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Observation extérieure
Toutes les sciences physiques et naturelles débutent par l'observation des
phénomènes. Comme c'est précisément pour cette raison que ces sciences sont
dites dérivées, à des degrés divers, de l'expérience, on ne voit pas bien au premier
abord ce qui peut différencier l'expérience et l'observation. Toutes deux semblent
faites, comme dit Bacon, pour « amasser les matériaux ». En ce sens large, on peut
dire en effet que le domaine de l'observation et celui de l'expérience coïncident. Mais
on peut prendre ces deux mots dans un sens plus étroit et établir des distinctions.
C'est ce que s'est efforcé de faire Claude Bernard (Introduction à l'étude de la
Médecine expérimentale, 1re part., chap. 1er).
La première distinction que l'on croie pouvoir faire, dit cet auteur, entre l'observation
et l'expérience, est celle de la passivité à l'activité. L'observateur constaterait
simplement des faits; l'expérimentateur les déterminerait. Mais, dit Claude Bernard,
l'esprit ne reste plus toujours inactif comme la main dans l'observation. S'il y a des
observations passives, faites au hasard, sans idée préconçue (l'observation d'une
maladie endémique quelconque qui se manifeste dans une contrée, ou d'une planète
qui passe par hasard dans le champ de la lunette d'un astronome), il y a aussi des
observations actives, faites « avec intention de vérifier l'exactitude d'une vue de
l'esprit ». Peut-être même faut-il aller plus loin que Cl. Bernard et dire qu'il n'y a pas
d'observation absolument passive, que, si l'on peut observer sans idée préconçue
particulière, sans l'idée arrêtée d'une explication déterminée, l'on n'observe jamais
sans l'idée d'une explication possible et de la nature même de cette explication.
Observer, c'est déjà, dans une certaine mesure, interpréter. Toute observation
consiste à faire un choix entre les nombreux faits de détail qui constituent un
phénomène particulier et à ne noter que ce que l'on sait devoir être utile à la
connaissance : l'heure du passage de la planète observée, par exemple, à un point
du ciel. D'un autre côté, continue Cl. Bernard, s'il y a des expériences actives, ou la
main de l'expérimentateur doit intervenir (pour établir une fistule gastrique, par ex.), il
peut y avoir des expériences en quelque sorte passives, où l'opération est réalisée
par un accident (la fistule de l'estomac peut se produire à la suite d'une blessure).
L'on est alors porté à croire que « l'observation consiste dans la constatation de tout
ce qui est normal et régulier », tandis que l'expérience impliquerait « l'idée d'une
variation ou d'un trouble intentionnellement apportés par l'investigateur dans les
conditions des phéno-mènes naturels ». Cette distinction, dit Cl. Bernard, n'est pas
beaucoup plus décisive que la première, car si elle admet qu'il n'y a expérience que
si l'on fait varier on si l'on décompose par l'analyse le phénomène à connaître, elle
suppose toujours une activité intentionnelle de la part de l'expérimentateur. Or; nous
avons vu que des troubles servant à l'expérience peuvent se produire spontanément
ou fortuitement, par lésion pathologique ou par accident.
Pour établir une distinction réelle entre l'observation et l'expérience, Cl. Bernard
distingue le procédé d'investigation employé pour obtenir les faits du procédé
intellectuel qui les met en oeuvre.
C'est précisément ce qui se produit dans les sciences d'observation pure, comme
l'astronomie, dans les sciences où nous ne pouvons pas expérimenter et où nous
avons à retrouver les causes par les effets sans pouvoir faire varier les effets en
agissant sur les causes ( S. Mill, loc. cit., 3 et 4). Dans ces sciences, comme le fait
remarquer S. Mill, nous ne pouvons atteindre qu' « une antecédance invariable dans
les limites de l'expérience, mais non une antécédence inconditionnelle ou la
causation ».
L'observation morale n'a pas seulement pour but la connaissance théorique des
humains ou le plaisir esthétique que l'on goûte à les faire revivre dans une oeuvre
d'art. Elle peut avoir aussi un intérêt pratique. Cet intérêt est double. Nous pouvons
nous observer et observer les autres, ou bien dans l'intention morale de devenir
nous-mêmes et de rendre les autres meilleurs, ou bien dans l'intention prudente de
nous conduire habilement et d'user d'autrui pour des fins particulières Cette seconde
forme de l'observation morale est ce que l'on entend ordinairement par la
connaissance des autres. C'est celle que nous exigeons des politiques et que nous
pratiquons à des degrés divers dans la vie quotidienne. Mais elle n'aboutit le plus
souvent qu'à connaître les faiblesses d'autrui et repose au fond, si l'on en fait une
règle de l'action, sur un certain mépris des humains qui seul peut permettre de les
traiter comme des moyens, c.-à-d. comme des choses. En ce sens, observer les
humains, c'est observer ce que nous croyons qu'ils sont, et nullement ce qu'ils
peuvent être en réalité ou ce qu'ils sont capables de devenir. La véritable observation
morale tient compte de ce progrès toujours possible : elle est limitée par la
conscience de ce que nous ne pouvons observer. Elle est fondée sur la
connaissance de notre devoir et porte sur les moyens pratiques que nous avons de
le réaliser. Elle tire aussi un grand parti de la connaissance des sentiments que font
naître chez les autres nos propres actions, et des résultats réels, que souvent, en
dépit de nos intentions, nous avons atteints.
De la faculté d'observer.
Outre une santé parfaite du sujet connaissant et de tous les organes des sens, la
faculté d'observer exige encore l'acquisition de certaines qualités mentales utiles à
son complet développement, comme la patience et le désintéressement ( Rabier,
Logique, ch. VII, §1). Mais ce sont là des qualités que l'on ne peut demander qu'à
l'adulte (placé dans certaines circonstances). Chez l'enfant (et l'adulte le plus
souvent), la faculté d'observation est peu développée : elle ne porte guère que sur
les objets qui peuvent servir à ses besoins. C'est dire qu'elle est surtout fort peu
désintéressée. En second lieu, l'enfant n'analyse guère. Il est trop ému par les
choses pour les étudier ( l'art. Observation de Espinas, dans le Dictionnaire
pédagogique de Buisson). Ne cherchant pas à connaître, mais à constater, il ne suit
aucune méthode. Enfin, il généralise, mais hâtivement, sans réflexion. Des lors,
l'éducation de la faculté d'observer devra se faire en développant chez l'enfant ces
qualités qui lui manquent. Pour éviter ces généralisations rapides et abstraites, on le
mettra en présence des choses mêmes, en le forçant à les discerner, à les regarder
de près. On évitera tout ce qui est convention et artifice. C'est ce que les grands
éducateurs comme Rabelais, Montaigne, Rousseau n'ont cessé de réclamer. On
évitera aussi l'excès contraire qui serait de lui faire croire qu'il n'y a de vrai que ce
qu'il touche on lui fera sentir combien ses moyens d'investigation sont restreints; on
lui fera comprendre la nécessité d'instru-ments spéciaux pour étendre la portée des
sens et pour mesurer ce qu'il sertit tenté d'évaluer sommairement. Pour lui faire saisir
la nécessité de la méthode, on l'ha-bituera à reconnaître d'abord le trait essentiel, à
savoir décrire et définir : la composition littéraire pourra être à cet égard un bon
auxiliaire pour la formation de l'esprit scientifique. L'enfant pourra encore, grâce à
elle, développer ses facultés d'analyse. C'est ainsi que peu à peu on le forcera à
s'intéresser, non plus à l'utilité grossière-ment pratique que les objets peuvent avoir
pour lui, mais à ces objets en eux-mêmes. On rendra sa curiosité plus désintéressée.
Par sa formation même et par son déve-loppement, l'esprit d'observation, en excitant
et en dirigeant tout à la fois l'attention, est comme l'intermédiaire nécessaire entre
l'instinct qui est l'esclave du besoin, et l'intelligence qui libère. (G. Aillet, 1900).