateur de ce
spectacle.
Jeu théâtral et acte rituel chez les Néwar du Népal 161

mythologie hindoue, qui garde la porte principale de l’ancien palais


royal. La divinité simiesque doit être vénérée au début et à la fin des
représentations par le chef de la troupe, de caste Shrestha. On raconte
qu’Hanumân était autrefois le maître de la danse et que c’est lui qui,
initialement, organisait les différents jhânki.

XV. Théâtre de plein air, théâtre


de temple : les danses caryâ
Le théâtre dont il a été question jusqu’à présent est un théâtre de rue,
donné en plein air, face à un auditoire très mélangé. Il existe cependant
un autre type de performance, tout à fait particulier, réservé en principe
aux initiés tantriques. Il s’agit des danses bouddhistes caryâ, ou caryâ
nritya, appelées cacâ en néwari, interprétées par les prêtres bouddhistes
Vajracarya néwar dans le cadre de leurs rituels tantriques sâdhanâ,
« pratique, cheminement spirituel ». Originaires vraisemblablement de
l’Inde orientale, elles ont été introduites dans la vallée de Katmandou à
une époque ancienne (VIIe ou VIIIe siècle de notre ère ?). Elles ont été par
la suite réinterprétées par la culture néwar. Ces performances se dé-
roulent à l’intérieur des temples des divinités tantriques bouddhistes
néwar (âgã chem), et non sur des estrades, et restent théoriquement
soustraites à la vue des personnes non initiées à cette tradition reli-
gieuse. En principe, elles sont pratiquées dans tous les anciens monas-
tères bouddhistes bâhâh de la vallée de Katmandou mais, en réalité,
seuls les plus importants (ceux de Patan en particulier) ont conservé
cette tradition.
Les masques représentent des figures ésotériques du panthéon tan-
trique bouddhiste (Vajrayoginî, Vajrapâni, Âryâ Târâ, etc.). Un même
acteur peut en porter deux : l’un tricéphale, avec une face de front
(Cakrasamvara) et deux sur les côtés, et un autre à l’arrière représentant
Vajravâhârî (Alsop, 1993 : 55). En portant ces accessoires, les danseurs
cherchent à s’identifier aux divinités et à les honorer. Le panthéon des
divinités bouddhistes tantriques se voit ici complété par des puissances
annexes aux visages d’oiseaux (des Dâkinî en particulier) (Alsop, 1993 :
56).
Les principes scénographiques ainsi que la chorégraphie restent les
mêmes que ceux des danses pyâkhã de plein air. Ils relèvent pourtant
d’un niveau ésotérique de la religion, caché aux non-initiés. Ces danses
sacrées caryâ, presque toujours accompagnées de chants (en sanskrit
mêlé de néwari), étaient menacées de disparition il y a encore quelques
décennies. Elles sont aujourd’hui en plein renouveau, depuis que des
maîtres religieux bouddhistes choisirent d’en diffuser l’enseignement
auprès de danseurs néwar non initiés ainsi que d’Occidentaux. Les
162 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

performances caryâ sont ainsi devenues très populaires dans les familles
de hautes castes bouddhistes, y compris parmi les jeunes filles [fi-
gure 47].

XVI. Du rituel au patrimoine culturel


Aujourd’hui, ce théâtre se transforme et fait face à de nombreux
changements. Le patronage et le financement, en particulier, évoluent.
La plupart de ces troupes étaient traditionnellement subventionnées par
des organismes officiels, tel le Guthî Samsthân, un office des biens
religieux qui gérait, au nom du roi, les temples et les fêtes du pays. Ces
subsides sont de moins en moins assurés aujourd’hui ou n’ont guère été
réévalués depuis plusieurs années. Leur valeur a périclité. Les respon-
sables le répètent à l’envi : les subventions extérieures ne couvrent
qu’une partie très limitée des dépenses. D’autres organismes, le Dépar-
tement d’archéologie, le ministère de l’Éducation et de la Culture, sont
venus relayer le Guthî Samsthân, mais, de l’avis de tous, dans des
proportions insuffisantes. Les troupes les plus importantes, telles celle
de Jala (Harasiddhi), disposent encore des revenus tirés de terres dites
guthi consacrées à leur danse (une trentaine d’hectares dans ce cas
précis, ce qui est un chiffre considérable dans la vallée de Katmandou).
Mais il s’agit plutôt là d’exceptions. La plupart des compagnies doivent
recourir à des donations individuelles, voire à des prélèvements plus ou
moins obligatoires sur une base villageoise. La situation est d’autant
plus critique que ces troupes ne disposent d’aucune recette propre, les
spectacles étant gratuits et destinés principalement à la population
locale. À ces problèmes s’ajoutent la concurrence de la télévision et la
difficulté à remplacer les maîtres de musique, détenteurs de vieux
savoirs. Quelques-unes de ces œuvres ont d’ores et déjà disparu
(Pyângâon). D’autres sont menacées (Nardevî de Katmandou).
Malgré les prescriptions religieuses très strictes, certaines de ces
troupes se produisent aujourd’hui à l’intention d’un public constitué de
touristes, dans la cour ou le hall des grands hôtels de Katmandou. Le
phénomène est encore limité, mais il devrait prendre de l’ampleur dans
les prochaines années. On observe également, ici et là, un début de
professionnalisation des acteurs/danseurs. Les tournées à l’étranger
auxquelles quelques-uns de ces ensembles participent dans le cadre de
programmes culturels jouent un rôle important à cet égard. De la même
manière, le théâtre néwar tend aujourd’hui à s’affranchir du contexte
exclusivement rituel qui l’entourait initialement et à se transformer en
objet culturel. On donne alors la pièce autant pour le plaisir des dieux ou
l’édification religieuse du public, que pour préserver un patrimoine, une
culture (sanskriti) dont le passé glorieux est répété à satiété. Des asso-
ciations pour la défense du « folklore » néwar (tel le Lok Sâhitya
Jeu théâtral et acte rituel chez les Néwar du Népal 163

Parishad) ou la promotion des cultures populaires ou savantes


(Vajrayâna Charyâ Adhyan Mandal, Singhini Anusandhân Kendra,
Lotus Research Centre) se sont ainsi constituées et revitalisent le do-
maine. Le Kala-Mandapa (The Institute of Nepalese Performing Arts),
dirigé par Rajendra Shrestha, se distingue tout particulièrement par la
qualité de ses spectacles, inspirés des danses caryâ. Certaines pièces ont
resurgi (néw. mvâkegu, « faire revivre ») après plusieurs années de
disparition, par la volonté d’une poignée de personnes de faire revivre
de vieilles traditions (Panauti Devî Pyâkhã, Kârtik Pyâkhã de Lalitpur,
etc.). La continuité se voit ainsi préservée, au prix de concessions au
goût du jour en matière de costume, de danse et de mise en scène. Les
questions d’esthétique en particulier prennent de l’importance au
détriment des impératifs religieux. Le jeu théâtral (pyâkhã mhitegu)
s’affirme au détriment de l’acte rituel (pûjâ yâygu).

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L’Inde et l’impératif théâtral

Lyne BANSAT-BOUDON

École pratique des hautes études, Ve section,


UMR 7528 Mondes iranien et indien

« Pourquoi le théâtre ? », interroge Pierre Legendre. « Et d’abord,


pourquoi cette question ? On peut partir de là, de l’énigme d’un
impératif théâtral dans l’espèce humaine – ce que Joyce appelait la
“Nécessité” » (Bansat-Boudon, 2004 : I).
Quels que soient les modes d’incarnation du théâtre, ils n’ont lieu
d’être, en effet, dans leur diversité même, qu’en ce qu’ils répondent à
une exigence ontologique et sociale, propre à la presque totalité des
cultures humaines (l’absence de théâtre n’étant, semble-t-il, rien de plus
que l’interdit du théâtre). Ainsi qu’observe Joyce, dans le texte auquel
Pierre Legendre fait référence :
Si vous me demandez comment naît le drame, ou quelle en est la nécessité,
je réponds tout simplement la Nécessité. C’est un simple instinct animal ap-
pliqué à l’esprit… Le drame jaillit spontanément de la vie (Joyce, 1982 :
921-922).
Il ne s’agit donc pas seulement de l’impératif théâtral, mais de
l’énigme de l’impératif théâtral. Car le théâtre est, de tous les objets du
monde, l’un des plus difficiles à saisir, comprendre, décrire, un objet qui
se dérobe autant qu’il s’offre. La raison en est, peut-être, qu’il y a une
métaphysique du théâtre, qui le situe également dans le ciel des idées.
Nous y reviendrons.

I. Pour une histoire du théâtre indien


En 1789, William Jones publie Sacontalâ, or the Fatal Ring, traduc-
tion de l’œuvre la plus fameuse de la scène indienne. Immédiat et consi-
dérable, le succès de la pièce répare l’échec de Colomb : l’Inde est enfin
trouvée. L’Europe se prend de passion pour l’œuvre et son héroïne.
Désormais, et pour longtemps – on parlera d’une « époque Sacountalâ »
166 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

(Schwab, 1950 : 64) – la découverte de l’Inde se confond avec celle de


son théâtre (Bansat-Boudon, 2006 : XI-XIX).
Parler du théâtre de l’Inde, c’est parler du théâtre en prenant une
distance favorable à la réflexion, car l’examen du théâtre indien, examen
qui implique celui des schémas de pensée qui le sous-tendent, offre
l’occasion de desserrer notre propre modèle de représentations, contri-
buant par là, peut-être, à le rendre plus lisible.
Le théâtre occidental n’a pas de mythe d’origine, sinon la fable rela-
tivement obscure associée à la naissance de la tragédie, et presque
entièrement contenue dans son étymologie : le « chant du bouc ». Tout
au plus le nom signale-t-il une origine rituelle du théâtre, qui se retrouve
dans l’affirmation d’Aristote1 selon laquelle le théâtre serait issu du
dithyrambe, chant choral en l’honneur de Dionysos. On a pu observer
que deux traits prédestinaient le dithyrambe à sa théâtralisation : d’une
part, la personnalité fictive et unique du chœur, endossée par les cin-
quante choreutes représentant la troupe des compagnons de Dionysos,
est un élément mimétique ; d’autre part, le pathétique dont est empreint
le dithyrambe annonce le registre tragique. Ainsi, dans la Grèce antique,
le théâtre naît-il avec la tragédie, comme une forme particulière du culte
dionysiaque.
Lorsqu’il apparaît, dans la seconde moitié du VIe siècle avant notre
ère, il est le dernier-né des genres littéraires, succédant à la lyrique et à
l’épopée qui lui sont un vaste réservoir de sujets. Sa principale caracté-
ristique est d’être une « action » (sens premier du vocable grec drama),
qui imite et incarne un récit, et non plus ce seul récit.
Telle est sans doute la raison de la mise en place tardive du théâtre,
du moins du théâtre comme genre littéraire. De même, en Inde,
n’apparaît-il comme genre constitué qu’après l’épopée. Le passage de la
diègèsis à la mimèsis ne s’est fait, semble-t-il, qu’au prix d’un raffi-
nement conceptuel et sensible qui a requis le travail du temps et une
profonde mutation des mentalités. On peut imaginer, en effet, que
certains aient pu s’y refuser, comme l’illustre ce passage de La Quête
d’Averroës, où s’exprime l’incompréhension de l’islam devant cet
étrange spectacle dont Aboulkassim, son spectateur, ne sait pas qu’il est
du « théâtre » (Borges, L’Aleph, 1977 : 124-125) :
– Imaginons que quelqu’un figure une histoire au lieu de la raconter. Suppo-
sons qu’il s’agisse de l’histoire des Dormants d’Éphèse. Nous les voyons
alors se retirer dans la caverne, nous les voyons dormir avec les yeux ou-
verts, nous les voyons réveillés au bout de trois cent neuf ans, donner au

1
L’affirmation d’Aristote est, plus exactement, que « la tragédie est issue des préludes
du dithyrambe », eux-mêmes de caractère narratif.
L’Inde et l’impératif théâtral 167

commerçant une monnaie antique, se réveiller au paradis, nous les voyons


se réveiller avec leur chien. C’est un spectacle de ce genre que nous mon-
trèrent ce soir-là les gens de la terrasse.
– Ces personnes parlaient-elles ? demanda Farach.
– Bien sûr, elles parlaient, dit Aboulkassim. […] Elles parlaient et chan-
taient et discouraient.
– Dans ce cas, conclut Farach, il n’était pas besoin de vingt personnes. Un
seul narrateur peut raconter n’importe quoi, quelle qu’en soit la complexité.
La longue histoire du théâtre occidental commence modestement,
avec l’introduction d’un second puis d’un troisième acteur aux côtés du
protagoniste unique que Thespis avait, le premier, associé au chœur du
dithyrambe2. La ressource du deuxième acteur est une innovation
d’Eschyle. Elle transforme la tragédie de Thespis, lyrique, sans dia-
logues, qui racontait l’action sans la faire, en un « drame » véritable, qui
se dote, de surcroît, d’un mètre proche de la conversation ordinaire, le
trimètre iambique. Quand Sophocle, le jeune rival d’Eschyle, porte à
trois le nombre de ses interprètes, il donne à ses tragédies tout le mou-
vement de la vie, souligné par la plus grande fluidité des entrées et des
sorties, et introduit des personnages en demi-teintes (Ismène,
Chrysothémis) dont se trouve avivé l’éclat du héros.
Voilà posée une vérité générale : que le drame commence avec
l’acteur et son rôle. Ici, il est intéressant de noter un parallèle avec le
théâtre indien : au terme du pūrvaraṅga3, ces longs préliminaires à la
représentation qui relèvent pour partie du rituel et pour partie du théâtre,
2
La tradition lui donne quinze précurseurs, dont Epigénès de Sicyone est le seul à
avoir laissé un nom.
3
Note sur la prononciation du sanskrit : le sanskrit oppose les voyelles brèves (a, i, u)
aux voyelles longues (ā, ī, ū), les occlusives aspirées (kh, gh, th, …) aux simples.
Nous donnons ici les faits de prononciation les plus utiles : r̥ est un r voyelle et se
prononce ri ; l̥ est un l voyelle et se prononce li ; u se prononce ou ; e se prononce é ;
o se prononce ô ; les diphtongues ai et au se prononcent respectivement comme le
français ail et l’allemand auf ; g se prononce gu comme dans le français guide ; c et j
valent le français tch et dj (ch et jh sont les aspirées correspondantes) ; ṭ et ḍ, comme
les aspirées correspondantes ṭh et ḍh, sont des rétroflexes (ou cérébrales) qui se
prononcent avec la pointe de la langue touchant le sommet de la voûte du palais
comme dans le t initial de tea ; ṅ se prononce comme ng dans l’anglais king ; ñ se
prononce comme gn dans le français ligne ; ph se prononce comme le français p suivi
d’un souffle (jamais comme f) ; de même pour les autres occlusives aspirées (suivies
d’un h, dans la translittération) ; ṣ, sifflante cérébrale, et ś, sifflante palatale, sont très
proches acoustiquement du français ch de char, et peuvent par commodité se
prononcer ainsi ; s est toujours sourd, même entre voyelles (c’est dire qu’il se
prononce comme le s de sage, jamais comme le s de rose) ; ṃ, l’anusvāra, nasalise,
en sanskrit ancien, la partie finale de la voyelle qui précède ; dans l’usage
contemporain, il peut dans tous les cas se prononcer m ; ḥ, le visarga, est un souffle
sourd substitué à s dans certaines positions.
168 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

l’épisode du trigata, la « triple [séquence, ou conversation] », est


l’indice le plus manifeste de la théâtralité que le prologue à la fiction
dramatique installe aussitôt après ces prodromes (Bansat-Boudon,
1992 : 67-80). C’est dans le trigata que paraissent pour la première fois
trois protagonistes, le directeur de la troupe, ou sūtradhāra, et ses deux
assistants, qui sont déjà des acteurs dans la mesure où l’un des assistants
prend l’apparence du Bouffon, le vidūṣaka. Ils ont ensemble une conver-
sation (sañjalpa), qui annonce le dialogue dramatique proprement dit,
puisque le sūtradhāra et l’un de ses assistants sont les personnages
obligés du prologue.
Reprenons le fil de l’histoire du théâtre occidental, qui ne va pas sans
de longues éclipses. En l’espace d’un siècle (le Ve avant notre ère), la
tragédie accède à la pleine possession de ses moyens et dégénère. Quand
Aristote, dans sa Poétique (330), établit la théorie de la tragédie, tous les
grands poètes tragiques ont disparu. Dans la seconde moitié du
e
IV siècle, le théâtre grec jette ses derniers feux avec les comédies de
Ménandre. Il faut attendre le théâtre latin pour que quelque chose re-
commence, en tout cas un théâtre de texte. Il n’est d’abord que la trans-
position latine de modèles grecs, et ce, par un affranchi grec, Livius
Andronicus, dont la première pièce est donnée en 240 avant J.-C. Il faut
attendre à nouveau pour que le théâtre latin se dote d’œuvres originales
avec les comédies de Plaute et de Térence (IIe siècle avant J.-C.), néan-
moins inspirées de la comédie grecque, et, beaucoup plus tard, les
tragédies de Sénèque (Ier siècle de notre ère). Bientôt le théâtre latin est
menacé, discrédité par l’Église chrétienne des premiers siècles. Avec la
chute de l’Empire romain, en 476 de notre ère, le théâtre disparaît de la
culture occidentale pendant près de cinq cents ans. L’Église qui l’a
condamné le ressuscite, au Moyen Âge, sous la forme d’un théâtre
religieux d’où sort progressivement un théâtre profane. À partir de là, le
théâtre occidental prend son essor. Il ne connaîtra plus d’interruptions.
Suivront, en effet, non seulement les multiples incarnations de la tragé-
die antique selon les époques et les nations, mais aussi l’avènement
d’une infinité d’autres formes, dont beaucoup servent à illustrer la
doctrine de tel dramaturge ou de telle école littéraire. Ainsi l’histoire
récente de ce théâtre est-elle jalonnée de Querelles, Préfaces, Manifestes
et autres Écrits sur le théâtre, où les Modernes entendent établir une
esthétique nouvelle sur les ruines de l’ancienne.
Il en va différemment du théâtre indien. Il est malaisé, en effet, de se
saisir de sa genèse, dans la mesure où l’Inde n’a pas fait l’histoire de ses
productions intellectuelles. On en est réduit à des conjectures sur les
origines et les premiers développements de l’art dramatique indien,
conjectures qui s’appuient notamment sur des bribes de matériaux
(fragments de textes dramatiques, documents épigraphiques, etc.) et sur
L’Inde et l’impératif théâtral 169

le témoignage tardif (Ve et VIIe siècles) d’observateurs étrangers, en


l’occurrence des pèlerins chinois, dont on connaît la date par des sources
extérieures. Nous nous en sommes expliquée ailleurs, en posant la triple
question des rapports des théâtres profane et religieux, populaire et
savant, bouddhique et hindou. Nous nous bornerons à dire ici que le
théâtre bouddhique des origines – ces premiers spécimens du drame
indien que sont les fragments de l’œuvre d’Aśvaghoṣa (IIe siècle) – est
insensiblement évincé de la scène indienne par l’orthodoxie brahma-
nique qui impose son système de représentations, dans le même temps
qu’elle donne au théâtre profane et savant le pas sur le théâtre religieux
et populaire (Bansat-Boudon, 2006 : XXVII-XXX, et 2007 : 35-71).
Quant aux origines extra-théâtrales de ce premier théâtre, les hypo-
thèses qu’elles ont suscitées forment un chapitre assez décevant, et
toujours en suspens, des études indiennes. Quand on cherche, à propos
de l’Inde, l’origine des origines, on se tourne vers la partie la plus
ancienne, considérée comme fondatrice : la matière de cet énorme
corpus de textes qu’est le Veda. Y aurait-il dans le Veda des éléments
qui seraient une anticipation, une source d’inspiration du théâtre clas-
sique ? Ainsi formulée, la question n’est pas une question de la tradition
indienne, mais celle que s’est posée l’indianisme, en particulier
l’indianisme occidental. Trois grandes théories, plus ou moins rivales,
s’efforcent de faire dériver le théâtre du Veda, à tout le moins, d’établir
des liens de filiation ou des analogies entre les aspects principaux du
théâtre et le Veda – qu’il s’agisse de son corpus textuel ou de son orga-
nisation rituelle.
Ainsi a-t-on proposé de faire naître le théâtre des hymnes dialogués
du R̥gveda, de certains rites védiques comportant mimes et scènes
réglées de comédie (Malamoud, 1998 : 25-43), ou bien encore des joutes
poétiques appelées brahmodya, échange d’énigmes cosmico-rituelles
entre des poètes improvisateurs conviés à s’affronter à l’occasion d’un
sacrifice. Pour ces dernières, on a des exemples, des noms, une ébauche
de théorie, mais on ne sait pas la place exacte de cette partie de la
cérémonie dans le dispositif d’ensemble. Il s’agissait, en tout cas, d’une
compétition véritable entre deux poètes ou deux groupes de poètes, le
vaincu étant réduit au silence (Renou, 1978 : 110-115). Quoi qu’il en
soit, c’est l’organisation dialogique de ces joutes qui justifie d’y
chercher une origine possible du théâtre.
De même la récitation des hymnes en forme de dialogue pouvait-elle
être une ébauche de ce qui se passe sur la scène d’un théâtre où les
personnages se parlent – ces « entreparleurs » de la scène française du
e
XVII siècle. L’hypothèse a suscité des réserves, à savoir que ces hymnes
pourraient être considérés comme des éléments de narration. Il n’est pas
certain en effet que des récitants distincts aient été chargés de dire leur
170 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

partie. Toutefois, nous avons pu montrer qu’un aspect du mythe de


Purūravas et Urvaśī, connu du seul Nāṭyaśāstra, le Traité du théâtre
(source qui, à notre connaissance, n’a jamais été relevée), pouvait jouer
en faveur de l’hypothèse des hymnes dialogués. Il n’est pas indifférent,
en effet, que le couple formé par Purūravas et Urvaśī soit commun à un
hymne dialogué du R̥gveda (X 95) et au théâtre lui-même. Métaphore,
dans l’hymne védique, du feu et de l’oblation, le mortel et la nymphe
sont aussi, dans le Nāṭyaśāstra, le couple fondateur du théâtre comme
art humain, puisque c’est Urvaśī, actrice chez les dieux, qui introduisit
le théâtre à la cour de son royal amant en l’enseignant aux femmes du
gynécée4. De même n’est-il pas indifférent que le mythe ait été réutilisé
au théâtre, avec la pièce de Kālidāsa, Urvaśī conquise par la vaillance
(Vikramorvaśī), dans laquelle la nymphe Urvaśī a conservé le statut
d’actrice qui était le sien dans le Nāṭyaśāstra.
Il est vrai, la tradition indienne donne, elle aussi, une origine védique
au théâtre indien, mais elle lui confère une tournure mythique qui inflé-
chit le point de vue sur la question. En effet, dans le mythe étiologique
qu’expose le Nāṭyaśāstra, ce n’est pas de tel élément factuel du corpus
ou du rituel védique que dérive le théâtre, mais de la totalité de la ma-
tière védique, constitutive de la substance dramatique :
Il [Brahmā] prit le texte (pāṭhya) au R̥gveda, aux Mélodies [i.e., au
Sāmaveda] le chant (gīta), au Yajurveda les registres de jeu (abhinaya) et
les Saveurs (rasa) à l’Ātharvaṇa lui-même5.
C’est à ce titre que le théâtre nouvellement créé par Brahmā accède
au statut de cinquième Veda, et mérite son nom complet de nāṭyaveda,
« Veda du théâtre » – c’est-à-dire, selon l’analyse que l’on fait du
composé, le « Veda dramatique », ayant le théâtre pour objet, ou le
« Veda qu’est le théâtre », dans la mesure où il instruit autant et mieux
que le Veda lui-même.
Certes, il s’agit là d’un mythe, au fonctionnement symbolique. Il
n’en est pas moins riche d’enseignements sur le système de pensée qui
l’a produit, ce que fait valoir l’Abhinavabhāratī, le très sérieux et très
approfondi commentaire qu’Abhinavagupta (Xe-XIe siècle), exégète du
Nāṭyaśāstra, consacre à ce passage du traité (Bansat-Boudon, 1994c).
De même sait-on que la notion de « cinquième Veda » est un topos qui
s’applique aux grandes œuvres de la littérature pour en exalter

4
Nāṭyaśāstra XXXVII 9-10 (Nagaz, 1981-1984), traduit dans Bansat-Boudon,
2004 : 80-81. Voir également Bansat-Boudon, 1995 : 126.
5
Nāṭyaśāstra I 17 : jagrāha pāṭhyam r̥gvedāt sāmabhyo gītam eva ca/ yajurvedād
abhinayān rasān ātharvaṇād api//. Sur les rasa, « saveurs » ou « sentiments
esthétiques », voir infra.
L’Inde et l’impératif théâtral 171

l’importance – ainsi le Mahābhārata. On observe cependant que la


désignation de « cinquième Veda » appliquée au théâtre prend tout son
sens au sein du mythe d’origine de l’art dramatique indien. Ainsi les
justifications mythiques de la naissance du théâtre pourraient-elles, à
leur façon, conforter les hypothèses historicistes de l’Occident. Les unes
et les autres proposent de poser une origine religieuse du théâtre.
À l’appui des thèses occidentales, nous ajouterons un argument sup-
plémentaire qui adopte une perspective un peu différente. On pourrait,
en effet, avancer l’idée plus générale d’une analogie d’essence du
théâtre et du rite qui ne ferait pas référence à tel moment d’un rite
particulier, mais à ce que l’un et l’autre ont en commun : leur organisa-
tion cérémonielle. Le théâtre est une production maîtrisée, reproductible
parce qu’entièrement réglée, dont le maître d’œuvre est l’acteur, un
homme de ce monde qui prend le statut d’acteur porteur d’un rôle. Dès
lors, le théâtre est l’ensemble spectaculaire et textuel dans lequel ce rôle
prend son sens. Le même schéma d’explication vaut pour le rite et en
particulier pour le sacrifice, à cela près que l’officiant y remplace
l’acteur, prononçant lui aussi des paroles et faisant des gestes convenus
et réglés, sans qu’il soit laissé de place à la contingence6.
De même qu’une cérémonie proprement religieuse est promise au
succès – des effets bénéfiques pour ceux qui y participent – par l’action
du rite lui-même, action en partie inexplicable par la causalité profane,
de même la représentation est-elle destinée à culminer sur ce succès
(siddhi) auquel le Nāṭyaśāstra consacre un chapitre entier (Bansat-
Boudon, 1992 : 180-189). L’analogie a toutefois ses limites : le sacrifice
est de ce monde (laukika), quand le théâtre ne l’est pas, ou pas tout à
fait7. D’autre part, le contrat qui régit les échanges, dans le sacrifice,
entre officiants et sacrifiant est un contrat d’exactitude, donc de vérité,
diamétralement opposé au « contrat de feintise » (Ducrot, Schaeffer,
1995 : 615) qui est l’essence même du théâtre. On voit que ritualité du
théâtre et théâtralité du rite sont dans un rapport constamment
réciproque, avec peut-être, comme enjeu secret, l’affirmation paradoxale
de la mise en miroir, autour du pivot du rite, de la réalité du théâtre et de
la théâtralité de la vie :

6
La glose d’Abhinavagupta ad Nāṭyaśāstra I 17 fait explicitement un acteur de
l’officiant des rites magiques décrits dans l’Atharvaveda. De même, l’adhvaryu,
spécialiste du Yajurveda, et qui est l’officiant affecté à la partie gestuelle du rite
(manipulation de substances et d’objets, déplacements incessants qui le font
« cheminer » – d’où son nom, dérivé d’adhvan, le « chemin » – sur le terrain
sacrificiel) est-il implicitement comparé à l’acteur en représentation, celui qui déploie
les abhinaya ; voir Bansat-Boudon, 1996 : 170-171.
7
Voir infra.
172 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Entre le rite comme drame, pilotant à distance les comportements autorisés


dans la vie courante, pour pouvoir encore se dire âryen, et cette vie même, le
théâtre indien s’insère alors comme un relais, un drame qui est encore, en
secret, un rite, comme le rite était déjà un drame et le même, celui qui, pa-
rallèlement, s’inscrivait dans l’histoire (Mus, 1967 : 384).
Décelant ainsi dans le modèle dramatique le principe explicatif de la
pensée et de la société indiennes, Paul Mus a cette formule hardie :
« Voilà comme l’Inde est devenue hindoue, en se jouant elle-même à
elle-même » (ibid.).
Revenons au mythe d’origine. Ce qu’il montre également, c’est que
le théâtre, s’il n’est pas dérivé du rite, lui est étroitement associé,
puisque la première représentation est donnée à l’occasion de
l’Indradhvajamaha, fête védique de l’étendard d’Indra. Cette articula-
tion mythique du théâtre et du rite se prolonge dans la pratique bien
réelle du théâtre, celle qui met en place le pūrvaraṅga, l’« avant-
scène », longuement décrit au chapitre V du Nāṭyaśāstra. Reproduction
symbolique de l’Indradhvajamaha, le pūrvaraṅga est un rituel théâtra-
lisé qui précède immédiatement, comme son nom l’indique, la repré-
sentation de la fiction dramatique, tout en étant lui-même précédé d’un
autre rite, le raṅgadaivatapūjana, rituel pur d’hommage aux divinités de
la scène, exposé au chapitre III8.
On peut penser que la pratique du pūrvaraṅga (et peut-être celle du
raṅgadaivatapūjana) s’est perpétuée pendant l’âge classique,
éventuellement sous une forme resserrée, ne serait-ce que parce que le
Kūṭiyāṭṭam et le Kathākaḷi en maintiennent (ou en ont maintenu, pour le
Kathākaḷi) l’usage (Meerwarth, 1926 : 198-200). On sait, en revanche,
grâce aux prologues du répertoire classique, que toute représentation
d’une œuvre nouvelle se greffait sur une cérémonie religieuse – la fête
du printemps, celle d’une divinité, des noces, un sacrifice royal –, à la
façon dont la Fête de l’étendard d’Indra avait fourni le lieu et le moment
de la représentation archétypale du théâtre indien.
Entre éléments mythiques, hypothèses occidentales et bribes de ma-
tériaux historiques, la reconstitution d’une genèse du théâtre indien
s’avère donc hasardeuse. Une chose, au moins, est sûre : la théâtralité
indienne s’est construite autour d’un noyau indien. L’œuvre
d’Aśvaghoṣa, le grand docteur bouddhiste contemporain de l’empereur
Kaniṣka, laisse apercevoir un théâtre religieux qui, au IIe siècle de notre
ère, se coule dans le moule d’un théâtre profane, ainsi que l’indique la
participation du Bouffon à l’intrigue d’un drame édifiant dont les héros

8
Sur ces deux rites, et pour une interprétation qui s’écarte de celle de Kuiper (1979),
voir Bansat-Boudon, 1992 : 67-80 et 1995 : 123-126.
L’Inde et l’impératif théâtral 173

sont de jeunes ascètes, disciples du Bouddha9. Or la forme déjà cano-


nique de ce modèle profane atteste l’existence d’une pratique antérieure
qui autorise à créditer le théâtre indien d’une antiquité plus haute, bien
qu’indéterminée.
Du moins ces mêmes matériaux qui sont insuffisants à dessiner pré-
cisément une genèse de l’art dramatique indien montrent-ils assez, en
dépit des préjugés ethnocentristes en vogue au XIXe siècle, dans les
milieux sanskritistes, qu’il ne doit rien au théâtre grec, paradigme du
théâtre occidental (Lévi, 1890 : 343-366 ; Bansat-Boudon, 2004 : 21,
note 37). Tout l’en distingue, comme on le vérifiera au moment
d’étudier les caractéristiques de la scène indienne, exception faite,
évidemment, des traits universellement partagés qui font que le théâtre
est théâtre.
On n’est en terrain ferme qu’avec le corpus dramatique parvenu
jusqu’à nous – et, nous le verrons, avec la théorie dramatique consignée
dans le Traité du théâtre. Ce qui frappe d’emblée, c’est une certaine
immobilité de la théâtralité indienne. Les pièces du théâtre sanskrit que
nous appelons « classique » nous apparaissent en effet dans une sorte
d’état de perfection où ne transparaît rien, ou presque, de la genèse dont
il est le produit. D’autre part, l’histoire de ce théâtre, jalonnée pourtant
de noms et de titres fameux, ne se laisse que partiellement décrire en
termes chronologiques, plusieurs incertitudes, dont certaines considé-
rables, pesant sur la date de telle œuvre, quand ce n’est pas sur le nom
de l’auteur (qui est ce Śūdraka, auteur du Petit Chariot de terre cuite, roi
dont le nom est celui de la dernière classe sociale ?) ou sa biographie,
remplacée par la légende10. Tout au plus notera-t-on une tendance
croissante à la complexification de l’action et de la facture dramatiques
qu’illustrerait, par contraste, dans les débuts de ce théâtre, l’œuvre de
9
Il s’agit du Śāriputraprakaraṇa, du nom de son héros, Śāriputra, dont on a pu
restituer une partie des deux derniers actes (voir Bansat-Boudon, 2006 : XVI). Sylvain
Lévi, dans un article passé presque inaperçu, a montré qu’un autre drame, le
Rāṣṭrapālanāṭaka (qui met en scène le héros éponyme, Rāṣṭrapāla), connu seulement
par la transposition diégétique qu’en ont donnée des sources chinoises et jaina,
pouvait être attribué à Aśvaghoṣa ; sur cette question, et ses implications pour un
essai d’histoire du théâtre indien, voir Bansat-Boudon, 2007 : 35-71.
10
L’incertitude est extrême sur la datation de Viśākhadatta, auteur du fameux Rākṣasa
au sceau (Mudrārākṣasa), qui pourrait être placé entre les IIIe et IXe siècles. De même
Bhāsa, sur la date duquel on continue de débattre, serait susceptible d’avoir vécu
entre le IIe et le VIIIe siècle. Encore la question se pose-t-elle également d’une
attribution unique du cycle des treize pièces de Trivandrum à un seul auteur,
répondant au nom de Bhāsa (voir Bansat-Boudon, 2006 : 1181-1192). Il n’est pas
jusqu’à Kālidāsa, le plus célèbre des poètes indiens, dont la date ne soit encore
discutée (Bansat-Boudon, 1996 : 19-28). Sur la biographie remplacée par la légende,
voir l’exemple de Kālidāsa (Bansat-Boudon, 1996 : 11-19).
174 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Bhāsa (si tant est qu’il soit légitime de le dater du IIe siècle de notre ère
et de lui attribuer les treize pièces de Trivandrum découvertes, en 1910,
par T. Gaṇapati Śāstri), plus brève, plus rapide et d’un style plus sobre
que les drames ultérieurs ou supposés tels.
Quoi qu’il en soit de ces lacunes, on peut avancer, sur la foi de
quelques données éparses dans les chroniques et les textes littéraires 11,
ou par hypothèse, à partir d’éléments de chronologie relative, que le
théâtre de l’Inde ancienne est à son apogée entre le IIe et le XIe siècle.
C’est dans cet espace de temps que sont composées les œuvres les plus
célèbres : les drames de Bhāsa, les trois pièces de Kālidāsa, Le Petit
Chariot de terre cuite, Le Rākṣasa au sceau (Mudrārākṣasa), les œuvres
de Harṣa et de Bhavabhūti, Les Tresses renouées (Veṇisaṃhāra), Le
Précieux Rāghava (Anargharāghava), Le Lever de lune de l’éveil [de la
connaissance] (Prabodhacandrodaya)12.
Le trait le plus saillant de ce théâtre, quelle que soit la date avérée ou
présumée de ses œuvres, est une grande homogénéité formelle et thé-
matique, qui n’est pas sans rappeler celle du théâtre occidental, à ceci
près que cette dernière est généralement contenue dans les limites
d’un siècle – le XVIIe siècle français, le théâtre élisabéthain – ou d’une
école – le drame romantique. La particularité indienne, en revanche,
tient à ce que la même unité caractérise le long âge d’or d’un théâtre qui
se déploie sur près de dix siècles.
Néanmoins, chaque œuvre est singulière, jusqu’à celles qui repren-
nent un canevas précédent13, par le point de vue adopté pour circonscrire
un sujet dans la masse des sources disponibles, par le style, la facture, le
rythme et l’économie de l’intrigue, le traitement psychologique d’un
personnage, l’usage d’un ressort dramatique original, ou l’invention
d’un motif, voire d’un épisode, absent, par exemple, de l’épopée dont la
pièce s’inspire. Ainsi l’acte III des Statues (Pratimānāṭaka), œuvre de
Bhāsa, met-il en scène une halte du prince Bharata, le plus jeune frère de
Rāma, dans un sanctuaire abritant les statues funéraires de ses ancêtres.
Scène qui, non seulement est sans équivalent dans le Rāmāyaṇa, mais
n’a pas de correspondant dans la réalité du culte des morts que nous font
connaître les textes, normatifs ou littéraires, de l’Inde ancienne
(Malamoud in Bansat-Boudon, 2006 : 1193-1197).
11
C’est ainsi que l’on peut dater Bhavabhūti du premier quart du VIIIe siècle ; voir
Bansat-Boudon, 2006 : 1404-1406.
12
Pour un panorama et une tentative d’« histoire » du théâtre de l’Inde ancienne, voir
Bansat-Boudon, 2006 : XX-XXVII. On trouvera la traduction de plusieurs des pièces
citées ici dans Bansat-Boudon, 2006.
13
Ainsi la Priyadarśikā de Harṣa reprend-elle le schéma de Mālavikāgnimitra, œuvre
de Kālidāsa.
L’Inde et l’impératif théâtral 175

L’appartenance déclarée à un genre dramatique particulier régi par


ses propres règles, et le petit nombre des sources mises à la disposition
de l’auteur contribuent au sentiment d’uniformité et de relative fixité.
Les deux épopées, le cycle des contes, quelques rares sujets d’invention
– limités au genre de la nāṭikā et du prakaraṇa14, mais qui se confor-
ment à un petit nombre de schémas connus –, quelques thèmes my-
thiques, présents, notamment, dans les Veda15, voilà l’essentiel du
matériau dramatique.
Pas de pièces politiques, du moins au sens occidental du terme, qui
implique engagement et contemporanéité. Certes, le Mudrārākṣasa a
pour protagoniste Cāṇakya, par ailleurs l’auteur du traité indien de
politique, l’Arthaśāstra, mais c’est un héros légendaire, et la politique
revêt, dans la pièce, une dimension toute littéraire qui déroule parallèle-
ment l’intrigue politique et celle du drame lui-même. Pas davantage de
pièces historiques – l’histoire n’apparaissant qu’en toile de fond et
comme instrument du dénouement de la « comédie de harem » qu’est
Mālavikā et Agnimitra (Mālavikāgnimitra) de Kālidāsa. Quant à la
critique sociale, elle ne se fait jour que sous les traits grossis et conven-
tionnels de la farce (prahasana).
Le drame allégorique lui-même, qui aurait pu ouvrir un espace de
liberté dans le catalogue restreint des sources d’inspiration en faisant
advenir un théâtre des idées, obéit à des codes et à des conventions qui
remontent aux plus anciens spécimens connus – des fragments d’une
pièce d’Aśvaghoṣa dont les protagonistes sont Intelligence, Constance et
Renommée, célébrant le Bouddha (Bansat-Boudon, 2006 : XVII). Encore
n’est-il représenté, dans l’état actuel de nos connaissances, que par Le
Lever de lune de l’éveil [de la connaissance] (Prabodhacandrodaya),
de Kr̥ṣṇamiśra (XIe siècle)16, et par son décalque tardif, d’inspiration
viṣṇuïte, Le Lever de lune de la conscience (Caitanyacandrodaya), de
Kavikarṇapura (XVIe siècle). Toutefois sa productivité pourrait avoir été
plus grande, si l’on considère qu’il a pu fournir le modèle d’autres
formes « abstraites » telles que la pièce philosophique de Jayantabhaṭṭa
(IXe siècle), La Foule des traditions (Āgamaḍambara), et l’unique drame
« grammatical » qui nous soit parvenu (Bansat-Boudon, 2006 : XXIV).
Tout, ou presque, a été prévu, et il n’y a plus qu’à s’y conformer.

14
Respectivement la « comédie de harem » et la « comédie de mœurs », si l’on essaie
de rapporter la typologie indienne à la nôtre. Sur les dix genres (daśarūpaka), voir
notamment Lévi, 1963 [1890] : 140-145 et Bansat-Boudon, 1994.
15
Ainsi Vikramorvasī transpose-t-elle au théâtre le mythe du vieil hymne dialogué de
R̥gveda X 95.
16
Traduction d’A. Pédraglio (1979). Voir également l’édition et la traduction récentes
du texte (Kapstein : 2009).
176 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Ainsi apparaît-il rapidement au lecteur que ces œuvres obéissent à


des canons très stricts, qui sont fonction du genre et déterminent, en
particulier, l’intrigue, et, par l’intermédiaire des didascalies, le protocole
de jeu17. Ces canons sont consignés dans ce texte unique dans l’histoire
des littératures qu’est le Nāṭyaśāstra ou Traité du théâtre, dont l’autorité
est demeurée incontestée depuis sa date de composition (probablement,
er e
I -II siècle de notre ère), même si, de nos jours, il n’est guère plus
qu’une sorte de talisman verbal pour ceux qui entendent s’en réclamer
(Bansat-Boudon, 1992 : 35-38).
Face aux poétiques partielles et souvent polémiques de l’Occident,
qui font sens dans un contexte socioculturel et politique donné, le
Nāṭyaśāstra se présente comme une poétique unique, exhaustive et
homogène, attribuée de surcroît à un auteur mythique, le sage Bharata,
ce qui la met à l’abri des dangers de la subjectivité. C’est là, dans ce
traité fondateur, que se trouve probablement le trait majeur de la théâ-
tralité indienne, la clé du système, ce qui a contribué à le fixer, comme
la grammaire de Pāṇini a fixé, en la codifiant, la langue savante qu’on
parlait de son temps, parce qu’elle était menacée par la vitalité des
langues vernaculaires.
À l’instar des œuvres du théâtre classique, le Nāṭyaśāstra nous appa-
raît dans un état de perfection qui laisse confusément entrevoir une
longue tradition antérieure. Le Nāṭyaśāstra, en effet, n’est pas un com-
mencement absolu. Outre que la grammaire de Pāṇini mentionne, au
e
V siècle avant J.-C., un Naṭasūtra (Les Aphorismes de l’acteur), œuvre
de Kr̥śāsva et Śilālin, le traité lui-même fait référence, ici et là, à un état
antérieur de la théorie dramatique, à propos du bhāṇa18, par exemple, ou
des noms donnés aux rasa (Bansat-Boudon, 1992 : 34-35), et cite, à
l’appui de ses définitions, des ānuvaṃśya śloka ou « vers de la li-
gnée »19. Il y a là une inscription dans la tradition sur laquelle insiste le
commentateur, Abhinavagupta.
Dans le même temps, le Nāṭyaśāstra enregistre, bien que tacitement
le plus souvent, des composantes de la théâtralité qui correspondent sans
doute à une évolution de la pratique ; ainsi l’adjonction subreptice d’un
onzième genre, la nāṭikā, au groupe, pourtant canonique, des dix genres
supérieurs. Tel est vraisemblablement le sens de l’observation ultime de
Bharata, selon laquelle il s’en remet à Kohala, son fils, du soin de
compléter son exposé dans un « Livre second », l’Uttaratantra

17
Nous avons pu parler de « topoi de jeu », tels que la cueillette des fleurs, la parure, la
descente du char, l’arrosage des arbres, etc. ; voir Bansat-Boudon, 1994a : 299-300.
18
Le « monologue » ou l’un des dix grands genres.
19
Voir infra.
L’Inde et l’impératif théâtral 177

(Nāṭyaśāstra XXXVII 18). Ainsi le Nāṭyaśāstra prend-il soin de signa-


ler, fût-ce à mots couverts, qu’il n’est ni un commencement, ni une fin,
ne serait-ce qu’en raison du caractère infiniment ductile de son objet, en
perpétuelle transformation20.
D’une ampleur considérable (six mille vers et plusieurs passages en
prose distribués en trente-six, ou, selon les éditions, trente-sept cha-
pitres), le Nāṭyaśāstra s’augmente encore de la glose d’Abhinavagupta
sans laquelle il resterait la plupart du temps lettre morte. Il rend compte
de l’état du théâtre indien à un moment donné et contribue à sa pérenni-
sation, dans la mesure où il prescrit autant qu’il décrit. Il n’omet rien de
ce qui constitue la conception indienne du théâtre, en sorte que les titres
de ses chapitres dessinent la physionomie exacte d’un objet étonnam-
ment complexe21 : de l’architecture de l’édifice théâtral au succès ; des
rites qui précèdent la représentation au détail du dispositif qu’elle met en
œuvre – la récitation, le jeu de l’acteur, la danse, les conventions,
l’occupation de l’espace, avec des considérations sur les aires scéniques
(kakṣyā), les démarches et les postures, et, véritable traité dans le traité,
un long exposé consacré au chant et à la musique (Bansat-Boudon,
1992 : 189-215). À quoi s’ajoutent les prescriptions relatives au texte
dramatique – l’agencement de l’intrigue selon une typologie subtile,
inconnue du théâtre occidental, et, entre une leçon de sanskrit et une de
prākrit, un exposé des règles de la rhétorique et de la prosodie. Car,
enseigne le Nāṭyaśāstra, le texte est la tanu, le « corps » ou plutôt
l’« essence » du théâtre22. Et encore, aux chapitres VI et VII, respective-
ment consacrés aux rasa, les « sentiments » esthétiques, et aux bhāva,
les affects ordinaires, l’ébauche de ce qui deviendra une théorie esthé-
tique à part entière, quand l’exégèse, en particulier celle des śivaïtes non
dualistes cachemiriens, se sera emparée du Traité. Enfin, instrument de
légitimité, un mythe d’origine très élaboré, en deux volets, sur lequel le

20
L’adjonction de la nāṭikā à la liste, en principe close, des « dix genres » est un indice
de l’inflation générique qu’enregistreront les traités ultérieurs. Symétriquement, on
remarque la totale improductivité, à l’époque classique, de la moitié de ces « dix
genres » : l’aṅka, la vīthī, le ḍima, l’īhāmr̥ga et le samavakāra (Bansat-Boudon,
1992 : 36). Sur la liste indéfiniment ouverte des genres ultérieurs et « mineurs » que
sont les uparūpaka, voir Bansat-Boudon, 1994.
21
Voir le sommaire du Nāṭyaśāstra dans Bansat-Boudon, 1992 : 91-93, et le tableau
synoptique des éléments constitutifs du théâtre en 3e de couverture, sous forme de
dépliant.
22
Voir, notamment, Nāṭyaśāstra XIV 2a (où vāc désigne le texte dramatique) : vāci
yatnas tu kartavyo nāṭyasyeyaṃ tanuḥ smr̥tā/, « Mais il faut faire effort dans le
domaine du texte : celui-ci est considéré comme l’essence de la pièce », dans Bansat-
Boudon, 1992 : 128.
178 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Nāṭyaśāstra s’ouvre (chapitre I) et se ferme (chapitres XXXVI et XXXVII),


et qui fonde en dignité tant l’ouvrage que son objet.
Voilà le théâtre assujetti à une norme et pour longtemps. Il ne reste
pas d’autre issue aux poètes dramatiques (mais en cherchent-ils une ?)
que de se couler dans un moule qui, pour être préétabli, n’en est pas
moins infiniment divers, et n’entrave, on s’en doute, ni l’originalité ni le
talent. Le Nāṭyaśāstra n’est, après tout, qu’une version extrême de la
consigne des « gênes exquises » que Valéry posait comme condition à
l’exercice de la poésie.
On voit qu’à bien des égards le Nāṭyaśāstra nous en dit plus sur le
théâtre que n’en disent les productions de ce même théâtre, parce que la
théorie introduit des éléments d’intelligence autres que ce à quoi elle
s’applique.
Un dernier point, à propos de mon analyse du Nāṭyaśāstra comme
une poétique homogène et cohérente. La critique textuelle s’est saisie de
la question. Mettant au jour interpolations et composition en strates du
traité, elle a non seulement conclu à une compilation, mais en a dénoncé
le désordre (Srinivasan, 1980 ; Rocher, 1981)23. Il est indispensable de
tenir compte de ces travaux. Le caractère composite du traité ne fait pas
de doute, en effet, ne serait-ce que stylistiquement. S’il est vrai que
l’ouvrage est constitué, pour sa plus grande part, des vers mnémoniques
que sont les kārikā, on recense également d’autres modalités du texte et,
en particulier, un certain nombre de passages en prose au sein desquels
il faut distinguer ceux qui font partie intégrante de l’exposé, au même
titre que les kārikā (le chapitre XVII est dans une large mesure construit
de la sorte), et ceux (au demeurant limités aux chapitres VI et VII) qui se
signalent par leur style « sūtra », si caractéristique de toute la littérature
didactique et spéculative, où le commentaire (bhāṣya) suit nécessaire-
ment l’énoncé aphoristique (sūtra). On relève également, disséminés
dans le tissu du texte, des ānuvaṃśya śloka, « vers de la lignée »
– citations en mètre āryā ou anuṣṭubh, que Bharata incorpore à son
exposé et qu’il emprunte à la tradition. D’autre part, comme la plupart
des textes de cette ampleur, le Nāṭyaśāstra s’est probablement constitué
sur une période de temps assez longue, ce qui remettrait en question
l’affirmation d’homogénéité soutenue par la tradition.
Il n’en est pas moins légitime, suivant en cela l’exégèse
d’Abhinavagupta, de considérer que le Nāṭyaśāstra, fût-il une compila-
tion, obéit à un vaste dessein d’ensemble. Non seulement la marqueterie
de formes que nous avons évoquée indique que le Nāṭyaśāstra opère la
synthèse de ce qui s’est fait et dit avant lui en matière de théâtre, mais
23
Sur la question des recensions du Nāṭyaśāstra, voir Bansat-Boudon, 1992 : 28-29.
L’Inde et l’impératif théâtral 179

cette synthèse est organisée par un projet de pensée et d’exposition qui


inclut ce qui se fait au moment même où le traité se constitue. C’est
ainsi que, en réponse à des observations anciennes sur l’économie du
texte qui ne sont pas sans préfigurer les critiques contemporaines24,
Abhinavagupta n’hésite pas à poser d’emblée, dans son commentaire au
premier chapitre, une définition aussi lapidaire que péremptoire : le
Nāṭyaśāstra est un mahāvākya, une « Grande phrase » de six mille vers,
énoncée par un unique locuteur, le sage Bharata – une « Grande
phrase », c’est-à-dire un développement gouverné par des lois qui lui
sont propres25. Plus loin, Abhinavagupta s’emploiera à démontrer dans
le détail que le Nāṭyaśāstra obéit à un principe de cohérence interne26.
On comprend qu’un tel texte contienne en germe toute la théorie es-
thétique indienne, dont Abhinavagupta sera, aux Xe-XIe siècles, le pen-
seur le plus remarquable. Sans cette poétique sous-jacente, le traité
n’aurait vraisemblablement eu ni cette cohérence, ni cette exhaustivité.
Il aurait en effet manqué son objet : définir, certes, le théâtre à l’usage
de ses praticiens (l’acteur et le poète), mais pour atteindre à la fin que lui
ont fixée les dieux, le ravissement esthétique (rasa), qui est plus que lui-
même, dans la mesure où il fait advenir tant l’instruction (vyutpatti)
susceptible de rétablir ou maintenir l’observance du dharma, l’ordre
sociocosmique (Bansat-Boudon, 1992 : 104-107), que cet au-delà de
l’instruction qu’est le Savoir par excellence (jñāna), autrement dit,
insistent les raisonnements śivaïtes, une forme de la délivrance (mokṣa)
– plus exactement la délivrance en cette vie (jīvanmukti), comme on le
verra plus loin.
C’est ainsi que le Nāṭyaśāstra installe une tradition qui sert de fonde-
ment à une histoire du théâtre indien. Par un effet de renversement
diachronique, des formes tardives, comme la yātrā du Bengale, adapta-
tion kr̥ṣṇaïte de la yātrā bouddhique, ou ces formes toujours vigoureuses
aujourd’hui que sont le Kūṭiyāṭṭam et le Kathākaḷi, permettent d’éclairer
rétrospectivement nombre de traits de la théâtralité indienne qu’expose
le Nāṭyaśāstra, et, plus encore, ce qui fait l’esprit même de son proto-
cole spectaculaire. Cela d’autant que le répertoire du Kūṭiyāṭṭam associe

24
Abhinavagupta se fait l’écho d’exégètes qui proposent d’attribuer à un disciple de
Bharata les questions dont le texte est émaillé et certaines des réponses qui leur sont
faites ; voir Bansat-Boudon, 1992 : 86-87.
25
Abhinavabhāratī ad Nāṭyaśāstra I 1-5 (vol. I, p. 8) : […] mahāvākyātmanā
ṣaṭsahasrīrūpeṇa […] śāstreṇa tattvaṃ nirṇīyate, « L’essence [de l’art dramatique]
est exposée par ce traité qui consiste en une Grande phrase constituée de six mille
śloka. »
26
Abhinavabhāratī ad Nāṭyaśāstra VI 10 sqq. Pour le détail de son argumentation, voir
Bansat-Boudon, 1992 : 87-90.
180 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

des pièces écrites pour lui, à partir du IXe siècle, à plusieurs œuvres du
théâtre classique, avec une prédilection pour les drames de Bhāsa
(Bansat-Boudon, 2006 : XXV-XXVII). Ainsi, autre trait unique dans
l’histoire universelle du théâtre, le Kūṭiyāṭṭam donne-t-il à voir et à
entendre le théâtre le plus ancien, faisant sonner le sanskrit et les
prākrits du dialogue, et déployant les fastes d’un dispositif spectaculaire
décrit, pour l’essentiel, dans le Nāṭyaśāstra.
Respectueuse à bien des égards des codes anciens, l’esthétique de ces
formes tardives n’en est pas moins singulière, et l’on observe que, loin
d’être l’ultime chaînon de la tradition, le Kūṭiyāṭṭam, né au IXe siècle,
devient le modèle du Kathākaḷi. Apparu au XVIe siècle, le Kathākaḷi
s’efforcera à son tour de gagner son indépendance esthétique, en se
dotant d’un répertoire d’œuvres entièrement nouvelles, composées à son
usage.
Il y a donc bien une histoire du théâtre indien, mais celle du théâtre
classique, à son apogée entre le IIe et le XIe siècle, est comme suspendue.
C’est de ce théâtre-là et de ses caractéristiques formelles que nous
parlerons brièvement.

II. Poétique
L’« énigme de l’impératif théâtral », pour reprendre la formule de
Pierre Legendre, implique une double question : « Pourquoi et comment
le théâtre ? » L’Inde répond doublement au « Pourquoi ? » avec le
mythe d’origine qu’elle donne à l’art dramatique et la théorie esthétique
qu’elle construit à partir de l’expérience du spectateur.
Aux origines du théâtre, le désordre ; celui qu’ont progressivement
installé la désagrégation du savoir, l’oubli des règles, la dissolution des
mœurs, la corruption des sacrifices. Alarmés, les dieux tentent d’y
remédier en créant un nouvel objet, capable d’instruire par le biais du
plaisir. Ils demandent à Brahmā de créer un « objet de jeu à voir et à
entendre », qui, se substituant à l’austère enseignement des Veda et des
traités, sera destiné à l’édification d’une humanité dégradée et dissolue27.
Ainsi naît le théâtre, que les dieux, séduits, font d’abord mine de se
réserver.
27
Nāṭyaśāstra I, 11-12 : mahendrapramukhair devair uktaḥ kila pitāmahaḥ/
krīḍānīyakam icchāmo dr̥śyaṃ śravyaṃ ca yad bhavet// na vedavyavahāro ’yaṃ
saṃśrāvyaḥ śūdrajātiṣu/ tasmāt sr̥jāparaṃ vedaṃ pañcamaṃ sārvavarṇikam//,
« Conduits par le grand Indra, les dieux, comme on sait, s’adressèrent à Pitāmaha :
“Nous voulons quelque chose qui soit objet de jeu (krīḍanīyaka), quelque chose qui
soit à voir et à entendre. Pour ces générations de śūdra, la pratique des Veda ne peut
faire l’objet d’une transmission orale. Émets donc un nouveau et cinquième Veda
destiné à toutes les classes”. »
L’Inde et l’impératif théâtral 181

Il descend, pourtant, parmi les hommes auxquels il était destiné,


grâce à la nymphe Urvaśī, l’actrice divine. Éprise du roi Purūravas, elle
le rejoint sur terre et vit à ses côtés, introduisant le théâtre à sa cour.
L’histoire du théâtre ne fait que commencer. Elle se confond pour un
temps encore avec celle de cette passion amoureuse entre une déesse et
un mortel, qui prend fin, dans la version la plus ancienne du mythe, avec
le rappel de la nymphe au séjour céleste. Le roi sombre dans le déses-
poir, l’art du théâtre s’éteint. Nostalgique des représentations drama-
tiques de son enfance, le petit-fils de Purūravas, Nahuṣa, en demande la
restitution aux dieux, qui accèdent à sa prière. Voilà le théâtre définiti-
vement établi parmi les hommes, comme un jeu dispensateur de plaisir
– l’émotion esthétique –, ayant par là vocation à refonder les valeurs
éthiques. C’est ainsi que le mythe indien apporte l’une des réponses à la
question : « Pourquoi le théâtre ? »
Or la question « Comment le théâtre ? » se présente aussitôt, indisso-
ciable de la première, puisque le théâtre n’atteindrait pas son but – le
plaisir et l’instruction – sans la perfection formelle qu’exige un constat
fondateur : le théâtre n’est pas la réalité, il est de l’essence du théâtre de
n’être pas la réalité. À quoi bon le théâtre s’il devait être la réalité ?
Cependant, il est presque la réalité, il est de l’ordre de la réalité, qu’il
imite, représente, voire célèbre ou sublime – on le verra plus loin. À la
conception occidentale de mimèsis, répond, en effet, la notion indienne
d’anukaraṇa, « imitation ». Le théâtre est une fiction qui se donne pour
la réalité, afin de mieux la montrer aux hommes. Ce théâtre-fiction est
donc « poésie » (au sens étymologique du vocable grec), et même, dans
les raisonnements indiens, le meilleur de la poésie (kāvya), la poésie par
excellence (Bansat-Boudon, 1992 : 21). Ce théâtre, si puissamment
dramatique et spectaculaire, se lit aussi comme un poème.
C’est pourquoi, l’un des couples de notions opposées qui organisent
la pensée indienne, sur le modèle de mérite/démérite, joie/chagrin,
savoir/ignorance, est précisément la dichotomie loke/nāṭye : « dans le
monde » / « au théâtre ». C’est pourquoi encore la définition la plus
simple et la plus complète du théâtre, après la définition programma-
tique qu’en ont donnée les dieux, consiste en l’épithète qui lui est tou-
jours associée : le théâtre est alaukika, il « n’est pas de ce monde », il
est « extra-ordinaire ». L’adjectif alaukika, en effet, est l’antonyme de
laukika, lui-même dérivé du substantif loka, le « monde ». Ainsi laukika
signifie-t-il « mondain », « ordinaire », et alaukika « qui n’est pas
mondain, extra-ordinaire » – lokottara étant un synonyme. C’est en ce
sens, à cette condition, que le théâtre peut être le lieu et l’occasion d’une
expérience esthétique, elle-même alaukika. L’émerveillement de
l’alaukikatva, cette « non-appartenance au monde » (le monde des
intérêts finis), annonce et conditionne l’émerveillement de l’expérience
182 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

esthétique qui confine, dans les spéculations śivaïtes, à l’expérience


spirituelle.
En quoi consiste cet alaukikatva ? En premier lieu, le théâtre indien
est un spectacle total, conjuguant texte, jeu, musique, chant et danse. Il
est cet art « concertant », par quoi s’explique que le terme nāṭya,
« théâtre », ait pour synonymes des vocables dont le sens premier est
« musicalité » (c’est le tauryatrika, la « triple musicalité ») ou
« concert » (saṃgītaka).
S’il s’apparente à l’opéra occidental par la diversité des moyens mis
en œuvre, il s’en distingue tout autant, dans la mesure notamment où
l’opéra subordonne le jeu à la musique et au chant, quand le jeu de
l’acteur est l’axe vibrant de la théâtralité indienne. En revanche, par
l’entremise du théâtre balinais dont Antonin Artaud fut le spectateur
ébloui et lucide, le théâtre indien est la source d’inspiration de ce mani-
feste d’une théâtralité nouvelle que représente Le Théâtre et son double.
Ce qu’a retenu Artaud, en effet, de la représentation balinaise, c’est
d’abord l’idée d’un « spectacle total », qui oppose au théâtre de texte de
l’Occident un théâtre d’acteur où triomphent une gestuelle d’une
complexité inouïe et la convention la plus extrême. Artaud a reconnu
dans ce théâtre un « théâtre de la démesure » qu’il va faire sien jusqu’à
lui associer l’idée, étrangère pourtant à la théâtralité indienne, d’un
« théâtre de la cruauté ». Mais ceci est une autre histoire.
Quelles sont donc les caractéristiques formelles qui fondent
l’alaukikatva du théâtre indien ? Nous n’en donnerons que les princi-
pales. On observe d’emblée la double scansion qu’impriment au texte
dramatique l’alternance de la prose et des vers, d’une part, celle des
langues, d’autre part : le sanskrit, réservé aux hommes de haut rang,
côtoie les prākrits, langues de moindre dignité assignées aux hommes de
condition inférieure et aux femmes, quel que soit leur statut ; seules les
érudites et certaines déesses ont l’autorité nécessaire pour parler le
sanskrit. Sur la scène indienne, on parle une langue28 et on les comprend
toutes.
Vers/prose, sanskrit/prākrits, il y a là deux dictions du texte qui sont
sporadiquement présentes sur la scène occidentale – voyez, pour la
seconde, les paysans de Molière ou de Marivaux, ou le petit peuple
vénitien d’Il Campiello ; certaines œuvres de Shakespeare, pour la
première. Elles sont, en revanche, constitutives de la théâtralité in-

28
Notons toutefois, mais c’est encore une convention, que la reine parle le sanskrit
quand elle doit traiter de ces sujets élevés que sont la guerre et la paix, l’astronomie,
la science des auspices et l’art poétique ; voir Bansat-Boudon, 1992 : 166-168, et
Bansat-Boudon, 2006 : XXXIII.
L’Inde et l’impératif théâtral 183

dienne, et obéissent à des principes explicitement énoncés dans le


Nāṭyaśāstra, pour l’emploi des langues sur le théâtre, ou se laissent
déduire, en ce qui concerne la distribution stylistique, de l’usage des
œuvres mêmes. En effet, outre que les vers sont pour l’essentiel réservés
aux locuteurs du sanskrit, la strophe apparaît comme un motif poétique
dans la chaîne prosaïque du dialogue. À cette élévation de la diction et
du style, que met en évidence le protocole de jeu du Kūṭiyāṭṭam, corres-
pond le plus souvent une exaltation du sentiment, lorsque la strophe
s’insère dans la dynamique du dialogue, ou son approfondissement et sa
dilatation quand, descriptive, elle suspend l’action dramatique.
« Théâtre de la démesure », le théâtre indien l’est certainement, par
la forte présence de la musique et du chant ; par la conception élargie,
voire distendue, de l’espace et du temps – l’intrigue de Śakuntalā se
déroule sur sept années ; par la toute-puissance de la convention, qui
impose, par exemple, à la scène indienne de renoncer au décor et aux
accessoires, remplacés par le jeu de l’acteur ; par la complexité inégalée
de ce jeu, dont les différents registres utilisent toute la combinatoire de
l’association et de la dissociation de la parole et du geste, ainsi qu’on le
voit faire, aujourd’hui encore, dans le Kūṭiyāṭṭam29. La convention, voilà
le maître-mot de cette théâtralité. Tout est codifié, jusqu’à la typologie
des démarches (gati) adaptées aux rôles. Or, observe malicieusement
Abhinavagupta, a-t-on jamais vu, dans le monde, un roi parler et mar-
cher au rythme de la musique et du chant ? Mais la convention, c’est
aussi la prédilection du théâtre indien pour le motif de la mise en abyme,
comme s’il aimait à exhiber ses rouages pour mieux confondre le spec-
tateur et l’arracher à sa subjectivité.
C’est dire que la théâtralité indienne se déploie selon un double
mouvement d’écart et d’excès. Ainsi l’esthétique indienne va-t-elle au-
delà de la conception occidentale du théâtre comme mimèsis. Le mythe
d’origine propose une définition du théâtre concurrente de celle
d’anukaraṇa30 : le théâtre est une célébration (anukīrtana), plus exacte-
ment, la « célébration des sentiments (bhāvānukīrtana) du triple monde
tout entier »31, entendant par là que la représentation théâtrale de la
réalité excède cette réalité. Ajoutons que cette célébration contient la
représentation ; elle est une célébration imitante, qui se fait « d’après »
(anu-) un original.

29
Voir les règles du sāmānyābhinaya dans Bansat-Boudon, 1992 : 341-387.
30
Nāṭyaśāstra I 117b : saptadvīpānukaraṇaṃ nāṭyam etad bhaviṣyati//, « L’imitation
des Sept Îles, ce sera le théâtre ».
31
Nāṭyaśāstra I 107b : trailokasyāsya sarvasya nāṭyaṃ bhāvānukīrtanam//.
184 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Porté à son degré de perfection, le verbe poétique déréalise la scène,


tandis que la représentation exclut tout réalisme. Cela se perçoit notam-
ment dans le travail de la voix. Réglée par des conventions élocutoires,
la récitation, neutre du point de vue émotionnel, fait paradoxalement
affleurer, ne serait-ce que par la scansion syntaxique (voire morpho-
logique par endroits) qu’elle imprime à la phrase, une pluralité de
significations, à la différence du théâtre occidental qui fait sonner une
diction naturelle, c’est-à-dire psychologique, et par là univoque. Ce qui
n’empêche pas le Kūṭiyāṭṭam de mettre en place une typologie complète
des récitations correspondant à celle des rôles.
À ce point de l’exposé, nous aimerions contribuer à dissiper deux
malentendus symétriques. Pour certains, le théâtre indien serait un
théâtre de texte, qui ne serait pas destiné à être représenté. D’autres
exégètes, en revanche, croient pouvoir conclure à une dévalorisation du
texte dramatique au profit de son incarnation scénique. Théâtre de texte
contre théâtre de tréteaux.
Comment le théâtre indien ne serait-il pas un théâtre de texte ? Af-
firmant que le texte est « le corps » de la pièce, le Traité du théâtre
consacre plusieurs chapitres au texte, en particulier, à la construction de
l’intrigue, à la prosodie, à la description linguistique des différents
parlers dramatiques. D’autre part, la tradition indienne considère le
théâtre comme la forme la plus haute de la poésie. Enfin, il n’est que de
lire n’importe laquelle des œuvres de ce théâtre pour que sautent aux
yeux ses qualités littéraires et poétiques, autant que l’efficacité drama-
tique de son intrigue.
L’autre préjugé, qui veut que le théâtre de l’Inde ancienne ne soit pas
représentable, n’ait peut-être jamais été représenté, ne peut que céder
devant les preuves de sa vocation scénique. Comment expliquer autre-
ment les règles de pratique théâtrale qui constituent l’essentiel du Traité
du théâtre, et le nom même d’abhinaya que reçoit le jeu de l’acteur,
puisque, dérivé de la racine verbale nī, « conduire », il est défini, dans le
traité même, comme l’« acheminement » vers le spectateur du sens
inscrit par le dramaturge dans son œuvre (Nāṭyaśāstra VIII 6 dans
Bansat-Boudon, 1992 : 146) ? À cela s’ajoutent le chapitre entier
(chapitre II) consacré à l’édification du théâtre, à son architecture et à
ses rites de fondation, ainsi que les chapitres qui prescrivent le cadre
rituel dans lequel s’inscrit la représentation (chapitres III et V).
Sans compter le témoignage des commentateurs anciens, en parti-
culier celui d’Abhinavagupta qui, pour expliquer tel lāsyāṅga (Bansat-
Boudon, 1992 : 281-340), recourt à son expérience de spectateur de
Śakuntalā. Pour exemple de dialogue s’établissant, à l’échelle de la
représentation, entre un « chant merveilleux », que le Traité du théâtre
prescrit dans certaines conditions, et le texte dramatique, Abhinavagupta
L’Inde et l’impératif théâtral 185

donne ce moment de l’acte VII de Śakuntalā où les deux amants sont


face à face après une longue séparation. Entre la réplique du roi qui
implore d’être pardonné et reconnu et l’aparté de Śakuntalā (« Respire, ô
mon cœur, respire enfin ! Dépouillant son hostilité, le destin a pitié de
moi. C’est bien mon époux. »), s’élève, introduit par l’homme de scène,
un chant en prākrit, dont Abhinavagupta donne le texte : « Elle aban-
donne son corps sans force sur les pétales de lotus, elle qui connaît une
passion contrariée pour un amant extraordinairement inaccessible
[…] » ; chant absent, comme il se doit, du texte dramatique, mais à
propos duquel Abhinavagupta témoigne en spectateur. La preuve est
faite qu’aux Xe-XIe siècles, Śakuntalā est toujours donnée sur les scènes
indiennes, et ce, en parfaite conformité avec le dispositif de jeu que
décrit le Traité du théâtre. Et comment ne pas tenir compte de
l’inscription, au répertoire du Kūṭiyāṭṭam, de plusieurs pièces du théâtre
classique ? Au reste, une anecdote conservée par les lignées de cākyār,
les acteurs du Kūṭiyāṭṭam, confirme à son tour que Śakuntalā était
représentée : au premier acte, lorsque paraissent le roi et son cocher
lancés à la poursuite d’une gazelle, la didascalie signale que le cocher
regarde le roi et la gazelle. Or, rapporte la tradition, à regarder le roi
d’un œil et la gazelle en fuite de l’autre, l’acteur chargé du rôle perdit la
vue – ce qui eut pour effet de faire retirer la pièce du répertoire ! Il n’est
pas jusqu’aux mises en abyme, si fréquentes dans le théâtre classique,
qui n’en montrent la vocation scénique, puisque le théâtre dans le théâtre
est une représentation dans la représentation. Enfin, la théorie esthétique
elle-même implique que le théâtre soit représenté, puisqu’elle se
construit autour de la notion de pratyakṣakalpapratīti, « expérience
quasi directe ». Nous y reviendrons.
Autre caractéristique de la théâtralité indienne, la règle du dénoue-
ment heureux, qui va de pair avec l’absence de tragique. L’une et l’autre
s’expliquent tant par le système de pensée qui exclut cette figure fonda-
mentale du tragique qu’est le conflit avec les dieux – au contraire de
l’homme grec, l’homme indien est en accord avec eux, dans la relation
d’amour partagé qu’est la bhakti –, que par la double fin que s’est fixée
le théâtre – plaisir et instruction32. Dans les conceptions indiennes, le
plaisir ne s’accommoderait pas de l’association de terreur et de pitié qui
est au principe de la catharsis. Encore la théorie esthétique indienne y
revient-elle par d’autres voies.
Pour le dire d’un mot, ce que le spectateur vient voir au théâtre, c’est
lui-même, mais lui-même objectivé, c’est-à-dire posé face à lui, homme
de ce monde qui est venu au théâtre, objectivé donc et quintessencié.
32
Sur l’absence de la tragédie et du sentiment tragique, voir Bansat-Boudon,
2006 : XLIII-XLVII et 1190-1192 (Notice à Bhāsa).
186 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

C’est ce que dit Claudel dans L’Échange, par la voix de son personnage,
l’actrice Lechy Elbernon :
L’homme s’ennuie et l’ignorance lui est attachée depuis sa naissance.
Et ne sachant de rien comment cela commence ou finit, c’est pour cela qu’il
va au théâtre.
Et il se regarde lui-même, les mains posées sur les genoux… (L’Échange,
Première version, acte I)
Placé dans la posture de celui qui regarde, c’est-à-dire, du témoin, à
bonne distance de la scène où tout se joue réellement – même si la
réalité est fiction –, le spectateur bénéficie de l’impunité : il est hors
champ, hors jeu. Tout arrive au personnage, rien ne lui arrive à lui.
L’émotion qu’il éprouve est donc épurée, sublimée. Il peut en jouir
impunément, même s’il s’agit d’affects tels que le chagrin, la peur, le
dégoût. C’est cela, c’est cette expérience, que recouvre la notion in-
dienne si connue, et pourtant souvent si mal comprise, de rasa – éty-
mologiquement, la « saveur », le « suc » – qui vaut, métaphoriquement,
pour l’émotion esthétique. Ainsi comprise, la notion n’est pas sans
parenté avec celle de catharsis, que Claudel décrit admirablement :
[…] l’écrivain parle à la place du peuple, de par cette délégation tacite que
consent toute la salle, qui se tait dès que l’acteur ouvre la bouche. Sur la
scène ou autrement, il soulage, il « purge » la multitude du souffle infor-
mulé qu’elle portait dans son sein confus (Mes idées sur le théâtre, 1966 :
24).
Le propre de l’expérience esthétique, en effet, est de transformer ces
affects ou passions ordinaires en « sentiments » : le rire devient le
Comique, le chagrin le Pathétique, la fougue l’Héroïque, l’étonnement
le Merveilleux. De même parlons-nous, nous aussi, du sentiment tra-
gique, comique, pathétique, et ainsi de suite33.
De fait, comme la pensée esthétique indienne l’a parfaitement dé-
mêlé, le dédoublement qui s’opère au théâtre – l’homme-spectateur
regardant une fiction de lui-même – est lui-même redoublé. Car l’être
qui évolue sur la scène, c’est l’acteur, qui vit de la coexistence entre ce
qu’il est et l’absent qu’il rend présent et qui n’est pas lui-même. Une
étrange combinaison de fiction et de réalité, presque une chimère :
l’acteur, être de chair et de sang ; le personnage, abstraction à laquelle
l’acteur prête son corps, sa voix, son esprit, sa sensibilité, donc le sou-
venir de ses expériences passées, non seulement dans cette vie-ci, mais
aussi – et c’est l’apport de la sensibilité indienne à la pensée esthétique –
dans toutes ses vies antérieures, grâce au subconscient que constitue la

33
Sur les huit rasa, et la question du neuvième, voir Bansat-Boudon, 2004 : 97.
L’Inde et l’impératif théâtral 187

masse accumulée des saṃskāra, les traces laissées en soi par chaque
expérience.
La doctrine esthétique indienne a forgé un concept pour rendre compte
du paradoxe où se fonde le théâtre, celui de pratyakṣakalpapratīti :
l’expérience du spectateur au théâtre est une « expérience presque
immédiate », « presque directe », où le « presque » est la clé du
ravissement esthétique. D’une part, en effet, s’il est vrai que les héros
des anciennes épopées s’incarnent aux yeux mêmes des spectateurs, ils
n’en appartiennent pas moins au passé ; l’immédiateté de la repré-
sentation est tempérée par l’antiquité avérée des protagonistes. D’autre
part, ce qui contribue à introduire une distance au sein de la proximité,
le spectateur se souvient, confusément, mais continûment, de la présence
de l’acteur sous le personnage. Et c’est cela aussi qui garantit la distance
face à l’émotion, l’équivalent de la notion brechtienne de distanciation.
À sa façon, Botho Strauss rejoint les analyses indiennes lorsqu’il ob-
serve, parlant du point de vue du spectateur :
Quand [le théâtre] réussit, quand il utilise les comédiens pour ramener le
plus lointain à une inconcevable proximité, il acquiert une beauté déconcer-
tante, et le présent gagne des instants qui le complètent d’une manière in-
soupçonnée (Discours prononcé lors de la réception du prix Georg-Büchner
en 1989).
Si nous avons adopté une perspective théorique, ce n’est pas par
simple disposition personnelle. Toute la pensée esthétique indienne y
invite. Ses premiers linéaments, on l’a vu, ont été posés dans le
Nātỵaśāstra, avant d’être développés par les commentateurs du traité,
pour la plupart des hommes du Cachemire, et des penseurs de ce courant
philosophique et mystique qu’est le śivaïsme non dualiste cachemirien,
illustré par Abhinavagupta34. Car des passerelles se mettent en place
entre théâtre et mystique.
Le rasa, en effet, a pour condition et conséquence d’affranchir le
spectateur de son ego. Autrement dit, l’expérience esthétique, celle que
font advenir le théâtre ou d’autres formes artistiques35, est l’occasion de
se dégager des conditionnements qui enferment chacun de nous quand il
reste un individu livré aux événements et aux affects du monde. Encore
faut-il un acteur et un spectateur accomplis. Le Nāṭyaśāstra s’emploie à
instruire cet acteur ; la poétique indienne dans son ensemble à définir

34
Voir notre article « Aesthetica in nuce dans le mythe d’origine du théâtre indien », in
D’Intino et Guenzi, 2012 (sous presse). Sur l’analogie des expériences esthétique et
mystique, voir Bansat-Boudon, 2004 : 273-284.
35
Voir, par exemple, les développements du Tantrāloka III 208b-210, in Padoux et
Silburn, 1998 : 189-190.
188 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

l’idéal du spectateur à sa perfection : il est un sahr̥daya, un homme


« cordial », sensible autant qu’érudit.
C’est ainsi que l’expérience théâtrale vérifie les postulats qui sont au
cœur du śivaïsme non dualiste cachemirien. Grâce à la déréalisation des
passions qu’opère la représentation dramatique, l’homme de ce monde
qu’est le spectateur se libère de la prison qu’est la détermination subjec-
tive, reconnaît (notion centrale du système)36 son Soi comme indistinct
du Soi universel. De même, le yogin s’exclame-t-il intérieurement :
« Toute cette gloire est mienne ! »37, au spectacle de l’unité recouvrée de
son Être – le Je absolu (aham) débarrassé des scories de l’ego38 – et de
l’univers.
Parce que, dans cette doctrine, la délivrance est comprise comme la
reconnaissance d’une liberté d’essence (svātantrya) qu’avait occultée
une finitude toute contingente, elle-même effet de la nescience (avidyā),
elle est nécessairement conçue et éprouvée comme délivrance en cette
vie. Pareille « reconnaissance », en effet, n’est pas un éclair de lucidité
métaphysique ultime qui surgirait dans les derniers moments pour ouvrir
la voie à une délivrance accessible post mortem ; elle demande un
homme vivant, en situation de vérifier, à chaque instant, héroïquement
– notons cette transposition dans l’ordre « yogique » du sentiment
esthétique qu’est le vīrarasa – l’expérience ininterrompue qu’il fait de la
délivrance au sein même du flot des constructions mentales, agents de
finitude39.
Ainsi en est-il également de l’expérience éprouvée au théâtre, où la
jouissance esthétique vécue comme une reconquête de soi est une figure
de la jīvanmukti. Avec cette différence que l’émancipation ainsi obtenue
ne l’est pas une fois pour toutes, comme c’est le cas pour le yogin dès
qu’il a accédé au Savoir et qu’il est, de ce fait, devenu un jñānin. Elle est
à réinstaurer, à chaque spectacle, puisqu’elle est coextensive au rasa que
ce spectacle fait advenir pendant les cinq ou six jours nécessaires à son

36
C’est la doctrine de la pratyabhijñā, qui a donné son nom à l’une des écoles du
śivaïsme non dualiste cachemirien.
37
Īśvarapratyabhijñākārikā (Vers sur la Reconnaissance du Seigneur) IV 12 : sarvo
mamāyaṃ vibhāva ity, cité à deux reprises dans le commentaire de Yogarāja au
Paramārthasāra (L’Essence de la Réalité suprême), vers 33 et 51 ; voir Bansat-
Boudon et Tripathi, 2010 : 174, 215.
38
Sur la notion centrale qu’est le Je (aham), dans la doctrine, voir Bansat-Boudon et
Tripathi, 2010 : 25-26.
39
Tel est le sens de Īśvarapratyabhijñākārikā IV 12, que développe la Vimarśinī
d’Abhinavagupta. Sur la place de la jīvanmukti dans le śivaïsme non dualiste
cachemirien, voir notamment notre introduction dans Bansat-Boudon et Tripathi,
2010 : 32-48.
L’Inde et l’impératif théâtral 189

déroulement40. La jouissance esthétique est une parenthèse apaisée où


l’homme de ce monde entrevoit, fugitivement mais intensément, la
vérité – son essence.
Du reste, enseignent le Nāṭyaśāstra et son commentaire, même les
sages vont au théâtre41. Entendez, sans doute, les sages ordinaires, ceux
qui n’ont pas encore accédé à la délivrance, peut-être même ceux qui,
pour s’être arrêtés en chemin, sont promis au statut de yogabhraṣṭa, les
« déchus du yoga »42 : au lieu de la félicité cosmique (jagadānanda) et
du « repos dans le Soi » (ātmaviśrānti) auxquels ils aspirent, ils connais-
sent l’amer chagrin d’une ascèse trop rigoureuse et, pour l’instant,
stérile. De l’expérience esthétique comme substitut transitoire à
l’expérience spirituelle de la délivrance. Le yogin accompli, en re-
vanche, autrement dit, dans la doctrine śaiva, ce jñānin qu’est le délivré-
vivant, peut ou non assister aux spectacles du théâtre, à sa guise : il est à
jamais émancipé.
Il y a là des développements qui se lisent in nuce dans le mythe
d’origine du théâtre. Il enseigne que l’âge du théâtre, quelle que soit
l’ère (ou kalpa) de son avènement (n’oublions pas que la conception
indienne du temps est cyclique), est le tretāyuga, l’âge d’argent, gou-
verné par le rajas, principe d’activité et de passion, par où s’exprime
l’inquiétude fondamentale de l’homme. La cosmogonie dans laquelle
s’inscrit le théâtre en détermine ainsi la fonction : il est la réponse à
l’intranquillité des hommes, elle-même l’effet de la combinaison de
peine et de joie qui caractérise la vie en ce monde. À ce titre, le théâtre
est un art essentiellement humain, d’autant qu’évoluent sur son estrade
des acteurs humains. En effet, les dieux, priés par Brahmā d’être les
interprètes du théâtre qu’il vient de créer à leur requête, se sont récusés.
Eux qui savent la destination première du théâtre (qui est de restaurer le
dharma) pour l’avoir eux-mêmes fixée, savent aussi que la félicité sans
mélange des immortels les frappe d’incompétence pour les « œuvres du
théâtre » (Nāṭyaśāstra I 22 in Bansat-Boudon, 1992 : 26.).

40
Abhinavabhāratī ad Nāṭyaśāstra I 107, cité et traduit dans Bansat-Boudon et
Tripathi, 2010 : 56 (note 218).
41
Nāṭyaśāstra I 114 : « À ceux que le malheur, la fatigue ou le chagrin tourmentent, à
ceux qui s’adonnent à l’ascèse, ce théâtre apportera le repos (viśrānti) en ce monde
(loke) » ; et Abhinavabhāratī ad loc. : « Un théâtre de cette sorte apportera le repos
aux ascètes, il empêchera que le chagrin n’envahisse leurs cœurs tourmentés de
l’extrême faiblesse que provoque la pratique ininterrompue de vœux tels que le
kr̥cchracāndrāyaṇa , etc. » (voir Bansat-Boudon, 2004 : 122).
42
Sur l’usage śaiva de la notion de yogabhraṣṭa, voir Paramārthasāra 98-101 dans
Bansat-Boudon et Tripathi, 2010 : 304-309 ; également, op. cit. : 18, 31.
190 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Ainsi s’explique encore la définition du théâtre comme un « objet de


jeu », puisque le jeu ne se conçoit pas, commente Abhinavagupta, dans
un temps et dans un lieu où règnent uniformément ou la joie ou la
peine : ni le kr̥tayuga, l’âge d’or, ni le kaliyuga, l’âge de fer, mais le
tretāyuga, l’âge d’argent ; ni le paradis, ni les enfers, mais le
Jambudvīpa, l’« île du jambosier », autrement dit l’Inde, qui suffit à
représenter le séjour des mortels. Plus tard, donc, les spéculations
śivaïtes unifieront les différents aspects du mythe sous le chef d’un
principe explicatif unique et supérieur : le théâtre comme divertissement
est l’une des modalités du jeu cosmique où la liberté divine trouve à
s’exercer43 ; il est le produit d’un enjouement de la divinité.

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43
Par essence, en effet, la conscience est libre (svatantra), et, dans sa liberté, jouit
d’une félicité cosmique (jagadānanda) qui n’est autre que le jeu (krīḍā) de Śiva le
Naṭaraja, Prince des acteurs.
L’Inde et l’impératif théâtral 191

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192 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

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Verlag für Orientalistische Fachpublikationen, 1980 (Studien zur Indologie
und Iranistik, 5-6, Monographie 1).
Le Kathakaḷi
Entre tradition et modernité

Eva SZILY

École pratique des hautes études, Ve section

Traditionnellement, un spectacle de Kathakaḷi1 se déroule pendant


une nuit entière. La scène, éclairée par une seule lampe à huile est
propice à l’apparition de héros mythologiques, où princes, dieux ou
démons deviennent réels. Portant des maquillages élaborés à couleurs
multiples, parés de costumes volumineux, de coiffes et d’ornements
scintillants, les acteurs présentent à la fois souplesse et vigueur : expres-
sions du visage et gestes de mains, danse et déplacements bien parti-
culiers. Pour le public, c’est un spectacle saisissant qui ravit les yeux et,
pour le spectateur averti, il ravit aussi le cœur, atteignant ainsi le but qui
lui est fixé par les textes canoniques.

I. Les origines du Kathakaḷi


Le Kérala s’étend sur la bande côtière au sud-ouest de la péninsule
indienne. Il est connu comme une des régions les plus riches de l’Inde.
D’abord pour sa beauté naturelle : six mois de mousson, six mois de
soleil ; puis pour la diversité de ses croyances et cultes ; mais avant tout

1
Transcription des mots en sanskrit et en malayāḷam : les voyelles longues sont
marquées par un trait horizontal suscrit, les consonnes cérébrales ont un point sous la
lettre, « ṅ » désigne une nasale gutturale, « ñ » une nasale palatale, « ṇ » une nasale
cérébrale, « ś » transcrit une sifflante palatale et « ṣ » une sifflante cérébrale, « r »
transcrit un phonème alvéolaire, d’origine dravidienne, « l » désigne un phonème
cérébral, d’origine dravidienne. Prononciation : la voyelle « u » se prononce « ou »,
la voyelle « ṛ » se prononce « ri », les diphtongues « ai » et « au » se prononcent
« aï » et « aou », le « c » se prononce « tch », le « j » se prononce « dj », les
cérébrales se prononcent avec la langue retournée, touchant le palais, les consonnes
aspirées (th, dh, etc.) doivent être prononcées avec une aspiration, les « r » et « r » se
prononcent roulés, le second plus fort, le phonème dravidien « l » se prononce entre
un « r » et un « l ».
194 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

pour ses innombrables formes d’expression dramatique, qu’elles soient


savantes, rituelles ou populaires. Parmi elles, le Kathakaḷi, « histoire
jouée », est l’une des formes les plus abouties des arts scéniques du
Kérala, et peut-être de l’Inde. Il est très justement appelé dans nos
langues « théâtre dansé ».
Les origines du Kathakaḷi sont multiples. Il trouve ses sources dans
le Kṛṣṇanāṭṭam, théâtre dansé dévotionnel, qui historiquement le précède
de peu. Pourtant, son développement esthétique le rapproche plus du
Kūṭiyāṭṭam, théâtre en langue sanskrite. Le Kathakaḷi s’inspire égale-
ment des danses et des performances rituelles de l’ancien Kérala,
comme le Tēyyam2 ou le Muṭiyyēṯṯu3.
A. Kūṭiyāṭṭam et Kūttu’
Kūṭiyāṭṭam signifie « jeu collectif ». S’il est attesté à partir du
e
IX siècle, ses origines remontent sans doute au début de notre ère. Si
cette forme théâtrale a pu être préservée jusqu’à aujourd’hui, c’est
probablement parce que, réservée à des communautés d’aṃbalavāsi, ou
« habitants du temple », elle s’est transmise de façon héréditaire. Les
membres de chaque communauté, étant au service d’un temple, por-
taient un nom spécifique qui définissait leur fonction. Certains
aṃbalavāsi étaient en charge de spectacles, souvent liés au calendrier
des cultes. Ainsi, les Cākyār, acteurs-conteurs professionnels, interpré-
taient les rôles masculins ; les Naṃbyār étaient chargés de
l’accompagnement musical en jouant sur un tambour appelé miḻāvu’ ;
les Naṅṅyār, femmes des familles Naṃbyār, tenaient les rôles féminins.
Elles étaient en outre chargées de marquer le rythme de base à l’aide
d’une paire de petites cymbales tout au long de la représentation et,
occasionnellement, elles chantaient ou récitaient certaines strophes.
Parallèlement au Kūṭiyāṭṭam, il existe deux formes de représentation
en solo, appelées Kūttu’4. Celle réservée aux Cākyār se nomme
Cākyārkūttu’. C’est un spectacle de conteur, caractérisé par l’humour et
la satire. Le Kūttu’ des Naṅṅyār s’appelle Naṅṅyārkūttu’ dont l’unique

2
Le Tēyyam (forme corrompue de daivam, « dieu ») est un rituel théâtralisé du nord
du Kérala (Malabar) ; ses origines se perdent dans la nuit des temps. Les participants
appartiennent à des communautés de bas statut.
3
Le Muṭiyyēṯṯu, littéralement « mise en place de la coiffe », est un théâtre rituel,
célébrant la déesse Bhadrakālī qui, au cours d’un combat déchaîné, met à mort le
démon Dārika.
4
Ce terme, d’origine tamoule, signifie « danse » mais aussi « le fait de conter ».
Depuis toujours, dans les temples du Kérala, le cākyār lisait et commentait les textes
des épopées et les purāṇa. Ce sont probablement ces lectures qui ont évolué en une
première forme théâtrale, le Cākyārkūttu’.
Le Kathakaḷi 195

répertoire traditionnel parvenu jusqu’à nous se trouve dans une œuvre


composée pour le Kūṭiyāṭṭam. Ce répertoire porte le nom de
Śrīkṛṣṇacaritam, « Histoire de Śrīkṛṣṇa »5.
Tout en reconnaissant l’autorité du Nāṭyaśāstra6, traité d’art drama-
tique, le Kūṭiyāṭṭam adopte également des éléments empruntés à plu-
sieurs formes scéniques locales. Maquillages élaborés, costumes somp-
tueux et jeu de l’acteur sont codifiés à l’extrême, permettant à celui-ci
d’élaborer les sens multiples du texte suggérés par le poète. Cependant,
ce théâtre est réservé à une élite érudite : il nécessite de comprendre le
sanskrit ou de connaître les codes de jeu, et reste confiné dans l’enceinte
du temple dont certains sont exclus [figure 48]7.
B. Kṛṣṇanāṭṭam ou « Jeu de Krishna »
Entre le Kūṭiyāṭṭam et le Kathakaḷi ou son prédécesseur, le
Kṛṣṇanāṭṭam, s’étend un intervalle considérable d’au moins cinq siècles.
Ce n’est qu’au milieu du XVIIe siècle qu’un des membres de la fa-
mille royale de Calicut, le prince Mānavēda, écrit un long poème en
sanskrit, en huit chapitres, sur la vie de Kṛṣṇa depuis sa naissance
jusqu’à sa résorption en Viṣṇu8. L’auteur lui-même a destiné ce poème à
être mis en scène, afin de créer le Kṛṣṇanāṭṭam. Influencé par le
Kūṭiyāṭṭam en ce qui concerne les costumes et le maquillage, le
Kṛṣṇanāṭṭam s’en écarte à beaucoup d’égards. Dans une représentation
de Kūṭiyāṭṭam, c’est l’acteur ou l’actrice qui psalmodie son texte, tout en
s’exprimant par des gestes et des expressions du visage, tandis qu’en
Kṛṣṇanāṭṭam, ce sont deux chanteurs, accompagnés de deux percussion-
nistes, qui chantent le texte poétique en sanskrit, s’accompagnant d’un

5
Depuis la fin des années 1990, le répertoire du Naṅṅyārkūttu’ s’est enrichi : à
commencer par le Śrīrāmacaritam, « Histoire de Śrīrāma » de Mārgi Sati, rédigée en
malayāḷam sur le modèle du Śrīkṛṣṇacaritam (voir compte-rendu du livre de Mārgi
Sati par Eva Szily : Śrīkṛṣṇacaritamnaṅṅyārammakkūttu’, Collection « Bulletin
d’Études Indiennes », n° 17-18, 1999/2000, c.r. n° 47). D’autres histoires ont suivi,
mais de moindre envergure.
6
La tradition indienne donne à l’art dramatique une origine divine : le théâtre aurait
été créé par Brahma lui-même, révélant sa doctrine au sage Bharatamuni qui
composa le Nāṭyaśāstra (autour du Ier siècle de notre ère). Ce traité concerne non
seulement l’art de composer les textes, mais aussi celui de la représentation : la
scène, les rites précédant le spectacle, le choix des acteurs et actrices, la diversité des
expressions, gestes et mouvements, le plaisir esthétique, les costumes et ornements,
la danse, la musique… Toutes les formes théâtrales s’y réfèrent dans une certaine
mesure.
7
On se reportera au cahier d’illustrations central inséré dans ce volume.
8
Kṛṣṇa (Krishna) est un avatar, autrement dit une incarnation de Viṣṇu (Vishnou),
dieu de la trinité hindoue avec Brahma et Śiva.
196 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

gong et d’une paire de cymbales. On y utilise des masques-objets et la


danse prend de l’importance au détriment des expressions et de la
gestuelle. Les parties dansées sont extrêmement gracieuses, souvent
inspirées de danses folkloriques, mais le jeu scénique, élaboré surtout à
partir du sentiment dévotionnel, la bhakti, n’exploite pas la gamme
complète des sentiments (bhāva) et émotions (rasa)9 tels que définis
dans le Nāṭyaśāstra.
À l’origine, les représentations n’ont eu lieu qu’au palais royal de
Calicut, puis dans l’enceinte du temple de Guruvāyūr. Aujourd’hui
encore, ces épisodes y sont joués six jours par semaine, sauf durant
certaines périodes, comme la saison des pluies qui est la saison idéale
pour l’entraînement des jeunes artistes. En général, ce sont les dévots
qui commandent les spectacles comme des offrandes. Les moyens de la
survie de cette seule troupe sont assurés par l’administration du temple
de Guruvāyūr10 [figure 49].
C. Rāmanāṭṭam ou « Jeu de Rāma »
Quelques années seulement après la naissance du Kṛṣṇanāṭṭam, et
dans un esprit de rivalité, serait né le Rāmanāṭṭam. Sur le modèle du
Kṛṣṇanāṭṭam, le prince de Koṭṭārakkara composa huit épisodes sur la vie
de Rāma11. Deux grands changements ont eu lieu, si on compare ces
deux arts. Le premier porte sur la langue employée : quelques
vandanaśloka, ou vers d’invocation du tout début, sont rédigés en
sanskrit, mais tout le reste du texte fait place à un malayāḷam sanskritisé,
appelé maṇipravālam12. Le deuxième concerne la « démocratisation »
du spectacle, le Rāmanāṭṭam n’étant plus confiné au temple comme ses
deux prédécesseurs. Tout le monde y avait accès, sans distinction de
communauté admise ou non dans le temple. De plus, les spectateurs,

9
Selon le Nāṭyaśāstra, il existe huit bhāva ou sentiments qui sont à la base du jeu de
l’acteur : le sentiment amoureux, triste, héroïque, etc., auxquels correspondent autant
de rasa ou émotions considérées comme le résultat produit par les bhāva sur les
spectateurs.
10
Cette unique troupe de Kṛṣṇanāṭṭam est déjà venue en France en 1978, invitée pour le
Festival des arts traditionnels à Rennes ; puis elle a été réinvitée par la Maison des
cultures du monde au mois de mars 2010, à l’occasion du Festival Imaginaire.
11
Selon la légende, le prince de Koṭṭārakkara, lieu qui se trouve au sud, aurait invité la
troupe de Kṛṣṇanāṭṭam de Mānavēda, qui résidait au palais royal à Calicut, au nord
du Kérala, mais l’invitation aurait été déclinée, sous prétexte que les gens du sud
n’étaient pas assez subtils pour apprécier leur spectacle.
12
Mélange harmonieux du sanskrit et du malayāḷam ; maṇi, « perle » (ou « rubis »
selon les commentaires) pour le malayāḷam et pravālam, « corail » pour le sanskrit.
Un ouvrage du XIVe siècle, le Līlātilakam en a défini les règles de grammaire et de
poétique.
Le Kathakaḷi 197

même s’ils n’avaient pas toutes les clés de la représentation, pouvaient


suivre l’histoire, puisqu’ils comprenaient le texte chanté.

II. Kathakaḷi, « Histoire jouée »


Lorsque de nouvelles pièces furent créées, tirées du Mahābhārata ou
d’autres histoires anciennes, le nom du Rāmanāṭṭam fut d’abord changé
en Āṭṭakkatha13, puis en Kathakaḷi. Le terme Āṭṭakkatha fut ensuite
gardé pour définir le genre littéraire associé au Kathakaḷi ayant une
structure bien définie. Le sanskrit fut réservé à la partie narrative, à
savoir les vers qui introduisent les scènes, et le maṇipravālam aux
parties dialoguées.
A. Les particularités du Kathakaḷi comparé
au Kūṭiyāṭṭam et au Kṛṣṇanāṭṭam
Si l’on voulait définir ces formes théâtrales en un seul mot, on dirait
que le Kūṭiyāṭṭam est plus proche du théâtre proprement dit, le nātya,
alors que le Kṛṣṇanāṭṭam privilégie, dans sa mise en scène, des éléments
de danse, le nṛtta. Quant au Kathakaḷi, il emprunte le meilleur des deux :
il devient « théâtre dansé » ou nṛtya. Puis, en se perfectionnant au fil du
temps, le Kathakaḷi devient un art complet et équilibré. Ses éléments de
jeu semblent être inséparables : le geste est lié à l’expression, celle-ci est
liée au déplacement, au pas de danse tour à tour délicat ou martial ; tout
ce jeu complexe est soutenu largement par l’accompagnement des
chanteurs et des percussionnistes attentifs.
Contrairement au Kūṭiyāṭṭam où les rôles féminins sont interprétés
par des femmes, les Naṅṅyār, dans le Kathakaḷi, tous les rôles, y
compris les rôles féminins, sont joués par des hommes. C’est déjà le cas
dans le Kṛṣṇanāṭṭam qui, comme nous le savons, le précède de peu
[figure 50].
Dans le Kūṭiyāṭṭam, ce sont les actrices ou acteurs eux-mêmes qui
psalmodient le texte dramatique en sanskrit ou en prakrit, selon le rang
de leur personnage. Pour la psalmodie, il existe une vingtaine de
« svara » ou intonations14, chacune correspondant à un personnage dans
13
Āṭṭa-k-katha et katha-kaḷi sont des noms composés. Les deux sont traduits en général
par « histoire jouée », puisque katha, « histoire » se retrouve dans les deux termes,
tandis que kaḷi et āṭṭam signifient tous deux « jeu ». On peut ici faire abstraction du
fait que le mot katha « histoire » est une fois en première et une fois en deuxième
position dans les composés. Par ailleurs, signalons aussi que les deux termes
désignant le jeu ne sont pas de vrais synonymes, puisque si kaḷi signifie « jeu », le
sens d’āṭṭam est « danse » et « jeu ».
14
Dans la musique classique indienne, le terme svara définit une note musicale
(saptasvara, « les sept notes »), tandis qu’en Kūṭiyāṭṭam, un svara désigne une
198 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

une situation dramatique spécifique. L’acteur, tout en récitant, donne la


traduction littérale du texte poétique en mudrā (geste). Puis, un vers ou
une réplique peut être repris ou développé, selon le protocole de jeu.
Le Kṛṣṇanāṭṭam présente un changement radical par rapport au
Kūṭiyāṭṭam : texte et jeu scénique sont dissociés ; en outre, ce n’est plus
de la récitation, mais du chant. Les deux chanteurs, placés derrière les
acteurs, restituent le texte poétique dans un style appelé sōpāna15, pour
lequel il existe un nombre considérable de rāga (mode musical). Le
Kathakaḷi a également adopté ce mode de chant pendant fort longtemps.
Si le Kṛṣṇanāṭṭam a pu garder le style sōpāna depuis plus de
trois siècles et demi, c’est parce que, dès sa création, son répertoire est
clos une fois pour toutes. En revanche, pour le Kathakaḷi, il en va au-
trement : son répertoire s’est considérablement enrichi au fil du temps,
et son chant a gagné en importance. Par conséquent, pour les chanteurs
de Kathakaḷi, il était inconcevable de limiter le style de chant au seul
sōpāna, chant de dévotion par excellence. Pour que les chanteurs
puissent aussi exprimer tout l’éventail des sentiments que le poète a
infusé dans ses textes, les modes (rāga) de la musique karnatique y
furent progressivement introduits. Ainsi, la musique du Kathakaḷi a fini
par devenir un mélange harmonieux du style sōpāna et de la musique
karnatique ; aujourd’hui, elle est considérée comme un style de musique
à part entière. D’innombrables enregistrements de musique du Kathakaḷi
témoignent de son importance et de sa popularité toujours actuelle.
En ce qui concerne le maquillage, c’est le Kūṭiyāṭṭam qui sert de
modèle pour le Kathakaḷi. Nous retrouvons, à quelques nuances près, le
même type de maquillage codifié selon les personnages. En revanche,
les costumes et ornements s’inspirent en partie du Kūṭiyāṭṭam, mais
aussi du Kṛṣṇanāṭṭam (notamment les larges jupes, les coiffes et le
costume féminin). Cependant, l’utilisation des masques qui servent en
même temps de coiffe reste une particularité du Kṛṣṇanāṭṭam16 [fi-
gure 51].

intonation, c’est-à-dire une façon de réciter le texte utilisant une modulation souvent
ascendante de la voix. Une oreille occidentale peu habituée pourrait l’assimiler à un
chant, d’autant plus qu’il semblerait que les termes rāga, « mode musical », et svara,
« récitation » soient interchangeables. Cependant, les Cākyār sont formels : les svara
ne se chantent pas, mais se récitent !
15
Le terme sōpāna définit un style de chant dévotionnel (sōpānasaṃgītam) aux accents
particuliers, employé dans les temples du Kérala. Ces chants sont accompagnés d’un
tambour au son délicat appelé iṭakka et d’une paire de cymbales. Chanteur et
percussionniste se tiennent sur les marches (sōpāna) devant le Saint des saints.
Imprégné du sentiment de bhakti, le style sōpāna est repris dans le Kṛṣṇanāṭṭam.
16
En Kṛṣṇanāṭṭam, la plupart des personnages sont maquillés, seulement certains
portent des masques (les dieux Brahma et Yama, quelques démons et la démone
Le Kathakaḷi 199

Dans les trois formes théâtrales, pour la plupart des rôles masculins,
le maquillage est délimité par une bordure faciale blanche, appelé cutti.
Cette bordure renvoie la lumière et permet de mieux percevoir les yeux
et expressions du visage17. À l’origine, cette bordure était entièrement
faite en pâte de riz, modelée en couches successives. Actuellement, seul
le Kṛṣṇanāṭṭam maintient cette tradition18. En Kūṭiyāṭṭam et en
Kathakaḷi, depuis environ une soixantaine d’années, le cutti est préparé
lors de chaque représentation en trois couches de papier successives,
fixées au visage le long du maquillage à l’aide de pâte de riz [figure 52].
Si le Kathakaḷi est considéré comme la forme la plus aboutie parmi
les arts scéniques du Kérala, c’est surtout par ce qu’il a emprunté au
Kūṭiyāṭṭam et qu’il a su développer et magnifier : la technique
d’abhinaya et le langage gestuel, les mudrā.
Ce terme abhinaya, souvent traduit par « expression »19, se compose
en fait du préfixe abhi-, « vers » et de la racine verbale nī-, « conduire,
amener (à un état) ». En effet, grâce au jeu élaboré de l’acteur, le spec-
tateur averti est porté vers un état de disponibilité qui lui permet de
savourer le spectacle.
Il y a quatre sortes d’abhinaya. Les mudrā ou hasta (gestes de
mains) font partie de l’āṅgikābhinaya où le jeu s’exprime par le mou-
vement des différentes parties du corps (aṅga, « partie », « membre »).
Le jeu des gestes de mains, autrement dit hastābhinaya, est considéré,
avec le mukhābhinaya (le jeu exprimé par le visage, principalement par
les yeux), comme la partie la plus importante de l’āṅgikābhinaya. Les
trois autres abhinaya sont : āhāryābhinaya (maquillage, costumes et
ornements), vācikābhinaya (récitation, chant et musique) et enfin
sāttvikābhinaya considéré comme le plus important. Ce dernier corres-
pond, en effet, aux sentiments intérieurs que l’acteur est capable
d’exprimer, grâce à son pouvoir d’imagination et à son énergie créatrice
que l’on appelle manōdharma.

Pūtana). Il semblerait que, pendant la toute première période du Kathakaḷi, où il


s’appelait Rāmanāṭṭam, certains personnages portaient des masques (sauf Rāma et
Lakṣmaṇa, bien évidemment), fabriqués à partir de végétaux.
17
M.K.K. Nāyar, grand connaisseur et mécène du Kathakaḷi, a dit il y a une trentaine
d’années que le cutti était une « petite scène » en soi. Cette expression est souvent
citée depuis.
18
Dans ces formes théâtrales, le cutti est en général réservé aux protagonistes
masculins. Cependant, dans le Kṛṣṇanāṭṭam, quelques rôles féminins majeurs
(Bhūmidēvi, Yaśōda, Rādha) nécessitent le visage vert, bordé d’un cutti, mais moins
large.
19
Lyne Bansat-Boudon, tout en indiquant le sens littéral, traduit abhinaya par « registre
du jeu ».
200 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Un autre élément caractéristique du Kathakaḷi est l’utilisation d’un


langage gestuel établi à partir d’un manuel ancestral de références : la
Hastalakṣaṇadīpikā, littéralement « Petite lampe des signes de mains ».
À l’origine, tout laisse à supposer que ce traité en sanskrit était destiné
uniquement aux acteurs du Kūṭiyāṭṭam. Par la suite, certains de ses
éléments ont été utilisés dans le Kṛṣṇanāṭṭam. Mais les artistes du
Kathakaḷi s’en sont emparés, et ont fini par l’assimiler tout entier dans
leur jeu.
De nos jours, en dehors du Kūṭiyāṭṭam, du Kṛṣṇanāṭṭam et du
Kathakaḷi, certains gestes de la Hastalakṣaṇadīpikā sont repris dans
l’enseignement d’autres formes de danse, comme le Mōhiniyāṭṭam20 et
l’Ōṭṭantuḷḷal21. La Hastalakṣaṇadīpikā doit cette popularité à sa typolo-
gie spécifique qui offre aux artistes une grande souplesse d’utilisation.
En effet, dans le Nāṭyaśāstra, les gestes sont répertoriés sous trois
rubriques : gestes à une main, gestes à deux mains, et gestes de danse.
Ces derniers sont utilisés surtout dans les séquences uniquement dan-
sées ; dépourvus de sens précis, ils ont un caractère décoratif. La
Hastalakṣaṇadīpikā ne retient pas cette catégorie ; en revanche, certains
gestes de base vont être utilisés dans les séquences dansées.
Notons tout d’abord une différence importante avec ce que dit le
Nāṭyaśāstra : les gestes à une main sont nettement différenciés des
gestes à deux mains. Selon le Nāṭyaśāstra un geste ne peut entrer que
dans une seule catégorie. De son côté, la Hastalakṣaṇadīpikā nous
apprend que chacun des gestes de base peut être utilisé à une main ou à
deux mains.
La Hastalakṣaṇadīpikā se présente en deux parties. Après avoir
énuméré les noms des vingt-quatre mudrā de base, la première partie
traite de chacune d’entre elles individuellement. La définition est donnée
d’abord sur la position des doigts de la main. Cette définition est suivie
d’une énumération de mots : chaque mot correspond à un geste différent
en mouvement, utilisant une main ou les deux mains, la position des
doigts restant la même. Par exemple pour le geste de base patāka, le
manuel énumère trente-six gestes à deux mains et dix gestes à une main.
À partir des vingt-quatre mudrā de base, on compte un total de quatre
cents gestes dont 285 à deux mains et 115 à une main.
La deuxième partie de ce traité définit deux autres catégories de
mudrā : les gestes identiques (samānamudrā) et les gestes mixtes

20
Le Mōhiniyāṭṭam, ou « Danse de l’Enchanteresse », est une danse de femme, qui met
l’accent sur le charme et la séduction.
21
L’Ōṭṭantuḷḷal fait partie de la catégorie des prestations des conteurs-chanteurs, qui
s’accompagnent de déplacements simples et chorégraphiés.
Le Kathakaḷi 201

(miśramudrā). Cette répartition n’a été retenue par aucun des autres
traités sur l’art dramatique, et pourtant ce sont ces deux genres qui font
la richesse de ce manuel. Un geste identique peut exprimer à lui seul
deux ou trois mots, voire plus. Il ne s’agit pas de synonymes, mais de
termes que l’on peut associer par leur proximité de sens ou d’idées ;
pour le spectateur avisé, le sens précis est compris d’après le contexte.
Les gestes mixtes sont des gestes à deux mains, où la position des doigts
(mudrā de base) est différente pour chacune des mains. En Kathakaḷi,
pour mettre en œuvre un répertoire de plus en plus élargi, le nombre de
gestes de ces deux catégories a considérablement augmenté au fil du
temps.
Dans une représentation de Kūṭiyāṭṭam, l’acteur suit exactement le
texte (sanskrit ou prākrit) exécutant la mudrā correspondante à chaque
mot, chaque terminaison, suffixe de cas ou de mode, mot de liaison.
D’autre part, un même geste peut signifier une forme verbale, un subs-
tantif ou un adjectif : c’est le contexte qui révèle le statut grammatical
du geste-mot. Les nuances temporelles et les modes sont également
notés en gestes, tout comme les genres grammaticaux. En revanche, en
Kathakaḷi, si chaque mot du texte est traduit en geste, seuls certains
éléments grammaticaux le sont.
B. De l’apprentissage à la scène
Nous venons d’évoquer quelques éléments de jeu du Kathakaḷi, tout
en faisant des parallèles avec le Kūṭiyāṭṭam et le Kṛṣṇanāṭṭam. À pré-
sent, faisons un tour d’horizon du Kathakaḷi seul, depuis le début de
l’apprentissage jusqu’à la scène.
Traditionnellement, on commence l’apprentissage très jeune. Les
garçons doivent suivre un entraînement physique intense dans le but de
maîtriser leur corps, pour lui donner stabilité et équilibre. Rappelons que
le travail corporel est en partie composé d’exercices martiaux. Un
massage complet, à base d’huile ayurvédique, est destiné à rendre le
corps souple. Le travail des yeux et des expressions du visage est une
discipline à part entière. Les parties dansées tiennent aussi une place
importante, ainsi que les gestes de mains ou mudrā, avec plus d’un
millier de combinaisons à partir des vingt-quatre gestes de base.
Les rôles sont appris progressivement par degré de difficulté. À par-
tir de la deuxième année, les élèves montent sur scène et, au bout de huit
ans, le jeune artiste a en principe assimilé le répertoire le plus courant.
Plus tard, certains se spécialisent dans un type de personnage particulier.
Voici un quatrain sur l’apprentissage que tout maître cite à ses élèves :
« L’élève [obtient] un quart par son intelligence, il reçoit un quart de son
maître, un quart de ses condisciples, et un quart [vient] avec le temps. »
202 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Sur la scène, maquillage et costume définissent les types de person-


nage avec leurs traits de caractère. La couleur verte dominante est
réservée aux personnages nobles, le rouge évoque la passion, et le noir
est réservé aux caractères vils ; bien sûr, dans chaque catégorie, il y a
des variantes multiples. Le maquillage des personnages féminins ou des
sages est le plus réaliste, d’une couleur orangée. Dans tous les cas, yeux
et sourcils sont fortement soulignés de noir. Les acteurs se maquillent
eux-mêmes ; seul le cutti est modelé par un maquilleur expert. Ce
dernier, dont la formation exige plusieurs années, façonne aussi cos-
tumes et ornements, comme les coiffes en bois, décorées de pierres
semi-précieuses et de dorure à l’or fin.
La musique fait partie intégrante du spectacle. Deux chanteurs qui
jouent également du gong et des cymbales, accompagnés de deux per-
cussionnistes sur ceṇṭa22 et maddalam, se tiennent à l’arrière et sur le
côté de la scène. Le texte de la pièce est mis en musique d’après les rāga
et rythmes appropriés. Les vers sont chantés à tour de rôle autant de fois
que nécessaire par les chanteurs pour que l’acteur puisse en traduire le
sens par une gestuelle et des expressions du visage. Les percussion-
nistes, par leur jeu subtil, soutiennent également l’acteur.
C. Du bhāva au rasa, l’ultime objet du théâtre
La doctrine du rasa (essence, saveur, émotion) a été élaborée à partir
de la poésie et, plus encore, de ce qui est considéré comme la forme la
plus aboutie de celle-ci : le texte théâtral. C’est au théâtre que l’émotion
esthétique se manifeste dans toute son étendue : celle du poète d’abord,
à travers son texte, et celle des spectateurs, devant la représentation de
ce texte. Le rasa est une perception immédiate et éphémère du specta-
teur, provoquée par la mise en œuvre des moyens d’expression de
l’acteur. L’acteur est considéré comme un intermédiaire entre le poète et
le spectateur.
Selon le Nāṭyaśāstra, il existe huit rasa ou saveurs23. Ces saveurs
correspondent à autant de bhāva (état ou sentiment), qui sont à la base
du jeu d’acteur. Ainsi, le rasa est la conséquence immédiate déclenchée
par les bhāva sur les spectateurs. En dehors des huit sentiments (bhāva)
que l’on dit « permanents », le traité énumère une trentaine de senti-
ments « transitoires », qui varient et nuancent les sentiments perma-
nents.

22
Pour les rôles féminins, le ceṇṭa, dont le son est extrêmement puissant, est remplacé
par un autre instrument à percussion : l’iṭakka.
23
En Kūṭiyāṭṭam comme en Kathakaḷi, un neuvième rasa sera inclus : śānta « paix » ou
« sérénité ».
Le Kathakaḷi 203

Le propre du théâtre indien est de montrer l’extraordinaire. La réalité


est magnifiée et sublimée, grâce à une transformation totale de l’acteur.
Costume et maquillage font partie des éléments extérieurs qui per-
mettent à l’acteur de s’identifier à son personnage. L’acteur en tant que
personne s’efface, mais ne disparaît pas. Plusieurs niveaux peuvent être
décelés dans le jeu de l’acteur : à la technique s’ajoutent ses propres
expériences, dont il va se souvenir pour exprimer tel ou tel sentiment.
Cependant, son jeu doit être distancié, car les sentiments qu’il exprime
sont universels. Et le spectateur les expérimente en tant que tels.
D. Le Kathakaḷi est-il un théâtre religieux ?24
Selon le mythe d’origine, le théâtre a été créé par Brahma le dieu
créateur. Prenant un élément dans chacun des textes fondateurs du
savoir traditionnel que sont les Veda, réservés aux trois classes supé-
rieures25, il créa le cinquième Veda, accessible à tous, connu sous le nom
de Nāṭyaśāstra. Selon le même mythe, l’harmonie universelle se trouva
bouleversée sur terre : il fallait donc rétablir le dharma. Les dieux
demandèrent à Brahma de créer un objet à voir et à entendre, qui devait
divertir et instruire à la fois. Ce dernier est un plaisir partagé : le théâtre
divertit les dieux et, en tant qu’offrande, il les nourrit ; dans le même
temps, il divertit et nourrit spirituellement les spectateurs. Cette religio-
sité est présente dans le Kūṭiyāṭṭam, et par filiation dans le Kathakaḷi.
La première chorégraphie théâtrale eut lieu dans les cieux, en
l’honneur d’Indra, roi des dieux, au moment du solstice d’hiver. Cette
représentation théâtrale marqua le triomphe du jour sur la nuit, la vic-
toire des dieux sur les démons (asura). Les préliminaires dansés lors de
toute représentation commémorent cet événement.
Les histoires représentées traditionnellement en Kathakaḷi sont tirées
des légendes épiques, elles-mêmes nourries de religiosité. Dans ce
contexte, il n’est donc pas nécessaire de séparer le religieux du non
religieux, car les deux s’imbriquent l’un dans l’autre, au travers des
enseignements moraux et éthiques contenus dans ces histoires.

24
En 1979, un article de Philip Zarrilli est paru à ce sujet dans la revue Sangeet Natak,
n° 43, p. 48-59, New Delhi, sous le titre « Demystifying Kathakali ».
25
Dans l’Inde ancienne, les gens sont répartis en quatre classes ou varṇa (couleur),
selon leur naissance : les brahman (ils détiennent la connaissance traditionnelle et ont
le devoir de transmettre les textes sacrés), les kṣatriya (rois et guerriers : ils
surveillent le bon ordre du monde), les vaiśya (les marchands : ils produisent et
échangent les biens) – ces trois classes lisent ou écoutent les Veda. La quatrième
classe, regroupant les śūdra voués au service des trois autres, est exclue de la
connaissance des Veda.
204 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Les différents lieux architecturaux ont aussi des impacts différents :


une représentation dans l’enceinte d’un temple suscitera plus de religio-
sité qu’un spectacle qui a lieu dans un grand auditorium. Cependant, le
Kathakaḷi n’est pas un théâtre rituel, comme certains programmes pour
touristes l’annoncent.
E. L’évolution du Kathakaḷi depuis sa création
Le Kathakaḷi tel qu’on le voit aujourd’hui est le résultat de beaucoup
de recherches et d’efforts de la part de maîtres éminents au long
des siècles. Un bon nombre d’érudits et d’artistes, dans différents points
du Kérala, ont contribué à lui donner sa forme actuelle.
Il est vrai que les huit histoires qui constituent le répertoire du
Rāmanāṭṭam, attribuées au prince de Koṭṭārakkara, ne possèdent pas
toutes les qualités littéraires et scéniques des āṭṭakkatha suivants. Il faut
cependant reconnaître que ces premières pièces contiennent la plupart
des ingrédients nécessaires. Mais avant tout, le prince fut le premier à
intégrer le malayāḷam sous sa forme sanskritisée, le maṇipravālam. La
première des huit histoires, appelée Putrakāmeṣṭi, « Désir de descen-
dance », s’ouvre par quatre strophes en sanskrit, puis le reste de la pièce,
ainsi que les sept histoires suivantes, sont entièrement en maṇipravālam.
La forme définitive des āṭṭakkatha, dans un style littéraire accompli,
a été élaborée par Kōṭṭayattu Taṁpurān, un prince originaire du nord du
Kérala. C’était un érudit, et surtout un très grand poète, qui a su élever le
niveau d’écriture de ses œuvres. Les quatre histoires composées par lui
jouissent d’une immense popularité, non seulement sur scène, mais aussi
en tant qu’œuvres littéraires. Au cours de son règne – rappelons qu’il
vécut durant la deuxième moitié du XVIIe siècle – le genre en fut fonda-
mentalement transformé. Tous les registres du jeu : la gestuelle, les
expressions, les parties dansées et les costumes furent remaniés ; les
rāga dans le style sōpāna furent systématisés. Jusqu’à aujourd’hui, ces
quatre pièces sont considérées comme majeures, et sont à la base de
l’apprentissage du Kathakaḷi.
Parmi les nombreux auteurs d’āṭṭakkatha, citons le nom d’Uṇṇāyi
Vāriyar, qui a composé le Naḷacaritam, « Histoire de Naḷa »26, en quatre
parties. Cette pièce est considérée comme la plus aboutie du genre.
Uṇṇāyi Vāriyar était un poète exceptionnel, et possédait un réel talent
pour le jeu dramatique et la mise en scène [figure 53].
Suite à sa création, le Kathakaḷi fut patronné par des familles royales
et des familles de brahmanes du Kérala qui, elles aussi, possédaient des
26
Cette pièce a été traduite par Dominique Vitalyos sous le titre de Jours d’amour et
d’épreuve, l’histoire de Naḷa, éditée par Gallimard, Connaissance de l’Orient, 1995.
Le Kathakaḷi 205

temples et des terres. Ce furent les nāyar (appartenant à la classe des


kṣatriya) au service des premiers, qui, entraînés dans l’art martial du
kalarippayattu’ devinrent les premiers acteurs-danseurs. Chaque famille
royale ou grand propriétaire terrien finit par avoir sa troupe et son
ensemble de costumes. Les représentations de Kathakaḷi furent reliées
aux activités des temples, aux fêtes et festivals annuels.
Vers la fin du XIXe siècle, dans l’Inde coloniale, des changements
politico-économiques affaiblirent le système des propriétés et suscitèrent
le déclin du patronage. Pourtant, les poètes, souvent de sang royal,
continuèrent à écrire de nouvelles histoires et les troupes à exister. Au
même moment, l’intérêt général du public pour cet art diminuait et
certains n’hésitaient pas à le traiter de « dumb-show »27.
Le grand poète Mahākavi Vaḷḷattōḷ Nārāyaṇa Mēnōn au début du
e
XX siècle comprit qu’il fallait trouver des moyens financiers pour faire
revivre le Kathakaḷi et d’autres formes d’art traditionnel. Il réunit des
fonds grâce à des donations et organisa même une loterie nationale !
Ainsi la première institution, l’école Kēraḷakalāmaṇḍalam, fut-elle
inaugurée en 1930. Peu après, en plus du Kathakaḷi, un département de
danse fut créé pour faire revivre le Mōhiniyāṭṭam. Puis d’autres disci-
plines, comme l’Ōṭṭantuḷḷal, le Bharatanāṭyam28 et le Kuchipudi29, furent
incluses dans le programme. Depuis 1965, grâce à l’esprit clairvoyant de
feu Paiṅkulam Rāma Cākyār, on y enseigne aussi le Kūṭiyāṭṭam30.
Cependant, Vaḷḷattōḷ rencontra beaucoup de difficultés à maintenir
l’institution. En 1941, l’école passa sous l’administration du gouverne-
ment de Cochin, et Vaḷḷattōḷ fut engagé comme directeur artistique. En
1957, le Kēraḷakalāmaṇḍalam devint une « Academy of arts », subven-
tionnée par l’État. Il fut administré par un comité, et son président
nommé par le gouvernement, de même que son secrétaire, ses respon-
sables administratifs et son trésorier.

27
Spectacle de sourd-muet. C’est Vaḷḷattōḷ Nārāyaṇa Mēnōn, entre autres, qui le
mentionne dans sa préface du Kathakaḷiprakāśika de Māttūr Kuññupiḷḷappaṇikkar,
paru en 1922.
28
Le Bharatanāṭyam est une des huit danses classiques, de l’état de Tamilnadu, dans le
sud de l’Inde. Ses origines remontent à la tradition des danseuses de temple. Dansé
en solo, très rythmé, le Bharatanāṭyam est énergique et gracieux à la fois.
29
Le Kuchipudi est également une danse classique ancienne, originaire de l’État de
l’Andhra Pradesh. Tout en étant indépendant, il partage de nombreux éléments avec
le Bharatanāṭyam. Une de ses spécificités est la danse sur un plateau de cuivre.
30
C’est Paiṅkulam Rāma Cākyār qui a sorti du temple le Kūttu’ (en 1949) et le
Kūṭiyāṭṭam (en 1956). C’est lui aussi qui, à partir de 1965, a accepté de transmettre le
Kūṭiyāṭṭam en l’intégrant parmi les disciplines enseignées au Kalāmaṇḍalam. En
plus, des personnes issues d’autres castes avaient la possibilité de s’y initier.
206 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

En Inde, comme dans toutes les disciplines, et plus encore dans les
domaines artistiques, le savoir était transmis de maître à élève. Selon les
découpes géographiques et politiques du pays, plusieurs styles se sont
développés dans le Kathakaḷi. Le style du sud s’est avéré le plus in-
fluencé par le Kūṭiyāṭṭam. À l’école du Kalāmaṇḍalam se rattache le
style dit Kalluvaḻi, élaboré à partir d’une synthèse de différents apports.
De nos jours, on en parle comme du style « Kalāmaṇḍalam ». Dans le
but d’équilibrer l’enseignement, le style du sud y est également enseigné
depuis 1966.
Au fil du temps, d’autres institutions ont été créées grâce à des sub-
ventions, comme le PSV Nāṭyasaṃgam à Kōṭṭakal, fondé par le méde-
cin ayurvédique et philanthrope P.S. Vāriyar. Cette école est maintenue
grâce aux bénéfices d’Āryavaidyaśāla, un très grand hôpital ayurvé-
dique. Il leur arrive d’organiser, pendant la période des festivals, trois
nuits ou plus de Kathakaḷi de suite.
Une autre école d’une grande importance est le Mārgi, à Trivandrum.
Au-delà des cours et des programmations régulières de Kūṭiyāṭṭam et de
Kathakaḷi, elle publie des ouvrages sur les arts classiques et traditionnels
du Kérala. Grâce à Mārgi et quelques autres écoles moins médiatisées,
le style du sud est maintenu ailleurs qu’au Kalāmaṇḍalam. Dans l’école
Mārgi, depuis les années 1990, grâce à une subvention importante, les
artistes, aidés de connaisseurs-érudits, font d’importants travaux de
recherche, aussi bien en Kūṭiyāṭṭam qu’en Kathakaḷi, et font revivre des
histoires ou des scènes qui n’ont pas été jouées depuis longtemps.
Dernièrement, deux événements importants sont survenus à l’école
du Kalāmaṇḍalam. D’abord en 1990, parallèlement à l’enseignement
artistique, sur l’initiative du secrétaire de l’école Iyamkode Śreedharan,
l’enseignement général, primaire et secondaire, a été introduit. Par
conséquent, le temps consacré aux études artistiques s’en est trouvé
considérablement réduit. Puis, en 2007, le gouvernement a décrété le
changement de statut du Kalāmaṇḍalam qui est devenu une université,
plus exactement une « Deemed University for Art and Culture ».
Padmanābhan Nāyar, maître de Kathakaḷi, associé au Kalāmaṇḍalam
pendant cinquante ans, soutenait que l’idée de l’université était de
Vaḷḷattōḷ. Mais il ajoute : « les subventions doivent servir l’appren-
tissage des artistes, et non les études universitaires. Il faut introduire
l’ancien système d’apprentissage (gurukula, où les élèves sont plus
proches du maître), avec un plan pour l’éducation générale, langue et
littérature, puis on peut réfléchir au reste… »
Līla Naṃpūṭirippāṭu’, écrivaine renommée, connaisseuse et ancienne
collaboratrice du Kalāmaṇḍalam, maintient que Vaḷḷattōḷ n’a jamais
exprimé le désir que cette école devienne une université. Il aurait seule-
ment souhaité un lieu fermé (śāla), où l’on enseigne tous (sarva) les arts
Le Kathakaḷi 207

(kalā). Il se trouve que le terme sarvakalāśāla est passé dans le vocabu-


laire du malayāḷam pour signifier « université ». Elle ajoute : « Il serait
dommage que l’obtention d’un diplôme (universitaire) devienne un
critère pour un artiste de Kathakaḷi. Un master ou un doctorat en
Kathakaḷi ne peut être comparé à l’excellence de maîtres comme
Padmanābhan Nāyar ou Rāmankuṭṭi Nāyar »31.
Ce changement est toutefois trop récent pour que l’on puisse en faire
un bilan. Tout le monde est d’accord sur une chose : préserver
l’immense héritage artistique doit être une priorité. Les connaisseurs
sont d’avis qu’il faut instaurer un système à deux niveaux. D’une part,
permettre à de jeunes élèves de dix à douze ans d’apprendre leur disci-
pline suivant le mode traditionnel, et leur dispenser progressivement un
enseignement général ; d’autre part, accepter des élèves (plus âgés) qui
ont l’intention de faire des études académiques et de la recherche dans
une des disciplines artistiques.

III. Publics et renouvellements du Kathakaḷi

A. Quelles sont les compétences


des différents publics pour apprécier le Kathakaḷi ?
Le répertoire traditionnel s’est élaboré essentiellement à partir des
deux grandes épopées, le Rāmāyaṇa et le Mahābhārata et d’autres récits
mythologiques. Ces histoires sont aujourd’hui encore utilisées par
diverses mises en scène de danse ou de théâtre, appelées drama ou
encore ballet, et aussi par les médias modernes. Les héros et divinités de
ces récits sont représentés dans les livres, les bandes dessinées, sur les
calendriers. Ces histoires sont intemporelles. Les reraconter dans toute
leur dimension spectaculaire permet au spectateur de les réactualiser : ce
qu’il ne comprend pas textuellement sera compensé par son imagina-
tion.
Les spectateurs connaisseurs accordent plus d’attention à l’obser-
vation des expressions subtiles qu’au déroulement de l’action. D’autres
seront plus sensibles à la musique, ou au chant. Un spectateur
connaisseur est appelé au Kérala kathakaḷibhrāntan, « fou de
Kathakaḷi ». Idéalement, il doit connaître le sanskrit, les textes poétiques
en malayāḷam, et aussi le maṇipravālam. Il est exigeant, émet des
critiques et se réjouit si son acteur préféré joue un rôle important. Il peut
également apprécier un chanteur ou un percussionniste. On l’appelle

31
Ces commentaires sont extraits de l’article intitulé « For Art’s Sake » de
K.K. Gopalakrishnan dans le quotidien The Hindu du 15 juillet 2007.
208 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

aussi sahṛdaya, littéralement « pourvu de cœur », ou rasika, « qui goûte


le rasa »32.
Le spectateur populaire ne connaît pas forcément la théorie du rasa.
Il connaît l’histoire, reconnaît les personnages, et comprend à peu près
les paroles des chants, à l’exception des vers en sanskrit, chantés en
début de chaque scène. Ces moments de transition peuvent aussi stimu-
ler son imagination ; il peut continuer à apprécier ce qu’il vient de voir,
et se rendre disponible pour la suite. Il comprend quelques mudrā qui
traduisent le chant, mais il a des difficultés pour comprendre les gestes
dans les aṭṭam qui sont les parties improvisées du jeu. Dans ces mo-
ments-là, les acteurs se servent seulement des mudrā et de l’abhinaya,
accompagnés des percussionnistes, mais sans support chanté.
La compréhension des āṭṭam est très importante, car ils étoffent
considérablement l’histoire. Sans support chanté, accompagné uni-
quement des percussions, ces parties improvisées servent à enrichir le
contenu du texte de la pièce et permettent de relier les scènes entre elles.
Mais l’acteur n’est pas complètement libre. Pendant l’apprentissage, il
apprend le canevas de ces āṭṭam qu’il pourra enrichir par la suite, grâce
à ses expériences scéniques, ses lectures et son imagination.
Nous avons vu que le spectateur populaire pouvait aussi apprécier le
spectacle, pour peu qu’il connaisse l’histoire et une partie des éléments
du jeu. Et il peut même progresser, jusqu’à devenir un connaisseur :
d’abord attiré par le côté spectaculaire, il va développer progressivement
ses compétences, entre autres en se familiarisant avec le code gestuel et
en découvrant d’autres nuances du jeu. Lorsque le spectacle a lieu en
plein air, il peut échanger des informations avec d’autres spectateurs, car
il n’est pas interdit de parler ou de bouger pendant une représentation.
Il se peut que certains spectateurs dits « ordinaires », de par leur sen-
timent de dévotion apprécient autant le spectacle que les connaisseurs
qui, par moments, intellectualisent trop la théorie du rasa. En effet,
l’émotion éprouvée au moment où tous les éléments convergent est
quelque chose d’éphémère et d’ineffable que l’on peut difficilement
formuler en discours.
Quelles sont les alternatives pour un spectateur contemporain ? Pen-
dant la période des festivals, de décembre à avril, le choix des spectacles
de Kathakaḷi est grand, souvent en plein air, organisés par des temples.
Cela étant, ce n’est plus une seule histoire que l’on programme pour la
nuit, mais trois. Cela convient mieux à ceux qui ne veulent pas rester
jusqu’à l’aube, en leur permettant de voir au moins une pièce en entier.
32
Le spectateur-connaisseur fait l’objet d’une large analyse dans Nair et Panikkar,
1993.
Le Kathakaḷi 209

Il y a aussi des spectacles en soirée ou éventuellement toute la nuit, qui


ont lieu dans de vastes auditoriums. Cependant, on ne peut comparer la
scène traditionnelle à peine surélevée à ces salles où la scène est beau-
coup plus haute et où, depuis le premier rang, on voit surtout les jambes
et les jupons des acteurs.
Les « Kathakaḷi clubs » ont vu le jour dans les années 1960 : ce sont
des organisations culturelles dans la plupart des grandes villes qui
programment un spectacle de Kathakaḷi par mois. Ces spectacles sont
accessibles à tous, y compris ceux qui ne sont pas membres du club.
Contre une modique somme, on reçoit un programme imprimé avec la
liste des acteurs et des musiciens, sans oublier les costumiers, et le
résumé des scènes, en malayāḷam.
Les spectacles dans ces clubs ont une particularité. Pendant la repré-
sentation, au moment des parties improvisées, où les acteurs s’expriment
uniquement en gestes, sans support chanté, une personne munie d’un
microphone donne la traduction simultanée des phrases interprétées par
l’acteur. Pour que les spectateurs puissent entendre ce qu’il dit, le niveau
sonore des percussions est diminué. Bien que cette intervention verbale
soit faite dans un but pédagogique, le jeu s’en trouve modifié.
Une autre solution, qui évite de porter atteinte à l’intégrité des élé-
ments du spectacle, consiste plutôt à former les non-initiés : ainsi, en
2002, les artistes du PSV Nāṭyasaṃgam à Kōṭṭakal ont organisé des
cours d’appréciation kathakaḷiyāsvādanam pour les spectateurs de
Kathakaḷi. Prévus en cinq séances de deux heures et demie, les cours
étaient accompagnés d’un manuel, le but étant de faire comprendre les
différents éléments du jeu scénique. Pour les démonstrations, les jeunes
acteurs étaient en tenue de travail, le visage grimé. Il y avait un pro-
gramme précis pour chaque séance : explications et démonstrations
alternaient avec des discussions. Cette initiative a connu dès le début un
franc succès. Depuis lors, d’autres institutions ont suivi cet exemple et
organisent à leur tour des cours d’appréciation.
B. Regards sur quelques créations contemporaines
Inspirée du Mahābhārata, la pièce Karṇaśapatham, « Le Serment de
Karṇa », est considérée par beaucoup comme étant la seule du même
niveau que les pièces classiques du Kathakaḷi. Écrite en 1966 par
Mādhavan Nāyar, dit « Māli », cette pièce a été représentée la première
fois au Centre international de Kathakaḷi à New Delhi. Depuis, elle a été
jouée de nombreuses fois.
Quelles sont les raisons de sa popularité ? Les dialogues sont
simples, beaucoup moins sanskritisés que les pièces du répertoire tradi-
tionnel. Le point d’orgue de la pièce est la rencontre entre Karṇa et sa
210 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

mère Kuntī, qui l’avait abandonné à sa naissance, une rencontre chargée


d’une émotion intense qui permet aux deux protagonistes de déployer
leur talent artistique. La pièce, jouée dans son intégralité, ne dure que
trois heures et demie, contrairement aux pièces traditionnelles de toute
une nuit. L’histoire est présentée en un seul acte, sans interruption,
tandis qu’une pièce de Kathakaḷi est découpée en scènes introduites par
des vers en sanskrit. Le langage en est mélodieux ; certains modes
musicaux (rāga) y sont utilisés pour la première fois.
Cette pièce populaire a aussi des détracteurs : le langage leur semble
trop simple et pas assez sanskritisé, la pièce trop courte ; il n’y a qu’un
seul acte, les scènes s’enchaînent sans rideau, sans les vers d’intro-
duction en sanskrit. Mais la rencontre entre Karṇa et Kuntī fait
l’unanimité : c’est l’une des scènes les plus émouvantes du répertoire
entier.
Une pièce toute récente date de 2004. Elle s’appelle Piṅṅala et a été
écrite par Namaṅgalam Mādhavan Nampūtiri, qui s’est inspiré d’un
poème du même nom, composé par Ullūr, le grand poète malayāḷi du
e
XX siècle. Piṅṅala est un personnage du Bhāgavatapurāṇa. Il s’agit du
récit de la transformation spirituelle d’une courtisane, qui réalise que
beauté, richesse et admirateurs l’empêchent de découvrir l’ultime réalité.
Écrit dans un malayāḷam pur, la pièce dépeint la métamorphose psy-
chologique de cette femme : comment elle parvient à atteindre la béati-
tude spirituelle, et de plus, sans l’aide d’un maître. La chorégraphie en a
été élaborée par Kōṭṭakal Śivarāman, un des acteurs les plus renommés
pour les rôles féminins. D’une durée de quatre-vingts minutes, la pièce a
été jouée pour la première fois à la fin de l’année 2004, à Karalmanna,
lieu de naissance de l’acteur-chorégraphe, et quelques mois plus tard au
Kathakaḷi Club de Tṛśśūr33.
D’autre part, à partir des années 1960, plusieurs expériences de mise
en scène ont été tentées, s’inspirant d’autres sources que la mythologie
hindoue, comme les histoires de Marie-Madeleine, Faust, David et
Goliath, ou de Bouddha. Toutefois, ces adaptations n’ont pas fait
l’unanimité, notamment auprès des connaisseurs.
Mais un homme, Iyamkode Śreedharan, n’a pas hésité à bousculer
les traditions du Kathakaḷi, du moins en ce qui concerne les histoires.
Depuis le début du siècle dernier, l’organisation sociale traditionnelle,
rigide, s’est peu à peu transformée. Le pays malabar a été influencé par
des voix aussi diverses que les discours de Svāmi Vivekānanda ou la
Révolution russe. À partir des années 1950, il y a eu une dominante de
gouvernements communistes au Kérala. C’est peut-être pour cela qu’il a
33
Ville culturelle par excellence, située au centre du Kérala.
Le Kathakaḷi 211

été possible de se servir du Kathakaḷi à des fins politiques, comme l’a


fait le poète et écrivain Iyamkode Śreedharan.
Nommé secrétaire du Kalāmaṇḍalam à la fin des années 1980, c’est
lui qui y introduisit les études générales en 1990. En écrivant des pièces
contemporaines pour le Kathakaḷi, il voulait populariser cet art tradi-
tionnel pour éduquer les masses. On est loin du Nāṭyaśāstra ! En effet,
selon la tradition, on ne doit montrer que des histoires anciennes qui ont
déjà porté leurs fruits ; c’est précisément cela qui permet aux spectateurs
d’en tirer des enseignements. Iyamkode Śreedharan considérait que le
Kathakaḷi avait constamment subi des changements au cours des siècles
et que l’époque moderne devait l’utiliser comme moyen d’éducation. Il
estimait en outre que la gestuelle était bien trop compliquée. Selon lui,
le Kathakaḷi était marqué de la mudrā (sceau) du fondamentalisme
hindou. Or, la culture devait servir le progrès.
Iyamkode Śreedharan écrivit plusieurs pièces à visée politique.
L’une d’entre elles, La Victoire du peuple, était au départ une produc-
tion locale qui n’avait pas pour but de devenir un produit interculturel.
Néanmoins, il y eut un débat interne sur l’utilisation du Kathakaḷi pour
présenter des histoires qui s’écartaient trop de la tradition. Dans cette
pièce, les scientifiques, costumés en sages, demandent à la Conscience
du Monde en pacca (maquillage vert de type « héroïque ») de les aider à
détruire le pouvoir impérialiste, représenté par un vēṣam (personnage
avec son costume) en « barbe rouge » (cuvanna tāṭi), habituellement
réservé à quelques singes et aux démons. Le peuple est personnifié par
un personnage féminin.
La pièce fut jouée de nombreuses fois au Kérala et rencontra un suc-
cès certain. Il faut reconnaître que Śreedharan avait tout fait pour rendre
son discours compréhensible : présentation détaillée avant le spectacle,
traduction des mudrā pendant le jeu. Les connaisseurs critiquèrent
Śreedharan, en l’accusant de « polluer » la forme classique du
Kathakaḷi. De son côté, Śreedharan considérait ces connaisseurs comme
élitistes et dénonçait les fondamentalismes religieux et esthétique.
Śreedharan participa également à la création du Kathakaḷi King Lear,
en tant que traducteur d’une version anglaise raccourcie. David
McRuvie, écrivain et dramaturge australien en fit l’adaptation anglaise,
en collaboration avec la Française Annette Leday (Compagnie Keli) ;
tous deux participèrent à la mise en scène (1989). Le Kalāmaṇḍalam fut
aussi associé à ce projet, contribuant à cette expérience interculturelle
qui connut un succès certain dans le monde entier : le public malayāḷi
découvrit ainsi Shakespeare, tandis que le public occidental fit connais-
sance avec le monde du Kathakaḷi.
En 1996, une autre pièce de Shakespeare, Othello, fut adaptée, mise
en scène et jouée façon Kathakaḷi, avec, dans le rôle-titre, Sadanam
212 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Balakrishnan, longtemps à la tête du Centre international du Kathakaḷi à


New Delhi. Le fait que l’initiateur ait été un acteur respectable, origi-
naire du Kérala et toujours en activité, permit qu’Othello fût régulière-
ment programmé en Inde. Encore récemment, en février 2011, suite à
l’invitation de Lāsya Akademi of Mōhiniyāṭṭam, à Tṛśśūr, cette pièce fut
le point d’orgue du festival de danse organisé par la fondation
Kalakṣētra.
Pour certains, il existe un danger avec ces créations ou plutôt ces
adaptations : on utilise le Kathakaḷi comme un « style » et non comme
un moyen d’expression. D’autres ont estimé que la mise en scène ne tire
pas suffisamment parti de la richesse des quatre registres de jeu, et que
le potentiel des parties improvisées (āṭṭam) n’est pas pleinement utilisé.
Dans le même temps, les types de personnages définis pour les histoires
de Kathakaḷi ne correspondent pas forcément à ceux de Shakespeare :
ainsi le roi Lear porte le même costume que Rāvaṇa, le roi des démons ;
Othello est habillé en « Naḷa troisième jour », le héros du Naḷacaritam.
Encore aujourd’hui, le Kathakaḷi paraît indissociable de la mytholo-
gie indienne et porte un message qui va au-delà de celui du simple
divertissement. Enraciné dans la culture traditionnelle indienne, cet art
est devenu aujourd’hui un enjeu aussi bien pour ceux qui veulent lui
faire garder sa forme traditionnelle que pour ceux qui le voient seule-
ment comme un mode d’expression. Dans un cas comme dans l’autre,
cela contribue à faire connaître le Kathakaḷi de par le monde, et à le faire
survivre dans un environnement où la tradition se trouve bousculée. Il
est à souhaiter qu’il conserve ce qui en fait un théâtre à part : les récits
mythologiques et les rituels de jeu, comme le langage gestuel, le distin-
guent des autres formes d’art dramatique que nous avons l’habitude de
rencontrer.
Notons enfin que le présent article ne donne qu’un bref aperçu d’un
univers séculaire, riche d’enseignements qui constitue une introduction
idéale à la beauté de la culture théâtrale en Inde et plus particulièrement
au Kérala.

Bibliographie
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Naḷa, Paris, Gallimard, 1995 (Connaissance de l’Orient).
Le métathéâtre dans l’Inde classique
L’exemple de Rāma l’inestimable
de Murāri (Xe siècle)1

Judit TÖRZSÖK

Université Charles-de-Gaulle Lille 3,


UMR 7528 Mondes iranien et indien

I. Popularité et méconnaissance de l’œuvre de Murāri


La seule pièce de théâtre de Murāri qui ait survécu, l’Anargharāghava
ou Rāma l’inestimable, a compté parmi les plus appréciées des érudits
en Inde. Le grand nombre de commentaires qu’elle a suscités ainsi que
la diffusion de ses manuscrits (les catalogues en mentionnent plus de
quatre cents, dispersés sur tout le territoire indien)2 reflètent bien sa
popularité et son importance dans la tradition sanskrite. Les strophes de
Murāri sont parmi les plus souvent citées dans les anthologies
(subhāṣita) ; Murāri fait clairement figure de poète préféré dans le
Trésor des joyaux de citations (Subhāṣitaratnakoṣa) de Vidyākara
(Ingalls, 1965 : 32). Malgré sa popularité en Inde, la littérature occi-
dentale n’a jamais particulièrement goûté l’Anargharāghava. L’un des
défauts que la littérature critique lui reproche souvent est son langage

1
Nous tenons à remercier H.N. Bhat de l’Institut français d’Indologie à Pondichéry
d’avoir relu quelques passages difficiles de la pièce avec nous en clarifiant les
manières dont Viṣṇubhaṭṭa les interprète, et d’avoir mis à notre disposition son
édition de travail du commentaire Iṣṭārthakalpavallī. Toutes les citations de ce
commentaire se fondent sur cette édition de travail inédite. Nous remercions
également Lyne Bansat-Boudon pour ses remarques et suggestions, et Somadeva
Vasudeva pour sa correction de la version anglaise de cet article et ses remarques
concernant la rasaśabdavācyatā.
2
Nous remercions S.A.S. Sharma de l’École française d’Extrême-Orient pour ce
renseignement et pour avoir mis à notre disposition le travail préparatoire qu’il avait
effectué avec ses collègues sur la localisation des manuscrits de cette pièce, en vue
d’une édition critique. Malheureusement, ce projet d’édition n’a pu être poursuivi.
216 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

érudit, ce qui constitue précisément l’une des raisons pour lesquelles les
pandits (« savants ») indiens l’ont tant admiré. Cette critique ne mérite
pas que l’on s’y attarde, car elle repose sur une esthétique romantique3
qui loue tout ce qu’elle perçoit comme naturel et rejette ce qu’elle
considère comme artificiel4.
Il existe une autre raison pour laquelle on a longtemps négligé
l’Anargharāghava : sa nature soi-disant peu dramatique ou statique5. Si
cette pièce ne déborde pas d’action, beaucoup de chefs-d’œuvre du
théâtre occidental ne se concentrent pas sur l’action non plus. Encore
une fois, cette critique implique que l’on accepte certains principes
d’esthétique que peu jugeraient pertinents aujourd’hui.
Rejetant peu à peu de tels préjugés, la critique occidentale a
commencé à consacrer plus d’attention à Murāri. Deux travaux impor-
tants signalent ce changement d’attitude : la première traduction de la
pièce en langue occidentale, à savoir la traduction allemande de
K. Steiner (1997), et l’édition critique du commentaire de Viṣṇubhaṭṭa
établie par H.N. Bhat (1998), parue aux Presses de l’Institut français de
Pondichéry et de l’École française d’Extrême-Orient. Plus récemment,
nous avons également publié une nouvelle édition et une traduction
anglaise dans la série bilingue de la Clay Sanskrit Library (Törzsök,
2006).
Dans son introduction, Steiner (1997 : 73-74) analyse brièvement la
relation entre le Mahāvīracarita ou la Geste du grand héros de Bhavabhūti
et l’Anargharāghava de Murāri, en indiquant les différences les plus
saillantes entre les deux traitements du même sujet : l’histoire de Rāma.
Malgré les différences, l’influence de Bhavabhūti sur Murāri reste
indéniable. Ces deux auteurs partagent bien plus que les grandes lignes de
l’action ou quelques détails de caractérisation. L’une des particularités des
pièces de Bhavabhūti, en particulier son Uttararāmacarita ou les Dernières
Aventures de Rāma, est la présence de réflexions sur la représentation
théâtrale elle-même, c’est-à-dire la présence d’éléments métathéâtraux.

3
Ce type d’esthétique romantique a déjà été critiqué maintes fois. Voir en particulier
Shulman, 1997 : 69, au sujet d’autres auteurs indiens : « [… such] views are heavily
colored by an anachronistic romanticism, which made expressionistic lyricism the
touchstone of quality in the mainstream of English and German poetry from the late
18th century on, and which regularly filtered down into scholarly judgement of non-
European literatures as well. »
4
Pour quelques exemples de ce type de critique, voir Wilson, 1827 : 382 sqq. ; Keith,
1924 : 225 sqq. ; Warder, 1983 : 23 sqq.
5
Il s’agit d’un reproche souvent répété au sujet des pièces de théâtre sanskrites. Pour
l’Anargharāghava, voir par exemple Renou et Filliozat, 1953 : §1890 ; Mahalinga
Sastri, 1950 : 196.
Le métathéâtre dans l’Inde classique 217

Dans le cas de l’Uttararāmacarita, l’auteur met en scène une véritable


représentation théâtrale. Même si Murāri n’emploie pas ce procédé, il
inclut de nombreuses références à la représentation et la théorie
théâtrales, ce qui rappelle constamment à son public qu’il se trouve dans
un monde créé par l’art dramatique6. Dans ce qui suit, nous tenterons
d’analyser ces procédés de mise en abyme et leur rôle dans l’ensemble
de la pièce.

II. Les rasa dans l’Anargharāghava


Une série importante d’allusions à la théorie dramatique consiste en
mentions des sentiments dominants de la pièce, des rasa, notion déter-
minante dans la théorie théâtrale indienne7. Les deux rasa principaux de
l’Anargharāghava, l’héroïque (vīra) et le merveilleux (adbhuta) figu-
rent d’abord dans le prologue (prastāvanā), et réapparaissent avec
d’autres rasa tout au long de la pièce, dans divers contextes. Dans un
hémistiche (64cd)8 du deuxième acte, Lakṣmaṇa décrit comment les
sages réagissent lorsque son frère, Rāma, a tué la démone Tāḍakā.
Kṛttonmuktā bhuvi ca karuṇāścarya-bībhatsa-hāsa-trāsa-krodhottaralam
ṛṣibhir dṛśyate Tāḍakeyam.
La voici, déchiquetée et abandonnée par terre, devant les sages qui
tremblent de compassion, d’étonnement, de dégoût, de rire, de peur et de
colère en la regardant, voici Tāḍakā.
Comme le fait remarquer Steiner (1997 : 132) dans sa traduction, la liste
des sentiments est certainement entendue comme allusion à six des rasa :
karuṇa, adbhuta, bībhatsa, hāsya, bhayānaka et raudra. La traductrice ainsi

6
Notons qu’en plus de la mise en scène d’une représentation théâtrale, Bhavabhūti
utilise également des termes techniques de l’art et de la théorie dramatiques. Voir,
par exemple, les termes dhīroddhata (courageux et fier), saṃvidhānaka (un mode
d’action), et les composés se terminant par -rasa (sentiment dominant) dans
l’Uttararāmacarita, cités par Stchoupak, 1968 : XXXIII. Pour une analyse d’autres
références à la théorie poétique dans l’Uttararāmacarita, en particulier au sentiment
de la compassion (karuṇarasa), voir Bansat-Boudon, 2000.
7
Dans le cadre de cette étude, nous ne pouvons pas discuter de la définition exacte et
des problèmes de traduction de ce terme-clef, ni de son importance dans la théorie
esthétique indienne. Notons, néanmoins, que Murāri ne désignait certainement pas un
seul rasa comme dominant. Sur l’association courante des sentiments héroïque et
merveilleux, voir par exemple Nāṭyaśāstra 6.41 et Daśarūpaka 4.41-42 avec le
commentaire de Dhanika.
8
La numérotation des strophes suit celle de l’édition de Pondichéry établie par
H.N. Bhat. Les termes techniques du théâtre sont marqués en italiques. Seules les
variantes les plus significatives se trouvant dans des éditions et commentaires
disponibles sont indiquées dans les notes.
218 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

que les commentateurs s’efforcent d’expliquer et de justifier pourquoi


chacun de ces sentiments est provoqué chez les sages. Toutefois, il est aussi
remarquable que par l’usage de ces mots, termes techniques décrivant
l’expérience esthétique, l’auteur crée une double mise en scène et mise en
abyme : les sages témoignent du meurtre de Tāḍakā comme spectateurs
d’une pièce, pendant que Lakṣmaṇa les observe et analyse leurs sentiments
dominants comme le ferait un critique au théâtre, tout en transmettant ce
qu’il voit aux spectateurs de l’Anargharāghava9.
Dans le cinquième acte, c’est à nouveau Lakṣmaṇa qui évoque le
terme rasa, cette fois-ci pour décrire le chagrin de Rāma après
l’enlèvement de son épouse par le roi des démons : « Quel autre senti-
ment pourrait dominer celui-ci ? » (kena punar eṣa raso rasāntareṇa
tiraskriyate ?). Ici, cette remarque en prose suit l’analyse de Rāma lui-
même, exprimée en vers (5.22) :
iyam avirala-śvāsā śuṣyan-mukhī bhidura-svarā
tanur avayavaiḥ śrānta-śrastair upaiti vivarṇatām /
sphurati jaḍatā, bāṣpāyete dṛśau galati smṛtir,
mayi rasatayā śoko bhāvaś cireṇa vipacyate //

9
Notons que, selon certains ouvrages de la littérature théorique sur le sujet, les rasa ne
sont pas censés être nommés dans une pièce, et leur mention constitue un défaut
esthétique (voir Stchoupak, 1969 : XXXIV citant Regnaud, 1984 : 204 sqq., qui fait
référence à Kāvyaprakāśa 7). Dans ce chapitre, le Kāvyaprakāśa énumère quelques
défauts ou doṣa concernant le rasa (7.60ab). Il est considéré comme fautif de
mentionner un sentiment secondaire ou permanent, ainsi qu’un rasa [vyabhicāri-rasa-
sthāyibhāvānāṃ śabdavācyatā]. Pour nommer un sentiment secondaire, les exemples
de vrīḍā (timidité), karuṇa (compassion), trāsa (peur), vismaya (émerveillement), rasa
(goût), īrṣyā (envie, jalousie), dīnatva (être misérable) sont donnés ; pour le défaut de
nommer un rasa, on évoque śṛṅgāra (l’amour) ; et pour nommer un sentiment
permanent, utsāha (le courage) est cité. Cette interdiction de nommer un rasa semble
néanmoins dépendre du rasa évoqué et de la manière dont on l’évoque. Outre Murāri,
Bhavabhūti utilise également le terme rasa dans l’Uttararāmacarita. En même temps,
la mention des termes du théâtre est généralement considérée comme une qualité
dans la poésie classique, dans le kāvya. Voir par exemple le Kavikaṇṭhābharaṇa de
Kṣemendra 5.1, dans lequel l’auteur présente une liste des qualités du bon poète, en y
incluant la connaissance des traités érudits (śāstra) tels l’art de la dramaturgie
(bharataparicaya). Lévi 1890 : 182 fait référence à ce passage et utilise le mot
bharatasamuccaya, terme qui ne se trouve pas chez Kṣemendra et que nous
n’avons pas rencontré ailleurs. (« L’accumulation dans une stance de termes em-
pruntés à la technique du théâtre est une beauté de style, et elle a reçu en rhé-
torique un nom particulier, c’est le bharatasamuccaya. ») Les exemples qu’en
donne Lévi comprennent trois pièces de théâtre (les autres provenant des longs
poèmes ou mahākāvya) : le Mālatīmādhava de Bhavabhūti, l’Anargharāghava et
le Mudrārākṣasa. Concernant ce dernier, Lévi remarque la mise en relation des
intrigues politiques et théâtrales, qui caractérise également la pièce de Murāri
(« Rākṣasa compare ses combinaisons politiques à celles du poète dramatique et
donne un véritable plan de drame »).
Le métathéâtre dans l’Inde classique 219

Je peux à peine respirer, ma bouche est sèche et ma voix tremble. Mes


membres pendent sans force pendant que mon corps devient tout pâle et de
plus en plus engourdi. Des larmes apparaissent dans mes yeux et ma mé-
moire s’effondre. Ainsi, mon sentiment de chagrin se transforme lentement
en état dominant.
Comme tous les commentateurs le remarquent, la description fait
allusion à deux termes de la théorie esthétique : bhāva ou sentiment, et
rasa ou sentiment esthétique. La présence du premier, en tant que
sentiment permanent (sthāyibhāva) de chagrin (śoka), est la condition
nécessaire pour évoquer l’un des sentiments esthétiques dominants de la
pièce, celui de la compassion (karuṇarasa). En utilisant le verbe
vipacyate pour exprimer la transformation, verbe qui signifie en premier
lieu « mûrir, cuire », la strophe met en valeur le sens premier de rasa
(« jus, goût ») et l’image d’une cuisson métaphorique.

III. Rasa et types de personnages


Les occurrences du terme rasa et des mots exprimant des rasa
abondent dans la pièce créant ainsi un cadre de réflexion sur
l’expérience esthétique. Les rasa centraux de la pièce sont cités dans le
texte : ils y figurent pour décrire Rāma et Lakṣmaṇa. Śauṣkala, qui
représente le roi des démons, Rāvaṇa, dans la cour de Janaka, prononce
cette strophe (3.34) quand il voit les deux frères la première fois. Rāma
et Lakṣmaṇa tiennent des armes dans leurs mains, mais portent des
habits propres aux disciples d’études védiques (brahamacārin). Ainsi
suggèrent-ils le sentiment héroïque (vīrarasa) et le sentiment de la
tranquillité (śāntarasa) à la fois.
puṇya-lakṣmīkayoḥ ko ’yam anayoḥ pratibhāsate /
mauñjyādi-vyañjanaḥ śānto vīropakaraṇo rasaḥ //10
Qu’est-ce ? Ils possèdent mérites religieux et richesses royales11 ; portant le
cordon sacré brahmanique et d’autres attributs, ils suggèrent le sentiment de
la tranquillité, soutenu par celui de l’héroïsme.
Cette caractérisation des héros par le sentiment héroïque et la tran-
quillité ascétique devient un élément important dans l’ensemble de
l’histoire de Rāma telle qu’elle est représentée dans la pièce. Car le

10
Nous avons adopté ici la leçon des éditions de Calcutta et de Bombay. L’édition de
Pondichéry a so pour ko et vīropakaraṇaṃ pour vīropakaraṇo, leçons qui, par
ailleurs, ne changent pas radicalement le sens.
11
Dans cette interprétation, le contraste entre le côté brahmanique et le côté guerrier est
plus marqué. Nous pourrions également traduire le composé par : « Ils possèdent une
splendeur sacrée. »
220 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

contraste entre guerrier héroïque et brahmane ascétique reflète le di-


lemme plus général du bon roi en Inde : il doit agir de manière héroïque
et défendre ses sujets, remplissant ainsi son devoir social (dharma) dans
ce monde ; mais il doit également se concentrer sur le but ultime, la
délivrance d’ici-bas (mokṣa), ce qui l’attire vers le mode de vie des
ascètes en dehors de la société12.
Un mélange de rasa semblable fait l’objet d’une strophe récitée par
Rāma lorsqu’il aperçoit Paraśurāma. Rāma remarque d’abord en prose
que l’on traverse des états d’esprit divers quand on voit Paraśurāma
(saṃkīryamāṇānekarasānubhāva-). Ensuite, il attire l’attention sur le
contraste entre le sentiment de tranquillité (śānta) d’un côté, et les
sentiments furieux (raudra) et merveilleux (adbhuta) de l’autre.
jaṭāṃ dhatte mūrdhā, paraśu-dhanuṣī bāhu-śikharaṃ,
prakoṣṭho raudrākṣaṃ valayam, iṣu-daṇḍān api karaḥ /
prarūḍha-prauḍhāstra-vraṇa-vikaṭa-raudrādbhutam idaṃ
praśāntām aiṇeyīṃ tvacam api ca vakṣaḥ kalayati //
Il porte des tresses d’ascète sur sa tête, une hache de guerre et un arc sur son
épaule, un rosaire sur son avant-bras et des flèches dans sa main. Sa poitrine
est à la fois terrifiante, effrayante et extraordinaire avec des blessures infli-
gées par des armes puissantes ; mais il l’a couverte d’une peau d’antilope, ce
qui évoque l’ascèse dans l’apaisement.
Les tresses d’ascète (jaṭā), le rosaire (raudrākṣavalaya) et la peau
d’antilope (aiṇeyī tvac), sur laquelle le pratiquant s’assied, comptent
parmi les signes typiques d’ascèse et suggèrent donc la tranquillité ou le
śāntarasa. La hache de guerre (paraśu), l’arc (dhanus), les flèches (iṣu)
et les blessures (vraṇa) signalent un guerrier et impliquent non seule-
ment les deux rasa nommés, le furieux ou terrifiant et le merveilleux
(raudra et adbhuta), mais aussi celui de l’héroïsme (vīrarasa)13. Ce
n’est certainement pas par hasard que deux personnages principaux,
Rāma et Paraśurāma, tous deux incarnations de Viṣṇu, soient décrits par
des termes esthétiques semblables14.

12
Ceci peut être vu comme un cas particulier du conflit entre devoir social et abandon
de la société pour se consacrer à la délivrance, entre pravṛtti et nivṛtti.
13
Sur ce point, voir aussi Viṣṇubhaṭṭa ad loc. et Steiner, 1997 : 182. À nouveau, le
merveilleux (adbhuta) s’associe à l’héroïque (vīra).
14
Nous avons trouvé un parallèle particulièrement proche dans le Mahāvīracarita de
Bhavabhūti (2.26). La construction de la strophe ressemble à celle de
l’Anargharāghava et les attributs de Paraśurāma reçoivent des adjectifs « terrifiant »
(ugra) et « paisible » (śānta), que le commentateur, Vīrarāghava, explique comme
inspirant à la fois les sentiments (rasa) héroïque (vīra) et apaisé (śānta). jyoti-jvālā-
pracaya-jaṭilo bhāti kaṇṭhe kuṭhāras, tūṇīro ‘ ṃśe, vapuṇi ca jaṭā-cāpa-cīrājināni /
pāṇau bāṇaḥ sphurati valayībhūta-lolākṣasūtraṃ, veṣaḥ śobhāṃ vyatikaravatīṃ ugra-
Le métathéâtre dans l’Inde classique 221

Les nombreuses occurrences du terme rasa et des noms de rasa15 ont


pour effet que même dans quelques contextes où le sens esthétique ne
s’appliquerait pas forcément, il semble être suggéré16. Dans la strophe
suivante (4.2), rasa décrit le plaisir de la jouissance charnelle et du
sommeil durant la nuit.
prācīṃ vāsakasajjikām upagate Bhānau diśāṃ vallabhe
paśyaitā rucayaḥ pataṅga-dṛṣadām āgneya-nāḍiṃdhamāḥ /
lokasya kṣaṇadā-niraṅkuśa-rasau saṃbhoga-nidrāgamau
koka-stoma-kumudvatī-vipinayor nikṣepam ātanvate //
Lorsque le Soleil, bien-aimé de toutes les directions, vient voir l’Est, cette
femme, qui l’a attendu impatiemment, regarde : ses rayons, qui attisent le
feu dans les veines des pierres solaires, transfèrent le plaisir et le sommeil
dont les gens ont joui la nuit sans dérangement, sur les tadornes et les lotus
blancs nocturnes.
Le transfert de plaisir s’effectue de la manière suivante : les oiseaux
koka ou tadornes reçoivent le plaisir nocturne de la jouissance charnelle
(sambhoga) des gens, car, selon la convention poétique, les couples
koka se retrouvent la journée après une période de séparation durant la
nuit ; et les lotus blancs appelés kumuda pourront goûter au plaisir du
sommeil (nidrā) continu, car ils se ferment pendant la journée. Même si
le mot rasa ne figure pas ici au sens technique, Murāri emploie un autre
terme de la théorie poétique : vāsakasajjā, litt. « la femme qui est prête
dans sa chambre »17. La direction de l’Est est personnifiée comme un
type particulier d’héroïne, la vāsakasajjikā, qui attend son amant (ici le
Soleil) avec impatience, son corps entièrement orné pour le recevoir.

śāntas tanoti // « Il tient sa hache entourée de flammes brillantes dans le cou, son
carquois sur l’épaule, et porte des tresses d’ascète, un arc, des vêtements d’écorce et
une peau d’antilope sur le corps ; une flèche resplendit dans sa main qui est encerclée
par un bracelet de rosaire. Son apparence rayonne doublement, étant à la fois
terrifiant et paisible ». Voir également la traduction de Pickford, 1871 : 41-42.
15
Pour d’autres noms et occurrences de rasa dans l’Anargharāghava, voir le passage
en prose avant 6.44, dans lequel un vidyādhara décrit la bataille comme terrifiante et
extraordinaire (bhayānaka et adbhuta) ; 3.7 faisant référence au plaisir esthétique
(rasa) que l’on ressent en voyant des jeunes femmes ; l’expérience de la séparation
des amoureux (vipralambha-rasa) dans 7.37, ce que Śiva et son épouse ne
connaissent pas, car ils sont unifiés éternellement dans leur forme moitié femme,
moitié homme (ardhanārīśvara) ; et le sentiment de courage (sāhasa-rasa) dans
7.89, remplaçant probablement le terme de vīrarasa ou utsāha.
16
Outre l’exemple analysé ici, voir également les occurrences suivantes : rasaṃ
dāsyāmi (après 5.4, où, selon Viṣṇubhaṭṭa, le mot rasa signifie à la fois « le jus de la
passion » ainsi que « poison ») ; nidrārasa (6.81) ; pratyāvṛttarasasya (6.11, de la
lune) ; et nṛttārambharasa (7.104) décrivant la danse de Śiva.
17
Voir par exemple Daśarūpaka 2.23 cité par Viṣṇubhaṭṭa ad loc.
222 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Dans l’Anargharāghava, nous rencontrons fréquemment de telles


personnifications des entités féminines ou des descriptions des déesses
comme héroïnes. La déesse de la parole et de la poésie, Sarasvatī, par
exemple, apparaît dans le prologue (1.11) comme pragalbhā, terme pour
une autre catégorie d’héroïne (nāyikā). Une pragalbhā est mûre et
confiante, connaît bien l’art de l’amour, s’exprime avec éloquence et
domine son époux18.
En compagnie ou à côté des héroïnes, le texte nomme également un
personnage central des pièces de théâtre dites prakaraṇa : le bouffon.
Murāri utilise un synonyme du nom courant vidūṣaka, le terme
vaihāsika, pour décrire le soleil levant qui agit comme un bouffon afin
d’amuser les lotus du jour (mṛṇālinī), qui sont présentés comme les
femmes (le substantif est féminin) du palais royal (4.4)19.
ayaṃ mṛdu mṛṇālinī-vana-vilāsa-vaihāsikas tviṣāṃ vitapate patiḥ […]
Voici le Soleil, seigneur des lumières, brillant doucement20, devenant le
bouffon afin de divertir les lotus […]
L’image du bouffon réapparaît plus loin dans la pièce, dans une
strophe qui n’est pas purement descriptive. Dans le passage en prose
avant la strophe 6.21, le ministre Mālyavān appelle les singes les bouf-
fons (vaihāsikāḥ) qui se moquent du roi des démons, Rāvaṇa, avec
ironie. Ici, Mālyavān utilise encore un autre terme du théâtre pour
« ironie » : ulluṇṭ-, terme que l’on rencontre souvent dans les didasca-
lies.
Concernant l’ironie et les éléments comiques, Murāri emploie à plu-
sieurs reprises le mot « farce » : prahasana. À la fin du deuxième acte,
Rāma et Lakṣmaṇa sont sur le point de partir pour Videha, suivant le
conseil de Viśvāmitra. Rāma remarque qu’il a toujours rêvé de voir l’arc
célèbre de Śiva, propos auquel son frère répond en faisant référence à

18
Un type de héros, le courageux et fier (dhīroddhata), est mentionné deux fois : une
fois pour décrire les descendants de Raghu (2.65), et une fois en s’appliquant à Rāma
(5.1). Pour ce type de héros, voir par exemple Sāhityadarpaṇa 3.38. Ces occurrences
dans la pièce ne sont néanmoins pas certaines, car elles ne se trouvent chaque fois
que dans les éditions du Sud, tandis que l’édition de Bombay donne vīra pour dhīra,
dhīra étant noté comme variante. Un autre personnage typique figure dans la strophe
7.62 : pīṭhamarda, l’ami du héros dans les pièces de théâtre, qui le seconde dans des
intrigues diverses. Voir par exemple Daśarūpaka 2.7.
19
Les deux commentaires anciens édités, celui de Rucipati ainsi que celui de
Viṣṇubhaṭṭa, confirment ici l’usage du mot vaihāsika dans ce sens.
20
Nous interprétons le mot mṛdu comme adverbe, suivant Viṣṇubhaṭṭa. D’autres
commentateurs le comprennent comme faisant partie du composé mṛṇālinī-vana en
tant qu’adjectif.
Le métathéâtre dans l’Inde classique 223

Sītā : « ainsi que la noble fille qui n’est pas née d’un ventre ». Après être
taquiné de cette manière, Rāma rétorque :
katham, anyad eva kim api prahasanaṃ sūtrayati bhavān.
Alors, tu me joues encore une farce ?
Ou plus précisément, « tu mets en scène encore une farce ? »21 Cette
expression, prahasanaṃ sūtrayati, est bien plus qu’une référence au
théâtre : elle joue un rôle structurel dans la pièce. Comme le remarque
Jamison (2000 : 176), le badinage des adolescents Rāma et Lakṣmaṇa
forme un complément à la conversation des deux disciples brahma-
niques (brahmacārin) au début du même acte. Le deuxième acte est
donc encadré par ces deux conversations entre jeunes hommes, conver-
sations remplies d’éléments comiques.
Le terme cité plus haut, prahasana, relie non seulement le début et la
fin du deuxième acte, mais renforce la continuité entre le deuxième et le
troisième acte, car la première strophe de ce dernier mentionne égale-
ment le genre de la farce (prahasana), même si c’est dans un contexte
très différent. Ici, le vieux chambellan (kañcukin) se présente en offrant
les réflexions suivantes sur son rôle et son âge.
gātrair girā ca vikalaś caṭum īśvarāṇāṃ
kurvann ayaṃ prahasanasya naṭaḥ kṛto ’smi /
tan māṃ punaḥ palita-varṇaka-bhājam enaṃ
nāṭyena kena naṭayiṣyati dīrgham āyuḥ //22
Louant mes maîtres sans avoir la voix ou le corps pour le faire, j’ai été trans-
formé en acteur comique. Avec mes cheveux gris à la place du fard, dans
quelle pièce est-ce que ma longue vie va me faire jouer ?
Le prahasana23 n’est plus la plaisanterie légère de la scène précé-
dente, mais participe à une métaphore auto-ironique assez amère. Le
parallèle théâtral est construit sur plusieurs éléments : le chambellan se
désigne comme acteur dans une farce, dirigé par sa vieillesse et jouant
devant ses maîtres comme public24, ses cheveux gris formant son fard.

21
Pour une autre occurrence du même terme pour farce, voir 5.27.
22
Notons les variantes importantes suivantes, qui influent sur le style et le sens exact,
mais pas sur notre propos : tan mām PTI, tat tvām BB*J, na tvām CBvl, kṛtvā Bvl (P
= éd. de Pondichéry, T = éd. de Tanjore, I = Iṣṭārthakalpavallī imprimée en télougou.
Nous avons utilisé l’édition de travail de H.N. Bhat. C = éd. de Calcutta sans
commentaire, B = éd. de Bombay. * signale une leçon de commentaire. J = leçon de
l’édition contenant le commentaire de Jīvānanda Vidyāsāgara, v.l. = varia lectio).
23
Pour une autre occurrence du mot, voir 7.36 (au sens de plaisanterie).
24
Sur ce point, voir la glose de Rucipati : « īśvarāṇāṃ prekṣakāṇām ».
224 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

L’image de la vie mise en scène comme pièce de théâtre trahit peut-être


l’influence de Bhartṛhari (Vairāgyaśataka 50cd) :
jarājīrṇair aṅgair naṭa iva valī-maṇḍita-tanur
naraḥ saṃsārāṅke viśati yamadhānī-yavanikām
Le corps épuisé par l’âge et couvert de rides à la place du fard, l’homme
entre au royaume de la Mort quittant la scène de la vie, comme un acteur
qui se retire derrière le rideau.

IV. Le jeu théâtral et l’acteur


D’autres métaphores et comparaisons comprenant des mots pour dé-
signer l’acteur et le jeu théâtral sont légion dans l’Anargharāghava,
même si elles ne forment que rarement des images aussi élaborées25.
Dans le quatrième acte, par exemple, avant la strophe 43, on adresse les
mots suivants à Paraśurāma, qui attend de se battre contre Rāma avec
impatience :
kiyacciram iyam aparam iva bhavantaṃ naṭayiṣyati āyudhapiśācikā ?
Pour combien de temps encore la démone de la guerre te fera-t-elle danser/
jouer, comme elle l’a déjà fait auparavant ?
Le même verbe au causatif, naṭ- exprime ici, comme ailleurs dans la
pièce, que certains personnages ne peuvent pas agir indépendamment,
mais sont dirigés, obligés de jouer leurs rôles, par une autre force ou
personne.
Toutefois, les mots désignant l’acteur, le jeu d’acteur ou la danse,
termes qui sont intrinsèquement associés dans la tradition théâtrale
indienne, peuvent également exprimer d’autres aspects des événements.
Dans la phrase suivante (prose après 1.33), Daśaratha emploie de
tels termes afin de décrire sa joie au moment de sa rencontre avec
Viśvāmitra.
iyaṃ tvad-upasthāna-sulabha-saṃbhāvanātiprasaṅga-saṃgītaka-nartakī citta-
vṛttir niyogānugrahāya spṛhayati
Mon esprit, danseuse qui apparaît dans un spectacle exprimant affection et
respect, ce que ta présence a rendu facile, désire à présent avoir le privilège
d’obtenir ta commande.
Pour ce que nous avons traduit simplement par « esprit », Daśaratha
utilise l’expression cittavṛtti, « le fonctionnement de l’esprit », en partie
25
Pour une autre image également élaborée, voir 7.70, strophe dans laquelle la lune
(substantif masculin) figure comme dansant sur les bourgeons des lotus de nuit, à la
chanson des abeilles bourdonnantes (kumudamukulakeṣu vyañjayann aṅgahārān).
Le métathéâtre dans l’Inde classique 225

afin d’avoir un substantif féminin qui correspond à l’image de la dan-


seuse, en partie peut-être pour emprunter encore un terme esthétique, un
synonyme de bhāva (état d’esprit, comme source de l’expérience esthé-
tique) et de rasa26. L’esprit de Daśaratha est comparé à la danseuse, car
il a déjà salué Viśvāmitra avec une longue louange, de même qu’une
danseuse rend hommage au public avec la danse initiale, danse qui
paraît facile grâce à la présence des spectateurs nobles27. À présent,
Daśaratha désire entendre la requête de Viśvāmitra et l’objet de sa visite,
de même que la danseuse veut savoir ce que son public lui commande
de présenter comme danse principale28. L’image est particulièrement
appropriée dans le contexte, puisqu’une grande partie du premier acte
comprend l’échange bien « chorégraphié » entre le roi et deux sages.
Chaque personne présente plusieurs chants de louange aux autres, et
créé ainsi un acte théâtral élaboré avant de parler de son véritable but.
Dans le même acte, un autre terme de la représentation théâtrale dé-
crit la manière dont Indra dissimule ses sentiments et fait semblant
gestuellement de se réjouir : le verbe employé est abhi-nī-. Vāmadeva
présente la scène à Daśaratha, afin de le louer comme roi plus fort
qu’Indra, le roi des dieux.
tvayy ardhāsana-bhāji kiṃnara-gaṇodgītair bhavad-vikramair
antaḥ-saṃbhṛta-matsaro ’pi bhagavān ākāra-guptau kṛtī /
unmīlad-bhavadīya-dakṣiṇa-bhujā-romāñca-viddhoccarad-
bāṣpair eva vilocanair abhinayaty ānandam Ākhaṇḍalaḥ //29
Pendant que tu lui as cédé la moitié de ta place, Indra, même si son cœur
débordait de jalousie en entendant les bardes célestes à tête de cheval chan-
ter tes exploits, a caché ses sentiments de façon adroite. Ses mille yeux se
remplissaient de larmes à sentir frissonner de joie ton bras droit, mais il
jouait comme s’il en était ravi.
La scène qu’évoque Vāmadeva est déjà celle d’une représentation
dans laquelle les bardes célestes, les Kiṃnara, chantent des exploits de
Daśaratha. Ce dernier se réjouit de se souvenir des batailles héroïques,

26
Pour ce sens du mot cittavṛtti, en particulier dans l’Abhinavabhāratī, voir Bansat-
Boudon, 1992 : 108 et 339.
27
Notons ici l’usage d’un autre terme, saṃgītaka, dans la phrase. Outre son acception
première de « concert » ou « spectacle musical », il signifie également « théâtre ».
Sur ce terme et d’autres synonymes de la production théâtrale, voir Bansat-Boudon,
1994 : 195-197 sqq.
28
Pour une autre image de la danseuse, nartakī, voir la phrase après 7.43, dans laquelle
la déesse de la fortune est blâmée, car elle danse au rythme du tambour des dieux et
des démons qui se battent.
29
Notons quelques variantes importantes ici : viddhoccarat BB*CJII*, vidhollasat PT,
bandhoccarat Bvl.
226 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

ce qui cause un frisson. Indra, assis à sa droite sur la moitié du siège,


s’aperçoit immédiatement de cette suite d’événements. Envieux, les
yeux remplis de larmes, il fait semblant, par des gestes (abhinayati), de
pleurer de joie et non pas de jalousie30.
Ces exemples ainsi que la plupart des allusions au théâtre et à la re-
présentation dans le premier acte soulignent le caractère théâtral de la
conversation de cour, mise en scène dans cet acte. Toutefois, donner une
vision de la cour comme théâtre n’est qu’une des fonctions de ces
allusions. Dans le prélude en prākrit et sanskrit (miśraviṣkambhaka) du
quatrième acte, les références théâtrales servent un but différent, ce
qu’illustre entre autres l’exclamation de Mālyavān :
aho durātmanaḥ kṣatriya-brāhmaṇasya Kuśika-janmano durnāṭakam !
Ceci est le complot (litt. mauvaise pièce de théâtre) de ce brahmane guerrier
de mauvaise volonté, de Viśvāmitra !
Mālyavān, ministre de Rāvaṇa et maître des intrigues du côté des
démons, est en colère contre Viśvāmitra, qui dirige « une pièce de
théâtre vicieuse/mauvaise », un durnāṭaka, un drame et une trame qui
s’opposent à ce que Mālyavān souhaiterait voir. L’un des commenta-
teurs, Viṣṇubhaṭṭa, explicite l’expression davantage : « il [Viśvāmitra]
met tout en branle lui-même, comme le fait un metteur en scène »
(svayaṃ sūtradhāravat sarvapreraka iti bhāvaḥ).
Dans la même scène, Mālyavān trouve une solution pour empêcher
le projet de Viśvāmitra de se réaliser. Il utilise encore une fois un terme
rhétorique et théâtral : saṃvidhānaka, l’intrigue31. En fait, deux intrigues
rivalisent tout au long de la pièce : celle de Viśvāmitra et celle de
Mālyavān. Cette scène et l’usage de la terminologie théâtrale soulignent
un aspect important de l’Anargharāghava, à savoir qu’en plus d’être une
histoire de héros, c’est aussi une histoire d’intrigues de cour, jusqu’au
sixième acte au moins. Ce ne sont pas les personnages mais plutôt les
intrigues conçues de façons diverses qui se confrontent. En présentant
l’histoire de Rāma comme une suite d’intrigues, Murāri perpétue la
tradition du Mahāvīracarita de Bhavabhūti, tout en la renouvelant avec
des parallèles tirés du monde du théâtre.
Étant donné que l’opposition entre Rāma et Rāvaṇa est représentée
comme provoquée par une mise en scène, le moment où Rāma lui-même
prend le rôle du « metteur en scène » des événements dans le sixième
acte devient un moment charnière. Même si nous n’acceptons pas le

30
Voir également les notes de Steiner, 1997 : 94.
31
Nous rencontrons ce terme dans l’Uttararāmacarita également, voir Stchoupak,
1969 : XXXIII.
Le métathéâtre dans l’Inde classique 227

point de vue exact de Sugrīva concernant la situation, ses mots (6.48)


confirment encore une fois la nature théâtrale de l’action :
Daśamukha-vadha-nāṭya-sūtradhāro Raghupatir, asya ca pāripārśvako ’ham
prakaraṇa-phala-bīja-bhāvakānām amṛtabhujāṃ samupāsmahe samājam
Rāma est le metteur en scène de cette pièce sur le meurtre de Rāvaṇa, et je
suis son assistant moi-même. Nous donnons satisfaction à l’assemblée des
dieux, qui forment notre public et effectuent le développement de la trame.
Les dieux, consommateurs de l’ambroisie, sont ici, littéralement,
« ceux qui font l’expérience du/qui créent le développement et la source
de la trame d’une pièce de fiction ». La pièce de théâtre dont on parle ici
est un prakaraṇa, fondé sur une fiction (contrairement aux pièces fon-
dées sur des histoires épiques ou mythologiques, les nāṭaka), car
l’histoire de Rāma devient une histoire épique, sujet des nāṭaka, seule-
ment après qu’elle a eu lieu ; mais pendant qu’elle a lieu, elle forme un
prakaraṇa pour les dieux comme spectateurs. « La source de
l’intrigue », littéralement « le germe » (bīja) compte parmi les cinq
prérequis (arthaprakṛti) pour le développement de l’intrigue selon la
littérature théorique32 ; tandis que le « développement » ou « fruit »
(phala) s’utilise comme terme technique pour le dernier stade de la
trame (la dernière avasthā)33. Le mot final du composé, -bhāvaka, peut
être interprété comme désignant les dieux qui « effectuent » l’intrigue
ou bien qui « possèdent un goût poétique ». Par conséquent, les dieux
constituent un public spécial qui contrôle ou dirige le spectacle et en
jouit en même temps34.
Les références au monde du théâtre du premier au sixième acte, du-
rant lesquels l’action se déroule, atteignent un point culminant dans le
septième acte, où l’on décrit la danse de Śiva. Comme il convient pour
l’acte qui termine la pièce, les strophes en question présentent la danse
cosmique de Śiva à la fin du monde. Le dieu est appelé danseur ou
acteur, naṭa, dans les vers 105 et 111, le premier le nommant plus
précisément krīḍānaṭa, « celui qui danse par jeu ». Pendant qu’il joue
son ārabhaṭī, représentation des événements surnaturels et terrifiants,

32
Pour une autre occurrence du même mot, non pas au sens technique mais désignant la
source d’une histoire, voir 7.4, où bīja signifie la source de l’histoire héroïque de
Rāvaṇa (vikramakathābīja).
33
Sur ce sujet, voir par exemple Daśarūpaka 1.17-18 sqq. Pour une analyse de la
relation entre les kāryāvasthā, les arthaprakṛti et les sandhi, voir Bansat-Boudon,
1992 : 135 sqq.
34
Viṣṇubhaṭṭa, qui prend seulement le second sens du mot, remarque que c’est parce
que les dieux consomment le nectar de l’expérience esthétique (rasa) qu’ils sont
appelés ici les consommateurs de l’ambroisie (amṛtabhuj).
228 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

sur scène (7.103), il effraie son épouse, Pārvatī, et secoue le monde


entier y compris l’axis mundi, le mont Meru (7.50). Comme le montre le
vers suivant (7.111), il figure dans une nāṭikā, comédie brève et légère,
la fin des trois mondes.
uddāma-bhrami-vega-vistṛta-jaṭā-vallī-praṇālī-patat-svaḥ-gaṅgā-jala-
daṇḍikā-valayitaṃ nirmāya tat pañjaram /
saṃbhrāmyad-bhuja-ṣaṇḍa-pakṣa-paṭala-dvandvena haṃsāyitas trailokya-
vyaya-nāṭikā-naya-naṭaḥ svāmī jagat trāyatām //
Pendant qu’il tournoie de manière terrifiante, ses tresses qui s’envolent for-
ment des canaux dans lesquels l’eau du Gange céleste peut tomber en plu-
sieurs courants : ainsi crée-t-il, de l’eau coulant à flots, une cage d’oiseau
autour de lui, dans laquelle il déploie ses nombreux bras, comme le ferait un
cygne avec ses deux ailes qui ressemblent à des voiles. Il est le danseur
principal jouant35 dans le spectacle qui met en scène la fin des trois mondes.
C’est notre seigneur. Qu’il protège l’univers !

V. L’usage des éléments métathéâtraux


Nous pourrions multiplier les exemples dans lesquels
l’Anargharāghava fait allusion à la scène ou à la théorie esthétique de la
représentation théâtrale36. Une façon de comprendre ces éléments méta-
théâtraux pourrait être que l’auteur veut simplement exhiber son érudi-
tion. Cette interprétation ne peut et ne doit pas être écartée ; Murāri
démontre sa connaissance des traités théoriques (śāstra) en faisant
référence à d’autres domaines également : les sciences politiques, la
philosophie, le rituel, la grammaire37, etc. Ce faisant, il suit encore une
fois son modèle, Bhavabhūti, qui emploie également de nombreux
termes techniques de domaines divers38.
Cependant, nous espérons que notre analyse des termes théâtraux et
rhétoriques a amplement démontré que leur fonction dépasse de loin la
simple démonstration de l’érudition. Ces éléments métathéâtraux ne
servent pas seulement à souligner le caractère théâtral de la pièce, mais
s’intègrent de manière organique dans le développement de la trame.
Les allusions au monde de la scène mettent en valeur la nature théâtrale

35
Le mot naya doit être compris au sens de l’abhinaya, comme l’expliquent les
commentateurs.
36
Un dernier exemple mérite d’être mentionné ici : le vers 2.44 présente le chant du
moineau au coucher du soleil comme le vers de bénédiction d’une pièce de théâtre
(nāndī).
37
Voir par exemple les occurrences étonnantes des termes grammaticaux ākṛtigaṇa
(4.44) et sthānivadbhāva (avant 4.12).
38
En ce qui concerne l’Uttararāmacarita, voir Stchoupak, 1969 : XXXIII.
Le métathéâtre dans l’Inde classique 229

de la cour et suggèrent que l’histoire de Rāma est avant tout une histoire
d’intrigues politiques où divers plans rivalisent entre eux. Les références
au théâtre servent également à montrer que les événements de ce monde
ainsi que de cette pièce sont, en fin de compte, mis en scène par les
dieux, dont plusieurs s’associent directement à certains aspects du
théâtre. Finalement, à travers le monologue du chambellan, on nous
rappelle le caractère théâtral de la vie et de la vieillesse ; et grâce aux
figurations récurrentes de rasa, le plaisir esthétique de notre expérience
(du monde ainsi que du spectacle) est découvert et révélé à nouveau
dans plusieurs vers.
L’analyse de la terminologie présentée ici soulève une question fon-
damentale de méthodologie, à savoir comment nous devrions traiter les
pièces de théâtre de l’Inde classique. Comme le fait remarquer Tieken
(2000 : 115 sqq.), un grand nombre d’études de littérature sanskrite
propose de définir le rasa ou les rasa dominant(s) d’une pièce et en
donne une interprétation à la lumière de cette définition. Ce que Tieken
semble suggérer à la place de cette démarche, en citant les exemples de
l’Uttararāmacarita et de l’Anargharāghava, est d’examiner le rôle du
rituel et du sacrifice. Toutefois, même si personne ne peut nier l’aspect
rituel des pièces de théâtre sanskrites, l’approche de Tieken demeure
aussi unilatérale que certaines études sur le rasa. Il est vrai que les
enquêtes sur les rasa n’offrent souvent pas de résultats spectaculaires,
mais l’accent mis sur le rituel, comme le propose Tieken, non plus. De
même que les études des rasa mettent quelquefois ce concept trop en
avant, Tieken, lui aussi, semble réduire le théâtre à ses aspects rituels39.
Il est probablement inévitable que l’on réduise une pièce de théâtre à
l’un de ses aspects, car une étude doit présenter sa propre proposition ou
thèse. On pourrait néanmoins tenter d’éviter des généralisations et de
donner des recettes d’analyse littéraire, du type « la clé d’une pièce est
son rasa » ou « ce qui importe est l’examen des aspects rituels ».
Concernant notre analyse des allusions au théâtre et à la théorie
esthétique du théâtre, notre but n’a certainement pas été de montrer que
Murāri est le seul ou le premier auteur à exploiter cet aspect, puisque
Viśākhadatta, Bhavabhūti ou Rājaśekhara, par exemple, partagent cette
approche. L’analyse de ces termes ne peut pas servir comme modèle
général ou approche exemplaire des pièces de théâtre de l’Inde classique
non plus, puisque seuls certains auteurs ont recours à l’emploi de ces
termes. Nous ne pourrions pas assujettir les pièces attribuées à Bhāsa,

39
Notons également que l’identification des rites dans des pièces de théâtre est souvent
douteuse. Steiner, 2010 : 167, par exemple, critique, à juste titre, l’identification
proposée par Tieken d’un rājasūya chez « Bhāsa ».
230 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

par exemple, à la même analyse. Cependant, dans les pièces où l’on


trouve des allusions érudites ou śāstriques en abondance, il pourrait être
fructueux de tenter d’analyser leur véritable rôle plutôt que de sim-
plement les identifier comme servant une vaine démonstration d’éru-
dition. De même que les allusions au théâtre ne nous paraissent pas
gratuites, l’usage des termes grammaticaux pāṇinéens servent certaine-
ment d’autres desseins que faire la preuve de la connaissance grammati-
cale de l’auteur, ce qui serait de toute manière inutile. Mais l’examen
des termes grammaticaux de la pièce de Murāri relève d’une autre étude.

Bibliographie

Éditions de l’Anargharāghava et de ses commentaires sanskrits


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(C) Anargharāghava, éd. Jibananda Vidyasagara, Calcutta, Sucharu Press,
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Āśubodha Vidyābhūṣaṇa et Nityabodha Vidyāratna, Calcutta, Vācaspatya,
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(P) The Commentary of Viṣṇubhaṭṭa on the Anargharāghava of Murāri, vol. 1.
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as Read by Viṣṇubhaṭṭa, Notes, Appendices, éd. critique de Harinarayana
Bhat, Pondichéry, Institut français de Pondichéry, École française d’Extrême-
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(T) Édition en caractères télougous de l’Anargharāghava, avec les commen-
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Pañjikā de Viṣṇubhaṭṭa, éd. Cakravartyayaṅgār, Mysore, 1905.
Édition de travail inédite du commentaire de Lakṣmīdhara (Iṣṭārthakalpavallī)
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Anargharāghavam avec un commentaire en sanskrit et une traduction en hindi
(Prakāśa) par Rāmacandra Miśra, Varanasi, Chowkhamba Vidya Bhawan,
1960.
Anargharāghavaṭīkā avec un commentaire de Jinaharṣagaṇi, manuscrit
n° 655/1886-92, Bhandarkar Oriental Research Institute, Poona.

Autres éditions de textes sanskrits


Abhinavabhāratī (v. Nāṭyaśāstra)
Uttararāmacarita de Bhavabhūti. La dernière aventure de Rāma, drame de
Bhavabhūti, traduit et annoté par Nadine Stchupak, Paris, Belles Lettres,
1968.
Kavikaṇṭhābharaṇa de Kṣemendra, éd. J. Schönberg, Vienne, 1884.
Le métathéâtre dans l’Inde classique 231

Kāvyaprakāśa de Mammaṭa, avec le commentaire Nāgeśvarī de Śrī Hariśaṅkara


Śaramā (8e éd.), Varanasi, Chaukhambha Sanskrit Sansthan, 1995.
Daśarūpaka de Dhanaṃjaya. Daśarūpam avec le commentaire de Dhanika, éd.
F.E. Hall, Calcutta, The Asiatic Society, 1989 (1re éd. 1865).
Nāṭyaśāstra avec le commentaire Abhinavabhāratī d’Abhinavagupta, éd.
R.S. Nagar, Delhi, Parimal Publications, 1981-1984, 4 vol.
Mahāvīracarita de Bhavabhūti. Le Mahāvīracarita de Bhavabhūti accompagné
du commentaire de Vīrarāghava, nouvelle édition, traduction de la pièce et
notes de François Grimal, Pondichéry, Institut français de Pondichéry, 1989.
Mālatīmādhava de Bhavabhūti avec le commentaire de Jagaddhara, éd. et trad.
anglaise de M.R. Kale, Delhi, Motilal Banarsidass, 1997 (réimpr. de la 3e éd.
de 1967).
Mālavikāgnimitra de Kālidāsa, avec un commentaire de Kāṭayavema, des
variantes, une introduction, une traduction anglaise et des notes explicatives
de M.R. Kale, revu par Jayanand L. Dave et S.A. Upadhyaya, Delhi, Motilal
Banarsidass, 1999 (réimpr. de l’éd. de Bombay de 1960).
Mudrārākṣasa de Viśākhadatta avec le commentaire de Ḍhuṇḍirāja, éd. et trad.
de M.R. Kale, Delhi, Motilal Banarsidass, 1991 (réimpr. de la 6e éd. de 1976).
Sāhityadarpaṇa de Viśvanātha Kavirāja avec deux commentaires anciens,
Locana du fils de l’auteur, Ananta Dāsa et Vijñapriyā par Bhaṭṭācārya
Maheśvara Tarkālaṅkāra, Delhi, Bharatiya Book Corporation, 1988.
Subhāṣitaratnakoṣa, compile par Vidyākara, éd. D.D. Kosambi et V.V.
Gokhale, Cambridge MA, Harvard University Press, 1957.
Vairāgyaśataka de Bhartṛhari in : Bhartṛhariśatakatrayam, éd. D.D. Kosambi,
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Traductions et études
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p. 195-218.
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Journal asiatique, 288, 1, 2000, p. 83-111.
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Bhavabhūti », in Bansat-Boudon, Lyne (dir.), Théâtres indiens, Paris, Éditions
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Journal of Indian Philosophy, 25, 1997, p. 69-89.
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Einführung und Übersetzung. Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 1997 (Drama
und Theater in Südasien 1).
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Sanskrit Schauspiel Pancaratra », in Steiner, Karin et Brückner, Heidrun (dir.),
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Le théâtre hindi aujourd’hui
Scénographie des cultures et du langage

Annie MONTAUT

Institut national des langues et civilisations orientales,


UMR 8202 (CNRS/INALCO/IRD) SeDyL

I. Bref historique du genre théâtral hindi


Parallèlement au théâtre en sanskrit qui reste vivant jusque dans
l’Inde coloniale, l’essentiel de la créativité dès le second millénaire
s’exprime dans les formes populaires qui privilégient la danse et les
marionnettes (kathputli du Rajasthan), la musique et le chant (sangît).
Comme dans les autres langues indiennes, le théâtre populaire hindi a
largement diffusé la culture dite de la bhakti ou mystique dévotionnelle,
à travers les nombreuses versions théâtrales des épisodes de la vie de
Rama, entre le XIe et le XVIIe siècle. Les représentations de ces Râmlîlâ
(litt. « Actes de Râm ») se jouent traditionnellement à ciel ouvert et sans
démarcation entre scène et public, en automne lors de la fête de
Dussehra qui célèbre le triomphe de Rama, celui de Ramnagar étant le
plus célèbre et le plus étudié. De même les représentations des Râslîlâ,
consacrées à la geste de Krishna et particulièrement à la danse avec les
bouvières (gopi), constituent une reformulation populaire du patrimoine
mystique classique. Le répertoire populaire célèbre aussi divinités
locales et héros éponymes divinisés, comme Pabou-ji au Rajasthan, avec
des décors peints sur toile (pat) montrés par le chanteur lors de spec-
tacles ambulants. Ces genres populaires sont nourris des traditions
locales, d’où la diversité des techniques chorégraphiques et musicales,
personnages et motifs dramatiques, et y infusent souvent une lecture
critique, ironique ou bouffonne, voire mordante, de l’actualité sociale et
politique : ainsi le nautanki d’Uttar Pradesh, le chauh du Bihar et le
nach du Chattisgarh, comme le tamasha marathe, le burrakatha télou-
gou ou le jatra bengali.
234 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Le théâtre à l’occidentale et son espace dédié qu’est le theatre hall


apparaît dès les débuts de l’Inde coloniale, d’abord en anglais à Calcutta
dès la fin du XVIIIe siècle, puis en hindi, dans ses versions savante
(multiples adaptations de Shakespeare et du drame sanskrit Shakuntala)
et populaire (la « Parsi Theatrical Company » de Bombay, ancêtre du
cinéma commercial mêlant mime, farce, chant et danse). Dès la fin du
e
XIX siècle, naît un théâtre à la fois littéraire et idéologiquement engagé,
malgré la censure imposée par le Dramatic Performance Act de 1856.
Dans sa pièce culte La Ville sombre (Andher nâgarî, 1884)1, critique du
despotisme et de l’arbitraire dans un style de farce, Bhartendu met en
scène deux espaces déréglés et délirants, celui de la place publique et
celui de la cour de justice du nabab, le petit roi local, mais donne aussi
d’autres pièces populaires en leur temps comme La Triste Situation de
l’Inde (Bhârat durdashâ), Notre mère l’Inde (Bhârat Janani),
Harishchandra le véridique (Satya Harishcandra, 1875). Un théâtre très
écrit et très sanskritisé se développe au début du XXe siècle, à visée à la
fois (pré)nationaliste et poétique : les grands poètes romantiques et
symbolistes sont aussi des dramaturges importants (Nirala, Pant,
Prasad), mais n’ont guère connu de succès de scène, leur langage étant
trop éloigné de celui du public non érudit.
C’est l’Inde de Nehru qui vise à résorber ce fossé, faisant du théâtre
un outil de développement social et éducatif, lié au désir de créer une
conscience nationale et de combattre les injustices majeures dans le
pays. L’IPTA (Indian People Theatre Association) diffuse ces principes
dans l’Inde entière, lançant des troupes qui jouent dans les villages et
pour la radio, mais aussi dans les institutions nationales que sont la
National School of Drama et la Sangît Nâtak Akâdamî (Academy of
Performing Arts). Upendra Nath Ashk, typiquement « progressiste », est
le plus célèbre représentant de ce théâtre à thèse, rapidement devenu
« bourgeois », et dont le souci didactique l’emporte sur celui de
l’écriture théâtrale. Une exception dans cette époque où dominent le
réalisme, l’inspiration communiste et les bons sentiments est celle de
Dharamvir Bharati, qui renoue avec l’ampleur métaphysique et épique
dans la réécriture du Mahabharata qu’est Âge sombre (Andhâ Yug,
1953). Dans cette pièce en vers à l’écriture très forte, antimélodrama-
tique et antisentimentale, qui est encore jouée aujourd’hui, le drame est
centré sur Krishna dans la perspective implicite de la fureur fratricide

1
Le système de transcription utilisé pour les mots hindi utilise l’accent circonflexe
pour noter la longueur des voyelles, le soulignement pour noter la rétroflexion des
consonnes, et le n après voyelle note la nasalisation ou une consonne nasale – une
voyelle nasalisée avant consonne étant généralement prononcée suivie d’un segment
consonantique nasal. La lettre c correspond à l’affriquée tch [ʧ].
Le théâtre hindi aujourd’hui 235

qui accompagna la Partition, un Krishna revu dans la lumière, implicite


elle aussi, de Gandhi.
L’innovation des années 1960 et 1970, parallèle à la doctrine du
nouveau roman indien (Naî Kahânî), a consisté à importer le langage de
la petite bourgeoisie urbaine sur scène, ainsi que les grands thèmes de
l’existentialisme (incommunicabilité, antihéros), sur fond de frustration
politique et surtout économique dans la nouvelle classe intellectuelle,
déçue dans les aspirations qu’avait engendrées l’Indépendance. Mohan
Rakesh en est l’expression la plus aboutie, avec À moitié incomplets
(Âdhe adhûre, 1959), pièce dont les personnages masculins, simplement
numérotés, sont interchangeables en ce qu’ils représentent tous pour la
femme la faillite de l’homme « complet », métaphore de son propre
manque à être et de sa finitude2.
À l’opposé de ce discours intellectuel du découragement, apparaît,
surtout à partir des années 1980, un théâtre de protestation très vigou-
reux : le théâtre de rue (litt. « du coin de la rue », nukhar nâtak), né des
grands chantiers de Delhi à l’occasion des Jeux asiatiques, reprend le
plus souvent la distribution classique du théâtre sanskrit (avec notam-
ment les personnages du metteur en scène et du bouffon). Certaines des
réussites les plus durables comme La Chèvre (Bakrî) de S. Saxena, ou
Les étrangers sont de retour (Firangî laut âe) d’Azghar Wajahat ont été
jouées en salle, notamment par le Jan Natya Manch (ou Janam) de
Safdar Hashmi, lui-même auteur et acteur très impliqué dans le théâtre
de rue, politiquement très engagé3.
Du théâtre contemporain, peinant à sortir de l’expérimentalisme arti-
ficiel ou de la propagande, se détachent deux dramaturges qui ont
véritablement renouvelé le langage théâtral de la scène hindi. L’un est
Habib Tanvir, récemment disparu (juin 2009), qu’on peut grossièrement
situer dans le prolongement de l’IPTA et du théâtre militant, l’autre est
Krishna Baldev Vaid, qu’on peut tout aussi sommairement situer dans
celui de la Naî Kahânî et du questionnement existentiel. Mais le mili-
tantisme chez le premier passe par le travail sur les techniques tradition-

2
Les autres pièces de Mohan Rakesh, par ailleurs romancier et nouvelliste, tournent
autour de ces grands thèmes du manque à être et de l’incomplétude, mais parfois
dans un style beaucoup plus littéraire, sur le poète sanskrit Kalidas par exemple dans
Jour de mousson (Asarh kâ ek din, 1958), pièce sur le drame de l’inspiration poétique
stérilisée par les compromis politiques du poète.
3
Sur le théâtre populaire moderne en Inde, voir Srampickal (1994), Dutt (1982), Sirkar
(1978). Sur Safdar Hashmi, assassiné par les extrémistes hindous en 1989, et son
théâtre le Janam, voir Deshpande (2007). La célèbre pièce de Azghar Wajahat, Qui
n’a pas vu Lahore n’est pas né (Jis lahore nain dekhya o janmya nai) a été montée
par Habib Tanvir avec un succès international (Inde, Pakistan, New York, Dubai).
236 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

nelles populaires et une vision brechtienne de l’action théâtrale, le


questionnement intérieur chez le second est plus métaphysique que
psychologique et passe par une mise en théâtre du langage lui-même.

II. Habib Tanvir et la scénographie


des styles des cultures populaires
Habib Tanvir (1923-2009) [figure 54]4, d’une stature comparable à
celle de Girish Karnad et de Karanth au Karnataka, est avant tout un
homme de théâtre – bien qu’il ait, jusqu’à la fin de sa longue carrière,
tiré les revenus nécessaires à sa troupe de son talent d’acteur dans le
cinéma de Bollywood, servi par un physique et une voix de basse
remarquables – et son théâtre est avant tout dans la performance – bien
qu’il ait donné une version écrite de certaines de ses pièces. Héritier de
l’IPTA, puis de l’expérience acquise auprès du Berliner Ensemble en
1956, proche du Janam de Safdar Hashmi5, il a doté la scène hindi d’une
conception du spectacle nouvelle par sa force politique, corollaire de son
ancrage dans les techniques traditionnelles populaires. La troupe avec
laquelle il s’est fait connaître dans son théâtre, le Naya Manch, fondé en
1959 à Bhopal, est en effet constituée pour l’essentiel d’acteurs non
professionnels, des tribaux du Chattisgarh, et joue depuis le début des
années 1970 en chattisgarhi6. Ce sont les spectacles populaires du
Chattisgargh rural qui fournissent le répertoire musical (pandavani)7,
chorégraphique et dramatique (le nach), et parfois aussi le schéma
narratif, adapté de la tradition folklorique locale.
A. Le Voleur Charandas :
être plus indien pour être plus brechtien
Certaines des pièces de Habib Tanvir sont d’ailleurs de véritables
nach, comme Le village s’appelle la (maison de) la belle famille, moi je
m’appelle le gendre (Gâon kâ nâon sasurâl, mor nâon damâd, 1972),
4
On se reportera au cahier d’illustrations central inséré dans ce volume.
5
Pour qui et avec qui il créa en 1988 La Campagne de désobéissance civile de
Moteram (Moteram kâ satyâgrah), adapté d’une nouvelle de Premchand, peu avant
l’assassinat de Safdar Hashmi le 1er janvier 1989.
6
Langue assez différente du hindi standard, le chattisgarhi n’est guère compris qu’à
50 % par les locuteurs de hindi standard, mais le jeu des acteurs et la mise en scène
font en sorte que l’opacité linguistique soit moins handicapante que de faire parler les
acteurs en hindi, ce qui a été le cas jusqu’en 1972, ce qui limitait leur spontanéité et
donc la créativité des improvisations, cruciales dans toutes les performances de
Habib Tanvir.
7
Pandavani : style de chant en chœur, très courant dans le théâtre populaire du
Chattisgarh mais aussi pratiqué dans les temples pour les rituels religieux.
Le théâtre hindi aujourd’hui 237

histoire d’un vieillard épris d’une jeunette, laquelle finit par s’enfuir
avec son jeune amoureux. Ou encore Ponga Pandit8, farce contre
l’intouchabilité, jouée dès les années 1960 par la troupe de Habib Tanvir
sur la base de sa création par les tribaux du Chattisgarh dans les années
1930, dont le succès ne s’est jamais démenti, mais qui a brusquement
été perçue comme une provocation par les fondamentalistes hindous, à
l’automne 1993, et boycottée systématiquement par le RSS9, jusqu’à
l’incendie de son théâtre de Bhopal.
Dans ce théâtre total, non seulement inspiré mais cocréé par la troupe
de tribaux qui l’a accompagné cinquante ans durant, Habib Tanvir voit
la fidélité authentique à Brecht : « To be more Brechtian is to be more
Indian » disait-il souvent. Il soulignait dans cet aphorisme, avec l’inanité
des imitations, la nécessité d’impliquer la culture populaire locale pour
construire la critique générale de la machine à opprimer universelle.
Cette culture locale, fondamentalement rurale, est portée chez Habib
Tanvir par des acteurs qui sont donc généralement illettrés, ce qui ne
veut pas dire incultes. Comme il l’indique dans la préface de sa plus
célèbre pièce Le Voleur Charandas (Carandâs cor, 1975), son acteur
fétiche Thakur Ram, tout illettré qu’il était, avait non seulement une
culture, mais était à sa façon un intellectuel10, le type d’intellectuel que
Gramsci désignait comme « l’intellectuel rural », ou « l’intellectuel
organique ». La pensée critique de cet intellectuel rural (également
valorisée par Ashis Nandy, qui l’attribue par exemple à Gandhi)11 ne
procède pas des schèmes cognitifs formatés par le capitalisme bour-
geois, et son efficacité est donc d’autant plus forte qu’il parle à ses
véritables interlocuteurs en les constituant comme des sujets conscients

8
Traduction française en préparation, par J.P. Khoury.
9
Aile extrémiste de l’hindutva. Le boycott systématique par des gangs dans les villes
et les villages où tournait la troupe amena diverses municipalités à interdire la pièce
pour éviter les perturbations de l’ordre public dans l’année qui suivit les émeutes
communautaires d’Ayodhya entre hindous et musulmans (1992). Lors d’une de ces
interdictions, le programme fut donc modifié, et une autre pièce jouée et très
applaudie. Quand le public enthousiaste demanda à Habib Tanvir de présenter sa
troupe, il expliqua que la meilleure présentation des artistes est leur performance
même et demanda à la salle si elle souhaitait les entendre chanter un nach de leur
village. Le nach exécuté n’était autre que Ponga Pandit, terminé avant que le RSS ait
pu se rendre compte de la supercherie. Ce qui n’empêcha pas la destruction du
théâtre de Bhopal peu après.
10
Svargîya thâkur Râm anparh hote hue bhî parhe likhe the, samajhdâr bhî the aur ek
mâyne men ‘intellectual’ bhî, « Feu Thakur Ram, bien qu’illettré, était cultivé, il était
aussi intelligent et dans une certaine mesure c’était un intellectuel ».
11
Dans L’Ennemi intime (2007), traduction française de The Intimate Enemy.
238 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

acteurs de leur histoire, et non comme des victimes marginalisées par les
projets de développement moderne puis néolibéral de l’Inde12.
Le Voleur Charandas n’a pas dû son succès, jamais démenti entre sa
création en 1975 et ses dernières représentations en 2010, à ses simples
aspects « folkloriques » et farcesques, mais à l’énergie exigeante de
l’analyse, soutenue par les moyens de ce théâtre total (dont un orchestre
de soixante-douze personnes). Farce ou conte dont l’argument est
emprunté au folklore du Rajasthan, jouée par l’acteur Thakur Ram, la
pièce met en scène la religion de la vérité, qui se trouve être le dharma
dominant au Chattisgarh (satyanâm, litt. « nom de la vérité »), vu du
point de vue du voleur. Ce voleur, sorte de Robin des Bois, Charandas,
se trouve, à la suite du vol d’un plateau d’or, amené à demander protec-
tion à un maître sadhou qui exige de lui un engagement de bonne
conduite. Charandas refuse de renoncer à son métier mais fait quatre
promesses, outre celle de toujours dire la vérité : ne jamais manger dans
un plat d’or, ne pas parader en procession dans la ville sur un éléphant,
ne pas épouser une reine même si elle le lui demande, ne pas accepter
d’être roi. Les circonstances font qu’il est contraint de refuser successi-
vement ces quatre chances et paie son refus de sa vie. Le dernier hold-up
qu’il tente en effet, et réussit, en se faisant passer pour le ministre des
finances attendu pour une inauguration dans le village, est celui du
trésor royal. Rattrapé par la police, il parvient à montrer qu’il n’a pris
que cinq pièces d’or alors qu’il en manque beaucoup plus et à démas-
quer ainsi les véritables escrocs, le ministre lui-même et sa clique. C’est
alors que la reine, convaincue de l’exceptionnelle honnêteté du voleur,
seul homme intègre du royaume, lui offre le poste de ministre, le repas
sur un plateau en or, la parade dans la ville à dos d’éléphant, puis le
mariage avec elle, et le gouvernement du pays. À ses divers refus, elle le
fait d’abord emprisonner, puis finalement tuer. Car Charandas, fidèle à
sa parole, préfère mourir plutôt que trahir ses promesses [figure 55].
Certes, l’argument est simple, et la conclusion moins pessimiste que
celle de l’histoire dans sa tradition, car le voleur meurt dans la convic-
tion qu’il laissera le souvenir de la vertu et que l’histoire des hommes y
trouvera un aliment positif. Les méchants sont ridiculisés, le public se
12
Les populations tribales sont sur ce plan plus représentatives encore que les
populations rurales, n’étant prises en compte dans la très rebattue culture composite
du pays que pour figurer dans les musées de l’art tribal et autres réserves consacrées
comme « heritage », mais déplacées pour permettre les grands aménagements
industriels, ce qui les condamne à perdre leur culture avec leur « habitat » et à
s’assimiler. C’est l’argument de la pièce La Route (Sarak), critique des stratégies de
« développement » par la construction de grandes routes qui entraînent le dépla-
cement des populations autochtones. Arundhati Roy défend des points de vue ana-
logues sur la gestion nationale de ces « marginaux ».
Le théâtre hindi aujourd’hui 239

moque d’eux, rit beaucoup, car les improvisations sont toujours pleines
d’ironie, voire d’auto-ironie, en prise sur l’actualité et les problèmes
fondamentaux, tant nationaux que locaux. Mais la rigueur de la mise en
scène – les répétitions sont réglées à la moindre réplique, au moindre
geste, à la moindre intonation près, condition de la justesse des improvi-
sations durant le spectacle – et la subtilité de l’interaction entre le
chœur, qui commente l’action, la danse et le chant qui la ponctuent, la
mimique et la pantomime qui la dédoublent, le texte qui en fait une
comédie burlesque, antiréaliste et hyperréaliste à la fois, déclenchent des
prises de distance et des prises de conscience à divers niveaux. Si Peter
Brook a pu juger à l’emporte-pièce que le théâtre de Habib Tanvir
simplifie parce qu’en Inde on peut simplifier (sic), c’est qu’il n’est sans
doute pas entré dans la position de l’intellectuel organique qui est celle
du metteur en scène13.
B. Agra Bazar et l’humanisme radical
Une pièce comme Agra Bazar (1954), produite à Delhi, avant la
création de la troupe du Chattisgarh, avec des étudiants, des employés et
des petits boutiquiers du village d’Okhla14, montre bien qu’il ne s’agit
pas, avec Habib Tanvir, d’un théâtre « folkloriste » et simplificateur. La
pièce porte sur une culture mineure (au sens deleuzien du terme), qu’elle
saisit au moment précis où elle est en voie de perdre son statut de
culture dominante en 1810, et à travers un de ses poètes, qui n’est
présent sur scène que par sa parole poétique. L’intrigue est assez
compliquée, jouant sur deux niveaux : un vendeur de concombre se
dispute avec d’autres marchands parce qu’il n’arrive pas à écouler sa
marchandise, s’ensuit une rixe, et il échappe de justesse au policier venu
enquêter sur l’atteinte à l’ordre public. Parallèlement, le policier courtise
une belle qui l’éconduit d’un bout à l’autre de la pièce, malgré ses
puissants appuis. Comme quelqu’un a suggéré au marchand de
concombres de se faire écrire un bon poème à la gloire du concombre
pour résoudre son déficit, le marchand de concombre cherche son poète,
d’un bout à l’autre de la pièce, et finit par le trouver en la personne de
Nazir, dont le poème fait vendre tout l’étal.
La pièce avait été commandée à Habib Tanvir par l’université
Jamiya Milya qui souhaitait commémorer le poète Nazir Akbarabadi

13
Ce jugement est cité par Dalmia-Lüderitz (1990), qui en dénonce à juste titre
l’arbitraire.
14
Dont le marchand de glace et le marchand de bétel, qui vendaient vraiment de la
glace et des chiques de bétel respectivement à Okhla, aujourd’hui « village urbain »
dans l’est de Delhi. Un âne d’Okhla était aussi sur scène, avec les cinquante-deux
personnages que comptait la distribution.
240 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

(env. 1730-1835), contemporain de Ghalib mais infiniment moins


connu, sinon ignoré et méprisé par la plupart des spécialistes. La ma-
nière dont Habib Tanvir rend hommage au poète dans la pièce consiste à
citer presque exclusivement ses nazm15, et à en confier l’énonciation aux
personnages dont le métier ou le rôle dans la pièce en fait des porte-voix
vraisemblables, rendant ainsi la voix poétique à la réalité d’une énon-
ciation directe, concrète, sans le truchement d’une instance poétique,
comme il était et est toujours de mise dans les récitations poétiques
ordinaires (mushayra). Il faut dire que la raison pour laquelle l’artiste a
accepté cette « commande » est aussi due à la qualité du langage poé-
tique de Nazir, et tout particulièrement de ses nazm, éminemment
discordante dans le concert des voix poétiques de son époque : à la
différence de la poésie ourdou canonique, et particulièrement de son
genre le plus prisé, le ghazal, dont la thématique est persane, très codée,
et le lexique très littéraire et également très persianisé, Nazir
d’Akbarabad, c’est-à-dire d’Agra, la ville d’Akbar, compose dans la
langue de tous les jours, et particulièrement dans la langue pleine de
verve de la place publique – d’où le choix du lieu, unique, de la pièce, le
marché et ses échoppes. Nazir incarne pour Habib Tanvir la culture
populaire et la vitalité de sa résistance à l’atmosphère de plus en plus
morose qui règne dans l’ex-métropole de l’Empire moghol. Il est le
poète du peuple indien, autant hindiphone qu’ourdouphone16.
Le ghazal, au contraire, s’est, dès la fin du XVIIIe siècle, fait le porte-
parole élégiaque du lamento amoureux et mystique, exprimant essen-
tiellement la douleur de l’absence ou de la trahison, cultivant la pointe
savante voire ésotérique sur le plan de la forme, le goût du tragique et de
l’échec sur le plan du contenu, dans un langage abstrait et codé dont la
lecture allégorique est toujours possible, qui se caractérise par
l’évacuation des réalités matérielles et concrètes. Son exaltation parti-
culière au tournant du siècle, au moment où les Britanniques intro-
duisent une nouvelle culture orientée tout différemment (sur les progrès
technologiques, les sciences, le commerce) passant par une nouvelle
langue, l’anglais, prend une résonance spéciale dans Agra Bazar. La

15
Forme poétique libre, beaucoup plus souple que les autres formes codées de la poésie
classique ourdou (qasida, marsiya, masnavi, ghazal), en vers rimés, sur un thème
suivi et dont le choix peut être très varié, à la différence par exemple du très prisé
ghazal dont le thème change à chaque distique et qui aborde systématiquement
l’amour malheureux.
16
Préface d’Agra Bazar (Tanvir, 1954 [1984] : 28). Son utilisation du vocabulaire
concret l’émerveille particulièrement (les singes, les ours, les perroquets sont des
réalités indiennes exprimées par des mots indiens dans la poésie de Nazir), comme sa
connaissance de la culture matérielle locale (les vingt noms des cerfs-volants par
exemple, présents dans un poème dit par le marchand de cerfs-volants).
Le théâtre hindi aujourd’hui 241

nostalgie d’un monde dont la fin s’annonce avec les débuts de la coloni-
sation se cristallise dans l’acharnement des défenseurs des anciens
canons poétiques à se réfugier dans le culte des formes savantes les plus
ésotériques17, comme le font les personnages du Libraire, dont la bou-
tique est le quartier général des conservateurs, du Poète, ou du Chroni-
queur, occupé à rédiger une somme des grands poètes ourdous, person-
nages qui tous haïssent Nazir pour sa vulgarité et ses plaisanteries
grossières. Si la pièce est très largement centrée sur les nazm de Nazir,
précisément parce qu’ils traitent crûment de ces réalités matérielles
évacuées par les formes toujours dominantes de la culture savante18, elle
comprend cependant un (unique) ghazal de lui, et il est déclamé par
Hamid, compagnon du Poète, qui tente de convaincre les conservateurs
que, malgré tout, Nazir a aussi fait de la bonne poésie :
Messager, va et lui dis, sans mentionner mon nom
Celui qui vous adore est au plus mal et il se meurt.
Pourquoi dans le moment qu’elle me quitta furieuse
La foudre ne m’a-t-elle point frappé et mis fin à ma vie ?
Ce ne peut être qu’elle qui sort toute parée à pareille heure,
Seul son radieux visage peut irradier la lumière qui m’aveugle.
Nul ne pleura sur mon sort tandis que j’errais au désert,
Sauf à mon pied l’ampoule qui pleura d’abondance tandis qu’elle éclatait.
Si le ghazal est apprécié sans conviction19, surtout pour la compa-
raison avec l’ampoule, cette dernière déclenche immédiatement un
concours poétique, tous les présents citant à qui mieux mieux de meil-
17
Au milieu de l’acte 1, on se plaint chez le libraire qu’un vulgaire marchand de
concombres ose demander au poète un poème sur le concombre, comme si le ghazal
pouvait s’abaisser à traiter d’aussi triviales réalités, et des misères du monde en
général. À quoi Hamid remarque que le ghazal n’a peut-être pas en soi la portée
nécessaire pour traiter des misères du monde, les autres genres nobles ne pouvant
guère traiter que des misères des rois et des reines (Tanvir, 1954 : 61-2). Pour la
coïncidence entre la passion du ghazal et la perte du pouvoir économique et politique
par les Moghols, sur le plan historique et culturel, voir les interprétations faisant de
cette exacerbation de l’élitisme formel une forme de dénégation de la réalité et de
fuite dans une nostalgie complaisante. Voir aussi Les Joueurs d’échec de Satyajit
Ray.
18
La pauvreté, l’argent, la faim font l’objet de plusieurs chants de la pièce :
« Bijoutiers, commerçants, usuriers mêmes, /jadis prospères, sont désormais
mendiants,/ dans les échoppes règne à présent la poussière/ la misère a détruit la cité
jadis florissante », « Des savants renommés et plein d’autorité/ perdent la voix
tombant dans la misère/ la faim leur fait prendre l’alif pour le be [la lettre A pour
B] » (Tanvir, 1954 : 47-8).
19
« Évidemment, si on passe sa vie à essayer, un jour ou l’autre à force on va
commettre un ou deux vers acceptables. Les poètes de troisième ordre assez
présomptueux pour marcher sur les brisées des grands maîtres inimitables, ce n’est
pas ce qui manque… »
242 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

leurs exemples de traitement. L’un cite Mir, le célèbre poète décrit


ailleurs dans la pièce comme dépité et dégoûté de la morosité culturelle
de Delhi au point d’être allé se faire embaucher chez les Britanniques
dans le tout récent Fort William College de Calcutta : « les épines en ce
désert sont encore tout ensanglantées/ Aux endroits où éclatèrent les
ampoules de mes pieds ». L’autre cite Insha, autre célèbre poète qui a
filé la même métaphore de la souffrance amoureuse et des ampoules
venues de l’errance au désert : « M’a fait errer tant et tant dans les
déserts de l’amour/ Que dans les pieds de mes yeux éclatent les
ampoules »20. D’autres célébrités sont glorifiées, sur le même thème, la
délectation morose de la souffrance noble (amoureuse, mystique)
assortie à la sophistication de la forme qui va souvent jusqu’à l’amphi-
gourisme. Les applaudissements qui les saluent dans la boutique du
Libraire contrastent vigoureusement avec la grimace de dégoût du Poète
et du Chroniqueur quand on entend dans la rue le chant du marchand de
cerfs-volants, un nazm de Nazir sur les nageurs d’Agra, plein d’une
robuste joie de vivre et de fantaisie, écho des réjouissances populaires
dans la rivière :
Petites gens, pauvres et humbles, tout comme les notables,
Tout le monde à Agra nage, nage à la perfection !
Certains flottent les yeux fermés, endormis sur tout le trajet,
D’autres tiennent des cages, ont sur la tête un perroquet,
Beaucoup nagent en lançant des cerfs-volants, ou enfilent des perles.
Certains fument le narguilé, et ils ont l’air de bienheureux.
Tous se livrent à des exploits inouïs, et avec tant d’aisance !
Tout le monde à Agra nage, nage à la perfection.
Après le premier couplet, le Chroniqueur quitte les lieux, furibond,
tandis que le Poète exprime son indignation contre un tel manque de
culture (« on voit qu’il n’a pas étudié à la ville, il prononce comme s’il
mâchait du concombre […] une plume de bazar »). Mais les badauds
s’attroupent et applaudissent, avant de s’enflammer pour un autre chant
qu’on entend dans la rue, celui de la fête du printemps et de la transgres-
sion, Holi, sur un nouveau nazm de Nazir, joyeuse expression de la fête
et du désir.
Si tous les chants sont des temps forts de la pièce, soit par la critique
crue de la misère économique (chant des fakirs), soit par leur fantaisie et
leur joie de vivre spontanée (chants du vendeur de cerfs-volants), soit
par la dérision de la culture savante et de l’ordre établi, soit par
l’espièglerie et la tendre familiarité qu’ils affichent vis-à-vis de la

20
Sic. L’expression pâe-nazar (pied-œil) fait en outre état d’un vocabulaire et d’une
syntaxe persane, avec l’ézafé.
Le théâtre hindi aujourd’hui 243

religion (chant des eunuques), le plus attendu est le chant du concombre,


qui va enfin permettre au petit marchand de relever son chiffre
d’affaires. Il arrive à la fin de la pièce (Tanvir 1954 : 106), structuré
comme le cri des petits marchands qui déjà exagèrent les vertus de leur
produit, mais avec davantage de verve et surtout d’allusions littéraires.
Ces dernières comportent les clichés obligés dans la culture ourdoue,
comme la référence à la romance persane de Farhad et Shirin, ou à la
ballade, également persane, mais plus populaire en Inde, de Laïla et
Majnoun. Elles invitent aussi dans le texte la culture du Panjab, avec la
ballade de Hir et Ranja, autre histoire d’amour romanesque et tragique
qui ne fait pas partie du répertoire savant en persan.
Oh merveilleux sont les concombres d’Agra, doux tendres délicats,
Doux comme la canne à sucre, délicats comme la soie,
Luisants comme les yeux de Farhad, sveltes comme la suave Shirin,
Délicats comme les doigts de Laïla, frais comme les larmes de Majnoun,
Oh merveilleux sont les concombres d’Agra, doux tendres délicats.
Et les meilleurs sont bien ceux d’Iskandra21.
Certains sont jaune pâle et d’autres vert brillant,
Topaze et émeraude font leur éclat superbe,
Les ronds sont les petits bracelets de Hir,
Les longs la flûte subtile de Ranja.
Oh merveilleux sont les concombres d’Agra, doux tendres délicats.
Craquant sous la dent, velours sous les doigts,
Le concombre aide à vaincre la chaleur,
Rafraîchit l’œil et apaise le cœur,
Ce n’est pas un concombre, c’est un miracle pur.
Oh merveilleux sont les concombres d’Agra, doux tendres délicats.
Les allusions littéraires, dont l’ironie n’est jamais réductrice,
montrent la prise en compte de l’ensemble du répertoire culturel, de la
culture savante étrangère (Farhad-Shirin), même si elle n’intervient que
par allusion, à la culture littéraire locale et à la harangue stylisée propre
aux crieurs de rues, y compris dans son outrance22. La harangue paro-
dique a d’ailleurs une place de choix dans le chant du chutney de rat,
que déclame l’épicier lorsque la petite fille de Nazir lui rapporte un
chutney qu’elle vient de lui acheter – y ayant trouvé un rat, le poète le
fait renvoyer avec un mot, qui est le texte suivant (Tanvir, 1954 : 76) :

21
Ou Sikandra/Sikandar, quartier périphérique d’Agra, nommé en référence à
Alexandre.
22
Bhartendu, premier grand dramaturge en hindi, premier doctrinaire aussi, qui voulut
faire de l’écriture un mode d’intervention politique, est sur ce plan un illustre prédé-
cesseur, tant par le rôle des sadhous que par la place donnée aux crieurs du marché et
à leur harangue.
244 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Voilà que le marché du rat en reprend des couleurs !


J’ai préparé moi aussi une recette au rat,
J’en prends bien trois ou quatre, je les coupe en morceaux et je hache,
Je les réduis en pâte, à s’en lécher les babines.
Ah mes chutneys de rat, vous m’en direz des nouvelles !
Je prends des rats de choix, bien gros bien gras,
Et j’y ajoute de la grenouille, une bonne livre,
Goûte mon bon ami, c’est croquant à souhait,
Pourris de quarante ans, c’est du tout premier choix.
Mon chutney dans les temps se vendait vingt roupies la livre,
Un an plus tard il était monté à vingt-cinq
Et dans l’hiver à trente-deux.
Ah mes chutneys de rat, ils font l’orgueil de toute épicerie.
Mais la drôlerie du langage populaire, les obscénités et les insultes
qui abondent au cours des rixes dans le marché ne servent pas seulement
au divertissement : les facéties du montreur d’ours situent bien les
enjeux, commentant constamment dans leur double sens le processus de
colonisation23, comme les querelles chez le libraire, situant le raidisse-
ment de la culture savante ourdoue dans le contexte de la modernisation
montante et de la détresse économique de la ville. C’est une conclusion
ambivalente qui en ressort, avec la condamnation par le rire des parti-
sans du statu quo et l’ouverture à la nouvelle culture de l’imprimerie et
de la science, mais aussi et surtout la mise au premier plan d’une voix
également ignorée par les nouveaux et les anciens maîtres, celle du petit
peuple, figurée par ses chants, son langage, sa vitalité jamais défaite.
L’art poétique en règle que présente à la fin de la pièce le marchand
de cerfs volants, relayé par le chœur final sur l’Homme (âdmînâmâ),
fonctionne à cet égard comme une profession de foi. Un grand maître
forme son disciple dans la poésie savante, pendant des années, avant de
lui dire : « Va dans la rue, parcours les marchés, et cherche le rapport
entre ce que tu y verras et ce que je t’ai enseigné. » Le jeune poète part,
et revient sans avoir vu le moindre rapport. Le maître le renvoie, il
revient à nouveau, avec une vague conscience d’un vague rapport. Le
maître le renvoie. Il revient, illuminé : tout ce qu’on voit sur la place
publique, s’exclame-t-il, a son reflet dans la grande poésie. Ce reflet, qui
distingue la grande poésie créatrice de l’imitation stérile des codes
comme de la simple transcription du langage prosaïque, est ce qui fait
du dernier chœur, à la gloire de l’humanité, autre chose qu’une banale
conclusion sur le triomphe des bons contre les méchants, ou de la nou-
velle culture contre l’ancienne (ou l’inverse). Ce chœur, où tout juge-

23
Avec, là encore, l’illustre précédent de Bhartendu et les commentaires du vendeur de
poudre digestive et du vendeur de castes (sic).
Le théâtre hindi aujourd’hui 245

ment est suspendu, met sur le même plan les meilleurs et les pires (le
dévot qui laisse ses chaussures à la porte du temple est un homme, le
voleur qui les récupère est un homme, les héros et les félons sont des
hommes, etc.), cette image de l’humanité multiple et contradictoire,
joyeusement affichée dans ses contradictions irréductibles, laisse à
l’homme (le spectateur) la liberté de choisir son action, sur fond de foi
en l’humanité, soutenue par l’enjouement même de la présentation.
Si de tels éléments sont certes présents chez Nazir, la distribution de
la voix énonciatrice sur les divers acteurs chacun dans une position
sociale précise, en lien avec le contenu du poème, déplacé au besoin (par
exemple les chants de Krishna énoncés par les eunuques lors d’une
naissance dans le quartier), en fait une polyphonie concrète et réellement
dialogique, où peut jouer l’analyse critique, dans la distanciation impo-
sée par le comique, la parodie et la stylisation du jeu théâtral.

III. Krishna Baldev Vaid et la scénographie du langage


Essentiellement romancier24, également traducteur littéraire (Alice au
pays des merveilles, Phèdre, En attendant Godot, Topaze) et critique
littéraire (Techniques in the tales of Henry James, divers essais sur la
littérature hindi : Pas de réponse, La Voix du destin), Krishna Baldev
Vaid (1927-) n’a écrit pour la scène que tard dans sa carrière, mais très
régulièrement. La faim c’est le feu (1998), Notre vieille dame (2000),
Des questions et des rêves (2001), L’Arène familiale (2002), Le Sourire
de Mona Lisa (2003), Ce qu’on appelle l’amour (2004), La Lumière de
la fin (2009) : toutes ses pièces ont été jouées avec un succès considé-
rable avant d’être publiées chez Rajpal [figure 56].
Si les romans de Vaid ont tous une dimension théâtrale et conti-
ennent presque tous des séquences plus ou moins étendues qui se
présentent comme des dialogues de théâtre ou des scènes à trois ou
plus25, le langage théâtral diffère du langage fictionnel non par les
thématiques abordées et l’inspiration, mais par le lexique (beaucoup
plus simple au théâtre, excluant notamment le registre hyperlittéraire et
la complexité syntaxique) et surtout par le décalage entre la distribution
des contenus de parole et la caractérisation des personnages. Stylisti-

24
Pour plus de détails sur l’œuvre de fiction de Vaid, voir Montaut (2004).
25
La nouvelle Histoire de renaissances (traduction française par A. Montaut dans le
recueil du même titre chez Langues & Mondes/L’Asiathèque, bilingue hindi/français,
2002c) est entièrement présentée sous forme dramatique, cinq personnages se
partageant la parole. Le court roman Lila (traduction française par A. Montaut aux
Éditions Caractères, 2004) comporte une séquence dialoguée, sans autre incise que
les didascalies, qui occupent à peu près le tiers de l’œuvre.
246 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

quement, ce sont les mêmes figures qui permettent l’engendrement du


texte (répétitions, paronomases, comparaisons ou métaphores, modali-
sations par questionnements, autocorrections, hypothèses contradic-
toires, négations, etc.), mais c’est la distribution entre voix énonciatrices
distinctes qui leur donne le rythme et la dynamique de progression
dramatique imprimés par la voix narratrice dans la fiction26.
A. Notre vieille dame : la déconstruction du différentiel
L’un des exemples les plus clairs de cette redistribution des jeux de
l’écriture est la pièce que Vaid publie en 2000, Notre vieille dame
(Hamârî burhiyâ), reprenant une de ses nouvelles des années 1970 au
titre très proche (« Le balluchon de la vieille », burhiyâ kî gathrî). La
nouvelle, d’une dizaine de pages, contient quinze séquences narratives,
sans dialogue, opposant les opinions de divers individus au sujet d’une
vieille clocharde affalée dans la rue, en ville. Le narrateur présente en
quelques lignes la situation – la rue a l’air d’un serpent divin écrasé, la
vieille femme d’une ruine splendide, le balluchon, de guingois sur sa
tête, d’une grand-mère affectueusement penchée sur un enfant.
Les sections suivantes relatent les opinions contradictoires des pas-
sants sur cette vieille, visiblement villageoise, abandonnée en pleine
ville, et les disputes qui s’ensuivent sur l’intervention des secours adé-
quats. Se succèdent ainsi divers groupes, chacun porteur d’une hypo-
thèse sur ses origines, la raison de sa situation présente et le contenu du
balluchon : d’abord les badauds simplement pris de pitié ; puis ceux qui
à la pitié ajoutent l’admiration et deviennent les dévots (bhakta) de la
vieille, vantant sa grandeur d’âme et sa beauté et proposant de la rapa-
trier au village, hors duquel elle perdra son aura ; puis les enfants de la
vieille retrouvés par ses dévots, qui tentent en vain de la raisonner, avant
d’admettre leur propre indifférence et leur égoïsme (leur véritable
dévotion est celle du ventre, pet kî pûjâ), non sans évoquer le contenu du
balluchon (« traces incomparables de son brillant passé, plans inouïs de
son radieux avenir, remèdes incomparables à toutes les maladies
connues au monde, diamants et bijoux, formules magiques ») ; le clan
des matérialistes progressistes, affirmant que le contenu du balluchon
n’a aucun intérêt, qu’il pue à tel point que c’est sans doute ce qui lui a

26
La pièce sur la faim diffère un peu sous cet angle, comportant six personnages très
différenciés et une « intrigue » avec plusieurs « péripéties » (parents cupides
typiquement « nouveaux riches », pleins de mépris pour la culture hindi, fille
découvrant les problèmes sociaux à cause du devoir sur la faim à rédiger pour la prof
de hindi, le travail de terrain auprès des mendiants du fort Rouge, la petite pauvresse
et ses parents affamés invités chez les bourgeois pour illustrer la faim, que personne
n’était parvenu à définir, montée de l’émeute de la faim qui s’ensuit à la maison).
Le théâtre hindi aujourd’hui 247

tourné la tête, que ramener la vieille au village contribuerait à faire


triompher l’arriération, que le seul problème de la vieille est la faim ; le
clan des radicaux, qui exigent une expertise scientifique du balluchon
par la communauté savante internationale, et la convocation d’un spé-
cialiste occidental des affections psychiques et physiques (mânsik,
mâNsik)27, seul apte à traiter sa maladie. Les dévots s’insurgent
naturellement à cette proposition, arguant que toutes les vieilles ont
leurs propres misères (kasth) de corps et d’os (kâyâ / kâthî), leur propre
culture (sanskriti) et leurs propres rites (sanskâr), qu’aucun savant
étranger ne peut comprendre et qu’il détruirait par ses remèdes étrangers
et ses piqûres hérétiques (adhârmik), non sans en profiter pour piquer le
fameux balluchon. D’autres enfin, le clan des jeunes en colère, opposent
leur scepticisme aux dévots et aux matérialistes radicaux, affirmant
qu’on ne peut rien dire de sensé sur la vieille et son balluchon et qu’elle
n’est peut-être, elle et son balluchon, que le produit de leur imagination
délirante. La dernière séquence, qui revient à la voix narratrice, suggère
que la vieille déglinguée, dans la rue déglinguée avec son balluchon
déglingué sur la tête, est peut-être parvenue au-delà de l’espérance et des
attentes.
Dans la pièce, à part la moindre importance du balluchon que reflète
le titre, la situation et les thèmes abordés dans les disputes sont à peu
près les mêmes (débats sur la pauvreté, sur le bien (ou le mal) fondé des
positions matérialiste et idéaliste, voire nihiliste), en lien avec la ques-
tion de fond qui est la décision d’aller voir de plus près. Mais les di-
verses positions idéologiques, comme les divers jeux de mots du type
chair/esprit, culture/sacrements, sont également distribuées sur les cinq
personnages, la vieille restant, comme dans la nouvelle, muette. Ces
cinq personnages se succèdent toujours dans le même ordre et sans
caractérisation autre que celle de leur sexe et leur tour de parole :
Homme 1, Homme 2, Femme 1, Homme 3, Femme 2, chacun renchéris-
sant plus souvent sur le précédent qu’il n’exprime son désaccord. La
« ruine magnifique » est cette fois le décor.
Ce sont ces cinq personnages qui donnent voix, chacun à tour de
rôle, à chacune des positions que la nouvelle attribuait à des groupes
bien différenciés. C’est-à-dire que tous les cinq, à un moment donné de
la performance qui dure environ deux heures, sont successivement dans
le rôle des badauds vaguement curieux, totalement étrangers à la vieille,

27
Avec la consonne nasale, le mot signifie mental (de man « esprit »), avec la voyelle
nasalisée, il signifie charnel (de mâNs « chair, viande »). Des paronomases de ce type
abondent dans le texte de la nouvelle autant que dans la pièce, jamais gratuites,
comme ici, où le débat corps/âme, matériel/spirituel s’inscrit dans la guerre des
positions idéologiques.
248 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

des enfants de la vieille, enfants refusant d’assumer leur responsabilité,


puis assumant leur responsabilité, des dévots de la vieille, des faiseurs
d’hypothèses, des défaiseurs d’hypothèses, des critiques et des critiques
des critiques. Voici comment débute la pièce (20-21 et 27-28) :
H1 – On dirait qu’elle dort.
H2 – À poings fermés.
F1 – Les poings à qui ?
H3 – À l’expression toute faite.
F2 – Si c’étaient les poings à quelqu’un d’autre, elle ne serait pas couchée
comme ça ici.
H1 – À poings fermés. À l’expression toute faite.
H2 – Quoi qu’il en soit, elle rêve.
F1 – Aux splendeurs du passé/passées.
H3 – Ou aux désastres à venir.
F3 – Pas forcément.
H1 – Pas forcément quoi ?
H2 – Qu’elle rêve.
F1 – Aux splendeurs du passé.
H3 – Ou aux désastres à venir.
F2 – Pas forcé qu’elle dorme.
H1 – C’est bien possible, mais qui est-elle ?
H2 – Qu’est-ce qu’on en a à faire ?
F1 – Il a raison.
H3 – Est-ce qu’on peut dire, nous, qui on est ?
F2 – Est-ce qu’il y a quelqu’un au monde qui peut dire qui il est ?
H1 – Même les soufis et les grands saints sont restés sans réponse à la ques-
tion.
H2 – Même Dieu n’a sans doute pas la réponse.
F1 – Lui, laisse-le dans ses hauteurs.
H3 – Mais s’il existe, il est partout, en haut en bas à droite à gauche dedans
dehors.
F2 – En tout il repose.
H1 – Alors laisse-le en repos, le réveille pas.
H2 – Pas la peine de s’embrouiller avec lui.
F1 – Il a raison.
H3 – Alors si on lui demandait qui elle est ?
[Après diverses hypothèses sur la vieille et les conséquences que pourrait
avoir la pitié, les cinq larrons se congratulent de leur insensibilité]
F2 – Mais on est des durs à cuire.
H1 – Des vraies têtes de bourrique.
H2 – Rien n’a d’effet sur nous.
Suit une énumération, distribuée sur les cinq personnages, chacun
ajoutant une nouvelle cause (sans effet) de perturbation, dérivée du
signifiant de la précédente, ce qui produit des rapprochements séman-
Le théâtre hindi aujourd’hui 249

tiques d’abord plausibles puis fantaisistes (viol/miracle) : « Aucun inci-


dent (ghatnâ) / Ou accident (durghatnâ)/Aucune catastrophe (akâl) / Ou
misère (kankâl)/Aucune exaction (atyâcâr)/Ou mauvaise action (durâcâr)
/ Aucun sens (arth)/Ou non sens (anarth)/Aucun viol (balâtkâr) / Ou
miracle (camâtkâr) ». La conclusion de cette énumération apparemment
gratuite caractérise le groupe comme des insensibles (jar, litt. « gourd,
engourdi, insensible ») « des déracinés » (jarhîn, litt. « sans racines »), des
morts vivants (zindâ dar gor, litt. « vivants dans le tombeau »).
Ces répliques enchaînées par allitération ou assonance font progres-
ser la discussion jusqu’au point où les cinq acolytes en viennent à se
décrire comme ils décrivent la vieille, déracinés, morts-vivants. Car
cette dernière expression28 (litt. « en vie dans la tombe ») est une
caractérisation récurrente de la vieille, indépendamment des hypothèses
variées sur ses origines, de la fille de grande famille devenue folle à la
servante ou à l’épouse répudiée, ou chassée par sa belle-famille ou ses
enfants, hypothèses toujours étayées par quantité de détails inférés du
physique ou de l’expression de la vieille.
Les cinq personnages n’ont donc pas de position propre, chacun
contribuant à relancer la discussion, en appuyant ou infirmant le propos
auquel ils répliquent, par une reformulation, une addition, une correc-
tion, une négation, une mise en doute, chacun à un moment donné
reproduisant le propos qu’un autre a énoncé à un autre moment. Avan-
cées et reculées qui les conduisent à se représenter eux-mêmes d’une
part comme un « nous » (ham) anonyme, d’autre part comme partageant
certains des traits de l’objet de leur curiosité fascinée et culpabilisante.
Car cette inconnue sur laquelle ils échafaudent les hypothèses les plus
contradictoires finit par leur apparaître comme une image possible de
leur mère, puis comme leur mère, et c’est cette relation, refusée d’abord,
puis déniée avec de plus en plus de culpabilité, admise enfin comme une
certitude, qui prend la place qu’avait le balluchon dans la nouvelle.
À mesure que cette représentation de la vieille comme leur mère
(Mother India ?) prend le pas sur les dénégations – chacun avouant
n’avoir aucun souvenir de sa mère et être incapable de la reconnaître si
d’aventure il la croisait –, prend le pas sur l’interrogation quant à ses
origines, l’autoreprésentation symétrique des cinq acolytes développe
leur lâcheté, leur pragmatisme sans scrupule, leur paresse, leur impuis-
sance, leur déracinement, leur angoisse existentielle et identitaire, leur
nihilisme, bref tout ce qui fait d’eux les enfants du siècle (nae zamâne

28
Expression structurée comme une locution persane, avec préposition et non
postposition comme en hindi (zindâ dar gor).
250 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

kâ, « des temps modernes ») incapables de se montrer à la hauteur de la


situation (secourir la vieille).
Jusqu’au moment où, au baisser de rideau, la mystérieuse vieille se
lève pour se joindre au chœur des cinq, lesquels parlent désormais d’une
même voix, les accompagnant par la musique sans paroles qui sort de sa
bouche, telle l’alâp du chant traditionnel, dont les mots sont travaillés
pour leur sonorité et désarticulés au point que la forme verbale n’en est
plus reconnaissable29. La pièce se clôt ainsi sur cet alâp au-delà des mots
qui, dans leur capacité à représenter, construisent les catégories et les
différences, mais peuvent aussi, par la musicalisation du signifiant,
déconstruire le différentiel.
B. L’Arène familiale : l’ambivalence de l’altérité
Avec L’Arène familiale30, pièce également à cinq personnages dont
un muet, revient un thème récurrent dans l’œuvre de Vaid, convergeant
avec la problématique de la dé-différentiation et de la dé-catégorisation,
celui de la famille et du couple. La distribution des rôles montre
d’emblée qu’à travers le grand classique de la scène de ménage devant
les enfants, il s’agit aussi de la question de l’altérité : les deux premiers
rôles sont le Mari et la Femme, le troisième, les Enfants, joué par un
acteur unique à deux têtes, l’une de fille et l’autre de garçon, avec une
voix susceptible d’être aussi bien une voix de fille que de garçon ; le
quatrième rôle, les Autres (dûsre), est également joué par un acteur
unique à deux têtes, l’une de femme et l’autre d’homme, dont la voix
peut aussi bien être une voix féminine que masculine. Quant au cin-
quième rôle, le Vide (shûnya), il est joué soit par l’ombre d’une marion-
nette soit par « un mélange magique de clair-obscur et de silence »
(Vaid, 2002a : 12) destiné à créer l’impression de vide ; il ne parle pas,
mais s’interpose à diverses reprises entre les personnages et fait l’objet
de leur discours et de leurs préoccupations, au même titre que les Autres
ou les Enfants31.
La pièce commence par une interrogation de la femme sur ce qui va
advenir des enfants, et son mari lui répond qu’il leur arrivera ce qui leur

29
Une nouvelle de Vaid porte du reste ce titre d’« Alâp », en référence à la mise en
condition esthétique que doit produire cette séquence, avant la partie narrative de la
pièce musicale où interviennent les percussions.
30
Une version antérieure de cette pièce fut jouée à Delhi à la fin des années 1970 sous
le titre Hây hây kyon (« Pourquoi gémir ? »). L’Arène familiale en est relativement
différente.
31
Diagnostiqué en particulier par les Autres comme « ce vide dont le souffle est sans
arrêt perceptible dans votre maison », souffle que le Mari veut confondre avec celui
de la paix et du calme, shânti (p. 42).
Le théâtre hindi aujourd’hui 251

est arrivé à eux-mêmes, ce qui arrive à tous, ce qui arrivera aux enfants
des autres, à tous les enfants du monde. « Arrête », dit-elle, et lui de
rétorquer : « Si tu n’as pas la force d’entendre, pourquoi tu me poses la
question ? » C’est avec cet échange que commence la scène de ménage,
faite largement de répétitions où seul change le genre des verbes32 (« je
savais que tu allais dire ça », « pourquoi tu m’imites sans arrêt », p. 14-
15), et de variations développées sur les structures répétées (« je ne
savais pas que tu allais dire ça », « je ne savais pas que tu admettrais que
tu ne savais pas que j’allais dire ça », p. 16), répétitions commentées par
les enfants : « Vous n’êtes que l’écho l’un de l’autre » (p. 16). Les
personnages sont davantage différenciés les uns des autres que dans
Notre vieille dame, mais leur parole, de contradiction en déni et en
répétitions diversement infléchies, finit par produire les mêmes effets de
dé-différentiation, par cyclicité de la prise de parole, jusqu’au finale où
les Enfants (E) et les Autres (A) se rejouent les interrogations des pa-
rents, ponctuées par le souffle du Vide. Voici la fin de ce finale (p. 77-
79), une fois passées en revue diverses possibilités d’action toutes
rejetées parce qu’elles « n’avanceront à rien », « ça ne servira à rien ».
A – Alors qu’est-ce qui peut nous avancer à quelque chose ?
E – On n’en sait rien.
A – Alors qui le sait ?
E – On n’en sait rien.
A – Nous non plus.
E – À quoi ça avancera de savoir ?
A – On n’en sait rien.
E – Alors qui le sait ?
A – On n’en sait rien.
E – Nous non plus.
A – Bravo !
(Pause, souffle du Vide)
E – On est confrontés à des questions terribles.
A – À quoi bon se poser des questions terribles33 ?
E – À quoi bon se poser des questions terribles ?
A – Que va-t-il advenir de nous ?
E – Que va-t-il advenir de nous ?
A – Que va-t-il advenir ?
E – Que va-t-il advenir ?

32
Le verbe hindi est le plus souvent accordé en genre, dans la mesure où il est
comporte toujours un participe à l’indicatif (et souvent aux autres modes).
33
Littéralement « que sera-t-il à partir des (ablatif) questions terribles », réplique sur
laquelle enchaîne la suivante, avec le même verbe construit différemment « que sera-
t-il de (génitif) nous ».
252 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

(Pause, souffle du Vide)


A – Le pessimisme avance à quoi ?
E – L’optimisme avance à quoi ?
(Pause, souffle du Vide)
A – On s’en va.
E – Où vous allez ?
A – En enfer.
E – À quoi ça avancera d’aller en enfer ?
(Pause, souffle du Vide)
MF (le Mari et la Femme, d’une voix forte) – Vous voulez qu’on vous dise ?
E – C’est la mort !
A – Aucun salaud ne meurt jamais. Tous les salauds sont immortels !
(Pause, souffle du Vide)
E – Maintenant qu’est-ce qui va se passer34 ?
MF – On va recommencer à jouer.
E – C’est la mort !
Sur cette réplique35, le dialogue reprend exactement dans les termes
du début de la pièce. Mais entre-temps, le personnage des Autres (mot
signifiant aussi « second », « étranger », « opposé »), d’abord posé
comme une personnification des gens, de ceux qui sont extérieurs à la
famille, est passé par diverses re-caractérisations, dont la première
revient sur la question, fascinante, exaspérante et lancinante chez Vaid,
de l’altérité et de l’abolition des différences structurantes. En voici le
début, au moment où les Autres accusent les parents de mettre en doute
leur propre raison d’être en tant que couple36 (p. 21-22) :
A – Vous me faites pitié.
M – Plus moi, ou elle ?
F – Plus lui, ou moi ?
M – Plus elle, moins moi ?
A – Pareil pour les deux.
MF (à l’unisson) – Vraiment ?
A – Vous n’avez pas honte ?

34
Toujours avec le même verbe « être » au futur, mais construit sans complément.
35
Dans l’original identique la première réplique « c’est la mort » (mâre gae) garde pour
Les Autres un peu de son sens littéral (« ils ont été tués, ils sont morts », d’où
l’enchaînement ; dans la seconde, le sens de la locution figée « on est cuits, c’est la
mort » l’emporte sur le sens propre.
36
A – Vous avez besoin l’un de l’autre. M – moi oui, elle pas. F – moi oui, lui pas
(p. 21).
Le théâtre hindi aujourd’hui 253

MF (à l’unisson) – De quoi ?
A – De tout ce que vous dîtes.
M – Elle peut-être, moi non.
F – Moi non, lui peut-être.
MF (à l’unisson) – Mais qui êtes-vous pour nous poser des questions pa-
reilles ?
A – Nous sommes vos Autres, ceux qui ne vous sont rien37.
MF (à l’unisson) – Dans notre pays il n’y a pas d’autre, dûsrâ na koî.
A – Comment ça peut se faire ? Dans notre pays, le premier venu est
l’Autre38. La belle-mère, le beau-père, le beau-frère, la belle-sœur, le frère,
la sœur, toute la parentèle au complet, tous les gens de notre caste, les voi-
sins, tous, ils sont les autres. Nous, on est leur représentant, leur symbole,
appelez ça comme vous voulez.
M – Et nous qui croyions qu’ils étaient tous des nôtres.
F – Toi peut-être, moi pas.
(Les enfants se mettent à pleurer)
Cette mise en question de l’altérité par les parents est formulée dans
des termes (dûsrâ na koî) doublement chargés culturellement, puisqu’il
s’agit d’un vers tronqué de la poétesse Mira Bai, très célèbre dans la
mystique dévotionnelle du XVIe siècle, le vers complet ayant une portée
non pas négative mais superlative (nul autre que Krishna), et que,
d’autre part, ce vers sert de titre à l’une des œuvres les plus complexes
et les plus drôles de l’auteur, œuvre qui a souvent été comparée aux
fictions de Beckett comme What ou L’Innommable. Le narrateur, seul,
attendant la mort ou l’illumination, ne dialogue qu’avec son autre,
l’Empereur des questions fondamentales, ce mortel ennemi qui est son
double, et avec lequel, pour finir, il s’envole, ne faisant plus qu’un avec
lui, dans le grand vide (mahashûnya)39.
Une seconde recaractérisation intervient vers le milieu de la pièce,
Mari et Femme avouant à tour de rôle la véritable nature des Autres
dans leur vie conjugale, après une longue altercation quant à la nature et
au rôle du Vide dans la maison, qu’on finit par envoyer au diable faute

37
Ham tumhâre dûsre hain (nous vos/tes autres sommes).
38
Litt. « N’importe quel tiers (tîsrâ « troisième ») est un étranger » (dûsrâ « deuxième/
étranger/autre »).
39
« Mon ennemi mortel » (Merâ dushman) est une des plus célèbres nouvelles de
l’auteur, longtemps considérée comme exemplaire de la Naî kahânî. Sur le rapport
entre la fusion mystique, le chant qui ponctue la nouvelle Dûsrâ na koî et lui imprime
son rythme long, par la jubilation qu’il génère et qui ne s’accomplit que dans l’envol
final, la tentation du vide, la réflexion sur la fluidité des identités, et la syntaxe
négative (modalisations, négations, hypothèses, comparaisons déréalisantes jusqu’à
l’évacuation du signifié sous les strates de signifiants incompatibles), voir Montaut,
2004.
254 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

de parvenir à le définir, tandis que l’agressivité monte dans le couple,


particulièrement contre les Autres, accusés d’avoir fait de leur vie un
enfer. Les Autres invitent alors la femme à dire ce qu’elle pense vrai-
ment d’eux, et voici ce qu’elle dit, le « regard amoureux », retrouvant
l’ardeur de la passion, puis prenant la main de l’Autre et la caressant,
tandis que, de son autre main, l’Autre ferme la bouche au mari (Vaid,
2002a : 46) :
Tu veux savoir ce que je pense, dis-moi, ma vie, tu veux l’apprendre de ma
bouche ? Alors écoute. Mais regarde-le d’abord, s’il n’a pas tout l’air de
rôtir en enfer ! Pour moi tu es l’amant le plus délicieux. Et le plus ardent. Tu
m’as fait retrouver des années durant la passion de la jeunesse, tu as sauvé
mon mariage. Sans toi, nous nous serions fait la peau lui et moi. C’est grâce
à toi seulement que j’ai pu supporter ce cochon et mettre au monde ses
enfants, grâce à toi seulement que ce cœur a encore à présent gardé une
étincelle.
Quand les Enfants, poussés par l’Autre, annoncent qu’« on veut voir
à présent l’autre (dûsrâ) côté des choses » (Vaid, 2002a : 48), à la sur-
prise de leurs parents, ils renchérissent sur le discours des Autres
(« Voilà que leur différend recommence à s’estomper ») : « Ils vont se
mettre à chanter : nous sommes un ». Cet un, qui finit par l’emporter sur
le différend et les accusations réciproques, n’est bien entendu pas créé
par la réconciliation du couple, mais par l’identité des griefs, dans une
symétrie parfaite. Les Autres invitent fielleusement le Mari à montrer
aux enfants cet « autre côté des choses » et ce qu’il pense d’eux, c’est-à-
dire d’elle, l’autre40, et voici ce que répond le mari, le « regard amou-
reux », retrouvant l’ardeur de la passion, lui baisant les yeux (Vaid,
2002a : 50) :
Tu veux savoir ce que je pense, dis-moi, ma vie, tu veux l’apprendre de ma
bouche ? Alors écoute. Mais regarde-la d’abord, comme elle brûle de jalou-
sie. Pour moi tu es l’amante la plus délicieuse. Et la plus ardente. Tu m’as
fait retrouver des années durant la passion de la jeunesse, tu as sauvé mon
mariage. Sans toi, nous nous serions fait la peau elle et moi. C’est grâce à toi
seulement que j’ai pu supporter cette imbécile et engendrer mes enfants
d’elle, grâce à toi seulement que ce cœur a encore à présent gardé une étin-
celle.
Les thématiques croisées de la dédifférenciation, du vide, de la
confrontation à l’autre, sont omniprésentes chez Vaid. Dans son grand
roman sur la Partition, Requiem pour un autre temps (Guzrâ huâ
zamânâ, 2011 [1981]), une de ses rares œuvres « pseudo-réalistes »,

40
La Femme ironisant sur l’incapacité de son débile de mari à avoir un quelconque
avis, lui qui oublie tout d’un jour à l’autre.
Le théâtre hindi aujourd’hui 255

elles sont prises dans la représentation d’un univers truculent où les


identités fluides dénoncent les catégories tranchées, notamment celles
des communautés religieuses, et l’absolutisme de la Vérité qui conduit
inévitablement à l’extermination de l’autre.
Dans son court roman Lila, comme dans « Il n’y a pas d’autre »
(Dûsrâ na koî), elles participent à la construction d’un univers de pa-
roles où le travail des mots conditionne l’accès au sens/au vrai,
réévaluant la mystique dévotionnelle de la tradition hindoue et soufie
dans les termes du scepticisme philosophique, qui passe toujours par le
comique, doucement ironique ou grinçant, et évacue toute certitude. Un
tiers du roman Lila se présente sous forme de dialogue, entre « Moi » et
« Lila », où les deux personnages réitèrent de façon souvent comique,
souvent grinçante, souvent aussi émouvante et lyrique leurs aspirations
contradictoires, le foyer et sa banalité vs le chemin et son mystérieux
ailleurs, ainsi que leur aspiration commune à transcender cette contra-
diction et à ne faire plus qu’un. L’ensemble de la séquence, qui introduit
dans la fiction un minidrame théâtral, n’est pas seulement une parfaite
image de la scène de ménage, avec ses répliques du tac au tac. Le plus
extraordinaire dans cette séquence est que, comme la première, elle
évolue malgré tout, à force de rouvrir et de gratter les plaies de la diffé-
rence, en une abolition des différences et finit comme un véritable duo
lyrique, chacun parlant de la même voix et dans les mêmes formula-
tions. Quant au récurrent chemin qui ne mène nulle part et attire si
passionnément le Moi, celui au bout duquel s’abolissent les différences,
c’est aussi, explicitement ici, celui où les mots trouvent leur sens, la
matérialité sonore du signifiant engendrant le sens et réciproquement. Le
grand vide au bout de ce chemin, auquel aspire le narrateur de Lila, le
détachement dans lequel il trouvera la libération en même temps que la
fin des différences, n’est certes qu’une asymptote vers laquelle il tend
sans jamais y arriver. Mais c’est une asymptote qui travaille tout le texte
par les figures de la répétition, de la négation et de la modalité hypothé-
tique pour user jusqu’à la corde les différences sémantiques qui font
l’ordinaire de la communication verbale41 :
Lila : Jusqu’à la fin, tu continueras à surveiller toutes tes pensées ?
Moi : Jusqu’à la fin, je continuerai à passer au crible toutes mes pensées. À
peu près jusqu’à la fin.
Lila : Jusqu’à la fin, tu comptabiliseras le plus et le moins ?
Moi : Jusqu’à la fin, je continuerai à mettre en doute chaque mot.
Lila : Pourquoi ?
Moi : Pour essayer de changer le sens des mots.
Lila : Pourquoi essayer ?

41
Voir « La poétique du vide chez Vaid » (Montaut, 2004).
256 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Moi : Je t’ai eue.


Lila : Pourquoi essayer ?
Moi : Cela aussi finira.
Lila : Quand ?
Moi : Quand j’irai assez loin sur ce chemin, un soir, pour qu’il n’y ait plus
de différence entre le mot et le sens.
Le problème obsédant du couple dans Lila comme dans d’autres
œuvres – la différence et la quête de l’indifférencié – est non seulement
celui du mystique, tendant sans cesse vers la fusion, c’est aussi celui du
langage poétique. « Changer le sens des mots », c’est passer du langage
de la communication régi par le système de la différence à celui de la
poésie régi par les réseaux de l’analogie. La forme théâtrale chez Vaid
fait de ces réseaux une variation musicale du type de la fugue, les varia-
tions sur le signifiant s’opérant par le changement d’énonciateur et de
voix, et aboutit ainsi à faire de la réflexion métaphysique un morceau de
musique de chambre. Car c’est bien de théâtre métaphysique qu’il s’agit
à travers le burlesque et l’ironie, comme chez Beckett, à la différence
que la tradition du déracinement, de l’aliénation, de l’ennui au sens fort,
est ici indienne. Comme il le note dans son essai Pas de réponse (Javâb
nahîn) : « On dit souvent que l’aliénation est un concept occidental,
mais moi je vous dis que Bouddha avait la conscience même de l’aliéné,
lui qui n’a trouvé l’illumination qu’en se fondant sur l’expérience de
l’aliénation ». Dans la tradition indienne, le mot pour dire la nostalgie de
l’infini, le détachement et le retrait du monde (virakti, anâsakti) renvoie,
selon Vaid, à la réflexion même sur la déréliction de l’homme, l’ennui
au sens fort. « Je le décris pour le penser » et cette description, qui vise à
penser l’impensable, correspond pour lui à « ce qu’on appelle rasa », le
plaisir esthétique. Si cette description est toujours ironique, c’est que
l’ironie, « cette façon de rester en vie pour les tordus dans mon genre,
est aussi et surtout un mode cognitif. Ce qui va à l’encontre du ‟soit l’un
soit l’autre”. Je suis persuadé que si Bouddha n’avait pas reçu
l’illumination, il aurait été le plus grand ironiste de tous les temps »
(Vaid, 2002b : 66-69).
Les œuvres de Habib Tanvir et de Vaid sont certes très différentes :
le premier invente un théâtre politique et populaire, le second un théâtre
métaphysique. Mais les deux créations représentent les voies les plus
créatrices et originales de la scène hindi contemporaine, l’une en mettant
en scène le style même de la culture populaire pour lui faire exprimer la
distanciation brechtienne, l’autre le langage lui-même comme fin et
moyen de la pensée.
Le théâtre hindi aujourd’hui 257

Bibliographie
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Théâtres de Perse et d’Iran
Formes originelles et importation occidentale

Ève FEUILLEBOIS-PIERUNEK

Sorbonne nouvelle – Paris 3, UMR 7528 Mondes iranien et indien

L’Iran possède à la fois un théâtre rituel encore très vivace, et un


théâtre profane populaire (marionnettes, comédie improvisée) qui,
jusqu’à la fin du XIXe siècle, ne doit rien à l’Occident. La question de
l’existence d’un théâtre indigène en Iran s’est cristallisée dans l’affron-
tement des thèses de deux spécialistes iranisants de la question :
Ghanoonparvar estime qu’il n’y a pas de tradition théâtrale iranienne
avant la deuxième moitié du XIXe siècle et l’importation du théâtre
occidental1 ; Willem Floor estime au contraire qu’une tradition théâtrale
existe bien avant cette époque. En réalité, les deux chercheurs défi-
nissent le théâtre de façon très différente. Pour Ghanoonparvar, il s’agit
essentiellement d’un texte moulé dans des formes d’inspiration occi-
dentale (Ghanoonparvar, 1995). Pour Floor, le théâtre est performance,
et naît dans un contexte rituel ou de divertissement (Floor, 2005 : 13).
Nous examinerons successivement les formes traditionnelles et le
théâtre d’influence occidentale. Le théâtre iranien contemporain sera
traité dans l’article de Liliane Anjo.

1
Avant lui, de nombreux chercheurs ont professé un tel avis, notamment M.T. Bahâr
(« Le théâtre et le jeu d’acteur n’existent pas en Iran », Bahâr, 1972 : 185),
P.N. Khânlari (« Nous savons que le théâtre au sens propre n’est pas un art iranien »,
Khânlari, 1973 : 141), P. Chelkowski (« There is evidence that Tazi’e Khani is,
indeed, the only indigenous drama ever developed on the Iranian plateau in twenty-
five centuries in written literature », Chelkowski, 1971 : 121). Cela tient à leur
définition très restrictive du théâtre.
260 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

I. Les formes traditionnelles

A. Premiers rites et divertissements


Les premières formes de théâtre en Iran sont une dramatisation de la
relation de l’homme avec la nature, les divinités, la société, et elles
s’appuient sur les mythes et les légendes. Même le théâtre populaire
(mimes, farces, marionnettes), dont on estime habituellement qu’il n’est
pas d’origine rituelle, naît dans un contexte rituel, puisqu’il est effectué
à l’occasion de fêtes religieuses ou de rites sociaux (mariage, naissance).
Dès la fin du IVe millénaire apparaissent des figurines d’hommes dé-
guisés en boucs ou en ibex, célébrant des cycles saisonniers et des rites
de fertilité. Certains de ces rituels se perpétuent encore de nos jours dans
les villages d’Iran. À partir de 522 avant J.-C., des fêtes, comme « le
massacre des Mages » (mogh-koshi) ou le cortège grotesque de « la
cavalcade de l’Imberbe » (kuse-ye barneshin), qui devient à la période
islamique le « Prince du Nouvel An » (Mir-e Nowruzi), sont attestées.
Ctésias et Hérodote témoignent de l’existence de la fête du « massacre
des mages », qui célébrait la mise à mort du mage Gaumata et de ses
proches, coupables d’avoir trahi leur roi2 ; elle comportait la mise en
scène ritualisée et parodique de ces événements (Beyzâ’i, 1965 : 24-25).
La « cavalcade de l’Imberbe » intervenait le treizième jour après le
Nouvel An (Now Ruz). Il s’agissait d’un rite printanier d’intronisation
d’un roi parodique dont le règne comique durait une journée. Cette fête
semble s’être perpétuée jusqu’au début du XIXe siècle. La parade, ac-
compagnée de musique, s’arrêtait devant chaque maison pour des danses
représentant la mort et la résurrection de ce prince factice. Les membres
de la maisonnée offraient alors des mets à la troupe (Beyzâ’i, 1965 : 32).
On a également découvert des traces de cérémonies d’initiation au culte
du Dieu Mithra, accompagnées de danses avec masques d’animaux, en
souvenir de l’immolation du taureau par cette divinité, ainsi que des
vestiges de rituels de meurtre du héros épique Siyâvosh (Kin-e
Siyâvosh)3, ou de célébrations de la « destruction des idoles » (Dey be
2
Allusion à un épisode de l’histoire des Achéménides : à la suite de la mort de
Cambyse, fils de Cyrus, le trône fut usurpé par le mage Gaumata qui se faisait passer
pour Bardiyya, frère de Cambyse. Une conjuration des nobles aboutit à l’assassinat
de l’usurpateur en -521 et au couronnement de Darius.
3
Siyâvosh est un héros de la célèbre épopée iranienne du Livre des Rois composée par
Ferdowsi au Xe siècle. La première partie de cette œuvre contient d’anciens mythes
cosmogoniques et étiologiques indo-européens se référant à la nature, et en
particulier au cycle annuel, fait de l’alternance naissance-mort-résurrection. Le père
de Siyâvosh, Key Kâvus, est un mauvais roi et un père destructeur qui ne cesse de
soumettre son fils à des épreuves et finit par se rendre indirectement responsable de
sa mort. Siyâvosh, qui meurt assassiné par le roi touranien Afrâsyâb, est présenté
Théâtres de Perse et d’Iran 261

mehr), au cours de laquelle une statue d’argile ou de pâte à pain était


adorée pendant une journée, avant d’être incendiée (Beyzâ’i, 1965 : 34-
36). Xénophon rapporte que des danses et des combats ritualisés étaient
présentés aux armées achéménides afin d’encourager les troupes. Quant
aux femmes, elles exécutaient des danses de fertilité en l’honneur de la
déesse Anahita (Beyzâ’i, 1965 : 25-26).
Parallèlement à ces spectacles rituels, des individus voués au diver-
tissement exercent leur art à la cour et chez les grands : conteurs, acro-
bates, magiciens, dompteurs, musiciens et danseurs sont généralement
des hommes, les femmes exerçant plutôt dans les harems. À la période
achéménide (de -550 à -330), certains de ces artistes sont itinérants. Dès
le règne d’Alexandre (334-323 av. J.-C.), des troupes grecques jouent
des auteurs de leur pays devant les princes iraniens. Ce théâtre d’origine
grecque est encore attesté sous les Parthes (de -247 à 225), puis disparaît
complètement avant la conquête arabe (Floor, 2005 : 21-23). Les
Parthes connaissent également les mimes et les ménestrels (goshân) qui
chantent des épopées, ou content des histoires satiriques. Les Sassanides
(224-642) entretiennent un personnel voué aux divertissements : mimes,
acrobates, musiciens, chanteurs et danseurs des deux sexes (Floor,
2005 : 25-27).
Aux débuts de l’islam, le califat arabe et les cours des gouverneurs
provinciaux s’inspirent fortement des modèles iraniens en matière de
culture et de protocole ; les cours de Damas et Bagdad accueillent des
chanteurs iraniens ; des farces (shamajât) sont jouées pour le Nouvel An
par des acteurs masqués. À partir du XIe siècle, une différenciation
s’établit entre les musiciens d’une part, et les acteurs et acrobates d’autre
part. Un responsable des divertissements s’occupe du recrutement des
poètes ménestrels (khunyâgar), des musiciens-chanteurs (motreb) et des
conteurs (qavvâlân ou naqqâlân) (Floor, 2005 : 29-30) [figure 57]4.
B. La comédie traditionnelle ou farce improvisée
Deux genres spectaculaires, certainement très anciens mais mieux
attestés à la période safavide (1501-1722), coexistent : la comédie
(tamâshâ) ou farce (maskhare) et l’imitation mimétique (taqlid), qui
vont bientôt se rejoindre. Des troupes itinérantes de musiciens et de
danseurs se produisent dans les maisons des particuliers à la nuit tom-
bée, à l’occasion des mariages, des naissances ou des circoncisions,

comme un cœur pur, une victime sacrificielle immolée dans une atmosphère de
mystère et amenant le renouveau. Son sang s’écoulant sur la terre donne naissance à
une plante mise en parallèle avec la naissance de son fils, Key Khosrow, qui le
vengera.
4
On se reportera au cahier d’illustrations central inséré dans ce volume.
262 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

présentant des ballets, pièces mimées et dansées, et farces. Les séances


ne sont jamais publiques à cause de la présence de femmes parmi les
artistes et du caractère érotique de certaines scènes. Les bouffons
(dalqak) des rois et des princes sont sans doute à l’origine des jeux
mimés, puis dialogués. Les rôles féminins sont parfois joués par des
jeunes gens travestis (Floor, 2005 : 41-44).
Il s’agit d’un théâtre d’improvisation collective sur un canevas donné
et en général axé sur un personnage type : le chauve (kachal), le servi-
teur noir (siyâh), le maître (Hâji Âghâ), l’occidentalisé (fokoli), la dame
(khânom), la servante (kaniz), le juif (yahud), et surtout l’épicier
(baqqâl) qui donne naissance au genre le plus célèbre : le « jeu de
l’épicier » (baqqâl-bâzi). Ce spectacle narre l’histoire d’un riche mar-
chand qui prétend avoir effectué le pèlerinage et que sa femme trompe,
tandis que sa fille voit son galant en cachette. Face à ce personnage
ridicule, le vrai héros est le serviteur noir, barbouillé de suie, qui parle
avec un accent caractéristique et se fait passer pour un simplet, ce qui lui
autorise une grande liberté de langage ; il n’hésite d’ailleurs pas à
fustiger vertement les riches, les mollahs et les plaies sociales du mo-
ment (Beyzâ’i, 1995 : 166-219) [figure 58].
Au XVIIIe siècle, on recouvre de planches et de tapis le bassin au
centre de la cour des grandes demeures, et ce spectacle prend le nom de
ruhowzi (« sur le bassin ») ou takht-e howzi (« planches sur le bassin »).
La comédie populaire (tamâshâ) se compose alors d’un mélange de
pantomime, de danse, de chant et de dialogues en dialectal. On se passe
de décor ou d’accessoires : un tapis sert de toile de fond, les costumes et
le maquillage sont minimalistes, l’assemblée fait cercle autour de
l’estrade. Une représentation moyenne comprend un prologue musical
avec numéro de domptage d’animaux, acrobates et jongleurs, un dia-
logue pantomime, et une ou plusieurs farces truculentes et burlesques.
Le thème est lié à la vie quotidienne et fait souvent allusion à des situa-
tions locales et à des personnages connus : on se moque des ruses des
mollahs, de l’injustice des juges, de la perfidie des femmes, de la malho-
nnêteté des commerçants, des rodomontades des jeunes gens. Le texte
est improvisé et actualisé selon le lieu et les circonstances, les acteurs
brodant sur un canevas sommaire. Les artistes sont des danseurs et
chanteurs professionnels voyageant en troupes (lutis). Les ruhowzi
passent vers 1920 dans des salles où le public se tient sur trois côtés
d’une scène avec un rideau de fond. Parallèlement, des troupes fémi-
nines jouent un répertoire spécifique, le plus souvent érotique, dans les
gynécées (Floor, 2005, 44-60).
Théâtres de Perse et d’Iran 263

Les spectacles de ce type recouvrent des thématiques très diverses :


historique ou épique (Bijan et Manije, Khosrow et Shirin5, Moïse et le
Pharaon, Joseph et Zoleykha, Harun al-Rashid), liées à la vie quoti-
dienne (Hâji Kâshi et son Gendre, Le Hâji pilier de mosquée, Le Ma-
riage de Holu, Le Boutiquier et sa Femme), relevant de l’imaginaire
religieux ou folklorique (Sheykh San’ân, Les Quatre Derviches, Now
Ruz Piruz, L’Épée de Salomon, Pahlavân Kachal). Il existe une res-
semblance certaine entre ces spectacles comiques et l’ortaoyunu turc.
C. Les marionnettes
On trouve des allusions à trois types de marionnettes : les marion-
nettes animées à la main, les marionnettes à fils et le théâtre d’ombres.
Le théâtre d’ombres (khayâl bâzi ou sâye bâzi) est très mal do-
cumenté : on trouve quelques allusions à ce type de spectacle chez les
poètes Asadi Tusi (mort vers 1073), ‘Omar Khayyâm (mort vers 1123),
Khâqâni (mort en 1199) ou Nezâmi (mort en 1209). Joveyni atteste de la
tenue de ce type de spectacles chez les gouverneurs mongols au
e
XIII siècle. Puis les sources redeviennent silencieuses. Il est probable
que le théâtre d’ombres a été importé par les Turcs seldjoukides mais
qu’il ne s’est pas vraiment acclimaté en Perse. Il devait être très proche
du karagöz (Floor, 2005 : 63-64).
Les marionnettes animées à la main (lo‘bat, surat) sont utilisées de
diverses manières : parfois le montreur les fait apparaître au-dessus
d’une sorte de jupe relevée de façon à dissimuler le haut de son corps et
sa tête, à moins que le spectacle ne soit donné sous une tente rudimen-
taire (kheyme) qui donnera son nom au jeu (kheyme shab-bâzi, « la tente
du jeu nocturne »). Le jeu est improvisé sur un canevas sommaire. Au
moins cinq marionnettes interviennent : le principal personnage est
Kachal Pahlavan (« le brave chauve »), sorte de matamore aussi couard
que rusé, hypocrite et tricheur, qui tourne en ridicule les mollahs, cour-
tise les femmes et parfois les jeunes garçons, et finit par être démasqué ;
il ressemble beaucoup au personnage de Hacivat dans le karagöz.
Sheytân (« Satan ») est le tentateur qui embarque Kachal Pahlavân dans
des aventures douteuses ; Rostam est le héros de la célèbre épopée
persane du Livre des Rois, symbole de force et de virilité, qui prête
parfois assistance à Kachal ; Âkhund (« religieux chiite ») est le maire et
théologien du village, un naïf qui se fait voler, enlever femme et fille,
chasser de sa propre maison, et se laisse entraîner à boire et à danser ;
Zan (« femme »), enfin, est la jeune fille innocente, objet du désir de
Kachal. La représentation est précédée d’une animation par un bouffon à

5
Deux couples d’amoureux célèbres dans la littérature persane classique.
264 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

la tête d’un petit orchestre composé d’une flûte, d’un tambour et d’un
luth (Floor, 2005 : 65-69) [figure 59].
Le théâtre de marionnettes à fils (lo’bat, peykar) s’appelle shab bâzi
(parce qu’on le joue le soir quand les fils sont moins visibles) ou parde-
bâzi (allusion au voile qui sert de toile de fond et dissimule les manipu-
lateurs). ‘Omar Khayyâm y fait allusion dans les quatrains et ‘Attâr
(mort entre 1190 et 1220) le mentionne comme un divertissement
d’origine turque (d’Asie centrale). Les poupées mesurent entre vingt-
cinq et trente centimètres, ont un corps en bois et chiffons et une tête en
porcelaine ou en bois peint. Elles sont très nombreuses, réalistes, avec
des costumes bien différenciés. Les spécialistes ont répertorié une
trentaine de personnages différents : Mobârak, le valet noir, malicieux et
sage ; Salim Khân le roi ottoman, parfois remplacé par Ahmad Shâh
Qajar pour faire couleur locale, souverain cruel, injuste et futile ; le
prince Farrokh-Khân, son fils indigne ; le héros Pahlavân Kachal qui
embrasse la cause des opprimés et fait de nombreuses conquêtes fémi-
nines ; son cheval Kori, confident et complice de ses aventures ;
Akhund, sorte de Tartuffe à l’iranienne ; ‘Arus, amoureuse naïve,
femme fatale ou fée ; Ververeh Jâdu, la vilaine sorcière, etc.
L’artiste qui les anime et leur donne la parole (ostâd) se dissimule
derrière un rideau. Un assistant (morshed) assis dans l’assemblée
s’occupe de la musique et donne la réplique aux marionnettes. Le spec-
tacle comprend des danses et acrobaties, qui sont une démonstration de
la virtuosité du montreur, ainsi que des scènes de la vie quotidienne :
bagarres, processions de deuil, mariage, naissance, zurkhâne (gymnas-
tique athlétique traditionnelle iranienne), thèmes d’actualité. Le langage
est vert et souvent vulgaire. Les représentations sont publiques ou
privées, sur invitation dans les maisons des particuliers. De nombreuses
quêtes entre les scènes, assez lâchement reliées entre elles, assurent aux
artistes leur rémunération. Le théâtre de marionnettes a connu une
éclipse sous les Pahlavis, mais il est actuellement soutenu par la Répu-
blique islamique qui sponsorise deux festivals de marionnettistes par an
(Beyzâ’i, 1995 : 82-111 ; Floor, 2005 : 70-80) [figure 60].
D. Le drame narratif
Il est attesté à partir des Parthes : des ménestrels ou goshân décla-
ment ou chantent des récits épiques comme le Mémorial de Zarer ou la
Mort de Siyâvosh, qui, tous deux, mettent en scène un guerrier dévoué,
inspiré par sa foi, qui fait face à une armée et à un adversaire perfide, et
dont la mort remplit une prophétie. Le conteur parthe exerce à la cour où
il est aussi tour à tour panégyriste, satiriste, musicien et chroniqueur de
son époque. La tradition se perpétue à l’époque sassanide.
Théâtres de Perse et d’Iran 265

Après la conquête musulmane, le conteur prend les noms de naqqâl


(spécialisé dans les récits à épisodes s’étalant sur de nombreuses soi-
rées), qavvâl, râvi ou qesse-gu (spécialiste des histoires courtes). La
teneur des récits peut être religieuse, mythique, légendaire, profane ou
basée sur l’histoire et le passé. La performance se déroule sur les places
publiques ou dans les maisons de thé et s’accompagne d’une gestuelle
élaborée avec usage de quelques accessoires (Floor, 2005 : 82-106). Il
existe plusieurs genres définis par leur thématique. Le naqqâli ou
qavvâli est basé sur des histoires épiques ou des romans picaresques
(divers épisodes du Livre des Rois : Rostam6, Bahrâm Chubine7 ; romans
populaires d’aventures : Abu Moslem Nâme8, Samak-e ‘Ayyâr)9.
Le marthiye khâni (« récitation d’eulogie ») relève de l’épique reli-
gieuse. Le hamle-khâni est la récitation de parties d’un ouvrage de
Mohammad Rafi’ Bâdhel décrivant les hauts faits de l’imam ‘Ali. Le
rowze khâni (« déploration ») se compose de lamentations sur le martyre
de l’imam Husayn. Le parde dâri (« spectacle avec rideau ») ou
shamâyel dâri (« spectacle avec images ») est une narration religieuse
avec support d’images, surtout utilisée par les soufis (Beyzâ’i, 1995 :
71-78) [figure 61].
E. Le drame rituel chiite (ta‘ziye)
Substantif verbal féminin d’origine arabe, le mot ta‘ziye signifie tout
d’abord « témoignage de condoléances ». Pour les chiites, ce vocable est
essentiellement lié aux commémorations du drame de Kerbela qui, au
cours du temps, donnèrent naissance à une sorte de jeu de la Passion
représenté de diverses manières durant les dix premiers jours du
moharram (premier mois de l’année hégirienne lunaire). Cette cérémo-
nie, qui commémore le martyre de l’imam Husayn, est répandue dans
les pays iraniens, turcs et arabes comportant des communautés chiites,
ainsi que dans les zones musulmanes des pays du sous-continent indien
et de l’Insulinde. Elle constitue l’une des formes dramatiques et rituelles
les plus fortes du monde islamique. Cependant, pour les fidèles chiites,
le terme de théâtre ne peut en aucun cas s’appliquer aux ta‘ziye.

6
Héros mythique de la Perse antique, né des amours de Zâl et Rubâbe, immortalisé par
Ferdowsi dans le Livre des Rois (Xe siècle), il accomplit de nombreux exploits et finit
tragiquement après avoir tué par méprise son propre fils Sohrâb.
7
Célèbre héros du Livre des Rois qui s’opposa au roi sassanide Khosrow Parviz.
8
Grand guerrier, champion de la cause abbasside. Son assassinat par traîtrise engendra
un cycle de vengeances relatées dans divers romans populaires.
9
Héros de la littérature des conteurs passée à l’écrit, cette sorte de Robin des bois aide
avec ses compagnons le prince Khorshid-Shâh, fils d’un roi d’Alep. Voyages,
bagarres, amours contrariées émaillent ce récit-fleuve.
266 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Les chercheurs sont eux-mêmes divisés sur la question. Si Peter


Chelkowski estime qu’il s’agit d’un « théâtre d’avant-garde indigène »,
d’un théâtre « pauvre » ou inconscient (Chelkowski, 1979 : 1-11),
Walter Beeman pense que la ta‘ziye est plutôt un art du spectacle (« per-
formance genre ») original ne présentant qu’une ressemblance superfi-
cielle avec le théâtre (Chelkowski, 1979 : 24-31)10. Muhammad Ja‘far
Mahjub va jusqu’à affirmer que la transformation des processions en
représentations théâtrales à partir du XVIIIe siècle est le résultat
d’influences européennes, mais aucune preuve tangible ne vient confir-
mer ou infirmer cette hypothèse (Chelkowski, 1979 : 137-153). A con-
trario, Jamshid Malekpour affirme que la ta‘ziye est bien une forme de
théâtre musulman, une forme de théâtre rituel présentant des éléments
de ressemblance avec le rite mésopotamien commémorant la mort et la
résurrection de la divinité sumérienne Dumuzi, les « jeux » égyptiens de
la passion d’Osiris à Abydos11, et le deuil de Siyâvosh (Sowg-e
Siyâvosh) (Malekpour, 2004 : 38-51 ; Yarshater, 1988 : 93 ; Meskub,
1971 : 81). Par ailleurs, en dehors de l’aspect rituel, la ta‘ziye intègre
aussi de nombreux éléments : mémoire historique mythifiée, récitation
poétique, narration « théâtralisée », musique et chant.
Malgré ces objections, nous traiterons ici de la ta‘ziye comme repré-
sentation théâtrale d’un événement religieux, au même titre que le
mystère de la fin du Moyen Âge occidental, avec lequel il présente
quelques similitudes. En 1871, Matthew Arnold comparait déjà la
ta‘ziye aux mystères médiévaux dans ses Essays on Criticism. Malgré
les écrits d’Arnold et du comte de Gobineau, malgré les témoignages
antérieurs de voyageurs comme Tavernier (entre 1632 et 1668), Olearius
(1637), Chardin (entre 1664 et 1677), Franklin (1787), la ta‘ziye n’a
véritablement été découverte par les Occidentaux que vers 1970, suite à
sa représentation par Peter Brook (There Are No Secrets), puis aux
travaux de Peter Chelkowski (Ta‘ziyeh : Ritual and Drama in Iran,
1979) (Malekpour, 2004 : 32-37).

10
Les arguments qu’il avance portent sur sa nature (il s’agit non d’un drame mais d’un
spectacle modifiable à chaque fois ; cependant c’est aussi le cas du drame religieux
médiéval occidental), sur la fonction du texte (qui n’est qu’un fil conducteur, réécrit
et modifié ; mais c’est le cas de certaines formes théâtrales occidentales) et surtout
sur la fonction de la performance (le renforcement de l’ordre religieux, idéologique et
cosmique du monde chiite, soutenu par l’interaction avec le public).
11
Ceux-ci impliquaient une reconnaissance publique de sa mort et de sa résurrection et
exigeaient, comme la ta‘ziye, la participation active et la foi inébranlable des spec-
tateurs.
Théâtres de Perse et d’Iran 267

1. L’Événement au cœur de la ta‘ziye


‘Ali, cousin et gendre du prophète Muhammad et premier imam des
chiites, avait été assassiné à Kufa par un kharidjite en 661. Ses fils
Hasan et Husayn, respectivement deuxième et troisième imam des
chiites, connurent tous deux un sort tragique sous le califat des
Omeyyades. Selon la tradition duodécimaine, Hasan mourut empoi-
sonné à l’instigation de Mu‘awiya en 669. Husayn refusa de prêter allé-
geance à Yazid, fils de Mu‘awiya et se dirigea, avec sa famille et
quelques partisans, vers Kufa dont la population était favorable à sa
cause.
Cependant, le nouveau gouverneur omeyyade de Kufa, ‘Ubayd Allâh,
fils de Ziyad, l’affronta dans la plaine désertique de Karbala, non loin des
rives de l’Euphrate. Assiégés pendant des jours par les troupes
omeyyades, les chiites souffrirent de la soif. Au cours de l’affrontement
final, Husayn vit disparaître un à un tous les compagnons mâles de sa
famille et de ses partisans (Muslim, ‘Abbâs, ‘Ali Akbar, Qâsim) avant de
périr lui-même le jour de l’Achoura, le 10 moharram 61 (10 octobre 680)
(Chelkowski, 2005 : 15-17).
Le camp fut pillé, le cadavre de Husayn piétiné par les chevaux de
ses ennemis, puis profané par ‘Ubayd Allâh et Yazid, les femmes et les
enfants ayant survécu au massacre (dont ‘Ali Zayn al-’Âbidin, qua-
trième imam) emmenés captifs d’abord à Kufa, puis à Damas. D’après
l’hagiographie chiite, ces actes barbares provoquèrent le ressentiment
des musulmans à l’encontre des Omeyyades et furent à l’origine de
nombreuses conversions au chiisme. Abandonnés pendant trois jours
dans le désert de Karbala, les corps des martyrs furent enterrés par de
pieux habitants d’un village voisin. Quarante jours après le massacre, les
fidèles allèrent se recueillir sur leurs tombes : la commémoration des
martyrs de Karbala était née. Amplifiés par les « traditionnistes » et les
narrateurs, les épisodes de ce martyre devinrent un élément important de
la piété populaire chiite. La commémoration s’inscrivit sous le signe de
la déploration (d’abord celle des Ahl al-Bayt, famille du prophète), du
repentir (celui des chiites de Kufa coupables d’avoir abandonné
Husayn), de la vengeance (celle d’une lignée de vengeurs des imams
dont Mukhtâr fut le premier) (Malekpour, 2004 : 20-31 ; Calmard in
Corvin, 2008 : 721-723).
2. Petite histoire de la ta‘ziye
L’époque et les modalités de l’apparition de ce type de commémora-
tion sont sujettes à débat. Cependant d’après Ibn al-Athir, c’est le Bouyide
chiite Mu’zzu’ al-Dawla qui ordonna, pour la première fois en 963, le
deuil aux gens de Bagdad (Malekpour, 2004 : 33). Quand le pouvoir des
Seldjoukides sunnites s’affaiblit au XIIe siècle, cette commémoration fut
268 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

célébrée en Perse dans des assemblées où des prédicateurs contaient les


vertus des gens de la maison de ‘Ali, les souffrances de leurs martyrs et
l’infamie de leurs ennemis ; ces assemblées regroupaient alors des fidèles
de diverses tendances religieuses (y compris sunnites). Des Mongols aux
Safavides (XIIIe-XVe siècle), les thèmes liés aux commémorations chiites
pénétrèrent dans les ordres soufis. C’est d’ailleurs un soufi naqshbandi,
Hoseyn Vâ‘ez Kâshefi, qui rédigea en 1502 le Jardin des Martyrs
(Rowzat al-Shohadâ), une somme de traditions élégiaques et épico-
religieuses sur le drame de Karbala. Ces commémorations avaient donc
connu une longue tradition avant d’être rendues officielles en Perse par les
Safavides (1501-1722) (Calmard, 1975).
Sous cette dynastie qui officialisa le chiisme, la commémoration du
martyre de Husayn devint une véritable « fête civile » : les processions,
cortèges, déplorations, mortifications, jeux sur chars se développèrent et
aboutirent, au cours du XVIIIe siècle, à des représentations dramatiques
de plus en plus élaborées, placées sous le patronage des notables. Célé-
brée durant les dix premiers jours de Muharram, dans des lieux aména-
gés ouverts (place publique, cimetière) ou fermés (maison privée, jardin
intérieur, cour de mosquée ou lieu dédié à ce type de spectacle), le rite
atteignait son paroxysme le dixième jour (‘âshurâ) et pouvait se prolon-
ger ensuite pendant quarante jours jusqu’au 20 Safar.
Les thèmes de ces « mystères » étaient fournis par les nombreux récits
historico-légendaires ayant contribué à la formation du culte-mythe de
Husayn. Outre les divers épisodes de la bataille de Karbala, les
vicissitudes des survivants à Kufa et à Damas, les miracles accomplis par
la tête coupée de Husayn, et l’action des vengeurs (surtout Mukhtâr)
étaient représentés. Des artifices permettaient aussi de rattacher à
l’événement central des anecdotes tirées des vies des prophètes ou de
saints personnages vénérés par les chiites. Dans sa forme achevée, le cycle
dramatique commence dans l’ère primordiale, culmine avec la tragédie de
Karbala et se termine avec le thème de la vengeance et du châtiment des
coupables. Dans ces cérémonies, il n’y a pas de « spectateurs » au sens où
on l’entend dans le théâtre d’Occident ; il n’y a que des participants à ce
rituel sotériologique qui passe par l’émotion et les larmes.
Il existe également d’autres formes de commémoration : des proces-
sions (daste) de pénitents (sine-zanân) se frappant la poitrine à coup de
poing ou se flagellant avec des chaînes12, des cortèges et jeux de char
12
Ce type de processions faisait l’objet de concurrences entre les différents quartiers
d’une ville et aboutissaient parfois à des affrontements violents entre groupes. Rezâ
Shâh les a interdites en 1935, la République islamique les a autorisées, après avoir
hésité, mais elle les encadre étroitement, et toutes les manifestations sanglantes sont
proscrites.
Théâtres de Perse et d’Iran 269

(cercueil-cénotaphe de Husayn, tableaux vivants), des séances de déplo-


ration (rowzekhâni) au cours desquelles des prêcheurs spécialisés psal-
modient le récit du meurtre de Husayn, des séances de montreurs
d’images (parde-dâri, shamâyel-gardâni) où un conteur chante en
dévoilant des images illustrant son propos (Calmard in Corvin, 2008 :
721-723).
La grande impulsion pour la composition et la représentation de ces
drames fut donnée par les Qajars (1794-1925). Sous le patronage des
hauts dignitaires et de la cour impériale, on édifia de plus en plus de
lieux de représentations (des tekiyye ou hoseyniyye, fixes ou tempo-
raires). La plus remarquable de ces constructions, Tekiyye Dowlat, fut
édifiée à Téhéran, près des palais royaux, vers 1870 [figure 62].
Lors de la Révolution constitutionnelle (1905-1911), la commémo-
ration servit aux ulémas de véritable tribune pour la propagation des
idées d’opposition à l’autocratie qajar. Le culte-mythe de Husayn se
prêtait d’ailleurs très bien à cette politisation. Interdits sous Reza Shah
(1925-1941), ces rituels connurent ensuite un regain d’activité, et des
représentations sacrées furent même à nouveau officiellement patron-
nées et représentées, notamment à la télévision iranienne et au Festival
de Chiraz-Persépolis. Lors de la Révolution islamique en 1978 et en
1979, les thèmes de la commémoration servirent encore aux opposants
au régime pahlavi, et ensuite pour mobiliser les foules contre les enne-
mis de la République islamique (États-Unis, Irak) (H. Dahbashi dans
Chelkowski, 2005 : 91-99).
Bien que les cérémonies du muharram fussent largement célébrées
dans le monde musulman, c’est surtout en Iran et dans les régions
naguère iraniennes du Caucase que les drames religieux (en persan et en
turc d’Azerbaïdjan) connurent leur plus grand développement. Les
ta‘ziye se sont également maintenues au Liban. En Inde et au Pakistan,
le rite se limite aux cortèges (Malekpour, 2004 : 148-155 ; articles de
M. And et M. Mazzaoui dans Chelkowski, 1979 : 228-254).
Le paradigme de Karbala fut utilisé par divers dramaturges contem-
porains : l’Égyptien al-Sharqâwî, l’Irakien al-Hafâjî, les Iraniens
Beyzâ’i (Le Passage en tempête de Farmân fils de Farmân, Les Perdus)
et Afrâshte (La Cour de Balkh, Sa Majesté) dénoncent à travers ce
mythe les vices de leurs régimes. Le Tunisien Aziza innove en utilisant
un chœur dans une ta‘ziye classique. Après avoir fasciné les Européens
au XIXe siècle, les ta‘ziye ont influencé des dramaturges tels que Peter
Brook, Jerzy Grotowski et Tadeusz Kantor (Calmard in Corvin, 2008 :
723).
270 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

3. Description et portée de la ta‘ziye


Le jeu est appelé ta‘ziye-khâni (« chant de condoléances ») ou
shabih-khâni (« chant d’imitation »). C’est la seule forme spectaculaire
traditionnelle à disposer d’un texte écrit. Dès 1700 environ, des lettrés,
le plus souvent anonymes, composent des textes en vers (bahr-e tavil)
pour le spectacle, en s’inspirant des traditions, des récits de dévotion
(pèlerinages, ziyârat ; élégies, marthiye), des textes épico-religieux du
meurtre de Husayn (maqtal), ainsi que de la poésie classique. Ces textes
sont en persan, mais aussi en azeri, tchagataï ou arabe. Parce qu’ils sont
souvent le fruit de multiples réécritures et adaptations, leur style est
assez irrégulier, mais compréhensible par tous. Certains de ces textes
nous sont parvenus. Parmi les plus anciens, il faut citer la collection de
trente-trois « pièces » déposée par Alexandre Chodzko (1804-1891) à la
BnF. Les trente-sept pièces de la collection Lewis Pelly ne se sont
malheureusement conservées que dans leur traduction anglaise publiée à
Londres en 1879 ; les originaux sont perdus. La collection Litten, celle
du Vatican (1055 manuscrits), celles du Parlement (260 textes) et de la
Bibliothèque Malek (117 textes) offrent un matériau important qui n’a
pas encore été suffisamment exploité (Malekpour, 2004 : 162-172).
Il n’existe pas de livret, chacun des rôles d’une séance (majles) étant
écrit sur une étroite feuille de papier que les acteurs tiennent dans leur
paume. L’index des rôles (fehrest), comportant parfois des indications
scéniques, est détenu par le régisseur (ostâd, « maître », ta‘ziye gardân
« régisseur de ta‘ziye », mo‘in al-boqâ, « auxiliaire des larmes »),
souvent coauteur ou adaptateur.
Le spectacle comprend différentes séquences qui ne sont pas stricte-
ment ordonnées. Malekpour les divise en quatre groupes basés sur les
différences de forme et de thématique : les prologues (sortes de digres-
sions ou compléments aux épisodes principaux), les épisodes traitant
directement du martyre de Husayn, les épisodes annexes mettant en
scène des prophètes ou des personnages historiques, et les interludes
comiques se moquant des infidèles (Malekpour, 2004 : 72-93). Un
épisode dure de deux à quatre heures et débute par des chants de deuil
(nowhe), psalmodiés par de jeunes garçons. Puis un ou plusieurs rowze-
khâns content le drame de Karbala d’une voix claire et haute, avec des
interruptions régulières où l’assistance acclame Husayn et se frappe la
poitrine. Lorsque la salle est bien chauffée, l’orchestre joue une marche
funéraire et les acteurs montent sur scène.
Un « metteur en scène » est présent en permanence sur la scène pour
guider les acteurs, souffler la suite, expliquer ce qui n’est pas clair. La
représentation est symbolique (tour de scène pour une longue marche),
mais non dénuée d’un réalisme assez « gore » (corps séparé de la tête,
qui convulse) et d’artifices destinés à accroître la charge pathétique
Théâtres de Perse et d’Iran 271

(mort qui se relève pour prononcer ses dernières paroles, personne tuée
plusieurs fois). Décors et accessoires sont réduits et symboliques : une
bassine d’eau pour l’Euphrate, une branche d’arbre pour une palmeraie.
Chevaux, armures, armes et étendards sont cependant indispensables.
Les bons sont vêtus de vert, couleur sacrée de l’islam, les méchants de
rouge, symbole de cruauté, mais aussi du sang innocent des martyrs, qui
crie vengeance. Les acteurs sont choisis en fonction de leur voix et de
leur physique. Les rôles féminins sont tenus par des jeunes garçons ou
des hommes voilés (Malekpour, 2004 : 98-147 ; Floor, 2005 : 155-185 ;
Calmard in Corvin, 2008 : 722-723) [figure 63].
Les « acteurs », simples porteurs ou chantres de rôles (noskhe-khân),
imitations, substituts ou doubles (shabih) de leurs personnages,
s’adressent aux « spectateurs » qui complètent l’action dramatique par
leurs pleurs et par diverses mortifications. Les « bons », qui chantent sur
des modes musicaux, s’opposent aux « méchants » déclamant sur un ton
rude et irrité. Les représentations dramatiques servent à accroître
l’épanchement de pleurs nécessaire à l’intercession du saint martyr. Par
la valorisation des pleurs, bienfaits, aumônes à la mémoire des martyrs
de Kerbelâ, ces séances sont de véritables rites communautaires fournis-
sant un exutoire aux tensions psychosociales. Riches et pauvres,
hommes et femmes communient dans une atmosphère d’apparente
liberté et fraternité. Les groupes religieux citadins (quartiers, métiers) et
villageois rivalisent pour édifier ou décorer les tekiyye. Les séances sont
données dans un espace circulaire au centre duquel est édifiée une plate-
forme (saku) symbolisant le camp des assiégés. Les spectateurs prennent
place autour d’elle, les riches dans des loges, les pauvres par terre ou sur
des gradins, les hommes et les femmes séparés mais se voyant. Des
boissons et des mets sont distribués (Calmard in Corvin, 2008 : 722-
723).
Des ta’ziye féminins étaient joués dans les patios ou salles de fête
des notables devant le public des harems par des récitatrices-déplora-
trices surnommées mollâ ; elles reprenaient évidemment les épisodes
dont les personnages principaux sont des femmes, comme celui de
Shahr Bânu ou du mariage de la fille de Qoreysh (Beyzâ’i, 1995 : 160).
Il existait également des épisodes parodiques centrés autour du person-
nage de l’esclave noir de l’imam Husayn, tournant en ridicule les adver-
saires, faisant usage de masques risibles et de vêtements bariolés, et
permettant de relâcher la pression (Beyzâ’i, 1995 : 161-165).
272 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

II. Le théâtre moderne d’inspiration occidentale

A. Les précurseurs
La rencontre avec le théâtre occidental se fit de façon extrêmement
lente, d’abord par le truchement des témoignages de voyageurs de retour
d’Angleterre, de Russie et de France. Ce n’est qu’au XIXe siècle que
l’intelligentsia iranienne fit véritablement connaissance avec le théâtre
occidental. Les étudiants envoyés en Europe pour y apprendre les tech-
nologies occidentales revinrent avec un vif intérêt pour les différents
aspects de la culture occidentale, incluant le théâtre. À la demande de
Nâser al-din Shâh (1848-1896), un premier théâtre fut construit à
l’École polytechnique de Téhéran (Dâr al-fonun) en 1886. À cause des
mises en garde du clergé, il fut réservé à la famille royale et aux courti-
sans. On traduisit en persan de nombreuses pièces du répertoire euro-
péen. Molière jouit d’un franc succès : dès 1869, Le Misanthrope fut
traduit – ou plutôt adapté assez librement – par Mirzâ Habib Esfahâni.
Six ans plus tard, la salle ferma (Floor, 2005 : 213-219).
Le réformateur Mirzâ Fath ‘Alî Khân Âkhundzâde (1812-1878), qui
composa des pièces publiées dans une revue du Caucase, est considéré
comme l’ancêtre du théâtre iranien bien qu’il écrivit en turc azeri. Il
devint populaire auprès des Iraniens qui appréciaient sa condamnation
des superstitions (L’Alchimiste), de la corruption (Le Vizir de
Lankarân), de l’avidité (Histoire de l’Avare) ou de l’escroquerie (Les
Avocats). Il incita ainsi de nombreux auteurs iraniens à écrire, à la
manière de Molière, des comédies critiquant le pouvoir qajar. Celles-ci
jouirent d’un grand succès public, mais furent souvent interdites ou
censurées, et leurs auteurs restèrent fréquemment anonymes.
Le premier dramaturge iranien, Mirzâ Âqâ Tabrizi, ne fut connu
comme tel que près de quatre-vingts ans après sa mort. Dans les années
1870, il écrivit quatre pièces où il fustigeait les maux de la société. Dans
le Destin d’Ashraf Khân, le héros est contraint de verser des pots-de-vin
à tous ses interlocuteurs, du roi au plus humble serviteur, afin de garder
sa charge de gouverneur du Khuzistan : il espère doubler sa mise en
pressurant à son tour ses sujets. Dans L’Histoire du pèlerinage à
Kerbela de Shâhqoli Mirzâ, il se moque des relations intrafamiliales des
Qajars, caractérisées par l’avidité et l’hypocrisie. Dans L’Histoire d’Âqâ
Hashem lorsqu’il tomba amoureux, il décrit l’importance excessive
concédée à la richesse matérielle, et l’emprise des superstitions. Il ne fut
imprimé que trente-sept ans plus tard, sous le nom de Malkhom Khân,
un politicien libéral défunt, et traduit en français sous le même nom en
1933. La vérité ne fut rétablie qu’en 1956.
Théâtres de Perse et d’Iran 273

Par sa focalisation sur la critique sociale et politique, le théâtre à


l’occidentale prit une part importante à la Révolution constitutionnelle.
Apprécié à la fois des couches populaires et des intellectuels, il joua un
rôle pédagogique en se faisant l’écho des revendications du moment. En
1911, un théâtre national fut ouvert à Téhéran et produisit des comédies
musicales et des pièces en vers. Mortazâqoli Khân Fekri Ershâd (1868-
1917) écrivit, dans la même veine que Mirzâ Âqâ Tabrizi, cinq pièces
aux titres évocateurs : Cyrus le Grand, Histoire d’un journaliste,
L’Amour au temps de la vieillesse (toutes trois en 1914), Vieux diri-
geants, jeunes dirigeants, et Trois jours au Département des finances
(1916). Ahmad Mahmudi Kamâl al-Vozarâ (1875-1930) est l’auteur de
Hâji Riyâ’i Khân ou le Tartuffe oriental (1918) et Maître Nowruz le
cordonnier (1919). On peut aussi citer Abu al-Hasan Forughi (1883-
1959, Shidush et Nâhid) et Mirzâde ‘Eshqi (1893-1925, La Résurrection
des rois perses, musical naïf et patriotique, 1919) (Floor, 2005 : 219-
258 ; Ghanoonparvar, 1989 : X-XVIII).
B. Sous les Pahlavis
Sous le règne de Rezâ Shâh (1926-1941), ce théâtre polémique fut
sévèrement réprimé. À sa place fut instauré une sorte de théâtre officiel,
commandité et surveillé par l’État, exposant des thèmes nationalistes et
glorifiant le passé préislamique de l’Iran. Cela n’empêcha pas quelques
auteurs d’égratigner au passage les nouvelles ambitions de Rezâ Shâh :
rêve de puissance militaire, occidentalisation superficielle, focalisation
sur un passé idéalisé. L’une des meilleures pièces de l’époque, intitulée
Ja‘far Khân revient d’Europe (1922) de Hasan Moqaddam, est une
délicieuse comédie qui repose sur les confusions et incompréhensions
naissant de la confrontation des cultures européenne et iranienne. La
pièce intitulée Les Derniers Souvenirs de Nâder-Shâh de Sa’id Nafisi
est une satire du nouveau régime obsédé par la gloire passée de l’Iran :
le héros principal, un vieux soldat de l’armée de Nâder-Shâh, vit les
guerres irano-russes sans comprendre que les temps ont changé.
Néanmoins des troupes de théâtre et des lieux de spectacles naissent : la
Comédie de l’Iran est fondée par ‘Ali Nasr et présente surtout des
spectacles légers ou moralistes ; l’Ensemble de Barbâd, créé par Esmâ’il
Mehrtash, popularise la comédie musicale ; la Comédie d’Akhavân de
Zahiredini présente un théâtre traditionnel. Un des élèves de Stanislavski,
Mir Seyf al-din Kermânshâhi révolutionne la mise en scène. De 1933 à
1941, la censure cantonne le théâtre dans des pièces comiques, musicales
ou historiques. Sâdeq Hedâyat, mieux connu par ses nouvelles et ses
romans, s’est également essayé au théâtre, mais ses pièces, Mâzyâr ou
Parvin fille de Sâsân, sont ultranationalistes, xénophobes et stylistiquement
faibles (Floor, 2005 : 258-277 ; Ghanoonparvar, 1989 : XVIII-XIX).
274 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Après l’abdication de Rezâ Shâh au profit de son fils, la relative li-


berté d’expression, qui dura une dizaine d’années, fit renaître le théâtre
sociopolitique. Les compagnies théâtrales professionnelles Ferdowsi,
Sa‘di, Nasr, Barbâd présentaient un riche répertoire de théâtre original
ou adapté. Les metteurs en scène les plus célèbres furent R. Hâlati, et
surtout M. Osku’i, élève de l’École d’art de Moscou dans la même
promotion que Grotowski, qui créa l’atelier de théâtre Anahita et y
forma plusieurs générations d’acteurs.
En 1947, ‘Abd al-Hoseyn Nushin (1901-1971), diplômé du Conser-
vatoire de Toulouse et ardent activiste du Parti Tudeh, rassembla une
troupe d’acteurs professionnels autour d’un projet de traduction et de
mise en scène de pièces occidentales (Topaze de Pagnol, L’Oiseau bleu
de Maeterlinck, Volpone de Ben Jonson). Les premiers succès ren-
contrés persuadèrent un riche marchand d’investir dans le théâtre
Ferdowsi. On adapta ainsi des œuvres de Tchekov, Maeterlinck, Pagnol,
Pouchkine, Romain Rolland, Jules Romains, Bernard Shaw, Gogol et
Gorki. Après l’emprisonnement de Nushin, certains de ses amis
reprirent le flambeau et fondèrent en 1951 le théâtre Sa‘di qui présenta à
son tour des pièces étrangères. C’est également à cette époque que la
scène s’ouvre aux femmes artistes [figure 64].
Après la chute du gouvernement Mossadeq en 1953 et le durcisse-
ment de l’autoritarisme et de la censure, les théâtres furent fermés, les
artistes dispersés, arrêtés ou contraints à l’exil. En 1959, le régime tenta
de réorganiser une culture d’état. Le théâtre renaquit sous trois formes
officielles : l’Institut national du théâtre, l’Université, et le Conserva-
toire, auxquels s’ajouta plus tard un laboratoire, Kargâh-e nemâyesh, à
Téhéran. Les auteurs iraniens se focalisèrent sur les aspects théoriques,
artistiques et techniques du théâtre, ce qui permit une meilleure décou-
verte du théâtre occidental. Au début des années 1960, l’Institut national
du théâtre fut inauguré et regroupa l’étude de tous les arts de la scène,
tels que la scénographie, le jeu des acteurs, la mise en scène, la drama-
turgie, l’éclairage, le maquillage, l’animation des marionnettes, le tout
sous la direction de professeurs étrangers, ou iraniens ayant étudié
longtemps en Angleterre, Allemagne, aux États-Unis et en France. Une
division d’art dramatique fut créée à la faculté des arts de l’université de
Téhéran. La Télévision nationale commanda et diffusa des pièces. La
traduction des pièces étrangères continua à un rythme soutenu : on
s’intéressa aussi bien aux classiques grecs comme Sophocle, qu’à
Shakespeare ou aux romantiques Goethe et Schiller. Cependant les
auteurs contemporains furent les plus prisés : Bernard Shaw, Oscar
Wilde, Henrik Ibsen, Nikolaï Gogol, Anton Tchekov, Bertold Brecht,
Samuel Beckett, Eugène Ionesco, Harold Pinter, John Osborne,
Tennessee Williams inspirèrent directement les dramaturges iraniens. La
Théâtres de Perse et d’Iran 275

Radio-Télévision nationale d’Iran créa le Festival des arts à Chiraz


(1967-1977), dont Farrokh Gaffari fut le directeur, et qui se spécialisa
dans la révélation des théâtres et musiques traditionnels des pays d’Asie
et d’Afrique. P. Brook, J. Grotowski, T. Kantor y furent invités (Floor,
2005 : 277-297).
L’Atelier mit en scène des pièces qui furent présentées à Chiraz,
telles que Soudain (1972) de ‘Abbâs Na‘lbandiân qui montre des fana-
tiques cupides assassinant un marginal, La Cité des contes (1968) de
Bijan Mofid (1935-1984), remarquable satire de types populaires diffé-
rents, masqués par des têtes d’animaux, Qalandar-khuneh (1975) de
J. Sadighi qui allie folklore et ta‘ziye, Témoignage sur le martyre de
Hallâj (1969) de Kh. Kiyâ qui restaure le drame religieux, À l’écoute de
la rue (1973) de M. Yektâ’i, etc.
Jusqu’à la Révolution islamique, une nouvelle génération de jeunes
auteurs inaugurèrent l’âge d’or du théâtre iranien. Ne pouvant écrire
librement, ils se réfugièrent dans le symbolisme énigmatique et les expé-
rimentations avant-gardistes. Profonde, forte et nouvelle recherche sur
les fossiles de la vingt-cinquième ère géologique (1968) de ‘Abbâs
Na‘lbandiân est un bon exemple de pièce indéchiffrable, tant elle four-
mille de métaphores, d’allusions et d’astuces langagières. Nombre de
pièces de Gowhar Morâd (1935-1985, de son vrai nom Gholâmhoseyn
Sâ‘edi) relèvent du théâtre de l’absurde. Dans Lune de miel (1976), une
métaphore de l’État policier, un jeune couple est forcé d’accepter chez
lui une vieille femme bizarre envoyée par une agence gouvernementale,
qui, peu à peu, à coup de paroles insensées et d’actions arbitraires, prend
le contrôle de leur vie et leur lave le cerveau. Dans l’ensemble, cepen-
dant Gowhar Morâd est considéré comme un auteur réaliste à cause de
l’enracinement de ses pièces dans le milieu urbain et rural. Dans sa
pièce prémonitoire Les Porteurs de bâton de Varâzil (1965), il met en
scène des villageois qui, voulant échapper à des chasseurs étrangers, se
réfugient dans une mosquée (Ghanoonparvar, 1989 : XXI-XXII).
Le même esprit imprègne l’œuvre de Bahrâm Beyzâ’i (né en 1938).
Quatre boîtes (1967) est une allégorie de la fabrication par une société
de ses propres dictateurs. Quatre personnages, désignés chacun par une
couleur, symbolisent les différentes composantes de la société ira-
nienne : le jaune pour les intellectuels, le vert pour le clergé, le rouge
pour les marchands, le noir pour les ouvriers. Afin de préserver leurs
intérêts respectifs face à une menace extérieure mal identifiée, les quatre
personnages contribuent à construire un épouvantail devant leur servir
de gardien. Mais celui-ci prend inopinément vie, les monte les uns
contre les autres, les maltraite et les terrorise jusqu’à les forcer à
construire quatre boîtes dans lesquelles ils sont confinés. Cependant,
cela n’est possible qu’à cause de leurs défauts et vices respectifs (lâ-
276 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

cheté, délation, appât du gain et égoïsme, mépris et perte du sens des


réalités, incapacité à communiquer, ignorance et obscurantisme). De
même, leur enfermement est semi-volontaire, car ils ont finalement plus
peur les uns des autres que de l’épouvantail.
Dans le Conte de la lune cachée (1963), les comédiens jouent des
rôles de marionnettes traditionnelles mises en pièces par leur créateur
(Dieu). Beyzâ’i place souvent des figures historiques dans des dilemmes
philosophiques (Akbar le héros se meurt). Sa langue est poétique, il
recourt fréquemment au persan familier pour les dialogues, toujours
extrêmement vifs, car composés de courts échanges rythmiques
(Ghanoonparvar, 1989 : XXII-XXIII).
Bahman Forsi, influencé par Beckett et Ionesco, cultive le théâtre de
l’absurde avec L’Échelle ou La Source. Ebrâhim Makki compose de
courtes pièces en un acte, qui, sous une forme héritée de l’absurde et une
atmosphère étrange, cachent une structure classique et extrêmement
travaillée. Dans L’Essence de l’attente ou Vain espoir, Nâder Ebrâhimi
explore la notion d’attente à travers l’histoire de couples qui attendent
en vain un enfant.
‘Ali Nasiriyân adapte des formes traditionnelles (ru-khowzi) et
construit son travail autour des légendes et contes folkloriques (Le
Rossignol errant). Bizhan Mofid s’appuie également sur des contes qu’il
retravaille en épopées poétiques : La Ville des contes (1969), peut-être la
pièce iranienne la plus célèbre, est une parabole des réalités socio-
politiques sous la forme d’une comédie musicale.
Akbar Râdi situe ses pièces dans sa province natale du Guilan et, en-
trant dans les détails de la vie des gens simples, dresse des tableaux
minutieusement reconstitués. Ce naturalisme est renforcé par l’emploi
des dialectes du nord de l’Iran. Dans La Descente (1964), un jeune
ingénieur cherche à introduire des changements dans la propriété de son
beau-père, riche et rétrograde. Dans Les Pêcheurs (1969), un groupe de
pêcheurs se révolte en vain contre une grande pêcherie industrielle.
Dans Mort en automne (1970), il peint la désintégration des anciens
modes de vie et de fonctionnement social et économique à travers
l’histoire d’un vieux fermier et de son fils. Le second quitte la campagne
de peur d’être enrôlé dans l’armée, le premier reste seul et ses chances
de s’en sortir sont compromises par la mort de son unique cheval.
Un autre écrivain réaliste est Esmâ‘il Khalaj qui s’intéresse au sous-
prolétariat urbain et aux marginaux de toutes sortes, prostituées, dro-
gués, voyous. Dans Le Repaire (1971), situé dans un quartier chaud de
Téhéran, un petit délinquant tombe amoureux d’une prostituée et pro-
jette de l’épouser, avant de découvrir qu’elle le trompe avec l’un de ses
meilleurs amis. Ses pièces sont empreintes d’un désespoir déchirant et
drapées d’une sourde atmosphère poétique.
Théâtres de Perse et d’Iran 277

L’allègement de la censure durant la dernière décade avant la Révo-


lution islamique permet une expression plus directe des maux de la
société et des griefs contre le pouvoir en place. Dans La Loi (1977),
Mahmud Rahbar met en scène un sénateur connu, emprisonné après des
années de bons et loyaux services envers le régime, et dont la parole
dévoile les pratiques douteuses de l’appareil étatique. L’ambition d’un
théâtre indépendant, curieux et engagé, renaît autour du théâtre Anahita,
avant d’être très vite réprimée par le régime (Ghanoonparvar, 1989 :
XIX-XXIV).

C. Sous la Révolution islamique


Les années allant de 1978 à 1981 représentent une période de liberté
et de création théâtrale. Les artistes sont indépendants, la censure limi-
tée, les pièces sociales et politiques engagées très recherchées, et les
salles font le plein à chaque représentation. Sa‘id Soltânpur se fait
l’avocat des opprimés, inventant le théâtre « de reportage » avec ‘Abbâs
Âqâ, ouvrier d’Iran National13, pièce jouée dans les rues et les gym-
nases. La pièce raconte l’histoire d’un ouvrier qui a fait la révolution
pour vivre mieux, mais dont les affaires vont de mal en pis. Des milliers
de personnes assistaient aux représentations et finissaient dans la rue
avec les acteurs, réclamant la justice.
Très vite, le théâtre, comme le cinéma, est regardé avec suspicion par
le régime. Avec la guerre Iran-Irak s’instaure un régime plus militariste
qui met fin avec violence à toute création, en dehors de celle qui
s’investit dans la propagande pour les options politiques et sociales du
régime et la promotion des nouvelles mœurs. Le ministère de la Culture
et de la Guidance islamique sponsorise des dizaines de troupes de
professionnels ou d’amateurs et soutient de jeunes auteurs qui partici-
pent au Festival de Fajr.
Dans L’Eau, le Vent, la Terre (1987), Salmân Fârsi Sâlehzehi décrit
les conflits entre paysans et propriétaires terriens. La Dernière Tech-
nique (1986) de Hamid Rezâ A‘zam est une œuvre de promotion des
valeurs de la République islamique et de la guerre avec l’Irak. Le héros
est un conteur traditionnel qui récite des histoires du Livre des Rois dans
les maisons de thé, a acquis une réputation considérable et entraîné de
nombreux jeunes apprentis. Un jour, à la place de l’histoire de Rostam
et Sohrâb, il raconte l’héroïsme des jeunes recrues iraniennes. Puis il
décide de partir au front, enseignant ainsi à son disciple et à l’audience
sa « dernière technique ».

13
Usine de construction automobile.
278 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Parmi les auteurs de la génération précédente, Beyzâ’i produit La


Mort de Yazdegerd (1979) qui établit un parallèle entre la fuite du
dernier Sassanide devant la conquête arabe et le départ du Shâh dans les
premiers remous de la Révolution. Doucement avec la rose (1988) de
Râdi est une étude sociologique et psychologique d’une famille ira-
nienne, écartelée entre deux systèmes de valeurs différents, et révélatrice
des profonds changements de la société.
Certains auteurs s’exilent en Europe et aux États-Unis. Gowhar
Morad continue à écrire en France : ses deux meilleures pièces sont Les
Conteurs polisseurs de miroirs et Othello au pays des merveilles, pu-
bliées en 1986. La première est un pamphlet antimilitariste, la seconde
une farce où l’Othello de Shakespeare est transformé en outil de propa-
gande du gouvernement révolutionnaire : Othello y devient un « frère »
défenseur des opprimés et Iago un dangereux contre-révolutionnaire,
toute manifestation d’affection entre Desdemona et Othello est prohibée,
et Shakespeare est présenté comme un musulman des temps préisla-
miques ! [figure 65]
Parviz Sayyâd, établi aux États-Unis, produit des films et des pièces.
Le Procès du cinéma Rex revient sur un incendie qui fit quatre cents
morts dans un cinéma à Abadan en 1977 : des responsables du régime
du Shâh furent accusés du crime par le nouveau gouvernement, mais
l’enquête judiciaire jeta le doute sur le respect de la justice sous la
République islamique. L’Âne dénonce la pensée unique imposée par le
nouvel ordre : les acteurs portent des masques, et deviennent peu à peu
tous des ânes, sans même en prendre conscience [figure 66].
Mohsen Yalfâni s’intéresse surtout à la psychologie et aux contra-
dictions intérieures de ses personnages, issus des classes moyennes, ou
jeunes révolutionnaires. Dans La Visite (1990), une jeune femme vient
voir son mari en prison et leur bel amour de façade s’avère pour eux
moins important que la cause. Dans Cul-de-sac (1990), un ancien révo-
lutionnaire essaye de mener une vie normale, mais réalise qu’il sera
poursuivi toute sa vie par des hallucinations et un sentiment de culpabi-
lité.
Dans les années 1990, le théâtre redémarre timidement en Iran, sous
le poids de la censure politique et religieuse. Depuis 1997, cinq salles
régulières se sont ouvertes à Téhéran : le théâtre de la Ville, la salle de
l’Unité, la salle Mowlavi, Tâlâr-e Sanglaj, l’Office du théâtre, où l’on
montre des pièces iraniennes surtout religieuses, et des pièces étrangères
traitant des thèmes de l’amour, de la place de la femme, du mariage, des
enfants [figure 67].
Bien que le théâtre demeure sous la tutelle de l’État, certains auteurs
tendent parfois à un théâtre social, alors que l’on investit exclusivement
dans le théâtre religieux. Le Centre des arts dramatiques maintient le
Théâtres de Perse et d’Iran 279

Festival de Fajr dans la continuité du Festival de Chiraz en s’efforçant


de préserver ses relations avec le théâtre mondial et le théâtre tradition-
nel. Parmi les auteurs contemporains, citons Mohammad Sharmshir,
Amir Rezâ Kuhestâni, Rezâ Gorân, Pari Sâberi, Hâmed Tâheri, dont
l’œuvre sera présentée dans l’article de Liliane Anjo.

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http://en.wikipedia.org/wiki/Lion_dance, Licence Creative Commons.

Figure 2. Exemple de gagaku. Femmes exécutant la danse des papillons. Photo extraite de
Sketches of Japanese Manners and Customs, J. M. W. Silver, Londres, 1867. Source:
http://www.gutenberg.net, Project Gutenberg. Illustration tombée dans le domaine public.
Figure 3. Représentation de nô au sanctuaire de Kasuga à Sasayama, Japon, 2006, cliché
de Matsuoka Ming Fang, licence Creative Commons Paternity, posté sur
http://fr.wikipedia.org/wiki/N%C3%B4. Au premier plan, le shite, acteur principal ; de
dos et adossé au pilier, le waki, l’acolyte ; au fond, l’orchestre.
Figure 4. Un théâtre de nô à Chûson-ji (Hiraizumi), Japon, 2005, cliché de Frank
Gualtieri placé dans le domaine public par son auteur, posté sur
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:ChusonjiNogakudo.jpg.
Figure 5. Masque de nô représentant un vieil homme, époque d’Edo (1603-1868), bois
laqué et peint, crin de cheval, Musée Guimet, Paris, 2007, cliché de Vassil, placé dans le
domaine public par son auteur, posté sur
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Masque_de_No_Guimet_271176.jpg.
Figure 6. Spectacle de bunraku joué par la troupe Bunraku Bay, Columbia, Missouri,
2009, cliché anonyme, posté sur un site d’information et de diffusion, URL :
http://www.bunraku.org/bbpagemar2009repertoire.html, © bunraku.org. On distingue, à
l’arrière-plan, les silhouettes vêtues de noir et cagoulées des manipulateurs.
Figure 7. Détail d’une marionnette de Bunraku, Troupe Tonda, 2006, cliché de Shinobo,
placé dans le domaine public par son auteur, posté sur
http://fr.wikipedia.org/wiki/Bunraku. On remarquera la mâchoire et les yeux mobiles.
Figure 8. Performance de kabuki, 2010, cliché XunZau, licence Creative Communs
Paternity, URL :
http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Za_Kabuki_2010_Topknot_Bunshichi_Act_1
_Scene_2.jpg?uselang=fr.
Figure 9 : Hanayagi Shôtarô dans la pièce de shinpa Yume no Onna, 1960, illustration
tirée de l’ouvrage Hagii Kôzô, Shinpa no gei, Tôkyô, Tôkyô shoseki, 1984, reproduite à
l’adresse URL :
http://kinolab.lettere.uniroma2.it/zangiku_monogatari/commenti/img/hanayagi_03.jpg,
© Université de Rome.
Figure 10. Revue de filles Takarazuka, 1936, cliché anonyme tombé dans le domaine
public, posté sur http://en.wikipedia.org/wiki/File:Akino,_Katayama_and_Miyajim.jpg.
Figure 11. Spectacle de kyôgen, 2009, cliché de « Corpse Reviver », licence Creative
Commons Paternity,
posté sur http://en.wikipedia.org/wiki/File:Himeji-jo_Takigi_Nou_39_37.jpg.

Figure 12. Spectacle de kyôgen à Mibu-dera, un temple bouddhiste de Kyoto, cliché de


Chris Gladis, pris le 21 avril 2006, posté sur Flickr avec une licence Creative Commons
Paternity : http://www.flickr.com/photos/mshades/132278408/, ©Chris Gladis.
Figure 13. Spectacle de gagaku à Okurayama, Yokohama, 2008, cliché d’Eckhard
Pecher, licence Creative Commons Paternity, posté sur
http://bar.wikipedia.org/wiki/Datei:Okurayama_Gagaku_Jul08.jpg.

Figure 14. Version musicale de la Dame aux camélias, de Tadashi Suzuki, Taipei 2010,
cliché anonyme, annonce publicitaire pour le Taiwan International Festival of Arts sur le
site : http://travelkaohsiung.com/kaohsiung-spring-arts-festival-bigger-better/, © Taiwan
International Festival of Arts.
Figure 15. Spectacle de rakugo, lieu inconnu, 2008, cliché de « Vera46 » sur Flickr et
Wikipedia, licence Creative Commons Paternity, posté sur
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Rakugo-sanmafestival.jpg.

Figure 16. Spectacle de p’ansori, Centre culturel de Busan en Corée du Sud, 2006, cliché
de « Steve46840 », licence Creative Commons Paternity posté sur
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Korea-Busan_3404-06_Pansori.JPG.
Figure 17. Danse coréenne masquée T’alchum, 1910, cliché anonyme initialement publié
dans un livre en japonais, La Dynastie Yi par les images, tombé dans le domaine public et
reproduit dans Wikimedia Commons, posté sur
http://en.wikipedia.org/wiki/File:Korean_mask_play.JPG.

Figure 18. Pourquoi Simchong s’est jetée deux fois dans les eaux de la mer Indang ? de
O T’ae-sôk, 2005, © Yidohee Mokhwa Repertory Company.
Figure 19. Ogu forme de la mort, de Yi Yun-t’aek, 2001, © Yi-Yun-t’aek, Guerilla
Theatre.

Figure 20. Les Ongles de pied de O Chang-gun de Pak Cho-yôl, mise en scène de Sohn
Jin-chaek, 1988, © Michoo Theatre Company.
Figure 21. Lady Macbeth, mise en scène Han Tae-suk, 2010, © Moollee Theatre
Company.

Figure 22. Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, mise en scène par Yang Chông-
ung, 2006, © Yohangza Theatre Company.
Figure 23. Ne sois pas trop étonné de Pak Kûn-hyông, 2010, © Gohmokil Theatre
Company.

Figure 24. Affaire de la disparition du prince, mise en scène So Jae-hyong, 2005, © So


Jae-hyong.
Figure 25. Le Printemps, de Yi Kang-baek, mise en scène Lee Sung-yeol, 2011, © Lee
Sung-yeol.

Figure 26. Les Bonnes de Genet, mise en scène de Pak Chong-hûi, 2009, © Pungkyung
Theatre Company.
Figure 27. L’Aspirateur, performance de Jeong Geum-hyung, 2006, © Jeong Geum-
hyung.

Figure 28. Personnages du théâtre zaju, époque Yuan (1277-1367). Détail de


la peinture murale du temple du Roi des Lumineuses Réponses, Hongdong,
province du Shanxi, à partir d’une reproduction sur le site de partage ProProfs, URL :
http://proprofs.com/flashcards/cardshowall.php?title=art-history-2_10, © 2005-2011
ProProfs.com.
Figure 29. Scène de théâtre ancienne dans l’enceinte du temple du dieu du Mur et
des Fossés, Yuci, province du Shanxi. Lors des représentations, on dispose des planches
au-dessus du couloir menant dans la salle située à l'arrière que l'on aperçoit au centre de
la scène. Cliché de Vincent Durand-Dastès.

Figure 30. Illustration pour l’opéra de Pékin Le Rêve du papillon. Extrait de l’album
illustré Xingli qingyi, œuvres d’artistes de la cour des Qing, XIXe siècle, photo de Ma
Xiaoxuan extraite de Liao Ben, Zhongguoxiju tushi (Histoire illustrée du théâtre chinois),
Zhengzhou, Daxiang chubanshe, 2000, planche 3-173, courtoisie de l’auteur.
Figure 31. Danseurs de la chorégraphie martiale Yinggewu de la province du Guangdong
lors d’une procession à Macao (2008). Les performeurs, portant un maquillage similaire à
celui des « visages peints » du théâtre, incarnent les brigands des Bords de l’eau lors de
leur attaque de la citadelle de Daming pour délivrer leur frère juré Lu Junyi. Cliché de
Vincent Durand-Dastès.

Figure 32. Les comédiens Zhou Xinfang (Song Jiang) et Zhao Xiaolan (Yan Poxi) jouant
« [la nuit passée] assise à l’étage et le meurtre de Poxi » à Shanghai en 1961. Source :
http://gov.eastday.com/renda/node9672/wzzt/node12579/node12609/node12610/
node12625/u1a1617220.html. © Shanghai shi wen guang ju.
Figure 33. Les apprentis comédiens de la troupe junior de Kunqu jouant « Sanlang saisi
vivant ». Troisième festival de théâtre Kunqu, juillet 2006, Suzhou, cliché de Shen Chen,
© Shen Chen.

Figure 34. Acteurs d’un chèo modernisé, cliché anonyme placé dans le domaine public,
source : http://www.ibiblio.org/pub/multimedia/pictures/asia/vietnam/.
Figure 35. Troupe de tuồng, cliché anonyme, tombé dans le domaine public, posté sur
http://en.wikipedia.org/wiki/File:Troupe_theatrale_de_Nam-Dinh.jpg.

Figure 36. Un orchestre du théâtre traditionnel, fin XIXe siècle. « Orchestre annamite »,
© ANOM sous réserve des droits réservés aux auteurs et ayants droit.
Figure 37. Un acteur en costume, fin XIXe siècle. « Acteur annamite », © ANOM sous
réserve des droits réservés aux auteurs et ayants droit.
Figure 38. Mille ans d’amour de Nguyễn Quang Lập (Ngàn năm tình sử, Thuận Khanh et
Lý Thường Kiệt), mise en scène en 2009, cliché : Nguyễn Quang Lập.
Figure 39. Mascarades khyâlah dans les rues de Lalitpur (Patan), à l’occasion de la fête
du Matayâh, le lendemain du Sâ Pâru, la fête néwar de la vache. Cliché de Gérard Toffin,
août 2010.
Figure 40. Ensemble royal, comprenant râjâ, râjkumâr, râjkumârî, mantrî, du théâtre
balâmi donné à Pharping (novembre 2010), à l’occasion de la pleine lune du mois de
Kârtik (octobre-novembre) et des jours suivants. Cliché de Gérard Toffin.
Figure 41. Un membre de la troupe de Khokanâ enveloppé dans le rideau de scène.
Cliché de Gérard Toffin, novembre 2010.
Figure 42. Divinité principale, mu dyah, de la troupe présidant la représentation sur un
des côtés de la scène, généralement en face des musiciens. Ici la divinité principale
(Rudrâyanî ou Siddhikâlî Mâju) de la troupe du village de Khokanâ (novembre 2010,
pleine lune du mois de Kârtik, octobre-novembre). Cliché de Gérard Toffin.

Figure 43. Orchestre accompagnant la troupe de Khokanâ (novembre 2010). Cliché de


Gérard Toffin.
Figure 44. Tâdkâ (ou Tadaka) daitya encadré de deux de ses enfants, Mâric et Subâhu
(Jala pyâkhã, Harasiddhi, février 2010). Cliché de Gérard Toffin.
Figure 45. Prahlâda (le plus petit des quatre personnages), dévot de Vishnu, accompagné
de son père Hiranyakashipu et d’autres ennemis des dieux (Kârtik pyâkhã,
novembre 2008, Lalitpur). Cliché de Gérard Toffin.
Figure 46. Bâhthah pyâkhã, pièce comique masquée (Kârtik pyâkhã, novembre 2008,
Lalitpur). Cliché de Gérard Toffin.

Figure 47. Danse bouddhiste caryâ. La jeune fille incarne Manjushri (Shrî Bâhâh,
Lalitpur, novembre 2010). Cliché de Gérard Toffin.
Figure 48. « Akrūragamanam » solo de Naṅṅyārkūttu’(Kapila Venu), pendant le Festival
de Kūṭiyāṭṭam à Iriṅṅālakūṭa, 2011. Cliché d’Eva Szily.

Figure 49. « Svayaṃvaram » Kṛṣṇanāṭṭam au temple de Guruvāyūr, 2002. Cliché de


Sarah Blanchon.
Figure 50. Naḷa et Hamsa dans « Naḷacaritam 1er jour », Kathakaḷi, Auditorium,
Guruvāyūr, 2011. Cliché d’Eva Szily.

Figure 51. Masque du démon Naraka dans « Bānayuddham », Kṛṣṇanāṭṭam 2001. Cliché
de Sarah Blanchon.
Figure 52. Préparation du « cutti » en pâte de riz pour un spectacle de Kṛṣṇanāṭṭam,
Maison des cultures du monde, Festival imaginaire, Paris 2010. Cliché d’Eva Szily.

Figure 53. Kathakaḷi « Naḷacaritam 4e jour » (Naḷa et Kēśini), temple Vaṭakkunāthan,


Tṛśśūr, 2011, cliché d’Eva Szily.
Figure 54. Habib Tanvir, cliché anonyme posté sur
http://www.iptaraigarh.org/news/22.html, © IPTA Raigarh.

Figure 55. Habib Tanvir dans le rôle de Charandas le Voleur, photo anonyme postée sur
le site personnel de l’auteur, URL : http://habibtanvir.org/habib/photo.htm,
© habibtanvir.org.
Figure 56. Krishna Baldev Vaid, photo Tribhuvan Tiwari, 2003, URL :
http://www.outlookindia.com/printarticle.aspx?220872, © Outlook Publishing (India)
Private Limited.
Figure 57. Musiciens et danseuse, détail d’un manuscrit de La Roseraie de Sa’di, Shiraz,
1569. F. Richard, Splendeurs persanes, Paris, BNF, 1997, © Bibliothèque Nationale de
France, 1997.
Figure 58. Acteurs du théâtre Pars, cliché de Mireille Ferreira posté en janvier 2008 sur la
Revue de Téhéran, URL : http://www.teheran.ir/spip.php?article65, archives, © Revue de
Téhéran.

Figure 59. Marionnettes de Pahlavan Kachal et Mobârak. Photo de presse fournie par la
troupe et postée sur Peyvand, URL : http://www.payvand.com/news/07/apr/1342.html,
© Payvand.
Figure 60. Le marionnettiste Behruz Gharibpour et quelques-unes de ses créations, photo
de presse fournie par l’auteur et postée sur : http://www.presstv.ir/detail/149211.html,
© Presstv.ir.

Figure 61. Séance de naqqâli, © 2005 Departement of Traditional Arts at the Research
Center of ICHHTO, posté sur le site de l’UNESCO, liste du patrimoine culturel
immatériel, URL :
http://www.unesco.org/culture/ich/index.php?lg=fr&pg=00011&USL=00535,
© UNESCO.
Figure 62. Tekiye Dowlat, photo de Henry Binder, 1887, extraite de The World
Encyclopedy of Contemporary Theatre, éd. Don Rubin, tombée dans le domaine public et
publiée sur Wikipedia, URL: http://en.wikipedia.org/wiki/File:Takiyeh-e_Dowlat.JPG.
Figure 63. Ta‘ziye, Shemr tue un enfant de la famille du Prophète, photo anonyme, Iran,
2009. Shemr est vêtu de rouge, l’enfant de vert.
Figure 64. Tartuffe de Molière joué au Théâtre Sa’di en 1952,
http://www.safinehnooh.com/theatre © 2008 www.safinehnooh.com.

Figure 65. Othello au pays des merveilles de Gh. Sâ’edi, montée à l’Université d’Ohio en
2005, http://www.iranian.com/Arts/2005/November/Saedi/8.html, © 1995-2010 by
Iranian LLC.
Figure 66. L’Âne de Parviz Sayyâd, Los Angeles Theater Centre, 8 octobre 2005 ; URL:
http://www.parstimes.com/gallery/the_ass/ ; © 2001-2011 Pars Times.

Figure 67. Théâtre de la Ville, Téhéran, 2005, cliché d’Arman Hajir Azad, placé dans le
domaine public par son auteur. Source : http://i41.tinypic.com/35jjkwj.jpg.
Figure 68. Amir Reza Koohestani, Au milieu des nuages, cliché d’Abbâs Kowsari,
comédienne Bârân Kowsari ; © Abbâs Kowsari.

Figure 69. Pari Saberi, Les Sept Aventures de Rostam, URL :


http://www.payvand.com/news/09/jan/1260.html ; © 2009 Hamid Forootan pour Iranian
Student’s News Agency.
Figure 70. Dakhme Shirin, texte et mise en scène de Ghotbeddin Sâdeghi, cliché de
Hassan Taheri, © Hassan Taheri.

Figure 71. Révélation au sujet d’une fête silencieuse d’Attila Pesyâni dans une mise en
scène de Reza Haddad, cliché Mehrdad Motejalli, © Mehrdad Motejalli.
Figure 72. Murmures non écrits d’Afruz Foruzand, photo de Harald Olkus;URL :
http://archiv.hkw.de/external/de/programm/iran/galeries/galerie_content_theater.html ;
© Harald Olkus.

Figure 73. Je t’embrasse et larmes, texte de Mohammad Charmshir et mise en scène de


Mohammad Aghebati, © Leev Theatre Group.
Figure 74. La Maison dans notre passé, création de Hâmed Mohammad Tâheri, cliché de
Masoud Pâkdel, comédiens Atefeh Tehrâni & Majid Bahrâmi, © Masoud Pâkdel.

Figure 75. Othello – une chorégraphie sans paroles, d’après William Shakespeare, mise
en scène d’Atefeh Tehrâni, cliché de Mehrdâd Motejalli, © Mehrdâd Motejalli.
Figure 76. Le Jardin de la mort d’Attila Pesyâni, mise en scène de Siyâmak Ehsâ’i, cliché
de M. Motajelli. L’éclairage est rouge dans les niches latérales et noir au centre,
© M. Motajelli.
Figure 77. Danse sur les verres d’Amir Rezâ Kuhestâni; URL :
http://www.mehrtheatregroup.com/?p=269 ; © 2011 Mehr Theatre Group.
Figure 78. Le Théâtre de Paghmân, cliché initialement publié dans Souvenir
d’Afghanistan / Yâdgâr-e Afghânistân, Paris, 1925.

Figure 79. La scène du Théâtre de Paghmân, cliché initialement publié dans Souvenir
d’Afghanistan / Yâdgâr-e Afghânistân, Paris, 1925.
Figure 80. Le public dans une salle de théâtre en Afghanistan, cliché de G. Chahverdi.

Figure 81. Je ne suis pas du deuxième sexe, une pièce de Nâjiah Hanefi, mise en scène
par Najib Attâ et Ostâd Besed, Kaboul, 2006, cliché de G. Chahverdi.
Figure 82. Compagnie de la ville d’Hérat : Afghans de cultures différentes se retrouvant
sous un même toit symbolisé ici par un parapluie aux couleurs du drapeau afghan, cliché
de G. Chahverdi.
Figure 83. La pièce Blanche blanche noire cigogne, présentée par le théâtre Ilkhom en
2008, photo de Pavel Solodkiy et Vitaly Evdokimov, publiée dans
http://thedartmouth.com/2008/04/18/todayd/3 ; © P. Solodkiy et V. Evdokimov.

Figure 84. Rostam et Sohrab, pièce dirigée et mise en scène par Sulton Usmanov en
2008, cliché anonyme publié sur
http://wwww.chekhovfest.ru/en/gallery/detail/index.php?SECTION_ID=162 ; © 2006-
2011 Tchekhov International Theatre Festival.
Figure 85. Un long chemin jusqu’à la Mekke, de Sultan Raev et Barzu Abdurazzokov,
présenté au Théâtre de la Jeunesse Ushur, Bishkek, Kirghizistan, 2011, cliché anonyme
sur http://www.chekhovfest.ru/en/program/spec/722/ ; © 2006-2011 Tchekhov
International Theatre Festival.

Figure 86. Love, théâtre Ilkhom, 2004, cliché de Vitaly Evdokimov, URL :
http://www.ilkhom.com/english/repertoire/love ; © V. Evdokimov.
Figure 87. Orta oyunu moderne, joué en salle; photo postée par Hakkinda Arwen sur un
blog, URL : http://www.delinetciler.net/forum/soru-cevap-forumu/121082-orta-oyunu-
nedir-ozellikleri-nelerdir.html.

Figure 88. Le Mariage d’un poète, pièce d’Ibrahim Şinasi, montée en 2008 par Adil
Tuğian au club de théâtre du lycée anatolien Rize Tevfik et postée sur le site
http://www.cnnturk.com/Haberim/Sair.Evlenmesi.SINASI/179.0.5/index.html#photo,
cliché d’Adil Tuğian.
Figure 89. Le Voisinage, pièce de Ahmet Kutsi Tecer, présentée au Ankara Devlet
Tiyatrosu, dirigée par Leyla Tecer, mise en scène par Füsün Ataman Berk.URL :
http://www.tiyatronline.com/yayino2007-323.htm ; © Ankara Devlet Tiyatrosu.

Figure 90. L’Invité de Bilgesu Erenus, cliché publicitaire du Devtyatro posté sur :
http://tr.wikipedia.org/wiki/Dosya:Misafir_sahne.jpg.
Figure 91. La scène et son décor, avec Karagöz et Hacivat, photo postée sur
http://www.karagozevi.com, © Karagozevi. Derrière la toile, on devine les baguettes qui
servent à manipuler les marionnettes.

Figure 92. Figures de Hidayet Gülen dans la pièce Le Faux Mariage, cliché de G. Petek.
Figure 93. Gürbet regarde la téléfusion dans son HLM (habitat à large mensuration),
marionnettes et décor de Rûsen Yildiz.URL :
http://karagoz.free.fr/index.php?option=com_datsogallery&Itemid=&func=
detail&catid=3&id=38 ; © 2011 Karagoz.free.fr

Figure 94 : Séance de zar au Centre Makan du Caire en 2008, photo anonyme postée sur
le blog « Piétonne cairote », URL : http://pietonnecairote.wordpress.com/tag/musique-
traditionnelle/, consulté le 13/05/2012.
Figure 95. Aissaoua : cérémonie de la confrérie à Sidi M'hamed Ben Aissa à Meknès,
cliché anonyme publié dans Le Matin, puis mis en ligne sur
http://www.meknassy.com/index.php?option=com_content&task=view&id=
33&Itemid=38 ; © Le Portail de Meknès.
Figure 96. Le célèbre conteur Abderrahim al-Makori, surnommé Al-Azaliyah sur la place
J’ma el-f’na, photo mise en scène par Thomas Ladenburger et Hannes Nehls dans le
cadre de l’exposition Al-Halqa Kinetics, site d’information URL :
http://alhalqa.com/AlHalqaKinetics/francais/geschichtenerzaehler.html, © Thomas
Ladenburger et Hannes Nehls.

Figure 97. Cérémonie de Soltân Tolba à Fès en 1967, cliché : courtoisie de l’Office
marocain du tourisme.
Figure 98. L’ensemble de Boughanim des Aït al-Bouguemmaz, cliché posté par
Rosadamascena sur le blog :
http://www.izlanzik.tv/modules/newbb/viewtopic.php?topic_id=156&forum=13.
Figure 99. Le Destin d’un cafard de Tawfiq al-Hakim, joué par le Sanctuary Theatre en
2007 dans le cadre du Fringe Festival, photo de presse anonyme,
http://sanctuarytheatredc.org/?page_id=55 ; © Sanctuary Theatre.
Figure 100. L’Éléphant, ô Seigneur du monde! de Sa’dallâh Wannûs, joué le 12 mai 2011
à l’Université du Caire, théâtre de la Faculté de droit, cliché inséré dans un article de
Nehad Selaiha dans Al-Ahrâm Weekly (26 mai-1er juin 2011), URL :
http://weekly.ahram.org.eg/2011/1049/cu2.htm ; © Al-Ahram Weekly.

Figure 101: L’Oppression de Jénine, pièce collective montée par le théâtre Ashtar, cliché
publié dans un article de Federica Battistelli le 22 juillet 2007 sur Info-Palestine. URL :
http://www.info-palestine.net/article.php3?id_article=2287.
Figure 102. Le roi est le roi, mis en scène par Ashraf Zaki au théâtre al-Salâm en 2006,
photo de Sherif Sonbol, http://weekly.ahram.org.eg/2006/793/_cu1.htm ; © Al-Ahram
Weekly.

Figure 103. Tayyeb Saddiki pendant une répétition en février 2005.


Cliché de Jean-François Clément.
Figure 104. Une scène d’Éléphants et pantalons. Cliché de Jean-François Clément.
Figure 105. De joyeux convives se déguisent pour la fête de Pourim en Hollande en 1657,
http://fr.academic.ru/dic.nsf/frwiki/1388282 ; Licence Creative Commons.
Figure 106. Une scène de l’acte 3 du Dibbouk, présenté par la Habima en 1922 à Moscou.
Source: Modya Jews/Media/Religion, URL : http://modiya.nyu.edu/handle/1964/949,
© Massachusetts Institute of Technology.

Figure 107. Joseph McKenna et Robert Prosky jouent dans la pièce Le Golem,
représentée à New York en 2002 par David Fishelson et le Manhattan Ensemble Theater.
Cliché d’Aaron Epstein. Source: http://www.met.com/nytimes/nytimes_golem.html ;
© The New York Times Company.
Figure 108. Une histoire de tailleur, 1947, troupe Ha-Ohel, source :
http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Maase_behayat2,_Ohel_1947.jpg ; Licence
Creative Commons.

Figure 109. Couverture d’un ouvrage consacré à Nissim Aloni et représentant une scène
de sa pièce Le plus cruel de tous est le roi. Source :
http://research.haifa.ac.il/~theatre/hebib.html, © Université de Haïfa.
Figure 110. Esti Kosovitzky, Irit Kaplan, Alon Dahan et Rami Baruch dans Shitz, de
Hanoch Levin, Théâtre Cameri, direction Yagil Eliraz, 2011, cliché de Gadi Dagon ;
source : Blog Midnight East, consacré à la culture israélienne, URL :
http://www.midnighteast.com/mag/?p=9919 ; © Gadi Dagon.

Figure 111. L’Épicerie de Hillel Mittelpunkt, coproduction des théâtres Cameri and Beit
Lessin, cliché de Yossi Zwecker, source : Blog Midnight East, consacré à la culture
israélienne, URL : http://www.midnighteast.com/mag/?p=8314.
Figure 112. Spectacle Salto Mortale présenté par le Théâtre Clipa de Tel Aviv et le
Théâtre du Silence de Poznan dans le cadre du Festival du théâtre alternatif d’Acco en
2008, direction : Adam Ziajski, cliché : W. Barzewski, source : http://www.poland-
israel.org/event/?lang=en&wid=163 ; © W. Barzewski.

Figure 113. Mikvé, de Hadar Galron illustre le fossé entre religieux et laïques en Israël,
cliché anonyme inséré dans un article de Nathalie Hamou-Harel sur le blog Kef Israël,
URL : http://kefisrael.com/2010/01/03/10-coups-de-coeur-theatraux-israeliens-de-la-
decennie-par-nathalie-hamou-harel/ ; © Kef Israel.
Figure 114: Une scène de Ghetto, pièce de Joshua Sobol, mise en scène par Omri Nitzan
au théâtre Cameri en 2010, cliché de Gerard Allon dans un article de Nir Hasson dans
Haaretz, source : http://www.haaretz.com/print-edition/news/cameri-theater-to-receive-
large-share-of-unclaimed-holocaust-assets-1.331721, © Haaretz.

Figure 115. Avrom Golfaden, photo tombée dans le domaine public publié dans un article
du site : http://savethemusic.com/bin/archives.cgi?q=bio&id=Abraham+Goldfaden ;
© Save the Music.
Figure 116. Yankev Gordin, cliché inséré dans un article de Beth Kaplan publié dans le
web magazine Secular Culture & Ideas. Rethinking Jewish, URL :
http://www.secularjewishculture.org/jewish_shakespeare.html, © Secular Culture &
Ideas. Rethinking Jewish.

Figure 117 : Jacob Adler, portrait photographique de Nickolas Muray, 1920, publiée sur
le site http://www.geh.org/ar/strip17/htmlsrc/m197701890017_ful.html#topoftext,
© 2001 George Eastman House, Rochester, NY.
Figure 118. The Yiddish King Lear, pièce de Jacob Gordin, courtoisie du National Center
for Jewish Film, source : http://web.gc.cuny.edu/mestc/events/f09/yiddish-king-lear.html.
Figure 119. God, Man and Devil, pièce de Jacob Gordin, dirigée par Joseph Seiden,
Montreal Jewish Theater, source : http://www.facebook.com/pages/Montreal-
International-Yiddish-Theatre-Festival/181931978507275 (consulté le 27 août 2011).
Le théâtre iranien contemporain
L’émergence d’un espace
entre discours et performance

Liliane ANJO

École des hautes études en sciences sociales

À l’issue de la révolution de 1979, l’État iranien a érigé des institu-


tions fondées sur une conception théocratique de l’islam (Khosrokhavar,
2008a). De nombreuses restrictions et codes de comportement
s’appuyant sur de strictes prescriptions religieuses ont été imposés à
l’espace public. Depuis son établissement, la République islamique s’est
ainsi efforcée de façonner la société iranienne à son image, en accord
avec son idéologie. Face à cette culture imposée, un imaginaire collectif,
traversant les diverses couches sociales et les différences culturelles,
s’est mis en place et s’incarne aujourd’hui de manière visible dans
différents espaces, aussi bien physiques (les parcs, les cafés, les vitrines
des boutiques, etc.) que virtuels (les revues, les films, les romans, etc.)
(Göle, 2004 : 38).
Cet article porte sur le théâtre iranien en tant qu’espace à la fois phy-
sique et virtuel, s’ingéniant à éluder l’emprise de l’idéologie établie par
la République islamique. Au vu de la volonté étatique de conformité
entre l’espace public et les dogmes officiels, les pratiques théâtrales
représentent des enjeux décisifs. Pour les dirigeants islamiques, il s’agit
de maintenir la mainmise sur toute forme de représentation publique.
Pour la société iranienne, les arts incarnent un lieu de rassemblement et
d’expression alternative. L’étude du théâtre iranien contemporain,
compris comme un espace discursif et performatif basé sur la participa-
tion du public, permet ainsi d’interroger un rapport original au poli-
tique : la manière dont les pratiques artistiques résistent au pouvoir
coercitif du régime iranien en s’efforçant de créer des espaces
d’autonomie contre lui.
Étant donné la pénurie des ressources bibliographiques sur le sujet,
ma recherche sur le théâtre iranien contemporain s’appuie principale-
282 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

ment sur mes propres observations et enquêtes de terrain. Mon étude


recourt d’une part aux entretiens menés avec des metteurs en scène, des
dramaturges, des comédiens et des responsables culturels, d’autre part
aux différentes mises en scène et répétitions de spectacles auxquels j’ai
assisté. Mon analyse se réfère quasi exclusivement à Téhéran en raison
de l’évidente concentration des activités théâtrales dans la capitale
iranienne. Comme le précise Naghmeh Samini, professeure d’art dra-
matique à l’université de Téhéran :
Le cœur du théâtre iranien bat dans la capitale, Téhéran. Les plus importants
théâtres, les lieux d’enseignement de l’art dramatique, de même que les
troupes de théâtre actives et professionnelles, sont tous situés à Téhéran. Par
conséquent, lorsque nous évoquons le théâtre iranien, nous parlons d’un
phénomène qui a lieu à Téhéran1 (Samini, 2006 : 159).

I. Tentative de verrouillage de
l’espace public et émergence de contre-espaces
Depuis l’établissement de la République islamique, les autorités ira-
niennes n’ont cessé de brider l’éclosion d’un espace public où
s’exprimeraient l’hétérogénéité de la société iranienne et la pluralité des
courants qui la traversent. Sous la présidence du réformateur
Mohammad Khatami (1997-2005), mené à la victoire électorale par
l’importante mobilisation des femmes et des jeunes, une certaine ou-
verture culturelle et sociale fut perceptible (Tazmini, 2009). Mais ses
promesses de démocratisation se heurtèrent rapidement à l’appareil
d’État conservateur, et son deuxième mandat s’acheva sur la désillusion
de son électorat (Khosrokhavar, 2008b). Avec l’arrivée au pouvoir du
président ultraconservateur Mahmud Ahmadinejad, et davantage encore
depuis sa réélection vivement contestée en juin 2009, la répression de la
liberté d’expression se renforça. L’État islamique s’évertue aujourd’hui
plus que jamais à imposer son idéologie autoritaire à tous les aspects de
la sphère publique – qu’il s’agisse des médias, d’événements culturels
ou tout simplement des comportements affichés dans les lieux publics.
Toute forme d’expression ou de représentation publique, dont les pra-
tiques artistiques, se trouve ainsi sous haute surveillance.
Pourtant, les aspirations sociales et politiques continuent de
s’extérioriser par le biais de micro-actes de rébellion traduisant le refus
des Iraniens des rapports de pouvoir actuels. Les manifestations
d’insubordination au régime – y compris dans l’espace public – sont
innombrables : installation massive d’antennes paraboliques illégales sur

1
Citation traduite ici du texte original anglais.
Le théâtre iranien contemporain 283

les toits et façades des immeubles, vente de films ou disques interdits sur
la voie publique, élites dirigeantes couramment raillées le temps d’un
trajet en taxi collectif, maquillage, tuniques moulantes et silhouettes
colorées des jeunes femmes dans les rues, etc. (Khosrokhavar, 2004). S’il
ne faut sans doute pas surestimer leur portée politique, ces actes
apparemment anodins sont néanmoins investis d’une réelle dimension
critique envers le pouvoir en place. Il existe en effet une certaine
continuité entre les aspirations personnelles de chacun (le désir de
fréquenter les membres du sexe opposé, l’envie de se distraire, etc.) et une
mobilisation plus cohérente en faveur des libertés culturelles, sociales,
voire politiques. Même si la majorité des Iraniens ne se réclament pas
d’un mouvement collectif organisé, leur résistance individuelle à
l’autoritarisme du régime contient en germe la constitution d’une action
commune.
En Iran, l’espace public s’est à présent transformé en véritable
champ de bataille : les forces de l’ordre et les individus prompts à se
soustraire à l’idéologie du système ne cessent de s’y défier et de s’y
affronter (Shirali, 2004). La sévérité des sanctions condamnant les
gestes quotidiens d’insoumission et la répression brutale du soulèvement
qui a suivi la réélection d’Ahmadinejad révèlent un rapport de force
inégal, mais l’existence même d’une contestation persistante marque
aussi les limites du pouvoir étatique et l’échec de la tentative de ver-
rouillage de l’espace public. Ainsi, depuis plusieurs années, des espaces
repoussant les frontières de l’interdit, où s’expriment des aspirations à la
fois individuelles et sociales, ont vu le jour. Les domaines artistiques
représentent l’un de ces espaces. Les artistes ont en effet créé des ter-
rains d’expression se soustrayant à l’ordre établi, élaborant une sorte de
contre-espace public au sein duquel ils peuvent explorer de nouvelles
identités par des actes à la fois discursifs et performatifs.
La contestation par le biais des arts n’a rien d’original et n’est abso-
lument pas spécifique à l’Iran (Neveux, 2007). Mais dans un pays où la
représentation publique est enjeu de pouvoir et de contre-pouvoir, les
arts et le politique sont au corps à corps. Comme le précise l’écrivain et
metteur en scène franco-iranien Pedro Kadivar, l’importance de la
représentation est exacerbée dans la République islamique, en ce sens
qu’elle y est
[…] ouvertement, profondément politique, pas plus ni moins qu’en Europe,
mais d’une tout autre façon, plus aiguë, plus sensible. Là où la religion de-
vient affaire d’État, la représentation devient question politique à maints ni-
veaux : comment je me représente le monde, comment je représente ma re-
présentation du monde connaissant celle officielle imposée par l’État,
comment je me représente à moi-même et à autrui ; toutes ces questions se
posent violemment au risque de se faire arrêter si on n’y trouve pas de ré-
ponse adéquate […]. Et il faut dire qu’en Iran, vu la masse impressionnante
284 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

de productions littéraires et artistiques, on se les pose, et on le fait fonda-


mentalement et inépuisablement (Kadivar, 2007 : 71).
À défaut de pouvoir accéder à la conscience de chacun, l’État iranien
maintient sous étroite surveillance ce qui nourrit les esprits. C’est donc
l’extériorisation de la pensée, la multitude possible de ses modes
d’expression, en d’autres termes sa représentation, qu’il s’agit de contrô-
ler. La question de la représentation est d’autant plus délicate pour les
artistes, car ils doivent parvenir à exprimer et transmettre publiquement
leur pensée malgré les interdits et la coercition de l’idéologie étatique.
En Iran, le théâtre revêt une signification particulière, il y résonne
autrement qu’en Europe, en ce sens que deux dimensions s’y enche-
vêtrent inévitablement. Il y a d’une part la pièce de théâtre à proprement
parler, avec sa mise en scène, son jeu d’acteurs, sa scénographie, soit le
caractère artistique de la performance théâtrale en tant que telle. Il y a
d’autre part les enjeux qu’incarne l’art scénique dans une situation de
strict contrôle étatique de toute forme de représentation. Ces deux
aspects du théâtre iranien contemporain sont indissociables. Nous ne
pouvons donc saisir la spécificité du théâtre iranien qu’au moyen du
dialogue entre ces deux perspectives, c’est-à-dire en associant l’étude de
son esthétique, son langage narratif et visuel, à une compréhension de sa
condition sociopolitique et de la manière dont il s’y insère.
La possibilité de la subversion par la voie des arts n’a pas échappé au
ministère de la Culture et de la Guidance islamique, dont dépend la
commission de censure responsable de l’examen des œuvres artistiques.
Celle-ci est supposée parer à toute forme de subversion qui en émane-
rait. Mais rien n’y fait : malgré la censure, la plupart des metteurs en
scène interrogés considèrent que l’art dramatique demeure un remar-
quable terrain de résistance à l’ordre établi. En premier lieu, parce que le
théâtre incarne une synthèse de pratiques artistiques. Tous les moyens
d’expression sont conviés à participer à la représentation dramatique : le
mouvement et les gestes des comédiens, les costumes, la scénographie
et la musique s’agencent aux mots pour représenter ce que la parole ne
peut exprimer seule (Gouhier, 2002). Mais l’originalité du théâtre tient
surtout à ce qu’il s’agit d’un art vivant. Depuis la scène, le comédien
voit des spectateurs qui le regardent, il perçoit l’air vibrant et devine
l’épaisseur de cette foule qui soutient son jeu, présence multiple et
anonyme en l’absence de laquelle son rôle serait privé de son aboutis-
sement. De cette mise en présence émane une relation dont la teneur est
imprévisible avant que la représentation ne se déroule. Un lien parti-
culier s’établit dès lors entre l’acteur de théâtre et son public :
l’interaction entre le jeu des comédiens et la réaction des spectateurs
détermine l’émergence d’une possible connivence, entente que révèlent
l’échange de regards complices, les rires, les acclamations ou, à l’autre
Le théâtre iranien contemporain 285

extrême, l’éruption d’un rapport hostile, embarras que traduisent


l’impassibilité de la salle, les clameurs ou les sifflements. Lors d’une
représentation, malgré les apparences, rien n’est établi à l’avance. La
spécificité du théâtre tient dans cette tension réciproque entre un public
guettant l’action scénique et les comédiens à l’écoute de leur assistance,
jusqu’à ce que les applaudissements finaux viennent y mettre un terme.
L’intérêt du théâtre comme terrain d’étude pour comprendre les dy-
namiques de résistance qui traversent la société iranienne réside dans le
fait qu’il touche directement et nécessairement un public qui interagit,
de par sa simple présence, avec la représentation théâtrale. Loin d’être
un espace de représentation figé, il met en présence des êtres vivants.
Ainsi, la salle de théâtre est non seulement un espace de loisirs et de
rencontre, mais elle est aussi un espace de communication entre les
artistes et les spectateurs. Car l’œuvre théâtrale fait émerger un univers
fictif qui développe des idées, suscite des sensations ou soulève des
questions qui interpellent le public. Que sa réaction soit immédiate ou
consécutive à la représentation, il s’agit toujours d’éveiller en lui une
pensée, une émotion ou une impression. Du reste, les spectateurs ira-
niens affichent généralement moins de retenue qu’un auditoire euro-
péen, puisqu’ils ont l’habitude de se manifester plutôt ostensiblement au
cours des spectacles. Les conventionnels sursauts d’applaudissements,
les éclats de rire, les vagues de soupirs ou les pleurs comptent parmi les
comportements courants dans les salles téhéranaises, tandis que les
commentaires coulent à flots entre les occupants des sièges. S’y ajoutent
en outre des modes d’intervention qui relèvent de l’adresse directe aux
comédiens. Il arrive par exemple que des spectateurs lancent une re-
marque à travers la salle en direction de la scène ou que des individus
apostrophent franchement un interprète en plein jeu. Les spectateurs
iraniens n’hésitent par ailleurs pas à manifester leur mécontentement, en
sifflant et en claquant des mains avant le dénouement de la pièce, en
quittant bruyamment la salle en plein spectacle ou, s’ils décident de
s’attarder jusqu’au bout, en sortant pendant le salut final des comédiens.
En Iran, le théâtre se fait l’écho de la société. Par le biais du théâtre il
devient en effet possible de participer, dans un espace ouvert et acces-
sible à tous, à une manifestation collective exprimant des pensées, des
sentiments, des aspirations ou des prises de position auxquels les spec-
tateurs sont invités à réagir. Or il s’avère que leur représentation
s’expose parfois de manière très critique envers le régime en place. Le
théâtre, art vivant, se déploie dans l’espace et le temps : joué dans un
lieu donné pendant une durée déterminée en présence d’un public,
aucune autorisation de représentation – même l’autorisation finale que
286 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

délivre la commission du ministère de la Culture – ne met une pièce à


l’abri de la censure des hezbollahi2, ces fervents adeptes de la Répu-
blique islamique dont une intervention de sabotage en plein spectacle
reste toujours possible. Et pourtant, le théâtre iranien est audacieux.
Pour de nombreux artistes, il incarne une forme de contestation discrète
de l’ordre établi et exprime une subversion subtile mais réelle.

II. La renaissance du théâtre iranien


Dans le tumulte de la révolution iranienne, l’ensemble des activités
théâtrales pâtit rapidement du changement de régime. Dans le cadre de
la politique d’islamisation de la culture et de l’enseignement décrétée
par la République islamique dès 1980, certains artistes furent rapide-
ment tenus à l’écart de toute manifestation culturelle. Qotboddin
Sâdeghi, metteur en scène et professeur d’art dramatique en Iran, af-
firme qu’une véritable théâtrophobie se mit alors en place. Il considère
qu’en plus de réprimer les artistes et intellectuels soupçonnés de ne pas
être conformes à l’idéologie officielle, le régime n’a rien entrepris, à
l’issue de la période de troubles, pour permettre la reprise des activités
théâtrales. L’invasion des frontières iraniennes par l’Irak s’ajoutant au
chaos de la révolution, les circonstances justifiaient d’autant plus
l’éviction des présumés ennemis de l’intérieur et redéfinissaient les
priorités du gouvernement. La réouverture des salles de théâtre ou
l’octroi de subsides aux artistes n’étaient pas à l’ordre du jour. À défaut
de moyens, nombreux furent ceux qui décidèrent de partir travailler à
l’étranger. Le théâtre iranien se vida alors de ses forces : outre les
artistes privés de scène, bon nombre de metteurs en scène et comédiens
qualifiés quittèrent le pays. Selon Qotboddin Sâdeghi, seuls subsistaient
alors les pièces religieuses et des spectacles commandés par le régime à
des fins de propagande. Le théâtre fut ainsi plongé dans un profond
sommeil par les bouleversements sociopolitiques de l’époque.
Ce ne fut qu’après le conflit irako-iranien (1980-1988) et le décès du
Guide de la révolution sociopolitiques (1989) que l’activité théâtrale
secoua doucement sa torpeur jusqu’à déployer une vivacité manifeste au
cours de la décennie suivante. Les Iraniens assistèrent progressivement à

2
Les hezbollahi composent le Hezbollah iranien, littéralement « le parti de Dieu », qui
ne se confond pas avec ses homonymes libanais ou turc. Plutôt qu’un parti ou une
organisation formellement structurée, le Hezbollah désigne en Iran un mouvement de
plusieurs groupes unis autour d’un islamisme pur et dur. Fanatiques intolérants
regroupés en milices plus ou moins légales, les hezbollahi se présentent comme les
gardiens d’un ordre moral rigoureux et se donnent pour mission de débusquer les
valeurs anti-islamiques. Ils sont réputés pour agir sans restrictions significatives de la
part de la police, ni peur des poursuites.
Le théâtre iranien contemporain 287

la réhabilitation des salles de théâtre, à la diffusion d’une presse exclusi-


vement consacrée à la culture (dont des revues dédiées aux arts du
spectacle), à l’édition de pièces jusque-là interdites de publication. Avec
l’élection de Mohammad Khâtami à la présidence de la République
islamique (1997) et la vague d’espérances projetées sur son gouverne-
ment, la régénération de la vie théâtrale s’accéléra. Une espèce d’élan
vital s’empara alors du théâtre iranien : une profusion de troupes de
théâtre vit le jour, le nombre de lieux de représentation se multiplia, la
quantité de spectacles montés ne cessa de croître et de se diversifier.
Suivant divers responsables du Centre des arts dramatiques3, la princi-
pale administration en charge des affaires théâtrales en Iran, l’abondance
et surtout la variété des productions théâtrales proposées au public
conduisit à une remarquable progression du taux de fréquentation des
salles de théâtre. Les récentes observations de terrain confirment la
vigueur du théâtre iranien contemporain. En effet, les files d’attente
devant les principaux théâtres de la ville sont souvent interminables,
tandis que maintes représentations affichent régulièrement complet. Les
classes d’art dramatique attirent aujourd’hui de plus en plus d’étudiants,
et les ateliers de théâtre privés foisonnent en Iran. La traversée du désert
des artistes de théâtre au cours des premières années d’instauration du
régime islamique est à présent dépassée.
Les drames religieux et le théâtre de propagande n’ont désormais
plus le monopole de la scène. À peine sorti de sa léthargie, le théâtre
iranien s’exposait pourtant à toute une série d’impératifs nés avec la
République islamique. Les artistes de théâtre durent apprendre à compo-
ser avec de nouvelles règles du jeu : interdiction formelle de susciter
l’empathie du spectateur pour des personnages négatifs, de monter des
scènes jugées immorales, de blasphémer, ou encore de propager des
idées contraires aux valeurs du régime islamique. S’y ajoutait le néces-
saire respect sur scène des principes élémentaires de la vie publique, tels
que le port du voile ou l’absence de contact tactile entre homme et
femme. Aussi les conditions imposées à l’art scénique exigèrent-elles un
considérable effort d’adaptation de la part des artistes habitués à tra-
vailler sous l’ancien régime, tandis que la jeune génération, née ou
éduquée sous la République islamique, faisait preuve d’une remarquable
dynamique d’intégration de ces mêmes conditions – à tel point qu’il est
3
Je me réfère notamment aux déclarations de Mohammad Atebbâ’i (directeur du
département des relations internationales du Centre des arts dramatiques) lors de
notre entretien en octobre 2007, ainsi qu’aux discours de Hoseyn Pârsâ’i (directeur
du Centre des arts dramatiques de 2005 à 2010) et de Majid Sarsangi (ancien
secrétaire général du Festival international de théâtre Fajr, le plus important festival
de théâtre en Iran) lors de la cérémonie solennelle de clôture du 26e Festival Fajr
(15 février 2008).
288 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

étonnant de constater combien la vie théâtrale iranienne est à présent


animée par de jeunes artistes accumulant les expériences scéniques.
Cette jeune génération a parfaitement assimilé les exigences et les
particularités du métier, concourant de manière favorable à l’élaboration
d’un théâtre original. L’inventivité des artistes, celle des dramaturges
qui s’efforcent de renouveler le répertoire dramatique et celle des
metteurs en scène qui tâchent d’imaginer une nouvelle sémiologie
scénique ont finalement mené à l’émergence d’un théâtre inédit.

III. Le répertoire
La renaissance de l’art théâtral iranien est notamment due à un re-
nouvellement du répertoire dramatique. Les dramaturges se consacrent à
la recherche de genres originaux, ils abordent des thématiques nou-
velles, interrogent des sujets d’actualité et créent des formes d’expres-
sion qui sont propres au théâtre iranien contemporain.
En ce qui concerne le langage théâtral, certains auteurs iraniens choi-
sissent de s’exprimer dans un symbolisme très pur, soit dans une écri-
ture recourant aux symboles et allégories de la tradition persane, soit
dans un style métaphorique nous invitant à lire entre les lignes. D’autres
préfèrent sonder les possibilités d’un naturalisme littéraire. D’autres
encore intègrent la dimension symbolique à des descriptions réalistes,
presque documentaires, tel le jeune auteur et metteur en scène Amir
Rezâ Kuhestâni, dont l’écriture ne cesse de mêler des contextes fami-
liers ou des événements quotidiens à l’intensité poétique. « J’entendrai
toujours la mer », confie d’une voix mélancolique Imur, le protagoniste
de son drame Au milieu des nuages. Le texte raconte le chemin de l’exil
d’Imur, un homme « né de la rivière » où son père s’est noyé avant sa
naissance. Alors qu’il entreprend de fuir l’Iran avec sa famille, il est le
seul rescapé du naufrage qui emporte les siens dans leur échappée vers
l’Europe. De ce déluge de désastres, il lui reste de l’eau dans les tym-
pans ; le bruissement des flots habite son corps, autant qu’il obsède ses
pensées. Possédé par cette mer qui figure à la fois l’engloutissement des
siens et l’espérance d’un ailleurs, il scrute la houle sans relâche. Non pas
pour contempler son chagrin ou bercer sa solitude, mais pour évaluer le
laps de temps s’écoulant entre chaque vague, ces précieuses secondes
dont il disposera pour lancer sa barque en direction de l’exil. Symbo-
lisme et réalisme s’enchevêtrent sous la plume d’artistes comme
Kuhestâni, dont l’écriture navigue entre imagination poétique et sobre
évocation de destins ordinaires [figure 68].
La réflexion des auteurs visant à régénérer le répertoire dramatique
iranien ne se réduit cependant pas à une recherche en matière
d’esthétique littéraire. L’élaboration de styles d’écriture est en effet
inséparable d’un renouvellement des sujets traités. Hormis les genres
Le théâtre iranien contemporain 289

rituels et les drames religieux, le répertoire tourne aujourd’hui essen-


tiellement autour de quatre pôles : les productions puisant dans le patri-
moine culturel persan, les pièces situées dans le contexte historique
récent, les créations interrogeant la situation sociale présente, et l’adap-
tation d’œuvres étrangères. Cette classification n’est évidemment pas
une division établissant des catégories strictes, mais plutôt une tentative
de distinction des principaux thèmes autour desquels tourne le répertoire
théâtral contemporain.
A. L’héritage culturel : la mémoire collective
Les pièces inspirées de l’histoire et du patrimoine culturel de la Perse
s’appuient sur l’héritage littéraire, tel le Livre des Rois du poète
Ferdowsi ou l’œuvre du soufi ‘Attar. Elles sondent les sources de la
civilisation persane et revalorisent une période de l’histoire iranienne
que l’instauration de la République islamique avait un temps enfouie.
La metteure en scène Pari Sâberi se consacre ainsi entièrement à des
spectacles nourris par les œuvres classiques persanes et plus générale-
ment inspirés du mysticisme iranien. Depuis l’irruption de la révolution
de 1979, elle éprouve en effet le besoin de réactiver la mémoire du
patrimoine culturel ancien de l’Iran. De ses années de retrait de la vie
théâtrale et de recueillement à l’abri du chaos de la révolution, elle tire
la certitude que l’Iran a besoin de reconstruire son identité, au niveau
individuel et social. Considérant que le théâtre est un art qui a le poten-
tiel d’attirer tout le monde, indépendamment des catégories d’âge ou des
couches sociales, elle souhaite proposer des spectacles visant le plus
grand nombre. C’est pourquoi ses créations portent les idées des grands
penseurs persans, dans l’espoir qu’elles raniment la mémoire collective
d’un passé refoulé, touchent un large public et engagent les spectateurs
dans une réflexion sur l’identité de l’Iran. Pari Sâberi admet qu’avant la
révolution, elle n’imaginait pas la fécondité de l’héritage littéraire
ancien pour son œuvre théâtrale. Et tandis qu’elle jugeait les traditions
théâtrales telles que la ta‘ziye et le siyâh bâzi ringardes et complètement
dépassées, elle ne cesse aujourd’hui de puiser dans leurs symboles et
conventions scéniques pour en insuffler la force dramatique à ses
propres créations. En recourant au patrimoine culturel de la Perse et en
s’inspirant des traditions scéniques iraniennes, Pari Sâberi explique
vouloir stimuler la confiance en soi des Iraniens en valorisant leur
appartenance à une culture ancienne complexe et sublime. À travers son
œuvre, c’est un message d’espoir et de rêve qu’elle veut transmettre
[figure 69].
L’histoire lointaine peut également tenir lieu de grille de lecture du
présent. Certains metteurs en scène puisent en effet dans l’héritage du
passé pour créer des œuvres abordant des problématiques contempo-
290 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

raines. S’inspirant d’extraits du Livre des Rois, Qotboddin Sâdeghi


retrace dans sa pièce Bahrâm-e Choubine le destin d’un général de l’ère
sassanide qui, après avoir incarné les aspirations de tout un peuple au
changement, est abandonné à ses prétentions illusoires. Sâdeghi rap-
proche ce récit de l’histoire récente iranienne et s’en sert pour interroger
l’échec de l’utopie révolutionnaire [figure 70]. Dans sa chorégraphie
Shéhérazade, Mohsen Hoseyni, metteur en scène engagé dans une
réflexion sur le statut de la femme dans la société iranienne, a recours au
mythe de Shéhérazade et à l’imaginaire commun véhiculé par les contes
d’Orient afin de questionner la condition féminine actuelle. Ici encore, le
lien à la mémoire permet de mieux aborder des sujets contemporains.
B. Le contexte historique récent
Les créations se référant à l’histoire récente, soit la révolution de
1979 suivie de la guerre contre l’Irak, sont plus ambivalentes. La réali-
sation de spectacles traitant ces sujets est clairement encouragée par les
autorités théâtrales, comme en témoignent la section spéciale en hom-
mage à la révolution islamique lors de différentes éditions du Festival de
théâtre Fajr ou encore l’organisation annuelle du festival commémorant
« la défense sacrée » (la guerre Iran-Irak). Les pièces abordant ces
événements se révèlent toutefois rarement univoques ou parfaitement
fidèles à la ligne officielle du régime.
La récente pièce de Mohsen Hoseyni, Champs de mines compose
une sorte de tableau mi-pointilliste, mi-expressionniste bousculant et
interpellant les spectateurs sur les désastres que provoquent les mines
antipersonnel – vestiges des combats irano-irakiens – en temps de paix.
Bien qu’il s’agisse d’une représentation sombre et brutale des souf-
frances qu’engendrent les conflits armés sur la population civile, tout
spectateur n’y voit cependant pas une œuvre antimilitariste dénonçant
les méfaits de la guerre Iran-Irak. Si pour son créateur, il va de soi que la
pièce est un réquisitoire à l’encontre de la violence martiale et une
critique de l’idéologie étatique glorifiant le sacrifice des martyrs,
d’aucuns l’ont interprétée comme une célébration du martyre et une
exaltation du courage révolutionnaire.
Tubâ de Mohammad Ebrâhimiân, dans une mise en scène de Mas‘ud
Delkhâh, dépeint la vie en temps de guerre dans un petit village situé à
la frontière avec l’Irak. Tubâ, personnage éponyme de la pièce, passe ses
journées à prendre soin de ses frères et de ses enfants, infirmes ou
malades, victimes des bombardements chimiques irakiens. Son mari,
toxicomane depuis son retour du champ de bataille, ne lui est d’aucun
secours. Aussi se tourne-t-elle vers un vieil ami de son père. Ensemble,
ils se portent volontaires pour laver les uniformes des soldats au front et
contribuer ainsi à l’effort de guerre. Ce qui apparaît ici comme une pièce
Le théâtre iranien contemporain 291

louant manifestement le courage de ceux qui se sont engagés dans « la


défense sacrée » de la nation, n’est pas sans rappeler les cruautés de la
guerre et son impact sur la population iranienne.
L’ambiguïté des spectacles évoquant les événements historiques ré-
cents tient sans doute à ce que pour les uns, cette page de l’histoire
iranienne fonde aujourd’hui encore des stratégies de propagande à
travers l’idée du sacrifice et du martyre pour la patrie, alors que pour les
autres, elle a conduit à l’impasse et sert à brosser un portrait de la so-
ciété iranienne qui, au sortir d’une longue période de conflits, cherche à
se reconstruire [figure 71].
C. La situation sociale contemporaine
Nous touchons ici au troisième pôle de renouveau du répertoire dra-
matique. Ce pôle correspond à l’ensemble des pièces composant une
sorte de miroir de la société. Le théâtre iranien contemporain se dis-
tingue en effet par une série de créations offrant une vision critique de la
situation politique et sociale.
Murmures non écrits, texte d’Afruz Foruzand mis en scène par
Narges Hâshempur, raconte comment quatre amies se rejoignent un soir
chez l’une d’elles dans l’intention de se suicider. Un prêtre est convié à
la soirée afin d’entendre leur confession. Une jeune femme habillée de
vêtements bariolés s’invite également à la réunion ; il s’agit en fait de
l’esprit d’une défunte ravie de s’être suicidée. Les quatre candidates à la
mort volontaire discutent des raisons qui les motivent : l’une ne cesse de
se disputer avec sa fille, l’autre se sent délaissée par son mari dont elle
devine les infidélités. Dans une société dominée par les hommes et au
sein de laquelle leur féminité ne trouve pas à s’exprimer, elles consi-
dèrent qu’elles sont condamnées à mener une existence superficielle.
Elles aboutissent à la conclusion que leur vie est morose et dénuée
d’intérêt. Mais elles sont incapables de mener à bout le projet qui les
réunit ; l’alcool et le jeu les emportent dans un brusque sursaut
d’enthousiasme. Cette pièce dresse le portrait de femmes iraniennes
confrontées à l’absurdité de leur existence. La cause de leur désarroi ne
réside pas tant dans les difficultés personnelles auxquelles chacune doit
faire face, que dans l’impossibilité dans laquelle elles se trouvent
d’échapper à leurs rôles de mère et d’épouse, et de s’affirmer dans leur
féminité. Ces « murmures non écrits » n’évoquent pas des destins
particuliers, mais ce que la metteure en scène nomme la lutte pour la
libre disposition de soi des femmes. Ouvertement critique envers la
société iranienne contemporaine, ce texte a pourtant pu être joué sur les
planches téhéranaises. La présence d’un prêtre indique que ces femmes
qui planifient leur suicide, boivent de l’alcool et s’attaquent aux valeurs
292 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

patriarcales ne sont pas musulmanes ; sans doute cela a-t-il contribué à


l’autorisation de représentation de la pièce [figure 72].
Je t’embrasse et larmes, un texte du très prolifique Mohammad
Charmshir4, met en scène un prisonnier politique condamné à mort, et
tourmenté par l’angoisse en attendant l’exécution de sa peine. Une série
de visiteurs imaginaires surgissent dans sa geôle. Un prêtre catholique
arrive et entreprend de le pousser, d’abord par une intimidation morale,
puis par la contrainte physique, à se repentir de ses actions passées et à
se détacher de ses idéaux. Suit son employée de maison, qui lui
conseille de moins se soucier de politique et l’exhorte à se préoccuper
des choses essentielles de la vie : Dieu et les femmes. Apparaît ensuite
un compagnon de captivité qui lui suggère de ne pas se faire d’illusions,
de renoncer à l’espoir d’une improbable libération et de coucher plutôt
avec sa femme de ménage. Un juge lui apporte les conclusions de sa
possible demande de grâce, mais le détenu craint le verdict et chasse le
magistrat sans l’avoir laissé prononcer sa sentence. Son épouse surgit et
tente de le persuader qu’il doit préserver sa vie pour l’amour de leur
mariage et de leurs enfants. Il répond simplement qu’elle doit apprendre
à le haïr. Cette pièce de Mohammad Charmshir aborde des sujets aussi
épineux que l’engagement politique, la dissidence, la peine de mort, les
relations homme-femme – des motifs qui trouvent un écho criant dans la
société iranienne. Le texte expose la détresse de celui qui a voué sa vie à
défendre ses convictions, alors qu’il semble incompris de tous. Mais la
pièce laisse finalement en suspens la question de savoir s’il vaut la peine
de mourir pour ses idées. Montée par le jeune Mohammad Aghebati, Je
t’embrasse et larmes a reçu un accueil très chaleureux de la part des
critiques et des spectateurs iraniens [figure 73].
La maison dans notre passé est un dialogue sans paroles imaginé par
le jeune metteur en scène Hâmed Mohammad Tâheri. Sur scène, un
bassin de boue dans lequel se débat violemment un homme. Il plonge à
corps perdu dans cette fange pour en retirer des détritus et des objets
divers : une barre de fer, une fourchette, un bidon vide, un vieux tabou-
ret, un tissu dégoulinant de vase. Chacun de ces objets est alors inter-
prété dans la représentation d’une image brutale. Un tabouret et un
segment de tuyau métallique suffisent à évoquer la figure d’un travail-
leur éreinté par la lourde charge qu’il achemine, puis le même tuyau se
transforme en mitrailleuse braquée par un soldat embourbé dans une

4
Mohammad Charmshir est un dramaturge né en 1960. Ses pièces sont depuis
quelques années très présentes dans la programmation théâtrale iranienne. Elles sont
aussi bien montées par des metteurs en scène émergents que par des artistes
confirmés tels qu’Ali Rafi’i, Attila Pesyâni ou Hasan Ma‘juni. Il a écrit plus de
200 pièces de théâtre à ce jour.
Le théâtre iranien contemporain 293

tranchée, militaire qui tue et finit lui-même par être abattu. L’homme
refait surface, recrache une gorgée de fange et incarne de nouveaux
sévices : écolier à qui l’on fouette les mains, il lèche ensuite les bottes
crasseuses qu’il découvre au fond du bassin. Tandis qu’il expose ces
sinistres tableaux, derrière lui, sur une plate-forme légèrement surélevée,
se tient une jeune femme accompagnant l’obscur récit de la chair de sa
voix pénétrante. À la frontière du chant5, elle émet des sons sans pa-
roles ; roulements rauques, piaulements stridents, accélérations ryth-
miques, halètements, modulations cristallines. Au départ de sa pièce,
Hâmed Mohammad Tâheri s’est appuyé sur une scène de Malone meurt,
roman de Samuel Beckett, où un homme égare son crayon dans la boue
et s’acharne désespérément à le retrouver. Il a ensuite puisé dans ses
souvenirs et observations de la vie en Iran. Il s’est ainsi rappelé ces
femmes du nord du pays qui piétinent les déjections de chameau pour en
faire des matières combustibles. Il s’est inspiré des images de guerre
dont sont gavés les Iraniens, notamment à travers la diffusion par les
chaînes publiques d’innombrables reportages sur le conflit Iran-Irak. Et
il a pensé à l’absence de perspectives d’une majorité de jeunes. Taheri
en tire une représentation sombre et cruelle, une vision où se mêlent sa
mémoire et sa perception de l’Iran contemporain. Aussi sa pièce porte-t-
elle un regard acerbe sur l’homme et le monde qui l’entoure. Elle n’offre
pas la moindre lueur d’espoir. Elle étale seulement la douleur de la
condition humaine et exprime, dans une giclée de dégoût, toute la
noirceur et l’absurdité de l’existence. Aucun message ou idéal ne tra-
versent cette œuvre parcourue d’un bout à l’autre par la souffrance et le
désespoir [figure 74].
Toutes ces pièces dédaignent l’idéologie prônée par le pouvoir isla-
miste pour se préoccuper des tourments qui agitent actuellement la
société iranienne, comme la condition de la femme, la relation entre les
sexes, le rapport entre les générations, l’absence de perspectives
d’avenir ou encore la question de l’enfermement. L’apparition récente
de ces thématiques constitue un élément déterminant dans le renouveau
du répertoire. Le travail des dramaturges s’apparente ici à une activité
consciencieuse de dissection du système dans lequel ils vivent ; dénués
de militantisme, sans nulle dévotion à une cause sacrée, ils dénoncent
simplement les impasses et l’absurdité des normes établies par le régime
islamique.

5
Depuis l’instauration de la République islamique en Iran, il est interdit aux femmes
de chanter en solo devant un public mixte.
294 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

D. L’adaptation d’œuvres étrangères


La recréation de pièces étrangères constitue le quatrième chapitre du
répertoire iranien contemporain. Il s’agit là d’une véritable résurrection,
puisque de nombreux auteurs occidentaux se trouvaient à l’index et que
seules quelques copies pirates de leurs textes ou des exemplaires en
mauvais état circulaient encore clandestinement après la Révolution.
Parmi les œuvres étrangères les plus jouées aujourd’hui en Iran figurent
les pièces de William Shakespeare, Bertolt Brecht, Federico Garcia
Lorca, Henrik Ibsen, Anton Tchekhov, Molière, ainsi que le théâtre de
l’absurde de Samuel Beckett, Jean Genet, Eugène Ionesco. Sans entrer
ici dans l’examen de chacun de ces auteurs et de leur réinterprétation par
les metteurs en scène iraniens, remarquons seulement que le choix des
œuvres adaptées est significatif. Qu’ils expriment la difficulté de résister
à des conditions vécues comme une oppression ou qu’ils dissèquent la
question du pouvoir, les textes choisis traduisent généralement une
forme d’engagement social ou politique [figure 75].
E. Un répertoire dramatique renouvelé
Si les drames célébrant les thèmes religieux et les spectacles prônant
les idéaux de la République islamique sont toujours présents sur les
planches iraniennes, l’exploration des dramaturges en matière de styles
d’écriture et de sujets traités a permis l’émergence de genres nouveaux.
Ceux-ci dominent désormais la programmation théâtrale iranienne.
Qu’il s’agisse de créations puisant dans le patrimoine culturel préisla-
mique, de pièces évoquant le contexte historique récent, d’œuvres
questionnant la conjoncture sociale ou de l’adaptation d’auteurs étran-
gers, le répertoire dramatique contemporain s’est largement détaché de
l’idéologie officielle du régime. L’époque où les drames religieux et les
spectacles de propagande détenaient le monopole de la scène est révo-
lue. Maintes créations se dressent désormais contre les normes restric-
tives qui oppriment la société. Leur caractère critique est manifeste :
dépourvus de références à l’islam réglementaire, ils explorent les contra-
dictions du régime et se font l’écho de la réalité sociale. Tandis que la
mort et le deuil sont omniprésents dans l’espace public – des cérémonies
commémorant les martyrs chiites aux immenses fresques urbaines
représentant les hommes sacrifiés pour la République islamique – le
théâtre iranien renaissant représente la vie, le désir d’un ici et d’un
maintenant meilleurs. Loin des simulacres moralistes du discours public,
ce théâtre affiche une culture en mouvement, une société qui change,
une identité iranienne qui se cherche. Ainsi crée-t-il une relation de
proximité entre la fiction de la scène et le vécu des spectateurs.
Le théâtre iranien contemporain 295

IV. Un langage scénique original


La revitalisation du théâtre iranien s’est également nourrie du talent
des metteurs en scène. Confrontés à toute une série d’interdits nés avec
la République islamique, ils ont dû apprendre à composer avec les
contraintes imposées à l’art scénique. Ce qu’il est défendu de dire
explicitement (par exemple contester le système en place ou critiquer les
valeurs du régime islamique) ou impossible de montrer ouvertement
(par exemple les relations amoureuses) doit dès lors être exprimé par des
voies détournées. À force d’explorer les possibilités de communication
non verbale et les modes de représentation non descriptive, les metteurs
en scène ont abouti à la constitution d’un langage scénique inédit. Leur
créativité et leur savoir-faire ont ainsi contribué, au moyen d’une sé-
miologie originale, à l’élaboration de modes d’expression singuliers,
capables de traduire des idées sans passer par l’articulation des mots ou
l’accomplissement d’actions réalistes. Ils utilisent un langage de cou-
leurs, de mouvements et de gestes qui est propre à leur théâtre.
Inspirés par la tradition ancestrale de la ta‘ziye, théâtre rituel de deuil
s’appuyant sur des codes scéniques déterminés – notamment des codes
chromatiques – de nombreux metteurs en scène ont recours à une sorte
de lexique de couleurs qu’ils réinventent et s’efforcent de mettre en
œuvre. Certains d’entre eux privilégient par exemple les décors et
costumes monochromes, ce qui leur permet de mettre en exergue les
couleurs introduites par touches dans l’espace scénique et de souligner
de cette manière la signification de l’objet de couleur. Imaginons une
scénographie intégralement composée de blanc dans laquelle le metteur
en scène glisserait un accessoire ou un vêtement tantôt rouge, tantôt
noir ; une telle réalisation revient à dresser la blanche candeur comme
toile de fond de la pièce et permet de faire osciller la narration entre la
passion, la ferveur, l’impulsion d’une part (le rouge), l’adversité et le
deuil de l’autre (le noir). Dès lors, les couleurs fonctionnent bien comme
un langage, au sens premier d’un moyen d’expression et de communi-
cation [figure 76].
Le théâtre iranien contemporain a également recours à un langage
spatial particulier. Qu’il s’agisse de la codification du mouvement ou
des modes d’incarnation des personnages sur le plateau, les références
aux conventions héritées de la ta‘ziye sont, ici encore, manifestes. Les
pièces d’Amir Rezâ Kuhestâni, remarquable représentant de la jeune
génération de metteurs en scène iraniens, s’appuient volontiers sur des
codes spatiaux empruntés à ce théâtre rituel séculaire. Kuhestâni déclare
ainsi que la tension créée par la proximité des spectateurs de la scène est
un principe de mise en scène qu’il tire de la ta‘ziye. Lors de ces repré-
sentations de deuil, l’assistance jouxtant le plateau se joint aux plaintes
des interprètes qui rejouent traditionnellement le martyre de l’imam
296 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Husayn et de ses partisans à Karbala. Dans plusieurs de ses réalisations,


Kuhestâni s’applique pareillement à agencer l’assistance et le plateau de
telle sorte qu’aucun spectateur ne se trouve à plus de quelques mètres de
la scène. La moindre expression du visage des interprètes devient dès
lors perceptible pour le public et, à l’inverse, les comédiens parviennent
à mieux saisir les émotions des spectateurs. Les possibilités d’inter-
action sont ainsi renforcées.
Dans la pièce Au milieu des nuages citée plus haut, les codes de mise
en scène évoquant le long périple d’Imur et de ses compagnons de route
puisent également dans les codes scéniques de la ta‘ziye. Les comédiens
se contentent ici d’effectuer un ample tour de plateau pour représenter la
traversée de vastes contrées ou le passage d’une localité à une autre. Un
mouvement circulaire autour d’une jatte remplie d’eau posée à même le
sol, et c’est une rivière qu’ils franchissent. Ce type de procédé suggérant
le lointain déplacement des personnages – code emprunté tel quel à la
ta‘ziye – se retrouve dans les réalisations de nombreux autres metteurs
en scène iraniens.
L’influence de la ta‘ziye sur le langage spatial du théâtre iranien
contemporain apparaît par ailleurs dans la façon dont les interprètes
s’insinuent dans leur rôle. Danse sur des verres d’Amir Rezâ Kuhestâni
s’ouvre sur une scène plongée dans une nuit obscure, suit un faible
murmure, puis deux paires de chaussures aux extrémités d’une longue
table émergent de l’ombre. Deux comédiens arrivent et se chaussent tels
les protagonistes d’une ta‘ziye, lorsque les tenues des combattants gisent
sur scène avant que les interprètes arrivent et les endossent pour se
mettre à rejouer le récit du martyre [figure 77]. Autre exemple
d’emprunt à la ta‘ziye dans le processus d’incarnation des figures
scéniques : les allées et venues du statut de musicien jouant à la lisière
du plateau au statut de comédien évoluant sur scène. Procédé cou-
ramment employé sur les planches iraniennes, ce changement de statut
se produit, dans une manière qui rappelle celle de la ta‘ziye, sans autre
transition que celle du franchissement de la ligne de démarcation que
constitue la scène. Tour à tour instrumentistes ou figures dramatiques,
les interprètes investissent leur rôle selon une convention spatiale
librement inspirée de la tradition.
S’appuyant sur un héritage séculaire, le théâtre iranien contemporain
a élaboré une série de codes chromatiques et spatiaux, se dotant de cette
manière d’un langage visuel original. Plusieurs metteurs en scène se
sont en outre essayés à la création d’une sorte de vocabulaire gestuel. Le
maniement du tissu, geste polysémique fréquemment exploité sur les
planches iraniennes, nous offre un échantillon de ce lexique. Dans la
récente pièce de Bahrâm Beyzâ’i, Afrâ, l’emprise psychique de la
personnalité maternelle est rendue perceptible par le déroulement d’une
Le théâtre iranien contemporain 297

longue et sombre traîne qui s’étire de la mère dominante vers le fils


subissant son ascendant, l’étoffe empêtrant ce dernier dans les mailles
textiles qui déferlent de la figure accablante. Le tissu représente ici
l’oppression et les chaînes de la servitude. Dans sa mise en scène de
Yerma, Rezâ Gurân insère une étoffe dorée dans une scénographie
entièrement habillée de blanc. Affligée par sa stérilité, la figure épo-
nyme répond à ses rêves de maternité en se confectionnant un ventre de
grossesse factice à l’aide d’un amas de textile. L’étoffe dorée est par la
suite extirpée du pâle drapé que porte Yerma. Telle une part d’elle-
même, l’étoffe semble être arrachée aux entrailles de cette femme qui se
désespère de ne pouvoir donner la vie. Confisqué puis jeté en cage, ce
tissu évoque le déchirement et l’inaccomplissement de cette figure
féminine dépossédée de ses désirs. Un autre exemple de ce type de
vocabulaire gestuel est le lent et délicat mouvement d’échange de tissu
entre une comédienne et son partenaire masculin. L’utilisation d’un
foulard passant sensuellement de main en main afin de traduire les
sentiments amoureux, voire l’étreinte des amants, est désormais un clas-
sique des scènes iraniennes. Dans Noces de sang par Ali Rafi’i, les
jeunes époux s’échangent la traîne de la mariée dans un voluptueux
mouvement de va-et-vient, chacun la caressant et l’embrassant tendre-
ment jusqu’à la déchirer. Maintes mises en scène ont ainsi recours à la
manipulation d’une étoffe pour représenter l’indescriptible.
Dans le domaine de l’expression corporelle, quelques metteurs en
scène se sont par ailleurs concentrés sur la réalisation d’un langage
scénique strictement physique. Le travail de Mohsen Hoseyni, notam-
ment sa création Champs de mines, donne un aperçu de ce que peut être
la parole du corps sur une scène iranienne. Exécuté par une troupe mixte
d’une dizaine d’acteurs, ce spectacle se situe à la frontière de la choré-
graphie – les femmes n’ayant pas le droit de danser en public, le metteur
en scène a dû bannir tout mouvement trop balancé ou déhanché afin de
convaincre la commission de censure que les interprètes féminines ne
dansent pas sur scène. Sorte de mosaïque expressionniste sur les ravages
humains que causent les mines antipersonnel, la pièce incarne malgré les
restrictions une véritable performance physique qui ne compte qu’une
poignée de répliques. Sans nul besoin de formuler des mots, l’expres-
sion corporelle des interprètes est éloquente : quelques pas glissés entre
des foulées cadencées et des démarches trébuchantes, des déplacements
géométriques mêlés de gestes saccadés, des échappées rampantes, des
soubresauts et de brutales dégringolades suffisent à dire l’accablement.
Comme si le langage du corps reflétait mieux que les discours les
atrocités perpétrées par les armées.
À l’image des dramaturges qui se sont appliqués à renouveler le ré-
pertoire dramatique iranien, les metteurs en scène sont parvenus à
298 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

insuffler une nouvelle impulsion à leur art. Au sortir d’une période de


crise, les artistes de théâtre se sont confrontés à des interdits qu’ils n’ont
cessé de défier. L’influence des traditions scéniques anciennes se conju-
guant à leur imagination et à leur persévérance, ils ont finalement appris
à braver les contraintes. Ils ont remarquablement assimilé les impératifs
du métier, jusqu’à permettre l’émergence d’un théâtre original. À travers
l’élaboration d’un répertoire ancré dans la société et grâce à la création
d’un langage singulier propre à la culture iranienne, le théâtre contem-
porain incarne de manière visible le profond désir d’expression des
Iraniens.

V. La censure

A. Le théâtre sous haute surveillance


Le ministère de la Culture et de la Guidance islamique, communé-
ment appelé Ershâd (« orientation » ou « guidance »), alloue un budget
annuel aux activités théâtrales via le Centre des arts dramatiques, bureau
central administrant les affaires théâtrales en Iran. Si le Centre des arts
dramatiques s’applique à présent à développer la programmation et
subventionner les troupes, le théâtre iranien reste sous haute surveil-
lance. Toute initiative culturelle, a fortiori toute œuvre artistique, doit en
effet se soumettre à l’inspection de la commission de censure qui relève
de l’autorité du ministère.
La commission d’Ershâd impose aux artistes de théâtre de passer par
un double filtre. Le texte à mettre en scène est d’abord examiné. S’il
n’aborde pas – du moins ouvertement – certains thèmes, le metteur en
scène obtient une autorisation temporaire de monter sa pièce. Ensuite,
après la promotion du spectacle, l’élaboration du décor et quelques
semaines de répétitions, les commissaires se déplacent pour assister à un
filage ou à la générale se déroulant la veille de la première représenta-
tion. S’ils estiment que la pièce est conforme à l’ordre moral, elle peut
être jouée telle quelle ; dans le cas contraire, ils exigent des modifica-
tions avant qu’elle ne soit portée à la scène : une rectification dans le
décor, un changement de costume, la suppression d’un passage, voire
d’une scène. De l’avis général des artistes de théâtre interrogés, il n’est
pas courant qu’une pièce soit radicalement rejetée. La principale raison
à cela est que les metteurs en scène ont appris à s’accommoder des
exigences imposées à l’espace scénique et surtout, nombre d’entre eux
sont passés maîtres dans l’art de contourner les interdits.
D’autre part, les hezbollahi veillent au maintien de la rigueur morale,
quitte à interrompre un spectacle autorisé par le ministère de la Culture
et de la Guidance islamique. Le théâtre est un art vivant s’exprimant lors
d’une représentation en public, ce qui rend difficile de prévoir la signifi-
Le théâtre iranien contemporain 299

cation exacte que prendra une pièce avant sa première. La commission


de censure n’intervient plus au moment où cet art prend tout son sens,
c’est-à-dire en présence des spectateurs. Au besoin, les hezbollahi
prennent donc la relève. La censure qu’ils appliquent s’impose d’ordi-
naire sans délicatesse, par la force et au gré d’une codification stricte :
une mèche de cheveux mal tombée, un mouvement insolent ou un pas
trop dansé suffisent à déclencher la colère de ces fervents défenseurs du
régime présents dans la salle. Jusqu’au soir de la dernière, un metteur en
scène ne décroche par conséquent jamais vraiment une autorisation
définitive de représentation.
B. Une entrave relative
La création théâtrale en Iran ne semble pourtant pas excessivement
entravée par la censure. Amir Rezâ Kuhestâni, metteur en scène qui se
produit aussi fréquemment sur les planches iraniennes que sur les
grandes scènes européennes, déclare que la censure ne l’empêche pas
plus de travailler en Iran qu’en Europe. Constatant l’étonnement que
suscite une telle déclaration, il s’explique à l’aide d’un exemple. Dans sa
pièce Au milieu des nuages, les comédiens plongent dans de grands
bassins d’eau où nage une tortue. Or, lorsque Kuhestâni monta son
spectacle à Londres, l’utilisation d’une tortue vivante sur scène suscita
l’émoi de la ligue de protection des animaux qui exigeait que soient mis
en place des soins et des conditions de traitement spécifiques au reptile,
ce qui aurait exigé des dépenses exagérées. Kuhestâni se vit dès lors
contraint de renoncer à cet élément de sa mise en scène. Il éprouve
l’impératif financier propre aux productions occidentales comme une
réelle entrave et la qualifie donc de « censure ». Il en déduit qu’en Iran,
le théâtre offre davantage de possibilités parce qu’il se contente de
moyens très réduits.
De plus, Kuhestâni fait partie de cette jeune génération d’artistes qui
a été éduquée sous la République islamique : il est parfaitement familier
des impératifs conditionnant l’art scénique en Iran, tandis que lors de ses
tournées en Europe, il découvre des modes de fonctionnement qui
peuvent lui paraître étranges. À ses yeux, il est curieux qu’à Londres
personne ne se soit soucié du bien-être des acteurs immergés dans la
même eau que la tortue, alors qu’ils y plongent à plusieurs reprises au
cours de la représentation. La tortue, elle, a dû attendre de revenir en
Iran pour pouvoir nager aux côtés des comédiens.
Au milieu des nuages raconte l’histoire de deux Iraniens, Zina et
Imur, tous deux sur la route de l’exil. Ils échouent, chacun de son côté,
dans le camp de réfugiés de Sangatte. Il est hanté par un père qu’il n’a
pas connu ; elle vient de perdre l’enfant qu’elle portait, enfant dont elle
ne connaissait pas le père. Leurs chemins se croisent. Zina veut mettre
300 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

un enfant au monde et demander l’asile en France. Imur veut partir pour


se réfugier de l’autre côté de la mer du Nord. Couchés l’un sur l’autre
par l’entremise de deux lits superposés, la jeune femme prie l’inconnu
de lui faire un enfant. Étendus sur leurs lits respectifs, ils échangent d’un
geste voluptueux un foulard pourpre ; le tissu s’enfonce entre les lattes
du lit supérieur, de bas en haut, de haut en bas, dans une scène remar-
quable de sensualité. Le dénouement de la pièce égare le public dans des
brumes incertaines. À la fin, le bruit des vagues rappelle sobrement aux
spectateurs que dehors, les émigrés épuisent leurs forces jusqu’à ce que
la mer les engloutisse.
La veille de la première à Téhéran, lors de notre entretien, le metteur
en scène était inquiet. La commission de censure avait approuvé le texte
quelques mois auparavant en dépit du personnage de Zina, femme seule
déterminée à retomber enceinte après sa fausse couche, et malgré le
motif de l’exil traversant le récit de part en part. Kuhestâni craignait que
le passage devant la seconde commission se déroule moins bien. Les
délégués d’Ershâd exigèrent pourtant une seule rectification : les lits
superposés devaient respecter une distance plus décente. La première se
passa ensuite très bien, avec des lits qui avaient été éloignés d’une
cinquantaine de centimètres.
L’expérience d’Amir Rezâ Kuhestâni est révélatrice de deux méca-
nismes constitutifs du dispositif de censure en Iran. Le premier concerne
le mode de fonctionnement de la commission d’Ershâd. Celle-ci
s’attache essentiellement, semble-t-il, à ce qu’elle peut formellement
mesurer. En effet, les coupures ou modifications que subissent les pièces
jouées en Iran concernent avant tout la représentation formelle du
corps : les comédiens doivent être décemment vêtus, les femmes cor-
rectement voilées, la danse bannie de la scène, le contact entre inter-
prètes de sexe opposé exclus. Par contre, le théâtre peut aborder des
thèmes aussi sensibles que l’angoisse d’un prisonnier politique condam-
né à mort (Je t’embrasse et larmes). Il peut évoquer des sujets aussi
brûlants que l’exil et les relations extraconjugales (Au milieu des
nuages). Ou encore représenter des candidates au suicide discutant des
raisons qui les poussent à la mort volontaire et de la difficulté d’être une
femme dans une société patriarcale (Murmures non écrits). À condition,
bien sûr, que les personnages jugés « négatifs » par la commission de
censure ne soient pas musulmans, ou bien qu’ils soient clairement
dépeints comme des êtres en décalage par rapport à la bienséance telle
que définie par le régime islamique.
Le second mécanisme intervenant dans le dispositif de censure est
l’aptitude des metteurs en scène à contourner les interdits. Certaines
pièces révèlent en effet leur étonnante habileté à jongler avec les
contraintes. Par exemple, il est défendu aux acteurs de sexe opposé
Le théâtre iranien contemporain 301

d’entrer physiquement en contact ou simplement de s’effleurer. Un


metteur en scène peut alors munir sa comédienne d’épais gants de cuir ;
l’artifice autorise celle-ci à toucher son partenaire. Les femmes doivent
toujours cacher leurs cheveux sur scène, ce qui provoque des incohérences
dans les tableaux d’intérieur où elles devraient en réalité pouvoir se
découvrir. Il n’est par conséquent pas rare que les actrices portent des
bonnets ou des perruques en laine plutôt qu’un voile. L’inventivité des
metteurs en scène ne se contente toutefois pas d’esquiver les interdits. Au-
delà de leur capacité à ruser, ils font preuve d’une réelle créativité dans
l’élaboration de nouveaux modes d’expression. Comme nous l’avons
exposé plus haut, les artistes ont expérimenté des procédés menant à
l’émergence d’une sémiologie scénique et de pratiques d’expression cor-
porelle propres au théâtre iranien contemporain, jusqu’à créer d’authen-
tiques codes de communication avec les spectateurs iraniens.
C. La censure dépassée
Les metteurs en scène questionnés sur la censure comprise comme
l’établissement d’un barrage à la liberté d’expression sont unanimes : si
la censure pose des difficultés évidentes à la libre création artistique, le
vrai problème du théâtre iranien est ailleurs. Car seule l’absence
d’infrastructures théâtrales risque réellement d’empêcher les artistes de
travailler. Un metteur en scène comme Amir Rezâ Kuhestâni, ayant
grandi avec la censure, estime qu’elle ne lui pose pas sérieusement
problème. Du reste, il est persuadé que les artistes occidentaux aussi ont
leurs propres tabous, un dispositif de contrôle interne dont ils n’ont
parfois même pas conscience.
D’après Kuhestâni, le public iranien connaît, comme lui, le fonction-
nement du système de censure, qui s’applique, somme toute, simple-
ment sous d’autres formes, à la vie quotidienne des Iraniens dans
l’espace public. De sorte que ce que l’observateur étranger perçoit
comme ambigu est parfaitement interprété, « lu entre les lignes » par le
spectateur iranien, sans nul besoin de l’expliciter davantage. Tout est
imaginable en Iran, à condition de se dérober aux interdits par
l’utilisation de symboles, de codes, de conventions. L’invention d’une
telle poésie est une forme de résistance à l’ordre établi. En d’autres
termes, le théâtre incarne aujourd’hui – via l’imagination, la création, la
détermination – un véritable espace d’insoumission à l’idéologie offi-
cielle du régime. Les artistes de théâtre se sont en quelque sorte affran-
chis de la censure, comme si le fait de se confronter à des normes en
total décalage avec les aspirations de la société iranienne les poussait à
développer un esprit créatif et qu’ils parvenaient par là à contourner les
entraves à la liberté d’expression. Ils ont inventé un langage, aussi le
théâtre s’est-il constitué en un moyen d’expression.
302 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Épilogue : la fêlure du système


La vitalité de la création théâtrale iranienne est réelle, et les possibi-
lités d’expression par la voie scénique immenses. L’engouement des
spectateurs pour les activités théâtrales en Iran, clairement perceptible
pour tout observateur sur place, est confirmé par les chiffres officiels du
Centre des arts dramatiques, qui indiquent que le taux de fréquentation
des salles de spectacle ne cesse d’augmenter. Le ministère de la Culture
et de la Guidance islamique veille et impose sa censure, beaucoup
d’artistes affirment pourtant que la pire des peines est ailleurs. Dans un
contexte de stricte centralisation des activités théâtrales sous la tutelle de
la puissance étatique, toute entreprise de théâtre privé est bloquée.
Dépendant entièrement des fonds alloués par l’État, les artistes souffrent
de la pénurie des locaux de répétition, de la faiblesse des installations
techniques et d’une évidente insuffisance de salles de théâtre équipées.
De plus, les troupes de théâtre se démènent avec la désorganisation
administrative et subissent une gestion déséquilibrée et obscure du
budget octroyé aux activités théâtrales. Sans parler des provinces ira-
niennes, où le manque d’infrastructures est flagrant. La poésie des
artistes est impuissante face à de tels obstacles. Cela ne les a jusqu’ici
pas empêchés de poursuivre leurs activités, en dépit de conditions de
travail souvent improbables. Mais la qualité des performances s’en
ressent : entre le bricolage scénographique et les défaillances techniques,
le potentiel des œuvres présentées n’atteint pas son comble.
Malgré l’intensification des activités théâtrales en Iran, les occasions
et les espaces dédiés à l’art dramatique n’abondent pas. La portée sym-
bolique des possibilités qu’offre l’art théâtral dépasse néanmoins les
seuls individus concernés. En soulignant tout au long de ce chapitre
comment l’art dramatique sonde les interstices du régime pour y créer
un lieu d’expression, il s’agissait de montrer comment le théâtre iranien
incarne aujourd’hui une sorte d’espace d’autonomie se soustrayant à
l’idéologie du régime. Espace performatif, il réclame l’affranchissement
et le réalise en même temps qu’il l’énonce. Aussi le théâtre est-il révé-
lateur d’une brèche dans l’ordre établi. Celle-ci amorce des modifica-
tions discrètes mais cruciales. Cette fêlure redistribue les équilibres de
vie, elle trace imperceptiblement les élans correspondant à une nouvelle
répartition des désirs en Iran, elle marque un seuil qui, s’il est franchi,
modifiera de manière irréversible l’ordre politico-social qui régnait
jusqu’alors.
Le théâtre permet aux Iraniens qui participent à son activité – dra-
maturges, metteurs en scène, comédiens, mais aussi les spectateurs sans
lesquels il n’existerait pas – de s’extérioriser, de questionner leur réalité
sociale, d’explorer une identité nouvelle. Il dévoile de cette manière un
profond désir de changement. Il offre également l’occasion de se ren-
Le théâtre iranien contemporain 303

contrer dans une société où, à défaut de loisirs et sous l’injonction de la


non-mixité, l’art et la culture ont été investis. Il attire d’ailleurs un
public varié : la jeunesse dorée des quartiers huppés, la bourgeoisie
occidentalisée, mais aussi des Iraniens plus traditionnels et des jeunes
issus des faubourgs populaires. Le théâtre institue un espace de réunion
original qui invente une sorte d’agora, un lieu public où il devient
possible d’aborder les thématiques touchant à la collectivité. Or, rappe-
lons qu’en République islamique d’Iran, la liberté d’expression est à
l’heure actuelle plus réprimée que jamais. L’étendue théâtrale abrite dès
lors un remarquable terrain d’insubordination aux autorités iraniennes,
et qui plus est, un terrain ouvert et relativement accessible. Par
l’imagination, les artistes ont conquis un espace d’émancipation – à
condition, bien sûr, qu’ils rusent pour créer cet espace se dérobant à la
censure. Ils participent de cette manière à la constitution d’une
conscience commune de résistance à l’autoritarisme, qui est indispen-
sable à l’avènement de la société civile et à une démocratisation du
pays. Le théâtre iranien contemporain, en tant qu’il exprime l’espoir de
transformations politiques et sociales, reflète ainsi une société en mou-
vement et en attente de bouleversements décisifs.

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Neveux, Olivier, Théâtres en lutte, Paris, La Découverte, 2007.
Mises en Scène du monde. Actes du colloque international de théâtre de Rennes,
Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2005.
La renaissance du théâtre afghan

Guilda CHAHVERDI

Compagnie Hasards d’Hasards

Il existe très peu d’informations sur le passé du théâtre afghan. Les


ouvrages théoriques ou historiques et les pièces de théâtre ont disparu
dans leur grande majorité. Il reste aussi très peu d’archives télévisées.
La plupart des documents ont été détruits, brûlés lors des affrontements
ou à l’instigation des dictatures, tout simplement perdus, ou peut-être
emportés dans les bagages des exilés.
Je me suis appuyée pour la rédaction de ce chapitre sur des témoi-
gnages recueillis au fil de mes séjours à Kaboul, depuis 2003. C’est en
tant que comédienne que j’ai d’abord fait la connaissance de cette ville
et de ses habitants. J’ai pu présenter les histoires du Livre des Rois dans
des écoles, mais aussi sur différentes scènes, dont celle du théâtre natio-
nal Kâbol Nandâri. J’ai par la suite donné des cours de théâtre à la
faculté des beaux-arts, travaillé des pièces radiophoniques pour une
radio afghane, et enfin pris en charge la coordination du troisième
Festival du théâtre national afghan.
Ces différentes activités m’ont permis de pénétrer ce milieu et de re-
cueillir des témoignages. Deux ouvrages sur l’histoire du théâtre afghan
m’ont aussi aidée à mieux comprendre et situer les témoignages de
chacun : Barresi-e vaz‘-e te’âtr dar Afghânestân (« Étude sur l’état du
théâtre en Afghanistan ») d’Azim Hosayn Zâdah, directeur du départe-
ment de théâtre de la faculté des beaux-arts de Kaboul, et Te’âtr dar
Afghânestân (« Le théâtre en Afghanistan ») de Khân Âghâ Sorur, un
comédien exilé au Canada depuis plus d’une vingtaine d’années.
Le théâtre d’inspiration occidentale n’a fait son apparition en
Afghanistan qu’à l’aube du XXe siècle. Il était en plein essor lorsque le
pays sombra dans les guerres de la fin de ce même siècle : guerre entre
l’URSS et les moudjahidin (1979-1989), à laquelle succéda la guerre
civile entre les différents groupes moudjahid, jusqu’à ce que le pays
tombe entre les mains des talibans dès 1994. Cette période d’activité
théâtrale, aussi brève fût-elle, a su constituer un héritage certain pour les
308 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

générations futures. Aussi le théâtre a-t-il connu une véritable renais-


sance à partir de 2001 et de la chute des talibans.
L’expression théâtrale a alors été courtisée, et les artistes sollicités,
par les responsables des programmes de reconstruction du pays, à
commencer par les Nations unies, en passant par les organisations non
gouvernementales, puis l’État lui-même. Et pour cause : quel moyen
autre que le théâtre aurait permis d’établir un lien aussi direct avec la
population majoritairement analphabète ? Quel autre outil aurait pu à la
fois informer, sensibiliser et sonder la population ? Le théâtre, devenu
acteur de la reconstruction, a pris son essor à partir de cette même
reconstruction.
La multiplication des scènes et des rendez-vous publics, l’enri-
chissement de l’enseignement des arts de la scène et l’organisation de
nombreux stages ont encouragé la création théâtrale. Les femmes, tout
aussi bien que les hommes, ont écrit, joué et mis en scène. Profes-
sionnels et amateurs se sont rejoints et souvent confondus. C’est avec
audace et une grande liberté que des thèmes sensibles ont été abordés,
tels que les traditions, la politique, la religion, la justice, les rapports
hommes-femmes, les violences, ou encore la guerre. Une écriture et une
forme contemporaines de théâtre afghan se sont imposées avec achar-
nement.
L’idée d’une renaissance est inconcevable sans l’évocation d’une
existence première. La génération actuelle d’artistes et les acteurs de
cette renaissance du théâtre afghan bénéficient d’un héritage laissé par
les anciens.

I. L’héritage théâtral

A. Les premières formes de représentations théâtrales


Carrefour millénaire, l’Afghanistan a vu prédominer sur son sol une
multitude de civilisations, de croyances et de mythes qui ont laissé une
forte empreinte. Une grande place a toujours été faite au sacré. La
production artistique et culturelle marquée par cette grande diversité
culturelle a perpétué la richesse de ce patrimoine. L’Afghanistan, majo-
ritairement tribal et rural, a longtemps préservé ses traditions orales.
Durant près de 2 500 ans, des conteurs, nommés alors Maddâhân et
Sâdu, parcouraient la ville et captivaient l’attention de leur audience par
la force de leur jeu. Ils contaient les histoires épiques des grands poètes,
les épisodes religieux ou relatifs aux rites, narraient les événements du
quotidien de la communauté, ou encore chantaient la louange des héros.
Plus tard, inspirés par l’art des conteurs, des bouffons et des clowns sont
La renaissance du théâtre afghan 309

apparus sur les places et ont développé les registres du jeu comique. Ils
y ont également inséré la pantomime et les exploits acrobatiques.
B. Les débuts du théâtre en Afghanistan
C’est au XXe siècle que le théâtre dans sa forme moderne se déve-
loppa en Afghanistan. Le pays connaissait alors d’importantes réformes
politiques, sociales et religieuses instituées par le roi Amânollah. Très
impressionné par la place qu’occupait alors le théâtre en Europe et
persuadé de son intérêt dans la vie culturelle et éducative d’une société,
ce souverain prit une série de mesures en faveur du théâtre. Dans un
premier temps, il accueillit les artistes et comédiens des rues dans son
palais et leur octroya des moyens de création jusque-là inexistants.
Selon Qâder Farrokh, le directeur actuel du théâtre national Kâbol
Nandâri, le roi Amânollah prit personnellement part aux premières
mises en scène.
Le public convié au spectacle se multiplia très vite. Grâce à ce patro-
nage, le théâtre attira désormais l’attention des classes moyennes et des
intellectuels, et s’affranchit des thèmes traditionnels et mythiques pour
se consacrer à des sujets plus proches de la société. L’écriture fut da-
vantage travaillée, et le jeu tendit à la professionnalisation. Les comé-
diens et musiciens travaillaient alors sous la direction d’Ali Afandi, chef
d’orchestre d’origine turque invité à la cour du roi, et grand amoureux
de théâtre. Le roi Amânollah fit construire dans un second temps un
théâtre en dehors de son palais, le théâtre de Paghmân1, qui ouvrit ses
portes en 1926 à l’occasion du VIIe anniversaire de l’Indépendance de
l’Afghanistan [figures 78 et 79]2.
Les représentations avaient lieu principalement lors des célébrations
nationales et se déroulaient au palais, dans le théâtre de Paghmân, ou
encore dans certains établissements scolaires de la province de Kaboul.
Il fut très vite admis que le théâtre permettait non seulement à la langue
de s’épanouir, mais qu’il avait également le pouvoir d’instruire, et
d’éveiller la conscience sociale et politique de la société. Très vite
d’ailleurs, les pièces montées exprimèrent le mécontentement de la
population envers un monarque trop avide de modernité à son goût. La
pièce Le Jeune Homme qui s’en allait pour l’Europe en témoigne
directement : cette pièce comique dresse le portrait caricatural d’un
homme qui oublie sa culture à l’approche de l’autre continent. Le pays
connut bientôt un bouleversement politique ; le roi Amânollâh abdiqua,
et le théâtre demeura silencieux durant quelques années.

1
Paghmân est un district de la province de Kaboul où se trouvait alors le Palais royal.
2
On se reportera au cahier d’illustrations central inséré dans ce volume.
310 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

En 1943, sous le règne de Zâher Shâh, Ostâd Mohammad Saljuqi, un


amoureux des arts, redonna un nouveau souffle au théâtre : il réunit à
nouveau les artistes, les enseignants, les intellectuels, et proposa au
public de nouveaux spectacles. Un théâtre, le Puhan Nandâri vit le jour
dans la capitale, près du Lycée Esteqlâl de Kaboul ; Qows al-din Resâm
y officiait en tant que metteur en scène. Les cours reprirent, notamment
avec Ostâd ‘Abd al-Rashid Latifi et ‘Abd al-Qâfur Breshnâ, qui secon-
daient par ailleurs Ostâd Saljuqi dans la direction des affaires du théâtre.
La pédagogie des maîtres s’appuyait essentiellement sur les méthodes
des écoles russes.
L’écriture et la création théâtrale connurent un nouvel élan. Parmi les
acteurs et metteurs en scène d’alors, on peut citer ‘Abd al-Qayum
Besed, ‘Abd al-Rashid Jaliâ, ‘Abd al-Rahmân Binâ, ‘Abd al-Latif Nesâr,
Malek Kheyl, Gholâm ‘Amr Shâker, Mohammad Akram Naqqâsh,
Mohammad Ya‘qub Mas‘ud ou encore Ahmad Ziyâ. En 1944, la
compagnie du Puhan Nandâri partit à Hérat pour la première fois et
présenta, lors de cette tournée, trois de ses créations : Regret, Indépen-
dance et Le Sacrifice de la pudeur.
D’autres compagnies virent le jour, telles que Shârwali Nandâri, qui
obtint de se produire au théâtre Puhan Nandâri, ou Marastun Nandâri et
Nabari Nandâri, qui acquirent leur propre lieu de représentation à
Kaboul. Les pièces jouées étaient toutes inspirées soit des épopées, soit
des événements historiques, soit de la société contemporaine, ce qui
suscita quelques frictions avec les autorités. Deux pièces remportèrent
un succès particulier : Bu Ali Sinâ, qui retraçait la vie d’Avicenne, écrite
et mise en scène par ‘Abd al-Qâfur Breshnâ, et Le Fou et le Scorpion
d’Ostâd Mohammad Akbar Pamir.
Le succès du théâtre permit aux pièces radiophoniques de se déve-
lopper. La radio offrait enfin aux femmes artistes, musiciennes et comé-
diennes l’occasion de rencontrer un public et leur permettait d’accéder à
la scène de façon détournée.
C. Le développement du théâtre moderne afghan
À partir de la seconde moitié du siècle, des femmes artistes montèrent
la première troupe féminine. La Compagnie Bahâr (« Printemps »)
organisait ses activités dans une salle de représentation au cœur du jardin
des Femmes de Kaboul. À la même époque, au centre de la ville, le
Zaynab Nandâri vit le jour en 1955 à l’initiative de Zaynab Sarâj. Le
metteur en scène Sa‘id Moqaddas Negâh travaillait avec les comédiennes
des pièces contemporaines parfois musicales, et mettait en valeur la
sensibilité et la spécificité de jeu féminines, tout en les préservant du
regard hostile que pouvait encore avoir la frange traditionnelle de la
population. Le Zaynab Nandâri proposait une nouvelle création tous les
La renaissance du théâtre afghan 311

mois ou tous les deux mois. Au début, le public était essentiellement


composé de femmes, mais très vite, le Zaynab Nandâri devint le théâtre le
plus fréquenté de Kaboul et attira un public mixte. Parmi les premières
actrices afghanes on peut citer Nasrin, Sofia Sâdah Negâh, Zoleykhâ
Negâh, Mastura Asil, Mirmen Habibia Askar, Najiah Dinâ, Jilâ, Sârâ,
Ozrâ, Najibah. Parmi les pièces à succès, on retiendra L’Obstination du
venin, La Vieille Chaussure, La Sorcière et Cinquante-six.
Toujours à la même époque, des hommes de théâtre afghans tels que le
docteur Farhân, Ziyâ Qâderi Zâdah, Ali Raonaq se rendirent respecti-
vement en Allemagne, aux États-Unis et en France. Ils y découvrirent de
nouvelles pratiques et techniques théâtrales, qu’ils enseignèrent à leur
retour à une pléiade d’acteurs. Ali Raonaq prit la direction du Puhan
Nandâri, alors inactif depuis quelques années. Shams Qiamov, un metteur
en scène tadjik, se rendit à Kaboul, participa à des créations, et enseigna.
Les années 1960 amenèrent une véritable révolution théâtrale. La place fut
faite à l’innovation et à l’exploration dans les domaines de la forme, des
genres, mais aussi des méthodes de création ; techniques de mise en
scène, techniques scénographiques, jeu des acteurs évoluèrent.
En 1967, l’université ouvrit un département dédié aux arts. Ce
département réunissait les disciplines suivantes : la musique, la peinture,
la sculpture et l’art dramatique. À la même époque fut fondée la
Compagnie du théâtre national, tandis que des troupes se multipliaient
dans les provinces de Mazâr-i-Charif, Hérat, Djalâlâbâd, Kunduz et
Fariâb. Les pièces montées en province étaient cependant majori-
tairement des emprunts aux formes comiques traditionnelles et fol-
kloriques (clowns et bouffons), exception faite des compagnies de la
ville de Hérat.
En 1973, la construction du théâtre national Kâbol Nandâri prit fin.
Le théâtre donna ses premières représentations après le coup d’État de
1973. L’Afghanistan était alors devenu une république présidée par
Mohammed Daoud Khân. Jusqu’en 1978, le théâtre connut une période
très créative. On montait des pièces de dramaturges afghans mais aussi
étrangers (Shakespeare, Brecht, Tchekhov, Molière et Ionesco). Il
s’agissait moins de monter de fidèles traductions que d’adapter les
situations et propos au contexte afghan.
D. Le déclin du théâtre afghan après 1978
Quand le régime communiste prit fin en 1978, les théâtres virent
leurs équipes se réduire. Les théâtres Puhan Nandâri et Zaynab Nandâri
cessèrent leurs activités ; beaucoup d’artistes émigrèrent alors à
l’étranger ; le nombre de créations et de représentations chuta considé-
rablement. Durant la guerre civile, le théâtre national Kâbol Nandâri fut
touché en 1993 lors des combats entre les différentes factions de moud-
312 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

jahid, et la destruction du bâtiment acheva de disperser les artistes, dont


beaucoup furent contraints d’exercer un autre métier.
Le déclin du théâtre était déjà bien entamé quand les talibans arrivè-
rent au pouvoir en 1995. Ces derniers supprimèrent toute forme de jeu, et
le théâtre en Afghanistan dut se résoudre à un long silence. Néanmoins
quelques artistes afghans poursuivirent leurs activités à l’étranger. Des
compagnies de théâtre, telles que Exile Theatre ou encore Afghanica,
apparurent et montèrent des spectacles pour un public composé essen-
tiellement d’Afghans en exil.
Le département des arts, revalorisé sous le régime soviétique, était
devenu en 1985 la faculté des beaux-arts, et il demeura le seul endroit où
l’activité théâtrale ne s’éteignit pas tout à fait. Des cours plus ou moins
réguliers ainsi que de rares représentations continuèrent à y être dis-
pensés sous le régime des talibans, malgré la répression. « La construc-
tion des pièces et la qualité des représentations n’avaient rien à envier au
théâtre européen », souligne fièrement l’actuel directeur du théâtre
national de Kaboul, Qâder Farrokh, brillant acteur au moment de l’âge
d’or du théâtre en Afghanistan. Le théâtre moderne afghan s’était
développé à une allure impressionnante, devenant en un demi-siècle à la
fois un divertissement et un espace de réflexion.
À la fin du règne des talibans, rien ne laissait espérer une renaissance
du théâtre afghan. Certes, l’âge d’or du théâtre afghan avait généré une
profusion de créations contemporaines, mais aucun répertoire n’avait eu
le temps de s’enraciner. La grande parenthèse de trente ans, qui a signé
le déclin du théâtre en Afghanistan, est survenue au moment où il attei-
gnait tout juste l’âge adulte. Le temps de sa maturité lui a été en quelque
sorte dérobé, sans lui laisser le temps de la transmission à la nouvelle
génération, même si le souvenir de cette période d’épanouissement a
nourri sa renaissance.

II. Vers la renaissance du théâtre afghan

A. Le théâtre didactique
La renaissance du théâtre a bénéficié des moyens débloqués et des
mesures prises en faveur de la reconstruction du pays. Parce que le
théâtre est une forme d’expression et de communication accessible au
plus grand nombre, il a été fait appel à lui pour l’organisation des élec-
tions présidentielles, puis législatives. Il s’agissait d’informer la popula-
tion sur les modalités du vote et sur le processus des élections. Des
troupes de théâtre itinérantes soutenues principalement par des ONG et
par les Nations unies ont été créées pour sillonner le pays avec des
pièces courtes et didactiques. Aussitôt, le théâtre itinérant a fait preuve
La renaissance du théâtre afghan 313

d’efficacité et a conquis le public. Il s’est alors développé et a servi


d’outil à de nombreuses campagnes de sensibilisation sur les mines, la
maternité, les handicaps, l’hygiène et l’eau, l’immunisation, ou encore
les catastrophes naturelles.
B. La création de compagnies
Le ministère de la Culture a, quant à lui, soutenu la création de
compagnies nationales de théâtre dans plusieurs provinces. On peut
citer, parmi d’autres, les provinces de Hérat, Kandahâr, Nangarhâr,
Mazâr-i Charif et Kaboul. Dans la capitale, les deux principales compa-
gnies nationales de théâtre, le Kâbol Nandâri et la compagnie de la
Radio et Télévision Afghanes (RTA), se sont réactivées. Les pièces ne
sont plus seulement didactiques, mais aussi divertissantes. Elles ré-
pondent ainsi au désir d’un public avide de distractions. La compagnie
Kâbol Nandâri, d’abord dirigée par Golmakay Shâh Qiyâsi puis, depuis
2008, par Qâder Farrokh, a créé plus d’une trentaine de pièces avec
l’intervention de différents metteurs en scène, dont Qiyâsi, homme de
théâtre afghan, et Arash Absolân, metteur en scène iranien.
Aux côtés des compagnies nationales, des compagnies de théâtre
privées ont vu le jour dans tout le pays. On en compte près d’une cen-
taine, dont certaines sont éphémères : elles se constituent autour d’un
événement, d’une commande ou d’une pièce, et se défont aussitôt après.
On peut retrouver un même artiste à la tête de plusieurs compagnies.
C. La rénovation ou construction de lieux de spectacle
La réhabilitation des lieux de spectacle et la construction de nou-
veaux espaces ont également favorisé un regain de création théâtrale.
Encouragées par le soutien d’ONG, plusieurs scènes ont vu le jour. Le
soutien du Norwegian Afghanistan Committee a permis au théâtre
Kâbol Nandâri de rénover sa scène et de recevoir des spectacles
jusqu’en 2006. De grands travaux de rénovation ont été lancés et cet
espace est actuellement fermé au public. En revanche en 2009, une
nouvelle construction, financée par les Norvégiens avec le soutien du
ministère de la Culture, de l’Information et du Tourisme afghans, a vu le
jour, non loin du théâtre Kâbol Nandâri, avec des bâtiments réservés au
théâtre national afghan. Ce nouvel espace théâtral présente des spec-
tacles destinés aux enfants. Pour la première fois, durant l’été 2009, le
théâtre national a pu recevoir régulièrement les écoles et leur proposer
un spectacle de marionnettes intitulé Le Dragon des montagnes mis en
scène par Vigdis Ludvigsen.
La salle de spectacle de la RTA a été réhabilitée, en partie grâce au
soutien des Allemands. Une salle de spectacle a été construite, avec la
participation du Goethe Institut, au sein de la faculté des beaux-arts de
314 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

l’université de Kaboul qui a bénéficié, de son côté, de nouveaux locaux


avec plusieurs salles de conférence et de spectacle, financés par l’État
pakistanais. L’auditorium du lycée Esteqlâl (qui avait succédé au Puhan
Nandâri) a été entièrement rénové avec le soutien du Centre culturel
français, tandis que la Fondation pour la culture et la société civile
(Foundation for Culture and Civil Society) s’est équipée d’une scène de
plein air qui lui permet de promouvoir des spectacles. Le jardin de
Babour (bâq-e Bâbur), un parc où se rendent régulièrement les familles
pour déjeuner, voit des acteurs investir sa pelouse pour la plus grande
joie des promeneurs.
D. Création d’un Festival de théâtre national afghan
C’est véritablement la création du Festival annuel de théâtre national
qui a donné le coup d’envoi au théâtre afghan, en rassemblant des
compagnies venant de différentes provinces et même parfois de l’étran-
ger. En 2004, le Goethe Institut, en collaboration avec la faculté des
beaux-arts de l’université de Kaboul, a réalisé et produit le premier
Forum international de théâtre. D’autres bailleurs ont apporté leur
soutien à l’entreprise : le Centre culturel français, le British Council, la
Fédération de la culture, de la communication et du spectacle, ou encore
le service des Affaires publiques et culturelles de l’ambassade des États-
Unis. Les deux premières sessions du Festival étaient internationales,
mais depuis 2006, le Festival de théâtre est exclusivement national, et
s’attache non plus seulement à encourager des talents, mais à promou-
voir la qualité de la création théâtrale afghane. Le Festival a connu en
2008 sa cinquième édition. En marge de ces manifestations, les organi-
sateurs ont mis en place des stages avec des artistes venus de l’étranger,
notamment d’Indonésie, d’Allemagne, du Tadjikistan, de France, ou
encore des États-Unis. L’attention s’est peu à peu tournée vers l’ensei-
gnement.
E. L’enseignement du théâtre
Le département de théâtre et de cinéma de la faculté des beaux-arts
de l’université de Kaboul, soutenu par le ministère de l’Enseignement
supérieur en Afghanistan, a œuvré pour le rétablissement d’un ensei-
gnement régulier dédié aux techniques théâtrales. Le département a pu
également bénéficier du soutien du Goethe Institut. Ce dernier a pris en
charge la venue d’artistes (experts et enseignants) qui ont travaillé avec
les enseignants de la faculté ainsi qu’avec les étudiants en 2004-2005.
Des stages de jeu d’acteur, de marionnettiste manipulateur et de création
de drames radiophoniques ont été proposés depuis 2004. En 2006,
soutenue par le Centre culturel français, l’association culturelle Hasards
d’Hasards a mis en œuvre un plan d’enseignement continu des tech-
La renaissance du théâtre afghan 315

niques de l’acteur, adressé aux classes d’acteur de deuxième et troisième


années, ainsi qu’un laboratoire de création contemporaine destiné plus
largement aux étudiants de la faculté des beaux-arts de l’université de
Kaboul, tous départements confondus.
De nombreux stages ont également été donnés en dehors de la fa-
culté. Durant l’été 2005, Ariane Mnouchkine et le théâtre du Soleil ont
développé, à la Fondation pour la culture et la société civile, un stage de
théâtre qui a donné naissance à la compagnie Âftâb (« Soleil »). Nur
Tabarov, homme de théâtre tadjik, y a participé, ainsi que Corinne Jaber
qui a créé une pièce uniquement avec des femmes d’après des paroles de
femmes.
Derrière ce rapide et surprenant développement de la création théâ-
trale, bouillonne un désir d’expression. Hommes et femmes, jeunes et
moins jeunes, professionnels et amateurs, montent sur scène. Le Festival
de théâtre s’est avéré une opportunité d’exprimer devant un large public
les désirs et préoccupations de chacun.

III. La profusion de la création théâtrale

A. Le Festival, facteur d’émulation


Le Festival de théâtre national afghan est devenu au fil des ans un
rendez-vous annuel précieux et prestigieux pour les comédiens, auteurs
et metteurs en scène du pays. Le nombre de participants n’a cessé de
croître. En 2006, des affiches ainsi que des formulaires d’information et
d’inscription ont été distribués non seulement dans tous les lieux cultu-
rels de la capitale, mais aussi dans toutes les provinces du pays, grâce
aux bureaux locaux du ministère de la Culture, de l’Information et du
Tourisme. Puis les médias (TV, radio et magazines) ont soutenu la
promotion du Festival. Il s’agissait à la fois d’encourager les jeunes
talents à y prendre part et le public à y assister. Si le Festival de théâtre
national afghan est annuel, il n’implique pas moins un engagement
continu tout le long de l’année de la part des principaux protagonistes, à
savoir les bailleurs, les artistes et surtout le département de théâtre et
cinéma de la faculté des beaux-arts de Kaboul.
La fragilité même du pays peut compromettre l’engagement artis-
tique. La priorité d’un grand nombre d’artistes et d’intellectuels reste de
trouver des moyens de subsistance pour leur famille, ou encore de
quitter l’Afghanistan. Azim Hosayn Zâdah, directeur du département de
théâtre et cinéma, apparaît comme le garant de la permanence d’un
certain engagement. Il a pris spontanément en charge la coordination des
compagnies de théâtre à l’échelle nationale et internationale.
316 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

B. Le public
Sans la rencontre avec le public, le théâtre n’aurait pas connu l’essor
qui vient d’être décrit. Des discussions, des débats informels suivent les
spectacles. Les artistes trouvent de la reconnaissance dans les critiques,
souvent adressées par des pairs, et c’est l’occasion pour eux de témoi-
gner de leur histoire, de partager leurs espoirs et leur désir de contribuer
à changer l’avenir de leur pays. Le public du Festival se compose prin-
cipalement des compagnies venues des provinces, des compagnies de
Kaboul, des associations culturelles, des professionnels des médias, de
la famille des artistes, des étudiants de l’université de Kaboul, des
lycéens et collégiens, et de quelques expatriés. Les personnes qui habi-
tent à proximité des lieux de spectacles peuvent toutefois être tentées de
prendre place parmi le public, mais cela reste encore très rare [fi-
gure 80].
C. Qui sont les artistes ?
Parmi les artistes, on compte bien sûr les comédiens et metteurs en
scène des compagnies nationales afghanes. Les directeurs des compa-
gnies, qui sont aussi pour la plupart auteurs et metteurs en scène,
jouissent d’une véritable notoriété, comme Na’matullâh Nalân pour la
province de Kandahâr, Wâkel Nikbin pour Mazâr-i Charif, Rahmatullâh
Khosti pour Khost, ou encore Mohammad Anwar Râmesh pour la
province de Farah. À Kaboul, on peut citer Qâder Farrokh, qui dirige le
théâtre national Kâbol Nandâri. D’autres compagnies confirmées,
comme la compagnie Assad Theatre, dirigée par Asad Tâjzây, colla-
borent activement avec le théâtre national Kâbol Nandâri, mais tentent
de s’autofinancer notamment grâce au théâtre itinérant. Les artistes des
compagnies de théâtre itinérant travaillent pour la plupart avec des
ONG ; leur constitution évolue selon les projets, mais beaucoup d’entre
elles tentent de créer leur propre spectacle.
En marge de ces compagnies confirmées, dites « professionnelles »,
de jeunes compagnies ont surgi dans tout le pays, portées par le désir de
participer au Festival. Certaines d’entre elles ont le statut d’associations
culturelles, ou celui d’académies, et leurs activités portent non seule-
ment sur le théâtre, mais aussi sur le cinéma. À Kaboul, trois jeunes
compagnies se hissent au niveau des compagnies professionnelles, le
théâtre Âftâb, le théâtre Azdar, et la compagnie de théâtre de marion-
nettes Parwâz. La majorité des artistes participant au Festival de théâtre
national afghan est constituée de jeunes amateurs entre quatorze et trente
ans, pour qui le Festival représente une véritable tribune. Les étudiants
du département de théâtre et de cinéma de la faculté des beaux-arts
présentent à eux seuls chaque année près d’un tiers des productions.
La renaissance du théâtre afghan 317

L’augmentation de la participation des femmes est remarquable.


Alors que l’on en comptait à peine cinq lors du premier festival en 2004,
le dernier festival a vu venir des compagnies composées essentiellement
de femmes. On en dénombrait près d’une quarantaine, soit près d’un
quart des artistes participants. Elles viennent de Hérat, de Kunduz, de
Farah, de Mazâr-i Charif. Fait encore inexpliqué, les femmes auteures,
comédiennes et metteures en scène sont plus nombreuses en province
que dans la capitale.
Ces nouveaux artistes, révélés en nombre par le festival, boule-
versent les frontières entre professionnels et amateurs. Ils abordent des
thèmes sensibles avec audace, et leur jeu est aussi convaincant que celui
des anciens. Les thèmes privilégiés portent sur les obstacles que ren-
contre l’Afghanistan dans son évolution : la corruption, l’injustice, la
religion, les traditions coercitives et anachroniques. Les pièces marquent
les heurts et incohérences ; elles dénoncent l’absurdité de l’extrémisme,
la guerre et la violence ; elles prônent la paix, les droits de la femme et
l’unité entre les différents peuples du pays. Les auteurs n’hésitent pas à
crier bien fort leur méfiance vis-à-vis du gouvernement.
D. Les créations et ce qu’elles nous révèlent
Ces pièces nous montrent à quel point une grande partie de la
population veut agir et influer sur l’évolution et l’amélioration de la vie
dans le pays. Les réactions du public vont dans ce sens. Des applau-
dissements viennent spontanément souligner les répliques porteuses de
messages fédérateurs. Les hommes n’hésitent pas à applaudir pour
défendre les droits de la femme ; les femmes rient de l’absurdité des
traditions qu’elles nourrissent parfois elles-mêmes.
Il y a peu de pièces adaptées du répertoire international ou même
national. Quand c’est le cas, leurs auteurs sont des étudiants encouragés
par leurs professeurs, ou des intervenants étrangers soucieux d’échanges
culturels. La plupart des pièces sont contemporaines et de courte durée
(en moyenne 25 minutes).
E. Une forme en devenir
Si la mise en scène reste très faible, voire parfois inexistante, on
discerne malgré tout une forme d’expression en devenir. Le propos est
mis en situation de manière réaliste par le jeu des acteurs avec des objets
qui viennent servir l’action. Un rideau vient signaler parfois le chan-
gement de lieu ou de temps. Mais il y a rarement un décor, tout se joue
au premier plan. L’espace reste inexploité. Ces pièces peuvent être
tragiques comme Mauvais, montée par l’Union des artistes, l’Académie
de théâtre et de cinéma de Mazâr-i Charif, ou encore comme Pour-
quoi ?, pièce sur le thème de l’immolation, présentée par la section de
318 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

théâtre et cinéma des femmes artistes de Hérat. Des pièces comiques


sont également proposées : elles offrent une critique cinglante de la
société, à l’exemple de L’Afghanistan d’aujourd’hui, présenté par le
bureau culturel et social Mediothek de Kunduz.
Un autre mode d’expression est le symbolisme : les pièces laissent
entièrement la place au mouvement, à la musique, aux objets et aux
mots écrits sur des panneaux ; les acteurs représentent eux aussi une
figure ou un état. Ces pièces peuvent être sans paroles. Elles retracent
l’histoire du pays, la politique nationale et internationale, les
consciences de chacun, le bien et le mal. Elles prônent la paix, l’amour
pour la nation, l’amitié entre les peuples et l’égalité des sexes [fi-
gure 81]. Dans une des pièces montées par une compagnie venue de
Hérat, un comédien jouant un fou traverse la scène et rit à gorge dé-
ployée pour souligner l’absurdité de la situation du pays et symboliser
dans quel état de confusion se trouve chaque Afghan. Dans une autre
pièce présentée par la compagnie nationale de Kandahar, les costumes
des comédiens représentent les différents peuples qui finissent tous par
découvrir un même trésor qui n’est autre que la carte de l’Afghanistan.
L’émotion du public est alors à son comble [figure 82].
F. Une écriture fragile
L’écriture dramatique contemporaine est également en devenir. Elle
traduit la spontanéité de la parole. Or il s’agit d’une parole issue d’une
langue elle-même très évolutive aujourd’hui, car subissant des change-
ments dus aux réformes politiques, à la renaissance culturelle du pays,
aux phénomènes migratoires. Avec le retour dans le pays d’un grand
nombre d’exilés, les accents, le vocabulaire et les expressions se trans-
forment rapidement. La quête d’une identité commune passe par la
quête d’une langue unifiée et stabilisée. Les pièces présentées au Festi-
val ou écrites pour d’autres circonstances bénéficient rarement d’une
publication.

Conclusion : une renaissance toutefois fragile


Les moyens mis en place pour la reconstruction de l’Afghanistan ont
permis au théâtre afghan de renaître et devenir à son tour acteur de la
reconstruction. La force des pièces a su ébranler le public, tout en
échappant à la vigilance des censeurs de l’État. Le développement du
théâtre semble malheureusement souffrir aujourd’hui des difficultés et
des carences de ce même État. Hormis le Festival de théâtre national
afghan, qui connaît lui-même des difficultés à perdurer, peu
d’événements culturels viennent encourager la création théâtrale. Le
théâtre se heurte par ailleurs à l’obstacle de la tradition et des mœurs
La renaissance du théâtre afghan 319

auxquels la population semble se raccrocher pour fonder son identité


nationale.
L’enseignement du théâtre, seul garant de la transmission et de la
valorisation de cet art, se voit aussi fragilisé. La faculté des beaux-arts
de l’université de Kaboul, qui dépend du ministère de l’Enseignement
supérieur et non du ministère de la Culture, regroupe des disciplines qui
se situent au plus bas dans la hiérarchie des formations et reçoit ainsi les
étudiants les moins brillants au concours d’entrée général. Les familles
sont loin d’encourager leurs enfants, encore moins leurs filles, à em-
prunter une telle voie. Les étudiants en théâtre souffrent de l’absence de
perspectives professionnelles.
Parce que le théâtre est une forme d’expression et de communication
accessible au plus grand nombre, son rôle est indéniable dans l’évo-
lution d’une société. Le théâtre afghan de ces huit dernières années a su
traduire une époque, susciter des émotions et inviter à la réflexion. Il a
su mobiliser des talents et éveiller des consciences. Même si cet élan
créatif rencontre des freins à son épanouissement, il n’est pas près de
s’éteindre.

Bibliographie
Hosayn Zâdah, Azim Mohammed, Va‘z-e te’âtr dar Afghânestân, Kaboul,
Sâzmân-e motâle’e va tadvin-e ketâb-e ‘olum-e ensâni-ye dâneshgâhi, 2004.
Internationale de l’imaginaire, 13, Jeux de dieux, jeux de rois, Arles, Actes
Sud, 2000 (Babel, 424).
Khân Âqâ, Sorur, Theatre in Afghanistan. Te’âtr dar Afghânestân, Kaboul,
Châp-e Nasir, 2001.
Rashid, Ahmed, Asie centrale, champ de guerres, traduction L. Bury, Paris,
Autrement Frontières, 2002.
Rashid, Ahmed, Le Retour des Talibans, Paris, Delavilla, 2009.
Ruffier, Arnaud, Samarcande, identités et espaces festifs en Ouzbékistan,
Montreuil, Aux Lieux d’être/IFEAC, 2007.
http://www.hasardsdhasards.fr
http://www.afghandrama.com
http://www.azdar-theatre.org
http://www.arashabsalan.net
http://www.aftaab-theatre.com
Le théâtre ouïgour, hier et aujourd’hui

Mukaddas MIJIT et Salime KAMAL

Université de Paris Ouest Nanterre La Défense / Xinjiang Giziti

I. L’héritage de la tradition
Il sera ici question du théâtre des Ouïgours, un peuple turc d’Asie
centrale. Ils constituent actuellement une des minorités ethniques les
plus importantes de Chine, et vivent principalement dans la province
autonome ouïgoure du Xinjiang. De nombreux Ouïgours se sont éga-
lement dispersés dans les autres pays de l’Asie centrale, en particulier au
Kazakhstan.
D’après les sources écrites, le théâtre ouïgour a onze siècles derrière
lui. La première pièce dramatique date du milieu du IXe siècle, de
l’époque du Royaume ouïgour Qocho (Qocho uyghur khanliqi) et du roi
Bögö Tékin qui régnait sur l’actuel Turpan à l’est de la région autonome
ouïgoure. La pièce Maytry Simit (ou Maytrya Simiti) était une œuvre
bouddhiste narrant l’histoire des rencontres de fidèles avec le Maytry
(une figure religieuse importante de la région) et décrivant ses bonnes
actions (Baruch, 1946 : 67-92). Au début du XXe siècle, des archéo-
logues allemands retrouvèrent des manuscrits de Maytry Simit à Turpan,
rédigés en ancien ouïgour. Puis d’autres versions de ce texte furent
retrouvées à Qumul (à l’est de la région) et à Kucha (au sud). Il
comprend vingt-cinq chapitres clairement définis et précédés d’un
résumé de la scène concernée.
Les historiens chinois rapportent que cette œuvre connut le plus
grand succès dans les cours royales ouïgoures. Elle fut mise en scène et
présentée par le roi à ses invités de marque (Geng Ximin cité par
Yehyari, 2008 : 121). Elle était jouée par des acteurs qualifiés qui
portaient des masques et des vêtements ajustés. D’ailleurs, les peintures
des grottes bouddhiques de la région, les Ming oy (les mille maisons),
témoignent de la prospérité de cet ancien art dramatique. Établis le long
de l’ancienne route de la soie, les Ouïgours appréciaient beaucoup les
spectacles vivants. Après Maytry Simit, l’art dramatique s’orienta vers la
322 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

musique et la danse, des arts où les Ouïgours excellaient et qui


s’exportaient bien dans les pays voisins.
Au Xe siècle, le roi qarakhanide, sultan Satuq Bughrakhan se conver-
tit à l’islam et incita son peuple à suivre cette voie. Avec ce changement,
l’art vivant prit d’autres formes et put se confronter à d’autres cultures
venant du Moyen-Orient. Malgré l’interdiction de la musique dans
l’islam, celle-ci ne perdit pas de sa virtuosité, tandis que la danse se
répandait même dans les réunions religieuses, et que la poésie était
utilisée pour transmettre un enseignement mystique. Notons que l’islam
fut importé dans la région par les soufis qui y installèrent des confréries.
Il est donc impossible d’ignorer l’influence du soufisme dans l’histoire
de l’art ouïgour.
Les chefs-d’œuvre du monde turco-iranien, tels que les tragédies
poétiques Layli-Majnun, Gherip-Sanem, Parhat-Shirin, Vamuq-Özra, etc.,
furent transmis, retravaillés et traduits dans les langues turques par des
écrivains qui étaient aussi des spirituels, comme Alishir Navâ’i au
e
XIV siècle. Ces œuvres appelées dastan (« épopée ») furent mémorisées
et racontées par des conteurs durant les longues nuits d’hiver, ou chantées
dans les réunions des ashiq (« fou de Dieu ») durant des générations.

II. La découverte du théâtre occidental


Vers 1910, le théâtre à l’occidentale commença à pénétrer dans la
région, porté par les Jadidchi, un courant de penseurs réformistes,
originaire de Turquie et œuvrant pour la réforme du système éducatif en
Asie centrale (Zarcone, 2002 : 89). Nadan dada bilen qatil oghul (« Le
père naïf et le fils assassin »), une pièce écrite et mise en scène par un
jadidchi turc appelé Ehmed Kamal (Yasin, 1984), fut jouée dans les
villes de Kashgar et Atush en 1914, alors que son auteur était en mission
pour éduquer les enfants ouïgours.
En 1930, des amateurs d’arts du spectacle de la ville de Ghulja (pro-
vince d’Ili, dans le nord de la région) créèrent l’ensemble Sanai‘i Néfis‘,
qui réunissait des chanteurs, des musiciens, des danseurs et des comé-
diens. Les fondateurs de cet ensemble étaient de jeunes artistes passion-
nés : le poète et comédien Qasimjan Qemberi, le premier metteur en
scène ouïgour Jalalidin Yehya, le compositeur et musicien Rozi Tambur,
les comédiens et musiciens Merup Nasir et Tursun Hasen, le chanteur
traditionnel Abduvali Jarullayop. En dépit des pressions socio-
religieuses, Gulsum fut la première comédienne à monter sur scène.
En 1935, cet ensemble mit en scène plusieurs pièces dont Tache de
sang et La Plainte des orphelins. On jouait également beaucoup les
pièces des auteurs russes, comme Les Épousailles ou Hyménée (1835)
de Nicolas Gogol.
Le théâtre ouïgour, hier et aujourd’hui 323

En 1936, une grande salle de spectacle, baptisée Milletler Kulobi


(« théâtre des nations »), fut construite dans la ville de Ghulja. Son
apparition stimula la vie artistique de cette ville, grâce à la programma-
tion de nombreuses pièces ouïgoures et européennes. Parallèlement,
l’opéra se développa, donnant naissance à des adaptations d’œuvres
classiques. Les opéras Arshin mal alan et Nozigum, narrant des histoires
d’amour impossible, de mariages forcés et de mort des héros éponymes,
connurent un très grand succès.
À partir des années 1940, plusieurs autres théâtres ouvrirent succes-
sivement : Uyghur kulobi (« théâtre ouïgour »), Tatar kulobi (« théâtre
tatar »), Uzbek kulobi (« théâtre ouzbek ») et Ros kulobi (« théâtre
russe »). De nouvelles pièces furent produites et présentées : Anarkhan,
La Misère des misères, etc. L’une d’elles connut un succès tout parti-
culier : il s’agissait d’une adaptation du grand classique populaire
Gherip-Sanem (une histoire d’amour entre princes, contrariée par les
enjeux politiques), qui comportait neuf actes de dix scènes chacun et
nécessitait deux nuits de représentation ! Les femmes, qui ne pouvaient
pas assister aux spectacles nocturnes, bénéficiaient de séances diurnes
(Hushur et Jarullayup, 1981).
Lutpulla Mutallip, poète, écrivain, peintre, dramaturge et comédien,
est une importante figure de l’époque. Né le 16 novembre 1922 à
Yettesu, dans l’actuel Kazakhstan, il arriva avec ses parents à Nilqa dans
la région d’Ili (actuel Xinjiang). Il reçut une éducation réformiste et
commença très vite à écrire des pièces de théâtre et à les faire jouer par
ses petits camarades d’école. Plus tard il composa des œuvres qui dé-
nonçaient les injustices et les pressions du gouvernement de l’époque,
exprimant sa soif de liberté et son désir de démocratie pour le peuple
ouïgour. En 1941, il écrivit et mit en scène La Fille de la révolution qui
fut jouée sur les scènes de la capitale, Urumchi. Par ailleurs, ses deux
autres pièces, Le frère Samsaq se fâche et Soleil après tempête ont été
produites dans des salles du sud de la région, notamment à Kashgar et
Aqsu, ainsi qu’à Ghulja, dans le nord.
Son travail le plus significatif pour la culture ouïgoure fut l’adap-
tation d’œuvres classiques, comme la fameuse histoire d’amour entre
Tahir et Zohre, ou la tragédie chantée depuis des siècles dans les
muqams1 ouïgours, Gherip et Sanem. Le 18 septembre 1945, Mutallip, à
peine âgé de vingt-deux ans, fut sauvagement tué avec ses amis dans la

1
Les grandes suites musicales ouïgoures. Les plus connues sont les douze muqams.
Chaque suite dure deux heures ; les douze représentent donc 24 heures de musique
transmise oralement de maître à élève (chants et musique instrumentale).
324 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

prison de Go Min Dang, découpé en morceaux, et jeté dans un champ à


Aqsu.
De nouveaux auteurs apparurent : Ehmet Ziyai continua à mettre en
scène les tribulations de jeunes amoureux (Rabiye et Saidin), Zunun
Qadir écrivit Ghunchem. On découvrit également de nouveaux auteurs
européens. Le théâtre jouissait d’une telle popularité qu’il était d’usage
d’écrire des pièces et de les jouer dans les fêtes familiales en guise de
divertissement : un vendeur de glace et un religieux de village se sont
rendus célèbres avec une pièce intitulée La Bataille des coqs, tandis que
Le Riche et le Serviteur, ou La Sorcière sont anonymes. Qutluq Turkan
de Muhammet Imin Bughra, écrite et jouée en 1948 à Urumchi, est l’une
des dernières pièces théâtrales avant l’arrivée des communistes dans la
région.

III. Le théâtre ouïgour mis en péril


En 1953, la terre des Ouïgours, l’ancien Turkestan oriental, est ratta-
chée à la Chine communiste et officiellement baptisée « région auto-
nome ouïgoure du Xinjiang ». De 1950 à 1965, l’art dramatique conti-
nue à présenter des pièces ouïgoures et européennes. Le bureau des
affaires culturelles de la région envoyait de jeunes comédiens à l’Institut
des arts dramatiques de Pékin (Beijing xiju xueyuan). Ils en revenaient
après plusieurs années d’études pour devenir comédiens professionnels
au sein de l’opéra du Xinjiang. Malheureusement, la Révolution cultu-
relle chinoise atteignit également les Ouïgours du Xinjiang : les salles de
spectacle fermèrent ; 90 % des comédiens et artistes, accusés d’être des
ennemis de la Révolution, furent emprisonnés ou embrigadés dans des
camps de travail à la campagne ; les livres furent brûlés et les biblio-
thèques détruites. Les grands théâtres comme Urumchi kheliq ti’atiri
(« théâtre du peuple d’Urumchi ») n’abritèrent plus que les autocritiques
forcées des intellectuels et quelques œuvres de propagande, telles que
Le Détachement féminin rouge. Les chants traditionnels furent interdits,
car considérés comme immoraux.
Ce n’est qu’après 1978 que la musique, la danse, le théâtre et l’opéra
renaquirent de leurs cendres. Les pièces Le Mariage inattendu, Le Dîner
de fiançailles, Le Mariage du vieux garçon, Les Ancêtres du muqam,
Le Conte des sept héroïnes, Le Maître du muqam et Gulnisa ont marqué
leur époque. Toutes ces œuvres traitent de sujets familiaux et des contra-
dictions de la tradition, ou constituent un hommage aux fondateurs de la
culture ouïgoure. Des pièces classiques européennes furent traduites en
ouïgour : Arlequin, serviteur de deux maîtres de Carlo Goldoni,
La Tzigane et Une demande en mariage d’Anton Tchekhov, etc.
Le théâtre ouïgour, hier et aujourd’hui 325

Les acteurs les plus connus de l’époque sont Ablimit Sadiq, chanteur
d’opéra, comédien et acteur, Tursun Yunus, écrivain et comédien,
Ayshem Kéram, comédienne, actrice et chanteuse de muqam, Tuyghun
Ehmedi, acteur et comédien, Mahire Zakir, actrice, comédienne et
chanteuse d’opéra, Yolvaskhan, comédien, April Semet, comédienne,
Guzelnur Qurban, comédienne et chanteuse d’opéra, et Saydulla Tokhti,
comédien, chanteur d’opéra et violoniste. La plupart d’entre eux firent
également carrière à la télévision.
On ne peut ignorer la diaspora ouïgoure d’Asie centrale dont les ac-
tivités théâtrales sont peu documentées. Le Kazakhstan contient la plus
large communauté ouïgoure après le Xinjiang. La culture, l’art, la
musique, la danse et le théâtre ont contribué à la conservation de
l’identité ouïgoure. Le théâtre Quddus Khojamyarof a accueilli plusieurs
dizaines de pièces de théâtre, d’opéras et de concerts de musique
ouïgours. La plupart de ces pièces n’ont jamais pu être montrées dans la
région autonome ouïgoure du Xinjiang, car elles magnifient l’identité
ouïgoure (comme Sadir Palvan, un héros mythique qui avait fait la
guerre seul contre des centaines d’ennemis, Nozugum, un autre guerrier
ouïgour, L. Mutallip, la vie de ce dramaturge que nous avons présenté
plus haut, Iparkhan, une princesse ouïgoure).
Finalement, que peut-on dire de l’art dramatique ouïgour
d’aujourd’hui ? Ces dix dernières années, cet art est en perdition.
L’Ensemble d’opéra et de théâtre de Xinjiang, créé dans les
années 1970, vit ses derniers jours. Ses comédiens ne jouent plus que
des œuvres qui magnifient les prouesses de l’armée rouge, comme
L’Invité qui vient du glacier. Beaucoup de théâtres ont été transformés
en salles de cinéma ou de danse.
Plusieurs causes expliquent le déclin du théâtre ouïgour. Il y a
d’abord un manque d’ambition : exit les longues pièces et les person-
nages complexes, on privilégie les épisodes très courts (dix à quinze
minutes), les intrigues simplistes et les personnages sans épaisseur.
Ensuite, le ministère de la Culture concentre ses efforts sur la musique et
la danse, et ne considère plus le théâtre comme représentatif de la
culture ouïgoure. Enfin, la télévision a fait des dégâts, comme partout.
Mais le théâtre souffre surtout du manque de financement et de la dif-
ficulté à pouvoir employer des formes d’expression plus variées.

Bibliographie
Arshidin, Tursun, L. Mutallip, Urumchi, Xijiang University Press, 2007.
Baruch, W., « Maïtreya d’après les sources de Sérinde », Revue de l’histoire des
religions, 132, 1, 1946, p. 67-92.
Hushur, Memtimin et Jarullayup, Abduvali, Ili uyghur tiyatirining talixi
(L’histoire du théâtre ouïgour d’Ili), Ili, Ili deryasi Jornili, 1981.
326 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Yasin, Yasin, Ehmet Kamalning serguzeshtiliri (Vie d’Ehmet Kamal), Izmir,


Bilgekhan neshiryati, 1984.
Yehyari, Jalalidin, Uyghurlarning Qisqiche Tarihi (Histoire du Xinjiang),
Xinjiang, Xelq neshriyati, 2008.
Zarcone, Thierry, Secret et sociétés secrètes en Islam : Turquie, Iran et Asie
centrale, XIXe-XXe siècles, franc-maçonnerie, carboneria et confréries soufies,
Milan, Arché, 2002.
Théâtre d’Asie centrale
Traditions et dissidences

Simon TORDJMAN

Institut d’études politiques de Paris,


Centre d’études et de recherches internationales

Dans les rues animées de Samarkand, les galeries étroites du bazar


multicolore de Kachgar et les steppes kazakhes balayées par le vent,
l’annonce de la chute de l’Union soviétique, au début des années 1990,
n’augurait pas uniquement de changements politiques et institutionnels
cantonnés aux capitales des cinq républiques d’Asie centrale (Kazakhstan,
Ouzbékistan, Kirghizstan, Tadjikistan, Turkménistan), désormais indé-
pendantes. La désintégration de l’URSS a en effet entraîné avec elle une
fragmentation des identités nationales et conduit les autorités à faire de la
préservation de la dignité de la nation et de la culture un objectif
prioritaire des années 1990 (Roy, 1997).
Dans chacune de ces républiques, en dépit de ressources dérisoires,
les ministères de la Culture avaient pour mission principale de forger de
nouveaux liens de solidarité sensés garantir la stabilité du pouvoir
politique et contribuer à faire de la nation le cadre d’identification
privilégié des citoyens centrasiatiques (Suslova, 2004). Sur la scène de
l’opéra de Tachkent, Tamerlan se substituait alors à Lénine. Dans le
même temps, les épopées de Manas s’annonçaient sur les programmes
des théâtres kirghizes qui, jusque-là, représentaient, non sans une cer-
taine exubérance, les « réussites » de l’entreprise soviétique. Mais, alors
que les figures théâtrales se transformaient, les pratiques et les esthé-
tiques, elles, perduraient.
Tandis qu’à l’Ouest, la disparition du pouvoir soviétique était trop
rapidement décrite comme l’annonce d’une démocratisation à venir, les
régimes centrasiatiques postsoviétiques s’affirmaient moins par l’ouver-
ture de leurs espaces politiques que par la consolidation de pratiques de
pouvoir autoritaires, mêlant clientélisme et canalisation de l’expression
politique et artistique. Sacrifiant la liberté au nom de la stabilité, la
limitation du pluralisme politique s’alliait alors à la mobilisation
328 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

contrôlée de la population au service de la consolidation d’identités


nationales encore friables.
Bien que largement diffusée, cette description de l’Asie centrale
postsoviétique à l’heure des indépendances nationales ne saurait cepen-
dant embrasser la complexité des mouvements divergents et contradic-
toires qui travaillaient et animaient les sociétés et les artistes centrasia-
tiques depuis la période soviétique. Tout comme le pouvoir soviétique,
les autoritarismes qui lui ont succédé n’ont brisé ni la diversité des
peuples, ni celle des imaginaires et des pratiques théâtrales. Riche de sa
diversité, le théâtre contemporain de l’Asie centrale est travaillé par des
dynamiques contradictoires qui en font sa richesse, entre tradition et
création, conformisme et dissidence.
À cet égard, et en dépit du foisonnement de la création artistique qui
anime (à des degrés certes divers) les autres républiques de la région,
cette contribution privilégiera le cas ouzbek qui, du fait de la sédentari-
sation relativement précoce de sa population et de l’institutionnalisation
de ses pratiques théâtrales, constitue une illustration particulièrement
parlante de la richesse du patrimoine et de la création du théâtre centra-
siatique.

I. Panorama historique
du théâtre centrasiatique et ouzbek

A. De la période précoloniale à la colonisation russe


Les premières formes connues de théâtre formel en Asie centrale re-
montent à la période timouride (XIVe siècle) où s’articulaient trois genres
principaux : un théâtre de comédie (kougli), un théâtre de marion-
nettes (kovirtchok iououn), et un théâtre de contes et de récit (hikoia).
Le théâtre de comédie reposait sur des éléments de parodie, de pan-
tomime, d’humour et de satire, et comprenait trois sous-catégories : le
taklid, la mascara, et le zarofat. Le taklid était un théâtre d’imitation et
de parodie d’éléments naturels et animaliers, qui mêlait personnages
quotidiens et éléments de la vie réelle, souvent représentés par des
acteurs uniques, les moukalid, qui entretenaient des interactions étroites
avec leur auditoire.
La mascara est le genre qui a connu la postérité la plus importante.
Apparues au XVIIe siècle, les mascara étaient généralement de courte
durée, et regroupaient un nombre restreint d’acteurs (les mascaraboz ou
kisikchi), qui mettaient en lumière, sur un mode satirique, certains
comportements et traits de caractère. Elles s’apparentaient à de véri-
tables petites farces qui connurent une expansion importante à l’époque
du poète perso-ouzbek Alishir Navâ’i (1441-1501) et du sultan Mahmud
Théâtre d’Asie centrale 329

(1487-1502) qui accueillait régulièrement mascaraboz et kisikchi dans


son palais de Samarcande.
Le zarofat tire son nom du terme zarif qui désigne un esprit de gaieté
et de bonheur, tel que celui qui imprégnait les zarofat, improvisés le
plus souvent au cours de soirées, mêlant un comique d’improvisation
(badikhagyilik), et un comique de « plaisanteries » (khazil moutoïba)
élaborées à partir d’un thème précis. À l’image du zarif Mavlon
Abdulvoce, contemporain d’Alishir Navâ’i, les zarifi étaient de véri-
tables maîtres du langage, réputés pour pouvoir mémoriser des milliers
de vers et de jeux de mots. Ils jouaient soit de manière improvisée, soit à
partir d’un scénario prédéfini, et s’affrontaient lors de joutes verbales
qui se tenaient le plus souvent en plein air, lors de parties d’échecs ou de
duels.
Le théâtre de marionnettes regroupait deux différents types de jeux,
tous accompagnés de chants et de musique. Le tchodir jamol était celui
des marionnettes à fils animant des scénettes tirées de la vie quotidienne
et évoluant dans de petits théâtres éphémères, généralement en plein air.
Le fonous khaïol désignait un théâtre d’ombres, émises par des mari-
onnettes et projetées grâce à une flamme sur un linge blanc.
Un autre genre, formalisé à l’époque timouride, est le théâtre de
« récit », lui-même composé de trois sous-genres : le récit épique
(kissagouïlik), le théâtre de « prédication » (voïzlik), et le maddokhlik,
élaboré d’après des poèmes et récits soufis. Ces récits épiques se dérou-
laient généralement en plein air ; un acteur situé au centre d’une au-
dience disposée en cercle déclamait la vie de héros passés, comme celles
de Khamza, ou d’Abu Muslim et de sa conquête des terres ouzbeks en
712. L’acteur en costume utilisait un certain nombre d’accessoires,
recourait à différents registres et modes d’élocution, et bénéficiait de
l’accompagnement de ses disciples et, parfois, de musiciens. Les voïzlik
s’apparentaient à de véritables prêches, usant d’images évocatrices,
destinées à illustrer des questions souvent à l’intersection de la religion
et de la morale. Largement influencés par la mystique soufie, les
maddokhlikis s’appuyaient sur la figure du cercle pour dispenser à leur
auditoire des poèmes et paraboles issus de la pensée soufie. Les repré-
sentations pouvaient également mêler des discussions avec les apprentis
et des tours exécutés par des fakirs.
Si le public était relativement mobile et alternait régulièrement entre
théâtre de comédie, théâtre de récits épiques et paraboles morales, les
liens entre ces différents genres étaient plutôt réduits. Répandus durant
la période précoloniale, ces types de spectacle allaient également être
travaillés par de profondes transformations lors de la colonisation russe
et de la période soviétique.
330 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

B. De la colonisation russe à
la professionnalisation du théâtre à l’ère soviétique
La colonisation russe de l’Asie centrale est initiée à la fin du
e
XVIII siècle, mais le regroupement des territoires conquis au sein du
Gouvernement général du Turkestan, dont Tachkent devient la capitale,
n’est véritablement effectué qu’en 1867. En dépit de ce changement
administratif et politique, les colons russes ne semblent témoigner que
d’une relative indifférence envers les formes artistiques autochtones, et
le mouvement de professionnalisation du théâtre n’est initié qu’au début
du siècle suivant, parallèlement à l’urbanisation du Turkestan où se
développent alors réseaux ferroviaires, cinématographes, et maisons
d’édition.
Au début du XXe siècle, l’heure est donc à la transformation du
théâtre, notamment portée par les Djadids, réformistes religieux qui
voyaient dans le théâtre l’un des moyens les plus efficaces pour la
transmission de l’éducation. Certains estiment d’ailleurs que si les
Djadids ont soutenu la révolution d’Octobre et son expansion à l’Asie
centrale, c’est en partie parce qu’ils y ont vu une opportunité pour le
théâtre. Désireux de créer un théâtre professionnel de qualité, inspiré
notamment du modèle européen, Muhammadhodja Behbudi créa, le
15 janvier 1914 à Samarcande, une pièce intitulée Patricide, aujourd’hui
considérée comme marquant la naissance du nouveau théâtre
d’Ouzbékistan.
C’est cependant durant l’époque soviétique que le théâtre centrasia-
tique, et notamment ouzbek, se professionnalisa. À partir des années
1950, le théâtre ouzbek, mené par la troupe du théâtre Khamza de
Tachkent allait en effet connaître un développement significatif. Tout en
se démarquant des formes théâtrales précédentes pour porter auteurs
russes et centrasiatiques sur les scènes des théâtres de la région, la
professionnalisation du secteur bénéficiait alors d’infrastructures nou-
velles, de soutiens financiers, d’une audience fidèle et d’opportunités
accrues de création. Pour autant, ce développement fut loin d’être sans
paradoxe et n’échappa pas à la censure et aux pressions politiques visant
à faire du théâtre, ici comme ailleurs, un outil privilégié de la propa-
gande officielle.
C. Indépendances théâtrales et politiques
Le mouvement réformiste qui traversa l’Union soviétique durant les
années 1980 contribua largement à l’émancipation du paysage théâtral.
Des années 1980 à l’indépendance acquise en 1991, l’Asie centrale fut
travaillée par des interrogations profondes, liées à l’affirmation d’une
identité politique nationale et d’une histoire culturelle propre. En dépit
Théâtre d’Asie centrale 331

de difficultés économiques et politiques profondes qui affectaient alors


la région, une nouvelle génération d’artistes s’affirmait dans le même
temps, pour redéfinir tant bien que mal, la fonction et la nature du
théâtre au sein des nouvelles Républiques centrasiatiques.
Fondé à Tachkent par Mark Weil, en collaboration avec une partie
des étudiants de l’Institut de théâtre de la capitale ouzbèke, le théâtre
Ilkhom s’est affirmé, depuis sa création en 1976, comme l’un des pre-
miers et plus actifs théâtres professionnels indépendants de l’ancienne
URSS. Dès son origine, le théâtre Ilkhom se définit comme un lieu
d’expérimentations qui mêle des acteurs de nationalités diverses
(Ouzbeks, Russes, Tadjiks, Turkmènes, Kazakhs, etc.) pour donner à
voir et à entendre des textes d’auteurs contemporains comme Vampilov,
Zlotnikov ou Bashbekov. Pour autant, ce même théâtre revendique une
continuité avec les formes antérieures, à l’image de son premier spec-
tacle Maskhoroboz-76 qui, donné en plein air en 1976, s’inspirait expli-
citement des formes théâtrales de la mascara.
À partir de 1985, porté par le vent de liberté qui soufflait sur l’URSS,
le théâtre Ilkhom devient célèbre dans toute l’Union, incarnant le sym-
bole de l’indépendance vis-à-vis du pouvoir politique. Mais c’est vérita-
blement lors de sa première tournée à Moscou en 1982 que Mark Weil
semble prendre conscience du caractère subversif et du paradoxe de son
théâtre, populaire par conviction et par nécessité1 : si Ilkhom est alors en
mesure de rassembler, dans la rue, des individus unis par une même
position de subordination et d’atomisation vis-à-vis du pouvoir, il
expose également son public à une pression accrue de la part des auto-
rités, d’autant plus à même de les identifier que la foule reste encore
clairsemée.
En substituant la parodie à la parole officielle, le théâtre Ilkhom
s’affirme en rupture explicite avec l’esthétique du pouvoir : en optant
pour des performances données en plein air, c’est en effet la figure de la
foule, tourmentée et imprévisible, qui prenait alors peu à peu le pas sur
les rassemblements et les discours rigoureusement encadrés aussi bien
lors des revues militaires qu’au sein des salles de théâtre. Dès ses pre-
mières représentations, le théâtre Ilkhom s’affirme comme un élément
perturbateur des relations de pouvoir fondées sur le maillage des espaces
publics et la répression de la spontanéité, assurée au niveau local par les
cellules du parti transformées, dans l’Ouzbékistan indépendant, en
comités de quartier (makhalla) chargés d’opérer une surveillance étroite
de la population (Petric, 2002). Pour autant, l’emblématique théâtre
Ilkhom ne constitue pas une expérience isolée et nombre de compagnies

1
Entretien personnel, Douchanbé (Tadjikistan), août 2005.
332 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

centrasiatiques usent de leur éloignement de Moscou autant que de la


mixité culturelle qui anime la région pour proposer des innovations
formelles qui prolongent souvent des formes théâtrales plus anciennes
[figure 83]2.
Au Tadjikistan, en 1988, un ensemble d’acteurs issus du théâtre de la
Jeunesse crée, sous la direction de Farukh Kasimov, le théâtre Akhorun
qui, dès sa première représentation des Arsonistes (Max Frisch), connaît
un succès rapide, aussi bien en Asie centrale que dans les autres répu-
bliques et territoires de l’Union. Son directeur et metteur en scène,
Faruhk Kasimov entend alors proposer une critique radicale du totalita-
risme, à travers la réinterprétation de récits anciens et plus récents, et la
mise en scène de spectacles éclectiques où se mêlent les écrits de Rumi,
des textes sufis, et des extraits du Coran, de Molière ou Boulgakov
[figure 84].
Au même moment, à Karchi, petite ville du sud de l’Ouzbékistan,
émerge l’atelier Muloqot qui, dans la lignée des théâtres Akhorun et
Ilkhom, donne naissance au théâtre Eski Masjid (« nouvelle mosquée »)
pour proposer, sous l’impulsion de son directeur Abdunazzarov, un
théâtre indépendant, mystique et imaginatif.
Toutes ces expériences contribuent à transformer l’organisation
même du théâtre centrasiatique en invitant régulièrement des metteurs
en scène issus des différents pays de la région. Aussi Barzu
Abdurazzakov, issu de la ville tadjike de Khojent, dirige-t-il régulière-
ment la troupe d’Eski Masjit. Il y croise son compatriote Farukh
Kasimov ainsi que le Turkmène Avlyakuli Khojakuliyev qui, tour à
tour, proposent des ponts et des points de passage entre les différentes
cultures et traditions qui traversent et animent la région.
Dans chacune de ces productions, les textes anciens deviennent le
support d’une lecture renouvelée des tensions liées aux constructions
identitaires contemporaines. Lorsque Farukh Kasimov dirige Le Cheikh
Sanan, ou lorsqu’Avlyakuli Khojakuliyev monte Caïn et Abel, le théâtre
Eski Masjid propose en effet une lecture poétique de l’histoire et des
dynamiques centrasiatiques, où les différences religieuses ou nationales
sont transcendées par l’amour et la tolérance universels. Chez Kasimov
ou Khojakuliyev, les textes classiques, profanes et religieux, constituent
un corpus malléable, une source éclectique de références qui, à l’image
de Nayman ona3, mis en scène par Kassimov d’après un roman du
Kirghize Tchinguiz Aytmatov, mettent en lumière le contraste entre les

2
On se reportera au cahier d’illustrations central inséré dans ce volume.
3
Du nom d’une ville du Sud du Kirghizstan.
Théâtre d’Asie centrale 333

vertus du brassage des traditions et les dangers de l’oubli historique


(Mukhtarov, 2005) [figure 85].
Ces formes théâtrales, qui émergent alors et qui trouvent un écho et
des opportunités renouvelées lors des mouvements de libéralisation des
années 1980, font de la réinterprétation de la tradition le moteur princi-
pal d’un théâtre politique, appelant à la libération des formes et des
messages. Il serait ainsi erroné de considérer que le théâtre politique
centrasiatique ne se manifeste que dans de rares spectacles ouvertement
et explicitement critiques des pouvoirs en place, comme le Père Ubu,
présenté par le théâtre Ilkhom à la fin des années 1990. La vitalité du
théâtre centrasiatique se révèle d’abord et surtout dans la réinterprétation
et la réactualisation de la tradition, manifestant une rupture explicite
avec ses aspects folkloriques auxquels nombre de pouvoirs centrasia-
tiques semblent bien souvent vouloir la cantonner.

II. Le théâtre comme pierre


angulaire de stratégies d’hégémonie
À des degrés divers mais non sans une certaine constance, afin de se
prémunir contre d’éventuels mouvements d’insubordination, les autori-
tés centrasiatiques de la décennie 1990 font de la stabilité institution-
nelle et politique leur priorité principale. Le théâtre devient alors un
relais équivoque, s’affirmant tour à tour comme un vecteur privilégié de
la stratégie hégémonique des autorités et comme un vecteur d’insubor-
dination qui reproduit sur scène une métaphore de l’espace public, de
son histoire et de ses tensions.
A. L’identité nationale, un enjeu politique
À la chute de l’URSS, les états d’Asie centrale accèdent à leur indé-
pendance sans pourtant l’avoir réclamée aussi massivement que les États
baltes ou les républiques du Caucase : lors du référendum de mars 1991,
près de 90 % des populations centrasiatiques se déclaraient d’ailleurs
favorables au maintien de l’Union soviétique. Le passage d’un espace
régional intégré à cinq républiques indépendantes n’allait donc pas de
soi et s’est accompagné, dans chacune des nouvelles républiques, de la
construction de nouvelles symboliques destinées à asseoir les nouvelles
identités nationales (Roy, 1997).
De nouveaux lieux de mémoire sont créés, et chaque État centrasia-
tique connaît alors de profonds changements où se conjuguent une
transformation de la toponymie, des relectures historiques (Petric,
2001), et un ancrage nationaliste et folklorique des politiques culturelles,
sensés préserver l’identité nationale et asseoir la légitimité des gouver-
nants (Tordjman, 2009). En guise d’illustration, évoquons le cas de ce
334 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

conseiller ouzbek de l’appareil présidentiel à la culture qui annonçait,


dans une tribune publiée en 2004 dans un grand quotidien national, que
« l’Ouzbékistan n’avait pas besoin de la culture occidentale ».
Les nouvelles identités promues par le haut n’appellent pas le peuple
à participer à la construction étatique, ni l’individu à s’engager dans la
chose publique (Laruelle, Peyrouse, 2006), mais uniquement au respect
du grand patrimoine national légué par Avicenne et Tamerlan dont les
statues ont, sur les principales places de la ville, succédé à celles de
Lénine et de Marx. À mesure que les régimes centrasiatiques se conso-
lident, les autorités vont agir selon trois modalités et objectifs en enca-
drant les relais de l’expression publique, en façonnant une nouvelle idé-
ologie nationale, et en monopolisant les cadres de la représentation.
B. La parade théâtrale
Comme l’a noté Foucault, « la solitude est la condition première de
la soumission absolue » (Foucault, 2003 : 237). Sans validation de sa
propre condition et de sa propre colère auprès d’autres individus à même
de créer en coulisse un espace contestataire, l’insubordination ne saurait
émerger (Winn, 1983)4. Pour les élites autoritaires, il n’est donc pas
surprenant que le principe même du rassemblement apparaisse comme
une action d’insubordination à laquelle il s’agit de répondre par des
interdictions pures et simples, ou par le déploiement de logiques de
canalisation et d’embrigadement de la population.
Officiellement, aucune forme de censure officielle ne subsiste au
sein des républiques indépendantes d’Asie centrale. Pour autant, de
l’aveu même de nombre d’acteurs du secteur théâtral, notamment en
Ouzbékistan, la censure d’État soviétique semble avoir laissé la place à
nombre de restrictions que s’imposent les artistes eux-mêmes, pour
souscrire aux normes de l’acceptable ou du possible, tant d’un point de
vue politique que budgétaire.
À ce titre, et non sans occulter la dramatique importance de
l’assassinat, en septembre 2007, de son fondateur et metteur en scène
Mark Weil, le théâtre Ilkhom semble avoir été relativement épargné par
ce type de pression du fait de sa popularité et des nombreux spectateurs
qui continuent à s’y presser, les soirs de spectacle. L’indépendance de la
structure à l’égard des subsides d’État semble en effet agir comme un
moyen d’échapper – du moins en partie – à la contrainte et aux intimi-

4
Dans son étude des techniques de surveillance et d’atomisation employées à l’égard
des prisonniers de la guerre de Corée, Denise Winn montre d’ailleurs que, dès lors
que les prisonniers étaient à même de se parler, les gardiens n’étaient plus en mesure
de faire respecter un strict régime d’obéissance au sein des camps.
Théâtre d’Asie centrale 335

dations fiscales ou budgétaires. Par ailleurs, plutôt que d’opter pour un


affrontement radical avec ce théâtre, les autorités semblent avoir adopté
une posture d’ignorance à son égard, consistant à nier le rôle central
qu’il a joué et continue à occuper sur l’espace public et la scène cultu-
relle du pays et de la région.
Il serait pour autant abusif et trop rapide de conclure que
l’indépendance des États a mené à l’avènement de la liberté des artistes.
Et pour cause, le contrôle de l’expression n’emprunte pas les seules
voies de la répression, de la canalisation et/ou de la surveillance. Afin
d’asseoir leur position d’hégémonie, les autorités recourent à la négation
de la contestation aussi bien qu’à l’investissement de l’espace public
pour y « nier par omission toute possibilité d’action sociale autonome
entreprise par les subordonnés » (Scott, 2008).
Les fêtes de Navruz célébrées en Asie centrale chaque 21 mars sont
autant d’exemples de ces spectacles minutieusement orchestrés par les
autorités, soucieuses de « montrer l’unité du peuple et la vigueur de ses
traditions »5. Les préparatifs durent plusieurs semaines au cours des-
quelles tout est mis en œuvre pour s’assurer de leur bon déroulement :
les rues menant au lieu de la fête sont bloquées, ses abords sont réamé-
nagés, et la construction des accessoires et décors du spectacle mobilise
largement, des écoles aux opéras. Le jour de la fête et parfois plusieurs
jours en amont, l’accès au lieu de la manifestation est soumis à de
nombreux contrôles d’identité visant à limiter le « public » à des offi-
ciels et dignitaires du régime, triés sur le volet et placés selon leur rang
administratif ou leur grade militaire. Les chorégraphies millimétrées de
ces spectacles, la disposition du public selon l’appartenance hiérar-
chique des invités et l’omniprésence des symboles nationaux y rappel-
lent davantage les caractéristiques de la parade que celles de rassemble-
ments populaires spontanés : « La discipline […] a son propre type de
cérémonie. Ce n’est pas le triomphe, c’est la revue, c’est la “parade”,
forme fastueuse de l’examen. Les “sujets” y sont offerts comme “objets”
à l’observation d’un pouvoir qui ne se manifeste que par son seul re-
gard » (Foucault, 1993 : 190).
La chorégraphie y évoque d’ailleurs directement les fêtes soviétiques
du premier mai où les troupes, autant que les travailleurs, étaient passées
en revue. Alors que les défilés et les parades militaires occidentales
voient généralement l’aménagement à côté des tribunes officielles,
d’espaces où la foule peut avoir accès au spectacle, les spectacles de

5
Entretien avec Nabi Abdurakhmanov, directeur du théâtre de la jeunesse
d’Ouzbékistan et metteur en scène de la fête de Navruz à Tachkent (2007), Tachkent,
août 2008.
336 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Navruz organisés dans les capitales mettent quant à eux uniquement en


interaction les acteurs du spectacle et les invités officiels. Dans la me-
sure où la population n’y bénéficie pas d’un accès autre que via les
chaînes de télévision, il s’agit donc moins d’une mise en scène des
traditions du pays que d’une dramaturgie des relations de pouvoir qui
vise autant à convaincre les participants (le public comme les acteurs/
danseurs) qu’ils sont des parties légitimes de la communauté nationale,
qu’à donner à voir une représentation vivante de la centralisation des
modalités de contrôle.
En éloignant de la scène tout élément qui pourrait signifier
l’insubordination, la division ou l’indiscipline, ces fêtes s’apparentent
donc à une sorte de théâtre collectif qui vise avant tout à la perpétuation
de la domination des élites. Elles se fondent sur, et visent également à
une forme d’autopersuasion voire d’autohypnose des dirigeants qui
verraient leur cohésion renforcée et se trouveraient enhardis dans leur
action par la démonstration publique de leur pouvoir.
C. Théâtre et dissidence
Cependant, l’insistance avec laquelle les autorités revendiquent leur
inscription dans une généalogie historique valorisante les expose en
retour à un risque de contestation dès lors qu’elles trahiraient les valeurs
et principes dont elles se réclament. Et c’est précisément dans cette faille
de légitimité que nombre de théâtres centrasiatiques, au premier rang
desquels le théâtre Ilkhom, s’insèrent pour faire acte de dissidence, ce
qui, selon la formule de Claude Lefort, consiste à remettre de la vie et du
mouvement là où règnent l’immobile et l’immuable :
L’État tend à absorber, sans jamais y parvenir, la société vivante, et cela,
pour cette simple raison qu’elle est indéterminée, qu’elle excède l’ordre des
règles et des comportements manifestes, qu’elle implique des échanges dont
la signification et les effets se dérobent même à la conscience de leurs
agents. C’est la sociabilité qu’ils pourchassent comme l’ennemi de l’État, ce
sont les conditions de la reconnaissance mutuelle, de la relation du sem-
blable au semblable qu’ils s’acharnent à saper (Lefort, 1978 : 115-118).
Une contestation qui serait frontale est cependant impossible, compte
tenu des risques trop importants pour ses auteurs. Le théâtre centrasia-
tique, aux prises avec les autoritarismes d’État et les difficultés socio-
économiques, se réinvente donc sous la forme d’un jeu sur la distance
verbale entre le messager, le message et son auditoire, qui devient ainsi
un moyen de protection en même temps qu’un support de contestation.
La menace de la répression contraint en effet les dissidents à la subtilité
et au déguisement, et contribue à faire du théâtre un condensateur de la
dissidence, qui permet de délivrer un message en en déguisant la nature
et/ou en en masquant les auteurs.
Théâtre d’Asie centrale 337

La première option suppose de placer la représentation théâtrale dans


un équilibre précaire et délicat où la dimension sociale et politique de la
performance est suffisamment masquée pour en rendre la diffusion
acceptable mais, dans le même temps, suffisamment explicite pour être
comprise par les spectateurs. L’usage de l’ironie, de l’humour et du
grotesque, à l’image de l’Ubu roi monté par le théâtre Ilkhom illustre
parfaitement cette stratégie.
De la même manière, nombre de spectacles de ce même théâtre ont
recours à des inversions symboliques et des transgressions normatives
fréquentes : la mascara qui constituait le titre et la nature de la première
pièce de ce théâtre, en référence explicite aux formes plus traditionnelles
de théâtre de la région, fait ainsi du travestissement une métaphore des
possibilités d’inversion et de changement. Le traitement du thème de
l’homosexualité, toujours considérée comme infraction pénale en
Ouzbékistan, participe également de cette volonté de repousser, sur
scène, des barrières quasi infranchissables à l’extérieur des murs du
théâtre.
Nombre de spectacles contemporains d’Asie centrale font également
un usage particulier et récurrent du chœur et du grommellement, figures
de l’expression du mécontentement, à la fois collectif et indiscernable.
Ce faisant, les plateaux des théâtres deviennent des lieux où se met en
scène l’indiscernable, et où se dissimulent à la fois le message et le
messager. Ils se font les chambres d’échos de discours brouillés où celui
qui parle devient indistinct pour laisser au public le soin d’assimiler les
paroles prononcées à une plainte. Ce recours au grommellement ne
constitue d’ailleurs pas uniquement un vecteur d’alternative, en rupture
avec les messages univoques de l’État. Il s’affirme également en dis-
jonction profonde avec la tradition d’un théâtre, développé dans la
région durant le XXe siècle, qui se voulait particulièrement respectueux
de la langue.
Une autre possibilité de transgression de l’ordre établi – sans toute-
fois le revendiquer explicitement – consiste ainsi à jouer sur l’anonymat
et à prolonger les modes oraux de transmission par lesquels se diffu-
saient, dans les siècles passés, les histoires alors déclamées par les
zarifs. L’une des dernières pièces du théâtre Ilkhom intitulée Love se
compose d’ailleurs de textes anonymes collectés dans la vallée de
Ferghana et entend représenter les vertus de l’oralité et de la circulation
de la parole, dans une métaphore d’un monde d’autant plus vivant qu’il
est sans cesse traversé par l’échange et le mouvement [figure 86]. Cette
voie anonyme de la transgression trouve également un certain écho dans
les spectacles d’Eski Masjid où, épousant les représentations de
l’imaginaire soufi, l’acteur devient le relais d’une parole qui lui est à la
338 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

fois étrangère et supérieure, qui parcourt son corps sans qu’il puisse être
tenu pour responsable de son contenu.

Conclusion
Porté par une histoire heurtée, au cœur de tensions politiques, de dif-
ficultés sociales et de contraintes économiques sévères, le théâtre centra-
siatique témoigne aujourd’hui d’une vitalité certaine, mais fragile. Au-
delà de spectacles folkloriques, vantant, derrière les traits d’un Tamerlan
ou d’un Avicenne bienfaiteurs, la grandeur d’une nation et de ses diri-
geants, les républiques d’Asie centrale, riches de leurs traditions artis-
tiques et spirituelles, continuent d’abriter un théâtre éminemment poli-
tique. Sur des scènes parfois délabrées, dans des lieux souvent discrets,
le théâtre centrasiatique s’efforce, non sans de profondes et réelles
difficultés, comme ne cessait de le revendiquer Mark Weil, de « parler,
sur scène, le même langage que celui de la société ».
Mais si l’adéquation entre les scènes et leurs publics fait la richesse
des théâtres d’Asie centrale, elle en explique également les difficultés.
Tout comme les citoyens ouzbeks, kirghizes, tadjiks, turkmènes, et dans
une moindre mesure kazakhs, les théâtres de la région subissent au-
jourd’hui les contrecoups de la crise économique, et sont parmi les
premières victimes de la dérive autoritaire des régimes et de la fragmen-
tation des sociétés. La « fuite des cerveaux » s’accompagne bien souvent
de celle des artistes, et la répression de l’expression publique – qui
continue à enserrer la création artistique centrasiatique – doit nous inciter
à voir dans ce foisonnant théâtre une création en danger permanent.

Bibliographie
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Winn, Denise, The Manipulated Mind : Brainwashing, Conditioning, and
Indoctrination, Londres, Octogon Press, 1983.
Les écritures théâtrales du Caucase

Virginie SYMANIEC

Maison d’Europe et d’Orient

Depuis le démantèlement de l’Union soviétique et l’accès à l’in-


dépendance de ses anciennes républiques, y compris caucasiennes
– Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie en tête –, le monde du théâtre cauca-
sien semble toujours en voie de restructuration, même si certaines
expériences heureuses de création viennent parfois tempérer un constat
bien plus amer concernant le destin des théâtres caucasiens de la Fédé-
ration de Russie. Sans retracer la longue histoire des guerres et des
conflits auxquels se sont livrées les grandes puissances pour pacifier
cette région escarpée entre les mers Noire et Caspienne, la pratique aussi
bien que l’étude du théâtre ont longtemps été au cœur d’une politique
dont les ressorts coloniaux ont laissé bien des traces dans ces sociétés
ainsi que dans leurs écritures dramatiques.
Il aura fallu attendre 2009 pour que paraisse en français, aux éditions
l’Espace d’un instant, la première Anthologie des écritures théâtrales du
Caucase (Dolmieu et Symaniec, 2009), mettant en perspective les
discours faisant autorité sur le passé sanglant de cette région et la ma-
nière dont les Caucasiens se représentaient le monde. Nous ne nous
attarderons pas sur les difficultés qui se sont posées aux coordinateurs
de cette anthologie lorsqu’il s’est agi de choisir les textes, de les traduire
en français et de les présenter. Il aura en effet fallu presque dix années à
Dominique Dolmieu, directeur artistique de la Maison d’Europe et
d’Orient, ainsi que la réunion de multiples talents, pour mener à bien ce
projet. Ce qui nous intéressera ici est donc surtout ce qu’il en résulte, à
savoir la présentation de trente-sept auteurs et textes dramatiques le plus
souvent inédits en France et qui n’avaient jamais été comparés. C’est
pourquoi il nous semble important de revenir, dans cet exposé, sur les
principales problématiques qui les traversent, pour en montrer l’évo-
lution, ainsi que celle des pratiques et recherches stylistiques.
342 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

I. Les dramaturgies classiques du Caucase


De nombreux observateurs de l’histoire culturelle du Caucase
s’attachent aujourd’hui à souligner le caractère très ancien de l’intérêt
que les populations de cette région portent au théâtre, bien qu’il soit
parfois difficile d’en trouver, selon les régions, de nombreux témoi-
gnages écrits. Notre travail de recensement de textes pour La Montagne
des Langues a montré le caractère saisissant du contraste qui existe entre
les histoires du théâtre et les dramaturgies du Caucase du Sud (Arménie,
Géorgie et Azerbaïdjan, qui peuvent se prévaloir de posséder une culture
écrite ancienne), et les productions textuelles du Caucase du Nord
(Tchétchénie, Balkarie ou Karatchaïevo-Tcherkessie, plus souvent
issues de la culture orale au sein de sociétés où l’usage de l’écrit fut
souvent plus tardif, sinon plus controversé). Cela explique que les
auteurs du Caucase du Sud occupent depuis plus longtemps que ceux du
Caucase du Nord le terrain d’une dramaturgie au style conventionnel,
qui – le caractère parfois « exotique » de ses sujets excepté – s’accorde
avec tous les canons de la comédie classique occidentale.
Parmi les textes qui illustrent le mieux ce phénomène, nous avons
notamment retenu Histoire de Monsieur Jordan, botaniste, et du der-
viche Mestèli Chah, célèbre magicien (Bazin, 1967) écrit à Tiflis en
1850 (aujourd’hui Tbilissi en Géorgie) par l’auteur de langue azérie
Mirza Fath Ali Akhundzade (1812-1878) ou Maître Balthasar1, une
comédie en trois actes écrite en 1887 à Constantinople par l’auteur
arménien Hagop Baronian (parfois écrit Jacob Paronian, 1840-1891).
Dans ces deux pièces, les unités de lieu et de temps sont encore respec-
tées. L’Histoire de Monsieur Jordan se déroule au Karabagh, un jour
après la fête du printemps (Novrouz), dans le séjour d’hiver des Tekleh-
Moughanli. Le jeune Chahbaz Bey, qui a promis d’épouser Chèrefnisseh
Hanoum, rêve pourtant d’accompagner le botaniste monsieur Jordan en
France pour étudier la langue et la culture françaises. Mais la jeune fille
et sa future belle-mère ne l’entendent pas du tout de cette oreille. Pour
elles, le jeune homme ne veut pas tant visiter Paris qu’apprécier ses
femmes et, pour empêcher son départ, elles décident de faire appel au
derviche Mestèli Chah qui ne leur promet rien moins que de détruire la
capitale française grâce à ses sortilèges. Maître Balthasar, également de
facture très classique, bien qu’à l’humour plus corrosif encore, narre
l’histoire d’un cocu qui le sait, qui en possède la preuve, et qui décide de
s’adresser à la justice pour obtenir réparation et être à tout jamais débar-
rassé de sa femme. Celle-ci intrigue pourtant si bien contre lui qu’il finit
dépouillé de tous ses biens…

1
Traduite pour la première fois en français par J.-M. Silnitzky en 1913.
Les écritures théâtrales du Caucase 343

La parution de ces fables est contemporaine de la naissance des


théâtres dits « nationaux » sur le continent européen. Ceux qui devien-
dront les fleurons des dramaturgies arménienne, géorgienne et azer-
baïdjanaise des XIXe et XXe siècles n’hésitent pas, comme en témoigne le
canevas de Maître Balthasar, à s’inspirer de Molière, Racine, Corneille,
Marivaux, Musset, Shakespeare, Ostrovski ou Schiller, imitant ainsi les
canons de la culture coloniale occidentale. L’Histoire de la Géorgie de
Nodar Assatiani et Alexandre Bendianachvili confirme que dès le
e
XVIII siècle, les scènes géorgiennes accueillaient les œuvres phares du
théâtre européen tout en les adaptant et en cherchant à leur donner une
couleur locale. Une Iphigénie de Racine « à la géorgienne » put ainsi
divertir le roi Éréklé II en 1795 (Assatiani et Bendianachvili, 1997 :
320).
Vers le milieu du XIXe siècle, de nouvelles troupes arméniennes ap-
paraissent à Constantinople, Tiflis, Erevan, Bakou ou Moscou, mais
elles mélangent encore parfois les langues de représentation pour mieux
trouver leur public dans ces grands centres multiculturels impériaux. Les
jeunes troupes du théâtre arménien peuvent ainsi valoriser un répertoire
pluriglosse, où les pièces en turc croisent celles en français, en italien ou
en arménien, avant de s’affranchir progressivement du répertoire étran-
ger en faveur d’auteurs arménophones : un procédé commun au déve-
loppement de nombreuses dramaturgies « nationales » et qui traduisit,
au Caucase comme ailleurs, la tension qui pouvait exister entre
« théâtres des nationalités » et théâtres du pouvoir au sein de tous les
empires.
La Tiflis russe de la seconde moitié du XIXe siècle fut par exemple la
ville de l’Arménien Gabriel Soundoukian (1825-1912), dont le réper-
toire comique s’organisait autour de la critique des inégalités sociales et
qui donna son nom au théâtre académique arménien soviétique à dater
de 1922. En témoigne également l’histoire du théâtre arménien de
Turquie qu’étudiait J.-M. Silnitzky dans son introduction à la publi-
cation, en 1913, de la traduction française de Maître Balthasar. L’histo-
rien raconte, par exemple, comment le Théâtre ottoman, fondé par
Iéramian Pacha en 1865 à Istanbul, pouvait faire jouer des pièces en
vernaculaire turc par des comédiens arméniens, concurrençant ainsi le
Théâtre oriental qui, pour attirer un plus large public, se vit bientôt dans
la nécessité d’adopter une stratégie linguistique similaire.
Le développement sans précédent du théâtre arménophone de
Turquie à dater de la moitié du XIXe siècle sembla toutefois faire om-
brage aux théâtres impériaux turcs, au point que le sultan Abdülhamid II
(1842-1918) promulgua un décret interdisant les représentations des
pièces en arménien (1879). Il faudra d’ailleurs souvent attendre la fin de
la Seconde Guerre mondiale pour que des auteurs arméniens soviétiques
344 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

entreprennent de traduire dans leur langue ce que leurs compatriotes


avaient précédemment pu écrire en turc.
En dépit de ces circonstances, J.-M. Silnitzky montrait que deux au-
teurs dramatiques, Karékin H. Rechdouni (1840-1879), qu’il qualifiait
justement de « Molière arménien » et Hagop Baronian, l’auteur de notre
Maître Balthazar, purent toutefois jouer un rôle important dans la
formation d’un répertoire arménophone moderne en Turquie, dont le
principal propos aurait été de moquer la corruption de la société impé-
riale ottomane. H. Baronian, qui maîtrisait lui-même plusieurs langues
(l’arménien, le turc, le français et le grec), excella par exemple dans les
genres du pamphlet et de la satire politiques, laissant une œuvre qui lui
valut de nombreux ennemis parmi les notables de Constantinople. Outre
son chef-d’œuvre intitulé Les Gros Bonnets nationaux (1874-1875), ses
pièces Deux maîtres, un serviteur (1865), Le Dentiste oriental (1868) ou
Maître Balthazar (1887) restent exemplaires – bien que très visiblement
inspirées de Goldoni, Molière ou des farces dentaires italiennes et
françaises des théâtres de foire (XVIe-XVIIIe siècles) – du caractère acéré
de sa plume contre les parodies de justice dans la Turquie de son temps.

II. Le genre épique au début du XXe siècle :


entre Orient et Occident ?
Au XXe siècle, les historiens soviétiques eurent tendance à minimiser
l’importance des écritures dramatiques présoviétiques des nationalités
du Caucase qui possédaient déjà une langue écrite au début du
e
XX siècle. En Transcaucasie, il s’est très vite agi d’imposer, comme
dans le reste de l’URSS, l’idée que le régime soviétique représentait « le
temps zéro de l’histoire culturelle des peuples ». Pourtant, des re-
cherches plus récentes ont montré que celui-ci n’eut pendant longtemps
pas d’autre répertoire à proposer que les pièces qui avaient été écrites
entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, y compris par des
auteurs que les idéologues du soviétisme purent ensuite classer dans le
camp des « nationalistes-bourgeois ».
Dans La Montagne des langues, nous avons ainsi montré que des
pièces comme La Bataille pour Bakou de Mirza Bala Mammedzadeh,
qui avait pourtant été à l’affiche du théâtre azerbaïdjanais en sep-
tembre 1919, furent ensuite associées par les historiens du théâtre
soviétique au seul règne éphémère du Moussavat (Müsavat)2 – le parti
nationaliste azerbaïdjanais au pouvoir entre 1918 et 1920, dont l’auteur
2
Ce parti, fondé en 1911 à Bakou, revendiquait l’indépendance de toutes les nations
musulmanes et avait attiré un autre auteur dramatique et scénariste azerbaïdjanais,
Oglu Jabbarly de Jafar Gafar (Jabbarli, 1899-1934).
Les écritures théâtrales du Caucase 345

fut l’un des secrétaires – et dénigrées en tant que pièces anhistoriques ou


« artisanales » par des critiques dont le devoir était désormais de
valoriser l’idée que le pouvoir bolchevique allait « professionnaliser » le
domaine théâtral azéri.
Comme les autres théâtres de la région, le théâtre azerbaïdjanais
manque alors de textes « progressistes », « révolutionnaires » ou
s’accordant avec les vues, souvent sujettes à modifications, des bolche-
viques. Ces derniers se trouvent souvent dans l’obligation de créer un
répertoire de toutes pièces dans les vernaculaires des régions qui ne
possèdent pas encore de langue écrite ou, comme par exemple en
Azerbaïdjan, d’utiliser le répertoire déjà existant des années 1910.
En publiant en 2002 Leyli et Medjnun (1907) de l’Azerbaïdjanais
Uzeir Hadjibeyov (Uzeyir Hajibeyov, 1885-1948), sur une traduction de
Shirin Melikoff, les éditions l’Espace d’un instant nous avaient déjà
permis de découvrir la partie visible d’un répertoire de langue azérie
antérieur à la politique culturelle volontariste des débuts de l’ère sovié-
tique. Les recherches du diplomate Ramiz Abutalibov (né en 1937) dans
les archives françaises ont d’ailleurs montré que cet auteur n’était pas
resté inconnu en France. Sa comédie lyrique, Le Marchand de tissus
(1913), traduite en français par son frère, Djenoun Bey Hadjibeyli
(Jeyhun Hajibeyli, m. 1962), fut même jouée à la Gaîté-Lyrique de Paris
en 1925 au bénéfice des Azerbaïdjanais de France sous le titre de Comé-
die lyrique turque de MM. Hadjibeyli frères.
Leyli et Medjnun, considéré comme l’un des premiers opéras du
monde oriental, avait été écrit à Bakou en 1907 et joué pour la première
fois le 12 janvier 1908 au théâtre Taguiev (aujourd’hui théâtre de la
comédie musicale). Il est intéressant de noter que le programme de cette
représentation avait été imprimé en russe et en azéri, une langue qui
s’écrivait, à l’époque, en alphabet arabe.
Dans son introduction à ce Roméo et Juliette oriental, qui retrace
l’histoire d’un amour tragique entre deux jeunes gens, Shirin Melikoff
expliquait que le texte azerbaïdjanais avait alors conservé de nombreux
passages originaux du Leyli et Medjnun du poète du XVIe siècle Fuzûli
(Melikoff, 2002 : 8). Elle racontait aussi que cette histoire d’amour était
l’une des légendes les plus répandues du Moyen-Orient à l’Asie cen-
trale, se prêtant particulièrement bien aux improvisations des mugham,
un genre musical traditionnel et savant de la musique azérie qui partage
des caractéristiques communes avec le maqâm arabe, le radif perse ou le
makam turc. Pour Shirin Melikoff, cette légende pouvait toutefois
également rappeler la littérature épique occidentale de Tristan et Iseult à
Aucassin et Nicolette en passant par Lancelot :
La tradition bédouine, cadre de Leyli et Medjnun, évoque les relations entre
jeunes gens, l’amour foudroyant, la séparation due au désaccord tribal,
346 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

l’attente interminable et la mort inéluctable des amants. Tous les poèmes


consacrés à ce thème sont empreints de la même nostalgie de l’amour
éperdu et perdu, qui place Medjnun dans un état entre démence et mort. Si
son amour le maintient en vie dans l’espoir de revoir Leyli, l’échec et le dé-
sespoir causent sa folie et sa perte. Cette tradition s’est conservée intacte
chez tous les peuples du Moyen-Orient, tant pour sa portée sociale et sym-
bolique que pour sa valeur poétique et musicale. Parfois même, Medjnun est
hissé au rang de héros mystique, cherchant à travers l’amour humain à at-
teindre l’amour divin, comme la quête chez Platon de l’amour du Beau.
Ainsi, les peuples iraniens et turcs font de Mejnun un martyr de l’amour de
Dieu (Melikoff, 2002 : 9).
D’autres pièces antérieures à la révolution d’Octobre purent, mieux
que d’autres, se prêter au jeu des récupérations politiques, du fait même
de leur structure conventionnelle ou de leur sujet soi-disant marqué par
le style « révolutionnaire ». En témoigne Le Malheur (1914), du
Géorgien David Klodiachvili (Kldiachvili ou Kldiashvili, 1862-1931),
une autre pièce classique valorisée par l’historiographie du théâtre
soviétique pour son caractère satirique visant les superstitions pay-
sannes. Le Malheur avait été écrite dans la région d’Imereti, alors en
Russie tsariste. Des villageois y semblaient persuadés que, pour guérir
quelqu’un qui avait les deux jambes cassées, il suffisait de conjurer le
mal ou le mauvais sort par la prière. Simplement, nul ne savait dans
quelle direction le mal allait sortir. Ceux d’en haut voulaient le voir
sortir par le bas, tandis que ceux d’en bas préféraient qu’il s’échappe par
le haut. De quoi semer la discorde entre voisins, chacun se tenant prêt à
faire obstacle à ce malheur et à le communiquer aux autres, jusqu’à ce
que la victime finisse par être tenue elle-même pour responsable du
conflit suscité par ces superstitions.

III. L’ère soviétique


Pour fonder un théâtre caucasien soviétique, il ne suffit bientôt plus
aux autorités de valoriser un répertoire en phase avec la politique sovié-
tique dite des « nationalités ». Le problème se complexifie progressive-
ment au sein d’un régime devenant de plus en plus autoritaire, où les
auteurs dramatiques sont mis en demeure d’inventer une dramaturgie
nationale, autant que loyale au soviétisme. Nous sommes à ce jour
incapable de dire combien de pièces proposées par des auteurs cauca-
siens furent réellement censurées au cours de la période de construction
du soviétisme que furent les années 1920-1930, soit pour des raisons
politiques, soit parce que leur langue d’écriture ne correspondait pas aux
normes proposées par les linguistes, et ceci en dépit du manque patent
d’un répertoire préalablement définissable comme bolchevique.
Les écritures théâtrales du Caucase 347

Comme tous les créateurs vivant en URSS à cette époque, les auteurs
dramatiques du Caucase n’échappèrent donc pas à la politique volontariste
d’uniformisation du champ culturel. Bientôt, seuls les auteurs formés à
Moscou ou par des Russes au sein de studios d’art dramatique que le
pouvoir central avait institués au début des années 1920, y compris au
Caucase, pour former de nouveaux cadres de la culture, furent admis à
rejoindre l’élite théâtrale des soviets. Les traditions orales, qui avaient
jusqu’alors eu une fonction sociale importante au sein des sociétés
musulmanes du Caucase et qui avaient été majoritairement fondées sur le
respect du droit coutumier, furent donc minimisées ou réformées pour
convenir non seulement à une esthétique politique singulière, mais aussi
pour pouvoir être territorialisées au sein de cadres « nationaux » que les
savants soviétiques établissaient en faisant en sorte que leurs généalogies
linguistiques soient cohérentes avec le fait politique.
C’est ainsi que l’historiographie soviétique faisait coïncider les dé-
buts de l’histoire du théâtre des « peuples » du Caucase du Nord avec
l’invention d’alphabets pour leurs langues. Le théâtre ingouche naissait
par exemple en 1923 – année de la normalisation de sa langue écrite ;
celle du théâtre tchétchène en 1925, même si la première œuvre drama-
tique écrite en tchétchène était officiellement reconnue comme étant
Alibek Khadji Zandaksi de Denilbek Chepirov, qui narrait une révolte de
montagnards durant la seconde moitié du XIXe siècle. L’histoire du
théâtre daghestanais débutait en 1928 pour des raisons similaires.
Le cas du Daghestan semble avoir été toutefois encore plus
complexe, puisque le pouvoir soviétique dut y gérer de nombreuses
« nationalités » dont il remaniait parallèlement les frontières et les
dénominations. S’il pouvait déjà s’appuyer sur une pièce comme Les
Étameurs de Garoun Saïdov, qui avait été portée à la scène en 1914, il
lui fallait parallèlement trouver de quoi former un répertoire de langue
tat, avare, lake, koumyk, lesguine ou darghine. La formation du théâtre
écrit de langue abkhaze put même se faire directement sous l’égide de
l’Académie de langue et de littérature du pays qui organisa, à dater
d’avril 1927, un studio d’art dramatique permettant de créer une troupe
pour supporter la création du théâtre académique abkhaze de Soukhomi.
La normalisation tardive de certaines langues, ainsi que la difficulté
qu’eut le pouvoir soviétique à financer des lieux institutionnels (le
théâtre dramatique et musical koumik n’apparaît qu’en 1930 ; les
théâtres dramatiques et musicaux avares, laks et lesguines qu’en 1935),
expliquent donc également pourquoi le premier répertoire légitime écrit
du Caucase du Nord fut longtemps diglosse, associant des textes russo-
phones à ceux des « peuples frères » pour donner l’exemple aux auteurs
locaux et tenter de les inscrire dans une culture soviétique dont le pou-
voir central s’efforçait encore d’harmoniser la définition à partir de
348 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

l’étalon que constituait la culture théâtrale russe (le théâtre dramatique


russe du Daghestan fut, lui, fondé en 1925).
L’hypothèse qu’un genre particulier fut, par la suite, attribué à
chaque théâtre en fonction de sa valeur « ethnique » indexée sur la
taxinomie des « nationalités » soviétiques, reste à vérifier, mais, à
l’échelle d’une république telle que le Daghestan, il est d’ores et déjà
possible de constater que le théâtre russe n’avait pas la même mission
dramatique que les théâtres avare, lak ou lesguine, dont le répertoire,
moins universaliste que le russe, semblait organisé autour de la problé-
matique romantique des origines, et dont l’objectif semblait également
être la création d’une ontologie.
Il demeure que dans certains cas, les premières pièces du répertoire
soviétique valorisées dans le Caucase du Nord semblaient briller par
leur facture classique et des méthodes d’écriture très consensuelles.
Dans Ce n’est pas tous les jours la fête pour le Mollah (Grozny, 1930)
du tchétchéno-ingouche Saïd Badouev (1904-1937), des paysans
laborieux trouvent un moyen subtil pour récupérer l’argent d’un mollah
avare, perfide et chaud lapin. Cette pièce, décrite comme une œuvre
phare du répertoire tchétchéno-ingouche des années 1930 semble avoir
été écrite pour un public que l’on croyait certainement peu au fait des
révolutions esthétiques qui avaient traversé, dans les années 1920, les
théâtres des capitales russes ou européennes. Loin de Moscou, il semble
que le pouvoir local n’hésitait pas à valoriser des formes désuètes pour
faire passer ses slogans auprès de populations majoritairement
paysannes ou montagnardes et qui n’avaient que peu l’habitude d’un
théâtre écrit, se voyant également défini par le pouvoir central comme
un vecteur de « civilisation » et de « progrès »3.
Comme dans Köroghlu (« Le Fils de l’aveugle »)4, une pièce écrite
par Uzeir Hadjibeyov en 1934 (année de publication du texte de Jdanov
sur le réalisme socialiste) et jouée pour la première fois à Bakou en 1937
(année où les purges staliniennes atteignirent des sommets en URSS), il
est également étonnant de constater que le théâtre valorise de nouvelles
représentations du redresseur de torts qui font directement concurrence à
l’image, plus tard entièrement positive et immaculée, du justicier sovié-
tique ou de « l’ouvrier révolutionnaire ». Dans Köroghlu, le thème de la

3
Notons qu’adhérer à cette conception n’empêcha pas des auteurs tels que Saïd
Badouev de disparaître au cours des purges staliniennes de 1937.
4
Comme le rapporte Françoise Genevray, la romantique George Sand (1804-1876),
attirée par l’orientalisme, avait également œuvré à faire connaître ce personnage
d’épopée en France dans les trois livraisons de la Revue indépendante (janvier,
février et avril 1843), sous le titre Les Aventures et les Improvisations de Kourroglou,
recueillies en Perse par M. Alexandre Chodzko (Dolmieu et Symaniec, 2009 : 45).
Les écritures théâtrales du Caucase 349

« révolution paysanne » sert d’arrière-plan à une intrigue où un « Robin


des bois oriental » libère « son » peuple de seigneurs féodaux tout-
puissants. Uzeir Hadjibeyov réadaptait ainsi une légende épique du
e
XVI siècle commune aux turcophones, mais sous la forme d’un opéra
« véri-véridiste » occidental (Melikoff, 2002 : 9). Il y avait également
intégré le style récitatif des ashug ou aèdes – ces chanteurs d’épopées de
la Grèce antique dont Homère reste l’un des plus illustres représentants.
Il n’en créait pas moins une figure propre à toutes les révolutions natio-
nales et conservatrices (Hobsbawm, 1999 : 19). Un paradoxe ?
Köroghlu était en effet bien loin de l’Artavazd de L’Enchaîné. Jeu
théâtral du Moyen Âge arménien (1918), écrit par Levon Shant (pseu-
donyme de Nahachbédian Seghbossian, 1869-1951), et publié par les
éditions l’Espace d’un instant en 2003 dans une traduction d’Alice
Artignan et Anaïd Donabédian. Lorsque Shant écrit L’Enchaîné, nous
sommes à la fin de la Première Guerre mondiale et trois années à peine
après le début du génocide qui, d’avril 1915 à juillet 1916, venait
d’anéantir un million deux cent mille Arméniens d’Anatolie. La reprise
du mythe de Prométhée servait ici de prétexte pour opposer le thème du
massacre de populations à celui des espoirs suscités par la Révolution.
La pièce rappelait ainsi que la figure prométhéenne n’appartenait pas au
seul génie des Grecs. Le Prométhée arménien, Artavazd, pouvait encore
faire écho à l’Abrskil des Abkhazes, à l’Amiran des Ossètes, ou à
l’Amirani des Géorgiens (également Mirh ou Mithra). Conformément à
la légende, Artavazd, prisonnier sur la cime du mont Ararat, avait été
condamné par son père à voir les forgerons œuvrer constamment au
renforcement de ses chaînes. Sa libération n’était rêvée et attendue que
par le « peuple », qui voyait en lui un sauveur appelé à soulager ses
souffrances. Pour Shant, chaque individu devait ainsi apprendre à re-
connaître le Prométhée qui était en lui et à briser ses chaînes.
Cette proposition de Shant, qui rappelle les espoirs de justice suscités
par la révolution d’Octobre, semble être ainsi l’exception qui confirme
la règle au sein de notre Montagne des Langues, où le répertoire cauca-
sien soviétique d’après la Seconde Guerre mondiale ne cessa plus de
ménager l’ambiguïté entre théâtre d’orientation nationaliste par son
caractère « folklorique » – mais revendiquant l’indépendance de la
nation en langage d’Ésope – et propagande « socialiste ». À dater des
années 1960, les ethnographes arpentent derechef les villages monta-
gnards du Caucase (aouls), retrouvant même parfois d’anciens conteurs,
marionnettistes ou bateleurs qui, dans les années 1930, avaient été
obligés d’abandonner leur art pour se sédentariser et se plier aux lois de
la collectivisation. On recueille les témoignages, on tente des reconsti-
tutions, on invente – une fois n’est plus coutume – la tradition. La
350 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

représentation des origines doit être « authentique », et les héros tou-


jours aussi positifs.
En témoigne par exemple Kountchouk et Gioul (1967), un drame hé-
roïque de Bitlostan Koblié (1897-1985), construit à partir d’une légende
de la culture traditionnelle adyghée de Tcherkessie et qui avait déjà été
publié sous le titre L’Attaque du Kountchouk (1846), par l’un des pères
fondateurs de l’histoire, de l’ethnographie et de la littérature modernes
adyghées, le sultan Khan-Guireï (1808-1842). Dans ce drame, de nou-
veau de facture très classique, Gioul, la fille du prince Davlet-Gireï,
riche, puissant et imbu de son pouvoir, est en âge de se marier. Elle est
amoureuse de Kountchouk, un chef militaire adyghé aimant le peuple et
également aimé de ce dernier. Kountchouk vient demander la main de la
jeune fille dont les qualités ne doivent pas manquer de rappeler celles de
tous les Adyghés de Tcherkessie. Mais le prince Davlet-Gireï prévoit de
vendre sa fille au pacha turc d’Azov. Et tandis que Kountchouk est parti
en expédition, les Turcs en profitent pour enlever la jeune fille. Le
peuple se révolte alors contre son prince et contre son mollah, qui ont
ainsi « bafoué son indépendance et sa soif de liberté » (Dolmieu et
Symaniec, 2009 : 144).
Dans L’Éternité (1975-1979) de Djouma Akouba (né en 1937),
l’Abkhazie se voit, quant à elle, associée à la légende des Nartes comme
soubassement de son histoire nationale (Georges Dumézil avait plutôt
ancré la légende des Nartes dans la généalogie des Ossètes). L’écriture
dramatique permet ainsi à l’auteur de revisiter complètement les ori-
gines de son peuple, tout en pratiquant de savants mélanges entre lé-
gendes locales et mythologie des Anciens. Dans cette pièce, le person-
nage de Sasrykoua, le plus jeune de tous les Nartes, dont nul n’est assuré
par ailleurs de connaître le véritable père, tient autant d’Achille et
d’Hercule que de Prométhée. Selon la vieille sorcière, mère des diables,
qui souhaite sa perte, cet être invincible a sauvé ses frères du froid en
décrochant une étoile au tir à l’arc pour les réchauffer au « feu du ciel »,
a volé le feu éternel aux géants pour le donner aux hommes, ou se
déplace sur des oiseaux de proie pour éviter les pièges que lui tendent
ses ennemis. Découvrir où se cache son âme revient à découvrir où se
trouve son talon d’Achille. Dans Kountchouk et Gioul comme dans
L’Éternité, il paraît donc étonnant de voir ressurgir de manière aussi
explicite autant de références anté-soviétiques.

IV. Après la chute de l’URSS


Il faudra toutefois attendre la chute de l’URSS pour voir apparaître
des discours explicitement apologétiques des origines héroïques des
nations du Caucase au théâtre. En témoigne par exemple un extrait de
Tyrgatao, la femme guerrière (2000), de l’auteur de Kabardino-
Les écritures théâtrales du Caucase 351

Balkarie, Boris Outijev (1940-2008). Cette pièce, que la critique a


sacrée, comme toute l’œuvre de cet auteur soviétique, « pièce majeure
du répertoire kabarde contemporain », tente de renouer avec un style
épique et tragique peu prisé du temps de l’optimisme soviétique. Elle
nous emmène au pays des Méotes, qui résidaient sur le littoral de la mer
d’Azov et que B. Outijev présente comme les ancêtres du peuple ka-
barde. Outre qu’elle cherche à établir leurs origines antiques, la pièce
relie les Kabardes à l’histoire mythique des fières Amazones, en mon-
trant la guerrière Tyrgatao tenir tête à un envahisseur grec ! Ce texte
rappelle en particulier l’importance de l’histoire des Amazones dans la
culture, y compris moderne, des populations de la région puisque, selon
d’anciennes croyances, les Tchétchènes continuent, même à l’heure
actuelle, à les décrire comme leurs ancêtres. Le style épique et les fables
merveilleuses ont pu ainsi se substituer, après les proclamations
d’indépendance au sortir de l’Union soviétique, au genre héroïque
mâtiné de thèses collectivistes qui avait jusqu’alors caractérisé la dra-
maturgie sérieuse des « peuples » soviétiques.
On ne compte pas non plus, dans la dramaturgie postsoviétique du
Caucase, les pièces moquant le pouvoir centralisé (Miracle dans un
bureau de poste de l’Azerbaïdjanais Elçin Efendiyev, Le Pain de mé-
nage ou le Pain qui nous est dû. Scènes théâtrales pour voix humaines
et inhumaines, qui n’ont rien à voir avec Jules Renard de l’Arménien
Alexandre Topchian), la notion souvent restée lettre morte de démocra-
tie (Parachute du Kabardino-Balkar Mouradine Doumane ou Zoo park
des Kabardino-Balkars Makhti Djoutoubaev et Moukhtar Tabaksoev),
l’absurdité des conditions de vie contemporaines (Otar du Géorgien
Lasha Boughadzé, Une tour bâtie sur la glace du Tchétchène Moussa
Akhmadov) ou les dysfonctionnements de l’histoire soviétique et ses
orientations coloniales.
Dans Médéa contre Euripide (1985) du Géorgien Janri Kachia, le
célèbre auteur grec, représentant le pouvoir et la culture de
l’envahisseur, est accusé d’avoir été payé pour discréditer dans ses
œuvres l’histoire de la Colchide qu’il présente comme l’ancêtre de la
Géorgie moderne. Inculpé d’avoir créé de toutes pièces le mythe de
Médée, femme sanguinaire et meurtrière de ses propres enfants, il
réclame d’une autre manière que justice soit faite contre la propagande
soviétique et ses réécritures de l’Histoire. Le personnage de Médée se
confond ici avec son actrice, qui, féministe, n’hésite pas à dévier de son
rôle pour interpeller l’envahisseur et l’obliger à rétablir la vérité :
Médéa/L’actrice – À l’édification du pays, à la bonté et à la conscience,
vous avez préféré faire la guerre aux femmes, vous avez répandu le sang, et
ce que vous avez reçu en échange, vous les insensés, est visible aujourd’hui
aux yeux de tous : trahison, envie, jalousie, défiance et, au lieu de la famille,
352 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

des contrats d’affaires. […] Bien sûr, vous seuls pouvez vous prévaloir
d’être des êtres humains, vous, les nobles enfants de l’Hellade… Nous, les
barbares, les Untermenschen, la race des sauvages, nous n’avons droit qu’à
votre indulgence et, peut-être, à votre pitié… (Kachia in Dolmieu et
Symaniec, 2009 : 185-187)
C’est pourtant dans les dramaturgies du Caucase du Nord que
l’évolution des thèmes historiques et de leur traitement stylistique
semble la plus marquante. Il aura par exemple fallu attendre 2002 pour
que les éditions l’Espace d’un instant publient, avec le soutien de
Mylène Sauloy de l’association Marcho Doryla et de François Tanguy
du théâtre du Radeau, Les Loups (Grozny, 1993) de Moussa Akhmadov
(né en 1956) dans la traduction d’Aboubakar Abaïev et de Camille
Sirota. Cette pièce était l’une des premières à témoigner des atrocités
commises par les Soviétiques à l’heure de la Seconde Guerre mondiale
contre les Tchétchènes. Elle nous propulse dans la Tchétchénie de 1944,
où, sur ordre de Staline, le régime soviétique organise la déportation des
Tchétchènes vers l’Asie centrale et la Sibérie, au prix de milliers de
victimes5 :
On les rassemble sur les places de village, on les hisse dans des wagons à
bestiaux, on les entasse, on bourre, on tasse encore, on ferme les portes, les
trains roulent dans la plaine infinie, glacée. Beaucoup meurent asphyxiés.
Dans les villages trop éloignés d’une gare, on les cloître chez eux, on les
embrase, ils se calcinent. Parfois on pique, on injecte. Personne ne sait trop
quoi au juste. Ils périssent vite (Sauloy in Les Loups, 2002 : 7).
En 2002, le texte des Loups, écrit par un auteur né lui-même en dé-
portation en Kirguizie, était l’un des rares, voire le seul document de
fiction qui eût jusqu’à présent témoigné, en France, de cette autre part
sombre de l’histoire de l’Union soviétique stalinienne. Sa parution
contribua notamment à porter – y compris au théâtre, jusque dans les
murs de la Cartoucherie de Vincennes ou du théâtre de la Colline en
2002 – le mouvement citoyen contre les nouvelles campagnes
d’extermination menées contre les Tchétchènes dans la Russie de Boris
Eltsine et de Vladimir Poutine.
Il aura donc fallu attendre la fin du soviétisme pour que le thème de
la déportation des peuples du Caucase du Nord par Staline, sous prétexte
de collaboration avec le nazisme (Krouchtchev les amnistia en 1957),
suscite des écritures dramatiques en tant que tentatives de mises à
distance de l’Histoire, tout en devenant tout aussi structurant dans le
présent des Tchétchènes, des Balkars ou des Karatchaïs que le génocide

5
Les Tchétchènes, les Ingouches, les Balkars, les Karatchaïs, les Tatares de Crimée et
les Allemands de la Volga furent déportés.
Les écritures théâtrales du Caucase 353

pour le peuple arménien. Dans Le Sang et la Cendre du Balkar


Mouradine Olmez (Olmezov, né en 1949 en déportation), le style de-
vient documentaire pour aborder l’histoire de la Kabardino-Balkarie6.
L’auteur semble vouloir utiliser le théâtre pour ses vertus mémorielles et
cathartiques. Il entend rétablir la dignité des disparus en offrant aux
survivants et à leurs descendants le déroulement du procès pour crime
contre l’humanité qui n’a jamais eu lieu à l’encontre du régime sovié-
tique. Bourreaux et victimes sont ainsi convoqués à la barre, comme
Tani Mamaï, née en 1935 :
La dernière à tomber était une jeune mariée. Moi, je suis restée sous le châle
de ma mère. Je n’ai même pas compris qu’elles étaient toutes mortes. J’ai
entendu les faibles murmures de ma mère qui demandait de l’eau. Mes deux
sœurs sont mortes là, avec ma mère. Ensuite, je suis sortie de sous le châle,
mais je n’ai pas réussi à lui apporter de l’eau. J’ai vu comment les soldats
qui avaient tué nos proches égorgeaient les poules et je me suis cachée de
nouveau. J’ai jeté un autre coup d’œil et j’ai vu comment ils mangeaient les
pommes. Je me souviens comme si c’était hier de la façon soigneuse dont ils
les épluchaient (Olmez in Dolmieu et Symaniec, 2009 : 391).
L’auteur n’hésite d’ailleurs plus à se mettre en scène lui-même. Il
prévoit également de venir témoigner au centre du plateau.
Dans un article intitulé « Mort de l’enfant et anéantissement du de-
venir au Caucase du Nord : Les Traîneaux de bois du Karatchaï
Bourkhan Berberov » (Symaniec, 2010), nous nous sommes intéressée à
l’un des rares textes de fiction de la région à ne pas avoir été écrit par un
auteur né en déportation. Les Traîneaux de bois, courte pièce en un acte,
met en jeu un vieux couple de montagnards, Djanim (« ma vie ») et
Tinim (« ma paix »)7, qui n’ont jamais pu ni ne peuvent vivre en paix
depuis leur bannissement, et dont la lignée s’éteint. Leurs rêves et leurs
nuits restent ainsi hantés par le souvenir de la relégation forcée, la perte
des parents, des proches et de l’enfance. La mort de leur enfance dans la
violence semble, dans ce texte, conduire inéluctablement au décès
accidentel de leur fils, qui ne peut plus éclairer ni réchauffer leurs vieux
jours. Ces derniers ne trouvent de solution à leurs maux que dans le
suicide, en s’envolant sur ce même traîneau de bois qui a causé la mort

6
Une république autonome du Nord Caucase avait été fondée en 1936 au sein de la
Fédération de Russie. Elle fut proclamée État de Balkarie par référendum en 1991.
Les Balkars, également déportés en Asie centrale, avaient été réhabilités par le
pouvoir soviétique en 1958. Ils ne sont plus aujourd’hui que cent vingt mille à vivre
sur les contreforts de l’Elbourz.
7
Djanim et Tinim sont des formes d’interpellation en usage chez les peuples turciques
comme les Karatchaïs et les Balkars, que l’on peut également traduire par « ma
chérie », « mon chéri ».
354 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

de leur enfant. Lorsque le rideau se lève sur leur petite habitation de


montagne éclairée par le scintillement de la lune, Djanim et Tinim sont
déjà à demi paralysés par le froid. Ils sont vieux et savent qu’ils vont
mourir. Le rappel de la mort de leur enfant a ici pour première fonction
dramatique de susciter chez eux le souvenir des horreurs vécues :
Djanim – Je ferme les yeux et je vois nos montagnes et nos rivières comme
dans un conte. Notre maison me paraissait énorme, et la cour, un vrai
royaume… La balançoire de mon enfance était suspendue à un noisetier…
Je n’étais plus une petite fille quand cette nuit effroyable est arrivée. On
nous a poussés dans des trains de marchandises et on nous a emmenés
comme du bétail de nos villages natals au fin fond de l’Asie. Pour tous les
enfants, le conte avait pris fin. Notre enfance s’est desséchée comme une
source tarie… Combien de gens sont morts en route… J’avais cinq sœurs,
une seule a survécu, la plus jeune. Et encore un petit frère. Puis est arrivé le
jour noir où le cœur de ma mère s’est arrêté de battre. Nous avions peur
qu’on jette son corps hors du wagon, comme d’autres… Mon frère et moi,
nous étions couchés sur maman et nous l’avons recouverte ainsi pendant le
reste du voyage (Berberov in Dolmieu et Symaniec, 2009 : 207)8.
La figure de l’enfant semble ainsi progressivement envahir la mé-
moire des deux protagonistes, mais la pièce avance par contrastes. La
figure de l’enfant a beau se présenter d’abord comme un symbole de
lutte pour la vie, le petit garçon de Djanim et Tinim ne survit pas dans
un environnement familial présenté comme a priori dénué de violence.
Pourtant, dans ce texte, la mort pourrait appeler la mort à l’infini,
comme si la disparition de l’enfant à l’intérieur du cercle privé de la
famille avait ici pour fonction de mettre en abîme l’histoire collective
autant que de la faire revivre. Celle-ci semble alors agir comme une
malédiction ou comme un rituel qui doit être reproduit. C’est d’ailleurs
là toute l’ambiguïté du texte : accident ou mort rituelle ? On ne parvient
pas à se défaire de l’idée que l’enfant de Djanim et Tinim semble ici
occuper une place sacrificielle qui permet finalement à ses parents, en
s’envolant de manière onirique sur le traîneau qui a tué leur fils, de
renouer une dernière fois, avec la gaieté de leur propre enfance perdue,
cette gaieté innocente du temps qui précède l’Histoire : cette histoire de
sang et de cendres à laquelle, par le truchement de l’accident, leur
propre enfant est finalement parvenu à se soustraire. Djanim et Tinim,
quant à eux, ne sont pas parvenus à barrer la route à la mort de leur
descendance. Leur suicide est la pierre supplémentaire que l’auteur

8
Les extraits cités sont tirés de la version russe du texte, Derevjannye sani, traduit du
Karatchaï par V. Sibirtsev. Fonds de la bibliothèque Christiane Montécot, Paris,
Maison d’Europe et d’Orient.
Les écritures théâtrales du Caucase 355

apporte à son édifice dramaturgique pour souligner qu’une cascade de


mort s’est substituée à l’élan vital de la généalogie (Lempert, 1994 : 31).

V. Un processus d’anéantissement ?
En ce sens, il y a bien un processus d’anéantissement : la non-vie s’attaque
au vivant, comme si l’être était menacé par du non-être, et c’est peut-être
bien là que réside le non-dit, le refoulé d’une lignée malade : au lieu de fa-
voriser l’être, elle héberge du non-être qui n’a de cesse que d’affaiblir l’élan
vital, et la généalogie s’inverse globalement au point de devenir le lieu où
l’être est progressivement comme pompé, aspiré et où il risque de s’épuiser.
Le temps ne va plus vers l’enfance ni vers le nouveau, il va vers le rien qui
procède par répétitions malheureuses. […] Il ne s’agit là, non pas de mort
naturelle, mais de la mort-anéantissement, non pas du simple passage d’une
génération à l’autre, mais d’une tentative répétée de détruire la génération à
venir, de faire plier chaque fruit et chaque branche sous le poids dominateur
et autocratique du chancre de l’arbre (Lempert, 1994 : 33).
La question de savoir si la jeunesse parviendra à sauver la lignée
ainsi que les thèmes de la vieillesse, de la solitude et de la disparition
des anciens sont également au cœur de nombreuses pièces caucasiennes
en appelant, de façon parfois plus drolatique ou divertissante – comme
dans Et viendront les beaux jours (2002) du Karatchaï Iouri Chidov – au
rapprochement des générations et au respect de la terre des Anciens. Le
caractère fictionnel de ces pièces à l’écriture parfois encore désuète se
voit pourtant dépassé par la réalité des violences qui composent le
quotidien des auteurs. Dans Ascension (2003), l’Arménien Gagik
Ghazareh (né en 1973), proche du Centre arménien pour l’art expéri-
mental d’Erevan (NPAK), semble à peine vouloir organiser le chaos :
Des mots qui ne veulent rien dire. Des mots qui ne sont que des mots. Des
mots qui unifient et fabriquent le texte. Des textes qui peuvent être entendus
dans le vide. Les mots sont impuissants à exprimer la réalité lorsque les gens
deviennent subrepticement des bâtards. Une génération est sacrifiée et vous
en faites partie. La vie n’a pas de valeur dans ce pays et l’homme est un
criminel impuissant. […] L’homme est un bon à rien dépravé, insensé. Il est
un mot qui ne veut rien dire. […] Pendant le déroulement de la pièce, des
changements illogiques de lieux, des tranches de vie allégoriques de second
plan, inattendus, n’ont pas de rapport avec l’acte principal. Absence de hé-
ros du fait même de ses multiples transformations, ou alors du fait de son
aliénation. Présence d’une documentation à l’intérieur même du récit : un
hybride complexe dans la construction et dans la forme (Ghazareh in
Dolmieu et Symaniec, 2009 : 358).
Plus on avance vers le troisième millénaire et plus la déconstruction
des textes dramatiques se fait parfois l’écho de la destruction et de la
fragmentation du monde et des sentiments : un phénomène qui, au
356 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

théâtre, n’a cependant rien d’a priori spécifiquement caucasien. Mais


parmi les centaines d’attentats qui ont ponctué l’actualité des Caucasiens
et des Russes depuis la fin de l’URSS, ceux de Besslan (Ossétie du
Nord)9 et du théâtre de la Doubrovka à Moscou auront fortement marqué
les esprits. Dans Jour de terreur (2006), le jeune auteur dramatique
kabarde, Mourat Gourfov (né en 1986), déconstruit à son tour les codes
de l’écriture classique pour narrer l’histoire d’un étudiant qui s’aperçoit
que l’école de son petit frère vient d’être l’objet d’une prise d’otages.
Dans Cendres d’espoirs et de rêves (2003), le Tchétchène Moussa
Akhmadov propose une étude de la prise d’otages du théâtre de la
Doubrovka à Moscou, qui s’était déroulée à l’occasion d’une représen-
tation, en octobre 2002, de la comédie musicale russe Nord-Ost
d’Alekseï Ivachtchenko et Gueorguiï Vasilev. Le théâtre tente alors de
relier les ressentiments issus des violences présentes à ceux nés de celles
du passé. Il est d’ailleurs intéressant de constater que ce sont ici les
purges staliniennes de 1937 qui servent de marqueur historique ou de
point de non-retour dans le discours de l’auteur sur l’histoire européenne
de la barbarie.
Le texte ne s’interroge toutefois que furtivement sur la relation sans
précédent que la prise d’otages de la Doubrovka a introduite entre un
terrorisme visant cette fois les spectateurs et le lieu symbolique que
représente le théâtre. Car c’est bien du Caucase que nous parvient cette
question lancinante à laquelle il semble encore difficile d’apporter des
réponses : pourquoi des combattants tchétchènes ont-ils choisi de
s’attaquer à un théâtre en plein cœur de Moscou plutôt qu’à une gare,
une rame de métro, un grand magasin ou un aéroport ? Dans Cendres
d’espoirs et de rêves, Akhmadov se risque à formuler une explication en
imaginant ce que pourrait être la réponse de la terroriste Aïzan :
Allant dans le sens des revendications des terroristes, les familles des otages
ont manifesté avec ces slogans : « Retrait des troupes de Tchétchénie »,
« Stop à la guerre en Tchétchénie ! »
Aïzan – Regardez, nous ne sommes pas venus ici pour rien. Si vous aviez
manifesté à Moscou plus tôt, au lieu de dormir, nous n’en serions pas là au-
jourd’hui. Au lieu de ça, vous vous amusez, vous allez au théâtre… et
maintenant, vous allez être obligés de partager notre douleur avec nous… La
guerre, c’est pour les uns le lait, pour les autres le sang. À la guerre comme
à la guerre ! (Akhmadov in Dolmieu et Symaniec, 2009 : 342).

9
Cette prise d’otages dans une école ossète s’était déroulée du 1 er au 3 septembre 2004
et avait été revendiquée par le djihadiste Chamil Salmanovitch Bassaïev (1965-
2006). Après trois jours de siège, les forces spéciales russes avaient donné l’assaut
pour déloger les combattants tchétchènes. Selon le bilan officiel, trois cent quarante-
quatre civils avaient trouvé la mort, dont cent quatre-vingt-six enfants.
Les écritures théâtrales du Caucase 357

Ou plus loin :
Aïzan – La vie entière est comme un spectacle… comme un rêve… Pour
celui qui a de la chance, c’est un beau rêve, mais pour ceux qui sont comme
nous, c’est un cauchemar. Mais des bons et des mauvais, il n’en restera rien,
sauf de la cendre.
Au fil d’un texte qui associe bourreaux et victimes dans la même
quête de sens et de Paradis perdu à reconquérir ensemble, la notion de
théâtre change toutefois progressivement de contenu. Elle ne concerne
plus qu’un lieu de divertissement ne pouvant être associé qu’à la seule
« société du spectacle » telle que pouvait la définir Guy Debord dans les
années 1960. Le personnage de Bella – une Tchétchène non terroriste
piégée par ses propres compatriotes et diplômée de l’Institut théâtral de
Moscou à l’époque soviétique – permet soudain de penser le théâtre en
tant que temple de la culture coloniale, voire de façon encore plus
radicale, comme une métonymie du « repaire de l’ennemi ». La frontière
entre fiction et réalité au théâtre semble définitivement outrepassée et à
l’heure où Moscou se voit de nouveau visée par des attentats que le
pouvoir russe semble attribuer à des Caucasiens du Nord, c’est sur le
sentiment qu’un drame reste inachevé que nous sommes conviés à
refermer La Montagne des langues.

Bibliographie

Ouvrages et articles
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Camille Sirota, préface de Mylène Sauloy, Paris, L’Espace d’un instant, 2002.
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Documents
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russe, Tcherkessk, 2002.
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l’azéri par Shain Sinaria, Bakou, 2002 pour la traduction française.
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par Kegham Nigoghossian, Erevan, 2003.
Gourfov, Mourat, Den terrora (Jour de terreur), tapuscrit russe, Naltchik, 2006.
Kachia, Janri, Médéa contre Euripide, anti-absurde, tapuscrit en français, Paris,
Institut géorgien européen/La Pensée libre, 1985.
Klodiashvili, David, Le Malheur (1914), traduit du géorgien par Janri Kachia,
Paris, tapuscrit français s.d.
Les écritures théâtrales du Caucase 359

Koblié, Bitlostan, Kountchouk et Gïoul, tapuscrit en russe daté de 1967, s.l.


Outijev, Boris, Tyrgatao, la femme guerrière, tapuscrit traduit du russe par
Joanna Sala, Paris, s.d.
Outijev, Boris, Tyrgatao, tragediïa v 5 aktax s prologom (Tyrgatao, tragédie en
cinq actes avec prologue), traduit du kabarde en russe par Khasan Kodzokov
en collaboration avec l’auteur, Naltchik, tapuscrit s.d.
Toptchian, Alexandre, Le Pain de ménage ou le Pain qui nous est dû. Scènes
théâtrales pour voix humaines et inhumaines, qui n’ont rien à voir avec Jules
Renard, tapuscrit traduit de l’arménien par Méliné et Armen Godel-Papazian,
Erevan, 1993.
Panorama du théâtre turc1

Ève FEUILLEBOIS-PIERUNEK

Sorbonne nouvelle – Paris 3, UMR 7528 Mondes iranien et indien

I. Les spectacles traditionnels


Bien avant que le théâtre européen ait été connu dans l’Empire otto-
man, le monde turc avait développé différentes formes de spectacles et
de performances : danses, scénettes rituelles paysannes, processions,
acrobates, mimes, marionnettes, clowns, jongleurs, magiciens. Le
spécialiste turc du théâtre Metin And a publié de nombreux ouvrages sur
ces formes traditionnelles de spectacle (Dances of Anatolian Turkey,
Dionisos ve Anadolu Köylüsü, Türk Köylü Dansları, A History of
Theatre and Popular entertainment), s’intéressant notamment aux
interactions entre les différentes cultures qui se sont rencontrées en
Anatolie : fonds chamanisé d’Asie centrale, rites de fertilité mésopota-
miens et anatoliens, influences des civilisations hittite, phrygienne,
lydienne, grecque et byzantine, influences persanes et arabes. Il n’existe
cependant que très peu de documentation avant l’émergence de l’Empire
ottoman au XIIIe siècle et il est extrêmement difficile de préciser la part
des différents apports culturels. Les trois formes les plus élaborées
étaient l’art du conte (meddah), le théâtre d’ombres (karagöz) et la farce
(orta oyunu, sorte de commedia dell’arte).
Metin And distingue quatre principales traditions théâtrales en
Turquie : la tradition folklorique des villages, la tradition populaire des
grandes villes, le théâtre de cour, et la tradition occidentale (And in
Corvin, 2008). Les jeux paysans intègrent de nombreuses traditions
indigènes et assimilées : le Jeu du Cerf, qui s’appuie sur les notions de
mort et de résurrection, est soit d’origine hittite, soit centrasiatique ; les

1
Je remercie chaleureusement Dominique Dolmieu et Zayneb Su Kasapoğlu pour
m’avoir permis d’utiliser et de citer les matériaux réunis dans leur livre Un œil sur le
bazar. Anthologie des écritures théâtrales turques.
362 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

imitations animales (taklit) ont été probablement empruntées par les


Turcs aux populations antérieures de l’Anatolie, en particulier les Grecs.
Les jeux mettant en scène la mort et la résurrection d’un individu sont
une survivance des cultes agraires où le Dieu de la végétation meurt
chaque automne pour ressusciter chaque printemps. Les jeux qui repré-
sentent l’enlèvement d’une jeune fille suivi de son retour au foyer
auprès d’une mère éplorée évoquent l’enlèvement de Perséphone par
Pluton et son retour auprès de Déméter. Tous ces spectacles illustrent à
leur façon le cycle annuel de la nature. Les jeux se sont petit à petit
transformés en un théâtre populaire où l’on parodie diverses professions
ou groupes sociaux à travers des scènes improvisées, où l’on célèbre les
travaux des champs et l’élevage des animaux domestiques. Nombre de
ces spectacles utilisent des masques d’animaux ou des marionnettes
rudimentaires. Beaucoup tirent leur matière des contes, épopées ou
autres textes importants relayés par la littérature orale. Il n’existe mal-
heureusement pas d’étude systématique sur ces jeux, très nombreux et
diversifiés selon les villages (And in Corvin, 2008 : 1380 ; Halman,
2008 : XII-XIII).
Un théâtre populaire s’est épanoui dans la classe moyenne urbaine,
en particulier à Constantinople. On peut distinguer quatre sortes
d’artistes professionnels : des danseurs-mimes, des conteurs, des mon-
treurs de marionnettes (ombres et marionnettes), et des acteurs.
Le répertoire du conteur turc comprenait d’abord des récits héroïques
et religieux de la littérature turque traditionnelle (Dede Korkut,
Köroğlu)2, d’où son nom de meddah, « panégyriste ». Après la conver-
sion des Turcs à l’islam, les conteurs ont assimilé les histoires reli-
gieuses de leur nouvelle religion, ainsi que des contes et des légendes
empruntés à d’autres peuples, Persans, Arabes et Indiens (Şehname ou
Livre des Rois, histoires tirées des Mille et Une Nuits). Ils participèrent
ainsi à l’éducation et à l’islamisation des foules, tout en les divertissant.
Avec les changements historiques – notamment la construction des
villes et l’émergence d’un nouveau public, plus sédentaire –, le réper-
toire s’enrichit peu à peu d’histoires tirées de la vie quotidienne, mettant

2
Dede Korkut est une œuvre de la littérature populaire turque, fixée en Anatolie vers
1400 à partir d’une tradition orale ; écrite en vers syllabiques irréguliers, elle raconte
les incessants combats des Turcs nomades contre les chrétiens du Caucase et contre
des êtres fantastiques. Köroğlu est une œuvre issue des traditions orales des peuples
turcs ; elle a commencé à se développer au XIe siècle et a été fixée au XVIe siècle ; elle
décrit les exploits d’un bandit d’honneur, Köroğlu, « le fils de l’aveugle », qui défend
son clan contre les menaces extérieures tout en vengeant son père, aveuglé par
erreur ; elle est composée dans un style inspiré de celui des âshiks, poètes populaires
errants de la Turquie ottomane.
Panorama du théâtre turc 363

en scène de façon humoristique les travers des hommes, les mœurs et les
coutumes locales, et les abus des grands. Cet art s’exerçait dans les
cafés, sur une scène légèrement surélevée avec l’aide de deux acces-
soires, un bâton et un mouchoir3. Le récit était mimé à grand renfort de
gestes exagérés et de modulations vocales.
Les histoires de meddah sont continuellement remaniées par les
conteurs et évoluent au gré du temps, des événements et des personna-
lités des artistes. L’histoire commence généralement par un ensemble de
formules connues ou par un tekerleme, formule de poésie populaire qui
consiste à faire des jeux de mots et à créer un rythme par le débit. La
représentation peut être interrompue, soit pour attirer la curiosité du
public, soit pour encaisser de l’argent, ou encore pour servir le café.
Parfois, la représentation se prolonge sur plusieurs jours. Le meddah est
davantage un acteur qu’un conteur, car il incarne, par la voix et la
gestuelle, différents personnages ou types sociaux, interagit avec le
public et improvise au gré de son inspiration et de son public. Un même
mot désigne d’ailleurs le mime et l’histoire : hikâye (Pekman in
Dolmieu, 2010 : 23-25 ; Talman, 2008 : XIV).
À la période ottomane, ce type de spectacle était apprécié de tous, de
la cour à l’homme de la rue. Cette popularité est particulièrement bien
attestée aux XVIIe et XVIIIe siècles, et l’art s’est préservé jusqu’en 1940,
en dépit de la censure et de l’avènement du théâtre « moderne ». Des
tentatives ont été faites ces dernières années pour revivifier cette pra-
tique. La meilleure source pour l’étude du meddah reste l’ouvrage fiable
et bien documenté de Georg Jacob (Vortrage türkischer Meddahs).
Nous ne dirons rien ici du théâtre d’ombres (karagöz), présenté dans
ce volume par Gaye Petek. Les meilleures études sur le sujet ont été
publiées par Georg Jacob (Türkische Litteraturgeschichte in
Einzeldarstellungen : Das türkisches Schattentheater), Otto Spies
(Türkisches Puppentheatre) et Metin And (Karagöz : Turkish Shadow
Theatre). Cevdet Kudret et Helmut Ritter ont publié la plupart des textes
de karagöz disponibles.
Les acteurs, quant à eux, s’illustraient dans l’orta oyunu, une sorte de
théâtre comique dont le nom signifie littéralement « théâtre au milieu ».
Un nom plus ancien, meydan oyunu, « théâtre en rond », indique bien

3
Le conteur donne des coups au sol avec son bâton pour indiquer l’ouverture du
spectacle. Tout au long de la représentation, le bâton servira à faire les sons d’une
personne qui frappe à la porte, des fenêtres qui claquent ou des bruits de pas. Il s’en
sert aussi comme d’un saz (instrument de musique à cordes), d’un fusil et même d’un
cheval. Le foulard devient un voile, un turban et divers couvre-chefs. Il peut aussi
représenter une maison et parfois une tente. Ce type de théâtre n’utilise aucun autre
accessoire ni costume.
364 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

les modalités de représentation : en plein air, entouré de l’assistance. Les


similarités avec le karagöz sont nombreuses, et le genre semble bien
s’être développé comme une variante « vivante » du théâtre d’ombres.
Les personnages-types étaient immédiatement reconnaissables par leurs
costumes, leurs manières de parler et de se mouvoir, et la musique
d’accompagnement. Des scènes de la vie quotidienne étaient présentées
dans les dialectes contemporains. Les accessoires et décors étaient
réduits au minimum, les rôles féminins tenus par des hommes, et les
représentations prenaient place dans des lieux publics, choisis en
fonction de leur commodité (places, auberges, cafés, maisons
particulières). L’intrigue était assez tenue, l’intérêt résidant surtout dans
les scènes comiques, quiproquos, bagarres, calembours, très souvent
entrecoupés de chants et de danses.
L’orta oyunu a connu différentes étapes avant d’apparaître sous sa
forme définitive au début du XIXe siècle. Au cours de cette évolution, cet
art a été influencé par les diverses cultures qu’il a croisées au fur et à
mesure des époques, et qui n’ont cessé de l’enrichir. L’influence la plus
importante est celle des Juifs venus d’Espagne et du Portugal au début
du XVIe siècle : ces derniers présentaient des spectacles basés sur la
parole et la prestidigitation, dont les formes étaient proches de celles de
l’orta oyunu. Des similitudes avec la commedia dell’arte ont également
été établies ; elles pourraient s’expliquer par l’influence des spectacles
présentés par les Vénitiens (And in Corvin, 2008 : 1014 ; Pekman in
Dolmieu et Su Kasapoğlu, 2010 : 34-41 ; Halman, 2008 : XVI-XVII).
L’orta oyunu comprend trois parties principales qui se suivent, sans
forcément avoir de liens organiques entre elles et sans présenter
d’évolution dramatique précise : le muhavere (dialogue humoristique),
formé par le girizgah (prologue) et l’arzbar (présentation) ; la partie
principale de l’histoire est le fasıl (chapitre central), et la dernière partie
est intitulée bitiş (épilogue). Les deux personnages principaux sont
Pişekar et Kavuklu. Pişekar symbolise une forme de pouvoir, grâce à la
large autorité qu’il détient dans le quartier et semble représenter
l’« élite » ottomane. À l’inverse, Kavuklu est courageux et honnête,
mais irresponsable. Il ne pense pas au lendemain, il est paresseux,
calculateur, et ne sait rien faire de précis.
Le muhavere met en scène la rencontre des deux héros et leur
conversation émaillée de malentendus comiques. Dans le fasıl, Kavuklu,
qui travaille dans un magasin, assiste à l’emménagement des zenne
(personnages féminins) dans la maison voisine. Les situations comiques
naissent de la rencontre de chaque taklit (personnage secondaire, litté-
ralement « imitation ») avec Kavuklu dans le cadre de scènes de la vie
quotidienne. Enfin, dans la scène finale, Pişekar réapparaît pour présen-
Panorama du théâtre turc 365

ter ses excuses au public, indiquer le titre de la pièce à venir, ainsi que la
date et le lieu de sa représentation.
L’orta oyunu met en lumière les problèmes de la vie sociale ottomane
à travers l’opposition des deux personnages principaux. En mettant face à
face Pişekar et Kavuklu, personnages aux caractères opposés, le spectacle
dévoile leurs qualités et leurs défauts, dénonçant les faiblesses des
groupes sociaux et des individus qu’ils incarnent. Le quotidien du
quartier, tel qu’il est décrit dans la pièce, est un microcosme qui
représente la vie de tout un pays. Par ailleurs, l’orta oyunu, tout en
continuant à évoluer sur ses propres lignes directrices, est influencé par le
théâtre occidental (Pekman in Dolmieu et Su Kasapoğlu, 2010 : 34-41).
Dans le premier quart du XXe siècle, une nouvelle période commence
dans le pays avec l’effondrement de l’Empire ottoman et l’instauration
de la nouvelle république. Le pays se modernise très rapidement et le
théâtre traditionnel est considéré comme un « divertissement vulgaire ».
Face à ces changements radicaux, il perd son authenticité et s’adapte
difficilement à cette nouvelle situation. Malgré les derniers maîtres tels
Naşit (1886-1943) et Dümbüllü (1897-1973), malgré les efforts de
modernisation de certains intellectuels turcs comme Ismayıl Hakkı
Baltacıoğlu, l’orta oyunu a inexorablement décliné (Pekman, 2010 : 35-
41). Cependant, il a inspiré des pièces modernes, comme La Ballade
d’Ali de Keşan de Haldun Taner. En Occident, il a été étudié par
Martinovitch (The Turkish Theatre) [figure 87]4.
Le théâtre de cour était une adaptation plus raffinée du théâtre popu-
laire urbain : danseurs, acteurs, conteurs, clowns, acrobates, mimes,
prestidigitateurs et montreurs de marionnettes se produisaient devant
l’aristocratie du palais à des fins de divertissement, ou à l’occasion de
festivités (couronnement, naissance, circoncision, mariage, etc.).

II. La découverte du théâtre occidental (1839-1923)


L’histoire du théâtre turc d’inspiration occidentale peut être divisée
en quatre périodes déterminées par l’évolution du théâtre, mais aussi par
des changements politiques. La première, celle de la découverte, se
subdivise en trois périodes, celle des Tanzimat (Réformes), celle de
l’istibdad (despotisme) et enfin celle de la période constitutionnelle
(1908-1923).
Les Turcs ottomans firent connaissance avec le théâtre européen dès
la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, grâce à des représenta-
tions données dans les ambassades étrangères d’Istanbul et d’Izmir

4
On se reportera au cahier d’illustrations central inséré dans ce volume.
366 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

(Corneille, Molière). Le premier théâtre fut construit à Istanbul au tout


début du XIXe siècle durant le règne de Selim III qui invita des troupes
européennes à s’y produire régulièrement, ainsi qu’à sa cour. Sous le
règne de Mahmud II, deux autres théâtres furent érigés à Istanbul et de
nombreuses troupes étrangères invitées. Les Italiens jouèrent un rôle
important dans la popularisation du théâtre occidental : en 1820,
Bartolomeo Giustiniani ouvrit un théâtre français, et en 1839, le magi-
cien Bartolomeo Bosco construisit un grand théâtre pour accueillir des
pièces et opéras français ; il y présentait également ses tours de magie.
Le Syrien catholique Michel Naoum fit construire le théâtre de Pera.
Toutes ces salles présentaient des drames, des comédies, des opéras, des
opéras-comiques et des opérettes ; leurs acteurs jouaient toujours en
français ou en italien.
L’année 1839 marque le début des Réformes (Tanzimat) qui allait
entraîner des changements administratifs et culturels considérables. La
littérature vit naître de nouveaux genres : fiction, essais, articles de
journaux, théâtre. Le sultan Abdülmecid (1839-1861) encouragea les
premières traductions en turc des comédies de Molière, tout en conti-
nuant à inviter des Européens à jouer dans son nouveau palais de
Dolmabahçe. C’est en 1859 que la première pièce turque vit le jour : Le
Mariage d’un poète5 d’Ibrahim Şinasi, fruit d’une commande impériale,
est une farce qui tourne en ridicule la coutume des mariages arrangés et
la corruption de certains ulémas. Les héros sont davantage des types
littéraires que de vraies personnes, même s’ils parlent la langue de tous
les jours [figure 88].
À l’époque, beaucoup de troupes étaient constituées d’Arméniens, et
cette minorité joua un rôle important dans la naissance du théâtre turc :
les acteurs arméniens jouèrent d’abord en langues européennes et en
arménien, ce qui limitait leur public, puis les compagnies arméniennes
traduisirent une partie de leur répertoire en turc. La Compagnie du
théâtre ottoman, dirigée par l’Arménien Güllü Agop (de son vrai nom,
Agop Vartovyan, 1840-1902) produisit au théâtre Gedikpaşa en 1868 la
première pièce traduite du français en turc, César Borgia, et en 1969 une
tragédie basée sur la romance Leyla et Majnun de Mustafa Efendi.
Nombre de pièces européennes classiques ou contemporaines furent
traduites ou adaptées à partir des années 1860 (Molière, Goldoni,
Dumas, Schiller, Hugo, Racine, Corneille, Shakespeare, etc.), tandis que
l’écriture turque se développait : Ahmet Vefik Paşa et Ali Bey adap-
tèrent de nouvelles pièces de Molière qui jouirent d’une certaine

5
Pour ne pas alourdir le texte, nous avons omis les versions originales des titres, mais
le lecteur intéressé pourra les retrouver dans l’index des titres.
Panorama du théâtre turc 367

popularité, peut-être parce qu’elles évoquaient un peu l’orta oyunu ;


Namık Kemal produisit des pièces romantiques, patriotiques et histo-
riques (Patrie ou Silistre, en 1873, Gülnihal) ; Ali Haydar et Şemseddin
Samı (Fidèle à sa promesse) mirent en scène des mythes et des lé-
gendes ; Ahmet Mıhdat Efendi écrivit des pièces fustigeant l’arriération
des mentalités, la polygamie et les superstitions (Hélas !, 1873 ; Dan-
seuse, 1884) ; des acteurs d’orta oyunu créèrent un théâtre d’impro-
visation basé sur les nouvelles du jour ou les événements politiques
contemporains, qui fut appelé tulûat tiyatrosu et qui se situait entre le
théâtre occidental et l’orta oyunu classique.
Le théâtre de la période des Tanzimat est conscient de son potentiel
politique et éducatif : il s’efforce d’introduire les idées réformistes,
critique les institutions sociales et politiques, tourne en ridicule les
groupes sociaux jugés responsables des maux de l’époque, religieux
fanatiques et rétrogrades, bureaucrates corrompus et inefficaces, conser-
vateurs rapaces. La réaction du pouvoir ne se fait pas attendre : la cen-
sure sévit dans les trois dernières décades du XIXe siècle, les pièces trop
ouvertement révolutionnaires sont interdites, et les thématiques liées aux
exigences de réforme, de liberté et d’égalité bannies.
Les comédies légères du type farce ou vaudeville jouissent d’un
grand succès auprès des masses populaires. Le mélodrame est également
plébiscité, sans doute à cause de son caractère romantique et révolution-
naire. Abdülhak Hâmit Tarhan écrit une douzaine de tragédies ou de
mélodrames entre 1872 et 1918, pièces versifiées, décrivant des amours
contrariées dont les circonstances sont étrangères à la réalité turque mais
qui rencontrent néanmoins leur public. Le producteur Mardiros
Mınakyan porte à la scène du théâtre Osmanli (Osmanlı Tiyatrosu) de
nombreux mélodrames tirés d’adaptations de romans de Victor Hugo,
Alexandre Dumas, Émile Zola, mais aussi d’auteurs secondaires. Les
mélodrames les plus joués sont des adaptations des romans de Harriet
Beecher Stowe (La Case de l’oncle Tom), d’Alexandre Dumas
(Catherine Howard), de Friedrich von Schiller (Les Brigands) (Candan
in Dolmieu et Su Kasapoğlu, 2010 : 61-66 ; Halman, 2008 : XVIII-XX).
En 1908, la restauration de la Constitution de 1876 et la « Proclama-
tion de la Liberté » permettent un réveil de la vie théâtrale. La Turquie
devient une monarchie constitutionnelle menée par un sultan. Le théâtre
retrouve sa liberté de ton : les problèmes sociaux et la dénonciation des
injustices, le soutien à certaines idéologies politiques (turkisme, socia-
lisme), la glorification des grands épisodes de l’histoire turque, la dé-
fense des paysans et de la famille sont au cœur du discours théâtral,
tandis que le réalisme investit les histoires d’amour. Le genre dominant
est la pièce de circonstance, située dans la Turquie contemporaine, avec
pour héros les Jeunes-Turcs patriotes opposés aux partisans d’Abdul-
368 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Hamid II, présentés comme des traîtres. Le théâtre municipal d’Istanbul


est créé en 1914 et André Antoine est invité par les autorités de la ville à
créer le Conservatoire de la musique et du théâtre. La ville subventionne
une troupe d’acteurs (Darülbedayi, plus tard renommée Şehir Tiyatrosu).

III. La période républicaine (1923-1960)


L’établissement de la République turque par Mustafa Kemal Atatürk
en 1923 contribue à une nouvelle croissance du théâtre utilisé comme un
moyen d’occidentaliser la population et comme outil de propagande en
faveur du nationalisme, du sécularisme et de la modernité. L’un des
meilleurs alliés d’Atatürk dans ce domaine est Muhsin Ertuğrul (1892-
1979). De retour d’un séjour en Russie où il avait étudié auprès de
Stanislavsky et de Meyerhold, il devient le directeur artistique du théâtre
de la ville d’Istanbul en 1927, encourage les dramaturges turcs en
montant leurs pièces, participe à la mise en place de nombreux théâtres
régionaux, crée en 1935 le premier théâtre enfantin, et fait présenter de
grandes pièces du répertoire mondial, notamment celles de Shakespeare,
Ibsen, Tchékhov ou Pirandello (Halman, 2008 : XXII).
De cette expérience naît le besoin de créer des écoles profession-
nelles, ce qui conduit le ministère de l’Éducation nationale à fonder le
Conservatoire d’Ankara en 1936 : les futurs artistes qui constitueront les
trois sections du théâtre national – l’Opéra, le Drame et la Comédie –
vont s’y former (Dolmieu et Su Kasapoğlu, 2010 : 7-10). Ertuğrul
organise également une formation théâtrale à Istanbul. La création de
ces conservatoires ainsi que l’ouverture de départements de théâtre dans
les universités favorisent l’émergence d’une nouvelle génération
d’acteurs et de metteurs en scène, mieux formés et donc à même de faire
évoluer les thèmes et l’esthétique théâtrale (Halman, 2008 : XXIII-XXIV).
À partir des années 1930, des théâtres et des compagnies privées voient
également le jour : Milli Sahne, Türk Tiyatrosu, Türk Akademi
Tiyatrosu. En 1949, le Conservatoire d’État s’émancipe du théâtre
d’État et Ertuğrul quitte son poste pour créer un théâtre privé, la Petite
Scène (Küçük Sahne).
Ce théâtre « engagé », tel que l’avait voulu Atatürk, est évidemment
très volatil et peu de noms méritent ici d’être retenus, si ce n’est celui de
Muhipzade Cemal (1870-1959), le plus doué des dramaturges des
années 1920 et 1930, dont les pièces critiquent les institutions ottomanes
et font allusion aux problèmes contemporains. Dans les années 1930 et
1940, les thèmes privilégiés sont le matérialisme, la perte des valeurs
morales traditionnelles, l’hypocrisie religieuse, le snobisme, la difficulté
de s’adapter aux changements de la société turque, le tout traité dans les
registres comique (Cevat Fehmi Başkut) et tragique (Ahmet Kudsi
Panorama du théâtre turc 369

Tecer, Reşat Nuri Güntekin). Le mélodrame et la comédie domestique


sont les genres les plus représentés.
C’est après la Deuxième Guerre mondiale que la production turque
décolle vraiment : en quelques années, quelque deux cents pièces sont
produites dans une grande variété de styles et de thèmes. L’opérette,
intégrant théâtre, musique et danse, jouit d’un grand succès. Les deux
écrivains les populaires sont les frères Ekrem et Cemal Reşit Rey qui
composent les pièces Trois heures (1932), Le Fou (1934), Grande vie
(1934) qui annoncent les comédies musicales des années 1960 et 1970.
Les aspects négatifs des changements politiques et sociaux sont désor-
mais pris en compte : corruption, irresponsabilité, égoïsme, critique des
intellectuels (voir La Bicyclette de Ghengis Khan de Refik Erduran qui
décrit de façon satirique et jubilatoire les tribulations d’un homme marié
à quatre femmes après l’interdiction de la polygamie en Turquie).
Ahmet Kutsi Tecer (1901-1967) applique, dans Le Voisinage (1947),
les techniques théâtrales occidentales à un contexte et des personnages
authentiquement turcs. La pièce ne possède pas de véritable intrigue,
mais fait défiler une galerie de types istanbuliotes qui abordent dans
leurs conversations les problèmes et soucis quotidiens, conflits entre les
générations, difficultés à joindre les deux bouts, incompréhensions entre
le petit peuple et l’administration de la ville, commérages au sujet d’un
étranger venu en réalité enterrer son père et marier sa fille née hors
mariage [figure 89]. Autre pièce à succès de cet auteur, Koçyiğit
Köroğlu est basé sur le récit épique du même nom.
Aziz Nesin (1915-1995) est un écrivain engagé qui décrit de manière
tragicomique le drame de l’homme qui évolue dans une société gangre-
née, à la bureaucratie écrasante, dont la seule valeur semble l’argent, où
règnent la répression et l’injustice (Toi, tu rendrais un homme fou,
Donne-moi mes droits, Hakkı, Il y a un temps dans un des pays, Yaşar ni
vivra, ni ne vivra, Le Roi du but). Les pièces Vous venez un peu ?
(1950), Fais quelque chose, Met ! (1959), Tiens-moi la main, Rovni
(1969), Allez, tue, chéri (1970), que l’auteur a appelées ses « sympho-
nies », explorent le thème de la solitude. Dans Allez, tue, chéri, il fait
appel, une nouvelle fois, à l’humour noir : deux vieilles femmes, dont
l’une est paralysée, attendent la venue d’un assassin, l’employé du gaz,
dont il est dit qu’il pénètre dans la maison des femmes seules et les
étrangle après les avoir violées.
Dans Tiens-moi la main, Rovni, Aziz Nesin étudie les relations de
deux époux, qui se voient mutuellement comme des obstacles dans la
réalisation de leurs attentes : Rovni a comme unique but dans la vie de
trouver des numéros exceptionnels et considère sa femme comme un
moyen d’atteindre le succès dans son métier ; Melâ a toujours rêvé
d’être mère et de mener une vie sans risque. Tous deux vivent dans une
370 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

grande solitude morale et dans la méfiance réciproque (Firinidoğlu in


Dolmieu et Su Kasapoğlu, 2010 : 156-162).

IV. L’âge d’or (1960-1980)


Jusqu’en 1960, les pièces présentées sont souvent des copies des
pièces occidentales et ne reflètent que très partiellement l’évolution de la
société turque. Après le coup d’État militaire de 1960 et la proclamation
de la constitution de 1961, la plus libérale que la Turquie ait connue, le
théâtre aborde beaucoup plus librement les problèmes contemporains.
Les théâtres privés attirent un nouveau public : le théâtre Dormen, créé
en 1955, se spécialise dans les vaudevilles, les comédies musicales et les
comédies de boulevard ; le théâtre Kenter (Kent Oyuncuları), fondé en
1960, représente le théâtre occidental ; le théâtre Gülriz Sururi-Cezzar se
rend célèbre par ses présentations de La Ballade d’Ali Kesan de Haldun
Taner ; le théâtre d’art d’Ankara (Ankara Sanat Tiyatrosu), apparu après
mai 1968, est célèbre pour ses expérimentations ; le théâtre des Amis
(Dostlar Tiyatrosu) est ouvert en 1969 par le comédien Genco Erkal,
tandis que l’Orta Oyuncular voit le jour en 1980 grâce aux efforts de
Ferhan Sensoy. La plupart de ces théâtres réussissent à survivre à
l’arrivée du cinéma, de la télévision, et à l’évolution du public.
Les dramaturges abordent franchement les problèmes sociaux et
économiques, et notamment la pauvreté matérielle et la misère intellec-
tuelle. Dans La Fabrique de prothèses orthopédiques de Sermet Çağan
(1929-1970), les habitants d’un village deviennent infirmes après avoir
consommé du blé traité chimiquement et sont priés de se montrer
reconnaissants lorsqu’une usine de fabrication de prothèses est
construite dans les environs. Dans Le Sacrifice (1967) de Güngör
Dilmen (né en 1930)6, un père de famille en milieu rural est décidé à
prendre une seconde femme. Sa première femme, Zehra, se donne la
mort avec ses deux enfants lorsque le cortège accompagnant la nouvelle
épouse arrive. La Terre de Turgut Özakman (né en 1930) décrit la
dissolution des liens familiaux sous la pression des difficultés écono-
miques. Embuscade de Cahit Atay (né en 1925) est construite autour de
trois personnages : un seigneur féodal, un idiot du village et un jeune
homme éduqué. Le seigneur incite l’idiot à s’en prendre à l’intellectuel,

6
Güngör Dilmen écrit de nombreuses pièces à succès : Moi, l’Anatolie (Ben, Anadolu,
1984), Le Restaurant du singe vivant (Canlı Maymun Lokantası, 1964), Le Sacrifice
(Kurban, 1967), Dumrul le fou (Deli Dumrul, 1982), Notre amour est le plus grand
incendie d’Aksaray (Aşkımız Aksarayın en büyük yangını, 1988), La Soupe populaire
de la souveraineté nationale (Hakimiyet-i Milliye Aşevi), La Compagnie dramatique
ottomane (Osmanlı Dram Kumpanyası, 2002).
Panorama du théâtre turc 371

mais est lui-même abattu par accident. En dépit de sa morale un peu


naïve, la pièce est hilarante et les caractères bien définis.
L’Histoire inspire également nombre de pièces : des figures my-
thiques comme Gilgamesh ou Midas sont réinterprétées au filtre de
l’époque contemporaine, tandis que la vie de la cour ottomane permet
d’asséner, sans prendre trop de risques, des vérités bien senties au sujet
de la politique contemporaine. Güngör Dilmen a remporté, en 1959, le
concours d’écriture dramatique de la revue Sinema – Tiyatro pour sa
pièce en un acte Les Oreilles de Midas. Le héros principal, Midas, roi de
Phrygie au VIIIe siècle, se retrouve arbitre d’une joute musicale entre
Apollon, jouant de la lyre, et Pan, jouant de la flûte. Il désigne Pan
comme gagnant et essuie le courroux d’Apollon qui l’affuble d’oreilles
d’âne. Midas essaie alors de cacher la vérité à son peuple par la voie de
la répression. Güngör Dilmen réussit à capter l’intérêt du spectateur
contemporain par les allusions plus ou moins satiriques à la situation
politique ou sociale de son temps. Pir Soltan Abdal7 de Eroy Toy (né en
1936), Şeyh Bedreddin de Mehmet Akan (né en 1938), Atçalı Kel Memet
d’Orhan Asena permettent à leurs auteurs d’évoquer les crises politiques
contemporaines sous couvert de pièces historiques. La pièce la plus
célèbre, écrite par Erol Toy et présentée par la troupe des Comédiens
Populaires (Halk Oyuncuları, créée en 1967), est incontestablement Pir
Sultan Abdal qui narre les aventures d’un troubadour du XVIe siècle à
l’origine d’une révolte populaire contre l’État ottoman : ses représenta-
tions donnèrent lieu en 1968 en Anatolie à des heurts entre spectateurs
et forces de l’ordre (And, 2008 : 1381-1382).
L’une des meilleures pièces de Turgut Özakman est une comédie
musicale, satire violente sur la position du gouvernement ottoman à
l’aube de la Première Guerre mondiale, intitulée Le Jeu de Şehnaz
(1984). En 1914, alors qu’Istanbul accueille les représentants des pays
alliés, le jeune et naïf Müştak travaille aux côtés du chef de la police,
Recep Efendi. Il tombe amoureux de Şehnaz, qui travaille dans une
maison close. Mais Hurşit la Brute désire embaucher Şehnaz dans son
propre pavillon et emploie tous les moyens possibles pour y parvenir. À
travers cette histoire, l’auteur nous décrit la situation de l’Empire otto-
man juste avant son déclin (Öndül in Dolmieu et Su Kasapoğlu, 2010 :
238-241).
La campagne et les difficultés du monde paysan, la vie des villages,
le folklore imprègnent l’œuvre de Recep Bilgener (né en 1922, Les
Rebelles), Yaşar Kemal (né en 1922, La Gamelle, 1965), Necati Cumali

7
Lorsqu’aucune traduction n’est donnée, il s’agit d’un nom propre, ici le nom du
personnage principal.
372 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

(né en 1921, Les Sabots, Été torride) et Hidayet Sayın (né en 1929,
Pembe Kadın). La Gamelle de Yaşar Kemal raconte l’histoire de culti-
vateurs de riz dans l’Anatolie profonde qui finissent par se révolter
contre l’exploitation dont ils font l’objet et les conditions de travail
qu’on leur impose ; leur riz, produit en dépit des règles d’hygiène,
donne la fièvre à ceux qui le consomment, ce qui amène le sous-préfet,
jeune fonctionnaire idéaliste, à entrer en lutte contre les seigneurs féo-
daux responsables de la catastrophe ; il est exilé, mais les paysans qu’il
a soutenus envers et contre tous sont devenus les acteurs de leur destin
(Ecer in Dolmieu et Su Kasapoğlu, 2010 : 113-116).
Le romancier et dramaturge Orhan Kemal (1914-1970) évoque éga-
lement l’histoire contemporaine turque entre le début du siècle et les
années 1960 : exode rural, échanges de populations, évolution de
l’agriculture, exploitation des femmes, paysans-esclaves travaillant dans
des conditions féodales sur les terres des seigneurs, quartiers pauvres
d’ouvriers. Ses œuvres, Murtaza, Le Brocanteur et ses fils, Sur des
terres fertiles, Oiseaux de l’exil, Dortoir 72, La Ferme de la dame, Il se
passe quelque chose, Terres sanglantes sont des classiques (Gültekin in
Dolmieu et Su Kasapoğlu, 2010 : 126-128).
La vie dans les villes avec l’exode rural, les logements misérables, le
travail à la mine et à l’usine sont traités par Haldun Taner (1915-1986),
Oktay Rifat (1914-1988), Orhan Asena (1922-2001), Dinçer Sümer (né
en 1938), Ülker Kökasal (né en 1931). Dans ses pièces L’Épopée d’Ali
de Keşan, Je ferme les yeux et je fais mon boulot, Homme du jour et
La Femme rusée du mari voyou, Taner fait évoluer des antihéros dans
une société passive et sans valeurs. Cet auteur développe un théâtre
épique, inspiré par le théâtre turc traditionnel. L’Épopée d’Ali de Keşan
est une évocation très réussie de la vie dans le gecekondu (« bidon-
ville ») qui se développe autour des grandes villes turques dans les
années 1950, suite à l’exode rural. Ali, voyou au grand cœur, est amou-
reux de Zilha, mais on l’accuse injustement d’avoir assassiné l’oncle de
sa bien-aimée, Ýhsan : Ali ne réussit pas à prouver son innocence et,
comme le mort était unanimement détesté, il devient célèbre et adulé. À
sa sortie de prison, on lui confie des responsabilités dans le quartier. Un
rival surgit sous les traits de Bülent Bey, un homme riche qui s’éprend
de Zilha. Cafer, le véritable assassin de l’oncle, réapparaît alors pour
provoquer Ali, qui le tue et doit retourner en prison (Muhidine in
Dolmieu et Su Kasapoğlu, 2010 : 99-101).
Orhan Asena traite une grande variété de sujets allant de l’histoire
ottomane à l’assassinat de Salvador Allende au Chili, et de l’épopée de
Gilgamesh à l’histoire d’une jeune villageoise. Mehmet le Chauve
d’Atça (1970) raconte l’affrontement entre un seigneur féodal de la
période ottomane et un rebelle de l’Anatolie rurale, mais l’allusion aux
Panorama du théâtre turc 373

réalités socio-économiques de nombreux pays sous-développés est


transparente. La pièce de Dinçer Sümer, De vieilles photographies
(1976), est une réponse turque au théâtre de l’absurde et une fable sur la
communication brisée entre les êtres, suite à leur insidieuse transfor-
mation.
Le théâtre de Brecht connaît un grand succès, en particulier grâce à
Vasıf Öngören (1938-1984), dramaturge et homme de théâtre fécond,
auteur de pièces très modernes comme La Cuisine des riches (1977).
Dans son théâtre, il cherche à mettre en lumière les réalités sociales, et
les particularités psychologiques des personnages, dévoilant les procé-
dés qui transforment un commerçant en travailleur émigré (Le Cahier
d’Allemagne, 1971), une jeune collégienne en prostituée (Comment
Asiye peut-elle échapper à son destin ?, 1970), et une jeune fille pauvre
en vedette de Yeşilçam8 (Comment doit-on monter cette pièce ?, 1974).
Dans La Cuisine des riches, l’auteur fait de la cuisine d’un riche homme
d’affaires la caisse de résonnance de la lutte des classes à travers la
relation des mouvements ouvriers de juin 1970 et des manifestations qui
mèneront au coup d’État militaire du 12 mars 1971 (Karaboğa in
Dolmieu et Su Kasapoğlu, 2010 : 191-196).
Tuncer Cücenoğlu (né en 1945), Başar Sabuncu (né en 1943), Oktay
Arayici (1936-1985) et Bilgesu Erenus (née en 1943) appartiennent
également à la vague brechtienne. Bilgesu Erenus a écrit L’Associé, Où
vas-tu, Payidar ?, L’Immigration, L’Invité, Le Double Jeu, Les Oiseaux
(1982), La Femme du sud (1983) et Le Jardin derrière la maison
(1990). Dans L’Invité, Musa est un travailleur immigré, qui a d’abord
quitté son village natal, puis son pays dans l’espoir d’une vie meilleure.
Il se retrouve en Allemagne, où on lui attribue les tâches les plus pé-
nibles, tout en lui faisant sentir en permanence qu’il est différent, qu’il
est « l’autre ». Et quand il rentre chez lui, il se sent à nouveau différent,
à nouveau « autre », cette fois-ci dans son propre pays (Karadağ in
Dolmieu et Su Kasapoğlu, 2010 : 222-225) [figure 90]. Taxe de Sabuncu
décrit la vie des bidonvilles peuplés de paysans migrant vers les villes à
la recherche de travail, les tensions entre la bourgeoisie urbaine
décadente et cette nouvelle classe sociale, et l’émergence d’un nouvel
ordre économique et social.
Le théâtre psychologique est représenté par Aydın Arit (né en 1928),
Melih Cevdet Anday (1915-2002), Yıldırım Keskin (1932-), Adalet
Ağaoğlu (1929-), Sabahattin Kudret Akasl (1920-). Melih Cevdet Anday
débute son œuvre théâtrale par des formes réalistes, avec Les Serpents et
Les Jaloux en 1940 ; la première est une satire sociale, et la deuxième une

8
Quartier des acteurs et du cinéma turc, Hollywood turc.
374 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

farce domestique. Les pièces intitulées Le Détenu et Mikado, jouées dans


les années 1960, sont toutes deux centrées sur la parole et la commu-
nication, et expriment le vécu subjectif de l’individu à travers des
monologues internes extériorisés. Dans Mikado, un homme et une femme
qui ne se connaissent pas passent une nuit ensemble, et, de par leurs
caractères opposés, se poussent mutuellement à affronter la réalité. Au
début des années 1970, Melih Cevdet Anday change de registre et écrit
des pièces abstraites et postmodernistes, qui réunissent les caractéristiques
de la forme réaliste et les dimensions grotesques du théâtre non confor-
miste : Les Inspecteurs, Demain dans un autre bois, Attention au chien et
Les morts désirent parler. Dans ces pièces, l’individu doit faire face à la
société et à la mort. La dernière œuvre de Melih Cevdet Anday, Les
Immortels, écrite dans les années 1980, est une fantaisie sur le thème de
l’illusion. Dans cette comédie philosophique, Jules César est rendu
immortel deux mille ans après sa mort, mais son immortalisation n’est
bien sûr qu’une triste plaisanterie. Melih Cevdet Anday s’interroge ici tant
sur la notion de vérité, que sur la fiabilité de la science historique (Yüksel
in Dolmieu et Su Kasapoğlu, 2010 : 136-141).
Adalet Ağaoğlu est influencée à la fois par Brecht et par le théâtre de
l’absurde, et s’intéresse particulièrement aux problèmes des classes
moyennes. Elle part des préoccupations individuelles pour les générali-
ser ensuite et leur faire porter un message universel. Dans la quasi-
totalité de ses œuvres, elle représente symboliquement le conflit issu de
la contradiction entre le respect des valeurs sociales et l’individualisme
d’une partie de la société. Dans Fissure sur le toit (1967), elle évoque la
condition féminine à travers une femme au foyer, d’âge moyen, éduquée
pour se sacrifier. Dans Tombola (1967), elle expose la façon dont une
grande partie de l’humanité gâche sa vie en mettant en scène les conflits
d’un couple de vieillards attendant la mort. Dans Cocons, trois femmes
bourgeoises sont réunies autour d’une tasse de thé et discutent avec
fierté de leurs biens et de leurs valeurs. Soudain, des bruits parviennent
de l’extérieur : un prisonnier évadé sonne à leur porte avec de plus en
plus d’insistance et elles refusent de lui ouvrir. Finalement, elles se
retrouvent encerclées par une toile d’araignée géante et cherchent une
solution pour s’en défaire et s’échapper. Adalet Ağaoğlu y critique sans
pitié l’irresponsabilité et l’insensibilité des individus face aux problèmes
sociaux ; elle fustige ces familles étriquées, qui ne s’intéressent absolu-
ment pas aux autres et s’emploient uniquement à amasser des biens et à
les conserver (Kocabay in Dolmieu et Su Kasapoğlu, 2010 : 174-178).
L’œuvre de Sevim Burak (1931-1983) occupe une place importante,
quoique marginale, dans la littérature turque contemporaine. Elle a
notamment écrit La Voix de son maître, Danse africaine (1982), Everest
my Lord (1984), Voici la tête… Voici le tronc… Voici les ailes. Née d’un
Panorama du théâtre turc 375

père musulman et d’une mère juive originaire des Balkans, elle règle ses
comptes de manière kafkaïenne, tant avec l’histoire collective qu’avec
son histoire propre : elle nous révèle comment le pouvoir dominant,
grâce aux notions de religion, de langue, d’identité sexuelle ou de race, a
engendré une paranoïa, une peur des « minorités » ainsi créées.
La question de l’identité est le sujet principal de La Voix de son
Maître. Le héros Bilâl est issu de la famille d’un pacha ottoman destitué
par la république. La personnalité qu’il a voulu s’approprier en mettant
la main sur l’identité d’un mort, Muzaffer Seza, le soldat martyr, est
fausse ; quant à sa propre identité, il n’y a aucune place pour elle dans le
monde où il vit. Pour Bilâl, sont ennemis tous ceux qui ne sont pas
comme lui. Plus la fin approche, plus sa paranoïa envers ses voisins non
musulmans augmente, alors qu’il vit avec une juive (Özsysal in Dolmieu
et Su Kasapoğlu, 2010 : 202-209).

V. Après le coup d’État de 1980


Le coup d’État militaire de 1980 supprime la liberté d’expression et
bride étroitement la vie intellectuelle et artistique, conduisant au licen-
ciement ou à l’emprisonnement de nombreux artistes ou universitaires.
Cette répression, qui a duré une dizaine d’années mais dont les effets se
font encore sentir, a donné un sérieux coup d’arrêt au théâtre.
Heureusement, en invitant depuis 1989 les plus grands noms inter-
nationaux (Pina Bausch, William Forsythe, Robert Wilson, le Piccolo
Teatro, la Royal Shakespeare Company, le Berliner Ensemble, le
Wooster Group, le théâtre de la Taganka, Hotel Proforma, Peter Brook,
Tadashi Suzuki, Heiner Goebbels, etc.), le Festival international du
théâtre d’Istanbul a non seulement fait connaître des styles très diffé-
rents, mais il a aussi créé de nouvelles dynamiques, ouvert des horizons
insoupçonnés et donné une nouvelle créativité aux artistes turcs. Ces
derniers ont pu faire connaissance avec le travail des troupes et metteurs
en scène éminents du monde entier, découvrir les nouvelles tendances,
tandis que leurs pièces étaient traduites en langues étrangères et jouées à
l’étranger.
Dans les années 1980, de nouveaux écrivains apparaissent, et à partir
de 1990, le théâtre turc se renouvelle grâce aux recherches d’« avant-
garde » ou de « laboratoire ».
Tuncer Cücenoğlu (né en 1944) a écrit Le Chaos (1972), Le Profes-
seur (1973), Impasse (1980), Les Bonnes Femmes (1984), Biga-1920
(1987), Le Peintre, Le Chapeau (1992), Poupées russes (1996),
L’Hélicoptère (2000) et Avalanche (2001). Avalanche met en scène un
petit village cerné de montagnes, qui vit neuf mois sur douze figé dans
un silence de mort dans la crainte d’une avalanche. Or, juste avant
376 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

l’arrivée du printemps, une jeune femme menace d’accoucher avant


terme et ses cris risquent de provoquer la catastrophe. Le conseil du
village se réunit et le verdict est formel : elle doit être éliminée. Devant
la violence et l’absurdité de cette loi inhumaine, le jeune mari s’empare
d’un fusil et protège sa femme. L’enfant naît et l’avalanche n’a pas lieu.
La pièce met ainsi en valeur les vertus de la résistance (Başar in
Dolmieu et Su Kasapoğlu, 2010 : 323-327).
Avec vingt-trois pièces à son actif, Memet Baydur (1951-2001) est
l’un des auteurs dramatiques majeurs de la scène théâtrale turque des
années 1980-1990. Parmi ses principales pièces publiées, citons Citron
(1982), La Fille de la République (1988), La Gare des femmes, Les
Orchidées des cendres (1989), Camion (1990), Vladimir Komarov
(1990), Les Jambes de l’amour (1992), Perroquet vert Limited (1992),
Naissance (1992), Papillon de Chine (1994), Tensing (1993), Hélio-
tropes bris de verres (1996), et un recueil posthume, Lausanne (2003).
Oscillant sans cesse entre sérieux et dérision, construites sur une juxta-
position de divers éléments, ses œuvres ne visent pas au réalisme, mais
déstabilisent peu à peu le spectateur en remettant en cause les idées
reçues, les règles établies et les valeurs vidées de leur contenu.
Memet Baydur réunit dans ses pièces des personnages venant de di-
vers milieux et de différentes classes sociales. Il fait se confronter des
gens installés dans leurs préjugés et les rôles qui leur ont été dévolus,
des individus qui refusent d’adhérer aux règles de la société et qui sont
en proie à la souffrance, et d’autres qui vivotent au jour le jour. Il ana-
lyse la tension que génèrent ces face-à-face. Parfois, un visiteur im-
promptu assumant parfaitement sa différence − un étrange vagabond, un
artiste farfelu, une barmaid incisive, un vieillard n’ayant nulle part où
aller − vient semer le trouble chez des gens à la vie bien rangée (Şener
in Dolmieu et Su Kasapoğlu, 2010 : 254-258).
Murathan Mungan (né en 1955) innove avec sa Trilogie mésopota-
mienne des cerfs où il réinterprète les traditions dans une langue poé-
tique. Mahmud et Yezida narre les amours d’une jeune fille yézidi et
d’un jeune homme musulman, amours contrariés par les différences
culturelles et religieuses de leurs tribus respectives. Seule la mort leur
apportera le repos. Condoléances décrit le combat inégal de l’amour
avec la tradition. Dans Les Cerfs et les Malédictions, Hazer Bey
s’oppose à son père, divise leurs terres et se sédentarise, s’opposant ainsi
à la tradition. Sa maison est bâtie sur la terre des cerfs, or il tue par
accident une biche enceinte et la malédiction s’abat sur sa descendance :
sa femme tombe enceinte après avoir bu du sang et son fils Mustafa
tombe amoureux d’une biche (Gürün in Dolmieu et Su Kasapoğlu,
2010 : 259-262).
Panorama du théâtre turc 377

Behiç Ak (né en 1956) a écrit La Ligne de faille, Newton ne connaît


rien à l’ordinateur, La Séparation, La Ville unipersonnelle (2001). Dans
cette dernière, trois personnages sont dans un café situé en haut d’un
gratte-ciel qui sert aussi de tour de suicide. Chacune des tables est mise
pour une seule personne. Un homme attend une femme avec qui il a fait
connaissance via Internet. Il ne vit qu’à travers son ordinateur. L’unique
garçon de café du lieu passe son temps à expliquer que, dorénavant, la
ville est organisée pour une personne et que les familles nombreuses ne
peuvent plus y vivre. Les trois personnages se souviennent du passé et
prennent conscience de l’absurdité du monde dans lequel ils se trouvent
à présent (Saran in Dolmieu et Su Kasapoğlu, 2010 : 312-315).
D’abord connu pour ses activités dans le théâtre jeune public, Hasan
Erkek (né en 1970) écrit aussi pour les adultes. Il obtient ainsi des prix
pour sa pièce radiophonique La Contrepartie en 1989, pour sa pièce
pour enfants Vive la paix ! en 1991. Le Seuil (1998), L’Âme de Don
Quichotte (1999), L’Émulation pour la liberté, Princesse Fleur, Bohaç
Han (2008) sont également des succès. Il dénonce, dans presque toutes
ses œuvres, la soif d’enrichissement qui dénature les hommes ; il prône
l’amour des choses simples, naturelles, et les sentiments vrais. Le Cercle
sacré (2007) tient une place un peu spéciale dans son œuvre et dans le
théâtre turc. En effet, on n’y trouvera aucun dialogue mais seulement
des didascalies, des indications scéniques. La pièce s’inspire du théâtre
rural turc, et décrit le cycle éternel des saisons, de la floraison, des
récoltes, de l’accouplement des êtres humains ou des animaux. Il y
règne une atmosphère de fête magique et mystique très particulière.
C’est un spectacle total, à la fois muet et très éloquent (Mattéi in
Dolmieu et Su Kasapoğlu, 2010 : 289-292).
Berkun Oya (né en 1977) mérite que l’on s’attarde sur son œuvre,
aussi bien pour l’universalité de ses sujets que pour la richesse de sa
langue. Dans ses pièces (Les Hommes, 2000 ; Le Drame d’Op et de Zo,
2001 ; Prière de feu, 2003 ; Les Choses que l’homme subit, 2007 ; Le
Drapeau, 2008 ; Le Sommeil du léopard, 2005 ; La Bombe), on peut
retrouver des références à l’absurde, ainsi qu’au symbolisme de
Tchekhov. Les héros de Prière de feu sont trois personnes qui attendent
de mourir, cramponnées à leurs fauteuils roulants, une femme et un
homme hétérosexuels, ainsi qu’un homme homosexuel. Chacun évoque
sa vie personnelle et ses comptes à régler. Quant à La Bombe, elle nous
montre le dernier quart d’heure de cinq personnes avant l’explosion
d’une bombe (Gürün in Dolmieu et Su Kasapoğlu, 2010 : 254-257).
Chaque pièce de Ferhan Şensoy (né en 1951) pointe du doigt un pro-
blème de société (Vivre sans argent c’est cher ; Je vends Istanbul ; On
achève bien les schahs ; La Dangereuse Comédie musicale). Il se met
lui-même en scène dans Les Ferhaneries où il mêle à son jeu les in-
378 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

fluences du meddah. Sa nouvelle pièce, 2019, sous-titrée Comédie de


fiction sans science commence par une chorégraphie de femmes et
d’hommes voilés. Ils jouent en dansant le prologue de la pièce. Ferhan
Şensoy y décrit les contradictions dans lesquelles se trouve le peuple
anatolien et nous dépeint un pays dirigé par les lois religieuses. Les deux
héros, Mustafa et Kemal se cachent dans la cave d’un appartement par
peur de la répression et écoutent à la radio les actes et les paroles de la
résistance kémaliste contre le gouvernement au pouvoir, tout en cal-
culant le temps durant lequel ils pourront survivre grâce à leurs provi-
sions (Su Kasapoğlu in Dolmieu et Su Kasapoğlu, 2010 : 385-388).
L’une des originalités du théâtre turc des vingt dernières années est
la recherche de nouvelles formes scéniques métissant l’esthétique
contemporaine et les traditions théâtrales anatoliennes de façon à la fois
innovante et personnelle. Modernité et tradition s’y fécondent mutuel-
lement dans la volonté d’affirmer la richesse culturelle de la Turquie
tout en s’emparant des toutes nouvelles tendances théâtrales issues de
l’Occident.

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Karagöz
Le théâtre d’ombres traditionnel turc

GAYE PETEK

ELELE, INALCO, Haut Conseil à l’Intégration

Avant même leur sédentarisation en Asie mineure, les Turcs connais-


saient des pratiques théâtrales traditionnelles d’essence populaire dont
les sources provenaient généralement de la tradition orale. L’écriture se
trouvait bien souvent reléguée au second plan, derrière des techniques
hétérogènes, mais communes à la plupart des spectacles, telles que
l’improvisation, l’imitation, la bataille de jeux de mots consonants.

I. La légende du karagöz
D’éminents spécialistes du monde entier se sont penchés sur
l’origine et la naissance du théâtre d’ombres en Turquie. Plusieurs
« thèses » s’affrontent, avançant des origines chinoises, indonésiennes,
mongoles, ou encore gitanes. Ces thèses basées sur des éléments légen-
daires, non étayées par des documents historiques probants, sont contre-
dites par des études menées au XXe siècle, qui semblent fondées sur des
données infiniment plus précises.
Le théâtre d’ombres aurait pénétré en Turquie par l’intermédiaire de
l’Égypte suite à la défaite du sultan mamelouk face au sultan Selim 1er et
à l’admiration de ce dernier pour un artiste égyptien qu’il avait invité à
venir donner un spectacle d’ombres à Constantinople devant son fils
Soliman le magnifique. 1517 est donc la date la plus précise de
l’apparition de cette forme théâtrale en Turquie, notamment selon les
travaux de Metin And, éminent spécialiste turc du sujet. Les figures
égyptiennes des XIe, XIIe et XIIIe siècles corroborent d’ailleurs cette thèse.
Les artistes turcs (principalement des marionnettistes à fils) créèrent
ensuite des figures originales, et il est intéressant de relever qu’avec
l’expansion ottomane, on ne trouvera plus, en Égypte au XIXe siècle, le
théâtre d’ombres initial, mais une copie conforme du karagöz turc, en
rupture totale avec le passé arabe originel. Ce théâtre sera exporté dans
382 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

de nombreux pays occupés par l’Empire ottoman, comme la Grèce qui


développa des personnages propres à la culture et à la mythologie
grecques, la Tunisie, ou l’Algérie où la tradition fut interdite par l’armée
française à cause de la causticité de sa satire politique.
Au XVIIe siècle, le théâtre d’ombres turc était connu sous le nom de
Karagöz, et les récits de voyageurs étrangers de l’époque – notamment
français – en attestent. On parle alors d’une origine turque ; le terme
découlerait du nom d’un héros ayant réellement vécu. D’innombrables
mythes et légendes sur Karagöz et Hacivat, son comparse, circulent : ils
auraient été architectes, ou contremaîtres, ou encore maçons sur un
chantier ; leurs bavardages, qui retardaient la construction d’une mos-
quée, auraient mis le sultan en colère, et ce dernier les aurait fait déca-
piter. Par la suite, un artiste de la Cour les aurait fait revivre grâce à des
figurines d’ombres et le sultan, plein de remords, aurait ordonné qu’ils
soient immortalisés à travers cette forme de spectacle portant leurs
noms.
Laissons les présupposés sur l’origine de ce théâtre à la légende et
examinons plutôt son histoire réelle, sa forme, et son originalité. Le
Karagöz est un théâtre à deux dimensions, d’implantation essentielle-
ment urbaine, et qui devint un spectacle éminemment populaire dès le
e
XVII siècle. Le nom du théâtre est tiré de celui de son principal héros
Karagöz qui veut dire littéralement « œil noir ».
Cependant, d’autres traditions théâtrales existent qui eurent leurs
belles heures. On peut citer les spectacles du folklore paysan, aux cou-
tumes dramatiques basées sur les rites du folklore régional mêlant la
danse, le mime, la musique et aussi les marionnettes. Viennent ensuite
les spectacles forains avec saltimbanques et acrobates, funambules et
joueurs de gobelets qui s’accompagnaient bien souvent de prestations de
danseurs et danseuses (köçek et çengi). La tradition du Meddah (conteur
populaire ambulant), sorte de « one man show », fut très longtemps
adulée dans les cafés populaires. Le conteur, muni d’un mouchoir et
d’un bâton faisant office d’objets symboliques signifiant une multitude
de décors et de situations, captivait le public en racontant, durant d’in-
terminables veillées, des contes inspirés des légendes populaires et en
déclamant des poèmes épiques ; il illustrait la fable par des imitations.
Quant aux marionnettes, leur tradition existait déjà du temps des
Turcs Seldjoukides au XIIe siècle. On trouvait des marionnettes ou kukla
géantes dont les artistes se revêtaient pour se mouvoir avec elles, des
marionnettes à la planchette et surtout à fils et à gant ; leur répertoire,
presque toujours comique, tournait souvent autour d’histoires d’amour
et de situations riches en quiproquos.
Cette tradition perdit de sa popularité vers la fin du XVIIIe siècle,
supplantée par la popularité du théâtre d’ombres qui, avec la tradition de
Karagöz 383

l’orta oyunu ou « jeu de la place », sorte de commedia dell’arte satirique


interprétée par des acteurs au jeu mécanique et clownesque, à partir de
scènes burlesques remplies de calembours, recueillait alors la faveur du
public. L’orta oyunu coexista parallèlement au karagöz. Il lui emprun-
tait volontiers son répertoire et lui ressemblait par sa structure mobile et
ses représentations humaines totalement fictives et stylisées, qui ne
laissaient ainsi aucune occasion d’identification au spectateur. Cette
désincarnation avait probablement pour but de contourner l’interdiction
de la représentation humaine par l’islam.

II. Le montreur d’ombres


Lorsqu’on doit parler du karagöz, il faut tout d’abord évoquer celui
qui est à l’origine de la vie des figurines, de leur créateur, en un mot, du
montreur d’ombres. En turc, on le nomme karagözcü, c’est-à-
dire « montreur de karagöz », ou encore hayalî, « celui qui fabrique du
rêve, des illusions ». Le montreur était traditionnellement formé très
jeune, il débutait comme apprenti d’un montreur plus âgé qui était bien
souvent son père ou son grand-père. Cette transmission familiale n’est
pas sans influence sur son manque de développement.
Cet art nécessite une grande habileté en matière vocale, des capacités
d’imitation, d’improvisation, de manipulation, et de réelles qualités de
dessinateur, ainsi qu’une grande dextérité. Le théâtre d’ombres turc
s’organise à partir d’un castelet composé d’une grande planche décou-
pée en son centre et de deux battants qui, repliés, lui permettent d’être
stable ; un rideau de toile fine et blanche est tendue en son centre, tel un
écran de cinéma et tout le pourtour est recouvert de tissu noir. Une
source lumineuse (anciennement, il s’agissait d’une bougie ou d’une
lampe à huile dont la flamme ajoutait un effet optique de tremblement
aux figurines) est placée derrière le rideau ; de nos jours, l’électricité a
remplacé la bougie, mais la manipulation des figures, le mouvement de
va-et-vient que leur donne l’artiste, permet encore de conserver cette
ombre légèrement tremblante, qui n’est pas sans ajouter à la magie du
spectacle [figure 91].
Le montreur est debout en arrière-plan, il appose les figures sur le
rideau et les fait se mouvoir grâce à des bâtons plantés à l’horizontale
dans un petit trou aménagé sur la figure. Derrière lui, il y a une table sur
laquelle il range les figurines en les faisant tenir au bord par leur bâton-
net, selon l’ordre d’apparition sur l’écran. Le montreur tient deux ou
plusieurs figures dans ses mains tandis que d’autres figurines destinées à
être utilisées au cours du spectacle ont leurs bâtons appuyés sur son
torse ; ainsi, en posant une figure il peut du même geste en reprendre
une autre. La virtuosité des anciens maîtres se calculait au nombre de
figures qu’ils pouvaient tenir entre leurs mains dans le même temps. Le
384 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

montreur change de voix selon chaque personnage et contrefait des


accents, des sons, des dialectes, etc. Il est aidé par un « apprenti » qui
joue du def (tambourin) et chante.
Le montreur manipule et anime, mais c’est aussi lui qui confectionne
ses figures (tasvir) en les découpant. Après en avoir dessiné le contour
sur de la peau de chameau rigide et résistante (à l’époque moderne, il
s’agit plutôt de peau de vache ou de buffle), il découpe les formes ainsi
tracées avec un couteau courbe, puis commence le travail de tannage.
Grâce à une série de bains et de grattages au verre, la peau est rendue
transparente. Il peut alors peindre les silhouettes avec des couleurs
chatoyantes que les anciens montreurs obtenaient grâce à des teintures
végétales dont ils gardaient jalousement le secret de fabrication. La
figurine, une fois sèche, ressemble à un vitrail et, selon les montreurs et
leur style, elle sera plus ou moins finement découpée, décorée, évidée et
ajourée. On peut reconnaître l’auteur de la marionnette à la facture du
dessin, et certains montreurs réalisent des figurines qui sont de véri-
tables dentelles.
Les couleurs et les vêtements varient suivant le caractère du person-
nage. Chaque personnage est composé de deux ou plusieurs parties
mobiles attachées entre elles à l’aide de fines cordes de boyau. Le plus
souvent, les figures sont composées de quatre ou cinq segments mo-
biles : les coupes se situent au niveau des bras, de la taille, de la tête,
parfois des jambes également. La figure du personnage de Karagöz a un
chapeau mobile qui tombe en arrière par intermittence et laisse appa-
raître sa calvitie. Les trous servant à la pose des bâtons sont consolidés
par un œillet de cuir et se situent souvent au niveau de l’épaule. Cer-
taines figures nécessitent deux bâtons. D’autres figurines sont plus
difficiles à manipuler, comme par exemple la figurine de Karagöz qui,
dans une pièce traitant d’un mariage organisé (Ters Evlenme, « Le faux
mariage »), est déguisé en femme et affublé d’une voilette mobile qui lui
cache la barbe ; elle doit être enlevée à un moment de l’histoire par un
mouvement de bascule.
Les baguettes perpendiculaires au rideau – alors qu’elles sont
obliques dans les théâtres chinois ou indonésien – sont caractéristiques
du karagöz turc dont les figures ne peuvent se retourner et présentent
toujours le même profil (hormis les figures de danseuses qui sont de
face, toutes sont de profil). Cette particularité explique leur « sortie » du
rideau à reculons. Il existe cependant quelques figures pourvues d’un fil
de fer entre la figure et l’extrémité de la baguette ce qui leur permet de
pirouetter sur elles-mêmes, on les nomme firdöndü.
Karagöz 385

III. La composition du spectacle


Le spectacle de karagöz commence toujours par de la musique ; alors
que les spectateurs s’installent, le montreur place une figure fixe sur le
rideau, il s’agit d’une grande figure décorative (göstermelik) qui n’a pas
forcément de rapport direct avec le thème du spectacle, mais représente
le plus souvent une maison ou un palais, un objet, un animal, une plante,
ou encore une image fantastique (sorcière, monstre). Des figures fixes
sont aussi utilisées au cours du spectacle et servent alors de décor à
l’action.
Soudain retentit un son strident, celui du nareke, sorte de sifflet en
bois. On interpelle le public, on le met « en condition », un peu comme
on le ferait avec les trois coups au théâtre. Alors, au son du tambourin,
le personnage de Hacivat, le comparse de Karagöz fait son entrée par la
gauche du rideau (par rapport au public). Il entame un chant classique au
rythme précis. La droite du rideau étant l’emplacement de la maison de
Karagöz, ce dernier ne tarde pas à se montrer et à répondre à l’ode du
rideau (perde gazeli) que Hacivat commence à déclamer. Ce poème
célèbre le rideau et le créateur du théâtre d’ombres ; sa valeur poétique
et symbolique peut être remarquable. Hacivat termine son poème par la
quête d’un compagnon dont il énumère les qualités et se dit à la re-
cherche d’un ami de la sorte. Karagöz se précipite alors sur lui et
commence à le frapper. On dit que le marionnettiste fait « descendre »
Karagöz. Ce dernier s’allonge et parodie Hacivat, mais il remplace la
tirade raffinée de son partenaire par un discours incohérent et grotesque.
Toute cette partie du spectacle s’intitule « Prologue » (mukaddime).
Les deux héros, après s’être battus, « sortent » de scène, puis
reviennent pour entamer la deuxième partie du spectacle ou « Dia-
logue » (muhavere). Il s’agira ici, d’une série d’acrobaties linguistiques
à partir de mots incongrus, assonants. Ce dialogue n’a pas de sujet
précis, mais sert parfois à poser les jalons de l’action dramatique. C’est
une sorte de joute linguistique qui définit d’emblée les caractères anti-
nomiques des deux personnages. Hacivat possède un langage élaboré et
savant, alors que Karagöz parle dans un patois truffé d’erreurs de voca-
bulaire.
La troisième partie ou « Déroulement de l’action » (fasıl) constitue la
pièce proprement dite qui raconte une intrigue au cours de laquelle
apparaissent d’autres personnages. On a répertorié trente-cinq pièces ou
intrigues qui viennent constituer le répertoire classique ; elles ont été
publiées en turc grâce au remarquable travail de Cevdet Kudret. Les
thèmes varient peu, tournant autour des déboires ou des farces de
Karagöz, ou encore de sa sempiternelle recherche d’un emploi – souvent
saugrenue – car Karagöz est un éternel chômeur. Hacivat considère
386 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

souvent son comparse comme un naïf un peu bête et « monte » des


opérations pour le berner. Il y a également quelques thèmes fantastiques
ou empruntés aux légendes populaires. Citons parmi les pièces les plus
célèbres et les plus amusantes La Barque (Kayik), La Balançoire
(Salıncak), Le Peuplier sanglant (Kanlı kavak), Le Faux Mariage (Ters
evlenme), Le Jardin (Bahçe) [figure 92].
Quand l’intrigue se termine, on assiste à « l’Épilogue » (bitiş) au
cours duquel les deux héros se retrouvent à nouveau seuls, tirent la
morale de l’histoire qu’ils viennent de vivre, s’excusent auprès du public
des erreurs de langage qu’ils auraient pu commettre, et invitent les
spectateurs à leur prochain spectacle dont ils annoncent le titre.

IV. Les personnages et les thèmes


Les personnages sont innombrables et constituent une riche galerie
de stéréotypes sociaux et ethniques de l’époque ottomane. Ainsi,
Karagöz personnifie l’homme du peuple, bourru, grossier parfois,
parlant un turc populaire, la langue de la rue ; il paraît parfois simplet
mais peut être aussi très roublard. Au contraire, Hacivat est un érudit qui
manie avec aisance un ottoman châtié et enrichi de mots persans et
arabes, que Karagöz ne comprend pas et interprète de travers.
À eux deux, ils résument déjà la contradiction essentielle de l’époque
ottomane et, par là même, le paradoxe de la Turquie moderne, c’est-à-
dire le fossé social et culturel, l’inégalité flagrante entre deux mondes
opposés, celui du monde rural anatolien opposé à l’aisance de la bour-
geoisie citadine. Les différences entre Karagöz et Hacivat interviennent
même sur le plan physique. Le premier est doté de traits ronds, gros-
siers, il est bossu et chauve. Il porte une barbe arrondie, ses sourcils sont
épais et tombants, sa main au bout de son long bras mobile est large et
épaisse. Il est paresseux, peureux, menteur et colérique. Mais il est aussi
bien souvent malchanceux, ce qui le rend sympathique aux yeux du
spectateur. Hacivat, à l’opposé, est un homme raffiné au parler recher-
ché, les traits de son visage allongé sont plus fins, ses yeux en amande
sont gracieux et sa barbe bien taillée, il se revendique de la noblesse et
ses vêtements sont dominés par la couleur verte, couleur de la piété,
alors que le vêtement de Karagöz est à dominante rouge. Hacivat a un
caractère conciliant, il cherche à plaire à tous, et il est renommé pour sa
droiture et son honnêteté. Mais c’est aussi un opportuniste qui peut
profiter de la naïveté de son comparse ou d’autres personnages ; il prend
généralement le parti du plus fort, du nanti.
Quant aux femmes, dans le karagöz, elles sont souvent des femmes
légères, des courtisanes (zenne), mais on rencontre cependant quelques
dames de la noblesse. Il y a également des danseuses (çengi), figures qui
Karagöz 387

se présentent de face bras levés à la manière des danseuses orientales ;


elles apparaissent surtout en clôture du spectacle comme pour égayer la
salle. Le çelebi ou jeune citadin, sorte d’« élégant » de la capitale est
vêtu à l’européenne d’une redingote et porte le fez sur la tête. Il est
galant, un peu emprunté, et il courtise les femmes. Les personnages
« anatoliens » ruraux venant de diverses régions de la Turquie sont
nombreux. Il y a le Türk qu’on appelle aussi Père Himmet (Baba
Himmet) venu dans le cadre d’un exode rural, c’est un paysan au parler
typique, ses vêtements donnent l’impression d’être rugueux, il est très
grand et pour lui parler, Beberuhi, une sorte de Polichinelle, adosse une
échelle sur son épaule et y grimpe afin d’atteindre son oreille. Le Türk
peut être portefaix, bûcheron ou gardien. L’originaire de la ville de
Kayseri, l’ancienne Césarée, Kayserili, se distingue par sa lenteur
d’esprit et son fort accent. Quant au Laz, ou riverain de la mer Noire, il
s’accompagne de sa viole, parle très vite, est vite échauffé et déforme les
mots avec un accent dialectal très particulier.
Les différentes minorités ethniques sont également représentées à
travers les figures du Kurde, du Juif, de l’Arménien. Les étrangers sont
nombreux : on retiendra le Frenk ou européen, tantôt français, tantôt
levantin ; les deux Arabes, « l’Arabe blanc » (ak arap) de Syrie et
« l’Arabe noir » (kara arap) qui vient du Yémen ou du Soudan, le
Persan (Acem), l’Albanais (Arnavut), etc. Cette galerie est complétée par
des personnages particuliers comme Matiz, le mauvais garçon de la
capitale, ou encore Tiryaki, le fumeur d’opium, mais aussi des malades,
des fous, des personnages surnaturels, des lutteurs, des imams, des ani-
maux, des enfants. Chaque personnage, lorsqu’il entre pour la première
fois en scène, entonne une chanson qui le situe, le décrit ou parle de la
nostalgie de sa contrée perdue. Certains accents dialectaux font
d’emblée rire Karagöz.
Dans le répertoire du karagöz, le mystique et le religieux inter-
viennent rarement. On loue Dieu dans les poèmes d’ouverture, on y
moralise parfois, car il ne faut pas oublier que karagöz était un des arts
officiellement à l’honneur à la cour ottomane. On peut néanmoins se
demander s’il y avait une grande différence d’interprétation selon qu’il
s’agissait de se produire à la cour du sultan ou devant un public de café
populaire pendant le ramadan. Aucun document ne permet de répondre
vraiment à cette question. Mais on sait d’après les récits de voyageurs
étrangers1 que les spectacles dans les cafés étaient parfois très osés et
qu’on y frisait même la scatologie. Les caractéristiques essentielles et
1
De nombreux écrivains voyageurs orientalistes, notamment Gérard de Nerval ou
Théophile Gautier, mentionnent un spectacle de karagöz vu au cours de leurs
pérégrinations.
388 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

dominantes du karagöz résident dans la verve de son langage, son


humour, son goût pour l’absurde, son comique riche de métaphores, de
néologismes, son penchant pour la grivoiserie et l’obscénité, sa portée
sociale et politique, l’utilisation de la satire, l’improvisation liée à
l’actualité de l’époque. Le karagöz a finement critiqué la société otto-
mane, sa corruption, et ses inégalités.
Quelques documents attestent qu’au XIXe siècle, certains montreurs
furent montrés du doigt pour la satire sociale de leurs saynètes et dia-
logues, ce qui donne à penser qu’une autocensure existait, et que les
artistes se « lâchaient » davantage devant des publics populaires. Le
karagöz est aussi une formidable anthologie de la capitale de l’époque,
Constantinople alias Istanbul, dont il dépeint les habitants, les rues, les
bruits, les tavernes, les petits métiers, les mœurs, nous en restituant
l’atmosphère bigarrée. S’offre à nos yeux toute une typologie du
« peuple » d’Istanbul de l’époque, mais à y regarder de plus près, on
pourrait trouver de nombreuses similitudes avec la sociologie de la
mégapole qu’est devenue Istanbul de nos jours. Déjà les personnages
régionaux annoncent l’exode rural, les minoritaires la diversité. En cela
le karagöz est aussi une source précieuse de renseignements sur la pluri-
culturalité de l’Empire ottoman.

V. Un art défunt
Jadis si populaire et tant applaudi, le karagöz, bien qu’il continue à
habiter la mémoire collective de tous les Turcs, n’est plus un art vivant.
La censure des derniers Ottomans gênés par son pouvoir satirique, la
progression du théâtre occidental au début du XXe siècle, puis le désinté-
rêt des pouvoirs publics après l’avènement de la République ont eu
raison du karagöz comme des autres anciennes traditions théâtrales. La
République, qui visait une modernité empruntée à l’Occident, a mini-
misé les arts traditionnels qu’elle jugeait désuets, et les gouvernements
qui se sont succédé n’ont pas eu de politique culturelle valorisant ces
arts. Aujourd’hui, le karagöz est un art en passe d’être momifié. Il a été
dénaturé, expurgé. Il est même de plus en plus rarement proposé aux
enfants lors des fêtes de circoncision chez les particuliers, comme ce fut
souvent le cas dans la première moitié du XXe siècle. D’ailleurs, il s’agi-
ssait déjà de spectacles d’artistes amateurs ou semi-professionnels, de
textes édulcorés ou improvisés pour des publics de jeunes. On ne le
rencontre plus dans les jardins et les cafés, même au moment du rama-
dan, alors qu’il était le principal défouloir du pratiquant fatigué par son
ascèse. Il n’a jamais bénéficié d’une salle de théâtre qui lui soit dédiée,
comme c’est le cas de karagiosis à Athènes, ou des marionnettes belges
que l’on peut encore voir au café Toone à Bruxelles.
Karagöz 389

Par contre, le karagöz est devenu un symbole touristique reproduit


sur des cartes postales ; ses figurines sont vendues dans les bazars mais
souvent diminuées de la moitié de leur taille originelle (trente à trente-
cinq centimètres) et on trouve même des figurines minuscules vendues
comme souvenir. C’est en somme de nos jours davantage une curiosité,
un objet décoratif, que le témoin d’un art majeur du patrimoine. On peut
voir quelques figurines exposées dans des vitrines de musées. Des
centaines de figures confectionnées par les plus illustres montreurs
du siècle dernier ou même du XIXe siècle s’entassent dans les caisses des
archives de certains musées nationaux ou font la joie des collectionneurs
privés. D’autres collections ont été scandaleusement offertes à des hôtes
de marque étrangers lors de visites diplomatiques, ou bradées au mieux
offrant.
Les spectacles de karagöz sont plus souvent visibles lors des festi-
vals internationaux de marionnettes en France, en Angleterre ou aux
États-Unis qu’en Turquie. Peu de montreurs professionnels sont encore
en vie, et ceux qui se produisent encore sont plutôt invités à l’étranger,
où ils écourtent leur spectacle à la seule partie de l’intrigue et simplifient
leur texte. Il est vrai que le mur de l’incommunicabilité linguistique est
malgré tout difficile à franchir pour le karagöz, dans lequel le langage
tient, on l’a vu, un rôle essentiel. Des spectacles ont été présentés il y a
quelques années au Festival de Charleville-Mézières, notamment par
Hayali Torun Çelebi, petit fils d’un des plus illustres montreurs du
e
XX siècle, Hayalî Küçük Ali ; il est aujourd’hui disparu et il ne reste
que deux montreurs de « l’école classique », eux-mêmes très âgés.
La Municipalité de Bursa – une légende situe en effet l’origine des
héros du théâtre dans cette ville – a créé une « maison » du karagöz,
sorte de fondation avec un petit musée, qui organise des séminaires de
spécialistes, mais cette expérience reste circonscrite à un cercle d’initiés
souvent venus de l’étranger, ou à des chercheurs et à des institutionnels.
Si cet art bénéficie encore d’une aura, on la doit à des chercheurs
folkloristes et à quelques théoriciens opiniâtres comme Metin And et
Cevdet Kudret2 entre autres, qui, par leurs recherches et leurs ouvrages,
ont au moins réhabilité le karagöz comme un art majeur, en lui ôtant
cette image de spectacle pour enfant – ce qu’il n’a jamais été originel-
lement – et ont participé à des tentatives pour le faire revivre. La tâche
restera rude tant qu’il s’agira de s’appuyer sur des énergies individuelles
qui ne disposent pas de moyens financiers appropriés.
2
On doit beaucoup à ces deux chercheurs aujourd’hui disparus. Cevdet Kudret a
publié des recueils de textes traduits de l’ottoman et richement annotés, et Metin And
des ouvrages de référence sur l’histoire des théâtres traditionnels. Ces ouvrages sont
tous édités en turc.
390 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Pourtant, le karagöz pourrait assurément avoir une actualité sinon


une nouvelle vie car ses « types » sociaux n’ont pas vraiment vieilli, son
humour non plus. Mais il faudrait de nouveaux textes, en harmonie avec
la vie des sociétés d’aujourd’hui. Le public potentiel existe ; il suffirait
que le karagöz se « décentralise » un peu dans les provinces anato-
liennes en Turquie, modernise son répertoire, crée de nouveaux person-
nages, plutôt que de changer sa technique comme ont essayé de le faire
quelques artistes contemporains.
Un excellent exemple nous vient de France, où un jeune artiste né de
parents immigrés, Rûşen Yildiz, a repris le flambeau et propose des
spectacles qu’il écrit en s’inspirant de ses expériences (Karagöz devient
un immigré en France dans son spectacle intitulé Karagöz à
Paperasland), de contes revisités (Nasreddine Hoca), de sujets d’actu-
alité (l’écologie). Ce talentueux artiste fait parler Karagöz en français,
crée de nouveaux personnages comme la femme de Karagöz qui n’existe
que par sa voix dans la tradition. Il fabrique de très belles figurines dont
il ne change ni la taille ni le style originel, parle des banlieues, des
mariages forcés, de la diversité, de politique, tout en faisant rêver grâce
à un imaginaire foisonnant. Il touche du doigt l’essentiel : enchanter en
pensant, donner vie à un monde illusoire mais tellement proche du
nôtre ! [figure 93]
Dans la tradition, au moment du prologue, Hacivat dit au public que
ce qu’ils vont voir n’est qu’une « illusion de la réalité » et poursuit par
quelques vers qui viennent, d’emblée, poser les contours et l’aspiration
de cet art :
[…] On peut contempler, dans ses dehors, son être profond ;
L’écran de la perception ne fait pas obstacle à la connaissance.
Dès que tu regardes avec attention, le cours des choses apparaît dans sa
clarté,
L’écran d’un sommeil négligent a envahi le monde.
Tout l’art consiste à faire défiler devant les yeux cet univers illusoire ;
L’écran de l’apparence, combien d’yeux noirs a-t-il fait périr
Ce qui passe, éclairé par la flamme de l’amour, c’est la silhouette de ton
corps
L’écran où s’écoulent nos jours fait l’homme éphémère
Quelle que soit l’ombre où tu te réfugies, ne s’évanouit-elle pas ?
Vois le maître qui anime ce jeu, il a dressé l’écran du plaisir […]3.

3
Extrait du prologue de la pièce Le Jardin (Bahçe), traduit du turc par Gaye Petek et
Pierre Chuvin.
Karagöz 391

Bibliographie
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Siyavusgil, Sabri Esat, Karagöz. Son histoire, ses personnages, son esprit
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http://www.karagozevi.com.
http://karagoz.free.fr.
http://www.karagoz.net.
Le théâtre dans le monde arabe

Ève FEUILLEBOIS-PIERUNEK

Sorbonne nouvelle – Paris 3, UMR 7528 Mondes iranien et indien

Il serait présomptueux de prétendre présenter ici la création théâtrale


de la vingtaine d’états qui forment le monde arabe. Nous nous bornerons
donc à examiner les productions théâtrales des pays du Moyen-Orient et
de l’Afrique du Nord ; les expériences théâtrales plus marginales des
pays de la péninsule arabique, de la Jordanie, de la Lybie, du Soudan et
des Comores ne seront pas abordées.

I. Le théâtre et la tradition littéraire arabe

A. Y a-t-il absence de tradition théâtrale


dans le monde arabe classique ?
On entend généralement dire que l’héritage littéraire arabe prémo-
derne n’offre pas d’exemples de théâtre ressemblant à ce que l’Occident
entend par ce mot. Dans Studies in the Arab Theatre and Cinema,
Jacob M. Landau affirme que le théâtre moderne est un « produit
totalement étranger transplanté dans la terre vierge des sociétés arabes »
et qu’il n’y a pas eu de théâtre arabe avant le XIXe siècle et l’invasion de
l’Égypte par Napoléon (Landau, 1958 : XII).
La position du volume collectif publié par Nadia Tomiche (Le
Théâtre arabe, 1969) est plus nuancée : si Jacques Berque estime que le
monde arabe classique est dépourvu de théâtre tout en mettant en garde
contre un certain orientalisme prompt à en déduire une incompatibilité
entre l’islam et le théâtre (Tomiche, 1969 : 15-16), Chérif Khaznadar
estime que le théâtre est un phénomène populaire et universel et pré-
sente, tout au long de son article, les formes et aspects de l’expression
dramatique arabe traditionnelle (Tomiche, 1969 : 39 sqq.). Quant à Jean
Duvignaud, il affirme que si toutes les sociétés connaissent des formes
de dramatisation spontanées, cela ne signifie pas qu’elles deviennent
systématiquement des formes artistiques réelles ou contribuent à l’appa-
rition de ce mode de création hautement particulier que nous avons
394 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

coutume d’appeler théâtre. Il en profite pour réfuter deux malentendus


extrêmement fréquents : la prétendue incompatibilité entre le théâtre et
l’islam, et la thèse d’un commencement tardif et sous influence
occidentale du « théâtre » dans cette région du monde (Tomiche, 1969 :
194-197).
Par contre, dans l’introduction à son anthologie, Short Arabic Plays,
Salma Khadra Jayyûsî écrit que le théâtre arabe « a peu été pratiqué et
est demeuré dans l’obscurité » pendant des siècles, ne devenant un genre
majeur qu’au XXe siècle (Jayyûsî, 2003 : VIII). George Allen dans An
Introduction to Arabic Literature (2000) indique que, si l’héritage
littéraire arabe prémoderne ne nous offre pas d’exemples d’œuvres
théâtrales qui puissent être reliées à la tradition occidentale, il ne
manque pas de genres indigènes possédant des qualités dramatiques.
Dans le numéro thématique d’Horizons maghrébins (Le théâtre arabe
au miroir de lui-même), l’existence de ces genres dramatiques tradition-
nels est reconnue, mais la qualité d’œuvre théâtrale leur est déniée.
Abdelghani Maghnia affirme : « Il est absurde de croire qu’il y ait pu y
avoir du théâtre dans l’ancienne société marocaine » (Maghnia, 2008 :
64). À la page suivante, Jean-François Clément trouve dangereuse la
thèse soutenue par certains théoriciens maghrébins du théâtre selon
laquelle le théâtre aurait toujours existé dans les sociétés maghrébines et
les accuse de confondre théâtralisation et théâtre, les formes tradition-
nelles de spectacle relevant d’un « préthéâtre » ou du « degré zéro du
théâtre » (Clément, 2008 : 65).
Quant à l’article de Monica Ruocco dans Histoire de la littérature
arabe moderne, il contourne habilement le problème :
[…] la question de l’existence des pratiques théâtrales antérieures au déve-
loppement de la dramaturgie moderne a été longtemps débattue par les his-
toriens. La théorie la plus accréditée conclut que le monde arabophone a
connu dans le passé certaines formes de spectacle, mais que ces manifesta-
tions n’ont pas été décisives dans l’implantation du théâtre contemporain
(Hallâq et Toelle, 2007 : 151).
Pour elle, le théâtre arabe naquit au XIXe siècle dans le cadre de la
Nahda dont l’un des efforts porta sur l’adaptation d’un répertoire étran-
ger aux exigences d’un nouveau public, même s’il est indéniable que
des formes pré- ou parathéâtrales influencèrent le développement de
l’art dramatique arabe, lui donnant une identité originale.
La vraie question est de savoir ce que l’on entend par théâtre : s’agit-
il uniquement du théâtre aristotélicien basé sur un texte et centré sur des
acteurs humains représentant une histoire à travers une action et des
dialogues, ou bien la définition peut-elle être élargie pour englober
d’autres types de performances ? Dans un article de The Drama Review,
Le théâtre dans le monde arabe 395

John Bell soupçonne ce déni de tradition théâtrale autochtone d’être une


tentative de dévalorisation de la culture arabe (Bell, 2005 : 10), certes
largement inconsciente, mais qui a cependant réussi à investir l’esprit
des Arabes eux-mêmes. Car des genres littéraires contenant des élé-
ments dramatiques et des formes spectaculaires populaires existent bel
et bien dans le monde arabe avant le XIXe siècle, mais aucun de ces
phénomènes n’a été considéré comme relevant du théâtre.
Par contre, toutes sortes de raisons ont été invoquées pour tenter
d’expliquer l’inexistence du théâtre dans la civilisation arabe. Des
personnalités arabes et occidentales ont prétendu que la « structure
mentale » des Arabes était incompatible avec cette forme d’art : l’esprit
arabe, atomiste et individualiste, serait incapable de l’organisation
élaborée et de la structuration nécessaires aux formes littéraires
d’envergure, comme l’épopée ou le drame (Ben Halima). Indépendam-
ment du fait que cette thèse découle d’un préjugé raciste, elle est contre-
dite par les nombreuses réalisations intellectuelles (sciences religieuses,
philosophie) et artistiques (architecture) des Arabes, impliquant toutes
un esprit de synthèse et des facultés d’organisation exceptionnelles
(Khozai, 1984 : 3 ; Badawi, 1988 : 5). Certains justifient cette absence
par une mythologie insuffisamment développée (And), comme si le
théâtre ne pouvait éclore que du mythe.
Pour d’autres (Tawfîq al-Hakîm, Zaki Tulaymat, Al-Raï), des fac-
teurs environnementaux, comme les rudes conditions météorologiques
dans le désert et le nomadisme avec ses pérégrinations continuelles, ses
razzias et ses guerres intestines, expliquent que le climat n’ait pas été
propice à la naissance du théâtre, celui-ci ne se développant bien qu’en
milieu urbain. Or, le monde arabe s’est sédentarisé et urbanisé dès la
période omeyyade, encore plus sous les Abbassides, et même à la pé-
riode préislamique il existait des centres urbains importants comme la
Mekke et Ta’if (Khozai, 1984 : 6 ; Badawi, 1988 : 4). On a également
invoqué l’interdiction faite aux femmes de se produire sur la scène
(Landau), en oubliant que les théâtres grec, romain et médiéval recou-
raient au travestissement des acteurs pour les rôles féminins.
Les raisons d’ordre religieux ont été jugées convaincantes par cer-
tains chercheurs : le théâtre s’appuie sur l’existence d’un conflit (conflit
entre la volonté humaine et la toute-puissance divine, entre l’individu et
les valeurs ou lois d’une société, conflit interne, etc.) et le musulman ne
connaîtrait pas ces types de conflit à cause de sa conception autocratique
de Dieu et de sa soumission au destin (Aziza, Khozai). Nonobstant la
compréhension assez simpliste de l’islam que cela implique, c’est
réduire le théâtre à la seule tragédie, la comédie n’étant pas basée sur un
conflit (Badawi, 1988 : 4). D’autres invoquent l’interdit de la représen-
tation : l’islam n’aurait pas toléré qu’on rivalisât avec Dieu, seul façon-
396 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

nier des images (Amin, Hunayn). Or le Coran et le hadith ne condam-


nent pas univoquement la peinture et la sculpture, et l’islam a d’ailleurs
très tôt toléré les images (miniatures, fresques) lorsque tout soupçon
d’idolâtrie était écarté (Khozai, 1984 : 8-13 ; Badawi, 1988 : 4).
Quelques-uns optent pour des raisons à la fois historiques et esthé-
tiques (Sayed Attia Abul Naga). Dans le monde méditerranéen, la
littérature dramatique était tombée en décadence pendant l’époque
romaine et avait disparu. Les Arabes ne trouvèrent donc pas d’exemples
vivants de cet art dans les pays dont ils firent la conquête. Certes, ils
auraient pu s’inspirer du patrimoine théâtral légué par la Grèce antique
comme ils furent profondément influencés par la philosophie et les
sciences grecques, mais la critique littéraire privilégiait la poésie, seul
art par excellence. Au Xe siècle, le texte de l’Ars poetica d’Aristote fut
traduit du syriaque en arabe par Abû Bishr Mattâ et Yahyâ ibn ‘Adî. Les
commentaires de ce texte par Fârâbî, Avicenne et Averroès montrent
clairement qu’ils n’avaient aucune familiarité avec ces formes inconnues
dans leur culture : les deux premiers utilisent les termes grecs tout en
faussant leur sens, et le troisième traduit « tragédie » par madîh (panégy-
rique) et « comédie » par hijâ (satire), des genres poétiques hautement
prisés (Khozai, 1984 : 4-6).
B. Des formes autochtones populaires
Le monde arabe a connu, avant la période napoléonienne, un certain
nombre de genres autochtones, certes très différents du théâtre occiden-
tal, mais possédant indubitablement des qualités dramatiques ; celles-ci
n’ont malheureusement pas reçu l’attention qu’elles méritaient en raison
des préjugés, mais aussi de l’indigence et du caractère indirect des
sources : les témoignages sont rares concernant ces formes essentielle-
ment orales. Il faut cependant signaler les travaux de Chérif Khaznadar,
Mohamed Aziza, Mohammed Badawi, Ahmed Cheniki et surtout
Shmuel Moreh (Live Theatre and Dramatic Literature in the Medieval
Arab World, 1992).
Selon Chérif Khaznadar, des manifestations dramatiques existaient
dès la période préislamique, dans les fêtes consacrées aux divinités ou
les fêtes saisonnières de Nayrûz (printemps) et de Mihrajân (automne), à
l’occasion des foires périodiques, dans les joutes oratoires entre poètes
et les performances des « récitateurs » (muqallid). Si l’islam a éliminé la
plupart des cérémonies rituelles comme les processions et les masca-
rades, il en a toléré certaines (le stambeli tunisien et le zâr égyptien
[figure 94], qui sont pourtant des survivances de rites animistes
d’Afrique noire), et en a suscité d’autres, notamment dans ses marges
chiite (ta‘ziye) et soufie (rites confrériques des Mevlevis ou des
Aïssaouas [figure 95]) (Tomiche, 1969 : 43-44).
Le théâtre dans le monde arabe 397

Le monde arabe médiéval connaît des professionnels du divertis-


sement tels que les la‘‘âbûn1 (clowns, bouffons, mimes), ou les
mukhannathûn2 (musiciens, danseurs ou acteurs). Les divertissements de
cour apparaissent lors du règne du calife Mutawakkil (règne 847-861).
La musique et la poésie y tiennent évidemment une place de choix : la
poésie est chantée, accompagnée d’instruments, et même parfois mimée.
Par ailleurs, des spectacles comiques et des danses grotesques d’acteurs
masqués, connus sous le nom de samâja, sont attestés en Égypte et en
Iraq du IXe au XIe siècle : ces artistes se produisent à la cour et sur les
marchés, se déguisent fréquemment en animaux, sont parfois confondus
avec les mukhâyilûn, acteurs non masqués, et prennent le nom de
muharrijûn au XIXe siècle.
Les fous ou bouffons (mudhikûn) sont connus dès l’époque prophé-
tique : ils officient à la cour des grands, mais aussi chez les riches
marchands à l’occasion de festivités, et sur les places de marché. À
partir du XIIe siècle, le mot maskhara se met à désigner l’art du bouffon
qui invente des histoires pour rire (maqâmât) et récite des poèmes
parodiques. Une autre tradition est celle des chars animés à l’occasion
des mariages, circoncisions et autres fêtes : des artisans y mimaient leur
activité, des acrobates, montreurs d’animaux, magiciens, jongleurs et
autres musiciens s’y produisaient, les différents chars se suivant en
procession (Moreh, 1992).
L’art du conteur peut aussi être considéré comme une performance.
Les lexicographes arabes définissent hikâya comme signifiant
l’imitation, la personnification, aussi bien que le récit. Le hâqî est donc
le mime capable d’imiter les accents comme les manières de faire, et la
hikâya une pièce dialoguée présentée par un ou des acteur(s) éventuel-
lement déguisé(s). Ces artistes récitaient des épisodes de romans médié-
vaux comme al-Zâhir Baybars ou ‘Antara, dans un mélange de prose et
de vers. On ignore de quand exactement date le début de ce phénomène
qui est florissant à partir du XVIIe siècle dans les cafés de quartier.
L’arabisant Edward W. Lane, qui séjourna au Caire au cours des années
1830, en distingue plusieurs catégories : les « bardes » (shu‘arâ’, litt.
« poètes »), spécialistes de la Geste des Beni Hilal, récitaient de mé-
moire en s’accompagnant d’un rebab à une corde ; les « raconteurs »
(muhaddithîn) se consacraient à la récitation du Roman de Baybars ; les
« Antaristes » (‘anâtra), spécialistes du Roman d’Antar, lisaient à haute

1
Ibn al-Nadim emploie le terme de talâ‘ub pour désigner les drames religieux indiens,
tandis que les traducteurs du syriaque et du copte traduisent theatron par mal‘ab.
2
Le premier sens du mot est « efféminé », « homosexuel » ou « prostitué mâle », mais
le terme est parfois employé pour signifier « acteur » ou « musicien », ou encore
comme synonyme de la‘‘âb.
398 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

voix à partir d’un texte écrit (Lane, 1836 : II, 117-162). Les derniers
conteurs urbains ont disparu entre les années 1950 et 1970, mais il
subsiste encore aujourd’hui dans plusieurs pays arabes, en milieu rural
ou bédouin, une tradition de récitation de la Geste hilalienne sous une
forme entièrement versifiée et sans aucun support écrit, le récitant étant
généralement illettré [figure 96].
De même, le khayâl est une sorte de théâtre vivant : le mot signifie
d’abord la figure, ou la forme imaginaire, et ce n’est qu’au XIe siècle
qu’il sera lié au mot zill (« ombre »), pour signifier le théâtre d’ombres.
Auparavant, il est joué par des acteurs ou imitateurs en chair et en os, et
s’apparente à la hikâya. À partir du XVIe ou du XVIIe siècle, un nouveau
terme apparaît, celui de muhabbazûn, qui désigne des amuseurs de
quartier qui jouent des sketches comiques ou de courtes farces en rap-
port avec les réalités sociales et l’actualité, ce spectacle présentant des
similarités avec l’orta oyunu turc et la commedia dell’arte (Moreh,
1992). La plupart des témoignages nous sont parvenus d’Égypte, sous la
forme de descriptions de voyageurs européens : ces farces assez simples
et largement improvisées, jouées par des troupes ambulantes avec un
minimum d’accessoires et de moyens, étaient volontiers satiriques ou
truculentes (Badawi, 1988 : 10-12).
Pour Badawi, il faut voir dans la maqâma une écriture dramatique
arabe originale : cette forme est au croisement du récit et du théâtre. Le
théâtre d’ombres arabe a hérité de certaines des caractéristiques de ce
genre lettré ; d’ailleurs, les pièces de Muhammad ibn Daniyâl al-
Mawsîlî (1249-1311) ont été qualifiées de maqâma par l’historien Ibn
Iyâs (mort aux environs de 1524) (Badawi, 1988 : 5-6). Malheu-
reusement peu de textes nous sont parvenus : nous disposons de trois
pièces écrites par Ibn Daniyâl pour son ami le montreur d’ombres ‘Alî
ibn Mawlâhum, et intitulées L’Esprit de l’ombre, L’Étrange Prédicateur
et l’Étranger, Le Fou d’amour. Elles nous révèlent un art comique,
satirique et souvent obscène, dont les personnages sont issus du bas de
l’échelle sociale et présentés de manière humoristique : marginaux,
escrocs à la petite semaine, entremetteuses, homosexuels. Le chant, la
musique et la danse font partie intégrante du spectacle ; le texte mêle
vers et prose rimée, langue savante et dialectale, dialogues et éléments
descriptifs. Quelques textes du XVIIIe siècle, attribués à Sa’ûd, Shaykh
‘Alî Nahla et Da ‘ûd al-Manawî al-‘Attâr, ont été sauvés de l’oubli par
Hasan al-Qashshâsh (mort en 1905) : écrits en dialectal égyptien, ils
portent la marque de l’oralité et du folklore, sont composés en poésie
strophique et destinés à être chantés. Si Ibn Daniyâl avait des
prétentions artistiques, le théâtre d’ombres au XIXe siècle est devenu un
art populaire, prisé des classes inférieures et joué dans les cafés
(Badawi, 1988 : 11 sqq. ; Khozai, 1984 : 19-24).
Le théâtre dans le monde arabe 399

Certaines formes traditionnelles existent encore aujourd’hui, en par-


ticulier au Maghreb, ou n’ont disparu que récemment. En Tunisie, Umuk
Tangu est un rite incantatoire en temps de sécheresse, au cours duquel
une poupée de chiffons est promenée par des petites filles. La Kharja de
Sidi Bou Saïd est une procession en l’honneur d’un marabout ;
l’initiation dans la confrérie des Aïssaouas s’accompagne de mime
d’animaux sauvages et de tours de faqirs. Le stamboli de Sidi Saad est
un rite sacrificiel suivi d’une cérémonie d’exorcisme et de possession,
entrecoupée de sketches théâtraux. Le kalam malhun oppose un récitant
racontant en phrases rimées une aventure drôle et un chœur de jeunes
gens relançant le récit par leurs interventions malicieuses. Nbitet el
ballut (« veillée du mensonge ») est une forme de sketche comique :
Le Sultan et Zulaykha met en scène un sultan parodique, assis sur le
trône et tenant une tomate, tandis que ses sujets se prosternent devant
lui ; sa femme Zulaykha (dont le rôle est tenu par un homme travesti)
l’assure qu’elle l’aime tout en le trahissant avec le poète Abû Nuwâs.
Dans La Mère Balâza, le personnage principal est une entremetteuse,
sage-femme peu farouche. La Tunisie connaît également les spectacles
de marionnettes à fils originaires de Sicile (Aziza, 1975 : 28 sqq.).
Au Maroc, Bu-Ilmaun (« l’homme vêtu de peau ») était la dramati-
sation d’un ancien culte agraire, abondamment décrit au début du
e
XX siècle par les voyageurs européens et les officiers des affaires
indigènes de l’armée coloniale, et étudié par Edmond Doutté et Émile
Laoust. L’acteur, nu sous une peau de mouton, masqué d’une courge,
doté d’un énorme phallus en érection et accompagné de personnages
masqués grotesques, déambulait dans le village en mimant des scènes de
la vie quotidienne et en se moquant des pouvoirs locaux. Le bsât’ (« di-
vertissement ») mettait en scène un homme déguisé en panthère et une
femme-serpent-ogre, ainsi que des personnages représentant humoristi-
quement différents types sociaux ; il se composait de chants, de danses
et de courtes saynètes satiriques. La fête de Soltân Tolba (« roi des
étudiants ») avait lieu chaque année au printemps à Fez et mettait en
scène un sultan parodique pour une semaine, en souvenir du soutien
apporté par les étudiants au sultan Moulay Rachid (1666-1672) [figure
97]. La Khalqa est un espace circulaire dans un lieu fréquenté où se
produisent des acrobates, conteurs et musiciens qui divertissent un
public de passage et vivent des quêtes. Sidi L’Katfi est une pratique
dérivée des cérémonies des confréries soufies : elle se déroule dans un
patio ou une grande pièce d’une maison de notables ; personnages et
situations sont puisés dans les travers et vices des contemporains ; la
représentation est précédée de la Hadra, une danse extatique (Badry-
Cheniki in Corvin, 2008 : 888 sqq.).
400 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Certaines fêtes, comme celle de Sidi Mansur en grande Kabylie


(Algérie), ressemblent aux dionysies grecques : des garçons déguisés ou
travestis, mouchoirs à bout de bras, dansent et miment des personnages
humains et des situations diverses (scènes de chasse au chacal, etc.). Ce
spectacle s’articule autour de l’uchen, héros des contes représenté par un
jeune homme masqué d’une peau. En Algérie, les pèlerinages sont
l’occasion de sketches burlesques représentant des scènes de ménage, et
de tableaux satiriques mettant en scène des personnages truculents. Dans
certaines villes d’Algérie et de Tunisie, deux conteurs aveugles
accompagnés d’un bendir et d’un r’bab racontent dans un lieu public la
vie du Prophète et de ses Compagnons. Entourés par les spectateurs, ils
miment les personnages qu’ils évoquent et utilisent un bâton pour
délimiter l’espace. Le bou-ghanim ou l’homme au roseau, joue et dis-
cute avec les arreddad, sorte de compagnons (Cheniki, 1993 : chapitre I)
[figure 98].
C. Définition du théâtre et idéologie
Pourquoi, face à toutes ces formes traditionnelles, continuer à nier
l’existence d’une « théâtralité » arabe ? Après tout, il ne vient à l’esprit
de personne de dénier le caractère théâtral de formes comme le karagöz
turc, le nô japonais ou les danses rituelles d’Asie du Sud-Est, ni de les
qualifier de formes « primitives ». Pourquoi imposer aux seuls Arabes
une définition aussi restrictive et aussi spécifique du théâtre, alors même
que l’Occident n’a cessé, depuis le début du XXe siècle, de repousser les
limites de cette définition pour lui-même ? La théâtralité, qui est une des
dimensions universelles de la vie sociale, prend diverses formes dans
divers contextes : pourquoi en attribuer le monopole à une forme occi-
dentale, de surcroît datée ?
Cette conception, héritée des orientalistes, a entraîné diverses réac-
tions chez les intellectuels arabes, allant d’un sentiment d’infériorité et
d’incomplétude3 à l’affirmation d’une identité artistique originale. S’ins-
pirant des travaux de Duvigneau, Mohamed Aziza et Chérif Khaznadar
rejettent le théâtre à l’occidentale et affirment que les Arabes ont
développé leur propre écriture dramatique, différente dans sa forme et
son esprit de la tradition occidentale. Ils insistent sur la distinction entre
la fête et le théâtre : la fête réalise l’unité organique de l’espace sacré et
de l’espace profane en reliant l’officiant aux spectateurs-acteurs dans

3
L’universitaire tunisien Hamadi Ben Halima se flagelle en écrivant : « […] un bref
coup d’œil sur la production littéraire arabe jusqu’au XIXe siècle nous montre que le
poète ou le prosateur manque de souffle et d’imagination. Il serait donc vain de
chercher, dans une société où l’horizon intellectuel est borné, un esprit d’architecte
nécessaire à toute création théâtrale » (1969 : 18).
Le théâtre dans le monde arabe 401

une aire de participation et d’intégration, alors que le théâtre, caractérisé


par son caractère symbolique et distanciateur, imite l’existence agis-
sante, mais sans agir lui-même ; le monde arabe connaît la fête, mais pas
le théâtre (Aziza, 1975 : 7-9).
Khaznadar en tire des conclusions et des recommandations pour le
développement futur de la dramaturgie arabe :
L’Occident, après avoir dépassé le stade de la fête et être passé par toutes
ces transformations successives, recherche aujourd’hui le moyen de revenir
à cette forme originale. Paradoxalement, ces formes qui existent (encore vi-
vantes bien qu’éparses) dans le monde arabe, l’intellectuel arabe les rejette
afin de s’engager dans le long cheminement de l’Occident […] (Tomiche,
1969 : 66).
Il s’agit donc de résister au théâtre à l’occidentale qui ne sera jamais
le théâtre arabe, mais uniquement une imitation plus ou moins réussie
d’une forme étrangère, n’ayant aucune assise populaire, fruit du labeur
et de l’intérêt d’une classe privilégiée souffrant d’un complexe vis-à-vis
de la culture des peuples qui l’ont colonisée (Tomiche, 1969 : 59). Et
Khaznadar d’appeler au retour à un théâtre participatif de plein air, art
total mêlant diverses expressions artistiques.
Aziza va encore plus (trop ?) loin : le théâtre est le fruit de la névrose
occidentale, névrose dont l’homme arabo-musulman traditionnel était
indemne, car il vivait « l’expérience d’une intégration sans heurt qui
résorbe les situations conflictuelles et anomiques et permet, sur le plan
du spectacle, qu’une société se donne d’elle-même la pratique harmo-
nieuse de la fête et non celle déchirante du théâtre » (Aziza, 1975 : 14).
La colonisation est venue mettre un terme à cette situation harmonieuse
et y a introduit le conflit et la frustration, tout en créant la nécessité de
nouveaux modes d’expression. Si, dans le monde arabe, le théâtre était
né d’une mutation interne des formes traditionnelles du spectacle, fond
et forme auraient pu correspondre, mais le modèle occidental était trop
présent, et il s’est imposé au détriment des formes traditionnelles sans
pour autant susciter l’intérêt des masses (Aziza, 1975 : 25).
Ahmed Cheniki s’insurge également contre la propension à vouloir
faire correspondre les formes artistiques des pays anciennement coloni-
sés avec celles de l’Europe, ce qui mène à établir des rapprochements
abusifs. Il refuse d’appeler les formes dites traditionnelles « structures
préthéâtrales », ce qui laisse supposer que nous sommes en présence de
formes primaires appelées inéluctablement à donner naissance au phé-
nomène théâtral. Or il s’agit de formes parfaites et achevées, qui
obéissent à des normes bien précises (Cheniki, 2002, 2005).
Force est de constater que la question d’une théâtralité indigène et de
la définition du théâtre en milieu arabe achoppe sur des présupposés
402 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

idéologiques refusant avec véhémence toute ressemblance avec un


élément de la culture occidentale, ressemblance automatiquement
considérée comme une tare. Prenant le contrepied de la condescendance
d’un certain orientalisme, les intellectuels maghrébins lui rendent donc,
d’une certaine manière et avec un certain retard, la monnaie de sa pièce.

II. Les débuts du théâtre « à l’occidentale »


en Syrie et en Égypte (XIXe siècle-1920)
Les premiers contacts avec le théâtre européen résultèrent des expé-
riences des voyageurs arabes qui décrivirent l’aspect des salles de
théâtre, l’intérêt des Occidentaux pour ce type d’art et s’émerveillèrent
des capacités éducatives du théâtre. Par ailleurs, les Français arrivés au
Caire avec Bonaparte en 1798 organisèrent des représentations dès la
première année d’occupation, et la première salle fut inaugurée en 1800.
Après leur départ en 1801, les compagnies théâtrales étrangères conti-
nuèrent à se produire au Caire et à Alexandrie, grâce à l’appui de
Muhammad ‘Alî et de ses successeurs. Plusieurs nouvelles salles virent
le jour, tandis que des troupes amateurs et des écoles religieuses organi-
saient des spectacles, opéras et mélodrames auxquels assistaient, aux
côtés des étrangers, les élites locales. En Syrie, c’est surtout dans le
milieu des missions chrétiennes que l’activité théâtrale se développa à
Damas ou Beyrouth (Hallâq et Toelle, 2007 : 155-158).
La terminologie est assez hésitante à ses débuts : al-Maknâsî traduit
théâtre par dâr (« maison », « demeure ») en tant que lieu et la‘b
(« jeu ») en tant qu’activité, tandis que d’autres préfèrent translittérer les
mots français ou italiens. Le mot masrah, employé aujourd’hui dans les
deux sens de « théâtre » (lieu et performance), est un néologisme de la
fin du XIXe siècle qui ne s’affirme définitivement que dans les années
1950 (Hallâq et Toelle, 2007 : 158).
Le théâtre arabe « à l’occidentale » naît à Beyrouth grâce aux efforts
de Mârûn al-Naqqâsh. Sa première pièce L’Avare (al-Bakhîl, 1847-
1848) est une adaptation libre de la pièce de Molière, « arabisée »,
récitée en arabe littéraire en vers et prose rimée et mise en musique. Le
succès qu’elle rencontre encourage son auteur à en monter de nouvelles
dont certaines sont des adaptations (Le Cheikh ignorant, 1949), et
d’autres des créations originales comme Abu al-Hasan le simplet ou
Harun al-Rashid (1849-50), adapté d’un conte des Mille et Une Nuits,
ou L’Envieux insolent (1851), un drame social dont les héros affirment
une liberté nouvelle et très moderne (Hallâq et Toelle, 2007 : 159-161 ;
Allen, 2000 : 196).
À Damas, Abû Khalîl al-Qabbânî monte des pièces comiques inspi-
rées de la littérature populaire et agrémentées de danse, chant et mu-
Le théâtre dans le monde arabe 403

sique. La première d’entre elles, L’Ingrat (Nâkir al-jamîl), est présentée


en 1865 dans la cour de la maison familiale. Après des débuts promet-
teurs, Qabbânî est contraint de quitter Damas, chassé par les religieux
conservateurs qui considèrent le théâtre comme une innovation sata-
nique. Il se rend en Égypte en 1884, puis à Istanbul, et participe à un
festival à Chicago, avant de rentrer à Damas en 1900 et d’abandonner la
profession pour des raisons mystérieuses. Il a monté un très grand
nombre de spectacles et écrit une quinzaine de pièces dont la moitié
nous sont parvenues. Le théâtre se répand également à Alep dans les
cercles maronites (Yûsuf Ni‘mat Allâh Jadd), et dans les villes palesti-
niennes sous protectorat britannique (Istîfân Jûzîf Sâlim, Jâmil Habîb al-
Bahrî, Salîbâ al-Jawzî) (Hallâq et Toelle, 2007 : 162-165).
Le pionnier du théâtre égyptien est Ya‘qûb b. Râfâ’îl Sannû’ auquel
le réformiste Jamâl al-dîn al-Afghânî aurait conseillé de créer un théâtre
en langue vernaculaire pour éveiller la conscience du peuple. Il fonda la
première compagnie théâtrale égyptienne en 1870 et jouit d’un grand
succès populaire. Son engagement politique aux côtés des nationalistes
lui valut la disgrâce auprès du Khédive, à la suite de quoi il fut contraint
d’abandonner le théâtre en 1872, et l’Égypte en 1978. Il écrivit une
trentaine de pièces, mais nous n’avons conservé que le texte de sept
d’entre elles, en dialecte égyptien, critiquant de manière acerbe les nou-
velles élites de la société égyptienne et la corruption de la classe
politique. Son œuvre nous offre toute une série de portraits savoureux :
la nouvelle bourgeoisie, l’aristocratie outrageusement occidentalisée, les
spéculateurs en bourse, le médecin de formation occidentale aux prises
avec les guérisseurs, le fumeur de haschich, etc. (Hallâq et Toelle,
2007 : 165-169 ; Allen, 2000 : 198).
Muhammad ‘Uthmân Jalâl (mort en 1894) est une autre figure
importante du théâtre égyptien. Il adapta plusieurs pièces de Molière,
dont Tartuffe sous le titre d’al-Shaykh Matlûf (publié en 1873 mais joué
en 1912 seulement), en les transposant dans la société musulmane
égyptienne et en utilisant le dialecte égyptien et le genre poétique popu-
laire du zajal. Salîm al-Naqqâsh joua en Égypte, de 1875 à 1878, des
tragédies de Corneille, de Racine et de Casimir Delavigne, faisant ainsi
découvrir ce genre aux Arabes. L’occupation de l’Égypte par
l’Angleterre en 1882 éveilla le sentiment national et favorisa la nais-
sance d’un théâtre didactique et historique, qui faisait revivre le glorieux
passé arabe ou analysait les raisons du déclin du monde musulman
(‘Abd Allah al-Nadîm, Mustafâ Kâmil, Farah Antûn, Ibrâhîm Ramzî).
Les premiers comédiens arabes étaient des amateurs, choisis au sein
des familles des metteurs en scène ; il y avait peu de femmes, et les rares
actrices étaient juives ou chrétiennes. Les troupes professionnelles
s’appuyaient sur la notoriété d’acteurs-chanteurs comme Yûsuf al-
404 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Hayyât (mort en 1900), Sulaymân al-Qirdâhî (mort en 1909), Salâma


Hijâzî (mort en 1917), Layla. Le public était issu des élites en Syrie et
au Liban, et s’élargissait à la bourgeoisie en Égypte. Les pionniers du
théâtre arabe mettaient en avant sa dimension didactique : ils
souhaitaient en faire un instrument de la réforme sociale et politique
contre les Ottomans, puis les Britanniques (Hallâq et Toelle, 2007 : 169-
176 ; Badawi in Jayyusi et Allen, 1995 : 1-2).
Au début du XXe siècle, de nombreuses troupes se formèrent et se
spécialisèrent dans des registres divers : certaines jouèrent exclusive-
ment des pièces lyriques (Salâma Hijâzî, Munîra al-Mahdiyya), d’autres
des comédies et des vaudevilles (Najîb al-Rîhânî, ‘Alî al-Kasar), la
tragédie (Georges Abyad), le drame (Georges Abyad, ‘Abd al-Rahmân
Rushdî, Fâtima Rushdî), le mélodrame et le grand guignol (Yûsuf
Wahbî). Ces troupes effectuèrent des tournées dans les pays arabes où
elles obtinrent un succès considérable. La Première Guerre mondiale et
la crise du coton donnèrent un coup d’arrêt à la recherche théâtrale, alors
supplantée par les comédies caricaturales.
Dans les autres régions du monde arabe, le théâtre apparut suite au
passage de troupes égyptiennes itinérantes : une troupe visita Tunis en
1908, et vers 1932, il existait déjà quatre troupes locales ; à la suite
d’une tournée au Maroc en 1923, une compagnie fut créée l’année
suivante ; le même phénomène se produisit en 1926 en Irak. Cependant
plusieurs décennies furent nécessaires à la maturation d’un théâtre
autochtone dans ces différentes contrées.

III. L’essor du théâtre en Égypte

A. Expérimentations et créativité
Le début du XXe siècle fut marqué par l’apparition d’une nouvelle
génération d’auteurs. Farah Antûn (mort en 1922) écrivit la première
pièce sociale en 1913, Nouvelle Égypte, Ancienne Égypte, puis une pièce
historique examinant les Croisades d’un point de vue arabe, Salâh al-din
et le Royaume de Jérusalem, en 1915. Cette pièce était un appel à la
lutte pour la libération sous couvert d’histoire, et les autorités britan-
niques ne s’y trompèrent d’ailleurs pas : elle fut interdite, puis profon-
dément modifiée. Entre les deux guerres, ‘Abbâs Allam (1889-1949)
composa une série de pièces consacrées à des problèmes sociaux et
familiaux, comme Secrets de palais (1915). Muhammad Taymûr (mort
en 1921) s’intéressait également à la famille, aux conflits de générations
et aux rapports maritaux dans L’Oiseau en cage (1918) ou ‘Abd al-
Sattâr Efendi (1918). L’Abîme (1921) est consacré à la description d’une
addiction, et La Bonne Dizaine (1918) dénonce la politique des gouver-
neurs turcs en Égypte. Ibrâhîm Ramzî (mort en 1949) cultivait à la fois
Le théâtre dans le monde arabe 405

le théâtre historique (Les Héros de Mansura) et social (Un cri d’enfant).


On attribue au poète Ahmad Shawqî la première pièce arabe versifiée :
Ali Bey le Grand (1893, réécrite en 1921) aborde un épisode de la
période mamelouke. Il écrivit ensuite, entre 1926 et 1932, de nom-
breuses tragédies romantiques en vers (La Chute de Cléopâtre,
Cambyse, Majnun et Leyla, ‘Antara, La Princesse d’Andalousie) et deux
comédies (Dame Hoda et L’Avare) (WECT, 1999, IV, 82). Ces pièces
versifiées connurent le succès grâce à leur association avec la musique
et le chant. Enfin, il existait un théâtre, souvent symboliste et idéaliste,
voire philosophique, apparu dans les années 1920 et qualifié de « théâtre
à lire ». Un des premiers textes du genre est Iram aux colonnes (1921)
de Jibrân Khalîl Jibrân (mort en 1931).
Le gouvernement égyptien inaugura en 1930 le premier Institut d’art
dramatique qui, cependant, ne fonctionna correctement qu’à partir de
1944. En 1935, il institua également une compagnie nationale compre-
nant quinze acteurs et huit actrices. Cette troupe, placée sous la direction
de Khalîl Mutrân, jouait, en arabe littéraire, des pièces égyptiennes de
haut niveau artistique, ainsi que des chefs-d’œuvre du théâtre classique
européen. En 1942, la compagnie se dédoubla pour donner naissance à
la Troupe égyptienne pour le théâtre et la musique, dirigée par
Muhammad Hasan, qui mettait en scène des spectacles en arabe dialec-
tal et des opérettes, activité beaucoup plus fédératrice.
Les réalités linguistiques, en Égypte comme dans bien d’autres pays
arabes, ont provoqué une division de la production dramatique entre un
théâtre dialectal essentiellement destiné à la scène, et un théâtre en arabe
littéraire publié en livre avant d’être éventuellement joué. Ibrâhîm
Ramzî écrivit ainsi ses pièces « sérieuses » (historiques ou dramatiques)
en arabe littéraire, réservant le dialectal aux comédies sociales : Il est
plus facile de sortir du hammam que d’y entrer, présentée en 1915 et
publiée en 1924, joue sur le scénario connu du notable de province floué
par des citadins. Les pièces sociales de Muhammad Taymûr sont égale-
ment composées en arabe dialectal. Farah Antûn mélange deux niveaux
de langue dans sa pièce, Nouvelle Égypte, Ancienne Égypte tandis que
ses pièces historiques sont en arabe littéraire, de même que celle de Jurjî
Zaydân, Saladin et les Ruses des Assassins (1913). Quant à Mahmûd
Taymûr, il composa et publia deux versions de ses comédies de mœurs,
l’une en dialecte et l’autre en arabe littéraire (Abri n° 13, 1941 ; Un thé,
1942). Ces pièces égratignent la bonne société avec humour et légèreté.
L’arabe littéraire est également le véhicule du théâtre poétique (Ahmad
Shawqî) (Hallâq et Toelle, 2007 : 479-499 ; Badawi in Jayyusi et Allen,
1995 : 3).
Tawfîq al-Hakîm (1898-1987) est sans doute le dramaturge égyptien
le plus connu, eu égard à la longueur de sa carrière (un demi-siècle, des
406 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

années 1920 aux années 1970) et son exceptionnelle productivité (plus


de 80 œuvres). Encore étudiant, il composa, d’abord de façon anonyme,
des pièces musicales ou des satires de la vie politique ou sociale locale.
Lorsque son identité fut révélée, son père scandalisé l’envoya en Europe
afin qu’il y terminât ses études de droit. Il y découvrit un théâtre consi-
déré comme une forme littéraire sérieuse, et non comme un simple
divertissement. Revenu en Égypte en 1928, il entreprit de rénover le
théâtre égyptien et d’en faire une forme littéraire reconnue.
Sa première pièce, Les Gens de la Grotte (1933), est une reprise du
conte des Sept Dormants d’Éphèse, relaté dans la sourate 80 du Coran,
où il exploite les thèmes de la naissance à un autre monde et du retour
au passé. Il écrivit ensuite Schéhérazade (1934), dont l’héroïne s’avère
être la source de vie et de sagesse à laquelle aspire Shahriyâr, guéri de
ses pulsions meurtrières. La pièce fut jouée par la Troupe nationale de
théâtre en 1935 et ne connut pas le succès, car l’absence d’action de ce
« théâtre des idées » déconcertait le public. Ce qui n’empêcha pas al-
Hakîm de continuer à composer des pièces philosophiques : Barakassa
ou le Problème du pouvoir (1942), Pygmalion (1942), Salomon le Sage
(1943), Le Roi Œdipe (1949). Il s’y montre inspiré par le théâtre
d’avant-garde européen et par Luigi Pirandello. Parallèlement, il traita
des thèmes extrêmement variés dans des registres différents allant de la
comédie de mœurs (Le Secret du suicide, 1928 ; Une balle dans le cœur,
1939) au drame social (Une vie maudite).
Il écrivit également des pièces courtes qui n’étaient pas destinées à
être jouées, mais publiées dans les journaux, et dont la meilleure, Chant
de mort, décrit l’atmosphère d’un village de Haute Égypte, où une
famille attend le retour d’un fils étudiant dans l’espoir qu’il règle une
dette de sang. En 1950, il fit paraître sous le titre de Pièces sociales un
ensemble de vingt et une pièces parues dans Akhbâr al-Yawm entre 1945
et 1950 : leurs dialogues vivants et la fine analyse des problèmes so-
ciaux du pays au lendemain de la Seconde Guerre mondiale leur assu-
rèrent un grand succès ; il y fustigeait notamment la corruption politique
jusqu’aux plus hauts degrés de l’État, le népotisme, les abus de pouvoir,
les méfaits du capitalisme sauvage et le matérialisme prévalent.
La révolution de 1952 marqua un tournant dans son œuvre : il y
concilia harmonieusement le théâtre « d’idées » et le théâtre populaire,
et en conséquence beaucoup des pièces écrites dans les années 1950 et
1960 furent portées à la scène. Les Mains douces (1954) sont un plai-
doyer pour la réconciliation nationale et effleurent la question de la
place des intellectuels dans la nouvelle société. Sa Majesté (1955)
attaque violemment la corruption de l’ancien régime. Shams al-Nahar
(1964) est une pièce brechtienne glorifiant le travail, l’égalité et la
justice. Le Sultan perplexe (1960) insiste sur la nécessité pour les puis-
Le théâtre dans le monde arabe 407

sants de respecter les lois. Il expérimenta aussi d’autres moyens de


s’exprimer que l’arabe littéral, inventant un langage intermédiaire entre
le dialectal et la langue savante dans Le Contrat (1956) qui aborde le
thème de l’exploitation des paysans par les propriétaires terriens.
À la suite d’un séjour en France en tant que représentant de l’Égypte à
l’UNESCO, il s’intéressa au théâtre de l’absurde et écrivit en 1962 Ô toi
qui grimpes à l’arbre, pièce « non logique » (lâ ma‘qûl) : un vieux couple
y poursuit deux monologues parallèles, chaque personnage étant sourd à
l’autre. De la nourriture pour toutes les bouches (1963) traite de la
science et de la responsabilité. Déçu par la Révolution, il composa des
pièces grinçantes et sombres où la critique se dissimule sous la parabole et
l’allégorie : Le Destin du cafard (1966) se compose de deux pièces
juxtaposées, une satire du monde politique et la description d’une société
gouvernée par un cafard [figure 99] ; Un voyage en train (1964) et
Chaque chose à sa place (1967) relèvent de la même inspiration. Sa
dernière pièce, intitulée Le monde est une farce, est une fantaisie pasto-
rale. Ses thèmes de prédilection sont la modernisation du monde arabe, les
problèmes liés à l’exercice du pouvoir, la dualité de l’esprit et de la
matière (Badawi in Jayyusi et Allen, 1995 : 3-5 ; Allen, 2000 : 201-204).
B. Engagement sociopolitique et diversification des formes
Une nouvelle génération de dramaturges apparut dans les années
1940 dans le sillage d’al-Hakîm. Le poète ‘Azîz Abâza composa des
pièces versifiées traitant de l’histoire des Arabes, Qays et Lubna (1943),
al-Nâsir (1949), Crépuscule (1952), Caravane de lumière (1959), ainsi
que deux pièces plus contemporaines, Feuilles d’automne (1957) et
Zahra (1969). Le nouvelliste Mahmûd Taymûr (1894-1973) cultiva
divers registres : pièces historiques (Éternelle Ève, Du vin aujourd’hui,
Tariq d’Andalousie), basées sur la légende (Épouse du Nil, Plus malin
que Satan), ou sociales (Abri n° 13, Bombes, Mensonge après men-
songe, Les Faussaires). Son écriture élégante, sa sensibilité théâtrale et
ses personnages à la psychologie fouillée en font un excellent drama-
turge. Yéménite de naissance mais Égyptien d’adoption, ‘Alî Ahmad
Bakathîr (1910-1969) se tourna résolument vers les questions poli-
tiques : Dieu d’Israël, Le Peuple élu, L’Ongle de Juhâ traitent ouverte-
ment du conflit arabo-israélien, du sionisme et de l’impérialisme, tandis
que ses pièces historiques sont une réponse à des événements contempo-
rains (Hârut et Mârut, Al-Hakim bi amr Allâh). Il a également écrit des
comédies sociales (Chats et souris, Madame Julfadan). La quasi-totalité
de son œuvre est en arabe classique (WECT, 1999, IV, 82).
Après la Révolution, le ministère de la Culture appuya financière-
ment de nombreux théâtres et compagnies, des directeurs formés en
Europe revinrent en Égypte, et la critique théâtrale se développa, no-
408 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

tamment grâce à la nouvelle revue Al-Masrah et à la publication de


séries de textes théâtraux égyptiens ou de chefs-d’œuvre mondiaux en
traduction. Les jeunes auteurs, initialement très enthousiastes, reprirent
les slogans nationalistes et socialistes, et utilisèrent volontiers le dialec-
tal. Le théâtre devint une tribune politique, et le resta lorsque le totalita-
risme et la censure s’installèrent peu à peu. Le monde du théâtre resta
cependant ouvert aux influences occidentales, appréciant tout particuliè-
rement Eugène Ionesco, Samuel Beckett, John Osborne, Bertold Brecht.
L’intérêt pour le « théâtre total » ou « le théâtre en rond », et le nationa-
lisme ambiant incitèrent les dramaturges et les théoriciens à tenter de
créer un théâtre spécifiquement arabe et égyptien, tandis que l’on
s’interrogeait sur la nature du théâtre et sur son rôle au sein de la société.
On chercha à s’inspirer de formes traditionnelles comme le théâtre
d’ombres, al-samîr, veillée villageoise animée par le chant, la danse et
les conteurs, ou la maqâma, forme littéraire arabe médiévale en prose
rimée, agrémentée de poésie, narrant les aventures d’un sympathique
vagabond.
‘Abd al-Rahmân al-Sharqawî (mort en 1988) composa une pièce en
vers libres traitant de la lutte du peuple algérien contre le colonialisme
français, La Tragédie de Jamila (1962). Ses autres pièces, dont la
meilleure est Mahran le chevaleresque, abordent les réalités de l’Égypte
contemporaine, la lutte arabe, l’injustice et la corruption. Le théâtre de
Najîb Surûr (mort en 1978) est tout aussi politique, qu’il fustige le
féodalisme (Yassin et Bahiya, 1964), dénonce le colonialisme (Ô Nuit, ô
Lune, 1968), s’interroge sur les causes de la défaite de 1967 et la faillite
de l’intelligentsia (L’Œil du soleil, 1973), ou encore la corruption poli-
tique (Où puis-je trouver les bonnes personnes ?, 1984) dans une langue
familière, colorée et imagée. Salâh ‘Abd al-Sabûr (mort en 1981) innove
en composant des pièces teintées de réalisme symbolique, qui décrivent
la difficulté des intellectuels à s’investir dans des actions concrètes (La
Tragédie de Hallâj, Leyla et Majnun, Le Voyageur nocturne) (WECT,
1999, IV, 84).
Yûsuf Idrîs décrit la lutte des paysans contre le féodalisme dans Le Roi
du coton (1957), et la résistance à Port-Saïd en 1956 dans Le Moment
critique (1958). Dans Les Claquettes (1964), il se base sur la tradition
folklorique égyptienne (samîr, Juha) et s’efforce de briser les frontières
entre acteurs et public : la pièce commence avec le discours de l’auteur
habillé de manière ridicule et vite interrompu par l’intrusion de Farfur, un
domestique à la recherche d’un maître ; au fur et à mesure que le rôle de
l’auteur s’amenuise, la relation tumultueuse entre le maître et le
domestique prend de l’importance et ne semble même pas pouvoir être
réglée par l’inversion des rôles. Les thèmes de l’autorité et de la liberté, de
la hiérarchisation de la société, de la corruption du pouvoir et de la
Le théâtre dans le monde arabe 409

désertion du monde par Dieu sont abordés avec un certain humour. Idrîs
continue à manier le symbolisme et l’absurde dans ses autres pièces,
notamment Les Rayés (1960), où il s’en prend violemment au parti unique
de l’ère Naser et Le Troisième Sexe (1971), qui fustige les dérives de la
modernité (Badawi in Jayyusi et Allen, 1995 : 6-10).
À côté de ces auteurs en quête de nouvelles formes poétiques, le réa-
lisme connaît une vogue sans précédent. L’œuvre de Nu‘mân ‘Ashûr
(mort en 1987) relève de la critique sociale : ses pièces retracent
l’histoire d’une famille égyptienne de 1940 à 1980 et montrent comment
évoluent les valeurs et rapports sociaux. Les Gens d’en bas, Les Gens
d’en haut, La Famille Dughri (1963) décrivent, de façon réaliste et en
dialectal, les interactions d’une poignée de familles partageant le même
immeuble, en particulier le clash entre le matérialisme de la vieille
génération et l’idéalisme de la jeunesse. L’auteur s’intéresse beaucoup à
la jeune génération en perte de repères (Les Pays d’outre-part, 1967 ;
La Tour, 1978 ; Le Jouet, 1983).
Râshid Rushdî écrit d’abord des pièces psychologiques (Le Papillon,
Voyage derrière le mur, La Douceur du passé, 1967, La Lumière des
ténèbres, 1971) avant de se politiser avec Regarde, bon sang (1966) qui
montre le despotisme mamelouke, et Ma chère Patrie (1968) qui ana-
lyse la passivité des populations face à l’invasion. Sa‘d al-dîn Wahbah
(né en 1925) s’intéresse tout particulièrement à la question du pouvoir et
des relations entre le gouvernant et ses administrés : Le Pont aux mous-
tiques (1964) montre que l’oppression avait rendu inévitable la révolu-
tion de 1952 ; La Route vers la sécurité (1965) aborde divers problèmes
sociaux comme l’opportunisme et la corruption qui gangrènent le nou-
veau régime socialiste ; Les Ongles (1969) revient sur la déroute de
1967 et ses conséquences ; Le Professeur (1969) se penche sur le totali-
tarisme (WECT, 1999, IV, 84-85).
Mikhâ’îl Rûman (1927-1973) analyse finement les contradictions de
l’intelligentsia égyptienne, insatisfaite mais incapable d’influer sur la
société, à travers les mésaventures de Hamdi, un homme frustré dont la
révolte reste stérile (La Fumée, 1962, Le Nouveau Venu, 1966). Em-
prunté et loué (1967) et le Rédacteur de réclamations (1968) se
penchent sur la bureaucratie, la corruption et les faux-semblants. La Nuit
où on a tué Che Guevara (1969) examine la confrontation entre le
néocolonialisme et les mouvements de libération. Mahmûd Diyâb (mort
en 1983) s’intéresse avant tout à la vie des villages. Ainsi La Tempête
(1967) décrit le trouble entraîné dans un village par le retour d’un
homme accusé à tort d’un crime, emprisonné pendant vingt ans et dont
on craint la vengeance.
‘Alî Salîm (né en 1936) excelle dans la satire, fustigeant les dys-
fonctionnements politiques (corruption, despotisme) et les lourdeurs de
410 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

la bureaucratie étatique, tantôt dans un registre fantastique (Peuple du


Huitième Ciel, 1966, Le Voyage de Noé, 1975), tantôt de façon réaliste
(La Comédie d’Œdipe : Vous avez tué la bête, 1970 ; Master en mana-
gement de peuples, 1979). Dans La Comédie d’Œdipe, un simple ci-
toyen de Thèbes, Œdipe, se porte volontaire pour résoudre l’énigme
proposée par le Sphinx. Il réussit, négocie avec la Bête, est couronné roi,
et épouse la reine Jocaste. Tandis que la propagande officielle le trans-
forme en héros crédité de la mise à mort de la Bête, Jocaste, insatisfaite,
complote contre lui. L’apparition d’une seconde Bête lui offre l’occa-
sion de se débarrasser de lui : le pauvre Œdipe est poussé dans la gueule
du loup. De nombreuses allusions à la situation politique à la veille de la
disparition de Nasser font de cette pièce une illustration de la Révolution
égyptienne.
‘Abd al-‘Azîz Hammûda (né en 1938) expérimente au niveau de la
forme en s’inspirant de la tradition des conteurs et des légendes pharao-
niques, pour se pencher sur le pouvoir tel qu’il est vécu par le peuple
dans Les Otages (1982) ou La Dernière Nuit du colonel (1983). Fathiya
al-‘Asal (née en 1933) est une des rares femmes dramaturges ; elle écrit
pour la télévision et examine la condition féminine, caractérisée par la
soumission et la peur (Femmes sans masques, 1982 ; La Prison des
femmes, 1993) (WECT, 1999, IV, 85-86).
Quelques auteurs continuent à écrire en arabe littéral de façon à tou-
cher un public panarabe. L’un d’entre eux est Alfred Faraj (né en 1929)
avec des pièces comme Le Barbier de Bagdad (1963), Salomon d’Alep
(1965), Soldats et voleurs (1966), al-Zir Salim (1967), Ali Janah de
Tabriz (1969) et Messages du Juge de Séville (1975), qui s’appuient sur
des éléments du patrimoine littéraire arabe pour construire des allégories
de la situation politique et sociale contemporaine. Ainsi, la Chute de
Pharaon (1957) se réfère à la chute de la royauté en 1952. Influencé par
Ionesco et Beckett, Mustafâ Bahjat mélange rêve et réalité et montre
l’absurdité d’une vie dirigée par des forces occultes dans Le Procès de
la famille Dabash (1971) et Zomorroda (1984).
L’instabilité sociale à partir des années 1970 et le poids de la censure
ont peu à peu changé la donne : les pièces légères remplacent le théâtre
plus ambitieux, la presse se tait, les jeunes auteurs tentent de développer
le Happening et le Living Theatre qui tiennent plus du meeting politique
que de l’art, et imposent l’optimisme comme devoir national. On re-
cherche de nouveaux modèles. Dans sa trilogie Un brave homme à
travers trois contes, Diyâb imite Ionesco et son théâtre de l’absurde,
tandis que dans La Tempête, Les Vauriens, Les Journées de récolte, il
s’inspire du samir. Le doute atteint également les héros : le Saladin de
Diyâb n’a plus rien d’un grand homme, tandis qu’Antara, le héros de la
légende populaire, n’est plus, chez Yusrî al-Jundî, qu’un vaincu pathé-
Le théâtre dans le monde arabe 411

tique, incapable de sauver sa tribu. Le théâtre devient cependant de plus


en plus commercial dans les années 1990, en dépit de la création d’un
festival de théâtre expérimental au Caire en 1988, et de la Maison de
l’Opéra en 1996 (Badawi in Jayyusi et Allen, 1995, 7-10).

IV. Le théâtre au Moyen-Orient

A. Syrie : un théâtre politique


En Syrie et au Liban, où l’activité théâtrale avait commencé relati-
vement tôt avant d’être stoppée dans son élan par la censure et le départ
massif des intellectuels vers l’Égypte, nombre de critiques considèrent
que les réels débuts du théâtre coïncident avec la création des théâtres
nationaux dans les années 1960 à 1970.
En réalité, des troupes d’amateurs furent actives en Syrie dès le tout
début du XXe siècle, en dépit des pressions religieuses, et les autorités
françaises les encouragèrent pendant la période coloniale de 1920 à
1940, contribuant, à leur corps défendant, à l’élaboration d’une culture
et d’une littérature nationales. Les clubs artistiques et littéraires se
multiplièrent rapidement et adaptèrent des pièces du répertoire interna-
tional aux réalités locales. Le premier acteur professionnel, ‘Abd al-
Latîf Fathî (1916-1985), joua un rôle important dans cette « syrianisa-
tion » du théâtre ; il devint d’ailleurs le premier directeur du Théâtre
populaire (al-Masrah al-sha‘bî), en activité de 1964 à 1970, date à
laquelle il fusionna avec le Théâtre national (al-Masrah al-qawmî) créé
en 1960. À partir des années 1960, le ministère de la Culture encouragea
l’écriture dramatique en organisant des concours.
L’auteur syrien le plus réputé, Sa‘dallâh Wannûs (1940-1997), dra-
maturge, critique théâtral et directeur, combine thèmes classiques et
techniques modernes. Il se fit connaître par Soirée du 5 juin (1968), une
pièce cinglante qui dénonçait les attitudes de la société arabe confrontée
à la défaite face à Israël en juin 1967. Dans cette pièce, des acteurs sont
censés représenter la version officielle des événements, mais ils sont
constamment dérangés par des spectateurs qui montent sur scène pour
exposer leur version des faits ; au fur et à mesure que la réalité de la
défaite se fait jour, les officiels au premier rang s’agitent, avant d’inter-
rompre la pièce et d’arrêter acteurs et public. Wannûs avait auparavant
écrit une série de pièces en un seul acte à la manière du théâtre d’idées
d’al-Hakîm, mais en utilisant les techniques du théâtre de marionnettes :
Le Cadavre sur le pavement montre de manière surréaliste comment le
pouvoir prend systématiquement le parti des riches et des notables
contre les pauvres ; L’Éléphant, ô roi du monde ! est une parabole de la
terreur que fait régner sur son peuple un gouvernant tyrannique
[figure 100].
412 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Influencé par Piscator et Brecht, Wannûs milite pour la politisation


du théâtre censé éduquer l’audience, et veille à l’interaction avec le
public, recourant dans ce but à l’adoption de techniques empruntées aux
spectacles traditionnels comme à l’Occident. C’est pourquoi il construit
sa pièce Les Aventures de la tête du mamlouk Jabir (1969) comme un
canevas pour la représentation, conseillant de traduire le texte dans la
langue de la région et d’agrémenter la performance de musique locale.
Une Soirée avec Abu Khalil al-Qabbani (1972) prend la forme originale
d’une pièce dans la pièce. Le roi est le roi (1977) s’inspire d’un conte
des Mille et Une Nuits.
Toutes ces pièces portent un message politique révolutionnaire. Dans
Les Aventures de la tête du mamlouk Jabir, l’action se déroule dans un
café où des clients prennent un verre tout en écoutant de la musique à la
radio. Ils attendent la venue d’un conteur traditionnel (hakawâtî), mais
lorsque celui-ci se présente, au lieu de leur raconter les victoires de
Baïbars contre les croisés, il narre une querelle entre un calife abbasside
et son vizir, lequel envoie Jabir porter un message secret écrit sur sa tête
au roi de Perse. Une fois le message délivré, Jabir est mis à mort au lieu
d’être récompensé : le message conseillait au roi perse d’envahir Bagdad
et de renverser le calife, mais aussi de tuer le messager ! Les événements
racontés sont représentés par des acteurs, le conteur joue le rôle du
chœur, les clients commentent l’action. Les trois plans sont interdépen-
dants, et les allusions aux réalités du monde arabe contemporain nom-
breuses.
Dans Une Soirée avec Abu Khalil al-Qabbani, trois thématiques se
trouvent entrelacées : une pièce d’Al-Qabbânî est jouée par des acteurs,
tandis que la carrière d’al-Qabbânî comme dramaturge et fondateur du
théâtre syrien est mise en scène parallèlement, et que Wannûs fournit un
commentaire politique à la situation du pouvoir ottoman. Dans Le roi est
le roi, la blague de Hârûn al-Rashîd droguant un marchand pour
l’installer une journée sur le trône tourne mal : Abû ‘Izza exerce un
pouvoir absolu et tyrannique et refuse de rendre le trône à Hârûn al-
Rashîd. Au début de la pièce, les grandes lignes de l’action sont présen-
tées par un chœur qui réapparaît aux moments clefs pour commenter les
événements, et s’adresse à la fin à l’audience pour lui conseiller de se
débarrasser des rois (Badawi in Jayyusi et Allen, 1995 : 10-12 ; Allen,
2000 : 209-211).
Les autres dramaturges syriens des années 1970 cultivent générale-
ment un théâtre politisé. Dans Le derviche cherche la vérité (1970),
Mustafâ al-Hallâj décrit l’infortune d’un homme innocent torturé et mis
à mort parce qu’il porte le même nom qu’un activiste politique recher-
ché par les services secrets. Mamdûh ‘Udwân (né en 1941) commente le
monde politique arabe contemporain à travers une action et des person-
Le théâtre dans le monde arabe 413

nages basés sur les premiers siècles de l’histoire de l’islam (La Nuit des
esclaves, 1977). ‘Alî ‘Uqla ‘Ursân (né en 1940) décrit allégoriquement
l’immigration sioniste en Palestine dans Les Étrangers (1974), et les
persécutions politiques dans le monde arabe dans Prisonnier n° 95
(1974).
Dans un registre plus léger et plus satirique, Walîd Ikhlâsî (né en
1935) nous livre une galerie de beaux portraits, sans doute les person-
nages les mieux définis du théâtre arabe. Un opportuniste parvenu au
poste de directeur de cabinet ministériel raconte son ascension jalonnée
par l’hypocrisie, l’absence de conscience et d’amour-propre, l’ingé-
niosité, la flagornerie et les mauvais coups dans Comment grimper sans
tomber (1973). La Rivière folle (1976) présente une dame âgée à la forte
personnalité, appartenant à la classe supérieure, qui n’arrive pas à
accepter l’expropriation dont elle a fait l’objet suite à la réforme agraire,
et se réfugie dans un monde imaginaire. Dans Le Chemin (1976), un
petit employé de théâtre est amené à remplacer au pied levé un acteur
malade et connaît un immense succès comique, mais déchante en dé-
couvrant que sa popularité se limite à la scène et que sa fortune est bâtie
sur le mensonge et l’hypocrisie ; il chemine entre le bien et le mal avant
de se soumettre au pouvoir et à la police secrète. Il représente la crise de
l’écrivain arabe sous le joug d’un système totalitaire.
Muhammad al-Maghût (né en 1932) s’est fait connaître par sa pièce
surréaliste et violente Le Moineau bossu (1968), une fable sur
l’oppression politique, et surtout Le Bouffon, qui dévoile l’inanité des
rêves et mythes arabes ainsi que la tyrannie et l’absurdité des régimes, à
travers la circulation de personnages jadis célèbres et vénérés, entre un
passé glorieux et un présent qui les méconnaît ou les persécute.
Depuis 1976, un festival annuel a lieu à Bosra dans un amphithéâtre
romain. Le Festival de Damas, créé en 1969, accueillait les principales
créations arabes contemporaines avant d’être relayé à partir de 1988 par
le Festival Al-Mahabba de Lattaquieh. Des compagnies commerciales
ont vu le jour : Firqat Dabâbis créée en 1973 et dirigée par le dramaturge
Ahmad Qanu’ (1936-1998) a produit Missiles, destin et chance ; Firqat
Mahmûd Jabr a produit Le Pillage (1977), Un Bain sans eau courante
(1979) et Le Maître d’école (1979). Ces pièces en dialectal sont souvent
jouées pendant des années. Depuis la fin des années 1980, le théâtre
syrien a tendance à stagner et les acteurs se reconvertissent dans les
séries télévisées (Badawi in Jayyusi et Allen, 1995 : 13-16).
B. Liban : avant-gardisme et contestation
La production théâtrale libanaise devient remarquable dès les années
1940 avec, d’une part, des pièces romantiques comme Le Bien et le Mal
de ‘Abd Allâh Hushayma, ou L’Épouse rebelle de Yûsuf al-Qâdî,
414 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

d’autre part, des pièces religieuses chrétiennes produites par des clercs à
l’exemple de L’Assomption de Yûsuf Bahît ou Sainte Jeanne d’Arc de
Yûsuf al-Hâyik. Les problèmes de société font leur apparition avec de
nouveaux personnages : le jeune homme européanisé, la jeune fille
émancipée, l’ivrogne, le joueur, l’opportuniste, la mère vertueuse, le
citoyen défenseur des traditions, le paysan attaché à sa terre. La ville,
réservoir à problèmes sociaux et moraux, s’oppose à la campagne
perçue comme la gardienne des valeurs traditionnelles. Ces idées se
reflètent dans les pièces de Farîd Mudawwar (C’est étrange, La Re-
vanche), Edwâr al-Dahdâh (Une tempête dans un village, Les Injustices
de la vie), Jûzif al-Gharîb (L’Amant distrait). Dans Pères et fils (1916),
Mikhâ’îl Nu’aymah décrit les ravages de la corruption et des mariages
arrangés dans la communauté chrétienne libanaise, tout en faisant parler
certains de ses personnages en dialectal. Le poète Sa‘îd ‘Aql compose
un drame en vers inspiré du mythe grec du rapt d’Europe par Zeus,
Qadmus (1944).
Les années 1960 marquent une véritable révolution du théâtre liba-
nais grâce aux efforts d’Antoine Multaqâ et de Munîr Abû Dibs qui
s’inspirent largement des nouvelles tendances du théâtre occidental. Le
théâtre est désormais vu comme une performance et une expérience
vivante plutôt qu’un genre littéraire. Il s’adresse à un public éduqué,
bien au fait des méthodes avant-gardistes du théâtre occidental et à
même de comprendre les subtilités voilées des satires politiques.
Antoine Multaqâ crée une École de théâtre et une nouvelle troupe, Firqat
al-masrah al-hadîth, puis une autre compagnie, le Théâtre en rond
libanais, et enfin le théâtre du Conteur, qui rejette les limites de la scène,
les conventions scéniques, le décor, et recourt au modèle du hakawâtî,
au folklore et aux symboles, pour inciter les spectateurs à exercer leur
imagination. Le texte de la pièce devient un simple canevas sur lequel
les acteurs improvisent collectivement, avec la collaboration de l’auteur-
metteur en scène. Au nombre de ces nouveaux auteurs, il faut citer Abû
Dibs (L’Inondation, Jibrân, Jésus, Ombres), et Remon Jbâra (né en
1935, Laissons mourir Desdémone, Aux bons soins de Zakkur). Le poète
‘Isâm Mahfûz (né en 1939) a écrit un certain nombre de pièces « litté-
raires » : L’Arbre de Chine (1963), Le Meurtre (1968), Le Dictateur
(1970), Pourquoi ? (1971). La première de ces pièces tient à la fois de
Kafka et du théâtre de l’absurde : un homme y est jugé pour le meurtre
d’une femme et condamné à mort, alors que les charges ne sont jamais
établies. Il entend une mystérieuse voix qui s’appelle elle-même arbre.
Par la force de sa volonté, il se transforme en arbre.
Les auteurs étrangers les plus divers sont traduits par des personna-
lités telles que ‘Unsî al-Hâjj, Adonis, ‘Isâm Mahfûz. Le dialectal est
fréquemment utilisé et les scripts sont « libanisés », tandis que le théâtre
Le théâtre dans le monde arabe 415

tend à devenir un art « total » intégrant la musique et la danse. Le Festi-


val de Baalbeck joue, jusqu’à son interruption en 1977, un rôle essentiel
d’ouverture sur les grands courants internationaux, ainsi que les théâtres
de langue française (Centre universitaire d’études dramatiques), anglaise
(Drama Club de l’Université américaine), et arménienne.
Le traumatisme de la guerre arabo-israélienne de 1967 a inspiré de
nombreuses pièces ; la plupart expriment l’amertume et la frustration
face à des dirigeants arabes perçus comme incompétents et tyranniques.
Le Dictateur critique ouvertement un régime militaire uniquement
préoccupé par sa propre survie. Majdalun de Henry Hâmatî orchestre un
dialogue violent entre le peuple et le gouvernement, tout en abordant les
déchirements entre rebelles, combattants palestiniens, autorité politique
et Israël. Le Clown de Mohammad al-Maghût compare le passé arabe
glorieux et l’humiliation présente. La République des animaux (1971) de
Shakîb Khûrî attaque les régimes militaires arabes, venus au pouvoir
pour promouvoir le socialisme, mais foulant aux pieds l’intérêt public
(Badawi in Jayyusi et Allen, 1995, 16-17).
Avec la guerre civile de 1975 à 1990, la recherche théâtrale s’inter-
rompit, et seuls les comédies légères et les spectacles de variétés
survécurent (WECT, 1999, IV, 140-147).
C. Palestine : le reflet d’un drame humain et politique
Si les troupes étaient nombreuses en Palestine avant 1948, la création
de l’État d’Israël, l’exode de l’intelligentsia vers d’autres pays arabes et
la censure ne favorisèrent pas le développement du théâtre. Pourtant le
théâtre y était né très tôt : le journaliste Jamîl al-Bahârî (mort en 1929)
adapta ou composa seize tragédies en vers (Le Fratricide, 1919 ;
Le Prisonnier du palais, 1920 ; Patrie bien aimée, 1923). De nom-
breuses troupes s’étaient formées à Jaffa, Nazareth, Gaza et Jérusalem
dans les années 1920. L’écrivain palestinien le plus prolifique est
assurément Nasrî al-Jûzî qui écrivit une centaine de pièces entre 1920 et
1970 (La Vérité suprême, 1927 ; Les Chandelles se consumant, 1930 ;
Ma mère). Son théâtre, didactique et montré essentiellement dans les
écoles, est toujours simple et moralisateur. La plupart des pièces
antérieures à la Seconde Guerre mondiale étaient écrites en arabe
classique et s’adressaient à un public cultivé et prospère.
Le théâtre politique de Mu‘în Bisûsun (1926-1984) aborde les rela-
tions tumultueuses entre la Palestine et Israël à travers l’évocation d’une
histoire plus ancienne. La Révolte des Zanj, présentée pour la première
fois au Caire en 1970, rapproche le sort des Palestiniens de celui de ces
esclaves noirs que furent les Zanj. Samson et Dalila (Le Caire, 1971)
raconte le destin d’une famille palestinienne contrainte de s’exiler, puis
de se préparer à combattre. Ses autres pièces, Les oiseaux construisent
416 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

leurs nids entre les doigts (1973), La Tragédie de Guevara, Le Procès


du Livre de Kalila et Dimna, ont pour principal thème la discrimination
et l’oppression. Ghasân Kanafânî (1936-1972) décrit l’exil comme une
sorte de mort dans La Porte (1964) et Un pont vers l’éternité. Râshid
Abû Shawûr construit ses pièces sur des oppositions entre le présent et
le passé, la maison et le camp de réfugiés, la victoire et la défaite, la
traîtrise et le patriotisme, la mort et la naissance (Le Rêve palestinien,
L’Étranger et le Sultan).
Le théâtre de cette époque est essentiellement idéologique et on y lit
clairement la transformation progressive des Palestiniens de fugitifs
chassés de leur patrie en combattants pour la liberté, de vaincus en
révolutionnaires. Le théâtre palestinien en Syrie, particulièrement actif,
était sponsorisé par l’OLP (Un peuple qui ne mourra pas, La Voie).
Samîh al-Qâsim (né en 1939) y écrivit Institut de la Folie nationale
(1977), un réquisitoire contre la politique israélienne. La Troupe des
Ballons (1971-1974) s’établit à Jérusalem et monta Qarqash d’al-
Qâsim, Une tranche de vie, L’Obscurité, Prévisions météo. Toutes ces
pièces critiquent des aspects de la société palestinienne : la mise à l’écart
des femmes, l’impossibilité de faire front commun, l’exploitation des
travailleurs, le pouvoir militaire. La troupe Hakawâtî (1977-1993)
montait des pièces écrites collectivement et faisant une large part à
l’improvisation et à l’expérimentation, et se produisait sur les places de
village plutôt que dans des salles régulières. Le Village de Shamma
raconte l’histoire d’un jeune Palestinien qui part étudier à l’étranger et
qui, à son retour, ne parvient pas à retrouver son village, littéralement
rayé de la carte. D’autres troupes comme Les Ongles, al-Kashkul, Épis
de blé, eurent une existence assez éphémère. L’isolation, l’occupation
israélienne et le conservatisme religieux sont loin de faciliter les choses,
et pourtant le théâtre palestinien semble actuellement renaître de ses
cendres avec, notamment, l’apparition d’échanges avec la scène israé-
lienne, la création d’une Union théâtrale palestinienne et l’émergence de
nouvelles troupes comme Ashtar, inspirée du théâtre de l’opprimé
d’Augusto Boal [figure 101] (WECT, 1999, IV, 187-196 ; Badawi in
Jayyusi et Allen, 1995 : 17-18).
D. Irak : un art encore juvénile
Sulaymân Ghazâla (1853-1929) écrivit La Manière dont les héros
parlent (1911), la première pièce irakienne en vers, ainsi que ‘Ali Khoja
et Droit et justice qui, toutes deux, commentent l’actualité sociopoli-
tique. Haqqî al-Shiblî fonda une troupe en 1927, juste un an après le
passage de George Abyad, se rendit en Égypte pour étudier les arts de la
scène auprès de la troupe de Fâtima Rushdî, puis à Paris. Alwân Abû
Sharâra écrivit Seule en 1930 avec une introduction qui pose les fonde-
Le théâtre dans le monde arabe 417

ments du théâtre en Iraq. Yahyâ Qâf al-Shaykh ‘Abd al-Wâhid (1900-


1996) se servit du théâtre comme arme sociale et intellectuelle à travers
des pièces historiques (La Conquête de l’Égypte, La Bataille de
Qâdesiyya). Khâlid al-Shawwâf (né en 1924) publia plusieurs pièces
versifiées (Shamsu, Les Remparts, L’Olivier).
Le dramaturge iraqien le plus en vue est incontestablement Yûsuf al-
‘Anî (né en 1927), un auteur préoccupé par les problèmes politiques et
sociaux, traités de façon réaliste ou allégorique. Ses premières pièces, à
la langue simple et dépassant rarement un seul acte, traitent la bureau-
cratie et la corruption (Le Chef de gang, 1951), l’injustice d’un système
médical avide d’argent (L’Argent des médicaments, 1952), les pratiques
abusives des cliniques privées (Six dirhams, 1954), la persécution des
dissidents politiques (Je suis ta mère, Shakir, 1955), les mauvais traite-
ments réservés aux handicapés mentaux (Jamil, 1962). Bienvenue à la
vie (1960) décrit la tyrannie du régime qui précéda la Révolution de
1958, et magnifie la cause nationaliste. Une nouvelle image (1964)
raconte les aventures d’un marchand enrichi prêt à abandonner sa fa-
mille pour épouser une très jeune femme. La Clé (1968) met en scène la
quête de sens d’un jeune couple, ses échecs et désillusions, le tout
entrecoupé de commentaires politiques appelant à l’action et de chants
folkloriques. Terrain vague (1970) est un mélange de réalisme et de
fantaisie au sein duquel s’affrontent les méchants colonialistes et le
peuple innocent, et qui intègre également une critique de la politique
américaine au Vietnam et au Proche-Orient et des poèmes d’écrivains
palestiniens.
Sa‘dûn al-‘Ubaydî (né en 1935) écrivit et mit en scène ses propres
pièces, Le Début et Deux corps sous un parapluie. ‘Âdil Kadhîm (né en
1939) recourt souvent à des thèmes folkloriques (Juillet fait tinter la
clochette, Le Siège, La Mort et la Cause). Les pièces réalistes et poli-
tiques de Muhyî al-dîn Zankana (né en 1940) sont écrites pour la plupart
en arabe classique (Le Secret, La Question, Le Pigeon, Cela arrive)
(WECT, 1999, IV, 108-111 ; Badawi in Jayyusi et Allen, 1995 : 18-19).

V. Le théâtre au Maghreb

A. Tunisie : le poids écrasant du pouvoir politique


L’histoire du théâtre tunisien est indissociable de celle des origines
du modernisme tunisien : convaincus des potentialités du théâtre en
matière d’éducation civique, les Jeunes Tunisiens ont joué un rôle
primordial dans son acclimatation. Le théâtre tunisien est né sous
l’influence des compagnies égyptiennes et levantines en tournée dans le
pays. La première troupe tunisienne, baptisée « L’Étoile » (al-Nejma)
vit le jour en 1908. Le premier texte dramatique tunisien en arabe litté-
418 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

raire, Le Sultan entre les murs du palais Yildiz de M’hamed Jaïbi4 fut
monté en 1909. En 1911, l’élite politique forma les troupes de la Dignité
(al-Chahâma) et des Lettres (al-Adâb). L’art dramatique se propagea
rapidement dans la capitale et les grandes villes, puis en province.
Dans les années 1920 et 1930, le théâtre tunisien dénonçait surtout
les tares de la société traditionnelle : les superstitions, l’obscurantisme,
l’ignorance, le fatalisme, le rejet de la modernité. Jusqu’à l’Indépen-
dance, il resta un théâtre amateur aux moyens limités et peinant à se
renouveler. On peut discerner deux grandes tendances : le théâtre
« historique » glorifie le passé arabe en cherchant à se différencier de
l’Occident ; le théâtre « social », qui englobe à la fois des traductions
d’œuvres européennes et des pièces originales, dénonce les injustices et
l’occidentalisation de la société. Ces œuvres ne sont souvent que le
reflet des valeurs traditionnelles, ce qui se traduit par une absence de
vision critique de l’histoire et un certain conservatisme (Ben Cheikh et
Madani in Corvin, 2008 : 1377). Néanmoins, les compagnies tuni-
siennes se produisirent régulièrement jusqu’en 1956, date de l’Indépen-
dance, et participèrent efficacement à la prise de conscience des masses.
Après l’Indépendance, les choses évoluèrent avec l’intervention de
l’État : en 1953, la municipalité de Tunis fonda une troupe profession-
nelle ; en 1962, le régime bourguibien créa un ministère des Affaires
culturelles. Des étudiants furent envoyés à l’étranger, des troupes for-
mées en province, des théâtres construits, la création encouragée. Un
Festival du théâtre arabe fut créé en 1964 et catalysa les efforts de
définition de cet art dans les pays arabes. Malheureusement, l’État en
profita pour contrôler la production grâce à la Commission nationale
d’orientation théâtrale dont le rôle officiel était de veiller à la qualité des
œuvres et la fonction réelle de censurer toute critique de l’ordre établi.
Cette censure donna lieu, avec le Manifeste des Onze, à une contes-
tation du théâtre officiel incarné par la troupe de Ben Ayed. La forme et
le fond du théâtre dominant furent remis en question, et un nouveau
mouvement, le « théâtre du patrimoine » vit le jour, avec, pour chef de
file, ‘Izz al-din al-Madani (1938-) qui publia plusieurs pièces traitant de
la révolution populaire : La Révolte du propriétaire de l’âne (1971), Le
Voyage de Hallâj (1973), Les Poèmes Zanj (1974) et Notre seigneur,
Sultan Hasan al-Hafsi (1977), dans lesquelles il s’inspirait de person-
nages historiques ou issus de la littérature arabe classique. Cette
mouvance militait pour une réhabilitation de la culture arabo-musul-

4
Pour les noms propres des artistes maghrébins et les titres des œuvres en dialectal,
nous avons omis la translittération savante des mots arabes en français afin de
conserver l’orthographe usuelle sous laquelle ils ont acquis une notoriété.
Le théâtre dans le monde arabe 419

mane sans toutefois renier les apports de la modernité. Elle laissa la


place, dans les années 1970, au théâtre populaire qui prônait un théâtre
issu du peuple et pour le peuple, et dont les représentants furent
Mohamed Raja Farhat, Fadhel Jaïbi, Samir Ayadi, Raouf Ben Amor,
Jalila Baccar. Juha et l’Orient en désarroi, la Geste de Mohamed ‘Ali
Hammi, Borni et Atra, Zazia la hilalienne feront date dans l’histoire du
théâtre tunisien.
En 1975, Jaïbi, Jaziri, Baccar, Driss et Masrouki créèrent la première
troupe privée, le Nouveau Théâtre, qui s’en prenait violemment aux
failles et injustices de la société et du pouvoir (Pluie d’automne, 1980 ;
Lem, 1982 ; A’rab, 1986), tout en explorant des techniques inspirées du
théâtre du Soleil. Jebali fonda l’espace El Teatro, lieu du théâtre expé-
rimental, et travailla sur des pièces en langue dialectale (Paroles en jeu,
1980) ou sans paroles (Malédiction). Raja Ben Hammar expérimenta un
langage gestuel intégrant la danse. Jaïbi concilia qualité et audience avec
Comedia, Familia, Les Amoureux du café désert.
Le théâtre tunisien est encore fragile : il reste populiste et comique,
repose sur l’effort personnel d’un nombre restreint d’artistes, et les
pièces plus ambitieuses ne recueillent l’assentiment que d’une élite
intellectuelle (Ben Cheikh et Madani in Corvin, 2008 : 1376-1378).
B. Algérie : multilinguisme, métissage et lutte
En Algérie, les premières troupes égyptiennes (‘Abd al-Qâdir al-
Misrî et Sulaymân Qirdâhî) se produisirent en 1907-1908, bientôt
suivies en 1921 par la troupe syro-libanaise de Georges Abyad : elles ne
rencontrèrent cependant le succès qu’auprès de l’élite lettrée, car les
pièces présentées (La Conquête de l’Andalousie, La Revanche arabe,
Salâh al-din Ayyub) utilisaient l’arabe classique et exigeaient une cer-
taine érudition ; le public populaire préférait les spectacles traditionnels
(conteurs, jongleurs ou charmeurs de serpents). L’année suivante, une
troupe égyptienne présenta deux drames shakespeariens, Jules César et
Roméo et Juliette, et réussit à drainer un public plus nombreux grâce aux
chants intercalés entre les actes, technique qui sera reprise par de nom-
breux metteurs en scène algériens par la suite. Des associations théâ-
trales virent cependant le jour, et des pièces furent jouées en arabe
littéraire, attirant un public lettré. La majorité des Algériens restaient
cependant indifférents à l’art théâtral à cause du manque de familiarité
avec ce type de spectacle et de l’éloignement des thèmes abordés de la
vie quotidienne (Bereksi in Samrakandi, 2008 : 22).
À partir de 1921, l’Algérien Ali Sharif Tahar rédigea des pièces dans
un style novateur sur des thèmes modernes : La Guérison après la
souffrance, Passions trahies, Badi’ abordent surtout le problème de
l’alcoolisme. En 1922, une pièce anonyme, vraisemblablement d’origine
420 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

égyptienne, Au service de la patrie, fut interdite pour subversion par les


autorités coloniales. La même année, Mohamed Mansali fonda une
troupe qui jouait des sketches comiques, mais aussi des pièces politiques
à alibi historique (La Conquête de l’Andalousie). Juhâ de Allalou (de
son vrai nom Salali Ali, né en 1902), écrite en arabe algérien et basée
sur un personnage du patrimoine populaire fut représentée en 1926 :
cette année marqua l’apparition de la langue dialectale sur scène, ce qui
élargit le public des représentations théâtrales et permit le véritable
démarrage de la production théâtrale en Algérie. Allalou recourait à la
structure du conte sans négliger la forme « classique » européenne.
La période entre 1926 et 1939, essentiellement dominée par quatre
auteurs (Allalou, Dahmoune, Ksentini, Bachetarzi), est relativement
riche en œuvres comiques et didactiques, présentées jusque dans les
coins les plus reculés (Cheniki, 2002 : 23), abordant des thèmes comme
le mariage, l’alcoolisme, le divorce, le maraboutisme, les coutumes, les
traditions, les femmes ignorantes ou trop vite européanisées, l’hypo-
crisie des dévots, sujets déjà présents dans les sketches.
Rachid Ksentini (1887-1944), acteur, dramaturge et chanteur, est
considéré comme le véritable père du théâtre algérien. Il débuta dans le
Mariage de Bou Akline d’Allalou et contribua à mettre en scène une
trentaine de productions. Il écrivit sur les problèmes sociaux de son
temps en dialecte algérois : dans Chez le pharmacien, une femme ma-
lade est soignée par l’intermédiaire de son mari chargé d’expliquer ses
symptômes au médecin puisque les mœurs ne permettent pas à une
femme convenable de se faire examiner par un étranger ; Zeghirebban
ou les Deux Mangeurs de haschisch et les Fils du roi (1929), Un Trou
dans la terre (1931), Que Dieu nous protège ! (1933) satirisent la petite
bourgeoisie algérienne (Guardi in Samrakandi, 2008 : 26-30).
En 1927, l’acteur-chanteur Mahieddine Bachetarzi (1899-1986) se fit
connaître avec L’Ignorant prétendant à la connaissance, le premier
succès d’une longue série. La plupart des pièces des années 1920 et
1930 présentent une critique sociale des réalités de l’occupation en arabe
dialectal ; elles sont destinées au divertissement autant qu’à l’éveil
politique. La popularité des spectacles, qui consistent en sketches aux
intentions moralisatrices et satiriques accompagnés de danses, provoque
une réaction de censure de la part des autorités françaises. Ils ont
compris (1932) de Bachetarzi est considérée comme la première pièce
politique algérienne dénonçant l’exploitation coloniale. Le théâtre social
et politique est ensuite représenté par des pièces comme Pour l’honneur,
Béni Oui Oui, Les Traîtres.
La Seconde Guerre mondiale voit la mise sous tutelle du théâtre,
tandis que de nouvelles personnalités se manifestent (Rouiched, Touri,
Kateb, Raïs), et que l’on se met à traduire des auteurs étrangers. Des
Le théâtre dans le monde arabe 421

troupes d’amateurs se forment à Alger et dans les grandes villes de


province, et le public bourgeois vient au théâtre pour se divertir. Après
la guerre, les liens se resserrent entre le milieu du théâtre et ceux qui
font campagne pour l’indépendance. Les autorités coloniales s’efforcent
de canaliser le théâtre en favorisant la création d’une troupe officielle,
dirigée par Bachetarzi et Mustapha Kateb. Un comité gouvernemental,
présidé par Ahmed Tewfiq el-Madani (1899-1983), veille à la qualité et
à la variété des textes théâtraux.
Mustapha Kateb (1920-1989) contribue à faire émerger un théâtre
littéraire, libéré de ses liens avec le chant et la danse. Les pièces histo-
riques en arabe classique glorifient le passé glorieux de l’Algérie, à
l’exemple de Hannibal de Madani en 1948, de Yughurta d’Abderrahmane
Madawi, qui retrace la lutte de la population locale contre la colonisation
romaine, Les Faits des Barâmika et La Reine de Grenade d’Ahmed Rida
Houhou (1911-1956) qui reflètent la réalité contemporaine à travers la
présentation de faits passés. Quelques pièces religieuses présentent des
personnages des débuts de l’islam comme des modèles pour ceux qui
luttent pour l’Indépendance : Bilâl de Mohamed al-Id Âl Khizlif (1904-
1979) et La Naissance du Prophète d’Abderrahmane El-Djilali. L’auteur
le plus prolifique des années 1940 et 1950 est Mohamed Touri (1914-
1959, Docteur Allel, Hier et aujourd’hui, Tu as mauvaise opinion,
L’Argent, Les Trois Voleurs, Le Chanceux).
Dans les années 1950, les pièces deviennent de plus en plus ouver-
tement révolutionnaires, comme Le Samson algérien ou Longue vie à la
fraternité de Moursali. En 1952, le service de l’Éducation populaire
propose à Henri Cordereau de diriger une équipe chargée d’animer des
stages pour les Algériens désireux de mieux connaître le théâtre : ce
groupe entreprend des recherches sur les formes populaires et monte des
spectacles adaptés au public algérien et recourant au conteur, au mime et
à la marionnette. Ould Abderahmane Kaki (1934-1995) est considéré
comme le meilleur représentant de cette école (Cheniki, 2002 : 31).
Lors de la guerre d’Indépendance, entre 1954 et 1962, le théâtre de-
vient un art du combat, un « théâtre d’urgence » (A. Cheniki). Mustapha
Kateb s’exile en Tunisie où il fonde la Compagnie nationale des arts du
front de la libération. La nouvelle troupe du FLN monte des pièces très
engagées : Vers la lumière (1958), Les Enfants de la Casbah (1959) et
les Immortels d’Abdelhalim Raïs (1921-1975) sont des pièces violentes
et agressives qui expriment les souffrances et le combat du peuple
algérien. La direction du FLN cherchait à compléter la formation poli-
tique et idéologique des combattants en faisant représenter ces pièces
dans les camps, les hôpitaux et les maquis (Cheniki, 2002 : 35). Au
même moment, dans les prisons, d’anciens hommes de théâtre célé-
braient la lutte de libération nationale. Le Séisme (1958) de Henri Kréa,
422 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

La Mort des despotes (1959) d’Abdallah Roubaïki, Le Sol d’Abi al-Id


Doudou, Rouge l’aube (1969) d’Asia Djebar, Des voix dans la casbah
(1960) de Bouzaher, Naissance et l’Olivier (1962) de Mohamed Boudia,
Le Corps encerclé et Les ancêtres redoublent de férocité (1959) de
Kateb Yacine sont très remarqués.
Après l’Indépendance, les hommes de théâtre s’interrogent sur leur
pratique et sur la manière d’utiliser l’héritage culturel : Kaki, Mustafa
Kateb, Alloula, Boudia, Slimane Benaïssa (1943-) décortiquent les
problèmes du théâtre populaire, de l’adaptation et de la création. Cer-
tains privilégient l’adaptation, d’autres prônent un retour aux sources et
une redécouverte de soi, d’autres encore envisagent une symbiose de ces
deux voies. En 1963, les salles de spectacle sont nationalisées et le
Théâtre national algérien (TNA) est créé. Certaines œuvres connaissent
un grand succès comme 132 ans (1962), Le Peuple des ténèbres,
L’Afrique avant l’an I et Les Vieux (1963) de Kaki, Hassan Terro,
La Ghoule (1966) et Les Concierges (1970) de Rouiched (Ahmed Iyad),
ou Deux-pièces cuisine d’Abdelkader Safiri. Les expérimentations en
français et en arabe littéral font long feu, tandis que le théâtre en dialec-
tal se développe.
À partir de 1970, avec la décentralisation, des théâtres régionaux se
constituent à Annaba, Oran, Constantine, Bel Abbès, Béjaia, Batna, Tizi
Ouzou, mais la production se tarit et le public se disperse. Le théâtre
amateur se soucie avant tout de l’actualité sociale et politique et fait
émerger quelques réels talents comme Slimane Benaïssa dont la pièce
Va de l’avant, Boualem (1974) oppose deux personnages incarnant des
générations différentes et des opinions opposées. Quelques troupes
privées sont fondées : Bordj Ménaïl par Omar Fetmouche, le théâtre
populaire par Hassan el-Hassani, El Qalaa par Ziani Chérif Ayad.
Le théâtre d’Abdelkader Alloula (1939-1994) est tout de suite mal vu
du pouvoir en place, parce qu’il met en scène les travers du régime et de
la société, et parce qu’il utilise la langue populaire, méprisée par un état
soucieux d’arabisation. Dans sa première pièce Les Sangsues (1969), il
peint les abus de la bureaucratie dans une société prétendument socia-
liste, et l’exaspération du peuple. Puis il écrit Le Pain (1970), La Folie
de Salim (1972, une adaptation du Journal d’un fou de Nicolas Gogol),
Les Thermes du Bon Dieu (1975), L’homme est un loup pour l’homme
(1976), Les Dires (1980), Les Généreux (1984), Le Voile (1989), Les
Pommes (1992), des pièces adressées à une société qui lui semble avoir
perdu ses repères du fait de la colonisation et de l’endoctrinement
salafiste. Il réfléchit sur la transposition du théâtre aristotélicien au
monde arabe et s’efforce de créer un nouveau théâtre, enraciné dans le
patrimoine et la culture populaires, faisant appel à la tradition de la
khalqa et du meddah et mélangeant narration et théâtre.
Le théâtre dans le monde arabe 423

Kateb Yacine (1929-1989), plus connu comme écrivain de langue


française, dirige, entre 1971 et 1977, une troupe théâtrale nommée
Action culturelle des travailleurs, financée par le ministère du Travail.
Les représentations avaient lieu dans les usines et les écoles, sur les
places de villages et dans les maisons de jeunes autant que dans les
théâtres. Le texte en arabe populaire était utilisé comme un instrument et
les pièces de Yacine ne paraîtront en français qu’en 1999 sous le titre de
Boucherie de l’espérance. Lui aussi se revendique héritier de la Khalqa
et du Meddah (Haddad in Samrakandi, 2008 : 33 sqq.). Mohamed,
prends ta valise (1974) soulève le problème de l’émigration et de la
recherche de moyens de subsistance, prend à parti la religion, et inter-
roge les rapports entre les sexes.
Rouiched et Kaki représentent deux tendances dramatiques très dif-
férentes. Rouiched continue en quelque sorte le travail de Bachetarzi et
Ksentini : son théâtre a pour vocation de faire rire autour d’un person-
nage comique mais débrouillard, dont les tribulations illustrent les aléas
de la vie quotidienne (Cheniki, 2002 : 44). Kaki réinjecte dans le théâtre
certains éléments de la culture populaire tout en faisant de nombreuses
expériences s’inspirant d’Artaud, du théâtre de l’absurde et de Brecht.
Ould Abderrahman Kaki (1934-1995) crée très tôt sa propre troupe,
Mesrah el-Garagouz, qui fera parler d’elle à partir de l’Indépendance
avec des pièces comme Avant théâtre, Le Filet, Le Voyage, L’Antiquaire
clair de lune, Le Porteur d’eau et les Saints (1966), À chacun son juge-
ment (1967). Aucune des quelque cent pièces qu’il a produites n’a été
publiée. Son théâtre est la recherche d’une adaptation de la chanson
rurale, avec ses thèmes et ses formes d’expression, à la scène moderne ;
ses pièces ressemblent à des fresques historiques ou légendaires à la
gloire du peuple algérien ; son univers se révèle parfois dur, souvent
magique, mais toujours près du quotidien (Guezali in Samrakandi,
2008 : 41 sqq.).
Dans les années 1980, le ton se fait plus caustique avec Le vendredi,
les gazelles sont sorties (1977) et Le bateau coule (1983) de Benaïssa,
Les Arabes ont dit (1983), Le Voleur d’autobus (1987), Les martyrs
reviennent cette semaine (1987) de Taher Ouettar, Le Cri (1989) de
Ziani Chérif Ayad, L’Arc-en-ciel de Malek Bouguermouh, Juha a vendu
son âne de Nabil Badran, L’Escargot têtu de Rashid Boudjedra. Réaliste
et didactique, ce théâtre se penche sur les difficultés des humbles et
cultive la dérision. Le public augmente et la qualité des pièces égale-
ment, avec l’abandon du réalisme socialiste. Entre 1985 et 1995, les
deux grandes tendances sont la création collective et l’adaptation de
pièces à la réalité algérienne (Bouzar et Cheniki in Corvin, 2008 : 45-
57). Brecht et Piscator sont très prisés. Yacine, Alloula, Kaki, Benaïssa
424 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

assimilent l’articulation des formes populaires et l’univers dramatique


occidental.
L’instabilité politique, les événements de la décennie 1990, la mé-
diocrité des responsables ne facilitent pas la vie du théâtre. La plupart
des animateurs de la scène algérienne disparaissent : Kateb Yacine et
Mustapha Kateb meurent en 1989, Kaki en 1994, Alloula et Medjoubi
sont assassinés par des terroristes, de nombreux auteurs, metteurs en scène
et comédiens s’expatrient en France (Agoumi, Benaïssa, Fellag, Ziani
Chérif Ayad). À l’orée de l’an 2000, un nouveau genre de représentation
apparaît, à la gloire de l’héroïsme guerrier et des personnages historiques,
qui ne recueille pas l’assentiment du public (Cheniki, 2002 : 47).
Les difficultés auxquelles se heurte le théâtre algérien sont nom-
breuses et largement partagées par les autres pays du Maghreb : absence
de stratégie nationale, pesanteurs idéologiques et bureaucratiques, insuf-
fisance du financement, carence de la formation, manque d’auteurs,
indifférence du public (Bouzar et Cheniki in Corvin, 2008 : 57).
C. Maroc : le folklore contre la censure
Le théâtre marocain à ses débuts relève davantage de l’activisme po-
litique que de l’activité artistique ; ses débuts coïncident d’ailleurs avec
la guerre du Rif (1921-1926). Il est pénétré par un discours nationaliste
contre la présence coloniale française et espagnole ; il dénonce
l’analphabétisme, l’hypocrisie et l’obscurantisme, la connivence avec
l’occupant, le statut inférieur de la femme, le conflit du modernisme
avec la tradition. Il exalte le courage et le savoir, tout en s’appuyant sur
des figures héroïques ou mythiques de l’histoire arabo-musulmane
(Harûn al-Rashîd, Tarîq ibn Ziyâd, Salâh al-dîn al-‘Ayyûbî), et
s’exprime en arabe littéraire. Parmi les pièces emblématiques, il faut
citer La Victoire de l’innocence de Mohamed al-Zghari, al-Mansûr al-
Dhahabî de Mohamed Ibn Chikh, ‘Abbâsa de Mehdi Mniai, al-Walîd b.
‘Abd al-Malik de Mohamed al-Haddad et L’Orphelin du désert
d’Abdelouahid al-Chaoui (Berrada, 1988 : 66).
La répression ne se fait pas attendre : à partir de 1944, les autorités
coloniales interdisent le théâtre scénique qui se cantonne désormais dans
les maisons privées, même s’il existe un théâtre « autorisé » qui imite le
théâtre égyptien et monte des classiques européens. Le théâtre radiopho-
nique naît, avec la diffusion en 1947 de Rashid et les Barmakides de
Haddad. La troupe de la Radio, constituée en 1949 et animée par
Abdellah Chekroune, s’entoure des meilleurs comédiens et comédiennes
pour diffuser des pièces en arabe classique, et, à partir de 1950, des
sketches en dialectal marocain. Elle s’oriente prudemment vers des
sujets non susceptibles de froisser les autorités : scènes de la vie quoti-
dienne, questions de société, valeurs morales et religieuses, épopées
Le théâtre dans le monde arabe 425

historiques, contes merveilleux. Elle adapte aussi des pièces étrangères


(Ouzri, 1997 : 160 sqq.).
Pour mieux encadrer cette pratique émergente, le service de la
Jeunesse et des Sports crée en collaboration avec les scènes française et
marocaine des « centres d’expression dramatique » à Casablanca, Rabat,
Fès, El-Jadida, Marrakech. André Voisin accomplit une mission
d’animation et de formation pendant six ans, accueillant entre autres al-
Tayeb al-Saddiki, Abdessamad Kenfaoui, Ahmad al-Tayyeb El-Alj, et
contribuant à la formation d’une troupe-école qui deviendra la Troupe
du théâtre marocain. Parmi les pièces alors créées, mentionnons
Lam’allam ‘Azzûz, adaptée par Ata Wakil et traitant de la condition
féminine dans les sociétés traditionnelles, Les Fourberies de Juhâ de
Wakil, comédie centrée sur le conflit des générations, Les Balayeurs
d’El-Alj, et Bonhomme Misère du même, farce dramatique sur la pau-
vreté et l’exploitation. Voisin s’intéresse aux traditions autochtones,
mais évite les sujets qui fâchent.
En 1955, un bureau des Activités culturelles et de l’Éducation popu-
laire est ouvert dès le début de l’Indépendance, et un centre d’art dra-
matique est inauguré en 1959, qui formera bien des auteurs, metteurs en
scène ou comédiens et constituera un riche répertoire (Badry et Cheniki
in Samrakandi, 2008 : 890-892). Jusqu’au début des années 1970, le
théâtre se cantonne au divertissement, à l’écart des luttes politiques et
sociales de l’époque. Une des caractéristiques de cette période est le
retour au patrimoine et à la mémoire populaire. À partir de ce moment,
toute l’histoire du théâtre marocain va être marquée par la dualité :
d’une part, un théâtre amateur, libre, engagé, de recherche ou expéri-
mental ; d’autre part, un théâtre étatique, composé de fonctionnaires. La
décadence du théâtre officiel contraste avec l’épanouissement et la
richesse du théâtre amateur jusqu’aux années 1980.
L’administration marocaine s’efforce de limiter la liberté du théâtre
amateur en imposant des thèmes au Festival national et en désignant des
modèles consensuels. Ainsi Abdelkrim Berrechid (né en 1943) a été très
régulièrement primé au festival à cause de la nature de ses textes jugés
non polémiques. Berrechid se caractérise par une écriture poétique et
des sujets tirés de l’histoire et des légendes anciennes (Karakush,
Othello, Les Destriers et la Poudre, Les Noces de l’Atlas, Les Gens et
les Pierres). Il revendique le retour au patrimoine national et arabe
comme unique source et origine du théâtre. En mars 1979, il publie le
premier manifeste du théâtre de la fête ou « théâtre cérémoniel » (al-
Ikhtifâliyya), qui tente de retrouver ce qui a caractérisé les scènes mé-
diévales occidentales, s’efforce de concilier l’héritage arabo-musulman
et l’héritage théâtral universel, et de s’inscrire dans un dialogue inter-
culturel (Berrechid in Samrakandi, 2008 : 75-80). Philosophique, voire
426 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

existentialiste, ce théâtre traite les thèmes de la recherche de l’identité,


de la responsabilité et de l’engagement, de l’aliénation (La Natte de
Lunja, Antara dans les miroirs brisés).
Parmi les structures affiliées à un organisme public, il faut citer la
troupe du théâtre marocain (al-Maâmora), rebaptisée après l’Indépen-
dance troupe du Centre marocain de recherches dramatiques, et placée
sous la responsabilité d’Ahmad Al-Tayyeb El-Alj et de Farid Ben
M’barek. Elle s’adressait aux travailleurs sans être un théâtre de
revendication, se contentant de décrire leurs conditions de vie et leurs
aspirations, incitant au travail et à la découverte du monde, célébrant les
fêtes. Elle présenta des spectacles de Tayeb Saddiki (né en 1938,
L’Inspecteur) et d’El-Alj (né en 1928, L’Héritier, Le Lait des convives,
Qâdi al-khalqa, Wali Allâh). D’autres auteurs, comme Abdessamad
Kenfaoui (1928-1976), n’eurent pas les mêmes opportunités ; il existait
clairement une orientation politique visant à réduire le théâtre à un
simple divertissement facile, sans prétention ni projet artistique. Cette
troupe fut dissoute en 1975 et ses membres fonctionnaires mis à la
disposition du théâtre national Mohammed V qui fut repris en main par
El-Alj. Après le départ à la retraite de celui-ci en 1992, son disciple
Mohamed al-Jam reprit le flambeau, s’orientant vers le théâtre de boule-
vard (Ouzri, 1997 : 165 sqq.).
La troupe du Petit Masque s’adressait surtout aux élèves des écoles
primaires et des collèges, et jouissait d’une relative liberté dans le choix
des textes et la démarche artistique (Les Tortues, Ophélie n’est pas
morte de Nabil Lahlou, La Porte fermée, œuvre collective mise en scène
par Abdellatif Dachraoui), ce qu’elle paiera de sa dissolution en 1974
(Ouzri, 1997 : 177 sqq.). Mohamed Timoud développe un théâtre expé-
rimental (Cordes, ficelles et cheveux, Il était une fois, Les Chaussures
brillantes). Le théâtre d’Ahmad al-Iraqi est contestataire et prend posi-
tion en faveur des défavorisés (Viandes aux enchères, Entre la vie et
l’oubli, Quand le rideau se lève, Urwa témoigne et persiste). La création
de Mohamed Shahraman s’inscrit dans le quotidien (Les Grenouilles
noires, Les Nains dans le filet, Défaite des Nombres).
La troupe de Saddiki, d’abord basée au théâtre municipal de
Casablanca, devint de fait une troupe indépendante et prit le nom de
théâtre des Gens (Masrah al-nâs) en 1974 ; elle mit en scène de nom-
breuses adaptations de pièces étrangères ainsi que des pièces inspirées
du patrimoine arabe (Les Poèmes de Sidi Abd al-Rahmân al-Mahjub,
l’histoire d’un poète itinérant, Les Séances de Badi al-Zamân
Hamadâni, Le Livre des délectations et du plaisir partagé, consacré au
philosophe du Xe siècle Abû Hayyân al-Tawhîdî, Les Sept Grains de
beauté) (Ouzri, 1997 : 181 sqq.).
Le théâtre dans le monde arabe 427

La troupe Badaoui est une autre compagnie indépendante, dirigée


depuis 1953 par Abdelkader Badaoui, auteur, adaptateur, metteur en
scène et comédien. Il créa un théâtre de lutte pour l’indépendance, puis
pour la défense des opprimés (L’Ouvrier licencié, Les Victimes de
l’injustice, La Lutte des ouvriers, Les Chômeur). Il décrivit la société et
les mœurs (L’Hypocrite, Sans conscience, L’Intérêt général, Les Enfants
des rues), mais malheureusement sans aller au fond des choses pour ne
pas se montrer trop contestataire vis-à-vis du pouvoir. Il adapta aussi des
pièces du répertoire international.
Le théâtre d’Aujourd’hui, créé par Abdelouahed Ouzri en 1987, a
pour ambition de faire connaître des auteurs arabes et marocains.
Abdelhak Zerouali est une personne-institution ayant créé son théâtre
individuel, présentant des pièces avec un seul comédien (Ouzri, 1997 :
186 sqq.). Zerouali exprime avec violence les conflits sociaux et contra-
dictions individuelles à travers des tableaux et des collages-montages
inspirés de Piscator et de Grotowski.
Si le théâtre arabe fait preuve de dynamisme et de créativité, il lutte
avec une énergie et une constance étonnantes contre de nombreux
obstacles, la censure et le manque de moyens étant sans doute les plus
redoutables. Il fait désormais partie du paysage culturel de la plupart des
pays arabes et s’attaque courageusement aux problèmes politiques et
sociaux contemporains. Il faut espérer que les bouleversements du
Printemps arabe permettront de lui concéder la place qu’il mérite et
libéreront sa parole.

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Chronique d’un jeu annoncé
Le dédoublement des paramètres énonciatifs
dans la pièce Le roi est le roi du dramaturge
syrien Sa‘dallâh Wannûs

Batoul JALABI-WELLNITZ

Agrégée d’arabe, Montpellier

I. Présentation de l’auteur
Sa‘dallâh Wannûs (1941-1997) est l’un des plus importants drama-
turges arabes. Il est né en Syrie et a accompli ses études universitaires au
Caire. En 1966, il a obtenu une bourse d’études pour Paris où il a étudié
le théâtre européen, et s’est trouvé en contact avec des grands hommes
de théâtre comme Jean Vilar et Jean Genet. Voici comment il nous
décrit sa vision du théâtre :
Il m’est arrivé une fois de dire que j’ai choisi le théâtre parce que je sentais
en moi un penchant vers la dialectique, mais j’ai pris conscience que mon
choix pour le théâtre découlait de ma tendance intellectuelle pour l’abs-
traction, et non pour la narration. Cependant, j’ai découvert ultérieurement
que ma motivation profonde pour le théâtre venait d’un désir de réaliser une
œuvre d’une portée actuelle. Je me sentais toujours porté à exercer une
influence ici et maintenant. Bien que cet élan recèle une part d’illusion, il a
joué un rôle déterminant et positif dans mon orientation vers le théâtre, ainsi
que dans l’évolution de mon écriture dramatique (Wannûs, 1997 : 98).
En écrivant la pièce Le roi est le roi (Al-malik huwa al-malik) en
1977, Wannûs approfondit son expérience du théâtre épique en puisant
dans les contes populaires chargés, selon lui, de notions politiques
contemporaines. Il traite avec beaucoup d’habileté la relation entre les
gouvernants (le pouvoir) et les gouvernés (le peuple). En se servant de la
distance historique entre les événements de cette pièce et le public
contemporain, Wannûs veut que son public analyse les faits présentés. À
l’instar de Brecht, il souhaite dévoiler la vérité par le divertissement tout
en se servant de techniques énonciatives inédites.
432 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

II. Résumé de la pièce


La pièce commence avec l’apparition des acteurs qui font des gestes
acrobatiques à la manière des gens du cirque. Ce premier contact avec le
public vise deux objectifs : le premier est de faire naître une sorte de
complicité entre les acteurs et le public, selon les propres termes de
Wannûs (1998 : 20). Le deuxième objectif consiste à accentuer vis-à-vis
des spectateurs le fait qu’ils se trouvent face à un jeu. Les acteurs
s’adressent au public pour expliquer le jeu et parler de leurs rôles.
En bref, l’histoire est celle d’un commerçant en faillite, Abû ‘Azza,
qui rêve d’être le roi pour pouvoir se venger de ceux qui ont provoqué
sa faillite, à savoir le maître de la guilde des commerçants et le Cheikh
Taha. Au palais, le roi rêve de jouer un jeu dangereux, mais amusant. Il
décide de se déguiser et de faire un tour parmi ses sujets. Le jeu
commence lorsque le roi rencontre Abû ‘Azza, et décide de réaliser le
rêve de ce dernier (devenir le roi d’un jour). À cet effet, il le drogue et le
transporte au palais. À son réveil, celui-ci croit qu’il est le roi et montre
une capacité étonnante à prendre les rênes du pouvoir. Le jeu se
complique puisque personne ne constate le changement de la personne
du roi, même pas sa propre femme venue au palais pour le rencontrer.
La reine traite Abû ‘Azza comme s’il avait toujours été son mari royal.
Le roi d’un jour devient le roi pour toujours. Ainsi, le vrai roi perd son
trône à jamais1 [figure 102]2.

III. Les cadres énonciatifs


Ces inversions s’accompagnent d’une énonciation complexe que
nous allons aborder par l’analyse de la scène d’exposition que Wannûs
appelle « entrée » (madkhal) : les acteurs se présentent aux spectateurs
comme tels. Par la suite, ils jouent les rôles qui leur sont attribués, et
enfin, ils participent à un jeu dans le jeu, où le déguisement fait que
chacun joue également un deuxième rôle.
Nous avons donc dans cette scène initiale plusieurs cadres énoncia-
tifs emboîtés. Les didascalies et les pancartes participent à la mise en
place du schéma énonciatif par l’intermédiaire de deux personnages
(deux meneurs de jeu) qui prennent en charge le discours didascalique.

1
Ce thème de l’inversion du pouvoir après un rêve se trouve déjà chez Calderón dans
La vie est un songe.
2
On se reportera au cahier d’illustrations central inséré dans ce volume.
Chronique d’un jeu annoncé 433

IV. Chronique d’un jeu annoncé :


le premier cadre énonciatif

A. Le discours didascalique
Dans cette pièce, le discours didascalique, ou le discours du didas-
cale3, terme que j’emprunte à Monique Martinez Thomas, se distingue
par le triple espace textuel qu’il occupe. D’une part, il s’exprime dans la
partie qui lui est habituellement réservée : les didascalies, couche tex-
tuelle visant l’organisation de la représentation. D’autre part, il s’ex-
prime à travers les pancartes, partie textuelle visible sur scène au
moment de la représentation. Enfin, certaines didascalies sont lues par
les meneurs du jeu.
La première didascalie est à première vue ambiguë, si l’on adopte la
perspective d’un spectateur. Les acteurs apparaissent vêtus des accou-
trements propres à leurs rôles (le roi, le vizir, le bourreau, etc.) et ils
effectuent en même temps des gestes acrobatiques qui sont en contra-
diction avec leur apparence. Ainsi les acteurs laissent les spectateurs
dans l’incertitude quant à la nature du spectacle (voir la première didas-
calie) :
Les comédiens entrent en scène comme s’ils étaient un groupe de saltim-
banques. Vitalité des gestes acrobatiques, [des acteurs] positionnés selon des
formations. Tous portent les vêtements de leurs personnages (Le roi, 2004 :
I, 482).
Cette didascalie a une double fonction. Premièrement, elle fournit
des consignes techniques concernant les gestes des acteurs, leurs mou-
vements et leurs déplacements dans l’espace scénique. Ces acteurs se
situent non dans les lieux de l’action fictive, mais dans la scène d’un
théâtre. Elle situe le lieu de l’interaction (la scène). À ce titre, elle rem-
plit la fonction de consignes de mise en scène strictes, venant de
l’extérieur de la fable. Deuxièmement, cette didascalie fait fonction de
liste de personnages, souvent inexistante chez Wannûs ; nous avons ici
une énumération des noms et des fonctions des principaux personnages :
Le roi, le vizir, le sabreur, le chef de la sécurité, Maymûn, Abû ‘Azza le
distrait, Um ‘Azza, ‘Arqûb, ‘Ubayd et Zâhid. Quant au maître de la guilde
des commerçants et au Cheikh Taha, ils se mettent dans un coin éloigné
(Le roi, 2004 : I, 482).

3
Le didascale est « cette entité textuelle chargée de donner des ordres pour la mise en
scène, dont la finalité est d’engendrer une action et qui présuppose en filigrane une
entité textuelle complémentaire, co-agent idéal posé par le texte didascalique, le
didascalé » (Martinez Thomas, 1999 : 110 ; 1994 : 140-143).
434 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Dans cette première didascalie, nous remarquons l’absence de toute


description concernant le lieu de la fable. La seule indication spatiale est
le groupe nominal al-masrah (« la scène »). Les spectateurs sont situés
face à un jeu qui débute, mais dont le lieu n’est pas encore construit.
L’effet de distanciation est garanti d’abord par l’entrée extravagante
des acteurs habillés en costumes de scène, et ensuite par leur discours
qui définit d’emblée le spectacle comme étant un jeu. Enfin, il y a le
message des pancartes.
B. Le message des pancartes
Les pancartes font partie des éléments non dramatiques qui contri-
buent, d’une part, à rompre toute éventuelle tentative d’identification ou
de compassion des spectateurs avec les personnages, et d’autre part,
visent à susciter chez eux une réflexion profonde sur l’action en cours.
Ainsi, à l’emploi des pancartes comme élément scénique correspond un
mode de jeu déterminé.
Outre leur fonction d’élément scénique visible, garantissant le bon
fonctionnement de la distanciation, ces pancartes sont lues par les deux
personnages qui mènent le jeu : ‘Ubayd et Zâhid. Elles contiennent des
informations relatives à la fable, fournies à l’intention des spectateurs.
La lecture de la première pancarte doit être faite sur un ton
d’annonce : « Le roi est le roi… Un jeu représenté pour l’analyse des
structures du pouvoir dans les systèmes de déguisement et de monar-
chie » (Le roi, 2004 : I, 481). Parfois le contenu est délibérément provo-
cateur : « Lorsque le roi s’ennuie, il se souvient que les sujets sont
distrayants et potentiellement riches en amusement » (Le roi, 2004 : I,
489). D’autres fois, la pancarte annonce l’action qui va se dérouler :
« Le roi donne au citoyen Abû ‘Azza son lit et son manteau » (Le roi,
2004 : I, 525). Le contenu des pancartes peut également fournir un
commentaire : « Le roi est le roi… Et celui qui était le citoyen Abû
‘Azza renie sa famille et lui-même » (Le roi, 2004 : I, 557).
Comme pour la didascalie d’ouverture, dans la majorité des pan-
cartes, le didascale s’efforce de gommer les traces renvoyant à lui.
Ainsi, il n’emploie que des pronoms personnels et des expressions
spatiales, tous deux cotextuels. Il n’utilise que des expressions déic-
tiques temporelles (le présent des verbes). L’utilisation des verbes à
l’inaccompli dans ces pancartes, s’ajoutant à la lecture faite sur scène,
exprime la fonction actualisante du discours du didascale.
Cependant, dans deux pancartes, le didascale habituellement si dis-
cret semble volontairement sortir de sa réserve. Dans la première, on est
frappé par le « nous » qui est employé de deux manières : « Nous rap-
Chronique d’un jeu annoncé 435

pelons qu’il s’agit d’un jeu. Et parions quant au résultat ! » (Le roi,
2004 : I, 529).
Le premier « nous » tend à confondre le didascale avec ceux qui réa-
lisent l’actualisation de son discours – il s’agit donc d’une double actua-
lisation du discours du didascale, puisque ce discours est d’abord trans-
porté par les inscriptions que les spectateurs aperçoivent (perception
visuelle), puis actualisé à nouveau par la lecture à voix haute (perception
auditive) de ces pancartes par les acteurs. Ceci a également pour consé-
quence une double orientation du message didascalique : orientation
externe « classique » vers un public réel, mais aussi orientation interne
de ce discours, à l’intention des acteurs jouant leurs rôles. Le message
didascalique est donc à la fois adressé au vrai public d’un soir et au
« public » constitué par les autres acteurs qui – comble du paradoxe –
s’avouent à voix haute qu’ils ne sont que des acteurs mus par des dis-
cours empruntés.
Le deuxième « nous » a pour effet d’occulter cette double orientation
de l’actualisation du discours didascalique, puisque la phrase « Parions
quant à son issue » semble s’adresser plus directement encore au vrai
public, lequel n’est plus simplement en situation de « discours surpris »,
mais se trouve bel et bien enrôlé dans un jeu, une partie, sur l’issue de
laquelle il est invité à lancer des paris. Il est clair que Wannûs cherche à
briser l’illusion du jeu théâtral, même distancié sur le mode brechtien, et
vise l’abolition des frontières séparant la salle de la scène en laissant
planer un doute même sur une source d’énonciation censée créer la
distance et donc la réflexion. En intégrant par ces glissements des
sources énonciatives la réflexion du spectateur sur ce qui est supposé le
distancier, Wannûs va peut-être encore plus loin que le théâtre de Brecht
qui se servait de la distanciation mais ne la soumettait pas à la discus-
sion critique de ses spectateurs.
La deuxième pancarte porte cette mention : « Donne-moi un manteau
et une couronne, je te donne un roi » (Le roi, 2004 : I, 554). Ici, le jeu
avec le pronom personnel se fait plus subtil encore, car si l’exhortation
du public semble évidente dans le « nous » de la première pancarte, ici
le statut du « tu » est des plus ambigus : en effet, si le « tu » immédiat
(l’acteur jouant un autre rôle) reste un adressé possible, tout porte à
penser que ce « tu » a un caractère générique. Oui, mais pour qui ?
S’agit-il d’une vérité énoncée dans le cadre du jeu – rappelons que ce roi
qui abandonnera ses attributs vestimentaires perdra sa place au profit de
celui qui portera ses vêtements royaux – ou cette affirmation est-elle
également adressée directement au public réel ? Dans ce dernier cas, ce
« tu » générique impliquerait un partage et un échange de l’expérience et
du senso communis du public et des acteurs dans leurs rôles. En admet-
436 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

tant une telle hypothèse, le didascale assumerait jusqu’au bout la fonc-


tion de médiateur entre la salle et la scène.
C. Le discours didascalique intraréplique
Le discours diadascalique peut cependant aussi être un discours
intraréplique. Nous en avons un exemple dans la scène d’ouverture, et
plus précisément dans une réplique de ‘Ubayd qui prend l’aspect d’une
didascalie énoncée sur scène en direction des acteurs concernés et des
spectateurs à la fois : « ‘Ubayd : Quant au maître de la guilde des
commerçants et le Cheikh Taha, ils se mettent dans un coin et jouent
avec les figures et les marionnettes » (Le roi, 2004 : I, 483). Cette tech-
nique dramatique est censée offrir au spectateur la distance nécessaire
pour l’impliquer dans le jeu en tant que destinataire direct, et non pas en
tant que destinataire additionnel qui épie le discours des acteurs. À cela
s’ajoute une autre technique dramatique. Il s’agit de la construction des
personnages qui se fait en direct devant les spectateurs. Malgré tous ces
éléments, le discours des personnages annonçant le jeu reste un discours
fictif, puisque dramatique.
Le comédien qui annonce d’emblée qu’il s’agit d’un jeu, dévoile au
spectateur le fonctionnement caché du jeu théâtral (les trois coups du
début réalisés par un des personnages, la distribution des rôles, la lecture
des indications scéniques). Tout indique que la place attribuée au spec-
tateur est capitale : il est destinataire du discours, mais il ne peut pas
répondre ; il fait partie du schéma énonciatif mais ne participe pas à la
relation d’interlocution. Il est à la fois témoin objectif et juge de la
parole des comédiens. Nous remarquons que la place faite au spectateur
dans cette pièce est contenue dans le contrat scénique, faute de trouver
des traces linguistiques renvoyant directement à lui4.
D. Le message dialogue-polylogue
Les répliques de cette scène introductive participent également à ces
manipulations dramatiques visant l’implication du spectateur dans le
jeu. En effet, dès la première réplique, un des personnages annonce le
jeu à l’intention du public, mais aussi aux autres acteurs qui reprennent
le mot jeu, comme si cette annonce était surprenante :
‘Ubayd : (Annonçant au milieu du bruit) C’est un jeu !

4
Dans les pièces précédentes, la présence du spectateur est manifeste soit à travers un
rôle inclus dans la trame du travail dramatique comme dans Une soirée avec Abû
Khalîl al-Qabbânî, soit par l’adresse directe des comédiens comme dans L’Éléphant,
ô Seigneur du monde.
Chronique d’un jeu annoncé 437

(Les comédiens font circuler le mot « jeu » d’une manière anarchique et sur
des tons variés) (Le roi, 2004 : I, 482).
Pour déceler les références des déictiques personnels apparaissant
dans le discours des personnages, il faut prendre en considération les
données spatio-temporelles définies par le cadre énonciatif du départ ; il
s’agit d’acteurs qui se meuvent dans l’espace d’une scène de théâtre au
moment d’une représentation. Les référents des déictiques de personne
ne peuvent être identifiés que par rapport à cette situation de base :
‘Ubayd : Tout le monde est prêt !
Des voix : Oui
– Tout le monde est prêt
– Commençons (Le roi, 2004 : I, 482).
Le référent au « nous » dans le dernier énoncé peut être défini de la
manière suivante : Nous = Je (un acteur) + Vous (les autres acteurs) +
Vous (les spectateurs). Les données référentielles de la fiction ne sont
pas encore fixées, comme dans cet énoncé où l’acteur hésite encore
quant à sa fonction dans le jeu :
Le Sabreur : Laissez-moi demander avant de commencer. Suis-je le bour-
reau porteur d’épée ou de fouet ?
Zâhid : Et quelle est la différence ?
Le Sabreur : Je porte une hache et non pas un sabre.
‘Ubayd : Peu importe… Tu seras un sabreur qui porte une hache (Le roi,
2004 : I, 482).
La localisation du pronom personnel « je » fonctionne par rapport à
cette situation de base qui se trouve à l’extérieur de la fable. Le « je » se
rapporte à l’énonciateur qui joue le rôle d’un acteur. Cependant, cette
interrogation est feinte, puisqu’il s’agit d’un passage discursif dans un
jeu théâtral préconçu. L’acteur s’est dédoublé en énonciateur qui joue le
rôle d’un acteur qui jouera le rôle du sabreur. La situation des autres
acteurs est similaire : ce sont des acteurs, qui jouent le rôle d’acteurs,
qui jouent le rôle des personnages de la fable. Les comédiens ne livrent
pas des personnages achevés, mais des personnages (donc des référents)
en cours d’élaboration. La transformation des acteurs en personnages se
trouve dans la didascalie suivante : « La vitalité envahit tous les person-
nages et leur groupe se divise en deux » (Le roi, 2004 : I, 484).

V. L’entrée en jeu : le deuxième cadre énonciatif


Cette entrée en jeu marque le début du deuxième cadre énonciatif.
En effet, le passage du temps et de l’espace du premier cadre, au temps
438 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

et à l’espace de la fable, est annoncé aux spectateurs par l’intermédiaire


des personnages :
Maymûn : Nous sommes maintenant dans un royaume imaginaire.
‘Azza : Et notre histoire est imaginaire.
Le roi : Oui… oui, elle n’est qu’une histoire imaginaire (Le roi, 2004 : I,
484).
Néanmoins, ce passage d’un cadre énonciatif à l’autre est encore non
réalisé, car si l’énonciateur déclare qu’il se trouve dans « un royaume
imaginaire », il demeure encore, au moment de l’énonciation, sur la
scène du théâtre (sans changement de décor). L’absence matérielle du
référent de l’espace évoqué (le royaume imaginaire) fait que le specta-
teur doit se contenter, pour ce signe linguistique, d’un référent général :
un royaume quelconque existant dans l’univers extrascénique réel ou
imaginaire. À ce stade-là, le référent de l’espace de la fable est extra-
scénique mais parfaitement intrafictionnel5.
À partir du moment de l’énonciation, tous les repères déictiques vont
s’inscrire dans l’univers fictif de la fable. Le discours des personnages
est également pris dans un double circuit énonciatif. D’une part, il doit
obéir à l’exigence de la loi d’échange entre personnages dans le cadre de
la fable. Et d’autre part, il tente de satisfaire la deuxième couche de
récepteurs, celle du public, en donnant des informations sur les person-
nages.
Cependant, un mouvement entre les deux cadres énonciatifs se fait
au moyen d’une réplique d’un personnage, ‘Arqûb qui annonce le début
du rêve, et intervient systématiquement, en tant qu’acteur, dans le
deuxième cadre énonciatif, pour rappeler aux spectateurs qu’il s’agit
d’un jeu. Ainsi, il ponctue à plusieurs reprises le va-et-vient entre les
deux cadres énonciatifs par la phrase : « ‘Arqûb : Rien que des rêves…
Rêvez tous. Les rêves sont permis » (Le roi, 2004 : I, 484).
Cela sonne comme un contrepoint qui fait osciller le spectateur entre
les deux cadres énonciatifs successifs, celui de l’annonce du jeu (CE1)
et celui de l’entrée en jeu (CE2). Le spectateur se trouve donc non
seulement face à une trame à reconstituer, mais aussi face à des person-
nages à construire.
Mais Wannûs ne se contente pas de « distancier » son public par ces
stratégies dramatiques évidentes, il tente d’aller encore plus loin en
faisant naître un personnage de la parole de l’acteur. À l’inverse de
Brecht qui faisait sortir le personnage de son rôle pour s’adresser au

5
Ici, le référent de l’espace fictif est linguistique. Il n’a pas encore une existence
matérielle intrascénique.
Chronique d’un jeu annoncé 439

public, il fait rentrer l’acteur dans son rôle devant le public. Voilà
‘Arqûb 1 (l’acteur) demandant à ‘Arqûb 2 (le personnage) de raconter
son rêve :
‘Arqûb : Et ‘Arqûb, à quoi rêve-t-il ?
‘Arqûb : (en indiquant Abû ‘Azza) Voici mon maître et je suis son servi-
teur […] (Le roi, 2004 : I, 487).
En prenant en considération les données essentielles de
l’organisation de cette scène, nous pouvons dire que Wannûs cherche à
créer un personnage doté de déterminations précises dont l’existence est
indépendante de la réalité de la représentation. Un personnage qui est
conscient de sa condition de personnage6, et qui s’adresse en tant que tel
aux spectateurs.
En conclusion, nous pouvons dire que, dans la pièce Al-malik huwa
al-malik, la construction de la fable se fait instantanément devant le
public. Le dédoublement énonciatif des acteurs en personnages
s’effectue pendant la scène d’exposition et engendre par là même un
dédoublement cognitif. C’est pourquoi quand apparaît dans le discours
du personnage un déictique de personne, il ne suffit pas de considérer la
didascalie pour savoir qui parle à qui, mais il faut prendre en compte en
premier lieu la disposition cognitive à adopter par rapport à la situation
des interlocuteurs (est-ce ‘Arqûb le serviteur ou s’agit-il de ‘Arqûb
l’acteur ?). Nous avons également constaté qu’à l’intérieur de cette
scène d’exposition, le public est considéré comme destinataire extra-
scénique mais intrafictionnel, dans la mesure où le discours des person-
nages lui est parfois explicitement adressé.
À travers l’étude de cette pièce de Wannûs sous l’angle de son jeu
énonciatif, nous avons essayé de démontrer que cet auteur dramatique
arabe a puisé à la fois dans les traditions arabes et européennes qu’il a
assimilées et transcendées pour constituer une œuvre littéraire d’une
grande originalité.

Bibliographie
Abirached, Robert, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris,
Seuil, 1978.
Barthes, Rolland, Écrits sur le théâtre, Paris, Seuil, 2002 (Points, Essais).
Brecht, Bertold, Écrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, 2000 (Bibliothèque de la
Pléiade).
Craig, Edward Gordon, De l’art du théâtre, Paris, Circé, 1999.

6
La même démarche caractérise les Six personnages en quête d’auteur de Pirandello.
440 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Culioli, Antoine, Pour une linguistique de l’énonciation. Opérations et repré-


sentation, tome 1, Paris, Ophrys, 1999.
Dort, Bernard, Le Jeu du théâtre. Le Spectateur en dialogue, Paris, POL, 1995.
Forestier, Georges, Le Théâtre dans le théâtre, Genève, Droz, 1996.
Gallèpe, Thierry, Didascalies. Les Mots de la mise en scène, Paris,
L’Harmattan, 1997.
Jalabi-Wellnitz, Batoul, Spectateurs en dialogue : l’énonciation dans le théâtre
de Sa‘dallâh Wannûs de 1967 à 1978, Damas, IFPO, 2006.
Jung, Ursula, L’Énonciation au théâtre. Une Approche pragmatique de
l’autotexte théâtral, Tübingen, Gunter Narr verlag, 1994.
Kerbrat-Orecchioni, Catherine, « Double adresse et récepteur multiple », in La
double adresse, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 15-40.
Kerbrat-Orecchioni, Catherine, « Pour une approche pragmatique du dialogue
théâtral », Pratiques, 41, 1984, p. 46-62.
Kerbrat-Orecchioni, Catherine, Les Interactions verbales. Variations culturelles
et échanges rituels, Paris, Armand Colin, 1998.
Martinez Thomas, Monique, « Le didascale, acteur principal de la pièce
Los figurantes de José Sanchis Sinisterra », in Jouer les didascalies,
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Piscator, Erwin, Le Théâtre politique, Paris, L’Arche, 1962.
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Schmeling, Manfred, Métathéâtre et Intertexte. Aspects du théâtre dans le
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Wannûs, Sa‘dallâh, Al-A‘mâl al-kâmilât, Beyrouth, Dâr al-Âdâb, 2004, 3 vol.
Wannûs, Sa‘dallâh, Intervention dans Adab wa naqd, 143, 1997, p. 98.
Wannûs, Sa‘dallâh. Intervention dans Al-Hayât al-masrahiyya, 45, 1998, p. 20.
Tayeb Saddiki
Une figure emblématique du théâtre marocain

Jean-François CLÉMENT

UNESCO, ministère de la Culture

Tayeb Saddiki [figure 103] peut être qualifié de « figure embléma-


tique » du théâtre marocain au XXe siècle pour la simple raison qu’il fut
le seul Marocain à la fois acteur, metteur en scène, directeur de troupe,
et administrateur durant plusieurs années du plus important théâtre du
pays, le théâtre municipal de Casablanca, immédiatement après
l’Indépendance. Il mit en scène soixante-dix pièces de théâtre en un peu
moins de cinquante ans. À ce titre, il voyagea dans les pays les plus
divers, fréquenta les festivals du monde entier en tant que représentant
de l’art théâtral marocain. Une telle position lui valut, on peut le
comprendre, de solides inimitiés chez d’autres hommes de théâtre
marocains. En particulier, un de ses concurrents, El-‘Alj, a un jour
déclaré : « Tayeb, en tant que metteur en scène, ne laissera aucune
trace1. »
Ce volume me donne l’occasion d’analyser la conception de la mise
en scène de Tayeb Saddiki, même si celle-ci a beaucoup évolué entre les
années 1950 et 1990. Comment met-il en scène les pièces des grands
dramaturges mondiaux, puis ses propres pièces ? Dans quel temps et
dans quel espace se fait la représentation ? Et tout d’abord, qu’est-ce
qu’une représentation pour Tayeb Saddiki ?

I. Qu’est-ce que le théâtre pour Saddiki ?


Saddiki pense d’emblée que la « mère de tous les spectacles », pour
un metteur en scène marocain, se trouve sur la place Jm’a el-Fna’ de

1
El-‘Alj, lui-même autodidacte, ne s’est jamais considéré comme créateur. Il disait
volontiers qu’il a toujours puisé son inspiration dans la tradition orale, et il se pensait
comme étant la voix singulière d’une tradition orale collective.
442 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Marrakech (Daoud, 1969 : 53-55)2. Il fait référence à la khalqa3, c’est-à-


dire à une forme de représentation d’un récit, usuellement tiré du patri-
moine marocain ou arabe, et présenté par un conteur qui devient tour à
tour différents personnages, mais commente aussi l’action.
Que veut dire représenter, se mettre dans une autre histoire que la
sienne sous le regard de l’autre, ce qui est l’expérience caractéristique
du conteur ou du comédien4 par opposition au plasticien ou au roman-
cier, qui peuvent faire totalement l’économie de cette présence d’autrui
pendant l’acte de création ? Il faut bien distinguer le comédien du
conteur. Le conteur symbolise. Il utilise des personnages collectifs que
chacun peut reconnaître à partir de son expérience propre. Dans une
esquisse d’autobiographie qui ne fut jamais menée à terme, Saddiki
écrit :
Schéhérazade représente le peuple à genoux. Tel autre personnage, gros et
gras, est évidemment la féodalité dans toute son horreur. Pas de gestes
révélateurs. Pas de clarté, surtout pas de clarté. Mais d’interminables joutes
verbales avec, par-ci par-là, des envolées poétiques à l’eau de rose, et le tour
est joué. Alors que nous devrions voir comment les gens vivent ou quels
sont leurs comportements. Au lieu de cela, on nous montre comment ils
parlent.
Saddiki souhaite assumer un rôle nouveau, celui de metteur en scène
en relation avec un comédien défini comme étant celui qui ajoute au
récit la représentation d’actes. Le comédien utilise ainsi un double
système de communication, verbal et actantiel.
L’auteur ou l’acteur marocain doit donc tenir compte de ce fait de la
double communication. Pourquoi introduire cette innovation dans la
société marocaine ? Le spectateur connaît, bien évidemment, sa vie
quotidienne. Ou il peut le croire. Ainsi, dans le conte, il peut se projeter

2
Tayeb Saddiki disait alors que cette place de Marrakech était à la fois le théâtre rêvé
et la scène idéale : « Ce n’est plus un spectacle que l’on subit, c’est un spectacle
libre. On peut choisir, ce n’est pas organisé, fixé de 9 à 12 heures. On fait ce que l’on
veut, on va ici ou là, et l’on participe. C’est ce que cherche l’avant-garde théâtrale, la
participation voulue, ou le Living Theater, la provocation délibérée, pour faire sortir
les gens de leurs sièges, de leurs gonds. » On trouvera des réflexions plus tardives de
Tayeb Saddiki sur la Place Jm’a el fna’ in Sijelmassi et Khatibi, 1996.
3
Ce terme signifie « le cercle », « le rond » avec ses sens dérivés, le cercle des
étudiants, le cercle des spectateurs, la bague du doigt, l’anneau, la ronde des
danseurs, le chaînon composant une chaîne, l’épisode d’un roman, la décennie dans
la suite des siècles, etc. L’idée centrale est donc celle d’une structure spatiale, qui est
aussi celle de la médina et des principales activités, pédagogiques ou distractives,
qu’on y trouve.
4
Les deux pratiques du conteur et de l’acteur ne se confondent pas, voir Haddad,
1982.
Tayeb Saddiki 443

sur des symboles, sur des personnages typifiés, dans des histoires
d’emblée formatées selon des modèles prévisibles, et ainsi imaginer des
situations autres, les anticiper ou se défouler. Le spectateur est à la fois
dans le récit et en dehors, car le conteur sait user d’une relative distan-
ciation tout en étant lui-même un personnage familier.
Il n’en est pas de même dans la représentation théâtrale. Le specta-
teur est mis en face de personnages différents de lui-même, même s’il a
besoin, pour entrer dans le récit dramatique, de percevoir des signes
créant le sentiment de familiarité. Il éprouve ainsi de nouvelles émo-
tions. Il vit, comme dans le roman, des vies potentielles, en voyant,
toujours à distance, se mouvoir sur une scène des personnages
complexes. La représentation théâtrale est ce qui permet donc de
contourner, sans trop de culpabilité, d’une part la censure extérieure, et
d’autre part les sentiments de pudeur ou de honte si importants jadis
dans la société marocaine, où les complexes œdipiens ne fonctionnent
pas. Dans une société perturbée par une présence étrangère importante
durant toute la première moitié du XXe siècle, il est nécessaire de créer
de nouveaux miroirs permettant de s’approprier ce qui vient de se
passer, ou de nouvelles fenêtres sur des évolutions possibles. La repré-
sentation théâtrale devient alors, au moins pour certains Marocains, une
nécessité.
Faute d’instances de médiation culturelle, les changements imposés
seront maintenus après l’Indépendance, et les évolutions qui pourraient
surgir, non maîtrisées, peuvent se révéler ambiguës, identification
parfois apparente à ce qui est proposé par les autres, et dérives incontrô-
lées vers des formes totalement nouvelles de volonté de puissance.
Saddiki ne pense nullement le théâtre comme on le faisait en Perse avec
la ta‘ziye. Cela ne peut être un moyen de construire une identité collec-
tive et de la mettre rituellement en scène dans un champ qui passe des
émotions au politique. Il s’agit ici d’abord de se penser soi-même de
façon critique. Mais avouer clairement, dans la mise en scène elle-même
ou dans des écrits théoriques, la fonction de cette innovation qu’est la
représentation théâtrale serait, dans la société marocaine du XXe siècle,
très difficile. On peut, certes, théoriser le théâtre marocain, mais sous
forme d’aphorismes seulement. Construire une pensée trop claire aurait
nécessairement des effets pervers.

II. Une écriture théâtrale marocaine


Pour cette raison, il ne faut pas souhaiter créer au Maroc une forme
de théâtre trop explicite, trop didactique ou trop réaliste. Il est essentiel
de détourner l’attention tant du censeur que du spectateur. Et cela porte
d’abord sur l’écriture théâtrale. On ne devrait jamais concevoir cette
écriture, pense Saddiki, sans poésie, dans le sens le plus large du terme.
444 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Car l’attention à la forme est ce qui détourne le regard, et donc ce qui


permet de faire passer des messages efficaces. De plus en plus, Saddiki
insistera sur la nécessité de cacher ce qui est le fondement même du
théâtre, c’est-à-dire énoncer, de manière incertaine, des normes ou
permettre une conscientisation par divers adjuvants, comme la musique
ou la chanson. Et les costumes, comme le décor, participeront, eux
aussi, à la distanciation nécessaire. Le metteur en scène est celui qui doit
séduire le regard pour détourner l’attention de ce qu’il veut transmettre.
Toutefois, en tant que metteur en scène, Saddiki met en garde contre
un usage inconsidéré de ces adjuvants qui peuvent divertir au point
d’interdire la transmission des messages. Il dit ainsi qu’il ne mettra
jamais en scène au Maroc un homme qui mange des oiseaux car, dit-il,
la fonction symbolique est toujours présente, surtout s’il n’y a pas de
référence à la notion d’inconscient. Cela fait facilement glisser le spec-
tateur marocain de l’oiseau dévoré au chant disparu. Ce spectateur,
souvent formé à l’art de la devinette dès son plus jeune âge, est sujet aux
glissements du sens ou aux errances de l’imaginaire. Or nous sommes
dans une société où il existe des groupes d’oiseliers amoureux fous
d’oiseaux chanteurs, ce qui est inconnu en Occident. Le metteur en
scène est celui qui, connaissant ces dérives possibles, les prévient de
façon à n’utiliser les adjuvants, costumes, décors, lumières, que comme
des moyens de relancer l’intérêt pour l’action, surtout pour des specta-
teurs devenus de plus en plus téléspectateurs à la fin du XXe siècle et
donc zappant d’une scène à l’autre dans un temps émietté, tout en
évitant les actions parasites que ces mêmes adjuvants peuvent susciter.
Ou, autre possibilité, le metteur en scène marocain peut utiliser ces
adjuvants pour contredire le texte ou la mise en scène apparente et
immédiatement perceptibles afin de faire apparaître d’autres sens, mais
contrôlés par lui-même et non produits spontanément par les specta-
teurs. Mais cette fonction demeure seconde, car les textes saddikiens ne
sont pas fondamentalement des narrations construites. Ce qui est donné
à voir est une construction de plus en plus exubérante, une explosion de
plaisirs pour les sens. Ce détour par l’affectivité est pensé par le metteur
en scène comme le moyen de mieux accéder à la conscience du specta-
teur sans paraître lui donner des leçons. C’est par son refus apparent de
tout engagement politique que ce théâtre cherche à mieux atteindre le
type particulier de spectateur qu’il vise.

III. Le public : des hommes communautaires


D’autre part, le théâtre contemporain, même dans les villes, s’adresse
le plus souvent au Maroc à des « hommes groupaux » qui n’accèdent
pas à la conscience d’être un individu telle qu’elle fonctionne en Occi-
dent depuis trois siècles, avec l’opposition des espaces publics et privés.
Tayeb Saddiki 445

Pour cette raison, les personnages des pièces écrites par Saddiki sont
aussi de tels « hommes communautaires » et non des individus. Ils sont
à mi-chemin des types présents dans les contes et des personnalités
complexes du théâtre occidental au moins depuis le romantisme. Ils
apparaissent sans aucune référence à des dichotomies toutes faites et
idéologisées. Mais sans être des individus trop particularisés qui seraient
nécessairement rejetés. C’est ainsi que les personnages sont tous por-
teurs d’une ambiguïté essentielle. Et c’est cela leur clarté particulière,
obscure clarté qui tomberait des cintres s’ils existaient. Car le théâtre de
Saddiki, surtout après 1980, cherchera à ne pas se confondre avec les
séries télévisées présentant des univers simplistes et manichéens, sup-
port d’émotions collectives que les pouvoirs cherchent à contrôler ou à
utiliser, afin de limiter les évolutions faisant passer l’homme groupal à
l’être individualisé. Le personnage, chez Saddiki, est déjà un individu
qui se pose des questions, en décalage partiel avec les spectateurs, ce qui
permet l’apparition de controverses entre le public et les acteurs, mais
aussi entre les spectateurs eux-mêmes. Et le metteur en scène se vit
comme catalyseur d’une parole toujours contrôlée, tout en étant momen-
tanément libérée dans cet espace interstitiel de liberté qu’est la salle de
théâtre.
Cette pesanteur du milieu culturel marocain, et la forme à la fois
d’adaptation et de résistance qui caractérise le travail de l’acteur, de
l’auteur et du metteur en scène, font que Saddiki est particulièrement
emblématique peut-être tout autant du théâtre que de la société maro-
caine. Par des expériences sans cesse renouvelées dans les régions les
plus diverses du pays, il comprend les difficultés que crée l’institution
théâtrale dans une société qui n’en avait pas besoin antérieurement, et il
construit, d’abord empiriquement, des réponses avant de les penser plus
théoriquement.
Et il le fait avec une conscience aiguë de la relativité des réponses
possibles. On doit souvent les inventer en fonction du lieu disponible,
ensuite en fonction des réactions, souvent inattendues, du public. Ce qui
est l’expérience courante pour le metteur en scène marocain, c’est qu’il
aura à faire jouer sa troupe, un soir, dans une petite salle avec très peu
de moyens techniques, et le lendemain dans une très grande salle bien
équipée. Il arrive même qu’il n’y ait pas de salle du tout. Cette expé-
rience introduit la relativité puisque les hommes de théâtre expérimen-
tent des espaces, des temps, ou des relations, sans cesse différents. Plus
que les spectateurs, qui ne peuvent pas facilement en prendre cons-
cience, le metteur en scène et les acteurs voient très vite que ce n’est
jamais la même pièce qu’ils jouent, car ils ne sont jamais dans la même
« pièce ». Sans cesse, les dispositifs, formés de lieux et de présupposés
446 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

sur ce que devrait être le théâtre, mais aussi les métadispositifs, sont
modifiés.
Il n’y a pas de cadres normatifs, s’incarnant dans des rites ou des ar-
chitectures, admis par tous a priori. Rien ne va de soi et, de la sorte, le
culturel ne peut pas passer pour naturel. Il n’y a donc pas à s’affranchir
de ces dispositifs comme en Occident, puisqu’on est à un moment où, en
tâtonnant, on ne peut que faire des propositions. En cela aussi, la mise
en scène de Saddiki est très emblématique d’une période où ce qui peut
paraître comme étant un emprunt, le théâtre, se développe au Maroc.
Mais cet homme est aussi emblématique de son temps en refusant de
rédiger lui-même un quelconque manifeste. À la différence d’autres
hommes de théâtre marocains, il refuse de produire, dans la phase
historique qui est la sienne, de la théorie pouvant limiter la liberté des
professionnels ou le développement du théâtre dans son pays. Selon lui,
à la différence de ce que propose le théoricien marocain du théâtre
Berrechid, la représentation théâtrale ne doit pas nécessairement
s’incarner en une cérémonie. Ceci peut, certes, être le cas s’il s’agit de
théâtres sacrés ou du théâtre occidental moderne où le silence s’impose
dans les salles avec un contrôle absolu des corps. Mais cela n’existe pas
au Maroc où de telles contraintes sont absentes.
Le public marocain ne se met pas dans une attitude religieuse de res-
pect de la parole de l’autre. Spontanément, le spectateur marocain refuse
donc ce rôle de spectateur passif. Il participe au spectacle et manifeste
ses émotions5. Il faut dire, à sa décharge, qu’il dispose très rarement des
métadispositifs qui permettent ce recueillement. Il n’y a pas de fauteuils
confortables ni une atmosphère qui contribue à l’assoupissement. Le
spectateur peut ainsi rester plusieurs heures debout ou sur des bancs fort
rudes, très souvent en plein air. Les bruits parasites, dans de tels envi-
ronnements, ne manquent pas. Il est donc impossible d’imposer la
sacralisation du lieu de la représentation.

5
M. Jean-Luc Jeener, metteur en scène de la Compagnie de l’Élan, interrogé par un
journaliste de Maroc-Soir le jeudi 24 novembre 1988 après une tournée de sept jours
au Maroc (du 6 au 14 novembre), percevait le public marocain comme enthousiaste,
n’hésitant pas « à bouger, à interpeller, à ponctuer les répliques qu’il savoure le plus
d’applaudissements. Cela a, au début, failli désarçonner quelques comédiens ».
Comparant les spectateurs marocains aux Hollandais, aux Allemands, aux Espagnols
et aux Portugais, il a ajouté qu’au Maroc, « on applaudit le comédien dès son entrée
en scène ». Cela signifie que le comédien est applaudi non parce qu’il est (bon)
comédien et qu’il peut jouer plus ou moins bien un rôle. Il est applaudi parce qu’il est
vu par tous, qu’il est en position de devenir célèbre et là se trouve, sans doute, le
fantasme le plus secret de ceux qui voient. Ceux-ci aimeraient être vus en renversant
la pulsion scopique. De fait, les théâtres à l’italienne, en maintenant autrefois le grand
lustre aux chandelles allumé au moins le temps d’un acte, réalisait ce désir renversé.
Tayeb Saddiki 447

Il n’est pas non plus envisageable, et c’est un autre élément essentiel,


de souligner la relation au pouvoir qui existe, par exemple, dans les
théâtres à l’italienne avec des loges mises en retrait destinées aux puis-
sants. De plus, il n’y a aucune préparation scolaire visant à faire
connaître et éventuellement aimer la littérature théâtrale qui n’appartient
pas au « patrimoine ». Il faut aussi tenir compte des niveaux culturels
très hétérogènes des différents publics, qui peuvent parfois associer
paysans et nouvelles bourgeoisies urbaines. Saddiki résume cela d’une
anecdote : « Une spectatrice, un soir, décide d’aller au théâtre. Elle met
sa jupe soleil, son chapeau, ses gants. Arrivée au théâtre, elle voit écrit
sur l’affiche : La guerre de Troie n’aura pas lieu. Elle rentre chez elle,
elle se couche. Elle ira demain. » Si l’art ne s’autonomise pas par rap-
port à la vie, tout cela a une conséquence. Et elle est impérative. Il faut
séduire chaque spectateur puisqu’on ne peut pas compter sur une récep-
tivité acquise d’avance de l’auditoire. Et c’est là que commence le
travail du metteur en scène.
La vérité est qu’il faut construire l’identification de la représentation
théâtrale à une œuvre d’art, alors que d’autres productions, zelliges,
plâtres ajourés, arabesques ou polygones étoilés, avaient jusqu’à présent
le monopole de cette relation. Le metteur en scène qui tente de faire
reconnaître, dans l’incertitude et parfois l’angoisse, ses pratiques comme
artistiques crée une transition entre paradigmes différents de l’art. Et en
cela aussi, il est emblématique de son temps puisqu’il cherche, en
mettant ce qui, pour lui, est (déjà) de l’art dans le réel, à anticiper des
temps futurs, et donc à nier le temps présent.

IV. Faire du théâtre un art marocain nouveau


L’expérience originelle du metteur en scène marocain est celle de
l’absence de l’art théâtral. Ce qui peut rendre fou celui qui consacre sa
vie à proposer une pratique à faible visibilité artistique en dehors du
cadre performatif qui conférait jadis cette qualité à plusieurs productions
d’artisans, mais avec un autre sens donné au terme d’art. Et Saddiki
connaîtra personnellement, au plus haut degré, ces tensions. Chez
d’autres, il y aura la tentation de faire croire que le théâtre a toujours
existé dans les sociétés arabes. En réalité, c’est aujourd’hui, pour la
première fois, que tente de se faire reconnaître la présence de telles
œuvres. Il faut éviter de muséifier d’emblée par des manifestes l’art
théâtral, donc de l’éloigner de ses publics possibles. Sinon on risque de
ne provoquer que des déceptions, le « spec-acteur » rendu passif et donc
« spectateur » étant mis face à des textes et non face à des œuvres.
C’est pour cette raison que Saddiki finira par prendre ses distances
face aux prescriptions de Berrechid instaurant finalement, avec ses
manifestes successifs du théâtre cérémonial, un théâtre déceptuel :
448 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Il est des œuvres théâtrales qui fonctionnent comme un faire-part de décès.


Ce théâtre, dit cérémonial, n’a plus rien à communiquer à personne. Il peut
tout juste mettre en état de fascination, pour quelques instants, quelques
pseudo-intellectuels blasés. Ce théâtre ne raconte ni ne représente plus rien
(Tayeb Saddiki, communication orale).
Mais que proposer alors dans un environnement rendu hostile moins
par le développement de la télévision que par la stabilisation de la
société globale dans ses choix souvent paradoxaux ? Saddiki a souvent
pensé qu’il fallait d’abord fasciner cet auditoire par les moyens les plus
divers afin d’assurer d’emblée une présence de l’œuvre. Cela suppose de
remplacer l’auteur unique par des écrivains rédigeant à deux mains les
pièces, d’où l’appel fait à Saïd Saddiki ou à d’autres coauteurs pour la
rédaction des pièces. Il faut ensuite faire appel à des acteurs sans cesse
renouvelés, ayant des personnalités diverses, des « gueules » ou du
charisme. Il faut faire voir des costumes somptueux, longtemps réalisés
par Maria Saddiki. Il faut introduire de la musique en sollicitant les
meilleurs groupes du pays. Tels sont les efforts nécessaires pour capter
l’attention jusqu’à la fin de la représentation, c’est-à-dire, en théorie,
durant deux ou trois heures, en pratique beaucoup moins en raison
même de cette contrainte.
Ceci pose la question du temps de la représentation, et ceci impose
aussi l’abandon du répertoire usuel du théâtre occidental au profit de
pièces « marocaines ». Saddiki est arrivé à la conclusion qu’il ne peut y
avoir, actuellement au Maroc dans une société dominée par la télévision,
de pièces que courtes, et celles-ci doivent être elles-mêmes composées
de séquences au terme desquelles la vigilance des spectateurs doit être
sans cesse relancée. Ce n’est pas le spectateur qui est présent dans la
salle, c’est l’acteur qui doit imposer la présence de la pièce. Sinon la
pièce se jouerait in absentia. Si on procède ainsi, le spectateur s’inté-
resse au récit et ne regarde que le comédien qui parle, ce qui permet aux
autres comédiens de relâcher leur tension, voire de se mettre en retrait
du récit, ce qui est toujours étonnant pour un spectateur non marocain
dont la perception est globale. Dans ce cas, l’ennui naît immédiatement,
car l’illusion du spectacle disparaît. Or c’est cela qui fait naître l’intérêt
chez le spectateur marocain.

V. L’espace théâtral et la mise en scène


Il y a une autre condition de la réussite dont doit tenir compte le
metteur en scène. « Qu’est-ce qui fera passer du théâtre pour du théâtre ?
C’est le fait que les personnages, tels les moutons de Panurge, ne sortent
plus des coulisses, qu’ils jaillissent du sol, qu’ils atterrissent des cintres,
qu’ils parlent leurs gestes et marchent leurs mots. Qu’ils explosent
enfin ! », voilà ce que disait Saddiki en 1973. Il définissait ainsi ce que
Tayeb Saddiki 449

devrait être, dans l’esprit des spectateurs, l’espace théâtral par opposi-
tion à l’espace réel. Il ne s’agit pas d’un espace ordinaire, celui qui
existe sur un plan horizontal et qui définit le cadre de la quotidienneté.
Le metteur en scène doit donner l’impression que l’espace théâtral
dépasse celui de la scène où se fait la représentation (ce qui est le sens
étymologique du terme masrah utilisé pour parler du théâtre en arabe).
On se trouve ici à nouveau comme dans le théâtre baroque européen, à
cette différence que l’ouverture vers les cintres signifiait, en Europe,
l’espoir d’une relation retrouvée avec une transcendance qui s’éloignait
ou se cachait. Dans le cas présent, la transcendance n’a pas disparu,
Saddiki est le fils d’un fqih, d’un responsable de mosquée d’Essaouira,
et l’homme de théâtre fait toujours des sermons, mais d’une autre ma-
nière, avec d’autres finalités.
On voit aussi que, s’enfonçant vers le sol, cet espace théâtral rêvé
s’ouvre vers la terre-mère. L’espace de la représentation, pour le spec-
tateur marocain, devrait être ainsi, dans l’imaginaire du metteur en
scène, un entre-deux vertical. Quel sens peut avoir le souhait de cette
double ouverture ? L’acteur n’a plus tout à fait le statut d’être humain
analogue aux spectateurs. Il est relié, au moins dans l’imaginaire du
metteur en scène, à l’ange ou au djinn, afin d’apporter une parole qui ne
vient pas du monde des humains. En d’autres termes, le texte théâtral,
ainsi compris, n’est pas un texte littéraire ordinaire. Il se présente
comme l’analogue de paroles révélées, mais, en même temps, il tolère,
voire suscite, le commentaire des « spec-acteurs », éventuellement leur
contestation. Il se dit ainsi, dans le texte théâtral, quelque chose sur
l’indicible qu’on ne peut exprimer dans l’espace religieux. On voit aussi
le champ culturel s’approprier une des fonctions perdues par les profes-
sionnels du champ religieux. L’homme de théâtre, comme d’ailleurs
l’islamiste avec sa théâtralisation et la mise en scène de sa vie, met en
scène des valeurs que le ‘âlim n’énonce plus.
Si l’espace de la représentation n’est plus conçu comme seulement
horizontal, il n’est pas conçu non plus comme opposant spatialement des
spectateurs et des acteurs dans une partition bifonctionnelle de l’espace.
Autrefois, dans l’espace du Palais Badi’ de Marrakech, Saddiki avait
proposé des actions dans tous les lieux du Palais, mais aussi le long du
chemin qui menait au Palais. Plus récemment, il fit monter, dans les Sept
Grains de beauté, des spectateurs sur scène, cinq hommes et trois
femmes, placés en face du conteur, et ces spectateurs devenaient à leur
tour, durant les intermèdes des récits, des acteurs, puisqu’ils étaient
incités à chanter. Toutefois, cette imbrication apparente des espaces ne
supprime pas, de fait, l’opposition de l’acteur et du spectateur.
Mais on observe aussi deux autres désirs essentiels chez le metteur
en scène, celui de métamorphoser les outils de la communication. Il se
450 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

propose de faire en sorte que les informations habituellement véhiculées


par le canal de la gestuelle passent par celui de la parole et réciproque-
ment. Il justifie ce souhait par le désir de faire éprouver au comédien
l’expérience de l’aveugle. Ce dernier, parce qu’il ne peut plus voir,
développe dans son cerveau l’acuité de ses autres facultés, en particulier
du tact, ce qui, par exemple, lui permet de lire avec les mains, ce qui
s’appelle le Braille. En utilisant la multicanalité qui existe dans toute
relation sociale et en jouant sur les potentialités du multimédia, Saddiki
a explicitement, dans sa formation des acteurs, ce programme de rendre
clairvoyants les aveugles ou aveugles les clairvoyants, c’est-à-dire de les
distancier par rapport à eux-mêmes. Telle sera sa définition de l’acteur :
« un aveugle devenu clairvoyant » ou « un homme mis à l’écart de lui-
même », ou encore « une créature qui fait l’expérience de la transforma-
tion alchimique de sa forme ou de son essence », et qui se met donc en
état de percevoir la même réalité substantielle dans toutes les créatures,
ou dans tous les êtres, si on souhaite ne pas se référer à une conception
créationniste.
Ce théâtre et cette conception de la mise en scène ont ainsi un ar-
rière-plan culturel très particulier, mais aussi des références métaphy-
siques qui sont complexes et qui ne peuvent qu’échapper à l’observation
superficielle. On y perçoit toutes les pesanteurs et les mutations en cours
de la société marocaine, et des propositions de solutions dans le cadre
d’une morale qui mêle provocation et tolérance. Et là aussi, Saddiki est
emblématique de la société où il vit [figure 104].

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Le théâtre israélien

Lily PERLEMUTER

Institut national des langues et civilisations orientales

Le peuple juif est considéré comme le peuple du Livre. Si sa littéra-


ture est d’une très grande richesse, le théâtre, cependant, n’a jamais
vraiment fait partie de la civilisation hébraïque1. Ceci est probablement
dû au fait que la Bible, le Talmud et les écrits plus tardifs des rabbins
expriment de façon véhémente leur opposition au théâtre. Dans le
judaïsme, la farce est identifiée à l’idolâtrie et l’hérésie. Le premier
verset des Psaumes dit : « Heureux l’homme qui n’est pas allé au conseil
des méchants, qui ne s’est pas arrêté sur la voie des pécheurs et qui n’a
pas siégé à la séance des railleurs, mais qui trouve son plaisir dans la Loi
de l’Éternel et jour et nuit médite la Loi. » Le mot hébreu létsim, qui est
traduit ici par « railleurs », a aujourd’hui pour sens « farceurs, clowns ».
Le deuxième commandement dit : « Tu ne feras pas d’idole, aucune
image de ce qui est dans les cieux en haut, ou de ce qui est sur la terre en
bas, ou de ce qui est dans les eaux sous la terre. Tu ne te prosterneras
pas devant eux et tu ne les serviras pas » (Deutéronome, 5, 8-9).
En fait, la nature monothéiste du judaïsme, sa philosophie et sa
structure sociale ont découragé, voire empêché le développement d’un
théâtre juif. Il n’existe que quelques exceptions à cet état de fait :
L’Exagogue, écrit en grec par Ézéchiel le Tragique au IIe siècle avant
notre ère, et quelques pièces écrites en hébreu, comme La Comédie du
mariage, de Leone de Sommi à Mantoue en 1565, La Création du
monde de Moshé Zakutto, en Italie en 1660, Les Prisonniers de l’espoir,
pièce écrite à Amsterdam en 1667 par Yosef Felix Penso della Vega, et
trois pièces allégoriques écrites par Moshé Haïm Luzzatto entre 1727 et
1743. Ces quelques œuvres ne constituent pas une tradition théâtrale. De

1
Nous adressons tous nos remerciements à Madame Nurit Yaari, professeur au
département d’études théâtrales de l’université de Tel-Aviv. Son aide précieuse nous
a permis de mener à bien cette étude sur le théâtre israélien.
456 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

plus, selon toute vraisemblance, elles ne furent pas écrites pour être
représentées, mais uniquement pour être lues.
La seule tradition théâtrale juive est celle du Pourim-spiel (en yid-
dish, « jeux de Pourim »). Il s’agit de sketches satiriques en yiddish (et
non en hébreu), joués par les élèves de yeshiva (école talmudique)
pendant la fête de Pourim2. Ce jour, lors duquel enfants et adultes se
déguisent, est marqué par une atmosphère joyeuse de carnaval, et se
révèle propice à des jeux costumés [figure 105].
Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle que s’établit un théâtre yiddish
en Europe de l’Est. Le théâtre hébraïque moderne, lui, naît au début du
e
XX siècle. Afin de mettre en relief le chemin parcouru depuis les débuts
du théâtre en hébreu et avant d’aborder son histoire, il nous paraît
intéressant de présenter la situation du théâtre en Israël aujourd’hui.
Neuf théâtres présentent des pièces d’auteurs dramatiques israéliens ou
étrangers : le théâtre national Habima, le théâtre Caméri de Tel-Aviv, le
théâtre Beit Liessin, les théâtres municipaux de Haïfa et de Beer-Sheva
et celui du Khan à Jérusalem, le théâtre pour les enfants et les jeunes, le
théâtre Gesher (en hébreu, « pont ») et le théâtre Yiddish-spiel (théâtre
en yiddish). Il existe également quatre théâtres expérimentaux et de
nombreux groupes de théâtre dont le plus important est l’Ensemble Itim.
Une étude comparative sur le nombre de spectateurs de théâtre dans les
pays occidentaux a montré qu’entre 1970 et 1990, le théâtre israélien
était le premier du monde pour la fréquentation de ses salles (par rapport
à l’ensemble de la population).

I. Naissance du théâtre en hébreu


Le théâtre en hébreu naît à Moscou, en URSS, au début du
XXe siècle, sous l’impulsion de Nahum Tzemah et Menahem Gnessin.
Plusieurs autres personnes les rejoignent, parmi lesquelles une insti-
tutrice de jardin d’enfants, Hanna Robina. Ils commencent à travailler
sur des pièces d’un acte pour des soirées théâtrales et réussissent à
convaincre Vakhtangov, un des plus grands hommes de théâtre de
l’époque, de les diriger. Ils travaillent avec lui sur la pièce Le Dibbouk3
qu’il met en scène sans comprendre un mot d’hébreu. Aussi étonnant
que cela puisse paraître, l’attitude du gouvernement communiste envers
les minorités, et donc envers les Juifs, est tout à fait protectrice : il

2
Fête mineure célébrée au mois d’Adar du calendrier hébraïque (mois de mars), pour
commémorer le salut des Juifs de l’Empire perse. Les événements relatifs à cette fête
sont relatés dans le livre biblique d’Esther.
3
Le Dibbouk est une pièce écrite en yiddish par Anski en 1914 et traduite en hébreu
par le poète H.N. Bialik (1873-1934).
Le théâtre israélien 457

soutient le théâtre juif bien qu’il parle une langue étrangère presque
oubliée. Le Dibbouk obtient un grand succès et sera bientôt suivi de la
mise en scène du Golem4 et du Juif éternel5. C’est avec ce théâtre
qu’apparaissent les personnes qui auront ensuite une grande influence
sur la vie théâtrale en Israël [figures 106 et 107]6.
Le théâtre Habima s’installe en Palestine de façon tout à fait fortuite
et sans aucune relation avec les aspirations sionistes de ses membres. À
la suite d’une tournée aux États-Unis, une discussion idéologique surgit
dans le groupe. La moitié des membres, parmi lesquels son fondateur
Nahum Tzemah, veulent rester aux États-Unis, tandis que l’autre aspire
à retourner en URSS. La scission a lieu, mais ceux qui veulent retourner
à Moscou ne peuvent le faire, sachant qu’ils vont au-devant de graves
problèmes si la moitié de la troupe ne rentre pas. Ils décident donc
d’aller en Palestine pour éviter qu’il y ait deux théâtres en hébreu à New
York. Le théâtre arrive en Palestine en 1928. En 1935, la première pierre
du théâtre Habima est posée. Il s’appelle encore à l’époque le théâtre
moscovite Habima. Il apporte avec lui les trois pièces de théâtre de son
répertoire, et le public en Palestine est ému et enthousiaste devant un
théâtre aussi accompli et à la langue d’une telle richesse. Il devient le
porte-drapeau de la renaissance de la langue et de la culture hébraïques
en Palestine.
Les membres de la troupe montent d’abord la pièce Le Trésor de
Sholem Aleikhem7, puis élargissent le répertoire avec La Flamme sacrée
(1928) de Somerset Maugham. Dans cette pièce, Robina joue le rôle
d’une prostituée, ce qui choque les spectateurs qui ne peuvent admettre
que celle qui a joué la fiancée dans Le Dibbouk et la mère du messie juif
dans Le Juif éternel puisse jouer le rôle d’une fille de joie. Par la suite,
Robina ne joue plus que des femmes héroïques et souvent des person-
nages bibliques. Ce fait illustre bien la mission culturelle qu’incarne le
théâtre Habima8.
Il faut néanmoins savoir que la Palestine n’est pas un désert théâtral
lorsque la troupe Habima y arrive. La vie théâtrale, qui date des pre-
miers pionniers, est assez animée. À partir de 1889, les pièces sont
jouées surtout par les élèves dans les écoles. Des troupes d’amateurs
4
La pièce de théâtre est de Layvik Halpern (1888-1963).
5
Pièce de l’auteur yiddish David Pinski.
6
On consultera le cahier d’illustrations central inséré dans ce volume.
7
Pseudonyme de l’auteur yiddish Shalom Rabinovitch (1859-1916).
8
La place primordiale qu’occupe cette actrice peut être illustrée par une anecdote.
Lorsque, dans les années 1960, on fête le cinquantenaire de Habima, la plaisanterie
suivante est rapportée sur Robina. Une momie ressuscite et demande : « Cléopatre
vit-elle encore ? Et Robina joue-t-elle toujours la jeune fiancée du Dibbouk ? »
458 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

montent des pièces à l’occasion de fêtes ou d’événements communau-


taires. Leur but n’est pas uniquement de distraire le public mais de
diffuser l’hébreu, de construire une identité nationale, et de créer des
attaches solides entre les immigrants et le pays. Jusqu’aux années 1920,
il s’agit essentiellement de théâtres d’amateurs, mais à partir de cette
époque, des troupes professionnelles se constituent et encouragent la
création en Palestine de compagnies théâtrales. C’est ainsi que le théâtre
hébreu est fondé en 1920, le théâtre d’Eretz-Israël en 1923, le théâtre
Ha-Ohel (« La Tente ») en 1925 [figure 108], et deux autres théâtres
satiriques, Ha-Koumkoum (« La Bouilloire ») et Ha-Mataté (« Le
Balai »), respectivement en 1927 et en 1928.
Dès ses débuts, le théâtre Habima se pose la question du choix de
son répertoire et de son orientation artistique. En 1929 déjà, à Berlin, on
assiste à un débat intéressant entre le poète national Haïm Nahman
Bialik et le philosophe Martin Buber (1878-1965) quant à l’avenir
artistique et idéologique de la troupe. Bialik affirme que le théâtre doit
présenter des pièces juives centrées sur l’histoire et la tradition juives,
tandis que Buber pense que Habima doit élargir son horizon et s’em-
ployer à traiter des œuvres appartenant à la culture théâtrale universelle.
La plupart des membres de la troupe adoptent l’opinion de Buber,
comme en témoignera le choix du répertoire durant les années 1930 et
1940. En effet, avant la création de l’État, le répertoire théâtral
comprend différents genres de pièces : les œuvres dramatiques basées
sur les récits bibliques, comme par exemple Mikhal, fille du roi Saül
d’Aharon Ashman (1896-1981), montée à Habima en 1941, des pièces
décrivant la vie juive en diaspora comme celles de Mendele Mokher
Sefarim (1838-1917) ou Shalom Aleichem. La première pièce traitant de
la vie en Palestine et des problèmes auxquels sont confrontés les Juifs
s’intitule Les Gardiens d’Ever Hadani (1899-1972) en 1937. Suivent
Allah Karim de Levi Aryé Orloff-Arieli (1886-1943), Cette Terre
d’Aharon Ashman en 1942, et enfin des pièces européennes, principa-
lement d’auteurs dramatiques non juifs, comme Le Marchand de Venise
de Shakespeare.

II. Le théâtre au temps de la création de l’État d’Israël


La création du théâtre Caméri peut être considérée comme une réac-
tion contre son prestigieux frère aîné, le théâtre Habima. Ce dernier
n’engageait pas de nouveaux acteurs, et ses acteurs vieillissants conti-
nuaient à jouer les rôles des jeunes. Leur élocution était teintée d’un
lourd accent russe, et leur langue n’était pas celle pratiquée par les
locuteurs israéliens. Le théâtre Caméri est fondé en 1944 par Yossef
Passovski (Milo) et jouit d’un succès immédiat. Ses acteurs et actrices
deviennent très vite populaires. Il ne s’agit plus de divas comme l’était
Le théâtre israélien 459

Hanna Robina, symbole de la renaissance nationale, mais d’hommes et


de femmes de chair et de sang. Pour la plupart, ils sont natifs du pays et
parlent la langue de la rue, celle des spectateurs. De même que Habima,
en montant la pièce Le Dibbouk, marque la naissance du théâtre hé-
braïque en Europe, le théâtre Caméri, en présentant la pièce Il allait
dans les champs de Moshé Shamir (1921-2004), marque la naissance du
théâtre israélien. En effet, cette pièce est jouée le 31 mai 1948, quinze
jours après la proclamation de l’État d’Israël. Le héros, Ouri, devient le
symbole de toute une génération, celle des sabras9. Le nouvel Israélien
qu’il représente est né dans le pays, est membre du kibboutz et réalise
son idéal en combattant et en bâtissant son pays. Très attaché à sa terre
et à sa patrie, il est prêt à leur sacrifier sa vie.
La guerre d’Indépendance qui éclate avec la création de l’État
d’Israël joue un rôle important dans la thématique théâtrale. À cette
époque, le théâtre est un art engagé qui participe aux combats du peuple
renaissant. La construction du pays est primordiale et la réalisation du
rêve, de l’idéal du peuple juif, de vivre libre dans son pays mérite tous
les sacrifices. L’intérêt collectif prime sur les aspirations individuelles.
Dans Les Plaines du Neguev de Yigal Mossinsohn (1917-1994), monté
par le théâtre Habima en 1949, le jeune sabra Dan sacrifie sa vie pour la
patrie. Ils arriveront demain de Nathan Shaham (né en 1925) présente
une tentative de justifier l’attitude envers l’ennemi.
À cette époque, le théâtre joue donc un rôle essentiel dans la vie
culturelle du pays. Les spectateurs adhèrent aux valeurs exprimées sur
scène et peuvent s’identifier aux héros qu’ils admirent. Les gens se
déplacent pour aller au théâtre, mais les théâtres partent aussi en tournée
et montent des pièces dans de petites salles et dans des lieux reculés.
Leur répertoire est varié et comprend des pièces israéliennes et étran-
gères.

III. Le théâtre pendant les premières décennies de l’État


Au cours des années 1950 et 1960, les théâtres de pointe sont
Habima, qui reçoit en 1958 le titre de « théâtre national », le théâtre
Caméri, et le théâtre Ha-Ohel. Ils continuent à monter des pièces clas-
siques et modernes du répertoire européen ainsi que des pièces israé-
liennes. Dans ces dernières, les sujets d’actualité sont toujours traités,
mais l’attitude des auteurs vis-à-vis de l’État se modifie. La glorification
de l’idéal sioniste, caractéristique des premières années, se transforme
en une critique qui s’amplifie avec les années pour devenir de plus en
9
De l’arabe. En hébreu « tsabar » signifie figue de Barbarie. C’est ainsi qu’on appelle
les natifs d’Israël qui sont rugueux à l’extérieur mais doux à l’intérieur.
460 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

plus acerbe. Dans Kineret Kineret de Nathan Alterman (1910-1970),


monté par le théâtre Caméri en 1961, on assiste encore à une dernière
tentative d’idéalisation du pays, mais il s’agit là d’une exception.
Par exemple, dans Hedva et moi d’Aharon Megged (né en 1920),
montée à Habima en 1954, la critique est tournée surtout contre
l’administration et la bureaucratie du pays. La critique des rapports entre
l’État et la société se retrouve dans tous les genres : les pièces réalistes,
les satires, les mélodrames. On y dénonce les discriminations sociales, la
lutte des classes, la corruption des gouvernants. Parmi ces pièces, on
peut citer Appelle-moi Siomka de Nathan Shaham jouée au Caméri en
1950, Casablan de Yigal Mossinsohn montée au Caméri en 1954, Sa
renommée est faite d’Efraïm Kishon (1924-2005) en 1953, Comme tout
le monde de Nissim Aloni (1926-1998), en 1950.
Trois autres petits théâtres, Zira (« Arène »), Zouta (« Bagatelle »), et
Zavit (« Angle ») – qui aujourd’hui seraient qualifiés de théâtres d’art et
d’essai – présentent la dramaturgie inédite et expérimentale de Tel-Aviv.
Le théâtre Zavit monte par exemple Huis clos de Sartre. Le théâtre Zira
est l’un des premiers théâtres au monde à monter En attendant Godot de
Beckett. Mais ces pièces qui, à l’époque, sont considérées comme
d’avant-garde ne reçoivent pas l’adhésion du public, et ces théâtres
ferment.
On remarque que le théâtre français exerce, dans les années 1950,
une grande influence sur le théâtre israélien : Paris attire les jeunes
Israéliens qui se destinent au théâtre. Plusieurs dramaturges, parmi
lesquels Nissim Aloni par exemple, partent étudier à Paris chez les
meilleurs metteurs en scène. De retour en Israël après avoir acquis une
solide connaissance du théâtre français, ils laissent la culture française
imprimer son sceau sur le théâtre israélien.
Nissim Aloni est un des hommes de théâtre israéliens les plus émi-
nents. Écrivain, dramaturge, metteur en scène, traducteur de pièces de
théâtre, fondateur et directeur artistique du théâtre Ha’onot (« Saisons »),
il fait également partie, durant de longues années, du comité artistique du
théâtre Habima.
Sa vie et son œuvre sont ancrées à Tel-Aviv. Nissim Aloni a
beaucoup contribué au développement culturel de la ville à partir des
années 1950. Sa carrière débute lorsqu’il monte, en 1953 à Habima, sa
pièce Le plus cruel de tous est le Roi. Cette pièce s’inspire d’une histoire
biblique – la révolte de Roboam et la fin du royaume de Salomon – et
s’interroge de façon percutante sur l’État, le pouvoir, la religion et leurs
relations complexes, en opposant le rationalisme aux superstitions. La
langue, parfaitement adaptée au contenu, s’inspire de la Bible, mais la
structure et les techniques dramatiques qui soutiennent l’intrigue sont
plutôt basées sur la dramaturgie néoclassique [figure 109].
Le théâtre israélien 461

Aloni part à Paris pour dix ans après avoir monté cette pièce. Il re-
vient avec une nouvelle pièce, Les Habits du roi. La première représen-
tation dure cinq heures. La pièce est raccourcie pendant la nuit, et la
deuxième représentation ne dure que deux heures trente, mais les nom-
breuses coupures rendent la pièce incompréhensible. Aloni monte
ensuite deux pièces au théâtre Caméri, puis crée le théâtre Ha’onot et
monte La Princesse américaine en 1963. On pense que ce nouveau
théâtre aura un grand succès, mais les problèmes financiers l’obligent à
fermer ses portes.
Contrairement à beaucoup d’autres auteurs, Aloni, dès le début des
années 1960, représente la société israélienne comme un patchwork
d’identités, et pas comme un groupe homogène, fait d’un bloc. Bien que
né en Israël, il se sent plus proche de ses amis « nouveaux immigrants »,
comme dans La Mariée et le Chasseur de papillons (1967), Tante Lisa
(1969) ou La Princesse américaine par exemple, que des Israéliens de
souche. À l’époque où le discours hégémonique met sur un piédestal
l’idée du peuple qui revient des confins de la terre au pays de ses an-
cêtres, les personnages d’Aloni dévoilent, au contraire, les difficultés
qu’engendrent la transplantation et le déplacement d’un lieu à un autre.
Le passage d’un paysage à un autre, d’une culture à une autre
s’accompagne souvent de douleur et de souffrances.
L’œuvre d’Aloni exprime les sentiments des immigrants eux-mêmes
mais aussi ceux de leurs enfants, devenus errants, dépourvus de racines
mais attachés au monde de leurs parents qu’eux-mêmes n’ont pas connu.
Sur ce plan aussi, Aloni peut être considéré comme un précurseur. Il
raconte sa propre histoire de nomade. Ceux qui le suivront au théâtre
comme en littérature raconteront leurs histoires, celles des immigrants
venus des pays arabes, de Russie et d’ailleurs. Chez Aloni, le monde de
l’immigrant devient « mythologique » et lui permet de créer un monde
artistique original.
En 1962, Yossef Milo crée le théâtre municipal de Haïfa. Il s’agit
d’un événement important. En effet, il donne le coup d’envoi à la créa-
tion et à l’établissement de théâtres municipaux. Ces théâtres suscitent
de nouveaux publics – des publics d’abonnés – et éveillent l’amour du
théâtre chez de nouveaux spectateurs.

IV. Le théâtre après la guerre des Six Jours


Dans les années 1970 et 1980, le théâtre municipal de Haïfa devient
le centre de la création d’une dramaturgie israélienne originale, à orien-
tation politique et sociale marquée. La société israélienne a beaucoup
changé depuis les années 1950 qui ont vu des vagues d’immigration
successives arriver d’Europe, du Maghreb et des pays arabes, et plus
462 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

tard de Russie. Ces vagues d’immigration contribuent à la formation


d’une société hétérogène. L’État, représenté à ses débuts comme la
réalisation d’un rêve, se heurte à la réalité. La victoire de la guerre des
Six Jours et la conquête de Jérusalem Est avec le mur des Lamentations
remplissent d’allégresse une grande partie de la population, mais font se
lever au théâtre des voix discordantes, voire critiques.
Hanokh Lévin (1943-1999) est auteur dramatique, metteur en scène,
poète et écrivain. Il touche à plusieurs genres : pièces de théâtre,
sketches, nouvelles et poésie. Mettant lui-même en scène la majeure
partie de ses pièces, il laisse à sa mort un héritage théâtral immense. Son
œuvre comprend cinquante-sept pièces, dont seules trente-trois ont été
montées de son vivant. Il peut être considéré comme l’un des plus
grands dramaturges israéliens.
Ses pièces écrites après la guerre des Six Jours paraissent au-
jourd’hui prémonitoires. Ce sont des satires politiques qui critiquent
avec véhémence la joie immense qui a suivi la victoire de la guerre des
Six Jours. Il règne en Israël à l’époque un véritable délire victorieux,
mais la voix de Hanoch Levin est à l’opposé de celles qui triomphent, de
celles qui voient en Israël un pays conquérant et invincible. Sa première
satire Toi, moi et la prochaine guerre est représentée en août 1968,
suivie en mars 1969 par Ketchup dans une mise en scène de David
Levin, son frère.
Mais c’est surtout suite au scandale que suscite La Reine de la salle
de bains, jouée au théâtre Caméri en avril 1970, que Hanoch Levin
acquiert sa notoriété. Dans cette pièce comme dans d’autres, Levin
décrit et dénonce le comportement des Israéliens vis-à-vis des
Palestiniens, prévoyant les conséquences dramatiques de l’occupation.
Ses opinions, à l’opposé de celles de la majorité des spectateurs,
soulèvent un tollé général. La remise en cause de la politique approuvée
par le pays révolte le public, et la pièce est arrêtée après dix-neuf repré-
sentations.
Parallèlement aux satires politiques, la pièce Solomon Grip est mon-
tée en 1969. C’est la première d’une série de comédies dont les héros,
souvent désespérés, sont ballottés entre souffrances et désirs. Suivent
Héfetz (1972), Yaacobi et Leidental (1972), Shitz (1975) [figure 110],
Kroum, l’ectoplasme (1975), Marchands de caoutchouc (1978), Funé-
railles d’hiver (1978). Dans ces pièces, faites d’alternance de scènes
comiques et mélodramatiques, de rires et de larmes, les personnages
deviennent le propre reflet des spectateurs.
Dans les années 1970, Nissim Aloni retourne à Habima. Il écrit pour
Hanna Robina ses trois derniers rôles, probablement les plus grands.
Dans la première pièce, Tante Liza, elle joue une femme en fauteuil
roulant. Eddy King, qui se déroule dans la mafia de New York, est une
Le théâtre israélien 463

adaptation libre d’Œdipe roi. Dans la troisième pièce, Les Tsiganes de


Jaffa, Hanna Robina chante en russe. Mais même ces grandes pièces
d’Aloni ne connaissent pas de succès financier. Les spectateurs ne
tentent même pas de comprendre ce grand auteur, considéré comme
difficile, voire obscur.
Les années 1970 voient également la création du théâtre Khan à
Jérusalem, du théâtre municipal de Beer-Sheva et du théâtre pour les
Enfants et les Jeunes. Le théâtre Caméri devient le théâtre municipal de
Tel-Aviv en 1971. Les auteurs sont alors critiques et se servent souvent
d’événements tirés de l’histoire juive ancienne pour traiter en réalité des
sujets d’actualité, tels que l’identité nationale, la religion, les relations
entre Juifs et Arabes. Le théâtre développe la pièce documentaire et
encourage de jeunes auteurs dramatiques à orientation critique, comme
Yehoshua Sobol (né en 1939, auteur de La Nuit du 20, 1974, La Nuit de
Weininger, 1982, ou La Palestinienne, 1985), Hillel Mittelpunkt (né en
1949 et auteur des pièces Le Singe, 1975, Le Toit, 1975, Eaux pro-
fondes, 1976, Bouba, 1982) [figure 111], Yaakov Shabtaï (1934-1981,
Le Tigre tacheté, 1974, L’Élu, 1976, Manger, 1979).

V. Le théâtre depuis les années 1980


Au début des années 1980, Oded Kottler et Dani Tracz créent le Fes-
tival de théâtre alternatif d’Acco (Saint-Jean-d’Acre) pour encourager
les metteurs en scène à produire des troupes expérimentales, non insti-
tutionnalisées, de théâtre d’art et d’essai [figure 112]. C’est aussi au
cours de cette décennie qu’est fondé le théâtre Beit Liessin, qui est
d’abord un petit théâtre sans troupe fixe, dont les spectacles sont itiné-
rants.
Le théâtre municipal de Haïfa est le premier à intégrer à sa troupe
des comédiens arabes et à créer de nouvelles interprétations autour
d’eux. Ainsi, dans En attendant Godot (1984), la distribution des rôles à
des acteurs arabes et juifs permet de donner un sens politique à la pièce
et de mettre en relief les relations oppresseur-opprimé entre Juifs et
Arabes. La pièce La Palestinienne (1985) de Yehoshua Sobol est, elle
aussi, basée sur une distribution mixte, de même que Mademoiselle
Julie d’August Strindberg (1987) dans laquelle les rôles des serviteurs
sont interprétés par des Arabes israéliens et l’aristocrate est jouée par
une comédienne juive.
En 1979, avec Mise à mort jouée au Caméri, le théâtre de Hanoch
Lévin prend une nouvelle orientation. S’inspirant des grands mythes de
la civilisation occidentale, tout particulièrement de la mythologie
grecque, il monte des pièces telles que Les Souffrances de Job en 1981,
La Grande Prostituée de Babylone en 1982, Les Femmes perdues de
464 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Troie en 1984, Décapitation en 1996, et bien d’autres. À travers ces


mythes, Levin insiste sur la souffrance de l’homme moderne qui tente
de trouver un sens à la tragédie de la vie, face au silence de Dieu. Tout
en restant attaché à Tel-Aviv, il aborde des thèmes beaucoup plus
universels. Il continue également sur la lancée de ses œuvres tragi-
comiques des années 1970 et monte Sur les valises (1983), Une labo-
rieuse entreprise (1989), La Femme de nos rêves (1994), La Putain de
l’Ohio (1997).
Dès les années 1980, des troupes de théâtre qui jouent en arabe
commencent à se produire dans le cadre de centres communautaires
comme Beit Ha-Gefen à Haïfa, le centre culturel de la jeunesse et du
sport de Nazareth, ou de divers villages de Galilée. Au cours des années
1990, certains d’entre eux reçoivent des subventions publiques. Le
théâtre Almidan naît à Haïfa, et à Jaffa la compagnie de théâtre Saraya
s’associe à la troupe israélienne du théâtre local pour fonder le théâtre
Arabe-Hébreu. À Nazareth, une troupe est également fondée. Ces thé-
âtres présentent à la fois des pièces tirées de la dramaturgie arabe et des
pièces en arabe écrites aujourd’hui en Israël.
Les immigrants russes fondent le théâtre Gesher au début des années
1990. Avec ce théâtre naît la revendication de constituer des troupes aux
caractéristiques ethniques marquées. Cette démarche est à l’opposé de
l’idée prônée au temps de la création de l’État où un des rôles du théâtre
était de créer une société homogène et unitaire. C’est ainsi qu’est égale-
ment créé le théâtre yiddish, dont le but est de préserver la langue
yiddish, sa culture et le patrimoine restant après la destruction des
communautés de locuteurs yiddish pendant la Shoah. Une troupe de
théâtre qui monte des pièces classiques en judéo-marocain, deux troupes
de théâtre éthiopiennes, et bien d’autres sont également créées.
Durant ces années, les activités de troupes indépendantes se déve-
loppent. De nouvelles approches qu’on peut qualifier d’avant-gardistes
voient le jour. Les plus importantes sont l’Ensemble Itim, le centre de
théâtre d’Acco (Saint-Jean d’Acre) et le théâtre Notsar. D’autres théâtres
peuvent aussi être considérés comme expérimentaux : le théâtre Tsavta
(« Ensemble ») qui, depuis les années 1960, monte des satires politiques
et sociales, le théâtre Simta (« Ruelle ») qui s’inspire du modèle du café-
théâtre parisien, et le théâtre Tmouna (« Image »). Leur contribution au
développement d’un nouveau théâtre en Israël est importante.
Aujourd’hui, divers genres théâtraux cohabitent dans le pays, comme
dans beaucoup de pays occidentaux. Les difficultés économiques dues,
entres autres, à la diminution des subventions, obligent les théâtres à
faire des concessions sur la qualité et à adopter une politique commer-
ciale. C’est pourquoi ils montent des comédies, des mélodrames avec
des acteurs connus pour attirer le public. Mais il existe aussi des théâtres
Le théâtre israélien 465

qui jouent des œuvres de grande valeur littéraire, qui encouragent les
nouveaux dramaturges et qui continuent la voie tracée par la meilleure
tradition théâtrale.

VI. L’écriture dramatique


Ce bref panorama de l’histoire du théâtre israélien montre à quel
point la dramaturgie est ancrée dans la vie israélienne. L’écriture dra-
matique, comme toute la littérature d’ailleurs, exprime de manières
diverses et variées la complexité de l’expérience israélienne actuelle,
mais aussi sa tradition et son histoire, ancienne et récente.
La Bible, qui constitue le fondement de la religion juive mais aussi
de la culture d’Israël, est une source d’inspiration majeure des auteurs
dramatiques. Les auteurs de théâtre l’utilisent souvent de façon fort
subtile. Lorsqu’ils abordent des problèmes d’ordre politique ou social,
ils se servent de scènes bibliques qui font écho aux événements actuels.
À travers la lutte entre Roboam et Jéroboam (II Rois 9-10) dans Le plus
cruel de tous est le Roi, par exemple, Nissim Aloni traite de l’isolement
d’Israël dans son cadre sociopolitique. La Couronne sur la tête de
Yaakov Shabtaï se situe à l’époque de David et évoque les luttes de
succession politique. Dans Jéhu, Gilaad Evron (né en 1955) se sert de
l’histoire biblique de Jéhu pour s’interroger sur le problème de la res-
ponsabilité personnelle dans la première guerre du Liban et le retrait de
Menahem Begin de la politique. La pièce Les Tourments de Job de
Hanoch Levin met en exergue la souffrance humaine, sujet universel qui
dépasse l’histoire du personnage biblique.
Les problèmes d’actualité sont également traités de façon directe et
dans tous les genres : pièces réalistes, satires et mélodrames. Les auteurs
dénoncent les dysfonctionnements de l’État, la corruption, les
discriminations des communautés originaires des pays arabes, les
conflits entre religieux et laïques. Après la guerre des Six Jours, de
nombreuses pièces traitent de problèmes liés à l’occupation et critiquent
vivement l’attitude des Israéliens envers les Palestiniens. Des voix
issues de couches de la société qui ne s’étaient pas exprimées jusqu’à
présent se font entendre : les Arabes israéliens, les personnes âgées, les
communautés opprimées, les femmes battues, etc. [figure 113].
Le thème de la Shoah, presque absent après la création de l’État, re-
vient en force et souligne aujourd’hui le poids du génocide sur les
deuxième et troisième générations. La manière dont les auteurs traitent
ce sujet douloureux a évolué avec les années. Il revient pourtant
constamment sous différentes formes. Une des premières pièces consa-
crées à cette thématique est l’œuvre de la poétesse Léa Goldberg (1971-
1970), La Maîtresse du château, montée en 1955. L’Héritier de Moshé
466 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Shamir, présentée en 1963, aborde le thème des réparations allemandes


dans le contexte du procès Eichmann. Ces deux auteurs n’ont pas vécu
personnellement la Shoah. Bension Tomer, lui-même rescapé de la
Shoah, l’évoque dans Les Enfants de l’ombre comme une ombre
harassante, un cauchemar qu’on ne peut fuir. Ghetto de Yehoshua
Sobol, qui est l’histoire d’une troupe de théâtre dans le ghetto de Vilno,
est joué en 1984 et traduit en vingt langues [figure 114].
Dans les années 1980, après la guerre des Six Jours, la guerre de
Kippour et la première guerre du Liban (1981), la Shoah est le prétexte
d’un débat éthique sur la politique de conquête et l’oppression dans les
territoires occupés. Parmi les autres pièces consacrées à la Shoah, on
peut citer également Kastner de Motti Lerner (né en 1959), Kiddoush de
Shmouel Haspari (né en 1954) jouée en 1985, et Arbeit macht frei fun
Toitland Europa10 de David Maayan, montée en 1991. Au cours des dix
dernières années, des femmes ont également traité du thème de la
Shoah. Leur approche est plus personnelle et elles mettent en relief
l’empreinte laissée par la Shoah sur les enfants et les petits-enfants des
rescapés, comme dans Je te parle chinois ou quoi ? de Savyon Liebrecht
(née en 1948), montée en 2005, ou L’Averse de Myriam Kini, montée la
même année.
À l’instar de ces deux auteurs, les femmes israéliennes prennent une
place de plus en plus importante dans la création théâtrale. Elles per-
mettent, par une écriture qui leur est propre, de souligner les aspects
spécifiques de la condition féminine, le statut de la femme, sa place dans
un univers masculin, ses rôles d’épouse et de mère. On peut mentionner
Shulamit Lapid (née en 1934) avec On joue dans la cour arrière, pièce
montée en 1993, Edna Mazia (née en 1949) avec Histoire familiale,
jouée en 1996, Anat Gov (née en 1953) avec Les Meilleures Amies
(2000) et Le Maître de maison (2005), Noemie Rigan (née en 1949)
avec Quorum de femmes (2003).
Ce bref panorama du théâtre israélien montre la place considérable
qu’il occupe dans la société israélienne. Bien qu’il soit encore jeune, sa
création est riche et abondante. Il a évolué rapidement et le chemin qu’il
a parcouru est important. Si, à ses débuts, son objectif était de transfor-
mer des immigrants venus des quatre coins de la terre en une nation unie
et solidaire, après une période où les auteurs mettaient le nouvel État sur
un piédestal, la critique s’est développée, devenant de plus en plus
virulente. Certains théâtres peuvent même être qualifiés de subversifs.

10
Le travail rend libre en Europe, pays de mort. L’inscription Arbeit macht frei figurait
à l’entrée du camp d’extermination d’Auschwitz.
Le théâtre israélien 467

Comme tous les théâtres du monde, des raisons extrathéâtrales les


obligent parfois à monter des pièces destinées au grand public, dont la
qualité n’est pas toujours au rendez-vous, mais en revanche, d’autres,
que l’on peut qualifier d’avant-gardiste, cherchent de nouvelles voies.
Cette multitude de genres et de formes d’expression est la preuve évi-
dente que le théâtre israélien est dynamique, et sa créativité tout à fait
prometteuse.

Bibliographie (en français et en anglais)


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2003.
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Lipsyc, Sonia Sarah, Salomon Mikhoëls ou le Testament d’un acteur juif. Pièce
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Yaari, Nurit, Le Théâtre de Hanokh Levin, Paris, Éditions théâtrales, 2008.
Talmud et théâtre
Genèse d’une réflexion métaphysique
et sociologique sur le théâtre juif1

Sonia Sarah LIPSYC

ALEPH-Centre d’études juives contemporaines de Montréal

L’histoire des Juifs ne se caractérise pas, a priori, par le théâtre. On


serait même enclin à penser que cet art fut absent de la « scène du
monde » dans lequel évoluèrent les Hébreux et plus tard les Juifs, depuis
des millénaires. Cependant, il faut nuancer ce propos. D’une part parce
que les manifestations théâtrales ne furent pas totalement absentes dans
la société juive et son environnement depuis l’Antiquité jusqu’à
l’explosion du théâtre juif, principalement en yiddish ou en hébreu, au
début du XXe siècle. Et d’autre part parce que l’absence est tout aussi
parlante que la présence. Il est donc tout aussi pertinent de s’interroger
sur l’absence de théâtre chez les Juifs que sur sa présence chez les
Grecs. Notre lecture du Talmud2 et des textes rabbiniques qui lui sont
contemporains, ainsi que celle des classiques grecs et de leurs interpré-
tations, nous incite à penser aussi bien l’absence que la présence du
théâtre comme l’un des indices nous instruisant sur la vision métaphy-
sique d’une société.
Cette vision du théâtre serait intimement liée à la notion de révéla-
tion. Chez les Grecs, le théâtre, dont la naissance est concomitante avec
la philosophie, fut le lieu privilégié d’une confrontation avec les mythes
fondateurs ; en quelque sorte, il marqua une « secondarisation » de la
pensée : « La tragédie commence quand le ciel se vide », écrit le socio-

1
Une première mouture de ce texte est parue sous le titre « La Révélation et le théâtre,
de la page talmudique à la scène » dans Lipsyc, 2003 : 4-14.
2
Le Talmud est la transcription du IIe au VIe siècle de notre ère d’une littérature qui
s’est transmise de génération en génération depuis la haute Antiquité. Il existe deux
Talmuds, celui de Jérusalem et celui de Babylone auquel nous nous référerons le plus
souvent dans sa version classique en hébreu et araméen.
470 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

logue Jean Duvignaud (1965 : 199). Le théâtre, en grec littéralement « le


lieu d’où l’on voit », s’imposa comme l’espace d’une révélation hu-
maine. Chez les Hébreux, le théâtre apparut comme un détournement de
l’étude de la Thora3, et donc des interprétations du Talmud, ou celles
plus mystiques de la Kabbale. Étude qui, dans la pensée juive, réitère ce
moment de la Révélation de Dieu au mont Sinaï (Exode 19, 17-20 ; 18)4
et de l’Alliance avec les Hébreux. Partant, le théâtre chez les Juifs se
présenterait comme un outil de mesure du rapport qu’ils entretiendraient
avec la Révélation. Il serait ainsi possible de lire le théâtre chez les Juifs
et les différents paradigmes qu’il charrie, comme un miroir de leur
relation à l’Alliance.
Dans les lignes qui suivent, nous mettrons en valeur les similitudes
qui existent entre Bible et théâtre, autant dans l’investigation des textes
que dans la quête spirituelle qui animent les créateurs ou les disciples
des exégètes. Nous exposerons les réserves parfois très sévères du
Talmud à l’encontre du théâtre et les permissivités qu’il octroie au
public fréquentant cet art ou l’espace qui le supporte. Enfin, nous es-
sayerons de comprendre pourquoi le Talmud présente le théâtre, né à ses
yeux dans l’absence d’une Révélation, comme détournant les Juifs de
leur Révélation. Nous verrons comment l’éclipse du divin célébrée au
cours de la fête juive de Pourim5 fut à l’origine du théâtre juif et dans
quelles circonstances le Talmud envisagea le théâtre comme un relais de
la Révélation. Toutes ces considérations ne seront que les prolégomènes
d’une réflexion à la fois métaphysique et sociologique sur le théâtre en
général, et le théâtre juif en particulier.

I. Des similitudes entre la Bible et le théâtre


J’ai été très tôt frappée, en tant que chercheure et artiste, par la
concomitance spirituelle entre les démarches talmudique et théâtrale.
Ainsi, à Jérusalem, un soir il y a fort longtemps, j’étais allée assister à
un enseignement d’exégèse biblique dans un centre francophone
d’études juives au nom évocateur : Maayanot (« les sources »). En
écoutant le maître des lieux, le rabbin Léon Askénazi6, interroger,
3
La Thora (Pentateuque ou cinq livres de Moïse) est la première des trois grandes
parties qui, avec les Prophètes et les Hagiographes, constituent la Bible hébraïque.
4
Nous nous référons à la Bible hébraïque traduite en français par le Rabbinat, édition
du Sinaï, Tel Aviv, 1994. Les références bibliques se lisent comme suit : nom du
livre, chapitre, verset. Lorsqu’un livre aura déjà été cité, nous userons généralement
de son nom abrégé.
5
L’origine de la fête de Pourim se trouve dans le Livre d’Esther dans la Bible.
6
Rabbin, philosophe et grand maître du judaïsme français (1922-1996), plus connu
sous le nom de Manitou, son totem d’éclaireur israélite.
Talmud et théâtre 471

interpréter et commenter le texte « […] Et voici que le buisson était en


feu et cependant le buisson ne se consumait point » (Ex. 3, 2) – il
s’agissait de la révélation de Dieu à Moïse dans le désert – je me suis
souvenue d’une répétition théâtrale menée par le metteur en scène Jean-
Pierre Vincent au Théâtre national de Strasbourg. Il m’est alors apparu
que les deux hommes visitaient le texte de la même façon… comme si
au sein de ces vers et versets écrits des milliers d’années auparavant, ou
de ces répliques vieilles de trois siècles, il y avait quelque chose de vital
– comme un enjeu vivant – à comprendre aujourd’hui ! Sinon comment
expliquer cette insistance têtue à poursuivre l’étude biblique et cette
mise en scène ininterrompue des classiques du répertoire ? ! L’homme
de théâtre comme l’exégète spéculent sur les intentions des personnages,
guettent les intrigues, explorent les silences, scrutent les événements
délivrés par la lettre, la ponctuation, le rythme. L’un et l’autre inter-
prètent un texte en attente de complétude et de souffle humain. À
l’inverse d’un roman, une pièce de théâtre ne se contente pas du regard
du lecteur ; quant à la Thora, il est explicitement demandé qu’elle soit
étudiée à voix audible (Josué 1, 8).
Cette similitude dramaturgique, cette pérennité commune des textes,
cette nécessité abyssale de l’interprétation dans tous les sens du terme
me troubla à cet instant et pour longtemps encore. Bien sûr, je compre-
nais bien que les routes divergeaient l’une vers la représentation, et
l’autre vers la spiritualité ; encore que justement, il ne soit pas toujours
aisé de trancher entre les deux. Car s’il est fréquent d’insister sur le
caractère théâtral de certaines manifestations religieuses, il est non
moins légitime de discerner une origine spirituelle au théâtre et à
quelques-unes de ses créations tout au long de l’histoire : rien que pour
le XXe siècle, souvenons-nous d’Antonin Artaud, de la troupe du Living
Theater, de Grotowski ou de Kantor. Il reste que la pensée grecque dont
l’Occident est l’héritier a choisi d’exprimer, voire d’exorciser ses
mythes en les mettant en scène, alors que la tradition juive pousse à la
confrontation des siens par la bataille de l’étude quotidienne érigée en
commandement… La page en guise de scène !
Ce distinguo ne nous affranchit pas d’une interrogation courante : y
aurait-il eu du théâtre dans la Bible ? Certains savants ont décelé des
éléments dramatiques indubitables au sein des Livres des Prophètes, des
Psaumes, du Livre de Job ou du Cantique des Cantiques, comme
l’écrivain Ernest Renan qui imaginait ce dernier texte comme « un jeu
scénique privé qui pouvait avoir lieu à l’occasion d’un mariage »
(Avisar, 1957 : 7). Mais le pas est trop vite franchi entre ces « embryons
dramatiques » (Zoller, 1931) et une certitude à ce sujet. La théâtralité
d’un texte ne signifie pas son appartenance au genre théâtral en tant que
tel. Que révèle alors cette hypothèse – assimiler certains textes de la
472 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Bible à du théâtre – exprimée en particulier par certains maskilim,


tenants de la Haskala, ce mouvement d’émancipation du judaïsme initié
au XVIIIe siècle, gênés par l’absence d’un théâtre dans l’histoire des
Hébreux ? « L’espoir de doter le théâtre juif d’origines nobles », répond
Nina Gourfinkel, pionnière de l’histoire du théâtre juif, et elle poursuit :
« le terrain cependant est glissant, et la démonstration se borne à des
interprétations conjecturales » (Gourfinkel, 1950 : 373).
Car le fait linguistique est là : le mot théâtre, qui se dit en hébreu
comme en grec theatron, n’apparaît jamais dans la Bible7 ! Son origine
sémantique démontre clairement qu’Israël eut connaissance du théâtre
par les Grecs, après l’arrivée d’Alexandre le Grand dans la région au
e
IV siècle avant J.-C. Certes, des manifestations à caractère théâtral
pouvaient avoir eu lieu en Égypte ou en Babylonie comme « à
l’occasion de la fête du Nouvel An (aiktu) où l’on jouait le poème
épique de la Création, à caractère mythique et cosmogonique »
(Pandolfi, 1968, I : 19). Mais leur influence reste à démontrer.
L’un des midrash8 les plus anciens, Genèse Rabba9, relate ainsi un
enseignement de l’époque des Tanaïm (maîtres des premiers siècles de
l’ère chrétienne), qui semble attester chez les Hébreux une connaissance
du théâtre antérieure à la culture hellénistique :
« Et ce fut ce jour-là, qu’il (Joseph) vint à la maison (de son maître Putiphar
dont il était l’intendant) pour accomplir son travail, mais personne parmi les
gens de la maison n’était dans la maison » (Genèse 39, 11). Est-ce possible,
se demande le midrash, que dans une maison aussi importante (Putiphar
était officier de pharaon et chef des gardes), il n’y ait eu personne (même
pas quelques esclaves) ? […] Rabbi Nehemia affirme que c’était un jour de
théâtre, et que tous s’y étaient rendus, hormis Joseph, qui était rentré à la
maison (Gn. Rabba 7, 7 ; Midrash Yalkout Shimoni, 39).
Que ce fût « jour de débordement du Nil » comme l’avance Rabbi
Yehoudah dans ce même midrash ou « jour de théâtre », Joseph se tint à
l’écart, ne s’associant pas à « ce jour de fête païenne », comme le relate
encore le Talmud (Sotah 36b du Talmud de Babylone)10.

7
Alors que d’autres formes d’art y sont présentes. Pour la danse, voir, en particulier,
mon article « Chantez et dansez, filles de Jérusalem » dans les Nouveaux Cahiers,
1981 : 17-24.
8
Le midrash est une interprétation allégorique de la Bible qui appartient à la littérature
rabbinique. Nous mettrons un M majuscule lorsqu’il fait partie intégrante du titre
d’un ouvrage.
9
Le Midrash Genèse Rabba date du Ve et VIe siècle et interprète ici un verset
concernant Joseph au temps biblique.
10
Talmud de Babylone : désormais abrégé en T.B.
Talmud et théâtre 473

Ce midrash nous initie d’emblée à l’une des principales réticences


voire interdictions du Talmud à l’égard du théâtre. Elles sont de trois
ordres (idolâtrie, assemblée de moqueurs et perte de temps), mais
comptent cependant quelques exceptions. Il n’existe toutefois pas de
traité particulier consacré au théâtre parmi les soixante-trois que compte
le Talmud de Babylone. Les allusions au théâtre sont disséminées,
même si la principale d’entre elles se trouve dans l’une des pages du
traité Avodah Zarah (« De l’idolâtrie ») du Talmud de Babylone. Et ce
n’est pas un hasard puisque les sages d’Israël appréhendaient le théâtre
dans le contexte païen.
Nonobstant la réprobation des sages du Talmud, les Hébreux, comme
les Juifs, se rendaient aux spectacles. Dans l’Antiquité, le roi Hérode
(Ier siècle) construisit des théâtres à Césarée et à Jérusalem, comme le
relate l’historien Flavius Josèphe (1932 : XV, 8, 1). Et l’histoire du
théâtre juif, malgré toutes ces résistances, est féconde quoique tardive.
Elle débute avec l’Exagoge (Lipsyc, 2006 : 211-222), pièce attribuée à
Ézéchiel d’Alexandrie (IIe siècle avant l’ère chrétienne), se poursuit par
les jeux de Pourim ou Pourimspiel (Baumgarten, 2003 : 443 sqq.) du
Moyen Âge, les pièces hébraïques de la Renaissance, le théâtre littéraire
de la Haskala, et la naissance quasi concomitante à la fin du XIXe siècle
du théâtre yiddish et hébraïque. D’Abraham Goldfaden (1840-1908) à
Itsrak Leib Peretz (1852-1917), en passant par Jacob Gordin (1844-
1910), Shalom Aleikhem (1859-1916) ou Anski, l’auteur de la célèbre
pièce du Dibbouk, son riche répertoire, ses troupes mythiques (Vilner
Trup, Habima, Goset), ses acteurs populaires (Hanna Robina,
la Kaminska ou Mikhoëls), ses metteurs en scène (Vakhtangov,
Granovski), ses décorateurs (Nahman Altman), et ses adaptateurs
(Bialik) tissent une histoire riche en échanges et en rebondissements qui
continue jusqu’à nos jours11. Il nous appartiendra, au terme de cette
étude, de mesurer si les réserves du Talmud à l’égard du théâtre tiennent
à son essence même, ou à son expression dans un contexte socioculturel
précis. Énoncées à une période déterminée, ces mises en garde valent-
elles encore pour aujourd’hui ?

11
Pour une histoire du théâtre juif de l’antiquité à 1948, je me permets de renvoyer à
mon texte « Métaphysique du théâtre juif » (Lipsyc, 2002 : 175-232).
474 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

II. Les interdits du Talmud à l’encontre du théâtre

A. Théâtre et idolâtrie
Le Talmud enseigne, à travers l’opinion de Rabbi Méïr, qu’« on ne
doit pas aller aux théâtres et aux cirques, car des sacrifices y sont donnés
en l’honneur des idoles » (Avodah Zarah 18b du T.B.).
À l’occasion des fêtes de Dionysos, plusieurs fois par an, des
concours théâtraux étaient organisés. Avant que les festivités ne
commencent, il fallait que les Grecs s’assurent de la présence de leur
dieu. Ils ramenaient ainsi, à la lueur des torches, la statue de Dionysos
dans le temple, à l’intérieur de l’enceinte du théâtre :
La cérémonie commençait dès le matin par une grande procession accompa-
gnée de danses et de chants satyriques […] D’énormes phallus étaient portés
en procession pour symboliser les dons fertilisants du dieu, tandis qu’un tau-
reau et d’autres animaux étaient préparés pour le sacrifice qui avait lieu
lorsque la longue colonne atteignait l’enceinte du théâtre […] (Baldry,
1975).
Et avant que le concours dramatique ne débute, « un cochon de lait
était sacrifié pour purifier le théâtre et l’on versait des libations » (idem).
Même si par la suite, ce genre de cérémonie s’estompa, un feu brûlait en
permanence sur scène dans l’autel dédié à Dionysos, et certaines mani-
festations pouvaient rappeler l’emprise du dieu du vin et de la fertilité
sur l’art de la scène.
Il est évident que la persistante origine païenne du théâtre heurtait les
dépositaires monothéistes de l’Alliance du Sinaï et les mettait en contra-
diction avec nombre de commandements de la Thora. Maïmonide
(1135-1204), l’un des codificateurs de la loi juive, précise : « Celui qui
déclare accepter comme divinité tout ce qui n’est pas l’Éternel […] ou
qui la servirait par l’un des quatre actes de dévotion connus, qui sont le
sacrifice, l’encensement, la libation et la prosternation, est coupable
d’idolâtrie ; l’aspersion du sang est sous ce rapport identique à la liba-
tion de vin » (1990 : 240-241). En se rendant au théâtre, les membres du
peuple d’Israël risquaient indubitablement d’assister ou de participer, de
près ou de loin, à l’un de ces actes de dévotion.
B. Théâtre et mythologie
De surcroît, les pièces qui étaient représentées s’appuyaient sur des
mythes païens, loin de la conception spirituelle de la tradition d’Israël.
Se déployait sur scène toute une mythologie soutenue par un contexte
historique et culturel qui ne constituait pas la référence du peuple
d’Israël, doté d’une culture propre. Et même s’il était possible d’établir
quelques points communs entre la mythologie grecque et certains pas-
Talmud et théâtre 475

sages de la Bible (entre le sacrifice d’Iphigénie par son père


Agamemnon et celui de la fille de Jephté)12, ces exemples étaient trop
rares pour attester d’une culture commune.
Il est à relever que nulle part les sages du Talmud n’interdisent ni ne
suggèrent la création de pièces de théâtre sur des thèmes différents de la
mythologie gréco-romaine. Est-ce à dire que le théâtre était à leurs yeux
totalement assujetti à la culture païenne dont il était issu ? La seule pièce
à thème juif écrite par un Juif que nous possédons de cette époque,
l’Exagoge cité précédemment, n’a suscité aucun écho dans le Talmud.
Le phénomène était-il marginal ou faut-il le replacer dans
l’appréhension globale de la littérature judéo-alexandrine relativement
occultée par le courant pharisien ? (Neher, 1989 : 69-82)
C. Théâtre et cirque
C’est sous l’occupation gréco-romaine, précisément à l’époque de la
transcription du Talmud, que les sages d’Israël découvrirent le théâtre et
le cirque, toujours intimement liés dans le propos talmudique. Depuis
des lustres, les grandes tragédies d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide
avaient été remplacées par des jeux scéniques décadents, comme les
cruels combats de gladiateurs. L’historien Flavius Josèphe décrit les
atroces festivités de l’arène où les Hébreux étaient parfois donnés en
pâture : « Titus distribua en grand nombre des captifs (des centaines de
milliers après la destruction de Jérusalem) au fer et aux bêtes féroces
pour succomber dans les amphithéâtres […] ou les forcer à lutter comme
des ennemis, en troupe, les uns contre les autres » (2002 : 175 sqq.).
Comment ne pas pressentir d’emblée, dans cette arrogance homicide
des vainqueurs, ce qui initia le rejet des sages d’Israël, d’autant plus
qu’au travers de tout leur arsenal culturel (gymnases, amphithéâtres,
cirques et théâtres), les Gréco-Romains tentèrent d’helléniser la Judée
comme les autres pays vaincus et d’y imposer leurs us et coutumes ?
« Se tenir dans les théâtres », avertit la Tossaphta13, « c’est comme
verser le sang » (Tossaphta Avodah Zarah, 2). Tout se passe, aux yeux
des sages du Talmud, comme si la distance des gradins ou le prétexte
d’un divertissement ne devait jamais dépareiller l’être humain du sens
premier de l’éthique. Pour le Talmud, le regard n’exempte pas d’une
complicité dévastatrice lorsqu’il capte sans réagir la vision de l’infâme,
les spectacles sanglants qui se déroulaient dans l’arène. Le refus doit

12
Comparer Iphigénie à Aulis d’Euripide et le livre des Juges 11, 30-40.
13
La Tossaphta est une compilation de la littérature des docteurs de la Loi datant du
début de l’époque talmudique (IIe siècle).
476 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

être signifié par la réprobation et la désertion des cirques – et des


théâtres – puisqu’il s’agissait souvent d’un même lieu !
D. Théâtre et assemblée des moqueurs
Après la responsabilité du regard s’énonce dans le Talmud une
éthique de l’écoute et de la parole.
Nos Sages enseignent : « Celui qui se rend aux stades et aux cirques pour y
voir des serpents, des sorciers, des magiciens et toute espèce de jeux co-
miques ou de plaisanteries, est assis dans une assemblée de moqueurs
(moshav letsim) » (Avodah Zarah 18b du T.B.).
La raillerie (tsrok) et la médisance (lashon hara) sont déjà vilipen-
dées en tant que telles dans la Thora14. La tradition juive, en effet,
accorde une importance ontologique à la force de la parole qui peut
construire ou… détruire le monde ! Elle dénonce, en conséquence, la
parole qui défigure ou dénigre autrui, en usant de la moquerie ou du
persiflage15.
Il arriva également plus d’une fois que le théâtre soit le lieu de cy-
niques rodomontades antisémites :
« Ceux qui sont assis aux portes déblatèrent contre Moi » (Psaumes 69, 13).
Ceci fait allusion à ces non-juifs qui sont assis dans les maisons de théâtre et
de cirque et qui sont tout occupés à boire, à s’enivrer, à faire de la musique,
et à parler de Moi en se moquant [suit un florilège d’insultes antisémites que
le midrash rapporte comme exemple] (Midrash Lamentations Rabba 3, 12).
Au point que tous ces écarts, au fur et à mesure, participent, dans le
midrash et dans son exégèse, à un curieux glissement sémantique. Car
si, dans un premier temps, le midrash compare et assimile les théâtres et
les cirques à des lieux d’ivrognerie, de perte de temps, de débauche et de
persiflage (Misdrash Ecclesiaste Rabba 1, 17), il n’hésitera pas, dans un
second temps, à inverser les définitions et à qualifier ces mêmes lieux
dévoyés de « maisons de théâtre », en les qualifiant de la sorte péjorati-
vement !
À tous ces points s’ajoute l’interdiction du travestissement, d’origine
biblique, en l’occurrence celle pour un homme de porter un vêtement de
femme (Deutéronome 22, 5). Or, on le sait, les femmes ne faisant leur

14
Voir en particulier Lévitique 19, 16, et la nombreuse littérature rabbinique à ce sujet.
15
Le terme de letsim (« moqueurs » ou « bouffons ») vient du mot « sentence »,
« anecdote » ou « rhétorique » (melitsa), car celui qui se moque d’autrui use des
subtilités de la parole afin de pénétrer dans le cœur de son interlocuteur. Précision de
Metsoudat Tsion (commentateur du XVIe siècle) sur Psaumes 1, 1 dans les éditions
courantes en hébreu des Mikrot Guedolot.
Talmud et théâtre 477

apparition dans le théâtre qu’à la fin du Moyen Âge, leurs rôles étaient
auparavant systématiquement tenus par des hommes ou des jeunes gens.
Le Talmud ne revient même pas sur ce verset, tant l’ambiguïté sexuelle
était d’emblée refusée.

III. Les permissivités du Talmud à l’égard du théâtre

A. Du théâtre comme forum


Malgré toutes ces imputations dénonciatrices, peut-on affirmer qu’il
existe une interdiction absolue du théâtre par le Talmud ? Gardons-nous
de le conclure si hâtivement : « Samuel, fils de Nahman, au nom de
Rabbi Jonathan, autorise qu’on s’y rende même le shabbat [en respect
des règles de ce jour particulier, bien évidemment] pour régler des
affaires publiques (assaqué rabim) » (Ketouvot 5a du T.B.). Cette der-
nière expression renvoie aux affaires ayant trait, sous divers aspects, au
bon fonctionnement de la communauté. Cet avis de Samuel révèle en
fait que les amphithéâtres, au cœur de la cité, offraient de vastes espaces
que fréquentaient en grand nombre les Juifs, à tel point qu’il était
conseillé de s’y rendre afin d’avoir plus de chance de trouver ses inter-
locuteurs ou de communiquer une information. Le lieu, en tant que tel,
était loin d’être considéré comme un lieu de perdition. De façon prag-
matique, le Talmud considère que si une partie (ou la majorité) des Juifs
fréquente le théâtre comme lieu convivial (de promenade ou autre), alors
il est opportun d’y aller afin de ne pas se couper des membres de la
communauté.
B. Des comédiens
L’opinion du Talmud sur d’éventuels comédiens juifs, même si elle
est loin d’être approbatrice, ne ressemble pas aux futures positions
d’excommunication de l’Église qui refusa aux comédiens pendant
des siècles les derniers sacrements ou une place dans les cimetières.
Rav Ah’a, fils de Rav Ika dit : « D’après la Thora, une seule per-
sonne suffit pour témoigner en matière de prêts et de dettes, ainsi qu’il
est écrit “Avec équité tu jugeras ton prochain” (Lvt. 19, 15). Mais c’est
par précaution, dans le cas où on risquerait de tomber sur une de ces
personnes que l’on trouve au coin des rues, que l’on prendra en fait trois
témoins » (Sanhédrin 3a du T.B.). À quoi fait référence l’expression
« personnes des coins de rue » (yoshevé kranot) ? Selon les commenta-
teurs de ce passage ou de son équivalent dans le Talmud de Jérusalem, il
s’agit ici « des flâneurs, des gens qui ne font rien, des marchands am-
478 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

bulants ou des gens de théâtre »16. Mais rétorque encore le Talmud, si


l’on prend trois personnes, ne risque-t-on pas d’autant plus de tomber
sur des personnes des coins de rue ? Et de répondre : « il n’est pas
possible qu’il n’y ait pas au moins parmi elles une qui n’ait étudié »
(Sanhédrin 3a du T.B.)
Les gens de théâtre sont donc assimilés à des ignorants dont le té-
moignage serait peu crédible. Leur nomadisme ne plaide pas en leur
faveur : s’ils ne traînaient pas dans les rues, ils seraient assis dans les
maisons d’étude, et s’ils étudiaient, ils ne perdraient pas leur temps à
faire du théâtre ! Mais il n’y a pas là une condamnation particulière et
virulente de la gent théâtrale telle qu’elle a pu apparaître dans le chris-
tianisme.
Il est indéniable cependant que la réputation des comédiens fut exé-
crable au sein du monde juif pratiquant ou bourgeois. Souvenons-nous
de ce que dit, des siècles plus tard, le père de Kafka lorsqu’il apprit que
son fils fréquentait Isaac Lowy, comédien de théâtre yiddish : « Qui
traîne avec les chiens attrape leurs puces » (Kafka, 1954 : 120 ; 1985 :
211). Et pourtant, ce fut au travers des spectacles de cette troupe de
cabaret yiddish et des conversations avec cet acteur dont il écrivit une
esquisse de biographie que Kafka renoua avec la culture et l’identité
juives. Le théâtre fut son lieu de découverte et de réconciliation avec sa
communauté, et avec tout un héritage enfoui ou confisqué (Lipsyc,
1989 : 26-31).
C. Du devoir d’aller au théâtre
Il existait deux situations dans lesquelles certains sages autorisaient
et même exigeaient qu’un membre de la communauté d’Israël aille au
théâtre : « Rabbi Nathan permet de se rendre au théâtre à tout moment
afin d’intercéder pour sauver une vie humaine ou bien attester qu’une
femme peut se remarier » (Tossaphta Avodah Zarah 2). Dans les
confrontations sanglantes de l’arène, le vote de la majorité des specta-
teurs décidait de la grâce accordée aux prisonniers et aux gladiateurs.
Aussi, s’il existait une éventualité de les arracher à la mort, Rabbi
Nathan permettait de se rendre au théâtre. De plus, en assistant aux
combats, les Juifs avaient la possibilité de savoir ce qu’il advenait de
leurs coreligionnaires, et le devoir de témoigner de leur disparition si les
malheureux succombaient aux jeux meurtriers. Ce témoignage était à
plus d’un titre nécessaire : il permettait aux proches de porter le deuil et
à l’épouse de posséder la preuve juridique du décès de son conjoint, sans

16
Voir en particulier, les précisions de Moïse Margoulit dans ce même passage du traité
Sanhédrin dans le Talmud de Jérusalem.
Talmud et théâtre 479

laquelle elle risquait de partager le sort cruel des femmes agounot


(littéralement « délaissées »), qui ne peuvent être déliées de leurs liens
de mariage, ni prétendre à une autre union, ne possédant ni acte de
divorce, ni témoignage du décès de leur époux.
Ainsi, au regard du Talmud, selon les circonstances, l’éthique impo-
sait de s’éloigner ou de rejoindre le théâtre. En tout cas, par ces tolé-
rances ou exceptions, s’introduisait une brèche dans ce qui aurait pu
s’entendre comme un interdit. D’ailleurs, les Sages d’Israël reconnais-
saient aussi l’une des qualités primordiales du théâtre, déjà précédem-
ment louée par Aristote, la catharsis !
D. De la reconnaissance de la catharsis théâtrale
Au détour d’une conversation relatée dans le midrash, on apprend
que les grands maîtres Rabbi et Resh Lakish accordaient au moins un
mérite aux nations : « En introduisant des mimes et des bouffons avec
lesquels elles dialoguent dans les théâtres et les cirques, les nations ne
risquent pas d’en arriver à de vaines querelles » (Midrash Gn. Rabba 80,
1). Le théâtre permet donc de purger les conflits, de les exorciser par
l’intermédiaire de la scène et des artistes ! Une extension par le rire de
ce que devait produire la tragédie selon le philosophe grec (Aristote,
1990 : 102). Et Yaffé Toar, commentateur du XVIe siècle, d’expliciter
dans l’esprit du Midrash Gn. Rabba 80 : « Si Resh Lakish nous apprend
que, grâce aux jeux, les peuples évitent les débauches et les vaines
querelles où leur oisiveté les aurait entraînés, à plus forte raison devons-
nous considérer comme remarquables ceux qui consacrent leur temps à
l’étude de la Thora. »

IV. Théâtre et Révélation

A. Le théâtre contre la Révélation


Il apparaît, aussi bien à l’époque talmudique qu’au long des siècles,
que la fréquentation du théâtre fut perçue dans la tradition juive comme
une perte de temps, plus précisément comme une négligence de la
Thora, littéralement une annulation de la Thora (bitoul Thora) :
« Heureux l’homme […] qui trouve son plaisir dans la Thora de l’Éternel et
médite sa Thora jour et nuit » (Psaumes 1, 1 et 2). De là, tu apprends, dédui-
sent les Sages d’Israël, que fréquenter ce genre d’endroits [stade et cirque
précédemment cités dans cette même page du Talmud] entraîne la négli-
gence de la Thora (Avodah Zarah 18b).
Dans la pensée juive, la Révélation, c’est-à-dire le don de la Thora
au mont Sinaï (Exode 19, 20 et 24, 1-8), fonde l’Alliance (berit) entre le
peuple d’Israël et l’Éternel. Cet événement, qui survint après la sortie
480 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

d’Égypte, est constitutif de l’identité d’Israël. Alliance et loi – son étude


(Deut. 11, 19) et son application – deviennent l’essentiel de cette « dy-
nastie de prêtres » (Ex. 19, 6). Sa responsabilité est engagée pour elle-
même et pour l’humanité, à telle enseigne, avance le Talmud, que si,
d’aventure, le peuple d’Israël avait refusé la Thora, il aurait péri sur
place au pied du mont Sinaï et le monde entier serait aussitôt retourné à
son tohu-bohu ! (Shabbat 88a du T.B., Guittin 60b du T.B. et Zohar I,
134a). « Ce livre de la Thora ne quittera pas ta bouche […] » (Josué 1,
8) : à l’écho de ce verset, chaque Juif doit se considérer à tout instant
comme étant sorti d’Égypte et ayant reçu la Thora (Berachot 63b du
T.B.). Toute son action doit se concentrer avec assiduité sur l’étude et
l’acquisition de cette Révélation au travers et « au-delà du verset »
(Levinas, 1982 : 158-181).
Au travers de l’étude juive, l’homme ou la femme d’Israël est de plain-
pied dans l’Alliance. Il ou elle réitère ainsi la création du monde,
renouvelle la Révélation au mont Sinaï et participe au projet d’Israël : la
restauration (tikoun) de l’univers et l’accomplissement des temps. On
comprend alors mieux pourquoi, aux yeux du Talmud, toute activité – qui
plus est collective – qui détournerait en masse Israël de cette vocation est
condamnée parce qu’elle équivaudrait à une annulation de la Thora.
L’attrait du théâtre devait donc être suffisamment fort pour que les
sages du Talmud aient manifesté autant de méfiance envers cet art. Se
seraient-ils donné autant de peine pour en écarter leur peuple, s’il n’était
pas apparu comme un danger capable de détourner les Juifs de la
Révélation ?
« Quelles sont les lois des nations païennes qu’il ne faut pas suivre ? »,
interroge le midrash. « La Thora écrite n’a-t-elle pas tout indiqué ? “Quand
tu seras entré dans le pays que l’Éternel, ton Dieu te donne, ne t’habitue pas
à imiter les abominations de ces peuples-là” (Dt. 18, 9-11). Cela signifie
aussi qu’il ne faut pas suivre leurs coutumes, telles que les théâtres, les
cirques et les stades » (Midrash Siffra Lévitique 18, 3).
Un autre exemple de ce regard négatif sur le théâtre apparaît dans la
lecture midrashique de l’histoire de Noémie et Ruth : Noémie cherche à
décourager sa bru Ruth la Moabite de la suivre et de se convertir à la
tradition et aux coutumes d’Israël (Ruth 1, 15) en lui disant : « Ma fille,
il n’est pas dans l’habitude des filles d’Israël de fréquenter les théâtres et
les cirques des nations. » Ruth lui répond : « Là où tu iras, j’irai » (Ruth
1, 16) (Midrash Ruth Rabbah 2, 22). Et là où tu n’iras pas, je n’irai
pas… Le renoncement au théâtre est présenté ici comme l’une des
conséquences de la conversion à Israël.
Accaparés par le legs de la Révélation, durant des siècles les Juifs
eurent peu le loisir de se consacrer au théâtre, d’autant plus que les arts de
la scène leur furent présentés comme un détournement de leur vocation.
Talmud et théâtre 481

B. Le théâtre dans l’absence de Révélation


« R. Abdimi de Haïfa a dit : “Depuis le jour où le (premier) Temple a
été détruit l’inspiration divine a été reprise aux prophètes et donnée aux
sages” » (Baba Batra 12a du T.B.). Ce processus aurait commencé au
e e
VI siècle pour s’achever à la fin du V siècle avant l’ère chrétienne. Le
rabbin Léon Askénazi établit un lien, comme un effet de vases commu-
nicants, entre la disparition de la prophétie et l’apparition de la philoso-
phie en Grèce :
On ne peut manquer de remarquer que la naissance de la pensée philoso-
phique est contemporaine de la fin de la Révélation biblique. Socrate
commence à enseigner, à dégager la pensée grecque de l’univers mythique
quand, en Israël, selon l’identité narrative de la tradition juive, le dernier
prophète se tait (1980).
C’est-à-dire, plus ou moins à l’époque concomitante de la naissance
de la Tragédie en Grèce et de la narration du Livre d’Esther, qui signe
précisément ce passage de la prophétie à la sagesse, puisque sa rédaction
est attribuée à la Grande Assemblée (Baba Batra 14b du T.B.), compo-
sée de sages et de quelques derniers prophètes (Haggaïe, Zacharie,
Malachie). Cette contemporanéité de la Tragédie et du Livre d’Esther
serait d’autant plus significative s’il s’avérait que le Xerxès présent dans
Les Perses, la pièce d’Eschyle, était aussi l’empereur représenté sous les
traits d’Assuérus dans la Bible ! (Neher, 1988 : 610-611)
Or le Livre d’Esther, l’un des deux seuls livres de la Bible avec le
Cantique des Cantiques où le nom de Dieu n’apparaît jamais explicite-
ment17, est justement à l’origine de l’unique tradition théâtrale vivante
chez les Juifs, à savoir les Pourimspiel ou jeux de Pourim ! Il a fallu, en
effet, attendre le Moyen Âge et les Pourimspiel pour dater la naissance
d’une pratique théâtrale pérenne chez les Juifs, en tout cas ashkénazes.
Portés par la saveur d’une langue yiddish souvent mâtinée de propos
salaces, ces jeux de Pourim qui s’inspiraient librement de passages du
Livre d’Esther ou d’autres épisodes de la Bible (la ligature d’Isaac, la
vente de Joseph par ses frères, etc.) étaient ponctués de chants, de
danses, de mimes et d’acrobaties. Ils empruntaient scéniquement aux
jeux de carnaval allemands, les Narrenfest (« fêtes des fous ») et
Fastnachtspiel (« pièces comiques »), ainsi qu’à l’aisance d’impro-
visation des acteurs italiens de la commedia dell’Arte (Baumgarten,
1993 : 443-473).

17
« Car si tu persistes à garder le silence à l’heure où nous sommes, la délivrance et le
salut surgiront pour les Juifs d’un autre endroit » (Esther 4 ; 14). Ce terme d’endroit
(makom) serait, selon la tradition juive, la seule allusion à l’un des noms de Dieu.
482 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

« Où avons-nous dans la Thora une allusion à Esther ? », questionne


le Talmud, fidèle à l’enseignement qui exige que tout livre des
Hagiographes ait déjà sa source allusive dans le Pentateuque (Houlin
139b du T.B.). « Et Moi, Je cacherai Ma face (Dt. 31, 18) », énonce-t-il
en guise de réponse, et c’est dans ce verset que Dieu révèle à Moïse le
temps de l’Exil où Sa Présence au sein d’Israël et en ce monde sera
voilée. Rachi (1040-1105), le célèbre commentateur juif, explicite ce
passage en jouant sur la filiation sémantique du nom d’Esther avec sa
racine hébraïque astir (« voiler », « cacher ») : « À l’époque d’Esther, la
face de Dieu sera dissimulée » (Rachi sur le Houlin 139b du T.B.). Pour
la tradition juive, cette époque de l’éclipse de Dieu est toujours la nôtre.
À Pourim, les Juifs ont adopté la coutume de se déguiser. Ils miment
et représentent de cette manière le drame qui se joue dans l’univers où
Dieu Se voile et semble être réduit à agir au travers des masques ou
« des sorts » pour reprendre la traduction même du mot Pourim ! (Esther
9 ; 24-26). Tout se passe comme si le travestissement ou le théâtre (l’un
de ses lieux privilégiés) était la nécessaire répétition de l’occultation du
divin et une tentative de Le retrouver18 ou de Le braver ! Ce temps
d’inversion et cet espace sans Dieu se prêtèrent, pour certains, à l’excès
et à l’impertinence, alors que, pour d’autres, il incitait à découvrir la
présence de Dieu dans l’absence. Là où Il se cache. Préfiguration d’une
modernité.
Il nous semble que, tout au long de son histoire, le théâtre juif s’est
apparenté à chacun de ces deux versants d’origine puisqu’il oscille entre
la farce ou l’opérette (Goldfaden) et le drame mystique (d’Anski à I. L.
Peretz). Il emprunte parfois aux deux genres dans une expression plus
moderne (Liliane Atlan)19.
C. Le théâtre comme lieu de Révélation
Un midrash nous enseigne qu’au moment de la création du monde, la
Thora « était à Ses côtés habile ouvrière (amon) » (Proverbes 8, 30), ou
selon l’interprétation midrashique de ce terme, « l’instrument de créa-
tion de Dieu ». Et le midrash d’annoncer que, de la même manière
« qu’un roi de chair et de sang construit un palais […] en s’appuyant sur
des parchemins […] ainsi agit Dieu, Il regarda la Thora et construisit le
monde » (Midrah Gn. Rabba sur Gn. 1, 1).
18
En hébreu, le Livre d’Esther se dit Meguilat Esther, ce qui pourrait se traduire
métaphoriquement par « révéler le caché » (meguilat de la racine megalot/révéler et
Esther de astir/caché).
19
Se référer à toute l’œuvre théâtrale de Liliane Atlan (1932-2011), auteure
contemporaine de langue française, en particulier Les Messies ou Le Mal de terre.
Paris, Seuil, 1969.
Talmud et théâtre 483

Il y aurait ici comme une inversion de la Mimèsis. Alors que dans la


conception grecque, en particulier platonicienne, le livre ou l’œuvre
d’art imite la nature, dans la tradition juive, la nature est une imitation
du Livre originaire. Partant, il n’y aurait pas de plus grande urgence – ni
de plus grand art – que d’étudier ce livre, la Thora, le livre de la création
par excellence ! « Lire la Bible, c’est selon l’expression de Paul Ricœur,
dérouler le monde du texte » (Bannon, 1987 : 35).
L’étude juive n’est pas passive, et l’apprenti(e) de la sagesse, à l’aide
de sa réflexion et du répertoire des commentaires, argumente en perma-
nence, à partir du texte, pour ou contre lui. S’agissant de la narration
biblique, il se met à la place de tous les protagonistes du récit, évalue
leurs motivations, essaye de saisir leurs agissements. Il remarque les
silences des versets, s’étonne des répétitions, interroge ses affirmations.
En ce qui concerne le Talmud, il essaye de comprendre les discussions
des sages, parfois séparées par des siècles mais figurant sur une même
page de l’antique folio. Et comme dans une conversation à laquelle il est
convié ou s’invite lui-même, il écoute et prend parti pour l’un ou pour
l’autre des sages dans le cadre de son échange avec son compagnon
d’études (havroutah). L’être juif bâtit le monde en même temps qu’il se
construit au travers de l’étude juive (Ouaknine, 1994). Il devient l’acteur
et le metteur en scène d’un texte qu’il incarne sans autre représentation
que son engagement. Par l’étude, sa catharsis est permanente. En un
mot, il interprète !
En quoi alors le théâtre serait-il pertinent ou nécessaire pour
l’homme ou la femme du peuple d’Israël censé(e) s’appliquer à cet
exercice vivant et spirituel de l’étude ? Cette dynamique, même si elle
n’est pas mise en rapport avec le théâtre dans le Talmud, est pourtant
l’une des données essentielles de notre problématique.
Est-elle pour autant fondatrice d’une dichotomie entre étude et
théâtre, entre page et scène ? Serait-il envisageable de conjuguer les
deux, Révélation et théâtre, comme le souhaitait déjà le Talmud
lorsqu’il affirmait par la bouche de Rabbi Yossé fils de Hanina que
« dans les théâtres et les cirques d’Edom [Rome héritière, à sa manière,
de la culture grecque], les chefs de la tribu de Juda viendraient un jour
enseigner la Thora en public » (Meguila 6a du T.B.) ?
Cette conciliation illustrerait la bénédiction de Noé : « Que Dieu em-
bellisse Yafet et qu’il réside dans les tentes de Sem » (Gn. 9, 27). Béné-
diction qui, selon l’une des opinions du Talmud, souligne la nécessité de
l’intégration de l’art dans le chemin de l’Alliance (Meguila 9b du T.B.).
Le théâtre se présenterait comme un lieu d’accueil et d’interprétation de
la Révélation. Il serait possible de saisir la scène comme l’un des
commentaires de la page de Talmud, et la pièce de théâtre comme un
nouveau midrash. Il nous semble d’ailleurs que ce fut là le projet de la
484 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

première pièce du théâtre juif, l’Exagoge, qui mettait en scène la sortie


d’Égypte et les prémisses de l’entrée d’Israël dans l’Alliance.
D. Le théâtre, miroir privilégié
des relations des Juifs à la Révélation
La découverte du théâtre par le peuple d’Israël fut intimement liée au
contexte païen de l’Antiquité où, durant des siècles, les Hébreux furent
les rares représentants du monothéisme. Mais, à moins de croire qu’une
origine stigmatise à jamais un art, l’interdit de se rendre au théâtre de
crainte de participer à un acte païen apparaît caduc. Quant à la responsa-
bilité de ne point se mêler à une assemblée de moqueurs, elle incombe
au spectateur qui aura la maturité (parfois l’intuition) de choisir un
spectacle où, par exemple, l’humour sera présent sans être malveillant.
Le refus de participer à un public mixte, ou de voir une femme sur scène
trahit déjà un mode de vie orthodoxe qui ne représente que l’un des
courants du judaïsme actuel. Signalons toutefois que des troupes de
femmes se consacrant à un public féminin se constituent ici ou là, en
particulier en Israël.
Reste la question essentielle de l’héritage de la Révélation. Pour le
Talmud, nulle autre activité ne saurait déranger ou détourner – le théâtre
encore moins qu’une autre – celle ou celui qui, au travers même de son
interprétation des textes, réitère cette scène fondatrice de l’Alliance.
Mais si nous avons, dans notre démonstration, usé du langage scénique
pour comparer et opposer les modalités de l’étude à la pratique théâtrale
du spectateur (et non de l’acteur), nous avons aussi évoqué les possibi-
lités de conciliation entre théâtre, lieu d’interprétation, et sagesse du
Talmud, qui se déploie dans les maisons d’interprétations (beth
hamidrash). Dans cette optique, le théâtre ne s’érigerait pas comme un
art religieux, mais comme une autre manière de visiter sa tradition et son
histoire. Il s’inscrirait dans l’interrogation de la Loi et du midrash,
s’apparentant lui-même à un récit de type « midrashique ». Là pourrait
exister un théâtre juif proche de ses sources.
De fait, le théâtre juif a toujours puisé à ses sources traditionnelles,
soit en les représentant, soit en les subvertissant, soit en essayant de se
substituer à elles. Ces trois rapports au legs de la Révélation – fidélité,
dérision et substitution – fondent ainsi, à notre sens, les trois paradigmes
du théâtre juif. Nous les énonçons brièvement, ne citant qu’un ou deux
exemples, en guise d’horizon : représentation de l’Alliance dans le
théâtre (l’Exagoge), dérision de l’Alliance au travers du théâtre
(Pourimspiel), et substitution de l’Alliance par un théâtre qui tenta
d’accomplir ou d’interroger sur scène les promesses de l’Alliance, en
particulier le dénouement messianique (I. L. Peretz ou Anski). Il serait
Talmud et théâtre 485

possible d’entreprendre, à l’appui de ces paradigmes, une sociologie de


l’Alliance au travers du théâtre juif.

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Goldfaden et Gordin
Les débuts du théâtre yiddish

Alexandre MESSER

Maison de la culture yiddish, Bibliothèque Medem

I. Deux vocations inattendues


Deux hommes ont profondément marqué l’histoire du théâtre yid-
dish. Le premier est Avrom (Abraham) Goldfaden1, le « père du théâtre
yiddish », titre qu’il s’est lui-même attribué, mais que personne ne lui a
jamais contesté. Il est en effet admis dans tous les milieux liés au théâtre
yiddish – parmi les historiens, les gens de théâtre et dans le public – que
le théâtre yiddish (et à vrai dire juif en général)2 commence avec
Goldfaden. En réalité, il existait un théâtre yiddish (ou juif) avant
Goldfaden, mais ce n’étaient que des tentatives sporadiques qui n’ont
jamais abouti à une institution tant soit peu stable. Goldfaden fut le
premier à avoir créé une troupe théâtrale professionnelle donnant des
spectacles régulièrement, en dehors de tout contexte festif, pour un
public payant.

1
Puisque nous sommes dans le monde yiddish, j’utiliserai, chaque fois que cela
correspond à un usage, l’écriture phonétique yiddish des prénoms, tout en indiquant
entre parenthèses l’orthographe française du même prénom à la première occurrence.
2
À de rares exceptions près, la population juive, quelle que soit sa langue vernaculaire,
n’a jamais connu de vie théâtrale au sens propre du terme avant Goldfaden. Il y avait
des œuvres dramatiques écrites en hébreu ou en yiddish, (notamment dans la
littérature de la Haskala) mais ces œuvres n’étaient pas destinées à être jouées, car
d’une part il n’y avait pas de troupe pour les jouer, et d’autre part telle n’était pas
l’intention des auteurs : il s’agissait d’œuvres destinées à être lues (des Liesedramas).
L’explication des raisons de l’absence de vie théâtrale chez les Juifs dépasse le cadre
du présent article. C’est seulement après la création du théâtre yiddish que le théâtre
juif dans d’autres langues (surtout en hébreu) a vu le jour.
488 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Le deuxième personnage, connu sous le titre de « réformateur du


théâtre yiddish » (titre qui lui a été attribué par ses contemporains et par
les historiens), est Yankev (Jacob) Gordin.
Il s’agit de deux personnages totalement différents, avec des ap-
proches théâtrales diamétralement opposées, qui ne s’appréciaient guère
(c’est le moins que l’on puisse dire), mais qui avaient pourtant trois
points communs : tous deux étaient issus des milieux de la Haskala3 ; ni
l’un ni l’autre ne vinrent à l’art théâtral de leur propre initiative, en
suivant leur propre vocation, mais, comme le dit de façon imagée
Zalman Zylberzweig, ils y furent amenés par des shadkhonim4
(Zylberzweig, 1964 : 7) ; leur motivation première pour entrer dans
« l’aventure » théâtrale fut économique, tous deux se trouvant dans une
situation financière difficile et à la recherche de ressources supplémen-
taires.
En effet, quand en 1876, Avrom Goldfaden se rendit à Yass en
Roumanie, ce n’était nullement dans l’intention d’y fonder un théâtre. À
cette époque, il éditait un journal yiddish à Czernowitz5, dans la
Boukovine sous occupation austro-hongroise ; il se rendit en Roumanie
pour y chercher de nouveaux souscripteurs, voire même envisager le
transfert de son journal à Yass, où la réglementation de la presse était
moins contraignante que dans l’empire des Habsbourgs. C’est son
correspondant local, Yitskhok (Isaac) Libresco6 (ou plutôt sa femme,
selon le récit de ce dernier), qui souffla l’idée du théâtre à Goldfaden.
Était-il la seule personne par qui la création du théâtre devait passer ?
Probablement pas. C’est un heureux concours de circonstances qui a
placé la personne qu’il fallait à l’endroit où il fallait. La société juive
changeait sous l’influence des mouvements d’idées engendrés par la
Haskala et par l’évolution sociale et politique suivant la Révolution
française et propagée en Europe orientale par les guerres napoléo-
niennes. Le théâtre juif était dans l’air du temps, il « n’attendait » qu’un
« homme providentiel » capable de le mettre en œuvre. Goldfaden, pour
sa part, était à la recherche d’une vocation et d’un gagne-pain, et l’idée
du théâtre tombait à pic.

3
Mot hébreu désignant le mouvement juif des Lumières, dont l’initiateur fut Moïse
Mendelsohn, un intellectuel juif allemand, ayant vécu au cours du XVIIIe siècle.
4
Mot hébreu prononcé de façon ashkénaze. Au sens littéral, « marieurs » ; au sens
métaphorique, « intermédiaires ».
5
Chernovtsy ou Tchernovtsy, actuellement en Ukraine.
6
Yitskhok Libresco était tout d’abord un agent non rémunéré de la revue de Goldfaden
à Yass. Après la création du théâtre durant la période roumaine, il fut le secrétaire
personnel de Goldfaden pendant plusieurs années. Ses mémoires ont été recueillis en
1926 par Zalman Zylberzweig qui les a publiées dans Hintern Forhang.
Goldfaden et Gordin 489

Quant à Gordin, lorsqu’il débarqua à New York en 1891, ce n’était


nullement avec l’intention de devenir un dramaturge, et encore moins en
yiddish, langue pour laquelle il éprouvait un certain mépris, comme la
plupart des maskilim7 du moment. Il s’était déjà acquis une certaine
réputation parmi les Juifs de Russie en tant qu’écrivain de langue russe,
et militant voulant « réformer » le mode de vie de la population juive
par un retour à la terre, selon les idées de Léon Tolstoï. Obligé de fuir la
Russie sous peine de se retrouver dans les geôles tzaristes, il vint aux
États-Unis pour y fonder la colonie agricole juive qu’il n’avait pu créer
en Russie. À défaut d’y parvenir, il commença à travailler comme
journaliste dans la presse juive de langue russe, puis en yiddish. Comme
son salaire de journaliste ne suffisait pas à nourrir sa nombreuse famille,
un de ses amis, Philip Krantz, rédacteur en chef de l’hebdomadaire yid-
dish Arbeter tsaytung8, lui conseilla d’écrire pour le théâtre yiddish, qui
était alors en manque permanent de répertoire. Il le mit en contact avec
le comédien Jacob Adler, et cette première réunion, dans un café du
Lower East Side de Manhattan, fut le point de départ de la carrière de
dramaturge de Gordin. Ce qui devait être essentiellement un gagne-pain
devint très rapidement une vocation.
Dans la suite de cet article, nous esquisserons la vie et l’œuvre de ces
deux grands hommes de théâtre.

II. Goldfaden et son théâtre

A. Éléments de biographie
Avrom Goldfaden (de son vrai nom Goldenfodim ; il changea de
nom quand il commença à publier ses œuvres [figure 115])9 naquit en
1840, à Stary Konstantynow, en Volhynie, province de l’empire russe 10,
dans la famille d’un horloger. Il reçut une bonne éducation, à la fois
religieuse et profane : d’abord au héder11, tout en prenant des cours
particuliers d’allemand, de russe et en étudiant la Bible en traduction

7
Hébreu. Pluriel de maskil, « partisan de la Haskala ». Les maskilim préconisaient le
retour à l’hébreu comme langue vernaculaire, ou une assimilation dans la culture
environnante, chaque fois que cela était possible.
8
Le yiddish ne connaît pas de majuscules. Cependant, pour me conformer aux usages
du français, je mettrai des majuscules aux noms propres et aux premiers mots des
ouvrages cités.
9
On consultera le cahier d’illustrations central inséré dans ce volume.
10
Aujourd’hui en Ukraine.
11
École primaire traditionnelle, où les enfants, à partir de l’âge de trois ans, apprenaient
à lire la Bible en hébreu.
490 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

allemande, puis à l’École juive de la Couronne12, et enfin à l’École de


rabbins de Jitomir13.
Déjà enfant, Avrom montre des dons pour la poésie et la chanson.
Les rimes lui viennent facilement, il est capable de leur adjoindre une
mélodie, et les chansons ainsi créées ont beaucoup de succès auprès de
son entourage. Certaines seront propagées par les chanteurs ambulants
(broderzingers, « chanteurs de Brody »)14 à travers toute la Zone de
Résidence et même au-delà.
C’est à l’École de rabbins qu’il vit sa première expérience théâtrale.
En 1862, l’épouse de l’inspecteur de l’établissement prend l’initiative de
faire jouer la pièce Serkélé de Salomon Ettinger15 par les élèves de
l’École. Avrom Goldfaden y connaît son premier succès scénique, dans
le rôle le plus difficile, celui de la jeune fille Serkélé. Il y fait également
la connaissance de la littérature mondiale et lit les classiques russes,
allemands, français et autres, en traduction russe ou allemande, langues
qu’il maîtrise parfaitement en plus du yiddish et de l’hébreu. Il y déve-
loppe son activité littéraire. Dès 1862, il publie ses poèmes dans le
journal hébreu Hamelitz16, et dès 1863, des poèmes yiddish dans Kol
mevasser17. En 1865, un an avant de terminer ses études, il publie son
premier recueil de poèmes en hébreu Tzitzim uferakhim (« Bourgeons et

12
En 1840, l’administration russe crée les « écoles juives de la Couronne », premières
écoles publiques profanes pour les enfants juifs. Leurs élèves échappaient à la
conscription dans le cadre des « cantonistes », un système mis en place par le tzar
Nicolas 1er en 1843, qui perdura jusqu’en 1854, et qui consistait à incorporer de force
des adolescents juifs dans l’armée russe pour y effectuer un service de 25 ans et y
être baptisés.
13
En 1848, l’administration tzariste créa deux écoles rabbiniques, l’une à Vilna (en
Lituanie) et l’autre à Jitomir (en Ukraine), avec pour objectif de former des « rabbins
de la Couronne » et des enseignants pour les « Écoles de la Couronne ». Les élèves y
recevaient une éducation à la fois religieuse et profane, puis une ordination
rabbinique. Peu des diplômés de ces écoles devinrent réellement rabbins, ce qui
conduisit le pouvoir à les fermer en 1873. Elles furent considérées par les élèves
comme un marchepied vers une éducation supérieure et devinrent (surtout celle de
Jitomir) de véritables « nids de la Haskala profane ».
14
Brody, ville dans la province de Lwow (Lviv) de l’ancienne Galicie orientale (sous
l’Empire austro-hongrois), actuellement dans l’Ukraine occidentale. Les « chanteurs
de Brody » sont un phénomène qui s’est développé au XIXe siècle, dans les traces de
la Haskala. C’étaient des chanteurs, des bardes, des chansonniers, qui présentaient,
dans les auberges et les caves à vin, des numéros de chant et des sketches satiriques.
Certains d’entre eux furent les premiers acteurs du théâtre que fonda Goldfaden.
15
Salomon (Shlomo) Ettinger (1802-1856), médecin, écrivain et poète de la Haskala.
16
« L’Intermédiaire » (1860-1886), périodique en hébreu.
17
« Voix annonciatrice », périodique en langue yiddish créé en 1862 en supplément du
Hamelitz, puis devenu indépendant.
Goldfaden et Gordin 491

fleurs »), puis en 1866, le recueil de poèmes yiddish Dos youdele (« Le


Petit Juif »).
Diplômé de l’École de rabbins, Goldfaden s’installe en 1866 à
Simferopol en Crimée, et deux ans plus tard à Odessa, grande métropole
et important centre de la vie intellectuelle juive. Ses publications dans la
presse et ses ouvrages l’ont déjà rendu célèbre dans le milieu littéraire
de cette ville. Il est aussi connu dans les milieux populaires par ses
chansons, que propagent à travers le yiddishland18 les broderzingers.
Hébergé chez un riche oncle à Odessa, il mène une vie oisive : il passe
ses journées avec ses amis écrivains et poètes, et les soirées dans les
théâtres et les cabarets, rentrant parfois à l’aube. Cette vie « dissolue »
finit par irriter l’oncle et la tante. Lorsque Goldfaden refuse d’épouser la
fille de la famille, la crise éclate au grand jour. Chassé de chez son
oncle, Goldfaden doit trouver un moyen de subsistance. Il travaille
d’abord comme enseignant, puis comme caissier dans un magasin de
chapeaux pour dames, et finalement se lance dans les affaires avec son
propre magasin. Piètre commerçant, il fait rapidement faillite et doit
quitter la Russie pour fuir ses créanciers.
Durant cette période, en 1869, il publie un recueil de poèmes et de
textes sous le titre Di yudene (« La Juive »), contenant notamment ses
premiers essais dramatiques : une esquisse, Di tsvey shkheynes (« Les
Deux Voisines »), et la comédie en quatre actes Di moume sossié (« La
Tante Sossié »). Cette publication rencontre un grand succès, et sera
rééditée en 1872. Il fréquente aussi l’écrivain hébreu de la Haskala
Eliahou Mordekhaï Werbel, dont il épouse la fille Paula. Plus tard, il
s’inspirera des œuvres de son beau-père pour certaines de ses pièces.
En 1875, toujours à la recherche d’une vocation, il part à Munich
avec l’intention d’entreprendre des études de médecine. Après quelques
mois, il abandonne ce projet : c’est dans la littérature qu’il voit son
avenir. Il s’installe à Lemberg19, où il se lance dans le journalisme,
publiant avec son ami Linetzky20 un hebdomadaire satirique radical

18
Littéralement, « le pays du yiddish ». Vers la fin du XIXe siècle, ce « territoire »
comprend la zone de résidence en Russie (y compris la Pologne), la Galicie sous
occupation austro-hongroise, la Roumanie devenue récemment indépendante, et une
partie de l’ancienne Pologne sous occupation allemande.
19
Nom allemand et yiddish de la principale ville de la Galicie orientale, Lwów en
polonais et Lviv en ukrainien. À l’époque, la région faisait partie de l’Empire austro-
hongrois.
20
Yitskhok Yoël Linetzki (ou Linetzky, 1839-1915), éminent membre de la Haskala
russe, un des précurseurs de la littérature yiddish. Célèbre par son roman Dos
poylishe yingl (« Un garçon polonais »), contenant une virulente critique du
hassidisme.
492 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Yisrolik. Ce dernier ne paraîtra que quelques mois (de juillet 1875 à


février 1876). Goldfaden s’installe ensuite à Czernowitz (en Bucovine)21
pour y éditer un nouvel hebdomadaire yiddish, Dos bukoviner
izraelitishe folks-blat (« Journal populaire israélite de Bucovine »). Ce
sont les difficultés liées à l’édition de ce périodique qui, en automne
1876, amènent Goldfaden à Yass en Roumanie, et sont à l’origine de la
création du théâtre yiddish.
B. La naissance du théâtre yiddish
Il fait la rencontre d’Israël Grodner, un broderzinger qui se produit
dans la ville et dont le répertoire comporte un grand nombre de ses
chansons. Invité à se produire dans le « jardin à vin »22 d’un certain
Shimen Mark, il y connaît un fiasco. Il semble qu’il y ait eu un malen-
tendu sur l’objectif du spectacle : Goldfaden pensait qu’il devait réciter
ses poèmes, le public attendait un « vrai » spectacle. Grodner calma les
spectateurs furieux en chantant.
Y a-t-il une relation entre cet incident et la création du théâtre yid-
dish ? Selon la version courte de son autobiographie, aucune (Goldfaden
bukh, 1926 : 45). L’incident n’est même pas mentionné. Goldfaden y
raconte qu’en assistant à un spectacle de chant donné par Grodner à
Yass, l’idée lui est venue de combiner ces mêmes chansons avec un peu
de prose et un fil conducteur pour en faire une pièce de théâtre. Dans sa
« grande autobiographie » (Goldfaden bukh, 1926 : 57 sqq.), il dit que
l’idée du théâtre lui est venue au lendemain de son fiasco dans le jardin
de Shimen Mark. Libresco, quant à lui, rapporte l’anecdote suivante :
Alors que Goldfaden était déjà prêt, avec son haut-de-forme sur la tête et sa
canne dans la main, à se mettre en route, ma femme l’interpelle : « Monsieur
Goldfaden, à Bucarest existe déjà une revue Hayoetz23, son éditeur meurt de
faim sept fois par jour. Que voulez-vous faire ? Vous aussi vous allez éditer
une revue, vous allez tous les deux mourir de faim. Suivez plutôt mon
conseil, abandonnez cette folie. Les Juifs ont besoin d’un théâtre, occupez-
vous plutôt de cela. J’ai lu votre pièce en quatre actes Di mume Sossie, c’est
fait pour être joué, alors que vous l’avez fait pour lire. […] Quand ma
femme a eu fini, Goldfaden a lâché sa canne, enlevé son haut de forme et

21
Nom autrichien de la principale ville de la Bucovine (Cernauti en roumain,
Tchernovtsy en russe, Chernivtsy en ukrainien), se trouve actuellement en Ukraine, la
Bucovine étant partagée entre l’Ukraine, la Roumanie et la Moldavie. Cette ville est
célèbre dans l’histoire juive par la conférence linguistique de 1908.
22
Sorte de débit de vin avec jardin, où il y avait une estrade sur laquelle se produisaient
les chanteurs populaires (broderzingers).
23
Hébreu, « le conseiller ».
Goldfaden et Gordin 493

m’a dit : « Savez-vous, Libresco, votre femme m’a donné une idée, nous
allons ramasser des “napoléons” à la pelle. » (Zylberzweig, 1928 : 30-31).
Goldfaden ne mentionne pas cette anecdote dans ses écrits. Quoi
qu’il en soit, en cet automne 1876, nous assistons à la naissance de la
première troupe théâtrale de Goldfaden, composée de deux comédiens :
le chanteur Israel Grodner et un garçon-apprenti Sokher Goldstein, qui
jouera les rôles féminins. Il y avait aussi un musicien klezmer. Voici
comment Goldfaden décrit la « fabrication24 » de sa première pièce pour
cette « troupe » :
J’ai fait asseoir Grodner et Goldstein près de moi. Je leur ai écrit quelques
chansons sérieuses et quelques-unes comiques, qu’ils ont apprises immé-
diatement. Je leur ai dit ce qu’ils devaient faire et ce qu’ils devaient dire.
S’ils ne se rappellent pas exactement, ils peuvent dire ce qui leur vient à
l’esprit (il n’était pas encore question d’écrire des « rôles »). Ils doivent
seulement savoir quand ils doivent s’embrasser, quand se quereller, et quand
danser (Goldfaden bukh, 1926 : 60).
La « pièce » sera jouée deux fois avec un grand succès dans le jardin
de Shimen Mark, entre le 5 et le 8 octobre 1876. Une deuxième
« pièce » semblable, imaginée par Goldfaden, ne pourra voir le jour : la
météo automnale ne permettra pas de donner d’autres représentations et,
n’ayant pas trouvé de salle à Yass, la « troupe » s’en ira chercher, dans
d’autres villes de la Roumanie, un lieu où se produire. Les deux spec-
tacles à Yass marquent la naissance du théâtre yiddish.
Pour que « la plante fragile » puisse survivre, Goldfaden doit faire
face à trois défis : trouver un public, former des acteurs, et créer un
répertoire. Le public potentiel existe : ce sont les clients des jardins et
des caves à vin, des auberges et des restaurants, qui viennent se divertir
en assistant aux spectacles des broderzingers ou autres amuseurs pu-
blics. Encore faut-il les attirer dans une salle de spectacle et leur faire
payer leurs places ! Pour les acteurs, il puisera dans le vivier des
choristes de synagogues, des broderzingers, des badkhonim25 et des
pourimshpielers26. Ce ne sont pas des acteurs à proprement parler, ils ne
sont pas formés pour ce métier, mais Goldfaden saura identifier parmi
eux de véritables talents et adapter ses pièces à leurs possibilités. Quant
au répertoire, il le créera au fur et à mesure que la troupe se formera.

24
Le terme « fabrication » est de Goldfaden.
25
Hébreu, pluriel de badkhn, « amuseur » lors des mariages juifs.
26
Littéralement, « les acteurs de Pourim ». Il était d’usage, lors de la fête de Pourim
célébrant les événements du Livre d’Esther, de donner des spectacles que l’on
nommait pourimshpiels.
494 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Goldfaden a beaucoup d’imagination, un talent créatif et une grande


puissance de travail, ce qui lui permet de faire face à ce défi.
Cependant, il faut d’abord trouver de l’argent. Les premiers mois de
l’aventure ne sont pas très encourageants, mais Goldfaden persiste.
Après quelques péripéties dans les provinces roumaines, il emmène sa
« troupe » à Bucarest. C’est la guerre russo-turque qui amène la prospé-
rité et assure la survie du théâtre nouveau-né. Bucarest était devenu le
principal centre d’approvisionnement de l’armée russe en campagne, ce
qui attirait vers la ville une foule de podriadtchik, « agents d’appro-
visionnement », pour la plupart juifs, à la recherche d’un gain facile. Ces
hommes possédaient beaucoup d’argent et n’hésitaient pas à le dépenser
pour passer leurs soirées agréablement. Ils devinrent le premier véritable
public de Goldfaden. Celui-ci put agrandir sa troupe et créer des pièces
plus complexes, plus « riches », avec plus de personnages. Vers la fin de
l’année 1878, son théâtre compte une trentaine de personnes et son
répertoire comporte plus d’une vingtaine de pièces.
C’est un répertoire adapté à la fois au public, qui demande un diver-
tissement facile, et aux comédiens, qui sont pour la plupart des chan-
teurs. Le style de théâtre que Goldfaden a mis en place durant cette
période marquera pour longtemps, sinon pour toujours le théâtre yid-
dish : des opérettes, des mélodrames et des comédies musicales où le
chant et la danse ont une place prépondérante. Pour Goldfaden le théâtre
est synonyme d’opérette ; d’ailleurs, sur ses cartes de visite, il se pré-
sente comme « créateur d’opérettes ». Il faudra attendre Gordin pour
donner au théâtre yiddish un visage différent. Le succès de Goldfaden
suscite des envies : d’autres troupes apparaissent, certaines suite aux
dissensions au sein même de la troupe de Goldfaden, d’autres créées par
des concurrents. Tous, cependant, jouent le répertoire de Goldfaden27 ou
ses imitations.
C. Le théâtre de divertissement des trente premières années
La véritable histoire du théâtre yiddish a commencé. Essayons d’en
dégager les grandes lignes, durant les trente premières années. La pros-
périté roumaine se termine au printemps 1878, avec la fin de la guerre
russo-turque. Le quartier général russe quitte Bucarest, et avec lui, tous
les podriadtchik. Les théâtres yiddish se vident et l’argent vient à man-
quer. Le centre de gravité du théâtre yiddish se déplace vers la Russie,
où se trouve la plus grande concentration de population juive. De nom-
breuses troupes s’y créent, pratiquement toutes ambulantes. Elles sont

27
Sans l’autorisation de l’auteur. La protection de la propriété intellectuelle n’existait
pas encore.
Goldfaden et Gordin 495

toutes à l’image de celle de Goldfaden. Après l’assassinat du tzar


Alexandre II en 1881, une vague de pogroms antijuifs secoue la Russie.
Le nouveau tzar, Alexandre III, mène une politique fortement antisé-
mite. En 1883, le théâtre yiddish est interdit et la plupart des acteurs
quittent la Russie. Le théâtre yiddish se déplace d’abord à Londres, puis
finalement outre-Atlantique, à New York. Un certain nombre de troupes
restent cependant en Russie, se faisant passer pour des théâtres alle-
mands28.
Durant les trente-deux ans de sa carrière au service du théâtre,
Goldfaden connaît des fortunes diverses : de grandes réussites, mais
aussi des échecs, des périodes de grande prospérité matérielle, suivies
d’années de « vaches maigres ». Parfois, quand il ne trouve pas de
troupe ou de public (comme par exemple à Paris dans les années 1889-
1890), il se tourne à nouveau vers le journalisme. Les acteurs ne
l’aiment pas : hautain, souvent mégalomane, très exigeant, il dirige sa
troupe de façon dictatoriale. Mais ils restent avec lui, car ils apprécient
ses pièces. Goldfaden possède une forte intuition du public, il sait
adapter ces pièces à son goût. Il connaît aussi la capacité de ses acteurs
et il leur crée des rôles pratiquement « sur mesure ». Quand il vient pour
la première fois à New York, en 1887, il est reçu en triomphe par ses
anciens élèves, mais lorsqu’il veut prendre la direction, ils se mettent en
grève, ne voulant plus subir sa dictature !
Durant sa vie, Goldfaden a créé plus d’une soixantaine de pièces,
dont une quarantaine ont été publiées. Parmi ses plus grands succès, il
faut citer les œuvres suivantes : Shmendrik (« Le Mariage comique »,
1877), Di kishufmakherin (« La Sorcière », 1878) Di tsvey kune-leml
(« Les deux Kune-Leml », probablement en 1880), Shulamith (« La Fille
de Jérusalem », 1880), Bar-Kokhva (« Le Fils de l’Étoile », 1882), Dos
tsente gebot (« Le Dixième Commandement », probablement 1883) et
Ben ami (« Fils de mon peuple », 1906)29.
Il vit ses dernières années à New York, dans la pauvreté, soutenu par
une misérable pension que lui versent les théâtres yiddish de la Seconde
Avenue, qui jouent ses pièces sans jamais lui verser le moindre centime
de droit d’auteur. Avant de mourir le 9 janvier 1908, il connaît une
dernière joie de la scène : sa pièce Ben ami, refusée par Jacob Adler,
sera jouée avec un grand succès par le théâtre de Boris Tomashevsky. Il

28
Il y a une proximité linguistique entre le yiddish et l’allemand. En plus, dans le
théâtre yiddish de l’époque, on utilisait beaucoup de « daytschmerismes »
(expressions allemandes), qui rendaient le langage « plus raffiné » selon le goût de
l’époque.
29
Les dates sont celles de la bibliographie de Goldfaden dans Goldfaden Bukh.
496 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

laisse derrière lui une œuvre importante, dont il n’est pas aisé de cerner
les dimensions exactes.

III. Yankev Gordin, le réformateur

A. Un homme complexe
Yankev (Jacob) Gordin [figure 116] est né le 1er mai 1853 à
Mirograd, en Ukraine. Son père, marchand, était, comme le disent les
biographes30 de Gordin, « moitié maskil, moitié hassid », une combinai-
son pour le moins étrange31. Yankev, son fils unique, a reçu une éduca-
tion à domicile : il apprend la tradition juive, basée surtout sur la Bible,
et les matières profanes, notamment le russe, l’allemand et l’hébreu32.
Puisant dans la riche bibliothèque de son père, l’enfant s’initie très tôt à
la littérature russe, allemande et aux écrits de la Haskala. Autodidacte, il
exercera plus tard avec succès le métier d’enseignant et préparera des
élèves privés aux examens des lycées.
Nous ne possédons que peu d’informations sur l’enfance et la prime
jeunesse de Gordin. On sait qu’à dix-sept ans il publie ses premiers
travaux littéraires en russe dans un journal provincial. Son père
l’emmène souvent dans ses voyages d’affaires à Moscou et à Saint-
Pétersbourg, où se concentre l’essentiel de la vie culturelle russe. Il
fréquente les théâtres les plus prestigieux de ces deux grandes villes et
développe très rapidement un goût certain pour les arts de la scène. Plus
tard, il sera critique théâtral pour un journal de Saint-Pétersbourg.
Il se marie à dix-neuf ans, reçoit une dot importante, mais perd rapi-
dement toute sa fortune : il n’est pas très doué pour les affaires. Pour
gagner sa vie, il est amené à exercer différents métiers, y compris ma-
nuels. Il travaille comme ouvrier agricole, comme docker dans le port
d’Odessa, devient comédien dans une troupe ambulante russe, et en-
seigne dans une école juive de la Couronne. L’exercice de ces différents
métiers lui permet de découvrir la misère des bas-fonds de la Russie, de
connaître d’autres gens, d’autres cultures, et le confirme dans ses

30
Notamment Zylberzweig et Marmor (voir bibliographie).
31
Les maskilim (tenants de la Haskala) et les hassidim se détestaient mutuellement.
Une bonne partie de l’œuvre du maskil Avrom Goldfaden consiste en une critique
acerbe des hassidim.
32
L’hébreu de Gordin est sujet à discussion. D’après Kalmon Marmor (Marmor, 1953 :
19) c’est une langue que Gordin maîtrisait. Zalman Zylberzweig cite par contre un
écrivain, Michael Goldberg, un familier de Gordin, selon lequel ce dernier ne
connaissait pas cette langue (Zylberzweig, 1931 : 392).
Goldfaden et Gordin 497

convictions socialistes naissantes. Ces expériences sont un facteur


déterminant dans la formation de sa personnalité.
Son activité littéraire et journalistique est abondante : des nouvelles,
des articles d’actualité, des reportages, des fables satiriques et allégo-
riques. Son style est mordant et sa satire très ciblée. Il devient collabo-
rateur permanent de plusieurs organes de presse russes du sud33 et le
rédacteur en chef officieux de deux journaux34. Il collabore avec la revue
Niediela (« La Semaine »), où il publie des nouvelles, des scènes de la
vie juive et de la critique théâtrale.
L’analyse un peu naïve qu’il fait de la situation des Juifs de Russie
est très influencée par la pensée de Léon Tolstoï et par celle des
Stundistes35. Il considère qu’une des causes de l’antisémitisme russe est
l’isolement dans lequel vivent les Juifs, conséquence de l’application
stricte des préceptes talmudiques. Il prône l’abandon de ces préceptes, la
réforme du judaïsme sur la base de la Bible seule, et le retour des Juifs
au travail de la terre. Devenus paysans comme leurs frères chrétiens,
pense-t-il, les Juifs deviendront des Russes et prépareront avec leurs
voisins la révolution socialiste.
Pour propager ces idées, Gordin fonde, en 1880, la « Confrérie bi-
blique spirituelle »36. S’agissait-il d’une secte religieuse ou d’un mouve-
ment social ? Les contradicteurs de Gordin, notamment l’écrivain
hébreu Moshe Leyb Lilienblum, considèrent qu’il s’agit d’une secte
(Marmor, 1953 : 30). Gordin et ses partisans s’en servent comme d’une
« couverture légale » face à la censure tzariste, une « coquille » à l’abri
de laquelle peuvent s’exercer des activités de nature révolutionnaire et
sociale. Les discours de Gordin au sein de la confrérie attirent un nom-
breux public, y compris des étrangers à la confrérie, voire même des
chrétiens.

33
Notamment Odeskiï Viestnik (« Le Messager d’Odessa »), Golos (« La Voix »),
Novorosiyskiï Tielegraf (« Le Télégraphe de Nouvelle Russie »), Pravda (« Vérité »).
34
Yelisavetgradskiï Viestnik (« Le Messager de Ielizavetgrad ») et Odieskiye Novosti
(« Les Nouvelles d’Odessa »).
35
Secte chrétienne non orthodoxe, proche du protestantisme. Ses membres ne
reconnaissent pas la plupart des rites de l’église officielle, prônent une vie simple, le
travail de la terre et une religion basée uniquement sur les Évangiles et l’Ancien
Testament. Le nom « stundiste » vient de l’allemand stunde (« l’heure »), terme
qu’employaient les protestants allemands de Russie pour désigner leurs offices. Les
membres de la secte n’utilisaient cependant pas ce terme ; entre eux, ils s’appelaient
« frères ».
36
En russe doukhovnoïe bibliïskoïe bratsvo. Selon Gordin lui-même, ce n’est pas lui
qui a créé cette structure, mais un certain médecin russe du nom de Mikhailovitch.
Gordin en a repris la direction en 1880.
498 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Les pogroms de 1881 sont une épreuve que la Confrérie ainsi que de
nombreux Juifs russifiés surmontent avec difficulté. Certains retournent
vers la pratique religieuse rigoureuse, d’autres quittent la Russie soit
pour la Terre sainte, soit pour l’Amérique. Gordin et une partie de ses
partisans restent en Russie et continuent à nourrir l’espoir qu’un retour
des Juifs à la terre mettra fin à l’antisémitisme. En 1889, il tente
d’acheter de la terre pour former une colonie agricole juive basée sur des
principes égalitaires, ceux-là mêmes qui seront appliqués dans les
kibboutzim israéliens. C’est l’événement qui précipite le départ de
Gordin pour l’Amérique : prévenu par des amis de son arrestation
imminente, il prend la fuite et quitte la Russie.
Il débarque à New York le 31 juillet 1891. Il commence par démar-
cher le Baron de Hirsh pour obtenir un prêt qui lui permettrait d’acquérir
de la terre et de fonder une colonie agricole, mais essuie un refus. Il se
tourne alors vers le seul métier qu’il connaît réellement, l’écriture,
d’abord en russe, puis en yiddish qu’il est obligé de réapprendre.
B. Sibiria : le charme du naturel
Dans un café du Lower East Side de New York, alors qu’il est en
compagnie de son ami Philippe Krantz, le comédien Jacob Adler lui
propose de traduire une pièce allemande en yiddish. Gordin refuse : « Si
c’est pour écrire une pièce, autant que je vous écrive une pièce juive,
plutôt qu’une allemande avec des noms juifs » (Zylberzweig, 1931 :
394). Il leur montre un article dans un journal russe, parlant d’un fait
divers : un Juif évadé de Sibérie a été dénoncé par un autre Juif. Sa
première pièce s’appellera Sibiria et sera vendue au théâtre d’Adler pour
un montant de cent dollars.
Gordin, qui jusque-là n’avait jamais visité de théâtre yiddish, s’y
rend pour préparer sa pièce, et sa réaction est négative : « Tout ce que
j’ai entendu et vu était loin de la vie juive, c’était grossier, inesthétique,
faux, vulgaire et corrompu… » (Zylberzweig, 1931 : 394). En effet, ce
sont les anciens concurrents de Goldfaden qui règnent sur les théâtres
yiddish des années 1880 à New York. Si les opérettes de ce dernier
avaient encore quelque consistance, celles de ses concurrents et succes-
seurs n’en sont que des pâles imitations. Ce type de théâtre est entré
dans l’histoire du théâtre yiddish sous le vocable de schund37. Toute
l’œuvre de Gordin sera consacrée à donner au théâtre yiddish un visage
différent, le visage d’un véritable théâtre d’art.
Déjà sa première pièce Sibiria étonne les spectateurs par plusieurs
« innovations » : on y parle un yiddish naturel, sans germanismes ni
37
Du mot allemand qui désigne le rebut.
Goldfaden et Gordin 499

grandiloquence, un yiddish que l’homme de la rue peut comprendre ; il


y a un sens dans le déroulement de la pièce, d’un acte à l’autre ; le chant
et les séquences comiques sont intégrés dans la logique de la pièce. Pour
un lecteur d’aujourd’hui, tout ceci semble évident. Cela ne l’était pas
dans le théâtre schund : le yiddish y était fortement germanisé (on
l’appelle « daytschmerish »)38, souvent il n’y avait aucune logique entre
les différentes scènes, les « couplets » pouvaient n’avoir rien en com-
mun avec le sujet, et le comique était réduit à la pitrerie, souvent assez
vulgaire.
Les « innovations » apportées par Gordin ont attiré vers le théâtre
yiddish les membres de l’intelligentsia, qui jusqu’alors le boudaient. La
transition entre le schund et le théâtre dramatique, ou plus exactement la
réforme du théâtre yiddish, s’est faite progressivement. D’une part,
Gordin lui-même devait apprendre à la fois la dramaturgie et une langue
qui lui était, en tant qu’écrivain, étrangère. Il devait aussi faire face aux
difficultés matérielles, qui l’obligeaient à « produire » du répertoire de
qualité médiocre mais qui plaisait aux directeurs de théâtre et au public.
D’autre part, les acteurs, habitués au schund, ne s’adaptaient que très
progressivement. Bernard Gorin caractérise cette transition de la façon
suivante :
Si Gordin avait approché la scène avec comme objectif de la réformer, rien
ne se serait passé et il n’aurait trouvé devant lui que des portes de théâtre
closes. […] La réforme est venue du fait que Yankev Gordin était de vingt
têtes supérieur à tous ceux qui jusqu’alors produisaient des pièces en
Amérique, autant par le talent que par l’éducation, la conception du monde,
la connaissance des hommes et la puissance de la volonté (Gorin, 1923 :
111-112).
Il est vraisemblable que le soutien de Jacob Adler [figure 117] fut
primordial pour la réussite du projet de Gordin. Jusqu’alors, la qualité
principale demandée à un comédien était d’être un bon chanteur. Or,
Adler, excellent acteur dramatique, n’avait pas de talent pour le chant.
Dès le premier texte de Gordin, il vit le parti qu’il pouvait tirer d’une
dramaturgie nouvelle et le soutint donc contre les autres comédiens de
son théâtre. Effectivement, ce fut grâce aux pièces de Gordin qu’il
devint la grande star du théâtre yiddish américain.
Comme pour Goldfaden, la scène est pour Gordin une chaire à partir
de laquelle il peut éduquer le spectateur juif. Mais là où Goldfaden
s’adaptait aux goûts du public pour l’amuser d’abord et espérer qu’il se
forme ensuite au contact de son art, Gordin prend son public « à re-
brousse-poil » : il le considère comme adulte, capable de faire face aux

38
Certains considéraient que l’usage immodéré de germanismes était signe d’éducation.
500 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

problématiques sociales et politiques de la société juive de son temps.


Cet effort éducatif sera un souci constant tout au long de sa carrière, tant
dans ses pièces que dans ses autres activités. On lui reprochera même le
« didactisme » de certaines de ses pièces.
C. Un théâtre authentiquement juif
Dans ses créations, Gordin s’inspire des « grands » de la dramaturgie
et de la littérature mondiale : Shakespeare, Goethe, Ibsen, Tolstoï et tant
d’autres. Il ne cache pas ses sources, au contraire, souvent il les met en
avant, soit dans le titre – comme dans Der yidisher King Lear (« Le Roi
Lear juif », référence directe à Shakespeare [figure 118]), Kreutzer
sonate (« La sonate à Kreutzer », titre emprunté à Tolstoï) – soit dans le
texte, comme dans Got, mentsh un tayvl (« Dieu, l’homme et le diable »,
référence à Faust de Goethe [figure 119]). Son talent ne consiste pas à
« inventer » des sujets, mais à créer, à partir de sujets inventés par
d’autres, des pièces yiddish situées dans un univers juif, avec des per-
sonnages juifs, traitant de sujets d’actualité de la société juive : les
querelles entre les « modernes » et les orthodoxes, les conflits sociaux,
les problèmes des mariages « arrangés », et surtout le destin de la
femme juive dans la société traditionnelle.
Il est le premier à avoir introduit sur la scène yiddish la tragédie, no-
tamment le drame social. Contrairement aux opérettes de ses prédéces-
seurs, ses pièces ne se terminent pas forcément par un « happy end »
– leur fin est souvent tragique – comme, par exemple, dans Kreutzer
sonate, où l’héroïne tue son mari et sa maîtresse, ou dans Got, mentsh
un tayvl, qui se termine par le suicide du protagoniste. Il est aussi le
premier (et probablement le seul) à avoir créé de grands rôles féminins
dans le théâtre yiddish, permettant aux comédiennes Keni Lipzin, Bertha
Kalish, Sara Adler et Esther-Rokhl Kaminska de dévoiler leur immense
talent dans des pièces telles que Sapho, Di shekhite39 ou Mirele Efros.
C’est grâce à ses pièces que des comédiens comme Jacob Adler, David
Kessler et Boris Tomashevsky ont pu briller sur la scène yiddish améri-
caine.
Gordin a probablement été le dramaturge le plus critiqué dans
l’histoire du théâtre yiddish. Il a aussi été rapidement « oublié », bien
que ses pièces aient continué à être jouées dans presque tous les théâtres
yiddish. Certaines ont été traduites et jouées en russe, en polonais, en
anglais, en hébreu et en d’autres langues. Les critiques ont parfois été
justifiées, mais, le plus souvent, elles étaient l’expression de la résis-
tance de différents milieux au changement et aux idées nouvelles, et un

39
Hébreu, mot désignant l’abattage rituel. On pourrait le traduire par Sacrifice
Goldfaden et Gordin 501

certain ostracisme vis-à-vis d’un intellectuel considéré comme un


outsider à l’univers littéraire yiddish.
L’œuvre littéraire et sociale de Gordin fut très importante : en dix-
huit ans de vie en Amérique, il écrivit plus d’une centaine de pièces
(dont une cinquantaine de « miniatures » d’un acte, destinées aux
théâtres amateurs et cercles d’art dramatique qui se sont créés à travers
les États-Unis à son initiative ou avec son support), des monologues, des
nouvelles, ainsi que des articles didactiques et polémiques. Il traduisit
ou adapta également des pièces d’autres auteurs. Il fut très actif dans le
domaine de l’éducation : cofondateur de l’école Educational League40
pour adultes et enfants juifs du Lower East Side de Manhattan, il y
donna souvent des conférences et anima des débats.
Certaines de ses pièces sont d’une qualité littéraire ou dramatique
assez médiocre, ce que la critique, à juste titre, n’a jamais manqué de
remarquer. Cela s’explique notamment par la hâte avec laquelle elles ont
été écrites. Il s’agit surtout de travaux « alimentaires », faits sur
commande, permettant de renflouer les finances de sa nombreuse fa-
mille. Pour quelques-unes de ses pièces, on l’a parfois comparé à
Strindberg ; il est intéressant de remarquer que ce dernier, en trente et un
ans de carrière littéraire, n’a écrit « que » trente pièces – il avait donc le
temps pour en travailler la qualité. Peu des œuvres de Gordin ont été
publiées. Un grand nombre est resté à l’état de manuscrit, d’autres ont
été perdues. Dans le livre de Beth Kaplan (Kaplan, 2007 : 255-256), on
en trouvera la liste complète.
Gordin ne se faisait pas d’illusions quant à l’avenir du théâtre yiddish
de qualité en Amérique, trop dépendant du mercantilisme de ses direc-
teurs. Il ne s’était pas trompé : à partir de 1903, la nouvelle vague
d’immigrants de Russie, suite au pogrom de Kishiniev, avait amené un
nouveau public. Les directeurs des théâtres revinrent vers le schund,
tellement plus facile à vendre à un public qui avait besoin d’oublier les
horreurs récentes. C’en fut fini de la réforme. Le théâtre de qualité ne
refit son apparition qu’après la révolution d’Octobre en URSS et en
Pologne nouvellement indépendante. En Amérique, Maurice Schwartz
créa un théâtre artistique en 1918. Contrairement à Goldfaden, Gordin
était très aimé et respecté par les comédiens. Ils lui étaient reconnais-
sants d’avoir créé pour eux des rôles magnifiques et de les avoir traités
avec respect.
Il décéda le 11 juin 1909 à New York et, comme Goldfaden, il eut
droit à des obsèques grandioses. L’un et l’autre ont été surnommés par

40
Fondée en 1900, à ne pas confondre avec Trade Union Educational League, fondée
en 1920 par des syndicalistes communistes.
502 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

la presse anglophone de New York les « Shakespeare juifs », ce que ni


l’un ni l’autre n’ont été, ni prétendu être.

Bibliographie
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yidn, New York, Max N. Maysel, 1923.
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Gordin, Syracuse NY, Syracuse University Press, 2007.
Marmor, Kalmon, Yankev Gordin, New York, YKUF, 1953.
Mestel, Jacob, Undzer teater, New York, YKUF, 1943.
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Lausanne, La Cité/L’Âge d’Homme, 1973.
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Zylberzweig, Zalman, Hintern forhang, Vilno, B. Kletskin ferlag, 1928.
Zylberzweig, Zalman, Leksikon fun yidishn teater, New York, The Hebrew
Actors Union of America, 1931.
Index des noms propres

A
A’zam, Hamid Rezâ (2e moitié XXe s., Iran) : 277
Abaza, ‘Azîz (1898-1973, Égypte) : 407
Abd al-Sabûr, Salâh (?-1981, Égypte) : 408
Abd al-Wâhid, Yahyâ Qâf al-Shaykh (1900-1996, Irak) : 417
Abdülhamid II (1842-1918, Turquie) : 344
Abdülmecid (1839-1861, Turquie) : 336
Abdulvoce, Mavlon (XVe s., Asie centrale timouride) : 329
Abdurazzakov, Barzu (Tadjikistan) : 322
Abhinavagupta (Xe siècle, Inde) : 170, 171, 176, 177, 183, 184, 185,187,
188,190, 191, 231
Abkhazie : 350
Abû ‘Azza (personnage d’une pièce de Wannûs, Syrie) : 432-434, 439
Abû Dibs, Munîr (XXe siècle, Liban) : 414
Abu Muslim (718-755, Khorasan) : 329
Abû Shawûr, Râshid (XXe siècle, Palestine) : 416
Abyad, Georges (1880-1959, Égypte) : 404, 416, 419
Acem (turc, « Persan », personnage de Karagöz) : 387
Adler, Jacob (1855-1926) : 498-500
Afghânî, Jamâl al-dîn al- (1838-1897, réformiste, Égypte) : 403
Afghanica (troupe, Afghanistan) : 312
Afghanistan : 32, 37, 42, 307-309, 311-315, 317-319
Âftâb (troupe, Afghanistan) : 315-316
Agamemnon (personnage de tragédie) : 415
Ağaoğlu, Adalet (1929-, Turquie) : 373’ 374
Ahmet Vefik Paşa (1823-1891, Turquie) : 366
Aissaouas (confrérie maghrébine aux rites spectaculaires) : 396, 399
Ak arap (turc, « Arabe blanc (de Syrie) », personnage de Karagöz) : 387
Ak, Behiç (1956-, Turquie) : 377
Akan, Mehmet (1938-, Turquie) : 445
Akhmadov, Moussa (1956-, Tchétchénie) : 551-352, 356-358
Akhorun (troupe, Tadjikistan) : 332
Âkhundzâde, Mirzâ Fath ‘Ali Khân (1812-1878, Iran) : 272, 279, 342,
357
Akouba, Djouma (1937-, Abkhazie) : 350
504 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Âl Khizlif, Mohamed al-Id (1904-1979, Algérie) : 421


Aleikhem, Sholem (1859-1916, Israël) : 457, 473
Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.) : 472
Alexandrie : 31, 37, 402, 477, 485
Alger : 45, 421, 427
Algérie : 382, 400, 408, 418-420, 421, 428
Ali Afandi (XXe s., Afghanistan) : 309
Ali Bey (règne 1760-1772, Turquie) : 367, 405
Alj, Ahmad al-Tayyeb El- (1928-, Maroc) : 425, 426
Al-Kashkul (troupe, Palestine) : 416
Allalou (de son vrai nom, Salali Ali, 1902-, Algérie) : 420
Allam, ‘Abbâs (1889-1949, Égypte) : 405
Alloula, Abdelkader (1939-1994, Algérie) : 45, 422, 423, 424
Almidan (troupe, Israël) : 464
Aloni, Nissim (1926-1998, Israël) : 41, 460, 461-463, 465
Alterman, Nathan (1910-1970, Israël) : 460
Amânollah (règne 1919-1929, Afghanistan) :38, 309
Amir Rezâ Kuhestâni (aussi orthographié Koohestani, 1978-, Iran) :
279, 288, 295, 296, 299-301
Annam : 121, 122, 129
Anski, Solomon (1863-1920, Israël) : 456, 473, 482, 485
Antûn, Farah (1874-1922, Égypte) : 403-405
Aql, Sa‘îd (1911-, Liban) : 415
Aqsu (Xinjiang) : 323, 324
Arayici, Oktay (1936-1985, Turquie) : 373
Aristote (384-322 av. J.-C.) : 16, 18, 20, 28, 166, 167, 168, 396, 479,
480, 485
Arit, Aydın (1928-, Turquie) : 373
Arménie : 36, 341, 342, 452
Arnavut (en turc, « Albanais », personnage du karagöz) : 387
Arqûb (personnage d’une pièce de Wannûs, Syrie) : 434, 439-440
Artaud, Antonin (1896-1948) : 22, 28, 29, 43, 82, 182, 423, 471
Asakusa (Japon) : 62, 68
Asal, Fathiya al- (1933-, Égypte) : 410
Asena, Orhan (1922-2001, Turquie) : 371, 372
Ashikaga (Japon) : 53
Ashman, Aharon (1896-1981, Israël) : 458
Ashûr, Nu‘mân (1918-1987, Égypte) : 409
Asie centrale : 30, 32, 35, 38, 39, 52, 91, 264, 319, 321, 322, 325-328,
330, 332, 333-335, 337, 338, 345, 352, 353, 361
Asie du Sud-Est : 29, 30, 64, 401
Askénazi, Léon (1922-1996) : 470, 481, 485
Index des noms propres 505

Assad Theatre (troupe, Afghanistan) : 317


Ashta Mâtrikâ (Népal) : 148, 151, 154, 155, 158
Aśvaghoṣa (IIe siècle, Inde) : 169, 173, 175
Atay, Cahit (1925-, Turquie) : 370
Atush (Xinjiang) : 322
Awaji (Japon) : 66
Ayad, Ziani Chérif (1946-, Algérie) : 422, 423, 424
Ayadi, Samir (1947-2008, Tunisie) : 419
Aytmatov, Tchinguiz (1928-2008, Kirghizistan) : 432
Azdar (troupe, Afghanistan) : 316, 319
Azerbaïdjan : 270, 341, 342, 343, 345, 357
Aziza, Mohamed (XXe s., Tunisie) : 269, 395, 396, 399, 400, 401, 427

B
Baba Himmet (en turc, « Père Himmet », personnage de karagöz) : 387
Babylonie : 472
Baccar, Jalila (1952-, Tunisie) : 419
Bachdjerrah, Djelloul (XXe siècle, Algérie) : 420, 421, 423
Bachetarzi, Mahieddine (1899-1986, Algérie) : 420, 421, 423
Badaoui, Abdelkader (XXe s., Maroc) : 427
Badouev, Saïd (1904-1937, Tchétchénie) : 348, 357
Badran, Nabil (1941-, Algérie) : 423
Baek Eun-a (1976-, Corée) : 88
Bahar (« Printemps », troupe, Afghanistan) : 310
Bahârî, Jamîl al- (?-1929, Palestine) : 415
Bahît, Yûsuf (XXe siècle, Liban) : 414
Bahrî, Jamîl Habîb al- (XIXe siècle, Syrie) : 403
Bakathîr, ‘Alî Ahmad (1910-1969, Yémen, Égypte) : 407
Baltacıoğlu, Ismayıl Hakkı (1889-1978, Turquie) : 365
Banepâ (Bhvãta, Népal) : 144
Baronian, Hagop (1842-1891, Empire ottoman) : 343, 344, 357
Başkut, Cevat Fehmi (1908-1971, Turquie) : 368
Bausch, Pina (1940-) : 375
Baydur, Memet (1951-2001, Turquie) : 376
Beaumarchais, Pierre Augustin Caron de (1732-1799) : 125
Beberuhi (en turc, « Polichinelle », personnage de karagöz) : 387
Beckett, Samuel (1906-1989) : 43, 63, 77, 88, 253, 256, 274, 276, 293,
294, 408, 410, 460
Beer-Sheva : 456, 463
Behbudi, Muhammadhodja (début XXe s., Ouzbékistan) : 330
Beit Ha-Gefen (théâtre, Israël) : 464
Beit Liessin (théâtre, Israël) : 456, 463
506 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Ben Amor, Raouf (1946-, Tunisie) : 419


Ben Hammar, Raja (XXe siècle, Tunisie) : 419
Ben M’barek, Farid (XXe s., Maroc) : 426
Ben Zidane, Abderrahmane (XXe siècle, Maroc) : 452
Benaïssa, Slimane (1943-, Algérie) : 422, 423, 424
Berberov, Bourkhan (XXe s., Kabardino-Balkarie) : 353, 354, 358
Berliner Ensemble (troupe) : 236, 375
Bernard, Jean-Jacques (1888-1972) : 21, 75, 126
Berrechid, Abdelkrim (1943-, Maroc) : 426, 446, 447, 452
Besed, ‘Abd al-Qayum (XXe s., Afghanistan) : 310
Betsuyaku Minoru (1938-, Corée, Japon) : 88
Beyrouth : 402
Beyzâ’i, Bahrâm (1938-, Iran) : 260, 261, 262, 264, 265, 269, 271, 275,
276, 278, 279, 296, 304
Bhaktapur (Népal) : 144, 145, 152, 153, 154, 157, 158, 159
Bharata : 179
Bhartendu Harishchandra (1850-1885, Inde) : 234
Bhāsa (entre le IIe siècle av. J.-C. et le IIe siècle apr. J.-C., Inde) : 173,
174, 180, 185, 229
Bhavabhūti (700 ?, Inde) : 174, 216, 217, 218, 220, 226, 228, 229, 230,
231
Bhopal (Inde) : 237 457, 458, 473, 485
Bialik, Haïm Nahman (1873-1934, Israël) : 456, 458, 473, 485
Bilgener, Recep (1922-, Turquie) : 371
Binâ, ‘Abd al-Rahmân (XXe s., Afghanistan) : 310
Birmanie : 339
Bisûsun, Mu‘în (1926-1984, Palestine) : 415
Boal, Augusto (1931-2009) : 40, 416
Bode (Bvade, Népal) : 144
Bombay : 234
Bosco, Bartolomeo (XIXe s.) : 366
Bouddha : 21, 89, 144, 173, 176, 210, 256
Boudia, Mohamed (1932-1973, Algérie) :422
Boudjedra, Rachid (1941-, Algérie) : 424
Boughadzé, Lasha (1977-, Géorgie) : 352, 357
Bouguermouh, Malek (1946-1989, Algérie) : 424
Bouzaher, Hocine (1935-2010, Algérie) : 422
Brahmā : 152, 160, 170, 180, 189, 195, 198, 303
Brahmâyanî (Népal) : 154
Bread and Puppet : 40, 44, 81
Brecht, Bertold (1898-1956) : 29, 40, 41, 46, 49, 187, 236, 237, 256,
257, 274, 294, 312, 373, 374, 406, 408, 412, 423, 431, 436, 439
Index des noms propres 507

Breshnâ, Abd al-Qafur (XXe s., Afghanistan) : 310


Brook, Peter (1905-) : 19, 44, 239, 267, 269, 275, 378
Buber, Martin (1878-1965, Israël) : 458
Bughra, Muhammet Imin (XXe s., Xinjiang) : 322, 324
Burak, Sevim (1931-1983, Turquie) : 374

C
Çağan, Sermet (1929-1970, Turquie) : 371
Caire : 37, 398, 492, 411, 415, 432
Calcutta : 37, 234, 242
Cambodge : 17, 23
Caméri (théâtre, Israël) : 457, 459-463
Cāṇakya (350-283 av. J.-C., Inde) : 175
Cao Yu (1910-1996, Chine) : 39
Casablanca : 425, 426, 442
Caucase : 34, 38, 42, 270, 272, 333, 343, 344, 347-349, 351-353, 356
Cemal, Muhipzade (1870-1959, Turquie) : 442
Çelebi (en turc, « jeune citadin », personnage de karagöz) : 387, 388
Cevdet Anday, Melih (1915-2002, Turquie) : 364, 374, 385, 389
Ch’oe In-hun (1936-, Corée) : 45, 78, 83
Chang Sung-hûi (1965-, Corée) : 85
Chao Gai 晁盖 (personnage de théâtre chanté, Chine) : 108
Chaoui, Abdelouahid al- (XXe s., Maroc) : 424
Charmshir, Mohammad (1960-, Iran) : 292
Chattisgarh : 233, 236-239
Cheikh Taha (personnage d’une pièce de Wannûs, Syrie) : 432, 433, 436
Chen Sen 陳森 (ca. 1796-1870, Chine) : 104
Cheng Yanqiu 程硯秋 (1904-1958, Chine) : 101
Cheniki, Ahmed (XXe s., Algérie) : 396, 399, 401
Chepirov, Denilbek (XIXe-XXe s., Tchétchénie) : 347
Chidov, Iouri (XXe s., Kabardino-Balkarie) : 355
Chine : 23, 30, 39, 77, 91, 92, 94, 96-98, 102-108, 114-117, 127, 321,
324
Chôlla-do (Corée) : 79
Chông Pok-kûn (1946-, Corée) : 84
Chrysothémis (personnage, Grèce) : 168
Chung Jin-soo (1944-, Corée) : 74
Chung Wu-suk (1930-, Corée) : 85
Citlâng (Cilã, Népal) : 144, 152, 153
Claudel, Paul (1868-1955) : 186
Cochinchine : 122
508 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Cohen, Gustave (1879-1958, historien médiéviste français) : 27


Contemporary Legend Theatre 當代傳奇劇場 (troupe taiwanaise) : 116
Corée : 23, 27, 34, 38, 41, 44, 45, 72, 74, 76, 77, 79, 85, 86, 89
Corneille, Pierre (1606-1684) : 28, 36, 37, 122, 125, 126, 127, 128, 343,
366, 367, 403
Crimée : 491
Cücenoğlu, Tuncer (1945-, Turquie) : 373, 375
Cumali, Necati (1921-, Turquie) : 371

D
Da‘ûd al-Manawî al-‘Attâr (montreur d’ombres arabe, XVIIIe siècle) :
472
Dachraoui, Abdellatif (XXe s., Maroc) : 426
Dahdâh, Edwâr al- (XXe siècle, Liban) : 414
Damas : 262, 267, 268, 402, 403, 413
Daśaratha (Inde) : 224-225
Delavigne, Casimir (1793-1843) : 403
Delhi (Inde) : 41, 209, 212, 228, 239, 242
Dharamvir Bharati (1926-1997, Inde) : 234
Dilmen, Güngör (1930-, Turquie) : 370, 371
Dionysos : 17, 26, 28, 166, 474
Diyâb, Mahmûd (?-1983, Égypte) : 409, 410
Djilali, Abderrahmane El- (2e moitié XXe siècle, Algérie) : 421
Djoutoubaev, Makhti (XXe s., Kabardino-Balkarie) : 351
Đoàn Ân (1re moitié du XXe s., Vietnam) : 135
Đoàn Phú Tứ (1910-1989, Vietnam) : 126, 129, 132, 136
Dolakhâ (Dvâlkhâ, Népal) : 144, 146
Doudou, Abou El-Aid (1934-2004, Algérie) : 422
Doumane, Mouradine (XXe s., Kabardino-Balkarie) : 351
Du Liniang 杜麗娘 (personnage, Chine) : 100, 113
Dumas, Alexandre (1802-1870) : 367
Dümbüllü (1897-1973, Turquie) : 365
Duvernois, Henri (1875-1937) : 126

E
Ebizô [Ichikawa Ebizô XI] (1977-, acteur de kabuki, Japon) : 61
Ebrâhimi, Nâder (1936-, Iran) : 276, 290
Ebrâhimiân, Mohammad (XXe-XXIe s., Iran) : 290
Edo (Époque d’, 1600-1868) : 51, 54, 57, 61, 68
Efendiyev, Elçin (XXe s., Azerbaïdjan) : 352
Index des noms propres 509

Égypte : 31,37, 41, 45, 351, 393, 397, 398, 403-408, 411, 416, 472, 480,
484
Ehmedi, Tuyghun (XXe s., Xinjiang) : 325
Ennosuke [Ichikawa Ennosuke III] (1939-, acteur de kabuki, Japon) : 61
Ensemble Itim (troupe, Israël) : 456, 464
Épis de blé (troupe, Palestine) : 416
Erduran, Refik (1928-, Turquie) : 369
Erenus, Bilgesu (1943-, Turquie) : 373
Eretz-Israël (troupe, Israël) : 458
Erkek, Hasan (1970-, Turquie) : 377
Ertuğrul, Muhsin (1892-1979, Turquie) : 368
Eschyle (526-456 av. J.-C.) : 22, 167, 475, 482
Eshqi, Mirzâde (1893-1925, Iran) : 273
Eski Masjit (troupe, Ouzbékistan) : 333
États-Unis : 40, 68, 269, 274, 278, 311, 314, 389, 457, 489, 501
Ettinger, Salomon (1802-1856) : 490
Euripide (?-406 av. J.-C.) : 476
Europe : 25, 37, 39, 40, 50, 58, 89, 166, 272, 278, 283, 284, 288, 299,
309, 402, 406, 407, 414, 449, 456, 459, 461, 488
Evron, Gilaad (1955-, Israël) : 465
Exile Theatre (troupe, Afghanistan) : 312
Ezéchiel le Tragique (IIe-Ier siècle av. J.-C.) : 455

F
Faraj, Alfred (1929-, Égypte) : 410
Farhad (personnage d’amoureux transi, monde indo-iranien) : 243
Farhat, Mohamed Raja (XXe siècle, Tunisie) :419
Farrokh, Qâder (XXe s., Afghanistan) : 309, 312, 313, 317
Fathî, ‘Abd al-Latîf (1916-1985, Syrie) : 412
Fekri Ershâd, Mortazâqoli Khân (1868-1917, Iran) : 273
Festival de théâtre alternatif d’Acco (Saint-Jean-d’Acre) : 464
Fez (Maroc) : 400
Firqat Dabâbis (troupe, Syrie) : 414
Flavius Josèphe (37-100) : 473, 475
Forsi, Bahman (1933-, Iran) : 276
Forsythe, William (1949-) : 375
Forughi, Abu al-Hasan (1883-1959, Iran) : 273
Foruzand, Afruz (XXe-XXIe s., Iran) : 292
Frazer, James (1854-1941, anthropologue écossais) : 26
Frenk (en turc, « Européen », personnage de karagöz) : 388
Fuzûli (1483 ?-1556) : 346
510 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

G
Gaffari, Farrokh (1921-2006, Iran) : 275
Ganesha : 152, 155
Garcia Lorca, Federico (1898-1936) : 294
Genet, Jean (1910-1986) : 87, 89, 294, 431
Géorgie : 341, 342, 343, 351
Gesher (en hébreu, « pont », troupe, Israël) : 456, 464
Ghârib, Jûzif al- (XXe siècle, Liban) : 414
Ghazâla, Sulaymân (1853-1929, Irak) : 416
Ghazareh, Gagik (1973-, Arménie) : 356
Ghulja (Xinjiang) : 322, 323
Girish Karnad (1938-, Inde) : 236
Giustiniani, Bartolomeo (XIXe s.) : 366
Gnessin, Menahem (1882-1951, Israël) : 457
Goebbels, Heiner (1952) : 375
Goethe, Johann Wolfgang von (1749-1832) : 125, 274, 500
Gogol, Nicolaï (1809-1852) : 86, 274, 322, 422
Goldberg, Léa (1915-1970, Israël) : 466
Goldfaden, Avrom (Abraham, 1840-1908) : 473, 482, 487-496
Goldoni, Carlo (1707-1793) : 324, 344, 366
Goldstein, Sokher (1859-1887) : 493
Gordin, Yankev (Jacob, 1853-1909) : 473, 488, 489, 494, 496-502
Gorki, Maxime (1868-1936) : 274
Gourfov, Mourat (1986-, Kabardino-Balkarie) : 356
Gov, Anat (1953-, Israël) : 466
Grodner, Israel (1848 ?-1887) : 492, 493
Grotowski, Jerzy (1933-1999) : 26, 28, 43, 82, 269, 274, 275, 428, 471
Guan Hanqing 関漢卿 (mort vers 1307, Chine) : 99
Guerilla (troupe) : 83
Guitry, Sacha (1885-1957) : 126
Güllü Agop (Agop Vartovyan, 1840-1902, Turquie) : 367
Gulsum (XXe s., Xinjiang) : 323
Güntekin, Reşat Nuri (1889-1956, Turquie) : 369
Guo Moruo (1892-1978, Chine) : 39
Gurân, Rezâ (XXe-XXIe s., Iran) : 297
Guruvāyūr (Inde) : 196

H
Ha’onot (« Saisons », troupe, Israël) : 461
Habima (troupe, Israël) : 39, 456-462, 473
Index des noms propres 511

Hacivat (personnage de comédie populaire, Turquie) : 263, 382, 385,


386, 390
Hadani, Ever (1899-1972, Israël) : 458
Haddad, Mohamed al- (1re moitié XXe siècle Maroc) : 425
Hadjibeyov, Uzeir (1885-1938, Azerbaïdjan) : 345, 346, 349
Haeju (Corée) : 79
Haïfa : 457, 461, 463, 464, 465, 481
Haiphong : 122, 123, 124
Hakawâtî (troupe, Palestine) : 416
Hakîm, Tawfîq al- (1898-1987, Égypte) : 395, 411
Ha-Koumkoum (« La Bouilloire », troupe, Israël) : 458
Halcok (Népal) : 144, 145, 149
Hallâj, Mustafâ al- (1938-2002, Syrie) : 413
Ham Sae-dôk (1916-1950, Corée) : 76
Ha-Mataté (« Le Balai », troupe, Israël) : 458
Hammûda, ‘Abd al-’Azîz (1938-, Égypte) : 410
Han A-rûm (1977-, Corée) : 85, 87
Han Tae-Sook (1950-, Corée) : 84
Hanayagi Shôtarô (1894-1965, Japon) : 57
Hanoi : 121, 122, 123, 124, 125, 128, 130, 132, 133, 137
Hanumân (personnage, monde indien) : 155, 160, 161
Ha-Ohel (« La Tente », troupe, Israël) : 458, 459
Harasiddhi (Jala, Népal) : 144-146, 148-149, 154-156, 158, 162
Harbin (Mandchourie) : 86
Harṣa (Inde) : 174
Hârûn al-Rashîd : 412, 425
Hasan al-Qashshâsh (?-1905, Égypte) : 399
Hasen, Tursun (XXe s., Xinjiang) : 322
Haspari, Shmouel (1954-, Israël) : 466
Hayali Küçük Ali (?-1886, Turquie) : 389
Hayali Torun Çelebi (XIXe s., Turquie) : 389
Haydar, Ali (XXe siècle Turquie) : 367
Hâyik, Yûsif al- (XXe siècle, Liban) : 414
Hayyât, Yûsuf al- (?-1900, Égypte) : 404
Hearn, Lafcadio (1850-1904, écrivain d’origine britannique, naturalisé
japonais) : 64
Hedâyat, Sâdeq (1902-1951, Iran) : 273
Hijâzî, Salâma (Salama Higazi, 1852-1917, Égypte) : 404
Hijikata Tatsumi (1928-1986, danseur, fondateur du ankoku butô,
Japon) : 67
Hijikata Yoshi (1898-1959, animateur théâtre moderne, Japon) : 58
Hir et Ranja (Inde) : 243
512 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Hirata Oriza (1962-, dramaturge, metteur en scène, théâtre


contemporain, Japon) : 44, 68
Hiroshima (Japon) : 63
Hô Kyu (1934-2000, Corée) : 79
Hòang Cầm (1922-2010, Vietnam) : 134
Hòang Xuân Nhị (1914-1991, Vietnam) : 134
Hong Yon-taek (1928-, Corée) : 85
Hoseyni, Mohsen (XXe-XXIe s., Iran) : 290, 291, 299
Hotel Proforma (troupe) : 376
Houhou, Ahmed Rida (1911-1956, Algérie) : 421
Hugo, Victor (1802-1885) : 126, 366, 367
Husayn/Hoseyn (Imam) : 20, 265, 267-271, 296
Hushayma, ‘Abd Allâh (XXe siècle, Liban) : 413
Huyền Đắc (1899-1976, Vietnam) : 126, 129, 131, 132, 134, 136
Huy Thông (Phạm Huy Thông, 1916-1988, Vietnam) : 133
Hwanghae (Corée) : 79
Hyewha-dong Ilbônji (« Le quartier numéro 1 Hyewha », troupe,
Corée) : 86

I
Ibn Chikh, Mohamed (Maroc) : 434
Ibn Daniyâl, Muhammad Jamâl al-dîn (1249-1311) : 398
Ibsen, Henrik (1828-1906) : 21, 38, 57, 274, 294, 368, 500
Ichikawa Danjûrô IX (1838-1903, acteur de kabuki, Japon) : 56
Ichikawa Ebizô XI (1977-, acteur de kabuki, Japon) : 61
Ichikawa Ennosuke III (1939-, Japon) : 61
Ichikawa Sadanji II (1880-1940, acteur de kabuki, Japon) : 58
Idrîs, Yûsuf (1927-1991, Égypte) : 408-409
Ikhlâsî, Walîd (1935-, Syrie) : 413
Île de Sado (Japon) : 66
Ilkhom (troupe, Ouzbékistan) : 331-334, 336, 337
Im Sông-gu (1887-1921, Corée) : 74
Inde : 13, 16, 27, 30, 34, 36, 41, 42, 91, 142, 147, 150, 151, 160, 161,
165, 166, 168, 169, 172, 174, 180, 184, 190, 193, 194, 205, 206, 212,
215, 220, 229, 233, 234, 238, 239, 243, 269
Indian People Theatre Association : 42, 234
Indra (personnage, Inde) : 143, 158, 172, 203, 225, 226
Insha (personnage, Inde) : 242
Ionesco, Eugène (1909-1994) : 43, 77, 274, 276, 294, 311, 408, 411
Iphigénie (personnage) : 475
Iran : 24, 26, 32, 34, 37, 42, 43, 44, 259-280, 282-305
Irak : 37, 269, 277, 286, 290, 293, 405, 416
Index des noms propres 513

Iraqi, Ahmad al- (Maroc) : 426


Ishimure Michiko (1927-, poète, Japon) : 63
Ismène (personnage, Grèce) : 167
Israël : 13, 30, 38, 41, 411, 415, 457, 459-461, 463-465, 472-475, 478-
480, 482, 483, 484, 492
Istanbul : 36, 343, 365, 366, 368, 371, 375, 388, 403
Iwakura Tomomi (1825-1883, homme politique, Japon) : 54
Izmir : 36, 365

J
Jaber, Corinne (2e moitié du XXe s.) : 315
Jadd, Yûsuf Ni’mat Allâh (XIXe siècle, Syrie) : 403
Jaïbi, M’hamed (1878-1938, Tunisie) : 418
Jaïbi, Fadhel (1945-, Tunisie) : 419
Jalâl, Muhammad ‘Uthmân (?-1894, Égypte) : 403
Jaliâ, ‘Abd al-Rashid (XXe s., Afghanistan) : 310
Japon : 13, 20, 24, 30, 33, 38, 39, 44, 49, 50-70, 72, 73, 74, 75, 76
Jarullayop, Abduvali (XXe s., Xinjiang) : 322
Jawzî, Salîbâ al- (XIXe siècle, Syrie) : 403
Jayantabhaṭṭa (IXe siècle, Inde) : 175
Jbâra, Remon (1935-, Liban) : 415
Jeong Geum-hyung (XXe s., Corée) : 89
Jephté (Bible) :478
Jérusalem : 415, 417, 456, 462, 463, 470, 473, 475
Jibrân, Jibrân Khalîl (?-1931, Égypte) : 405, 414
Jin 金, (dynastie chinoise, 1115-1234) : 95
Jiyû gekijô (« Le Théâtre libre », troupe, Japon) : 57
Jm’a el-Fnâ’ : 35, 45, 442
Jones, William (1746-1794) : 166
Jonson, Ben (1572-1637) : 274
Joseph (Bible) : 478, 481
Juhâ (Djeha, personnage populaire comique dans les mondes arabe,
persan et turc) : 409
Jundî, Yusrî al- (1941-, Égypte) : 411
Jûzî, Nasrî al- (1908-1996, Palestine) : 416

K
Kabardino-Balkarie : 453
Kâbol Nandari (troupe, Afghanistan) : 305, 310, 313, 315
Kaboul (Afghanistan) : 307, 309-316, 319, 564,
Kachal Pahlavan (personnage de comédie populaire, Iran) : 264
514 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Kachia, Janri (XXe s., Géorgie) : 351


Kadhîm, ‘Âdil (1939-, Iraq) : 417
Kafka, Frantz (1883-1924) : 415, 479
Kaki (de son vrai nom, Abdelkader Ould Adberrahmane, 1934-1994,
Algérie) : 45, 421-424
Kālidāsa (entre le 1er siècle av. J.-C. et le IVe siècle, Inde) : 170, 174,
176
Kâmil, Mustafâ (1874-1908, Égypte) : 404
Kan.ami [Kanze Kan.ami] (1333-1384, dramaturge, acteur de nô,
Japon) : 50, 53
Kanafânî, Ghasân (1936-1972, Palestine) : 416
Kanamaru-za (Japon) : 62
Kane, Sarah (1971-1999) : 87, 89
Kang Ryang-won (1963-, Corée) : 86
Kaniṣka (bouddhisme) : 173
Kantor, Tadeusz (1915-1990) : 270, 275, 471
Kanze, Hideo (1927-2007, acteur de nô, Japon) : 63
Kanze, Hisao (1925-1978, acteur de nô, Japon) : 63
Kanze Zeami (1363-1443, dramaturge, acteur de nô, Japon) : 53
Kara arap : 387
Kara Jûrô (né en 1940, dramaturge, metteur en scène, théâtre
contemporain) : 44, 68
Karagöz (en turc, « Œil noir », personnage éponyme du théâtre
d’ombres) : 13, 17, 23, 30, 35, 263, 364, 381, 391, 401
Karanth (Inde) : 257
Kasar, ‘Alî al- (1885-1957, Égypte) : 404
Kashgar (Xinjiang) : 322, 323
Kasimov, Faruhk (Tadjikistan) : 332
Kateb, Mustapha (1920-1989, Algérie) :420-422, 424
Katmandou (Népal) : 144-147, 154-156, 158, 159, 161, 162
Kavikarṇapura (XVIe siècle, Inde) : 175
Kavuklu (personnage de comédie populaire, Turquie) : 364, 365
Kawakami Otojirô (1864-1911, animateur du théâtre shinpa, Japon) : 56
Kawatake Mokuami (1816-1893, dramaturge, kabuki, Japon) : 50
Kayserili (en turc, « originaire de Césarée », personnage de karagöz) :
387
Kazakhstan : 321, 323, 325, 326
Kemal, Yaşar (1922-, Turquie) : 371-372
Kemal, Mustafa (1881-1934, Turquie) : 368
Kemal, Namık (1840-1888, Turquie) : 367
Kemal, Orhan (1914-1970, Turquie) : 372
Kenfaoui, Abdessamad (1928-1976, Maroc) : 425-426
Index des noms propres 515

Kēraḷakalāmaṇḍalam (Inde) : 205


Kéram, Ayshem (XXe s., Xinjiang) : 325
Kermânshâhi, Mir Seyf al-din (1re moitié du XIXe s., Iran) : 273
Keskin, Yıldırım (1932-, Turquie) : 373
Kessler, David (1860-1920) : 500
Khái Hưng (1896-1947, Vietnam) : 132, 133, 137
Khalaj, Esmâ’il (2e moitié XXe s., Iran) : 277
Khamza (personnage religieux, monde musulman) : 329
Khaznadar, Chérif (XXe s.) : 396
Kheyl, Malek (XXe s., Afghanistan) : 310
Khojakuliyev, Avlyakuli (XXe s., Turkménistan) : 332
Khokanâ (Khvaknâ, Népal) : 144-146
Khosti, Rahmatullâh (2e moitié du XXe s., Afghanistan) : 316
Khûri, Shakib (XXe siècle, Liban) : 415
Kim Ara (1956-, Corée) : 84
Kim Cha-rim (1926-, Corée) : 76
Kim Chông-suk (1960-, Corée) : 84
Kim Hyo-kyông (XXe s., Corée) : 85
Kim Jeong-ock (1932-, Corée) : 85
Kim Min-ki (1951-, Corée) : 82
Kim Myung-wha (1966-, Corée) : 84, 85
Kim Nak-hyông (XXe s., Corée) : 84
Kim Sang-yôl (1941-, Corée) : 86
Kim Ui-gyông (1936-, Corée) : 84
Kim U-jin (1897-1926, Corée) : 77
Kim Yun-mi (1967-, Corée) : 84
Kini, Myriam (Israël) : 467
Kirby, E. T. : 26
Kirghizstan : 328
Kirtipur (Kipû, Népal) : 144, 146
Kishon, Efraïm (1924-2005, Israël) : 460
Kiyâ, Khosrow (XXe s., Iran) : 275
Klodiachvili, David (1862-1931, Géorgie) : 347
Koblié, Bitlostan (1897-1985, Tcherkessie) : 350
Kohala : 177
Kökasal, Ülker (1931-, Turquie) : 373
Kokuritsu bunraku gekijô (Japon) : 60, 62
Kokuritsu gekijô (Japon) : 60
Kokuritsu nô gekijô (Japon) : 60
Kōṭṭakal (Inde) : 206, 209, 210
Kottler, Oded (1937-, Israël) : 464
Kréa, Henri (1933-2000, Algérie) : 422
516 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Krishna (personnage, Inde) : 28, 155, 233-235, 245, 253


Kr̥śāsva (Inde) : 176
Kr̥ṣṇamiśra (XIe siècle, Inde) : 175
Ksentini, Rachid (1887-1944, Algérie) : 420, 423
Kucha (Xinjiang) : 322
Kudret Akasl, Sabahattin (1920, Turquie) : 374
Kudsi Tecer, Ahmet (1901-1967, Turquie) : 368-369
Kumârî (déesse, Népal) : 154, 160
Kurokawa (Japon) : 66
Kwangju (Corée) : 80, 83
Kyûshû (Japon) : 66

L
L’Étoile (al-Nejma, première troupe tunisienne) : 418
Lahlou, Nabil (1945-, Maroc) : 427
Lakṣmaṇa (personnage, Inde) : 217, 218, 219, 222, 223
Lalitpur (Népal) : 142, 144, 145, 147, 148, 151, 155, 156, 158, 159, 163
Lan Khai (1906-1945, Vietnam) : 131, 136
Lao She (1899-1968, Chine) : 39
Lapid, Shulamit (1934-, Israël) : 467
Latifi, ‘Abd al-Rashid (XXe s., Afghanistan) : 310
Laz (en turc, « originaire de la mer Noire », personnage de karagöz) :
387
Lê Công Đắc (1re moitié du XXe s., Vietnam) : 135
Lechy Elbernon (personnage d’une pièce de Claudel) : 186
Lerner, Motti (1959-, Israël) : 466
Les Ongles (troupe, Palestine) : 417
Lévin, Hanokh (1943-1999, Israël) : 41, 462-464, 466
Leyla/Leyli (personnage d’héroïne romantique, monde arabe et indo-
persan) : 67, 345, 346, 495, 429
Li Mingsheng 李鸣盛 (1926-2002, Chine) : 109
Liang Guyin 梁谷音 (1942-, Chine) : 111, 112
Liban : 41, 45, 269, 404, 411, 466
Libresco, Yitskhok (Isaac) : 483, 492, 493
Liebrecht, Savyon (1948-, Israël) : 466
Linetzki, Yitskhok Yoël (ou Linetzky, 1839-1915) :
Liu Bei 劉備 (161-223, Chine) : 102
Liu Yilong 劉異龍 (1939-, Chine) : 111, 112
Livius Andronicus (285 ?-204 av. J.-C., Rome) : 168
Lowy, Isaac (acteur juif) : 478
Lưu Quang Thuận (1921-1981, Vietnam) : 133
Index des noms propres 517

Lưu Quang Vũ (1948-1988, Vietnam) : 136


Lưu Trọng Lư (1911-1991, Vietnam) : 133
Luzzatto, Moshé Haïm (1707-1746) : 456

M
Ma Zhiyuan 馬致遠 (ca. 1250-ca 1321, Chine) : 99
Maayan, David (Israël) : 466
Madani, ‘Izz al-din al- (1938-, Tunisie) : 418, 421
Madani, Ahmad Tewfiq al- (1899-1983, Algérie) : 421
Madawi, Abderrahmane (début XXe siècle, Algérie) : 421
Maeterlinck, Maurice (1862-1949) : 374
Maghût, Muhammad al- (1934-2006, Syrie) : 413, 415
Mahdiyya, Munîra al- (début XXe siècle, Égypte) : 404
Maheshvarî (Népal) : 154
Mahfûz, ‘Isâm (né en 1939, Liban) : 415
Mahmud I (1487-1502) : 328-329
Mahmud II (règne 1808-1839, Turquie) : 366
Mahmudi Kamâl al-Vozarâ, Ahmad (1875-1930, Iran) : 273
Majnoun/Majnun (héros romantique, personnage d’amoureux fou,
monde arabe et indo-persan) : 243, 322, 366, 405, 409
Makki, Ebrâhim (2e moitié XXe s., Iran) : 276
Makwânpur (Népal) : 145
Mālyavān (Inde) : 222, 226
Mammedzadeh, Mirza Bala (XIXe-XXe s., Azerbaïdjan) : 345
Manas (personnage) : 328
Mansali, Muhammad (début XXe siècle, Algérie) : 420
Marastun Nandâri (Afghanistan, théâtre et troupe) : 311
Mārgi (Inde) : 206
Marivaux, Pierre Carlet de Chamblain de (1688-1763) : 182, 343
Maroc : 13, 42, 45, 399, 404, 424-428, 443-446, 448
Marrakech : 35, 425, 442, 449
Martinez Thomas, Monique : 433
Matiz (en turc, « mauvais garçon », personnage de karagöz) : 387
Matsuda Masataka (1962-, Corée) : 88
Matsui Akira (1946-, acteur de nô, Japon) : 63
Maugham, William Somerset (1874-1965) : 457
Mazia, Edna (1949-, Israël) : 466
Megged, Aharon (1920-, Israël) : 460
Mehrtash, Esmâ’il (1re moitié du XIXe s., Iran) : 273
Mei Lanfang 梅蘭芳, (1894-1961, Chine) : 103
Meiji (ère, 1868-1912) : 33, 54, 61, 62, 67
518 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Ménandre (fin du IVe siècle, Grèce) : 168


Meng Jiang nü 孟姜女 (personnage légendaire chinois) : 96
Mēnōn, Vaḷḷattōḷ Nārāyaṇa (1878-1958, Inde) : 205
Meyerhold, Vsevolod (1874-1940) : 22, 86, 102, 368
Mıhdat Efendi, Ahmet (XXe s., Turquie) : 367
Minamata (Japon) : 65
Ming 明 (dynastie chinoise, 1368-1644) : 95, 112, 113
Mir (Inde) : 242
Mirzâ Âqâ Tabrizi (XIXe s., Iran) : 272, 273
Mirzâ Habib Esfahâni (1835 ?-1897, Iran) : 273
Mishima Yukio (1925-1970, écrivain, dramaturge, Japon) : 67
Mittelpunkt, Hillel (1949-, Israël) : 463
Mniai, Mehdi (XXe s., Maroc) : 424
Mnouchkine, Ariane (1939-) : 19, 40, 102, 315
Mobârak (personnage de comédie populaire, Iran) : 264
Mofid, Bijan (1936-1984, Iran) : 275, 276
Mohan Rakesh (1925-1972, Inde) : 235
Mokhwa (troupe, Corée) : 83
Molière (Jean-Baptiste Poquelin, 1622-1673) : 29, 36, 37, 121, 124-126,
130, 182, 272, 294, 311, 332, 343-345, 366-367, 402-403
Moqaddam, Hasan (1re moitié du XIXe s., Iran) : 273
Morâd, Gowhar (de son vrai nom Gholamhoseyn Sâ‘edi, 1935-1985,
Iran) : 275, 278
Moscou : 38, 274, 331, 332, 343, 347, 348, 356, 357, 456, 457, 496
Mossinsohn, Yigal (1917-1994, Israël) : 459, 460
Moursali, Boudia (XXe siècle, Algérie) : 422
Mudawwar, Farîd (XXe siècle, Liban) : 414
Muhammad ‘Alî Pacha (1805-1848, Égypte) : 402
Mulian 目連 (héros de pièces rituelles chinoises) : 96, 97, 106
Muloqot (Ouzbékistan, troupe) : 333
Multaqâ, Antoine (XXe siècle, Liban) : 45, 414
Mun Sam-hwa (1973-, Corée) : 88
Murāri (Xe siècle, Inde) : 215-217, 221, 222, 226, 228-230
Musset, Alfred de (1810-1857) : 343
Mustafa Efendi (Turquie) : 367
Mutallip, Lutpulla (1922-1945, Xinjiang) : 323, 325
Mutrân, Khalîl (1872-1948, Égypte) : 405

N
Na’lbandiân, ‘Abbâs (1947-, Iran) : 275
Nabari Nandâri (théâtre, Afghanistan) : 311
Index des noms propres 519

Nadîm, Abd Allah al- (1843-1896, Égypte) : 403


Nafisi, Sa’id (1895-1966, Iran) : 273
Nahuṣa (personnage, Inde) : 181
Naka Tarô (1922-, poète, Japon) : 63
Nakamura Kanzaburô (XXe s., lignée d’acteurs japonais) : 61
Nalân, Na’matullâh (2e moitié du XXe s., Afghanistan) : 317
Nam Xương (1re moitié du XXe s., Vietnam) : 135
Namaṅgalam Mādhavan Nampūtiri (Inde) : 210
Naṃpūṭirippāṭu’, Līla (XXe s., Inde) : 206
Naoum, Michel (XIXe s.) : 366
Napoléon Bonaparte (1769-1821) : 37, 394, 402
Naqqâsh, Mârûn al- (1817-1855, Liban) : 402
Naqqâsh, Mohammad Akram (XXe s., Afghanistan) : 310
Naqqâsh, Salîm al- (XIXe siècle, Égypte) : 404
Nârada : 155
Nâsahdyah (Inde) : 148, 156-157
Nasir, Merup (XXe s., Xinjiang) : 323
Nasiriyân, ‘Ali (2e moitié XXe s., Iran) : 44, 276
Naşit (1886-1943, Turquie) : 366
Nasr, ‘Ali (1893-1962, Iran) : 373, 274
National School of Drama (Inde) : 234
Nava Durgâ (Népal) : 144-148, 151-155
Navoï, Alisher (Alishir Navâ’i, 1441-1501) : 323, 329
Nāyar, Padmanābhan (XXe s., Inde) : 206, 207
Nāyar, Rāmankuṭṭi (XXe s., Inde) : 207
Nazareth : 416, 464, 465
Nazir (Inde) : 239-243, 245
Negâh, Sa’id Moqaddas (XXe s., Afghanistan) : 310
Nehru, Jawaharlal (1889-1964, Inde) : 42, 234
Népal : 17, 19, 24, 28, 30, 34, 141, 142
Nesâr, ‘Abd al-Latif (XXe s., Afghanistan) : 310
Nesin, Aziz (1915-1995, Turquie) : 370
Nguyễn Đình Nghị (1883-1954, Vietnam) : 128
Nguyễn Duy Tốn (1881-1924, Vietnam) : 130
Nguyễn Giang (1910-1969, Vietnam) : 126
Nguyễn Hữu Kim (1re moitié du XXe s., Vietnam) : 131
Nguyễn Mạnh Tường (1909-1997, Vietnam) : 134
Nguyễn Nhược Pháp (1914-1938, Vietnam) : 132
Nguyễn Quang Lập (1956-, Vietnam) : 138
Nguyễn Tuân (1910-1987, Vietnam) : 131, 136
Nguyễn Văn Vĩnh (1882-1936, Vietnam) : 123, 126, 135
Nguyễn Xuân Trâm (XXe s., Vietnam) : 134
520 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Nhất Linh (Nguyễn Tường Tam, 1905-1963, Vietnam) : 133


Nikbin, Wakel (2e moitié du XXe s., Afghanistan) : 317
Ninagawa Yukio (1935-, dramaturge, metteur en scène, théâtre
contemporain, Japon) : 68
Nirala (Suryakant Tripathi, 1899-1961, Inde) : 234
Nivelle de La Chaussée, Pierre Claude (1692-1754) : 126
Noémie (Bible) : 481
Notsar : 465
Nu’aymah, Mikhâ’îl (1894-1988, Liban) : 414
Nushin, ‘Abd al-Hoseyn (1901-1971, Iran) : 274

O
O Kyông-suk (1955-, Corée) : 87
O T’ae-sôk (1940-, Corée) : 45, 78, 83, 86
O Yông-jin (1916-1974, Corée) : 76
O Yu-gyông, (XXe s., Corée) : 87
O. Kuni [Izumo no O. Kuni] (?-après 1613, « fondatrice » du kabuki,
Japon) : 56
O’Neill, Eugene (1888-1953) : 39, 75
Odessa : 491, 496
Olmez, Mouradine (1949-, Kabardino-Balkarie) : 353
Öngören, Vasıf (1938-1984, Turquie) : 373
Ôno Kazuo (1906-2010, danseur de butô, Japon) : 63
Onoe Kikunosuke V (1977-, acteur de kabuki, Japon) : 61
Orloff-Arieli, Levi Aryé (1886-1943, Israël) : 439
Ôsaka (Japon) : 60, 62
Osborne, John (1929-1994) : 40, 274, 409
Ôta Shôgô (1939-, dramaturge, metteur en scène, théâtre contemporain,
Japon) : 44, 68
Ouettar, Taher (1936-2010, Algérie) : 424
Ouïgour (Turkestan oriental, Xinjiang) : 322-325
Ouzbékistan : 328, 330-332, 334, 337
Oya, Berkun (1977-, Turquie) : 377
Özakman, Turgut (1930-, Turquie) : 371

P
Pabou-ji (Inde) : 233
Paghmân (troupe, Afghanistan) : 310
Pagnol, Marcel (1895-1974) : 274
Pak Chông-hûi (XXe s., Corée) : 87
Pak Hyôn-suk (1926-, Corée) : 76
Index des noms propres 521

Pak Kûn-hyông (1963-, Corée) : 87


Palestine : 413, 416, 457, 458
Pâmir, Mohammad Akbar (XXe s., Afghanistan) : 310
Panautî (Panti, Népal) : 144, 146, 147, 163
Pāṇini (560-480 av. J.-C., Inde) : 176
Pankova, Yelena (danseuse contemporaine, ballets Kirov) : 63
Pant (Inde) : 234
Parsi Theatrical Company (Inde) : 234
Pārvatī (Inde) : 328
Parwâz (troupe, Afghanistan) : 317
Passovski, Yossef (Milo, Israël) : 459
Penso della Vega, Yosef Felix (1650-1692) : 455
Peretz, Itsrak Leib (1852-1917) : 473, 482, 484
Phạm Ngọc Khôi (1re moitié du XXe s., Vietnam) : 135
Phạm Quỳnh (1892-1945, Vietnam) : 126
Phan Khắc Khoan (1916-1998, Vietnam) : 133
Pharping (Phãpi, Népal) : 144, 153
Piccolo Teatro (troupe) : 375
Pinkerton (personnage de Madame Butterfly) : 62
Pinter, Harold (1930-) : 40, 274
Piscator, Erwin (1893-1966) : 40, 41, 412, 424, 427
Pişekar (personnage de comédie populaire, Turquie) : 364, 365
Plaute (254-184 av. J.-C., Rome) : 50, 168
Pokharâ (Népal) : 144
Pologne : 566
Prasad (Inde) : 234
Puhan Nandâri (troupe, Afghanistan) : 310, 311, 314
Pulgaemikûk (« Les fourmis rouges », troupe, Corée) : 76
Purūravas (personnage, Inde) : 170, 181
Pyângâon (Svãgu, Népal) : 142, 144, 158, 159, 162

Q
Qabbânî, Abû Khalîl al- (1833-1902, Syrie, Égypte) : 402, 403, 412
Qâderi Zâdah, Ziyâ (XXe s., Afghanistan) : 311
Qâdî, Yûsuf al- (XXe siècle, Liban) : 413
Qadir, Zunun (XXe s., Xinjiang) : 324
Qanu’, Ahmad (1936-1998, Syrie) : 414
Qâsim, Samîh al- (né en 1939, Palestine) : 416
Qemberi, Qasimjan (XXe s., Xinjiang) : 322
Qin Hui 秦桧 (1090-1155, Chine) : 93, 94
Qirdâhî, Sulaymân al- (?-1909, Égypte) : 404, 419
522 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Qumul (Xinjiang) : 322


Qurban, Guzelnur (XXe s., Xinjiang) : 325

R
Rabat : 425
Rabbi Nathan (IIe siècle) : 479
Rabbi Yehoudah (Juda Hanassi, 135-220) : 472
Racine, Jean (1639-1699) : 37, 122, 124, 125, 343, 366, 403
Râdi, Akbar (1939-, Iran) : 276, 278
Rafi’i, ‘Ali (XXe-XXIe s., Iran) : 371
Rahbar, Mahmud (2e moitié XXe s., Iran) : 277
Raïs, Abdelhalim (1921-1975, Algérie) : 420, 421
Rajasthan (Inde) : 233, 238
Rāma (Inde) : 28, 154, 174, 216-220, 222, 223, 224, 226, 227, 229, 233
Râmcandra (1899-1983, Inde) : 155
Râmesh, Mohammad Anwar (2e moitié du XXe s., Afghanistan) : 317
Ramnagar (Inde) : 233
Ramzî, Ibrâhîm (1885-1949, Égypte) : 404, 406
Raonaq, ‘Ali (XXe s., Afghanistan) : 311
Rechdouni, Karékin H. (1840-1879, Arménie) : 344
Renan, Ernest (1823-1892) : 472
Resâm, Qows al-din (XXe s., Afghanistan) : 310
Resh Lakish (c. 200, Palestine) : 479, 480
Reşit Rey, Cemal (1904-1985, Turquie) : 369
Reşit Rey, Ekrem (1900-1959, Turquie) : 369
Reza, Yasmina (1959-) : 88, 89
Ridgeway, William (1858-1928, archéologue britannique) : 26
Rifat, Oktay (1914-1988, Turquie) : 373
Rigan, Noemie (1949-, Israël) : 467
Rihânî, Najîb al- (1891-1949, Égypte) : 404
Robina, Hanna (1892-1980, Israël) : 457, 459, 462, 463, 474
Rolland, Romain (1866-1944) : 274
Romains, Jules (1885-1972) : 274
Rong Diexian 榮蝶仙 (1893-?, Chine) : 101
Rouiched (Ahmed ‘Iyâd, 1921-1999, Algérie) : 421, 422, 423
Roumanie : 488, 492, 493
Royal Shakespeare Company (troupe, Grande-Bretagne) : 395
Roubaïki, Abdallah (2e moitié XXe siècle, Algérie) : 422
Rûman, Mikhâ’îl (1927-1973, Égypte) : 409
Rushdî, ‘Abd al-Rahmân (début XXe siècle, Égypte) : 404
Rushdî, Fâtima (1908-1996, Égypte) : 404, 416
Index des noms propres 523

Rushdî, Râshid (1912-1983, Égypte) : 409


Russie :84, 86, 272, 342, 347, 461, 462, 489, 491, 494-498, 501
Ruth (Bible) : 480

S
Sâberi, Pari (1932-, Iran) : 279, 289
Sabuncu, Başar (1943-, Turquie) : 374
Sabûr, Salâh ‘Abd al- (1931-1981, Égypte) : 408
Sachs, Hans (1494-1576, poète allemand) : 50
Saddiki, Tayeb (1938-, Maroc) : 45, 425, 426, 441-453
Sâdeghi, Qotboddin (2e moitié XXe s., Iran) : 286, 289, 290
Sadiq, Ablimit (XXe s., Xinjiang) : 325
Safavides (1501-1736, Iran) : 268
Safdar Hashmi (1954-1989, Inde) : 235
Safiri, Abdelkader (XXe siècle, Algérie) : 423
Saïdov, Garoun (XIXe-XXe s., Daghestan) : 348
Saigon : 121, 123, 124, 128
Sakate Yôji (1962-, dramaturge, metteur en scène, théâtre contemporain,
Japon) : 68
Śakuntalā (personnage, Inde) : 183, 184, 185
Salâh al-dîn al-‘Ayyûbî (1138-1193) : 424
Sâlehzehi, Salmân Fârsi (2e moitié XXe s., Iran) : 277
Salîm, ‘Alî (1936-, Égypte) : 409
Sâlim, Istîfân Jûzîf (XIXe siècle, Syrie) : 493
Samı, Şemseddin (1850-1904, Turquie) : 367
San Francisco Mime Theatre : 40
Sangît Nâtak Akâdamî (Academy of Performing Arts, Inde) : 234
Sânkhu (Sakva, Népal) : 144
Sannû’, Ya‘qûb b. Râfâ’îl (1839-1912, Égypte) : 403
Sanqing 三慶班 (troupe pékinoise) : 96
Sârâj, Zaynab (XXe s., Afghanistan) : 311
Saraya (troupe, Israël) : 464
Sartre, Jean-Paul (1905-1980) : 460
Satô Makoto (1943-, metteur en scène, théâtre contemporain, Japon) :
44, 68
Satuq Bughrakhan (Xe siècle, Turkestan oriental) : 322
Saxena, S. (Inde) : 235
Sayın, Hidayet (1929-, Turquie) : 372
Sayyâd, Parviz (2e moitié XXe s., Iran) : 278
Schiller, Friedrich von (1759-1805) : 274, 343, 366, 368
Sefarim, Mendele Mokher (1838-1917, Israël) : 458
524 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Selim 1er (1470-1520, Turquie) : 381


Selim III (règne 1789-1807, Turquie) : 366
Semet, April (XXe s., Xinjiang) : 325
Sénèque (-4-65, Rome) : 168
Şensoy, Ferhan (1951-, Turquie) : 370, 377, 378
Séoul (Corée) : 76, 82, 85, 87, 88, 89
Shabtaï, Yaakov (1934-1981, Israël) : 463, 465
Shaham, Nathan (1923-, Israël) : 459, 460
Shahraman, Mohamed (XXe s., Maroc) : 426
Shâker, Gholâm ‘Amr (XXe s., Afghanistan) : 310
Shakespeare, William (1564-1616) : 36, 38, 50, 57, 67, 84, 87, 89, 114,
117, 126, 182, 211, 212, 234, 274, 278, 294, 311, 343, 366, 368, 375,
458, 500,
Shamir, Moshé (1921-2004, Israël) : 459, 466
Shant, Levon (1869-1951, Arménie) : 349
Sharqawi, ‘Abd al-Rahman al- (?-1988, Égypte) : 269, 408
Shârwali Nandâri (théâtre, Afghanistan) : 311
Shaw, George Bernard (1856-1950) : 57, 75, 274
Shawqî, Ahmad (1868-1932, Égypte) : 405
Shawwâf, Khâlid al- (1924-, Iraq) : 417
Shaykh ‘Alî Nahla (montreur d’ombres arabe, XVIIIe siècle) : 398
Shiblî, Haqqî al- (1903-1985, Iraq) : 416
Shimokita (Japon) : 66
Shinkokugeki (Japon) : 59
Shirin (personnage d’héroïne romantique, monde indo-iranien) : 243
Shiva (Inde) : 149, 152, 154, 155, 156
Shôchiku (Japon) : 57, 60, 62
Śilālin (Inde) : 176
Simferopol : 491
Simta (« Ruelle », troupe, Israël) : 464
Şinasi, Ibrahim (1826-1871, Turquie) : 366
Singinî : 157
Slimane Benaïssa (1943-, Algérie) : 422
Sô Chae-hyông (1970-, Corée) : 87
Sobol, Yehoshua (1939-, Israël) : 463, 466
Sohn Jin-Chaek (1947-, Corée) : 83
Soliman le Magnifique (1495-1566, Turquie) : 381
Soltânpur, Sa’id (exécuté en 1981, Iran) : 277
Sommi, Leone de (1525 ?-1590 ?) : 456
Song Jiang 松江 (personnage, Chine) : 108, 109, 110, 11, 113, 114, 115
Song Kim (1913-2008, Vietnam) : 136
Song Sôn-ho (1963-, Corée) : 88
Index des noms propres 525

Song Yông (1903-1978, Corée) : 76


Song 宋 (dynastie chinoise, 960-1279) : 73, 95
Sophocle (-496-406, dramaturge grec) : 22, 50, 167, 274, 475
Soundoukian, Gabriel (1825-1912, Arménie) : 343
Śreedharan, Iyamkode (début XXe s., Inde) : 206, 210, 211
Stanislavski, Constantin (1863-1938) : 19, 22, 28, 43, 86, 273
Strauss, Botho (1944-) : 187
Strindberg, August (1849-1912) : 21, 463, 501
Sudermann, Hermann (1857-1928, dramaturge allemand) : 57
Śūdraka (Inde) : 173
Sümer, Dinçer (1938-, Turquie) : 272, 273
Sun Juxian 孫菊仙 (1841-1931, Chine) : 104
Surûr, Najîb (?-1978, Égypte) : 408
Suzuki Tadashi (1939-, metteur en scène, théâtre contemporain, Japon) : 68
Syrie : 37, 41, 387, 402, 404, 411, 416, 431

T
Tabaksoev, Moukhtar (XXe s., Kabardino-Balkarie) : 351
Tachkent : 327, 330, 331
Tada Tomio (1934-2010, poète, dramaturge, Japon) : 63
Tāḍakā (Inde) : 17, 218
Tadjikistan : 315, 327, 332
Tahar, Ali Sharif (début XXe siècle, Algérie) : 419
Tâheri, Hâmed Mohammad (XXe-XXIe s., Iran) : 219, 293
Tâjzây, Asad (2e moitié du XXe s., Afghanistan) : 316
Takao [Kataoka Nizaemon XIV] (1944-, acteur de kabuki, Japon) : 61
Takarazuka (Japon, troupe) : 59, 67
Tamasaburô [Bandô Tamasaburô V] (1950-, acteur de kabuki, Japon) : 61
Tambur, Rozi (XXe s., Xinjiang) : 323
Tamerlan (Timur Lang, 1336-1405) : 327, 334, 338
Tan Xinpei 譚鑫培(1847-1917, Chine) : 98
Taner, Haldun (1915-1986, Turquie) : 366, 370, 373
Tang Xianzu 湯顯祖(1550-1616, Chine) : 99, 113
Tanvir, Habib (1923-2009, Inde) : 235, 236-245, 256
Taymûr, Mahmûd (1894-1973, Égypte) : 408
Taymûr, Muhammad (?-1921, Égypte) : 404, 405
Tchekov, Anton (1860-1904) : 274
Tcherkessie : 342, 350
Tchétchénie : 352, 356
Teatro Campesino (troupe) : 40
Tekiyye Dowlat (Iran) : 269
526 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Tel-Aviv : 457, 461, 463, 464


Téraï (Népal) : 141
Terayama Shûji (1935-1983, dramaturge, metteur en scène, théâtre
contemporain, Japon) : 44, 68
Térence (190-159 av. J.-C., Rome) : 50, 168
Thaïlande : 17, 23
Thế Lữ (1907-1989, Vietnam) : 133, 135, 136
Théâtre Arabe-Hébreu (troupe, Israël) : 465
Théâtre de la Taganka (troupe) : 376
Théâtre des Gens (Masrah al-nâs, Maroc) : 427
Théâtre du Soleil (troupe) : 40, 44, 315, 419
Théâtre hébreu (troupe, Israël) : 458
Théâtre national algérien (TNA) : 422
Théâtre Yiddish-spiel (troupe, Israël) : 457
Theco (Thecva, Népal) : 144, 145, 152, 154, 156
Thespis : 22, 167
Tibet : 30
Timoud, Mohamed (Maroc) : 436
Tinh Hoa (troupe, Vietnam) : 132, 136
Tiryaki (en turc, « fumeur d’opium », personnage de karagöz) : 387
Tmouna (« Image », Israël, troupe) : 464
Tokhti, Saydulla (XXe s., Xinjiang) : 325
Tokugawa (dynastie de shoguns 1603-1867, Japon) : 53
Tôkyô : 49, 55, 60, 65, 67, 69, 74, 76
Tolstoï, Léon (1828-1910) : 489, 497, 500
Tomashevsky, Boris (1909-1974) : 495, 500
Tomer, Bension (1928-, Israël) : 466
Tong Zhiling 童芷苓 (1922-1995, Chine) : 109
Tonkin : 121, 124
Topchian, Alexandre (1939-, Arménie) : 351
Touri, Mohamed El- (1914-1959, Algérie) : 421
Toy, Eroy (1936-, Turquie) : 372
Tracz, Dani (Israël) : 463
Trần Văn Khê (1921-, Vietnam) : 125, 138
Trivandrum (Inde) : 174, 206
Troupe Badaoui (Maroc) : 427
Troupe de la Dignité (al-Chahâma, Tunisie) : 418
Troupe des Ballons (troupe, Palestine) : 417
Troupe des Lettres (al-Adâb, Tunisie) : 418
Troupe du Centre marocain de recherches dramatiques : 426
Troupe du Petit Masque (Maroc) : 426
Troupe du théâtre marocain (al-Maâmora) : 425, 426
Index des noms propres 527

Tṛśśūr (Inde) : 210, 212


Tsavta (« Ensemble », troupe, Israël) : 464
Tsubouchi Shôyô (1859-1935, dramaturge, pionnier du théâtre moderne,
Japon) : 38, 57
Tsukiji shôgekijô (« Petit théâtre de Tsukiji », troupe, Japon) : 58
Tulaymat, Zaki (1895-1982, Égypte) : 395
Tunis : 404
Tunisie : 42, 382, 399, 400-422
Turkménistan : 327
Tzemah, Nahum (1887-1939, Israël) : 456, 457

U
Ubayd (personnage, monde arabe) : 433, 434, 436, 437
Ubaydî, Sa’dûn al- (1935-, Iraq) : 417
Udwân, Mamdûh (1941-, Syrie) : 413
Uhm In-hee (1955-, Corée) : 84
Ukraine : 496
Umehara Takeshi (1925-, philosophe, écrivain, Japon) : 64
Umewaka Minoru (1827-1909, acteur de nô, Japon) :54
Umewaka Rokurô (1948-, acteur de nô, Japon) : 63
Ưng Bình Thúc Giạ Thị (1877-1961, Vietnam) : 128
Union théâtrale palestinienne (Palestine) : 416
Upendra Nath Ashk (1910-1996, Inde) : 234
Ursân, ‘Alî ‘Uqla (1940-, Syrie) : 413
URSS : 38, 307, 327, 331, 333, 344, 347, 348, 350, 356, 456, 457, 501
Urumchi (Xinjiang) : 323, 324, 325
Urvaśī (personnage, Inde) : 170, 181

V
Vâ’ez Kâshefi, Hoseyn (?-1504, Iran) : 268
Vaid, Krishna Baldev (1927-, Inde) : 235, 245-256
Vakhtangov, Evgueni (1883-1922) : 456, 473
Vâlmiki (Inde) : 155
Vāmadeva (Inde) : 225
Vāriyar, Uṇṇāyi (1750-1812, Inde) : 206
Vidyākara (Inde) : 215
Vietnam : 23, 25, 33, 42, 122, 126, 127, 129, 134, 137, 138, 418
Vi Huyền Đắc (1899-1976, Vietnam) : 126, 129, 131, 134, 136
Vincent, Jean-Pierre (1942-) : 471
Viśākhadatta (Ve siècle ?, Inde) : 229
Viṣṇu (Inde) : 195, 220
528 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Viṣṇubhaṭṭa (Inde) : 216, 226


Viśvāmitra (Inde) : 226
Voisin, André : 425
Vũ Đình Long (1896-1960, Vietnam) : 122, 126, 129, 130, 131, 136
Vũ Hòang Chương (1916-1976, Vietnam) : 133, 135
Vũ Trọng Can (?-1943, Vietnam) : 133
Vũ Trọng Phụng (1912-1939, Vietnam) : 126, 132

W
Wahbah, Sa’d al-dîn (né en 1925, Égypte) : 410
Wahbî, Yûsuf (1889-1982, Égypte) : 404
Wajahat, Azghar (1946-, Inde) : 235
Wang Qiugui 王秋桂 (universitaire taiwanais) : 116
Wannûs, Sa‘dallâh (1940-1997, Syrie) : 41, 411, 412, 432-440
Wei Changsheng 魏長生(1744-1802, Chine) : 94
Wei Liangfu 魏良輔 (milieu du XVIe siècle, Chine) : 100
Weil, Mark (1952-2007, Ouzbékistan) : 331, 334, 338
Werbel, Eliahou Mordekhaï : 491
Wesker, Arnold (1932-, Japon) : 67
Wilde, Oscar (1854-1900) : 87, 274
Williams, Tennessee (1911-1983) : 274
Wilson, Robert (1941-) : 376
Won Young-oh (1960-, Corée) : 88
Wooster Group (troupe) : 376
Wu Xingguo 吳興國 (Wu Hsing-Kuo, Taiwan) : 115
Wu Zuguang (1917-2003 ?, Chine) : 39

X
Xinjiang : 321, 322, 325
Xu Zichang 許自昌 (XVIe-XVIe s., Chine) :114

Y
Yacine, Kateb (1929-1989, Algérie) : 422, 423, 424
Yaffé Toar : 480
Yalfâni, Mohsen (XXe-XXIe s., Iran) : 278
Yan Poxi 阎婆惜 (personnage, Chine) : 108-109, 111-115
Yang Chông-ung (1967-, Corée) : 86-87
Yazidi, Muhammad al- (1re moitié XXe siècle, Maroc) : 322, 323
Yehya, Jalalidin (XXe s., Xinjiang) : 323
Yektâ’i, Mohammad (XXe s., Iran) : 275
Index des noms propres 529

Yi Chung-sôp (1916-1956, Corée) : 77


Yi Hae-je (1971-, Corée) : 86
Yi Hyôn-hwa (1943-, Corée) : 78, 79
Yi In-jik (1862-1916, Corée) : 38, 72, 73
Yi Kang-baek (1947-, Corée) : 78
Yi Yun-t’aek (1952-, Corée) : 79, 83, 86
Yildiz, Rûşen (XXe-XXIe s., Turquie, France) : 390, 418
Yolvaskhan (XXe s., Xinjiang) : 325
Yu Ch’i-jin (1905-1974, Corée) : 75
Yu Chin-wôl (1962-, Corée) : 84
Yu Min-yông (1937-, Corée) : 73, 78
Yuan 元 (dynastie chinoise fondée par les Mongols, 1277-1367) : 95,
99, 102, 107
Yue Fei 岳飞岳飛 (1103-1142, Chine) : 93, 94
Yun Dae-sông (1939-, Corée) : 79
Yun Ho-jin (1948, Corée) : 85
Yun Paek-nam (1888-1954, Corée) : 73
Yunus, Tursun (XXe s., Xinjiang) : 325

Z
Zâhid (personnage, monde arabe) : 433, 438
Zakir, Mahire (XXe s., Xinjiang) : 325
Zakutto, Moshé : 455
Zankana, Muhyî al-dîn (1940-, Irak) : 417
Zavit (« Angle », troupe, Israël) : 460
Zaydân, Jurjî (1861-1914, Égypte) : 406
Zaynab Nandâri (troupe, Afghanistan) : 310, 311
Zenshin-za (Japon) : 59
Zerouali, Abdelhak (XXe s., Maroc) : 427
Zghari, Mohamed al- (XXe s., Maroc) : 424
Zhang Erkui 張二奎 (1814-1864, Chine) : 104
Zhang Sanlang 张三郎 (personnage, Chine) : 108, 109, 111, 113, 115
Zhongdu xiu (« la Belle de Zhongdu » 忠都秀, XVIe siècle) : 102
Zhou Xinfang 周信芳 (1895-1975, Chine) : 114
Zira (« Arène », troupe, Israël) : 460
Ziyâ, Ahmad (XXe s., Afghanistan) : 311
Ziyai, Ehmet (XXe s., Xinjiang) : 324
Zouta (« Bagatelle », troupe, Israël) : 460
Index des œuvres et des spectacles

132 ans : 422


2019 Comédie de fiction sans science (Bilimsiz Kurgusal Güldürü) : 378
4.48 Psychosis : 87

A
À chacun son jugement (Koul ouahed wa hakmou) : 424
À l’écoute de la rue : 275
À l’embarcadère (Sônch’akjangesô) : 87
À moitié incomplets (Âdhe adhûre) : 235
A’rab : 419
Abbâs Âqâ, ouvrier d’Iran National (‘Abbâs Âqâ, kârgar-e irân
nasional) : 277
Abbâsa : 424
Abd al-Sattâr Efendi : 404
Abîme, L’ (al-Hâwiya) : 404
Abri n° 13 (al-Makhba’ raqam 13) : 405, 407
Abu al-Hasan le simplet (Abu al-Hasan al-mughaffal) : 402
Abu Moslem Nâme : 265
Affaire de la disparition du prince (Hwangseja siljongsakôn) : 87
Afghanistan d’aujourd’hui, L’ : 318
Afrâ : 296
Âge sombre (Andhâ Yug) : 234
Agra Bazar : 239, 240
Akbar le héros se meurt (Pahlavân Akbar mimirad) : 276
Alchimiste, L’ (Mollâ Ebrâhim Khalil Kimyâgar) : 272
Al-Hakim bi amr Allâh : 408
Ali Bey le Grand (‘Ali Bek al-kabir) : 405
Ali Janah de Tabriz : 410
Ali Khoja : 416
Allah Karim : 458
Allez, tue, chéri (Hadi Öldürsene Canikom) : 369
Al-Mansûr al-Dhahabî : 424
Al-Nâsir : 407
Al-Walîd b. ‘Abd al-Malik : 424
Al-Zir Salim : 410
Amant distrait, L’ (al-’Ashiq al-shârid) : 414
532 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Âme de Don Quichotte, L’ (Don Kişot’un Ruhu) : 377


Ami et épouse (Bạn và vợ) : 130
Amour au temps de la vieillesse, L’ (‘Eshq dar piri) : 273
Amoureux du café désert, Les : 419
Ancêtres du muqam, Les (Muqam ajdadliri) : 324
Ancêtres redoublent de férocité, Les : 324
Âne, L’ (Khar) : 278
Antara : 397, 405
Antara dans les miroirs brisés (‘Antara fi’l-marâya al-mukassara) : 406
Antiquaire clair de lune, L’ : 423
Appelle-moi Siomka : 460
Apprenti dessinateur, L’ (Người học vẽ) : 132
Arabes ont dit, Les (Galou al-Arab galou) : 424
Arbeit macht frei fun Toitland Europa : 466
Arbre de Chine, L’ (al-Zinzalakht) : 414
Arc-en-ciel, L’ (H’zem el ghoula) : 423
Arène familiale, L’ (Parivâr akhârâ) : 245, 250-256
Argent des médicaments, L’ (Fulûs al-dawa) : 417
Argent, L’ (El-Flous) : 422
Argent, L’ (Kim Tiền) : 131
Arlequin, serviteur de deux maîtres : 324
Arshin mal alan : 424
Arthaśāstra (Le Traité de politique) : 175
Ascension : 355
Aspirateur, L’ (Chingongch’ôngsoki) : 88
Associé, L’ (Ortak) : 373
Assomption, L’ (Intiqâl al-’Adhrâ) : 414
Atçalı Kel Memet : 371
Attention au chien (Dikkat Köpek Var) : 374
Au bord de l’eau (Shuihu zhuan 水滸傳, roman en langue vulgaire) :
107-115
Au service de la patrie (Fi sabil al-watan) : 420
Au milieu des nuages (Dar miyân-e abrhâ) : 288, 296, 299, 300
Aucassin et Nicolette : 345
Autant en emporte le vent : 67
Aux bons soins de Zakkur (Taht ri’âyat Zakkûr) : 414
Avalanche (Çığ) : 375
Avant théâtre : 423
Avare, L’ (Molière) : 126
Avare, L’ (al-Bakhîl) : 402, 404
Aventures de la tête du mamlouk Jabir, Les (Mughâmarât ra’s al-
mamlûk Jâbir) : 412
Index des œuvres et des spectacles 533

Averse, L’ : 466
Avocats, Les (Vokalâ-e morâfe’e) : 272
Avodah Zarah (« De l’idolâtrie ») : 473, 474, 475, 480

B
Bahrâm-e Choubine : 290
Balançoire, La (Salıncak) : 386
Balayeurs, Les (Al-Shattâba) : 425
Balcon, Le : 87
Ballade d’Ali de Keşan, La (Keşanli Alı Destani) : 365
Barakassa ou le Problème du pouvoir (Barakasa aw mushkilât al-
hukm) : 406
Barbier de Bagdad, Le : 410
Barque, La (Kayik) : 386
Bataille de Qâdesiyya, La : 417
Bataille des coqs, La : 424
Bataille pour Bakou, La : 345
Bateau coule, Le (Babor Eghraq) : 424
Bible : 456, 460, 465, 470, 471, 472, 475, 481, 483, 490, 496, 497
Bicyclette de Ghengis Khan, La (Cengiz Han’ın Bisikleti) : 369
Bien et le Mal, Le (al-Khayr wa al-sharr) : 414
Bienvenue à la vie : 419
Biga-1920 : 376
Bijan et Manije : 263
Bilâl : 422
Blood Brothers : 84
Bohaç Han : 378
Bombe, La (Bomba) : 377
Bombes (Qanâbil) : 480
Bonhomme Misère (Sidi al-faqir) : 425
Bonne Dizaine, La (al-’Ashara al-tayyiba) : 405
Bonnes Femmes, Les (Kadıncıklar) : 376
Bonnes, Les : 87
Borni et Atra : 419
Bouba : 463
Boucherie de l’espérance : 423
Bouffon, Le (al-Muharrij) : 414
Bourgeois gentilhomme, Le : 126
Bourgeons et fleurs (Tzitzim uferakhim) : 591
Boutiquier et sa Femme, Le : 263
Brigands, Les : 367
Brocanteur et ses Fils, Le (Eskici ve Oğulları) : 372
534 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Bu Ali Sinâ : 310

C
C’est étrange (Qaribun hâdha) : 414
Cadavre sur le pavement, Le : 411
Cahier d’Allemagne, Le (Almanya Defteri) : 373
Cain et Abel : 332
Cambyse : 405
Camion (Kamyon) : 376
Cantique des Cantiques : 471, 481
Caravane de lumière (Qâfilat al-nûr) : 408
Casablanca : 425, 426, 442
Case de l’oncle Tom, La : 368
Catherine Howard : 368
Ce n’est pas tous les jours la fête pour le Mollah : 349
Ce qu’on appelle l’amour (Kahte hain jisko pyâr) : 245
Cela arrive : 417
Cendres d’espoirs et de rêves : 356
Cercle sacré (Kutsal döngü) : 378
César Borgia : 366
Cette Terre : 459
Champs de mines (Mazra’e-ye min) : 291, 297
Chanceux, Le (Moul baraka) : 421
Chandelles se consumant, Les (al-Shumû’ al-muhtarika) : 416
Chant de mort (Ughniyat al-mawt) : 406
Chant du ruisseau, Le (Tiếng suối reo) : 132
Chanteuse Yến, La (Cô đầu Yến) : 131
Chaos, Le (Kördövüşü) : 375
Chapeau, Le (Şapka) : 375, 384, 447, 491, 530
Chaque chose à sa place (Kull shay’ fi mahâlih) : 408
Chats et souris (Qutât wa firân) : 407
Chaussures brillantes, Les (al-Ahdhiyya al-lâmi’a) : 427
Chef de gang, Le (Ra’s al-shalîla) : 417
Cheikh ignorant, Le : 402
Chemin, Le (al-Sirât) : 413
Chèvre, La (Bakrî) : 235
Chez le pharmacien : 420
Chœur : Œdipe, Le (K’olôsû Œdipus) : 87
Choses que l’homme subit, Les (İnsanın Başına Gelen Şeyler) : 378
Chute de Cléopâtre, La (Masra’a Kiliubâtrâ) : 405
Chute de Pharaon, La : 410
Cinquante-six : 311
Index des œuvres et des spectacles 535

Cité des contes, La (Shahr-e qesse) : 275


Citron (Limon) : 376
Claquettes, Les (al-Farâfir) : 408
Clé, La : 417
Cocons (Kozalar) : 374
Colocataires, Les (Tonggôin) : 76
Comedia : 419
Comédie d’Œdipe, La : Vous avez tué la bête (Kumidiyya Udip : enta
elli qatalt al-wahsh) : 410
Comédie du mariage, La : 455
Comme tout le monde : 460
Comment Asiye peut-elle échapper à son destin ? (Asiye Nasıl
Kurtulur ?) : 373
Comment doit-on monter cette pièce ? (Bu Oyun Nasıl Oynanmalı ?) : 373
Comment grimper sans tomber ? (Kayfa tas’ad dûna an taqa’) : 413
Concierges, Les (el-Bouaboun) : 422
Conquête de l’Andalousie, La (Fath al-Andalus) : 419, 420
Conquête de l’Égypte, La (Fath Misr) : 419
Conte de la lune cachée : 276
Conte des sept héroïnes, Le (Yette qizlirim) : 342
Conteurs polisseurs de miroirs, Les (Pardedârân-e â’ine-âfruz) : 278
Contrat, Le (al-Saqfa) : 407
Contrepartie, La (Bedel) : 377
Cordes, ficelles et cheveux (Hibâl, khuyût wa sha’ar) : 426
Corps encerclé, Le : 422
Cour de Balkh, La : 269
Courir à en mourir (Chuktorok Talinda) : 87
Couronne sur la tête, La : 466
Création du monde, La : 455
Crépuscule : 407
Cri, Le (El Ayta) : 423
Cuisine des riches, La (Zengin Muftağı) : 373
Cul-de-sac (Bonbast) : 278
Cyrus le Grand (Sirus-e akbar) : 273

D
Dame Hoda (Al-sitt Hidâ): 405
Dangereuse Comédie musicale, La (Muzır Müzikal) : 377
Danse africaine (Afrika Dansı) : 375
Danse sur des verres (Raqs ruy-e livânhâ) : 27
Dashâvatâr Bâlan Loknâtak : 141
De la nourriture pour toutes les bouches (al-Ta’âm li kulli fam) : 407
536 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

De vieilles photographies (Eski fotoğraflar) : 373


Décapitation : 464
Dede Korkut : 362
Défaite des nombres (Naqsat arqâm) : 427
Demain dans un autre bois (Yarın Başka Koruda) : 374
Dentiste oriental, Le : 344
Dernière Nuit du colonel, La (Laylat al-kulunil al-akhira) : 410
Dernière Technique, La (Shegerd-e âkhar) : 277
Derniers Souvenirs de Nâder-Shâh, Les (Âkherin yâdegâr-e Nâder
Shâh) : 273
Des questions et des rêves (Savâl aur svapn) : 245
Des voix dans la casbah : 422
Descente, La (‘Oful) : 276
Destin d’Ashraf Khân (Sargozasht-e Ashraf Khân) : 272
Destin du cafard, Le (Masîr Sarsâr) : 407
Destriers et la Poudre, Les : 425
Détachement féminin rouge, Le (Hong se niang zi jun) : 324
Détenu, Le (İçerdekiler) : 374
Deux maîtres, un serviteur : 344
Deux nuits de noce (Hai tối tân hôn) : 131
Deux-Pièces cuisine (Zowj biout ow couisina) : 422
Deux Voisines, Les (Di tsvey shkheynes) : 491
Dibbouk, Le : 456-459, 473
Dictateur, Le : 414-415
Dieu d’Israël (Ilâh Isrâ’il) : 407
Dîner de fiançailles, Le (Meslehet chay) : 324
Dires, Les (Legoual) : 422
Đông Dương tạp chí (revue vietnamienne paraissant entre 1913-1919) :
130
Donne-moi mes droits (Hakkımı Ver Hakkı) : 369
Dortoir 72 : 372
Double Jeu, Le (Ikili Oyun) : 373
Doucement avec la rose (Âheste bâ gol-e sorkh) : 278
Douceur du passé, La (Halâwat al-zamân) : 410
Drame d’Op et de Zo, Le (Op’la Zo’nun Dramı) : 377
Drapeau, Le (Bayrak) : 377
Droit et justice (ak-Haqq wa al-’adâla) : 416
Du vin aujourd’hui (al-Yaum khamr) : 407

E
Eau, le Vent, la Terre, L’ (Âb, havâ, khâk) : 277
Eaux profondes : 463
Index des œuvres et des spectacles 537

Échange, L’ : 186
Échelle, L’ : 276
Eddy King : 263
Einstein, l’ermite (Isseki sennin) : 63
Éléphant, ô roi du monde !, L’ (Al-fîl yâ malik al-zamân) : 411
Élu, L’ : 464
Embuscade (Pusuda) : 370
Émoi d’outre-tombe (Minggan 冥感) : 113
Emprunt du thé, L’ (jiecha借茶) : 113, 114
Emprunté et loué (al-Mu’âr wa al-ma’jûr) : 410
Émulation pour la liberté, L’ (Özgürlük Yarışı) : 377
En attendant Godot : 245, 460, 463
Enchaîné, L’. Jeu théâtral du Moyen Âge arménien : 349
Enfants de l’ombre, Les : 466
Enfants de la Casbah, Les (Ouled Kasbah) : 422
Enfants des rues, Les (Wlîdat al-zanqa) : 427
Épée de Salomon, L’ : 263
Épopée d’Ali de Keşan, L’ (Keşanli Alı Destani) : 372
Épousailles ou Hyménée, Les : 323
Épouse du Nil (‘Arûs al-Nîl) : 407
Épouse rebelle, L’ (al-Zawja al-mutamarrida) : 413
Escargot têtu, L’ : 423
Essai sur l’art dramatique français (Khảo về diễn kịch) : 126
Estomac vide, L’ (Lòng rỗng không) : 126
Et viendront les beaux jours : 355
Étameurs, Les : 347
Été torride (Suzuz Yaz) : 372
Éternelle Ève (Hawwâ’ al-khâlida) : 407
Éternité, L’ : 351
Étrange Prédicateur et l’Étranger, L’ : 398
Étranger et le Sultan, L’ : 416
Étrangers, Les (al-Ghurabâ) : 174
Étrangers sont de retour, Les (Firangî laut âe) : 235
Everest my Lord : 374
Exagogue, L’ : 455

F
Fabrique de prothèses orthopédiques, La (Ayak Bacak Fabrikası) : 370
Faim c’est le feu, La : 245
Fais quelque chose, Met ! (Bir Şey Yap Met !) : 370
Faits des Barâmika, Les : 421
538 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Falstaff, the Braggard Samuraï : 65


Familia : 419
Famille Dughri, La (Â’ilat al-Dughri) : 409
Famille en route, La (Kil ttônanûn kajok) : 77
Fantôme de l’Opéra, Le : 67
Farce du Cuvier, La : 64
Faussaires, Les (al-Muzayyafûn) : 407
Faux Mariage, Le (Ters evlenme) : 384, 386
Femme de nos rêves, La : 464
Femme du sud, La (Güneyli Bayan) : 373
Femme nouvelle (Đàn bà mới) : 127, 131
Femme rusée du mari voyou, La (Sersem Kocanın Kurnaz Karısı) : 372
Femme sans mari (Gái không chồng) : 136
Femmes sans masques (Nisâ bilâ aqniya) : 410
Ferhaneries, Les (Ferhangi Şeyler) : 377
Ferme de la dame, La (Hanımın Çiftliği) : 372
Feuilles d’automne (Awrâq al-kharîf) : 407
Fidèle à sa promesse (Ahde Vefa) : 376
Filet, Le : 424
Fille de la République, La (Cumhuriyet Kızı) : 376
Fille de la révolution, La : 323
Fils de famille prend un mauvais départ, Le (Huanmen zidi cuo lishen
宦門弟子錯立身) : 104
Fissure sur le toit (Çatıdaki Çatlak) : 374
Flamme sacrée, La : 457
Folie de Salim, La (Homq Salîm) : 423
Fou d’amour, Le : 398
Fou et le Scorpion, Le : 310
Fou, Le (Deli Dolu) : 369
Foule des traditions, La (Āgamaḍambara) : 176
Fourberies de Juhâ, Les (Mâyl Juhâ) : 425
Français annamite, Le (Ông Tây Annam) : 135
Fratricide, Le (Qâtil Akhîh) : 416
Frère Samsaq se fâche, Le (Samsaq akang qaynaydu) : 323
Fumée, La (al-Dukhkhân) : 409
Funérailles d’hiver : 462

G
Gamelle, La (Teneke) : 371, 372
Gardiens, Les : 458
Gare des femmes, La (Kadın Istasyonu) : 376
Index des œuvres et des spectacles 539

Généreux, Les (Lejouad) : 422


Genèse Rabba : 472
Genji monogatari : 61
Gens d’en bas, Les (al-Nâs elli takht) : 409
Gens d’en haut, Les (al-Nâs elli fowq) : 409
Gens de la Grotte, Les (Ahl al-Kahf) : 406
Gens et les Pierres, Les : 425
Geste de Mohamed ‘Ali Hammi, La : 419
Gherip-Sanem : 322
Ghetto : 466
Ghoule, La : 422
Ghunchem : 324
Golem, Le : 457
Grande Prostituée de Babylone, La : 463
Grande vie (Lüks Hayat) : 369
Grenouilles noires, Les (al-Dafâdi’ al-kahla) : 426
Gros Bonnets nationaux, Les : 344
Guérison après la souffrance, La (al-Shifâ’ ba’d al-manâ) : 419
Guerre de Troie n’aura pas lieu, La : 447
Gulnisa : 324
Guys and Dolls : 84

H
Habits du roi, Les : 461
Haine au poste de frontière Nam Quan, La (Hận Nam Quan) : 134
Hâji Kâshi et son gendre : 263
Hâji pilier de mosquée, Le : 263
Hâji Riyâ’i Khân ou le Tartuffe oriental : 273
Hallyang kut : 79
Hamlet : 36, 62, 126
Hannibal : 421
Harishchandra le véridique (Satya Harishcandra) : 234
Harivamsha : 155
Harun al-Rashid : 263, 402
Hârut et Mârut : 408
Hassan Terro : 423
Hastalakṣaṇadīpikā : 200
Hedva et moi :460
Héfetz : 462
Hélicoptère, L’ (Helikopter) : 375
Héliotropes bris de verres (Günebakan Cam Kırıkları) : 376
Héritier, L’ : 426, 465
540 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Hernani : 126
Héros (Yôngung) : 85
Héros de Mansura, Les (Abtâl al-Mansûra) : 405
Hidden Concubine, The (Jin wu cang qiao 金烏藏嬌) : 114
Hier et aujourd’hui (El-barah wel youm) : 421
Histoire d’Âqâ Hashem lorsqu’il tomba amoureux, L’ (‘Âsheq shodan-e
Âqâ Hâshem) : 272
Histoire d’un journaliste (Sargozasht-e yek ruznâmenegar) : 273
Histoire de l’avare (Sargozasht-e mard-e khasis) : 272
Histoire de Monsieur Jordan, botaniste, et du derviche Mestèli Chah,
célèbre magicien : 342
Histoire de Naḷa (Naḷacaritam) : 204
Histoire des deux chevaliers qui parcourent le monde (Shokoku wo
henrekisuru hutari no kishi no monogatari) : 88
Histoire du pèlerinage à Kerbela de Shâhqoli Mirzâ, L’ (Kerbelâ raftan-
e Shâh Qoli Mirzâ) : 272
Histoire familiale : 466
Hoàng Mộng Điệp : 131
Homme du jour (Günün Adami) : 372
Homme est un loup pour l’homme, L’ (Hout yakoul hout) : 422
Hommes, Les (Adamlar) : 377
Hồng Điệp : 133
Huis clos : 460
Hữu Thanh (revue vietnamienne paraissant entre 1921 et 1927) : 127
Hypocrite, L’ (al-Munâfiq) : 427

I
Ignorant prétendant à la connaissance, L’ : 420
Il allait dans les champs : 459
Il est plus facile de sortir du hammam que d’y entrer (Dukhûl al-
hammâm mish zayy khurûguh) : 405
Il était une fois (Kân yâ mâ kân) : 426
Il n’y a pas d’autre (Dûsrâ na koî) : 255
Il se passe quelque chose (Vukuat Var) : 372
Il y a un temps dans un des pays (Bir Zamanlar Memleketin Birinde) : 369
Ils ont compris (Faqo) : 420
Immigration, L’ (El Kapısı) : 373
Immortels, Les (El-Khalidoun) : 422
Immortels, Les (Ölümsüzler) : 374
Impasse (Çıkmaz Sokak) : 375
Impératrice Myôngsông, L’ (Myôngsông wanghu) : 85
Index des œuvres et des spectacles 541

Indépendance : 311
Ingrat, L’ (Nâkir al-jamîl) : 403
Injustices de la vie, Les (Mazâlim al-hayât) : 414
Inondation, L’ (al-Tufân) : 414
Inspecteur général, L’ : 86
Inspecteurs, Les (Müfettişler) : 374
Institut de la Folie nationale (Mu’âsasat al-junûn al-wataniyya) : 416
Intérêt général, L’ (al-Maslaha al-’amma) : 427
Invité qui vient du glacier, L’ (Muz taghdin kelgen mehman) : 325
Invité, L’ (Misafir) : 373
Iparkhan : 325
Iram aux colonnes : 405

J
Ja’far Khân revient d’Europe (Ja’far Khân az Farang âmade) : 273
Jalousie (Ghen) : 126
Jaloux, Les (Kıskançlar) : 373
Jambes de l’amour, Les (Sevgi Ayakları) : 376
Jamil : 417
Jardin derrière la maison, Le (Arka Bahçe) : 373
Jardin des Martyrs (Rowzat al-Shohadâ) : 268
Jardin, le (Bahçe) : 386
Je ferme les yeux et je fais mon boulot (Gözlerimi Kaparim Vazifemi
Yaparim) : 372
Je suis ta mère, Shakir (Ânâ ummak, yâ Shâkir) : 417
Je t’embrasse et larmes (Mibusamet va ‘eshq) : 292, 300
Je te parle chinois ou quoi ? : 466
Je vends Istanbul (İstanbul’u Satıyorum) : 377
Je vous dis le secret ?(Pimilûl malhaejulka) : 84
Jéhu : 465
Jésus : 414
Jeu de Şehnaz, Le (Bir Şehnaz Oyun) : 371
Jeu du Cerf : 361
Jeune Homme qui s’en allait pour l’Europe, Le : 309
Jibrân : 414
Joseph et Zoleykha : 263
Jouet, Le (Lebat al-zamân) : 409
Jour de terreur : 356
Joyeuses commères de Windsor, Les (Falstaff, the Braggard Samuraï) : 65
Judas Kiss, The : 87
Juhâ (Djeha) : 408, 420
Juha a vendu son âne (Djeha baa h’merou) : 423
542 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Juha et l’Orient en désarroi : 419


Juif éternel, Le : 457
Juive, La (Di yudene) : 491
Jules César : 419

K
Karakush : 425
Kastner : 466
Kathakaḷi King Lear : 211
Kayagum : 85
Ketchup : 463
Khosrow et Shirin : 263
Kiddoush : 466
Kineret Kineret : 460
Kongjwi et Patjwi (Kongjwi p’atjwi) : 77
Köroğlu (Koröghlu) : 362, 369
Kountchouk et Gioul : 350
Kroum, l’ectoplasme : 462
Kyung-suk et le Père de Kyung-suk (Kyung-suk, Kyung-suki abôji) : 87

L
Lady Macbeth : 84
Laissons mourir Desdémone (li-tamût Desdemona) : 414
Lam’allam ‘Azzûz : 425
Lancelot : 345
Lausanne (Lozan) : 376
Lavoir à la rivière, Le (Susugi-gawa) : 64
Le plus cruel de tous est le Roi : 460, 465
Lem : 419
Lettré arriéré, Le (Ông đồ cổ) : 128
Lettres d’amour, Les (Những bức thư tình) : 132
Lever de lune de l’éveil [de la connaissance], Le
(Prabodhacandrodaya) : 174, 175
Lever de lune de la conscience, Le (Caitanyacandrodaya) : 175
Leyla et Majnun/ Leylâ vü Mecnun/Leyli et Medjnun/ Layli-
Majnun/Majnun et Leyla : 322, 345, 367, 405, 408
Ligne 1 du métro (Chihach’ôl ilbônji) : 85
Ligne de faille, La (Fay hattı) : 377
Lila : 255-256
Livre de Job : 471
Livre des délectations et du plaisir partagé, Le : 426
Index des œuvres et des spectacles 543

Livre des Rois, Le (Shâhnâne, Şehname) : 263, 265, 277, 289, 290, 307,
363
Livre d’Esther : 29, 481
Livres des prophètes : 471
Loi, La (Qânun) : 277
Longue vie à la fraternité : 421
Loups, Les : 352
Lumière de la fin, La (Ant kâ ujhâlâ) : 245
Lumière des ténèbres, La (Nûr al-zalâm) : 410
Lune de miel (Mâh-e ‘asal) : 275
Lutte des ouvriers, La : 427

M
Ma chère Patrie (Baladi, yâ baladi) : 409
Ma mère (Ummi): 415
Macbeth : 126
Madame Butterfly : 62
Madame Julfadan (Julfadan Hanim) : 408
Mademoiselle Julie : 464
Mahābhārata (Mahâbhârata) : 141, 155, 171, 197, 207, 209, 234
Mahāvīracarita (Geste du grand héros) : 216, 226
Mahran le chevaleresque (Al-fatâ Mahrân) : 408
Mains douces, Les (Al-aydi al-nâ’ima) : 406
Maison dans notre passé, La (Khâne az gozashte-ye mâ) : 292
Maison du dragon noir, La (Wulongyuan 烏龍院) : 114
Maître Balthasar (Baghdassar Aghpar) : 342, 343, 344
Maître d’école, Le : 413
Maître de maison, Le : 467
Maître du muqam, Le (Muqam ustazi) : 324
Maître Nowruz le cordonnier (Ostâd Nowruz-e pineduz) : 273
Maîtresse du château, La : 465
Majdalun : 415
Malade imaginaire, Le : 126, 130, 136
Mālavikā et Agnimitra (Mālavikāgnimitra) : 175
Malheur, Le : 346
Malone meurt (Mâlon mimirad) : 293
Manger : 463
Manière dont les héros parlent, La (Lahjat al-abtâl) : 416
Maqâmât : 398
Marchand de tissus, Le : 345
Marchand de Venise, Le : 458
544 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Marchands de caoutchouc : 462


Mariage d’un poète, Le (Şair Evlenmesi) : 366
Mariage de Bou Akline, Le (Zouedj Bou Akline) : 420
Mariage de Holu, Le : 264
Mariage du vieux garçon, Le (Qéri yigitning toyi) : 324
Mariage inattendu, Le (Kutulmigan toy) : 324
Marie-Antoinette : 67
Mariée et le Chasseur de papillons, La : 461
Martyrs reviennent cette semaine, Les (Echouhada yaoudouna hada el
ousbou’) : 423
Master en management de peuples (bakalurius fi hukm al-shu’ûb) : 409
Mauvais (Bad): 317
Maytry Simit : 322
Mâzyâr : 273
Médéa contre Euripide : 351
Mehmet le Chauve d’Atça : 372
Meilleures Amies, Les : 466
Même Maladie, La (Đồng bệnh) : 132
Mémorial de Zarer : 264
Mensonge après mensonge (Kadhib fi kadhib) : 407
Mer et Ombrelle (Umi to higasa) : 88
Mère Balâza, La : 399
Messages du Juge de Séville : 410
Meurtre, Le : 414
Midrach Yalkout Shimoni : 472
Mikado (Mikado’nun Çöpleri) : 374
Mikhal, fille du roi Saül : 458
Mille ans d’amour (Ngàn năm tình sử) : 138
Mille et Une Nuits, Les : 362, 402, 412
Miracle dans un bureau de poste : 351
Misanthrope, Le (Sargozasht-e mardomgoriz) : 272
Mise à mort : 463
Misère des misères, La (Anarkhan, Jahaletning Japasi) : 323
Missiles, destin et chance : 413
Moineau bossu, Le (al-’Usfûr al-ahdab) : 413
Moïse et le Pharaon : 263
Moment critique, Le (al-Lahza al-hârija) : 408
Mon corps Bouddha (Buddha My Body): 88
Monde d’en bas, Le (Tục lụy) : 132
Monde est une farce, Le : 407
Mort de Siyâvosh : 264
Mort de Yazdegerd, La (Marg-e Yazdegerd) : 278
Index des œuvres et des spectacles 545

Mort des despotes, La : 422


Mort en automne, La (Marg dar pâ’iz) : 276
Mort mystérieuse du gagnant du billet de loto, La (Cái chết bí mật của
người trúng số độc đắc) : 132
Morts désirent parler, Les (Ölüler Konuşmak İster) : 374
Mudrārākṣasa : 374
Murmures non écrits (Najvehâ-ye nâ neveshte) : 291, 300
Murtaza : 373

N
Nains dans le filet, Les (Al-’Aqzâm fi’l-shabaka) : 426
Naissance (Doğum) : 376
Naissance du Prophète : 421
Naissance et l’Olivier : 422
Nam Phong (revue vietnamienne, 1917-1934) : 126
Naṭasūtra (Les Aphorismes de l’acteur) : 176
Natte de Lunja, La (Sâlif Lunja) : 426
Nāṭyaśāstra (Le Traité du théâtre) : 24, 34, 170-172, 176-180, 183-184,
187, 189, 190, 196, 200, 202-203, 211
Navel : 84
Ne sois pas trop étonné (Nômu nollaji mara) : 87
Newton ne connaît rien à l’ordinateur (Newton bilgisayardan ne
anlar ?) : 377
Ngày nay (revue vietnamienne, 1935-1940) : 127
Noces de l’Atlas, Les : 426
Noces de sang (‘Arusi-ye khun) : 298
Notre mère l’Inde (Bhârat Janani) : 234
Notre Seigneur, Sultan Hasan al-Hafsi : 418
Notre vieille dame (Hamârî burhiyâ) : 245-251
Nouveau Venu, Le (al-Wafîd) : 409
Nouvelle Égypte, Ancienne Égypte (Misr al-jadîda wa Misr al-qadîma) :
405
Now Ruz Piruz : 263
Nozigum : 323
Nuit de Weininger, La : 463
Nuit des esclaves, La : 413
Nuit du 20, La : 463
Nuit du dieu, La (Chosin ui Pam) : 82
Nuit où on a tué Che Guevara, La (Laylat masra’a Gevârâ) : 409
Nuit passée assis à l’étage et le Meurtre de Poxi, La, (Zuo lou sha Xi
坐楼殺惜) : 108-115
546 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

O
Ô Nuit, ô Lune (Ah, yâ leyl yâ qamar !) : 408
Ô toi qui grimpes à l’arbre (Yâ tâli’ al-shajara) : 407
Obasute : 63
Obscurité, L’ (al-atma) : 416
Obstination du venin, L’ : 311
Œdipe cet humain (Œdipus kûkôsûn ingan) : 84
Œil du soleil, L’ (Qûlu li ‘Aynaal-shams) : 408
Ogu, forme de la mort (Ogu, chugûm-ûi hyôngsik) : 79
Oiseau bleu, L’ : 274
Oiseau en cage, L’ (Al-usfûr fi’l-qafas) : 404
Oiseaux construisent leurs nids entre les doigts, Les (al-Asâfir tabni
ashâshihâ bayn al-asâbi’) : 415-416
Oiseaux de l’exil (Gurbet Kuşları) : 373
Oiseaux, Les (Kelaynaklar) : 374
Oklahoma : 67
Olivier, L’ (al-Zaytuna) : 417
Ombres (Zilâl) : 414
On achève bien les schahs (Şahları Da Vururlar) : 377
On joue dans la cour arrière : 466
Ongle de Juhâ, L’ (Musmâr Juhâ) :407
Ongles, Les (al-Masâmir) : 409
Ophélie n’est pas morte : 409
Orchidées des cendres, Les (Yangın Yerinde Orkideler) : 376
Oreilles de Midas, Les : 371
Orphelin du désert, L’ (Yatîm al-Sahrâ’) : 424
Otages, Les (al-Rahâ’în) : 410
Otar : 251
Othello : 211, 212, 278
Othello au pays des merveilles (Otello dar sarzamin-e ‘ajâyeb) : 278
Où puis-je trouver les bonnes personnes ?(Minén âjib nâs ?) : 408
Où vas-tu, Payidar (Nereye Payidar) : 373
Ouvrier licencié, L’ : 427

P
Pahlavân kachal : 263
Pain de ménage ou le Pain qui nous est dû, Le. Scènes théâtrales pour voix
humaines et inhumaines, qui n’ont rien à voir avec Jules Renard : 352
Pain, Le : 423
Palestinienne, La : 463
Papillon de Chine (Çin Kelebeği) : 376
Index des œuvres et des spectacles 547

Papillon, Le (al-Farâsha) : 409


Parachute : 352
Parhat-Shirin/ Shirin o Farhâd : 322
Parvin fille de Sâsân (Parvin, dokhtar-e Sâsân) : 273
Passage en tempête de Farmân fils de Farmân, Le : 269
Passions trahies (Khadi’at al-gharam) : 419
Patrie bien aimée (al-Watan al-mahbûb) : 415
Patrie ou Silistre (Vatan yahut Silistre) : 367
Pavillon aux pivoines (Mudan ting牡丹亭) : 99, 113
Pavillon des cabrioles (gunlou 滾樓) : 94
Pavillon des cerfs bramant, Le (Rokumeikan) : 67
Pays d’outre-part, Les (Bilad barra) : 409
Pêcheurs, Les (Sayyâdân) : 276
Peintre, Le (Boyacı) : 375
Pembe Kadın : 372
Pentateuque : 482
Perdus, Les : 269
Père naïf et le Fils assassin, Le : 322
Père Ubu : 333
Pérégrination vers l’Ouest (Xiyouji 西遊記) : 96
Pères et fils (al-Abâ’ wa al-banûn) : 414
Perroquet vert Limited (Yeşil Papağan Limited) : 376
Petit Chariot de terre cuite, Le (Mr̥cchakatịkā) : 173, 174
Petit Juif, Le (Dos youdele) : 491
Peuple des ténèbres, Le : 422
Peuple du Huitième Ciel (al-nâs elli fi’l-samâ’ al-tamânia) : 410
Peuple élu, Le (Sha’b Allâh al-mukhtâr) : 407
Peuplier sanglant, Le (Kanlı kavak) : 386
Phong Hóa (revue vietnamienne, 1932-1936) : 127
Pièce espagnole, La : 88
Pigeon, Le : 417
Pillage, Le : 413
Pir Soltan Abdal : 371
Plaines du Neguev, Les : 469
Plainte des orphelins, La (Yitimler Hali) : 322
Pluie d’automne : 419
Plus malin que Satan (Ashtar min Iblîs) : 407
Poèmes de Sidi ‘Abd al-Rahmân al-Mahjub, Les : 426
Poèmes Zanj, Les (Diwân al-Zanj) : 419
Police secrète (Bimilkyôngch’al) : 86
Pommes, Les (Ettafaha) : 422
548 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Ponga Pandit : 237


Pont aux moustiques, Le (Kubri al-nâmus) : 409
Porte fermée, La : 426
Porteur d’eau et les Saints, Le (El-Guerrab wa essalhine) : 423
Porteurs de bâton de Varâzil, Les (Tchub be dasthâ-ye Varâzil) : 275
Poupées russes (Matruşka) : 375
Pour l’honneur (al-Ennif) : 420
Pourquoi suis-je morte ? (Naega jugôn iyu) : 84
Pourquoi ? (Limâdha ?) : 84
Précieux miroir de l’appréciation des fleurs (Pinhua baojian
品花寶鑒) : 103
Précieux Rāghava, Le (Anargharāghava) : 174
Prévisions météo (Nashrat ahwâl al-jaw) : 417
Prière de feu (Yangın Duası) : 378
Princesse américaine, La : 461
Princesse d’Andalousie, La (Amirat al-Andalûs) : 405
Princesse Fleur (Çiçek Prenses) : 377
Printemps inachevé (Nửa chừng xuân) : 133
Prison des femmes, La (Sijn al-nisâ’) : 410
Prisonnier du palais, Le (Sejen al-qasr) : 415
Prisonnier n° 95 (al-Sajin raqam 95) : 413
Prisonniers de l’espoir, Les : 455
Procès de la famille Dabash, Le (Muhâkamat â’ilat Dabâsh) : 410
Procès du cinéma Rex, Le (Mohâkeme-ye Sinemâ Reks) : 278
Professeur, Le (Öğretmen) : 375
Professeur, Le (al-Ustâz) : 409
Profitant de l’alcool (Mượn hơi men) : 128
Profonde, forte et nouvelle recherche sur les fossiles de la vingt-
cinquième ère géologique (Pazhuheshi zharf va sotorg va now dar
sangvarehâ-ye dowre-ye bist-o panjom-e zaminshenâsi) : 275
Psaumes : 472
Purification des vivants (Sanssikkim) : 79
Putain de l’Ohio, La : 464
Pygmalion : 406

Q
Qadmus : 414
Qalandar-khuneh : 275
Qarqash : 416
Qays et Lubna : 407
Quand le rideau se lève (‘Indamâ yurfa’ al-sitâr) : 426
Index des œuvres et des spectacles 549

Quatre boîtes (Tchahâr sanduq) : 275


Quatre Derviches, Les (Cahâr darvish) : 263
Que deviendrons-nous après la mort ? (Odisômuôtsi doeô mannarya) : 83
Que Dieu nous protège ! (Allâh yesterna) : 420
Question, La (al-Su’âl) : 417
Quête d’Averroès, La : 166
Quorum de femmes : 466
Qutluq Turkan : 324

R
Rabiye et Saidin : 324
Rākṣasa au sceau, Le (Mudrārākṣasa) : 174
Rāma l’inestimable (Anargharāghava) : 215-232
Rāmāyaṇa / Râmâyana : 17, 155, 174, 207
Rayés, Les (al-Mukhattatîn) : 409
Rebelles, Les (Isyancılar) : 371
Rédacteur de réclamations, Le (al-Ardhalji) : 409
Regarde, bon sang (Iftirâj yâ salâm) : 409
Regret : 310
Reine de Grenade, La : 421
Reine de la salle de bain, La : 462
Remparts, Les (al-Aswâr) : 417
Repaire, Le (Pâtugh) : 276
République des animaux, La (Jumhuriyat al-hayawanât) : 415
Requiem pour un autre temps (Guzrâ huâ zamânâ) : 254
Résurrection des rois perses, La (Rastâkhiz-e salâtin-e Irân) : 273
Revanche arabe, La : 419
Revanche, La (al-Intiqâm) : 414
Rêve palestinien, Le : 416
Rêves de fleurs (Mơ Hoa) : 132
Révolte des Zanj, La (Thawrat al-Zanj) : 415
Révolte du propriétaire de l’âne, La (Thawrat sâhib al-himâr) : 418
R̥gveda (Le Veda des hymnes) : 169, 170
Riche et le Serviteur, Le : 324
Rivière folle, La (Hadhâ al-nahr al-majnûn) : 413
Rockaby : 63
Rodrigue (Lộ Địch) : 128
Roi est le roi, Le (Al-malik huwwa al-malik) : 412, 431-440
Roi du but, le (Gol Kralı Sait Hopsait) : 369
Roi du coton, Le (Mâlik al-qutn) : 408
Roi Lion, Le : 67
Roi Œdipe, Le : 407
550 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Rokumeikan : 67
Roman des Trois Royaumes (Sanguo zhi tongsu yanyi
三國志通俗演藝) : 96, 106
Roméo et Juliette : 345, 419
Rose de Versailles La : 67
Rossignol errant, Le : 276
Route vers la sécurité, La (Sikkat al-salâma) : 409
Rupture (Đoạn tuyệt) : 133

S
Sa Majesté (Sahibat al-jalâla) : 269, 406
Sa renommée est faite : 460
Sabots, Les (Nalınlar) : 372
Sacontalâ, or the Fatal Ring : 165
Sacrifice de la pudeur, Le : 311
Sacrifice, Le (Kurban) : 370
Sadir Palvan : 325
Sainte Jeanne d’Arc (al-Qadissa Jân dark) : 414
Śakuntalā/Shakuntala : 36, 183, 184, 185, 234
Saladin et les Ruses des Assassins (Salâh al-Dîn wa makâ’îd al-
Hashshâshîn) : 405
Salomon d’Alep : 410
Salomon le Sage (Soleymân al-hakîm) : 407
Samak-e ‘Ayyâr : 265
Samson algérien, Le : 421
Samson et Dalila : 415
Sang et la Cendre, Le : 353
Sangsues, Les (Laalegue) : 422
Sanlang saisi vivant (Huozhuo Sanlang 活捉三郎) : 113, 114
Sans aucun écho (Không một tiếng vang) : 132
Sans conscience (Bilâ damîr) : 427
Schéhérazade : 406
Séances de Badi ‘al-Zamân Hamadâni, Les : 427
Secret du suicide, Le (Sirr al-Muntahira) :407
Secret, Le : 407
Secrétaire Cóp, Le (Ông Ký Cóp) : 131-132, 135
Secrets de palais (Asrâr al-qusûr) :494
Séisme, Le : 421
Séparation, La (Ayrılık) : 377
Sept Grains de beauté, Les :426, 449
Serkélé : 490
Index des œuvres et des spectacles 551

Serment de Karṇa (Karṇaśapatham) : 209


Serpents, Les (Yılanlar) : 373
Seuil, Le (Eşik) : 377
Seule (Wahida) : 416
Şeyh Bedreddin : 371
Shams al-Nahar : 406
Shamsu : 417
Shéhérazade : 290
Sheykh San’ân : 263
Shidush et Nâhid : 273
Shitz : 462
Sibiria : 498-500
Singe, Le : 463
Six dirhams : 417
Soirée du 5 juin (Haflat Samar min ajl 5 huzayrân) : 412
Sol, Le : 422
Soldats et voleurs : 410
Soleil après tempête (Borandin kiyinki aptap) : 323
Solomon Grip : 462
Sommeil du léopard, Le (Leopar’ın Uykusu) : 377
Songe d’une nuit d’été, Le : 87, 126
Sorcière, La : 311, 324, 496
Souci de l’argent, Le (Cái vạ đồng tiền) : 133
Soudain (Nâgahân) : 275
Souffrances de Job, Les : 463
Soulèvement des reines Trưng, Le (Trưng Vương khởi nghĩa) : 134
Source, La : 276
Sourire de Mona Lisa, Le (Monâ Lîsâ kî muskân) : 245
Statues, Les (Pratimānāṭaka) : 174
Sublime jeunesse (Ch’ôngch’un Yech’an) : 87
Sultan entre les murs du palais Yildiz, Le (al-Sultân bayna joudrane
Yildiz) : 418
Sultan et Zulaykha, Le : 399
Sultan perplexe, Le (al-Sultân al-hâ’ir) : 407
Sur des terres fertiles (Bereketli Topraklar Üzerinde) : 372
Sur les valises : 464
Sutra de la grande Sagesse (Daihannya) : 63

T
Tache de sang (Qanliq dagh) : 322
Talmud : 455, 470-486
Tant pis pour elle (Đáng đời cô ả) : 128
552 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Tante Lisa : 461


Tante Sossié, La (Di moume sossié) : 491
Tariq d’Andalousie : 407
Tartuffe : 126, 403
Tasse de poison, La (Chén thuốc độc) : 126, 127, 130
Témoignage sur le martyre de Hallâj : 275
Tempête, La (al-Zawba’a) : 409, 410
Tensing : 376
Terrain vague : 417
Terre, La (Ocak) : 370
Terres sanglantes (Kanlı Topraklar) : 372
Thanh Nghị (revue vietnamienne, 1941-1945) : 127
Théâtre et son Double, Le : 29, 182
Thermes du Bon Dieu, Les (Hammâm Rabbi) : 423
Thuy-Kiêou. Voix nouvelle sur un thème éternel de souffrance : 134
Tiens-moi la main, Rovni (Tut Elimden Rovni) : 370
Tigre tacheté, Le : 464
Tire sur la lune (Talûl ssoda) : 84
Toi, moi et la prochaine guerre : 462
Toi, tu rendrais un homme fou (Sen Adamı Deli Edersin) : 369
Toit, Le : 463
Tombola (Tombala) : 374
Topaze : 245, 274
Tortues, Les : 426
Tossaphta : 475
Tour, La (Burj al-Madâbigh) : 409
Tragédie de Hallâj, La (Mas’at al-Hallâj) : 408
Tragédie de Jamila, La (Mas’at Jamîla) : 409
Train pour Xian, Le (Sôanhwach’a) : 84
Traîneaux de bois, Les : 353
Traîtres, Les (El-Kheddaïne) : 420
Traviata, La : 62
Trésor des joyaux de citations (Subhāṣitaratnakoṣa) : 215
Trésor des vassaux fidèles, Le : 60
Trésor, Le : 457
Tresses renouées, Les (Veṇisaṃhāra) : 174
Tribunal de la conscience, Le (Tòa án lương tâm) : 130
Trilogie mésopotamienne des cerfs : 376
Tristan et Iseult : 345
Triste Situation de l’Inde, La (Bhârat durdashâ) : 234
Tri Tân (revue vietnamienne, 1941-1945) : 127, 133, 134
Trois heures (Uç Saat) : 369
Index des œuvres et des spectacles 553

Trois jours au Département des finances (Se rue dar mâliye) : 273
Trois Mousquetaires, Les : 87
Troisième Sexe, Le (al-Jins al-thâlith) : 409
Trương Chi : 133
Tsiganes de Jaffa, Les : 463
Tu as mauvaise opinion (Ech rayek talef) : 422
Tubâ : 291
Turcaret : 126
Tyrgatao, la femme guerrière : 351
Tzigane, La : 324

U
Un bain sans eau courante : 414
Un couple (Uyên ương) : 131
Un cri d’enfant (Jarkhat al-tifl) : 405
Un dimanche après-midi (Một chiều chủ nhật) : 132
Un monde d’argent (Unsegye) : 72
Un peuple qui ne mourra pas (Sha’b lan yamût) : 416
Un thé (Haflat shay) : 405
Un trou dans la terre : 420
Un voyage en train (Rihlat qitar) : 407
Une balle dans le cœur (Rasâsa fi al-qalb) : 406
Une demande en mariage : 324
Une femme de feu (Pulkkotûi yôja nahyesôk) : 84
Une laborieuse entreprise : 464
Une nouvelle image : 417
Une prisonnière (Jôsu) : 76
Une soirée avec Abu Khalil al-Qabbani (Sahra ma’a Abi Khalîl al-
Qabbânî) : 412
Une tempête dans un village (‘Âsifa fi qâriya) : 414
Une tour bâtie sur la glace : 351
Une tranche de vie (Qit’at hayât) : 416
Une vie maudite (Hahât tahattamat) : 406
Urwa témoigne et persiste (‘Urwa yahduru zamânuhu) : 426
Uttararāmacarita (Dernières Aventures de Rāma) : 216
Uttaratantra (Le Livre second) : 176

V
Va à l’intérieur de l’éclat de lune (Talbitsokûlo kada) : 84
Va de l’avant, Boualem (Boualem zid el goudam) : 422
Vain espoir : 276
554 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Vamuq-Özra : 322
Vân Muội : 133, 135
Veda : 169-171, 180, 203
Vendredi, les gazelles sont sorties (Youm el djemaa kharjou leryem) : 423
Vérité suprême, La (al-Haqq yalu) : 415
Vers la lumière : 422
Viandes aux enchères (Luhûm fi’l-mazâd) : 427
Victimes de l’injustice, Les : 427
Victoire de l’innocence (Intisâr al-barâ’a) : 424
Victoire du peuple, La : 211
Vieille Chaussure, La : 311
Vieux dirigeants, jeunes dirigeants (Hokkam-e qadim va hokkam-e
jadid) : 273
Village de Shamma, Le (Kufr Shamma) : 416
Village s’appelle la (maison de) la belle famille, moi je m’appelle le
gendre, Le (Gaon kâ nâon sasurâl, mor nâon damâd) : 236
Ville de l’empereur blanc, La (Baidi cheng白帝城) : 101
Ville des contes, La (Shahr-e qesse) : 276
Ville sombre, La (Andher nâgarî) : 234
Ville unipersonnelle, La (Tek Kişilik Şehir) : 377
Visite, La (Didgâr) : 278
Vive la paix ! (Yaşasın Barış !) : 377
Vivre sans argent c’est cher (Parasız Yaşamak Pahalı) : 377
Vizir de Lankaran, Le (Sargozasht-e Vazir khân-e lankaran) : 272
Vladimir Komarov : 376
Voici la tête…Voici le tronc… Voici les ailes (Işte baş, Işte gövde, Işte
kanatlar) : 374
Voie, La (al-Tarîq) : 416
Voile, Le (al-Lithâm) : 422
Voix de son maître, La (Sahibinin Sesi) : 374, 375
Voleur Charandas, Le (Charandas Chor) : 236-239
Voleur d’autobus, Le (Hafila Tassir) : 423
Volpone : 274
Vous venez un peu ? (Biraz Gelir Misiniz ?) : 369
Voyage de Hallâj, Le (Rihlat al-Hallâj) : 408
Voyage de Noé, Le (Amaliyat Nûh) : 410
Voyage derrière le mur (Rihla khârij al-sûr) : 409
Voyage et le Sentiment, Le : 134
Voyage, Le : 432
Voyageur nocturne, Le : 408
Vũ Như Tô : 134
Index des œuvres et des spectacles 555

WXYZ
Wedding Day, The : 84
West Side Story : 67, 84
Yaacobi et Leidental : 462
Yaşar ni vivra, ni ne vivra : 369
Yassin et Bahiya : 408
Yerma : 297
Yughurta : 421
Zahra : 407
Zazia la hilalienne : 419
Zeghirebban ou les Deux Mangeurs de haschisch et les Fils du roi : 420
Zomorroda : 410
Zoo park : 351
Index-lexique
des notions et termes techniques

A
Abhinaya (sanskrit, « registre de jeu ») : 170, 184, 199, 208
Abstraite (représentation) : 43, 175, 374
Absurde (théâtre de l’) : apparaît en tant que genre dans les années 1950
dans les théâtres francophones (Ionesco, Beckett) et anglophone (Pinter),
avec deux principales caractéristiques, la déraison et la dérision : 22, 43, 44,
68, 78, 275, 276, 294, 373, 374, 377, 407, 409, 410, 414, 423
Acte : principe de structuration et de division de la pièce basé sur la
découpe narrative : 210, 217, 218, 222-227, 276, 336, 353, 371, 411,
417, 456, 479, 484, 499, 501
Acteur : personne représentant sur scène un personnage : 18, 22, 50, 58,
93, 98, 104, 114, 152, 161, 167, 171, 187, 207, 212, 223, 224, 227, 235,
237, 250, 308, 312, 318, 325, 329, 363, 397, 411, 413, 420, 437, 441,
478, 499
Action : processus qui détermine la suite d’événements appelée
intrigue : 14, 19, 22, 28, 89, 147, 166, 171, 245, 249, 336, 412,
Adaptation : transformation d’un texte non dramatique en texte pour la
scène, ou traduction d’une œuvre dramatique visant, au-delà de la
fidélité littéraire, à retrouver l’efficacité théâtrale du texte original : 36,
72, 78, 85, 87, 87, 126, 134, 138, 179, 323, 402, 422, 423, 463,
Adbhuta : registre merveilleux du théâtre sanskrit : 217, 220, 221
Agounot (littéralement « délaissées », hébreu) : femmes ne pouvant être
déliées de leurs liens de mariage ni prétendre à une autre union, faute
d’acte de divorce ou de témoignage du décès de leur époux : 479
Alaukika : qui n’est pas de ce monde, extraordinaire (sanskrit) : 181
Alaukikatva : non-appartenance au monde (sanskrit) : 182
Aliénation : 355
Allégorie : personnification d’un concept abstrait : 275
Alliance (avec Dieu, judaïsme, christianisme) : 480
Amateur (théâtre ou acteur) : 57, 72, 104, 106, 418, 422, 425
Anâtra : conteurs spécialisés dans la récitation du Roman d’Antar : 397
Angura : version japonaise du théâtre underground : 44, 67
558 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Ankoku butô (« danse (butô) des ténèbres (ankoku) ») : courant d’avant-


garde fondé par Hijikata Tatsumi et Ôno Kazuo dans les années 1960 au
Japon : 63
Anukīrtana : célébration imitante (sanskrit) : 183
Ānuvaṃśya śloka : « vers de la lignée » (sanskrit) : 176, 178
Art total : concept esthétique issu du romantisme allemand et se
caractérisant par l’utilisation de nombreuses disciplines artistiques dans
le but de refléter l’unité de la vie : 15, 16, 19, 21, 27, 80, 127, 401
Arts décoratifs inspirés du théâtre : 98
Arts martiaux : 77, 78, 79, 102, 105
Ātmaviśrānti : « repos dans le Soi » (sanskrit) : 189
Auteur : 13, 18, 75, 88, 126, 131, 132, 134, 173, 176, 229, 235, 275,
288, 322, 345, 351, 352, 353, 356, 369, 372, 373, 402, 417, 427, 439,
462, 463
Avant-garde (théâtre d’) : 44
Avidyā : nescience (sanskrit) : 188

B
Banshi bianhua ti 板式變化体 : système musical dit « à variations
rythmiques », employé par plusieurs genres modernes du théâtre chanté
chinois (xiqu), dont l’opéra de Pékin : 100
Barong : transe collective balinaise aux effets cathartiques : 27
Beiguan 北管 : genre dramatique provincial chinois (Taiwan) : 105
Bhakti : sentiment dévotionnel, terme utilisé dans l’hindouisme pour
désigner l’amour ressenti par le dévot à l’égard de son dieu personnel :
185, 196, 198, 233
Bharatanāṭyam : une des huit danses classiques, de l’État de Tamilnadu,
dans le sud de l’Inde, dont les origines remontent à la tradition des dan-
seuses de temple : 205
Bhāṣya : commentaire (sanskrit) : 178
Bhāva : affect (sanskrit) : 177, 196, 202, 219, 225
Bianlian 變臉 : changement de maquillage effectué en scène par l’ac-
teur, Chine : 112, 115
Bouffon : personnage lucide et insolent occupant une place importante
dans la littérature dramaturgique grâce à un mélange subtil de sagesse et
de folie : 23, 168, 172, 222, 235, 263, 397, 413
Boulevard (théâtre de) : théâtre de divertissement teinté d’érotisme,
mais possédant aussi une dimension satirique, voire politique : 124, 370,
426
Brahmodya : joute poétique (sanskrit) : 169
Index-lexique des notions et termes techniques 559

Bsat (« divertissement ») : spectacle traditionnel marocain, basé sur les


déguisements animaux, à caractère didactique et satirique : 399
Bugaku : danses d’origine continentale du gagaku, Japon : 19, 49, 65
Bu-ghanim (« homme au roseau ») : il joue pour accompagner la danse
ou le chant et pour rallier les foules sur la place du village, flanqué de
« compagnons » (imdyazen) qui sont à la fois des poètes et des musi-
ciens : 400
Bu-Ilmaun (« homme vêtu de peau ») : dramatisation d’un ancien culte
agraire jadis répandu dans tout le Maghreb et encore vivant au sud de
Marrakech au Maroc : 399
Bunraku : connu autrefois sous le nom de ningyô jôruri, théâtre de
poupées né au Japon de la culture bourgeoise de l’époque d’Edo (1603-
1868) : 54, 55, 58, 59, 60, 61, 62
Burrakatha : forme théâtrale télougou : 233

C
Cadre énonciatif : contexte de la production du discours : 433, 437,
438
Cải lương : « théâtre rénové » né de chants et de danses du Sud Vietnam
et devenu un genre théâtral dans les années 1920 : 129, 137
Cākyār : acteurs-conteurs professionnels du Kūṭiyāṭṭam, Kérala, Inde :
185, 194, 198, 205
Calendrier religieux : 96, 142
Canjun xi 參軍戯 : « jeu du sous-officier », dialogue comique médiéval
chinois : 95
Catharsis : ce mot grec signifiant « purgation » est employé par Aristote
pour désigner l’effet produit par la tragédie qui soumet le spectateur à
des émotions violentes dont il se trouve ainsi « purgé » : 28-29, 185,
186, 479, 483
Censure : limitation de la liberté d’expression et du pouvoir de
persuasion du théâtre au nom d’impératifs divers, politiques, religieux,
moraux : 35, 36, 38, 39, 42-45, 56, 59, 73, 75, 76, 78, 80, 81, 83, 114,
125, 234, 273, 274, 277, 278, 284, 286, 297, 298-303, 330, 334, 363,
367, 388, 408, 410, 411, 415, 418, 420, 424, 427, 443, 497
Cérémonie : 27, 60, 79, 80, 158, 169, 171, 172, 265, 335, 399, 446, 474
Cham : danses religieuses masquées népalaises : 141
Chang, nian, zuo, da, 唱念做打 : « le chant, la psalmodie, la gestuelle,
le combat », les quatre registres indispensables à l’acteur de xiqu
(« opéra » chinois) : 111
Chanson des cinq veilles de la nuit (wugeng ge 五更歌) : forme
poétique populaire chinoise : 109
560 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Chant du bouc : chant religieux accompagnant le sacrifice du bœuf lors


de la fête de Dyonisos : 166
Chauh : forme théâtrale du Bihar, Inde : 233
Chèo : tradition théâtrale populaire vietnamienne composée essentiel-
lement de chants et de danses, fondée sur l’oralité, puisant ses sujets
dans la vie quotidienne et dans la littérature populaire, se produisant
essentiellement en milieu rural, à certains moments festifs de l’année et
en extérieur : 19, 25, 34, 121, 127-128, 135, 137, 138
Chœur : groupe de chanteurs-danseurs participant à la mise à distance
de l’action ou à l’incarnation d’une collectivité : 18, 19, 22, 23, 25, 63,
87, 166, 167, 236, 239, 244, 250, 269, 337, 399, 412
Chou 丑 : clowns (litt. « les affreux ») », catégorie d’emploi (hangdang
行當) du théâtre chanté chinois traditionnel : 93, 111
Chuanqi 傳 : forme dramatique chinoise reposant sur des pièces à la
durée non limitée, XIVe-XVIIIe siècles : 95, 100, 113
Ci 詞 : « poèmes à chanter », forme poétique chinoise : 99
Cirque : spectacle mettant en scène des numéros de clowns, d’acrobates
et de montreurs d’animaux : 16, 30, 115, 432, 475, 476, 479
Classique (théâtre) : 15, 16, 22, 38, 50, 51, 53, 55, 70, 114, 121, 137,
169, 172, 176, 180, 185, 405
Codes /conventions : ce qui rend possible la communication et
l’émotion esthétique en dépit des limitations de la scène, de la scéno-
graphie, des acteurs et du texte : 14, 21, 22, 45, 50, 51, 57, 68, 106, 175,
177, 180, 182, 183, 184, 221, 195, 244, 281, 289, 295, 296, 301, 356,
414
Comédie musicale/musical comedy : genre scénique d’origine
américaine, lié aux spectacles de Broadway, où se rejoignent et se
transforment les héritages de l’opérette, du music-hall, du ballet, du
vaudeville, de la chanson et de la farce : 84, 85, 89, 273, 276, 345, 356,
371
Comédie : genre protéiforme par ses manifestations, ses personnages,
ses situations, qui cherche à faire rire : 17, 25, 28, 30, 32, 38, 67, 72, 74,
79, 134, 148, 168, 169, 175, 228, 239, 259, 261, 262, 273, 328, 329,
342, 345, 356, 368, 369, 374, 395, 396, 406, 425
Comédien : 26, 29, 56, 92-94, 97, 101-103, 106, 109, 136, 284, 296,
318, 322, 323, 325, 427, 436, 442, 448, 450, 478, 489, 496, 498, 499
Comique : qui provoque le rire ou l’amusement : 43, 64, 68, 84, 87, 95,
132, 142, 159, 186, 223, 245, 255, 260, 309, 329, 343, 363, 368, 382,
388, 398, 399, 413, 419, 499
Index-lexique des notions et termes techniques 561

Commedia dell’arte : genre théâtral italien débutant au milieu du


e
XVI siècle et ayant survécu jusqu’à la fin du XVIIIe siècle : 72, 364, 383,
398, 481
Communiste : 33, 38, 76, 103, 115, 234, 311, 456
Conteur : 17, 68, 194, 264, 265, 269, 277, 362-363, 382, 397, 412, 414,
421, 442, 449
Corps : 22, 43, 68, 72, 79, 82, 83, 87, 88, 97, 101, 106, 153 sqq, 199,
201, 297, 300
Costume : ensemble des éléments visuels se rapportant au corps de
l’acteur et permettant sa métamorphose (vêtements, masques, perruques,
maquillage, accessoires) : 23, 72, 156, 202, 211, 212, 298, 329
Courtisane : 23, 102, 210

D
Dan 旦 : protagoniste féminin, catégorie d’emploi du théâtre chanté
chinois traditionnel : 93, 94, 101, 103, 109, 111
Danse : 16-19, 21, 23, 24, 25, 27, 34, 37, 43, 45, 51, 52, 65, 67, 68, 82,
83, 89, 111, 112, 118, 127, 141, 143, 146-148, 150, 152, 156, 156, 161,
164, 177, 182, 193, 196-198, 200, 205, 212, 221, 224-225, 227, 233,
234, 239, 262, 300, 322, 369, 382, 398, 402, 408, 415, 419, 421, 494
Danses et chorégraphies martiales : 101, 105, 106
Décor : matériel scénique destiné à servir la scénographie en créant
l’illusion d’un lieu précis : 14, 15, 21, 25, 45, 73, 88, 109, 115, 183, 262,
298, 317, 385, 414, 444
Dengaku : à l’origine un ensemble de danses et de chants liés à la
riziculture, enrichis plus tard d’éléments acrobatiques, et qui développa
ensuite son propre répertoire au Japon : 53
Dénouement : résolution des conflits qui constituaient l’intrigue : 175,
185, 300
Dharma : ordre sociocosmique (sanskrit) : 154, 179, 189, 203, 220, 238
Dialogue : échange de répliques entre plusieurs personnages : 43, 109,
110, 141, 143, 168, 169, 170, 180, 183, 184, 246, 252-255, 262, 292,
364, 377, 385, 436
Didactique (théâtre) : 21, 27, 29, 31, 36, 37, 178, 234, 312, 403, 404,
415, 423, 443
Didascalie : éléments du texte théâtral non destiné à être prononcé sur
scène, ébauchant la mise en scène prévue par l’auteur : 433 sqq
Diègèsis : récit des faits, par opposition à la mimèsis qui les montre :
166
Difang xi : « théâtres locaux » (difang xi 地方戲), genres dramatiques
provinciaux chinois :
562 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Distanciation : principe esthétique qui revient à refuser l’illusion et à


exhiber l’artifice de la construction dramatique ou du personnage ; il
empêche l’identification de l’acteur et du spectateur au personnage :
Dithyrambe : louange : 98, 100
Divertissement : 29, 30, 36, 38, 51, 55, 80, 85, 97, 128, 135, 137, 149,
190, 212, 244, 259, 261, 264, 312, 324, 365, 397, 399, 406, 420, 425,
426, 431, 475, 494
Dixi 地戲 (« théâtre du lieu ») : théâtre rituel de la province du Guizhou
(Chine) : 105
Djadidisme / djadid : réformiste religieux d’Asie centrale : 38, 39, 330
Double énonciation : 18
Double orientation : 435
Dramaturgie : art de la composition dramatique, traditions et règles
informant celle-ci : 49, 86, 274, 342 sqq, 401, 460, 461, 464, 495, 499,
500
Dyah pyâkhã (de dyah, « dieu » et pyâkhã, spectacle) : forme népalaise
sacrée, représentée lors des fêtes du calendrier religieux lunaire, mas-
quée et mettant en scène des groupes de divinités : 142

E
Éclairage : 19, 63, 274
Effet : conjonction d’éléments scéniques visant à provoquer une émo-
tion et une réaction chez le spectateur : 21, 85, 96, 383, 434
Ego/Je : 187, 438
Émotion : 152, 202, 210, 286
Ennen : pièces accompagnées de danses, se donnant dans les centres
religieux à l’occasion de certaines cérémonies au Japon : 53
Enseignement : 55, 60, 101, 180, 207, 314, 322, 470, 472
Épique : 40, 81, 227, 234, 260, 263, 329, 344-346, 349, 369, 372, 431,
472
Erhu 二胡, violon à deux cordes, instrument d’accompagnement du
théâtre chanté chinois (xiqu) : 104
Erhuang 二簧 : mélodies originaires de la Chine du Centre Sud
employées notamment par l’opéra de Pékin : 98, 111
Espace : 25, 35, 45, 71, 72, 80, 82, 86, 88, 89, 93, 148, 120, 152, 153,
177, 183, 234, 271, 281, 282, 283, 285, 294, 295, 298, 301-303, 312,
313, 317, 331, 333-335, 400, 433, 437, 438, 441, 445, 446, 448-450,
470, 477, 482
Esthétique : 16, 28, 31, 44, 45, 62, 63, 78, 82, 83, 113, 117, 149, 163,
168, 177, 179-183, 185-189, 194, 202, 211, 216, 219, 220, 221, 225,
228, 229, 256, 284, 288, 327, 331, 347, 348, 368, 378, 396, 498
Index-lexique des notions et termes techniques 563

Existentialisme : 235
Exorcisme : 53, 79, 97, 399
Expérience esthétique : 124, 186, 189, 218, 219, 225
Expérimental (théâtre) : concept illustré par des tentatives indivi-
duelles, sans unité esthétique ni appartenance à une école, dont le
principe est l’exigence d’innovation systématique par subversion de tous
les codes : 33, 49, 75, 89, 356, 411, 419, 456, 460, 463, 464
Expérimentation : 44, 63, 124, 275, 331, 371, 416, 422, 425, 426

F
Fable : suite de faits, récit sans causalité : 166, 373, 382, 413, 433, 434,
437, 438, 439
Fantôme : 111-115
Farce : courte pièce reposant sur l’affrontement de personnages
populaires :17, 23, 30, 36, 39, 44, 64, 175, 222, 223, 234, 237, 238, 261,
278, 361, 366, 367, 374, 425, 455, 482
Fashi 法師 « maîtres de rituel : prêtres de la Chine rurale : 105
Fastnachtspiel (« pièces comiques ») : 481
Femme(s) (au théâtre) : 101, 102, 111, 135, 210, 221, 235, 247, 250,
254, 263, 264, 278, 287, 290, 292, 293, 301, 317, 351, 374, 377, 390,
400, 420, 424, 466, 476, 478-480, 483, 484, 500
Festival : 17, 61, 65, 68, 79, 89, 96, 212, 269, 275, 277, 279, 290, 307,
314-318, 375, 389, 403, 411, 413, 415, 418, 425, 463
Fête (et théâtre) : 26, 27, 29, 96, 113, 143, 145-147, 154, 158, 172, 233,
242, 260, 268, 336, 343, 377, 399, 400, 401, 426, 456, 470, 472
Figuration : 153, 229
Foire/forain : 29, 53, 344, 382, 396
Fonous khaïol : théâtre d’ombres centrasiatique : 30, 329
Formation (du comédien) : 24, 51, 62, 64, 65, 74, 101, 135, 137, 156,
202, 424, 425, 450

G
Gagaku : terme générique désignant la musique instrumentale et les
danses de cour importées de Chine au Japon aux VIIe et VIIIe siècles : 53,
65
Genre (théâtral) : 17, 18, 33, 49, 50, 53-66, 68, 69, 85, 92, 94, 95, 97-
99, 100, 102, 103, 105, 114, 116, 126, 137, 138, 141, 142, 160, 175,
176, 201, 204, 223, 233, 240, 261, 262, 265, 288-289, 294, 311, 328,
329, 344, 345, 348, 351, 364, 367, 369, 394, 396, 398, 403, 405, 414,
458, 460, 462, 464, 465, 467, 471, 474, 482
564 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Gestes/gestuelle : composante du langage scénique consécutif au corps


de l’acteur mis en représentation : 14, 16, 17, 19, 20-22, 24, 27, 50, 58,
93, 102, 106, 109, 111, 135, 147, 150, 171, 182, 193, 196, 199, 200-202,
204, 208, 209, 211, 225, 226, 265, 284, 296, 297, 363, 364, 432, 433,
449, 450
Gigaku : procession entrecoupée de pantomimes organisée pour les
célébrations bouddhiques, venue du continent au VIIe siècle, Japon : 27,
52, 64
Grotesque : contre-culture subversive des codes culturels établis : 27,
52, 44, 68, 87, 112, 260, 337, 385
Guerrier : 93, 220, 264, 325, 424
Guixi 鬼戯 : « pièces à fantômes », Chine : 114
Guofeng 國風, « airs de pays » : forme poétique chinoise antique : 99
Guthi (néwari) : association socioreligieuse sur laquelle est fondée une
troupe de théâtre néwar : 145, 162
Guwal : récit mimé ou drame narratif arabe : 17

H
Hadith : 396
Halqa : cercle formé autour d’un conteur-troubadour ou autre artiste
populaire dans les pays arabes, évoquant le théâtre en rond : 17, 45
Hamle-khâni : récitation en Iran de parties d’un ouvrage de Mohammad
Rafi’ Bâdhel décrivant les hauts faits de l’imam ‘Ali : 265
Hangdang 行當 : catégories d’emplois (juese角色) du théâtre chanté
chinois (xiqu) : 92
Happening : spectacle en forme d’événement, populaire aux États-Unis
dans les années 1960, investissant des lieux réels et remplaçant le jeu
des acteurs par des tâches réelles afin de provoquer l’étonnement ou le
choc émotif : 410
Haskala : Renaissance juive : 472, 473, 488, 491, 496
Héroïque : 457
Héros : 23, 32, 97, 99, 112, 117, 134, 150, 160, 167, 172, 175, 187, 194,
207, 212, 219, 226, 233, 245, 260, 262-264, 272, 273, 277, 309, 323,
325, 330, 350, 365-367, 371, 375, 377, 378, 382, 385, 386, 390, 400,
402, 410, 459, 462
Hikoïa : récit mimé ou drame narratif centre-asiatique : 17, 328
Hommes groupaux : 444
Huaben 話本 : nouvelles chinoises en langue vulgaire : 95
Humour : 76, 194, 329, 337, 342, 369, 388, 390, 405, 409, 484
Index-lexique des notions et termes techniques 565

I
Illusion : 20, 21, 390
Imitation : 19, 20, 22, 28, 51, 92, 181, 365, 401, 483
Improvisation : 17, 43, 79, 150, 239, 262, 329, 345, 381, 383, 388, 416,
481
Indépendance/décolonisation : 36, 39, 40, 74, 235, 309, 327, 330, 331,
333-335, 341, 349, 350, 351, 418, 421-423, 425-427, 441, 443, 459
Individu : 22 ? 23, 187, 246, 261, 284, 285, 290, 302, 332, 334, 349,
362, 365, 374, 376, 444, 445
Indradhvajamaha : fête de l’étendard d’Indra (sanskrit) : 172
Interaction : 122, 149, 159, 239, 285, 296, 329, 336, 362, 409, 412,
329, 336, 362, 409, 412, 434
Intermède : bref divertissement donné entre les actes de la pièce
principale : 31, 53, 64, 65, 106, 142, 159, 449
Interprétation : exploration des diverses significations possibles d’un
texte par l’auteur, le metteur en scène et l’acteur en vue de les proposer
aux autres : 18, 88, 157, 158, 228, 229, 387, 463, 469, 470, 471, 472,
483, 484
Intrigue : ensemble des éléments qui constituent la trame dynamique
d’une pièce en soulignant l’enchaînement causal des événements : 44,
59, 61, 68, 91, 98, 99, 106, 108, 113, 115, 124, 148, 151, 172, 174-177,
183, 184, 226, 227, 229, 239, 326, 349, 369, 385, 389, 460, 471
Ironie : 34, 40, 73, 76, 222, 239, 243, 256, 337
Islam : 32, 39, 166, 261, 271, 281, 294, 322, 362, 383, 393-396, 413,
422

J
Jagadānanda : félicité cosmique (sanskrit) : 189
Jatra : forme théâtrale bengalie : 233
Jeu (forme dramatique) : 17, 34, 153, 160, 183, 185, 190, 194, 196-198,
201, 245, 263, 265, 270, 309, 434-439, 471
Jeu (interprétation) : 14, 18, 20-22, 24, 44, 57, 73, 79, 82, 83, 85, 87,
88, 92, 101, 106, 149, 163, 177, 182-184, 195, 199, 200, 202-204, 208,
209, 211, 212, 224, 263, 274, 284, 308, 309, 310, 311, 314, 316, 317,
383
Jhânki : « tableaux vivants », forme théâtrale du Népal : 28, 153, 160-
161
Jiajiang 家將, « généraux de la maisonnée » : danse martiale exorciste,
Taiwan : 105
566 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Jibengong 基本功, « techniques de base » : disciplines acrobatiques,


martiales et gymniques à la base de la formation de l’acteur du théâtre
chanté chinois (xiqu) : 101
Jidai-mono : pièces « historiques », kabuki-bunraku, Japon : 56
Jing 净 : « visage peint », catégorie d’emploi du théâtre chanté chinois
traditionnel : 93
Jingju (jingju 京劇) : théâtre de Pékin ou « opéra de Pékin », genre
dramatique chinois (XVIIIe-XXIe siècles) : 93, 109, 114
Jīvanmukti : délivrance en cette vie (sanskrit) : 179, 188
Jñāna : savoir (sanskrit) : 179
Jñānin : qui possède le savoir (sanskrit) : 188, 189
Jôruri : style de récitation surtout utilisé avec les poupées, Japon : 51,
54
Juzhong 劇種/ shengqiang juzhong 聲腔劇種 : genres dramatiques
locaux chinois : 97-98
Jyâpu pyâkhã : forme népalaise principalement laïque, comique ou
satirique, donnée de quartier en quartier principalement par la caste des
paysans/agriculteurs néwar Jyâpu : 143

K
Kabuki : forme traditionnelle du théâtre japonais née au XVIIe siècle,
caractérisée par des intrigues violentes, et des costumes et décors
somptueux : 19, 33, 50-52, 54-62, 67, 68
Kagura : danses, chants, pantomimes et saynètes originellement
destinés au divertissement des divinités du shintoïsme au Japon : 27
Kakṣyā : aire scénique (sanskrit) : 177
Kalam malhun (forme spectaculaire répandue au Maghreb consistant
entre un récit drôle exécuté par un récitant et de refrains chantés par un
chœur de jeunes gens) : 399
Karagöz (litt. « œil noir ») : théâtre d’ombres turc : 13, 17, 23, 30, 35,
263, 364, 381, 391, 401
Kārikā : vers mnémoniques (sanskrit) : 178
Kathakaḷi : « histoire jouée », aussi appelé « théâtre dansé », l’une des
formes les plus abouties des arts scéniques du Kérala (Inde) : 19, 23, 28,
172, 179, 180, 193-213
Katsureki-geki : livrets de kabuki respectant la vérité historique, fin
e
XIX siècle, Japon : 56
Kāvya : poésie (sanskrit) : 181
Kharja de Sidi Bou Saïd : procession en l’honneur d’un marabout en
Tunisie : 399
Khayâl al-zill/garaguz : théâtre d’ombres arabe : 30, 398
Index-lexique des notions et termes techniques 567

Khayâl bâzi ou sâye bâzi : théâtre d’ombres (Perse) : 263


Khayâl : théâtre vivant arabe : 398
Kheyme shab-bâzi : jeu de marionnettes animées à la main (Perse) : 30,
263
Khôn : danse masquée thaïlandaise : 19
Khyâlah : Népal, mascarades et travestissements : 143, 159
Kịch nói : Vietnam, théâtre « parlé » par opposition au « théâtre
chanté » traditionnel, genre théâtral du type occidental introduit au
Vietnam au début des années 1920 : 122, 129, 137
Kiṃnara (sanskrit, « bardes célestes ») : 225
Kougli : comédie traditionnelle centrasiatique : 30, 402
Kôwaka : récitatif narrant des récits épiques, accompagné de quelques
pas de danse, XVIe siècle, Japon : 66
Kṛṣṇanāṭṭam ou « Jeu de Krishna » : Inde, théâtre dansé dévotionnel :
194-201
Kuchipudi : danse classique ancienne, originaire de l’État de l’Andhra
Pradesh, effectuée sur un plateau de cuivre : 205
Kunqu 崑曲 (« Mélodies de Kun ») ou Kunju 崑劇 (« théâtre de
Kun ») : genre dramatique chinois (XVIe-XXIe siècles), où des pièces
chuanqi sont accompagnées de mélodies issues de la ville de Kunshan
(Jiangsu, Chine) : 100, 101, 111, 114, 116
Kut : « cérémonie chamanique » en Corée : 79
Kūṭiyāṭṭam (« drame concertant ») : théâtre-pantomime du Kérala en
langue sanskrite, inspiré de la mythologie et des purāṇa : 34, 172, 179-
180, 183-185, 194-195, 197-201, 203, 206
Kūttu’ : terme, d’origine tamoule, signifiant « danse » mais aussi « le
fait de conter », désigne une évolution de la pratique de la lecture des
épopées et des purāṇa dans les temples du Kérala : 194
Kyogen (littéralement « paroles folles ») : farce, saynète comique,
présentée dans le cadre du nô, mais aussi de façon autonome, Japon : 53,
54, 61, 64-66

L
Lâkhay pyâkhã : danses de démons du Népal : 143
Lāsyāṅga : intermèdes (sanskrit) : 184
Lettré (théâtre) : 16, 33, 97, 99, 100, 102, 113, 270, 399, 420
Lha-mo : théâtre musical donné dans les monastères tibétains : 27
Liangjia zidi hui 良家子弟會 (« Sociétés des disciples de bonnes
familles ») : appellation de troupes amateurs chinoises visant à les
distinguer des comédiens professionnels : 106
568 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Liantaiben xi 連臺本戲 (ou paibenxi 排本戲) : pièces à épisodes du


théâtre chanté chinois se jouant sur plusieurs journées d’affilée : 96
Lieu : 14, 22, 24, 25, 28, 30, 40, 43, 71, 94, 105, 144, 172, 181, 182,
190, 196, 203, 204, 206, 208, 209, 240, 262, 268, 282, 285, 302, 303,
310, 311, 317, 331, 336, 342, 356, 357, 365, 399, 400, 402, 419, 433,
434, 446, 462, 469, 470, 476, 477, 483, 484
Livret : 16, 17, 50, 51, 63, 114, 149, 270
Lok nâtak : théâtre populaire népalais : 159
Luantan 亂彈 (« cordes pincées en désordre ») : appellation péjorative
des genres d’opéra chinois locaux au XVIIIe siècle : 100
Lyrisme : 132

M
Madanggûk : « théâtre de place publique », théâtre politique
d’intervention en Corée : 41, 45, 78-80
Mahāvākya : « grande phrase » (sanskrit) : 179
Mak yang : spectacle dansé de Malaisie : 19
Manuscrit : 502
Maqâma : genre littéraire arabe au croisement du récit et du théâtre : 45,
398, 408
Maquillage : 20, 23, 25, 93, 111, 112, 115, 127, 131, 195, 198, 199,
202, 203, 211, 262, 274, 283
Marionnettes (à gaine, à tige, à fils) : 20, 23, 27, 29, 30, 32, 34, 43, 68,
233, 259, 260, 263-264, 274, 276, 313, 316, 328-329, 361, 362, 365,
382, 388, 389, 399, 411
Marthiye khâni : « récitation d’eulogie », Iran : 265
Maskhara : farce arabe : 17, 397
Masque : 17, 19, 21, 23, 26, 28, 52, 61, 63, 64, 71, 96, 97, 106, 115,
127, 141-144, 146, 148, 151-159, 161, 196, 198, 238, 260, 261, 271,
275, 278, 321, 362, 397, 399, 400, 482
Meddah : art du conteur dans la sphère culturelle arabe et turque : 17,
32, 35, 45, 361, 363, 382, 422, 423
Médiéval (théâtre) : 15, 21, 22, 26, 52, 64, 95, 146, 395, 425
Mélodrame : genre théâtral au schéma simple et manichéen, à ambition
morale et à dénouement heureux : 19, 37-39, 56, 59, 67, 73-75, 367,
369, 402, 404, 460, 464, 465, 494
Merveilleux : 186, 217, 220, 425
Métaphore : 21, 170, 223, 224, 235, 242, 246, 275, 333, 337, 388
Métadispositif : 446
Métathéâtre : 215-232
Index-lexique des notions et termes techniques 569

Metteur en scène : 14, 45, 79, 82, 83, 86, 88, 89, 114, 135, 136, 226,
235, 239, 270, 283, 286, 290, 293, 295, 297-301, 310, 311, 322, 332,
334, 335, 415, 427, 441, 442, 444-446, 449, 462, 471, 483
Midrash : 472, 473, 476, 479 482-484,
Mime : genre théâtral reposant entièrement sur le langage du corps et la
gestuelle : 17, 19, 24, 30, 32, 36, 93, 109, 111, 234, 363, 382, 397, 399,
421
Mimèsis : mot grec signifiant « imitation » ; pour la théorie
platonicienne, l’œuvre d’art est une imitation de la réalité : 19, 20, 21,
166, 181, 183, 483
Minzoku geinô : arts populaires japonais regroupant un ensemble
extrêmement varié de manifestations incluant les danses, pantomimes,
processions et saynètes insérées dans les célébrations organisées dans
les enceintes des temples et sanctuaires, mais aussi dans le cadre plus
profane des fêtes de quartier ou de village : 65-66
Mise en abyme, « théâtre dans le théâtre » : 183, 217, 218
Mise en scène : conception et structuration des composants de la
représentation théâtrale à partir d’un point de vue directeur : 21, 72, 82-
84, 86, 96, 109, 114, 115, 122, 132, 135, 138, 163, 197, 204, 210-212,
218, 224, 226, 239, 260, 273, 274, 284, 291, 295-297, 299, 310, 311,
317, 321, 322, 332, 336, 412, 426, 433, 441, 443, 444, 446, 449, 450,
457, 462, 471
Modernité : 33, 35, 40, 43, 49, 54, 59, 65, 94, 116, 122, 309, 368, 378,
388, 409, 418, 419, 482
Mōhiniyāṭṭam, ou « Danse de l’Enchanteresse » : une danse de femme,
qui met l’accent sur le charme et la séduction, Inde : 200, 205, 212
Mokṣa (sanskrit, « délivrance d’ici-bas ») : 179, 220
Monologue : procédé qui consiste à révéler des pensées au spectateur
grâce à un personnage parlant seul sur scène : 18, 229, 374, 407, 501
Monothéisme : 30, 484
Moqoladi : comédie traditionnelle en Afghanistan : 32
Morale : 28, 29, 39, 103, 104, 287, 298, 330, 368, 370, 371, 424, 450
Mudrā : sanskrit, « geste stylisé et codifié » :150, 156, 198-201, 208,
211
Muhaddithîn : « raconteurs », récitateurs du Roman de Baybars : 398
Muqallid : imitateur, acteur, monde arabe : 396
Musique/Musical : spectacle dansé et chanté : 19, 33, 49, 50, 57, 63,
67, 84, 85, 89, 92, 98, 99, 134, 151, 156, 157, 182, 194, 198, 233, 234,
250, 256, 262, 273, 276, 311, 324, 345-347, 356, 369-371, 406, 494
Muṭiyyēṯṯu (littéralement « mise en place de la coiffe ») : théâtre rituel
d’Inde, célébrant la déesse Bhadrakālī qui, au cours d’un combat
déchaîné, met à mort le démon Dārika : 194
570 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Mystère : représentation médiévale, où une collectivité se donne à elle-


même en spectacle les mythes religieux qui font sa cohésion : 21, 26,
28, 31, 97, 266-268
Mythe (et théâtre) : 26, 30, 147, 166, 170-172, 177, 180-181, 183, 189,
190, 203, 260, 268-269, 290, 309, 349, 352, 367, 382, 396, 414, 415,
463-464, 470, 471, 475

N
Nach : forme théâtrale du Chattisgarh : 233, 236
Nahda : Renaissance arabe : 468
Naqqâli/ qavvâli : drame narratif de caractère épique ou picaresque
(Perse) : 17, 265
Narrenfest (« fêtes des fous ») : 481
Nāṭikā : comédie de harem (sanskrit) : 175, 176, 228
Naturalisme/naturaliste (théâtre) : théâtre répondant à la triple
exigence du « naturel », de la « vérité », et de l’existence d’une portée
sociale : 21, 93, 276, 285
Nāṭya : théâtre (sanskrit) : 182, 197
Nāṭyaveda : « Veda du théâtre » (sanskrit) : 170
Nautanki : forme théâtrale d’Uttar Pradesh : 233
Nbitet el ballut (« veillée du mensonge ») : sketch comique tunisien :
399
Ningyô jôruri ou bunraku : théâtre de poupées, Japon : 54
Nô (sarugaku no nô) : théâtre japonais mimé, chanté, et dansé,
accompagné par un chœur et quelques instruments : 13, 16, 19, 20, 23,
29, 33, 50-55, 58-65, 68, 400
Nômai : danses anciennes survivant dans quelques fêtes locales, Japon :
66
Nuo 儺 ou danuo « grand nuo » (大儺) : danse exorciste antique
(Chine) : 96-97, 105, 116
Nuoxi 儺戲 (« théâtre nuo ») : théâtre exorciste chinois : 105

O
Off-Broadway : théâtre de réaction contre le système commercial de
Broadway : 66, 67
Offrande (théâtre en tant qu’) : 26, 27, 97, 196, 203
Ombres (théâtre d’) : forme dramatique consistant à accompagner une
narration rituelle, épique ou satirique de la projection sur un écran
d’images d’objets fixes ou articulés, manipulés par un montreur : 23, 27,
30, 32, 34, 45, 263, 329, 361-364, 381-391, 398, 408
Index-lexique des notions et termes techniques 571

Onnagata : acteur de kabuki spécialisé dans les rôles féminins, Japon :


57
Opéra : 13, 19, 27, 29, 30, 36, 37, 55, 62, 89, 92, 93, 96, 98, 111, 113,
121, 125, 134, 182, 323-325, 346, 349, 366, 368, 402, 411
Oralité : 338, 399
Orta oyunu (« jeu du milieu ») : sorte de commedia dell’arte turque
proche de la farce : 361, 363-366, 383, 399
Ōṭṭantuḷḷal : prestation de conteur-chanteur, s’accompagnant de
déplacements simples et chorégraphiés : 200, 205

PQ
P’ansori : long poème narratif coréen d’origine rituelle, remontant au
e
XVIII siècle, dont le récitateur est accompagné d’un percussionniste,
véritable partenaire : 71, 72, 73
Pai (派) : lignée fondée par les disciples d’un acteur célèbre pour
perpétuer son style, Chine : 98
Pantomime : genre théâtral utilisant le langage corporel ou art mimique
codifié, variant selon les cultures : 18, 19, 28, 43, 52, 65, 127, 239, 262,
309, 329
Parde dâri (« spectacle avec rideau ») ou shamâyel dâri (« spectacle
avec images ») : narration religieuse avec support d’images, Iran : 265,
269
Parodie : imitation dans un style bouffon d’une œuvre sérieuse : 245,
328, 331, 362, 386
Participation (des spectateurs) : 24, 27, 85, 282, 401
Pathétique : 166, 186, 270
Patrimoine : 32, 34, 44, 45, 69, 162, 233, 289, 294, 308, 328, 334, 389,
396, 410, 418, 420, 422, 425, 426, 442, 447, 464
Pauvre (théâtre) : 26, 266
Performance : théâtralisation de l’acte et de l’œuvre : 16, 17, 24, 27,
35, 44, 51, 65, 72, 79, 80, 83, 85-89, 136, 142-144, 14-149, 156, 157,
161, 162, 194, 236, 247, 259, 265, 284, 297, 302, 331, 337, 361, 394,
396, 397, 402, 412, 414
Péripétie : événement inattendu qui modifie le cours de l’action, « coup
de théâtre » : 131, 132
Plateau : espace scénique où évoluent les acteurs : 295, 296, 337, 353
Poésie (et théâtre) : 17, 18, 87, 100, 111, 181, 184, 202, 222, 256, 270,
301, 302, 363, 398, 408, 443
Politique (théâtre) : 21, 25, 33, 34, 36, 37, 39-42, 45, 55, 64, 67, 73, 76,
79, 80, 83, 85, 123, 124, 142, 143, 175, 176, 211, 229, 233, 235, 236,
256, 273, 282, 283, 291, 294, 303, 308, 309, 318, 331-333, 337, 338,
572 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

344, 346, 367, 368, 372, 382, 388, 390, 406-413, 415-417, 420-424,
428, 431, 443, 461-465, 500
Populaire (théâtre) : 17, 23, 25, 28, 32-34, 36, 39, 40, 45, 53-55, 59, 65,
68, 72, 79, 85, 121, 159, 163, 169, 194, 210, 233-235, 256, 259, 260,
262, 275, 332, 362, 366, 381, 382, 395, 399, 404, 406, 419, 422, 431
Pourim : 29, 456, 470, 473, 482
Pourimspiel : pièce hébraïque jouée pour la fête de Pourim et
commémorant l’épisode postbiblique du Livre d’Esther : 27, 29, 31,
456, 473, 482, 484, 493
Prakaraṇa : comédie de mœurs (sanskrit) : 175, 222, 227
Pratyakṣakalpapratīti : expérience quasi directe (sanskrit) : 185, 187
Préthéâtrale (forme) : 401
Professionnels (acteurs et troupes) : 24, 32, 44, 54, 64, 84, 91, 105, 194,
262, 274, 277, 308, 315, 317, 324, 331, 362, 389, 397, 446
Prologue : 168, 172, 217, 222, 262, 270, 364, 378, 385, 390
Prostitution/prostitué(e)s : 102, 103, 276, 373, 457
Provocation : 68, 237, 450
Psychologique (théâtre) : 23, 174, 210, 278, 373-374, 409
Public : 13, 14, 18, 19, 22, 24-25, 27, 29, 33, 37, 39, 45, 54, 55, 57-61,
66, 67, 78, 80, 83, 85, 87-89, 94, 95, 101, 103, 104, 109, 111, 112, 114,
116, 117, 123, 124, 127, 128, 136-138, 148, 162, 193, 205, 211, 217,
225, 227, 233, 234, 238, 239, 262, 271, 272, 281, 284, 285, 289, 296,
300, 301, 303, 309-313, 316-318, 329, 330, 335-337, 343, 348, 362-366,
370, 377, 382, 383, 385-387, 390, 394, 399, 400, 404, 406, 408, 409,
411, 412, 414, 415, 419-424, 426, 431, 435, 436, 438, 439, 445, 458-
460, 462, 463, 470, 484, 487, 492, 493, 495, 496, 499, 501
Pudeng’e 撲燈蛾 : séquence rythmique rapide de l’opéra de Pékin : 110
Pūrvaraṅga : l’« avant-scène », rituel théâtralisé préliminaire à la
représentation (sanskrit) : 167, 172
Putri : danse malaise consistant en un rite médiumnique propitiatoire et
conjuratoire : 27
Qu 曲 (« airs ») : forme poétique et dramatique chinoise : 92
Qupai liantao ti 曲牌聯套体 : système musical dit des « séquences de
mélodies » employé par la plupart des genres anciens du théâtre chanté
chinois (xiqu) dont le Zaju et le Kunqu : 100

R
Radiophonique (théâtre) : 377, 424
Rāga (sanskrit, « mode musical ») : 198, 202, 204, 210
Rajas : principe d’activité et de passion (sanskrit) : 189
Rakugo : art du conteur de courts récits comiques, Japon : 68
Index-lexique des notions et termes techniques 573

Rāmanāṭṭam ou « Jeu de Râma » : 196-197, 204


Râmlîlâ (litt. « actes de Râm ») : 233
Raṅgadaivatapūjana : rituel d’hommage aux divinités de la scène
(sanskrit) : 172
Rasa (sanskrit, « essence, saveur, émotion ») : « sentiment esthétique » :
24, 176, 177, 179, 186-188, 196, 202, 208, 217-221, 229, 256
Râslîlâ : pièces consacrées à la geste de Krishna : 233
Réalisme/réaliste (théâtre) : 20, 21, 22, 26, 35, 37, 38, 40, 57, 67, 75,
77, 81, 142, 234, 254, 264, 270, 276, 288, 348, 367, 376, 377, 408, 409,
410, 417, 423 443, 460, 465
Récit dramatique : 443
Religieux/rituel (théâtre) : 17, 24, 26-31, 34, 38, 45, 54, 71, 78, 79, 84,
93, 94, 96, 97, 105-107, 113, 116, 142-144, 149, 153-155, 159-163,
166-169, 172-194, 203, 212, 229, 259, 261, 265-271, 275, 278, 287,
289, 294, 295, 361, 485
Rhétorique : 24, 177, 228
Rideau : 26, 148, 150, 160, 210, 250, 262, 264, 265, 317, 383-386
Rire : 84, 124, 186, 244, 286, 387, 397, 423, 479
Romantisme/romantique (théâtre) : 15, 22, 39, 112, 174, 348, 441, 445
Rowze khâni (« déploration ») : lamentations sur le martyre de l’imam
Hoseyn, Iran : 265
Rue (théâtre de) : 41, 142, 143, 161, 235
Ruhowzi (sur le bassin) ou takht-e howzi (planches sur le bassin) : genre
spectaculaire traditionnel persan s’apparentant à la comédie : 17, 23, 24,
30, 32, 34, 262
Rural (théâtre) : 93, 94, 127, 128, 236, 377

S
Sahr̥daya : homme « cordial », sensible (sanskrit) : 188, 208
Saixi 赛戲 (ou saishe xi 赛社戲 ou saishen xi 赛神戲) : « théâtre
d’offrande aux dieux du lieu », théâtre rituel de Chine du Nord : 105
Samaja : comédie traditionnelle arabe : 30, 397
Saṃgītaka : « concert », synonyme de nāṭya (sanskrit) : 182
Saṃskāra : traces de l’expérience (sanskrit) : 187
San.yue : nom chinois du sangaku japonais : 64
Sangaku : Jeux divers, de type forain, originaires de Chine et d’Asie
centrale, introduits au Japon au cours du VIIIe siècle : 64
Sangît : 233, 234
Śāntarasa (sanskrit, « tranquillité ») : 219, 220
574 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Sarugaku : le terme japonais sarugaku remplace à partir du Xe siècle


celui de sangaku, puis se spécialise pour en désigner les dimensions les
plus théâtrales : pantomimes, farces et saynètes : 53
Satire : 36, 64, 143, 159, 194, 273, 275, 328, 344, 371, 373, 382, 388,
396, 406, 407, 409, 414, 460, 452, 465, 496
Saynète : 64, 65, 94, 05, 106, 143, 388, 399
Scandale : 94, 462
Scène : 24, 25, 26, 28, 41, 43, 45, 55, 72, 74, 78-82, 86-89, 97, 106, 127,
136, 148-150, 159, 169, 186,193, 201, 202, 209, 233, 262, 270, 284-
285, 287, 288, 295-296, 300, 301, 311, 323, 336-338, 363, 385, 411,
414, 420, 433-438, 449, 459, 472, 474, 479, 483, 484, 499
Scénographie : technique du décor et de l’organisation de l’espace
théâtral participant à la mise en scène : 73, 81, 233, 236, 245, 274, 284,
295, 297
Sewa-mono : pièces « domestiques », tragédies bourgeoises, kabuki-
bunraku, Japon : 56, 59
Shab bâzi ou parde-bâzi : théâtre de marionnettes à fils (Perse) : 30,
263, 264
Shâstrik nâtak : théâtre sacré népalais : 159
Sheng 生 : protagoniste masculin, catégorie d’emploi du théâtre chanté
chinois traditionnel : 92
Shingeki : théâtre moderne japonais inspiré du théâtre occidental, début
e
XX siècle : 38, 44, 58-60, 67-69, 74
Shinpa : « nouvelle vague », premier genre théâtral japonais se
démarquant de la tradition, fin XIXe siècle : 56, 57, 59, 67-69
Shite : acteur-danseur interprétant le rôle central, nô, Japon : 23, 63
Shôgekijô : « petit théâtre », théâtre d’art, de poche, Japon, à partir des
années 1960 : 44, 58, 67
Shuhui 書會 (« sociétés d’écriture ») : groupes de lettrés et peut-être de
comédiens ayant contribué à l’écriture de pièces de théâtre sous la
dynastie des Yuan : 99
Siddhi : succès (sanskrit) : 146, 171
Sidi L’Katfi : spectacle donné par des confréries d’artisans, parodiant les
tares de contemporains, et jalonné de danses extatiques : 400
Singûk : « nouveau théâtre » coréen, d’inspiration japonaise et
européenne : 75
Sinp’agûk : « mélodrame » coréen inspiré du Shinpa japonais : 75
Sinyôngûk : « théâtre nouveau » coréen, essentiellement composé de
traductions-adaptations de pièces japonaises (shinpageki) et
d’adaptations de nouveaux romans coréens (sinsosôl) : 72, 73
Śivaïsme non dualiste cachemirien : 187, 188
Index-lexique des notions et termes techniques 575

Social(e) (théâtre, dimension) : 144, 220, 234, 278, 294, 337, 402, 406,
418, 420, 465, 500
Soltân Tolba : spectacle traditionnel marocain basé sur un simulacre de
souveraineté accordé à un étudiant pour une journée et parodiant la vie
politique locale : 399
Sôshi shibai : théâtre des militants des mouvements libéraux dans les
années 1880 au Japon : 56
Spectateur : 18-22, 26, 29, 31, 40, 80, 89, 92, 114, 127, 166, 180, 182-
188, 193, 199, 201-203, 207, 268, 245, 287, 290, 296, 301, 371, 376,
383, 386, 433, 335, 336, 338, 442-449, 498, 499
Stambeli : rite d’exorcisme tunisien : 396
Stylisation : 20-22, 24, 92-94, 245
Super-kabuki : genre spectaculaire développé par Ichikawa Ennosuke
dans les années 1970, Japon : 61
Superstition : 94, 114, 272, 346, 367, 418, 460
Surréalisme/surréaliste (théâtre) : 20, 42, 43, 411, 413
Sūtra : énoncé aphoristique (sanskrit) : 63, 178
Sūtradhāra : directeur de la troupe (sanskrit) : 168, 226
Svātantrya : liberté (sanskrit) : 188
Symbolisme/symboliste (théâtre) : 22, 35, 42, 43, 44, 275, 288, 318,
377, 405, 409

T
T’alchum : danse masquée coréenne faisant partie des rituels
chamaniques : 71
Ta‘ziye : drame rituel chiite commémorant le martyre de l’imam
Husayn : 17, 20, 23, 24, 27, 29, 34, 44, 265-271, 275, 289, 295, 296,
396, 443
Tableau : 153, 160, 290
Taishûgeki : « théâtre populaire » assuré par de petites troupes itiné-
rantes, Japon : 68
Tamasha : forme théâtrale marathe : 233
Tamâshâ : genre spectaculaire traditionnel persan s’apparentant à la
comédie : 261, 262
Tanaïm : maîtres juifs des premiers siècles de l’ère chrétienne : 472
Tanzimât : mouvement réformiste laïque intervenu dans l’Empire
ottoman : 39, 365, 366, 367
Taqlid : genre spectaculaire traditionnel persan s’apparentant à l’imi-
tation mimétique : 261
Tauryatrika : « triple musicalité », synonyme de nāṭya (sanskrit) : 182
Tchodir jamol : théâtre de marionnettes en Asie Centrale : 30, 329
576 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Télévision (et théâtre) : 33, 35, 51, 62, 65, 66, 77, 116, 134, 143, 162,
269, 274, 275, 313, 325, 336, 370, 410, 448
Temple : 24, 64, 66, 94, 97, 105, 127, 144, 145, 160, 161, 194-196, 204,
205, 245, 474, 481
Temps : 20, 29, 93, 96, 183, 190, 285, 342, 438, 442, 444, 448
Texte : 14-19, 46, 47, 51, 82, 83, 84, 87, 88, 99, 100, 135, 148, 168,
177-179, 182, 184, 185, 190, 195, 196-198, 201, 202, 208, 239, 246,
255, 259, 262, 266, 270, 298, 394, 398, 414, 418, 444, 449, 471, 483
Tēyyam (forme corrompue de Daivam, « dieu ») : un rituel théâtralisé
du nord du Kérala (Malabar) : 194
Théâtralité : 27, 43, 168, 171-173, 176, 179, 182, 183, 185, 400, 401,
471
Théorie dramatique : 173, 176, 217
Thora : 471, 474, 477, 479, 480, 482, 483
Tongsu xiaoshuo 通俗小說 : roman chinois en langue vulgaire : 107
Traduction : 57, 78, 104, 107, 126, 165, 216, 274, 343, 345, 349, 352,
490
Tragédie : genre théâtral sérieux où le héros prisonnier du destin lutte
pour sortir d’une situation difficile : 17, 18, 21, 28, 46, 50, 68, 130, 131,
166-168, 185, 268, 323, 366, 395, 396, 404, 408, 464, 469, 491, 500
Transgression : 242, 337
Travesti/travestissement : 103, 395, 476, 482, 399
Trigata : la « triple [séquence, ou conversation] » (sanskrit) : 168
Tuồng : tradition théâtrale savante vietnamienne, basée sur le chant et la
danse, née aux environs du XIVe siècle, et marquée par l’influence du
théâtre chinois classique, également appelé hát bội : 16, 19, 25, 30, 33,
121, 123, 127, 128, 134, 135, 137, 138, 139

UVXYZ
Umuk Tangu : rite incantatoire tunisien : 399
Ur-theatre ; prototheatre : 14, 27
Vaudeville : 367
Vidūṣaka : bouffon (sanskrit) : 168, 222
Violence : 28, 30, 40, 41, 81, 83, 110, 115, 257, 290, 317, 353, 354, 376
Vīra : registre héroïque du théâtre sanskrit : 217, 220, 222
Voix : 18, 21, 22-23, 32, 43, 72, 93, 115, 184, 186, 198, 210, 236, 240,
244-256, 270, 271, 288, 293, 363, 384, 380, 398, 414, 435, 437, 471
Vraisemblance : 21
Vyutpatti : instruction (sanskrit) : 179
Xiangsheng 相聲 : dialogue comique chinois moderne : 95
Index-lexique des notions et termes techniques 577

Xiaoxi 小戲 : « petits genres théâtraux », formes dramatiques verna-


culaires chinoises à deux ou trois personnages : 95
Xipi 西皮 : mélodies originaires de la Chine de l’Ouest employées
notamment par l’opéra de Pékin : 98
Xiqu 戲曲 : théâtre chanté traditionnel chinois, plus couramment appelé
« opéra chinois » : 33, 91-120
Xiqu pian 戲曲片 : « films d’opéras », comédies ou drames musicaux
basés sur le théâtre chanté chinois : 99
Yātrā : voyage, procession, pèlerinage : 179
Yinggewu 英歌舞 : « danses et chants des héros » », danse martiale
exorciste de la province du Guangdong, Chine : 106, 107
Yogabhraṣṭa : « déchu du yoga » (sanskrit) : 189
Yogin : 188, 189
Yoke thay thabin : marionnettes birmanes : 27
Yuehu 樂户 : « foyers« opéra cantonnais », de musiciens héréditaires »,
catégorie sociale chinoise au statut inférieur à laquelle furent rattachés
les acteurs : 102, 105
Yueju 越劇 genre dramatique chinois moderne provincial de la région
de Shanghai, joué exclusivement par des femmes : 103
Yuju 豫劇 : genre dramatique chinois de la province du Henan : 94
Zaju 雜劇 (« spectacles variés ») : sous les Song (960-1279), forme
protothéâtrale consistant en enchaînement de saynètes et de courtes
farces ; sous les Yuan (1277-1367), première forme dramatique struc-
turée chinoise, reposant sur des pièces en quatre ou cinq actes, jouées
d’un seul tenant : 95, 99, 107
Zangiri-mono (« pièce aux cheveux coupés ») : pièces de kabuki
inscrites dans la nouvelle société de la fin du XIXe siècle, Japon : 56
Zâr : rite d’exorcisme égyptien : 396
Zhezixi 折子戲 : représentations composées de morceaux choisis de
pièces du théâtre chanté chinois (xiqu) : 95, 96, 101, 114, 115
Notices biographiques

Liliane ANJO a étudié la philosophie à l’Université libre de Bruxelles


et à la Humbold-Universität de Berlin. Elle a ensuite obtenu un master en
études politiques à l’École des hautes études en sciences sociales et a été
boursière de l’Institut français de recherche en Iran. Allocataire du Fonds
national de la Recherche Luxembourg, elle prépare actuellement une thèse
de doctorat à l’EHESS sur La politique culturelle et les enjeux des
pratiques artistiques en République islamique d’Iran à travers l’exemple
du théâtre sous la direction de Farhad Khosrowkhavar. Elle a publié de
nombreux articles scientifiques et contribue régulièrement aux revues
Aleph Magazine et La Revue de Téhéran. En parallèle de son chemi-
nement académique, elle a participé à plusieurs projets scéniques.
Lyne BANSAT-BOUDON est agrégée de grammaire, directeur
d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE), section des
sciences religieuses, chaire des « Religions de l’Inde : rites et systèmes
de représentations dans les textes classiques », et membre senior
honoraire de l’Institut universitaire de France (chaire d’indianisme). De
2002 à 2010, elle a dirigé l’équipe de recherche « Monde indien : textes,
sociétés, représentations » (EA 2723), équipe de l’EPHE accueillie par
le Collège de France. Elle est, depuis 2010, membre de l’équipe
« Mondes iranien et indien » (UMR 7528). Sanskritiste, philologue, elle
a pour principaux champs de recherche le théâtre sanskrit et la pensée
esthétique indienne, d’une part, le çivaïsme non dualiste du Cachemire,
d’autre part. Elle a consacré de nombreux ouvrages et articles au théâtre
sanskrit et aux traités qui en fixent les règles, le Nâtyaçâstra, notam-
ment : Poétique du théâtre indien. Lectures du Nâtyaçâstra (EFEO,
1992), Le Théâtre de Kâlidâsa (Gallimard, 1996), Théâtres indiens
(Purushârtha, 20, EHESS, 1998), Pourquoi le théâtre ? La réponse
indienne (Mille et une nuits, 2004), et l’anthologie publiée sous sa
direction dans la Bibliothèque de la Pléiade : Théâtre de l’Inde ancienne
(Gallimard, 2006). Son dernier ouvrage (en collaboration avec K.D.
Tripathi) est une édition et une traduction annotée d’un texte du
çivaïsme non dualiste cachemirien et de son commentaire : An
Introduction to Tantric Philosophy. The Paramârthasâra of
Abhinavagupta, with the Commentary of Yogarâja (Routledge, 2011).
Guilda CHAHVERDI est comédienne, metteure en scène et actrice.
Elle a été formée à l’école Claude Mathieu et à l’école Jacques Lecoq.
Elle a participé à l’organisation du premier Festival du théâtre iranien à
580 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Paris en 2000. Elle a créé des spectacles de contes et animé des confé-
rences et des lectures-spectacles, en collaboration avec la librairie Les
Lettres persanes. Son spectacle bilingue Histoires de rois a été présenté
au Festival d’Avignon en 2003, puis en tournée en Asie centrale. Elle a
enseigné à la faculté des beaux-arts de Kaboul, réalisé des programmes
pour la radio afghane, et participé à l’organisation du 3e Festival natio-
nal de théâtre afghan. Elle fait actuellement partie de la compagnie
Hasards d’Hasards. Elle est directrice-adjointe de l’Institut français en
Afghanistan où elle est chargée des programmes culturels.
Jean-François CLÉMENT a été jusqu’en 2002 professeur de philo-
sophie et d’architecture avant de prendre des responsabilités à l’Institut
commercial de Nancy (ICN). Il travaille depuis au Maroc comme expert
de l’UNESCO et comme consultant du ministère de la Culture. Il a
participé à la réalisation du Musée de Bank al-Maghrib avant d’établir la
préfiguration de l’Institut national supérieur de la musique et des arts
chorégraphiques (INSMAC) et, actuellement, du Musée national d’art
moderne (MNAC).
Corinne CONTINI-FLICKER, maître de conférences en littérature
française à l’université d’Aix-Marseille, agrégée de lettres modernes,
consacre ses travaux au théâtre. Elle a collaboré au Dictionnaire des
pièces françaises du XXe siècle (J.-Y. Guérin [dir.], Champion, 2005), a
dirigé les ouvrages collectifs La Comédie en mouvement. Avatars du
genre comique au XXe siècle (Publications de l’université de Provence,
2007) et Jean Vauthier, un poète à la scène (Champion, 2012) ; elle est
l’auteur de Shakespeare et les Elisabéthains au XXe siècle. Adaptations
et réécritures françaises (Champion, à paraître). Dans la continuité de
ses travaux sur les transferts de modèles au théâtre, sa recherche actuelle
porte sur le théâtre français en Indochine : elle a publié notamment
« Théâtre à la tonkinoise. La politique théâtrale française en Indochine
(1884-1930) » dans Vietnam, le destin du lotus, Alain Guillemin (dir.),
Revue Riveneuve Continents, n° 12, 2010, et prépare pour 2013, année
du Vietnam en France et de la France au Vietnam, un colloque interna-
tional sur ce sujet avec Nguyen Phuong Ngoc, en collaboration avec les
Archives nationales d’Outre-Mer (Aix-en-Provence) et les Archives
nationales du Vietnam.
Vincent DURAND-DASTÈS est maître de conférences en langue et
civilisation chinoises à l’INALCO. Ses travaux portent sur le surnaturel
et les thèmes religieux dans le roman et le théâtre de la fin de l’époque
impériale. Il a notamment publié « Prodiges ambigus : les récits non
canoniques sur le surnaturel, entre histoire religieuse, histoire littéraire
et anthropologie » ; « Le hachoir du juge Bao : le supplice idéal dans le
roman et le théâtre en langue vulgaire chinois des Ming et des Qing » ;
« Poisons exotiques et vices domestiques : de vertueux héros aux prises
Notices biographiques 581

avec les gu 蠱 dans un roman du XVIIe siècle » ; La Conversion de


l’Orient : un périple didactique de Bodhidharma dans un roman chinois
en langue vulgaire du XVIIe siècle ; et « Divination and Fate
Manipulation in a Popular Myth of Late Imperial China : the Wedding
of Zhougong and Peach Blossom Girl ».
Ève FEUILLEBOIS-PIERUNEK est maître de conférences à
l’université Sorbonne nouvelle – Paris 3 et membre de l’UMR 7528
Mondes iranien et indien. Elle est iranisante et arabisante et a vécu en
Orient pendant plus de cinq ans, en Égypte, Syrie et Iran. Ses recherches
portent sur la littérature persane (en particulier la poésie mystique
médiévale) et la littérature comparée (études de genre, transfert de
modèles et thématiques croisées). Elle a notamment publié À la croisée
des voies célestes : Faxr al-din ‘Erâqi (IFRI, 2002), Les Derviches
tourneurs, doctrine, histoire et pratiques (avec A.A. Ambrozio et
T. Zarcone, Cerf, 2006), Épopées du monde. Pour un panorama
(presque) général (Classiques Garnier 2011).
Batoul JALABI-WELLNITZ, docteur en linguistique et sémiolo-
gie de l’arabe (université de Lyon 2), est professeur agrégée d’arabe.
Elle s’intéresse tout particulièrement à la littérature arabe moderne et a
notamment publié Spectateurs en dialogue. L’énonciation dans le
théâtre de Sa’dallah Wannous de 1967 à 1978 (IFPO, Damas, 2006) et
cotraduit Maryam ou le Passé décomposé d’Alawiya Sobh (Gallimard,
2007).
Salime KAMAL, issue d’une famille réformiste (Jadid) du nord de
la région ouïgoure, a été chanteuse avant de devoir renoncer à son rêve
durant la révolution culturelle en Chine. Elle s’est reconvertie dans le
journalisme et a travaillé durant trente ans pour le journal officiel de la
région autonome ouïgoure de Xinjiang, Xinjiang Giziti. Parallèlement,
elle s’est investie dans la recherche sur l’histoire culturelle et la
littérature ouïgoures, publiant ses articles dans diverses revues de la
région ouïgoure et en Turquie. Son recueil d’articles, Gherip Shivaqlar,
est paru en 2004. Depuis 2006, elle réside en Australie où elle a ouvert
une école pour enseigner la langue ouïgoure aux enfants des émigrés
ouïgours.
Sonia Sarah LIPSYC, dramaturge, sociologue et passionnée
d’exégèse biblique et talmudique, dirige actuellement ALEPH-le Centre
d’études juives contemporaines à Montréal. Elle a écrit un ouvrage
iconoclaste sur le théâtre juif, Salomon Mikhoëls ou le Testament d’un
acteur juif (Cerf, 2002), et une pièce de théâtre diffusée sur France
Culture (2010), Ève des limbes revenue ou l’Interview exclusive de la
première femme ou presque de l’humanité. Elle a travaillé ces dernières
années sur les questions de femmes et judaïsme. Elle a ainsi, aux édi-
tions In Press, codirigé avec Janine Elkouby, Quand les femmes lisent la
582 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Bible (Pardès n° 43, 2007) et a été directrice de publication de l’ouvrage


Femmes et judaïsme aujourd’hui (2008). Elle rédige un blog personnel
(soniasarahlipsyc.canalblog.com) et un autre consacré aux Judaïsmes et
questions de société (judaismes.canalblog.com). Quelques-unes de ses
interventions se retrouvent sur le campus numérique juif Akadem.org ou
sur les DVD des émissions À Bible ouverte ou La Source de vie,
50 émissions qu’elle a animées avec le rabbin Josy Eisenberg pour
France 2.
Alexandre MESSER est titulaire d’un diplôme universitaire
d’études sur le Judaïsme de l’université Paris 1 et d’une maîtrise de la
section d’hébreu de l’université Paris 8. Son mémoire de maîtrise portait
sur la presse yiddish en Pologne entre les deux guerres. Il est aussi co-
auteur de trois ouvrages édités par la Bibliothèque nationale de Pologne
portant sur les documents éphémères (tracts et journaux d’un jour) parus
en yiddish, hébreu et polonais en Pologne entre 1918 et 1939. Son
intérêt pour le théâtre yiddish a été suscité par son épouse, Charlotte
Messer, avec qui il codirige la troupe yiddish Troïm-Teater (théâtre des
songes) auprès de la Maison de la culture yiddish – Bibliothèque
Medem. Ses recherches sur le répertoire yiddish l’ont amené à s’inté-
resser à l’histoire de ce théâtre et ont abouti, entre autres, à une série de
conférences, mises en ligne sur le campus numérique juif Akadem. Sa
connaissance des langues (français, yiddish, polonais, russe, anglais,
hébreu) lui permet un accès direct aux sources concernant l’histoire
contemporaine du judaïsme en général et du théâtre yiddish en parti-
culier.
Mukaddas MIJIT a reçu une éducation artistique (musique et
danse) à l’institut des arts de Xinjiang à Urumchi. En 2003, elle s’est
installée à Paris pour poursuivre ses études. Après un master d’ethno-
musicologie, elle prépare une thèse à l’université de Paris Ouest
Nanterre sur la mise en scène du patrimoine musical ouïgour, sous la
direction de Jean During. Par ailleurs, elle mène des activités artistiques
à l’occasion de manifestations culturelles (festivals de musique tradi-
tionnelle, ateliers de danse ouïgoure). Elle est également membre d’un
trio de musique et de danse qui interprète des chants sacrés. Depuis
quelques années, elle réalise des films documentaires sur la musique et
la culture ouïgoures.
Annie MONTAUT, ancienne élève de l’ENS, a enseigné les lettres
françaises à l’université J. Nehru à Delhi, puis la linguistique à Paris
Ouest Nanterre La Défense et est à présent professeur de hindi et de
linguistique générale à l’INALCO, dans l’UMR Structure et dynamique
des langues (labex Empirical Foundations of Linguistics). Elle dirige la
formation master de traduction à l’INALCO. Elle a publié essen-
tiellement en linguistique indienne et hindi (Les Langues d’Asie du Sud,
Notices biographiques 583

Ophrys, Le Hindi, collection Langues du monde, Société de linguistique


de Paris), mais aussi en littérature (Littératures et poétiques pluri-
culturelles en Asie du Sud, Purushartha EHESS/CNRS). Elle a traduit
les auteurs hindis les plus marquants du XXe siècle par leur style, de
Nirmal Verma (Actes Sud), Jainendra Kumar, Alka Saraogi (Gallimard),
Gitanjali Shree (InFolio) à K.B. Vaid (L’Asiathèque, InFolio) et
Anupam Mishra (L’Harmattan) ainsi que, de l’anglais, le sociologue des
cultures Ashis Nandy (L’Ennemi intime, Fayard). Elle prépare la
traduction de Hind Swaraj de Gandhi (Fayard).
NGUYEN Phuong Ngoc, maître de conférences à l’université
d’Aix-Marseille, département des études asiatiques. Elle travaille sur les
intellectuels vietnamiens dans le Vietnam colonial, notamment dans la
première moitié du XXe siècle, ainsi que sur l’émergence et le dévelop-
pement d’une littérature vietnamienne moderne en écriture romanisée
quốc ngữ. Elle a codirigé, avec Gilles de Gantès, l’ouvrage collectif
Vietnam le moment moderniste paru en 2009 et dans lequel elle s’inté-
resse à « La Société d’enseignement mutuel du Tonkin (1892-1946)
– une autre version de l’action moderniste ». Elle a participé à l’édition
sous forme CD-Rom de la revue Thanh Nghi (Opinion éclairée, Hanoi
1941-1945) par l’École française d’Extrême-Orient à Hanoi en 2009.
Son ouvrage À l’origine de l’anthropologie au Vietnam. Recherche sur
les auteurs de la première moitié du XXe siècle va paraître au printemps
2012 aux Presses universitaires de Provence.
Lily PERLEMUTER est maître de conférences à l’INALCO (Ins-
titut national de langues et civilisations orientales) où elle enseigne
l’hébreu et la littérature hébraïque moderne et contemporaine. Auteur de
nombreux articles publiés notamment dans Yod, revue des études hé-
braïques et juives, elle consacre surtout ses recherches à la littérature
contemporaine. Parmi les sujets qu’elle aborde, on peut citer la société
israélienne dans la littérature, le thème de la Shoah dans l’œuvre des
écrivains israéliens, l’intertextualité dans la littérature hébraïque
contemporaine. Elle a travaillé également sur la presse juive au XIXe et
au XXe siècles, en particulier sur la place de la littérature dans Hazefirah,
premier journal en hébreu paru en Pologne de 1862 à 1931. Elle se
consacre à présent à l’étude de l’image des rescapés de la Shoah arrivés
en Israël dans l’œuvre de l’écrivain israélien Aharon Appelfeld.
Gaye PETEK, née à Izmir en Turquie, vit en France depuis son en-
fance. Après des études de littérature et de théâtre et un master sur le
théâtre d’Ombres turc, elle s’est spécialisée dans les questions migra-
toires, a créé et dirigé l’association ELELE. Elle a publié de nombreux
articles sur le théâtre turc et conduit des études sur les femmes turques et
l’intégration des Turcs en France. Elle a publié « Turcs en France :
584 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

histoires de familles » (Bleu Autour) et rédigé les articles sur les théâtres
traditionnels turcs pour l’Encyclopaedia Universalis.
Catherine (Cathy) RAPIN, est docteur ès lettres de l’université
Paris-Diderot (thèse de doctorat sur l’œuvre théâtrale de Ch’oe In-hun,
auteur coréen). Elle vit à Séoul en Corée du Sud où elle est professeur à
l’université Hankuk des études étrangères. Elle enseigne le français
langue étrangère, la littérature francophone et le théâtre contemporain.
Elle a cotraduit et publié en France des recueils de pièces coréennes et
un ouvrage sur l’histoire du théâtre coréen : Théâtre coréen d’hier et
d’aujourd’hui (L’Amandier, 2006). Impliquée dans la vie théâtrale de
Séoul, elle est codirectrice et metteure en scène de la compagnie Théâtre
Francophonies et elle met en scène en coréen des pièces francophones
contemporaines avec des acteurs coréens.
Virginie SYMANIEC est docteur en études théâtrales de l’univer-
sité de la Sorbonne nouvelle – Paris 3 et habilitée à diriger des
recherches en histoire de l’École des hautes études en sciences sociales
de Paris. Elle a enseigné le théâtre en tant qu’ATER à l’université de
Caen avant d’obtenir deux bourses de recherche postdoctorale de la
FNRS pour étudier l’épistémologie comparée des discours sur les
langues d’Europe centrale et orientale au département d’études slaves de
l’université de Lausanne. Elle a ensuite été chargée du pôle édition et
traduction de la Maison d’Europe et d’Orient à Paris, où elle a contribué
à fonder EURODRAM – réseau européen de traduction théâtrale. C’est
également dans le cadre de ses activités à la Maison d’Europe et
d’Orient qu’elle a participé à la coordination de l’ouvrage La Montagne
des langues. Anthologie des écritures dramatiques du Caucase, publié
aux éditions L’Espace d’un instant en 2007. Son dernier livre, La
Construction idéologique slave orientale. Langues, races et nations
dans la Russie du XIXe siècle, vient de paraître aux éditions Pétra à Paris.
Eva SZILY est doctorante à l’École pratique des hautes études
(EPHE), section Sciences religieuses. Elle travaille sur la gestuelle dans
les arts scéniques du Kérala. Elle a obtenu sa maîtrise et son DEA à
l’université de la Sorbonne nouvelle – Paris 3, section Études indiennes.
Actuellement elle prépare une thèse intitulée « Théâtralité d’une langue
des gestes : du Kutiyâttam au Kathakali », sous la direction de Lyne
Bansat-Boudon. Depuis 2005, elle est chargée de cours à l’université de
Franche-Comté, en licence d’études théâtrales. Elle donne également
des cours particuliers de malayâlam, la langue du Kérala.
Gérard TOFFIN, directeur de recherche au CNRS, est anthropo-
logue, spécialiste du Népal et de l’Himalaya, région où il travaille
depuis une quarantaine d’années. Après un séjour de deux ans (1970-
1972) au Népal, suivi de plusieurs longues missions, il a soutenu une
thèse de doctorat de troisième cycle (1974), puis un doctorat d’État
Notices biographiques 585

(1982) sous la direction de Lucien Bernot. Il a effectué des recherches


sur la vie matérielle, l’organisation sociale et la religion des Néwar,
ainsi que sur d’autres populations du Népal, les Tamang en particulier.
Parmi ses publications : Le Palais et le Temple. Essai sur la fonction
royale de l’ancienne vallée du Népal (CNRS, 1993), Newar Society.
City, Village and Periphery (Himal Books, 2007), et La Fête-Spectacle.
Théâtre et rituel au Népal (MSH-Paris, 2010). Depuis quelques années,
ses recherches se sont centrées sur les expressions théâtrales népalaises.
En collaboration avec Hélène Bouvier, il a dirigé le recueil Théâtres
d’Asie à l’œuvre, publié en 2012 par l’École française d’Extrême-
Orient, Paris. Gérard Toffin a fondé en 1985 l’unité « Milieux, sociétés
et cultures en Himalaya », devenue aujourd’hui Centre d’études hima-
layennes, auquel il est toujours rattaché. Il est membre du conseil scien-
tifique des centres de recherche français en Asie.
Simon TORDJMAN est doctorant en relations internationales, associé
au CERI-Sciences-Po. Parallèlement à ses activités académiques, il est
actuellement chargé de programmes au sein de l’agence des Nations unies
pour l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes (ONU Femmes).
Diplômé du master recherche en relations internationales, allocataire de
recherche et moniteur de l’enseignement supérieur, il prépare depuis 2006
une thèse intitulée « La démocratie par le bas : le soutien à la société
civile comme formule de démocratisation : (Kirghizistan, Birmanie,
Ouzbékistan) », sous la direction du Professeur Guillaume Devin. Il a
réalisé plusieurs séjours d’étude en Asie du Sud-Est et en Asie centrale
(Ouzbékistan, Kirghizistan) où il a été accueilli par l’IRASEC et
l’IFEAC. Depuis 2007, il enseigne la sociologie des relations inter-
nationales et les théories de la démocratisation à Sciences-Po.
Judit TÖRZSÖK est maître de conférences en sanskrit à l’uni-
versité Charles-de-Gaulle-Lille 3 et membre de l’UMR 7528 Mondes
iranien et indien. Après des études débutées en Hongrie, puis un
doctorat en Études orientales (sanskrit) à l’université d’Oxford sous la
direction d’Alexis Sanderson, elle a obtenu des contrats postdoctoraux à
l’université de Cambridge et à Groningen. Elle a soutenu son habilita-
tion à diriger des recherches à l’EPHE en 2010. Aujourd’hui, elle s’inté-
resse tout particulièrement au shivaïsme du Cachemire, au culte tan-
trique des yoginī, aux études puraniques, à la poésie et au théâtre
classiques. Elle a participé au projet ANR-DFG Early Tantra dirigé par
Harunaga Isaacson (Hambourg) et Dominic Goodall (Pondichéry) et au
projet NWO sur le Skandapurana dirigé par Hans Bakker (Groningen).
Elle compte parmi les contributeurs principaux du dictionnaire tantrique
Tāntrikābhidhānakośa (Académie des Sciences d’Autriche), depuis le
deuxième volume. En dehors des articles sur le shivaïsme et le tan-
trisme, elle a publié Rama Beyond Price by Murari (2006) et Friendly
586 Théâtres d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages

Advice by Narayana and King Vikrama’s Adventures (2007) dans la


Clay Sanskrit Library.
Jean-Jacques TSCHUDIN est professeur émérite de l’université
Paris-Diderot, membre du Centre de recherche sur les civilisations de
l’Asie orientale (CRCAO-UMR 8155). Traducteur littéraire, il a traduit de
nombreux auteurs japonais contemporains et codirigé la publication des
œuvres de Tanizaki Junichirô (Bibliothèque de la Pléiade, 2 vol., 1997-
1998). Spécialiste de la littérature moderne et du théâtre japonais, il a
publié plusieurs ouvrages et de nombreux articles sur ces domaines,
notamment La Ligue du théâtre prolétarien japonais, Paris, L’Harmattan,
1989 (Lettres asiatiques) ; Le Kabuki devant la modernité, Lausanne,
L’Âge d’Homme, 1995 (Théâtres des années 20) ; avec D. Struve, La
Littérature japonaise, Paris, PUF, 2008 (Que-sais-je ?) ; et Histoire du
théâtre classique japonais, Toulouse, Anacharsis, 2011.
DRAMATURGIES
Textes, cultures et représentations

Cette série présente des travaux de recherche innovateurs dans le


domaine de la dramaturgie des XXe et XXIe siècles. Son objectif
essentiel est de ré-examiner la relation complexe entre études de textes,
aspects culturels et/ou performatifs à l’aube d’un millénaire
multiculturel. La collection offre des analyses du lien entre textes
dramatiques et multiculturalisme (études de dramaturges issus de
minorités diverses, ethniques, aborigènes et sexuelles), de nouvelles
approches de dramaturges confirmés à la lumière des théories critiques
contemporaines, des études de l’interface entre pratique théâtrale et
analyse textuelle, des études de formes théâtrales marginales (cirque,
vaudeville, etc.), des monographies relatives au théâtre postcolonial
ainsi qu’aux nouveaux modes d’expression dramatique. Elle aborde
également le domaine du théâtre comparé et de la théorie théâtrale
Directeur de collection
Marc MAUFORT, Université Libre de Bruxelles

Titres parus
No.30 – Ève FEUILLEBOIS-PIERUNEK (dir.), Théâtres d’Asie et d’Orient.
Traditions, rencontres, métissages, 2012, ISBN 978-90-5201-847-8
No.29 – Thierry DUBOST (ed.), Drama Reinvented. Theatre Adaptation in
Ireland (1970-2007), 2012, ISBN 978-90-5201-800-3
No.28 – Dorothy FIGUEIRA and Marc MAUFORT (eds.), with the assistance of
Sylvie VRANCKX, Theatres in the Round. Multi-ethnic, Indigenous, and
Intertextual Dialogues in Drama, 2011, ISBN 978-90-5201-690-0
No.27 – Sébastien RUFFO, Jeux d’acteurs comparés. Les voix de Belmondo,
Depardieu, Lebeau et Nadon en Cyrano de Bergerac, 2011, ISBN 978-90-
5201-657-3
No.26 – Catherine BOUKO, Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique,
2010, ISBN 978-90-5201-653-5
No.25 – Marc MAUFORT, Labyrinth of Hybridities. Avatars of O’Neillian
Realism in Multi-ethnic American Drama (1972-2003), 2010, ISBN 978-90-
5201-033-5
No.24 – Marc MAUFORT & Caroline DE WAGTER (eds.), Signatures of the Past.
Cultural Memory in Contemporary Anglophone North American Drama,
2008, ISBN 978-90-5201-454-8
No.23 – Maya E. ROTH & Sara FREEMAN (eds.), International Dramaturgy.
Translation & Transformations in the Theatre of Timberlake Wertenbaker,
2008, ISBN 978-90-5201-396-1
No.22 – Marc MAUFORT & David O’DONNELL (eds.), Performing Aotearoa.
New Zealand Theatre and Drama in an Age of Transition, 2007, ISBN 978-
90-5201-359-6
No.21 – Johan CALLENS, Dis/Figuring Sam Shepard, 2007, ISBN 978-90-5201-
352-7
No.20 – Gay MCAULEY (ed.), Unstable Ground. Performance and the Politics
of Place, 2006 (2e tirage 2008), ISBN 978-90-5201-036-6
No.19 – Geoffrey V. DAVIS & Anne FUCHS (eds.), Staging New Britain. Aspects of
Black and South Asian British Theatre Practice, 2006, ISBN 978-90-5201-042-7
N° 18 – André HELBO, Signes du spectacle. Des arts vivants aux médias, 2006,
ISBN 978-90-5201-322-0
No.17 – Barbara OZIEBLO & María Dolores NARBONA-CARRIÓN (eds.), Codi-
fying the National Self. Spectators, Actors and the American Dramatic Text,
2006, ISBN 978-90-5201-028-1
No.16 – Rachel FENSHAM, To Watch Theatre. Essays on Genre and
Corporeality, 2009, ISBN 978-90-5201-027-4
No.15 – Véronique LEMAIRE, with the help of/avec la collaboration de René
HAINAUX, Theatre and Architecture – Stage Design – Costume. A Biblio-
graphic Guide in Five languages (1970-2000) / Théâtre et Architecture –
Scénographie – Costume. Guide bibliographique en cinq langues (1970-
2000), 2006, ISBN 978-90-5201-281-0
No.14 – Valérie BADA, Mnemopoetics. Memory and Slavery in African-
American Drama, 2008, ISBN 978-90-5201-276-6
No.13 – Johan CALLENS (ed.), The Wooster Group and Its Traditions, 2004,
ISBN 978-90-5201-270-4
No.12 – Malgorzata BARTULA & Stefan SCHROER, On Improvisation. Nine
Conversations with Roberto Ciulli, 2003, ISBN 978-90-5201-185-1
No.11 – Peter ECKERSALL, UCHINO Tadashi & MORIYAMA Naoto (eds.),
Alternatives. Debating Theatre Culture in the Age of Con-Fusion, 2004,
ISBN 978-90-5201-175-2
No.10 – Rob BAUM, Female Absence. Women, Theatre and Other Metaphors,
2003, ISBN 978-90-5201-172-1
No.9 – Marc MAUFORT, Transgressive Itineraries. Postcolonial Hybridizations
of Dramatic Realism, 2003 (3rd printing 2006), ISBN 978-90-5201-178-3

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