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Discours en faveur de la loi Manilia

(trad Nisard)

Cicéron

D M
Discours en faveur de la loi Manilia (traduction Nisard), Texte établi par
Nisard, Garnier, 1850, 2 (p. 422-441).

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DISCOURS
EN FAVEUR

DE LA LOI MANILIA.

DISCOURS TREIZIÈME.

ARGUMENT.

Après un commandement de sept années, en qualité de proconsul, dans l’Asie Mineure ; après
plusieurs victoires remportées sur Tigrane et sur Mithridate, Lucius Lucullus fut rappelé à Rome
en 686. Moins heureux que Lucullus, M. Acilius Glabrion, son successeur l’année suivante, essuya
des revers et perdit la confiance du soldat. Il fallut choisir un autre général. et C. Manilius, tribun
du peuple, proposa de nommer Pompée, alors occupé à la guerre contre les pirates. D’après le
projet de loi, il ne s’agissait de rien moins que de donner à Pompée, outre le commandement de
forces maritimes considérables, celui des armées qui devaient opérer dans l’Asie Mineure et dans
les provinces de la haute Asie, telles que la Cappadoce, la Colchide, la Cilicie, l’Arménie, etc., etc.
La loi était vivement combattue par Quintus Catulus, Quintus Hortensius et d’autres illustres
personnages. César, au contraire appuyait vivement Manilius, et Cicéron, qui alors était préteur,
cédant plus sans doute à son amitié pour Pompée qu’à une intention bien réfléchie d’investir
d’une autorité excessive un citoyen ambitieux, monta pour la première fois à la tribune aux
harangues, dans le dessein d’appuyer la loi Manilia, et de faire donner à Pompée le
commandement de la guerre contre Mithridate.
Cette harangue fut prononcée sous le consulat de M. Emilius Lépidus et de Q. Volatius Tullus, l’an
de Rome 687, de Cicéron 41. Un décret public adopta la loi de Manilius ; et la république, dit
Plutarque, fut, de son propre mouvement, assujettie à Pompée, autant qu’elle l’avait été à Sylla
par la violence des guerres civiles.

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Romains, quoique le spectacle fréquent de vos assemblées ait toujours été pour moi le plus
agréable, et que toujours cette tribune m’ait paru le plus noble et le plus magnifique théâtre où
l’on puisse déployer son éloquence et son zèle, cependant la règle de conduite que je m’étais
imposée dès ma jeunesse, plutôt que ma volonté, m’interdisait l’entrée de cette carrière de gloire,
toujours et principalement ouverte au talent et à la vertu. Car, alors, mon âge ne me permettait
pas de m’élever jusqu’à la majesté de ce lieu ; et, supposant d’ailleurs qu’il n’y faut rien apporter
qui ne soit l’œuvre du génie perfectionné par le travail, j’ai cru devoir jusqu’ici consacrer tout mon
temps au service de mes amis. Ainsi, tandis que cette tribune n’est jamais restée sans défenseurs
de votre cause, moi-même, occupé tout entier à défendre avec conscience et désintéressement les
particuliers en péril, j’ai recueilli de vos suffrages la récompense la plus considérable de mes
efforts. En effet, après la prorogation des comices, nommé trois fois premier préteur par toutes les
centuries, j’ai compris sans peine et ce que vous pensiez de moi et ce que vous prescriviez à tous
les autres. Maintenant, appuyé de toute l’autorité que Je dois aux distinctions dont il vous a plu de
m’honorer, et de toute la force d’action qu’un homme habitué aux veilles et aux débats du forum
peut acquérir par l’usage quotidien de la parole, certes, si cette autorité est en effet la mienne j’en
userai auprès de ceux qui me l’ont donnée ; et si ma voix aussi a quelque puissance, je la ferai
entendre à ceux-là surtout qui ont cru devoir me récompenser de ce faible mérite. Et je dois me
féliciter particulièrement, ce me semble, de ce que la circonstance qui m’amène à parler ici pour la
première fois m’offre un sujet sur lequel personne ne peut manquer d’être éloquent ; car il s’agit
de parler de Pompée, de sa vertu, de son incomparable mérite ; et dans cette matière il est plus
difficile à l’orateur de finir que de commencer ; de sorte que je dois moins travailler à retendre
qu’à la resserrer.

II. Je vais d’abord exposer les faits qui donnent lieu à la discussion présente. Une guerre
dangereuse et formidable est déclarée à vos tributaires et à vos alliés par deux rois tout-puissants ;
Mithridate et Tigrane, l’un dédaigné comme vaincu, et l’autre harcelé par nos légions, croient
également avoir trouvé l’occasion d’envahir l’Asie. Tous les jours, on apporte de cette province des
lettres à des chevaliers romains de la plus haute distinction, qui ont des sommes considérables
engagées dans l’exploitation de vos revenus, et qui, à cause des liens étroits qui m’attachent à
l’ordre équestre, m’ont confié la tâche de conjurer les périls qui menacent les intérêts de la
république et les leurs. Ces lettres annoncent qu’en Bithynie, aujourd’hui l’une de vos provinces,
plusieurs bourgs ont été incendiés ; que les États d’Ariobarzane, voisins de vos tributaires, sont au
pouvoir de l’ennemi ; que Lucullus, après de glorieuses campagnes, quitte le commandement, et
que son successeur n’est pas suffisamment préparé à prendre la conduite de cette guerre ; qu’un
seul homme est désiré, est demandé pour général par les alliés et par les citoyens ; que ce même
homme est le seul, et sans exception aucune, qui soit redouté des ennemis.

Voilà l’état des choses ; examinez maintenant quel parti vous devez prendre. Pour moi, je vais
parler d’abord de l’objet de cette guerre, ensuite de sa haute importance, enfin du général qu’il
vous faut choisir.

L’objet de la guerre est tel, qu’il doit enflammer vos âmes, et vous inspirer une énergique
persévérance à la poursuivre. Il s’agit en effet de la gloire du peuple romain, de cet héritage de vos
ancêtres, grands en toutes choses, grands surtout dans les armes ; il s’agit de vos alliés, de vos
amis pour le salut desquels vos ancêtres ont livré tant et de si terribles batailles ; il s’agit des
revenus du peuple romain, les plus sûrs et les plus considérables, et dont la perte amènerait tout
ensemble et la difficulté de soutenir les magnificences de ta paix, et l’insuffisance des subsides
pour faire la guerre ; il s’agit enfin de la fortune d’un grand nombre de citoyens ; et votre devoir
est de veiller sur eux, aussi bien dans leur propre intérêt que dans celui de la république.

III. Et, puisque vous avez toujours été ambitieux de gloire et avides d’éloges plus qu’aucune autre
nation du monde, il vous faut avant tout effacer la tache dont vous êtes restés souillés, après la
première guerre contre Mithridate, tache depuis trop longtemps imprimée au nom romain, et qui
demeurera indélébile, tant que cet homme qui, en un seul jour, par un simple message, d’un mot
écrit de sa main, a, dans toute l’Asie, et dans une multitude de villes, livré au massacre et à
l’assassinat les citoyens romains ; tant que cet homme, dis-je, non-seulement ne recevra pas le
châtiment de son crime, mais continuera de régner, comme il fait depuis plus de vingt-trois ans,
et avec tant d’audace, que bien loin de vouloir se tenir caché dans le Pont ou dans les repaires de
la Cappadoce, il songe à franchir les limites de ses royaumes paternels, pour fondre sur vos
provinces tributaires, et faire parader ses troupes à la face du soleil de l’Asie. Car jusqu’ici, dans
leur lutte contre ce prince, vos généraux n’ont recueilli que les vains trophées de la victoire ; mais
la victoire elle-même, ils ne l’ont point remportée. Deux généraux illustres et des plus braves, L.
Sylla et L. Muréna, ont triomphé de Mithridate ; inutile triomphe, puisque Mithridate, vaincu et
chassé, régnait encore. Ceux-là cependant n’en méritent pas moins des éloges pour ce qu’ils ont
fait, et des excuses, pour ce qu’ils n’ont pu faire ; car Sylla fut rappelé en Italie par la république,
et Muréna par Sylla.

IV. Or, ce temps que vous lui laissiez, Mithridate l’employait non pas à oublier la guerre qu’il
venait de finir, mais à en préparer une nouvelle. Après avoir construit et équipé de nombreuses
flottes, rassemblé des troupes immenses, recrutées parmi toutes les nations qu’il a pu s’attacher ;
après avoir simulé une invasion chez les peuples du Bosphore, voisins de ses États, il a envoyé des
ambassadeurs d’Ecbatane jusqu’en Espagne, aux généraux rebelles que nous y combattions alors,
afin qu’occupés à lutter à la fois et sur terre et sur mer, dans des lieux si différents et si éloignés,
contre deux ennemis opérant de concert, vous fussiez réduits, avec des forces éparses ça et là, à
combattre pour le salut même de l’empire.

Mais enfin, l’orage qui grondait du côté de Sertorius et de l’Espagne, de ce parti, le plus fort et le
mieux secondé, fut heureusement dissipé par la sage prévoyance et le courage sans égal de Cn.
Pompée ; et, de l’autre côté, Lucullus a mené les choses avec tant d’habileté, qu’il faut attribuer les
magnifiques commencements de sa campagne, non pas à son bonheur, mais à sa bravoure ; et la
responsabilité des événements qui se sont depuis succédé, non pas à lui, mais à la fortune. Je
parlerai encore de Lucullus, Romains, et j’en parlerai de telle sorte que je ne semblera ! ni lui
refuser les éloges qui lui sont vraiment dus, ni lui en imposer dont on pourrait contester la vérité.
Mais puisque la gloire et la dignité de votre empire m’ont inspiré les premières paroles de ce
discours, voyez maintenant, Romains, de quel sentiment vous devez être animés.

V. Vos ancêtres ont souvent pris les armes pour venger une injure faite à des marchands, à des
patrons de navires ; et vous, après que tant de milliers de citoyens romains ont été égorgés en un
seul jour, et sur un seul ordre de Mithridate, que pensez-vous faire ? Pour quelques insolences
proférées contre vos ambassadeurs, vos ancêtres ont résolu la destruction de Corinthe, ce
flambeau de la Grèce entière, et vous tolérez l’impunité d’un roi qui a chargé de fers et battu de
verges un envoyé du peuple romain, un personnage consulaire, mort au milieu des supplices ? Ils
châtiaient la plus légère atteinte à la liberté des citoyens romains, et vous souffrez qu’on leur ôte la
vie ? ils vengeaient le droit des gens violé par une simple parole, et lorsqu’un ambassadeur a péri
dans les tortures, vous ne le vengez pas ? Pensez y, Romains : si c’est un titre d’honneur pour vos
ancêtres de vous avoir transmis un si glorieux empire, craignez la honte de ne savoir conserver ni
défendre ce noble héritage. Que dirai-je du danger qui environne vos alliés et de leur situation
désespérée ? Ariobarzane, un roi, un allié et un ami du peuple romain, est chassé de son
royaume ; l’Asie est menacée par deux rois, non-seulement les implacables ennemis de l’empire,
mais aussi des peuples honorés de votre alliance et de votre amitié ; toutes les villes libres, l’Asie
entière et la Grèce, sont forcées, dans cette terrible crise, de réclamer vos secours ; mais craignant
les suites d’une, démarche si hardie, elles n’osent pas demander le général qu’elles désirent,
maintenant surtout que vous leur en avez envoyé un autre. Comme vous, elles sentent
parfaitement que ce général est le seul homme en qui sont réunies toutes les grandes qualités ;
elles savent qu’il est près d’elles, et leur regret d’en être privé n’en est que plus douloureux ; elles
comprennent comment son arrivée, son nom seul, bien qu’il ne soit venu que pour une guerre de
pirates, a suffi pour arrêter l’ennemi et ralentir son impétuosité. Ces peuples donc, ne pouvant
parler avec liberté, vous prient silencieusement de ne pas les juger plus indignes que vos autres
alliés d’obtenir de vous un tel protecteur. Et ils ont d’autant plus de droits à cette faveur, que nous
envoyons pour gouverner ces provinces des hommes capables sans doute d’en éloigner les
attaques de l’ennemi, mais dont l’entrée dans les villes de nos alliés diffère à peine d’une irruption
dans une place prise d’assaut. Auparavant, sa renommée seule leur dénonçait cet homme ;
aujourd’hui qu’ils voient en lui et par eux-mêmes tant de modération, de douceur et d’humanité,
ceux-là leur semblent les peuples les plus heureux qui le possèdent le plus longtemps.

VI. Si donc, pour leurs alliés seuls, et sans avoir été personnellement atteints d’aucune injure, vos
ancêtres ont fait la guerre à Antiochus, à Philippe, aux Étoliens, aux Carthaginois, avec quelle
ardeur ne devez-vous pas, insultés vous-mêmes et provoqués, défendre à la fois l’existence de vos
alliés et la dignité de votre empire, surtout lorsqu’il s’agit de vos plus beaux revenus ? Car à peine
pouvons-nous, avec les tributs que nous retirons des autres provinces, leur assurer protection,
tandis que l’Asie, si riche et si fertile, l’emporte incontestablement sur tous les pays du monde par
la fécondité de son sol, la variété de ses produits, l’étendue de ses pâturages, et le nombre
immense de ses exportations. Vous devez donc, Romains, si vous voulez faire face aux dépenses
de la guerre et maintenir la dignité de la paix, mettre cette province en état de n’éprouver, et
même de ne craindre aucun malheur. En toute autre chose, la perte n’est sensible que quand le
mal est venu ; mais en matière de tributs, la seule appréhension du mal est une calamité. En effet,
quand l’ennemi est proche, et avant même qu’il ait exercé aucune hostilité, les troupeaux sont
délaissés, l’agriculture est abandonnée et le commerce maritime suspendu. Ainsi, plus de droits à
percevoir ni sur les ports, ni sur les blés, ni sur les pâturages ; ainsi une simple alarme, la crainte
seule d’une guerre font perdre souvent le produit de toute une année. Quelles sont, croyez-vous,
les dispositions et de ceux qui nous payent l’impôt, et de ceux qui en exigent et perçoivent le
recouvrement, lorsque. deux rois, avec des forces considérables, sont à leurs portes ; lorsqu’une
seule excursion de la cavalerie peut, en quelques heures, enlever les revenus de toute une année ;
lorsque les fermiers de l’État sont troublés de la pensée qu’un immense péril menace les
nombreuses familles d’esclaves employés par eux dans les salines, dans les champs, dans les ports
et dans les magasins ? Quels revenus pensez-vous retirer de là si ceux-là même auxquels vous les
affermez, ne trouvent pas en vous une garantie infaillible, non-seulement, comme je l’ai dit plus
haut, contre les malheurs de la guerre, mais contre la crainte même de ces malheurs ?

VII. Considérez encore un fait important que je me suis proposé, en parlant de l’objet de la
guerre, de signaler en dernier lieu à votre attention ; c’est qu’il y va, dans cette circonstance, de la
fortune d’un grand nombre de citoyens. Il est, Romains, de votre sagesse de les protéger
efficacement. Les fermiers de l’empire, tous hommes d’honneur et de naissance, ont transporté en
Asie leurs capitaux et leurs espérances, et il est nécessaire que vous couvriez de votre sollicitude
ces biens qui constituent leur fortune. Car, si nous avons toujours estimé les revenus des
provinces comme le nerf de la république, nous n’hésiterons pas à dire que l’ordre qui les prélève
est le soutien des autres ordres. Il est ensuite, parmi ces derniers, beaucoup de gens actifs et
industrieux ; les uns font le commerce en Asie, et vous leur devez un appui dans une terre
étrangère ; les autres ont de grandes sommes d’argent, placées dans cette province, tant pour eux
que pour leurs familles. Il est donc de votre humanité de prévenir les malheurs de tant de
citoyens, et de votre sagesse de sentir la solidarité profonde qui associe la république à la ruine de
tant d’individus. D’abord, il vous servira peu que la victoire rétablisse les impôts perdus pour vos
fermiers, puisque ceux-ci, après les spoliations qu’ils auront subies, ne pourront plus se libérer
envers vous, et que d’autres fermiers ne le voudront pas dans la crainte d’une semblable ruine.
Ensuite la leçon du malheur, l’expérience que nous avons acquise à nos dépens, au
commencement de la guerre, dans cette même Asie, et de la part de ce même Mithridate, ne
doivent pas s’effacer de notre mémoire. Rappelons-nous qu’au moment des désastres essuyés par
plusieurs de nos concitoyens en Asie, à Rome, les payements étaient suspendus, et le crédit
tombé. Car dans une seule cité la destruction de la fortune de plusieurs particuliers ne manque
pas d’en entraîner une foule d’autres dans le même désastre. Sauvez l’État de cette catastrophe ;
croyez-moi, croyez-en ce que vous voyez sous les yeux. Le crédit, qui vivifie le commerce dans
Rome, et la circulation de l’argent sur notre place, dépendent essentiellement de nos opérations
financières en Asie : les unes ne peuvent être bouleversées, sans que les autres ne soient ébranlées
par leur chute et ne s’écroulent avec elles. Balancerez-vous donc un instant à poursuivre, avec une
infatigable ardeur, une guerre dans laquelle vous avez à défendre la gloire du nom romain, le salut
de vos alliés, vos revenus les plus considérables, la fortune d’une foule de citoyens et la république
elle-même ?

VIII. Voilà ce que j’avais à dire sur l’objet de la guerre ; maintenant je vais démontrer en peu de
mots son importance et ses difficultés ; car si l’on convient qu’elle est nécessaire, inévitable, elle
n’est pas non plus tellement grave qu’il faille en être épouvanté. Il s’agit, avant tout, de prendre
garde que ce qui exige de vous les mesures les plus efficaces, ne vous paraisse à dédaigner.

Et, afin que tout le monde connaisse mon empressement à louer Lucullus autant que mérite de
l’être un homme plein de courage et de prudence, un grand général, je dirai qu’à son arrivée
Mithridate avait mis sur pied des armées nombreuses, abondamment pourvues et richement
équipées ; que ce prince, à la tête de la plus grande partie de ces forces, assiégeait Cyzique, une
des plus florissantes cités de l’Asie et des plus attachées au peuple romain ; que cette ville,
étroitement investie de toutes parts, n’échappa aux dangers immenses d’une prise d’assaut que
grâce à la valeur de Lucullus, à son activité et à son intelligence ; que ce même Lucullus vainquit
et submergea la flotte nombreuse et bien montée, conduite par des lieutenants de Sertorius,
lesquels voguaient vers l’Italie emportés par l’ardeur de la vengeance ; qu’il détruisit, en des
combats divers, beaucoup d’autres armées ennemies ; qu’il ouvrit à nos légions le royaume de
Pont, entièrement fermé jusqu’alors au peuple romain ; que Sinope et Amisus, où Mithridate
possédait de magnifiques et somptueux palais, et plusieurs autres villes du Pont et de la
Cappadoce, tombèrent en son pouvoir dès qu’il vint et parut devant elles ; que Mithridate,
dépouillé des États de son père et de ses aïeux, s’enfuit chez des nations et des rois étrangers,
implorant leurs humiliants secours ; enfin que tant d’exploits ont été consommés sans que vos
alliés en aient souffert, sans que vos revenus en aient été entamés. C’est là, je pense, assez de
sujets d’éloge pour Lucullus ; et sans doute il vous est démontré, Romains, que de tous ceux qui
sont contraires à la loi, et à la cause en délibération, nul ici n’a parlé aussi honorablement de
Lucullus.

IX. On demandera peut-être comment, après tant de succès, la guerre qui nous reste à soutenir
serait dangereuse. Apprenez-le donc, Romains, car cette demande est fondée. D’abord, Mithridate
s’enfuit de ses États, comme autrefois, dit-on, s’enfuit de ce même pays la fameuse Médée. Elle
dispersa dans sa fuite et sur les chemins par où son père la poursuivait, les membres de son frère,
afin que la douleur paternelle, et le soin de recueillir ces tristes débris, retardassent la poursuite
du vieillard. Ainsi fuyait Mithridate, inondant le Pont d’une immense quantité d’or et d’argent, et
semant sur sa route toutes sortes d’objets les plus précieux qu’il tenait de ses ancêtres, et qu’il
avait, pendant la guerre précédente, accumulés dans son royaume après en avoir dépouillé l’Asie ;
et tandis que nos soldats recueillaient trop avidement ces richesses, Mithridate leur échappait.
Ainsi la douleur retardait le père de Médée, et la joie ralentissait leur course victorieuse.
Cependant Tigrane, roi d’Arménie, reçut Mithridate tremblant et fugitif ; il calma son désespoir,
releva son âme abattue, répara ses désastres, et, lorsque Lucullus vint en Arménie avec son armée,
il trouva soulevées contre lui plus de nations encore qu’il n’en avait vaincu. Car on avait semé
l’alarme parmi ces peuples, que nous n’avions jamais songé à attaquer ni même à inquiéter ; et de
plus, ils étaient alors sous l’impression violente d’un préjugé odieux très-répandu parmi ces
barbares. On y disait que l’intention de livrer au pillage leur temple le plus riche et le plus révéré,
avait amené l’armée romaine dans leur pays ; et ainsi la terreur inspirée par notre approche
s’augmentait par le fanatisme religieux, et faisait courir aux armes des populations nombreuses et
puissantes. Enfin, l’armée romaine, bien que maîtresse d’une place dans le royaume de Tigrane, et
quoiqu’elle eût vaincu dans toutes les batailles, se sentait découragée au sein de ces régions
lointaines, et regrettait la patrie. Je n’ajouterai rien à ce récit ; car là s’arrêtèrent nos succès,
l’armée avisant plutôt aux moyens de revenir sur ses pas que d’avancer dans le pays ennemi.
Mithridate, au contraire, avait ranimé ses soldats ; des auxiliaires envoyés sous ses drapeaux par
une foule de rois et de nations diverses accouraient le secourir et se joindre aux recrues levées
dans son royaume. C’est un fait que nous savons par expérience, que les rois, dans leurs revers de
fortune, intéressent facilement la pitié des hommes, de ceux-là surtout qui sont rois eux-mêmes
ou qui vivent sous un gouvernement monarchique, le nom de roi leur paraissant être l’expression
d’une idée grande et religieuse. Aussi Mithridate vaincu put-il faire ce qu’il n’avait jamais osé se
flatter d’accomplir avant ses défaites. Rentré dans son royaume, il ne se contenta pas du bonheur
inespéré d’avoir enfin regagné le pays d’où nous l’avions chassé, il fondit tout à coup sur votre
armée, toute brillante encore de ses dernières victoires. Souffrez, Romains, souffrez qu’à la
manière des poètes qui écrivent nos annales, je taise ici notre infortune : elle fut si grande en effet
que la nouvelle en fut portée à Lucullus, non par un soldat échappe au désastre, mais par le bruit
public transmis de bouche en bouche. Dans cette fatale conjoncture, et après un échec aussi
considérable, Lucullus peut-être eût été capable de remédier à nos malheurs ; mais vous jugeâtes,
à l’exemple de vos ancêtres, qu’il était temps de clore la durée de son commandement ; et
Lucullus, rappelé par vos ordres, fut contraint de licencier la partie de ses soldats dont le service
était expiré, et de remettre l’autre partie à Glabrion. J'omets à dessein beaucoup de détails : déjà
cependant vous pouvez entrevoir l’importance de cette guerre qui réunit contre nous deux
puissants monarques, que des nations irritées rallument, et à laquelle d’autres s’associent pour la
première fois ; de cette guerre que doit soutenir un nouveau général dans un pays d’où nos vieilles
troupes ont été rejetées.

X. J’en ai dit assez, je pense, pour prouver combien cette guerre est nécessaire par sa nature
même et dangereuse par ses difficultés ; il me reste à parler du choix du général et de là gravité de
sa mission.

Puissiez-vous, Romains, compter parmi vous tant d’hommes courageux et de mœurs pures, qu’il
vous soit difficile de décider lequel mérite le plus l’honneur d’une si grande, d’une si glorieuse
responsabilité ! Mais puisque Pompée est le seul qui ait effacé, par son illustration, et la gloire des
généraux contemporains, et la renommée des généraux de l’antiquité, quelle raison pourrait
encore prolonger votre incertitude ? Il me semble en effet qu’un grand général doit réunir en lui
quatre choses : la science des armes, le courage, l’autorité et le bonheur. Or, qui sut jamais mieux,
ou qui dut mieux savoir que Pompée le métier des armes, lui qui, à peine sorti de l’enfance et des
premiers exercices de l’école, courut à l’armée de son père apprendre ce glorieux métier dans la
plus sanglante de nos guerres, en face des ennemis les plus implacables ; qui fut ainsi, aux
derniers jours de son enfance, soldat sous les ordres du plus grand de nos généraux, et qui bientôt
après, général adolescent, commanda lui-même une armée nombreuse ; qui a livré plus de
batailles à l’ennemi commun que tous n’ont eu de querelles avec des ennemis particuliers ; qui a
fait plus de guerres que d’autres n’en ont lu, et conquis plus de provinces que d’autres n’ont
souhaité d’en gouverner ; qui a passé toute sa jeunesse à se former au commandement, non par
les leçons d’autrui, mais par son expérience personnelle ; non par des revers, mais par des
victoires ; non par des années de service, mais par des triomphes ? Est-il une seule guerre dans
laquelle la république n’ait fait l’épreuve de son talent ? Guerre civile, guerre d’Afrique, guerre
transalpine, guerre d’Espagne, et guerre contre une ligue de nations et de villes belliqueuses ;
guerre d’esclaves, guerre maritime, et tant d’autres guerres différentes et par leur nature et par le
caractère des ennemis, soutenues par lui seul et terminées avec succès, attestent qu’il n’est aucun
secret dans l’art militaire que puisse ignorer ce héros.

XI. Mais déjà, quelle éloquence pourrait s’élever au niveau des talents de Pompée ? Que dirait-on
encore qui fût digne de lui, qui fût nouveau pour vous, qui fût inconnu à personne ? Car les talents
d’un général ne sont pas seulement ceux que le vulgaire reconnaît pour tels, comme l’ardente
application aux affaires, le courage dans le péril, l’activité dans les entreprises, la promptitude
dans l’exécution, la prévoyance dans le conseil : ces qualités, il les possède à ce degré éminent que
n’atteignirent jamais tous les autres généraux que nous avons vus, ou dont la réputation est venue
jusqu’à nous. Témoin l’Italie, sauvée, de l’aveu même de Sylla, vainqueur lui-même par la valeur
et l’assistance de Pompée ; témoin la Sicile, de toutes parts environnée de dangers, et qu’il délivra
moins par la terreur de ses armes que par la rapidité de sa décision ; témoin l’Afrique inondée du
sang de ces innombrables ennemis qui l’opprimaient ; témoin la Gaule à travers laquelle il ouvrit
à nos légions un passage en Espagne sur les cadavres gaulois ; témoin l’Espagne, qui vit tant de
fois mordre la poussière aux nombreuses armées qu’il avait vaincues ; témoin encore l’Italie qui,
désolée par l’horrible et dangereuse guerre des esclaves, souhaitait avec ardeur que Pompée, alors
absent, vint la secourir : et en effet, cette guerre affaiblie, épuisée, au seul bruit qu’il était attendu,
tomba et s’éteignit dès qu’il fut arrivé : témoins tous les pays, toutes les nations, tous les peuples
étrangers, toutes les mers ensemble, et dans chacune d’elles toutes les rades et tous les ports ; car,
dans toute l’étendue des mers, et durant ces dernières années, quelle côte assez fortifiée pour être
à l’abri des agressions des pirates, assez cachée pour leur être inconnue ? qui osa se mettre en mer
sans risquer sa vie ou sa liberté, alors qu’il fallait ou naviguer pendant l’hiver, ou affronter les
pirates qui infestaient les mers en toute autre saison. Cette guerre difficile, honteuse et
interminable, occupant mille points divers et dispersant au loin ses ravages, espérait-on jamais
qu’elle pût être achevée en une seule année par tous nos généraux, ou par un seul général dans
tout le cours de sa vie ? Quelle province, pendant ces années fatales, avez— vous mise à couvert
des insultes ? sur quel revenu avez-vous pu compter ? quels alliés avez-vous défendus ? qui vos
flottes ont-elles protégé ? combien d’îles, selon vous, ont été abandonnées ; et combien de villes
alliées devenues désertes par la crainte des pirates, ou tombées entre leurs mains ?

XII. Mais pourquoi vous rappeler des faits qui se sont passés loin de nous ? Ce fut jadis, ce fut la
gloire particulière du peuple romain, de porter la guerre loin de son pays, et d’employer les forces
de l’empire à défendre les fortunes de ses alliés, et non ses propres foyers. Dirai-je qu’en ces
derniers temps la mer fut fermée à nos alliés, lorsque nos armées elles-mêmes n’osaient franchir
le détroit de Brindes qu’au milieu de l’hiver ? Me plaindrai-je que les envoyés des nations
étrangères ont été pris en venant vers vous, quand il nous a fallu racheter des ambassadeurs du
peuple romain ? Dirai-je que la mer n’était point sûre pour notre commerce, lorsque douze
faisceaux sont tombés au pouvoir des pirates ? Rappellerai-je la prise de Gnide, de Colophon, de
Samos, et de tant d’autres villes célèbres, quand vous savez que nos ports, et ces ports même d’où
vous tirez la subsistance et la vie, ont subi ce joug déshonorant ? Ignorez-vous que le port de
Caïete, si fréquenté et si rempli de vaisseaux, fut pillé par ces forbans, sous les yeux d’un préteur,
et qu’à Misène ils enlevèrent au préteur lui-même, qui les avait combattus auparavant dans ces
parages, ses propres enfants ? Dois-je encore déplorer les désastres d’Ostie, cette honte de la
république et notre ignominie, quand, presque sous vos yeux, la flotte confiée à la surveillance
d’un consul du peuple romain, fut prise par les pirates et coulée à fond ? Ô dieux immortels ! la
valeur incroyable, le génie d’un seul homme, ont-ils pu en si peu de temps répandre un tel éclat
sur la république, qu’après avoir vu une flotte ennemie à l’embouchure du Tibre, vous n’entendiez
plus parler aujourd’hui de la présence audacieuse d’un seul corsaire sur tout l’Océan !

Quoique vous sachiez avec quelle rapidité il a exécuté ces prodiges, je ne dois pas moins vous en
retracer le souvenir. Quel homme, entraîné par la nécessité des affaires, ou par l’ardeur de
s’enrichir, se transporta jamais en si peu de temps sur tant de points divers, et acheva tant de
courses aussi rapidement que nous avons vu la guerre et tout son appareil courir les mers sous les
ordres de Pompée ? En effet, Pompée, avant la saison favorable à la navigation, passe en Sicile,
visite l’Afrique, de là revient en Sardaigne, et pourvoit à la sûreté de ces trois provinces
nourricières de la république, en y laissant de très-fortes garnisons et des escadres : de retour en
Italie, et après avoir pris les mêmes précautions à l’égard des deux Espagnes, de la Gaule
cisalpine, des côtes de l’Illyrie, de l’Achaïe et de la Grèce entière, il couvre nos deux mers de flottes
considérables, et dispose également le long de nos rivages de puissantes garnisons. Lui-même
s’embarque à Brindes, et quarante-neuf jours après son départ, il réunit à l’empire toute la
Cilicie : à son approche, les pirates disparaissent de toute l’étendue des mers ; les uns sont pris et
exterminés, les autres se rendent à lui seul et à discrétion. Les Crétois lui envoient jusque dans la
Pamphylie des ambassadeurs pour implorer sa clémence. Pompée ne leur ôte pas l’espérance du
pardon, mais il exige des otages. Ainsi les préparatifs de cette guerre si considérable, si longue,
disséminée sur tant de pays, si oppressive pour toutes les nations, furent achevés à la fin de l’hiver
par Pompée, et la campagne, ouverte au commencement du printemps, fut terminée au milieu de
l’été.

XIII. Tel est Pompée ; tel est ce génie prodigieux et qui surpasse toute croyance. Mais qu’elles
sont grandes encore, qu’elles sont nombreuses ces autres qualités dont je vous parlais tout à
l’heure ! Car la vertu guerrière n’est pas la seule qu’il faille considérer dans un général accompli ;
il en est d’autres excellentes qui la servent et qui l’accompagnent. Et d’abord, quelles ne doivent
pas être l’intégrité d’un général, sa modération en toutes choses, sa fidélité à sa parole, son
affabilité, son esprit et son humanité ? Voyons rapidement, Romains, à quel degré Pompée réunit
toutes ces vertus : au plus haut degré sans doute : mais le parallèle les fera mieux connaître et
mieux comprendre que si vous ne lus considériez qu’en elles-mêmes.

Estimerons-nous, par exemple, un général qui a vendu et qui vend encore les grades de son
armée ? Quelles nobles pensées, quels projets favorables à la république peuvent animer cet
homme qui, avec l’argent tiré du trésor et destiné aux dépenses de la guerre, achète des magistrats
le gouvernement convoité par sa cupidité ambitieuse, ou fait à Rome même des placements
usuraires pour assouvir son avarice ? … Vos murmures, Romains, m’apprennent que vous avez
reconnu les coupables. Cependant je ne nomme personne, et personne ne se peut offenser qu’il ne
s’accuse aussitôt lui-même. Aussi, grâce à la rapacité de nos généraux, nul n’ignore les misères
sans nombre que traînent après elles nos armées, partout où elles portent leurs pas. Rappelez-
vous les marches qu’ils ont faites dans ces derniers temps, au milieu même de l’Italie, sur les
terres et à travers les villes des citoyens romains, et vous jugerez plus aisément par là comment ils
en usent chez les nations étrangères. Croyez-vous qu’avec de pareils chefs, vos soldats aient
détruit plus de places ennemies, que leurs quartiers d’hiver n’ont ruiné de villes alliées ? Car un
général ne saurait contenir son armée, s’il ne se contient pas lui-même, ni juger avec sévérité, s’il
récuse pour lui-même la sévérité des jugements d’autrui. Et nous sommes étonnés de l’immense
supériorité de Pompée, lui dont les légions sont arrivées en Asie dans un ordre si parfait, que pas
un des peuples avec lesquels nous étions en paix n’eût a souffrir, je ne dirai pas des violences,
mais simplement du passage d’une telle multitude. De plus, nous sommes instruits chaque jour et
par des lettres d’Asie, et par l’opinion publique, de la manière de vivre de l’armée dans ses
quartiers d’hiver. Non-seulement on n’y force personne à fournir quoi que ce soit au soldat, mais
cela même est interdit à ceux qui désirent de le faire : car nos ancêtres ont voulu que le toit de nos
alliés et de nos amis servît de refuge contre les rigueurs de la saison, et non de repaire aux
déprédations de l’avarice.

XIV. Considérez maintenant les autres effets de la modération de Pompée. D’où vient, par
exemple, cette rapidité incroyable dans ses expéditions ? car ce n’est pas, j’imagine, la force
extraordinaire des rameurs, l’habileté inouïe des pilotes, ou le souffle de quelque vent inconnu qui
l’ont porté en si peu de temps aux extrémités du monde ; mais les obstacles qui retardent
ordinairement les autres ne l’ont point retardé ; jamais l’avarice ne le détourna de sa route par
l’attrait de quelque butin ; jamais la volupté ne lui donna le goût des plaisirs ; la beauté des lieux,
l’envie de s’y distraire ; la réputation d’une ville, le désir de la connaître ; la fatigue elle-même, le
besoin de se reposer. Enfin ces statues, ces tableaux, ces chefs-d’œuvre de tout genre qui sont
l’ornement des villes grecques, et que les autres généraux crurent devoir enlever, il n’a pas même
pris la liberté de les voir. Aussi les populations de ces vastes pays ne l’admirent-elles pas comme
un général envoyé de Rome, mais comme un dieu tombé du ciel : et maintenant enfin, elles
commencent à croire à ce noble désintéressement des anciens Romains, à cette vertu déjà
contestée par les nations étrangères, et déjà regardée par elles comme un mensonge de notre
histoire. Aujourd’hui la splendeur de votre empire se manifeste à leurs yeux ; aujourd’hui elles
comprennent pourquoi leurs ancêtres, alors que Rome avait des magistrats de cette modération
sublime, aimaient mieux obéir au peuple romain que de commander aux autres. D’ailleurs l’accès
auprès de sa personne est, dit-on, si facile ; ceux qui ont à se plaindre de quelque injustice lui
parlent avec une telle liberté, que cet homme, malgré sa dignité qui l’élève au-dessus des plus
grands, semble, par son affabilité, descendre au niveau des plus humbles. Déjà, dans ces lieux
même, vous avez apprécié la sagesse de ses conseils, et vous avez entendu sa voix éloquente et
mâle, laquelle respire en quelque sorte la majesté du commandement. Et de quelle valeur pensez-
vous que soit sa parole parmi vos alliés, lorsque les ennemis même de toutes, les nations l’ont
estimée inviolable ? Son humanité est si grande, qu’il est difficile de dire si les ennemis ont plus
redouté sa bravoure dans le combat qu’ils n’ont chéri sa démence après la défaite. Et l’on
hésiterait encore à confier une guerre aussi importante à un homme que la providence des dieux
semble avoir fait naître pour finir toutes les guerres de son siècle !

XV. Ainsi, la réputation étant déjà un auxiliaire considérable pour ceux qui dirigent les
opérations militaires, et qui commandent l’année, personne ne doute assurément que la
possession de ce précieux avantage ne distingue éminemment le général dont nous parlons. Or,
que dans la conduite d’une guerre, le jugement de vos ennemis et de vos alliés sur vos généraux
soit d’une extrême importance, qui de nous pourrait l’ignorer, instruits comme nous le sommes,
que, dans les conjonctures difficiles, l’opinion et la renommée, autant que la raison elle-même,
portent les hommes ou au mépris, ou à la crainte, ou aux haines, ou aux affections ? Eh bien ! quel
nom fut jamais plus célèbre dans l’univers ? quels actes à comparer aux actes de Pompée ? Sur
qui, pour rappeler ses plus beaux titres de gloire, avez-vous porté de plus nombreux et de plus
honorables suffrages ? Rappelez-vous le jour où le peuple romain tout entier, remplissant le
forum et les temples qui avoisinent cette enceinte, proclama Pompée seul général dans une guerre
commune à toutes les nations ; quel pays assez désert où la renommée de ce jour solennel n’ait
pas pénétré ? Ainsi, sans en dire davantage, et sans invoquer des exemples étrangers pour
montrer ce que peut, dans la guerre, l’autorité d’un nom célèbre, empruntons de Pompée lui-
même des exemples de toutes les vertus les plus éminentes. Le jour où vous le nommâtes chef de
l’expédition contre les pirates, le prix du blé, qui était fort rare et fort cher, tomba tout à coup si
bas, par suite des espérances que fit naître la seule nomination de cet homme, qu’à peine la
récolte la plus abondante, au milieu d’une paix continue, aurait pu produire un si magnifique
résultat. Déjà nos derniers malheurs dans le Pont, cette bataille désastreuse que je vous ai
rappelée malgré moi, avaient épouvanté nos alliés ; l’audace de l’ennemi croissait avec ses forces ;
la province n’était plus en état de se défendre, et vous perdiez l’Asie, Romains, si, par un bienfait
du ciel, la fortune de Rome n’eût conduit Pompée dans ce pays, au moment même du danger. Il
paraît, et soudain Mithridate exalté par des succès inattendus, s’arrête, et l’armée innombrable de
Tigrane menaçant l’Asie n’ose aller plus avant. Et vous douterez encore de ce que fera par sa
valeur celui qui a tant fait par sa réputation ? vous douterez qu’il puisse, revêtu du
commandement, et à la tête d’une armée, sauver nos alliés et nos revenus, lui dont le nom seul a
déjà suffi pour les protéger ?

XVI. Mais poursuivons : quels plus éclatants témoignages de la réputation de Pompée chez les
ennemis de Rome, que la soumission universelle de ces peuples à son autorité, consommée en si
peu de temps, en des lieux si éloignés et si différents ; que l’empressement de ces ambassadeurs
Crétois, venant le chercher pour ainsi dire, jusqu’aux extrémités de la terre, malgré la présence
dans leur île d’un général romain et de notre armée, et déclarant qu’ils voulaient lui livrer toutes
les villes de la Crète ? Que dis-je ? ce même Mithridate ne lui envoya t-il pas jusqu’en Espagne, un
ambassadeur, que Pompée considéra toujours comme tel, en dépit de certaines gens qui se
plaisaient à le regarder comme un espion, affligés qu’ils étaient de la préférence dont Pompée
avait été l’objet ? Vous pouvez donc, Romains, juger maintenant combien aura de valeur aux yeux
des rois et des nations étrangères ce nom illustre, relevé d’ailleurs partant d’actions glorieuses et
par l’immense honneur de vos suffrages.

Il me reste à parler du bonheur de Pompée, de cet avantage dont nul n’a le droit de se prévaloir,
mais que nous pouvons reconnaître et célébrer dans les autres : je n’en parlerai qu’avec réserve et
en peu de mots, comme il convient à l’homme, lorsqu’il parle de la puissance des dieux. Je pense
donc que Maximus, Métellus, Scipion, Marius et d’autres généraux fameux ont dû le plus souvent
l’honorable mission de commander nos armées, autant au bonheur de leurs armes qu’à leur
mérite personnel. On ne peut douter qu’il n’y ait eu plus d’un homme illustre dont l’élévation, les
honneurs, la gloire, les succès dans les grandes entreprises, furent le résultat de la coopération
divine de la fortune. Je ne dirai pas que le personnage dont il s’agit tient la fortune dans ses
mains ; mais je dirai, fidèle à cette modération que je m’impose, et afin qu’on ne m’accuse ni
d’impiété, ni d’ingratitude envers les dieux, que le passé nous garantit peut-être l’avenir. Je
n’exalterai donc pas devant vous, Romains, la grandeur des actions de Pompée pendant la paix et
pendant la guerre, sur terre et sur mer, ni le bonheur inouï qui l’accompagne ; je ne vanterai pas
cet assentiment continuel des citoyens, cette adhésion empressée de nos alliés, cette obéissance
des ennemis, et jusqu’à cette soumission des vents et des tempêtes secondant ses desseins ; je
dirai simplement qu’il n’y a jamais eu d’homme assez téméraire pour oser, dans son cœur,
demander aux dieux autant et d’aussi grands succès qu’ils en ont prodigué à Pompée. Puissent-ils
lui continuer les mêmes faveurs ! c’est là le vœu que vous devez faire, et que vous faites sans doute
pour la prospérité de l’empire, et pour l’intérêt de Pompée lui-même.
La guerre étant donc si nécessaire qu’on ne peut la différer ; si importante, qu’elle réclame tons
vos soins ; le commandement d’ailleurs devant être confié à un général qui réunisse en lui une
merveilleuse connaissance de l’art militaire, un courage insigne, une réputation brillante, un
bonheur sans égal ; hésiterez-vous, Romains, à consacrer à la défense et à l’agrandissement de cet
empire, l’instrument illustre qui vous est offert et donné par les dieux ?

XVII. Quand même Pompée serait aujourd’hui dans Rome, simple particulier, il faudrait le
choisir encore, et l’envoyer continuer la guerre. Maintenant que, indépendamment d’autres
avantages précieux, notre bonne fortune veut qu’il soit sur les lieux, qu’il y ait une armée prête à
passer sans délai des mains de ceux qui la commandent entre les siennes ; qu’attendons-nous ? ou
pourquoi, sous les auspices des dieux mêmes, ne confions-nous pas la conduite de cette guerre
contre des rois ligués, à cet homme que nous avons chargé, si heureusement pour là république,
des entreprises les plus difficiles ?

Mais un citoyen illustre, plein d’amour pour son pays, et comblé d’ailleurs de vos bienfaits, Q.
Catulus, est d’un avis contraire, et cet avis est partagé par Q. Hortensius, qui réunit, avec tant de
distinction, les honneurs, la fortune, le talent et l’esprit. Je sais que leur autorité a souvent eu, je
sais qu’elle a encore la plus grande influence sur vos décisions ; mais, dans cette affaire où je puis
à mon tour leur opposer des noms également illustres, respectables et bien connus de vous,
j’examinerai la chose en elle-même, et, sans avoir égard à l’autorité, je ne veux qu’interroger la
vérité et la raison. La vérité se dévoilera d’autant plus facilement, qu’Hortensius et Catulus
conviennent eux-mêmes de ce que je viens de dire, et reconnaissent que la guerre est
indispensable, qu’elle est dangereuse, et qu’il ne manque à Pompée aucune des vertus qui
caractérisent un général accompli. Que dit en effet Hortensius ? Que, s’il faut tout donner à u n
seul, Pompée en est le plus digne ; mais aussi, qu’il ne convient pas de tout donner à un seul. Cette
raison n’a déjà plus de crédit ; les événements l’ont réfutée beaucoup mieux que toutes nos
paroles. Car c’est vous aussi, Hortensius, qui, avec votre facilité, singulière et votre admirable
éloquence, avec cette mesure et ces formes élégantes qui vous sont habituelles, avez combattu, et
dans le sénat et à cette tribune, Aulus Gabinius, lorsque ce tribun courageux promulgua la loi qui
devait nommer Pompée seul général contre les pirates ; et cette loi fut l’objet de votre infatigable
opposition. Or, je vous le demande au nom des dieux, si le peuple romain, moins soucieux de ses
intérêts et de la vérité, se fût laissé entraîner aux séductions de votre éloquence imposante,
serions-nous encore aujourd’hui en possession de notre gloire et de l’empire du monde ? Et
pensiez-vous l’avoir, cet empire, quand on saisissait les ambassadeurs du peuple romain, ses
préteurs et ses questeurs ; quand toute communication publique et particulière avec les provinces
était rompue ; quand toutes les mers nous étaient si bien fermées, que ni les vaisseaux
marchands, ni les flottes de l’État ne pouvaient s’y ouvrir un passage ?

XVIII. Fut-il jamais un État, je ne parle pas d’Athènes, qui passe pour avoir eu une assez grande
puissance maritime ; ni de Carthage, dont toute la force était dans ses flottes et dans son
commerce maritime ; ni de Rhodes, encore célèbre de nos jours par son organisation navale et sa
gloire : fut-il jamais un État si dépourvu de forces, une île si resserrée dans ses rivages, qui n’aient
trouvé dans leurs propres ressources des moyens de défendre leurs ports, leurs territoires, ou du
moins une partie des uns et des autres ? Eh bien ! durant des années entières, avant la
promulgation de la loi Gabinia, le peuple romain, ce peuple qui avait porté jusqu’à nos jours le
titre d’invincible dans les combats sur mer, s’est vu dépouillé, non-seulement de ses revenus les
plus considérables et les plus importants, mais aussi de sa gloire et de son empire. Nous, dont les
ancêtres avaient battu les flottes des rois Antiochus et Persée, et gagné toutes les batailles navales
contre les Carthaginois, les marins les plus aguerris et les plus expérimentés, nous n’étions plus
nulle part en état de résister à des pirates ; nous qui jadis faisions servir l’autorité imposante du
nom romain non-seulement à protéger l’Italie, mais à garantir le salut de nos alliés dans les pays
les plus reculés, témoin Délos, située si loin de nous dans la mer Egée, où se débarquaient de tous
les coins du monde d’immenses cargaisons de marchandise, et qui ne craignait rien, malgré son
opulence, malgré l’exiguïté de son étendue et le manque de toute fortification ; nous-mêmes dis-
je, nous n’avions en Italie ni provinces, ni côtes, ni ports où nous fussions encore les maîtres ; la
voie Appienne elle-même n’était plus libre, et cependant, à cette fatale époque, les magistrats du
peuple romain ne rougissaient pas de monter à cette tribune que vos pères vous ont laissée ornée
de dépouilles navales et des débris des flottes ennemies !

XIX. Alors le peuple romain ne doutait pas que vous, Hortensius, et ceux qui partageaient votre
opinion, ne parlassiez ainsi avec toute la sincérité de gens honnêtes ; mais pourtant ce même
peuple, préoccupé du salut de la république, aima mieux céder aux impulsions de sa douleur que
de déférer à l’autorité de vos conseils. Ainsi, tandis que par une seule loi, par un seul homme et
dans une seule année, nous étions affranchis de nos misères et de notre ignominie, nous
obtenions en outre ce résultat de paraître un jour les véritables maîtres de toutes les nations et sur
terre et sur mer. C’est pourquoi je trouve d’autant plus indigne l’opposition qu’on a manifestée,
dirai-je contre Gabinius ou contre Pompée, ou plutôt contre l’un et l’autre, en empêchant que
Gabinius ne fût donné pour lieutenant à Pompée, qui le désire et qui le demande. Quoi ! si
Pompée, dans une guerre de cette importance, demande un lieutenant de son choix, il ne mérite
pas de l’obtenir, tandis que d’autres généraux, dont le but a été la spoliation de nos alliés et le
pillage des provinces, ont appelé à eux tels lieutenants qu’ils ont voulus ? Et l’auteur d’une loi qui
a sauvé Rome, et maintenu la dignité de l’empire, sera exclu de toute participation à la gloire du
général et de l’armée que nous devons à ses conseils et à son mépris du danger ? Je dis plus : Cn.
Falcidius, Q. Métellus, Q. Célius Latiniensis, Cn. Lentulus ; tous ces hommes, que je cite avec
respect, auront pu être lieutenants, l’année même qui suivit leur tribunal, et l’on ne sera si
scrupuleux qu’à l’égard de Gabinius, de ce citoyen qui, dans une guerre entreprise en vertu de la
loi qu’il a proposée, sous un général et dans une armée qui furent son ouvrage, devrait être appelé
à la lieutenance par un privilège spécial ? Mais j’espère que les consuls proposeront au sénat cette
nomination ; s’ils hésitent ou s’ils sont effrayés, j’affirme que je ferai moi-même la proposition ; et
nul décret injuste, de quelque part qu’il vienne, ne m’empêchera, Romains, de défendre, à l’ombre
de votre protection, vos bienfaits et vos droits. Je ne tiendrai compte d’aucun obstacle, si ce n’est
de l’intervention tribunitienne ; mais ceux qui nous en menacent réfléchiront, je pense, et
examineront jusqu’où il leur est permis d’en faire usage. Selon moi donc, Romains, Gabinius, seul
auteur de cette guerre navale et de ses suites si glorieuses, vous est naturellement désigné pour
être associé à Pompée ; car si l’un a clos heureusement l’expédition qui lui avait été confiée, c’est
l’autre qui lui avait obtenu de vos suffrages l’honneur de la commencer.

XX. Il me reste à parler de l’opinion de Catulus et de l’autorité de cette opinion. Comme il vous
demandait à qui vous donneriez votre confiance, si Pompée, votre unique espoir, venait à vous
manquer : « À vous, Catulus, » fut votre réponse unanime. Juste récompense de son mérite et de
sa vertu ! En effet, tel est Catulus, qu’il n’est point d’entreprise si grande, ni si difficile, qu’il ne la
puisse diriger par ses conseils, soutenir par son intégrité, et achever par son courage. Mais dans la
question présente je suis d’un sentiment tout opposé au sien. Car plus la vie de l’homme est
courte et incertaine, plus la république doit mettre à profit, tandis que les dieux le permettent, la
vie et les talents d’un grand homme.

Mais, dit Catulus, gardons-nous d’innover rien de contraire aux exemples et aux institutions de
nos ancêtres. — Je n’objecterai pas ici que nos ancêtres ont toujours consulté, pendant la paix les
usages établis, pendant la guerre, les intérêts de l’État ; que toujours ils ont modifié leurs idées
selon les temps et les besoins nouveaux ; je ne dirai pas les deux guerres capitales, celles d’Afrique
et d’Espagne, terminées par un seul général ; ni la destruction de deux cités puissantes, Carthage
et Numance, les plus redoutables ennemies de l’empire, par Scipion, ce même général ; je ne
rappellerai point cette époque peu éloignée, où vous et vos pères jugeâtes convenable de déposer
sur la tête du seul Marius les destinées de l’empire, et d’opposer successivement Marius à
Jugurtha, Marius aux Cimbres, Marius aux Teutons ; vous-mêmes, vous n’avez pas oublié, que je
sache, les innovations que, de la volonté pleine et entière de Catulus, si hostile aujourd’hui à des
mesures semblables, vous avez déjà faites en faveur de Pompée.

XXI. Quoi de plus nouveau en effet qu’un jeune homme, sans caractère public, organisant une
armée dans les circonstances les plus difficiles de la république ? ce jeune homme l’a organisée.
Qu’il la commandât ? il l’a commandée. Qu’il eût de grands succès ? les succès ne lui ont pas
manqué. Quoi de plus insolite que de donner à ce tout jeune homme, si loin encore de l’âge requis
pour être sénateur, une armée et son commandement ; de confier à sa vigilance la Sicile, l’Afrique
et la guerre que nous avions à y soutenir ? Cependant il a gouverné ces provinces avec une
intégrité, une convenance et une valeur singulières ; il a fini une guerre considérable en Afrique,
et il a ramené ses troupes victorieuses. Quoi de plus inouï que le triomphe d’un chevalier romain ?
Cependant le peuple romain a vu ce prodige, et non-seulement il l’a vu, mais il a cru devoir y
montrer toute l’ardeur de son empressement. Quoi de plus contraire à l’usage que d’envoyer un
simple chevalier soutenir une guerre immense et formidable, et cela à la place d’un consul, et lors
même que nous en avions deux des plus illustres et des plus courageux ? Il fut envoyé. On disait
bien dans le sénat qu’il ne convenait pas qu’un homme sans caractère public allât remplacer un
consul ; mais on rapporte que L. Philippus répondit hautement que, pour lui, il ne l’envoyait pas
remplacer un consul seulement, mais bien les deux ensemble. Telle était la confiance qu’on avait
dans ses moyens d’assurer le succès de nos armes, que, malgré sa jeunesse, on décernait à lui seul
les fonctions des deux premiers magistrats de la république. Quoi de plus extraordinaire qu’un
citoyen soit soustrait à la puissance des lois par un sénatus-consulte, et créé consul avant l’âge que
ces lois exigent pour l’exercice de toute autre magistrature ? Quoi de plus incroyable qu’un
sénatus-consulte déférant pour la seconde fois le triomphe à un chevalier romain ? Non jamais, de
mémoire d’homme, on ne créa en faveur de qui que ce fût des distinctions nouvelles en aussi
grand nombre, que celles que nous avons vues réunies sur la tête de Pompée. Et tant de faveurs
extraordinaires, tant de distinctions glorieuses ont été accordées au même citoyen, de l’avis de
Catulus et sous la sanction des autres membres les plus illustres du sénat.

XXII. Qu’ils prennent donc garde qu’après avoir obtenu votre approbation pour tout ce qu’ils ont
fait eux-mêmes en faveur de Pompée, il ne soit de leur part souverainement injuste, il ne soit
intolérable de désapprouver votre jugement sur ce grand homme, et de méconnaître l’autorité du
peuple romain ; maintenant surtout que le peuple assemblé a plus que jamais le droit de faire
prévaloir, contre ceux qui ne la partagent pas, son opinion en faveur de Pompée, puisqu’on dépit
de leurs réclamations vous l’avez chargé seul, entre tous les autres, de la guerre contre les pirates.
Si alors ce choix fut téméraire et peu conforme aux intérêts de l’État, ils ont raison aujourd’hui de
prétendre éclairer vos sympathies par leurs conseils ; mais si vous fûtes alors plus clairvoyants
qu’eux ; si, dédaignant leurs avis, vous avez rendu par vous-mêmes l’honneur à cet empire et la
sécurité au monde, que ces illustres sénateurs confessent enfin, eux et les autres, qu’ils doivent se
soumettre à la sagesse du peuple romain. D’ailleurs la guerre d’Asie contre deux rois ligués n’exige
pas seulement le courage militaire, cette vertu principale de Pompée, mais bien d’autres grandes
qualités de l’esprit et du cœur. Il est difficile à un général de commander en Asie, en Cilicie, en
Syrie, et chez les nations les plus reculées, et de ne songer en même temps qu’à la gloire et à
l’ennemi. En existât-il même d’assez modérés, d’assez honnêtes, d’assez désintéressés, personne
ne les croit tels, à cause du trop grand nombre que déshonore leur cupidité. On ne saurait dire,
Romains, tout ce que nous ont valu de haine, parmi les nations étrangères, les honteux désordres
et les injustices des magistrats que nous y avons envoyés ces dernières années. Quel temple, dans
ces contrées, a été, selon vous, respecté ? Quelle ville sacrée pour eux ? quelle maison assez close
et assez fortifiée ? On cherche aujourd’hui quelles sont les cites riches et florissantes ; on leur
déclare la guerre, et cette guerre n’est qu’un prétexte pour légitimer le pillage et la dévastation.
J’agiterais volontiers cette question sérieuse en présence de mes illustres adversaires, Q. Catulus
et Q. Hortensius ; ils savent quel les sanglantes blessures ont reçues nos alliés ; ils voient leur
infortune, ils entendent leurs plaintes. Est-ce contre l’ennemi, dites-moi, et pour vos alliés que
vous faites marcher vos armées ; ou bien l’ennemi n’est-il qu’un prétexte d’agression contre vos
alliés, contre vos amis ? Citez une ville, dans toute l’Asie, qui soit capable de suffire à l’avarice
inextinguible, je ne dis pas d’un général ou d’un lieutenant, mais du dernier tribun ?

XXIII. Ainsi, quand vous auriez un homme en qui vous reconnaîtriez la puissance de vaincre en
bataille rangée les armées des deux rois, si cet homme ne peut s’abstenir de toucher, de voir, de
convoiter l’argent des alliés, leurs femmes et leurs enfants, les ornements de leurs temples et de
leurs villes, les richesses et les trésors des rois, il ne faut pas l’envoyer faire la guerre en Asie. Y a t-
il, pensez-vous, une ville soumise et pacifiée qui soit restée opulente ? une ville opulente que nos
généraux regardent comme effectivement pacifiée ? Les pays maritimes, Romains, ont demandé
Pompée, non-seulement à cause de sa gloire militaire, mais aussi à cause de sa modération. Car ils
voyaient, qu’à l’exception d’un petit nombre de gens, les revenus annuels n’enrichissaient pas le
peuple romain, et que les exploits de nos flottes imaginaires n’avaient d’autre résultat que
d’accroître notre honte, en multipliant les défaites. Maintenant encore, avec quelle avidité les
généraux partent pour es provinces, par quelles largesses ils ont acheté cet honneur, et à quelles
conditions, l’ignorent-ils, ceux qui ne pensent pas qu’il faille accorder tous les pouvoirs ensemble
à un seul homme ? comme si Pompée n’était pas, à nos propres yeux, grand autant par les vices
des autres que par ses propres vertus. N’hésitez donc pas, Romains, à donner tout pouvoir à
l’homme qui, depuis tant d’années, s’est trouvé le seul dont l’arrivée, à la tète de ses soldats, dans
les villes de nos alliés, ait été accueillie avec allégresse. Que si vous croyez encore nécessaire que
j’invoque à l’appui de ma cause des autorités, je nommerai P. Servilius, personnage d’une si haute
expérience en matière de guerre, et dans les affaires les plus épineuses, dont les succès sur terre et
sur mer ont été si éclatants, que, dans une délibération de cette nature, nulle autorité ne doit
prévaloir sur la sienne ; G. Curion, si distingué par les faveurs qu’il a reçues de vous, par ses belles
actions, par la grandeur de son génie et par sa sagesse ; Cn. Lentulus, dont vous avez reconnu tous
la tenue et la prudence supérieure dans l’exercice des dignités auxquelles vous l’avez élevé ; G.
Cassius enfin, cet homme d’une intégrité, d’une valeur et d’une fermeté que rien n’égale. Voyez si
de telles autorités vous semblent suffisamment réfuter les objections de nos adversaires.

XXIV. Par tous ces motifs, Manilius, je loue et j’approuve avec enthousiasme cette loi qui est la
vôtre, vos vues, et le sentiment qui les inspire : et puisque vous avez l’agrément du peuple romain,
je vous engage à persister dans ce même sentiment, et à ne craindre les menaces ni la violence de
personne. D’abord, je vous crois suffisamment de courage et de persévérance ; mais, de plus,
quand je vous vois soutenu de cette multitude immense de citoyens accourue ici avec tant
d’empressement pour conférer une seconde fois le commandement au même général, quelle
incertitude peut-il nous rester sur le sort de la proposition, et sur les moyens de l’exécuter ? Quant
à moi, tout ce que j’ai de zèle, de prudence, d’activité et d’esprit ; tout ce que le peuple romain m’a
donné de pouvoir en m’honorant de la préture ; tout ce que j’ai enfin d’autorité, de crédit et de
fermeté, je le promets et je l’offre tout entier à vous et au peuple romain, pour le succès de la loi
que vous présentez. Et j’atteste tous les dieux, ceux-là surtout auxquels cette enceinte et ces lieux
sont consacrés, qui lisent dans les cœurs de tous les citoyens venus ici pour les affaires de l’État,
que je n’agis à la sollicitation de personne, ni dans la pensée de gagner les bonnes grâces de
Pompée, ou de viser, par l’élévation de qui que ce soit, à m’assurer une protection dans le danger,
un appui dans la carrière des honneurs. À l’abri de mon innocence, il me sera facile, comme il doit
l’être à tout honnête homme, de vaincre le péril ; et, quant aux honneurs, ce ne sera ni par
l’influence d’autrui, ni par ce que j’ai pu dire à cette tribune, que je les veux acquérir, mais en
persévérant dans mes habitudes de vie laborieuse, si vous les jugez dignes d’un tel prix. Ainsi,
Romains, le but que je me suis proposé dans cette affaire est uniquement, je l’affirme, l’intérêt de
la république ; et loin de paraître avoir voulu me ménager des amitiés utiles, je sens au contraire
que je me suis attiré une foule de haines obscures ou déclarées, dont je n’avais pas besoin, mais
qui peut-être ne vous seront pas inutiles. Je dois aux fonctions dont vous m’avez investi, aux
bienfaits dont vous m’avez comblé, la résolution inflexible d’immoler les intérêts et les avantages
qui ne touchent que moi, à mon respect pour la volonté du peuple, à la dignité de la république,
au salut de vos provinces et de vos alliés.

NOTES

SUR

LE DISCOURS EN FAVEUR DE LA LOI MANILIA.

I. Optimo patuit. Il fallait être magistrat pour parler à la tribune, ou avoir reçu ce pouvoir d’un
magistrat.

Ter prætor primus. Deux fois dans les comices qui furent interrompus, et où le peuple avait déjà
manifesté son vœu, et la troisième fois dans les comices où il fut nommé et proclamé le premier
des huit préteurs. Les comices étaient interrompus soit par un mauvais présage signalé par
l’augure, soit par l’opposition des tribuns, soit par tout autre motif.

II. Mithridate, roi du Pont ; Tigrane, roi d’Arménie. La Bithynie était une province de l’Asie
Mineure que le roi Nicomède avait léguée par testament au peuple romain.

Ariobarzane. Roi de Cappadoce.

Magnæ res… in vestris vectigalibus occupatæ. C’était les chevaliers qui affermaient la levée des
impôts, et qui en répondaient sur leur fortune personnelle.

Qui successeris. Manius Acilius Glabrion, le même qui avait présidé le tribunal dans le procès de
Verres.

III. Sullam revocavit. Il venait pour combattre le parti de Marius, alors tout-puissant. Mithridate
profita de cette circonstance qui le délivrait de l’armée romaine, pour recommencer la guerre.

IV. Ecbatane était la capitale de la Médie.


Ad eos duces. Sertorius, et d’autres généraux proscrits par Sylla ; le premier faisait en Espagne, où
il s’était retiré, une guerre acharnée aux Romains.

V. Appellati superbius. Cicéron diminue l’insulte faite aux ambassadeurs ; suivant Tite-Live, ils
avaient été frappés et insultés.

Legatum consularem. On croit que c’était Manius Aquillius, qui avait vaincu en Sicile les esclaves
révoltés.

Alium… Glabrion que ces peuples craignaient de blesser, en demandant un autre général.

Unum virum. Pompée qui faisait alors la guerre aux pirates, dans les parages voisins de l’Asie.

VI. Cum Antiocho, cum Philippo. Antiochus, roi de Syrie, inquiétait les villes grecques alliées.
Philippe, roi de Macédoine, assiégeait Athènes, alliée des Romains. Les Carthaginois attaquaient
Messine, en Sicile. Les Romains marchèrent au secours de cette ville, et ce fut là l’origine de la
première guerre punique.

Ita…. neque vectigal conservari potest. Les Romains prenaient le dixième de toute sorte de
denrées et de fruits. En outre la république tirait une rente des pâturages pris sur les ennemis. Les
fermiers avaient les noms écrits de tous ceux qui possédaient des pâturages, et s’appelaient
scripturæ magistri.

VIII. Ducibus Sertorianis. Des chefs que Sertorius envoyait à Mithridate. — Sinope, ville située
près du Pont-Euxin ; Amisus, autre ville sur les confins de la Paphlagonie et de la Cappadoce.

IX. Parens. Le père de Médée était Éta, roi de Colchos, et son frère, Absyrte.

Fani. Temple de Bellone, nommée Comane, dans une ville du Pont, appelée aussi Comane. Ce
temple fut ensuite pillé par Muréna, suivant Appien.

Urbem. Tigranocerte, aujourd’hui Sered, capitale d’Arménie, bâtie par Tigrane. Lucullus la prit.

Quæ tanta fuit. Lucius Flaccus et ensuite Caius Triarius, lieutenants de Lucullus, que ce général,
revenant à Rome demander le triomphe, avait laissés pour commander l’armée, essuyèrent
chacun une défaite considérable.

Imperii diuturnitati modum. Il y avait sept ans que Lucullus commandait en Asie : il y en avait
dix que servait une partie de ses soldats : or, le service n’était que de neuf ans.

X. Acerrimis hostibus. Dans la guerre civile, contre Cinna.

Summi imperatoris. Sylla.

Civile. Guerre civile, contre Cinna et Carbon ;

Africanum. Guerre d’Afrique, contre Cn. Domitius et les autres proscrits, réunis à Iarbas, roi de
Numidie ;

Transalpinum. Guerre transalpine, contre les Gaulois ;

Hispaniense. Guerre d’Espagne, contre Sertorius ;

Bellicosissimis nationibus. Guerre contre les Ibériens et les Lusitaniens ;

Servile. Guerre d’esclaves, dont Spartacus était le chef ;


Navale. Guerre maritime contre les pirates.

XI. Testis est Sicilia. Perpenna et Carbon, chassés d’Italie, se retirèrent en Sicile. Un sénatus-
consulte envoya contre eux Pompée. Perpenna, voyant qu’il allait être enveloppé, prit la fuite.
Carbon fut pris, condamne à mort, et sa tête fut envoyée à Sylla.

XII. Legati redemti sunt. On ne sait pas quels étaient ces ambassadeurs, ni dans quel temps ils
furent pris.

Cum duodecim secures. Chaque préteur avait six licteurs portant des haches. Il s’agit des deux
préteurs Sextilius et Bellinus, qui, au rapport de Plutarque dans la Vie de Pompée, furent enlevés
par des pirates, comme ils allaient dans leurs provinces, et emmenés prisonniers.

Gnide, ville de Carie. — Colophon, ville d’ionie. — Samos, Ile de la mer Egée, avec une ville du
même nom. — Gaiète, port de Campanie.

Prætore. L’histoire ne nomme pas ce préteur.

Ipsis liberos. C’était sa fille. Les Latins disaient liberi au pluriel, d’un seul enfant, fils ou fille. Ainsi
nous appelons père de famille un individu ayant un seul ou plusieurs enfants.

Inspectantibus vobis. Du Capitole, on pouvait apercevoir, dans un beau temps, la mer qui
environne Ostie.

Consul. On ignore quel était ce consul.

Duabus Hispaniis. En deçà, et au delà du fleuve Ibère.

Duo maria. La mer Adriatique et celle de Toscane.

XIII. Qui hæc fecerint. Cette allusion ne peut s’appliquer qu’à Glabrion ; car Lucullus, qui
s’enrichissait sans scrupule des dépouilles de l’ennemi, passait pour être intègre dans le
maniement des deniers publics. Dans la guerre contre Mithridate, il refusa des subsides de Rome,
alléguant que la guerre devait nourrir la guerre.

XV. Auctoritas, la réputation. C’est ici le vrai sens d’auctoritas. Auctoritas, dit un savant, en
expliquant ce mot dans cet endroit, gravis et vehemens opinio, de alicujus singulari virtute ac
magnitudine concepta.

Tam præœclara judicia. Pompée obtint les honneurs du triomphe, quoiqu’il fût encore dans
l’ordre des chevaliers, et qu’il n’eût pas l’âge d’entrer au sénat ; il fut envoyé contre Sertorius avec
un commandement proconsulaire, quoiqu’il fût simple questeur ; il triompha une seconde fois, en
vertu de la même dispense ; il parvint au consulat, sans avoir passé par les autres magistratures.
(Clément.)

Tanta vilitas. Les pirates qui couvraient les mers, empêchaient les grains d’aborder en Italie ;
l’élection de Pompée ranima la confiance, et l’on ne craignit plus à Rome de manquer de grains.
(Idem.)

XVI. Quibus… erat molestum. Cicéron désigne ici Métellus Pius et Perpenna ; le premier était
proconsul, le second, préteur ; Pompée n’était que questeur.

XVII. Re multo magis quam verbis refutata. En effet, le succès de la guerre contre les pirates fut
tel, qu’il surpassa les espérances même des plus chauds partisans de Pompée. — Gabinius fit
recevoir sa loi, malgré de vives oppositions, et cette loi fut appelée Gabinia.
XVIII. Antiochus. Il était roi d’une partie de l’Asie, et fut vaincu sur mer par C. Livius. — Persée,
roi de Macédoine, fut défait sur le même élément par C. Octavius.

Délos. C’était un port commode pour ceux qui naviguaient de l’Italie et de la Grèce dans l’Asie.

Appia via. Cette voie était voisine de la mer, près de Terracine.

In hunc locum. La tribune aux harangues s’appelait rostra, parce qu’elle était ornée des éperons
des navires pris sur les Antiates.

XIX. Cum tribuni plebis fuissent. Cicéron attaque indirectement cette loi qui empêchait les ex-
tribuns de servir de lieutenants aux généraux nommés sous leur tribunat.

XX. Si quid eo factum esset, S’il venait à vous manquer. Si quid de eo, ou de eo factum est, c’est-
à-dire, Si quid humanitatis ei contigisset, si obiisset. Les Romains évitaient avec soin les paroles
qui annonçaient ouvertement la mort, comme étant de mauvais présage.

Scipione. P. Scipion Émilien, second Africain du nom, prit et détruisit Carthage en Afrique, et
Numance en Espagne.

XXI. Adolescentulum. Pompée n’avait alors que vingt-trois ans.

Bellum formidolosissimum. La guerre contre Sertorius.

Duo consules. M. Lépidus et Q. Catulus.

XXII. Regna interiorum nationum. Ce sont les nations qui étaient dans l’intérieur des terres,
éloignées des côtes.

XXIII. Publius Servilius. Il fut surnommé Isauricus, parce qu’étant proconsul, il avait battu les
Isauriens et les pirates. — C. Curion avait été consul avec Cn. Octavius. — Cn. Lentulus avait battu
Spartacus. — C. Cassius avait été consul l’année d’avant Lentulus.

XXIV. Deos, et eos maxime. L’image d’Hercule et de Vénus genitrix auprès de la tribune aux
harangues. — Cette enceinte, en latin, templum, nom donné à toute enceinte consacrée par les
auspices.

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