- 1094011280
FONDÉE EN 1876
PAR GABRIEL MONOD
publiée avec le concours de la 4) Section
de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes et de
l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales
587
JUILLET-SEPTEMBRE 1993
.
J. VINCENT : Sur les premières images historiques dans la
production grecque 3
D. BARTHÉLÉMY : Qu'est-ce que la chevalerie en France
aux Xe et XI» siècles ? 15
M. BATTESTI : Vauban, thuriféraire de Cherbourg ou de l'inci-
dence de la bataille de la Hougue sur le destin du port de
Cherbourg . . . . . .. . . . . .. . .. .. . . . . 75
P. PIASENZA : Opinion publique, identité des institutions,
« Absolutisme Le problème politique de la légalité à Paris
entre le XVII» et le XVIIIe siècle . . . . . . . . . . . .
.. 97
N. VIVIER : Une question délaissée : les biens communaux
aux XVIIIe et XIX« siècles . .. . . . .. . .. . . . . . . .. . .. 143
d'un séminaire . .. . . . .. . . ..
J. de VIGUERIE : Les ce Lumières » et les peuples. Conclusions
161
G. SCHULZ : Nouvelles recherches sur l'histoire économique
des XIX° et XXe siècles en Allemagne 191
Puf
REVUE HISTORIQUE
DIRECTEURS :
JEAN FAVIER RENÉ RÉMOND
DIRECTEUR GÉNÉRAL PROFESSEUR
DES ARCHIVES DE FRANCE A L'UNIVERSITÉ DE PARIS-NANTERRE
PROFESSEUR PROFESSEUR
A L'UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE A L'INSTITUT D'ÉTUDES POLITIQUES
-
Secrétaire adjointe : Marie-Noëlle DELAINE
RÉDACTION :
Toute correspondance concernant la rédaction
doit être adressée impersonnellement au Secrétariat de la « Repue historique » ;
Archives nationales, 60, rue des Francs-Bourgeois, 75141 Paris Cedex 03
Tél. (1) 40 27 60 23 et (1) 40 27 61 40
tive, avoir été conçues pour être des portraits. Tout en réalisant histo-
riquement, dans le prolongement des couroi et corés rudimentaires du
sixième siècle, quelques-uns des tout premiers essais connus de repro-
duction en ronde-bosse de types grecs non issus du répertoire mythi-
que traditionnel.
Si les sources épigraphiques ne le dépouillent que de loin en loin
d'un anonymat prédominant et persistant au fil des âges, encore le
portrait ne ferait-il en Grèce l'objet d'aucune pratique séparée et y
demeurerait-il presque toujours une branche de la sculpture indiffé-
remment exercée par le personnel artistique ordinaire. Le plus sou-
vent par des maîtres de second rang. Et, à de rares exceptions près,
des maîtres dont se dérobe à tout jugement sur pièce le catalogue.
Quand sur celui-ci ne sont pas muets les écrits. Ou quand sur ceux-là
n'est pas tombé le linceul de l'oubli.
A telle enseigne que dans l'oeuvre des grands maîtres athéniens
antérieurs à Lysippe est à peine représenté le portrait. Et que n'a pra-
tiquement émergé de l'oubli des siècles aucun artiste de l'Age Classi-
que y ayant sacrifié dont le nom ne soit en même temps associé à
une production d'inspiration sacrée généralement plus importante.
De personnalités du cinquième siècle cependant assez éloignées du
courant mythique traditionnel, échet-il à tout le moins de dire un mot
en considération de la primauté par elles accordée au thème de la
figure humaine virile ?
Assurément ni Myron ni Polyclète ne tentèrent de la pourvoir d'une
quelconque signification individuelle.
Appliqué à en parfaire la synthèse par l'équilibre souverain de la
ligne et du volume, leur génie ne pouvait les porter qu'à effacer dans
le modèle toute trace d'imperfection temporelle pour le vouloir paré
par la nature de ses plus prestigieux attributs. Un idéal que matéria-
lise dans le bronze au Musée National de Naples une réplique en buste
du Doryphore. Faisant rayonner du sujet la mâle et seule beauté physi-
que. En même temps que ressortir la manière dont Polyclète interro-
geait la réalité pour la transfigurer plastiquement : alors que seule
la forme en hermès peut laisser supposer qu'elle a été exécutée en
vue d'un portrait, la tête ne s'affranchit pas du type grec général et
ne laisse rien entrevoir de la vie intérieure.
De même va-t-il sans dire que ne pouvaient être que des créations
idéales les statues de pancratiastes sorties des mains de Myron.
A tout le moins est-on tenté d'admettre que Myron et Polyclète
aient pu, le cas échéant, s'essayer au portrait. Myron plus particuliè-
rement. A l'atelier ou à l'école de qui devraient être rendus des têtes
ou bustes dont la conception encore sommaire dénonce l'influence per-
sistante de l'archaïsme. Tout en nous permettant de mieux appréhender
Sur les premières images historiques dans la production grecque 7
13. L. Laurenzi, Rilratti Greci, Firenze, 1941, p. 88, n° 8, pI. II, fig. 8.
14. Kekule von Stradonitz, Strategenkôpfe, Abhandlungender K. Preuss, Akademieder Wiss., 1910, p. 9 s.
15. Adolf Furtwângler, Masterpieces Of Greek Sculpture, 1906, p. 175, s.
8 Jacques Vincent
21. Tonio Hôlscher, Die Aufstellung des Perikles Bildnisses und ihre Bedeutung, in K. Fittschen, Op.
cit., p. 377 s., pI. 19, fig. 1 et 2.
10 Jacques Vincent
22. Gisela M. A. Richter, The Portraits of the Greeks, Londres, 1965, vol. I, p. 103, n° 103,
fig. 429 à 431.
23. Tonio Hôlscher, Op. cit., in K. Fittschen, Op. cit., p. 382, pi. 20, fig. 1.
24. J. J. Bernoulli, Griechische Ikonographie, 1905, I, p. 112 s.
25. Wolfgang Helbig, Fuehrer durch die AntikensammlungenRoms, n° 411.
Sur les premières images historiques dans la production grecque 11
Jacques VINCENT.
30. K. Fittschen, Op. cit., p. 24, pI. 73, fig. 1 et 2, et pI. 75, fig. 1 et 2.
31. A. FurtwAngler, Masterpieces qf Greek Sculpture, p. 128.
Sur les premières images historiques dans la production grecque 13
SOURCES
Renvoient aux sources les plus informatives sur les commencements de l'ico-
nographie dans l'art grec les travaux rappelés ci-après :
1. D. Barthélémy, « Qu'est-ce que le servage en France au XIe siècle ? », dans RH 287, 1992,
p. 233-284.
2. M. Zimmermann, coord. Les sociétés méridionales autour de l'an mil. Répertoire des sources et docu-
ments commentés, Paris, 1992, p. 7.
3. J.-P. Poly et E. Bournazel, La mutationféodale, XIe -XIIe siècle (1980), 2e éd., Paris, 1991, p. 173.
4. J. Flori, L'essor de la chevalerie, XIe-XIIe siècles, Genève, 1986 (Travaux d'histoire éthico-politique. 46).
5. J. Flori, L'idéologie du glaive. Préhistoire de la chevalerie, Genève, 1983 (Travaux d'histoire éthico-
politique. 43).
6. R. Le Jan, « Apprentissages militaires, rites de passage et remises d'armes au haut Moyen
Age », dans P. A. Sigal, dir. Initiation, apprentissage, éducation au Moyen Age, Montpellier, 1993, p. 213-222.
7. G. Duby, « Les origines de la chevalerie » (1968), repris dans La société chevaleresque, Paris,
1988, p. 34-53 (p. 42).
Qu'est-ce que la chevalerie, en France aux Xe et XIe siècles ? 17
8. Ainsi, pour « militiam recipere » : « être admis aux armes » ; pour « militiam exercere » : faire
d'armes », etc.
9. P. Guilhiermoz, Essai sur l'origine de la noblesse en France au Moyen Age, Paris, 1902, p. 391.
Traduire « chevalier » ou « vassal par le latin miles, comme le font les chartes et les chroniques
»
de part et d'autre de l'an mil, présuppose que ce sont là les seuls soldats véritables, légitimes.
10. Il est même l'effet d'une donnée sociale initiale, plutôt que sa
cause.
18 Dominique Barthélémy
11. Les deux aspects sont liés, comme le montre P. Veyne, Comment on écrit l'histoire, Paris, 1971,
p. 167.
12.H. de Sainte-Marie, « Dissertations historiques et critiques sur la chevalerie [...] » (1718),
dans P. Girard-Augry éd., Dissertations sur l'ancienne chevalerie, Paris, 1990, p. 25.
13. Ibid, p. 25.
Qu'est-ce que la chevalerie, en France aux Xe et XIe siècles ? 19
14. F. Guizot, Histoire de la civilisation en France depuis la chute de l'empire romain, tome III, Paris,
1846, p. 222. Cet auteur rapproche, à l'occasion, les anciens Germains des Iroquois, mais son com-
paratisme s'arrête au seuil de l'histoire nationale. Or c'est au Xe siècle que sa génération (Michelet,
notamment) reconnaît, pour la première fois, le visage de la France.
15. Ibid., p. 334.
16. Dans la Vita Hludovici de « L'Astronome » (MGH. SS. II, p. 610 et 838).
17. F. Guizot, Histoire de la civilisation... (cité supra, note 14), p. 351-352. En même temps, il
écarte l'idée que l'adoubement soit « une manière d'hommage » (p. 350).
18. Ibid., p. 353.
19. Ibid., p. 354.
20 Dominique Barthélémy
28. J. Flach, Les origines de l'ancienne France, tome II, Paris, 1893, p. 569. Ces lignes visent impli-
citement L. Gautier, La chevalerie, Paris, 1884.
29. Selon lui, le rite même de l'adoubement procède du monde germanique, peut-être de l'adoption
par les armes (ibid., p. 563). L'idée vient de du Cange, et repose sur une fausse étymologie d'« ado-
ber » (adoptare) : cf. injra, note 74 ; mais Flach souligne à juste titre le placage artificiel de l'expres-
sion, toute romaine, de cingulum militie sur le rite médiéval.
30. Ibid., p. 570.
31. Essai... (cité supra, note 9), p. 346.
32. Ibid., p. 337-338. P. Guilhiermoz souligne le double emploi de chacun de ces deux mots,
en sens « relatif » (miles ou vassalus alicuius) et en sens « absolu ». La vassalité se lie intrinsèquement
à l'équipement chevaleresque : dès lors qu'il est devenu militairement décisif, c'est-à-dire au VIIIe siècle,
il a fallu entrer en vassalité pour se le procurer (p. 450).
33. Aux vassi dominici, distingués du tout-venant par cette épithète, succèdent des milites de pre-
mier ordre, dignes de périphrase flatteuse (p. 145-147) ; mais d'un autre côté, on use du titre chevale-
resque pour caractériser la strate inférieuse des petits vassaux, par rapport à celle des « barons » (p. 166).
34. Les premiers Capétiens... (cité supra, bote 23), p. 139.
35. J. Flach, Les origines... (cité supra, note 28), p. 564-565.
36. A. Luchaire, Les premiers Capétiens (cité supra, note 23), p. 139.
22 Dominique Barthélémy
43. D. Barthélémy, La société dans le comté de Vendôme, de l'an mil au XIVe siècle, Paris, 1993, p. 733-735.
44. M. Bloch, La sociétéféodale... (cité supra, note 26), p. 414-415 : à lire les textes de la paix
de Dieu, il lui paraît que ces âmes ne distinguaient pas les nuances entre les violences « presque
légitimes » et le « pur brigandage, brutal et mesquin » — il est vrai séparés par une « suite de transitions ».
45. Ibid., p. 437 : au premier âge féodal la chevalerie était « avant tout, tantôt une situation
de fait » (l'union du cheval et de l'équipement complet, signe et moyen de la noblesse : p. 405-406),
« tantôt un lien de droit, mais purement personnel » (la vassalité, certes dotée d'un code, mais ani-
mée souvent par le « vieil idéal de la guerre pour la guerre, ou pour le gain » : p. 443).
46. Ibid., p. 437.
47. Ibid., p. 230.
48. Ibid., p. 437. Elle fut « le symptôme d'une modification profonde de la notion de chevalerie ».
49. Ibid., p. 435-436.
50. D. Barthélémy, La société... (cité supra, note 43), p. 30-32, et 61-64.
51. Cf. infra, p. 48.
52. G. Duby, La société... (cité supra, note 41), p. 191-201.
53. D. Barthélémy, « Note sur le "titre chevaleresque" en France au XIe siècle », à paraître
dans Journal des Savants, 1994.
24 Dominique Barthélémy
54. Au demeurant, les éléments apportés par M. Bloch (La sociétéféodale..., p. 435-447) à l'appui
de la transformation de la chevalerie, s'étalent sur près d'un siècle : 1050-1150.
55. Cf. M. Zimmermann, cité supra, note 2 : « entre la noblesse et la rusticité ».
56. M. Garaud, Les châtelains de Poitou et l'avènement du régime féodal, XI' et XII' siècles, Poitiers,
1964 (Mémoires de la Société des Antiquaires de l'Ouest, 4' série, VIII) : p. 219 : en matière de société,
tout ici est de la « vieille école ».
57. Supra, p. 16 : Ce type de parcours est en partie celui de L. Musset (« L'aristocratie nor-
mande au XIe siècle », dans P. Contamine dir., La noblesse au Moyen Age, Paris, 1976, p. 89-92),
et celui de R. Fossier (La terre et les hommes en Picardie jusqu'à la fin du XIIIe siècle, 1968, 2e éd.,
Amiens, 1987, p. 246).
Qu'est-ce que la chevalerie, en France aux Xe et XIe siècles ? 25
58. G. Duby, La société... (cité supra, note 41), p. 196 La chevalerie de l'an mil est l'ancienne
: «
"noblesse" pourvue enfin d'un contour et d'une définition, qui s'est cristallisée autour du métier
des armes et des privilèges juridiques qu'il procure. »
59. Ibid., p. 191.
60. Ibid., p. 212 : « Après un moment d'hésitation, les deux classes laïques ont [...] trouvé leurs
frontières et maintenant la chevalerie est bien close. »
61. Ibid, p. 198.
62. Ibid., p. 338.
63. D. Barthélémy, « Note sur le titre... » (cité supra, note 53).
26 Dominique Barthélémy
plus cérémoniel à la fin du XIIe siècle. Mais tout le débat doit porter
sur l'appréciation des remises d'armes antérieures. Sans les séparer
radicalement de l'adoubement classique75, sa plume les déclare un peu
vite non solennelles, « simples », « purement techniques ». Il tend finale-
ment à faire d'elles, soit l'investiture seigneuriale du jeune noble76, soit
la remise à des chevaliers de métier, sans noblesse, des instruments de
leur activité professionnelle : quelque chose comme le rite d'entrée
dans une corporation77. Or d'un tel adoubement, que postule aussi,
non sans logique, le mutationnisme radical de P. Bonnassie78, force
est bien de dire qu'il n'y a aucun indice sûr dans les textes.
Les monographies régionales des vingt-cinq dernières années élè-
vent le débat, ou plutôt elles l'abaissent, ajuste titre, en attirant l'attention
sur ces cavaliers ou chevaliers (on ne sait quel mot choisir) de peu
ou pas de noblesse, que rencontre incidemment tout lecteur de cartu-
laires : elles les disent « guerriers professionnels », créés par les sires
leurs maîtres79, « soldats stipendiés, refoulés en queue des témoins »80,
« cavaliers de garnison »81, simples « hommes de troupe »82 (ou encore,
pour une autre historienne de l'adoubement, « groupement profes-
sionnel subalterne »83). Mais ces expressions viennent assez arbitrai-
75. J.Flori, « Les origines de l'adoubement chevaleresque : étude des remises d'armes et du
vocabulaire qui les exprime dans les sources historiques latines jusqu'au début du XIIIe siècle », dans
Traditio 35, 1979, p. 209-272. Il y avait dans la remise des armes un « rite préexistant que la chevale-
rie a emprunté en modifiant son symbolisme » (p. 245). C'est presque le problème classique (cf.
F. Guizot et M. Bloch) de l'emprunt médiéval au fond germanique ; simplement, J. Flori situe le
remaniement « chevaleresque » plus tard que ne le faisait la vieille école.
76. J. Flori, L'essor... (cité supra, note 4), p. 43-78.
77. J. Flori, « Sémantique et société médiévale... » (cité supra, note 74), p. 922 : « Dans la plu-
part des cas, il s'agit de l'entrée dans une profession, celle des guerriers à cheval ».
78. P. Bonnassie, La Catalogne du milieu du X' à la fin du XI' siècle. Croissance et mutations d'une
société, 2 vol., Toulouse, 1975 et 1976 (Publications de l'Université de Touhuse-Le Mirait), II, p. 806.
79. M. Bourin-Derruau, Villages médiévaux en Bas-Languedoc : genèse d'une sociabilité(Xe-XIVesiècle),
tome I, Paris, 1987, p. 124. Cf. aussi M. Bur, Laformationdu comté de Champagne, Nancy, 1977 (Publi-
cations de l'Université de Nancy II), p. 416. Egalement R. Fossier, La terre et Us hommes... (cité supra,
note 57), p. 246 : « les hommes de guerre de métier au service d'un détenteur de ban qui n'hésite
pas à dire mei milites ».
80. R. Fossier, La terre et les hommes... (1re éd., Paris-Louvain, 1968), p. 539.
81. P. Bonnassie, La Catalogne... (cité supra, note 78), II, p. 806. Cf. aussi R. Fossier, « Le
Vermandois au Xe siècle », dans « Media in Francia ». Recueil de mélanges offert à K. F. Werner, Paris,
1989, p. 183 : « au niveau de garnisaire domestique ».
82. E. Magnou-Nortier, La société laïque et l'Eglise dans la province ecclésiastique de Narbonne(zone cispyré-
néenne) de la fin du VIIIe siècle à la fin du XIe siècle, Toulouse, 1974 (Publications de l'Université de Touhuse-
Le Mirai. 20), p. 254 : les grands ont des droits de gîte (albergue), avec tant de milites ou caballarii, qui
« ne sont pas des chevaliers », mais « plutôt des hommes de troupe formant la garde montée d'un
riche propriétaire alleutier, d'un bayle influent, ou d'un viguier exerçant les privilèges de sa fonction ».
83. C. M. Van Winter, « Cingulum Militiae. Schwertleite en miles- terminologie als spiegel van
veranderend menselijk gedrag », dans Revue d'Histoire du Droit/Tijdschriftvoor Rechtsgeschiedenis44, 1976,
p. 47. Cette historienne n'attribue cependant pas à l'adoubement la valeur d'un rite professionnel :
tous les textes qu'elle cite montrant des remises d'armes nobles et royales, il faut qu'elles se soient
en quelque sorte vulgarisées.
Qu'est-ce que la chevalerie, en France aux Xe et XIe siècles ? 29
84. G. Duby, « La vulgarisation des modèles culturels dans la société féodale » (1967) repris
dans La société chevaleresque, Paris, 1988, p. 201. Le cas illustrerait un « mouvement de sens inverse »
à ce qui se passe généralement.
85. G. Duby, La société... (cité supra, note 41), p. 197-198.
86. J. Flory, L'essor... (cité supra, note 4), p. 3.
87. G. Duby, « Les origines... » (cité supra, note 7), p. 42 et 46.
88. A. Chédeville, Chartres et ses campagnes, XIe-XIIIe s., Paris, 1973 (Publications de l'Université
de Haute-Bretagne), p. 312.
30 Dominique Barthélémy
militaire public », tout au long du XIe siècle (1972)89 et, par exem-
ple, P. Bonnassie, pour qui l'irruption des milites en Catalogne rime
avec des liens privés (féodo-vassaliques) et la rupture de la paix
publique90. Le premier a fondé en 1953 son modèle maçonnais sur
le refus de l'équivalence « guilhiermozienne » entre miles et vassus, tandis
que pour le second, «. c'est dans le cliquetis des armes et le déchire-
ment du tissu social »91 que se répandent ensemble, en Occitanie la
vassalité et la chevalerie.
A y regarder de près, avec une acribie qui n'exclut ni le respect
dû aux maîtres ni la considération méritée par leurs travaux, les posi-
tions « mutationnistes » manquent de précision et d'uniformité. Faut-
il pourtant leur reprocher de mettre de la complexité, à la place des
équations fortes, mais simplistes, de la vieille école ? Certainement
pas. Grâce à G. Duby, le miles du XIe siècle cesse d'être un « homme
féodal » unidimensionnel. Quant aux hésitations dans la traduction
du mot — cavaliers, ou chevaliers ? — aux apories mêmes auxquel-
les les choix conduisent, elles tiennent toutes à un propos fonda-
mentalement juste : faire sentir que la chevalerie des Xe et XIe siècles
est un milieu moins trié, moins uniformément noble, qu'on ne le
croyait jadis.
89. G. Duby, Lignage, noblesse et chevalerie au XIIe siècle dans la région mâconnaise. Une
«
révision » (1972), repris dans La société chevaleresque, Paris, 1988, p. 114.
90. P. Bonnassie, La Catalogne... (cité supra, note 78), II, p. 569-573 et 797-806.
91. P. Bonnassie, « Du Rhône à la Galice : Genèse et modalités du régime féodal », dans Structu-
res féodales et féodalisme dans l'Occident méditerranéen (Xe-XIIIe siècles), Rome, 1980 (Collection de l'Ecole
Française de Rome. 44), p. 37.
92. A. Barbero, « Noblesse et chevalerie... » (cité supra, note 66).
93. A. Barbero, L'aristocrazia nelle società francese del Medio Eve. Analisi déliefonte letterarie (secoli X-
XIII), Bologne, 1987, p. 57-85. Cf. aussi D. Barthélémy, « Note sur l'adoubement dans la France
des XIe et XIIe siècles », dans H. Dubois et M. Zink dir., Les Ages de la vie au Moyen Age, Paris, 1989
(Cultures et civilisations médiévales. VII), p. 107-117.
Qu'est-ce que la chevalerie, en France aux Xe et XIe siècles ? 31
94. C. M. Van Winter, « Cingulum Militiae... (cité supra, note 83) : vers 1050, on passerait d'un
rite d'entrée dans l'âge adulte à une « promotion à l'état de chevalier » (p. 47) ; mais les deux aspects
ont-ils jamais été distingués l'un et l'autre, avant le XIIIe siècle ?
95. A. Barbero, L'aristocrazia... (cité supra, note 93), p. 82.
96. D. Barthélémy, La société... (cité supra, note 43), p. 362-363, 511-513, 562-564. L'an mil
a marqué un ajustement politique, propre à éviter le changement social ; ce dernier ne se dessine
que très lentement.
97. D. Barthélémy, « Note sur le titre... (cité supra, note 53).
»
32 Dominique Barthélémy
104. P. Jonin, Le climat de croisade des chansons de geste », dans Cahiers de Civilisation Médié-
«
vale 7, 1964, p. 279-288. Roland passe pour une épopée proche de 1097.
105. E. de Latour, « La paix destructrice », dans J. Bazin et E. Terray, Guerres de lignages et
guerres d'Etat en Afrique, Paris, 1992, p. 249. Cf. également p. 11 (critique du mot « violence » qui
suggère trop de désordre et d'indétermination) et p. 31 (la guerre comme rapport social). Cf. aussi
un autre ouvrage collectif et suggestif : R. Verdier dir. La vengeance, tome 2, Paris, 1980, La vengeance
dans les sociétés extra occidentales.
106. J. Bazin et E. Terray, Guerres de lignages..., p. 22.
34 Dominique Barthélémy
107. J. Decaëns, « La motte d'Olivet à Grimbosq (Calvados), résidence seigneuriale du XIe siè-
cle », dans Archéologie Médiévale 9. 1979, p. 189.
108. A. Debord, « A propos de l'utilisation des mottes castrales », dans Château-Gaillard11, 1983,
p. 91-99.
109. R. et M. Colardelle, « L'habitat immergé de Colletière à Charavines (Isère). Premier bilan
des fouilles », dans Archéologie Médiévale 10, 1980, p. 167-203. Egalement, M. Colardelle et E. Verdel,
Chevaliers-paysans de l'an mil au lac de Paladru, Paris, 1993.
Qu'est-ce que la chevalerie, en France aux Xe et XIe siècles ? 35
110. La meilleure illustration en est dans : C. Lauranson-Rosaz, L'Auvergne et ses marges (Velay,
Gévaudan) du VIII' au XI' siècle, Le Puy, 1987 (Les Cahiers de la Haute-Loire), p. 51-67. Mais on peut
noter aussi, avec C. Duhamel-Amado (thèse à paraître) comment les comtes de Toulouse butent,
en Languedoc, sur les patrimoines et sur le capital symbolique des héritiers des Guilhemides.
111. K. F. Werner, « Du nouveau... » (cité supra, note 67), p. 193.
112. Ibid., p. 190.
113. Ibid., p. 198.
114. Ibid., p. 196.
36 Dominique Barthélémy
que le miles n'est pas homicide, « cum obediens postestati, sub qua légitime
constitutus est, hominem occidit voilà bien le principe de l'armée au
» 115 :
sens moderne, de la guerre d'Etat. Toute la documentation du XIe
siècle, du célèbre canon I du concile de Narbonne (1054)116 au car-
tulaire tourangeau de Noyers117, suggère qu'il n'est alors pas appli-
qué ; le chevalier est responsable de ses actes de guerre, ni l'Eglise
ni surtout la société ne l'en tiennent quitte — ce qui doit l'inciter,
soit dit en passant, à modérer son agressivité. Mais le principe augus-
tinien valut-il vraiment au IXe siècle ? On peut en douter118.
Trop peu de sources et pas de notices « narratives » : on peine
à vérifier les répercussions sociales profondes des législations carolin-
giennes. Mais il y a des signes qui ne trompent pas. Charlemagne
pouvait punir les désertions en cours de campagne, mais non pas retenir
les nobles dans la militia, s'ils préféraient le cloître. Son règne et ceux
de ses descendants sont émaillés de révoltes ; les capitulaires repèrent
l'interdiction des bandes armées 119 avec une constance qui fait dou-
ter de son effet. Certes, les grandes entreprises militaires du VIIIe siè-
cle, complétées après 790 par un effort inouï d'extension des préroga-
tives judiciaires royales et par des ordres de « mobilisation générale »,
ceci ressemble fort à un passage à « l'Etat ». Mais s'il y a déjà selon
le mot de F. L. Ganshof, un « échec de Charlemagne », que dire,
à terme, de ses descendants ? L'Etat carolingien, mort-né, n'a pas
monopolisé la violence légitime ; il compte surtout sur les « seigneurs »
pour mener leurs dépendants libres à l'ost. Même sa justice suppose
fondamentalement, comme le montre bien la légal anthropology anglo-
saxonne, une « interpénétration du public et du privé » 120.
115. PI. 125, col. 842, cité et commenté par J. FLori, L'idéologie... (cité supra, note 5), p. 54.
116. L. Huberti, Studien zur Rechtsgeschichte der Gottesfrieden undLandfrieaen, Ansbach, 1892, p. 317.
On cite trop souvent sa première partie seule : a ut nullus chrisiianorum alium quemlibet christianumoccidat,
quia qui christianum occidit, sine dubio Christi sanguinemfundit » ; elle préparerait à la croisade (détourne-
ment de la violence contre l'Infidèle). En réalité, les canons de paix et trêve de Dieu ne doivent
jamais être tronqués. Ici comme ailleurs, la suite donne le sens : « si quis vero, quod non optamus, iniuste
hominem occiderit, per legem eum emendet » ; il ne s'agit donc que d'affirmer que tout meurtre doit faire
l'objet d'une composition judiciaire, ce qui est un principe social de base.
117. C. Chevalier, Cartulaire de l'abbaye de Noyers, Tours, 1872 (Mémoires de la Société archéologique
de Touraine. XXII), n° 67, 310, 320, 355 ; cf. les commentaires de S. White, « Feuding and peace-
making in the Touraine around the year 1100 », dans Traditio 42, 1986, p. 195-263.
118. Cf. à tout le moins, les depredationes commises sur les terres de Fleury et punies par Dieu,
au cours des guerres intestines du règne de Louis le Pieux : E. de Certain, éd. Les miracles de saint
Benoît, Paris, 1858 (Société de l'histoire de France), p. 61.
119. R. Le Jan, « Satellites et bandes armées dans le Monde franc (VIIe-Xe siècles) » dans Le
combattant au Moyen Age (Société des HistoriensMédiévistes de l'Enseignement Supérieur Public), Saint-Herblain,
1991, p. 97-105. Selon elle, le royaume est, au Xe siècle, « de nouveau livré aux violences des bandes
armées » (p. 104). Mais elle voit à tort, selon nous, « des professionnelsde la guerre » dans les caballa-
rii de Saint-Bertin (p. 105).
120. P. Geary, « Moral Obligations and Peer Pressure, Conflict Resolution in the médiéval Aris-
tocracy », à paraître dans Mélanges G. Duby, Paris.
Qu'est-ce que la chevalerie, en France aux Xe et XIe siècles ? 37
121. F. L. Ganshof, Qu'est-ce que laféodalité ?, 5e éd., Paris, 1982, p. 60 et 83 (traduction abusive,
cependant, de servitus par « esclavage », p. 60).
122. Ibid., p. 44-45. Contre F. L. Ganshof, pour qui miles signifie « militarisation », F. Cardini
donne le classicisme latin du terme comme cause de son succès : Aile radici délia cavalleria médiévale,
Florence, 1981, p. 315.
123. D. Barthélémy, « Note sur le titre... » (cité supra, note 53).
124. Ibid..
125. PI. 133, col. 645, 653, 672.
126. Ibid, col. 647.
127. E. de Certain, éd. Miracles... (cité supra, note 118), p. 55. Cet officialis a touché des pots
de vin des deux côtés. Le saint le frappe exactement de la même manière qu'il le fera plus loin pour
les milites des Xe et XIe siècles ; il affole son cheval qui se cabre, et l'homme se casse la jambe.
38 Dominique Barthélémy
128. B. Guérard, Cartulaire de Notre-Dame de Paris, tome I, Paris, 18 (Coll. de documents inédits),
p. 276. Cf. K. F. Werner, « Du nouveau... » (cité supra, note 67), p. 193.
129. L. Huberti, Studien... (cité supra, note 116), p. 130.
130. Eginhard, Vie de Charlemagne, éd. et trad. L. Halphen, 2e éd., Paris, 1967 (Les Classiques
de l'Histoire de France au Moyen Age), p. 70.
131. L'Astronome, Vita Hludovici, éd. G. Pertz (MGH, SS. II), p. 610.
132. Ibid., p. 643.
133. E. Pérard, Recueil de plusieurs pièces curieuses servant à l'histoire de Bourgogne, Marseille, 1910, p. 53-55.
134. M. Deloche, Cartulaire de l'abbaye de Beaulieu-en-Limousin, Paris, 1859 (Coll. de documents
inédits), n° 50.
135. PL 133, col. 657.
Qu'est-ce que la chevalerie, en France aux Xe et XIe siècles ? 39
136. C. M. Van Winter, « Cingulum Militiae... » (cité supra, note 83), p. 48.
137. J. Flori, L'essor... (cité supra, note 4), p. 342 et 385.
138. F. Mosès, éd. et trad. Lancelot du Lac, Paris, 1991 (Lettres gothiques), p. 398-410. P. de Beau-
manoir, Coutumes de Beauvaisis, éd. A. Salmon, tome II, Paris, 1900, p. 235 : ce passage justifie en
même temps la royauté.
139. Précieuse discussion de la révolution de Terrier » au VIIIe siècle dans P. Contamine, La
«
guerre au Moyen Age, 3' éd., Paris, 1992, p. 315-320. Mais la « chevalerie » est aussi une « glaiverie... »
40 Dominique Barthélémy
140. A. Scobeltzine, L'art féodal et son enjeu social (1973), 2e éd., Paris, 1988, p. 192.
141. Ce terme de « renaissance », employé depuis peu, nous semble un peu excessif, parce que
la culture carolingienne demeure, malgré ses mérites, répétitive et conformiste, et un peu dangereux,
parce qu'il fait croire à une restauration de Rome, à une renaissance de l'Etat. En revanche, il y
a bien « renaissance », au XIIe siècle, d'une culture plus vigoureuse et novatrice, inferférant avec
la genèse de l'Etat moderne (cf. Jean de Salisbury).
142. G. Duby, « Les origines... » (cité supra, note 7), p. 47.
143. PL 133, col. 646, 647, 653.
144. Ibid., col. 654.
145. Il est commodément traduit, dans J. Richard, L'esprit de la croisade, Paris, 1969, p. 136-152.
146. La Chanson de Roland, éd. P. Jonin, Paris, 1979 (Collection Folio), p. 320 (v. 3303-3307).
147. Si Roland se charge de l'arrière-garde (Ibid., p. 114 et 116, v. 768 et 788) et refuse de
sonner du cor (Ibid., p. 140 et 192, v. 1075-1076 et 1705-1706), c'est pour l'honneur de sa parenté
avant tout. Il compte au moins autant que le dévouement au seigneur (évoqué p. 144, v. 1117),
qui retenait pourtant seul l'attention de la vieille école (J. Flach).
148. L'expression est appliquée à la Vie de Géraud d'Aurillac par J. Martindale, « The French
aristocracy in the early Middle Ages : a reappraisal », dans Past and Présent 75, may 1977, p. 5-45
(p. 26). A cette époque, la sociabilité chevaleresque semble plus festoyante (banquets) que tournoyante.
Qu'est-ce que la chevalerie, en France aux Xe et XI' siècles ? 41
149. J. Flori, L'essor... (cité supra, note 4), p. 3. A notre avis, il ne faut pas confondre l'éthique
et l'idéologie. Nous prenons cette dernière au sens althussérien.
150. G. Duby, « Les origines... » (cité supra, note 7), p. 46.
151. J. Flori, L'idéologie... (cité supra, note 5), p. 65, 79, 83.
152. Ibid., p. 112.
153. G. Duby, Les trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme, Paris, 1978.
154. P. Guilhiermoz, Essai... (cité supra, note 9), p. 371.
42 Dominique Barthélémy
155. D. Iogna-Prat, « Le "baptême" du schéma des trois ordres fonctionnels, l'apport de l'école
d'Auxerre dans la seconde moitié du IXe siècle », dans Annales ESC, 1986, p. 101-126 (p. 106-107).
156. Cf. J. Dévisse, Hincmar, archevêque de Reims (845-882), 3 vol., Genève, 1975-1976 (Travaux
d'histoire éthico-politique. XXIX), p. 498-499. Influencé par l'article de G. Duby de 1968 (cité supra,
note 7), cet historien identifie arbitrairement les pauperes aux « petits milites » ; la « désaffection » de
la fonction guerrière au IXe siècle nous semble aussi à nuancer : c'est le point de vue de quelques clercs.
157. Il est de fait que les textes du IXe siècle exaltent assez peu la « guerre d'Etat ». Voir cepen-
dant Ermold le Noir, Poème sur Louis le Pieux et épîtres au roi Pépin, éd. et trad. E. Faral, 2e éd., Paris,
1964 (Les Classiques de l'Histoire de France au Moyen Age. 14), p. 152 (Louis le Pieux, belliger et sapiens)
et 228 (Charles Martel, Charlemagne). Et surtout, quand le péril se rapproche, Abbon de Saint-
Germain-des-Prés, Le siège de Paris par les Normands, éd. et trad. H. Waquet, Paris, 1942 (Les Classiques
de l'Histoire de France au Moyen Age) : il use parfois du mot miles, au niveau juste inférieur aux comtes
(p. 108, v. 563), mais les uns comme les autres sont viri fortes (Ibid.), et tel comte est bien armipotens
(p. 80, v. 196 et p. 100, v. 463), tel autre belliger héros (p. 100, v. 456).
158. Rappelons que l'adoubement consiste à remettre les « armes viriles ». Le cloître apparaît
assez nettement, dans la vie affective de Guibert de Nogent, comme un repli : Autobiographie, éd.
E. R. Labande, Paris, 1981 (Les Classiques de l'histoire de France au Moyen Age. 34), p. 24-42.
Qu'est-ce que la chevalerie, en France aux Xe et XIe siècles ? 43
162. L. Huberti, Studien... (cité supra, note 116), p. 35 : « ullum quemlibet ex clero, arma non
...
ferentem, quod est scutum, gladium, loricam, galeam... ».
163. Ibid., p. 165.
164. Sur le concile de Narbonne (1054), cf. nos remarques supra, note 116.
165. M. Bloch, La société féodale... (cf. supra, note 44).
166. L. Huberti, Studien... (cité supra, note 116), p. 42 et 136 : les judices, évoqués successive-
ment comme péril et comme recours, à l'instar des milites.
167. Ibid., p. 214. Sur cet épisode, cf. R. Bonnaud-Delamare, « Les institutions de paix en Aquitaine
au XIe siècle », dans Recueils de la Société Jean Bodin XIV, 1961 (La paix, 1re partie), p. 415-487
et p. 463-466).
Qu'est-ce que la chevalerie, en France aux Xe et XIe siècles ? 45
recours » 172, dans des sociétés qui n'ont pas besoin d'un droit plus
activé. Tout le dossier de la paix de Dieu, décrets, serments ou récits,
renvoie à un tel assujettissement : l'Eglise permet à la chevalerie d'éco-
nomiser une partie de sa force.
2) Eude de Déols en 1038 et Hugue de Sillé en 1070 ne sont pas
attaqués pour des crimes de guerre ou contre la paix 173, mais seule-
ment pour leur refus d'entrer dans l'association patronnée par leur
évêque. Ils contestent, en d'autres termes, la redéfinition à son avan-
tage de leur relation avec lui. Aimon de Bourges et Arnaud du Mans
choquent alors les deux chroniqueurs en gérant le conflit174 par une
escalade militaire et par une mobilisation au-delà du groupe chevale-
resque. C'est bien l'un des périls que redoutent les adversaires ecclé-
siastiques de la paix de Dieu, attachés à un équilibre « carolingien »
dans lequel l'Eglise prend moins de risques. L'histoire du XIe siècle
confirme leur analyse. Comme le prévoyait Gérard de Cambrai175,
ou saint Paul avant lui, une loi plus dure fait proliférer le péché. Autant
de gagné en influence sociale pour le clergé qui lie et délie les fidèles ;
mais les risques existent, de créer une indifférence générale à ses nor-
mes ou de l'engager dans des complications politiques sans fin, dont
celles de 1038 et de 1070 ne représentent que le début.
On comprend, dès lors, que le « mouvement » de la paix et de
la trêve de Dieu soit longtemps demeuré intermittent, régional et mitigé.
L'Eglise n'a pu ou voulu exploiter qu'en partie l'immense perspec-
tive de pouvoir qu'il lui offrait. Elle ordonne souvent le dépôt des
armes, elle bénit plus rarement leur remise à des chevaliers. Encore
est-ce à ses « défenseurs » spécifiques, et au coup par coup, sans chris-
tianiser systématiquement l'accès à un « corps » qui serait la « bonne »
militia. Pourtant, elle partage avec les grands laïcs ce rôle de régula-
tion d'une « violence » militaro-judiciaire qui, tout à la fois, légitime
la chevalerie et permet son maintien au premier rang de la société.
Lancée en 1095, la première croisade passe aux yeux des histo-
riens pour le couronnement logique d'un effort séculaire. Paix entre
176. Sur ce personnage : D. Barthélémy, Les deux âges de la seigneurie banale. Coucy (XIe-XIIIe siè-
cle), Paris, 1984 (Publications de la Sorbonne),
p. 69-99.
177. J. Flori, L'essor... (cité supra, note 4), p. 196.
178. Histoire de France, IV, 4 ; dans Michelet, Le Moyen Age, Paris, 1981 (Coll. Bouquins),
p. 272.
48 Dominique Barthélémy
179. D. Barthélémy, « Noblesse, chevalerie et lignage dans le Vendômois et les régions voisines
aux XIe et XIIe siècles », à paraître dans les Mélanges G. Duby, Paris.
180. K. F. Werner, « Du nouveau... » (cité supra, note 67), p. 195.
181. PL 162, col. 664.
182. Acte cité par M. Prou, Recueil des actes de Philippe I", roi de France, Paris, 1908 (Chartes et
diplômes...), p. XXXII, note 5.
183. Ibid., n° 87. Sur le fond de préambule traditionnel, se détache l'idée que faire des dons
aux églises est un trait de « régie celsitudinis ac dignitaiis secularis milicie ».
Qu'est-ce que la chevalerie, en France aux Xe et XIe siècles ? 49
184. Les ordines du sacre comportent un « adoubement royal » : J. Le Goff, « Aspects religieux
et sacrés de la monarchie française du Xe au XIIIe siècles », dans E. Magnou-Nortierdir., Pouvoirs
et libertés au temps des premiers Capétiens, s.l., 1992, p. 311.
185. L. Halphen et R. Poupardin, éd., Chronique des comtes d'Anjou et des seigneursd'Amboise, Paris,
1913 (Coll. de textes pour servir à l'a. et à l'ens. de l'histoire. 48), p. 236.
186. C. Métais, Cartulaire de (...) la Trinité de Vendôme, 3 vol., Paris, 1893-1895, II, n° 399.
Cf. D. Barthélémy, Les comtes, les sires et les nobles de châteaux dans la Touraine du XIe siècle
« »,
à paraître dans Mélanges R. Fossier, Paris, 1994.
187. MGH SS XV, p. 879.
50 Dominique Barthélémy
195. Cf. J.-P. Poly et E. Bournazel, La mutation féodale... (cité supra, note 3), p. 122.
196. L. Halphen et R. Poupardin, Chronique... (cité supra, note 185), p. 235.
197. P. Meyer et A. Longnon, éd. Raoul de Cambrai. Chanson de geste, Paris, 1882 (Société des
anciens textes français), v. 460-593.
198. Nos remarques sur la guerre des Xe et XIe siècles, déjà réglée et codée dans une certaine
mesure, tendent à la rapprocher quelque peu du tournoi, dont on a souvent placé l'invention en
Touraine vers 1060 : cf. M. Parisse, « Le tournoi en France, des origines à la fin du XIIIe siècle »,
dans J. Fleckenstein, éd. Dos Ritterliche Tumier im Mittelalter, Gôttingen, 1985 (Verôffentlichungendes
Max-PlanckInstitutsfur Geschichte. 80), p. 175-211. En fait, n'y eut-il pas plusieurs « inventions » paral-
lèles, vers la fin du XIe siècle en effet ?
52 Dominique Barthélémy
199. F. Castets éd., La Chanson des quatre fils Aymon, Montpellier, 1909 (Publications de la société
pour l'étude des langues romanes. 23), v. 1796-1831 (p. 328-329) ; ici paraît la colée.
200. J. Flori, L'essor... (cité supra, note 4), p. 110-111.
201. J. Flori, « Chevalerie et liturgie. Remise des armes et vocabulaire "chevaleresque" dans
les sources liturgiques du IXe au XIVe siècle », dans Le Moyen Age (4e série, 33), 1978, p. 247-278
et 409-442.
Qu'est-ce que la chevalerie, en France aux Xe et XIe siècles ? 53
202. J. Flori, L'essor... (cité supra, note 4), p. 97-108. Dans ce passage comme dans d'autres,
la remise d'armes se trouve trop rabattue sur la notion d'« investiture ».
203. P. Contamine, « Points de vue sur la chevalerie en France à la fin du Moyen Age », dans
Fronda 4, 1976, p. 255-285 (p. 277).
204. Chanson de Roland... (cité supra, note 146). Roland a été adoubé par Charlemagne, puisqu'il
évoque « Ma bone espée, que li reis ne dunat » (v. 1121) ; P. Jonin a tort de n'y voir qu'un « simple
cadeau » (cf. v. 2321 : « Dune la me ceinst... »).
205. Ibid., v. 955-960, et 1311. Cf. aussi Baligant (v. 3164).
206. Ibid., v. 1563 : « Celoi levât le rei Marsilium ». Ce mot de lei (comme lex en latin de l'époque)
a un champ sémantique large : « loi » stricto sensu (cf. la religion chrétienne, lei de chrestiens), mais
aussi « manière », « comportement (v. 752 : Dune adparled a lei de chevaler »), et finalement « parure »,
» «
« équipement ». Mais ce n'est pas rien que d'être chevaleresquement équipé ! Littéralement « adober
a lei de chevaler » serait « accommoder en chevalier ».
207. Ibid, v. 2580-2591.
208. En un combat douteux, l'archevêque Guifred de Narbonne, selon la plainte fameuse du
vicomte Bérenger contre lui (1059), successivement reliquit cunctas arma militaria et seculi militiam
« »
(1054), et « non multo post accepit arma ut miles (C. Devic et J. Vaissete, Histoire générale de Languedoc,
»
tome V, Toulouse, 1875, col. 499). Abandon et reprise de la parure chevaleresque, en autant de
gestes « déclaratifs » (comme dirait ailleurs J. Flori), donc ritualisés peu ou prou. Les Grégoriens
reprochent à l'épiscopat sa chevalerie, presque autant que sa simonie et beaucoup plus que son nicolaïsme.
54 Dominique Barthélémy
209. Nul besoin, d'autre part, de faire allusion à une origine « magique » ou « païenne » de
l'adoubement, qui aurait inspiré les réticences de l'Eglise. Ce thème est lié au mythe de la « colée »,
que n'évite pas M. Bloch, La sociétéféodale... (cité supra, note 26), p. 436. Cf. aussi, récemment :
R. Fossier, La société médiévale, Paris, 1991, p. 227.
210. La Vie de saint Amoul de Soissons, par Hariulf d'Aldenburg (début du XIIe siècle), très évo-
catrice de l'apparat noble et chevaleresque, ainsi que de la double fonction guerroyante et pacifica-
trice de la militia, évoque cela : « militia cingulum respuentem armaque cum vestibus cultissimis » (PL 174,
col. 1381).
211. CF. J. Flori, « (cité supra, note 75). L'entrave à sa chevalerie le prive
Les origines... »
donc de royauté. Symétriquement, Philippe Ier excommunié ne peut plus s'habiller en roi : Orderic
Vital, éd. M. Chibnall, The Ecclesiastical History of Ordericus Vitalis, 6 vol., Oxford, 1969 à 1978, IV,
p. 262 ; ce fait autant que l'âge explique son incapacité : « militiajusticiaque diu fngidusjuerat » (Ibid.,
V, p. 154).
212. Suger, Vie de Louis VI le Gros, éd. H. Waquet, Paris, 1964 (Les Classiques de l'histoire de
France au Moyen Age. 11), p. 176.
213. R. Le Jan, « Apprentissages militaires... » (cité supra, note 6).
Qu'est-ce que la chevalerie, en France aux Xe et XIe siècles ? 55
214. Noble manière de se défaire de l'habit de noblesse ! Acte analysé par E. Mabille, « La
pancarte noire de Saint-Martin de Tours », dans Mémoires de la Société archéologique de Touraine XVII,
1865, n° 37.
215. A. Bernard et A. Bruel, Recueil des chartes de l'abbaye de Cluny, 6 vol., Paris, 1876-1903,
n° 802. Selon G. Duby, La société... (cité supra, note 41), p. 191, ce serait une expressionmétaphori-
que ; cependant, le rapprochement est fait avec une tonsure qui ne saurait l'être.
216. H. Platelle, « Le problème du scandale : les nouvelles modes vestimentaires aux XIe et XIIe
siècles », dans RBPH 53, 1975, p. 1071-1096.
217. Texte cité par CM. Van Winter, « Cingulum... » (cité supra, note 83), n° 53.
218. A. de Courson, Cartulaire de l'abbaye de Redon en Bretagne, Paris, 1863 (Documents inédits sur
l'histoire de France), n° 361. Suit le don du cheval de Morvan.
219. Les armes sont cependant données, avec le cheval, à Noyers, vers 1069, par Joscelin Alde-
bert : C. Chevalier, Cartulaire... (cité supra, note 117, n° 59.
220. Exemples dans : L. Musset, « L'aristocratie... » (cité supra, note 57), p. 92, et J. F. Lema-
rignier, Le gouvernement royal aux premiers temps capétiens (987-1108), Paris, Picard, 1965, p. 134, note 283.
56 Dominique Barthélémy
ne s'en trouve pas chez des « hommes de métier ». Les serfs enrichis
dont parlent des morceaux de chroniques, Stabilis en pays de Loire234,
ou en Bourgogne les descendants d'un prévôt235, n'ont pas fait for-
tune par les armes, celles-ci sont venues après la richesse et la notabi-
lité pour les manifester.
En Catalogne, au XIe siècle, P. Bonnassie peut saisir, sur le vif,
des combattants d'apparence plus humble que les magnats. Ceux-ci
s'assurent de leur service vassalique par le système de la « commande » :
en leur fournissant les chevaux et les armes, ils en font leurs dépen-
dants (milites, commendatî). Les prêts de principe s'avèrent des dons
de fait236. Pour le coup, en zone frontalière, voilà peut-être des spé-
cialistes de la guerre. Encore ne faudrait-il « pas surestimer l'impor-
tance de ces troupes domestiques »237. Ajoutons « ni leur nouveauté »,
puisque la Vie de Géraud d'Âurillac en évoquait déjà. Simplement, le
XIe siècle voit s'accroître leur nombre, comme celui des châteaux, et
il fait du mot miles un usage peu sélectif, le « galvaudant » vers le
bas sans pour autant en rabaisser le modèle de référence.
Sans rigidité, on peut distinguer entre :
— une noblesse chevaleresque « sui generis », en quelque sorte, fondée
matériellement et symboliquement sur ses propres traditions familia-
les, mais intégrées dans un système de relations et de préséances ;
— et des hommes de moindre chevalerie, plus redevables à tous
égards envers un seigneur, patron et adoubeur, qui leur a cependant
fait don, avec les armes, de parcelles de noblesse. Voyez la « nobili
beneficiatorum militum [...] caterva », autour d'un abbé de Conques238.
La chanson de Raoul de Cambrai, en son « noyau » peu postérieur
à 1100, met bien en valeur ce qui différencie la chevalerie de Raoul
de celle de Bernier. Le roi Louis ne pouvait faire moins qu'adouber
le premier, lequel a encore toute raison de se plaindre de lui, puisque
le reste de son héritage ne lui a pas été remis. Bernier, au contraire,
se sent tenu à beaucoup de reconnaissance à l'égard de Raoul, son
adoubeur : la geste la rappelle plus souvent239 que son obligation vas-
salique stricte.
234. E. de Certain, éd., Miracles... (cité supra, note 118), p. 218. Relaté au XIe siècle par André
de Fleury, l'épisode se place dans les années 960. Ce « spurius miles » se voit réclamer sa dette de servage...
235. Vita domini Gemerii, praepositi Sancli Stephani Divionensis (XIe siècle), éd. E. Pérard, Recueil...
(cité supra, note 133), p. 130 : « militari honore praefulgeni ».
236. P. Bonnassie, La Catalogne... (cité supra, note 78), II, p. 570.
237. Ibid, p. 571.
238. A. Bouillet éd., Liber miraculorum Sancte Fidis, Paris, 1897 (Coll. de textes pour servir à l'ét.
et à l'ens. de l'histoire), p. 42-43. La Vie de saint Arnoul évoque, de son côté, un abbé qui abuse des
ornements de son église, « in usus militum se siipantium » : PL 174, col. 1383.
239. Raoul de Cambrai... (ckésupra, note 197), v. 1078, 1123, 1372, 3056-3057, 3136-3137, 3416,
3562-3563 ; allusion au lien créé par l'hommage : v. 4002.
Qu'est-ce que la chevalerie, en France aux Xe et XIe siècles ? 59
240. P. Van Luyn, « Les milites... » (cité supra, note 99), p. 30.
241. Liber miraculorum... (cité supra, note 238), p. 194-195.
242. E. de Certain, éd., Miracles... (cité supra, note 118), p. 218.
243. A. Chédeville, Chartres et ses campagnes... (cité supra, note 88), p. 317. Pour les milites de
base, l'adoubement aurait été, en revanche, le signe qui les différenciaitradicalement et définitive-
«
ment de la masse des inermes » (Ibid.) ; nous doutons de cette radicalité, dans la « Note sur le titre... »
(cité supra, note 53). Orderic Vital note que les militares viri donnent le ton au reste de la société :
« »
on les envie, on imite leur habillement (The Ecclesiastical History... [cité supra, note 211], IV, p. 268) ;
d'où peut-être la nécessité d'un changement cyclique de la mode (évoqué par H. Platelle, Le pro-
«
blème du scandale...
», cité supra, note 216).
244. L. Génicot, L'économie namuroise... (cité supra, note 64), I, p. 7 et note 5.
60 Dominique Barthélémy
249. C'est ce qui lui fait opposer la « qualité » noble au « titre » chevaleresque. : G. Duby, La
société... (cité supra, note 41), p. 195-196. Réfuter cette vue est important car, dès lors, on ne voit
pas que miles parvienne mieux que nobilis à « cristalliser » une classe.
250. Miles nobilis (à un niveau « médian », ce n'est pas un sire de château) : C. Chevalier (cité
supra, note 117), n° 384 (avant 1112, Noyers). Miles nobilissimus (sire de château) : L. J. Denis, Chartes
de Saint-Julien de Tours (1002-1227), Le Mans, 1912 (Archives historiques du Maine, XII, 1), n° 8 (1014).
Le cartulaire de Redon (A. de Courson, cité supra, note 218) met souvent la noblesse au superlatif.
251. P. Van Luyn, « Les milites... » (cité supra, note 99, p. 216).
252. J. Depoin éd., Recueil de chartes et documents de Saint-Martin-des-Champs, tome I, Ligugé-Paris,
1912 (Archives de la France monastique. XIII), n° 72. Cf. aussi, en 1061, Richard de Béthisy, cité par
J. F. Lemarignier, Le gouvernement royal... (cité supra, note 220), p. 134. « Miles strenuus » vient fré-
quemment sous la plume d'Orderic Vital (cité supra, note 211) : par exemple II, p. 84 et 198. Cf.
aussi Comte Bertrand de Broussillon, Cartulaire de l'abbaye de Saint-Aubin d'Angers, 2 vol., Angers, 1903
(Documents historiques sur l'Anjou. I), n° 328 (centre 1060 et 1067) : un chevalier qui de servilio seculari
«
strenue serviebat ».
253. Cf. supra, note 247, et J. Depoin (cité supra, note 252), n° 34 (entre 1079 et 1089,
Saint-Martin-des-Champs).
254. C. Métais (cité supra, note 186), II, nc 301 (1082, La Trinité de Vendôme).
255. P. Ourliac et A. M. Magnou, Cartulaire de l'abbaye de Lézat, 2 vol., Paris, 1984 et 1987
(Coll. de documents inédits... série in-8°, 17 et 18), n° 1155 (entre 1075 et 1081,
un prudentissimus et
deux foriissimi).
256. Cité par P. Guilhiermoz, Essai... (cité supra, note 9), p. 340.
257. Cf. M. Garaud, Les châtelains... (cité supra, note 56), p. 222.
258. J. Martindale, « The French aristocracy... » (cité supra, note 148), p. 32.
62 Dominique Barthélémy
259. Guillaume de Poitiers, Histoire de Guillaume le Conquérant, éd. et trad. R. Foreville, Paris,
1952 (Les Classiques de l'Histoire de France au Moyen Age. 23), p. 232.
260. A. Barbero, L'aristocrazia... (cité supra, note 93), p. 73, note 206.
261. P. Guilhiermoz envisageaitbien cela, mais par le biais des fiefs, dans le cadre d'une cheva-
lerie toute vassalique : Essai... (cité supra, note 9), p. 183-194 (ce qui mène au thème des vavasseurs,
et procède de sources des XIIe et XIIIe siècles). Plus intéressant pour nous est l'acte de 971 (Beau-
lieu), cité supra, note 134 : « ut nullus ex Mis » (les serfs qu'il s'agit de brider) « neque de posteris eorum
efficiatur miles, nec ullus portet scutum, neque spadam, neque ulla arma, nisi tantum lanceam et unum speronum ».
262. D. Barthélémy, « Note sur le titre... » (cité supra, note 53).
263. L. Huberti, Studien... (cité supra, note 116), p. 305.
264. Orderic Vital (cité supra, note 211), II, p. 90 et 306.
265. Guillaume de Poitiers (cité supra, note 259), p. 232.
Qu'est-ce que la chevalerie, en France aux Xe et XIe siècles ? 63
266. H. Hoffmann, Gottesfriede... (cité supra, note 166) p. 52 ; dans le serment de Vienne, con-
servé avec celui-là, il y a un villanus caballarius. Ce mot de caballarius est bien
un double de miles,
mais plus proche de la langue vernaculaire : G. Duby, La diffusion... (cité supra, note 169), 39-70.
« » p.
267. Cf. supra, note 109.
64 Dominique Barthélémy
Attention aussi aux contresens possibles sur pagensis eques chez Orderic
Vital : nul besoin d'en faire, un « paysan », ou un de ces « responsa-
bles fiscaux » 268 chers à E. Magnou-Nortier et à l'hyper-romanisme.
Définissons-le comme un chevalier dont l'entregent et la réputation
n'excèdent pas le cadre local (pagus) ; il contraste avec les « barons »
de premier rang, et de dimension régionale, que le duc traite en amis.
L'Angleterre a plus tard ses county knights.
2) Dans le Midi parfois269, et plus souvent dans l'Ouest, on donne
des chevaliers avec la terre, à l'instar des cultivateurs de diverses con-
ditions. Un chevalier breton fonde, en 1037, le prieuré de Saint-Cyr-
les-Rennes par le don d'une terre « cum equitibus, villanis et meditariis »270.
Des chevaliers chartrains cèdent aux moines de Saint-Père, qui le fonds
d'un alleu « cum tribus militibus qui ex parte fundi ipsius fevati erant »
(1070)271, qui les milites fieffés sur la dotation d'une église qu'ils « res-
tituent », dans le moment grégorien (1080-1102)272. On en dispose-
rait donc comme de serfs, de roturiers ! Attention pourtant : même
à propos de ceux-ci, le don d'hommes ne doit pas être dramatisé273.
Le seigneur cède son droit au service, éventuellement au tribut, et
invite l'église à négocier avec les intéressés.
Entre 844 et 859, le polyptyque de Saint-Bertin montrait la place
éminente des moines et des caballarii dans certaines ville27*. C'est sans
invraisemblance que le chroniqueur Hariuf, vers 1088, interprète en
milites leurs homologues qui servent l'abbaye voisine de Saint-Riquier,
même s'il les décrit à la manière de son temps : aux quatre grandes
fêtes annuelles, ils se présentent en appareil chevaleresque (ornati) et
font à l'abbé une superbe cour (« ex sua frequentia regalem pêne curiam
nostram ecclesiam facientes »275). Voilà ce qui s'appelle servir noblement !
268. Comme le voudrait P. Bauduin, « Une famille châtelaine sur les confins normano-Manceaux:
les Géré (Xe-XIIIe siècles) », dans Archéologie Médiévale 22, 1992, p. 339.
269. Un exemple vers 972 : C. Devic et J. Vaissete (cité supra, note 208), V, col. 123. Un carac-
tère original de la documentation méridionale, beaucoup plus fréquent, est l'allusion aux albergues
dues à un seigneur avec « tant » de milites ou de caballarii.
270. L. J. Denis (cité supra, note 250), n° 13.
271. B. Guérard, éd., Cartulaire de l'abbaye de Saint-Père de Chartres, 2 vol., Paris, 1840 (Coll. de
documents inédits), I, p. 219.
272. Ibid., p. 214, 233, 235. Avant 1028, le terme employé était casatus : Ibid., p. 105 et 130.
273. D. Barthélémy, « Qu'est-ce que le servage... » (cité supra, note 1), p. 247-249.
274. F. L. Ganshoféd., Le polyptyque de l'abbaye de saint-Bertin (844-859). Edition critique et commen-
taire, Paris, 1975 (Académie des Inscriptions et Belles Lettres), p. 14, 16, 19, 20 à 23. Ils ont eux-mêmes
des mancipia. Leur service consiste à caballicare (ou à défaut, à assurer des travaux de clôture). F. L. Ganshof
les appelle des « cavaliers », de préférence à « sergents à cheval » (C. E. Perrin).
275. Hariulf, Chronique de l'abbaye de Saint-Riquier (V siècle-1104), éd. F. Lot, Paris, 1894 (Coll.
de textes pour servir à l'ét. et à l'ens. de l'histore), p. 97. Nous mettons plus de continuité
que : T. Everga-
tes, « Historiography and sociology in the early feudal society : the case of Hariulf and the milites
of Saint-Riquier », dans Viator 6, 1975, p. 35-49.
Qu'est-ce que la chevalerie, en France aux Xe et XIe siècles ? 65
281. L'archevêque Guifred a pendu deux milites du vicomte Bérenger, qui se plaint en 1059
(C. Devic et J. Vaissete, cité supra, note 208, V ; vol. 500), sans évoquer l'atteinte à leur privilège
noble, mais en mentionnant que l'un d'eux était son parent.
282. PL 133, col 664 : Géraud d'Aurillac se refuse à déshonorer des vaincus, pourtant perfides,
en les dépouillantde leurs armes ; son biographe, partisan de la rigueur, le porte cependant à son crédit.
283. A. Barbero, L'aristocrazia... (cité supra, note 93), p. 70-74.
284. Texte édité dans C. H. Haskins, Norman Institutions, Cambridge, Mass., 1918 (Harvard his-
torical studies. 24), p. 282.
285. Galbert de Bruges, Histoire du meurtre de Charles le Bon, éd. H. Pirenne, Paris, 1891 (Coll.
de textes pour servir à l'éi. et à l'ens. de l'histoire), p. 12-13.
286. C'est pourquoi, soit dit en passant, même s'il y a vers l'an mil une « crise » ou une « dété-
rioration » de cette institution, cela ne peut entraîner un changement fondamental de société.
Qu'est-ce que la chevalerie, en France aux Xe et XIe siècles ? 67
287. J. Boussard, « Services féodaux, milices et mercenaires dans les armées en France, aux
Xe et XIe siècles », dans Settimane (...) XV. 1 (1967), Spolète, 1968, p. 131-168 (citation p. 163). Cet
auteur rappelle utilement (p. 140) que les rois du Xe siècle convoquent en principe l'armée « publi-
que », mais que seuls viennent « les vassaux les plus proches ».
288. C. Devic et J. Vaissete (cité supra, note 208), V., col 499 : « militibus per solidatas tribuit
potius quam 10 millia solidos ». A cette époque, le fief de soudée a bien sa place dans la riche et voisine
Catalogne : P. Bonnassie, La Catalogne... (cité supra, note 78), II, p. 755-759. Cf. aussi : A. Richard,
Chartes de l'abbaye de Saint-Maixent, tome I, Poitiers, 1886, (Archives historiques du Poitou. XVI) nc 86
(entre 1023 et 1026) ; et G. Devailly, Le cartulaire de Vierzon, Paris, 1963 (Publications de La Faculté
des Lettres et Sciences Humaines de Rennes) n° 63 (1062) à la fin d'une guerre contre le sire de Graçay,
:
celui de Vierzon veut « stipendiaria militibus qui sibi adjurevant (...) reddere et demande l'aide de l'abbaye
»,
de Vierzon.
289. Guillaume de Poitiers (cité supra, note 259), p. 150 et 152.
290. J. Flori, « La notion de chevalerie... » (cité supra, note 102), p. 227, note que chevaler est
interchangeable avec soldoier, mais c'est lui qui rapporte la notion de « guerrier professionnel ».
291. Orderic Vital (cité supra, note 211), VI, p. 350 et, pour la suite, p. 352.
292. PL 133, col. 647. « Vraie » parce que non idéalisée comme l'est celle de Géraud.
293. Orderic Vital (cité supra, note 211), VI, p. 190.
68 Dominique Barthélémy
Duby a campé admirablement tous ces « jeunes »298, ces milites gyro-
vagantes. La nouveauté du XIIe siècle réside tout de même dans le creu-
sement du fossé entre ces errants honorables et les soudards façon
Mercadier. Surestimé par J. Boussard à la période précédente, le mer-
cenariat prend alors de l'ampleur, et son concept se précise dans une
société dont l'argent infiltre davantage les mécanismes : son odeur
commence d'incommoder une chevalerie plus triée.
Un certain travail, une manière de servage, un privilège mal assuré
et des soudées peuvent donc ternir au XIe siècle la noblesse. Ils ne
la contredisent pas pour autant, car elle est, avec la chevalerie, plus
étendue « vers le bas » et moins normalisée juridiquement qu'aux époques
suivantes.
Le chevaliers de châteaux. — Le même J. Boussard prenait pour
des « milices » proto-communales les oppidani engagés dans les luttes
303. Richer, Histoire de France (888-995), éd. et trad. R. Latouche, tome II, Paris, 1931 (La
Classiques de l'histoire de France, 17), p. 204 et 268-274.
304. C. Métais (cité supra, note 254), II, n° 399 (notice de Marmoutier, insérée dans le recueil
de la Trinité de Vendôme).
305. Continuation d'Aimoin, éd. du Breul, Gesta Francorum d'Aimoin, tome V, Paris, 1603, p. 361.
306. J.-P. Poly et E. Bournazel, La mutation féodale... (cité supra, note 3), p. 142-143.
307. G. Duby, La société... (cité supra, note 41), p. 317-336 (tableau pour le début du XIP siècle).
308. D. Barthélémy, La société... (cité supra, note 42). p. 582.
309. Ibid., p. 309-311, 587, 714-716.
Qu'est-ce que la chevalerie, en France aux Xe et XIe siècles ? 71
*
* *
318. M. Bur, La formation... (cité supra, note 79), P. 418 (vers 1100, et « conformément aux
tendances de l'économie ») ; A. Debord, La société laïque dans les pays de la Charente, X'-XI1' s., Paris,
1984, p. 201 (fin XIe) ; D. Barthélémy, La société... (cité supra, note 43), p. 500 (1097).
Qu'est-ce que la chevalerie, en France aux Xe et XIe siècles ? 73
319. C'est la conclusion de notre Note sur le titre... », (cité supra, note 53) : la « chevalerie »
«
comme cavalerie consacrée.
74 Dominique Barthélémy
3. Philippe Masson, Histoire de la marine, tome I, l'ère de, la voile, éd. Lavauzelle, 1981, p. 97.
Vauban, thuriféraire de Cherbourg 77
4. La date de ce projet est inconnue. Le plan et le mémoire le commentant ne nous sont pas
parvenus. Nous ne disposons que de l'argumentaire de Baudouin postérieur au rejet du projet. Arch.
nat. Marine, 3 JJ 131, portefeuille 107, pièces 21, 23 et 24.
5. Arch. nat., ibid.
6. Arch. nat., ibid.
7. Arch. nat., ibid.
8. Arch. nat., idem, pièce 22.
9. La commission comprend Colbert du Terron, intendant de la Marine
pour le Ponant ; le
chevalier de Clerville, commissaire général des fortifications les ingénieurs Pierre de Chatillon, Blondel,
;
Régnier Jansse ; de la Givaudière et
autres capitaines de vaisseau. SHAT, arch. génie, art. 4, Cher-
bourg, section 2.
10. Mémoire daté du 15 avril 1665, confirmé le 1er mai 1665 par le chevalier de Clerville lors
d'une conférence tenue à Brouage. Ibid.
78 Michèle Battesti
11. Mémoire de Vauban du 15 juillet 1686. SHAT, arch. génie, art. 8, Cherbourg, section 1. Le
mémoire a été publié in extenso et quasiment sans fautes sous le titre « Mémoire sur les fortifications
de Cherbourg », in Mémoires de la Société nationale académique de Cherbourg, Cherbourg, Imp. Marcel
Mouchel, 1852, p. 11-96.
Vauban, thuriféraire de Cherbourg 79
à 5 lieues ; aussi, cet espace composé de collines, marécages et petits bois tail-
lis, entrecoupé de chemins creux, étroits et d'herbages fermés de grandes haies
et fossés, interdisant l'emploi de la cavalerie, favorise-t-il une posture
défensive. En cas d'opération combinée anglaise, Cherbourg ne pour-
rait être secourue que par une espèce de miracle, au point que Vauban craint
que les Anglais ne transforment la ville en tête de pont : on ne peut
pas douter que l'Angleterre ne puisse facilement mettre 20, 30 à 40 mille hom-
mes pied à terre, et davantage, or l'éloignement de nos armées leur donnera tou-
jours le temps défaire tout ce qu'ils voudront. Dramatisant la menace, Vau-
ban dresse un tableau apocalyptique de la situation : par l'occupation
de la presqu'île, l'ennemi peut s'ouvrir une porte au coeur du royaume, d'autant
plus facile, que n 'ayant ni place, ni pays assez coupés, ni difficiles pour lui
empêcher le chemin... [une telle entreprise]peut nous attirer la guerre tout d'un
coup dans le milieu du royaume, et causer des révolutions très dangereuses dans
l'Etat, eu même égard au mécontentement général des nouveaux convertis qui
n 'est pas prêt définir ; joint que cela pourrait donner lieu aux Anglais de réveil-
ler leurs vieilles prétentions sur la Normandie. D'ailleurs le château, le don-
jon et les remparts médiévaux attestent de l'importance — durant
la guerre de Cent ans —, de Cherbourg, dernière place de Norman-
die à avoir été évacuée par les Anglais12.
Cherbourg, malgré sa grande vulnérabilité, bénéficie d'un atout
prodigieux : son port formé par l'embouchure de la petite rivière Divette...
qui peut être rendu fort joli et capable de recevoir bon nombre de frégates de 20,
24, 30 et 36 pièces de canon qui seraient là mieux placées qu 'en aucun lieu
du royaume pour la course, si chère à Vauban, au détriment de la guerre
d'escadre. Vauban conclut que Cherbourg est une place de la dernière
conséquence... de tous temps très considérable pour ceux qui en ont été les maî-
tres ; mais infiniment plus présentement que par le passé. Aussi préconise-t-il
un plan en trois volets pour mettre [Cherbourg] en état de pouvoir tout atten-
dre de sa résistance.
Premier volet, la place forte 13, avec réfection du château, du don-
jon, de l'enceinte médiévale et l'édification d'une nouvelle enceinte,
bastionnée à la« Vauban », comportant trois bastions et quatre ouvrages
à corne, réunis par des courtines, protégées par des demi-lunes, tenailles
et redoutes, qui enserreraient les faubourgs et le vieux Cherbourg ;
le tout, placé derrière un glacis et des fossés inondables grâce à douze
écluses.
La garnison compterait 4 000 fantassins et 300 dragons. Au sommet
12. Très précisément le 14 août 1450. Les Cherbourgeois pour les préjudices subis pendant la
guerre de Cent Ans obtiendront du roi de France à partir de 1464 l'affranchissement de toutes tailles,
aides, quatrièmes et autres impositions. Privilège reconduit périodiquementjusqu'à la Révolution française.
13. Cf. plan n° 1.
80 Michèle Battesti
19. Le bruit fait sortir précipitamment les Cherbourgeoisde l'église où ils entendent la messe
célébrant la Sainte Trinité. Leur curé, l'abbé Pâté, fait alors le voeu d'accomplir un pèlerinage si
ses administrés sont épargnés. Comme ce sera le cas, durant 35 ans les Cherbourgeois se rendront
tous les 1er juin en procession à l'ermitage de Notre-Dame de Grâce. Eugène Liais, Cherbourg, la
ville, son port et
son commerce, Cherbourg : 1871, p. 38 et s.
84 Michèle Battesti
20. Par exemple, voir De Bon, Cherbourg, dans Les ports militaires de la France, Paris : Challamel,
1867, p. 14 « il est permis de croire que si les batteries commencées sur les plans de Vauban avaient
été achevées, elles auraient prévenu la destruction des trois vaisseaux, qui échappés au désastre de
La Hougue, furent brûlés à leur portée par l'ennemi » ; ou bien Lepotier, op. cit., p. 112, « le sort
des trois vaisseaux put être différents ».
21. Mémoire de Vauban fait à Honneur le 30 novembre 1694, SHAT, Bib. génie,/0 33 i ; Le Pele-
tier dans son rapport d'inspection du 20 septembre 1700 est encore plus optimiste, « si on avait employé
ce qu'en a coûté la démolition à achever les ouvrages commencés, on aurait pu les mettre à peu
près à perfection », SHAT, arch. génie, art. 8, Cherbourg, section 1. Ces affirmations ne sont pas corro-
borés par les plans de 1687 et 1688.
22. Voir les plans, ibid.
Vauban, thuriféraire de Cherbourg 85
23. Rapport du 14 juin 1692, Arch. nat., Marine, 3 JJ 131, portefeuille 107, pièce 26.
24. Seuls deux plans en date du 9 janvier 1693 et signés par Du Tastet nous sont parvenus ;
le mémoire les accompagnant est introuvable. SHAT, arch. génie, art. 8, Cherbourg, section 1, plans
n° 4a 1et 4a 2.
25. Cf. Plans n° 2 et 3.
86 Michèle Battesti
ailleurs il se félicite que celui-ci n'ait pas reçu un début d'exécution qui aurait obéré ses chances
de construire une grande digue entre l'île Pelée et Querqueville. Mémoirefait sur les ordres de M. de
Sartines, Cherbourg ; imp. Clamorgan, 1796, p. 15.
32. Mémoire de Vauban du 21 octobre 1699, SHAT, Bib. génie, f° 33 i, mémoire n° 17.
33. Rapport d'inspection du 20 septembre 1700, SHAT, arch. génie, art. 8, Cherbourg, section 1.
34. Rapport du 14 juin 1692, op. cit.
35. Mémoire de Combes du 1er mars 1693, op. cit.
88 Michèle Battesti \
36. Rapport de Vauban, fait à Honneur le 30 novembre 1694. SHAT, Bib. génie,f° 33 i, mémoire
n° 8.
37. Mémoire du 30 novembre 1694, op. cit.
38. Mémoire du 21 octobre 1699, op. cit.
Vauban, thuriféraire de Cherbourg 89
Conclusions
M. BATTESTI.
92 Michèle Battesti
Plan n° 1
Plan n° 2
Opinion publique, identité des institutions,
« absolutisme ».
Le problème de la légalité à Paris
entre le XVIIe et le XVIIIe siècle
1. — Introduction
Les débats récents sur la place de la narration en histoire et les
polémiques engagées à propos du statut actuel de l'histoire sociale ont
divisé profondément les chercheurs. Mais l'ensemble de la profession,
avec une unanimité et un soulagement peut-être un peu suspects, paraît
tomber d'accord au moins sur un constat fondamental : dans la recherche
il se serait produit, assez rapidement, et surtout à partir' de 1980-85,
un changement radical de position méthodologique au sujet de l'évé-
nement aussi bien que du politique. Bien que ces deux catégories de
la réflexion historique soient souvent assimilées de façon arbitraire,
il est incontestable que la dimension publique des rapports sociaux
et bien d'autres sujets classiquement plus « politiques » se retrouvent
aujourd'hui dans une position privilégiée et que, en même temps,
ce type d'analyse ne reproduit pas simplement la tradition hagiogra-
phique qui, depuis des siècles, s'efforce de renforcer les mythes, encore
bien enracinés, de la toute puissance de l'Etat.
98 Paolo Piasenza
2. — Un ordre « classique » ?
L'exemple fourni par les décennies qui vont de la fin du XVIe siè-
cle au milieu du XVIIIe nous permet plusieurs observations à ce sujet.
C'est l'époque, surtout à partir de 1620-1630, pendant laquelle se sont
formés aussi bien le cadre des compétences policières que les rapports
entre le ministère, le conseil et l'organisation institutionnelle de l'ordre
public, dominée par les magistrats du Parlement et du Châtelet. Le
découpage temporel proposé ici soulève, bien entendu, plusieurs pro-
blèmes : pourquoi situer exactement dans les années 1620-1630 les
débuts de la police parisienne, si l'on sait que les conflits entre pou-
voir ministériel et magistrature ne datent pas de cette époque-là et
que la signification même du mot « police » ne paraît pas avoir changé,
dans les textes et peut-être dans l'usage courant, pendant tout le
XVIIe siècle et les premières décennies du suivant4 ? Dans le français du
XVIe siècle, police et administration sont des termes parfaitement
3. Ces rapports ont été assez souvent évoqués par les recherches les plus récentes sur l'histoire
du peuple parisien : pour tous, D. Roche, Le peuple de Paris, Paris, 1981 ; A. M. Benabou, La prostitu-
tion et la police des moeurs au XVIIIe siècle, Paris, 1987 ; A. Farge et J. Revel, Logiques de lafoule. L'affaire
des enlèvements d'enfants. Paris, 1750, Paris, 1988 ; M. Fogel, Les cérémonies de l'information dans la France
du XVI' au XVIII' siècle, Paris, 1989 ; P. Piasenza, Polizia e città. Stratégie d'ordine, conflitti e rivolte a Parigi
Ira Sei e Settecento, Bologna, 1990.
4. J'essaie ici de répondre aux remarques critiques avancées par R. Descimon dans son compte
rendu de mon livre « Polizia e città », cit., in Revue historique, 577, janvier-mars 1991, p. 162-163.
Opinion publique, identité des institutions, « absolutisme » 101
5. Ces thèmes ont été développés surtout dans P. Piasenza,Un modello d'ordine nello scontro
«
di fazioni : Parlamento polizia Parigi nella prima meta del Seicento
e a », in Studi Storici, 29 (1988),
n. 4, p. 993-1027.
102 Paolo Piasenza
lieu après cette date ne peuvent être rapprochées que très partielle-
ment des assemblées antérieures. Tout d'abord l'initiative de les
convoquer passe au Parlement : le roi et ses ministres disparaissent
de la scène. La composition de ces nouvelles assemblées ne rappelle
non plus le souvenir du passé : les personnages convoqués sont
beaucoup plus nombreux et socialement mélangés. Qu'on en juge par
le détail d'une réunion du 13 décembre 1630 « pour la police de la
Ville » : quatre présidents, quatre conseillers, et le procureur général
du Parlement ; le prévôt des marchands, un président et trois conseil-
lers de la Chambre des Comptes, un président et deux conseillers
de la Cour des Aides, le lieutenant civil, le lieutenant criminel, le
procureur du roi et le lieutenant de robe courte du Châtelet, douze
commissaires, trois échevins, un curé, trois administrateurs de l'Hôtel
Dieu, le receveur général du Grand Bureau des pauvres, quatre
administrateurs des Pauvres Enfermés, et un bourgeois. A partir
de 1635, seront convoquées chaque semaine deux assemblées de
police (le mardi et le vendredi) avec l'assistance des trois lieute-
nants du Châtelet, de seize commissaires, de deux échevins et
d'un nombre vraiment considérable de notables bourgeois (trente-deux
au moins à chaque convocation) choisis dans les différents quartiers
par les commissaires anciens. Les objets traités en ces occasions
sont, bien sûr, les plus divers : de l'approvisionnement au prix des
denrées, du vagabondage aux « assassinats », de la discipline des
armes au régime des marchés publics. La qualité sociale, la com-
plexité administrative et la régularité de ces assemblées soulignent,
à la fois l'importance de l'initiative judiciaire, la tentative de don-
ner une image « sociale » et publique de l'action de police et un
danger, plus que théorique, de concurrence entre les assemblées, ainsi
convoquées, et le gouvernement.
On est loin, il me semble, de la très ancienne assemblée « pour
les blés », de son caractère épisodique et de la simplicité relative de
ses décisions. Une différence d'autant plus remarquable qu'à côté des
réunions officielles, l'on retrouve la définition d'une procédure nou-
velle pour les règlements de police, même pour les plus complexes
et les plus essentiels.
Un bon exemple de ce procédé est celui de l'arrêt du Parlement
de février 1634 qui dresse les grandes lignes d'un texte sur la sûreté
de Paris, l'approvisionnement de farines et les mesures pour empê-
«
cher les vols et assassinats qui se commettent en la campagne, Ville
et Fauxbourgs de Paris ». Dans le détail, l'exécution de cet arrêt est
déléguée au lieutenant civil qui se concerte avec l'assemblée de police
en plusieurs occasions ; la complexité du thème conseille l'institution
d'une commission spéciale qui, après un travail de plus d'un an,
104 Paolo Piasenza
seront données sur les droits des prisonniers et sur les prix de la nour-
riture, de la paille, des mises en liberté etc. et obligatoirement lues
et affichées dans les prisons. Il faut reconnaître que par ce moyen
les conseillers du Parlement ont élaboré très tôt une sorte d'« habeas
corpus » à la française pour le peuple de Paris et qu'ils lui ont donné
une très ample publicité.
Le Parlement et le Châtelet mettaient en lumière d'autres conflits
qui se situaient à l'intérieur même des milieux de justice : on retrouve
plusieurs affiches sur les abus d'officiers et de sergents dans l'exécu-
tion des sentences de police, sur la « montre de la Trinité », une audience
publique destinée à juger de ces exactions et à laquelle les officiers
du Châtelet se présentent souvent armés pour intimider les plaignants,
ou même sur les parcours et la composition des tournées de surveil-
lance des commissaires et des sergents du Châtelet9. Et c'est, en effet,
à partir des années 1625-35 que la diffusion des affiches, avec tous
leurs détails de gestion, d'information et de publicité prend sa forme
définitive et devient un trait essentiel de l'information à laquelle aura
doit le public parisien. Ce système, qui ne sera plus jamais abandonné
jusqu'à la Révolution, ne manque pas, lui non plus, de précédents :
un premier registre d'affiches (pour les années 1594-1602) paraît avoir
existé au Châtelet, mais la diffusion régulière par ce moyen des arrêts
de police n'aura lieu que deux ou trois décennies plus tard, si l'on
en croit le copiste anonyme de la collection Lamôignon et les données
que l'on peut tirer des documents rassemblés par Delamare et, dans
certains cas, publiés dans son Traité . La série de textes diffusée dans
10
9. A propos des transformations dans la gestion de la police tout au long de la première moitié
du XVIIe siècle, voir Piasenza, Un modello, cit.
p. 1007 suiv.
10. L'allusion au registre de 1594-1602 se trouve aux Archives de la Préfecture de Police, Fonds
Lamôignon (A.P.P., FL), vol. 10, fol. 237 il s'agit peut-être du même document évoqué
; par Dela-
mare, cit., vol. 4, p. 327. Mais ces documents n'étaient pas tous destinés à être publiés ; parmi
ies ordonnances affichées, citées dans le Traité, la première date du 10 juillet 1619 (vol. 1,
p. 525),
et reste isolée. La pratique se renforce autour des années 1620-1630.
106 Paolo Piasenza
11. L'essentiel des affiches de cette période se trouve dans A.P.P., FL et dans Delamare, cit. ;
pour les années postérieuresvoir les archives des Jurés Crieurs conservées à la Bibiothèque Nationale.
Opinion publique, identité des institutions, « absolutisme » 107
12. Sur le rapport juges-gouvernement, les gestions Laffemas et Dreux d'Aubray, voir Piasenza,
Polizia e città, cit., p. 73-75.
Opinion publique, identité des institutions, « absolutisme » 109
13. Sur la place du droit dans la formation de l'identité sociale et professionnelle des élites :
R. Charrier et D. Richet, Représentation et vouloir politiques. Autour des Etats Généraux de 1614, Paris,
1982 et particulièrement l'article de R. Charrier, La noblesse et les Etats de 1614
« : une réaction
aristocratique ? » p. 113 suiv.
110 Paolo Piasenza
14. Sur ces problèmes :R. Ajello, Formalismo médievale e modemo, Napoli, 1990. La relation entre
procédure et cérémonial ressort très bien des mémoires de Guillaume François Joly de Fleury, Avocat
Général au Parlement au début du XVIIIe siècle. J'espère pouvoir donner bientôt les détails d'une
recherche en cours sur ce texte.
15. J. F. P. de Gondi, dit le cardinal de Retz, OEuvres, Paris, 1984, p. 397 et 235. Les citations
font partie des Mémoires.
Opinion publique, identité des institutions, « absolutisme » 111
16. Sur l'oeuvre de La Reynie, J. Saint Germain, La Reynie et la police au Grand Siècle, Paris,
1962 et Piasenza, Polizia e città, cit., p. 83 suiv.
114 Paolo Piasenza
17. Dans ce sens l'oeuvre de la Reynie reste presque totalement à étudier. Je pense surtout à
sa surveillance de la noblesse et du « libertinage ».
18. Naturellement le terme de « citoyen » est utilisé dans son sens étymologique : c'est la forma-
tion d'un nouveau modèle d'habitant de la « cité » qui est en jeu ici. Sur d'Argenson et ses affiches,
P. Piasenza, « Spazio urbano e formazione del cittadino a Parigi nei manifesti di polizia del luogote-
nente René d'Argenson », in Quademi Storici, 67 (1988), p. 193-222.
Opinion publique, identité des institutions, « absolutisme » 115
19. D'Argenson avait aussi été magistrat au présidial d'Angoulême. Son service en qualité de
maître des requêtes commence en 1694 et prend fin avec sa nomination à Paris en 1697. Mais en
rapidement du prestige de sa naissance (son père avait été ambassadeur à Venise)
ville il profite très
et de la solidité de ses liens personnels pour s'opposer aux magistrats avec une décision qui n'aurait
pas été tolérée de la part de son prédécesseur, dont ni les origines ni le pouvoir auraient pu justifier
une indépendance aussi marquée face au pouvoir judiciaire.
20. On peut suivre le détail de cette intervention sur les grains dans Delamare, cit., vol. II,
P. 1-478.
116 Paolo Piasenza
21. Le détail de ces interventions peut être suivi à travers les archives de la Chambre de Police
qui font clairement apparaître un renforcementde la répression à partir des premiers mois de 1701 ;
AN, Y 9598. On verra plus loin l'importance de l'intervention de certains commissaires (et particu-
lièrement du commissaire Caiîly du quartier du Temple) dans les nouvelles procédures.
Opinion publique, identité des institutions, « absolutisme » 117
22. Au sujet de ce personnel, voir Piasenza, Polizia e città, cit., p. 164-167 e 192-193.
118 Paolo Piasenza
24. De la correction fraternelle, ou de l'obligation d'empêcher le mal d'autrui quand on le peut, s. 1., s.
Q-, mais Paris, 1705 (B. N. D 12432). Pour des plus amples renseignements à ce sujet voir Piasenza,
Polizia è città, cit.,
p. 182 suiv. et «Juges, lieutenants de police et bourgeois à Paris, aux XVIIe et
XVIIF siècles
», in Annales, 5, 1990, p. 1202.
120 Paolo Piasenza
25. Pour la procédure contre les inspecteurs, voir : AN, X2B 1389-91 ; R. Cheype, Recherches
sur le procès des inspecteurs de police (1716-1720), Paris, 1975 ; Piasenza, Polizia e città, ict. p. 188-201.
Opinion publique, identité des institutions, « absolutisme » 123
les deux se situent, pour l'essentiel, dans les années 1720-40 et sui-
vent, plus ou moins la même logique. Ces activités nous ont laissé
les premiers et seuls témoignages d'une présence de la police dans
la rue, bien que l'organisation de la lieutenance dans ce domaine ait
dû être plus complexe et s'intéresser à beaucoup d'autres domaines,
peut-être socialement encore plus importants (le vol, notamment, mais
aussi la prostitution ou le jeu)26.
De toute façon le fonds des sodomites est à lui seul assez considé-
rable, avec ses trois cent trente-cinq dossiers et près de deux mille
personnes arrêtées sur moins de sept ans27. En effet, peu de temps
après le procès contre les inspecteurs, les divers lieutenants qui tour
à tour avaient pris la place de d'Argenson (auxquels on se garda bien
de laisser autant de pouvoir qu'à leur prédécesseur) organisent la sur-
veillance des endroits de Paris où se retrouvent les « infâmes ». La
complexité des procédures utilisées à cet effet exige un personnel et
des compétences qui ne font pas partie des savoirs traditionnels de
la police : dans le cas des sodomites, il faut attendre les suspects dans
les jardins ou au bord de la Seine, les provoquer « à l'action », les
faire parler, les arrêter et dresser le procès verbal. Le travail s'appuie
sur la coordination des espions et des policiers : les « filatures » deviennent
une pratique organisée, les « ruses » pour conduire et arrêter certains
suspects devant les prisons ou les maisons des commissaires « amis »
demandent une organisation sans faille ; le renouvellement fréquent
des « mouches » est essentiel, l'achat ou la sollicitation des dénoncia-
tions anonymes comporte l'élaboration de rapports professionnels de
confiance-méfiance assez complexes et conflictuels.
L'expérience policière ébauchée sous d'Argenson fournit les pre-
miers employés du service : il n'est pas étonnant qu'il soit dirigé par
Simmonet, un ancien inspecteur de d'Argenson, plusieurs fois dénoncé
à cause d'arrestations illégales, qui va concentrer toutes ses capacités
professionnelles dans cet emploi. Il est intéressant de suivre la créa-
tion de son identité de serviteur du roi : la pratique administrative,
le savoir du policier (reconnaissance à coup d'oeil de la culpabilité,
façon de se conduire avec les prévenus, jeu de la tolérance et de la
sévérité, etc.) se fondent sur des stratégies administratives qui ne sont
pas encore officiellement légalisées et qui sont improvisées au fur et
à mesure que le travail avance. Qu'on considère par exemple, le
26. La surveillance du jeu, l'arrestation des voleurs dans les théâtres engagent déjà un personnel
spécialisé sous d'Argenson et on verrra plus loin l'importance de la décennie 1720-30 dans la répres-
sion de la mendicité. La déclaration sur la prostitution renforce, dès 1713, les compétences de la
police sur les prostituées ; voir, à ce propos, Benabou, cit., p. 30.
27. L'ensemble des dossiers pour 1723-1730 se trouve à la Bibliothèque de l'Arsenal, Archives
de la Bastille, Ms 10254-10260.
124 Paolo Piasenza
28. Sur les modalités des résistances nobiliaires à la police et les révoltes que l'arrestation de
privilégiés a suscité parmi la noblesse, voir Piasenza, Polizia e città, cit., p. 219-222.
Opinion publique, identité des institutions, « absolutisme » 125
29. Bibliothèque de l'Arsenal, Archives de la Bastille, dossier de Sainte Colombe, 31 mai 1725,
Ms 10256.
30. La bibliographie sur le sujet est très importante, sutout après le travail de J.-P. Gutton,
La société'et les pauvres. L'exemple de la généralité de Lyon. (1534-1789), Paris, 1971
et on peut en trouver
le détail dans Piasenza, Polizia città, cit. Pour la législation et les premières formes de renfermement
e
des pauvres à Paris, le livre de C. Paultre, De la répression de la mendicité et du vagabondage
en France
sous l'Ancien Régime, Paris, 1906, bien qu'incomplet, reste encore essentiel.
126 Paolo Piasenza
On reviendra plus loin sur les rapports entre les archers des pau-
vres, envoyés en ville pour les captures, et leurs clients : il suffira de
dire ici qu'ils ne sont pas spécialement tendus et qu'ils prévoient bien
des compromis, même si les rébellions populaires sont fréquentes. Cet
équilibre entre surveillance et protection va sérieusement basculer, pour
la première fois, à l'occasion des déclarations du roi de 1718-1720 :
même pendant les périodes les plus misérables des disettes des derniè-
res années du XVIIe siècle et du Grand Hiver, on n'avait jamais songé
réellement à la déportation des mendiants et des vagabonds aux colo-
nies d'Amérique, une solution qui sera adoptée uniquement à cette
époque. Les archers, organisés dans les brigades d'une dizaine d'hommes,
souvent âgés et valétudinaires, pour un effectif total qui, à l'ordinaire,
ne dépassait pas quarante ou cinquante unités pour une capitale d'un
demi-million d'habitants, sont totalement dépassés par la lourdeur de
la tâche.
Ce fut donc la police de Simonnet et des autres anciens inspec-
teurs, assistés par un personnel recruté pour l'occasion et rétribué suivant
le nombre des captures effectuées, qui prit en charge l'exécution des
déclarations. Si à l'époque de d'Argenson les mendiants présentés aux
audiences de police arrivent à peine à atteindre le dixième de ceux
qui sont conduits à l'Hôpital par les archers, en 1720, sous la direc-
tion de d'Argenson fils, la proportion s'est presque exactement
renversée31. En effet, le roi a attribué pour la première fois la com-
pétence sur les mendiants au seul lieutenant de police : les rafles se
succèdent rapidement, l'Hôpital se remplit, la médiation des archers
devient impossible ; on constate en ville l'apparition des premières
rumeurs d'enlèvements d'enfants, la traduction populaire de ce revi-
rement répressif. La compagnie des archers, bien que renforcée, révèle
toute sa faiblesse face à une police beaucoup plus nombreuse, organi-
sée et efficace. Quelques années plus tard, avant la plus importante
déclaration du siècle sur la mendicité, celle de 1724, les archers sont
réduits à la présence symbolique d'une vingtaine d'hommes, un vide
de pouvoir évident si l'on considère l'importance des enjeux politi-
ques liés à la répression des mendiants. La loi de 1724, en créant
l'ébauche des dépôts de mendicité, établit au même temps le finance-
ment public de leur gestion, en éliminant les fonds des Hôpitaux et
fait embaucher de nouveaux archers, qui, encore une fois, n'arrivent
pas à surmonter la concurrence de la police et vont perdre ce qui reste
de leur autonomie.
31. Le mouvement de la population renfermée par la police et les archers pendant cette période
peut être suivi, pour les années 1701-1720, dans les archives de la Chambre de Police (AN, série
Y), et, à partir de 1721, avec beaucoup plus de précision, dans les registres de l'Hôpital Général,
Archives de l'Assistance Publique, Bicêtre 4Q2-6, 1Q2 3-18 ; Salpêtrière 1Q2 1-26.
Opinion publique, identité des institutions, « absolutisme » 127
place institutionnelle : rien n'est plus clair, à ce sujet, que leur indif-
férence pour la distance entre le statut social des mendiants et celui
des criminels, qui était soulignée par l'existence de deux « polices »
nettement séparées, du moins jusqu'à la Régence.
Ainsi il ne faut pas s'étonner de la position ambiguë des inspec-
teurs et des « mouches » ; tiraillés comme ils le sont entre les ordon-
nance de répression et les exigences des relations personnelles, ils voient
leur image se dégrader rapidement. Leur activité, pour bon nombre
de Parisiens, s'inscrit plutôt dans le registre de la violence que dans
celui de la médiation et paraît de plus en plus étrangère aux équili-
bres sociaux de la ville. La qualité du travail et les vicissitudes dans
lesquelles ont été engagés des hommes comme Simmonnet, Levesque
ou Liger, caractérisent bien la dimension professionnelle de la police
parisienne de la première moitié du XVIIIe siècle. Une très large par-
tie de ses pratiques se fonde sur l'opposition au droit traditionnel ;
la polémique dérive, en premier lieu, de sa position par rapport à
l'office, jusqu'alors seul moyen de recrutement légal dans les corps
traditionnels (commissaires, différentes prévôtés, etc.). Désormais le
statut juridique normal des officiers, avec tous ses privilèges, n'a plus
rien à voir avec le statut de policier. On dispose d'ailleurs de plu-
sieurs exemples de cette divergence totale entre les systèmes de recru-
tement de la justice et de la police, qui renforcent la concurrence et
le mépris réciproques entre certains commissaires de quartier et les
hommes du lieutenant.
Mais il ne faut pas croire que ces derniers se soient formés à une
simple école de prévarication et de chantage. La force de la police
de d'Argenson, qui reste le modèle pour tout le reste du siècle, repose
sur deux principes : la cohésion du corps et la création de nouvelles
règles d'un droit très original, de nature en partie pénale, en partie
administrative, le vrai précurseur de la législation de sûreté qui sera
surtout développée par les sociétés libérales du XIXe siècle. Le savoir
de la police est aussi contraignant et pose autant de limites aux poli-
ciers que celui de la tradition juridique en pose aux magistrats. Mais
ces contraintes sont fondées, évidemment, sur d'autres bases et en
rapport bien plus direct (et, donc, bien plus dangereux) avec les accu-
sés et leurs familles : je pense au traitement des preuves, (qui se fait
sur place, en la présence des individus arrêtés et en dehors de toute
forme légale reconnue, mais qui doit être formalisé dans le procès-
verbal présenté au lieutenant) ; à la gestion des ordres du roi et des
prisons privées, souvent assurée par les policiers eux-mêmes ; à une
pratique sociale (qui paraît avoir été très intense) de médiation dans
différents conflits urbains (questions de famille, créances, litiges), une
activité plus rapide et désinvolte que celle, analogue et beaucoup plus
Opinion publique, identité des institutions, « absolutisme » 129
34. Sur ces personnages on trouve plusieurs renseignements dans les ouvrages d'A. Farge et
particulièrement dans La vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe siècle, Paris, 1986,
M dans le livre de E. M. Benabou, cit.
130 Paolo Piasenza
des oeuvres littéraires ou des images et des tableaux, etc.), ni des for-
mes économiques de contrôle et d'exploitation du « haut » sur le « bas »
de la société, ni, encore moins, de ce que l'on entend d'habitude par
manifestation de l'« opinion publique ».
Et pourtant, il s'agirait là d'une recherche d'autant plus impor-
tante que le langage et les actes dont ce type de communication sociale
est constitué sont souvent pour nous d'interprétation très complexe.
Peu après le procès contre les inspecteurs on retrouve une source de
ce type qui date surtout des années 1723-1730 : les « placets » ou les
supplications des familles des prisonniers « infâmes » dont il a déjà
été question. Parmi les quelques trois cent cinquante dossiers conser-
vés, on retrouve plus de cent « placets », envoyés aux lieutenants par
les intéressés et par leurs familles35. Ce sont surtout deux caractéris-
tiques étonnantes, à mon avis, qui frappent le lecteur contemporain
de ces textes : la quantité et la qualité des signatures qu'on y retrouve
et le style adopté pour s'adresser aux autorités de police. En effet,
les mots employés par les soi-disant suppliants ne font pas penser,
dans la très grande majorité des cas, à une demande de grâce : dans
un premier groupe (presque le 30 % du total), cent douze personnes
se mobilisent non seulement pour garantir l'innocence de leur pro-
tégé, mais aussi pour dénoncer la mauvaise foi des inspecteurs et des
mouches. Dès que le Parisien se trouve confronté à la nouvelle logi-
que policière, ressurgit dans tous les milieux, mais particulièrement
parmi les non privilégiés, l'image traditionnelle de la police et du rap-
port idéalisé de communication entre peuple et notables.
Au centre des plaintes, on trouve toujours la demande de répara-
tion pour le tort infligé à une communauté qui n'avait pas sollicité
d'interventions extérieures. Prenons brièvement un exemple de ce type
de « placet » : MathurineJulienne Pommier demande, en avril 1724,
la mise en liberté de son mari Robert Dubois. Elle affirme que les
accusations contre son mari sont « chimériques », que son arrestation
laisse elle-même, la maîtresse chez laquelle il travaille et tous les voi-
sins dans la désolation et l'épouvante et elle proclame qu'ils deman-
dent tous ensemble sa libération, en tant que réparation et acte de
justice. Au bas du placet on retrouve quinze signatures du voisinage,
et même celle du curé de Saint-Jacques de la Boucherie, paroisse du
prisonnier36. Pour Simon Fontaine, qui fait présenter un texte sem-
blable, se mobilisent le directeur de la manufacture des Glaces où il
travaille, (qui fera remarquer au lieutenant qu'il a employé sur le
35. Pour l'examen détaillé de ces placets, Piasenza, Polizia e città, cit., p. 226-233.
36. Bibliothèque de l'Arsenal, Archives de la Bastille, dossier Robert Dubois, 20 avril 1724,
Ms 10255.
Opinion publique, identité des institutions, « absolutisme » 133
42. Plusieurs arrêts sur les résistances opposées par les officiers chargés de la capture des men-
diants aux ordonnances sévères de l'époque et sur les rébellions populaires à ce même sujet se trou-
vent dans les volumes 6 et 7 du fonds Lamoignon aux A.P.P. Pour le détail voir Piasenza, Polizic
e città, p. 262-266 et 318-319.
Opinion publique, identité des institutions, « absolutisme » 135
43. On trouve des remarques très intéressantesà propos de la ritualisation du récit de la violence
dans N. Zemon Davis, Pour
sauver sa vie. Les récits de pardon au XVI' siècle, Paris, 1988.
44. Sur les résistances à l'arrestation des mendiants voir A. Farge, « Le mendiant, un marginal ? »
m Les marginaux et les exclus dans l'histoire, Paris, 1979, p. 312-329. A propos de la législation sur les
colonies et la révolte de 1720, Piasenza, Polizia città, cit.,
e p. 303-307.
136 Paolo Piasenza
45. Sur le début historiographique de cette interprétation politique de la révolte, voir surtout
le travail pionnier de B. Porchnev, Les soulèvements populaires en France de 1623 à 1648, Paris
1963, celui de Y.-M. Bercé, Histoire des Croquants. Etude des soulèvements populaires au XVIIe siècle
dans le sud-ouest de la France, Paris-Genève, 1974, les interprétations suggérées par différents travaux
de G. Rude, de R. Mousnier, de E. J. Hobsbawm et, moins directement, de M. Foucault.
Sans oublier l'importance de l'oeuvre de E. P. Thompson, particulièrement de son article essen-
tiel « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century », in Past and Pri-
sent, 50 (1971), p. 76-136.
Opinion publique, identité des institutions, « absolutisme » 137
46. Arrêt du Parlement du 30 avril ; ordonnancedu roi du 3 mai et arrêt du Conseil du 9 mai 1720.
47. A propos de l'« écologie du tumulte » on lira l'article de R. Descimon, « Les barricades
de la Fronde parisienne, une lecture sociologique
», va. Annales, 2, 1990, p. 397-422 qui traite aussi
du conseiller Pierre Broussel et de la signification de sa popularité pour comprendre le rôle joué par
leParlement dans les images traditionnelles de légitimité. Sur Broussel et les remarques à son sujet
de la part du cardinal de Retz, voir aussi Piasenza, Parlamento e polizia, cit., p. 1026.
48. Au sujet de la révolte, voir Farge et Revel, cit. ; C. Romou, « L'affaire des "enlèvements
d'enfants" dans les archives du Châtelet (1749-1750) », in Revue historique, 547, 1983, p. 55-95 ; Pia-
senza, Polizia e città, cit., p. 7-41 et 337-352.
49. A. de Toqueville, L'ancien régime et la révolution, Paris, 4e éd., 1858, livre III, chapitre VI,
« De quelques pratiques à l'aide desquelles le gouvernement acheva l'éducation révolutionnairedu peuple ».
38 Paolo Piasenza
. — Conclusion
Les arguments développés jusqu'ici ont apporté, peut-être, quel-
les éléments en faveur de mon opinion : c'est-à-dire que non seule-
ment le Parlement et tout son monde (lieutenants du Châtelet, com-
missaires, assemblées, etc.) ont effectivement été à l'origine d'une trans-
ormation et d'une ébauche de professionnalisation très particulière
le la police parisienne au début du XVIIe siècle, mais aussi que toute
'organisation qui va se substituer à elle après l'institution de la lieu-
enance serait incompréhensible si on ne considérait pas l'influence
[ue la tradition précédente a su garder dans l'esprit des Parisiens bien
près son effacement juridique. Le fait que la nouvelle police à la d'Argen-
on se soit formée en adoptant le style désinvolte qu'on a illustré n'a
tas été déterminé uniquement par l'opposition aux pratiques ancien-
es, loin de là. D'autres éléments ont compté : la volonté de centrali-
ation, avant tout, l'attitude du gouvernement face au Parlement, une
lissolution certaine, bien que difficilement saississable, des liens ver-
icaux de la société parisienne, la tendance même des organisations
ureaucratiques à croître sur elles-mêmes.
Mais l'opposition des langages professionnels, ou, si l'on veut, de
'identité institutionnelle des parties en cause a certainement contri-
ué à la rigidité des conflits et à l'élaboration d'un savoir policier
usqu'alors inexistant et marqué par la personnalisation très forte des
barges de police. Et non seulement ces deux images de l'administra-
ion, qui ont longtemps cohabité dans la ville, ont participé à la for-
nation du paysage social urbain, mais elles ont profondément influence
Opinion publique, identité des institutions, « absolutisme » 139
50. Une exception remarquable à cette attitude est représentée par l'ouvrage de M. Fogel, Lis
cérémonies, cit.
Opinion publique, identité des institutions, « absolutisme » 141
51. Je fais allusion ici au livre de R. Chartier, Les origines culturelles de la Révolutionfrançaise, Paris,
1990 et K.M. Baker, « Politique et opinionpublique sous l'Ancien Régime », in Annales, 1987, p. 41-71.
La citation se trouve à la p. 42.
52. G. Schmoller, Grundriss der Volkswirtschaftslehre, Berlin, 7-10 éd., 1908, I, p. 14.
142 Paolo Piasenza
2. Ph. Vigier Les troubles forestiers du premier XIX siècle français », Revueforestièrefrançaise,
«
1980, p. 128-135.
146 Nadine Vivier
3. Ainsi, par exemple, une loi abolit la vaine pâture, en juillet 1889. Devant la réaction géné-
rale, elle est modifiée le 22 juin 1890. Chaque communauté peut alors décider du maintien de la
vaine pâture sur son territoire et ce régime subsiste jusqu'à nos jours.
4. N. Vivier, Le Briançonnais rural aux XVIIIe et XIXe siècles, L'Harmattan 1992.
Les biens communaux aux XVIIIe et XIXe siècles 147
5. Ph. Vigier, La oie quotidienneen province et à Paris pendant lesjournées de 1848, Hachette 1982, p. 218-227.
6. E. Mannhardt et M. Parnaud, La vie rurale dans le canton de Lury-sur-Amon de 1830 à 1914,
mémoire de maîtrise, Paris X, 1976 (dir. Ph. Vigier).
7. Archives départementales de la Somme, Oa Favières, 1 Z 559 et M 91640.
148 Nadine Vivier
8. Sont distingués les biens patrimoniaux dont le revenu est réservé à l'ensemble de la collecti-
vité et versé directement à la caisse municipale et les biens communaux dont les habitants ont la
jouissance directe.
9. AN (Archives Nationales) F10 330.
Les biens communaux aux XVIIIe et XIXe siècles 149
10. Même les partitions ne résolvent pas forcément les litiges car elles doivent être effectuées
proportionnellement au nombre de feux.
11. Sur ce sujet, voir L. Aucoc, Des sections de commune, Paris 1858.
150 Nadine Vivier
13. Conseil d'Etat, 21 février 1838. Cité par J. Bourjol, Les biens communaux, LGDJ, Paris 1989,
P- 116-117.
152 Nadine Vivier
glanage, grappillage sur les terres privées, coupes de bois dans les
forêts communales), d'autres droits par contre peuvent se confondre
dans les esprits. C'est le cas en particulier des droits de dépaissance :
vaine pâture sur les terres appropriées, vive pâture sur les commu-
naux, parcours qui existe parfois sur le finage d'une commune voi-
sine. Le paysan a encore plus de mal à distinguer entre les bois com-
munaux dont les Eaux et Forêts réglementent les usages (coupes, dépais-
sance, ramassage), les bois de l'Etat gérés aussi par les Eaux et Forêts
et quelques bois privés, car dans ces deux derniers, il arrive qu'il y
ait des droits d'usage (pâturage, ramassage du bois mort, des feuilles,
glands...).
Englobant tout ceci dans la même notion, celle des droits collectifs
auxquels ils sont très attachés, les usagers réagissent très violemment
dès qu'une partie quelconque de ces droits semble attaquée. Ainsi,
lors de l'enquête sur la vaine pâture (1835), ou a fortiori lorsqu'un
projet de loi vise à la restreindre, les paysans croient leur jouissance
sur les propriétés collectives menacées.
Pourquoi, dans un tel contexte, étudier seulement les communaux,
en les dissociant des autres droits collectifs ? Le sujet deviendrait con-
sidérable, mais ce n'est pas la raison essentielle car tous ces droits
sont si imbriqués dans l'esprit des contemporains que l'historien est
fatalement obligé de se préoccuper de l'ensemble. Ce sont les admi-
nistrateurs des XVIIIe et XIXe siècles qui les ont dissociés. Devant
l'ampleur de la question à résoudre, les législateurs ont réfléchi sépa-
rément aux bois, aux terres communales et aux droits d'usage sur
les propriétés privées. Mais les débats parlementaires sur l'une de ces
questions dérapent régulièrement vers les autres aspects.
La définition, apparemment simple, du Code Civil, recouvre une
réalité fort complexe et des ambiguïtés subsistent sur la définition juridique
du terme « communaux ». Les difficultés existent tout autant lorsqu'on
veut définir « physiquement » ces terres collectives — dans leur éten-
due et leur nature —, et elles atteignent leur paroxysme lorsqu'on
s'interroge sur l'éthique de leur utilisation.
26. AN série D XIV, comité des droits féodaux et F 10 330. Voir aussi Gerbaux et Schmidt,
Procès -verbaux Paris 1906.
des comités d'agriculture de la Constituante, de la Législative et de la Convention,
27. AN C 2026 à 2225 pour 1814-1848, C2227 à 2430 pour la Seconde République.
28. AN H 1495, 21. Mémoire adressé
au ministre de l'agriculture vers 1770, non signé.
156 Nadine Vivier
que, laisse bien des incertitudes, alors qu'on pouvait espérer ici une
certaine neutralité. Qu'en sera-t-il alors des opinions concernant l'uti-
lisation de ces biens, réactions passionnées car elles touchent aux principes
moraux, à la conception qu'ont les auteurs de l'organisation de la société.
3. L'éthique de la question des communaux
Ces biens appartenant à la communauté, sont-ils censés profiter
à tous ses membres ? D'après les conceptions sur la communauté d'Ancien
Régime, la jouissance est accordée proportionnellement à la terre cul-
tivée, possédée ou affermée. Les pauvres sans terre (brassiers, journa-
liers) sont presque toujours exclus. Lorsqu'au XVIIIe siècle se pose
la question de la mise en valeur des terres, les philosophes pensent
que le progrès passe par une appropriation individuelle des terres,
mais les opinions divergent sur les méthodes à employer. Les Physio-
crates sont favorables au démantèlement des communaux au profit
des grands propriétaires. Par contre, les agronomes influents au gou-
vernement (le comte d'Essuiles) pensent que les communaux doivent
jouer un rôle social, aider les pauvres. Ils veulent donc leur en laisser
la jouissance et proposent un partage égal entre tous les feux, défen-
dant ainsi la propriété paysanne. (Ils ont toutefois préservé aussi les
prérogatives du seigneur qui a droit au triage). Cette idée est officiel-
lement adoptée par la monarchie et ne sera plus remise en cause. Tou-
tefois, les réticences des propriétaires font suspendre les partages.
Au cours du XIXe siècle, il est admis, officiellement ou implicitement,
que ces terres doivent bénéficier aux pauvres. Même si bon nombre
de propriétaires ne s'en préoccupent pas, aucun n'ose affirmer le con-
traire. Encore faudrait-il pouvoir définir le pauvre. La plupart du temps,
n'ont droit au communal que les détenteurs d'une propriété cadastrée.
Le pauvre est donc le micro-propriétaire (moins de 1 ha) auquel on
accorde la dépaissance gratuite pour 1 ou 2 bêtes. Quant à l'indigent,
n'ayant ni terre, ni bête, il n'est pas sûr qu'il fasse partie de ceux
dont on se préoccupe.
Les débats politiques du XIXe siècle sur la question des commu-
naux30, portent sur le thème : comment mettre ces terres en valeur
tout en en faisant bénéficier les pauvres ? Les appréciations diver-
gent. Est-ce par la jouissance commune ? L'idée la plus répandue affirme
que le pauvre peut ainsi nourrir une ou deux bêtes, enrichir son ali-
mentation et obtenir un petit revenu supplémentaire. Mais on peut
facilement montrer que les plus pauvres sont généralement exclus de
la jouissance, et que, finalement, ce sont les plus riches qui retirent
le plus de profit du pâturage communal car ils possèdent le bétail.
30. Voir AN C 913 et 1065 et la publication des débats à la Chambre dans le Moniteur Universil.
Les biens communaux aux XVIIIe et XIXe siècles 159
Est-ce par le partage égal entre les feux ? Méthode critiquée car jugée
dangereuse pour les terrains difficiles, humides ou en pente. Dans
les plaines, les communaux exigus donneraient à chacun un minus-
cule lopin ; ce jardinage intensif a ses adeptes et ses détracteurs31. Est-
ce enfin par l'amodiation ? La concession d'un bail pour la mise en
culture rapporte à la caisse municipale qui peut utiliser ces fonds au
bénéfice de tous. Inversement, les critiques dénoncent le fait que ces
adjudications risquent de se faire au profit des riches. Toutes ces façons
d'envisager la question recèlent une part de vérité, une part d'erreur.
Aucune ne peut être objective, et ceci à cause de l'infinie diversité
régionale. Dans les cantons aux faibles disparités sociales, tous peu-
vent profiter réellement du communal. Par contre, si quelques éle-
veurs dominent, ils accaparent la jouissance. Dès que la solidarité de
la communauté a la moindre faille, une coterie convoite les bénéfices.
Cette diversité a dérouté les législateurs du XIXe siècle, leur inter-
disant de poser le problème en termes clairs et donc de le résoudre
par une loi qui convienne à tous. Ceci déroute tout autant l'historien
et lui interdit d'extrapoler pour aboutir à une généralisation simple.
Aussi, ce dernier doit-il s'appuyer le plus possible sur les études
locales32 afin d'établir une typologie, dans l'esprit de celle proposée
par
les sociologues, autour de Henri Mendras et par l'historien Pierre
Barrai33. Celui-ci a caractérisé les types de sociétés rurales en privi-
légiant trois critères : ceux des rapports de classe (démocraties rurales
ou hiérarchies), des systèmes de relations et des oppositions idéologiques.
Cette démarche qui a prouvé sa valeur, peut être reprise en faisant
intervenir des critères supplémentaires. Il faut insister sur l'état des
rapports de classe, en les affinant selon la structure de la propriété fon-
cière et celle des exploitations agricoles, car ceci influence l'attitude
à l'égard des communaux insister aussi
; sur la force des contraintes
collectives, ce qui conduit à s'interroger sur leurs racines. Il faut, en
outre, tenir compte d'autres paramètres qui caractérisent la vie économi-
que, en particulier les types de production agricole (cultures commer-
ciales qui incitent à l'individualisme, élevage qui
encourage au pâturage
commun). La présence d'une main-d'oeuvre non agricole est un
31. Cf. les journaux des comices agricoles et les journaux agricoles, tel le Journal d'agriculturepratique.
32. Il existe de nombreuses études locales faites
au siècle dernier par les juristes, celles des éru-
dits au sein des sociétés
savantes départementales, publiées sous forme d'articles, de 1850 à nos jours,
enfin celles des historiens thèses d'histoire régionale, mémoires de maîtrise recensés dans Univer-
: :
sité de Paris X, Liste des mémoires de Maîtrise soutenus
en histoire contemporaine, 1980 et Idem, 2e liste,
1983. Institut d'histoire de la Révolution Française, Répertoire des
travaux universitaires inédits sur la période
révolutionnaire,
Paris 1990.
33. Voir H. Mendras, Sociologie de la campagne française, 1959. H. Mendras, M.-L. Marduel,
M. Robert, Les sociétés ruralesfrançaises, éléments de bibliographie, CNRS 1979. P. Barrai, Les agrariens
fiançais de Méline à Pisani,
FNSP 1968.
160 Nadine Vivier
Nadine VIVIER.
Maître de conférences à l'Université Paris-Nord.
Les « lumières » et les peuples.
Conclusions d'un séminaire
Au début de l'Essai sur les moeurs Voltaire écrit cette phrase remar-
quable : « Ce qui est plus intéressant pour nous, c'est la différence
sensible des espèces d'hommes qui peuplent les quatre parties con-
nues de notre monde »*. Ainsi sommes-nous avertis : l'auteur trai-
tera des peuples, il traitera des nations — Essai sur les moeurs et l'esprit
es nations, n'est-ce pas le titre de son ouvrage ? — mais il les traitera
comme des espèces différentes. La lecture de cet avertissement fut à
l'origine de notre recherche. Elle inspira le sujet « Les "lumières"
et les peuples », qui fut celui de notre séminaire pendant l'année
écoulée2.
Sujet en partie nouveau. L'anthropologie des lumières, leur anti-
sémitisme et leur ethno-différentialisnie avaient déjà fait l'objet de certaines
études publiées il y a une vingtaine d'années par des auteurs tels que
Michèle Duchet3, Georges Gusdorf3*", Léon Poliakov4 et Carminella
Biondi5. Les questions examinées dans leurs travaux avaient un rapport
1. Essai sur les moeurs et l'esprit des nations et sur les principaux faits de l'histoire depuis Charlemagne
jusqu'à Louis XIII, éd. Garnier, 2 vol., 1963, intr. de René Pomeau, t. I, p. 6.
2. A l'université de Lille III, pendant l'année universitaire 1992-1993. Ont suivi ce séminaire
et participé à cette recherche les étudiants de maîtrise et de doctorat dont voici les noms : Olivier
Boniface, Marie-Ange Caffier, Laure Christophe, Anne Debast, Florence Delnieppe, Anne-Sophie
Druant, Jean-Paul Dhénin, Virginie Duprot, Dong-Jun Jeong, Bernard Lefort, Isabelle Nadolny et
Macartan Humphreys.
3. Michèle Duchet, L'anthropologie au Siècle des Lumières, Paris, 1971.
3**. L'ouvrage de cet auteur, intitulé Dieu, la nature et l'homme au siècle des lumières (Paris, 1972)
consacre un chapitre à l'anthropologie.
4. Léon Poliakov, Le développement de l'antisémitisme en Europe aux temps modernes (1700-1850), thèse
de doctorat es lettres (Paris, 1968).
5. Carminella Biondi, « Monfrère, tu es mon esclave ! » Teorie schiaviste e dibatti ti antropologico-razziali
ml settecento francese, Prefazione di Corrado Rosso, Pise, 1973, 288 p.
avec la nôtre, mais elles n'étaient pas tout à fait les mêmes. Pour
nous il s'agissait surtout de savoir comment les philosophes des « lumiè-
res » voyaient les peuples, ou si l'on préfère, les différents groupes
dispersés sur la surface de la terre.
Les philosophes, mais quels philosophes ? Le temps normal d'une
enquête en séminaire, celui d'une année universitaire, ne nous per-
mettait d'étudier qu'un petit nombre d'ouvrages. Nous préférâmes
les choisir dans le demi-siècle 1749-1789, celui de l'essor des « lumiè-
res ». Les titres retenus furent les suivants (dans l'ordre chronologi-
que de leur publication) : Buffon, De l'homme (1749)6, Poulain de Saint-
foix, Essais historiques'sur Paris (1754-1757)7, Voltaire, Essai sur les moeurs
(1756)8, Dictionnaire philosophique (1764)9, Correspondance10, et notes diver-
ses recueillies dans le Notebooks 10 ", l'article « Nègre » de l'Encyclopé-
die par Formey11, Bougainville, Voyage autour du monde (1771) 12, Diderot,
Supplément au voyage de Bougainville (rédigé en 1773, publié en 1796) 13,
Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce
des Européens dans les deux Indes (1774)14, Delisle de Sales, De la philo-
sophie de la nature (1777) 15, Abbé Grégoire, Essai sur la régénération...
des juifs (1788)16.
Ayant passé au crible ces différents ouvrages, nous avons observé
qu'ils divisaient tous l'espèce humaine en « variétés » appelées aussi
Donc pour nos auteurs le genre humain est une « espèce », elle
même divisée en « variétés ». Delisle de Sales parle de « l'espèce
humaine » et Voltaire écrit : « On peut réduire sous une seule espèce
tous les hommes » 17. Un tel emploi du mot « espèce » est nouveau.
Dans la langue du XVIIe siècle « espèce » était un mot réservé à la
médecine et à ma pharmacie. Au XVIIIe siècle il entre dans le voca-
bulaire de la biologie. Appeler l'humanité, P« espèce humaine », c'est
tendre à ne voir en elle qu'une catégorie biologique.
Quant aux « variétés » de l'espèce, on peut les appeler aussi « espèces »
ou « races ». Voltaire emploie indifféremment ces deux derniers mots.
« Espèce » dans le texte suivant :
« On peut réduire sous une seule espèce tous les hommes, parce
qu'ils ont tous les mêmes organes de la vie, des sens et du mouve-
ment. Mais cette espèce parut évidemment divisée en plusieurs autres
dans le physique et le « moral » 18 ;
— et « race » dans ceux-ci :
« La race des nègres est une espèce d'hommes différente de la
nôtre » 19 et « Il n'est permis qu'à un aveugle de douter que les blancs,
les nègres, les albinos, les Hottentots, les Lapons, les Chinois, les Amé-
riques ne soient des races entièrement différentes » 20.
Buffon préfère le mot « variété ». Il développe cette idée qu'avec
le temps les « variétés individuelles » de l'humanité sont ensuite deve-
nues « variétés de l'espèce humaine » et « qu'elles se sont perpé-
tuées »21. Mais pour lui aussi « variété de l'espèce » et « race » sont
synonymes. Par exemple dans la phrase suivante : « Ces Nègres blancs
sont des Nègres dégénérés de leur race. Ce ne sont pas une espèce
d'hommes particulière et constante » 22.
« Leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs oreilles différemment figu-
rées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence met-
tent entre eux et les autres espèces d'hommes des différences
prodigieuses »27,
et celle des paysans français :
« Des rustres
vivant dans des cabanes avec leurs femelles et quel-
ques animaux... parlant un jargon qu'on n'entend pas dans les vil-
les ; ayant peu d'idées et par conséquent peu d'expressions... ; se ras-
semblant certains jours dans une espèce de grange pour célébrer des
cérémonies où ils ne comprennent rien... Il faut convenir surtout que
les peuples du Canada et les Cafres qu'il nous a plus appeler sauva-
ges, sont infiniment supérieurs aux nôtres » 28,
et celle des juifs :
«... vous ne trouverez en eux qu'un peuple ignorant et barbare,
qui joint depuis longtemps la plus sordide avarice à la plus détestable
supersition et à la plus invincible haine pour les peuples qui les tolè-
rent et qui les enrichissent »29.
Buffon a plus d'indulgence, et même son humanité comporte quelques
belles variétés, par exemple celle des « habitants des provinces septen-
trionales du Mogol et de la Perse, les Arméniens, les Turcs, les Géor-
giens, les Mingréliens, les Circassiens, les Grecs et les peuples de l'Europe
qui sont les hommes les plus beaux, les plus blancs et les mieux faits
de toute la terre »30. Mais dans les autres parties du monde habité,
si l'on met à part la Chine et le Japon, où vivent des hommes sinon
beaux, du moins dotés d'une certaine intelligence, la mauvaise espèce
prédomine, et presque toutes les races présentent des disgrâces physi-
ques ou des tares morales. Voici par exemple les Tartares : ils ont
le « nez court et gros, les yeux petits... les cuisses grosses et les jambes
courtes » enfin tout le contraire de ce qu'il faudrait avoir. Variété
laide, mais les « Calmouques » sont les plus laids : « Les plus laids
de tous sont les Calmouques, dont l'aspect a quelque chose d'effroya-
ble »31. Certains hindous aussi sont laids : Les bourgeois de Cali-
«
cut ou Moncois semblent être d'une autre race que les nobles ou « naï-
res » : car ils sont hommes et femmes plus laids, plus jaunes, plus
mal faits et de petite taille »32. Chez d'autres variétés la laideur est
surtout morale. Ainsi les indigènes du Timor sont « paresseux au
57. D'Holbach écrit : «Jouis, voilà ce que la nature t'ordonne, consens que d'autres jouissent,
voilà ce que te prescrit l'équité, mets les à portée de jouir, voilà le conseil que te donne l'humanité
sacrée... » (Système de la nature (1770), rééd., 2 vol., Paris, Fayard, 1990, t. 1, p. 107).
170 Jean de Viguerie
* *
61ter Buffon écrit : « L'on n'a trouvé des animaux domestiques que chez les peuples déjà civili-
.
ses ; cela ne prouve-t-il pas que l'homme dans l'état de sauvage n'est qu'une espèce d'animal incapa-
ble de commander
aux autres , » (Quadrupèdes, t. III, p. 175).
62. « Rerum creatrix natura ».
63. Essai sur les moeurs, éd. Garnier Pomeau, t. II, p. 140.
64. Ibid.
65. Dictionnaire philosophique, article Adam.
66. Essai sur les moeurs, éd. 1878, p. 9.
172 Jean de Viguerie
tard, une chenille enfermée dans sa fève, qui ne sera papillon que
dans quelques siècles. Il aura peut-être un jour des Newton et des
Locke et alors il aura rempli toute l'étendue de la carrière humaine,
supposé que les organes du Brésilien soient assez forts et assez souples
pour arriver à ce terme ; car tout dépend des organes » 72. Texte très éclai-
rant, non seulement pour la philosophie de l'histoire de Voltaire, mais
aussi pour ses théories au sujet de l'instruction du peuple. On sait
qu'il était hostile à une telle instruction, mais on voit bien ici l'une
des raisons profondes de cette hostilité, et sans doute la principale.
Certes Voltaire méprise le peuple (« il est à propos que le peuple
...
soit guidé, et non pas qu'il soit instruit, il n'est pas digne de l'être »73),
mais surtout il ne croit pas que l'éducation puisse faire évoluer un
peuple, tout, selon lui, dépendant « des organes ». Que sert d'ins-
truire le peuple, si ses organes ne lui en donnent pas la « capacité » ?
Un passage de la correspondance est révélateur : « Je doute, écrit Voltaire
à propos du peuple, que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ou
la capacité de s'instruire » 74. La condamnation de l'instruction popu-
laire est donc pour une bonne part une condamnation raisonnée, une
condamnation fondée sur une certaine idée de l'homme et des peuples.
L'explication voltairienne se présente en définitive comme un système
complexe. Tentons de la résumer. S'il y a des variétés, c'est parce
que la Nature les produit. Y a-t-il des espèces intermédiaires entre
le singe et l'homme ? Voltaire le croit encore au moment où il écrit
l'Essai. Il ne le croit plus quand il compose le Dictionnairephilosophique.
Enfin il admet la possibilité d'un perfectionnement des espèces en fonction
de leur constitution physique.
Le système de Buffon est plus simple et très différent. Buffon pense
qu'il n'y avait au début qu'une seule espèce divisée ensuite en plu-
sieurs espèces différentes à cause des influences conjuguées du milieu
physique, de la manière de vivre et de se nourrir. En somme il y
a des différences, mais elles ne sont pas comme chez Voltaire des dif-
férences essentielles. C'est le passage souvent cité :
« Tout concourt donc à prouver que le genre humain n'est pas
composé d'espèces essentiellement différentes, qu'au contraire il n'y
a eu originairement qu'une seule espèce d'hommes qui, s'étaient mul-
tipliée et répandue sur toute la surface de la terre, a subi différents
changements par l'influence du climat, par la différence de la nourri-
ture, par celle de la manière de vivre... que d'abord ces altérations
Parce que leur nourriture est mauvaise, parce que leur genre de vie
est trop rude :
« Des nourritures grossières, malsaines ou mal
préparées, peuvent
faire dégénérer l'espèce humaine ; tous les peuples qui vivent miséra-
blement sont laids et mal faits ; chez nous mêmes les gens de la cam-
pagne sont plus laids que ceux de la ville »80.
Le milieu naturel est aussi à considérer :
« L'air et la terre influent beaucoup sur la
forme des animaux,
des plantes »81. L'altitude est aussi très importante : si les paysans
du « plat pays » sont stupides, ceux des hauteurs sont intelligents. Le
système buffonien est plein d'ingéniosité.
Celui de Delisle de Sales ne présente pas moins d'intérêt. C'est
une combinaison assez originale des trois thèses du monogénisme, de
la chaîne des êtres et de la dégénérescence des espèces.
Du monogénisme : à la différence de Voltaire qui est polygéniste,
Delisle de Sales attribue un seul et même père à toutes les variétés
de l'espèce humaine. Comment est-ce possible ? C'est possible, répond
Delisle de Sales, c'est possible et vraisemblable si l'on suppose que
dans les « réservoirs générateurs » du premier homme « étaient enfer-
més le ver père de tous les nègres qui habitent la zone torride, ainsi
que le ver, source de tous les nains qui naissent en Laponie, et le
ver, tige de tous les géants qu'on a trouvés sur la terre des Pata-
gons »82. Cette solution du « ver » spécialisé n'est pas propre à Delisle
de Sales. Formey y recourt lui aussi dans son article Nègres83.
La thèse de la « chaîne des êtres » ne lui est pas propre non plus.
Nous l'avons déjà rencontrée chez Voltaire et nous savons que d'autres
auteurs la soutiennent. Mais elle est présentée ici de manière explicite
et claire. En résumé pour cet auteur les différentes variétés de l'espèce
humaine sont comme les anneaux d'une chaîne et correspondent à
des degrés de qualité. Aux degrés inférieurs on trouve en descendant,
d'abord le Nègre, puis l'Albinos, puis l'orang-outang, qualifié par
Delisle de Sales de « bipède anthropomorphe »84 auquel il semble attri-
buer la fonction de chaînon intermédiaire entre l'humanité et l'ani-
malité, voyant en lui « le premier des singes et le dernier des hom-
mes »85. Plus homme que singe toutefois, mais homme dégénéré.
80. P. 319-320.
81. Ibid..
82. Delisle de Sales, De la philosophie..., t. IV, ch. IV, article Ier, p. 176.
83. « Si l'on admettait le système des vers... le ver père des nègres, contenait de vers en vers
tous les habitants d'Ethiopie, le ver Darien, le ver Hotentot et le ver Patagon avec tous leurs descen-
dants, étaient déjà transformés et devaient peupler un jour les parties de la terre où l'on trouve ces
peuples » (article Nègres, cité, p. 835.
85. Ibid..
176 Jean de Viguerie
86. Par exemple Diderot qui s'attendrit sur l'orang-outang du Jardin du Roi, lui trouvant
« l'air d'un Saint Jean qui prêche dans le désert » (Le rêve de d'Alembert, édition Vernière, Paris,
1951, p. 165) ou Charles Bonnet qui lui reconnaît des talents (Contemplation de la nature, XII, 47).
86 bis De la philosophie de la nature..., t. V, p. 263.
.
87. Ibid., t. IV, p. 170.
88. Ibid..
89. Ibid..
90. Histoire philosophique, t. 4, p. 119.
91. Ibid..
92. Ibid., t. 4, p. 119.
Les « lumières » et les peuples 177
93. Il faut peut-être voir ici l'influence du déterminisme astrologique de Boulainvilliers : «Je
nie borne à montrer, écrivait cet auteur, que le caractère propre de chaque nation est déterminé
par des causes astrologiques » (cité par D. Venturino, Le ragioni délia tradizione, Nobiltà e mondo modemo
in Boulainvilliers (1658-1722), Turin, 1993, p. 68).
94. Voltaire's notebooks,op. cit., II, p. 375.
95. Ibid..
96. Il avait jusqu'alors appartenu exclusivement au vocabulaire des spécialistes soit de religion,
soit de biologie. L'ouvrage de Mme Mona Ozouf, L'homme régénéré (Paris, 1989) traite du concept
révolutionnaire de régénération, mais comme s'il s'agissait d'une pure création révolutionnaire et
sans établir aucun lien avec la pensée des « lumières ».
97. Essai sur la régénération... des Juifs, op. cit., p. 100.
98. Ibid..
178 Jean de Viguerie
qui pour cela est leur père commun » 105. Il avait écrit aussi à propos
des hommes : « Nul homme n'est étranger à un autre homme » et
à propos des peuples : « Il ne faut... pas penser que les bornes qui
séparent les terres des particuliers et les Etats soient faites pour mettre
la division dans le genre humain... Dieu défend ces aversions qu'ont
les peuples les uns pour les autres » 106. Une telle doctrine est totale-
ment étrangère à nos auteurs : ils soulignent toujours ce qui sépare
et divise et ne voient jamais rien qui rapproche. S'il y a quelque res-
semblance entre les peuples, elle est dans leur méchanceté : « Tout
diffère, écrit Voltaire, entre les Orientaux et nous... La plus grande
ressemblance que nous ayons avec eux est cet esprit de guerre, de
meurtre et de destruction qui a toujours dépeuplé la terre » 107. Com-
ment concevoir une société des peuples, si la seule communauté entre
eux est celle du crime ?
D'ailleurs les peuples sont des races, des variétés différentes. Ce
ne sont pas les mêmes hommes. Le lien d'humanité est ténu. Et la
communication sans objet ni fondement. C'est pourquoi chaque peu-
ple doit rester chez soi et n'a rien à faire chez les autres. Voltaire,
Raynal, Diderot et Delisle de Sales jugent néfastes ou inutiles les entre-
prises européennes d'expansion, de conquête et de colonisation. « Ambi-
tion funeste » dit Voltaire à propos de la colonisation européenne :
« Une ambition qui semblait plus utile au monde, mais qui ensuite
ne fut pas moins funeste, excita enfin l'industrie humaine à chercher
de nouvelles terres et de nouvelles mers » 108. Raynal limite le droit
de coloniser aux terres désertes ou à demi occupées. Il invective les
« Barbares européens » : « Barbares européens, l'éclat de vos entre-
prises en m'en a point imposé. Leur succès ne m'en a point dérobé
l'injustice. Je me suis souvent embarqué par la pensée sur ces vais-
seaux de ces contrées lointaines ; mais descendu à terre avec vous
et témoin de vos forfaits, je me suis séparé de vous » 109. Convertir
les Sauvages à la religion du Christ ? Aucun de nos auteurs n'en reconnaît
la nécessité. Bien au contraire : pour eux les missions ne sont que
des prétextes hypocrites à l'asservissement des peuples : « Les Euro-
péens, écrit Voltaire, n'ont fait prêcher leur religion depuis le Chili
jusqu'au Japon que pour faire servir les hommes, comme des bêtes
de somme à leur insatiable avarice » 110. Quant à civiliser les sauvages,
105. Bossuet, OEuvres choisies... par J. Calvet, Livre Premier, Article premier, p. 332.
106. Ibid., p. 342. Notons cependant que Bossuet fait une exception pour les peuples qu'il juge
«maudits et abominables », mais il ne dit pas quels sont ces peuples : « Il n'y a que certains peuples
maudits et abominables avec qui toute société est interdite à cause de leur effroyable corruption... ».
107. Essai sur les moeurs, éd. Garnier Pomeau, t. II, p. 808.
108. Ibid.,.Ed. Soc, p. 233.
109. Histoire philosophique, Ed. Soc, p. 49.
110. De la philosophie de la nature, t. VI, p. 139.
180 Jean de Viguerie
voilà bien une idée saugrenue. A quoi bon, dit Voltaire, puisque « tout
dépend des organes »? A quoi bon, demande Delisle de Sales, ces
peuples ne sont-ils pas irrécupérables ? : « Partout où les puissances
sont tolérantes, les arts se perfectionnent, les lumières s'augmentent
et les hommes sont heureux ; il ne tiendrait même qu'aux peuples
tolérans de subjuguer les peuples fanatiques qui les environnent, si
les peuples fanatiques valaient la peine d'être subjugués » 111. Surtout
pas, s'écrient Diderot et Raynal. Ce que vous appelez civilisation,
n'est que corruption. Voulez-vous corrompre ces peuples encore inno-
cents ? Selon Diderot « les hommes sont d'autant plus malheureux
qu'ils sont plus civilisés » 112. « Les Caraïbes, observe Raynal,...
n'avaient pas le coeur gâté par les mauvaises institutions qui nous cor-
rompent, ne connaissant ni les infidélités, ni les trahisons, ni les par-
jures... si communs chez les peuples policés » 113. Dès qu'on l'oppose
au colonisateur, mais seulement dans ce cas, le sauvage devient bon.
Si l'on ne peut ni coloniser, ni conquérir, ni christianiser, ni civi-
liser ces peuples lointains, et si ces peuples eux-mêmes n'ont de leur
côté rien à donner de leur culture et de leur religion, nos auteurs n'envi-
sageant même pas qu'ils puissent apporter aux Européens quoique
ce soit de ce genre 114, le seul échange possible est celui du commerce.
Possible et nécessaire afin de satisfaire au meilleur prix les besoins
matériels des Européens. « Ce commerce, écrit Voltaire... n'est sans
doute pas un bien, mais les hommes s'étant fait des nécessités nouvel-
les, il empêche que la France n'achète durement de l'étranger un superflu
devenu nécessaire » 115. La satisfaction des besoins matériels est le seul
fondement des relations entre les peuples. « Ces nations, écrit Vol-
taire, n'avaient nul besoin de nous et... nous avions besoin d'elles »116.
Communication purement alimentaire : il ne s'agit pas d'amitié entre
les peuples. Raynal voit bien dans la relation commerciale une occa-
sion de rapprochement, mais ce rapprochement ne ressemble en rien
à celui de l'amitié, c'est celui de l'offre et de la demande. Evoquant
les bienfaits d'une éventuelle colonisation de l'Afrique du Nord, il
écrit : « Les peuples deviennent par degrés aussi étrangers les uns aux
autres qu'ils l'étaient dans les temps barbares. Le vide que forme néces-
sairement ce défaut de communication serait rempli si l'on réduisait
l'Afrique à avoir des besoins et des ressources pour les satisfaire. Le
commerce verrait alors une nouvelle carrière ouverte à son ambi-
tion » 117. Dans la première moitié du siècle on avait déjà cette vision
commerciale des relations internationales, mais le commerce était souvent
présenté comme un moyen d'instaurer la société des peuples. Voici
par exemple ce qu'écrivait dans sa Nouvelle Relation de la France équi-
noxiale, au sujet du commerce de la Guyane, le médecin et explora-
teur Pierre Barrère : «... il n'était pas possible de mieux faire que
d'enrichir ces pays nouvellement établis, en y introduisant le com-
merce. C'est ainsi par cette voye que, de pays déserts inhabités, nous
avons formé les liens de cette société, qui est aujourd'hui entre
nous et tant de peuples sauvages » 118. Cette idée du commerce fédé-
rateur des peuples, ne disparaît pas complètement après 1750, mais
on ne la trouve plus que chez des auteurs d'inspiration plus ou moins
chrétienne, tels que Mgr de Boisgelin 119. Les autres auteurs ne voient
rien au-delà de la satisfaction des besoins. Car ils font des peuples
ce qu'ils font de l'homme, des êtres de besoin. Ils commercialisent
les peuples.
Vont-ils pour autant justifier la traite des esclaves ?
Dans la première moitié du siècle il n'avait pas manqué de bons
esprits pour le faire. On avait pu lire sous la plume du fameux écono-
miste éclairé Melon, que « l'usage des esclaves dans nos colonies »
n'était « contraire ni à la religion, ni a la morale »120. Ce grand penseur
en proposait même l'extension à la métropole 121. Dans ces années
136. De l'homme, p. 7.
137. Pourtant Madame Duchet écrit que « l'éminente diginité de l'homme est affirmée chez
Buffon » (Introduction de l'ouvrage de Buffon, De l'homme, édition citée, p. 9). Pourtant le texte
de Buffon ne contient rien de semblable. Il n'y est question que des avantages de l'homme sur l'ani-
mal, rien de plus.
138. Essai sur les moeurs, Ed. Soc, p. 237.
139. De l'homme, p. 293.
140. Cité par C. Biondi, op. cit., p. 158.
141. Unanimité philosophique en faveur des Chinois. Raynal n'est pas le moins convaincu :
" La superstition, écrit-il, qui partout ailleurs agite les nations... est sans faveur à la Chine » (Hist.
PM-, t. 1, p. 92).
142. Essais historiques sur Paris, op. cit., t. V, p. 44.
186 Jean de Viguerie
148 bis
...
. un peuple qui trafique de ses enfants est encore plus condamnable que l'acheteur.,
«
celui qui se donne un maître, était né pour en avoir » (Essai sur les moeurs, Ed. Soc, p. 299).
188 Jean de Viguerie
Jean de VIGUERIE.
156. Essai sur l'histoire dans Histoire des oracles. Du bonheur. Essai sur l'histoire. Dialogues des morts,
Bibliothèque 10/18, Paris, 1966, p. 163.
Résultats, débats et nouveaux champs
de travail :
Nouvelles recherches sur l'histoire économique
du XIXe et XXe siècle en Allemagne
1. Le président est Eckart Schremmer, Heidelberg. Le XVe congrès sur « Impôts, redevances
et services du Moyen Age à nos jours » a eu lieu en 1993 à Bamberg. Une vue d'ensemble bien
informée sur l'historiographie économique de l'après-guerre (entre autre sur l'histoire de l'agricul-
ture, des prix et des salaires, des entreprises et sur différents séminaires) est fournie par les articles
publiés dans : Hermann Kellenbenz/Hans Pohl (dir.), Historia socialis et oeconomica. Mélangespour Wolfgang
Zom pour
son 65e anniversaire, Stuttgart, 1987.
2. Herman Aubin/Wolfgang Zorn (dir.), Handbuch der Deutschen Wirtschafts- und Sozialgeschichte,
ï volumes, Stuttgart, 1971, 1976 ; Wolfram Fischer/Hermann Kellenbenz et autres (dir.), Handbuch
for eropaischen Wirtschafts- und Sozialgeschichte, 6 volumes, Stuttgart, 1980-1992 ; Friedrich-Wilhelm
Henning, Wirtschafts- und Sozialgeschichte, tome 1, Dos vorindustrielle Deutschland 800 bis 1800, tome 2,
Oie Induslrialisierung in Deutschland 1800 bis 1914, tome 3, Dos industralisierte Deutschland 1914 bis
1992, Paderborn, 5e édition, 1994, 8e édition, 1993, 8e édition, 1993 ; Friedrich-Wilhelm Henning,
Deutsche Wirtschafts- und Sozialgeschichte im Mittelalter und in der fruhen Neuzeit, Paderborn etc., 1991 ;
will A. Boelcke, Wirtschafts- und Sozialgeschichte. Einfûhrung. Bibliographie, Methoden, Problemfelder,
Darmstadt, 1987 Rolf Walter, Einfûhrung in die Wirtschafts- und Sozialgeschichte, Paderborn, 1994.
;
Reme historique,
CCXC/1
192 Gunther Schulz
3. Rapport de recherche en histoire sociale dans l'après-guerre, chez Gerhard A. Ritter, Die
neuere Sozialgeschichte in der Bundesrepublik Deutschland. Dans : Jurgen Kocka (dir.), Sozialgeschichtetm
intemationalen Ûberblick. Ergebnisse und Tendenzen der Forschung, Darmstadt, 1989,
p. 19-88 ; Jurgen Kocka :
Sozialgeschichte. Begrijf-Entwicklung-Probleme, 2e édition, Gottingen, 1986, p. 132-176.
Nouvelles recherches 193
7. Wolfram Fischer/Franz Irsigler/Karl Heinrich Kaufhold/Hugo Ott (dir.), Quellen und Forschun-
gen... St Katharinen, 1986. Quelques-uns des volumes jusqu'alors parus vont jusqu'à nos jours. Les
sujets jusqu'alors traités sont l'approvisionnement en électricité ou plutôt en énergie, les assurances,
le commerce, la production d'acier et minerais, la structure régionale d'emploi, la mobilité sociale,
les cours des changes et des monnaies, la population, le chemin de fer et la navigation intérieure. Une
vue d'ensemble sur le lieu de découverte, le contenu et les possibilités d'exploitation de sources majeures
ainsi qu'une esquisse de la naissance et les buts du projet dans Wolfram Fischer/Andréas Kunz (dir.),
Grundlagen der Historischen Statistik Opladen, 1991.
von Deutschland. Quellen, Methoden, Forschungsziele.
8. Jûrgen Schneider/Oskar Schwarzer/FriedrichZellfelder/MarkusA. Denzel (dir.) : Wâhrungen der
Web. Tome I (en 3 parties) Europâische und nordamerikanischeDevisenkurse 1777-1914 Tome IV Asiatis-
: ; :
du und australischeDevisenkurse im 19. Jahrhunaert Tome VI : Geld und Wâhrungen in Europa im 18. Jahrhun-
;
dert Stuttgart, 1991, 1992.
196 Gunther Schulz
13. Voir p. ex. Josef Mooser, Kleinstadt und Land im Industrialisierungsproezfs1850 bis 1930. Dos Beis-
piel Ostwestfalen, dans Manfred Hetding et autres (dir.), Was ist Gesellschaftsgeschkhte ? Positionen. Themen.
Analysen. Munich, 1991,
p. 124-134.
14. Réimprimé dans Knut Borchardt, Wachstum, Krisen, Handlungsspielrâume der Wirtschafispolitik.
Studien
zur Wirtschaftsgeschichte des 19. und 20. Jahrhunderts. Gôttingen, 1982, p. 42-59.
15. Wolfram Zorn, Wirtschafilkh-soziale Bewegung und Verflechtung. Ausgewâhtie Aufsâtze. Stuttgart, 1992 ;
Gerhard Adelmann, Vom Gewerbe zur Industrie im kontinentalen Nordwesteuropa. Gesammelte Aufsâtze zur regionalen
Wirtschafts- und Sozialgeschichte. Stuttgart, 1986 Rainer Fremdling/Richard H. Tilly (dir.), Industrialisie-
;
nmg und Raum. Studien zur regionalen Differenzierung im Deutschland des 19. Jahrhunderts. Stuttgart, 1979.
198 Gùnther Schulz
publié deux ans plus tard par Sidney Pollard, traitait de la même théma-
tique dans l'espoir que la plus forte prise en compte des cohérences
régionales améliorerait efficacement la compréhension de rindustrialisation.
Ce volume incluait, à côté de régions allemandes, des régions françaises
(surtout Lyon et la Lorraine), britanniques et étatsuniennes. H fournit des
bases de comparaisons intéressantes16. Hans Pohl publia, en 1986, à la
suite d'un congrès de la Société d'Histoire économique et sociale, un
ouvrage qui exposait les résultats d'une vaste comparaison, sur la lon-
gue durée, entre les régions industrielles et artisanales allemandes17.
Le concept de proto-industrialisation fit grande sensation. Le terme,
dû à Franklin F. Mendels (en référence au terme plus ancien de « Pro-
tofactory »), fut répandu par un article de 1972 dans le Journal of Econo-
mie History 18. En Allemagne, un groupe de collaborateurs historiens de
l'Institut Max Planck de Gôttingen l'adopta immédiatement. Il pré-
senta bientôt de volumineuses recherches sur le développement pré-
industriel artisanal, surtout à la campagne, sur le travail à domicile
ou industrie domestique, sur le développement démographique, sur le
problème de la pauvreté, sur les voies de communication, sur les formes
de la distribution. Ce faisant, ces chercheurs mettaient en rapport des
questions d'histoire économique, d'histoire sociale, d'anthropologie, d'his-
toire démographique. Ces recherches empiriques ont prouvé principa-
lement que l'industrialisation plonge ses racines au moins jusqu'aux
débuts des Temps Modernes. Déjà dans le cadre des structures économi-
ques traditionnelles de l'artisanat rural apparaissaient des techniques, des
mentalités, des caractères manufacturiers. Conjugué avec le dévelop-
pement des circuits d'échanges, cela offrait à la population rurale en
expansion, aussi bien aux exploitants qu'aux salariés agricoles, des pos-
sibilités de gain, et donc d'existence. La protoindustrialisation atténuait
ainsi l'angoisse de la survie dans les couches inférieures mais facilitait
en même temps la croissance démographique en renforçant, de la sorte
et à long terme, le problème des subsistances. Ainsi, au début de l'indus-
trialisation, coexistaient ses deux facteurs majeurs : la pression démo-
graphique et la perspective d'une solution19.
16. Sidney Pollard (dir.), Région und Industrialisierung. Studien zur Rolle der Région in der Wirtschafisges-
chichte der letzten zwei Jahrhunderte. Gôttingen, 1980.
17. Hans Pohl (dir.), Gewerbe- und Induslrielandschaftenvom Spâtmittelalter bis ins 20. Jahrhundert. Stutt-
gart, 1986. Voir aussi Hubert Kiesewetter, Industrialisierung und Landwirtschaft. Sachsens Stellung im regiona-
len IndustrialisierungsprozejlDeutschlands im 19. Jahrhundert. Cologne, 1988.
18. Franklin F. Mendels, « Proto-industrialization: The First Phase of the IndustrializationPro-
cess. » Dans The Journal of Economie Histoiy 32 (1972), p. 241-261.
19. Peter Kriedte/Hans Medick/Jûrgen Schlumbohm, Industrialisierung vor der Industrialisierung.
Gewerbliche Warenproduktion auf dem Land in der Formationsphase des Kapitalismus. Gôttingen, 1977 ; Peter
Kriedte, Eine Stadt am seidenen Faden. Haushalt. Hausindustrie und soziale Bewegung in Krefeld in der Mitte
des 19. Jahrhunderts. Gôttingen, 1991.
Nouvelles recherches 199
20. Hans Pohl, Studien zur WirtschafisgeschichteLateinamerikas. Wiesbaden, 1976 ; Jûrgen Schnei-
der, Frankreich und die UnabhàngigkeitSpanisch-Amerikas. ZumfranzôsischenHandel mit den entstehenden Nationalstaaten
(1810-1850). Stuttgart, 1981.
21. Wilhelm Abel, Agrarkrisen und Agrarkonjunktur. Eine Geschichte der Land- und Emâhrungswirtschaft
Miiteleuropas seit dem Hohen Mittelalter. 3e édition, Hambourg-Berlin, 1978 ; Wilhelm Abel, Geschichte
der deutschen Landwirtschaft vomfruhen Mittelalter bis
zum 19. Jahrhundert. 2e édition Stuttgart, 1967 (Deuxième
volume de l'histoire de l'agriculture allemande) ; Friedrich Lûtge, Geschichte der deutschen Agrarverfassung
«omfiûhen Mittelalter bis zum 19. Jahrhundert. 2e édition, Stuttgart, 1967 (Troisième volume de l'histoire
de l'agriculture allemande). Deutsche Agrargeschichte in alter und neuer
— Voir aussi Hans Rosenberg, «
Sicht. » Dans Hans Rosenberg, Problème der deutschen Sozialgeschichte. Francfort/M., 1969, p. 81-147.
22. Friedrich-Wilhelm Henning, Landwirtschaft und lândliche Gesellschaft in Deutschland. 2 volumes
(800-1750, 1750-1986). 2' édition Paderborn etc., 1985, 1988 Friedrich-WilhelmHenning, Dienste
;
und Abgaben der Bauern im 18. Jahrhundert. Stuttgart, 1969.
200 Gùnther Schulz
23. Voir entre autres Carl-Ludwig Holtfrerich, Die deutsche Inflation 1914 bis 1923. Ursachen und
Folgen in intemationaler Perspektive. Berlin-NewYork, 1980 ; Gerald D. Feldman et autres (dir.), Die deuts-
che Inflation. Eine Zwischenbilanz. Berlin, 1982 ; Rapport de recherche de Michael Schneider, Deutsche
«
Geselschaft in Krieg und Wâhrungskrise 1914-1924. Ein Jahrzehnt Forschungen zur Inflation. » Dans
Archivfur Sozialgeschichte 26 (1986), p. 301-319 ; Dieter Lindenlaub, Maschinenbauuntemehmenin der deutschen
Inflation 1919-1923. Untemehmenshistorische Untersuchungen zu einigen Inflationstheorien. Berlin-New York, 1985.
Nouvelles recherches 201
24. Voir Gûnther Schulz, « Bûgerliche Sozialreform in der Weimarer Republik. » Dans Rûdiger
vom Bruch (dir.), Weder Kommunismus noch Kapitalismus. BùrgerlicheSozialreform in Deutschland vom Vormârz
bis zur Ara Adenauer. Munie 1985,
p. 181-217, ici 193 sq. ; Ludwig Preller, Sozialpolitik in der Weimarer
Republik. Kronberg/Ts, 1978 (réimpression de l'édition de 1949),
p. 208-219, 358-363.
25. Knut Borchardt, Zwangslagen und Handhmgsspielrâume in dergrojen Wirtschaftskriseaerfrûhen dreifii-
gerjahre : Zur Revision des uberlieferten Geschichtsbilaes. Dernière réimpression dans Borchardt, Wachstum...
(cf. note 14), p. 165-182. Voir aussi Borchardt, Wirtschaftliche Ursachen des Scheitems der Weimarer Republik,
'bid., p. 183-205. Position contraire formulée
par Carl-Ludwig Holtfrerich : Alternativen zu Brûnings
Wirtschaftspolitik in der Weltwirtschaftskrise? Dans Historische Zeitschrift 235 (1982),
p. 605-631. Le
point sur la controverse de Borchardt dans Jûrgen von Kruedener (dir.), Economie Crisis and Political
Collapse. The Weimar Republic 1924-1933, New York etc., 1990.
26. Avraham Barkai, Dos Wirtschaftssystem des Nationalsozialismus. Der historische und ideologischeHinter-
grund 1933-1936, Cologne, 1977.
202 Gùnther Schulz
lieu, sur la politique économique depuis 1933 et, plus encore, pendant la
Guerre Mondiale, une politique tendue vers l'armement et l'autarcie27.
En troisième lieu les recherches portèrent sur l'impact de la politique
économique dans les entreprises elles-mêmes : l'influence des national-
socialistes sur les structures de direction, sur l'esprit de discipline des
salariés et sur le changement de la production. La recherche s'intéressa
de plus en plus à l'attitude des entrepreneurs envers Hitler, aux cas
de coopération et de rejet et à l'ampleur du travail obligatoire28.
L'histoire économique de l'Allemagne d'après guerre présente une
controverse sur l'appréciation de deux réformes de 1948. La réforme
monétaire, comme on sait, avait permis de surmonter les charges
économico-financières de la guerre mondiale et de consolider le système
monétaire et de crédit en créant le Deutschemark. En même temps
Ludwig Erhard avait fait passer une réforme économique en mettant
fin au rationnement gouvernemental des marchandises et en débloquant
la plupart des prix fixés alors par l'Etat depuis environ douze ans. Selon
l'interprétation générale ces deux réformes posèrent les fondements du
« miracle économique » allemand de l'après-guerre.
Depuis 1975 l'historien économiste Werner Abelshauser défend, dans
de nombreuses publications, l'idée que les orientations de la réforme
monétaire et économique ne seraient pas les facteurs déterminants de
l'essor économique29. Au contraire, selon lui, le potentiel existant d'une
infrastructure hautement industrialisée ainsi que d'une main-d'oeuvre
qualifiée et motivée serait décisif. L'essor économique après la guerre
n'aurait pas été un miracle économique. Il s'agirait plutôt de la reprise
d'une tendance interrompue, d'un rattrapage rapide sur une pente de
croissance séculaire, abandonnée à cause de la guerre. Abelshauser suit
de la sorte l'étude du Hongrois Ferencz Janossi intitulée « Das Ende
der Wirtschaftswunder » (en allemand Francfort/M., 1969).
On admet en général que l'essor économique allemand n'était pas
un miracle — déjà le premier chancelier fédéral, Konrad Adenauer,
avait rejeté l'expression en la qualifiant de trompeuse. Mais la thèse
de la reconstruction était fortement débattue, en premier lieu, par des
spécialistes de la politique économique. Ils estimaient que la grande
27. Dietmar Petzina, Autarkiepolitik im Dritten Reich : Der nationalsozialistische Vierjahresplan, Stuttgart,
1968 ; Willi A. Boelcke, Die deutsche Wirtschaft 1930-1945. Interna des Reichswirtschaftsministeriums, Dussel-
dorf, 1983.
28. Hans Pohl/Stephanie Habeth/Beate Brûninghaus, Die Daimler Benz AG in den Jahren 1933 bis
1945. Eine Dokumentation, 2e édition, Stuttgart, 1987 ; Hisashi Yano, Hûttenarbeiter im Dritten Reich. Die
Betriebsverhâllnisse und soziale Loge bel der GutehoffnungshûtteAktienverein und der Fried. Krupp AG 1936 bis
1939, Stuttgart, 1986 ; Klaus-Jôrg Siegfried, Das Leben der Zwangsarbeiter im Volkswagenwerk 1939-190.
Francfort/M.-New York, 1988.
29. Werner Abelshauser, Wirtschaft in Westdeutschland1945-1948, Rekonstruktion und Wachstumsbedm-
gungen in der amerikanischen und britischen Zone, Stuttgart, 1975.
Nouvelles recherches 203
30. Rainer Klump, Wirtschafisgeschichteder Bundesrepublik Deutschland. Zur Kritik neuerer wirtschaftshisto-
rischer Interpretationen aus ordnungspolitischer Sicht, Stuttgart, 1985.
31. Ainsi Christoph Buchheim, « Die Wâhrungsreform 1948 in Westdeutschland », dans Viertel-
jahrshefiefur Zeitgeschichte 36 (1988), p. 189-231, ici p. 231 ; des positions historico-économiquescontrai-
res sont formulées par Bemd Klemm/GunterJ. Trittel, « Vor dem "Wirtschaftswunder" : Durchbruch
Mm Wachstum oder Lâhmungskrise ? Eine Auseinandersetzung mit Werner Abelhausers Interpréta-
tion der Wirtschaftsenrwicklung 1945-1948 », dans Vierteljahrshefiefur Zeitgeschichte 35 (1987), p. 571-624;
également Albrecht Ritschl, « Die Wâhrungsreform von 1948 und der Wiederaufstieg der westdeuts-
ehen Industrie dans Vierteljahrshefie... 33 (1985), p. 136-165.
»,
32. Voir Gerold Ambrosius, Die Durchsetzung der Sozialen Marktwirtschafiin Westdeutschland1945-1949,
Stuttgart, 1977 ; Josef Foschepoth/Rolf Steininger (dir.), Die britische Deutschland- und Besatzungspolitik
1945-1949, Paderborn, 1985 ; Hans-Jûrgen Schroeder (dir.), Marshatlplan und westdeutscher Wiederraufs-
% Stuttgart, 1990.
33. Harald Winkel, Die Wirtschaft im geteilten Deutschland 1945-1970, Wiebaden, 1974.
34. Voir à ce sujet Margrit Grabas, « Zwangslagen und Handlungsspielrâume. Die Wirtschafts-
geschichtsschreibung der DDR im System des real existierenden Sozialismus », dans VSWG 78 (1991),
P- 501-531.
204 Gunther Schulz
35. Voir Wilfried Feldenkirchen, « Das Jahrbuch fur Wirtschafisgeschichte », dans VSWG 78 (1991),
p. 532-548.
Nouvelles recherches 205
36. Knut Borchardt, Grundrifi der deutschen Wirtschafisgeschichte. Gôttingen, 1978 ; Wolfram Fischer,
Die Wetiwirtschafi im 20. Jahrhundert. Gôttingen, 1979 ; Hans Jaeger, Geschichte der Wirtschafisordnung in
Deutschland. Francfort/M., 1988 Hubert Kiesewetter, Industrielle Révolution in Deutschland, Francfort/M.,
;
1989 ; Karl Hardach, WirtschafisgeschichteDeutschlandsim 20. Jahrundert. 2e édition, Gôttingen 1979 ; Gerold
Ambrosius, Staat und Wirtschaft im 20. Jahrhundert. Munie, 1990.
37. Gunter Ashauer et autres (dir.), Deutsche Bankengeschichte. 3 tomes. Francfort/M., 1982/83 ; Hans
Pohl (dir.), Deutsche Bôrsengeschichte. Francfort/M., 1992.
206 Gùnther Schulz
38. Comme exception voir récemment Clemens Wischermann, Der Property-Rights-Ansatz und
die « neue » Wirtschafisgeschichte, dans Geschichte und Gesellschafi 19 (1933), p. 239-258.
COMPTES RENDUS
Voici l'un des premiers ouvrages de la nouvelle collection du CNRS, qui entend
rendre accessible à un public élargi des ouvrages d'une réelle valeur scientifique.
Disons tout de suite que le choix est excellent et l'objectif parfaitement atteint.
Le livre vient heureusement compléter celui de P. Maraval, Lieux saints et
pèlerinages d'orient. Histoire et géographie. Des origines à la conquête arabe, Paris,
Le Cerf, 1985. D'abord parce qu'il s'étend sur une période beaucoup plus vaste,
puisqu'il poursuit jusqu'au XIe siècle (et non au XIIe siècle, comme l'annonce
l'introduction, ce qui écarte Léontios, ermite dans la banlieue de Constantino-
ple, puis higoumène de Patmos et patriarche de Jérusalem) ; ensuite, et surtout,
parce qu'il s'intéresse non seulement à ceux qui se rendent auprès des saints
hommes, mais surtout aux déplacements de ceux-ci, même si les saints prennent
la route d'abord pour des pèlerinages.
Avant de pénétrer dans le corps de l'ouvrage, soulignons que le quart de
celui-ci consiste en une importante aide à la lecture. On trouvera ainsi en appen-
dice une liste raisonnée des villes et ports qui jalonnent les routes des saints étu-
diés, classés par ordre géographique et une liste des principales villes de pèleri-
nage (23). On appréciera également la présence d'un glossaire, qui permet d'expliquer
les termes techniques, et pas seulement religieux, du parèque au xénodocheion ;
ce glossaire ne servira pas seulement à la lecture du présent ouvrage et complète
heureusement l'abondant index des noms propres. L'a. nous donne aussi un
tableau chronologique qui confronte les principaux événements politiques et religieux,
mais sans y intégrer les saints. La bibliographie et relativement succincte, sauf
pour la liste des vies de saints consultées, au nombre impressionnant de 72. Dans
ces conditions, l'on hésite à regretter l'absence, par exemple, de saint Romain
le Néomartyr, qui s'exila chez les Arabes pour fuir l'iconoclasme, dont, certes,
nous ne possédons pas de version grecque, mais pas moins que pour le géorgien
Hilarion ou pour Constantin-Cyrille et Méthode. Notons au passage que l'on
ne comprend pas toujours pourquoi l'a. utilise une édition ancienne alors qu'elle
en connaît une plus récente (cf. l'exemple de Nikôn de Métanoeïte, ou encore
celui de Luc le Jeune cité tantôt dans l'une tantôt dans l'autre édition, et, au
passage, p. 281, confondu avec Luc le Stylite) ou bien ignore l'édition de 1982
des deux vies d'Athanase l'Athonite, qui fait pourtant autorité. Ajoutons la pré-
sence de plusieurs excellentes cartes schématiques, qui s'imposent dans un ouvrage
pareil et s'intègrent parfaitement dans la démonstration, mais dont on aurait
souhaité trouver une table.
Regrettons au passage des contradictions qui sont visiblement celles de l'édi-
teur et non de l'auteur : d'un côté 8 illustrations en couleur, photographies
Revue historique, CCXC/1
208 Comptes rendus
arabe, la Bithynie par la suite, mais aussi d'autres centres moins connus, mais
relativement nombreux qui mériteront un jour une étude plus approfondie, comme
Chrysè Pétra en Paphlagonie, Philargyros en Phrygie, Kalonoros en Lydie ou
encore les montagnes d'Isaurie. Certains saints partent au loin pour toujours ;
d'autres reviennent après leur errance ; d'autres restent dans leur région ; d'autres
enfin accèdent à la sainteté dans leur propre village ou cité. Finalement, ce sont
ces deux dernières catégories de saints « locaux » qui semblent l'emporter
numériquement.
A ce stade, nous ne sommes pas encore partis vraiment sur la route des saints
byzantins ; voilà qui est fait avec le ch. 4, consacré aux voyages monastiques.
les plus courants sont sans doute les voyages locaux, d'abord pour le service
du monastère, qui nécessite de se rendre à la ville. Certains voyages lointains
répondent également à des nécessités mondaines : lever des fonds, se procurer
vivres ou matières premières, aller toucher son héritage, pour la bonne cause
évidemment. Mais d'autres voyages, missions ou pèlerinages, sont caractéristi-
ques de la sainteté. L'a. consacre une vingtaine de pages au voyage à Constanti-
nople : certains viennent s'y établir, d'autres s'y rendent par nécessité, par exemple
obtenir quelque faveur pour leur établissement ou pour participer à quelque grand
événement religieux. Comme tous les Byzantins, les saints sont attirés par la
capitale, car ils ont besoin du soutien de l'Empereur et de l'aristocratie qui y
résident. L'a. n'envisage pas à ce stade la capitale comme lieu de pèlerinage
(mais la fait figurer dans son appendice consacré aux villes de pèlerinage). C'est
un peu surprenant, car elle utilise, par exemple, largement la vie de Cyrille de
Philéa qui se rendait tous les vendredi à l'église de la Vierge des Blachernes
assister au miracle qu'y opérait une des icônes les plus fameuses de la capitale.
On notera au passage que, si l'a. situe correctement Philéa près de la métropole
Thrace de Derkos et place correctement la dite cité sur sa carte, et même le
village de Philéa, qui était en réalité beaucoup plus proche de la petite cité, elle
écrit à trois reprises (p. 224, p. 290 et p. 313) qu'il se trouvait à sept ou huit km
de la capitale, et non une soixantaine comme c'était en réalité.
Le ch. 5 est consacré à un type particulier de voyage, l'errance, où l'a. traite
d'abord la fuite du saint devant les autorités, l'ennemi ou tout simplement la
foule et plus particulièrement le témoin qui le reconnaît et, susceptible de le
glorifier, le fait faillir à son voeu d'humilité : ceci n'est pas vraiment une errance.
Dans une page très suggestive, elle ouvre une voie intéressante de recherche :
bien souvent, derrière la fuite alléguée se cache au contrairele désir de conserver
le contact avec le monde ; comme va le montrer le chapitre suivant, ces « déserts »
monastiques sont extrêmement fréquentés tant par la foule des humbles que par
le meilleur monde. Ceux qui, comme les Acémètes, Daniel le Stylite ou Cyrille
le Philéote sont installés dans la banlieue de Constantinople cumulent volontai-
rement et parfois explicitement les avantages de la fuite du monde et de la proxi-
mité de la « reine des villes ». Il n'en reste pas moins qu'il existait un statut
ecclésiastique de l'errance, défini par la correspondance entre Paul, le maître
de Pierre d'Atrôa et le patriarche Taraise. Mais l'errance n'est pas l'idéal de
la sainteté byzantine et celle de Pierre d'Atrôa se termine par une fondation
définitive de monastère.
Au chapitre 6, la route des saints byzantins, jusqu'ici à la voix active, se
conjugue au passif, car le saint est l'objet de voyages, de son vivant ou pour
ses reliques. L'a. résume ici, car il y aurait matière à écrire plusieurs volumes
sur ce seul sujet : la venue des pèlerins, des visiteurs souvent illustres en quête
de la protection ou de la recommandation d'un saint personnage, ou exploitant
son don de divination, et la venue des disciples qui constituent, autour du
210 Comptes rendus
M. KAPLAN.
tous ses éléments de détail. Et je suis d'autant plus à l'aise pour le dire que
Je sais parfaitement
que mon propre livre est de même eau. Il n'y a qu'une
seule critique d'ensemble à faire à l'ouvrage : pour avoir, moi aussi, subi
plusieurs fois les contraintes d'un travail collectif, je mesure les difficultés qu'a
rencontrées Philippe Contamine pour mener l'attelage : le résultat porte inévita-
blement la marque de fortes oppositions de style, de méthode et de plan, selon
les quatre auteurs. Mais les idées directrices ont bien été respectées : le dyna-
misme, par petits paliers successifs, sept sur plus de mille ans ; montrer qu'une
fois lentement détachée des liens avec l'Antiquité, l'Europe nouvelle s'est dotée,
du IXe au XVIe siècle, de quoi conquérir le monde ; privilégier le qualitatif sur
le quantitatif ; étudier les armatures de base plus que les superstructures. Par
rapport au livre de Fourquin, on dira qu'il y a ici moins de chiffres et plus d'idées,
jugement évidemment des plus grossiers.
Une des originalités du livre — une nouveauté même — est de consacrer
un quart de l'ensemble (ce qui est quand même beaucoup !) à la monnaie. Sur
lé vocabulaire de l'instrument monétaire, son volume, son encadrementjuridi-
que et mental, sur la frappe et la circulation, sur la variation de la masse moné-
taire, sur les dimensions fiscales et politiques de ces variations, Marc Bompaire
a écrit cent
pages éparses en chaque période historique, et constituant, je crois,
le plus neuf et le plus clair travail récent en français sur ce sujet plein de pièges,
dans lesquels nous tombons si souvent. Neuf et excellent, mon incompétence
m'interdisant de disputer du détail.
Je suivrai ensuite les trois grandes coupures chronologiques qu'a bien dû
rpspecter Philippe Contamine, tradition et éditeurs obligent, mais dont on voit
bien qu'il ne les approuve pas. S. Lebecq a traité en 150 pages — les deux cin-
— la tranche Ve-milieu du Xe. Je dirai tout de suite que ces
cjuièmes du livre
pages sont celles qui m'ont le plus frappé, sans doute parcequ'elles m'ont beau-
coup appris. Certes, et d'ailleurs largement grâce aux recherches de l'auteur,
l'éveil de l'Europe du nord et le basculement des foyers d'activité de la Méditer-
ranée au Rhin est perceptible depuis Pirenne, mais il fallait réhabiliter ces pré-
sumés « siècles obscurs ». Très au courant des recherches archéologiques et reprenant
les textes, Lebecq met notamment en lumière la profonde cassure du VIIe siè-
cle, qu'il attribue fortement aux effets de la « peste justinienne » foudroyant le
sud, et l'ouverture des voies maritimes septentrionales. Pour longtemps la mer
du Nord va concurrencer la Méditerranée. L'étude de la clairière carolingienne
est nuancée : le point de vue maximaliste est écarté (« Il serait fou » de croire
à un décollage économique dès ces temps) au profit d'une première ébauche
« »,
d'une « esquisse fragile », dont le sud d'ailleurs mène le train, rien moins que
« carolingien » ; à ce niveau bas, je me rallie.
Les 130 pages médianes, confiées à J.-L. Sarrazin, me sont plus familières,
et, de ce fait, attirent davantage ma critique. Je pense qu'il aurait été sage de
s'arrêter vers 1270, et non de pousser jusqu'au « blocage » du début du XIVe siècle,
la preuve en étant que, plus loin, Contamine a été contraint de reprendre le
tableau encadrant les périls ultérieurs. J'aurais également rassemblé tout ce qui
touche le rassemblement des hommes et le prolonge, habitat, seigneurie, parcel-
laire nouveaux. La notion globalisante d'encellulement l'aurait permis, alors qu'ici
la matière est éclatée, ce qui est d'autant plus gênant que l'auteur campe bien
les problèmes de l'an mil. Je suis
sur ma faim pour l'élevage, les techniques
même de culture, la structure interne des villes, la « culture matérielle ». En
revanche j'ai trouvé bons les développements sur la population, le niveau de la
ponction seigneuriale, le système des tenures, le commerce et les prix. Sur ce
plan l'index thématique, dont je parlais plus haut, aurait rendu bien des services.
216 Comptes rendus
Dominique BARTHÉLÉMY.
218 Comptes rendus
Hervé PlNOTEAU.
La bibliographie sur le sujet est immense, car il s'agit d'un événement qui
a passionné l'opinion et la passionnera encore.
220 Comptes rendus